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LA RÉGULATION

La notion et le phénomène

Gérard Timsit

Institut national du service public | « Revue française d'administration publique »

2004/1 no109 | pages 5 à 11


ISSN 0152-7401
DOI 10.3917/rfap.109.0005
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La notion et le phénomène

Gérard TIMSIT

Professeur émérite à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne

On peut légitimement hésiter. La notion à laquelle renvoie le sujet paraît tellement


vague qu’il se pourrait bien que l’on eût à découvrir plusieurs sujets sous le même sujet...
S’agit-il en effet de parler de régulation au sens de ce mot dans l’analyse cybernétique
ou systémique ? Il faudrait alors se référer à l’ensemble des mécanismes qui permettent
à une organisation de maintenir la constance d’une fonction qu’elle aurait à assurer.
S’agirait-il de régulation au sens juridique du terme ? Elle désignerait, dans ce cas, une
forme de réglementation, dont le nom en français, simplement transposé du mot anglais
regulation, renverrait à un type de normes juridiques sur la nature desquelles l’on aurait
à s’interroger pour les distinguer des normes de la réglementation classique. Ou bien,
cédant au scepticisme et au découragement, et vérification faite de ce que le mot
régulation ne figure nulle part dans les dictionnaires ni les index — le tout récent et
monumental Dictionnaire de la Culture juridique 1, par exemple, ne lui fait aucune
place... —, faudrait-il conclure, avant même tout commencement, que l’on a affaire à un
non-sujet — parce que l’on a affaire à un non-concept 2, et qu’il ne peut donc y avoir de
rapport ni d’étude sur quelque chose qui n’existe pas.
La régulation existe pourtant : vous l’avez rencontrée. Quoi qu’il y paraisse, il ne
s’agit ni d’un non-concept — elle désigne une réalité autonome, ni d’un faux-concept
— elle ne recouvre pas sous un même mot des réalités différentes — économiques,
politiques, juridiques... — artificiellement regroupées. La régulation présente, malgré les
apparences, une véritable unité. Il faut, à propos de la régulation comme à propos de tout
fait social, distinguer deux niveaux d’analyse : le phénoménal (je dis : phénoménal
comme on dit : phénoménologie) : le niveau des phénomènes, des manifestations, des
pratiques de la régulation, caractérisé par une extraordinaire diversité, une hétérogénéité,

1. Alland (D.) et Rials (St.) (sous la direction de), Dictionnaire de la Culture juridique, Paris,
PUF-Lamy, 2003.
2. Cf. la critique de ce type d’analyse dans le chapitre VI intitulé : La régulation, naissance d’une notion,
in : Timsit (G.), Archipel de la norme, Paris, PUF, 1997 (coll. « Les voies du droit »), et Timsit (G.,) « Les deux
corps du droit, essai sur la notion de régulation », RFAP, n° 78, avril-juin 1996, p. 375-394.
6 GÉRARD TIMSIT

une prolifération qui donneraient facilement à penser qu’un grand désordre règne et
feraient volontiers conclure à l’impossibilité de donner une vision unifiée des phénomè-
nes ainsi recensés ; — et le conceptuel : le niveau où, au contraire, au-delà de la réalité
profuse des réalités empiriques, il est possible de découvrir des caractéristiques
communes à tous les phénomènes considérés dans leur diversité : s’il existe bien en effet
des conceptions apparemment différentes de la régulation désignant des réalités
apparemment différentes, le fait est cependant que ce ne sont, au-delà des différences ou
divergences d’analyse d’un phénomène, ou d’un auteur à l’autre, que des conceptions
qui, se distinguant par la plus ou moins grande ampleur du champ qu’elles se donnent :
l’économie, le droit, l’administration..., sont chacune fondées sur la recherche de
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mécanismes destinés à remédier à un manque ou une crise — un manque ou une crise de
la normativité régissant le fonctionnement de nos sociétés : un manque ou une crise de
la normativité sociale. Il faut donc, si l’on veut tenter d’élucider les mystères de la
régulation, faire un détour par l’analyse des différents types traditionnels de normativité
sociale et des crises qui les affectent pour mieux comprendre comment et en quoi la
régulation annonce, en ce domaine, l’émergence d’une nouvelle normativité.
I. On ne parle de crise que par référence à un modèle classique et dans la mesure
où il se trouverait remis en cause par des manifestations nouvelles qui ne s’inscriraient
pas dans la logique du modèle.
A. Les théories de la normativité les plus fondamentales et les plus traditionnelles
sont implicites. Elles n’ont jamais fait l’objet d’une formulation systématique ni
expresse. Elles renvoient cependant à deux modèles facilement reconnaissables qui se
partagent le champ intellectuel et structurent l’ensemble du débat. Deux modèles
parfaitement opposés : l’État et le Marché. Ils ont cependant en commun, au-delà des
oppositions évidentes qui existent entre eux, et sur lesquelles on reviendra, d’une part
— du point de vue de leurs processus de fonctionnement — la rationalité de leur
organisation : la rationalité bureaucratique théorisée par Weber pour l’État, la rationalité
du décideur, symbolisée par l’homo oeconomicus et conceptualisée par la théorie de
l’économie concurrentielle pour le marché ; d’autre part — du point de vue des résultats
obtenus par l’organisation — l’espèce d’optimum de satisfaction auquel parviennent de
telles organisations dans les relations entre leurs membres — ce dont témoigne la place
de la notion d’intérêt général dans la théorie de l’État, et celle, symétrique, de la notion
d’équilibre général dans la théorie du marché.
Au-delà de ces homologies, des oppositions irréductibles surgissent. S’agissant
d’assurer dans l’un comme l’autre modèles la coordination des comportements de
l’ensemble de ceux qui y sont associés, deux types de normativité fonctionnent. L’une est
une normativité spontanée : elle résulte d’automatismes dont l’origine réside dans les
prix du marché (sur des marchés concurrentiels). Elle « met en scène un individu
effectuant un choix rationnel entre des options dont il peut évaluer les conséquences au
regard de son utilité individuelle » 3. Dans ce modèle, chacun des individus membres du
groupe devient alors le partenaire de tous les autres et « s’impose » à lui-même un certain
type de comportement en vertu d’une libre décision de sa part résultant de l’appréciation
rationnelle qu’il porte sur les mécanismes en jeu et les effets qu’ils produisent pour
chacun d’entre ceux constituant le groupe. Le second type de normativité renvoie au
contraire à une normativité imposée. Elle met en scène cette fois « une société dont les

3. Favereau (O.), « La procéduralisation du droit et la théorie économique », in Coppens (Ph.) et


Lenoble (J.) (sous la direction de), Démocratie et procéduralisation, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 158.
LA RÉGULATION. LA NOTION ET LE PHÉNOMÈNE 7

membres partagent des représentations collectives et sont tenus de prendre en compte des
normes sociales et des normes de conduite dans leurs agissements ». Alors que dans le
premier modèle, les phénomènes collectifs sont appréhendés comme « le résultat
inintentionnel de l’agrégation de décisions individuelles » 4, dans le second, la conver-
gence des comportements résulte de l’existence de règles produites par le seul décideur
suprême placé au sommet de l’organisation. La rationalité et l’optimalité du fonction-
nement de l’organisation sont cependant assurées dans les deux modèles — dans le
premier, par le fait que, de la convergence des intérêts individuels, découle automati-
quement l’intérêt de tous ; dans le second, par le fait que la sauvegarde imposée de
l’intérêt général garantit au mieux la préservation de l’intérêt de chacun.
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Les deux modèles, qui tendent donc tous deux à l’équilibre, se structurent, sur ce qui
les sépare, autour des deux pôles de l’individu et de la société — entre, dirons-nous,
singularité et universalité. Ils ont en commun l’exogénéité de leurs mécanismes, leur
indépendance à l’égard des membres de la collectivité : le mécanisme des prix dans le
modèle du marché ; le mécanisme des règles dans le modèle de l’État — deux
mécanismes sur lesquels les membres de la collectivité n’ont pas de prise directe : l’un
parce qu’il est imposé à tous ; l’autre parce qu’il échappe à tous. Exogénéité commune
aux deux mécanismes. Exogénéité duale cependant, car la normativité ainsi mise en
œuvre — la coordination des comportements qu’assure l’existence de ces mécanismes
exogènes des règles ou des prix — est foncièrement différente selon qu’elle se combine
à la singularité des actions individuelles prévalant sur le marché ou à l’universalité des
actions collectives caractérisant le fonctionnement de l’État. Il en résulte des structures
de coordination des comportements collectifs elles-mêmes très différentes : dans un cas,
l’association exogénéité/universalité définit une institution centralisée, pyramidale et
hiérarchique de type « command and control » — on en trouve l’expression canonique
dans la bureaucratie weberienne ; dans l’autre, la combinaison exogénéité/singularité met
en place, par le sort qu’elle fait aux individus et la liberté d’ajustement des situations qui
leur est laissée, le mécanisme totalement automatique et décentralisé qui caractérise le
marché libéral.
B. Ce sont là les deux versions de la normativité traditionnelle : deux versions
« idéales » de la réalité, tout aussi extrêmes l’une que l’autre, par l’exogénéité absolue de
leurs mécanismes, la rationalité totale qu’elles assignent à la normativité, et l’équilibre
optimal auquel elles prétendent atteindre dans la satisfaction de l’intérêt des membres de
la collectivité. Deux versions « idéales » parfaitement inadéquates à la réalité dont elles
prétendent rendre compte. L’opposition sur laquelle elles sont construites dissimule en
fait la manière dont la normativité de l’organisation bureaucratique tend à remédier au
défaut d’incomplétude de celle du marché libéral. La rationalité, l’efficacité et l’optima-
lité du système de coordination des comportements par les prix ne sont en effet garantis
que « sous certaines conditions : notamment si le système des marchés est complet,
c’est-à-dire s’il existe pour tous les biens et services la possibilité d’effectuer des
transactions conditionnellement à tous les états de nature concevables. Bref, il faut qu’il
y ait des marchés d’assurance universels d’ici à la fin des temps » 5. Hypothèse peu
plausible. L’asymétrie des informations circulant entre les partenaires du marché interdit
en tout cas d’y souscrire. Il devrait en résulter de catastrophiques problèmes de
coordination — ce qui, pourtant, ne se vérifie pas plus que n’est avérée la trop optimiste

4. Ibid.
5. Ibid.
8 GÉRARD TIMSIT

hypothèse précédente. L’on a pu en conclure qu’existent donc nécessairement d’autres


outils de coordination que les prix du marché : les règles bureaucratiques, a-t-on
proposé : elles sont analysées alors comme des techniques visant à réduire la distance
entre le monde imparfait, incomplet où nous vivons et le monde parfait, optimal, de la
théorie de l’équilibre général 6.
Ce faisant, une nouvelle dimension apparaît dans les théories de la normativité :
elles oscillent désormais non plus seulement entre spontanéité et impérativité — les
normativités spontanée et imposée, dont on parlait précédemment —, mais également
entre abstraction et réalité. L’effort des théoriciens de la normativité vise désormais à
rendre compte au plus près d’une réalité dont la normativité constitue l’instrument de
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traitement privilégié. Mais il faut pour cela que les normes ne soient plus la manifestation
abstraite et générale d’une volonté souveraine et transcendante qui ne s’exprime que du
haut de l’Olympe, ni qu’elles apparaissent, non plus, de manière trop simple comme le
produit automatique de mécanismes anonymes. C’est précisément en cela que s’analyse
la régulation — en cet effort de remédier aux crises qui affectent le fonctionnement de
la normativité traditionnelle et, à ce titre, comme la forme nouvelle de la normativité
sociale.
II. Une nouvelle normativité sociale — qui se manifeste en effet désormais au
travers de phénomènes — ce sont eux que l’on appelle « la régulation » — extrêmement
divers. Essentiellement, trois types de phénomènes, correspondant à trois types de
crises : l’une, qui tient pour l’essentiel aux défaillances du marché : elle affecte
principalement le modèle concurrentiel de la normativité spontanée ; l’autre, fondée sur
le constat généralisé de l’incapacité de la Puissance publique à décider et agir
efficacement : elle tient aux déficiences de la hiérarchie à concevoir et mettre en œuvre
des politiques et affecte le modèle bureaucratique de la normativité imposée ; la dernière,
enfin, qui résume et englobe les deux précédentes et affecte l’un et l’autre des deux
modèles — de la normativité spontanée et de la normativité imposée : elle s’analyse en
un déficit de légitimité.
A. L’analyse de la régulation comme moyen de pallier les défaillances du marché
est probablement celle qui est à la fois la moins exigeante du point de vue conceptuel et
la plus répandue tant au niveau national qu’au niveau européen.
Rendue nécessaire sous l’effet en particulier des dispositions communautaires
relatives à la libéralisation, spécialement dans le domaine des industries en réseaux
(transports, énergie électrique, envois postaux, communications électroniques, etc.), elle
revêt trois caractères principaux 7 : 1°) d’abord, elle trouve son origine dans la volonté
de mettre en place un régime de libertés économiques et de concurrence là où, dans ces
domaines, elles n’existaient pas : le geste inaugural de la régulation s’analyse ainsi en la
substitution de mécanismes concurrentiels aux modes traditionnels de direction et
d’organisation des marchés économiques antérieurement dépendant d’institutions ou de
procédures bureaucratiques (depuis les politiques industrielles et la planification
jusqu’aux nationalisations...) — cette substitution se fait au besoin par le recours à des
processus de « dé-intégration » 8 verticale des industries en réseaux ayant pour objet de

6. Ibid.
7. Cf. Bergougnoux (J.), Services publics en réseau : perspectives de concurrence et nouvelles
régulations, Commissariat général du Plan, avril 2000.
8. Cf. Vers une régulation européenne des réseaux, Rapport du Groupe de réflexion présidé par
Stoffaës (Chr.), juillet 2003.
LA RÉGULATION. LA NOTION ET LE PHÉNOMÈNE 9

séparer les unes des autres les entités chargées de la gestion respective des infrastructures
et des services ; 2°) afin de parer aux risques de dérive qui résulteraient du libre jeu de
la concurrence ainsi introduite dans le système (concentrations à caractère monopolis-
tique, absorption d’opérateurs de taille inférieure par des opérateurs plus puissants...), la
régulation s’accompagne de la mise en place d’un système de surveillance destiné à
empêcher les abus de position dominante, à faire place aux nouveaux entrants, à garantir
aux utilisateurs un droit d’accès aux infrastructures, etc. : le système de régulation
apparaît donc de ce fait comme fondamentalement destiné à concilier des impératifs
contradictoires — à la fois maintenir la concurrence et préserver des intérêts de service
public ; 3°) le dispositif de régulation ainsi conçu est complété par la mise en place
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d’autorités de contrôle et d’application des règles. Celles-ci permettent d’offrir aux
parties prenantes les garanties de neutralité, d’impartialité, de transparence requises dans
le cadre du marché. L’instauration de procédures quasi-juridictionnelles et l’installation
d’autorités indépendantes (les célèbres AAI...) constituent donc le troisième caractère de
la régulation, les autorités administratives indépendantes ayant en charge un double
objectif : d’une part, mettre le marché à l’abri de l’État, alors que celui-ci reste
actionnaire de l’opérateur historique souvent encore en position dominante... ; d’autre
part, faciliter l’harmonisation et la coordination des pratiques des régulateurs dans les
différents pays.
C’est ce type de régulation, avec les caractères qu’elle revêt du point de vue tant
institutionnel que normatif, qui a été systématisé pour l’essentiel par Giandomenico
Majone dans son ouvrage, La Communauté européenne, un État régulateur 9. Distin-
guant dans l’État moderne entre trois types de fonctions — de redistribution (transfert
des ressources), de stabilisation (maintien de la croissance, de l’emploi, de la stabilité) et
de régulation, il fait de cette dernière une fonction ayant pour objet de corriger les
différentes défaillances du marché que constituent le pouvoir des monopoles, la viscosité
et l’asymétrie de l’information ou les insuffisances dans la fourniture de biens collectifs...
B. La conception de la régulation comme moyen de pallier les déficiences de la
hiérarchie est, elle aussi, assez répandue — peut-être un peu moins que la précédente,
mais tout de même largement admise — et pratiquement aujourd’hui devenue la vulgate
que répètent ou répandent analyses et ouvrages récents de science administrative relatifs
à la gestion et aux politiques publiques.
Essentiellement fondée sur le constat de l’inadéquation à la réalité du vieux
« modèle statocentrique » 10 d’analyse de l’administration, cette conception de la
régulation prend l’exact contre-pied des thèses précédemment défendues. Elle insiste sur
l’autonomie de l’administration, là où l’on se plaisait à relever, dans le droit-fil des idées
classiques libérales-weberiennes, son caractère d’instrument à la disposition du politique
— ce qui rendrait compte de la montée en puissance des autorités administratives
indépendantes dans le nouveau modèle « régulatoire » ; sur la segmentation de l’admi-
nistration, alors que l’on faisait de l’unité de l’administration l’une de ses caractéristiques
structurelles fondamentales — l’administration comme « organisation bureaucratico-
monocratique » dans le vocabulaire et le modèle weberiens... — le mot même de
« politiques publiques », encore trop connoté d’étatisme et de volontarisme, étant
contesté au profit de celui d’action publique, compris comme désignant le produit

9. Majone (G.), La Communauté européenne, un État régulateur, Paris, Montchrestien (coll. « Clefs »),
2000.
10. Timsit (G.), Théorie de l’administration, Paris, Économica, 1986.
10 GÉRARD TIMSIT

d’interactions sociales plus ou moins unifiées, résultat de compromis et d’ajustements


négociés où l’État n’occupe plus qu’un rôle de coordonnateur et de... régulateur de
conflits ; ... de conflits qui, eux-mêmes, sont le fruit de rationalités divergentes, plurielles
et diversifiées, en contradiction avec la vieille idée d’une rationalité unitaire et absolue
de l’administration...
Au bout de la logique de ce type d’analyse, la notion d’ « anarchie organisée »
proposée par Charles Lindblom — une « anarchie » dans laquelle la régulation aurait
pour fonction d’introduire la part d’organisation et le minimum d’unité que requiert
nécessairement la gestion d’une collectivité — la régulation comme remède à la crise de
la normativité imposée. Deuxième cercle.
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C. Le dernier cercle : la régulation comme moyen de pallier un déficit de légitimité.
Avant, cependant, d’entrer dans le dernier cercle, un regard derrière soi...
Dans le premier — la régulation comme remède aux défaillances du marché,
l’accent était mis sur la fonction d’arbitrage et d’équilibre des autorités de régulation, la
nécessité de ne pas s’en tenir à des règles fixes et immuables afin d’être en mesure de
concilier des impératifs contradictoires : ceux de la concurrence et de l’intérêt public. La
régulation, excellemment définie dans cette perspective comme l’ensemble des règles
destinées à régir des « secteurs qui ne peuvent engendrer leurs équilibres par eux-
mêmes » y suppose donc la mutabilité de la normativité sociale — qui n’est pas
l’insécurité juridique 11. Dans le deuxième cercle — la régulation comme remède aux
déficiences de la hiérarchie, l’accent se trouvait mis en revanche sur la nécessité
d’adapter la normativité aux cas à régler — ce qui implique des ajustements, des
négociations, l’exacte appréciation des situations concrètes : une singularité dans
l’application de la normativité sociale, en rupture avec l’uniformité de la normativité
classique.
Dans le dernier cercle, celui que l’on aborde maintenant, l’accent se trouve placé sur
la nécessité de faire de la normativité l’expression la plus adéquate des aspirations de
ceux dont elle doit régir l’activité. On se souvient en effet de l’une des caractéristiques
de la normativité traditionnelle — qu’il s’agisse de la normativité spontanée ou de la
normativité imposée. Fonctionnant sur la base de mécanismes de prix librement
déterminés par le jeu de l’offre et de la demande, ou de règles adoptées et édictées par
les pouvoirs publics, cette normativité fonctionne dans tous les cas grâce à des
mécanismes exogènes sur lesquels ceux qui y sont soumis n’ont pas de prise directe.
C’est précisément sur ce point qu’avec la régulation, se produit un nouveau renversement
radical des caractéristiques de la normativité : la régulation apparaît comme une
normativité endogène — une auto- ou endo-normativité. On parle en effet volontiers
d’auto-régulation pour désigner « l’élaboration et le respect par les acteurs eux-mêmes de
règles qu’ils ont formulées (sous la forme par exemple, de codes de bonne conduite ou
de bonnes pratiques) et dont ils assurent eux-mêmes l’application ». L’on retrouve là la
décentralisation, la non-hiérarchisation que revendiquent les régulateurs et qui permet-
tent de fonder et ancrer la légitimité des règles de fonctionnement à travers des
techniques diverses visant en particulier à garantir la transparence, la prévisibilité,
l’impartialité de leur action — ce qui les met en mesure d’obtenir ce en quoi s’analyse
très exactement la légitimité : la reconnaissance par leurs pairs (les autres régulateurs
européens) et par les acteurs du système eux-mêmes. Ainsi comprend-on mieux pourquoi

11. Cf. sur ce problème, les analyses proposées dans les deux études mentionnées en note 2, supra.
LA RÉGULATION. LA NOTION ET LE PHÉNOMÈNE 11

la régulation est associée à la montée en puissance des associations et de la société civile


et la part croissante qu’elles prennent dans l’élaboration des normes. On voit aussi ce qui,
dans l’insistance que l’on met à parler d’autorégulation, dénonce le déficit de légitimité
de la normativité traditionnelle.
Mais l’on découvre aussi la logique d’une telle évolution. Nous vivions — nous
vivons certes toujours — dans des démocraties représentatives — des démocraties déjà
aujourd’hui un peu mâtinées de démocratie participative. On peut cependant se demander
si, avec ce phénomène de l’autorégulation — s’il devait se développer et prendre de
l’ampleur —, nous ne serions pas en train d’entrer dans une nouvelle ère : celle de
démocraties d’un troisième type : l’ère des démocraties dialogiques — des démocraties
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qui, par le dialogue constant avec la société civile, les associations, les groupements de
citoyens..., chercheraient à se donner une autre légitimité que selon les modes
traditionnels de la représentation et de la participation...
Sans doute n’en sommes-nous pas là. Mais il faut être conscient des évolutions qui
s’amorcent et des figures qu’elles dissimulent. Sans doute, cette nouvelle normativité
— dont on vient d’essayer de définir les traits : la mutabilité (par opposition à la fixité et
la rigidité de la normativité traditionnelle), la singularité (par opposition à l’unifor-
mité...), l’endogénéité (par opposition à l’exogénéité...) —, sans doute cette normativité
nouvelle offre-t-elle les moyens et l’occasion d’une modernisation des modes de gestion
de nos sociétés. Mais il se pourrait aussi que, si l’on n’y prenait garde, une telle
normativité fût porteuse d’évolutions qui se dessinent et se devinent dès maintenant
— des évolutions qui, certes, pour certaines, peuvent être souhaitables, et qui pour
d’autres, sont requises par les exigences des crises auxquelles il faut parer. Mais aussi des
évolutions qui nous sont imposées par ces crises — et que peut-être nous n’aurions pas
toutes nécessairement souhaitées dans les formes où elles adviennent, et avec les excès
dont, à leur tour, elles peuvent être affectées.

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