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DE LA NEUROBIOLOGIE À LA PSYCHOTHÉRAPIE.

INTERVIEW DE
BORIS CYRULNIK
Édith Goldbeter-Merinfeld

De Boeck Supérieur | « Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de


réseaux »

2009/2 n° 43 | pages 17 à 33
ISSN 1372-8202
ISBN 9782804102555
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De la neurobiologie à la psychothérapie.
Interview de Boris Cyrulnik 1
Edith Goldbeter-Merinfeld 2

EG : Boris Cyrulnik, qu’en est-il des rapports entre la neurobiologie et


la psychothérapie ?
BC : Ce qui constitue une voie nouvelle et riche en potentiel, c’est de

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poser les problèmes en termes de relation entre neurobiologie et psychothérapie.
On a des moyens techniques, les capteurs techniques de la neurobiologie, qui
permettent de rendre compte de certains effets d’une psychothérapie sur le cer-
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veau et donc sur le corps. On a par exemple l’électroencéphalogramme qui a été


un premier instrument, mais pas toujours très fiable ; on a vu ainsi que quand une
relation – qu’on appellera transfert plus tard – sécurise la personne, le patient,
son électroencéphalogramme se régularise et un rythme ALPHA apparaît, ce
qui est une banalité de l’encéphalographie. En revanche, ce qui est moins banal,
c’est que l’on constate qu’un enfant insécure, non entouré d’un environnement
sensoriel sécurisant, avance son sommeil paradoxal tellement – au lieu de com-
mencer après 90 minutes, il apparaît après 30 à 60 minutes – que cela sabote les
phases lentes du sommeil lent profond qui stimulent la base du cerveau et aug-
mentent la sécrétion des hormones de croissance et des hormones sexuelles.
À l’inverse, on voit que le même enfant, dès qu’il est mis dans un
milieu sécurisant dans le contexte de la relation, quand il se sent sécurisé – par
ce que nous appelons une figure d’attachement, mais cela peut être quelqu’un
qui le sécurise – , on constate qu’en moins de 48 heures, l’architecture du
sommeil redevient normale pour l’âge parce que chez les bébés, il n’y a pas
de sommeil paradoxal, il n’y a que des bouffées de sommeil rapide. Mais
l’électroencéphalogramme est un capteur simple, il ne faut pas trop le faire
parler ; on fait aussi trop parler toute la neuro–imagerie actuelle qui accom-
plit des performances passionnantes, stupéfiantes, mais qu’on interprète
jusqu’à l’absurde alors que la localisation cérébrale des lieux ou la localisa-
tion des manifestations fonctionnelles est suffisante pour passionner.

1 Neuropsychiatre. Directeur d’enseignement à l’université de Toulon.


2 Maître de Conférence (ULB). Directrice de formation à l’IEFSH de Bruxelles.

DOI: 10.3917/ctf.043.0017
18 Boris Cyrulnik et Edith Goldbeter-Merinfeld

On veut aller trop loin, comme on l’a fait avec la physique et avec la
psychanalyse. Cela a été une grande découverte, mais l’on a été trop loin. Cer-
tains ont transformé la psychanalyse en dérive sectaire alors que c’est une
vraie découverte. Et l’on va faire pareil avec la neuro-imagerie. L’élec-
troencéphalogramme est un vieux capteur qui montre qu’un enfant sécurisé
réarchitecture son sommeil très vite : en moins de deux nuits, l’architecture
du sommeil redevient normale pour l’âge avec une alternance de sommeil
lent et de sommeil rapide – j’ai dit « sommeil paradoxal » pour aller plus vite,
mais j’aurais dû dire « sommeil rapide ». Les modifications morphologiques
sont la conséquence de la sécurisation de l’ordre sensoriel du milieu –
j’emploie l’expression de l’enveloppe sensorielle, les Américains disent
niches sensorielles: c’est la même chose. Mais en tout cas, le processus de

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résilience neuronale démarre en deux nuits : dès la deuxième nuit de som-
meil, le cerveau se met au travail et les conséquences anatomiques qui sont
bien sûr plus tardives, s’en suivent rapidement.
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EG : Est-ce que tu as l’impression qu’en fonction de l’âge, les proces-


sus s’enclenchent plus facilement, qu’il y a plus de perméabilité, plus de
flexibilité chez un être plus jeune, et qu’au fil du temps, les choses deviennent
plus difficiles ?
BC : Voilà ! C’est le processus de la synaptogénèse qui est tellement
décrit : 200 000 synapses par minutes pendant les premières années de la vie !
Avec la résonance magnétique nucléaire, on voit le bouillonnement des synap-
ses qui vont entrer en connexion avec les neurones. L’effet bénéfique de ce
bouillonnement synaptique, c’est que dès qu’on s’occupe d’un enfant, il redé-
marre très vite. L’effet maléfique de ce bouillonnement synaptique, c’est que
si l’isolement et la privation relationnelle affective durent trop longtemps, les
synapses se bouchent, il y a éclatement des noyaux cellulaires sous l’effet de
l’œdème du stress, les noyaux des cellules gonflent et les canaux se dilatent,
le gradient de sodium/potassium est inversé et la cellule éclate, et là, ce n’est
pas réparable. La plasticité neuronale peut être d’un grand bénéfice, ça redé-
marre très vite, ou un grand maléfice si on laisse, si on abandonne l’enfant
trop longtemps. Ça peut redémarrer plus tard, ou ailleurs dans une autre zone
cérébrale. Mais le néo-développement peut être morbide.
EG : Est-ce que cela veut dire que lorsqu’il y a des négligences, des
maltraitances avérées, il vaut mieux placer très tôt un enfant en famille plutôt
que de faire ce qui est habituel, c’est-à-dire de le déplacer d’une institution à
l’autre pour le placer de manière plus stable seulement à l’âge de 10-11 ans,
après plusieurs déplacements… ?
De la neurobiologie à la psychothérapie. Interview de Boris Cyrulnik 19

BC : Alors ici, deux réponses. J’ai suivi, comme l’a fait Serban Ionescu,
des enfants roumains abandonnés précocement. Leur résilience neuronale a
redémarré très vite, mais sur le plan relationnel, ces enfants ont été très abî-
més. C’est un processus de résilience pas terrible : il redémarre, mais le lan-
gage est altéré ou alors, ce qu’on voit, c’est que certaines fonctions cérébrales
redémarrent et pas d’autres ; par exemple, ils arrivent à faire des performances
mathématiques mais ils ne savent pas parler, ils ont une intelligence préver-
bale qui est proche de la musique et de la mathématique, mais ils apprennent
très difficilement à parler. Ce qui est surprenant, c’est qu’ils ont une mémoire
musicale stupéfiante. On peut se servir de ces morceaux de fonctions neuro-
logiques qui fonctionnent bien pour en faire des facteurs de résilience, et en
utilisant ce qui fonctionne bien, petit à petit, on peut essayer de rattraper le

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retard du langage.
Il y a eu un colloque à Nantes organisé avec Michel Duyme qui est l’un
des meilleurs spécialistes des processus d’adoption en France ; il a montré
que si l’on s’occupe de ce type d’enfant, ils rattrapent, ce que les Américains
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nomment catch up c’est-à-dire le rattrapage du retard intellectuel – moi je ne


dis pas catch up mais plutôt le nouveau développement – ce qui peut être bon,
mais prépare quand même une personnalité étrange; c’est peut-être intéres-
sant, cela a fourni un certain nombre d’artistes ! Parmi les enfants adoptés, il
y a plus d’artistes que dans une population tout venant. Donc c’est un bon
développement, mais ce n’est pas le développement qu’ils auraient eu s’ils
avaient vécu sans trauma dans leur famille d’origine.
Donc la résilience redémarre, mais on peut voir des enfants qui ont été
maltraités et qui, pour des raisons judiciaires, sont placés de plus en plus tar-
divement, après des années de maltraitance. Je fais l’hypothèse que ces
enfants seraient difficiles à rattraper. Annick Dumaret a suivi 170 enfants
adoptés 7 ou 8 ans après le diagnostic, le repérage de la maltraitance parentale ;
ces enfants sont restés dans la famille après avoir été repérés – c’est d’ailleurs
ce qui se passe la plupart du temps –, puis ils ont été déplacés : on a colmaté
un peu les brèches, puis on les a replacés et cela a recommencé et on les a
changés d’institution… On ne pourra pas déclencher la résilience. Ces
enfants présentaient après 7-8 ans de ballottage, des retards intellectuels et
des difficultés émotionnelles qu’on appelle abusivement des difficultés carac-
térielles parce qu’ils ne contrôlent pas leurs émotions et qu’ils peuvent agres-
ser. Elle a suivi ces enfants pendant 20 ans, et à ma grande surprise, les
résultats sont excellents, c’est-à-dire que, comme le disent Serban Ionescu et
Daniel Stern – et je le pense aussi –, on voit que la négligence affective déla-
bre plus que la maltraitance. Elle est moins spectaculaire, on en parle moins
20 Boris Cyrulnik et Edith Goldbeter-Merinfeld

parce que la maltraitance, cela vous choque, la maltraitance sexuelle ou la


maltraitance physique, c’est spectaculaire, ce n’est pas supportable. Alors
que la négligence affective, on ne la voit pas, mais c’est ce qui délabre le plus
les enfants ! C’est dans cette population de négligence affective que la rési-
lience neuronale se déclenche le plus difficilement. Annick Dumaret a suivi
une population de 170 enfants qui au départ étaient très mal, longtemps et ont
obtenu d’excellents résultats. Cette observation est contre-intuitive.
Là, on est dans ce que j’appelle psychothérapie, mais ce n’est pas la
psychothérapie avec un rendez-vous de 40 minutes, deux fois par semaine,
c’est la psychothérapie éducative ; elle peut être menée par une famille de
substitution, elle peut être faite par les familles d’accueil, par les éducateurs,
par le sport, par des musiciens, mais j’appelle cela psychothérapie quand

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même puisque le psychisme est amélioré par un autre psychisme.
EG : Tout à l’heure, tu as parlé de ces enfants qui ont vécu dans des
milieux difficiles, qui ne savent pas parler ou parlent difficilement, mais qui
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parfois peuvent devenir bons en mathématiques ou en musique … Et je me


disais qu’au fond, parler est plus relationnel et moins intellectuel...
BC : Voilà. C’est comme cela qu’on l’interprète. La parole est bien plus
affective qu’informative. Parler avec quelqu’un, c’est tisser un lien. Plus tard,
on va appeler ça transfert-contretransfert parce que c’est une relation techni-
que. Toute relation humaine tisse un lien. On ne peut pas parler avec
quelqu’un sans l’affecter et être affecté … par l’affection, par l’amitié ou par
la haine.
EG : Est-ce qu’on peut dire alors que finalement, cette possible recons-
truction neuronale dans le cadre d’une relation chaleureuse et soutenante, et
qui a lieu entre autres dans le domaine de la psychothérapie, cela rejoint l’idée
que nous partageons dans ces Cahiers que pour toute psychothérapie, ce n’est
pas le modèle qui fait qu’elle « fonctionne » bien, mais bien plus le contexte,
la relation entre le thérapeute et le patient… Cela rejoint un peu ça ou le con-
firme plutôt ?
BC : Ça le confirme parce que, comme le dit Mony Elkaïm, même
quand le psychothérapeute appartient à une école, chaque psychothérapie est
différente. J’ai suivi moi-même d’abord du psychodrame, puis deux mor-
ceaux de psychanalyses parce que ma première psychanalyste est morte trop
tôt, donc j’ai changé… et ce n’était pas du tout la même chose ! Je peux en
témoigner, c’est de l’expérimentation à cent pour cent ! (rit) Ce n’était pas du
tout la même aventure. Il s’est passé avec elle des choses qui ne se sont jamais
De la neurobiologie à la psychothérapie. Interview de Boris Cyrulnik 21

passées avec l’autre ! C’était une autre expression des émotions… peut-être
parce que c’était une femme ? Peut-être parce qu’elle avait une manière dif-
férente d’établir la relation et donc pour moi une signification différente ?
C’était complètement différent, pourtant, c’était la même école. J’ai vécu ça !
La fille de l’un de mes meilleurs amis a eu une période très difficile
dans sa vie, et à l’âge de 18 ans, elle s’est mise à faire une décompensation
obsessionnelle énorme, accaparante, très grave, étonnamment comme son
grand-père qu’elle n’avait pourtant pas connu. C’était une fille mignonne,
intelligente et délicieuse. Son père me téléphona en me disant : « Voilà, il fau-
drait faire quelque chose, elle est très mal et je ne peux pas la laisser toute
seule comme cela. Je ne sais pas à qui la confier. » J’étais à la retraite, et je pris
l’annuaire et le seul « psy » de la région était behavioriste, anti-psychana-

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lyste, Prozac et contrat !… Je ne pouvais pas la laisser comme cela, et tous les
autres « psys » ne pouvaient lui donner rendez-vous que 6 mois-1an plus tard,
cela n’avait pas de sens ! Donc, je propose qu’elle aille voir ce jeune psychia-
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tre que je ne connaissais pas, mais qui venait de l’école de Lyon que je con-
naissais. Elle est allée le voir et s’est sentie sécurisée. Il lui donna un peu de
Prozac, fit son truc comme ça : tac, tac, tac ! Elle cessa de souffrir, et puis, elle
reprit ses études et puis, elle rechuta. J’oublie de dire qu’avant que son père
ne me parle, au tout début, elle était allée voir un psychanalyste et ce fut la
catastrophe ! Et ensuite, je l’envoyai chez le behavioriste qui la soulagea sans
la guérir, elle passa son diplôme et elle alla à Paris et entreprit une psychana-
lyse qui marcha très bien ! Donc, le moment où le premier psychanalyste est
intervenu n’était pas le bon. Il avait aggravé, il avait affolé cette gamine qui
avait besoin d’être sécurisée.
Dans un premier temps, avant de faire un travail verbal, il faut sécuri-
ser. Le premier psychanalyste n’avait pas su y faire, il avait été trop coupé de
la réalité sensible et il l’avait aggravée. Le behavioriste avait dit « Pas de
problème ! », lui avait donné un peu de Prozac qui lui avait permis de se sentir
un peu mieux, et puis, une fois qu’elle avait été mieux, elle a pu faire un tra-
vail sur elle-même avec un psychanalyste.
On ne peut accepter de faire un travail de changement de représenta-
tion de soi que si il y a un lien sécurisant, sinon le changement est angoissant.
On dit : « faite quelque chose, donnez-moi des médicaments ou hospitalisez-
moi, faite quelque chose !». Si je ne suis pas en sécurité, je réagis comme ça.
Si je suis en sécurité, j’accepte de travailler un changement, de me décentrer
de mes angoisses, de mes ruminations pour essayer de me construire autre-
ment et de voir, mais pour cela, il faut d’abord que je sois sécurisé.
22 Boris Cyrulnik et Edith Goldbeter-Merinfeld

EG : De manière provocante, est-ce qu’on peut imaginer alors qu’il y


ait le risque qu’on se dise qu’il vaut mieux trouver le médicament qui recons-
truira les neurones – d’ailleurs, on l’a déjà trouvé en partie sans doute, ce ris-
que existe concrètement – car cela ira plus vite qu’une thérapie, cela coûtera
moins cher qu’une thérapie, et donc, contentons-nous de reconstruire, de
reconsolider les neurones comme cela, et voilà !
BC : Il y a des gens qui effectivement ont ce point de vue. J’ai vu des
scanners après traitement par antidépresseurs. Effectivement, les neurones se
regonflent et se remettent à fonctionner. Mais je pense que si un enfant géné-
tiquement sain est touché, s’il ne fait rien de ses neurones, il va tomber
malade quand même, même si son cerveau est reconstruit. Revenons donc à
la question de la physiologie, de la psychologie et de la neurologie : le médi-

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cament reconstruit les neurones, mais pas tous : les neuroleptiques détruisent
les neurones : les amygdales sont détruites. En revanche, les antidépresseurs,
les hormones de croissance reconstruisent les neurones. Si on n’entraîne pas
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ces neurones, si on n’en fait rien, ils s’atrophient, et quand les neurones sont
morts, aucun médicament ne peut les reconstruire.
EG : Ce qui voudrait dire que l’on doit prendre ad vitam aeternam les
antidépresseurs si l’on reste sur la voie des médicaments…
BC : Voilà… Il y a des gens qui se reconstruisent sans médicaments,
c’est l’immense majorité. Il y a des gens comme les mélancoliques, qui ont
besoin d’un moment de médicaments pour déclencher un travail avec interac-
tions, et ensuite, on peut arrêter le médicament si l’on a tissé un lien psycho-
thérapique. À ce moment-là, on peut stopper les médicaments, mais si on en
donne sans faire de psychothérapie, on risque dès leur arrêt que tout s’emballe.
Les gens disent que c’est parce qu’ils sont dépendants. Je ne le crois pas. Ceci
n’est pas une manifestation de dépendance, mais c’est lié au fait qu’il n’y a
pas de relation : il y a eu un médicament sans relation…
Reprenons le sujet de la psychothérapie et de la neurobiologie. On
arrive maintenant aux techniques de psychothérapies : il existe 54 associa-
tions différentes dans le monde; chacune défend des théories différentes,
mais chacune clame ses victoires ! Je pense que chacune doit avoir sa part de
victoires et d’échecs, mais elles ne mentent pas lorsqu’elles mentionnent une
victoire : ce qui compte, c’est la relation. Il y a deux choses qui comptent :
c’est la relation soutenante et le travail du sens. Par exemple, pourquoi est-ce
qu’une psychothérapie avec des rendez-vous espacés peut marcher ? Pour-
tant, avec un enfant, il faut d’abord le prendre contre soi tant qu’il n’est pas
capable de représentation, alors que dans les psychothérapies, dès l’instant où
De la neurobiologie à la psychothérapie. Interview de Boris Cyrulnik 23

(moi, le patient) j’ai parlé avec elle, avec lui (la/le psychothérapeute) au cours
de la psychothérapie d’un problème psy, je travaille encore même si elle/il
n’est pas là : j’y pense encore. Cela me revient en rêve, même la nuit, et c’est
ce qui fait qu’on ne fait des rêves pour psychanalystes que pendant la période
de psychanalyse !
EG : Cela me fait penser à un article de Mony Elkaïm où il raconte
qu’une patiente qui avait consulté pour sa frigidité, raconta à la fin de son ana-
lyse à son psychanalyste un rêve où elle portait une lapine congelée qui tout
à coup se dégelait et s’encourait. Ce rêve constituait en quelque sorte un
cadeau de fin de thérapie à l’analyste lacanien qui jouit des termes « la pine »
et « con gelé » et du dégel. Mony Elkaïm émettait donc l’hypothèse que ce

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rêve avait peut-être eu lieu pour signaler à ce thérapeute la résolution du pro-
blème… Alors effectivement, on rêve pour son analyste !
BC : C’est vrai, il y a des rêves pour analystes, qu’on fait pendant son
analyse… Seulement, comme je suis capable de vivre essentiellement dans
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un monde de représentation, les théories de l’attachement parlent du Modèle


Interne Opérant, moi je parle aussi du Modèle Externe Opérant, c’est-à-dire
le récit que je me fais de moi et le récit que tu fais de mon récit. Si je suis sen-
sible à tes récits que tu fais sur moi, si tu racontes ton opinion sur moi, ton
interprétation sur moi me touche, m’émotionne. En psychothérapie, les cir-
cuits limbiques, c’est-à-dire les circuits de la mémoire flambent. L’amygdale
rhinencéphalique flambe. Bien plus que la zone du langage, on voit que la
partie inférieure du cortex orbito-frontal flambe, c’est-à-dire que les neurones
qui sont en train de synaptiser et de faciliter les circuits sont les neurones qui
associent la mémoire et l’anticipation. Le simple fait de voir deux fois par
semaine quelqu’un à qui je vais penser quand je ne vais pas le voir, fait que
le travail va se poursuivre entre les rendez-vous – « elle a dit ça, elle exa-
gère ! », etc. Mais du simple fait que je rêve, je continue ou plutôt, le travail
continue, même quand elle n’est pas là. Je peux verbaliser… Je souffre de
quelque chose qui n’est pas dans le contexte.
Alors que les animaux souffrent des choses qui sont là, nous, on peut
souffrir des blessures passées ou de la peur de quelque chose à venir. Donc,
nous pouvons souffrir de quelque chose qui n’est pas là. Le fait que je fasse
intentionnellement une psychothérapie fait que même entre deux rendez-
vous, je continue à élaborer, je continue à répondre à des stimulations qui ne
sont pas là. Toutes ces zones cérébrales-là se frayent, dirait papa Freud, ce
nouveau circuit m’entraîne à changer de réaction émotionnelle.
24 Boris Cyrulnik et Edith Goldbeter-Merinfeld

Il y a une autre expérimentation qui a été faite : avant la descente, lors-


que les skieurs se préparent à la descente, ils l’imaginent et la visualisent en
fermant les yeux. Et l’on constate que quand ils visualisent imaginairement la
descente, les muscles correspondants ne bougent pas et pourtant le corps se
prépare. Quand on fait des résonances magnétiques aux gens en leur deman-
dant d’imaginer une descente à skis, on voit que la zone correspondante du
cerveau consomme de l’énergie. Pour alléger, disons « s’allume », et passe au
rouge – c’est l’ordinateur qui passe au rouge, le cerveau ne passe pas au
rouge, mais il consomme de l’oxygène, ce qui est traduit par la chaleur qui
donne, dans la convention de l’ordinateur, le rouge sur l’image. Et l’on voit
que les gars ont la partie postérieure de l’aire cingulaire antérieure qui passe
au rouge – c’est la zone de déclenchement de l’euphorie. Cela indique que ces

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skieurs ont des émotions sans objets, ou plutôt qu’ils ont des émotions provo-
quées par des représentations d’objets. Car s’ils ne sont pas dans la descente,
ils se représentent dans la descente, et ça allume la partie postérieure de l’aire
cingulaire antérieure. Leur cerveau envoie des informations dans le corps qui,
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lui, ne bouge pas. Le sujet imagine des forces et son cerveau le prépare à
mieux faire la descente.
L’analogie avec la psychothérapie est que lorsque le sujet soulève seul
un problème qui le déroute, il rumine et aggrave sa souffrance. Tandis que s’il
va voir quelqu’un qui fait des interprétations surprenantes, il s’entraîne à rai-
sonner différemment.
Lorsqu’on parle avec quelqu’un dans une conversation ou une psycho-
thérapie, on voit un point rouge dans le lobe temporal gauche ; puis le sujet se
tait, la nappe se résorbe et le dernier point qui s’éteint est le premier point qui
s’était allumé. Il y a quand même une zone qui travaille plus que les autres,
plus longtemps forcément, et c’est vrai que la parole s’y diffuse. Lionel Nac-
cache nous a montré des images très intéressantes où l’on voit une stimulation
tant que ça diffuse, puis ça se résorbe, mais le lobe temporal gauche est quand
même mieux entraîné que la partie frontale ou que la partie occipitale. Cela
permet de faire des connexions, d’associer le lobe temporal au lobe limbique
des émotions ; cela permet d’associer des mots, de faire le travail affectif de
paroles, que certains appellent le transfert ou le contre-transfert ; on peut
l’appeler autrement, je suis convaincu que parler avec quelqu’un, c’est un tra-
vail affectif. Alors on dit qu’on est en « conversation », sauf que psychologi-
quement, théoriquement, on dit en psychothérapie des choses qu’on ne dit pas
dans une conversation tout court ; je dis bien « théoriquement » parce que
Blanchet, après avoir envoyé des questionnaires, a trouvé que même en psy-
chanalyse, on est loin de tout dire.
De la neurobiologie à la psychothérapie. Interview de Boris Cyrulnik 25

EG : Au fond, le thérapeute est aidé par la relation chaleureuse qu’il


instaure avec le patient…
BC : …je dirais est « sensé » instaurer…
EG : …Oui. Mais la thérapie individuelle encourage parfois très fort
les patients à établir ou à maintenir une distance vis-à-vis de leurs proches et
de leur famille, voire à rompre avec eux, alors que selon moi, la thérapie fami-
liale vise plutôt plus à tenter de reconstruire les relations avec les autres.
Donc, est-ce que cela voudrait dire qu’à ton sens, la thérapie individuelle met
beaucoup plus le poids sur la relation entre le thérapeute et son patient quitte
à déconstruire ce qu’il y a autour de lui, avec le risque que la thérapie dure
beaucoup plus longtemps et à la limite ne se termine jamais vu l’importance

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prise par cette relation ; alors que dans une thérapie qui tient compte du
groupe social ou de la famille, le thérapeute ne serait pas le seul à entretenir
une relation, et il serait donc moins essentiel/indispensable à moyen terme ?
On s’éloigne de la biologie, mais j’aimerais t’entendre sur ce point…
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BC : Il y a là un autre problème. Cela dépend de la structure du groupe.


Les gens qui décident de faire une thérapie familiale ont sûrement une inten-
tion et un enjeu différents de ceux qui font une thérapie presque en secret, déjà
avant le début de la thérapie. Beaucoup de gens vont en thérapie sans en parler
à d’autres. J’ai des patients qui ne disent rien à leur conjoint…
EG : …et je dis souvent que le thérapeute individuel dort au milieu du
lit conjugal ! Dans un texte que j’ai écrit, je parle de la place prise par le thé-
rapeute individuel dans la famille, comme celle d’un clandestin…
BC : Il provoque des réactions du partenaire : « Il dit à son thérapeute
des choses qu’il ne me dit pas à moi ! »
EG : Oui ! Ou au contraire : « Dis ça à ton thérapeute, il est payé pour
t’écouter, moi pas ! »
BC : Alors que dans le contrat implicite, quand on a un problème
d’interrelation, on va ensemble pour essayer de le résoudre en thérapie fami-
liale … Il y a aussi un autre phénomène : tout dépend du contrat implicite. Par
exemple, si un couple se marie pour être thérapeutique, les conjoints s’entrai-
dent mutuellement, et si par malheur, l’un des deux va mieux sans l’autre, il
se demande ce qu’il fait avec celui qui ne va pas bien. Donc, il peut y avoir
une rupture de couple parce que le contrat initial était de s’entraider avec cha-
cun qui renforce l’autre, et tout d’un coup, l’un des deux va mieux. Ou au con-
traire, dans le cas du cancer, maintenant que cette maladie se guérit mieux
26 Boris Cyrulnik et Edith Goldbeter-Merinfeld

qu’avant, beaucoup de gens font un « travail de trépas »: ils anticipent la mort


du malade, et la famille se réunit autour de la future morte et fait un travail de
trépas. Si par malheur, la fille s’en sort, ça explose !
EG : Autre chose : on parle beaucoup des neurones miroirs, tu les as
d’ailleurs évoqués toi-même, mais au fond, dans le cadre de la thérapie, le
thérapeute est aussi un modèle dans sa manière d’établir sa relation avec son
patient. Est-ce que quelque chose peut se jouer aussi pour le patient sur ce
plan, et à la limite, pourrait-il réutiliser à l’extérieur un apprentissage d’une
manière d’être de son thérapeute ?
BC : Tout dépend du contrat thérapeutique. En psychanalyse, théori-
quement, il ne devrait pas y avoir de neurones miroirs en jeu puisque Freud a

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inventé une position pour ne pas voir les patients et pour que les patients ne
le voient pas. Freud a bien précisé que la psychanalyse n’était pas la thérapeu-
tique adaptée pour les carences affectives parce que les personnes qui en souf-
frent ont besoin de d’avoir quelqu’un en face d’elles et de parler avec quelqu’un.
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Freud l’a bien précisé dans sa préface à Aichorn. Il écrit clairement que la
psychanalyse n’est pas adaptée aux carences affectives. Et beaucoup de jeu-
nes, de gens qui ont des carences affectives, quand ils vont tenter une aven-
ture psychanalytique, ils disent que ça réveille le vide qu’ils ont connu ; ce
transfert est un transfert de vide. Ils ont connu le vide, ils ne voient pas le thé-
rapeute, c’est le vide qui se remet en place. Dans ce cas-là, cela peut aggraver
le processus. Cela a à voir avec les processus de mémoire, les traces de vul-
nérabilité inscrites dans le cerveau. On voit bien à la caméra à positons que ce
n’est pas l’énergie qui manque, mais que dans ce cas-là, faire une psycho-
thérapie sans voir son psychothérapeute, ça peut réveiller une faille, une
carence.
Mais ce que tu dis est sans doute vrai pour les éducateurs et sans doute
aussi pour les thérapies familiales : c’est sûr que le style de l’éducateur joue
un rôle. À SOS Village, les éducateurs disaient qu’il ne faut pas être plus de
8 à table. Il y a des foyers où tous les enfants deviennent artisans, et d’autres
où dans leur majorité, ils font des études supérieures alors que ces enfants
sont répartis au hasard des places, ils ne sont pas sélectionnés. On les met là
car une place est libre. Donc, quelque chose passe entre l’éducateur et l’enfant,
le psychologue, l’éducateur et l’enfant.
Alors, pour ce qui est du neurone miroir, les neurones miroirs mar-
chent bien en début de l’empathie, mais un bébé n’a pas de neurones miroirs
au début, il ne peut pas inhiber un comportement ; donc, si on lui sourit, il
De la neurobiologie à la psychothérapie. Interview de Boris Cyrulnik 27

sourit, si on lui tire la langue, il tire la langue ; il ne peut pas ne pas imiter. Il
se met à inhiber plus tard, quand le lobe préfrontal se met à fonctionner.
Les petits enfants imitent de manière synchrone car ils ne peuvent pas
ne pas imiter. En vieillissant, il faut donc attendre une certaine maturation
pour qu’ils puissent répondre à quelque chose qui vient de l’extérieur et com-
mencer le travail d’empathie qui est un travail de séparation. Ce travail
d’empathie dépend de la maturation du système nerveux qui dépend elle-
même de l’entourage affectif, de l’enveloppe sensorielle, de la niche senso-
rielle. C’est-à-dire que si l’enfant s’est créé une niche sensorielle, cette niche
stimule toutes les zones cérébrales, le processus d’empathie se développe et
il devient capable de ne pas répondre à un stimulus extérieur et progressive-
ment, il apprend à répondre à ce qui vient de lui.

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EG : Et là, on arrive à l’intersubjectivité…
BC : Oui. Je donne toujours de l’intersubjectivité cet exemple d’un
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épisode avec mon petit-fils : chez moi, j’ai un grand couloir et au fond du cou-
loir, il y a un lavabo et la cuisine. Un jour, ma fille dit à son deuxième fils :
« Va te laver les mains » – « Oh, Oh…» – « Va te laver enfin ! », comme cela
se passe d’habitude. Le petit part en courant, va au fond du couloir et fait
demi-tour ; je le regarde, et je comprends sans qu’il y ait eu de mots qu’il va
dire qu’il s’est lavé les mains alors qu’il ne s’est pas lavé les mains. Le couloir
est long, je soulève les bras et je les laisse tomber comme ça (mime le geste).
Il me voit, il sourit, il fait demi-tour et va se laver les mains. Donc, il n’y a pas
eu un seul mot, il y a une cascade de scénarios, une histoire sensorielle :
lorsqu’il a fait demi-tour, j’ai compris qu’il avait l’intention de faire croire
qu’il s’était lavé les mains, et quand lui, il m’a vu sourire, il a compris que
j’avais compris qu’il avait l’intention de faire croire qu’il s’était lavé les
mains, et quand il a refait demi-tour, j’ai compris qu’il avait compris que
j’avais compris qu’il avait l’intention de faire croire qu’il s’était lavé les
mains : on est dans l’intersubjectif ! Et ces instants d’intersubjectivité, on les
voit dans les couples durables où l’on finit par savoir ce que l’autre sent même
si ce n’est pas dit, avant même qu’il le dise. On sait tout de l’autre, on sent tout
de l’autre, ou perçoit tout de l’autre et parfois, c’est pour la tragédie aussi. Je
pense à un patient qui a son bureau à côté d’un couloir. Un jour, en travaillant,
il voit sa femme traverser le couloir et il ressent un choc électrique à la
poitrine : il se passe quelque chose ! Et il se lève avec angoisse et voit sa
femme en train de parler à un lustre parce qu’elle commençait une bouffée
délirante. Il a directement senti quelque chose. Il était en train de travailler et
il a senti qu’il avait reçu un choc électrique. Donc cette intersubjectivité a des
28 Boris Cyrulnik et Edith Goldbeter-Merinfeld

indices comportementaux, et quand on se connaît par coeur, c’est le cas de le


dire, on sent tout de l’autre.
Je peux raconter une autre histoire : ma femme adore l’opéra, moi
j’aime bien l’opéra, mais elle l’adore, donc je l’accompagne. Et moi, j’aime
beaucoup le rugby, et elle, ça l’ennuie… Et quand je rencontre les copains du
rugby et qu’on parle de rugby, pour ne pas trop nous gêner, elle sourit, et der-
rière ce sourire, je suis le seul à savoir qu’elle meurt d’ennui ! (rires)
EG : Moi, mon mari a une manière de dire « oui » et je sais qu’il n’est
pas d’accord avec les personnes à qui il parle, et je sais qu’il pense « non » !
BC : C’est ainsi, quand on ne connaît pas quelqu’un d’autre par cœur,
on ne décode pas ces petits « oui » et quand on connaît l’autre par cœur, on

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décode, ça prend sens.
EG : Dans l’un des articles des Cahiers critiques sur « Le couple dans
tous ses états » (42-2009), Michel Maestre cite le philosophe Herrigel qui
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raconte que les maris japonais perçoivent l’humeur de leur épouse à leur
égard quand ils rentrent du travail, rien qu’en voyant le bouquet de fleurs
qu’elles ont composé en leur absence !
BC : C’est plein de petits symptômes, exactement. Quand je rentre,
maintenant je suis à la retraite, mais avant je rentrais des consultations assez
tard car j’avais l’hôpital, la neurologie et la consultation ; donc, je rentrais
assez tard et souvent ma femme finissait son repas quand j’arrivais, et à la
manière dont elle se tenait à table, je savais si elle avait passé une bonne jour-
née ou une journée difficile alors qu’elle, elle ne savait pas qu’elle exprimait
quelque chose. Moi-même, je le sentais ! (Met son index sur son nez).
EG : Tu le sentais… C’est intéressant parce qu’on est dans le biologi-
que et le psychologique et tu mets ton doigt sur le nez quand tu dis cela, est-
ce que tu peux développer ça ?
BC : J’avais perçu des indices comportementaux. Par exemple, les
bébés sentent si leur mère va jouer ou se détacher parce que s’il y a des indices
comportementaux. Ils sont perçus et ils laissent quelque chose qui n’est pas
perçu. Les animaux perçoivent probablement mieux que nous des indices,
mais ce qu’ils perçoivent ne désigne pas quelque chose qui n’est pas là. Alors
que nous, on peut percevoir des signifiants qui se réfèrent à quelque chose qui
n’est pas là. Donc on peut très bien faire des œuvres d’art ou se dire « ouh !
Elle a passé une mauvaise journée. Tiens, elle est comme ça et si elle est
comme ça, c’est que la journée a été mauvaise ».
De la neurobiologie à la psychothérapie. Interview de Boris Cyrulnik 29

Quand on parle, on perçoit un son qui réfère à quelque chose qui n’est
pas là, le signifié, et le son, la prosodie, participe à la construction du sens.
EG : Est-ce que tu penses que la paranoïa, c’est finalement aussi lié à
une espèce d’hypersensibilité biologique qui fait qu’on est hyper interprétatif
ou hyper empathique à l’excès ?
BC : Il y a deux réponses à ta question : il y a une réponse génétique et
une réponse épigénétique avec une dimension historique. Pour la réponse
génétique, il y a parmi nous 15 à 20% de gens qui sont génétiquement très
sensibles, mais ce n’est pas une maladie. Ces personnes sensibles sont de
petits transporteurs de sérotonine. Ces gens sursautent facilement et sont vite
alertés. Un rien les touche, ils changent de couleur devant un petit signe de la

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tête, ils sont attentifs. Si l’enveloppe et l’histoire des liens sont bien sécuri-
sées, tout tient et ça va comme ça. Si l’enveloppe et l’histoire sont difficiles,
cette sensibilité fait que je vais facilement pleurer, pas être déprimé puisque
ce n’est pas une maladie, mais je vais être très touché. Alors que 80% d’entre
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nous sont les gros transporteurs de sérotonine et sont beaucoup moins sensi-
bles ; il faut mettre le paquet pour les stimuler, ce sont des preneurs de
risques : ils se balancent par-dessus un pont, ils jouent avec la peur, ils l’éro-
tisent et là, ils ont des émotions. Par exemple, il y a des garçons qui vont se
battre après un match de foot, ce sont des garçons bien élevés… ; au cours du
championnat du monde en France, il y a eu des bagarres à Marseille. Mon fils
s’est réfugié chez quelqu’un qui, par bonheur, lui a ouvert la porte au
deuxième étage d’un immeuble, et il a fait des cauchemars pendant plusieurs
nuits après avoir été confronté à l’intensité et à la violence des bagarres qui
n’avaient aucun sens. Un de ces gars a été arrêté, et stupeur, c’était l’un des
meilleurs antiquaires de Londres ! Un gentil papa avec une famille, un gros
portefeuille, un gars très cultivé et qui n’avait pas beaucoup d’émotion, mais
qui de temps en temps, venait s’offrir une aventure émotionnelle, des bagarres
connes et violentes. Il disait d’ailleurs avant la bagarre : « J’ai peur, c’est
délicieux ! Qu’est-ce qui va se passer, est-ce que je vais recevoir un coup ? »
C’est comme de la drogue. Ce sont des gros transporteurs de sérotonine. Ces
déterminants génétiques déjà pourtant incluent l’environnement. Un hypersen-
sible bien environné va au cinéma, parle gentiment, fait de bonnes études …
Un hypersensible génétique mal entouré, là c’est plus difficile ; ce n’est pas
lui qui est malade, c’est la transaction entre ce qu’il est et ce qui est.
L’essentiel du déterminant des émotions, ce n’est pas la génétique,
c’est l’épigénétique, c’est-à-dire ces dernières semaines de la grossesse et les
10 premiers mois de la vie. La synaptogenèse est fortement façonnée par les
30 Boris Cyrulnik et Edith Goldbeter-Merinfeld

émotions des donneurs de sons, et là, Shaul Harel (qui a travaillé avec Isy
Pelc, lorsqu’il a été invité à Bruxelles en même temps que Bustany et moi-
même) a observé des femmes traumatisées par les attentats de Tel-Aviv en
Israël. Elles avaient consulté d’elles-mêmes pour un symptôme psycho-trau-
matique très douloureux ; elles appelaient au secours et elles étaient encein-
tes. Il avait donc une population de femmes enceintes présentant un syndrome
psycho-traumatique. Il s’en est occupé, et comme il était un neurologue, il a
observé les fœtus et a vu qu’ils présentaient une taille de 50% inférieure à la
population générale, 24% de périmètre crânien inférieur à celui de la popula-
tion générale, ainsi qu’une atrophie fronto-limbique. C’est l’accident social,
la guerre chronique qui les avait traumatisées et cela avait transmis quelque
chose au bébé. La morphologie même est touchée. Nous avons fait des scan-

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ners qui montrent aussi une résilience neuronale : quand on entoure les mères
ainsi que les enfants, un processus de résilience normale se déclenche. Je dis
« résilience normale », mais en fait la surprise, c’est que le premier temps de
la résilience neuronale, c’est la revascularisation, ce que l’on n’avait pas
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prévu. Sans doute que les hormones et les facteurs de croissance neuronaux
sont apportés par ces vaisseaux et qu’ensuite les vaisseaux et les neurones se
redéveloppent. C’est logique, mais on ne l’avait pas prévu.
Et pour reprendre la question sur les médicaments: si ces neurones se
redéveloppent, et si on n’en fait rien, cela ne sert à rien ! Donc, lorsque les
neurones se redéveloppent, il faudra faire quelque chose de relationnel, de
sportif, d’artistique ou de psychologique, ce qui est vital pour la condition
humaine ; et là, les neurones seront déclenchés par la résilience neuronale et
l’on devient quelqu’un.
EG : Tu parles beaucoup de la notion de flexibilité des neurones… En
même temps, je me dis que chez les gens qui utilisent des drogues dures ou
très longtemps des drogues dites moins dures comme le cannabis, il doit y
avoir un moment où la destruction est totale et où il n’y a plus de régénéres-
cence possible ?
BC : Voilà, on aura le même raisonnement que tout à l’heure pour les
enfants carencés trop longtemps, qui ont des séquelles durables. Le cannabis,
c’est comme l’alcool, il y a 5% de tragédie… Comme pour l’alcool où il y a
5% de gens qui deviennent alcooliques et 95 % à peu près qui supportent et
dégradent l’alcool ; les 5 % qui ne le supportent pas font des encéphalopathies
et des accidents neurologiques et encéphaliques graves. Pour le cannabis, il y
a quand même un déterminant génétique : il y a des gens qui dégradent bio-
logiquement très vite l’alcool, et certains qui dégradent très vite le tétrahydro-
De la neurobiologie à la psychothérapie. Interview de Boris Cyrulnik 31

cannabinol et d’autres qui ne dégradent pas ; il y a donc un déterminant


génétique, mais il y a aussi des indices liés à la durée et à l’intensité, de la
dénaturation de capacités comme la mémoire. Je fais partie de ceux qui pen-
sent qu’il y a des psychoses causées par le cannabis.
EG : J’en suis persuadée ! Il y a déjà une quinzaine d’années, je cla-
mais partout les effets dangereux du cannabis, notamment les risques de
décompensations psychotiques et d’amotivation sociale, d’extinction de la
sociabilité et de l’intérêt pour les choses de la vie…
BC : Il y a probablement un facteur génétique, mais sur ce terrain géné-
tique, le cannabis provoque des psychoses.
EG : Certains disent que ce risque est surtout encouru par des person-

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nes déjà plus fragiles auparavant, mais qui n’auraient sans doute pas décom-
pensé sans le cannabis…
BC : Voilà. Comme les petits porteurs de sérotonine, ces gens sont
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émotifs, mais si on les laisse en paix, ils vivent bien toute leur vie. On peut
faire l’hypothèse que si on les laisse tranquille, ils traversent leur vie sans être
psychotique alors qu’avec le cannabis, ils le deviennent. Mais, il y a toujours
une transaction entre ce qu’on est et ce qui est. Si je suis petit transporteur et
si je ne dégrade pas le tétrahydrocannabinol, je risque de faire une psychose
alors que si je le dégrade, etc. C’est le même raisonnement que pour l’alcool
d’ailleurs : il y a des gens qui boivent énormément et s’en moquent éperdu-
ment, alors que d’autres font des cirrhoses, des hépatites des encéphalopa-
thies pour deux trois verres par jour.
EG : Avant la dernière question, considères-tu qu’il reste certains
points importants que tu aimerais soulever ?
BC : Oui. Pour illustrer la théorie de la plasticité et de la flexibilité : on
a observé chez les aveugles de naissance que leur lobe occipital s’allume en
entier quand on leur demande de regarder quelque chose qu’ils ne voient pas,
alors que chez un bienvoyant, il a juste la pointe de l’aire occipitale qui
s’allume. Cela veut dire que le bon circuitage neurologique est économique.
On voit cela chez les gens qui parlent bien : chez eux, il y a juste l’aire tem-
porale qui s’allume, alors que chez les gens qui parlent mal, ça flambe parce
qu’ils sont en train de consommer énormément d’énergie pour la même per-
formance. Chez les aveugles de naissance, ils ne voient pas, donc ils dépen-
sent énormément d’énergie pour voir, alors que les bienvoyants ne dépensent
presque rien. Lorsqu’on apprend aux aveugles de naissance à lire en braille,
donc normalement, c’est l’aire pariétale gauche quand ils lisent avec la main
32 Boris Cyrulnik et Edith Goldbeter-Merinfeld

droite, qui devrait s’allumer. Or, c’est l’aire occipitale, c’est-à-dire que lors-
que des aveugles de naissance apprennent à lire, le cerveau est tellement plas-
tique que les informations tactiles arrivent dans l’aire occipitale à la place des
informations visuelles, il y a donc plasticité.
Autre exemple qui montre comment la culture et le cerveau
fonctionnent : je travaille avec des anthropologues, des sinologues. Les Asia-
tiques ont deux systèmes de lecture, ils ont un système occidental et un sys-
tème idéographique proche de l’image. Quand nous, occidentaux, faisons un
accident temporal gauche, on présente une aphasie et une agraphie. Eux,
quand ils font un accident temporal gauche, ils font une aphasie dans le sys-
tème occidental, mais continuent à lire dans le système asiatique puisqu’il est
plus proche de la culture des images. Donc, le cerveau est pétri par la culture,

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même la vue des images de lecture, tout cela sculpte le cerveau.
EG : Une dernière question : vois-tu une piste intéressante pour les
recherches futures au niveau de l’interaction entre la biologie et psychothé-
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rapie ?
BC : J’espère que cette nouvelle manière de poser la neuropsychana-
lyse, la neuropsychologie, et de la neuropsychothérapie entraînera la fin des
clans idéologiques. Ma carrière a été empoisonnée par les « choisis ton
camp » ! « Si tu choisis la biologie, ça veut dire que tu es contre la psychana-
lyse. » La biologie m’intéresse et je suis convaincu que la psychanalyse est
utile. « Si tu choisis le divan, tu ne donneras jamais de médicament. » Ben
non ! J’aimerais donner le moins possible de médicaments, mais je reconnais
que parfois, les gens sont soulagés.
Voilà ! Ce que j’espère, c’est la fin de ces combats idéologiques qui
ont empoisonné ma carrière.
EG : Merci beaucoup !

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