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Le politique par Jean Oury 

(15-10-2004)

Je ne me souviens pas bien de ce que j’avais raconté la dernière fois. Il faudrait
essayer de situer. J’avais fait quelques lectures, vous vous souvenez, des extraits de
Tosquelles, de Kantorowicz… J’avais parlé également de Pierre Clastres. J’ai même
apporté un livre de Pierre Clastres qu’il m’avait donné en 1974, il est mort
accidentellement en 1977. «  La société contre l’État  », en rapport avec la dizaine
d’années qu’il avait passées chez les indiens du Paraguay, les Guarani, qui semblait
très intéressant, avec des commentaires qui avaient été faits par un autre copain
ethnologue, Michel Dartry, et également par Claude Lefort, paru dans une revue, un
peu après sa mort, en 1978.
Mais alors, je voudrais essayer de situer d’une façon tout à fait improvisée, situer
pourquoi on parle de ça maintenant. Je n’ai pas eu le temps de bien réfléchir à toutes
ces questions, mais c’est la suite… Depuis que je fais un blabla à St-Anne, depuis
plus de vingt ans, chaque thème, chaque année, est choisi d’une façon
apparemment au hasard, mais certainement ça se suit. Alors, il semble que le
politique, c’était en filigrane depuis le début. Mais l’année dernière, c’était sur l’objet
«  a  »…. A chaque fois qu’on parle de l’objet «  a  », ça me fout une absence  ! Et
l’année d’avant, c’était sur l’angoisse. Alors, au mois de juin, on avait dit  : «  On va
continuer sur l’objet a ». Et c’est venu comme ça, de parler du politique. Parce qu’il
semble bien que c’est constamment en question, mais c’est ce qui est le plus écrasé,
une sorte de méconnaissance systématique dans le travail même. Alors, je peux
simplement donner quelques pistes de réflexion, c’est un grand mot. J’avais rappelé
la règle fondamentale : être dans une "logique abductive", comme on dit d’une façon
précieuse. Je traduis ça en disant : je me donne le droit à la connerie. Si c’est une
grosse connerie, on raie et on recommence autre chose. L’avantage, c’est que c’est
peut-être le seul moyen de ne pas dire trop de conneries. Parce que si on ne se
donne pas le droit à la connerie, ça devient systématique. Je répète ça, c’est pour
me rassurer. Mais je peux proposer quelques équations.
Pourquoi j’avais fait référence très rapidement du petit livre de Kantorowicz, « Mourir
pour la patrie  », avec une préface, une présentation, par Pierre Legendre  ? Une
présentation remarquable. Dès la première page, ce qu’on pourrait mettre comme
une sorte de schématisation de ce qui est en question dans toute l’évolution du droit :
il y a le pouvoir, la parole et la mort, comme si c’était un triangle, là où on doit parler
du droit. Or, sur un plan plus épistémique, on parle du politique en même temps
qu’on parle du droit. Mais on peut aller plus loin.
Je pense à un livre de notre copain, Philippe Rappard, qui s’appelle «    L’État et la
psychose ». Alors, il me semble là-dedans qu’il y a des choses à extraire, à critiquer,
mais il faudrait le faire une autre fois. Philippe Rappard est féru en droit. C’est à lui
que j’avais demandé (avec Ayme et Torrubia) d’écrire pour moi ce qui m’avait été
demandé par André Green en 1964, un article de l’Encyclopédie sur la
psychothérapie institutionnelle. Donc, il est bien dans le coup. Il faudrait voir quand
on parle du politique, comment ça apparaît. Dans «  L’État et la psychose  », il y a
forcément des chapitres sur la politique, mais je ne sais pas ce qu’il en pensait
vraiment.
Comme proposition, c’est peut-être une reprise de ce qu’on avait élaboré il y a une
dizaine d’années ici, à l’amphithéâtre Magnan, «  Hiérarchie et sous-jacence  ». Il
faudrait transcrire ça, pas forcément éditer, mais en donner des extraits, des petits
bouts, voir ce qui est valable là-dedans. Mais c’était pour remettre en question cette

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notion de sous-jacence. Je l’ai repris maintes et maintes fois, et ça reste à l’arrière-
plan de toutes ces réflexions. C’était en même temps une notion que j’avais
employée là en 1958. Si on ne tient pas compte du terrain, du fumier, pour planter
des fleurs, il faut que le fumier ou l’humus soit en bonne état, il faut traiter la sous-
jacence avant de traiter n’importe quoi. Et c’était en même temps une argumentation
qui s’est révélée être une possibilité de discussion qui n’a jamais eu lieu. Il est trop
tard maintenant, avec Félix Guattari et Deleuze, en particulier dans leur petit livre sur
le rhizome, certainement en rapport avec ces choses-là. Mais alors, je voulais
intervenir pour dire que ça ne suffit pas, que ce n’est pas simplement au niveau du
rhizome et de la logique rhizomatique.
Ce qui est en question, c’est bien plus étagé que ça, c’est plus feuilleté. Or, je
définissais très provisoirement la sous-jacence comme une sorte de collusion entre
les deux grandes surdéterminations : la surdétermination de l’aliénation sociale, qui
est énorme, on est tous aliénés socialement. On vient au monde dans une structure
déjà toute travaillée par la politique et l’histoire, et tout ce qui se passe. Par exemple,
ce n’est pas la même chose de venir au monde (comme on dit, ça ne veut pas dire
grand-chose) après la guerre de 1914 ou bien du temps de Napoléon III. Bien sûr
qu’on vient toujours au monde, mais le climat sur le plan sociologique n’était
certainement pas le même, avec toutes les conséquences que ça a pu avoir, avec la
névrose contemporaine, la perversion et la psychose contemporaine. Alors là-
dessus, arrive le problème de la guerre qui n’en finit pas, et puis les camps, les
goulags. Tout ça, ça doit  jouer quelque part. Si vraiment ça ne joue pas, il n’y a qu’à
continuer, ce n’est pas grave ! 100 millions de morts, qu’est-ce que c’est vis-à-vis de
l’éternité ! Mais enfin, ça doit jouer quand même un certain rôle dans la qualité, les
effets d’une surdétermination sociale énorme, que j’avais appelé la «  dimension
aliénatoire ». C’est pour ça que j’avais certainement fait, avant 1990, une année à St-
Anne autour du thème, «  L’aliénation  ». Ça, c’est paru. Or, c’était pour redéfinir
quelque chose qui était justement malmené dans toutes les idéologies. J’avais dit
que ça avait été même complètement écrasé dans le stalinisme, avec l’interdiction
d’employer ce terme d’aliénation, soi-disant que c’était un péché de jeunesse de
Marx. Mais c’est un tas de conneries, Marx a toujours employé le mot « aliénation » :
Entfremdug ou Enthusserun, en reprenant tous les concepts de Hegel. Or, j’avais fait
tout un truc sur l’aliénation. C’est peut-être une reprise de ça, en rapport…peut-être
pour mieux comprendre ce qu’on veut dire quand on parle du politique, ça serait bien
de relire tout au moins les lignes essentielles de ce qu’on avait essayé d’élaborer à
ce moment-là.
Il y a ça : la surdétermination sociale, aliénatoire, qui est énorme, qui pèse bien plus
qu’on croit. On est pris là dans les coutumes, les habitudes, les façons de rencontrer
les autres, de croire que l’école, ça sert à quelque chose, toutes ces choses-là, le
mariage, etc… Tout ça, c’est des formes particulières d’aliénation qui trempent dans
la politique. Voyez par exemple le problème de la convivialité, pour reprendre des
choses un peu massives. La convivialité au XIXe siècle, c’est des cellules de
production : mariez-vous, bénissez ça, que ça tienne le coup, faites des enfants ! Et
l’on met ces enfants-là dans des fabriques au bout de dix ans ! Ça fait partie de la
production. Et donc, la politique, aussi bien en Angleterre qu’en France et ailleurs, la
politique joue un certain rôle dans la mise en place par l’État des cellules de
production. D’où l’analyse des fabriques, comme on disait à cette époque. Et tout ce
qui a été écrasé, confabulé également. Je pense, par exemple, à des études qui ont
été faites dans l’une des revues qu’avait fondée Félix et Fourquet, « Recherches ». Il
y a un tome sur le travail des femmes pendant le XIXe siècle. Et on voit là apparaître
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des choses remarquables qu’on connaît bien, qui sont importantes à lire. Par
exemple, l’importance des femmes dans la révolte des Canuts. Ça vaudrait le coup
de reprendre ça. Ça, ça fait partie des strates, des complexités aliénatoires. Par
exemple, le fait de dire : « Pourvu que ce soit un garçon ! », fin XIXe, parce que ce
sont des types qu’on formait, sept ans de service militaire… Il fallait la revanche ! Les
filles, c’est plutôt des poids lourds là-dedans ! Les garçons feront de bons soldats !
Je n’exagère pas. Ou en Chine, on supprimait toutes les filles dès le premier jour.
Ça, c’est quoi ? Ce n’est pas le politique, c’est la politique, manifestation concrète de
toute la mise en place d’une aliénation sociale énorme, qu’on ignore. Ça s’infiltre
même dans les idéologies, dans la façon de rêver, la façon d’avoir des idées, la
façon de voter, les diplômes, toutes ces âneries en fin de compte qui sont en rapport
avec une société qu’il faudrait analyser d’une façon permanente. Tosquelles avait
raison de dire que l’aliénation, c’est peut-être là qu’il y a le plus de résistance. Pour
prendre conscience de ça, pour en tenir compte, c’est infiniment plus grand que ce
qu’on appelle la résistance en psychanalyse. La résistance en psychanalyse, c’est
déjà pas mal de trucs. Mais là alors, c’est énorme, c’est dix ou vingt ou trente fois
plus fort. On n’en sort pas. C’est une première place, ce que j’appelais la
surdétermination aliénatoire. Pourquoi j’avais employé le terme de
surdétermination ? Pourquoi pas ! C’est un terme qui m’était apparu intéressant dans
une étude littéraire, en particulier un livre d’un italien, Gagliferi, traduit en français en
1976, je crois. J’ai rencontré Tagliaferri à Milan, avec Verdiglione. Et alors, il a fait un
texte remarquable sur Beckett et sur Joyce, mais surtout sur Beckett. Il avait appelé
son livre « Les surdéterminations littéraires ». Ça m’avait beaucoup plu,  ce terme. Et
je m’étais dit, pourquoi pas l’appliquer d’une façon plus pensante encore, dans les
surdéterminations aliénatoires. Ce qui a révolutionné tous les philosophes et les
têtes soi-disant pensantes du début du XXe et encore maintenant, c’est ce qu’a
apporté Freud quand même, naïvement, concrètement, génialement, justement
parce qu’il ne s’embarrassait pas tellement d’appesantissements rationalistes,
philosophiques, néo-kantiens de l’époque. On peut dire qu’il va […] la
surdétermination inconsciente.
La grande trouvaille de la psychanalyse, ce qui a fait scandale, c’est qu’il y a une
grande partie des choses qu’on fait qui sont surdéterminées et dont on n’a même
pas accès au processus de surdétermination. En élargissant même le point de vue
clinique de Freud, en l’élargissant tout en respectant parfaitement l’avancée de
Freud, en l’élargissant avec tous les apports de notre copain, Jacques Schotte, qui a
travaillé énormément pour essayer de traduire concrètement Szondi. Pour ceux qui
connaissent le tableau de Szondi et toutes les élaborations qui n’en finissent pas, il y
a des surdéterminations qui marquent le destin de tout un chacun, la
Schicksalsanalyse, comme on dit dans le jargon. Mais on est surdéterminé d’une
façon inconsciente, aussi bien pour ses choix d’amitié, d’amour, de profession, de
maladie, et j’irais même jusqu’à dire des styles de mort  ! Ça va très loin, et c’est
extraordinairement concret. C’est une clinique énorme. Eh bien ça, ça fait partie des
surdéterminations inconscientes en gros, qui se manifestent comment ? Par quelles
voies ? C’est justement tout le problème, et peut-être une des voies parmi d’autres,
peut-être les plus concrètes, les plus opératoires, c’est ce sur quoi insistait Lacan, en
particulier par le fantasme. Pas simplement dans son séminaire sur la logique du
fantasme qui est un peu tardif. Mais il a toujours insisté sur le fantasme en proposant
une écriture particulière du fantasme, en disant que c’est une articulation complexe
entre le Sujet de l’Inconscient qui n’est pas dans l’Inconscient, c’est $, et l’objet du
désir qui est le représentant, le témoin qu’il y a du désir. Et ça, c’est la grande
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découverte de Freud  : c’est du désir inconscient, et qui restera inconscient. C’est
pour ça que je l’emploie maintenant, par réaction sur les positions un peu
déviantes… c’est dommage que Félix et Deleuze ne soient plus là pour en parler, ils
avaient un peu dévié… Ils ont négligé ce que Lacan appelle le «  concept de
l’Inconscient ». C’est pour ça que je dis « le désir inconscient inaccessible », il n’y a
rien à faire, c’est là… Et en même temps, comme dit Freud, le désir, c’est quelque
chose qui est impérissable, indestructible. C’est le dernier mot de «  La
Traumdeutung » : le désir indestructible qui est là, qui se manifeste dans n’importe
quelles circonstances, qu’on soit dans telle situation,  dans un groupe, dans une
relation, c’est toujours le désir indestructible, inaccessible.
Or, comment se manifeste ça ? On voit bien la difficulté logique pour des types qui
sortaient du XIXe siècle avec un positivisme un petit peu sommaire, même des types
comme Lénine qui écrivait des trucs un peu limites… Je ne sais pas si vous avez lu
«  l’empiriocriticisme» de Lénine, au bout de cent pages, j’ai arrêté parce que ça
m’agaçait trop, c’étaient des âneries, il faut bien le dire, sur Leibniz, etc… Même ça,
on voit bien que c’était quelque chose de très difficile. Il y avait là quelque chose qui
était l’axe principal. Ce n’est pas forcément une révolution copernicienne, comme on
a dit, mais tout tournait autour de quelque chose auquel on n’avait pas accès. Quel
scandale  ! Pour en avoir justement le modèle, Freud disait, il faut étudier la
pathologie. Là, c’est le comble  ! S’il faut étudier les fous pour savoir quel est notre
désir, ça suffit, il faut foutre ce type en tôle !
Tout le travail, entre autres, de Freud et de Lacan, de présenter les articulations,
c’est de montrer que  : qu’est-ce qui peut se manifester de l’ordre du désir
inaccessible dans l’existant (non pas dans le vivant)  ? Dans l’existant, c’est sous
forme de cette chose très problématique, difficile, qu’on appelle le «  fantasme  ».
Vous connaissez bien cet effort de Freud de sortir de son embarras, quand il croyait
naïvement que les gens racontaient ce qui s’était passé réellement quand ils étaient
petits. Il se disait : « Ce n’est pas possible que tous les bourgeois de Vienne, que les
pères soient des pervers et des salauds, et qu’ils vont chatouiller leur petite fille
quand elles ont un an ou deux ! » Il faut y croire d’abord. Ce qui n’empêche qu’il y a
une modulation. Il n’y a pas que du fantasme dans ces histoires-là. Je ne veux pas
enfiler la procédure actuelle, un peu louche, de mettre en valeur la pédophilie pour
cacher autre chose, mais n’empêche que ça fait plus de vingt ans que je fais un
groupe chaque mois avec des travailleurs sociaux sur l’inceste dans le centre de la
France, et ce n’est pas de la rigolade ! Là, on n’est pas au niveau du fantasme, ce
n’est pas vrai, ce n’est pas ce domaine-là  ! N’empêche que le fantasme, c’est le
concept majeur qui a été apporté dans la mise au point logique de ce qu’il en est de
la « surdétermination inconsciente ».
Ça rejoint le mot d’ordre que je m’étais donné en septembre 1948, quand j’étais
encore à St-Alban. Il y avait Tosquelles et il y avait eu la ligne Jdanov. Staline n’était
pas encore crevé. Jdanov, Lyssenko, la psychanalyse avait été condamnée comme
science bourgeoise dégénérée. Dans un certain sens, il avait raison parce qu’il y
avait des psychanalystes qui voulaient psychanalyser les chefs d’Etat pour éviter la
guerre ! Mais n’empêche qu’il y avait là une sorte de réduction, d’écrasement de ce
qu’il en était de la psychose, au sens très général du terme, et puis ce qui se passe
dans le social. Pour en arriver, vingt ans plus tard, à toutes les dérives de
l’antipsychiatrie. Il y a des condamnations absolues de l’antipsychiatrie par
Tosquelles. Il y avait une sorte de confusion entre les deux types d’aliénation. Mon
mot d’ordre, c’était de dire  : il y a une double aliénation, l’aliénation sociale et
l’aliénation transcendantale de la psychose. Transcendantale, étant donné que cette
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aliénation de la psychose, par exemple la schizophrénie, c’est transcendantal au
sens que ça passe à travers la géographie et l’histoire. Qu’on soit dans un régime
dictatorial ou dans une république bienfaisante ou bien chez les sauvages etc., il y a
de la schizophrénie. Pour la mélancolie, ce n’est pas le cas. Et ça, c’est une
dimension transcendantale, ça ne dépend pas des choses concrètes, ça ne dépend
pas de la qualité du gouvernement. On entendait des âneries comme ça en 1968,
avec les antipsychiatres. Il y en avait même qui disaient, ils n’avaient pas rendu leur
carte après Budapest ceux-là, ils disaient : « Allez voir en URSS, il y a des hôpitaux
psychiatriques, et à Cuba ! ». On voit ce que ça a donné ! C’est pour dire que suivant
la modalité du gouvernement, on arrivait à supprimer la dimension aliénatoire de la
psychose. Quelle joie !
Je vous rappelle à chaque fois, c’est devenu une fable, que dans une assemblée
générale, avec Lacan, Maud Mannoni et toute cette bande-là, Laing et Cooper
étaient venus. Pourtant, c’était le matin, comme je dis souvent pour Cooper ! Il avait
dit :
— « Vive Che Guevara ! »
J’ai applaudi, pourquoi pas, Che Guevara est un brave mec ! Et il a ajouté : « Il faut
que les schizophrènes aillent là-bas, ils seront guéris ! » Je me suis dit : quel cadeau
pour Che Guevara s’il voyait arriver une péniche de catatoniques pour prendre
Cuba  ! Ça ne va pas  ! J’en étais resté là, à des conversations subtiles avec
Cooper…
C’est pour dire qu’il y a là une dimension…j’étais content d’avoir dit vingt ans plus tôt
qu’il y a de l’aliénation sociale. Et ce n’est pas en arrangeant le gouvernement qu’on
va soigner la schizophrénie, bien que un petit peu  ! On voit bien depuis vingt ou
trente ans l’écrasement complet de la psychiatrie. On voit des services fermés, les
gens en pyjama, on a supprimé toutes ces vieilleries de Club, Tosquelles c’est fini,
Freud est mort, il n’y a plus d’atelier, plus de Club, plus rien, il y a des cellules, de la
contention, et des chiens policiers ! Ce sont des détails très concrets… Ça dépend
quand même de la façon de gouverner, ça dépend de l’État, ça dépend de
l’économique. Ce n’est quand même pas ça « le politique ».
La double aliénation, c’est pour dire  : bien qu’on tienne compte de l’aliénation
sociale, de cette surdétermination énorme qui se manifeste par les rapports entre
l’État et la société civile, il y a tout un autre domaine qui est celui de la
surdétermination aliénatoire, sur le plan de la psychose. Un grand discours
introductif…
Maintenant, je posais le problème, c’était resté très schématique, quand j’ai parlé de
«  Hiérarchie et sous-jacence  ». C’était un terme très prisé par Lucien Bonnafé. Il
avait des mots d’ordre. Je rappelle par exemple qu’en avril 1987, à Ville-Evrard, un
après-midi, il y avait une discussion pendant trois ou quatre heures, entre Bonnafé et
moi. J’en ai profité pour remettre en question : « Et le journal Action en 1948 ? Et la
ligne Jdanov, qu’est-ce que tu en as fait  ?  ». Il était malin et il s’en est un peu
débrouillé comme ça, mais ce n’était pas satisfaisant. Il faudrait que je relise ce qu’il
m’a répondu, on n’a pas fini de discuter ! Et à un moment donné, il m’a même dit :
« Si tu continues de me traiter de "stal", moi je te traite de trotskard ! ». Moi, je suis
poumiste. Tosquelles était poumiste, il n’était ni trotskyste, ni stalinien, ni anarchiste.
C’est très important, le POUM! C’est pour ça que je disais il y a deux ou trois ans:
pour y comprendre quelque chose dans cette soi-disant psychothérapie
institutionnelle, lisez «  L’Histoire du POUM  » de Victor Alba, ou bien une approche
faite en 1984 par Georges Orwell sur «  Eloge de la Catalogne  ». Ça donne une
dimension.
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Mais n’empêche que Bonnafé avait un point de vue très intéressant sur la hiérarchie.
Il a même fait des colloques sur la hiérarchie. Je vous avais raconté qu’une fois,
quand il était encore à Perray Vaucluse, environ six mois après que Lacan ait dit « Je
fonde  », j’avais parié avec Bonnafé que je ferais venir Lacan le 19 décembre pour
parler avec des infirmiers. Alors Bonnafé disait : « Il ne se dérangera pas, ça fait des
années que je ne l’ai pas vu ! » Arrive 11 heures ? Lacan est arrivé et il a parlé avec
les infirmiers tout l’après-midi… Mais alors, Bonnafé a fait plusieurs années de
colloques, de stages, pour parler de la hiérarchie. Il était tout à fait conscient quand
on disait : pour parler de la hiérarchie, il ne faut pas trop parler parce que ça semble
un petit peu contradictoire, ceux qui parlent le mieux de la hiérarchie, ce sont les
hiérarques le plus souvent. Tu es un hiérarque et tu n’y peux rien, tu es pris là-
dedans, tu n’es pas un infirmier, tu es un hiérarque, c’est pour ça que tu parles si
bien de la hiérarchie  ! N’empêche que c’est pour ça que j’ai repris plus
tard  :  «  Hiérarchie et sous-jacence  ». Mais alors, le problème qui se posait, c’était
l’articulation. La hiérarchie, qu’est-ce que c’est ? C’est de l’ordre de l’État ? C’est de
l’ordre de l’organisation, de l’organisationnel  ? C’est la mise en place des
fonctionnaires ? Ceux qui sont pointés, qui ont des notes à la fin de l’année comme
tous les fonctionnaires  ? Je rappelle toujours que c’est Maurice Thorez qui a fait
voter la loi pour noter les fonctionnaires, en novembre 1945. C’est intéressant !
Mais alors, la hiérarchie reste quelque chose de la politique, de l’organisation des
soins, etc… Par exemple, sur ce plan-là, on voit bien que c’était très différent si on
veut pointer certains moments d’histoire. Quand il y a eu le groupe de Sèvres, en
1957-’58, à ce moment-là,  il y avait des relations concrètes avec des gens du
Ministère. Et puis, il y avait une bonne femme, mademoiselle Mamelet, qui avait un
statut particulier au Ministère, pour s’occuper, pour pouvoir discuter de la mise en
place d’une politique de la psychiatrie en France. Après, elle n’a pas été remplacée.
Ça, ça comptait. Est-ce que du temps de mademoiselle Mamelet, est-ce qu’elle
aurait pu tolérer qu’il y ait une multiplication des cellules, de la contention, etc…  ?
Est-ce qu’elle aurait pu tolérer ça, au moment où on faisait le groupe de Sèvres avec
Daumezon, Bonnafé, Tosquelles, etc.? Ce n’est pas sûr du tout. On voit bien qu’il y a
des moments de l’histoire tout à fait concrète qui modifient quelque chose, qui ont
une importance énorme au point de vue de la hiérarchie. Par exemple, il y a
quarante ans, il n’y avait pas l’École de Rennes, c’est-à-dire la formation des
technocrates, des gestionnaires des hôpitaux. Il y avait encore cette illusion des
comités hospitaliers, des Clubs, par la Circulaire du 4 février 1958. Il y a eu le
problème du Secteur. Ça a été extraordinaire au début. C’est grâce à Bonnafé
surtout qu’est né le Secteur, et puis St-Alban etc… Ça reste dans la politique, ça, et
on voit bien que ça peut jouer dans les modalités de soin, de prise en charge, de la
façon de soigner les gens, de les traiter d’une façon polydimensionnelle, en rapport
avec ce qui se passe dans la société. Au début de la Fédération des Sociétés de
Croix-Marine, c’était quand même quelque chose d’assez intéressant, ce que
Tosquelles appelait : « On met en place un cheval de Troie », on essaye de faire un
peu d’hygiène mentale dans l’hôpital pour changer un peu l’ambiance, supprimer les
quartiers d’agités, supprimer les quartiers de gâteux, que les gens sortent, tout le
mouvement de la « révolution psychiatrique », grand mot, vite réduite. Ça reste de la
politique…
Je veux dire par là qu’il y a là quelque chose qui joue un rôle important, qui met en
place dans l’articulation des statuts, des fonctions, des rôles, qui se modifient suivant
les modalités gouvernementales, et les crédits, l’économie, etc… Ça, ce n’est pas le
politique, c’est la politique. Mais pourquoi j’insiste un petit peu ? C’est pour dire qu’on
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n’est pas indifférent aux modalités de prises en charge organisées par l’Etat en gros.
Mais alors, ce que je voulais dire quand je parlais de la sous-jacence, c’était que ce
qui est de l’ordre aliénatoire, tout ce qui est des tableaux morbides déclenchés par
ce qui se passe dans la société, mais déclenchés positivement ou négativement, ça,
ça ne touche pas profondément le noyau psychotique. Par exemple, ça reste dans le
domaine d’Eugen Bleuler, le fait d’écrire «  Les schizophrénies  » en 1911 et d’avoir
essayé de mettre en place ce qu’il appelle en gros les « symptômes primaires » et
les «  symptômes secondaires  ». Et plus tard, certaines Ecoles ont dit «  les
symptômes axiaux  » et «  les symptômes périphériques  », Lopez Ibor par exemple.
Du fait même qu’il y a des symptômes secondaires qui peuvent être pris en charge
par la société, avec l’ouverture des hôpitaux, dans certains Secteurs, et en même
temps une sorte de début de secteur, de prise en charge, de placement à domicile,
de travail dans la cité. On voit bien la réflexion même. N’empêche que ce n’est pas
parce qu’un schizophrène peut très bien se débrouiller dans la société et devenir
employé de bureau ou ministre, pourquoi pas ! Ce n’est pas pour ça qu’il est guéri de
sa schizophrénie, symptômes primaires  ! Il peut très bien rester schizophrène
bizarre. On se dit  : «  Ah, il est bizarre, ce type, il ne faut pas lui parler comme ça
parce que ça déclenche des trucs, on prend des précautions ». Mais n’empêche que
la schizophrénie est toujours là. Or, c’est ça qui est mis en question actuellement. Je
parle de la schizophrénie, mais on pourrait parler aussi de la psychose hystérique ou
de la mélancolie, de choses comme ça. Actuellement la schizophrénie, ce qui reste :
resocialisation, réhabilitation, et c’est tout ! Le reste, si ça ne va pas, ce n’est pas une
maladie  ! Voyez le rapport de Roland, revu et corrigé par Kouchner, le mot
«  schizophrénie  » apparaît une fois dans le texte, à l’avant-dernière page  ! Un
rapport sur la psychiatrie, c’est un peu énorme  ! Donc, ça n’existe plus  ! Dans
l’organisation de la Santé, ça peut être très intéressant, le secteur, les foyers, les
sorties thérapeutiques, comme on dit. Mais à quoi ça touche  ? Là, ça devient
compliqué. Est-ce que ça touche au noyau, ce qu’on appeler les «  psychoses
nucléaires », « Kern-Psychose », comme disait Kreschmer ? Est-ce que ça touche à
ça ?
Le mois dernier, j’avais rappelé très rapidement qu’en fin de compte, après trois
relances de Green pour écrire dans l’Encyclopédie, il a bien fallu que je m’exécute.
C’était en 1971-72, un truc que je ne trouvais pas mal en fin de compte. Je parlais de
la pathoplastie et je disais  : toute la disposition de l’hôpital, la façon d’être, la
connivence, la lutte contre la hiérarchie avec les distinctions de statut, rôle, fonction,
on ne doit pas être pris dans l’aliénatoire massif, ça peut justement aider à nettoyer
un petit peu les symptômes secondaires qui sont souvent les plus voyants  :
l’agitation, le gâtisme, la fureur, les suicides. Souvent c’est secondaire, mais c’est ça
qu’on voit. Mais une façon de faire une analyse concrète, collective,
organisationnelle presque, pour faire apparaître quelque chose que j’avais
certainement étiquetée à cette époque, par provocation, «  d’endogène  ». Il faudrait
reprendre toutes ces questions-là. Et puis, je vous avais signalé que Tosquelles avait
eu une certaine réticence. C’est plus tard qu’il a écrit un truc sur l’endogène. Il faut
dire que le mot «  endogène  » était un mot interdit par les philosophes soixante-
huitards. On se faisait casser la gueule si on employait ce mot. Une fois, j’ai fait
exprès d’employer le mot « endogène », j’étais assis par terre dans mon bureau, il y
avait plein de types. Ils m’ont foutu dehors  : «  Capitaliste, jaloux, pourri  !  ». J’étais
content de dire : voilà, on est en prise directe sur le noyau psychotique, et c’est à ça
qu’on peut l’appliquer, sans perdre de temps avec les trucs énormes pour lutter
contre l’agitation, quand c’est simplement une agitation provoquée par le milieu et
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par la façon d’être…
Dernièrement, en pensant à ça, je vous recommande de lire ou relire un texte
magnifique, très clinique, de Tellenbach, sur la mélancolie, écrit en allemand en
1962, traduit vingt ans plus tard, à cause d’un chauvinisme français chronique.
Dedans, il y a une définition de l’endogène, de l’endokinèse, des critiques de
Kretschmer, il y a des choses remarquables. Et là, j’ai compris vaguement ce que
voulait dire Tosquelles. Parce que je devais présenter l’endogène d’une façon un peu
trop schématique : on travaille le milieu pour faire apparaître l’endogène. Et c’est tout
le thème d’endokinèse. Ça a été très bien vu également par des psychiatres japonais
qui connaissaient bien Tellenbach, Timora… Il parle très bien de ça. L’endogène, ce
n’est pas un noyau imperméable. Bien sûr qu’il peut y avoir une mise en place des
techniques de psychothérapie, de traitements biologiques ou de groupe, des
techniques de Pankow, c’est à ce niveau-là. J’en reste là en disant : ce que j’appelais
la pathoplastie, c’est un mot que j’ai inventé en 1953, c’est un terme de
phénoménologie de Kronfeld et de Birmbaum, la pathogénie et la pathoplastie.
J’avais extrait le mot « pathoplastie » pour en faire autre chose, en disant : « patho/
plastie  », c’est-à-dire la façon de plaster, de former la pathologie. C’était l’une des
branches de toute la logique des syndromes réactionnels au milieu. Ce n’est pas
pareil quand on rencontre quelqu’un en psychothérapie, si le type est en cellule toute
la semaine que s’il est pris dans un système d’échanges, avec des petites
responsabilités, des conflits, etc., ça doit être différent. Si ce n’est pas différent, on
est dans la science pure ! On verse dans le clan des neurosciences ! Qu’on soit en
cellule ou pas, ça ne change pas grand-chose, le cerveau est imperméable ! On sait
très bien qu’il y a une plasticité neuronale. Il y a de grands neurologues, intelligents,
pas comme tous les autres, qui en parlent très bien.
Une fois posé ça, n’empêche que ça reste là. On voit bien que la pathoplastie est un
terme…j’avais dit même  que suivant le milieu dans lequel on se trouve, il y a des
gradients pathoplastiques, comme en physique. C’est des variables suivant tous les
paramètres qui se présentent là. Est-ce que le pouvoir infirmier, avec les hiérarchies
actuelles, ça doit agir sur des gradients ? Mais il peut se faire que s’il y a possibilité
que des infirmiers (quand il y en a encore  !) puissent parler sans gêne avec
quelqu’un, établir des relations transférentielles, subtiles, ça doit jouer. Ça reste de
quel ordre ? Est-ce qu’on joue là au niveau aliénatoire ? Là, il faut situer le politique.
Je situerais d’abord le politique, par définition simplette, dans la rencontre entre
l’aliénatoire au sens de la surdétermination sociale, avec toutes les nuances sur la
pathoplastie, la rencontre entre l’aliénatoire, surdétermination sociale, et puis la
surdétermination transcendantale de la psychose, pour mettre en question,
concrètement et phénoménologiquement, ce à quoi on a affaire quand on rencontre
un psychotique. Qu’est-ce qu’on doit faire ? Et quel est le mode d’articulation entre
les deux types de surdétermination ?
J’avais parlé de ça rapidement dans le séminaire sur « Hiérarchie et sous-jacence ».
Comment ça s’articule ? Ce qui est en rapport avec la surdétermination inconsciente,
qui est justement en rapport avec ce qui est en question dans la phénoménologie de
la psychose. L’opérateur de ça, ce qui se manifeste de ça, c’est quelque chose a
priori : le fantasme. Le fantasme est le représentant de ce qui est de la structure de
ce qui est en jeu dans l’inconscient. D’ailleurs,  on voit bien que dans les analyses
d’enfants psychotiques etc., l’accent est mis sur le fantasme. Par exemple, Gisela
Pankow quand elle dit : après des préparations d’une patience extraordinaire, elle fait
une sorte de «  greffe de transfert  » pour en arriver à ce qu’il y ait, à un moment
donné, une sorte de surface, d’espace délimité articulé avec le désir qui est le
!8
fantasme. On voit bien que l’accès au fantasme passe justement par des greffes de
transfert.
On peut généraliser sur le plan de la collectivité psychiatrique. On peut dire qu’il y a
des quantités de transferts multiples, tout à fait dispersés, dissociés, et en même
temps des ébauches, on voit apparaître des systèmes existentiels où il y a quelque
chose de l’ordre du fantasme, mais qui souvent se manifestent d’une façon collective
bien plus par des acting-out. D’où l’importance, là, encore une fois, de reprendre
toute l’articulation que faisait Lacan, et ça a été très important ça, pour distinguer,
dans les années 1958-’59, «  acting out  » et «  passage à l’acte  ». L’acting-out a la
même structure que le fantasme. Sauf que le fantasme est délimité, c’est
pratiquement fermé. Tandis que l’acting out, c’est quelque chose qui se montre, dans
une fonction de monstration, comme disait Lacan, qui se montre pour justement
appeler à l’interprétation. On peut très bien voir justement cette sorte de passage de
la structure d’acting-out au passage à l’acte suivant la qualité des interventions dans
une collectivité. Or, c’est à partir de là qu’on essayait de mettre en place… Quand on
dit «  fantasme  », il faut inclure en même temps la structure de l’acting-out, c’est-à-
dire l’articulation du Sujet de l’Inconscient avec ce qu’il en est du désir.
D’une façon très simplette, dans la surdétermination sociale, l’aliénatoire, est-ce que
ce n’est pas là qu’on pourrait parler, d’une façon massive, de ce que Lacan a appelé
[…]; et du côté du fantasme, est-ce que ce n’est pas là qu’on devrait mettre en
question le désir inconscient ? On sait très bien que l’articulation dans un processus
analytique, c’est l’articulation entre la demande et le désir, pour reprendre une
thématique tout à fait connue maintenant, et bien développée par Lacan dans tous
ses séminaires. Comment traite-t-on la demande dans une analyse
« commerciale » ? On sait bien que le piège, c’est justement de pouvoir tenir compte
de la demande, ne pas écraser la demande, pour petit à petit, par un système de
transfert, il puisse y avoir quelque chose de l’ordre du désir qui apparaisse sous
forme de déchiffrement de fantasme, etc…
D’une façon schématique, une proposition "abductive" (donc qu’on peut très bien
foutre par terre), dans l’ordre de la surdétermination aliénatoire, sociale, on pourrait
mettre quelque chose de l’ordre de la demande du côté de la surdétermination
inconsciente, fantasme et autres, et on peut mettre quelque chose de l’ordre du
désir. A ce moment-là, on met la rencontre dans la sous-jacence, ce qui permet que
puisse se développer des systèmes de rencontres, de relations qui tiennent le coup
etc. dans une collectivité. Dans la rencontre entre l’aliénatoire, sociale, et la
surdétermination inconsciente, c’est la rencontre entre la demande et le désir.  C’est
un peu simplet mais on peut le poser comme ça, comme hypothèse un peu simple.
On peut dire autrement. Ce qui est entretenu par les structures politiques, étatiques
mises en question, politiques de Santé et compagnie, c’est quelque chose qui arrive
surtout avec les mouvements actuels,  c’est entretenir des stéréotypies qui sont de
l’ordre : il faut remplir des fiches, des colonnes, « si tu ne fais pas ça, tu n’auras pas
ça ! ». C’est la logique binaire. Les évaluations, les accréditations, toutes ces âneries
qui sont pourtant très graves comme système de pression. Et ça,  plus c’est
stéréotypée, mieux c’est ! Plus c’est homogène, plus tu es dans la ligne, c’est-à-dire
en fin de compte tout le contraire de ce qu’on avait essayé de mettre en place dans
cette soi-disant psychothérapie institutionnelle  : l’hétérogénéité, la disparité, le
hasard. Non, il faut que ce soit pris, que ce soit transparent ! J’ai reçu une lettre il y a
huit jours de la part de l’ARH et compagnie, qui disait  : «  On demande la
transparence de ce que vous faites  ». Il faut être tellement transparent que
quelquefois, on passe à travers quelqu’un et on ne sait pas qu’on est passé à
!9
travers ! Quand on est transparent, il faut faire attention ! Admettons qu’on devienne
tous transparent, il faut faire gaffe à la sortie ! Donc, plus tu es transparent, plus tu es
homogène, plus tu es stéréotypé, plus tu es gradé, mieux c’est ! La formation, c’est
d’être mobile  : trois mois par ci, trois mois par là,  tu es formé maintenant  ! On sait
bien que pour comprendre un milieu, il faut des années, il vaut mieux trois ans que
trois mois pour commencer à y piger quelque chose. Ça, c’est une sorte de mise en
cadre d’une sorte de politique, justifiée d’une façon un petit peu fantaisiste par la
politique de Santé en général. Ça reste dans la surdétermination. En fin de compte,
on peut dire que l’idéal de tout ça, c’est de pouvoir être au niveau de la reproduction,
au sens freudien du terme. Reproduire ce qui s’est passé, on sait ce qui s’est passé,
ça se reproduit, comme ça on peut calculer, faire des statistiques. Vous savez par
exemple qu’aux États-Unis, les mutuelles prennent les dépressions en charge quand
ça ne dure pas plus d’un mois. Au bout d’un mois, tu n’es plus remboursé. Alors, si
on est hospitalisé, si au bout d’un mois, tu es encore un peu déprimé, il y a des
astuces : à ce moment-là, il faut dire : « Il a une gastroentérite », et il a le droit à huit
jours de plus  ! Mais on ne peut pas avoir une gastroentérite tout le temps quand
même  ! Une enzyme, trois jours de plus  ! Mais après, ça suffit  ! On peut vraiment
classer les gens comme il faut, enfin on peut faire des statistiques : les déprimées,
les non-déprimés. Et on arrive à des statistiques comme dans le rapport Kouchner.
En France, il y a les toxicos, les suicides et les déprimés. Allez voir dans les prisons !
D’ailleurs, on nous présente à la télé des prisons, elles sont surchargées. Le tiers
des prisonniers s’éduquent, ça vaut le coup, c’est mieux qu’une école ! Donc, dans
les prisons, on se forme, et maintenant, les écoles deviennent des prisons ! Voilà à
peu près  ! Ça, c’est de la surdétermination. On est au niveau de reproduire un
certain modèle stéréotypé.
Et alors, quelle sera la jonction entre les deux aliénations ? Hypothèse, très risquée :
c’est transformer la reproduction au sens freudien du terme en répétition. Répétition
au sens de Freud, de Lacan, de Kierkegaard, c’est-à-dire ce qui est non pas du
fermé mais de l’ouvert et qui met en question non pas des choses qui se sont
passées, mais du signifiant. C’est-à-dire en gros du symbolique. Justement la
jonction entre les deux,  si on veut que ce soit opératoire, il faut l’ouvrir justement.
C’est une jonction ouverte sur la répétition. Donc, il faut articuler ça avec la
demande, le désir, etc…
Il y a ça. Je pense que pour pouvoir mettre ça en question, ça nécessite non pas une
simple réflexion, mais ça nécessite une praxis, ce que j’avais appelé il y a très
longtemps «  le Collectif  », c’est-à-dire une sorte de logique particulière, dans les
années 1960, une sorte de machine abstraite. Je disais bien : le collectif,  ce n’est
pas la collectivité, ce n’est pas au sens de Sartre, ce n’est pas au sens de Bonnafé,
c’est ce qui est nécessaire dans l’articulation logique de ce qu’on fait pour que ça
puisse mettre en question et mettre en valeur des systèmes, de tenir compte du
fantasme, de la répétition. Or, la répétition, on sait bien que c’est en rapport avec des
quantités de choses, en particulier avec le personnel, le transfert et puis la pulsion de
mort. Et alors, on voit apparaître là quelque chose de l’ordre de la parole au sens
très large du terme. En analysant un petit peu plus, on va dire du « langage », ou en
analysant encore un peu plus, «  lalangue  ». Dans cette société, qu’en est-il du
pouvoir ? La parole, la langue, le pouvoir. Et en même temps, la mort à laquelle on
n’échappe pas. Le politique, c’est ce qui permet peut-être l’articulation en première
approximation, entre le politique, la langue, le pouvoir et la mort. C’est une réflexion
sur laquelle il faudra revenir. Quand on dit « la mort », il ne faut pas s’effrayer de la
chose, il faut mettre en question ce qu’il en est.
!10
Et la grande trouvaille, très timide, de Freud, quand il a parlé de la «  pulsion de
mort  », de Thanatos, en particulier dans «  Problèmes économiques du
masochisme » en 1924. Mais il a vite recouvert ça. Mais à mon avis, ça a noyé un
petit peu le problème essentiel. Il a parlé de la pulsion de mort et de la pulsion de
destruction. Il s’agit de la pulsion de mort, il ne s’agit pas de la destruction. Je dis
souvent que la pulsion de destruction, on a affaire à ça, bien sûr, la plupart du temps,
c’est justement quand il y a une sorte de mélange, de chatouille entre Eros et
Thanatos. La pulsion de mort, comme le dit très bien Freud, c’est la pulsion par
excellence. Et justement, c’est ce qui maintient en fin de compte la plus grande
énergie, qui maintient la structure. Il faut reprendre toute une thématique là.
Le politique, ça serait dans l’articulation de ces choses-là. Mais pour articuler, c’est là
que je voulais faire appel à cette machine abstraite. C’était avant que Félix et
Deleuze parlent de « machine désirante ». Moi, ça ne m’a pas plu du tout ! Moi, c’est
une «  machine abstraite  » au sens d’un linguiste russe de Moscou, Saumjan, qui
faisait une critique de Chomsky et qui parlait justement de ce sur quoi s’est appuyé
pendant un certain temps Julia Kristeva, quand elle a écrit son livre sur la
«  sémanalyse  », mais elle avait fait toute une étude sur Saumjan, extrêmement
valable et importante, dans les années 1970. Ce que Saumjan reproche à Chomsky,
c’est que ce sont des trucs stéréotypés qu’il a bâtis sur toujours le même type de
langue. Mais comme le travail de Saumjan, c’était de construire des langages
abstraits, pour les spoutniks, etc…, rapidement, et c’est souligné par Jakobson très
bien, il faut tenir compte, même dans ce qui est mis en question d’une façon
logistique presque, c’est la double articulation : il y a un niveau phénotypique et un
niveau génotypique, au sens habituel du terme. «  Phénotypique  », c’est ce qui se
voit. C’est surdéterminé par un autre niveau qu’on ne voit pas mais à quoi on a
affaire, le niveau génotypique. C’est ce que Saumjan appelle les «  champs
transformationnels  ». J’en avais parlé en 1960. Or, je parlais du collectif en
m’appuyant implicitement sur ce qu’il en est des champs transformationnels de
Saumjan, et en même temps en essayant d’y greffer (mais ça n’a pas pris, cette
greffe) de la linguistique structurale. Mais ça, ça devenait trop compliqué, je n’ai pas
pu en parler.
Il semble que c’est à partir de là qu’il y a possibilité, dans une collectivité, qu’on
puisse tenir compte de ce qui se présente comme paramètre, de voir quelles sont les
relations entre les deux aliénations. Alors, pour tenir ça, ce qui est en question dans
toutes ces histoires, que ça soit des relations à deux,  à dix ou à cinquante, ce qui
tient, il faut généraliser la notion, c’est le concept de transfert. J’ai déjà raconté qu’au
début de La Borde, un type est passé, psychanalyste, qui s’intéressait beaucoup à
Szondi, il est mort malheureusement. Il s’appelait Rudrof. Et il m’a dit  : «  Et alors,
qu’est-ce que tu fais du transfert ? ». Je n’ai pas pu répondre. Mais en y repensant, il
posait juste la question. Malheureusement, il est mort. Je l’avais revu une fois au
Congrès de Cerisy, en 1977, puis il est mort quelques années après. On sait très
bien que quand on va dans un milieu quelconque, que ce soit un IMP ou autre, tout
de suite, il y a quelque chose. Ce n’est pas de la subtilité dans l’air, c’est quelque
chose de l’ordre du transfert qu’il faut redéfinir, le « transfert dissocié » comme je dis,
bien sûr, au sens pankowien du terme. Mais en même temps, en reprenant, même
d’une façon très rapide l’essence même du transfert. Il n’y a qu’à voir ce que dit
Lacan dans son séminaire sur le transfert. Il arrive à dire  : ce qui est en question:
désirant, désiré, il ne faut surtout pas devenir désirable quand on est en place de
désirant. Et justement l’astuce, c’est de pouvoir ne pas répondre à la demande pour
ne pas être désirable. Enfin, ça rate quelquefois ! Mais n’empêche qu’il y a quelque
!11
chose là, à la base de ça, ce qui est la base même du transfert, c’est le désir de
l’analyste qui est bien plus profond, un désir travaillé, une mutation, autrement ça ne
sert à rien, il y a quelque chose qui tient. On ne dit pas : « Monsieur, je désire pour
vous parce que vous n’êtes pas capable de désirer  !  » Ce n’est pas ça. L’essence
même du transfert, c’est le désir de l’analyste.
Mais dans une collectivité, tout le monde, 1/100 ou 1/10, tout le monde est désirant,
à part quelques personnes, variables, que j’avais appelé il y a vingt ans dans une
typologie nouvelle, les « ça-va-de-soi » et les « ça-ne-va-pas-de-soi ». Or, les "ça-va-
de-soi", pas question du désir, les 35 heures aidant, c’est parfait, la montre, on fout le
camp, peu importe si un type meurt une heure après, ce n’est pas mes oignons, j’ai
fait mon temps ! Tandis qu’un "ça-ne-va-pas-de-soi" est traité par les "ça-va-de-soi"
comme un emmerdeur. Il se pose toujours des problèmes, il n’est jamais satisfait.
Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Et puis, si je m’en vais, à qui je dois le dire ? Vous
savez que c’était une faute de dépasser les six heures de travail ! Et alors, les "ça-
ne-va-pas-de-soi", pourquoi sont-ils là ? Ils se posent le problème sans se le poser.
Ils sont là parce qu’ils sont là. Et qu’est-ce qui fait qu’ils sont là ? Parce qu’ils ont un
certain désir inconscient d’être là. On devait faire une rencontre à Strasbourg entre
psychanalystes des villes et psychiatres des champs. Et je donnais des exemples.
Qu’en est-il du désir ? Et puis au dernier moment, Pontalis et Leclaire ont dit : « Non,
ce n’est pas le moment ! ». Ce n’est jamais le moment ! Et puis ça n’a pas eu lieu.
Mais en général, ce qui n’a pas lieu, ça vous reste en travers de la gorge. C’est pour
ça que j’y pense. Si ça avait eu lieu, je n’y penserais peut-être plus du tout  ! C’est
l’effet Zeigernick en psychologie. Quand on rate quelque chose et qu‘on le voulait, ça
reste toute la vie, ce n’est pas marrant ! Mais alors là, ce qui fait qu’on est là, il y a
quelque chose de l’ordre du désir inconscient qui se marque par cette réflexion
transcendantale qui est la position analytique par excellence : qu’est-ce que je fous
là ? Il faut se poser la question profondément, en état surpris même, en étant même
dans un état d’étrangeté. Alors bien sûr, il y a le tempérament de chacun, il y a des
gens qui se posent la question, d’autres qui ne se la posent pas. Moi, depuis le
temps que je me la pose, c’est toujours ça.
Une parenthèse : il y a trois jours, devant le château, je me suis dit : « Mais qu’est-ce
que c’est que ça ? C’est extraordinaire ! Qu’est-ce que ça veut dire ? » C’est toujours
nouveau ! C’est une pathologie grave. Et quand on voit arriver un analyste qui ne se
pose pas la question, « qu’est-ce que je fous là ? »… Certains parlent de l’analyse
du contre-transfert. Mais il n’y a pas de contre-transfert, c’est simplement le fait de
mettre en question son propre désir d’être là, et sans le savoir.
Voilà à peu près. C’est donc cette problématique-là, quand je parlais du collectif, ce
que j’avais appelé une « machine d’analyse diacritique », c’est avec ça qu’on pourrait
enfin analyser un peu plus sérieusement ce qu’on appelle la « pathoplastie ». C’est-
à-dire que dans tout ce qu’on fait, aussi bien sur le plan collectif, dans des réunions,
aussi bien administratives que dans des colloques ou des rencontres, ou une relation
analytique soi-disant classique, c’est le même bazar, il faut que ce soit le même
bazar, c’est un concept. Vous vous souvenez que la dernière fois je disais  : les
concepts, ce sont des mots d’ordre. Le concept de transfert, le concept d’inconscient,
c’est un mot d’ordre du politique. Parce qu’on supprime le transfert quand il n’y a pas
de mot d’ordre, tout se casse la gueule. On prend position pour tout à fait autre
chose. Alors, qu’on ne vienne pas à ce moment-là dire  : «  Moi, je fais de la
psychothérapie institutionnelle ! », comme on joue au cerceau ! Georges Bataille dit
que le concept, c’est un cri. Quand je parle de la « double aliénation », c’est un mot
d’ordre politique. Ce que j’essaye de formuler là, c’est un mot d’ordre du politique. Le
!12
politique, c’est ce qui est mis en question dans l’articulation entre la demande, le
désir et le transfert et tout ce qui s’ensuit. Qu’est-ce qu’un PDG a affaire avec le
fantasme  ? Allez poser le problème rue de Ségur  ! «  Et alors, les fantasmes  ?  » Il
appelle les flics, si on insiste un peu trop  ! Mais ça s’infiltre, même à la Borde, ça
s’infiltre. J’ai des exemples actuellement sur des infiltrations effrayantes. Je disais
hier dans une petite réunion  : «  J’en ai marre, je voudrais avoir quarante ans de
moins pour lutter contre les infiltrations de la politique qui empêchent qu’il y ait du
politique  ». Or, le politique, c’est le juridique, c’est la juridiction locale. Ce qui se
passe entre demande et désir, c’est de l’ordre qu’il faudrait redéfinir. C’est pour ça
que je faisais aussi bien appel à Kantorowicz qu’à Tosquelles ou à Pierre Clastres.
Pierre Clastres parlait de la société contre l’État. Il voulait décrire ce qu’il avait vécu
chez les Guaranis, les indiens du Paraguay. Les indiens étaient bien en avance sur
les 35 heures, ils travaillaient trois heures, largement. Par temps de pluie, quatre
heures. Mais trois heures, ça suffit bien ! On dit : « Ah, il n’y a que les femmes qui
font le boulot ! ». Mais ce n’est pas vrai ! Ils travaillent juste ce qu’il faut pour avoir de
la viande et de quoi bouffer, etc. Ils n’accumulent pas. Ça les amuse de faire la
guerre de temps en temps, mais pas trop. La chose la plus dramatique, c’est quand il
y a un type un peu parano.
Il faudrait relire des passages. Il ne faut pas croire que c’est bien. Les Guaranis, ce
n’est pas un modèle, mais c’est la logique de l’accumulation qui fait que va se
produire justement la structure de l’État. Il y a un type plus malin que les autres, qui
va profiter etc., l’exploitation… Il développe ça parfaitement bien. Il faudrait en lire
des passages quand j’aurai plus de temps. Dans un système hospitalier, on ne peut
pas introduire une dimension Guarani […]! Mais c’est certain qu’ils ne travaillent pas
comme les Guarani  ! C’est vrai, ils font plus  ! Et puis, qu’est-ce que c’est que  le
travail  ? On sait bien que Freud, Weizsäcker et compagnie…le travail du deuil, le
travail de la maladie, le travail de l’amour, etc… Une fois, au début de La Borde, Félix
vient à midi. Je lui dis : « Je ne t’ai pas vu à 9h ce matin, pourquoi ? » Félix m’a dit :
« J’ai travaillé, j’ai rêvé de La Borde ! ». Il n’y avait plus rien à dire ! Il avait peut-être
raison  ! Il y a des gens qui sont là qui feraient mieux d’être ailleurs  ! Ce sont des
poids lourds plutôt ! Mais il ne faut pas le dire.
Alors, on en arrive là à une autre articulation que je voulais proposer. L’articulation
entre l’aliénation sociale et l’aliénation transcendantale. Pour reprendre une
stéréotypie d’il y a quelques temps, de l’année dernière ou il y a deux ou trois ans,
une stéréotypie que j’avais piochée chez Niels Egebak, un universitaire de Aarus, au
Danemark. Il m’avait envoyé un texte magnifique, d’une érudition extraordinaire, sur
la notion de travail chez Marx, en remettant en question toutes les âneries de
beaucoup de marxologues. Pas tous, mais des gens qui ont compris de travers. Il
reprenait tout. Il reprenait aussi bien les Manuscrits de 1844 que les Manuscrits de
1842, et puis les Grundrisse. Et alors, en prenant un modèle épistémico…ce que
vous voulez, de Georges Bataille, la distinction entre «  économie générale  » et
«  économie restreinte  ». Pour résumer, on peut dire  : l’économie restreinte, c’est
l’économie telle qu’elle est décrite par Marx dans ce qui allait devenir « Le Capital »,
c’est-à-dire la production capitaliste, le processus productif, c’est-à-dire l’incarnation
d’une force de travail qui produit, qui transforme un objet en marchandise, avec toute
la thématique du fétichisme. Et après, de la consommation qui doit être prise
absolument dans le processus de production. Parce qu’on voit la déviation quand on
met d’un côté la consommation et puis la production. Mais c’est dans le même truc.
Dans la consommation, il faut reprendre ce qui influe dialectiquement sur la force de
travail, sur les valeurs d’échange, en mettant peut-être en sourdine la valeur d’usage.
!13
Tosquelles insiste beaucoup là-dessus. Et ça, ça s’appelle « l’économie restreinte »,
c’est-à-dire l’économie de la plus-value, du profit, du mesurable, avec toutes les
équations, avec l’économie mondialiste au fond, avec une complexité plus grande
maintenant, avec toutes les histoires de modernisation. Mais n’empêche que ça
restait ça : nous sommes tous traités comme des produits. Un enfant est un produit.
On peut dire  : «  Combien tu as de produits chez toi  ?  » pour dire «  Combien
d’enfants ? » « J’ai cinq produits ! » On peut changer de mots, comme ça gêne. Vous
savez les nouvelles réglementations. Les formateurs d’instituteurs à l’Éducation
Nationale qui est toujours à la pointe de la connerie ! Les formateurs disent : « Il ne
faut plus employer le mot « élève », il faut employer le mot « apprenant ». D’ailleurs,
il y a une Circulaire de l’Éducation Nationale qui recommandait dans les textes
officiels aux professeurs de gym dans les lycées : « Vous devriez utiliser davantage
le circonstanciel rebondissant », et ça veut dire « jouer au ballon ! » C’est digne de
Klemperer. Michel Balat est allé voir les traces de Klemperer à Dresde. Il avait pu
conserver des bouts de papier pendant l’époque nazie. Et les mots changeaient
d’accentuation de sens. La littérature nazie, et le comble, c’est qu’il a continué
d’écrire ça, les mêmes mots servaient à la dictature stalinienne, et après en
Allemagne, en RDA. C’est ça, Klemperer  ! Eh bien, c’est un indice très grave
d’infiltrer des mots. Et il y en a plein !
Pourquoi je disais ça ? Je ne sais plus ! Ah si, c’est pour dire : l’économie restreinte,
c’est-à-dire l’économie de production du mesurable, du chronométrable, en croyant
que c’est ça, l’efficacité. Et alors, ce qui a été démontré (ce que dit très bien Niels
Egebak et qu’on retrouve parfaitement bien dans toutes les réflexions, dans la
pathologie du travail de Christophe Dejours, de Pascale Molinier, Lise Gaignard et
tous ces gens-là, on voit bien que ce qui est en jeu dans ce qui est efficace dans ce
domaine de la psychiatrie, de la pédagogie, de l’éducation, etc…,  ce n’est pas le
temps de travail. J’ai des comptes rendus de ce qui se passe dans les IMP, c’est
effrayant. Pour reprendre ce que disait Freud, et ce que dit encore mieux Lacan: ce
qui est efficace, ce n’est pas l’exactitude, c’est la vérité. Alors, allez dire ça rue de
Ségur ! « Nous sommes pour la vérité ! ». Ils vont dire : « Ça va, paranos ! ». Dans
une relation avec des psychotiques etc., ou même des enfants, il y a  la façon d’être.
Pascale Molinier, dans une étude sur un service de chirurgie, dit, comment peut-on
tenir compte de ce qui est efficace, ce qu’on appelle la compassion ? Ça se mesure,
ça ? Et elle commence son article par : « Le travail est invisible ». Et on sait bien que
la pire des choses qu’on peut faire dans les administrations, c’est la grève du zèle. A
ce moment-là, le rendement baisse. Parce que ce qui compte, c’est justement ce qui
ne se voit pas. Or, dans le travail analytique, c’est du même ordre, l’interprétation…
Une fois, un type est venu à La Borde de la part d’un type que j’avais beaucoup […].
Il m’avait envoyé des psychologues à La Borde en me demandant très poliment, «
est-ce qu’on pourrait filmer et enregistrer une séance d’analyse ? » Parce que c’était
de la science, de la science positiviste !
Eh bien ça, ce qui est en question dans la surdétermination inconsciente, ce qui est
en question dans le désir inconscient inaccessible, le fantasme, le transfert, etc…,
c’est du côté de ce que Georges Bataille appelle « l’économie générale ». C’est ce
qui avait été très bien vu par Marx lui-même. Et ça, Niels Egebak le dit très bien.
Marx était très conscient de ça. Il disait : « ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe
dans les fabriques, je décris cette misère épouvantable ». Mais n’empêche que dans
les Grundrisse, en 1858, contre l’avis de Engels, il avait repris la logique de Hegel, et
il avait parlé de ce qui compte pour qu’il y ait une force de travail concrète qui
transforme l’objet en marchandise. Il avait trouvé ce terme, il faut qu’il y ait un
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«  travail négatif  » ou un «  travail vivant  », c’est le même terme. Et il est non-
mesurable et c’est de l’ordre du Spiel, c’est-à-dire du jeu. Le jeu, c’est ce qui rend
efficace la relation, et ce n’est pas mesurable. Or, il semble qu’actuellement, on a
une sorte de traitement du travail de psychothérapie, de rencontres, comme si on
était dans le domaine de l’économie restreinte, c’est-à-dire mesurable, chronomètre
et compagnie. Le reste, c’est de la fantaisie. Alors, on peut poser une question  : à
quoi ça sert, un sourire ? Ça suffit de nous emmerder ! Ça a été reproché, ça ! Il y a
un cadre infirmier, dans un hôpital où il y a des chiens policiers, une bonne femme
bien diplômée, cadre infirmier, c’est supérieur maintenant. Elle a convoqué une
infirmière qui travaille depuis trente ans là-dedans, et qui souriait un tout petit peu :
«  Arrêtez de sourire  ! Arrêtez avec votre manœuvre de séduction  ! Le sourire est
interdit dans la nouvelle science psychiatrique ! Et arrêtez vos espèces de conneries
de Club et compagnie, c’est terminé ! Maintenant, on est dans la neuroscience ! » Je
ne fais que répéter. C’est faire entrer de force dans l’économie restreinte. Or, il
semble que la jonction entre les deux surdéterminations, c’est la rencontre entre
l’économie restreinte telle qu’elle est imposée dans le cadre hospitalier, et puis
l’économie générale, celle à laquelle on a affaire. Or, la position de tout le travail de
« la machine abstraite », l’opérateur sémantique, type Saumjan ou je ne sais pas qui,
où il y a de la diacritique, c’est justement pour dire : comment peut-on argumenter les
choses concrètement pour qu’on puisse tenir compte de ce qui est efficace ? On voit
bien que la fonction soignante, comme on dit, et c’est là que, malgré tout, Bonnafé
avait bien raison quand il déclamait « le potentiel soignant du peuple », c’est-à-dire
dans l’équation psychothérapique au sens très large du terme, qu’est-ce qui joue ?
Le climat ? Le bon air ? Les herbes ? Être en cellule ? La façon d’être ? Et on voit
bien que dans certains cas quelquefois, un schizophrène est bien plus efficace que
tous les médecins du monde vis-à-vis d’un de ses copains, à condition qu’il ait la
possibilité de le faire et qu’on ne l’emmerde pas avec je ne sais pas quoi, qu’il puisse
s’exprimer. On sait bien qu’il y a une fonction soignante partagée. C’est pour ça que
je dis, un des maîtres-mots de toute cette histoire de psychothérapie dite
institutionnelle, ça devrait être le mot «  partage  ». Ça fait bien de citer Pindare  :
« Partage est notre maître à tous ». Ce n’est pas le partage en tranches égales, c’est
partager des fonctions.
C’est pour ça que depuis 1953, je fais la distinction entre fonction, rôle,  statut. La
fonction soignante, surtout dans une collectivité où il y a des schizophrènes
complètement dispersés dans leur transfert, la fonction soignante est démultipliée. Et
là, on retrouve Tosquelles qui parle de multiréférentiabilité, de dimension
polyphonique avec laquelle on travaille. Et quelquefois, il y a un changement
extraordinaire. Si on analyse bien, c’est peut-être des choses qu’on n’a même pas
vu, qui ont amené une rencontre, un changement. C’est ce que dit Lacan à propos
de l’interprétation. L’interprétation, ce n’est pas simplement le psychanalyste qui va
dire : « ah, je vous ai compris ! » Il n’y a rien de pire ! C’est une illusion paranoïaque
de comprendre quelque chose. Même si vous comprenez ce que je dis, il faut se
méfier ! Le fait de sentir quelque chose qui s’est passé, souvent l’interprétation vient
tout à fait ailleurs que dans la séance, c’est bien connu  ! Heureusement que pour
aller voir l’analyste, il faut prendre le train quelquefois, ça fait des rencontres qui sont
modulées par ce qui est en question dans le transfert, et qui fait qu’il y a coupure
dans l’existence. De même, dans une collectivité, il y a des quantités de petites
choses comme ça, qu’on ne voit pas mais qui jouent un rôle énorme. On est très
surpris des fois du savoir du schizophrène…
La semaine dernière, il y a une schizophrène, drôlement schizophrène, un lundi soir,
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vers 10h30 du soir, il faut être là. On m’a appelé, je suis arrivé cinq minutes après,
elle était morte. Ce n’est pas un court séjour, ça faisait douze ans qu’elle était là.
Mais en fin de compte, la personne qui m’a parlé d’elle d’une façon la plus précise
etc., c’est […] qui en parlait beaucoup mieux que le médecin qui la suivait. Elle savait
tout, quel était l’âge de sa fille, quand est-ce qu’elle était rentrée, quand est-ce
qu’elle était venue en France, etc… Ça fait réfléchir quand même. Parce qu’il y avait
une sorte de convivialité, de connivence. On a affaire à ça. Et c’est ça en fin de
compte qui maintenait une existence apparemment très appauvrie, mais l’existence
de choses qui se sont manifestées à cette occasion ultime de la mort. On voit
apparaître le troisième terme de Pierre Legendre : « La mort, la parole, le pouvoir ».
C’est cette dimension-là, et c’est là qu’on peut dire : ça n’est possible que s’il y a du
politique, c’est-à-dire l’articulation entre toutes ces choses-là.
Et c’est là que se pose le problème que je trouve difficile à poser. Marx n’aurait pas
suffisamment parlé de la valeur d’usage. Il faudrait réfléchir à ça. Ce n’est pas sûr du
tout. Tout ce qu’on peut raconter, les rapports entre valeur d’échange et valeur
d’usage. Or, est-ce qu’on n’est pas un petit peu dans l’économie générale, c’est-à-
dire de ce qui n’est pas mesurable ? Est-ce qu’on n’est pas au niveau de la valeur
d’usage, bien plus que de la valeur d’échange  ? Sinon, rapidement, on en arrive à
des termes terribles qui ne sont pas nouveaux  : «  Combien ça vaut, un
schizophrène ? ». « Combien ça vaut, un dément ? ». Une amie de Sarreguemines
qui est venue ici longtemps, Eve-Marie Roth, elle a été pendant vingt ans médecin-
chef à l’hôpital de sûreté de Sarreguemines. Elle disait que de la part de
l’Administration, du Ministère, de la Préfecture, etc…, il y avait dans tout l’hôpital à
peu près cinq ou six […] et c’était pointé financièrement : « Un débile profond vaut
tant, un schizophrène vaut tant, un dément vaut tant, et il faut passer tant de temps
avec l’un et pas la même chose avec l’autre. Sept minutes avec un schizophrène
c’est largement suffisant ! Au bout de huit, tu frises la faute professionnelle ! » Voilà à
peu près où ça en est actuellement !
Or, c’est un peu dans ce sens-là que je disais, ce qui est en question dans le
politique, c’est l’articulation entre les deux systèmes aliénatoires, les deux
surdéterminations plutôt, la demande, le désir, la valeur d’usage, la valeur
d’échange, qui mettent en question cliniquement ce qu’on peut appeler : qu’en est-il
de la pathoplastie ? À condition de ne pas se tromper, encore une fois, n’en déplaise
à certains…il ne faut pas se tromper de diagnostic ! Dernièrement, j’ai fait à nouveau
un blabla provocateur sur, faire un diagnostic, un vrai diagnostic, ne pas confondre
une schizophrénie avec une psychose hystérique, et ne pas dire des ordures, par
exemple, sur Pankow, je ne vais pas vous citer le type parce que c’est trop grave !
En disant que ses malades n’étaient pas schizophrènes, qu’elle avait fait des erreurs
de diagnostic, qu’elle confondait des hystériques avec des psychoses graves ! Et ça,
c’est un discours officiel…
La position du politique, c’est une position non pas sectaire, mais qui devrait être une
position de rigueur, pour savoir de quoi on parle quand on fait ce travail-là. Ne pas
confondre le désir, la demande et tous ces machins-là. Voilà à peu près, très
rapidement, et puis une autre fois, je vous lirai des petits bouts de textes pour vous
amuser un peu. Quelques minutes de réflexion, à l’aide ! Il faut m’aider ! Amédée et
fleurissant, c’est dans «  Les caves du Vatican  ». C’est un texte très important pour
comprendre la psychothérapie institutionnelle. Avec Tosquelles, on disait  : «  Les
caves du Vatican », c’est parfait. Pour avoir du fric pour soigner les pauvres malades,
il faut se transformer en Proto, c’est-à-dire en faux curé pour aller chercher du fric,

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pour sauver les pauvres malades, et puis s’inscrire dans une société de
consommation mais sans se faire mesurer !

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