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1921
1961
Lucien Sève
Jean-Paul Sartre
et la dialeetique en 1960
Dans la France d’aujourd’hui, la pensée non marxiste de
gauche, c’est-à-dire la pensée démocratique bourgeoise, est
frappée d’une stérilité qu’il lui est de plus en plus difficile de
cacher. Cette crise ne peut plus passer pour une récession
temporaire, elle a tous les caractères d’une crise générale. Le
fait est particulièrement flagrant dans le domaine philosophique :
nous ne voyons pas qu’il y ait eu depuis des générations, dans
l’histoire de la philosophie française, une décennie aussi déses
pérément vide, pour cette tendance de la pensée, que celle que
nous avons vécue depuis 1950. Mis à part quelques travaux
érudits d’histoire de la philosophie, on n’y discerne pas l’ombre
d’une oeuvre qui ait quelque chance de faire époque, pas le
moindre soupçon de renouvellement réel : rien d’autre, pour
l’essentiel, que le rabâchage des mêmes vieux couplets à partir
de Husserl et de Heidegger, de la psychanalyse ou de la socio
logie compréhensive, que les mêmes valses-hésitation autour du
marxisme, dont nous connaissons l’air par cœur depuis vingt,
trente, quarante ans. Qu’on y réfléchisse : même les chefs de
file vivent sur la notoriété qu’ils se sont acquise avec des œuvres
qui vont maintenant, dans les meilleurs des cas, sur leurs
vingt ans. Ce qu’ils ont publié depuis, dans le domaine philoso
phique, n’en était dans l’ensemble que la paraphrase. Certes
on accepte volontiers des grands penseurs qu’ils se taisent un
certain temps : ne faut-il pas après tout qu’eux aussi rechar
gent leurs accus ? Mais qu’après s’être tus toute une décennie —
si l’on excepte les broutilles qui ressortissent à la petite chro
nique, non à la grande philosophie — ils ne trouvent rien de
fondamental à dire dans les années extraordinaires que nous
vivons, cela change tout : s’ils ne disent rien, ne serait-ce pas
tout simplement qu’ils n’ont plus rien à dire ?
Cette carence criante de la pensée démocratique bourgeoise
n’est pas accidentelle. La philosophie elle aussi se nourrit du
mouvement réel de l’histoire, même si c’est par un processus
78 moins direct et plus complexe que d’autres activités de la pensée.
Tant que la société bourgeoise déclinante conservait un certain
mouvement pour aller plus loin dans la recherche de la vérité
et de la justice, une philosophie bourgeoise vivante était encore
pensable. Mais aujourd'hui, selon une formule d’une exactitude
rigoureuse, la bourgeoisie, comme classe, est devenue réaction
naire sur toute la ligne. Il n’y a donc plus rien dans le mouve
ment réel qui puisse nourrir une philosophie d’orientation
bourgeoise, même démocratique. Aujourd'hui, tout le mouvement
du progrès va dans le sens du marxisme. Les penseurs qui ont
acquis leur notoriété il y a un quart de siècle en flirtant avec
lui ou en s’en rapprochant, mais qui dès cette époque ont tracé
la limite infranchissable de ce qu’ils lui accordent, sont donc
nécessairement immobiles, quelle que puisse être leur agitation
superficielle. Dans la zone bleue des idées marxistes, leur disque
phénoménologique, existentialiste ou personnaliste a depuis long
temps atteint et dépassé la limite du stationnement. Et nous
nous risquons à penser que d’ores et déjà leur véhicule est promis
à la fourrière.