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123 REVUE MENSUELLE FÉVRIER 1961

4
id/l
^-

1921
1961
Lucien Sève

Jean-Paul Sartre
et la dialeetique en 1960
Dans la France d’aujourd’hui, la pensée non marxiste de
gauche, c’est-à-dire la pensée démocratique bourgeoise, est
frappée d’une stérilité qu’il lui est de plus en plus difficile de
cacher. Cette crise ne peut plus passer pour une récession
temporaire, elle a tous les caractères d’une crise générale. Le
fait est particulièrement flagrant dans le domaine philosophique :
nous ne voyons pas qu’il y ait eu depuis des générations, dans
l’histoire de la philosophie française, une décennie aussi déses­
pérément vide, pour cette tendance de la pensée, que celle que
nous avons vécue depuis 1950. Mis à part quelques travaux
érudits d’histoire de la philosophie, on n’y discerne pas l’ombre
d’une oeuvre qui ait quelque chance de faire époque, pas le
moindre soupçon de renouvellement réel : rien d’autre, pour
l’essentiel, que le rabâchage des mêmes vieux couplets à partir
de Husserl et de Heidegger, de la psychanalyse ou de la socio­
logie compréhensive, que les mêmes valses-hésitation autour du
marxisme, dont nous connaissons l’air par cœur depuis vingt,
trente, quarante ans. Qu’on y réfléchisse : même les chefs de
file vivent sur la notoriété qu’ils se sont acquise avec des œuvres
qui vont maintenant, dans les meilleurs des cas, sur leurs
vingt ans. Ce qu’ils ont publié depuis, dans le domaine philoso­
phique, n’en était dans l’ensemble que la paraphrase. Certes
on accepte volontiers des grands penseurs qu’ils se taisent un
certain temps : ne faut-il pas après tout qu’eux aussi rechar­
gent leurs accus ? Mais qu’après s’être tus toute une décennie —
si l’on excepte les broutilles qui ressortissent à la petite chro­
nique, non à la grande philosophie — ils ne trouvent rien de
fondamental à dire dans les années extraordinaires que nous
vivons, cela change tout : s’ils ne disent rien, ne serait-ce pas
tout simplement qu’ils n’ont plus rien à dire ?
Cette carence criante de la pensée démocratique bourgeoise
n’est pas accidentelle. La philosophie elle aussi se nourrit du
mouvement réel de l’histoire, même si c’est par un processus
78 moins direct et plus complexe que d’autres activités de la pensée.
Tant que la société bourgeoise déclinante conservait un certain
mouvement pour aller plus loin dans la recherche de la vérité
et de la justice, une philosophie bourgeoise vivante était encore
pensable. Mais aujourd'hui, selon une formule d’une exactitude
rigoureuse, la bourgeoisie, comme classe, est devenue réaction­
naire sur toute la ligne. Il n’y a donc plus rien dans le mouve­
ment réel qui puisse nourrir une philosophie d’orientation
bourgeoise, même démocratique. Aujourd'hui, tout le mouvement
du progrès va dans le sens du marxisme. Les penseurs qui ont
acquis leur notoriété il y a un quart de siècle en flirtant avec
lui ou en s’en rapprochant, mais qui dès cette époque ont tracé
la limite infranchissable de ce qu’ils lui accordent, sont donc
nécessairement immobiles, quelle que puisse être leur agitation
superficielle. Dans la zone bleue des idées marxistes, leur disque
phénoménologique, existentialiste ou personnaliste a depuis long­
temps atteint et dépassé la limite du stationnement. Et nous
nous risquons à penser que d’ores et déjà leur véhicule est promis
à la fourrière.

Or voici, annoncé depuis trois ans par les Temps moder­


nes, un Sartre comme on n’en avait plus vu depuis l’Etre et
le Néant, un Sartre de 750 pages grand format — quelques
dizaines de plus que l’Etre et le Néant lui-même — et encore
sommes-nous prévenus que c’est là seulement le premier volume.
A ne faire que la soupeser, cette Critique de la raison
dialectique^ apparaît donc comme un robuste défi au jugement
que nous portons sur la philosophie non-marxiste contempo­
raine. Mieux : ce serait, si l’on en croit Sartre, un renouvelle­
ment du marxisme lui-même, qui s’était arrêté, et auquel l’exis­
tentialisme pourrait rendre vie.
L’affaire est d’importance. Au-delà de Sartre, c’est de tout le
mouvement contemporain des idées et du sens dans lequel il va
qu’il est question. Essayons d’en juger.
Et d’abord, du point de \’ue formel; car les problèmes de
forme involontairement soulevés par la Critique de la raison
dialectique nous paraissent êtie d’une telle ampleur qu’ils sont
déjà des problèmes de contenu, c’est-à-dire des problèmes
essentiels.
Disons sans ambages que la majeure partie de ces 750 pages
est à peu près illisible pour un non-spécialiste. Nous mettons
notre main au feu que si le livre est lu, ce qui s’appelle lu, par
plus de deux cents personnes en France, cela tiendra du prodige.
79
1. J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique.
T. 1, Théorie des ensembles pratiques, Galli­
mard, 1960.
Nous croyons avoir, comme lecteur philosophique, bon estomac,
et le genre abstrait ne nous fait pas peur. Mais franchement, il
faut reconnaître que pour lire ce livre sans en sauter une ligne,
ce n’est pas trop que de faire appel à toute sa vertu. Nous ne
sommes pas seul à l’écrire. Mais nous ne voyons pas que la cri­
tique jusqu’ici ait fait le moindre effort pour approfondir cette
"S
constatation primordiale.
Arrêtons-nous au contraire sur cette exceptionnelle diffi­
culté de lecture. Elle tient d’abord à ce que Sartre semble
n’avoir fait aucun effort en faveur de son lecteur. Une fois de
plus, mais pis que jamais, il nous livre à l’état presque brut la
première coulée de sa féconde plume, sans même avoir pris
la peine d’y corriger les fautes de français^. Comment peut-on
publier un livre dans lequel un paragraphe s’étale sur huit
grandes pages sans un seul retour à la ligne, aussitôt suivi d’ail­
leurs d’un autre de cinq pages, le tout rehaussé d’une note qui
se prolonge elle-même sur six pages, assortie à son tour de notes
de note Un texte dans lequel il y a des 1 “ ) qui ne sont suivis
d’aucun 2°), des «premier moment» qui, typographiquement
tout au moins, ne renvoient à aucun « second moment » ?^.
Mais il y a beaucoup plus. Comment peut-on, traitant de
questions scientifiques de la plus haute importance, et qui exi­
geraient la clarté la plus grande, s’exprimer dans un style qui
dans bien des cas dépasse tout ce qu’on a pu lire sous la même
plume en fait d’hermétisme ? Voici, pour que le lecteur puisse
juger si nous exagérons, une analyse de rapports qui s’établis­
sent entre un manifestant et un organisateur de manifestation :
« fl convient pourtant de remarquer que cette totalisation
régulatrice réalise mon immanence au groupe sur la quasi-trans­
cendance du tiers totalisateur; car celui-ci, comme créateur
d’objectifs ou organisateur de moyens, se tient dans un rapport
tendu et contradictoire de transcendance-immanence. En sorte
que mon intégration, bien que réelle dans le maintenant et l’ici
qui me définissent, reste inachevée quelque part, en cet ici et
maintenant qui caractérise le tiers régulateur. Nous voyons
renaître un élément d’altérité propre au statut de groupe mais
qui demeure ici formel : le tiers est bien le même, la praxis est
bien commune partout; mais un décalage tournant le fait tota­
lisant quand je suis moyen totalisé du groupe et inversement. »»
Voici quelques lignes destinées à résumer plus clairement
un long développement touffu ;
« Ces dernières remarques visent à montrer que la souve-
2. « Préjuger de... », « décade » pour décennie,
etc., ce qui est tout de même choquant sous
80
la plume d’un grand écrivain. Cf. Critique de la
raison dialectique, pp. 117, 119, 150, 156, 197,
257, etc.
3. Pp. 330 et suivantes.
4. Pp. 333,404.
5. P. 409.
raineté du tiers indépassable se produit, dans un groupe en voie
de s’institutionnaliser, lorsque l’exigence vide et inerte du sys­
tème institutionnel réclamant son unité coïncide avec le blocage
de la récurrence par une supériorité matérielle et accidentelle. »6
Sur 750 pages, il y en a bien au bas mot 600 qui sont écrites
dans ce style. Dès lors, avons-nous tort de dire sans ménagement
que du point de vue formel, il y a dans cette Critique de la rai­
son dialectique quelque chose qui ne va pas ?
On nous dira que ce sont des vétilles, que la critique en est
mesquine et qu’il serait préférable d’en venir au fond. Nous
pensons exactement le contraire, que cette question est en
réalité capitale, et qu’elle touche au fond. Parce que, depuis
plusieurs dizaines d'années, la philosophie non-marxiste fran­
çaise a été de plus en plus largement et de plus en plus profon­
dément touchée par l’épidémie redoutable du galimatias. Ils ne
mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. Ce n’est donc
pas une mesquine querelle personnelle que nous cherchons ici
à Sartre, c’est le sens profond d'un phénomène idéologique géné­
ral qu’à partir de son livre nous voudrions mettre en lumière.
Il faut rappeler que la bataille pour un langage philosophi­
que clair, avec le minimum nécessaire de termes techniques bien
définis, a été dans le développement de la pensée moderne une
Pataille absolument centrale, de Rabelais à Diderot en passant
par Descartes. Le double objectif de cette bataille, c’était de
rendre accessibles les grandes questions philosophiques à un
vaste public cultivé, par dessus la tête des coteries d’intellectuels
réactionnaires au service du pouvoir, donc de faire juge les plus
larges couches du peuple — et c’était en même temps de porter
un coup mortel aux élucubrations métaphysico-théologiques qui
ne peuvent avoir bon air que dans le clair-obscur d’un jargon
scolastique, mais dont la niaiserie éclate lorsqu’on les traduit
dans le langage de tout le monde. C’était donc une bataille pour
la démocratie culturelle et pour la vérité scientifique à la fois
— une bataille sur le fond, et non sur la seule forme. Au
contraire, il est très frappant de constater que la prolifération
du jargon a toujours correspondu, dans notre histoire de la
philosophie, à la tentative de soustraire les grands débats
d’idées au jugement critique du peuple et de réintroduire frau­
duleusement dans la philosophie des thèses condamnées par la
science : c’est évident aussi bien pour le début du xix' siècle
que pour la fin du xvr, et nous avons montré ailleurs que c’est
aussi le secret du jargon contemporain de type phénoméno-
logico-existentialiste, dont l’ascendance théologique n’est plus à
démontrer.’’
Dans ces conditions, qu’un penseur comme Sartre, — qui
81
6. P. 602.
7. Cf. La Pensée, n° 91, pp. 74 et suivantes.
â non seulement se réclame de la tradition humaniste démocrati­
•k* que et scientifique, mais se proclame marxiste, c’est-à-dire
adepte de la philosophie par excellence qui prolonge dans le
présent et pousse plus avant la lutte contre le jargon spécu­
latif, — en rajoute encore par rapport à Husserl et à Heidegger,
-2 cela jette dès le départ un doute quant à la nature exacte de
l’apport qu’il se propose de faire au marxisme. Un double doute :
d’abord, qui veut-il faire juge, ou, pour reprendre la question
pertinente qu’il posait lui-même il y a plus de dix ans dans
Qu'est-ce que la littérature ? : pour qui écrit-il ? Pour les cen­
taines de milliers de Français qui composent le public philoso­
phique réel appelé à connaître du débat capital entre le
marxisme et ses succédanés plus ou moins idéalistes ? Ou bien
pour quelques dizaines de spécialistes qui, dans la France
d’aujourd’hui, sont inévitablement en majorité des penseurs
bourgeois, et dont l’opinion est faite d’avance — faite contre
le marxisme ? La réponse est malheureusement évidente. La
Critique de la raison dialectique étant formellement ce qu’elle
est, l’écrasante majorité du grand public philosophique sera hors
d’état d’aller voir par elle-même ce que valent effectivement les
thèses hostiles au marxisme « orthodoxe » — thèses que la
bourgeoisie ne manque pas, elle, de diffuser en langage clair,
anéantissant d’ailleurs par là le sophisme selon lequel les pro­
blèmes traités par Sartre ne pourraient pas être abordés autre­
ment que dans une langue abstruse à cause de leur complexité.
Si Sartre a véritablement confiance dans la justesse de sa
position au point de vue du marxisme, pourquoi donc cette peur
de la confrontation avec le marxisme dans les termes accessibles
que le marxisme utilise ?

Pourquoi, sinon — deuxième cause de doute quant à la


nature exacte de 1’ « apport » sartrien au marxisme — parce
que dans les conditions d’une entière clarté formelle, le carac­
tère non-marxiste des thèses sartriennes sauterait aux yeux ?
Donnons un exemple significatif : « Lorsque Marx dit que le
Capital s’exprime par la bouche du capitaliste, il faut l’entendre
au sens où l’économie pratique du capitalisme se constitue com­
me sérialité et se traduit comme un certain système sériel de
relations polarisées par une unité de transfini. »8

Au-delà du jargon, que trouvons-nous dans ce commentaire


sartrien ? Ceci : Marx dit clairement une chose claire — ce n’est
pas le capitaliste qui fait le capitalisme, c’est le capitalisme qui
fait le capitaliste.
82
8. Pp. 691 et 698.
« Je n’ai pas peint en rose le capitalisme et le propriétaire
foncier, écrit-il. Mais il ne s’agit ici des personnes qu’autant qu’el­
les sont la personnification des catégories économiques, les
supports d’intérêts et de rapports de classes déterminés. Mon
point de vue d’après lequel le développement de la formation
économique de la société est assimilable à la marche de la natu­
re et à son histoire peut moins que tout autre rendre l’individu
responsable de rapports dont il reste socialement la créature,
quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager. »9
Or cela, qui est la base de toute conception matérialiste du
capitalisme, Sartre « l’entend au sens » où le capitalisme ne
serait qu’une « unité de transfini », c’est-à-dire tout bonnement
une abstraction, et où les individus capitalistes seraient la réalité
fondamentale. Autrement dit les « intérêts et les rapports de
classes déterminés », dont les capitalistes sont pour Marx les
créatures, deviennent à l’inverse dans la glose sartrienne les
créatures des capitalistes individuels. Le « sens » sartrien de la
formule de Marx est donc eii fait un contresens complet —
seulement ce contre-sens est caché par l’emploi d’un vocabulaire
ésotérique. Nous posons la question : ces contresens dont
on verra plus bas d’autres exemples, ces interprétations à
contre-pied du marxisme, sont-ils seulement la conséquence invo­
lontaire du jargon, ou bien par hasard n’en expliqueraient-ils
pas la fonction profonde ? Et lorsque Sartre définit la dialec­
tique de la manière suivante : « La dialectique, si elle existe, ne
peut être que la totalisation des totalisations concrètes
opérée par une multiplicité de singularités totalisantes »i#,
faut-il voir là seulement im nouvel eexemple de style fâcheuse­
ment obscur, ou un indice caractérisé de rechute formelle de
la dialectique au point où elle en était avant Marx, c’est-à-dire
à la spéculation métaphysique ? Comme on voit, ces questions
de forme ne nous détournent pas des questions de fond : au
contraire, elles nous y introduisent directement.

Et quel est le fond de cette Critique de la raison dialectique?


Pour une large part, il est connu depuis longtemps déjà, puisque
l’exposé des motifs, reproduit au début du livre, en a été publié
dès 1957 sous le titre : Questions de méthode. Résumons-le.
1° Le marxisme est la philosophie de notre temps. Il est
indépassable parce que les conditions historiques qui lui ont
83
9. Marx, Le Capital, T. 1. Ed. Sociales, 1950,
p. 20.
10. Critique..., p. 132.
donné naissance ne sont pas encore dépassées. Tout « dépasse­
ment » du marxisme est donc voué à l’échec, il n’est en réalité
que le rajeunissement apparent de la pensée prémarxiste. Sartre
• S se déclare donc marxiste.
^3
2° Mais en même temps, il continue à se réclamer de l’exis­
tentialisme. C’est qu’une certaine tendance de la pensée marxiste
— dont Engels serait Tancêtre, — et surtout les marxistes
français d’aujourd’hui, sclérosés par le stalinisme, commet­
traient une erreur fondamentale : ils oublieraient l’homme
CO
concret, les médiations qui relient le déterminisme historique
d’ensemble, affirmé à juste titre par le matérialisme historique,
à la pratique concrète — que Sartre baptise « praxis » — des
individus qui font l'histoire. Eliminant paresseusement ces mé­
diations, le marxisme serait retombé au niveau d’une métaphy­
sique scientiste incapable de fonder vraiment ses concepts et ses
décisions. La tâcha principale de l’heure serait donc de consti­
tuer une théorie marxiste de l’homme concret, c’est-à-dire de
fonder une anthropologie marxiste. C'est ici que l'existentia­
lisme, malgré son lourd passif idéaliste, serait d’une aide
inestimable, parce qu’il s’est justement développé comme philo-
lophie de l’individu concret, en réaction contre l’hégélianisme.
3“ La clef de toute anthropologie marxiste, c’est la dialec­
tique, parce que l’homme est par excellence un être dialectique.
C’est pourquoi l'anthropologie sartrienne commence par la
tentative de fonder la laison dialectique, et cette tentative doit
prendre la forme critique, parce que selon Sartre les marxistes
ne comprennent plus rien à la dialectique. Chez eux, elle aurait
dégénéré en un déterminisme purement extérieur, empirique et
abstrait, en « formulaire dogmatique » dépourvu de tout fécon­
dité. Incapables de la justifier, parce qu’ils la séparent de
l’homme concret qui en est l’agent, ils essaieraient en vain de
la présenter comme une loi métaphysique de la nature. Mais
dans ces conditions, la dialectique marxiste redevient une sorte
de fatalité incompréhensible et inhumaine. Ce qu’il faudrait au
contraire, ce serait lui rendre toute sa valeur euristique en la
ramenant à sa source : la « praxis » de l’individu humain.
Tel est le projet d’ensemble, que Questions de méthode
exposait il y a trois ans. Qu’un tel projet repose sur une critique
gratuite du marxisme et des « marxistes français d’aujourd’hui »,
c’est ce qui a déjà été montré à maintes reprises depuis 1957,
et nous n’avons pas l’intention d’y revenir ici. En revanche, ce
qu’il nous paraît nécessaire de souligner, c’est que Sartre se
propose aujourd’hui de fonder une dialectique matérialiste et
objective. Ce point est capital. En effet, depuis que le marxisme
84 a imposé la dialectique à l’attention de la pensée française.
c’est-à-dire cci-uis une trentaine d’années, les philosophes non-
marxistes n’ont cessé de combattre avec acharnement l’idée
d’une dialectique matérialiste et objective. Ce qu'ils ont admis
peu à peu, c’est l’idée d’une dialectique idéaliste et subjective,
c’est-à-dire l’idée que la connaissance, dans ses travaux d’appro­
che du réel, était conduite à opérer dialectiquement. Mais que
le réel lui-même fût dialectique, dans son essence, que la dialec­
tique fût non seulement la démarche du sujet connaissant mais
le processus de développement de l’objet connu, voilà ce que
jusqu'ici la philosophie non-marxiste — et Sartre y compris,
dans l’Etre et le Néant — affectait de tenir pour une niaiserie.
Or dans la Critique de la raison dialectique, Sartre fait sien te
projet de concevoir la dialectique, du moins en ce qui concerne
la réalité humaine, comme l'expression des processus matériels
et objectifs. Nous pensons que cela marque une date dans
l’acceptation progressive par la philosophie française des thèses
essentielles du marxisme. Dans ces conditions, et laissant de côté
toute discussion sur l’imagé absolument caricaturale du mar­
xisme sur laquelle repose la Critique de la raison dialectique,
nous devons dire que si le projet de Sartre y est effectivement
réalisé, fût-ce de manière partielle, ce livre doit être une contri­
bution importante au développement du matérialisme dialec­
tique.
D’autant que ce pas en avant, s’il est réel, pourrait
difficilement n’être pas suivi par d’autres. A partir du moment
en effet où l’on accorde que la dialectique n’est pas seulement
le mouvement de la pensée, mais celui de l’être — et fût-ce
seulement celui de l’être — conscient, — le verrou est tiré et la
porte ouverte à la reconnaissance de la dialectique de la nature.
Comment pourrait-on admettre, pour ne donner qu’un exemple,
l’existence d’une dialectique du besoin humain, et rejeter dans
le même temps l’existence d’une dialectique du besoin animal ?
On sent bien, dans la Critique de la raison dialectique, l’excep­
tionnelle fragilité de la démarcation que Sartre, sur un point
comme celui-là, semble vouloir maintenir entre les sciences de
l’homme, qui seraient dialectiques, et les sciences de la vie, qui
ne le seraient pas. Lorsqu’il écrit : « Le besoin est négation de la
négation dans la mesure où il se dénonce comme un manque à
l’intérieur de l’organisme »i', il a beau faire comme si cette ana­
lyse ne concernait que le besoin humain — tout le monde com
prend qu’il s’est engagé dans une voie qui rend désormais absurde
la condamnation dogmatique de la dialectique de la nature vivan
te, de la nature tout court. Sans doute ne faut-il pas attendre tout
de suite de Sartre un aveu qui constituerait de sa part la recon
naissance implicite que toute son argumentation antimarxistc
85
11. P. 165.
^ s’effondre. Mais il est déjà hautement significatif qu’au détour
■S’ d’une analyse, il adopte comme en passant cette position toute
^ nouvelle chez lui : « Il se peut qu’une connaissance profonde de
•S [l’objet de la biologie] lui donne, par ses contradictions, l’obliga-
tion de considérer l’organisme dans sa totalité, c’est-à-dire dialec-
tiquement, et d’envisager tous les faits biologiques dans leur
^ relation d’intériorité.
«U
■fc Certes, Sartre s’empresse aussitôt d’ajouter que « cela n’est
pas sûr » et qu’on manque de preuves pour l’affirmer — ce qui
revient tout simplement à dire que pour l’instant il se refuse
encore à regarder en face la montagne de preuves scientifiques
qui l’établissent. De plus, entre l’attitude ici ébauchée et la
conception marxiste d’une dialectique de la nature, il subsiste
encore bien des différences. Il n’en reste pas moins qu’une page
est en train d’être tournée dans l’attitude de Sartre à l’égard de
la dialectique de la nature, c’est-à-dire de la principale thèse qui
alimentait jusqu’ici sa polémique théorique contre le marxisme.
Les remarques qui précèdent permettent de comprendre
pourquoi, malgré la pénible impression que nous causaient à la
fois le parti pris stéréotypé de calomnier le marxisme et le jar­
gon indéfendable de l’exposé, nous avons abordé quant à
nous la lecture de la Critique de la raison dialectique avec une
nette sympathie de principe. Notre déception finale n’en aura
été que plus vive. Certes, et comme toujours chez Sartre, le
livre ne manque pas de richesses de détail. A côté d’analyses
pour le moins contestables, et parfois frisant le ridicule —
« presque ridicule », dit-il lui-même de l’une d’elles, avec une
naïveté déconcertante^'* — comme l’analyse de la trajectoire
d’une droite sécante d’un cercle, ou de la file d’attente d’un
autobus, il y a des pages, sans doute discutables, mais d’un inté­
rêt certain, comme l’analyse des particularités historiques du
prolétariat français*! ou de certaines formes de la prise de
conscience des rapports coloniaux***. Mais il est évident que ce
sont là, par rapport au projet fondamental, des mérites de
second ordre.
Ce qui définit le contenu essentiel du livre, c’est une méthode
et c’est une thèse de principe.

1° - La méthode, d’abord. « Fonder la dialectique comme


méthode universelle et loi universelle de l’anthropologie »16, c’est
la fonder a priori : telle est l’idée dominante de Sartre. Or l’er­
reur des marxistes, à cet égard, consisterait à croire qu’on peut
« tirer les lois dialectiques de la Nature par des procédés non-
86 12. P. 130, note 1.
13. P. 152, note.
14. Pp. 704 et suivantes.
15. Pp. 684 et suivantes.
16. P. 117.
dialectiques : comparaisons, analogies, abstraction, indue-
lion. »t''. Bref, il s’agirait pour eux de justifier la dialectique a
posteriori. Mais constatation n’est pas raison : il ne suffit pas
de constater que l’histoire est dialectique, il faut établir pourquoi
elle l’est, et ne peut pas ne pas l’être, c’est-à-dire qu’il faut éta­
blir que la dialectique est la condition a priori d’intelligibilité
de tout fait humain.
Cependant la recherche d’un fondement a priori ne doit pas
être entendue en un sens kantien, c’est-à-dire au sens d’un idéa­
lisme transcendantal : « A priori ne se rapporte pas ici à je ne
sais quels principes constitutifs et antérieurs à l’expérience, mais
à une universalité et à une nécessité contenues dans toute expé­
rience et débordant chaque expérience. »18
Autrement dit, il s’agit d’employer une méthode de type phé­
noménologique, qu’on pourrait définir comme une « intuition
des essences de toute praxis individuelle. »
2° - Et cette méthode est adaptée à la thèse de principe qui
anime tout le livre, savoir que la dialectique a sa source dans
la praxis individuelle. L’erreur du marxisme consisterait au fond
à ne voir que la dialectique toute constituée de l’histoire, non
sa dialectique constituante, c’est-à-dire à concevoir la dialecti­
que comme un résultat externe, non comme un mouvement
interne. « Si nous ne voulons pas que la dialectique redevienne
une loi divine, une fatalité métaphysique, il faut qu’elle vienne
des individus, et non de je ne sais quels ensembles supra-
individuels. »19
De cette manière, Sartre croit possible d’établir pourquoi
et comment la dialectique vient à l’histoire, et par conséquent
de rendre à la dialectique sa signification concrète et sa valeur
euristique. « En un mot, nous n’abordons ni l’histoire humaine, ni
la sociologie, ni l’ethnographie : nous prétendrions plutôt, pour
parodier un titre de Kant, jeter les bases de « Prolégomènes à
toute anthropologie future ». Si notre expérience critique, en
effet, devait donner des résultats positifs, nous aurions établi a
priori — et non pas, comme les marxistes croient l’avoir fait, a
posteriori — la valeur euristique de la méthode dialectique
quand elle est appliquée aux sciences de l’homme, et la néces­
sité, quel que soit le fait envisagé et pourvu qu’il soit humain,
de le replacer dans la totalisation en cours et de le compren­
dre à partir d’elle. »-0
Les 150 premières pages ayant ainsi défini le projet et sa
méthode, les 600 pages suivantes, à travers la laborieuse cons-
87
n. P. 130.
18. P. 130.
19. P. 131.
20. P. 153.
iruction de la théorie des ensembles pratiques — séries et
groupes — se présentent comme un premier acompte sur la
mise à exécution, laquelle, à la page 755 et provisoirement der­
•2 nière, est considérée par Sartre comme étant en bonne voie.
e La dialectique qui nous est proposée se donne donc comme
forte d’une double supériorité sur la dialectique marxiste :
méthodologiquement, elle est fondée a priori, et non enregis­
JS trée a posteriori — et quant à son contenu, elle doit être véri­
e
CO tablement concrète et féconde parce qu’elle sort de la pratique
humaine réelle, et non d’une sorte de métaphysique de la nature.
C’est ce dont nous allons essayer de juger point par point.

Et d’abord, de la volonté de fonder la dialectique a priori.


Sans doute ne sera-t-il pas inutile de rappeler d’abord quelques
vérités premières. Il n’y a en tout et pour tout que deux maniè­
res d’acquérir des idées : ou bien on les tire de l’étude de la
réalité, de l’examen des faits, de l’expérience au sens le plus
large du mot — et on les dit alors a posteriori — ou bien on les
construit dans sa tête, ou on croit les y trouver toutes construi­
tes, sans référence à une quelconque expérience — et on les
dit alors a priori. Tel est du moins le point de vue traditionnel.
Mais à y mieux regarder, il apparaît que les idées a priori sont
toujours construites à l’aide de matériaux et selon des principes
qui dérivent eux-mêmes, en dernière analyse, de l’expérience, en
sorte que les idées a priori ne sont jamais absolument a priori,
mais indirectement a posteriori. Ainsi même les concepts les
plus abstraits des mathématiques ou de la logique sont en der­
nière analyse tirés de l’expérience — ce qui est la seule raison
pour laquelle ils peuvent être appliqués avec succès à l’expé­
rience — mais ils en sont tirés par un ensemble de processus
qualitativement plus complexes que les idées a posteriori au
sens habituel du terme. Et il est essentiel de le comprendre.
Car utiliser par exemple des concepts en s’imaginant qu’ils sont
absolument a priori, c’est ne pas en saisir correctement le sens
et les limites de validité faute d’en connaître la source, le contenu
objectif, c’est s’exposer par conséquent à l’erreur. Tel est ren­
seignement indubitable de toute la théorie scientifique de la
connaissance, tel est le principe de base de toute conception
matérialiste de la connaissance.
On comprend donc que les catégories et les lois de la dia-
88 lectique ne sont pas et ne peuvent pas être a priori au sens
absolu du terme. C’est précisément sur ce point que la dialec­
tique marxiste s’est opposée dès le départ à la dialectique hégé­
lienne. L’étude des processus de développement de la nature,
de la société et de la pensée avait fait progressivement appa­
raître au cours des siècles, au-delà de leurs traits spécifiques et
de leur diversité, leur essence dialectique commune. Hegel est
le premier penseur qui ait saisi dans son ensemble le proces­
sus dialectique de tout développement et qui l’ait systématisé
en une logique dialectique. Mais au lieu de concevoir d’une
manière exacte le rapport entre cette logique dialectique et les
processus de développement réels, dont elle avait été extraite, il
prit la logique dialectique pour une réalité absolument a priori
et les processus de développement réels pour leur manifestation
dérivée, empirique. C'est pourquoi lorsqu’il aborde l’étude d’un
processus concret, il a toujours tendance à en construire le
développement, non à partir des faits, mais à partir des caté­
gories et des lois de la dialectique, tombant inévitablement dans
la spéculation non-scientifique, puisque cette manière de faire
revient à utiliser catégories et lois sans prendre garde à leur
signification concrète et à leurs limites de validité. C’est là une
attitude caractéristique de l’idéalisme.
L’apport capital de Marx à la dialectique, c’est d’avoir
comipris que la dialectique hégélienne était, en son fond, non
pas le seul produit subjectif des spéculations de Hegel, mais le
fruit inestimable de toute l’expérience humaine objective, qu’elle
avait une valeur scientifique immense, à la condition de la
« remettre sur ses pieds », de la renverser dans le sens maté­
rialiste, c’est-à-dire d’utiliser les catégories et les lois de la dia­
lectique, non comme démiurge de la réalité, mais comme l’ex­
pression la plus générale, l’essence la plus profonde des proces­
sus de développement — et c’est ensuite d’avoir abordé notam­
ment l’étude de l’histoire à la lumière de la dialectique maté­
rialiste, c’est-à-dire d’avoir dégagé, sans construction spéculative,
sans déduction arbitraire, la dialectique concrète de l’histoire
concrète.
Dans ces conditions, reprocher au marxisme de ne pas fon­
der la dialectique a priori, et se proposer de le faire à sa place,
pour lui rendre service, ne peut apparaître que comme une
bévue philosophique de première grandeur — ou bien c’est une
tentative sans bonne foi pour en revenir à la dialectique idéa­
liste sous le couvert frauduleux du « marxisme ». Sartre a bien
senti qu’il y avait là un point terriblement faible de sa démar­
che méthodologique. Il pose, de manière rhétorique, la question ■
« Taxera-t-on d’idéalisme le souci de fonder la dialectique mar­
xiste autrement que par son contenu ? »2i
89
21. P. 118.
Nous répondons oui sans hésiter. Et comment, si l’on se veut
marxiste, matérialiste, peut-on répondre autrement que par
«J l'affirmative ? La recherche d’un fondement a priori est depuis
•s plus de deux millénaires un trait distinctif de toute la philo­
sophie idéaliste, alors que le trait distinctif du matérialisme, à
cet égard, a toujours été de prendre pour point de départ
l’expérience.
Il est vrai que Sartre caresse l’espoir d’échapper au vice
t,e
idéaliste de la dialectique hégélienne en substituant à l’a priori
CO
tel que le concevait Hegel l’a priori tel que le conçoit la phéno­
ménologie, c’est-à-dire qu'au lieu de faire de la dialectique le
mouvement d’un esprit prétendu absolu, il cherche à la donner
pour le mouvement de la praxis vécue par l’individu humain,
considérée elle-même comme un fondement absolu. Mais, à ne
considérer encore cette prétention que du seul point de vue
méthodologique, comment ne pas voir que l’a priori reste l’a
priori, à quelque sauce qu’on l’accommode, et que l’idéalisme
n’est pas moins idéaliste lorsqu’au lieu d’être hégélien il devient
husserlien ? Posons en effet clairement la question : la dialec­
tique de la praxis individuelle étudiée par Sartre dans son
livre sera-t-elle dégagée de l’expérience ? Si elle l’était, la dia­
lectique sartrienne ne se distinguerait donc en rien, dans son
fondement, de la dialectique marxiste, et à cet égard les 7.S0
pages de la Critique de la raison dialectique auraient été écrites
en pure perte. Si elle ne l'est pas, elle est donc construite par
Sartre indépendamment de l’expérience, à partir de catégories
plus ou moins étrangères à leur objet, c’est-à-dire que nous
avons affaire à une dialectique « marxiste » remise sur la tête,
à une nouvelle tentative prémarxiste de construction spécul.i-
tive, non-scientifique, des processus réels.
Sartre cherche à louvoyer entre ces deux attitudes claires et
inconciliables, mais il n’est pas difficile de s’apercevoir qu’en fait
c’est la seconde qu’il adopte. Il prétend, à la différence de H\is-
serl qui « se tenait sur le terrain de la pure conscience for­
melle », s’appuyer, lui, sur « le monde concret de l’iir-toire ».22
Mais s’il s’appuyait effectivement, en marxiste, sur le monde
concret de l’histoire, c’en serait fini de toute prétention à l’a
priori. Autrement dit, la méthode phénoménologique a priori
est dans le livre de Sartre le moyen qui permet d’évacuer le
monde concret de l’histoire, comme fondement de la dialecti­
que, au profit du monde abstrait de la « réalité humaine », le
matérialisme historique au profit d'un idéalisme psychologique.
Nous touchons là au deuxième problème de fond soulevé
par la Critique de la raison dialectique : la question de savoir
90
22. P. 131.
si la praxis individuelle peut être considérée comme le fonde­
ment concret de l’histoire. Pour Sartre, la dialectique des mar­
xistes serait abstraite parce qu’elle ne sort pas de la pratique
des individus. Identifiant quand à lui l’individu et le concret, il
prétend améliorer le matérialisme historique en l’interprétant
comme le second chapitre — et seulement le second — d’une
anthropologie qui devrait commencer par la praxis vécue de
l’individu, c’est-à-dire, en bon français, par la psychologie. Mais
que vaut cette thèse de principe ?
Examinons-le d’abord à partir d’un exemple caractéristique
de la démarche sartrienne. Il s’agit d’analyser l’ascétisme per­
sonnel du capitaliste. Pour Sartre, la source et le sens de cet
ascétisme doivent être cherchés, non dans « je ne sais quels
ensembles supra-individuels », mais dans la praxis vécue du capi­
taliste. Voici ce que cela donne : « La bourgeoisie de la seconde
moitié du siècle adopte devant la vie une attitude de puritanisme
laïc dont la signification est immédiatement oppressive : la distinc­
tion. L’homme distingué fait l'objet d’un choix (des supérieurs) :
c’est l’individu recruté par cooptation de classe (ou maintenu dans
sa classe par reconnaissance permanente). Mais il n’est pas né
(même s’il est en fait bourgeois, fils de bourgeois). Or la nature et
le sang confèrent à l’aristocratie ses privilèges. Dans le monde
capitaliste et « démocratique » c’est au contraire la Nature qui
représente l’universalité, ce qui fait que l’ouvrier est, à première
vue, homme comme le Oourgeois. La distinction est antinature ; le
bourgeois est distingué en ce qu’il a supprimé en lui-même les
besoins. Et de fait il les supprime à la fois en les assouvissant
et en les cachant (et parfois en étalant un certain ascétisme) ;
il exerce une dictature sur le corps au nom du non-besoin ; ou,
en d’autres mots, une dictature de la culture sur la Nature. Son
vêtement est contrainte (corsets, cols et plastrons durs, haut-de-
forme, etc.) ; il affiche sa sobriété (des jeunes filles dînent
d’avance, quand on les invite à dîner, pour jeûner, en public),
son épouse ne fait pas mystère de sa frigidité (...) Or cette praxis
est oppressive ; par elle, d’abord, les bourgeois affirment leur
Etre-Autre par rapport aux exploités. »2J

Or cette question de l’ascétisme bourgeois a été traitée par


Marx dans le Capital. La comparaison des deux textes est saisis­
sante. Marx écrit, commentant la « théorie de l’abstinence » de
Senior, qui date de 1836 : « Le capitaliste n’est respectable
qu’autant qu’il est le capital fait homme. Dans ce rôle, il est lui
aussi, comme le thésauriseur, dominé par sa passion aveugle
pour la richesse abstraite, la valeur. Mais ce qui chez l’un paraît
91
23. P. 717.
§ être une manie individuelle est chez l’autre l’effet du mécanisme
social dont il n’est qu’un rouage.
^ Le développement de la production capitaliste nécessite un
^ agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et
la concurrence impose les lois immanentes de la production capi-
taliste comme lois coercitives externes à chaque capitaliste indi-
^ viduel. Elle ne lui permet pas de conserv'er son capital sans
^ l’accroître, et il ne peut continuer de l’accroître à moins d’une
k.
e accumulation progressive.
Sa volonté et sa conscience ne réfléchissant que les besoins
du capital qu’il représente, dans sa consommation personnelle
il ne saurait guère voir qu’une sorte de vol, d'emprunt au moins,
fait à l’accumulation ; et, en effet, la tenue des livres en partie
double met les dépenses privées au passif, comme sommes dues
par le capitaliste au capital.
Enfin, accumuler, c’est conquérir le monde de la richesse
sociale, étendre sa domination personnelle, augmenter le nombre
de ses sujets, c’est sacrifier à une ambition insatiable.
Mais le péché originel opère partout et gâte tout. A mesure
que se développe le mode de production capitaliste, et avec lui
l’accumulation et la richesse, le capitaliste cesse d’être simple
incarnation du capital. Il ressent une « émotion humaine » pour
son propre Adam, sa chair, et devient si civilisé, si sceptique
qu’il ose railler l’austérité ascétique comme un préjugé de
thésauriseur passé de mode. Tandis que le capitaliste de vieille
roche flétrit toute dépense individuelle qui n’est pas de rigueur,
n’y voyant qu’un empiètement sur l’accumulation, le capitaliste
modernisé est capable de voir dans la capitalisation de la plus-
value un obstacle à ses convoitises. Consommer, dit le premier,
c’est « s’abstenir » d’accumuler ; accumuler, dit le second, c’est
« renoncer à la jouissance.
Ainsi chez Marx nous ne trouvons pas seulement une des­
cription concrète et vivante du « conflit à la Faust » entre le
penchant à la jouissance et le penchant à l’abstinence vécus par
les capitalistes, nous trouvons l’explication scientifique du
conflit : les lois immanentes de la production et de la repro­
duction capitalistes, à un stade donné de leur développement,
déterminent le capitaliste individuel à sacrifier la consomma­
tion personnelle à l’accumulation. En même temps, toutes les
contradictions secondes, toute la dialectique du processus nous
deviennent compréhensibles à partir de cette donnée centrale :
la contradiction entre le mode de production capitaliste et l’indi­
vidu capitaliste de chair et d’os, la contradiction entre le capi­
taliste de vieille roche, proche encore du thésauriseur, et le capi
92
24. Marx, Le Capital, Ed. Sociales, 1950, T. III,
pp. 32 et suivantes.
taliste modernisé, chez qui trouve sa limite et vient s'inverser
la théorie de l’abstinence.
Au lieu de cela que trouvons-nous chez Sartre ? Une des­
cription anecdotique, datée, en dépit des faits les plus connus,
en dépit des romans de Balzac, de « la seconde moitié du XIX'
siècle » — une description dénuée de cohésion réelle — l’avarice
fondamentale du capitaliste mise sur le même plan que les
cols durs et que la « frigidité » de l’épouse, dont on se demande
bien ce qu’elle vient faire ici — une description construite arbitrai­
rement à partir de généralités abstraites ; Nature, culture, Etre-
Autre, qui conviendraient aussi bien au maître d’esclaves anti­
que qu’au capitaliste du XIX' siècle. D'explicatio r scientifique,
point. Pourquoi par exemple le capitaliste ne chercherait-il pas
sa « distinction » dans le luxe effréné plutôt que dans l’ascé­
tisme ? On ne nous l’explique pas, et on ne peut pas nous
l’expliquer, pour la bonne raison que le luxe effréné lui aussi
est réel, en même temps que son contraire l’abstinence, comme
Marx nous le fait parfaitement comprendre.
Autrement dit, alors que chez Marx nous avons une expli­
cation scientifique qui nous permet de comprendre historique­
ment la base des comportements individuels, chez Sartre, les
comportements individuels sont tout simplement traduits en
langage spéculatif — le jargon étant le sous-produit inévi­
table de cette alchimie stérile. Plus profondément : alors que
chez Marx nous avons une conception matérialiste et détermi­
niste de l’histoire et de l’homme, chez Sartre nous retombons
à une conception idéaliste et contingente.
« Il s’agit ici d’une invention individuelle, J'un.-* liLTe pra-
tic|uc. '>25 alliime-t-il en conclusion de son anaivse Dans ces
conditions, il sera permis d’écrire que sa déclaration d’intention
liminaire : « Nous adhérons sans réserves [au matérialisme his­
torique] »2C est proprement mystificatrice. La vérité, c’est qu’une
fois de plus on nous fait le coup de la substitution de l’idéalisme
au matérialisme sous le couvert d’un marxisme « amélioré ».
Car l’exemple que nous venons d’analyser en détail n’est
aucunement un exemple isolé. A peu près tout, dans ce premier
volume de la Critique de la raison dialectique, est de même fac­
ture. Sous prétexte d’aller chercher dans la praxis individuelle
des structures « ...qui se replacent logiquement avant cette
reconstruction historique [du marxisme], à un niveau d’indéter­
mination et de généralité plus grand »2i, on troque systématique­
ment le matérialisme historique contre une sorte de sociologie
transcendantale, dont les illustrations anecdotiques parviennent
93
25. Critique de la raison dialectique, n. 119.
26. P. 31.
27. P. 216.
mal à cacher l’abstraction foncière. Enfin Sartre écrit ; « Quand
nous étudierons la classe et l’être de classe, il nous arrivera de
prendre des exemples empruntés à l’histoire ouvrière. Mais notre
intention ne sera pas de définir cette classe particulière qu’on
nomme le prolétariat : nous n’aurons d’autre but que de chercher
sur ces exemples la constitution d’une classe, sa fonction de tota­
lisation, etc... »28 Ce qui revient à dire que pour lui, il ne s’agit
aucunement de chercher la dialectique concrète de l’histoire
e ouvrière concrète — cela est renvoyé « au bout du voyage »29, au
CO volume deux, à un avenir indéfini — mais d’étudier une prétendue
structure anthropologique universelle : la constitution de la clas­
se en général, l’histoire ouvrière n’étant plus dans cette perspec­
tive d’un réservoir d’exemples destinés à « faire concret », au
même titre que pourrait l’être l’histoire d’une société féodale
et esclavagiste. Comme si les processus de constitution de la
bourgeoisie au moyen âge, par exemple, et les processus de
constitution du luolétariat au xviii' siècle étaient des varia­
tions de l’histoire sur le thème unique de la « constitution de
classe » qu’on pourrait étudier en soi, a priori, et à titre préju­
diciel ! Dans le même esprit, Sartre entreprend d’analyser la
constitution du groupe sur « une équipe de football aussi bien
qu’un groupe d’insurgés »'J0, la pratique médiatrice « qu’il
s’agisse des missi dominici, des chronométreurs dans une usine
ou des inspecteurs généraux de l’enseignement secondaire »3l, ou
encore — et là, on commence à deviner le sens très concret de
toutes ces abstractions — le rapport entre l’individu et le groupe
chez « un communiste! par exemple, ou un socialiste S.F.I.O. »32,
ou l’encadrement de la société « à l’Est comme à l’Ouest. »9S
Ce qui nous conduit à nous interroger sur la signification pro­
fonde du révisionnisme sartrien.

Constatons d’abord que, loin d’apporter le moindre dévelop­


pement créateur du marxisme, la Critique de la raison dialec-
tiaue est, pour reprendre la formule même de Sartre, un exem­
ple classique de « rajeunissement apparent de la philosophie
prémarxiste », et qui consacre une double faillite.
Faillite de la méthode phénoménologique, d’abord. Nous
pensons que le moment est venu de dire à ce sujet les choses
28. P. 153.
94 29. P. 493, note 1.
30. P. 468.
31. P. 536.
32. P. 558.
33. P. 623.
avec vigueur. Depuis des décennies on nous rebat les oreilles
de la prétendue fécondité révolutionnaire de cette méthode :
elle était destinée à bouleverser la face des sciences humaines,
et notamment à supplanter une fois pour toutes cette vieille
dialectique objective du marxisme dont il est admis qu’on ne
peut parler que sur le ton de l’extrême pitié. Or en réalité,
pendant que des chercheurs marxistes font avancer concrète­
ment les sciences de l’homme, de la psychologie de la person­
nalité à la sociologie religieuse, qu’apporte donc la méthode
phénoménologique, au jargon près dont elle est responsa­
ble ? Comment expliquer que dans la Critique de la raison
dialectique, ce monument de la méthode phénoménologique,
chaque fois ou presque que Sartre reprend selon ses normes
des analyses de Marx en annonçant qu’il va les perfectionner,
il laisse en réalité échapper tout ce qui en fait la valeur scien­
tifique ? Mais la chose n’est pas nouvelle. Qu’on y réfléchisse ;
est-ce un hasard si, dans les « travaux » plus anciens de Sartre,
sur Baudelaire, ou sur l’émotion, par exemple, tous les maté­
riaux scientifiques réels viennent, non pas du tout de Sartre,
mais de chercheurs étrangers à la méthode phénoménologique
— le Docteur Laforgue ou Pierre Janet — qui à des degrés
divers conçoivent les sciences de l’homme comme des sciences
explicatives et objectives ? Le phénoménologue apparaît ainsi
comme le pique-assiette des sciences humaines. Lorsque les
savants ont fait leur travail, notre homme paraît, qui traduit
en jargon phénoménologique leurs résultats sonnants et trébu­
chants, en prétendant leur révéler le « sens » de leurs décom
vertes dans le moment même où il liquide leur noyau objectif.
Nous pensons que cette activité de mouche du coche est dans
l’ordre des choses. La méthode phénoménologique n’est rien
d’autre qu’un certain vocabulaire descriptif des faits de cons­
cience, un avatar « moderne » de la vieille introspection. Or,
même si l’on admettait que ce vocabulaire est plus pertinent
qu’un autre, et qu'il a permis, chez Sartre par exemple, un cer­
tain renouvellement de la littérature d’intériorité, il n’en reste­
rait pas moins qu’elle ne peut rien apporter de consistant aux
sciences de l’homme, pour la bonne raison que l’acte même
de naissance de ces sciences a consisté à dépasser radicalement
la description des données immédiates de la conscience pour
aller vers ime explication objective de l’essence. La méthode
phénoménologique à cet égard n’est qu’une forme du combat
d’arrière-garde contre le développement irrésistible du maté­
rialisme dans les sciences de l’homme. Elle est à l’heure actuelle
une authentique scolastique, et le dernier livre de Sartre n’est
pas la moindre preuve du fait que la voie de la science passe
par la liquidation du mythe phénoménologique. 95
§ Faillite de l’idéalisme ensuite — et plus concrètement de ce
qui s’appelle en France depuis cent cinquante ans le spiritua-
ÿ lisme. Parce qu’avec la phénoménologie et l’existentialisme,
•S même parés des plumes du marxisme, c’est du bon vieux spi-
ritualisme qu’il s’agit en dernière analyse. Posons la question :
cette tentative sartrienne de fonder la science de la société sur
^ l’analyse de l’individu, c’est-à-dire sur la psychologie, est-ce donc
^ tne nouveauté sans précédent ? Renvoyons le lectetir à ses sou­
venirs de la classe de philosophie ; c’était il y a trois quarts
CO de siècle toute la tentative de Tarde. Simplement, ce que Tarde
essayait de faire à partir de la psychologie de son temps, c’est-
à-dire la psychologie de Taine et de Charcot, Sartre le tente
aujourd’hui à partir d’une psychologie nourrie de Freud et des
gestaltistes interprétés à la manière existentialiste. Mais au-delà
même de Tarde, c’est toute la tradition de Victor Cousin qu’il
faut évoquer. Car qu’est-ce que la tradition cousinienne, sinon
précisément celle d’un idéalisme qui prend pour point de départ
la conscience subjective ? Les penseurs avancés du XVIII' siè­
cle avaient porté de tels coups à la métaphysique traditionnelle,
qui part ouvertement du dogmatisme théologique, que la bour­
geoisie conservatrice du XIX' siècle était contrainte de trouver
autre chose pour justifier le monde tel qu’elle le concevait. Cet
« autre chose », ce fut le moi pris comme point de départ au
lieu de Dieu — mais le moi considéré comme pure conscience,
1 ego du cogito cartésien. Ainsi l’idéalisme était sauf, puisqu '
c’est la conscience, et non la nature, qui y est première. Or,
quelles que soient les différences qui existent entre toutes les
variétés de cet idéalisme subjectif, il est clair que l’existentia­
lisme en général, et celui de Sartre comme les autres, relèvent
de cette tradition spiritualiste. J. Lacroix ne s’y est pas trompé,
qui écrit vers la fin de son compte rendu de la Critique de la
raison dialectique : « Ce qui est le plus important, c’est la fidé­
lité de Sartre à son humanisme. Il n’abandonne pas le Cogito
(souligné par nous. L.S.). Retrouver l’homme, c’est réintroduire
l’intériorité dans la dialectique. »34 Et, posant alors la question
de savoir si une telle attitude est compatible avec le matéria­
lisme, il conclut : « N’est-ce pas en réalité faire éclater le mar­
xisme de l’intérieur ? »

Voilà ce qui s’appelle manger le morceau. On ne peut


que donner raison à J. Lacroix ; une philosophie de type exis­
tentialiste, c’est-à-dire qui prend pour point de départ la cons­
cience individuelle, même « praxique », est rigoureusement
inconciliable avec le matérialisme marxiste, pour qui la cons­
cience individuelle est seconde par rapport à la matérialité natu-
96
34. -Le Monde, 4 novembre 1960, p. 9.
relie et sociale. L’échec de la tentative sartrienne, c’est donc
encore une fois l’impuissance de tout le spiritualisme bourgeois,
depuis un siècle et demi, à constituer un véritable humanisme,
parce que, comme disait Marx, le véritable « humanisme » est
inséparable du « naturalisme », c’est-à-dire du matérialisme.
Il reste pourtant à comprendre cet acharnement, chez un
liomme comme Sartre et chez tant d’autres, à trouver l’introu­
vable pierre philosophale d’un marxisme qui serait en même
temps un spiritualisme. La Critique de la raison dialectique,
par ses incursions sur le terrain de la politique contemporaine
et plus encore par l’attitude politique qu’on y devine partout en
filigrane, fournit la réponse à cette question — comme la fournit,
sous une autre forme, la préface de Sartre à la réédition d’Aden-
Arabie de Nizan, et notamment ceci : « Jusqu’à ces der­
niers temps, les enfants prodigues disaient merde à leurs
pères et passaient à la gauche, avec armes et bagages ;
le révolté, c’était classique, se changeait en militant. Mais
si les pères sont à gauche ? Que faire ? Un jeune homme
est venu me voir : il aimait ses parents mais, dit-il avec sévé­
rité : « Ce sont des réactionnaires ! » J’ai vieilli et les mots avec
moi : dans ma tête ils ont mon âge; je m’égarai, je crus avoir
affaire au rejeton d’une famille aisée, un peu bigote, libérale
peut-être et votant pour Pinay. Il me détrompa : « Mon père
est communiste depuis le Congrès de Tours. » Un autre, fils de
socialiste, condamnait à la fois la S.F.I.O. et le P.C. ; « Les uns
trahissent, les autres s’encroûtent. » Et quand les pères seraient
conservateurs, quand ils soutiendraient Bidault ? Croit-on qu’elle
puisse attirer les fils, la Gauche, ce grand cadavre à la renverse,
où les vers se sont mis ? Elle pue, cette charogne ; les pouvoirs
des militaires, la dictature et le fascisme naissent ou naîtront
de sa décomposition ; pour ne pas se détourner d’elle, il faut
avoir le cœur bien accroché. Nous, les grands-pères, elle nous
a faits : nous avons vécu par elle, c’est en elle et par elle que
nous allons décéder. Mais nous n’avons plus rien à dire aux
jeunes gens : cinquante ans de vie en cette province attardée
qu’est devenue la France, c’est dégradant. Nous avons crié, pro­
testé, signé, contresigné ; nous avons, selon nos habitudes de
pensée, déclaré : « Il n’est pas admissible... » ou « Le prolétariat
n’admettra pas... » Et puis finalement nous sommes là : donc
nous avons tout accepté. Communiquer à ces jeunes inconnus
notre sagesse et les beaux fruits de notre expérience ? De démis­
sion en démission nous n’avons appris qu’une chose : notre
radicale impuissance. »3S
Dans cette page à sensation, il y a tout le secret de la Criti­
que de la raison dialectique, un secret qui nous est jeté à la
97
35. Nizan, Aden-Arabie, Préface de J.-P. Sartre,
Maspero, 1960, pp. 16 et 11.
figure. Ce secret, c’est la faillite de la voie petite-bourgeoise dans
' la France du xx' siècle.

•S Le malheur, c’est que ce constat de faillite, qui s’efforce


■13
rageusement de mettre dans le même sac les faillis et leur
contraire, est dressé avec les habitudes de pensée petite-bour­
geoise qui ont précisément conduit à la faillite — et c’est que
la violence verbale avec laquelle il est dressé recouvre le silence
sur les causes, et par conséquent les remèdes. N’est-il pas
incroyable que Sartre, qui depuis quatre ans exige sur tous
les tons des marxistes une analyse critique des fautes commises
à l’époque de Staline, analyse qui a été faite et qu’il ne veut
pas lire, fasse le sourd quand on lui demande une analyse cri­
tique de la « radicale impuissance » à laquelle sa vie et son
œuvre, nous dit-il, aboutissent ? En lieu et place d’analyse criti­
que, il nous sert la grande scène du quatrième acte — une de ses
meilleures scènes, du reste — des effets oratoires sur « nous les
grands-pères » et un prochain retour en poussière qui fait tressail­
lir Mauriac, et puis une photo jaunie de son copain et de ses vingt
ans, lancée comme une bouteille à la mer pour la nouvelle
vague. Mais c’est trop facile, surtout quand le grand-père, qui
commence à jouer les retraités à la minute de vérité où il lui
faut s’expliquer, se propose par ailleurs pour porter des valises.
Allons, Sartre, vous en avez trop dit ou pas assez, et il n’y a
pas de grand-père qui tienne. On n’est jamais trop vieux si
l’on a chevillée au corps la passion révolutionnaire. La vérité,
c’est qu’on est vieux à tout âge quand on ne veut pas faire
son autocritique.

Et c’est d’autocritique qu’il s’agit, c’est-à-dire de l’avenir.


Vous êtes largement d’âge à voir le socialisme en France, Sartre.
Et nous vous connaissons : vous ne le bouderez pas complète­
ment. Vous mettrez la main à la pâte, à votre manière. Alors,
est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux s’expliquer tout de suite, en
en finissant une bonne fois avec les disques mensongers sur le
marxisme et sur le communisme ? Prenons un exemple. Dans
la Critique de la raison dialectique on lit, au beau milieu d’une
analyse sur !’« extéro-conditionnement » — disons : la transfor­
mation de l’homme en robot : « Les circonstances historiques d’une
bureaucratisation des pouvoirs se définissent, bien entendu, au
cours du processus historique et à travers la totalisation tempo­
relle. Ce n’est pas notre sujet. Ce qui concerne toutefois la dialec­
tique, du point de vue de la temporalisation, peut être dit en quel­
ques mots : lorsque l’Etat est un appareil de contrainte dans une
98 société déchirée par des conflits de classe, la bureaucratie —
menace constante du souverain, peut être plus facilement évitée
que dans une société socialiste en construction. »36

Air connu, air de la « gauche qui pue ». Avec une telle


idée en tête, capitalisme et socialisme sont renvoyés dos à dos,
et il ne reste plus rien que la « radicale impuissance » des
grands-pères. Or im observateur attentif de la réalité soviétique
déclarait en 1954, retour d’U.R.S.S., à un journaliste qui lui
demandait si l’homme n’était pas là-bas menacé d’être trans­
formé en robot ; « Ça n’a aucun sens. 11 est au contraire sans
cesse tendu. Il a, je vous le disais, le sentiment d’un progrès cons­
tant et harmonieux de sa propre vie et de la vie sociale. Il vit
dans un système de compétition établi partout. Oui, la société
soviétique est une société en compétition à tous les niveaux. Très
souvent ils m’ont dit : « L’égalité pour nous, ça veut dire la
possibilité pour chacun d’accéder à n’importe quelle charge
sociale. » L’égalité n’est pas pour eux un nivellement où chacun
serait égal à chacun. C’est au contraire une hiérarchie qui se
crée spontanément par le travail et le mérite. »
Et à la question : quel est le nerf de la compétition ? Qu’est-ce
qui remplace ce qui, dans notre société, s’appelle l’intérêt ou
l’argent ? il répondait : « Je crois que c’est... je dirai l’orgueil (...).
C’est l’orgueil, mais un orgueil sain, c’est-à-dire que l’intérêt par­
ticulier de l’individu et l’intérêt de la collectivité lui apparaissent
comme indiscernables. Les deux sont liés. L’intérêt de l’individu et
l’intérêt de la collectivité c’est la même chose. »3^
Ainsi, pas de robot, pas d’extéro-conditionnement : tout au
contraire, une hiérarchie qui se crée spontanément par le travail
et le mérite. Pas de constitution bureaucratique du groupe, mais
une coïncidence d’intérêt entre l’individu et le groupe. Qui donc
était cet observateur attentif de la réalité soviétique en 1954 ?
Vous l’avez reconnu, Sartre : c’était vous. Alors quoi ? Est-ce
que ce ne serait pas quand elle procède ainsi, quand elle va
jusqu’à se déjuger ainsi, par anticommunisme, qu’elle n’attire
plus les fils, la gauche ?
Pourquoi faut-il que presque tout ce qui touche au marxis­
me et au commimisme soit ainsi frelaté, dans cette Critique de
la raison dialectique ? Pourquoi faut-il que telle citation capitale
d'Engels soit truquée, comme nous l'avons montré ailleurs,38 ou
que la réfutation de Naville soit donnée comme une réfu­
tation du matérialisme dialectique ? Pourquoi faut-il que les
mêmes vieilles contre-vérités politiques, qu’il s’agisse du Front
36. Critique...., p. 627. 99
37. La Nouvelle Critique, n” 59, novembre 1954,
pp. 20 et 21.
38. Cf. La Pensée, n” 92, p. 48. La citation figure
dans : Critique de la raison dialectique, p. 124.
4) populaire ou des événements de 1956 en Hongrie, soient répétées
3
Çy comme des axiomes ? Pourquoi faut-il que la recherche d’une
troisième voie, en philosophie comme en politique, demeure si
^3 tenacement votre chimère ?

C'est cela qu’il faudrait expliquer aux « jeunes inconnus » :


que la volonté farouche et absurde de trouver un marxisme
qui serait en même temps un spiritualisme, un parti révo­
lutionnaire qui serait en même temps un club d’intellec­
CO tuels, un socialisme qui serait en même temps une abbaye
de Thélème, c’est cela même qui nous a conduits à la France
de 1960, où un de Gaulle — est-ce croyable ? — peut dire :
l’Etat c’est moi, parce que c’est cela qui a permis au grand
capital de neutraliser une partie des masses et de faire sa trouée.
Ce qu’il faudrait leur expliquer, au « jeunes inconnus », c’est que
la vieillerie qui a fait faillite, c’est la nouvelle gauche et la troi­
sième force, c’est-à-dire l’idée fausse et malfaisante d’un mouve­
ment démocratique et socialiste qui rejette le rôle dirigeant de
la classe ouvrière, voire la classe ouvrière elle-même — idée
dont la révision existentialiste du marxisme apparaît comme le
complément idéologique.

Et n’y aurait-il pas là pour Sartre matière à une intéressante


Critique de la raison existentialiste ?

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