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RÉFORME D'UN ETAT SANS ETAT ?

LES CHANGEMENTS AU SEIN DU


GOUVERNEMENT AMÉRICAIN

Guy Peters

École nationale d'administration | « Revue française d'administration publique »

2003/1 no105-106 | pages 193 à 202


ISSN 0152-7401
DOI 10.3917/rfap.105.0193
Article disponible en ligne à l'adresse :
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publique-2003-1-page-193.htm
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RÉFORME D’UN ÉTAT SANS ÉTAT ?
LES CHANGEMENTS AU SEIN DU GOUVERNEMENT
AMÉRICAIN 1

Guy PETERS
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Professeur à l’Université de Pittsburgh (États-Unis), Département de science politique

À l’instar de ce qui s’est produit dans tous les systèmes politiques, l’appareil
administratif aux États-Unis a connu d’importantes réformes au cours des dernières
décennies 2. Cette période ne présente pas un caractère très original car les réformes s’y
sont avérées être plus régulières et plus incrémentielles que dans beaucoup d’autres pays.
Par exemple, le New Deal et la seconde guerre mondiale ont entraîné des modifications
profondes dans l’appareil administratif fédéral 3, modifications aussi bien suscitées par
les recommandations managérialistes de la Commission Hoover, elles-mêmes suivies de
l’adoption de la loi sur les procédures administratives 4, que par d’importantes réformes
du dispositif de la sécurité nationale après la guerre 5. Même la présidence Eisenhower,
pourtant considérée comme assez inactive 6, avait mis en œuvre des changements
importants dans le mode de fonctionnement du gouvernement fédéral, suivant en partie
les idées des différentes commissions qui avaient proposé des modifications de type
managérial.
Le principal argument de cet article repose sur l’idée selon laquelle les réformes
entreprises pendant les dernières décennies n’ont pas entraîné des changements signifi-
catifs de l’État, mais représentent plutôt une solution de continuité dans le cadre d’une
tradition bien établie de l’État aux États-Unis 7. Les États-Unis n’ont pas mis en œuvre

1. Traduction revue et corrigée par Luc Rouban.


2. Kettl (D.-F.), Civil Service Reform : Building a Government that Works, Washington, DC, The
Brookings Institution, 1996.
3. Arnold (P.-E.), Making the Managerial Presidency : Comprehensive Reorganization Planning,
1905-1996, Lawrence, University Press of Kansas, 1998.
4. Freedman (J.-O.), Crisis and Legitimacy, Cambridge, Cambridge University Press, 1980.
5. Lord (C.), The Presidency and the Management of National Security, New York, Free Press, 1988.
6. Cf. cependant Greenstein (F.-I.), The Hidden Hand Presidency : Eisenhower as Leader, New York,
Free Press, 1982.
7. Cf. Peters (B.-G.), « The Anglo-American Administrative Tradition », in : Halligan (J.-A.) (ed.), Civil
Service Systems in Anglo-American Political Systems, Cheltenham, Edward Elgar, 2003.
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pendant cette période des réformes aussi extensives que le Royaume-Uni ou la


Nouvelle-Zélande, en partie parce que les mutations managériales introduites ailleurs
étaient dans une certaine mesure déjà en place et se trouvaient déjà bien intégrées dans
la culture administrative. Les fonctionnaires américains avaient déjà tendance à se
considérer comme des managers depuis un certain temps 8 et le modèle de l’agence
décentralisée était déjà en place, même s’il n’avait pas été institutionnalisé d’une manière
aussi formelle qu’en Suède ou désormais qu’au Royaume-Uni 9.
Les récentes réformes managériales peuvent être distinguées des réformes adoptées
sous la présidence Johnson et, dans une moindre mesure, sous la présidence Nixon, qui
ont beaucoup plus profondément transformé le gouvernement fédéral et son rôle dans la
société 10. Plus exactement, alors que les réformes de la fin des années quatre-vingt et
quatre-vingt-dix ont introduit une panoplie de nouvelles procédures permettant de
remédier en interne aux problèmes administratifs, ces procédures se sont généralement
inscrites dans des modèles de gouvernement bien établis et n’ont pas bouleversé la
hiérarchie des priorités. En revanche, les programmes de la « Grande Société » avaient
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fondamentalement altéré le rôle du gouvernement dans la société et impliqué le
gouvernement fédéral dans des domaines d’intervention (assurance-maladie, éducation
pré-scolaire, soutien aux exécutifs locaux) qui n’avaient pas été jusqu’alors compris dans
le répertoire des activités fédérales 11. En substance, les États-Unis étaient alors devenus
un État-providence, même si ses dimensions et ses priorités différaient sensiblement de
celles qui caractérisaient les États-providence européens. Ces changements affectant les
politiques publiques eurent également pour conséquence de changer l’équilibre du
fédéralisme américain et tendirent à centraliser les rapports entre le gouvernement fédéral
et les gouvernements des États fédérés.
En conclusion, je soutiendrai néanmoins que certaines des modifications introduites
dans la mise en œuvre des politiques publiques pendant la seconde présidence Bush sont
potentiellement susceptibles de produire des changements fondamentaux de l’État
américain. Ces changements peuvent être analysés comme des tentatives de désinstitu-
tionnaliser certaines dimensions de l’État américain 12. Tout d’abord, des tentatives
significatives ont été faites afin de supprimer les garanties de la fonction publique dans
de nombreux secteurs de la fonction publique fédérale. De même, les réductions d’impôt
et les déficits budgétaires qui en résultent sont utilisés comme des moyens dans
l’intention de plomber toute future expansion ou restauration du rôle de la fédération
dans la société. Enfin, les tentatives de privatiser totalement ou partiellement d’autres
services gouvernementaux vont également faire revenir le gouvernement fédéral vers un
modèle d’État minimum du type « veilleur de nuit ». Certains conservateurs peuvent voir
dans ces changements le simple moyen de réaffirmer la tradition fondamentale de l’État
« veilleur de nuit » qui avait été subvertie, et, dans une large mesure, remplacée pendant

8. Cf. Aberbach (J.-D.) et Rockman (B.-A.), In the Web of Politics, Washington, DC, The Brookings
Institution, 2000.
9. Cf. Seidman (H.), Politics, Power and Position, New York, Oxford University Press, 5e éd., 1999.
10. Schulman (B.-J.), The Seventies : The Great Shift in American Culture, Society and Politics, New
York, Free Press, 2001.
11. Trattner (W.-I.), From Poor Law to Welfare State : A History of Social Welfare in America, New
York, Free Press, 1999.
12. L’on pourra objecter qu’il paraît difficile de l’affirmer, mais d’autres on pu avancer que l’État
américain est tout à fait puissant lorsqu’il désire l’être. La différence avec les États européens consiste en ce
que le gouvernement américain a rarement voulu exercer son pouvoir, au moins dans le domaine intérieur.
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les années soixante, mais pour beaucoup de citoyens la possible réduction de l’activité
fédérale en matière de soins de santé et d’autres programmes sociaux constitue une
menace pour l’avenir. Cela dit, cependant, l’administration Bush prend également des
initiatives régulatrices qui l’impliqueront plus directement dans des politiques qui
relevaient jusqu’alors de la responsabilité des États, des collectivités locales ou du
secteur privé.

LA RÉFORME SOUS REAGAN, BUSH I ET CLINTON

Margaret Thatcher peut facilement être identifiée comme la source des réformes
administratives au Royaume-Uni, mais ses homologues (dans le temps comme sur le plan
idéologique) à Washington n’ont pas été en mesure de produire de la même manière des
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réformes durables du secteur public américain 13. Assurément, l’administration Reagan a
cherché à faire de tels changements, étant donné le profond mépris de cette administra-
tion pour la bureaucratie de Washington 14. Elle a tenté de produire le changement de
plusieurs manières. L’une a consisté à accepter l’héritage des réformes de la fonction
publique réalisées sous Carter et à procéder à de nombreuses nominations politiques sur
des postes réservés à des fonctionnaires de carrière 15. L’administration Reagan a laissé
le gouvernement fédéral plus politisé qu’elle ne l’avait trouvé, et, dans une certaine
mesure, plus fortement placé sous la direction du Président et de son équipe 16.
La politisation introduite durant l’administration Reagan était à la fois strictement
partisane et se manifestait également dans le style de gouvernement. En effet,
l’administration utilisa pleinement ses pouvoirs étendus de nomination et elle chercha
également à modifier l’opinion que l’on pouvait avoir du gouvernement aussi bien au
sein de la fonction publique que dans la société plus généralement. Il est évident qu’elle
y a réussi, comme il est évident qu’il s’est produit une évolution graduelle, mais
perceptible, tant dans l’attitude des agents publics à l’égard du rôle joué par le
gouvernement que dans leurs affiliations partisanes 17. Alors que les présidents républi-
cains paraissent toujours croire que la bureaucratie est leur ennemie, les idées et les
allégeances des fonctionnaires semblent être devenues plus conservatrices durant les
dernières décennies.
L’administration Reagan a également essayé de réduire les dépenses publiques de
plusieurs manières, notamment en faisant appel à une commission externe composée
d’hommes d’affaire (la Commission Grace) qui, en fin de compte, n’a presque pas
produit de changement, étant donné son manque total de compréhension du mode de
fonctionnement du gouvernement. Il y eut de plus un certain nombre de changements
managériaux portant notamment sur la gestion de la trésorerie ainsi que sur d’autres

13. Cf. Savoie (D.-J.), Reagan, Thatcher, Mulroney : In Search of a New Bureaucracy, Pittsburgh,
University of Pittsburgh Press, 1994.
14. Benda (P.) and Levine (C.-H.), Reagan and the Bureaucracy : Bequest, Promise and Legacy », in :
Jones (C.-O.), The Reagan Legacy, Chatham, NJ, Chatham House, 1988.
15. Aberbach (J.-D.) et Rockman (B.-A.), op. cit.
16. Cf. pour une appréciation équilibrée, Hill (L.-B.), « Is American Bureaucracy an Immobilized
Gulliver or a Regenerate Phoenix ? », Administration and Society, n° 27, 1995, p. 322-360.
17. Aberbach (J.-D.) et Rockman (B.-A.), op. cit.
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aspects du management financier à travers lesquels furent introduits dans l’administra-


tion des concepts développés dans le secteur privé sans que ces changements n’aient
toutefois fondamentalement modifié le fonctionnement du gouvernement fédéral ou les
rapports entre le gouvernement et la société.
De manière peut-être paradoxale, l’impact le plus important de l’administration
Reagan sur le secteur public est venu du processus budgétaire, non pas en modifiant les
procédures d’élaboration du budget, mais tout simplement en réduisant les impôts et en
amenant le déficit budgétaire à un niveau sans précédent. Ce déficit plombait les
programmes publics et surtout l’expansion du secteur public 18. Il semble que cette
stratégie n’ait pas été choisie consciemment, elle reflétait plutôt l’adoption de ce que
George Bush, alors candidat, avait une fois appelé « l’économie-vaudou », autrement
connue sous le nom d’« économie de l’offre » 19. La doctrine selon laquelle les
réductions d’impôts auraient un impact suffisant sur la croissance économique pour
remplacer les revenus perdus en raison de la baisse des taux d’imposition se révéla
fausse ; le résultat fut que le Trésor fédéral ne pouvait plus financer les programmes en
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cours et encore moins financer de nouveaux programmes 20.
Le premier président Bush arriva à Washington avec une bien meilleure connais-
sance du fonctionnement interne de l’appareil administratif que n’en avait eue l’admi-
nistration Reagan. La plus grande partie de sa vie avait été consacrée au service du
gouvernement et il comprenait, et, généralement, respectait, le service public. Il
développa donc fort peu cette rhétorique anti-gouvernementale qui avait été si présente
sous l’administration Reagan. Le président George Bush devait par ailleurs hériter des
déficits massifs de l’administration Reagan et n’avait qu’une marge de manœuvre fort
réduite pour opérer d’importants changements dans l’appareil administratif. Dans la
mesure où il a réformé effectivement la bureaucratie fédérale, les changements se sont
avérés mineurs, comprenant par exemple la création de l’Institut fédéral de qualité, une
tentative en vue d’instiller l’idée de qualité dans la gestion administrative. En somme, ce
fut une époque très paisible pour la réforme administrative à Washington.
Bill Clinton et Al Gore firent campagne contre « le chaos à Washington », comme
le firent presque tous les candidats aux postes de Président et de vice-président dans le
passé, mais contrairement à la plupart des autres, ils se mirent assez diligemment à
l’œuvre afin de faire quelque chose en ce qui concerne ce présumé chaos. Le principal
instrument de réforme choisi par l’administration Clinton fut la National Performance
Review, également connue sous le nom de Commission Gore 21. Le travail de cette
commission a fait couler beaucoup d’encre chez les universitaires tout comme chez les
administrateurs, mais si l’on examine ses objectifs — faire en sorte que le gouvernement
travaille mieux et coûte moins —, on voit qu’ils se situent dans la ligne des traditions
administratives américaines qui ont toujours mis l’accent sur l’efficience administrative
et la nécessité de s’en tenir à un gouvernement minimaliste.

18. Peterson (P.-E.) et Rom (M.), « Lower Taxes, More Spending and Budget Deficits », in : Jones (C.-
O.) (ed.), The Reagan Legacy, Chatham, NJ, Chatham House, 1988.
19. Sawhill (I.-V.), « Reaganomics in Retrospect », in : Palmer (J.-V.) (ed.), Perspectives on the Reagan
Years, Washington, DC, The Urban Institute, 1986.
20. L’administration Bush II s’engage dans un programme fiscal assez comparable, avec toutefois une
meilleure compréhension des conséquences que cela entraîne pour les programmes fédéraux (internes).
21. National Performance Review, « Creating a Government that Works Better and Costs Less » (The
Gore Report), Washington, DC, Government Printing Office, March 1993.
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Les instruments choisis en vue d’atteindre ces objectifs (notamment la forte


participation des agents eux-mêmes et une plus grande liberté de gestion) se situaient
sans doute un peu moins dans la ligne de la tradition étatique sans être d’aucune manière
en décalage par rapport aux modèles réglant l’action gouvernementale. La plus
importante différence avec le passé tenait sans doute à l’idée de « déréguler le
gouvernement » ce qui impliquait la réduction des effectifs et l’introduction de règles de
comptabilité et d’achat qui limitaient la liberté des managers 22. La culture politique
américaine a toujours été marquée par une profonde méfiance à l’égard de la bureaucratie
et toute réduction des contrôles externes est significative. Cela étant dit, elle se
caractérise également par une forte propension à préférer une conception managériale du
gouvernement. La plupart des traditions politiques et administratives présentent de tels
dualismes, et, en l’occurrence, la réforme faisait prévaloir l’un de ces aspects sur l’autre.
Le second grand dispositif de réformes pendant les années quatre-vingt-dix fut la loi
sur les performances et résultats du gouvernement (Government Performance and
Results Act, GPRA) de 1993. Alors que la Commission Gore résultait presque
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entièrement d’une initiative de l’exécutif, le GPRA était d’origine parlementaire et il doit,
dans une certaine mesure, être compris dans le contexte de la politique institutionnelle
ainsi que comme une tentative d’imposer un management de la performance à la
bureaucratie fédérale 23. L’idée de départ du GPRA consiste à établir un système
opérationnel d’indicateurs de performance pour toutes les organisations et tous les
programmes du gouvernement fédéral, et à lier directement ces indicateurs à la procédure
budgétaire. En utilisant ce système, le Congrès pouvait plus rapidement apprécier les
performances des différentes organisations et les sanctionner ou les récompenser dans le
budget annuel. Grâce à la mise au point d’objectifs mobiles, ce système était conçu, en
outre, en vue de promouvoir une amélioration continue et une efficacité renforcée du
gouvernement.
À nouveau, la réforme du budget contenue dans le GPRA se conforme assez bien à
la tradition administrative des États-Unis. Elle se situe largement dans la tradition
gestionnaire du gouvernement, qui insiste sur l’efficience administrative et l’importance
d’une bonne gestion. Si les pertes et profits ne sont pas disponibles en tant qu’indicateurs
de qualité du management, alors l’ensemble des indicateurs, négociés entre les agences
et le General Accounting Offıce, peuvent être considérés comme des succédanés
satisfaisants. Par ailleurs, cette réforme souligne qu’à la différence de beaucoup d’autres
systèmes politiques, la branche législative est un partenaire, d’un poids certes parfois
inégal, dans la gestion du secteur public. Le GPRA constitue une tentative assez claire
pour restaurer dans une certaine mesure l’équilibre des pouvoirs entre le Congrès et la
Présidence, équilibre qui avait largement évolué au profit de l’exécutif. En fait, cette loi
peut être considérée comme une affirmation de la primauté de la politique et des
institutions politiques dans un monde où la gestion était devenue en premier lieu le
domaine de l’exécutif 24.

22. DiIulio (J. J.), Deregulating Government, Washington, DC, The Brookings Institution, 1994.
23. Radin (B.-A.), « The Government Performance and Results Act (GPRA) : Hydra-Headed Monster or
Flexible Management Tool ? », Public Administration Review, n° 58, 1998, p. 307-316.
24. Dans la plupart des pays, ce rôle ne serait pas facilement accepté par le pouvoir législatif, mais le
Congrès s’est toujours perçu comme un partenaire égal avec le Président en matière de bonne gestion.
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L’INTERVENTIONNISME COMME RÉFORME

Les réformes administratives des années quatre-vingt-dix peuvent être opposées aux
plus importantes initiatives politiques mises en œuvre pendant les années soixante et
soixante-dix. Les programmes de la « Grande Société » sous l’administration Johnson et,
par la suite certaines des réformes réalisées ou tout juste esquissées sous l’administration
Nixon, constituèrent une rupture avec le passé pour le gouvernement fédéral. Elles
modifièrent les tâches du gouvernement ainsi que son rôle dans la société et rapprochè-
rent les États-Unis des États-providence d’Europe. En outre, si certains projets de
l’administration Nixon avaient été mis en œuvre, ils auraient à la fois confirmé
l’apparition d’un État-providence et, de surcroît, auraient pu renforcer la branche
exécutive en la rendant encore plus « impériale » que ce qu’en disaient déjà ses critiques.
D’une certaine façon, l’ampleur des changements introduits par l’administration
Johnson peut difficilement être surestimée. Même si le New Deal avait ajouté un
programme élémentaire d’assurance sociale aux attributions du gouvernement américain,
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le gouvernement fédéral n’était guère plus qu’un État veilleur de nuit ou éventuellement
un État en voie de développement. Dans la mesure où le gouvernement fédéral était
impliqué dans la politique sociale et éducative, il le faisait par le biais de subventions au
bénéfice des programmes menés par les États fédérés. Avec des programmes tels que
Head Start, l’Offıce of Economic Opportunity, ainsi que Medicare et Medicaid, le
gouvernement fédéral devenait un acteur central de la politique sociale. Ces programmes
étaient certes mis en œuvre, dans une large mesure, par les États fédérés et les
collectivités territoriales, mais, par rapport au passé, le rôle du gouvernement fédéral était
nettement plus étendu et plus important dans la conception et le détail des programmes.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, l’administration Nixon peut être considérée
dans une certaine mesure comme ayant poursuivi l’intrusion faite par l’administration
Johnson dans le domaine de la politique intérieure. Cette tendance fut plus particuliè-
rement observable à travers la création de l’Agence de protection de l’environnement,
mais elle l’aurait été encore plus si le Family Security Plan, une espèce de revenu garanti,
avait été adopté tel qu’il avait été proposé par le Président Nixon 25. Alors que cet
activisme inattendu dans les affaires intérieures a fortement marqué le profil de l’État
américain, les réformes proposées pour l’administration auraient été encore plus
significatives. Par un « complot qui échoua » 26, l’administration chercha à imposer un
contrôle politique bien plus strict sur la bureaucratie fédérale qui aurait effectivement
entraîné la fin de la neutralité politique de la fonction publique qui constituait alors
depuis un siècle une pièce maîtresse du gouvernement fédéral.

L’ADMINISTRATION GEORGE W. BUSH

L’analyse de l’administration Nixon est importante en elle-même, mais elle l’est


encore davantage en ce qu’elle annonce certaines propositions faites par l’administration
de George W. Bush. Ce Président a été le premier à être élu après avoir reçu une véritable

25. Cette idée a été « vendue » au Président Nixon par feu Daniel Patrick Moynihan, qui en était alors
le conseiller, Cf. Moynihan (D.-P.), The Politics of the Guaranteed Income : The Nixon Administration and the
Family Assistance Plan, New York, Random House, 1973.
26. Nathan (R.), The Plot That Failed : Nixon and the Administrative President, New York, Wiley, 1975.
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formation de manager et il a essayé de transformer la gestion du gouvernement fédéral.


Un grand nombre des changements proposés sont rédigés dans la langue du management
et de l’efficience, et ces valeurs constituent des aspirations familières pour le secteur
public aux États-Unis. La perception d’une menace pesant sur les intérêts américains en
raison du terrorisme a offert au Président Bush une forte marge de manœuvre alors qu’il
cherchait à introduire des modifications dans le gouvernement.
Alors que les réformes en train d’être institutionnalisées apparaissent comme
justifiées au regard de certaines idées traditionnelles ainsi qu’au regard du besoin de
sécurité, les conséquences de ces réformes sont susceptibles d’avoir un impact particu-
lièrement important pour le gouvernement aux États-Unis. Si tous les changements
proposés sont mis en œuvre, le style de gouvernement à la fin de la seconde
administration Bush sera très différent de celui dont elle a hérité de ses prédécesseurs.
Comme on a pu le remarquer, les États-Unis ont échappé à la plupart des excès du New
Public Management imposés dans d’autres démocraties industrialisées 27, mais les
propositions actuellement en discussion auraient pour effet une extension du « gouver-
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nement par contrat » (contracting out) ainsi qu’une érosion du service public dans des
proportions inconnues dans beaucoup d’autres pays.
En outre, on peut craindre que ces changements de type managérial constituent un
moyen permettant de ressusciter le spoils system au sein de l’appareil administratif
américain, après des décennies de batailles en vue d’instituer un système méritocrati-
que 28. La législation créant un département de la sécurité intérieure a écarté le droit de
la fonction publique ainsi que les garanties syndicales pour les employés affectés à ce
département. Cette décision a entraîné la mutation d’environ 150 000 agents qui
bénéficiaient auparavant de ces protections vers des postes qui pourraient être plus
fortement assujettis aux volontés politiques de la direction du département ou du
Président. Avec cette seule loi, le système du mérite a perdu environ un sixième de ses
personnels.
Certes, on peut faire valoir qu’il s’agit de postes sensibles concernant la sécurité
nationale, mais les employés civils du département de la défense font toujours partie du
système de la fonction publique. En outre, un grand nombre des postes affectés au
Homeland Security n’impliquent pas l’exercice de prérogatives de puissance publique et
sont occupés par des scientifiques, agronomes ou techniciens des situations d’urgence de
la Federal Emergency Management Agency qui devront bien plus probablement
s’occuper d’inondations et de tornades que d’attaques terroristes. Bref, il apparaît que
cette législation a constitué une tentative délibérée en vue d’affaiblir le système de la
fonction publique et d’ouvrir le gouvernement à une forme renforcée de patronage. Étant
donné que les appels à la sécurité nationale ont créé une plus forte solidarité à l’intérieur
du gouvernement, il n’y a eu, jusqu’à présent, que peu de conflits entre l’administration
et la fonction publique concernant la mise en œuvre de ces changements. Cette solidarité
pourrait cependant commencer à se défaire au regard de questions telles que la gestion

27. Cf. Peters, op. cit., 2003.


28. Hoogenboom (A.-A.), Outlawing the Spoils : A History of the Civil Service Reform Movement,
Urbana, University of Illinois Press, 1961. Ingraham (P.-W.) ; Foundations of Merit : Public Service in
American Democracy, Baltimore, MD, Johns Hopkins University Press, 1995.
200 GUY PETERS

de l’après-guerre en Irak, l’usage (ou l’abus) des services de renseignements ayant mené
à cette guerre, et, de façon plus générale, la manière de traiter la fonction publique 29.
Le changement le plus important que l’on est en train de mettre en œuvre, bien
qu’en général de manière très furtive, consiste à supprimer la possibilité pour le
gouvernement fédéral d’être un acteur central de la politique intérieure en raison de la
réduction des impôts et de la croissance du déficit du budget fédéral. Les prétextes de ces
allégements fiscaux sont plus ou moins identiques à ceux invoqués sous Reagan, mais
s’ils produisent quelque effet, ce sera une baisse bien plus significative des ressources
publiques. Si on compare cette situation à celle de la présidence Clinton, on peut
remarquer que l’une des nombreuses ironies de la politique américaine fut qu’un
président démocrate, vilipendé par la droite politique comme un homme de gauche non
repenti, ait été capable d’éliminer, pendant son mandat, l’immense déficit fédéral qu’il
avait hérité de son prédécesseur « conservateur ». Autre ironie, les surplus créés par
l’administration Clinton ont été éliminés et remplacés par des déficits massifs pendant les
premières années de Bush II.
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Même si l’on met entre parenthèses l’importance des déficits et de la dette publique
pour la gestion économique, les conséquences secondaires pourront en être encore plus
importantes pour l’avenir de l’État. On ne peut pas encore clairement savoir si les
conséquences potentielles des déficits massifs sont bien comprises ou si les réductions
d’impôts sont simplement impulsées par le désir de venir en aide aux électeurs les plus
aisés du parti républicain. Quoi qu’il en soit, les conséquences des déficits pourraient être
de réduire le rôle du gouvernement fédéral dans le domaine de la politique intérieure et
d’en faire, comparativement à ce qu’il aurait pu devenir, un acteur de second ordre en
matière de santé, de problèmes urbains et d’environnement.
Il est intéressant de noter qu’au moment même où le gouvernement fédéral est en
train de devenir un partenaire moins important en matière de financement de la politique
sociale et économique intérieure, il acquiert un poids plus important dans la régulation
de certains aspects de ces politiques publiques. Ce changement de stratégie peut être très
clairement identifié en ce qui concerne l’éducation. L’administration Bush est en train de
réduire les dépenses dans ce secteur, mais le dispositif de la législation « pas d’enfant
laissé pour compte » introduit une charge importante en termes de réglementation et de
financement, pesant sur les États fédérés et les collectivités locales. La loi exige des tests
standardisés et autorisera les parents d’écoliers dans les « écoles en défaut » à demander
l’équivalent en vouchers (« chèques-avoirs ») de sorte que leurs enfants puissent aller à
l’école dans un environnement plus performant.
Alors qu’une telle intervention peut paraître plutôt mesurée et légère dans bien des
dispositifs nationaux, cette réglementation élaborée à partir du centre constitue aux
États-Unis une implication du gouvernement fédéral dans l’éducation au plan local plus
directe que celle qui avait été le fait d’administrations présumées plus activistes. Une
interprétation moins charitable de cette loi consisterait à dire qu’elle ouvre la porte à
l’usage plus systématique des vouchers ainsi que d’autres moyens en vue de subvertir
l’éducation publique au bénéfice d’une aide à l’école privée. Toutefois, il s’agit
clairement d’un cas dans lequel le gouvernement fédéral fait usage de ses pouvoirs
légaux afin de tenter d’améliorer l’éducation d’une partie de la population dont on est en

29. Barr (S.), « Civil Service Reform in a Crossfire », Washington Post, May 25, 2003. Barr (S.),
« Whatever Merit Means, It Has Plenty of Support », Washington Post, June 1, 2003.
RÉFORME D’UN ÉTAT SANS ÉTAT ? 201

droit de penser qu’elle avait été jusqu’à présent plutôt desservie par les arrangements
existants.

CONCLUSION : QUEL TYPE D’ÉTAT SONT LES ÉTATS-UNIS ?

La description que l’on peut faire des changements effectués dans le gouvernement
américain par l’administration actuelle donne un nouvel exemple du cliché du verre à
moitié plein ou à moitié vide. D’un côté, un certain nombre de modifications ont réduit
la capacité du gouvernement fédéral à mettre en œuvre toute une gamme de programmes
relevant de la politique intérieure dont il avait accepté la responsabilité durant les
dernières décennies. Pour l’instant cette incapacité constitue seulement une conséquence
présumée des changements affectant la politique fiscale et de l’alourdissement des
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dépenses en matière de défense. Cela étant dit, il est difficile de voir d’où pourrait bien
venir l’argent pour financer les politiques d’intervention placées sur l’agenda dont
l’administration Bush a hérité. En outre, tant les conseillers que les critiques de
l’administration ont analysé les changements effectués dans la politique fiscale en termes
de conséquences pour l’État-providence qui s’est constitué au cours des décennies
précédentes. En bref, l’une des possibilités consiste dans le retour à l’État veilleur de nuit
ou à l’une de ses versions modernisées.
L’aspect « verre à moitié plein » des changements mis en œuvre pendant la
présidence Bush consiste en ce que le gouvernement fédéral assume certaines respon-
sabilités relevant jusque-là du secteur privé ou qui se trouvaient jusqu’alors aux mains de
ce secteur. De manière un peu paradoxale, les événements du 11 septembre ont
opportunément offert à l’administration Bush le prétexte pour réduire les garanties
offertes par le droit de la fonction publique à un grand nombre d’agents fédéraux, alors
qu’ils créaient également le besoin de fédéraliser la sécurité des aéroports. Le
11 septembre a également permis de renforcer le rôle des autorités fédérales dans la
conduite et la coordination de l’exécution de la loi à tous les niveaux de gouvernement
impliqués dans la lutte contre le terrorisme potentiel. Le gouvernement fédéral a recruté
de nouveaux agents et a élargi son champ d’intervention en réponse au terrorisme et la
politique de réduction de l’activité fédérale menée par la présidence Clinton est
désormais inversée. Cela pourrait renforcer le rôle de veilleur de nuit du gouvernement
fédéral, mais il s’agirait alors d’un gouvernement plus activiste.
L’autre changement majeur concernant la nature de l’État sous la seconde
administration Bush, et qui tend à renforcer le rôle du gouvernement dans la société
américaine, tient au niveau croissant de la « régulation à l’intérieur du gouverne-
ment » 30. Cela veut dire que les préoccupations relatives à la performance et à la qualité
gouvernementales ont conduit le gouvernement à utiliser de nombreux outils d’audit et
de régulation ce qui implique que certains organes gouvernementaux cherchent à exercer
des contrôles sur d’autres. Aux États-Unis, la régulation doit nécessairement se doter
d’une dimension « intergouvernementale », étant donné que la plupart des programmes
(y compris un grand nombre de ceux financés et mandatés par le gouvernement fédéral)

30. Hood (C.), James (O.), Peters (B.-G.) et Scott (C.), Regulating the Public Sector, Cheltenham,
Edward Elgar, à paraître.
202 GUY PETERS

sont en fait exécutés par les appareils administratifs des États fédérés et des collectivités
locales. Ainsi, l’une des options pourrait être que le gouvernement fédéral devienne
davantage un État régulateur, comparable au style de gouvernement dont on a pu dire
qu’il caractérisait l’Union européenne.
L’intervention du gouvernement fédéral en matière d’éducation, mentionnée plus
haut, est importante en tant qu’il s’agit d’une implication dans un domaine où le
gouvernement fédéral n’a formellement que peu d’autorité ou d’activités directes. Alors
que le gouvernement se dégage de certaines politiques publiques il pourrait bien
intervenir plus activement dans d’autres. Toutefois, les interventions concernant les
écoles en défaut pourrait bien constituer un prétexte en vue d’étendre le principe des
vouchers dans le domaine de l’éducation ou bien de lancer une autre attaque contre le
secteur public en général, bien que les stratégies de ce genre soient potentiellement
dangereuses. Ayant choisi d’intervenir d’une certaine façon, il peut être difficile de
refuser d’intervenir dans l’avenir dans le même domaine pour d’autres objectifs. En effet,
étant donné que beaucoup de districts scolaires sont confrontés à d’immenses problèmes
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financiers, de nombreux regards pourraient se tourner vers Washington en y voyant la
source des financements nécessaires.
En résumé, l’État américain a gardé beaucoup de ses caractéristiques présentes lors
de sa fondation, et qui se sont affinées et développées durant les décennies de son
existence. En même temps, un grand nombre de changements fort importants sont
intervenus qui ont changé le rôle de l’État dans la société ainsi que les modèles des
interventions que le gouvernement a menées afin de régler les problèmes sociaux et
économiques. Ces changements se poursuivent et ils incarnent une lutte continue portant
sur la définition de l’État qui s’inscrit au moins dans trois dimensions. L’une porte sur le
point de savoir dans quelle mesure le gouvernement américain sera un État minimaliste
et dans quelle mesure l’État (et plus particulièrement le gouvernement fédéral) sera
impliqué dans des politiques comme la protection de la santé ou le bien-être social. La
deuxième dimension du changement concerne le degré de centralisation, et, partant, la
volonté du gouvernement fédéral d’imposer ou de chercher à imposer un contrôle sur les
autres entités de l’appareil administratif. Enfin, en troisième lieu, il existe des pressions
visant à réduire la neutralité politique de la fonction publique et à imposer un leadership
présidentiel plus fort sur la branche exécutive. Des changements intervenant sur l’une de
ces dimensions pourraient indiquer une certaine évolution de la tradition étatique, alors
que des changements opérant dans les trois dimensions à la fois pourraient signifier une
réinvention de cette tradition.

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