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« J’ouïs ! »,
la soumission au temps des non-
dupes
Sur le surmoi à notre époque.
Présenté et soutenu par : Adriana Campos
Sous la direction de : Mme. Sophie Marret-Maleval
2018
2
Je remercie les membres du jury d’avoir accepté l’invitation à lire et à évaluer mon
travail de recherche,
Mes remerciements tout particuliers à Mme Sophie Marret-Maleval dont la patience,
l’appui et l’aide ont rendu possible l’achèvement de cette thèse,
Je remercie chacun des collègues et amis qui m’ont corrigé mon usage du français et
alimenté ma réflexion avec leur lecture,
Mes remerciements à toutes les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont
soutenu dans cette démarche.
A mis viejos, por la valentía de haberme sostenido en este proyecto,
Aún cuando no lo comprendieran.
À ceux qui, à Paris, m’ont ouvert leur porte.
À ceux qui m’ont mis au travail.
À CC d’être apparu et d’être là.
« … l’homme qui s’imagine que l’objet de son désir,
la paix de sa jouissance,
dépend de ses mérites.
C’est l’homme du surmoi… »
Jacques Lacan, Le séminaire, livre II, Le moi
dans le théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse.
Paris : Éditions du Seuil, 1978, p. 365.
Avant propos 7
Introduction 9
Première partie 18
Le concept du surmoi, par déclinaisons…, un concept qui
résiste à sa définition 20
Une question de scission, des origines du surmoi 22
Le surmoi : résidu du complexe d’Œdipe 23
Le surmoi en-deçà du complexe d’Œdipe 27
Pas qu’une question de dates 32
Pas qu’une question de nomenclature 37
Lacan : le surmoi, une scission dans la loi 48
Des orphelins du père qu’il faudrait, indentification et surmoi 59
L’identification 60
L’identification à l’objet perdu 65
Le narcissisme et l’Idéal du Moi 74
L’identification au père à l’origine du surmoi 78
Identification au père auquel nous avons des reproches à faire 83
Ce père créateur, qui a si mal fait les choses 91
Qu’est-ce qu’un père ? 93
« Sic volo, sic jubeo », impératif et surmoi 97
L’impératif, un mode verbal 98
Le commandement chrétien 100
L’impératif catégorique 101
La morale kantienne et l’anti-morale sadienne 104
1-Au-delà des sentiments, au-delà de la répugnance 104
2- La douleur comme le seul affect moral 106
3- Une morale au-delà du limite du possible 110
De la voix de la raison au caprice d’une femme 112
« Jouis ! » 114
« Jouir aux ordres », la dimension pulsionnelle du surmoi 124
Des sources d’énergie du surmoi 125
Surmoi et masochisme morale ? 128
Le sadisme, le masochisme et la pulsion de mort 131
Avec Lacan, le sadisme et le masochisme sous le prisme de l’objet voix 134
Vers où pousse la pulsion ? 137
Rencontre et répétition 141
Jouissance et surmoi 142
Un débat actuel 142
Quelques risques dans les termes de ce débat 146
Avant propos
Qu’on donne aux attentats meurtriers survenus ces dernières années une
explication sociologique, religieuse ou géopolitique, le fait est que l’exigence de
sacrifice fait irruption sur la scène du monde occidental en secouant l’illusion de sa
disparition par la grâce du progrès. Cette exigence insiste comme une nécessité
logique. Elle apparaît sous l’apparence la plus étrange, voire la plus absurde, retour
d’une haine crue au nom d’un Dieu qu’on aurait pu croire oublié. Retour du « sacrifice
aux dieux obscurs1 » dont Lacan avait parlé…
J’avais choisi le surmoi comme sujet de ma thèse quelques années avant ces
événements tragiques. Mon hypothèse était que la chute des idéaux paternels et la
montée au zénith social de l’objet petit a2, loin de soulager le sujet de son emprise du
surmoi, le soumettait encore d’avantage à l’impératif de jouissance. Non voilé par les
idéaux, l’impératif surmoïque s’en prend aux sujets contemporains sous des formes
nouvelles. « Jouis ! » peut à l’occasion devenir « Enjoy3 » et ainsi prendre la forme d’une
poussée à la consommation, consommation des produits, des expériences, des
personnes… Corrélativement à la chute de l’idéal -ce qui, pour un sujet, vaut plus que
sa propre vie- c’est la vie elle-même, la vie comme phénomène biologique mais aussi
comme objet de gestion politique, qu’il s’agit de préserver à tout prix. Faire du sport,
être en forme, manger de manière équilibrée, ne pas fumer, être heureux, ou encore,
être « soi-même », deviennent des nouveaux impératifs et des nouvelles interdictions
« light », qui sont au service de la préservation de la vie, dans le sens biologique du
terme, et aussi du culte de l’image narcissique.
1 Cf. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
2 Cf. Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, El Otro que no existe y sus comités de ética, Buenos Aires :
Dans cette conjoncture, j’ai décidé de consacrer mon dernier chapitre, celui qui
visait à appliquer le concept du surmoi pour rendre compte de notre époque, à l’étude
des religions, pour tenter d’élucider cet événement qui relevait d’une forme du retour
de l’appel mortifère. En l’occurrence, il fallait rendre compte de cette forme
particulière de l’exigence sacrificielle émanant d’une religion monothéisme dont le
Dieu n’est pas le Père.
Depuis, nous avons vu s’installer de plus en plus dans les sociétés les plus
privilégiées de nouvelles formes d’intolérance, de haine de l’autre.
INTRODUCTION
10
Introduction
Le surmoi et le régime de jouissance de la
civilisation actuelle.
Dans notre présent travail, nous avons choisi de cerner des enjeux
fondamentaux de notre époque en nous servant d’un concept freudien précis : le
surmoi. En effet, la manière dont Freud l’a posé situe le surmoi dans la jonction
entre les pulsions du sujet et les exigences d’une civilisation donnée. Pour sa part,
4 Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 530.
11
Jacques-Alain Miller a dit que lorsqu’il s’agit de saisir la manière dont civilisation et
jouissance s’articulent, « nous ne pouvons pas faire mieux que le surmoi5 ».
5 Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, « L’Autre n’existe pas », première leçon du séminaire « L’Autre
qui n’existe pas et ses comités d’éthique », in la revue La Cause Freudienne no 35, Paris : Édition
Navarrin, 1997, p. 9.
6 Ibidem
12
Mais il faudra attendre les avancées de Lacan pour que l’impératif à la racine
du surmoi puisse être formalisé. La formule que Lacan en donne est : « Jouis ! ». En
effet, il n’apparaît pas au premier abord dans la manière dont le surmoi s’est
présenté à Freud, si proche de la conscience morale, que le véritable enjeu du
surmoi -déjà présent dans la sommation impossible que Freud avait formulé : « Soit
comme ton père et ne soit pas comme ton père »- était l’appel à la jouissance
impossible.
Il ajoute :
7 Ibid.
13
une prohibition. La mise en place de l’idéal –fondé sur l’amour et le respect de celui
qui détenait l’autorité, et aux yeux duquel le sujet voulait de se rendre aimable- était
le ressort par lequel le sujet consentait à cette limite, à cette civilisation de sa
jouissance.
Alors que les idéaux paternels chutent, le surmoi ne rapporte plus les
sacrifices à l’idéal, au devoir, à la morale ; par contre, le commandement surmoïque
ne s’estompe pas, et au contraire, il s’impose de manière plus dévoilé. Jouir plus,
jouir encore, jouir tout-de-suite. Il s’impose ce que Jacques-Alain Miller nomme la
chasse du plus-de-jouir.
8 Notons que si bien la place de l’autorité a été mise à mal, la place du surmoi n’en pas pourtant moins
14
La phrase prononcée par Lacan lors de son entretien à la radio, publié sous le
titre de « Radiophonie9 », « La montée au zénith social de l’objet petit a », a été
reprise par Éric Laurent dans le séminaire « L’Autre qui n’existe pas et ses comités
d’éthique10 » pour caractériser notre époque. Un mouvement déjà repéré par Lacan
qui s’est approfondi à la fin du XXe siècle et au début du XXIe a déplacé du sociel11 –
selon l’expression de Jacques-Alain Miller dans son article « Une fantaisie12 » - l’idéal
pour y situer l’objet petit a. Et, ainsi, il est prescrit aux sujets hypermodernes la
chasse au plus-de-jouir comme la voie privilégiée de satisfaction, de la réalisation
personnelle et du bonheur. La promotion des gadgets sous la forme d’objets
technologiques qui s’agrafent sur le corps pour boucher le trou de l’objet petit a en
témoigne.
9 Jacques Lacan, « Radiophonie », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 403 à 447
10 Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, El Otro que no existe y sus comités de ética, Buenos Aires :
Éditions Paidós, 2005.
11 Jeu des mots: ciel social
12 Jacques-Alain Miller, « Une fantaisie », In Mental no 15, La psychanalyse appliquée à tous les âges,
15
Jacques-Alain Miller, dans son texte « Clinique du surmoi », nous avertit que
« nous devons prendre la mesure de l’impact de la nouveauté introduite par Freud
avec le concept du surmoi13 ».
Justement, le concept freudien du surmoi est l’un de ceux qui permettent à la
psychanalyse de rendre compte d’un réel insupportable, intrinsèque à la civilisation,
et dont on a les meilleures raisons de ne rien en vouloir savoir. Cependant, le
constat s’impose que le réel qu’on s’obstine à ignorer nous revient toujours à la
figure, dans la plupart des cas sous une forme plus violente et méconnaissable. D’où
l’importance de nous y intéresser et de le reconnaître.
Par ailleurs, nous tenterons de démontrer que le surmoi tel que Lacan l’a
isolé permet de cerner encore de plus près cette racine, ce « trognon » et rend
possible la lecture des phénomènes contemporains apparemment les plus
incompréhensibles et irrationnels.
13 Jacques-Alain
Miller, « Clínica del superyó », in Recorrido de Lacan, Buenos Aires : Éditions
Manantial, 2011, p. 135, traduction libre.
16
Bien que dans notre projet original nous avions envisagé de travailler le
surmoi dans notre civilisation à travers la déclinaison des effets dans la société et la
subjectivité des différents discours qui la façonnent –notamment le discours de la
science et celui du capitaliste-, les événements survenus ces dernières années nous
ont détourné de cet objectif pour porter notre attention vers un autre champ. En
effet, le besoin de mieux comprendre les religions s’est présentée comme urgente.
Ainsi, nous avons décidé d’y consacrer la dernière partie de notre thèse, afin de
17
tenter de cerner la place des religions dans les subjectivités et la logique des
attentats meurtriers.
18
PREMIERE PARTIE
19
« La seule chose dont je n’ai jamais traité,
c’est du surmoi »
Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII,
D’un discours qui ne serait pas du semblant,
Paris : Éditions du Seuil, 2007, p. 90.
20
Suite à notre travail de recherche bibliographique, alors qu’il était question
de commencer l’écriture de la première partie de notre thèse, un problème s’est
présenté à nous : lorsque, à partir de la bibliographie consultée, nous essayions
d’établir une définition du surmoi, nous achoppions sur un obstacle majeur. En effet,
bien que le surmoi soit une évidence indiscutable au niveau de la clinique, les
différents auteurs sont loin d’être d’accord sur ce dont il s’agit au niveau théorique.
Le travail d’approfondissement de la recherche ne faisait que mettre en valeur le
caractère inconciliable de leurs approches. Cependant, dans cette diversité, chacun
faisait surgir des aspects pertinents qui nous semblaient importants à retenir dans
la définition du surmoi dont nous allions nous servir pour l’écriture de notre thèse.
Nous ne trouvions donc pas une manière de poser une définition qui, tout en
gardant une cohérence, tienne compte de cette complexité.
Par ailleurs, au-delà du désaccord entre les auteurs, il semblerait que c’est le
surmoi même qui se présente comme insaisissable puisqu’à chaque fois que nous
tentions d’aborder toutes ses arêtes, un nouvel aspect, souvent contradictoire,
apparaissait, nous empêchant de le cerner…
21
À chaque chapitre, nous prenons une articulation, un fil, autour duquel nous
faisons dialoguer les auteurs de diverses époques. Nous formalisons et mettons en
tension leurs différences, leurs désaccords, les paradoxes soulevés. Nous tentons
donc d’élucider, à chaque fois, un aspect. Face au manque de garantie de notre
entreprise, nous nous imposons une discipline méthodologique : celle de la rigueur
dans la lecture. Plus que l’étude exhaustive des références bibliographiques, nous
nous tiendrons au détail, en essayant de rester au plus près de la lettre de chaque
texte travaillé.
22
23
de savoir si le surmoi serait antérieur ou un produit de celui-ci, s’il est au-delà ou en-
deçà. Au fond, d’autres questions se posent sans être toujours explicitement
articulées : qu’est-ce le surmoi et où il s’enracine.
Il part d’un principe qui avait découlé de son étude sur le deuil et de la
mélancolie, c’est-à-dire que l’abandon d’un objet d’amour se fait au prix d’une
identification. À la fin du complexe d’Œdipe, la menace de castration force l’enfant à
se détourner de ses premiers objets d’amour, la mère et le père15. À partir de ce
point, Freud avance :
14 Dans le texte « Pour introduire le narcissisme », Freud avait déjà suggérée la possibilité de
l’existence d’une instance psychique particulière, chargée d’observer constamment le moi actuel, en
le comparant avec l’Idéal du Moi ou Moi Idéal.
15 Nous étudierons plus en détail la question de l’identification et le choix d’objet dans notre chapitre
24
16 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF, 1995,
p. 277.
17 Ibidem
18 Notons que lors de ce texte, les concepts du « idéal du moi » et du « surmoi », sembleraient être
25
Selon Freud, par le biais du surmoi le sujet prend à sa charge un héritage qui
le relie à l’espèce humaine 22 :
S1 sont de l’ordre de l’impératif ? Nous approcherons de plus près cette question -centrale en ce qui
concerne notre recherche- dans notre chapitre sur l’impératif et le surmoi.
20 Dans cet énoncé de Freud, « le surmoi, avocat du ça », nous trouvons une proximité avec la
26
mais c’est dans la mesure même où ceci est repris via la formation de l’idéal que le
sujet l’assume comme son héritage.
Avec Freud, nous pouvons dire que la fin du complexe d’Œdipe inscrit le sujet
dans la Loi –celle de l’interdiction de l’inceste, donc l’interdiction qui porte sur les
premiers choix d’objet- et que cet événement fait coupure dans ledit
« développement de la sexualité de l’enfant » ; en effet, elle inaugure la « période de
latence ». Selon Freud, c’est dans cette coupure que surgit, chez le sujet, le surmoi.
27
Comment situer le surmoi par rapport à la Loi ? Nous verrons plus tard dans
ce même chapitre que Lacan reprendra la question justement sur ce point. Dans ce
texte inaugural de Freud, l’origine du surmoi est situé dans ce que de cette opération
d’inscription du sujet dans la Loi humaine, se précipite comme un « résidu » -en
reprenant son mot-, une espèce de marque d’entrée irréductible, qui ne se
réabsorbe pas.
25 Ernest Jones, « La conception du surmoi », in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse,
28
D’où émane-t-il ? De quoi est-il composé ? Ainsi que nous l’avons dit
plus haut, nous pouvons considérer comme établi que le Surmoi
naît de l’identification avec un parent à l’occasion du conflit
d’Œdipe. Mais ici les questions se posent en foule et cette
affirmation elle-même a besoin d’être qualifiée, car il nous faut
considérer qu’il existe probablement un stade de développement
que l’on pourrait appeler celui du « pré-Surmoi », à peu près comme
nous parlons d’un stade prégénital ou de précastration. Nous
devinons facilement, par simple procédé d’élimination, que ce
stade, pareillement à ces deux autres, doit relever des fonctions
alimentaire et excrétoire.30
Ainsi, puisque Jones met l’accent sur cette partie inconsciente du surmoi dont
il suppose l’origine avant la fin du complexe d’Œdipe, ce « pré-surmoi » se serait
constitué dans les stades oral et anal31. De ce fait, le noyau primitif du Surmoi ne
surgirait pas comme effet de la menace de castration ni de l’interdiction de l’inceste.
29 Ibid., p. 19
30 Ibid., p. 21
31 Il est à souligner qu’à ce moment, grâce à Freud, trois objets de la pulsion avaient été isolés –oral,
anal et phallique-. L’incidence de la demande de l’Autre ordonne ces objets dans une certaine
chronologie pour l’enfant, ce qui a conduit les premiers psychanalystes, à les concevoir en termes de
stades. Jones essaie alors de situer les premières bribes du Surmoi –pré-oedipien- par rapport à ces
premiers stades, oral et anal. L’objet voix, isolé par Lacan, permettra de saisir autrement la
dimension pulsionnelle en jeu dans le surmoi. Nous l’étudierons dans notre chapitre portant sur la
voix et le surmoi.
29
Jones se voit donc obligé à supposer une autre origine au Surmoi. C’est là qu’il
s’intéresse à la crainte.
L’hypothèse de Jones est donc que lorsque l’enfant n’est pas satisfait, lorsqu’il
est confronté à l’angoisse et la colère qui en résultent pour lui, il vit ce refus comme
une privation de la part de l’Autre, comme un acte d’hostilité ou de désapprobation
qui peut porter sur sa demande. Ainsi, la privation donnerait naissance au sentiment
de culpabilité. Le processus actif du parent dont il parle, semblerait pointer la
nécessité que ce soit l’Autre qui attribue à cette privation la valeur d’une punition
liée à une faute.
32 Ernest Jones, op. cit., p. 21
33 Cf. Ibidem, p. 21 et 22
30
coupables d’être malheureux, voire, supposer dans le malheur qui leur arrive, un
châtiment, notamment dans ce que l’on appelle la providence34.
Jones poursuit en pointant la différence qui peut se présenter entre les deux
sexes au regard de ce qui sera craint. Pour le garçon, il sera question de la crainte de
la castration, alors que pour la fille, « l’idée qui prédomine et demeure, c’est plutôt
celle de la simple privation35 ». Jones signale aussi la différence concernant les
raisons que l’enfant attribue à cette hostilité supposée de la part du parent :
chez le garçon, la crainte porte sur le père, que l’enfant sent plus
hostile à sa vie sexuelle que ne l’est la mère, tandis que chez la fille
la crainte se trouve, en grande partie, associée avec le refus de
satisfaction de la part du père. Il en résulte que la fille reste de
beaucoup plus sensible que le garçon à toute désapprobation que
pourrait manifester l’objet d’amour36.
Jones ajoute que « dans le cas d’homosexualité les rôles respectifs, tels que
les ai décrits, sont modifiés ».37
31
39 Ibid, p. 22 et 23
32
Dans sa lettre du 31 mai, Freud avait écrit une phrase que Jones trouvera
étonnante : « Je peux en tout cas vous révéler que les vues de Mrs. Klein sur la
conduite du Moi idéal chez les enfants me semblent tout à fait impossibles et
contradictoires avec mes présupposés40 ». À ce propos, Jones répond dans sa lettre :
40 Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète (1908-1939), Paris : Éditions PUF, 1998,
p. 712-715
41 Ibidem
33
Que Melanie Klein rende les enfants plus murs que nous ne l’avons
cru, est, il est vrai, conforme à mes vues. Mais c’est une chose qui a
elle-même ses limites et ne constitue pas, en soi, une preuve. Ou
alors il faudrait aussi que j’approuve d’emblée quand on affirme
que les petits enfants spéculent sur la théorie de la connaissance. Je
voudrais contredire Mrs. Klein sur le fait qu’elle pose le surmoi des
enfants comme quasi aussi autonome que celui des adultes, alors
qu’il me semble que c’est Anna [Freud] qui a raison, quand elle
insiste sur le fait que le surmoi enfantin est encore sous l’influence
parentale directe. Pour le reste, je préfère me réjouir du large
accord entre les deux chercheurs et confie volontiers à l’avenir le
soin d’aplanir leurs différences. 42
Le point ici prélevé par Freud, c’est-à-dire, l’autonomie du surmoi des enfants
vis-à-vis des adultes dans la théorie kleinienne, est juste. En effet, Klein avait l’idée
que la question que l’enfant avait à traiter et qui donnait lieu à la formation du
surmoi, était tout d’abord, et avant même que ne soit mise au premier plan la libido
propre au complexe d’Œdipe, la pulsion de mort qui l’habitait. Dans ce point de vue,
bien que l’accent mis sur la pulsion de mort qui se loge dans le surmoi soit
préservée, la place de l’Autre introducteur de la Loi, voire de l’éducation, semble
s’estomper. Voyons ceci de plus près.
42 Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète (1908-1939), Paris : Éditions PUF, 1998,
p. 712-715
43 Melanie Klein, La psychanalyse d’enfants, Paris : Éditions PUF, 1982, p. 137
44 Ibidem, p. 137
34
Klein essaie de rendre compte du surmoi des très jeunes enfants, tel qu’elle l’a
rencontré dans son expérience clinique. Elle écrit :
on nous a depuis quelque temps découvert dans l’inconscient l’existence de quelque chose d’autre,
qui n’est pas libidinal, et qui est l’agressivité, laquelle a provoqué un grand remaniement de la théorie
analytique. Freud n’avait pas confondu l’agressivité interne avec le surmoi. » Jacques Lacan, Le
séminaire, livre II, Le moi dans le théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris :
Éditions du Seuil, 1978, p. 345.
35
Jones mettait l’accent sur le fait que les satisfactions refusées à l’enfant jouent
un rôle dans la crainte qui est à l’origine du surmoi. Mais pour Klein, ce sont les
pulsions destructrices de l’enfant qui constituent la donnée première. Ce danger est
situé dans deux pôles, interne et externe. Un objet extérieur, l’autre maternel, se
dessine à travers la satisfaction ou la frustration des besoins de l’enfant. Ce dernier
fait l’expérience de sa dépendance à son égard, et selon Klein, il tente de se protéger
de la menace, qui cette fois-ci lui revient de l’extérieur. Il s’en défend en détruisant
l’objet.
47 Melanie Klein, op. cit., p. 141 et 142
48 Ibidem, p. 49
49 Ibid., p. 150 et 151
36
50 Cf. Ibid.
51 Idid., p. 150 et 151
37
Selon Mélanie Klein, le noyau du surmoi serait très précoce, il aurait son origine
dans les premiers rapports que le sujet entretient avec l’objet oral, par le biais de
l’allaitement, la dite « phase cannibale » et d’autres imagos des pulsions
prégénitales. Klein considère que l’objet incorporé, celui qui constitue le noyau du
surmoi, est un objet partiel. Si Freud avait localisé l’origine du surmoi dans une
identification –en termes lacaniens, l’identification relève du signifiant-, Klein le
situe dans l’incorporation d’un objet prégénital –une incorporation de l’objet petit a
en termes de Lacan-.
52 Ernest Jones, Théorie et pratique de la psychanalyse, (1948), Paris : Editions Payot & Rivages, 1997,
p. 132
53 Ibidem, p. 133
38
Jones reprend la discussion qui avait commencé plus de vingt ans auparavant
dans ces termes :
p. 134
39
La clinique avec des enfants abordée avec les outils conceptuels kleiniens
aurait ouvert une perspective nouvelle : l’étude des racines du surmoi avant la fin de
l’Œdipe. Le surmoi freudien serait ainsi le résultat complet et final d’un processus
amorcé bien avant. En différenciant un premier surmoi de son « résultat final »,
Jones réconcilie les apports de Klein avec le surmoi comme héritier du complexe
d’Œdipe, tel que Freud l’avait formalisé.
56 Ibidem.
57 Ibid., p. 135
58 Ibid.
59 Ibid.
40
Déjà dans leurs échanges épistolaires qui avaient eu lieu vingt ans
auparavant, la divergence entre les surmoi kleinien et freudien avait été située par
Jones dans une différence de dates, d’âge dans laquelle l’Œdipe avait lieu et le
surmoi se constituait chez l’enfant : les complexes enfantins décrits par Freud
commenceraient bien avant qu’il le croyait. D’autre part, bien que Freud avait
évoqué que des identifications au père et à la mère étaient en jeu à l’origine du
surmoi, cet accent particulièrement mis sur la relation à la mère en ce qui concerne
le surmoi –antérieur à la rivalité œdipienne qui oppose notamment le garçon au
père- est une nouveauté par rapport à ce qu’il avait avancé. Ceci devient possible à
partir du moment où l’origine du surmoi n’est pas située exclusivement à la fin du
complexe d’Œdipe.
Ainsi que je l’ai dit plus haut, les raisons de cet élargissement et de
ces modifications de la définition de Freud proviennent d’une étude
plus approfondie des mécanismes de l’introjection et de la
60 Ibid.
61 Ibid.
62 Cf. Ibid.
63 Ibid.
64 Ibid.
41
En effet, vingt ans plus tard, Jones a déjà vu la cassure qui s’est produite à
partir de ce texte de Freud, « Le Moi et le Ça ». La psychanalyse auprès des enfants
s’était développée et des nouveaux points de vue théoriques avaient vu le jour. Une
thérapeutique psycho-éducative fondée sur une certaine interprétation de ce que
Freud avait formalisé comme le Moi, non sans rapport à la lignée d’Anna Freud, avait
surgi et était en pleine expansion. L’école de Mélanie Klein, elle aussi très en vogue à
l’époque, bien que trop prolixe au niveau imaginaire, était beaucoup plus centrée
sur la dimension pulsionnelle et les objets partiels.
42
Dans ce débat, Jones suppose que Freud aurait été d’accord sur le fait que
l’image que l’enfant se fait du parent menaçant est « exagérée ou déformée ». « Bien
que les pères puissent tuer ou castrer leurs enfants du sexe male, ils le font très
rarement ; chaque petit garçon, néanmoins, éprouve le sentiment que ces choses
sont possibles et il en est terrifié.66 » Jones en dit :
C’est pourquoi, lors que Freud dit que le surmoi tient son pouvoir
d’agir sur le moi de représenter les exigences de la réalité (…), on
pourrait aussi ajouter : « ainsi que les exigences imaginaires » ou
plus exactement, les exigences de la réalité psychique aussi bien
que celles de la réalité physique. D’après moi, ces apports faits par
l’imagination de l’enfant à l’image du parent ont beaucoup plus
d’importance et ont une histoire plus longue et plus compliquée
que Freud ne le croyait possible. Et, ainsi que je le disais il y a
longtemps (…), les fantasmes et les conflits les plus anciens
exercent une importance décisive dans la forme que prend le
complexe d’Œdipe, son déroulement et son résultat.67
Jones insiste sur le caractère objectivement infondé de l’angoisse de
castration et les châtiments craints par l’enfant. Il lui semble important de préciser
ce point par rapport au texte freudien. En effet, le surmoi a pu entretemps être
réduit à une fonction du moi par certains postfreudiens qui l’ont laissé de coté dans
leurs recherches. S’il s’agit simplement de l’incorporation des limites imposées par
les parents, le surmoi pourrait ne pas avoir une importance majeure, comme celle
que Freud et Jones l’accordent.
Par cet accent mis sur cette histoire « beaucoup plus longue et compliquée »,
Jones ouvre la perspective des « fantasmes et conflits les plus anciens » dont le
surmoi pourrait prendre le relais. Rappelons nous au passage que Freud y avait
situé l’héritage phylogénétique. En effet, ce que le surmoi prend à sa charge semble
être très ancien.
66 Ibid., p. 135
67 Ibid., p. 135 et 136
43
Nous avions dit que Jones fait valoir que la menace du châtiment des parents
n’est objectivement pas aussi terriblement effrayant que le perçoit l’enfant, sa peur
n’est pas « adaptée » à la réalité du danger. Alors, il faut bien supposer qu’il y a un
enjeu autre, qui relève du psychisme de l’enfant. Le surmoi serait déjà un traitement
d’une angoisse redoutable à laquelle il aurait affaire. Il aurait ainsi une fonction
défensive.
44
situe l’origine de ce circuit précis plutôt dans le danger interne –une espèce
d’angoisse massive de l’enfant, du type de la détresse-.
Qu’est-ce que l’étoffe de cet ennemi intime dont le surmoi protège et qu’il
incarne à la fois ? Tient-il à la relation du sujet avec l’autre parental (mère ou père),
ou est-ce de l’apprivoisement de sa propre pulsion de mort dont il serait question ?
Jones se pose la question :
D’où viennent ces épouvantails terrifiants ainsi que le besoin qui les
accompagne de défenses aussi désespérées ? Entre autres choses, le
surmoi est certainement un agent cruel de persécution que le moi a
de bonnes raisons de craindre. Les défenses et les condamnations
extérieures, imposées à l’enfant qui grandit, n’en constituent
cependant qu’une petite partie et, pour sa plus grande part, c’est
l’enfant qui crée son surmoi. Pourquoi est-il amené à créer en lui
une institution aussi déplaisante ? Pour le faire agir d’une façon
aussi étrange, il faut qu’il y ait une bonne raison. Pour être plus
objectif, je dirai que le surmoi doit remplir quelque fonction d’une
très grande importance qui compense ses désavantages évidents.72
Jones constate justement que la férocité du surmoi dépasse largement les
condamnations extérieures. Cependant, du fait que, selon Jones, en grande partie,
c’est l’enfant qui crée son surmoi, il en déduit que le surmoi doit bien avoir une
fonction qui compense ses désavantages évidents. Cette déduction téléologique
reste pourtant discutable. Notre position sur ce point -en prenant appui sur ce que
nous avons travaillé précédemment sur le texte « Le Moi et le Ça »- c’est que, même
si le constat s’impose de la présence et l’agissement du surmoi, rien ne nous permet
d’assurer que le surmoi serve à quelque chose –hormis ses effets de jouissance.
s’agit d’introjection symbolique. L’introjection est toujours l’introjection de la parole de l’autre, ce qui
introduit une dimension toute différente de celle de la projection. C’est autour de cette distinction
que vous pouvez faire le départ entre ce qui est fonction de l’ego et qui est de l’ordre du registre duel,
et qui est fonction du surmoi. Ce n’est pas pour rien qu’on les distingue dans la théorie analytique, ni
qu’on admet que le surmoi, le surmoi authentique, est une introjection secondaire par rapport à la
fonction de l’ego idéal. » Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris :
Éditions du Seuil, 1975, p. 134.
72 Ernest Jones, op. cit., p. 136.
45
Rappelons-nous que la jouissance, elle, ne sert à rien73. Nous y reviendrons dans des
chapitres ultérieurs.
Selon Jones, qui, nous le soulignons encore, articule le surmoi autour du vécu
de la peur, le sentiment de « devoir faire », source de ce qui deviendra une attitude
morale, provient du sentiment d’ « être forcé de faire ». La menace du surmoi
prendrait ainsi le relais d’une menace précédente qui tient au danger rattaché à une
action. 74 « Les toutes premières peurs de l’enfant sont plus matérielles que
spirituelles75 », dit-Jones. Ainsi, la question qui se pose pour lui c’est « Comment
cette peur de danger se transforme-t-elle pour former les tout premiers éléments de
la morale et quelle est la nature de cette peur ? 76».
Ce sont des peurs qu’un mal ne soit fait à ce qui l’intéresse (peur
d’être privé, d’être dépossédé, de souffrir physiquement, etc.). Mais
dans la première année de la vie, l’amour, et le besoin d’être aimé,
commencent à jouer un rôle de plus en plus important, ce qui
entraine une nouvelle possibilité, la peur de perdre l’amour en
froissant ou en blessant l’objet aimé ou aimant, tout d’abord la
mère. C’est le passage de ces besoins du plan physique ou plan
spirituel qui opère la transformation du « être forcé de faire » en
« devoir faire ». Courir le risque de la castration est encore une
situation en dehors de la morale, mais courir celui d’offenser la
mère et de perdre son amour devient une chose « à ne pas faire ».
Par la suite, la relation avec les parents devenant plus complexe, il
devient tout aussi important de s’abstenir de faire certaines choses
que d’éviter de faire des choses dangereuses.77
Jones s’intéresse alors à l’origine de l’obéissance à la contrainte. Le « devoir
faire » qui deviendra morale aura ses origines, selon Jones, dans des peurs
« matérielles », relevant, pourrions-nous dire, de la pulsion d’autoconservation. La
transformation de la peur du danger en scrupule moral tient à un levier précis :
l’amour, le besoin d’être aimé, la peur de perdre l’amour du parent. La crainte de la
perte de l’amour de la mère, la peur de l’offenser, serait la voie de passage de la
dimension « physique » à la dimension « spirituelle ».
73 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, (1975), Paris : Éditions du Seuil, 1999, Chapitre I.
74 Cf. Ernest Jones, op. cit., p. 137
75 Ibidem
76 Ibid.
77 Ibid.
46
47
Jones conclut son article en faisant du surmoi une défense parmi d’autres
contre les pulsions du ça, qu’elles soient agressives ou sexuelles. Cette défense, dont
les racines se trouvent dès un très jeune âge, se différencie des autres puisqu’elle se
constitue de l’introjection des parents. Il le dit ainsi :
81 Ibid., p. 137 et 138
82 Nous en parlerons dans notre chapitre portant sur le surmoi et la voix.
83 Ibid., p. 138
48
Le surmoi serait donc pour Jones une défense qui commence à se constituer
très tôt chez l’enfant face à un danger pulsionnel qu’il ne peut pas maitriser et dont il
ne peut comprendre la nature. Il met l’accent sur la détresse de l’enfant, de désarroi,
la Hilflosigkeit, comme expérience primaire qui serait à l’origine du surmoi. Jones
n’est cependant pas porté à soutenir l’existence d’une pulsion agressive qui soit
indépendante de la libido.
84 Ibid.
85 Cf. Ibid.
49
Il en parle déjà dans son premier séminaire. Ainsi, dans le chapitre VII, à
partir de la discussion autour du cas d’un enfant présenté par Rosine Lefort, Lacan
précise ce qu’il entend par surmoi. Dans ce cas présenté, l’enfant « loup » n’avait à sa
disposition que ce premier signifiant, « le loup ». Tantôt il le craignait, tantôt il le
devenait. C’est justement dans ce signifiant, par lequel l’enfant se retrouve impliqué
par le symbolique, que Lacan trouve la racine du surmoi.
86 Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris : Éditions du Seuil, 1975, p.
164
50
87 Ibidem, p. 165
88 Ibid.
89 Ibid., p. 168
90 Ibid.
51
n’est plus l’apanage exclusif de la névrose. L’imaginaire –et donc le sens- n’y est donc pas impliqué.
92 Le rapprochement entre les deux semble apparaitre pour Lacan suite à un échange avec le Dr.
Leclaire qui a eu lieu lors de la leçon du 31 mars 1954, autour du texte « L’introduction au
narcissisme » de Freud. Le Dr. Leclaire avait soulevé chez Freud la phrase où il parle d’une instance
psychique spéciale que l’on pourrait supposer dont la mission serait de veiller à assurer la sécurité de
la satisfaction narcissique découlant de l’idéal du moi, cette instance observerait et surveillerait le
moi à cette fin. Leclaire dit que cette hypothèse conduira Freud vers le surmoi. Lacan n’est pas
d’accord avec le Dr Leclaire là-dessous, il lui répond : « Ce n’est pas tout à fait ça le sens. Freud dit
que, si une telle instance existe, il n’est pas possible qu’elle soit quelque chose que nous n’aurions pas
encore découvert. Car il l’identifie avec la censure… » Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits
techniques de Freud, Paris : Éditions du Seuil, 1975, p. 214
93 Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris : Éditions du Seuil, 1975, p.
303 et 304
52
autres formations de l’inconscient, il est question d’une instance qui scinde le monde
symbolique du sujet, qui le coupe en deux : une part lui est accessible et l’autre est
interdite. Selon Lacan, c’est cette notion « à peine transformée » qui apparaît dans le
registre du surmoi.
94 Ibidem, p. 304
53
Dans ces premières années de son enseignement, Lacan met l’accent sur la
dimension symbolique, et ainsi, il situe l’enjeu du surmoi plutôt dans le rapport du
sujet à ce registre : le langage, la parole, la loi, et la culture dans laquelle il inscrit son
existence, son histoire. Il insiste sur la notion de scission :
Il prend comme exemple l’un des rares cas cliniques de sa propre pratique
dont il parlera dans son enseignement : un sujet qui, par le biais d’un symptôme qui
portait sur sa main, faisait tomber sur lui, à son insu, la condamnation qui, selon ce
qu’il avait entendu, aurait du tomber sur son père selon la Loi coranique –à savoir,
avoir la main coupée-. Étant celle-ci, la tradition dont lui et sa famille étaient issus.
Lacan avait été particulièrement frappé par la méconnaissance de son patient à
l’égard de cette tradition dans laquelle, pourtant, son existence s’inscrivait.
Cet énoncé [avoir la main coupée] a donc été pour ce sujet isolé du
reste de la loi d’une façon privilégiée. Et il est passé dans ses
symptômes. Le reste des références symboliques de mon patient, de
ces arcanes primitives autour de quoi s’organisent pour tel sujet ses
relations les plus fondamentales à l’univers du symbolique, a été
95 Ibid., p. 304 et 305
54
55
rattache, que se situe ce qui peut lui arriver de personnel. L’histoire d’un sujet et les
trous de son histoire s’unifient et s’inscrivent dans leur relation à la loi et le système
symbolique qui est le sien. Lacan prend le soin d’insister sur le fait que l’univers
symbolique « n’est pas le même pour tous », que la « tradition et le langage
diversifient la référence du sujet ».
Remarquons donc que, dans ces deux occurrences que nous avons évoquées
du séminaire I, que ça soit au moment de son inscription ou de son retour au
moment d’un événement traumatique, ce qui apparaît comme relevant proprement
du surmoi c’est ce trognon inassimilable de la loi. Si ce caractère tient d’une part à la
structure même de la loi dans sa racine, de l’autre, qu’un énoncé particulier prenne
par le fait d’un événement traumatique, un caractère inintégrable, relève plutôt de la
dimension de la contingence.
Dans son séminaire II, Lacan précise que le caractère inassimilable de la loi
dans son ensemble est propre à celle-ci et le rapporte au caractère interrompu du
discours98. Dans cette occasion, il met en rapport le surmoi et la résistance. Il dit :
98 Nous reviendrons sur le caractère interrompu de la chaîne signifiante dans notre chapitre sur la
voix.
56
Ainsi, si censure et surmoi sont à rapprocher selon Lacan, c’est parce qu’ils
sont tous les deux à situer dans le même registre que celui de la loi. Il dit :
99 Jacques Lacan, Le séminaire, livre II, Le moi dans le théorie de Freud et dans la technique de la
psychanalyse, Paris : Éditions du Seuil, 1978, p. 179
100 Ibidem, p. 182
101 Cf. Ibid., p. 182 et 183
57
102 Ibid., p. 182 et 183
103 Ibid., p. 181
58
104 Jacques Lacan, Le séminaire, livre III, Les psychoses, Paris : Éditions du Seuil, 1981, p. 214
59
Mais, dans ce texte, cette question apparaît déjà dans sa complexité, voire
dans son paradoxe : comment expliquer qu’un enfant qui a eu affaire à des parents
tolérants voire permissifs ait un surmoi particulièrement intransigeant et exigeant ?
Que pour certains névrosés, dont le comportement n’est pas particulièrement
reprochable, la culpabilité inconsciente puisse être très prégnante ? Le sujet peut
être vis-à-vis de lui-même beaucoup plus féroce et exigeant que l’ont été ses parents,
les professeurs et éducateurs qu’il a pu rencontrer au long de sa vie, cette exigence
pouvant aller même bien au-delà de la loi à laquelle il est soumis et la morale à
laquelle il adhère –au moins de manière consciente. Une exigence qui va au-delà des
juges et au-delà de la Loi. Voilà donc ce qui se profile derrière cette identification qui
inscrit le surmoi dans l’appareil psychique.
La manière dont cette identification se produit, à quel père ou à quoi chez lui
nous nous identifions, sont de véritables interrogations. Nous essayerons de les
éclaircir lors de ce chapitre.
60
L’identification
Nous allons commencer notre chapitre par la question de l’identification, à
laquelle Freud consacre le chapitre VII de son texte « Psychologie des masses et
analyse du moi » (1921). Il y dit que l’identification est la manifestation la plus
précoce d’une liaison de sentiment à une autre personne. Déjà dans la préhistoire du
complexe d’Œdipe, elle jouerait un rôle dans la constitution de l’idéal, lorsque le
petit garçon montre un intérêt particulier pour son père et voudrait devenir comme
lui.105
Selon Freud, ce n’est que lorsque le père apparaît comme un obstacle pour le
petit auprès de sa mère, que cette identification au père prend une tonalité hostile et
devient le souhait de le remplacer auprès d’elle. L’identification serait ambivalente
dès le début, mais elle peut tantôt se tourner vers l’expression de la tendresse que
vers le souhait d’élimination. Freud rapporte l’identification à la « phase orale » avec
la notion d’incorporation de l’objet désiré ou prisé par le fait de le manger et, ce
faisant, il serait anéanti en tant que tel. Le cannibale en resterait à ce point de vue : il
ne dévore les ennemis que lors qu’il les « chérit » d’une manière ou autre106. Il en
conclut cependant que : « Le destin de cette identification au père est facilement
perdu de vue par la suite 107 ».
105 Cf. Sigmund Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), in Œuvres complètes, vol.
61
Nous remarquons que le père dont il parle n’est pas celui qui interdit et qui
représente la Loi, mais plutôt, d’abord, le père vient à la place de l’idéal pour
l’enfant, et puis, à celle du rival au regard de la mère et de l’obstacle à la réalisation
de ses souhaits œdipiens. Tout de même, l’identification, qui montre à ce moment sa
tonalité hostile, serait ambivalente dès le début. Elle n’est pas sans un aspect
d’amour ou d’admiration, pourrions nous dire. Il évoque ladite phase orale, dans
laquelle l’enfant, comme les cannibales, voudrait « incorporer » l’objet « chéri » par
le biais de le manger.
Quelques pages plus tard, Freud établit simplement la différence entre les
deux liaisons primaires à une autre personne, l’identification et le choix d’objet :
l’identification tient au fait que l’enfant voudrait être comme le père, tandis que le
choix d’objet se rapporte à l’objet qu’il voudrait avoir.108
108 Cf. Ibid, p. 44
109 Ibid.
62
le sujet peut s’identifier. Par cette image de l’autre, le moi aspirerait à donner forme
à son propre moi110.
110 Notons que Freud semble y donner les éléments qui relèvent de l’identification imaginaire telle
qu’elle a été plus tard formalisée par Lacan dans son « stade du miroir ».
111 Sigmund Freud, op. cit., p. 44
63
Freud tient pourtant à préciser –et cette précision est encore une boussole
pour les psychanalystes- que, dans ces deux premiers types, « l’identification est, les
deux fois, partielle, extrêmement limitée, et emprunte seulement un trait unique à la
personne-objet 113 ». Ainsi, si la deuxième possibilité est un choix d’objet qui
régresse à l’identification, pour Freud, il s’agit du mécanisme par lequel le sujet
s’approprie d’un trait prélevé chez l’objet aimé auquel il est contraint à renoncer.
Ainsi, ces deux premiers types d’identification sont ceux qui sont en jeu dans
la formation des symptômes, et plus précisément, des symptômes névrotiques.
Dans ce cas, l’identification est limitée et porte sur un trait.
112 Ibidem, p. 44
113 Ibid., p. 44 et 45
114 Ibid., p. 45
64
115 Ibid., p. 45
65
une sorte de contagion psychique. Nous le notons tout en pointant qu’il ne s’agit pas
pourtant du même concept de symptôme.
116 Ibid., p. 47
117 Cf. Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, (1917) Paris : Éditions Payot et Rivages, 2011, p. 44-46
66
Voilà donc les tableaux cliniques qui peuvent survenir à la suite d’une perte,
le deuil et la mélancolie. Cependant, pendant le deuil, le sujet réalise un travail, que
Freud décrit : en effet, face à la perte de l’objet aimé, le sujet devra soustraire, dans
un lent processus, ses attachements à cet objet. Pour cela, alors que l’objet sera
conservé dans le psychisme, pour s’en détacher petit à petit, il faudra s’y prendre
par détails –chacun des souvenirs, des espoirs seront revisités, repris, surinvestis
jusqu’à ce que la libido s’en détache. Il s’agit donc d’un travail laborieux qui
demande une grande dépense d’énergie, et requiert donc une bonne partie de
l’énergie psychique disponible. À la fin de ce travail, dont le caractère douloureux
semble à Freud difficile d’expliquer du point de vue économique, le moi sera à
nouveau libre et désinhibé. Ce processus ne pourra pas être accompli dans le
tableau de la mélancolie.
Freud signale au passage que si ce travail est si couteux, il l’est parce que :
118 Cf. Ibid.
119 Ibid.
120 Ibid., p. 47
67
Pour ce qui est de la mélancolie, Freud tente de situer en quoi elle s’écarte du
processus de deuil. Il propose d’emblée une différence concernant l’objet lui-même,
voire la possibilité de localiser ce qui a pu être perdu :
121 Ibid., p. 47 et 48
122 Cf. Ibid.
68
ses ressources symboliques pour se séparer de l’objet perdu. Il reste sans ressources
face au trou ouvert par la perte et finit par s’identifier audit objet.
Tout de même, l’accent que Freud met sur la connaissance de l’objet sur
lequel la perte porte, nous indique que cette perte peut ne pas être du même ordre
dans les deux tableaux. Nous y reviendrons avec le concept lacanien d’objet petit a.
Freud s’arrête alors sur un détail qui porte sur la manière paradoxale dans
laquelle le mélancolique parle de lui-même :
69
125 Ibid., p. 52
126 Ibid., p. 54 et 55
127 Ibid.
128 Cf. Ibid.
70
129 Ibid., p. 55 et 56
130 Notons sur ce point qu’il ne s’agit pas de l’identification à un trait, qui enrichirait le moi d’une
identification en plus. Au contraire, il s’agit d’une perte du moi corrélative à l’impossible perte de
l’objet.
131 Cf. Sigmund Freud, op. cit., p. 55 et 56
71
L’ombre de l’objet est tombée sur le moi, dit Freud. Voilà ce qu’est la
mélancolie. Il ne s’agit pas d’une identification au père ou à la mère comme dans le
cas de l’identification hystérique, qui porte sur un trait, comme nous l’avons évoqué
tout à l’heure. Il ne s’agit pas non plus de l’identification imaginaire, celle de se
mettre à la place de l’autre, comme la dernière des trois isolées par Freud dans son
étude de l’identification. Il s’agit d’une identification à l’objet. Avec Lacan, nous
pouvons dire que si l’identification hystérique porte sur un signifiant, l’identification
en œuvre dans la mélancolie est celle à l’objet petit a133.
72
absorbe toute la libido d’objet, alors que dans le cas de l’hystérique, l’identification
préserve la disponibilité de cette libido.
Ce que nous apprenons ici, c’est que cette instance est la simple
conscience morale ; nous allons donc la compter, avec la censure de
la conscience et l’épreuve de la réalité, parmi les grandes
institutions du moi et trouver aussi quelque part les preuves qu’elle
peut tomber malade en soi.
Notons que dans ce paragraphe-là, Freud va dans le sens d’approcher
l’instance chargée de critiquer le moi et la censure, tel et comme Lacan le souligne
dans son argumentation que nous avons déployée dans notre chapitre antérieur.
Freud considère que, du fait de cette condition autonome, ces « grandes institutions
135 Ibid., p. 52-54
136 Ibid.
137 Dans la traduction en espagnol, le mot choisi est « scindée », « instance psychique scindée du
moi ». Ceci nous renvoie à notre chapitre sur les origines du surmoi, où nous avions relevée
l’importance de la scission.
138 Cf. Ibid., p. 52-54
73
du moi » peuvent tomber malades en soi. Comme, par ailleurs, c’est le cas dans la
mélancolie.
74
140 Ibidem.
141 L’Idéal du Moi n’apparait pas clairement séparé du Surmoi dans son écrit « Le Moi et le Ça » où il
parle d’« Idéal du Moi ou Surmoi » à plusieurs reprises. Cependant, en reprenant avec plus de détail
ses articles, nous voyons que la différence entre les deux concepts, clairement mise en avant par
Jacques Lacan, était déjà trouvable, même si non explicitée, dans les textes de Freud. Nous avons déjà
évoqué dans ce chapitre que l’identification au père qui donnerait lieu à la formation de l’idéal, serait
antérieure à celle qui serait à l’origine du surmoi. Cette dernière survenue après l’Œdipe et étant son
héritière.
75
142 Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), in La vie sexuelle, Paris : Éditions PUF,
1997, p. 97 et 98
143 Sigmund Freud, op. cit., p 97 et 98
76
Le paragraphe de Freud que nous venons de citer nous donne aussi une idée
de la réponse à donner au pourquoi du comment un sujet peut être au regard de
l’idéal beaucoup plus exigeant vis-à-vis de lui-même que l’ont été ses parents et ses
éducateurs. L’exigence de l’idéal dépendrait du narcissisme et non seulement de la
sévérité des normes éducatives auxquelles le sujet a été confronté. Cette recherche
d’une « perfection perdue » pourrait être forte, par exemple, chez des enfants qui se
144 Lors de ce séminaire, Jacques-Alain Miller et Éric Laurent se réfèrent notamment à des idéaux
paternels. La question se pose donc sur la possibilité que, dans notre époque, ce soient d’autres
idéaux, qui ne s’inscrivent pas dans la lignée du père, qui en prennent la place.
145 Ibidem, p. 98
146 Ibid.
77
sont retrouvés à l’incarner, voire à qui cette « perfection supposée » leur a été
d’avantage renvoyée par l’autre, dans laquelle ils se sont reconnus et dont ils ont tiré
une satisfaction. En général, selon ce qui est avancé par Freud dans ce texte, la
soumission à l’idéal du moi dépendrait plutôt d’à quel point le sujet tient à l’idée de
sa perfection narcissique, qu’il se consacrerait ainsi à récupérer en se soumettant à
l’idéal.
78
immortel, qui se transmet des parents aux enfants, comme un souhait que l’enfant
ne soit pas confronté aux contraintes de la vie, à la castration, semblerait être la
formule freudienne de ce que Lacan nomme l’appel à la jouissance pure qui ne
passerait pas par la castration. Nous étudierons la question dans notre prochain
chapitre.
12
79
C’est sur ce point que Freud évoque l’identification à l’objet perdu tel que la
mélancolie lui avait permi de le cerner. Ce processus lui apparaît, au moment de
l’écriture de « Le Moi et le Ça », d’une beaucoup plus grande significativité et
fréquence qu’il avait envisagé dans son texte « Deuil et Mélancolie ». « Nous avons
depuis lors compris qu’un tel remplacement a une grande part dans la mise en
forme du moi et contribue essentiellement à instaurer ce qu’on appelle son
caractère151 ».
1995, p. 271
150 Cf. Ibidem, p. 272
151 Ibid., p. 272
80
mais elle serait aussi à l’origine de son surmoi. Un obstacle théorique se présente là
pour rendre compte de ces « identifications à l’objet » puisqu’il n’y fait pas la
différence entre l’identification à partir d’un trait prélevé chez l’autre et
l’identification à l’objet perdu. Il explique alors cette difficulté en proposant qu’aux
primes origines, dans la phase orale primitive de l’individu, investissement d’objet
et identification ne sont pas à différencier l’un de l’autre152.
Selon Freud, par cette transposition d’un choix d’objet érotique en une
modification du moi, le moi pourrait maitriser le ça. En adoptant les traits de l’objet,
le moi s’imposerait à lui comme objet d’amour et tenterait de remplacer, ainsi, sa
perte. Cette transposition de libido d’objet en libido narcissique entrainerait une
désexualisation de celle-ci.
152 Cf. Ibid., p. 272 et 273. Nous constatons dans son propos, une subtile différence par rapport à qu’il
avait écrit dans le chapitre sur l’identification de son texte « Psychologie des masses et analyse du
moi » de 1921. À ce moment, il soutenait que l’identification était le premier rapport à un autre, avant
même de l’investissement d’objet, alors qu’ici il les postule comme originairement non
différenciables l’un de l’autre.
153 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,
1995, p. 273
154 Ibidem.
81
Il dit :
155 Cf. Ibid., p. 275
156 C’est le terme employé par Freud.
157 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,
1995, p. 275
82
Freud met l’accent sur l’Œdipe inversé et propose par ce biais une solution à
cette impasse 160 . Selon Freud, l’expérience analytique met en évidence que la
plupart du temps le complexe d’Œdipe prend une double forme, positive et négative.
C’est-à-dire, que le garçon manifeste aussi une position féminine tendre envers le
père et une position hostile avec la mère. La bisexualité, avoue-t-il, rend très difficile
d’éclaircir les rapports des choix d’objet et identification primitifs. Dans bon nombre
de cas, lorsque l’un ou l’autre de ces constituants disparaît, il ne laisse que des traces
à peine décevables. En tout cas, lors de la disparition du complexe d’Œdipe, il en
découlera une identification au père et une identification à la mère. Dans
158 Freud ne précise pas comment ce « renforcement » se produirait. Grace à l’analyse faite par Lacan
du cas du petit Hans, nous pouvons y situer l’irruption, dans la vie de l’enfant, de la jouissance de
l’organe pénien.
159 Ibidem, p. 276
160 Nous avons évoqué, dans notre chapitre antérieur, la manière dont Ernest Jones avait tenté une
83
l’empreinte plus au moins forte des deux identifications se reflétera l’inégalité des
deux prédispositions sexuées.
161 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,
1995, p. 277.
162 C’est justement ce point, cette caractéristique toute particulière de cette identification, de rester à
part, qui a donné lieu à la manière dont nous avons intitulé notre chapitre sur les origines du surmoi :
« Une question de scission ».
84
confusion, même sous les plumes éminentes163 ». En effet, le texte de Jones montre
bien la difficulté à se repérer avec clarté au sujet du surmoi et des affects par lui
isolés.
Lacan commence donc par situer la question du surmoi freudien, celui qui
advient à la fin de l’Œdipe :
…qu’est-ce que cela veut dire, que le surmoi se produit, selon Freud,
au moment du déclin de l’Œdipe ? Bien sûr, on a fait depuis
quelques pas en avant, en montrant qu’il y en avait un, né
auparavant, dit Mélanie Klein, en rétorsion des pulsions sadiques,
encore que personne ne soit capable de justifier que ce soit toujours
le même surmoi164 .
Comme nous l’avons signalé dans notre chapitre sur les origines du surmoi,
Mélanie Klein avait postulé un surmoi précoce, antérieur à l’Œdipe qui prendrait ses
sources dans la pulsion sadique de l’enfant165. « Mais tenons-nous-en [dit Lacan] au
surmoi oedipien. Qu’il naisse au déclin de l’Œdipe veut dire que le sujet en incorpore
l’instance. Cela devrait vous mettre sur la voie.166 »
Pour tracer cette voie, Lacan s’appuie, comme Freud même, sur les avancées
de ce dernier dans son texte « Deuil et Mélancolie » :
163 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.
354
164 Ibidem
165 Dans le même chapitre, nous avons aussi évoqué la position prise par Jones par rapport au débat
entre Mélanie Klein et Anna Freud autour de l’origine du surmoi, et ses échanges avec Freud à ce
propos.
166 Jacques Lacan, op. cit., p. 354
167 Ibidem
85
Un autre détail majeur qui nous semble nécessaire de remarquer dans ces
paragraphes, c’est que Lacan n’emploie pas le terme d’identification, mais celui
d’ « incorporation ». Identification et incorporation, sont-ils équivalents ? En
utilisant ce terme, Lacan ne range pas forcement cette incorporation entre les
identifications qui portent sur un trait symbolique : s’agit-il pourtant d’une
identification à un trait du père, à un signifiant ; ou s’agit-il plutôt dans ce cas, d’une
identification à l’objet, comme c’est le cas dans la mélancolie ? Pouvons-nous parler
d’une identification à l’objet en tant que ce qui serait visé c’est son être même, son
être de père et plus précisément son être de père raté ?
Le père dont il est question dans cette incorporation est celui qui a « foutu »
des choses au monde, notamment l’enfant ; et raté de l’avoir mal fait, comme le dit
Lacan dans les paragraphes suivants.
168 Ibid.
169 Il nous semble cependant que, au regard de ce que nous avons avancé autour de l’impossibilité
dans la mélancolie à se séparer de l’objet perdu ; la question qui se poserait serait pour quoi l’enfant
ne peut pas se séparer de son père et de ce fait, il l’incorpore ? Est-ce en tant qu’il se fait fils de ce
père, héritier de sa faute ? Si cela s’avère le cas, le déclin de la fonction du père qui caractérise notre
époque, ne serait sans conséquences dans l’instance incorporée du surmoi oedipien.
86
Lacan continue :
87
Lacan signale que c’est aussi le père imaginaire, et non pas le père réel, qui
est à l’origine de l’image providentielle de Dieu. Il ajoute que « la fonction du surmoi,
à son dernier terme, dans sa perspective dernière, est haine de Dieu, reproche à
Dieu d’avoir si mal fait les choses173 ».
Il conclut :
172 Ibid.
173 Ibid., p. 355
174 Ibid., p. 355 et 356
88
frustration et qui continuent un dialogue qu’il entretient avec le texte d’Ernest Jones
« La peur, la culpabilité et la haine ».
Le père imaginaire, nous avons tout le temps affaire à lui. C’est lui
auquel se réfère le plus communément toute la dialectique, celle de
l’agressivité, celle de l’identification, celle de l’idéalisation par où le
sujet accède à l’identification au père. Tout cela se passe au niveau
du père imaginaire. Si nous l’appelons imaginaire, c’est aussi bien
parce qu’il est intégré à la relation imaginaire qui forme le support
psychologique des relations au semblable, lesquelles sont à
proprement parler des relations d’espèces, sont au fond de toute
capture libidinale comme de toute érection agressive. Le père
imaginaire participe aussi bien de ce registre, et présente des
caractères typiques. C’est le père effrayant que nous connaissons au
fond de tant d’expériences névrotiques, et qui n’a aucunement, de
façon obligée, de relation avec le père réel de l’enfant. Nous voyons
fréquemment intervenir dans les fantasmes de l’enfant une figure à
l’occasion grimaçante du père, et aussi de la mère, qui n’a qu’un
rapport extrêmement lointain avec ce qui a été présent du père réel
de l’enfant, et qui est uniquement lié à la fonction que joue le père
imaginaire à un moment du développement.
Le père réel est tout à fait autre chose, dont l’enfant n’a jamais eu
qu’une appréhension très difficile, en raison de l’interposition des
fantasmes et de la nécessité de la relation symbolique. Il en va
d’ailleurs de même pour chacun de nous. S’il y a quelque chose qui
est fondement de toute l’expérience analytique, c’est bien que nous
avons énormément de peine à appréhender ce qu’il y a de plus réel
autour de nous, c’est-à-dire les êtres humains tels qu’ils sont. Toute
la difficulté aussi bien du développement psychique que,
simplement, de la vie quotidienne, est de savoir à qui nous avons
réellement affaire. Il en va ainsi de ce personnage du père qui, dans
les conditions ordinaires, peut être à juste titre considéré comme
un élément constant de ce que l’on appelle de nos jours l’entourage
de l’enfant. 175
175 Ibid.
89
Ainsi, dans sa leçon du 13 mars 1957, Lacan fait du père réel l’être humain tel
qu’il est et dont l’enfant n’a qu’une vague appréhension. Notons que le registre du
réel avait été modifié chez Lacan entretemps, ce qui répercute sur la notion du père
réel. À ce moment-là, réel semble faire référence à la réalité. Ainsi, dans le séminaire
IV, c’est à ce personnage de l’entourage de l’enfant que revient cette « fonction
saillante dans le complexe de castration176 ». Dans le séminaire VII, l’accent se
déplace. Ainsi, le père réel devient le Grand Fouteur, celui qui jouit de la mère.
90
La castration n’aura lieu que par la suite, lors que l’irruption de la jouissance
de l’organe sexuel et le constat de l’insuffisance de ce que l’enfant a à offrir, lui
pousseront à sortir de l’Œdipe.
91
d’un personnage mythique qui est voué à s’effacer à la fin de l’Œdipe. Celui qui
prendrait le relais serait le père imaginaire, auquel l’enfant s’identifie.
Lacan dit aussi à ce moment que c’est l’expérience de la privation qui pousse
l’enfant vers le deuil d’un père qui serait « vraiment quelqu’un ». Comment
comprendre ceci ?
92
inscription du manque dans le réel où rien ne manque tient, dans la manière dont
Lacan amène les choses, tout particulièrement à la « petite différence » sexuelle.
Celle-ci ouvre rien de moins que la place pour qu’un enfant puisse se loger en
relation à ce qui manque à la mère, le phallus. Le développement freudien autour de
l’Œdipe féminin montre bien que le moment venu, un enfant viendra dans le désir
de sa mère à cette place181. C’est sur ce point que Freud situe la roche de la fin de
l’analyse : le Penis-neid182 du côté féminin, l’angoisse de castration du côté masculin.
Nous avions déjà dit que c’est au père imaginaire que l’on attribue la place
d’agent de cette privation.
C’est donc comme homme qu’il reproche à celui qui est responsable de l’avoir
amené au monde de l’avoir si mal foutu, de se retrouver privé de ce qu’il faudrait. Et
par ailleurs, l’enfant s’aperçoit que son père auparavant idéalisé n’est finalement pas
« vraiment quelqu’un ».
181 En quoi une mère, en tant que telle, se définit de « l’avoir » -avoir un enfant, mais éventuellement
aussi avoir un mari, une maison, une famille... ce qui s’inscrit pour elle dans le registre de la
propriété-.
182 Notons que le Penis-neid et l’angoisse de castration se correspondent, fixent une interprétation de
ce qui ne va pas entre les hommes et les femmes. Ainsi, le phallus apparaît comme le médiateur entre
les sexes, là où le rapport sexuel n’existe pas.
183 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.
356.
184 Ibidem.
93
« Le reproche perpétuel qui nait alors, d’une façon plus ou moins définitive et
bien formée selon les cas, reste fondamental dans la structure du sujet 185 », dit
Lacan. Ceci ne trouve pas de résolution à la fin de l’Œdipe. Cela reste actif.
185 Ibid., p. 355
186 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 215
187 Ibid., p. 204 et 205
94
Lacan y revient aussi dans son séminaire VII, où il parle plus précisément du
père de Freud, croulant et aimé de son fils :
Croulant sans doute bien sympathique et bien bon, mais qui a bien
du communiquer malgré lui, comme tous les pères, les mouvements
de bousculade, de ce que l’on appelle les antinomies du capitalisme
–il a quitté Freiberg où il n’y avait plus rien à faire, pour s’installer à
Vienne, et c’est une chose qui ne passe pas inaperçue pour l’esprit
d’un enfant, même quand il a trois ans. Et c’est bien parce que Freud
aimait son père qu’il a fallu qu’il lui redonne une stature, jusqu’à lui
donner cette taille du géant de la horde primitive.188
Il convient de garder en tête même cette dimension personnelle de la
question qui travaillait Freud, lorsque nous parlons du reproche fait par l’enfant au
père de, finalement, ne pas être à la hauteur d’en être vraiment un, ni de
l’idéalisation que l’enfant s’était faite de lui.
188 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.
356
189 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 204
190 Dans ce sens, lorsque l’idéal paternel chute, la question de comment peut se produire cet accès à la
95
La dialectique œdipienne, dit Lacan, exige qu’il y ait quelque part quelqu’un
qui serait en position de répondre « Moi, je suis père ». Nous pouvons situer ce Père-
là, à la place d’exception nécessaire pour faire exister l’ensemble du côté masculin
aux tableaux de la sexuation. Mais ceci apparaît plutôt comme une nécessité logique
que personne ne pourrait incarner vraiment.
191 Ibid., p. 205
96
père –en mettant donc l’accent sur la dimension singulière, contingente et même
défaillante par laquelle un homme incarne cette place pour un enfant-.
Ces deux psychanalystes, mais aussi tout un chacun en est concerné. Face à
cette question essentielle qui porte sur le signifiant père, aucun père ne peut
répondre complètement. Alors que justement, ce dont il s’agit, c’est du fait que
l’enfant puisse aussi un jour devenir père à son tour. Le père imaginaire, auquel
l’enfant s’identifie dans son surmoi, le prive de réponse que ça soit en l’incarnant ou
en lui donnant ce qu’il faudrait pour y répondre à son tour. Au-delà des efforts qu’il
peut faire, l’enfant ne pourra pas faire autre chose que répéter le ratage pour
incarner la fonction.
192 Jacques Lacan, Le séminaire, « RSI », (1974-1975), inédit., leçon du 21 janvier 1975.
97
Freud énonce, dans le texte Le moi et le ça, que le surmoi se manifeste sous
les espèces de l’impératif catégorique tel que Kant l’a conçu. Qu’est-ce qui le conduit
à affirmer ceci ? Une première objection à son affirmation se présente d’emblée :
lorsque le surmoi relève de la dimension subjective, l’impératif catégorique est
défini comme universel et ayant une valeur objective.
98
Un premier aspect à souligner concernant l’impératif est donc qu’il s’agit d’un
mode grammatical du verbe. Ce mode verbal n’est pas accompagné de pronoms. Le
sujet de la phrase, ou plus précisément, le sujet auquel la phrase s’adresse, n’est pas
exigé dans la construction de celle-ci. Le sujet qui énonce la phrase, celui qui émet le
commandement, non plus195.
193 En ce qui concerne les dix commandements de Moïse, il nous semble plus adéquat de les aborder
compte de sa dimension performative : la phrase s’adresse à celui qui l’entend. D’ailleurs, la personne
qui émet la phrase n’est pas forcement identifiée à l’autorité qui l’émet. La phrase fait autorité en elle-
même.
196 www.cnrtl.fr/definition/Impératif
99
En ce qui concerne notre sujet, le surmoi, nous pouvons dire que « ça »202
commande.
197 Cf. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le commandement ?, Paris : Éditions Payot et Rivages, 2013.
198 Cf. Ibidem.
199 Ibid., p. 39 et 40
200 Cf. Ibid., p. 44 et 45
201 Ibid., p. 45 et 46
202 Nous choisissons le « ça » pour plusieurs raisons. D’une part, nous avons déjà évoqué que Freud
dit du surmoi qu’il est proche du ça et qu’il est même son avocat ; d’autre part, le « ça » fait entendre
la dimension non-subjectivé qui agit à l’insu du sujet ; et finalement, c’est la phrase impérative en
elle-même, donc « ça », qui commande.
100
Le commandement chrétien
Avant d’aborder l’impératif catégorique kantien, nous allons nous intéresser
brièvement au commandement qui a la caractéristique d’être la pierre angulaire sur
laquelle se fonde la morale d’un des trois monothéismes d’Occident203. À différence
des commandements du peuple juif, celui-ci réduit la Loi à une seule règle qui
contiendrait toutes les autres et serait la plus importante.
Freud nous met en garde sur l’agressivité qui nous habite. Il écrit :
« L’existence de cette agressivité que nous pouvons éprouver en nous-mêmes et
supposons à bon droit chez autrui, tel est l’élément qui perturbe nos rapports avec
203 Nous étudierons ce point de manière plus approfondie dans notre chapitre sur les religions, et
101
« Freud prend soin d’ajouter cette touche supplémentaire, qu’une fois entré
dans cette voie, une fois amorcé ce processus, il n’y a plus de limite –il engendre une
agression toujours plus lourde du moi206 », souligne Lacan.
L’impératif catégorique
Dans la théorie morale de Kant, la Loi morale aurait la forme d’un impératif,
d’une contrainte objective, qui s’impose aux sujets et qu’il attribue à la raison. Il
définit l’impératif comme :
205 Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation (1930), Paris : Éditions Points, 2010, p. 120
206 Jacques Lacan, op. cit., p. 229
102
Pour que cette maxime fasse la loi, il faut et il suffit qu’à l’épreuve
d’une telle raison, elle puisse être retenue comme universelle en
droit de logique. Ce qui, rappelons-le de ce droit, ne veut pas dire
qu’elle s’impose à nous, mais qu’elle vaille dans tous les cas, ou pour
mieux dire, qu’elle ne vaille en aucun cas, si elle ne vaut pas en tout
cas. 209
Nous soulignons ce dernier aspect de la théorie kantienne relevé par Lacan :
ce qui ne vaut pas en tout cas, ne vaut en aucun cas. Pour lui, tous les mobiles qui ne
207 Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, (1788) Paris : Éditions Gallimard, 1985, p. 38
208 Ibidem, p. 53
209 Jacques Lacan, « Kant avec Sade », In Écrits II, Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 245
103
C’est sur ce point que, dans son séminaire VII, s’interrogeant sur ce qu’il en
est de l’éthique dans la pratique psychanalytique, Lacan s’intéresse à la morale
kantienne. Il y trouve une grande avancée dans la réflexion philosophique autour de
cette question, puisque Kant a fondé sa morale au-delà des limites propres à l’axe
imaginaire. Il s’agit d’une morale qui ne se base point sur l’amour du prochain, les
bons sentiments, l’empathie, la mise à la place d’autrui, etc.
210 Emmanuel Kant, op. cit., p. 46
211 Ibidem, p. 61
104
245
105
universelle de notre action le droit de jouir d’autrui quel qu’il soit, comme
instrument de notre plaisir213 », ou encore, selon la formulation qu’il fait dans son
texte « Kant avec Sade » : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque,
et ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des
exactions que j’aie le gout d’y assouvir214 ».
Dans ce champ logiquement précisé par Kant, et que, dans son séminaire VII,
Lacan situe topologiquement comme au-delà du franchissement des limites du bien
et du beau, se logent aussi bien l’anti-morale sadienne que l’éthique du désir. Dans
213 Ibidem, p. 96.
214 Jacques Lacan, « Kant avec Sade », In Écrits II, Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 247
215 Notons que l’œuvre sadienne s’articule selon Lacan sur le droit à la jouissance, à la fin de notre
1986Lacan, p. 96
217 Ibidem, p. 96
106
ce champ -où l’on ne s’arrête plus face à l’image du corps, propre ou de l’autre, où on
ne se laisse plus intimider par la répugnance ou l’horreur- règne la pulsion de mort.
Le surmoi pousse vers là.
Nous en avons rencontré un douloureux exemple dans les attentats qui nous
ont frappé récemment : ces actes rendent compte du franchissement à partir duquel
s’en prendre au corps réel de l’autre devient possible218.
Kant prescrit que le seul mobile de la volonté humaine pour être moral doit
être la soumission à la loi morale. Ainsi, la conquête de la vertu, nécessite de la
contrainte, de la lutte contre le désir pour s’exprimer. La loi morale exige le sacrifice.
C’est à cela que servent, selon Kant, les sentiments et les intérêts pathologiques, à les
vaincre pour avoir accès à la vertu.
97
107
La loi morale vise à former un homme qui, selon l’expression de Kant: « ne vit
plus que par devoir, et non parce qu’il trouve le moindre goût à la vie224 ». Le sujet
moral de Kant est celui qui se fait l’exécuteur impersonnel et mortifié de l’action qui
répond à la déduction de la Loi morale. Il en est l’objet et peut à l’occasion en
devenir le « fétiche noir » selon l’expression de Lacan dans son texte, « Kant avec
Sade ».
Comme il le formulera bien plus tard, Lacan considère aussi que la tristesse
est un affect moral et en tirera une éthique propre à la psychanalyse. Mais au
221 Emmanuel Kant, op. cit., p. 106
222 Ibidem, p. 114
223 Ibid., p. 116
224 Ibid., p. 125
225 Jacques Lacan, op. cit., p. 97
108
226 Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 526
227 Nous reviendrons sur la question de manière plus détaillée dans notre chapitre sur la « tristesse
ordinaire ».
228 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.
370
229 Notons que Jacques-Alain Miller dit là-dessous que Lacan n’a pas fait pour autant du ne pas céder
sur son désir un précepte. Cf. Miller, J.-A., « Le choix forcé », In La Cause Freudienne no 5, Paris :
Éditions Navarrin, Octobre 1983, p. 28.
230 Lacan, J., op. cit., p. 368
231 Ibidem, p. 368
109
Alors, si dans le séminaire VII, Lacan dit que ce dont on peut être coupable
c’est d’avoir cédé sur son désir et que celui-ci supporte le thème inconscient et est
articulé à une destinée particulière ; dans le texte Télévision la tristesse comme faute
morale se situe au regard du devoir du bien dire concernant le repérage dans
l’inconscient, dans la structure. D’un côté donc, la faute est vis-à-vis du désir, dans
l’autre, elle se situe par rapport à un devoir, celui de bien dire.
232 Cf. Jacques-Alain Miller, « Le choix forcé », In La Cause Freudienne no 5, Paris : Éditions Navarrin,
Octobre 1983, p. 28
233 Ibidem, p. 29
234 Jacques Lacan, op. cit., p. 372
110
plaisir. À chacun de juger, à chaque moment, comment il va s’y prendre, et quel prix
il est prêt à payer.
235 Emmanuel Kant, op. cit., p. 87
111
Lacan signale :
Jacques-Alain Miller soulève dans le texte de Kant que la Loi morale telle qu’il
la formule, impose qu’elle ne puisse pas être satisfaite239.
… vous apercevrez un peu le lien qui existe de Kant avec Sade. Dans
ce principe de moralité mathématique dont le critère sentimental
obligatoire est la douleur et le malêtre, peut-être n’y a-t-il pas une
grande sympathie pour l’humanité. Il s’agit bien plus de diviser
236 Sigmund Freud, op. cit., p. 169
237 Jacques Lacan, op. cit., p. 364
238 Nous y reviendrons.
239 Cf. Jacques-Alain Miller et autres, Lakant, Paris : Diffusion Navarin Seuil, 2003.
112
Dans son intervention dans le cadre d’un séminaire qui eut lieu à Barcelone,
publié sous le titre de Lakant243, Miller s’arrête sur une phrase que l’on trouve dans
la Critique de la raison pratique : après avoir expliqué que la loi morale n’est pas un
240 Ibidem, p. 40
241 Ibid., p. 37
242 Ibid., p. 37
243 Cf. Ibid.
113
fait empirique mais un fait unique de la raison pure, Kant écrit, entre parenthèse les
mots (sic volo, sic jubeo), ce qui veut dire ainsi je le veux, ainsi je l’ordonne244. Jacques-
Alain Miller tombe sur ce qu’il suppose être la référence de Kant lorsqu’il note cette
phrase en latin, ces deux petits mots « lancés à la gloire de l’impératif
catégorique245 ».
244 Cf. Ibid., p. 40
245 Ibid., p. 40
246 Juvénal, Satire VI: Les femmes, traduction de Jules Lacroix, sur :
http://remacle.org/bloodwolf/satire/juvenal/satire6b.htm
247 Jacques-Alain Miller, « Théorie du caprice », In Quarto no 71, Bruxelles : Éditions Huysmans, Aout
2000.
114
Ainsi, la loi morale se fonde sur un pur « sic volo, sic jubeo », sur un pur
caprice. Elle s’impose comme une volonté sans raisons, sans explications, sans
arguments248.
Paradoxalement, dans cette morale qui invite les hommes à suivre la voix de
la raison, qui les exhorte à procéder dans ses actes moraux de la même manière que
l’on fait un syllogisme, la Loi même apparaît comme sans raison, comme un pur
caprice. Le caprice est à situer dans le vide, dans le trou, du fait que la Loi morale
telle que Kant la conçoit n’a pas de contenu. D’ailleurs, elle est impossible à satisfaire
et propose la douleur comme seul affect moral, la douleur propre, éventuellement la
douleur d’autrui et elle ne promet qu’une vie sans aucun goût. Alors, pourquoi
s’engagerait-on dans la voie de l’obéissance à celle-ci ? Parce qu’elle le dicte ainsi,
sans aucune autre raison que l’obéissance aveugle au caprice de ladite « voix de la
raison ».
« Jouis ! »
Dans son séminaire XVIII, Lacan effectue un dernier tournant autour de la
question du l’impératif surmoïque, en lui attribuant un contenu paradoxal :
248 Nous avions déjà isolé cette caractéristique à propos du surmoi dans notre premier chapitre.
249 Jacques-Alain Miller, op. cit.
250 Tenant compte de ce que nous avions déjà formulé précédemment, il faudrait en conclure que
l’inscription d’un premier signifiant -qui rattache le sujet à la communauté humaine-, n’est pas à
distinguer de l’inscription d’un trou.
115
Tel est l’ordre, l’ordre impossible à satisfaire, et qui est comme tel à
l’origine de tout ce qui s’élabore sous le terme de la conscience
morale, si paradoxal que cela puisse vous paraître. Pour en sentir
bien le jeu de définition, il faut que vous lisiez dans l’Ecclésiaste les
mots suivants : -Jouis tant que tu es, jouis, dit l’auteur, énigmatique
comme vous le savez de ce texte étonnant, Jouis avec la femme que
tu aimes.
C’est le comble du paradoxe, parce que c’est justement de l’aimer
que vient l’obstacle.253
Lacan trouve dans ce texte de la Bible la formulation paradoxale et
impossible qui serait à l’origine du surmoi. L’ordre dont il est question est celui de
« jouir avec la femme qu’on aime ». L’obstacle à jouir avec elle, dit Lacan, vient du
fait de l’aimer.
251 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions
1995, p. 278
253 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions
116
… le Dieu des Juifs (…) vous demande quelque chose, et qui, dans
l’Ecclésiaste, vous ordonne Jouis – ça, c’est vraiment le comble.
Jouir aux ordres, c’est tout de même quelque chose dont chacun
sent que, s’il y a une source, une origine, de l’angoisse, elle doit tout
de même bien se trouver quelque part là. À Jouis je ne peux
répondre qu’une chose, c’est J’ouïs, mais naturellement je ne jouis
pas si facilement pour autant.254
Dans cette occurrence, Lacan situe l’impossibilité de cette injonction sur le
fait qu’on ne peut pas « jouir aux ordres ». Il y pointe déjà que la réponse à
l’impératif de jouissance, donc « Jouis ! », ne peut être que l’équivoque : « J’ouïs »,
par lequel le sujet s’y soumet.
Jouis avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de ta vie
passagère, qui t'ont été donnés sous le soleil pendant le temps de ta
vanité; car c'est là ta part dans la vie et dans le travail que tu fais
sous le soleil.255
Certes, d’autres traductions du texte en donnent une version qui modifie le
sens de la phrase :
117
Lacan parle à nouveau de ce sujet deux ans plus tard, dans la première leçon
du séminaire XX, Encore. Il y dit:
257 La Bible, traduction officielle liturgique, Paris : Édition Mame, 2013, p. 1104
258 Dans cet article, Freud part du constat du caractère répandu du symptôme d’impuissance
psychique chez l’homme et finit par postuler la généralisation du rabaissement de l’objet amoureux
comme condition pour la relation sexuelle satisfaisante chez l’homme. Ainsi, dans des manières et
degrés variés, du côté masculin, l’objet du courant « tendre » et celui du courant « sensuel » ne
peuvent pas coïncider.
259 Cf. Sigmund Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » (1925), in La vie
118
Dans les deux leçons -celle du séminaire XVIII et celle du séminaire XX-, le
surmoi comme impératif s’érige face à l’inexistence du rapport sexuel. Au séminaire
XVIII, Lacan avait dit que la castration est ce qui « permet le rapport sexuel ». Dans
le séminaire XX, le surmoi est le corrélat de la castration, et celle-ci, est le « signe
dont se pare l’aveu que la jouissance (…) du corps de l’Autre ne se promeut que de
l’infinitude ».
Ce qui semble s’être subtilement déplacé entre ces deux leçons c’est sur
quelle impossibilité porte le non-rapport sexuel. Dans le séminaire XVIII, l’obstacle
au commandement de « jouir avec la femme que tu aimes » se situe dans le fait de
l’aimer.
À propos de l’amour dans le séminaire XX, Lacan dira que, entendu comme
tension vers l’Un, il est impuissant.
263 Ibidem, p. 13
264 Ibid., p. 12 et 13
119
Dans cette courte citation, Lacan dit, d’une part, que l’amour étant désir
d’être Un, l’amour ne peut donc pas établir la relation « d’eux », des deux sexes. De
l’autre, la jouissance sexuelle est marquée par l’impossibilité de l’Un du rapport
sexuel.
La question du nombre qui apparaît dans cette citation, est aussi évoquée
dans ces deux chapitres. Et c’est par ce biais là que sera abordée la question du père
dans ces occasions. Dans le séminaire XVIII, Lacan commence par situer le père
comme un référentiel :
120
267 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions
121
122
Rappelons nous que cet « au moins un » dont Lacan parle, est celui qui dit
non à la castration, celui qui se place comme exception du côté de l’ensemble des
hommes273, le père.
Par cette argumentation, Lacan situe la question du père qui est traitée par
Freud à travers l’Œdipe et le mythe de Totem et Tabou, dans la mathématique et
plus précisément, dans la lignée de nombres naturels, dont le point de départ est le
zéro –et, selon Lacan, le n est, à chaque fois, réduit à zéro. Le zéro, le point de départ,
est le meurtre du père.
Cependant, Lacan ne perd pas la notion que le meurtre du père porte sur le
père de la jouissance originelle. Et, par ailleurs, « à ce qui, dans Totem et Tabou, met
du coté du père la jouissance originelle ne répond pas moins un évitement
strictement équivalent de la castration274 ». Cet évitement de la castration est celui
du névrosé obsessionnel. Selon Lacan, l’obsessionnel se dérobe à son inscription
dans la formule de la castration –à savoir : il n’y a pas de x qui existe qui puisse
s’inscrire dans la variable Φ de x-. Il s’en dérobe par le fait de ne pas exister. Il est
ainsi en dette au regard du père de Totem et Tabou275.
Il précise que :
123
C’est juste après que nous trouvons chez Lacan le paragraphe cité auparavant
concernant l’essence du surmoi comme l’ordonnance de ce Père originel, l’appel à la
jouissance pure, appel à la non-castration. Ainsi, de ne pas exister, l’obsessionnel se
dérobe à la formule qui le rangerait parmi les hommes châtrés, mais il n’est pas pour
autant –et au contraire- délivré de la dette envers ce Père originel et son
ordonnance à la non-castration. Lacan situe là le point d’attache de certaines
religions, un point dont il dit qu’il est malheureusement irréductible : le surmoi.
L’appel du Père originel est irréductible.
Quel est l’appel du Père qui fait l’essence du surmoi ? Lacan la situe dans la
phrase de l’Ecclésiaste : « Jouis avec la femme que tu aimes ».
124
De quel ordre est cette nécessité ? Est-elle une insistance pulsionnelle ? Est-
elle de l’ordre d’une exigence de la jouissance ? Comment saisir la question de la
jouissance dans le surmoi ?
Déjà avancé dans son enseignement, Lacan isole celui qui serait l’impératif au
cœur du surmoi et qu’il formule comme un impératif de jouissance : « Jouis ! ». Nous
avons consacré le chapitre antérieur à l’étude de celui-ci.
277 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,
1995, p. 291
125
que la psychanalyste Isabelle Durand dans son livre « Le surmoi, féminin »278, met
l’accent sur l’affinité entre le surmoi et la jouissance féminine, ceci en tant que tous
les deux renvoient à l’« au-delà » de la limite propre à la jouissance phallique, les
psychanalystes Luis Dario Salomone et Léda Guimarães mettent l’accent sur le fait
que le surmoi et la jouissance féminine ne sont pas du même ordre, tout en
supposant l’existence d’une jouissance proprement surmoïque.
La question qui se pose c’est sur la manière dont on doit entendre le « Jouis ! »
du surmoi lacanien : sur le versant signifiant, de S1 non dialectisable, d’impératif
impossible ? Ou plutôt dans le contenu de la phrase, et donc de la jouissance qu’il
commande ? Dans des termes freudiens, la jouissance surmoïque pourrait se
décliner soit comme la jouissance d’infliger cet impératif impossible, le sadisme,
soit comme celle que la soumission à cet ordre peut produire, le masochisme.
Un premier aspect qu’il soulève est que le surmoi, du fait d’avoir son origine
aux premiers investissements d’objet et au complexe d’Œdipe, aurait une relation de
proximité avec le ça et qu’il peut même en assurer la « représentance ». Le surmoi
serait de ce fait plus éloigné de la conscience que le moi. 279 Freud explique
l’existence du sentiment de culpabilité dont le moi n’a pas connaissance et qui lui
apparaît injustifié, par le fait que le surmoi serait en mesure de savoir davantage sur
le ça que le moi.280
278 Isabelle Durand, El superyó, femenino, Buenos Aires : Éditions Tres Haches, 2008
279 Cf. Sigmund Freud, op. cit., p. 291
280 Cf. Ibidem, p. 294
126
281 Ibid., p. 295 et 296
282 Soulignons au passage que Freud met l’accent dans ce paragraphe sur l’importance de
« l’entendu », alors qu’il avait évoqué l’importance des phrases critiques véhiculées par la voix dans
son texte Pour introduire le narcissisme. Lacan donnera à l’objet voix toute son importance au regard
du surmoi. Nous explorerons spécifiquement cette question dans notre prochain chapitre.
283 Nous reviendrons sur cet aspect.
284 Sigmund Freud, op. cit., p. 296
127
Freud explique, par la suite, que le moi serait soumis à trois servitudes : vis-à-
vis du monde extérieur, de la libido du ça et de la sévérité du surmoi. Le moi est
donc une espèce de serviteur, d’esclave. Dans son combat (ou plutôt, dans sa difficile
position de médiateur), il s’expose « au danger des sévices et de la mort 286 ». Par la
suite, il fait une comparaison qui a été reprise par Lacan :
285 Ibidem, p. 283
286 Ibid., p. 299
287 Ibid., p. 299 et 300
288 Cf. Ibid., p. 297
289 Ibid., p. 297
128
Dans ce texte, Freud part du principe d’un montant de pulsion agressive que
le sujet a à traiter, comme si ce montant s’imposerait à lui. Il est donc question soit
de l’extérioriser, soit de la retourner contre soi. Si c’est le deuxième cas, c’est le
surmoi qui la prendra à sa charge contre le moi. C’est dans cette logique que Freud
parle dans ce texte de sadisme, et non pas, remarquons-le, de masochisme.
L’une des question que Freud se pose dans ce texte et qui nous semble aussi
intéressant à soulever, porte sur la manière dont le surmoi « puise dans les
expériences de la préhistoire accumulées dans le ça ». N’oublions pas que Freud
avait l’idée qu’une transmission d’information phylogénétique se produisait à
travers le ça, et donc il serait question de savoir comment le surmoi y aurait accès. Il
nous semble que l’inconscient structuré comme un langage, tel que Lacan nous
l’enseigne, ainsi que le pôle acoustique, la petite oreille, que Freud ne manque pas de
dessiner dans son schéma de la deuxième topique293, en donnent des bonnes pistes
de réponse. En effet, cette transmission phylogénétique est véhiculée par le langage,
par ce qui est dit, par ce qui est entendu.
290 Nous situerons ultérieurement l’articulation saisie par Philippe Lacadée, articulation dont il parle
dans son livre Los sufrimientos modernos del adolescente, entre la violence et la soumission.
291 Voir notre chapitre sur l’identification et le surmoi.
292 Sigmund Freud, op. cit., p. 298
293 Dans l’édition que nous travaillons du texte « Le Moi et le Ça », le schéma se trouve sur la page
269.
129
130
Sur le masochisme moral, Freud dit qu’il se distingue des autres deux, du fait
d’avoir relâché les liens avec la sexualité. Si dans les autres deux types de
masochisme, le lien d’amour avec le partenaire dans ce circuit pulsionnel est
préservé, dans le masochisme moral le partenaire n’est pas forcement incarné par
une personne :
299 Ibid., p. 176
300 Notons à ce propos que l’identification à l’origine du surmoi, donnerait la clé de la manière dont la
131
adolescente, une intéressante réponse à cette question. Il pointe, en se servant d’une référence prise
chez Lacan, que la violence, la barbarie, n’ont pas leur origine dans une pulsion cruelle, mais plutôt
dans la docilité. Ça serait la peur, l’horreur qui est cause de violence. « La soumission par peur est la
pire des violences qu’un sujet peut s’imposer à soi-même », écrit Philippe Lacadée. Une personne et
même tout un peuple pourraient consentir aux pires barbaries en se laissant anesthésier par peur, en
consentant docilement à la langue de l’Autre.
305 Sigmund Freud, op. cit., p. 184
132
306 Cf. Sigmund Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle » (1933), conférence XXXII, in Nouvelles
conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris : Éditions Gallimard, 1989, p. 140
307 Ibidem, p. 141
308 Cf. Ibid., p. 141
309 Ibid., p. 141
133
sociales310. Mais il nous semble que la très juste remarque de Freud rend plutôt
compte d’un rejet de structure, d’un ne rien vouloir savoir qui tient avant tout à
l’horreur de notre propre jouissance311. Celle-ci reste une étrangère pour tout un
chacun puisque nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas la reconnaître comme
faisant nécessairement et constitutivement partie de nous et de l’humanité.
310 Cf. Ibid., p. 140
311 Nous avons travaillé cette question dans le chapitre sur l’impératif et le surmoi, en relation au
134
Lacan précise l’objet en jeu dans le sadisme et le masochisme. Si, dans les jeux
sadiques, il s’agit de « peler » un sujet de « ce qui le constitue dans sa fidélité, à
savoir, sa parole 313 », le masochiste, pour sa part, s’organise justement à ne plus
avoir la parole. Ainsi, le sadique va imposer à l’autre un choix déchirant, qui l’engage
au plus intime. Le masochiste fait parler l’autre, se soumet à ses ordres et y obéit
comme un chien privé de voix.
313 Nous étudierons de manière plus détaillée le rapport entre l’objet voix et le surmoi dans notre
prochain chapitre.
314 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVI : D’un Autre à l’autre, Paris : Éditions du Seuil, 2006.
135
plus intéressé à l’Autre que par cet objet-là315 » pointe-t-il316. Cet objet est le support
de l’articulation signifiante et, dit-il, c’est l’un des ressorts majeurs du surmoi.
Une des caractéristiques topologiques de l’objet voix est que c’est justement
sur cet objet-là que le sujet est le plus intéressé au Grand Autre. La voix se trouve au
point de jonction entre la dimension signifiante et la dimension de l’objet, là où le
sujet est engagé dans la parole. Dans ce champ se situeraient donc les phénomènes
du sadisme, du masochisme et du surmoi.
Dans cette leçon XVI du Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, qui porte le nom
de « Clinique de la perversion », Lacan reprend la notion freudienne de
« masochisme moral ». Il dit :
Lacan dit aussi que le sadique essaie de compléter l’Autre en lui ôtant la
parole et en lui imposant sa voix. Par contre, à la différence du masochisme, il dit
qu’en général, ça rate. Lacan en veut pour preuve l’œuvre de Sade où il est
impossible d’éliminer la parole, la discussion, le débat, c’est-à-dire, la dimension de
la voix318. La tâche d’ôter la voix de l’Autre est vouée à un échec au moins partiel.
315 Ibidem, p. 257 et 258
316 Nous étudierons ce point plus précisément dans notre prochain chapitre.
317 Jacques Lacan, op. cit., p. 257
318 Cf. Ibidem, p. 259
136
Lacan signale l’effet de domination étonnante qui peut avoir l’objet a sous la
forme de la voix. Il prend l’exemple des personnes qui ont été ramenées aux fours
crématoires, par des ordres qui n’ont provoqué aucune révolte. Le sadique se fait
l’instrument du supplément donné à l’Autre, mais dont l’Autre ne veut pas, mais il
obéit quand même.319
Le jeu de la voix trouve ici son plein registre. Il n’y a qu’une seule
chose, c’est que la jouissance ici (…) échappe. Sa place est masquée
par cette domination étonnante de l’objet a, mais la jouissance, elle,
n’est nulle part.320
Cette citation de Lacan nous semble d’une grande importance pour notre
recherche. Deux aspects de ce jeu de la voix y sont soulevés : une domination qu’il
qualifie d’ « étonnante » qui y est à l’œuvre, et le fait que la jouissance n’y est nulle
part. Dans l’exemple historique évoqué par lui, il ne faut pas chercher une jouissance
quelconque, ni dans celui qui impose sa voix, ni dans ceux qui y obéissent, réduits au
silence321. On y voit plutôt la dimension acéphale propre à la pulsion, une voix
s’impose, domine, soumet ; mais la dimension subjective est écrasée, personne n’en
jouit. Comme une machine mortifère, elle marche toute seule.
319 Cf. Ibid.
320 Ibid.
321 Le conte du Joueur de flûte de Hamelin nous semble en donner un bon exemple.
137
particulièrement à ce que c’est l’objet voix qui est en jeu. L’enjeu est la pulsion
invocante.
Lacan dit :
Freud s’interroge sur le principe qui régirait les pulsions si ce n’est pas celui
du plaisir.
138
s’arrête aux rêves de la névrose traumatique où les sujets revivent la scène et sont
réveillés par l’effroi à nouveau expérimenté. Il rend compte aussi de la répétition qui
peut se produire dans le cadre du transfert, mais pas seulement, des situations
douloureuses vécues en donnant l’impression d’un destin inexorable. Il parle de
« l’éternel retour du même » dans ces termes :
323 Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), Paris : Éditions PUF, 2010, p. 20 et 21
139
Lacan, pour sa part, ne se centre pas sur cette dichotomie pulsionnelle, qui
permettait à Freud d’expliquer les pathologies psychiques en termes de conflits
pulsionnels. Alors que dans son séminaire XI, Lacan abordait la question du sadisme
et du masochisme en rapport au circuit pulsionnel, il faisait de la douleur qui entre
324 Ibidem, p. 21
325 Ibid., p. 22
326 Sigmund Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle » (1933), conférence XXXII, in Nouvelles conférences
140
141
du vivant est mortifiée chez l’être humain et, deuxièmement, nous ne savons de
notre destin de mortels que par le signifiant.
Rencontre et répétition
Lacan reprendra le concept de la « répétition » et lui donnera, dans son
séminaire XI, le statut d’un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.
Sa manière de l’étudier le détache de la condition du « caractère général de la
pulsion » que Freud avait voulu lui attribuer. Lacan, pour sa part, situe la répétition
au niveau du réseau des signifiants, de « l’insistance des signes à quoi nous nous
voyons commandés par le principe du plaisir 332». Il évoque le jeu du fort-da par
lequel l’enfant symbolise la disparition de la mère tout en prenant une position
active. Contrairement à ce qui avait été dit jusque-là, la thèse de Lacan c’est que la
répétition « demande du nouveau333 », met en jeu des variations, des diversités.
Aucune praxis plus que l’analyse n’est orientée vers ce qui, au cœur
de l’expérience, est le noyau du réel.
Où, ce réel, le rencontrons-nous ? C’est en effet d’une rencontre,
d’une rencontre essentielle, qu’il s’agit dans ce que la psychanalyse
a découvert –d’un rendez-vous auquel nous sommes toujours
appelés avec un réel qui se dérobe. 335
332 Ibid., p. 64
333 Ibid., p. 72
334 Ibid., p. 64
335 Ibid., p. 64
142
Pour mieux situer ce qui nous semble un point de division des eaux autour de
l’articulation de la jouissance et le surmoi, nous allons nous intéresser à un débat
entre des différents textes des psychanalystes contemporains qui suivent
l’enseignement de Lacan.
Jouissance et surmoi
Un débat actuel
336 Cf. Ibid., p. 63-67
337 Au regard de cette dimension du « sexuel » simplement pointée par Lacan à la fin de ce chapitre,
nous pouvons avancer la dimension de rencontre d’une jouissance du corps qui fait trou.
143
Déjà dans l’introduction de son livre, Isabelle Durand nous met sur le qui vive
de la question que l’on se pose dans ce chapitre : si l’on dit qu’il y a une satisfaction
dans la souffrance en jeu dans le surmoi –sadique, masochiste, de mort, féminine ?-
le sujet peut, en analyse par exemple, se rendre responsable de cette jouissance. Elle
dit : « la souffrance ne suppose pas forcement un sujet, la satisfaction, si.338 »
Pour affirmer ceci, en prenant appui sur Freud et Lacan dans son séminaire
sur l’éthique, elle pointe que s’il y a un au-delà du principe du plaisir, c’est parce que
le principe qui régit le psychisme est plutôt un principe de jouissance. Le Bien
Suprême, c’est la jouissance. Ce bien est disjoint, démontre-t-elle, du bien-être du
sujet et d’autrui. À partir de ce constat, la jouissance comme Bien Suprême peut
comporter l’agressivité envers l’autre ou envers soi, le bonheur dans le mal. Isabelle
Durand pointe que la jouissance se caractérise par le fait qu’on ne s’y reconnaît pas.
338 Isabelle Durand, op. cit., p. 17, traduction libre.
339 Ibidem, p. 20, traduction libre.
144
Dans sa démonstration, le surmoi serait le nom de cette jouissance qui nous habite à
notre insu, et qui tout en la rejetant comme étrangère, est le plus intime de ce dont
nous sommes fait. L’impératif de jouissance acéphale serait à la commande : Jouis !
Pour sa part, Silvia Tendlarz dans son article « Le surmoi féminin 340 »
reprend une phrase de Jacques-Alain Miller dans sa conférence publié sous le titre
« Clinique du Surmoi » : « le problème du surmoi féminin n’est qu’un masque du
problème essentiel de la jouissance féminine341 ». Cependant, elle nous met en garde
quant au fait que : « en disant ceci, il ne fait pas équivaloir jouissance
supplémentaire et surmoi.342 »
145
hommes. Isabelle Durand souligne aussi ce point, ils sont d’accord avec Freud sur le
fait que le surmoi chez les femmes garderait davantage l’attache à la personne
incarnant l’autorité.
343 Leda Guimarães, « Del goce feminino, el superyó y el padre », sur :
https://www.pagina12.com.ar/13684-de-goce-femenino-superyo-y-el-padre
344 Ibidem, traduction libre
146
Ainsi, Lêda Guimarães dit qu’il s’agit, dans son expérience, de deux « champs
du silence », mais que, même si les défenses névrotiques tendent à ce qu’on les
confonde, la jouissance surmoïque serait du coté de la satisfaction dans la
dégradation alors que la jouissance féminine serait du côté d’une satisfaction
vivifiante. Nous y reviendrons.
Nous voulons souligner un point dans son témoignage qui nous semble
intérêssant : elle explique qu’alors qu’elle était confrontée à sa jouissance sexuelle,
un juge surmoïque surgissait, que ça soit avec la forme de « tout le monde », qu’avec
celle du partenaire. Face au « silence » qui caractérise, dans son témoignage, sa
jouissance, une injure provenant de l’Autre surgissait. Elle décrit que la fin de
l’analyse lui a permit de vivre ce silence de manière silencieuse, nous pourrions dire,
sans que ce silence se mette à l’injurier.
Un premier point à souligner c’est que, dans ces différents articles, la notion
de jouissance féminine n’est pas étudiée en tant que telle. Alors que, dans certains
d’entre eux, les auteurs semblent tout-de-même partir d’une idée de ce qui serait
cette jouissance. Cette manière de procéder peut conduire à commettre des erreurs.
Essayons donc de préciser la manière dont ils abordent la question et d’éclaircir
quelques points conceptuels.
Il commence donc par faire une supposition, une hypothèse dont il n’affirme
guère qu’elle soit vraie ou fausse : il suppose l’existence d’une autre jouissance qui
ne passerait pas par la castration. Une jouissance propre à celles qui ne seraient pas-
toutes prises dans la fonction phallique.
147
Il énonce dans le séminaire Encore que « l’être sexué des femmes n’en passe
pas par le corps mais par ce qui relève d’une exigence logique de la parole345 ».
L’énigme féminine qui avait tant intrigué Freud ne se trouverait point dans les corps
des femmes, dans leur anatomie. La spécificité de leur jouissance relèverait de leur
position dans la logique signifiante et de la parole.
345 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore (1975), Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 14
346 Sophie Marret-Maleval, « Le pas-tout sans le ravage », in Bulletin de l’UFORCA pour l’Université
Populaire Jacques Lacan, n°11, revue électronique du 28 avril 2011, téléchargeable sur
http://www.lacan-universite.fr/
347 Sophie Marret-Maleval, « Le corps féminin de l’Autre », in Quarto No 112-113, Bruxelles : Éditions
Huysmans, p. 68 à 79
348 Ibidem, p. 68
349 Ibid., p. 79
350 Sophie Marret-Maleval, « Le pas-tout sans le ravage », in Bulletin de l’UFORCA pour l’Université
Populaire Jacques Lacan n°11, revue électronique du 28 avril 2011, sur http://www.lacan-
universite.fr/
148
Dans les textes que nous avons cités, il y a deux manières différentes de
comprendre cette jouissance corrélée au manque dans l’Autre que nous préciserons
par la suite. À partir de cette différence, l’une des auteures le rapproche du surmoi
tandis que les autres auteurs mettent l’accent sur leur distinction.
Isabelle Durand, met plutôt l’accent sur le ravage dans lequel une femme peut
tomber que ça soit dans le rapport à sa mère ou dans le rapport à un homme. Ainsi,
une femme jouirait du manque du signifiant pour dire La femme en exigeant du
partenaire qu’il vienne combler ce « défaut d’être et de sens » qui la concerne au
plus intime. Selon son raisonnement, la jouissance féminine conçue comme une
demande insatiable conduirait les femmes à incarner éventuellement le surmoi pour
d’autres ou pour elles-mêmes ; voire à se soumettre au partenaire amoureux comme
à un surmoi en tant qu’il viendrait à la place de celui qui, comme la mère, est en
mesure de la priver de quelque chose –que cela soit au niveau de l’être ou de l’avoir-.
Non bornée par la comptabilité phallique –ni localisée par l’objet a, pouvons-nous
ajouter-, la jouissance féminine serait une exigence absolue, une demande illimitée
et impossible à satisfaire qu’Isabelle Durand situe du coté du surmoi. Elle en conclut
que la jouissance féminine et la demande illimitée du surmoi sont du même ordre.
L’affinité que Jacques-Alain Miller met en valeur dans son texte « Théorie du
caprice351 » entre féminité et volonté pourrait aussi soutenir son hypothèse.
351 Texte que nous avons travaillé dans le chapitre antérieur.
352 Sophie Marret-Maleval, op. cit.
149
pour autant dire que la jouissance féminine ne soit pas celle qu’une femme peut
éprouver dans l’acte sexuel. Ceci à condition que cette jouissance éprouvée dans le
corps se présente hors dispositif phallique, hors fantasme et non arrimée par l’objet
petit a.
Dans le champ entre jouissance féminine et surmoi, tous les trois auteurs
décrivent un circuit mortifère qui peut se mettre en place pour une femme, que ça
soit sous la forme d’une demande infinie, de la soumission au partenaire-ravage354
353 Il nous semble que dans la manière dont ils parlent de la jouissance féminine, qui met l’accent sur
le fait qu’il s’agit d’une jouissance effectivement éprouvée dans le corps et dont une femme ne peut
mot dire, le fait que cette jouissance n’est pas sans partenaire semblerait être omis. Et son partenaire
n’est pas l’objet a, mais l’Autre, et notamment Dieu comme le précise Lacan dans le séminaire Encore.
Superposer Dieu à un homme, éventuellement son partenaire, pourrait peut-être favoriser la mise en
place du cadre ravageant décrit par Isabelle Durand. À ce sujet, Lacan dit qu’un homme mis à cette
place par une femme, la haïrait moins et l’aimerait moins.
354 Pour ce qu’il en est du ravage, il convient de se référer au texte de Sophie Marret-Maleval « Le pas-
tout sans ravage » où elle précise que le ravage peut être relatif soit à la jouissance phallique –
notamment rattachée à la parole d’amour et son manque- soit à la jouissance féminine de la mère –
quand l’enfant se retrouve à combler le pas-tout maternel, venant à la place de son objet a, corrélé à
sa jouissance-.
150
ou du retour d’un jugement féroce. Au même temps, ils proposent des issues
possibles au circuit qu’ils décrivent.
Pour Isabelle Durand, qui conçoit la manière dont une femme peut se
retrouver aux prises d’une exigence sans bornes, il serait question de décompléter
l’Autre qu’une femme peut faire consister dans sa demande infinie. Nous pouvons
rappeler à ce propos que cette croyance à un Autre complet porterait néanmoins sur
l’ignorance du fait que la jouissance féminine est corrélée à un Autre manquant, à
S(Ⱥ).
Darío Salomone et Léda Guimarães, pour leur part, proposent d’opérer une
séparation tranchante entre la jouissance féminine et celle du surmoi, séparer une
jouissance éprouvée d’une culpabilité quelconque qui pourrait s’y rattacher.
Nous avons signalé dans notre chapitre antérieur que l’impératif de jouir se
caractérise par le fait d’être impossible. Si la jouissance ne se laisse pas interdire,
151
comme Freud nous l’a très bien démontré, jouir « à la commande » s’avère aussi
impossible. Lacan le dit ainsi :
Jouir aux ordres, c’est tout de même quelque chose dont chacun
sent que, s’il y a une source, une origine, de l’angoisse, elle doit tout
de même bien se trouver quelque part là. À Jouis je ne peux
répondre qu’une chose, c’est J’ouïs, mais naturellement je ne jouis
pas si facilement pour autant.355
C’est justement de ne pas pouvoir répondre à cet appel à la jouissance pure
qui ne passerait pas par la castration que l’impératif surmoïque divise le sujet en lui
imposant une sommation impossible. Par contre, à cet ordre, le sujet ne peut que
prêter l’oreille.
Lacan dit que ce dont il est question au regard du surmoi c’est de la remisse
ou non de la voix à l’Autre. Toute la question est de savoir si l’Autre du sujet est, oui
ou non, complété par la voix. Le problème du masochisme moral tiendrait à ce que,
par ce biais, le sujet entende l’énonciation du Grand Autre. C’est ceci qui apparaît
dans les hallucinations, les impératifs du surmoi et peut-être aussi les dit-famations.
Dans ce sens, Jacques-Alain Miller nous fait apercevoir que le chant, la parole, la
musique, sont au service de ne pas entendre la voix, ce sont des manières de s’en
défendre. Nous étudierons cette question dans notre prochain chapitre.
355 Jacques Lacan, Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004.
152
Ça vocifère
La voix : l’un des ressorts du surmoi
356 Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in Ouvres complètes, tomme XII. Paris : Presses
153
La relation que Freud établit entre les deux est donc que les critiques
transmises par la voix –des parents et de la troupe innombrable d’éducateurs et
conseillers qui rencontrera le sujet au long de sa vie- incite à la formation de l’idéal
du moi, idéal dont la conscience morale serait le gardien. Il n’en dit pas d’avantage
sur l’importance spécifique de la voix dans ce circuit.
C’est Jacques Lacan qui donnera à la voix le statut d’un objet petit a. Cette
avancée permettra un éclairage inédit dans la théorie analytique concernant notre
sujet de recherche. En effet, Lacan fait de la voix l’un des ressorts du surmoi dont
l’étude et l’éclaircissement seraient condition nécessaire pour le comprendre. Nous
dédierons ce chapitre à l’étude de ce ressort.
Dans cette même leçon, il s’arrête sur la respiration comme l’une des
fonctions de l’organisme au niveau de ses échanges matériels qui ont lieu à travers
les orifices du corps. A priori, dit-il, elle ne se prête pas à symboliser sur le plan
imaginaire, l’intervalle, la coupure. Certes, sauf exception, « la respiration ne connaît
nulle part cet élément de coupure358 », elle est continuelle. Mais, dit-il,
357 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,
2013, p. 453-454
358 Ibidem, p. 454
154
ce n’est pas dire pour autant que rien de ce qui se passe par l’orifice
respiratoire ne puisse, comme telle, être scandé, puisque
précisément c’est par ce même orifice que se produit l’émission de
la voix. Or, l’émission de la voix est, elle, quelque chose qui se coupe,
qui se scande. C’est pourquoi nous retrouverons tout à l’heure la
voix au niveau du délire du sujet.359
C’est du fait de la coupure que cette émission de l’orifice respiratoire qu’est la
voix pourra être isolée comme l’un des objets petit a. L’expérience du délire dans la
psychose –nous pouvons aussi penser aux hallucinations- est attrapée au niveau du
retour de la voix comme objet a.
Lacan dit quelques paragraphes après, qu’en ce qui concerne l’objet, « il faut
et il suffit que le sujet se sépare de quelque partie de lui-même, qu’il soit capable de
se mutiler. (…) La coupure instaure ici le passage à une fonction signifiante.360 »
Pouvoir se séparer de l’objet est donc une question cruciale pour le sujet, ouvrant le
passage à la fonction signifiante.
Par ailleurs, dans le chapitre XVI du Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, il dit
sur la voix que « nulle part le sujet n’est plus intéressé à l’Autre que par cet objet a-
là361 ». Entre coupure et attache à l’Autre, Jean-Claude Maleval souligne dans son
article « Comment entendre la voix » que
359 Ibid., p. 454
360 Ibid., p. 455.
361 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVI : D’un Autre à l’autre, Paris : Éditions du Seuil, 2006, p. 257-
258.
362 Jean-Claude Maleval, « Comment entendre la voix ? », in Les fondements de la psychanalyse
lacanienne. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 186
363 Cf. Ibidem, p. 194
155
aucune explication- ainsi que leur impossibilité à prendre la parole tiennent au fait
que la perte de l’objet voix qui aurait permis sa mise en fonction ne s’est pas
produite pour eux.
Pour que la voix réponde, pour que le sujet puisse prendre une
position d’énonciation, il faut qu’elle soit « incorporée » (…) La
cession de la voix permet la mise en place du signifiant-maître, celui
du commandement ; ce qui est incorporé c’est le S1. Plus
exactement, la cession de la jouissance vocale permet la
représentation du sujet sous le S1364 ,
le signifiant unaire étant la « cheville » de l’insertion du sujet au lieu de l’Autre365 . Cet
auteur nous permet ainsi de saisir l’articulation précise entre la cession de l’objet
voix et l’inscription du sujet dans le langage par l’incorporation du S1 ; c’est-à-dire
entre la voix et ce que nous avions travaillé dans notre premier chapitre comme
étant l’hypothèse lacanienne de l’origine du surmoi.
Les autistes, de ne pas avoir cédé l’objet voix n’accèdent donc pas à cette
première représentation du sujet qui leur permettrait d’entrer dans le jeu de la prise
de parole. Ils ne peuvent pas engager « une mise en jeu de la voix » qui se traduirait
en « une expression du sujet qui est susceptible d’avoir un effet sur l’interlocuteur,
une expression qui porte, lestée de jouissance366 ». L’autiste du fait de ne pas s’être
mutilé de l’objet voix, ne peut pas se servir de la voix pour s’exprimer.
Jacques-Alain Miller, dans son article « Jacques Lacan et la voix » met l’accent
sur le fait que le propre de la voix est d’être aphone : « … les objets dits a ne
s’accordent au sujet du signifiant qu’à perdre toute substantialité, qu’à condition
d’être centrés par un vide qui est celui de la castration367 ». Le propre donc de la
voix est que, pour les sujets qui ont affaire à la castration, elle ne s’entend pas dans
le registre sonore.
364 Ibid., p. 187
365 Cf. Ibid., p. 191
366 Ibid., p. 191
367 Jacques-Alain Miller, op. cit., p. 31
156
368 Ibidem, p. 33
157
Dans l’article que nous avons cité ci-dessus, Jacques-Alain Miller dit que :
Un exemple clinique : une mère dit à son fils : « Si tu continues comme ça, tu
échoueras dans la vie ! ». Le message que la mère voulait faire passer était qu’il fallait
qu’il travaille plus fort, pour que le succès de ses études ne soit pas mis en péril. Ceci
au niveau de l’intention de signification, de ce qu’elle voulait dire. La valeur
surmoïque que cet énoncé peut prendre pour l’enfant, tiendrait, selon ce que l’on
vient de développer, au reste signifiant dépourvu de l’intention de signification ; par
369 Jacques Lacan, op. cit., p. 458
370 Jacques-Alain Miller, op. cit., p. 32
371 Cf. Ibidem
158
Un exemple quotidien, ce sont les mères qui disent à leurs enfants : « Tu vas
faire tomber [l’objet qu’il a pris] » et, par la suite, effectivement, l’enfant le fait
tomber. Ce qui peut-être souvent redoublé d’un « je te l’avais dit ! » maternel.
372 Ibid., p. 32 et 33
373 Cf. Ibid.
374 Ibid., p. 33
375 Jacques-Alain Miller, Cours du 3 mars 1982. Inédit.
159
La voix ne serait donc pas à situer au niveau du sens, mais au niveau de ce qui
s’entend dans la chaine signifiante.
Il continue :
376 Jacques Lacan, op. cit., p. 459
160
Cet éclairage que nous donne Lacan permet de comprendre la raison pour
laquelle les hallucinations prennent souvent la forme d’insultes. « L'invective vise le
sujet comme objet a, et c'est de là que vient son opacité 378», dit Jacques-Alain Miller.
L’exemple classique de la patiente interviewée par Lacan dans une présentation
clinique à l’hôpital Sainte-Anne le montre bien : elle entend de son voisin
l’injure « truie » après l’évocation de la phrase « je viens de chez le charcutier », le
sujet qui énonce cette dernière phrase restant imprécis. La chaîne se serait trouvée
rompue là où une distribution de l’assignation subjective se serait produite. Le « je
viens de chez le charcutier » est alors attribué au sujet qui reconnaît qu’il y a pensé,
et le mot « truie » est arraché à cette chaîne signifiante et attribué à l’Autre. Dans le
mot « truie », la patiente entend résonner le mot de son être. 379
Un autre exemple clinique sur cette signification qui vise l’être du sujet : une
femme est tourmentée par des voix d’enfants qui l’appellent « maman ». Lors d’un
entretien, elle exprime son inquiétude concernant l’approche de son anniversaire.
Les femmes à son âge devraient déjà être mères, explique-t-elle. Lors de l’entretien
une solution surgit qui lui permet de repousser à plus tard cette injonction à devenir
mère qui se présentait comme imminente. Par la suite, elle n’entend plus des
hallucinations des voix d’enfants. « Maman », signifiant qui concerne son être dans
l’injonction à laquelle elle est soumise, fait retour dans le réel sous la forme des
hallucinations. Elle ne fait, d’elle-même, aucun lien entre la chaîne signifiante de ses
377 Ibidem, p. 459 et 460
378 Jacques-Alain Miller, Cours du 10 mars 1982. Inédit.
161
380 Ibidem.
162
Dans son Séminaire X, sur l’Angoisse, dans lequel Lacan conceptualise l’objet
a comme objet cause du désir, il fera un pas de plus en ce qui concerne le surmoi et
la voix. L’objet a dont parlait Lacan au moment du séminaire VI n’est pas tout-à-fait
le même que celui qu’il conceptualisera au séminaire X. C’est cependant par le biais
de ce parcours -où il commence par isoler l’objet a à partir de la coupure- qu’il
arrivera à l’objet comme objet a cause du désir –qui se distingue de l’objet du désir,
l’objet désiré-
381 Jacques Lacan, Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004, p. 125
382 Cf. Ibidem, p. 341
383 Cf. Theodor Reik, Le rituel-psychanalyse des rites religieux, (1919), Paris : Édition Denoël, 1974
384 Cf. Jacques Lacan, op. cit., p. 289
385 Ibidem, p. 291
163
Une fois séparé, il s’agit de préciser de quelle manière cet objet, la voix,
s’insère. Pour localiser où se produit ladite insertion, l’opposition intérieur-extérieur
est insuffisante, dit-il. Il s’agit de la situer dans la référence à l’Autre, « ce champ
d’énigmes qu’est l’Autre du sujet ». Il s’interroge alors à quel moment un tel objet
peut intervenir sous sa forme séparable. Il continue :
Cette série des « feuilles mortes » de la voix dont parle Lacan, s’éclaire, nous
semble-t-il, des avancées sur la conceptualisation de la clinique de l’autisme. La voix
« non mortifiée » des autistes permet d’élucider les hallucinations et les impératifs
surmoïques comme des simples déchets de l’objet voix.
386 Ibid.
387 Cf. Jean-Claude Maleval, L’autiste et sa voix, Paris : Éditions du Seuil, 2009.
388 Cette phrase de Lacan, telle que nous l’avons interprétée, laisserait entendre que dans d’autres
164
son rattachement dans la référence du sujet et son Autre, Autre dont il dit que c’est
un « champ d’énigmes ».
Une autre piste nous est donnée par Lacan lorsque, dans l’un des tableaux
qu’il présente dans son séminaire X389, l’objet oral et l’objet voix sont corrélés au
terme « désir de l’Autre ».
D’autre part, dans le Séminaire XIII, Lacan précise que le désir de l’Autre se
manifeste par l’objet voix. Il en dit :
Que pour ce qui est de la voix en tout ça, l'objet soit directement
impliqué et immédiatement au niveau du désir, c'est ce qui est
évident.
Si le désir du sujet se fonde dans le désir de l'Autre, ce désir comme
tel se manifeste au niveau de la voix. La voix n'est pas seulement
389 Jacques Lacan, op. cit., p. 352
165
Dans la première leçon de son séminaire VI, Lacan reparle du che vuoi ? dans
sa relation au surmoi : au moment où l’enfant se met à parler, pour autant qu’il y a
appel de l’Autre comme présence, présence sur le fond d’absence, il va se produire
l’appréhension de l’Autre comme tel par le sujet. Lacan dit que :
L’Autre dont il s’agit est celui qui peut donner au sujet la réponse, la
réponse à son appel. Cet Autre auquel fondamentalement il pose la
question, nous le voyons apparaître dans Le Diable amoureux de
Cazotte comme étant le mugissement de la forme terrifique qui
représente l’apparition du surmoi, en réponse à celui qui l’a évoqué
dans une caverne napolitaine –Che vuoi ? Que veux-tu ? La question
est posée à l’Autre de ce qu’il veut. Elle est posée de là où le sujet
390 Jacques Lacan, Le Séminaire, L’objet de la psychanalyse, inédit, leçon du 1er juin 1966.
391 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 169
166
Un exemple clinique : une petite fille, qui passe ses premières années de vie
entre trois langues, alors qu’elle comprend les trois à la perfection, prend un certain
temps avant de commencer elle-même à parler. A peine franchit-elle ce pas, qu’elle
commence à avoir peur d’une présence féminine, une sorcière, qui la guette dans les
coins de sa maison. Nous pouvons dire que la prise de parole du sujet, son
invocation, fait surgir une figure terrifique qui répond à son appel, et qui trouve chez
elle dans une sorcière une forme imagée : le surmoi.
Un autre exemple : un petit garçon qui, à ses trois ans, n’avait acquis du
langage qu’un usage en écholalie, se met à parler après quelques séances en se
servant du langage de manière de plus en plus complexe. Peu de temps après, il
commence à parler du « loup », ce personnage se cacherait ici et là, il en a peur.
Ces incarnations imagées de l’Autre en tant que porteur d’un désir opaque
surgissent ainsi au moment même où le sujet s’inscrit dans la Loi du langage, et, en y
étant concerné, identifié à un S1, il peut en faire usage.
La fonction vocative du Je
392 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,
2013, p. 24-25
393 Ibidem, p. 47
167
394 Définition trouvable sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales:
http://www.cnrtl.fr/definition/vocatif
395 Ibidem.
396 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,
2013, p. 46
168
prendre la parole, un appel à l’être est émis avec plus ou moins de force, il contient
un « Soit ». Cet appel à être, contient aussi un Fiat qui sera la racine de ce qui s’inscrit
dans le registre du vouloir.
397 La définition de « Fiat » est, selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : en
religion, expression de la volonté créatrice qui est à l’origine du monde. En philosophie, expression
de la volonté humaine, décision délibérée. http://www.cnrtl.fr/definition/fiat
398 Jacques Lacan, op. cit., p. 46
169
Dans le masochisme moral, celui donc qui n’est pas de l’ordre d’une
perversion sexuelle et se rattache plus directement au surmoi, il y aurait donc une
« pointe » de l’incidence de la voix de l’Autre, en tant que l’Autre s’instaure comme
complété de la voix. Le masochisme remet la voix à l’Autre comme supplément et le
complète de cette manière-là. Lacan ajoute qu’il y a une jouissance dans cette remise
à l’Autre de la fonction de la voix sous la forme du supplément. De manière générale,
dit Lacan, à y obéir comme un chien, le masochiste fait exister la voix de l’Autre. Des
perversions, le masochisme serait la seule vraiment réussie.
258
400 Cf. Ibidem, p. 259
401 Ibid., p. 257-258.
170
seront à jamais des quémandeurs. Ils ont ou ils attribuent à l’Autre la réponse sur
quoi ? Voyons ceci de plus près.
Miller dit :
Par rapport à la question Que suis-je ? Jacques-Alain Miller explique dans son
cours du 3 mars 1982 que le Je est justement de l’ordre de l’indicible, de cette autre
dimension véhiculée dans la chaîne signifiante :
Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan et la voix », In Quarto no 54, Bruxelles : Éditions
402 Cf.
171
L’injure féminine
Cela, nous semble-t-il, donne une piste sur ce qu’il en est du surmoi chez les
femmes, débat qui a traversé et traverse encore les diverses communautés
psychanalytiques.
Les psychanalystes José Vidal et Léda Guimarães408 proposent que ce qui est
en jeu dans le surmoi chez les femmes, c’est une injure qui pointe la spécificité de
leur jouissance pas-toute phallique. Cette injure qui vise leur être de jouissance,
pourrait, selon eux, prendre la forme de l’insulte « pute ».
Ils pointent le fait que l’allègement des mœurs sexuelles de notre époque n’a
soulagé en rien les femmes de la férocité de la voix du surmoi. Une voix qui ne dit
rien, qui est pure injure, est un pur impératif de jouissance qui rend le sujet
coupable à la fois qu’il le pousse à obéir. Ils soulignent que la voix injuriant « pute »
n’est pas seulement présente pour les femmes lors qu’elles sont confrontées à leur
jouissance, mais aussi chez les hommes vis-à-vis de leurs partenaires sexuels. Ainsi,
le retour de cette injure serait l’une des formes du rejet de la jouissance Autre, de la
jouissance féminine, tant chez les hommes que chez les femmes.
172
diffamatoire que pointe Lacan avec son syntagme « dit-femme » et qui l’a conduit à
s’avancer sur le terrain de la spécificité féminine de manière très prudente, en se
servant strictement de la logique.
Quel est le fait de structure qui trouve ainsi son expression dans l’injure
adressée à cette partie de l’humanité qui connaît une jouissance pas-toute
phallique ? À ce sujet, Jacques-Alain Miller donne une piste très éclairante dans la
leçon du 24 mars 1982 de son cours « Clinique Lacanienne ». À partir d’une phrase
de Lacan « le sens du sens est lié à la jouissance du garçon », il fait apercevoir que la
jouissance du garçon se définit du fait d’être interdite –ceci de manière beaucoup
plus primaire que par le supposé interdit paternel- et que c’est avec cette
interdiction que fonctionne le langage. Ce qui est interdit « sauf à engendrer de
façon originelle la culpabilité », selon les mots de Lacan, c’est justement la jouissance
du corps propre. C’est précisémet cette interdiction, dit Miller, qui ouvre la
dimension sexuelle de la jouissance. Ainsi, dit-il, Lacan ne considère pas la
jouissance auto-érotique comme sexuelle. « La dimension proprement sexuelle de la
jouissance s'ouvre fondée sur l'interdiction de la jouissance auto-érotique, et c'est la
partie mâle de l'espèce qui en paye le prix.409 »
Miller dit que cette considération ne devient évidente qu’à partir du moment
où Lacan fait de la jouissance une catégorie fondamentale, c’est-à-dire que, en elle-
même, elle ne se réfère pas à l’Autre, ce qui le différencie du désir. Il en dit :
409 Jacques-Alain Miller, Cours du 24 mars 1982, inédit.
173
Reprenons la question Que suis-je ? Lacan en donne une réponse dans son
texte « Subversion du sujet et dialectique du désir ». Nous le citons :
410 Ibidem.
411 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Écrits, Paris : Éditions du Seuil,
1966, p. 819
174
Et ceci non pas sans raison, car à se garder, cette place fait languir
l’Etre lui-même. Elle s’appelle la Jouissance, et c’est elle dont le
défaut rendrait vain l’univers.
En ai-je donc la charge ? –Oui sans doute. Cette jouissance dont le
manque fait l’Autre inconsistant, est-elle donc la mienne ?
L’expérience prouve qu’elle m’est ordinairement interdite, et ceci
non pas seulement, comme le croiraient les imbéciles, par un
mauvais arrangement de la société, mais je dirais par la faute de
l’Autre s’il existait : l’Autre n’existant pas, il ne me reste qu’à
prendre la faute sur Je, c’est-à-dire croire à ce à quoi l’expérience
nous conduit tous, Freud en tête : au péché originel. Car si même
nous n’en avions de Freud l’aveu exprès autant que navré, il
resterait que le mythe, dernier-né dans l’histoire, que nous devons à
sa plume, ne peut servir à rien de plus que celui de la pomme
maudite, à ceci près qui ne vient pas à son actif de mythe, que, plus
succinct, il est sensiblement moins crétinisant.
Mais ce qui n’est pas un mythe, et que Freud a formulé pourtant
aussitôt que l’Œdipe, c’est le complexe de castration.412
Le défaut de la Jouissance rend vain l’univers, il ne devient qu’un défaut dans
la pureté du non-être, mieux ne pas exister. C’est cela qui est vociféré depuis là où le
Je se place. La question qui se pose par la suite porte sur l’assignation de la faute de
ce défaut. Les imbéciles, dit Lacan, la font porter sur un « mauvais arrangement de la
société ». Lacan dit qu’elle devrait se situer au niveau de l’Autre, s’il existait. Mais,
l’Autre n’existant pas, c’est le Je qui la prend en charge. Il s’agit du fameux péché
originel auquel l’expérience nous conduit à croire, tous, Freud inclus.
412 Ibidem, p. 819 et 820
175
413 Jacques-Alain Miller, Cours du 3 mars 1982, inédit.
176
Miller continue :
177
avions révélé précédemment sur la réinsertion de la voix qui avait été extraite, la
manière dont elle va se situer dans la relation du sujet à l’Autre.
Dans ces citations, nous touchons de doigt le noyau du Je que nous pouvons
qualifier de vociférant dans lequel le sujet ne se reconnaît pas justement parce que
dernier, qui se définit comme sujet du signifiant, s’en distingue.
« Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit, c'est même dans l'expérience
ce qui peut se figurer comme la définition du surmoi 418 », dit Jacques-Alain Miller
par rapport à la phrase que Lacan décortique tout particulièrement dans son texte
« L’Etourdit ». Le fait que Miller en fasse la définition du surmoi, la rend d’un intérêt
tout particulier au regard de notre sujet de thèse.
Dans l’une des leçons de son séminaire XIX, qui eut lieu un mois avant
l’écriture de « L’Etourdit », Lacan avait écrit : « Qu’on dise, comme fait, reste oublié
derrière ce qui est dit, dans ce qui s’entend. » Une autre phrase accompagnait celle-
ci : « Cet énoncé est assertif par sa forme, il appartient au modal pour ce qu’il émet
d’existence 419 ».
Cet énoncé de Lacan : « Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce
qui s'entend 420 », fait entendre plusieurs aspects : premièrement, il y a là la
dimension de l’oubli. Soulignons que Lacan a choisi le terme oubli et non pas celui
418 Ibid.
419 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris : Éditions du Seuil, 2011, p. 221
420 Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 449
178
de refoulement. Le dire reste oublié derrière le dit, le fait qu’on dise reste oublié.
« Ce reste oublié, qu'est-ce que c'est? C'est le reste oublié d'une énonciation
qui se trouve dès lors dans la position du sous-entendu421 », dit Jacques-Alain Miller.
Par rapport à ce que nous avons avancé lors de ce chapitre, nous pouvons
faire l’hypothèse que pas tous oublient le fait que le dit ne va pas sans dire. Ceux qui
ne l’oublieraient point seraient les autistes : puisqu’ils refusent en bloc de se faire
les « récepteurs » et les « émetteurs » des dits, ils ne consentent pas à se faire les
dupes du langage en le prenant au niveau de la communication. La dimension
d’énonciation, et encore plus, du dire avec tout ce que celui-ci implique
d’assomption de la position du Je, y est pour eux trop présente et trop menaçante.
Elle est pour eux, donc, audible, et ainsi, inoubliable.
Dans les mots de Lacan dans cette leçon de son séminaire XIX :
179
Le dans ce qui s’entend joue au niveau des deux phrases, fait remarquer
Lacan :
Un autre aspect, c’est que le dire n’est pas du domaine de la vérité, mais qu’il
relève du moment d’énonciation, du fait qu’on dise, de l’existence –au plutôt de la
ex-sistence qui, elle, est de l’ordre du réel-. D’où le choix de Lacan d’écrire le début
de la phrase au subjonctif, ce qui correspond, comme il l’explique426 , au fait que son
sujet comporte une dimension modale427 et ainsi dénonce la dimension du semblant
de la partie de la phrase qui se propose comme universelle, comme vraie428.
Lacan écrit dans son texte « L’Étourdit » : « C’est ainsi que le dit ne va pas
sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fut-ce à ne jamais dépasser un
midit (comme je m'exprime), le dire ne s'y couple que d'y ex-sister, soit de n'être pas
424 Cf. Philippe La Sagna, Soirées d’Études Lacaniennes, « L’Etourdit », ECF, année 2015-2016, notes
peut être qualifié de vrai ou de faux; la logique modale est une extension de la logique
propositionnelle qui permet la formalisation d’énoncés non factuels et le raisonnement sur l’incertain
et les changements dans le temps. Quelques exemples de proposition modales : « Il est possible qu’il
pleuve», « Il croit qu’il pleut », « Il doit pleuvoir », « Il va pleuvoir ». La logique des scolastiques à
Port-Royal distingue quatre sortes de propositions modales, répondant aux idées de possible,
contingent, impossible, nécessaire; chaque mode peut être affirmé ou nié: il est possible, il n'est pas
possible que...; chaque proposition modifiée pouvant être affirmative ou négative, il y a donc huit
sortes de propositions modales. Sources : Papini, Odile. Cours 1 : Logique Modale. Polytech,
Université d’Aix-en-Provence. Article trouvable sur le site : http://odile.papini.perso.luminy.univ-
amu.fr/sources/MASTER2-RE-OP/cours-LOG-MOD-1.pdf et le Centre Nationale de Ressources
Textuelles et Lexicales : http://www.cnrtl.fr/definition/modal
428 Cf. Lacan, Jacques. « L’étourdit », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 450
180
Suivant ce qu’il avait avancé dans son séminaire XIX, le dire n’est pas sans
rapport à la jouissance :
181
182
183
Ce qui se précipite
Une définition du surmoi
Dans le chapitre qui porte sur les origines du surmoi, et que nous avons
nommé « Une question de scission », il a été question de préciser à quel moment
celui-ci s’inscrit dans la vie du petit sujet. Les auteurs sur lesquels nous nous
sommes appuyés sont Sigmund Freud, Mélanie Klein, Ernest Jones et Jacques Lacan.
Chacun de ces psychanalystes a fait une proposition à ce sujet, marquant des lignes
décisives pour les élaborations théoriques qui viendront par la suite. À la fois qu’ils
situent ses origines, œdipiens ou pré-œdipiens, pulsionnels ou symboliques, ils
rendent compte de ce qu’ils entendent par le surmoi.
184
Ainsi, nous avons constaté que l’identification au père dans l’idéal et dans
surmoi ne sont pas du même ordre. Selon Jacques Lacan, dans le surmoi, il est
question du père en tant que nous avons des reproches à lui faire. Notre chapitre se
conclut en pointant l’impossible qui se rattache à la question du père, par lequel un
père sera toujours et forcement reprochable, pas à la hauteur de sa tâche. En
définitive, il ne sera jamais celui qu’il aurait fallu. Cependant, il peut se faire digne
d’amour et du respect de ses enfants, selon la formule de Lacan avec laquelle nous
finissons ce chapitre.
185
Par la suite, nous suivons Lacan avec la formule précise qu’il a donnée à
l’impératif du surmoi, à savoir : « Jouis ! » et plus précisément, tel que nous le
trouvons dans L’Ecclésiaste : « Jouis avec la femme que tu aimes ! ». Ce qui relève,
comme nous le démontrons, d’un impératif impossible. La formule du surmoi s’isole
comme un appel du père originel à la jouissance pure, jouissance qui ne passerait
pas par la castration.
Le détour sur un débat entre quelques psychanalystes qui ont proposé soit
une proximité, soit une différence, entre surmoi et jouissance féminine, nous a
permis de préciser quelques points autour de la pulsion et le surmoi. Ainsi, nous
avons conclu que bien que le surmoi puisse être conçu comme l’un des destins de la
pulsion, cette satisfaction propre au surmoi serait celle de jouir de se soumettre à un
impératif impossible, d’y obéir, d’y répondre : « J’ouïs ». Ce en quoi elle tiendrait au
même objet que le sadisme et le masochisme, c’est-à-dire la voix.
186
1966, p. 819
436 Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 449
187
qui anime l’impératif catégorique. L’objet voix préalablement cédé fera retour pour le
sujet dans le surmoi, en tant qu’il se trouve concerné par ce qui est dit, par ce qu’il
entend. Ce qui l’implique entre par les oreilles.
188
DEUXIEME PARTIE
189
Surmoi et civilisation
Par ailleurs, il dit que une civilisation peut être définie comme un « système
de distribution de la jouissance à partir de semblants438 ». Et encore que :
437 Cf. Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, « L’Autre n’existe pas », In La Cause Freudienne no 35,
190
Si le surmoi freudien met l’accent sur son apparente moralité, ce qui lui
permet dans certains de ces textes d’utiliser presqu’indistinctement les termes de
« surmoi », « conscience morale » et d’« idéal du moi », le surmoi lacanien, lui, met en
évidence que l’impératif dont il s’agit c’est l’impératif de jouissance, ce qui, comme
nous le verrons, permet de mieux rendre compte des phénomènes de la clinique et
de la civilisation contemporaines.
191
440 Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, op. cit, p. 5
192
Miller, la science a fini par détruire la fixion scientifique du réel. Nous pourrions dire
qu’elle détruit tout point de capiton possible. Dans son mouvement, elle détruit les
fictions du réel qu’elle crée, laissant les sujets aux prises avec l’angoisse, démunis
des fixions face au réel. « La question Qu’est-ce que le réel ? n’a plus que des réponses
contradictoires, inconsistantes, en tous les cas, incertaines 441», dit Jacques-Alain
Miller.
441 Ibidem, p. 6
193
Une autre caractéristique saillante de notre époque, c’est qu’il s’agit aussi
d’un temps dans lequel, au nom des exigences du scientisme et des nouvelles
valeurs sociales –la transparence, la démocratie, l’évaluation, la validation externe-,
nous avons assisté à des attaques, de plus en plus décidées et violentes, contre la
psychanalyse et sa pratique. Cet Autre inconsistant qui ne se dresse plus au Nom du
Père, n’est pas pourtant plus tolérant que l’était la société victorienne au savoir
inconscient. Une question peut se poser sur ce seuil, qui ouvre en même temps au
noyau de ce que nous étudierons lors du chapitre suivant : pouvons-nous avancer
que si, à l’époque victorienne, le « ne rien vouloir savoir » de l’inconscient relevait
du refoulement, dans notre temps, il rendrait plutôt compte du refus de
l’inconscient ?
Le retour du religieux
Le surmoi trouve dans le discours de la science et le discours capitaliste des
nouveaux « Dieux obscurs » à qui offrir des sacrifices. Ce paradoxe est apparu de
manière déchirante avec l’irruption d’actes terroristes survenus depuis quelques
années. Octroyés comme offrandes à Dieu afin d’imposer un respect qui ne lui serait
pas dument exprimé, ces sacrifices humains surprennent d’avantage dans le cadre
que nous décrivions. Cependant, la forme qui prend ce retour du religieux dans la
442 Marie-Hélène Brousse, « Qu’est-ce qu’être normal ? », cours au département de psychanalyse de
194
scène du monde dit « civilisé » semble venir comme une réponse logique à ces deux
discours bien contemporains et bien occidentaux.
Un autre aspect semble être en jeu dans le retour du religieux tel que nous
l’avons connu ces dernières années : les effets du discours capitaliste qui, tout en
poussant les sujets à la consommation et à la production des déchets qui en résulte,
propose secrètement une identification à l’objet déchu de l’Autre, à ceux qui
n’arrivent pas à s’y faire une place. Ceux qui n’y réussissent pas « ne sont rien444 ».
Les fanatismes religieux peuvent donner à ce destin de déchet une visée
transcendante, au service de la gloire d’un Dieu Suprême qui, lui, saura reconnaître
la vraie valeur de ces sujets désinsérés du monde capitaliste.
443 Cf. Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, Paris : Éditions du Seuil, 2005.
444 Selon l’expression ennuyeuse –mais réussie dans le sens de l’acte manqué- de l’actuel Président de
la République Française.
195
Dans notre thèse nous nous interrogeons sur l’utilité du concept du surmoi
au regard de la compréhension de notre temps et de sa clinique. Dans ce chapitre,
nous ne mettrons donc pas l’accent sur ce qui dans la pratique de la psychanalyse a
poussé Freud à la création de ce concept, ni sur l’historique de sa casuistique. En
revanche, nous étudierons l’actualité de la clinique du surmoi. C’est-à-dire, la
manière dont la prise en compte du surmoi -qui s’inscrit dans le joint entre la
subjectivité et la civilisation- nous permet de comprendre ce qui est en jeu dans la
souffrance des sujets de notre époque.
Rappelons-nous que ce qui avait mis Freud sur la piste du surmoi a été
l’échec thérapeutique, ce qu’il a nommé la « réaction thérapeutique négative ».
Contre toute attente dans la logique de la cure, les sujets continuaient à aller mal,
comme si un « sentiment de culpabilité inconscient » les empêchait de guérir. Déjà
avant la formalisation du concept du surmoi, l’étude de la mélancolie lui avait ouvert
445 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.
370.
446 Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, « L’Autre n’existe pas », In La Cause Freudienne no 35, Paris :
196
197
198
Mais nous rencontrons de nos jours, que ce soit en cabinet privé ou dans la
clinique au sein des institutions, beaucoup de sujets pour qui cette Loi surmoïque ne
se prête pas au déchiffrement. Les injonctions auxquelles le sujet se soumet ne se
laissent pas « déminer » par leur découverte ou leur formalisation en analyse. Ceci
se présente notamment dans des tableaux cliniques qui, malgré l’absence de
déclenchement et des phénomènes élémentaires classiques, ne relèvent pas de la
névrose. C’est cette clinique, des « psychoses très discrètes », qui a amené les
psychanalystes vers l’étude de la « psychose ordinaire », ainsi nommée par Jacques-
Alain Miller dans la convention d’Antibes. Et là, on se trouve dans un champ qui –ne
serait-ce que par le nombre- est propre à la clinique de notre temps et qui a exigé
une mise à jour de nos outils conceptuels.
449 Cf. Jacques-Alain Miller et autres, La convention d’Antibes, La psychose ordinaire, Paris : Éditions du
199
200
C’est une certaine expérience de la douleur d’exister qui les a conduit à rencontrer
un analyste. Nous y retrouvons l’un des noyaux de la clinique contemporaine qui a
été étudié dans des différentes conversations cliniques de l’UFORCA depuis le milieu
des années 90. Il s’agit de ce qui a pu être nommé comme Φ0 lors de la conversation
publiée sous le nom de « La Psychose Ordinaire » et qui a été étudié sous le
syntagme « un désordre dans le joint le plus intime du sentiment de la vie » dans la
conversation qui a été publié sous le titre de « Variations de l’humeur454 ».
Selon ce qui avait été formalisé par Lacan dans son premier enseignement, le
phallus, signifiant du manque, est aussi celui du désir. Par ailleurs, dans son
séminaire VI, Lacan range la « douleur d’exister » du côté de l’absence du désir.
En effet, pendant les premières leçons du séminaire VI, Lacan travaille sur un
rêve dont parle Freud dans son livre « L’interprétation du rêve ». Le rêve dont il est
question est celui fait par un sujet en deuil de son père, fils qui a assisté son père
dans les longs tourments qui ont précédé son décès. Dans ce rêve, le père est encore
454 Jacques-Alain Miller et autres, Variétés de l’humeur, Conversation clinique de l’UFORCA, Paris :
Éditions Navarrin, 2008, p. 168
455 Jacques Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits,
201
C’est cette même expression que Lacan reprend dans l’histoire d’Œdipe, son
exclamation : « ne pas être né », « où [dit-il], aboutit l’existence arrivée à l’extinction
de son désir459 ». En définitive, ce qui permet de ne pas avoir affaire à la douleur
d’exister, ce qui se trouve dans le « joint le plus intime du sentiment de la vie », c’est
le désir.
457 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,
2013, p. 70
458 Ibidem, p. 116 et 117
459 Ibid., p. 116
202
Lacan pointe aussi une articulation entre le désir et l’idéal qui nous semble
pertinent de souligner dans ce contexte : vers la fin de son séminaire sur
l’angoisse alors qu’il pointe chez Hamlet son impossibilité à accomplir justement
l’acte qu’il lui faut faire, Lacan dit que le désir manque. « Le désir manque en ceci
que s’est effondré l’Idéal. (…) Quand l’Idéal est contredit, quand il s’effondre, le
résultat, constatons-le –le pouvoir du désir disparaît chez Hamlet.460 » Ainsi, dans
l’exemple d’Hamlet, l’effondrement de l’Idéal a comme effet la disparition du désir et
l’inhibition de l’acte.
Par ailleurs, aussi dans son séminaire VI, sur le désir et son interprétation,
Lacan précise que « c’est dans le champ du désir que nous essayons d’articuler les
rapports du sujet à l’objet.461 » Ainsi, dans le champ du désir, celui qui permet
d’avoir un rapport vivant à son existence, un certain équilibre entre l’idéal et l’objet
s’avère de la plus haute importance. Ceci est à souligner, bien qu’une psychanalyse
permette au sujet de préserver et aiguiser sa relation au désir tout en se passant de
l’idéal.
Sur ce fil, nous reprenons la formule proposée par Jacques-Alain Miller et Eric
Laurent dans le séminaire L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique pour
interpréter notre époque :
a > I
C’est justement dans cet fragile équilibre entre l’objet et l’idéal que vient se
situer le changement qui rendrait compte de notre époque. L’idéal décline au profit
de la montée au zénith social de l’objet a. Cette formule permet aussi de cerner le
changement qui s’est produit au long du XXème siècle dans la manière dont le
surmoi se présente. Les idéaux qui voilaient l’impératif de jouissance s’effacent au
profit d’une version plus dénudée du surmoi. L’objet en jeu, nommément la voix,
apparaît de manière plus dévoilée. Par ailleurs, il convient de mettre en relation
cette montée de l’objet a au zénith social avec ce que Lacan dit par rapport à la
mélancolie, à savoir, que c’est le triomphe de l’objet462.
Le rapport du sujet à l’objet qui rend possible l’expérience du désir est celle
460 Ibid., p. 386
461 Ibid., p. 108
462 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004, p. 387
203
La mélancolie ordinaire
Avec le nom prêt-à-porter de « dépression » qui est passé dans le discours
courant, des pathologies structurellement distinctes se retrouvent confondues.
Cependant, à partir de cette proposition dont les référents sont soit le sujet
du désir, soit la jouissance mortifère du signe, nous pouvons situer chez Lacan deux
lectures qui tiennent à deux moments épistémologiques différents et qui donnent
aussi deux conceptions de ce qui serait l’éthique en psychanalyse. L’une donc, celle
du séminaire VII, qui situe un point essentiel dans la clinique de la culpabilité : la
seule chose dont on peut être coupable c’est d’avoir cédé sur son désir. Le référentiel
étant donc le désir. La deuxième, à « Télévision », où il précise ce qui serait de l’affect
de la tristesse en psychanalyse : il en fait une faute morale au regard du devoir de
463 Laurent, Eric. « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », In Ornicar ? no 47, Paris : Éditions
204
bien dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. Cette lâcheté, rejet
de l’inconscient, sous les espèces de la tristesse et son retour dans le réel comme
excitation maniaque, n’en disent rien sur la structure clinique dans le sens de
névrose ou psychose.
Il convient sur ce point de signaler que si, en suivant des différents auteurs
actuels, nous allons parler de « position mélancolique » pour nommer une position
du sujet qui peut se retrouver dans des structures cliniques différentes, la
proposition de Lacan dans le texte « Télévision » c’est plutôt que c’est la tristesse qui
relève d’une position, une position éthique, une position de refus –de refus de
l’inconscient. Un autre aspect important c’est que dans la conversation sur les
« Variétés de l’humeur », il sera question d’opposer affect et humeur. Si dans
« Télévision », il est question de l’affect de la tristesse, dans cette conversation, il
sera question d’explorer ce que la « dépression », la « position mélancolique » peut
relever de la dimension de l’humeur.
Nous commencerons donc par l’étude de ce qui a été avancé ces derniers
années autour de la mélancolie, et plus précisément, la « mélancolie ordinaire465 »
avant de nous arrêter sur l’étude de ce que Lacan énonce dans son texte
« Télévision » autour de la tristesse et des références sur lesquelles il prend appui.
465 L’expression est employée lors de la conversation publiée sous le titre de « Variétés de l’humeur ».
466 Cf. Hubertus Tellenbach, La Mélancolie, Paris : Presses Universitaires de France, 1979, p. 95-97
205
tendance à la stagnation, alors que d’autres caractères pourraient ne pas avoir cette
fixité. Il attribue à la génétique le réel de la structure qu’il rencontre.
467 Jacques-Alain Miller et autres, La convention d’Antibes, La psychose ordinaire, Paris : Éditions du
Seuil, 1998, p. 40
468 Ibidem, p. 42
206
Pour sa part, dans son article « Mélancolie et psychose ordinaire 469», Sophie
Marret-Maleval explore la spécificité de la clinique de l’époque de l’Autre qui
n’existe pas. En prenant appui sur des élaborations qui situent l’identification à
l’objet comme le noyau de la position mélancolique, elle avance que « la psychose
ordinaire masque souvent une position mélancolique 470 », et encore que nous
pourrions même « penser le fond mélancolique de toute psychose471 ». Ceci puisque,
d’une part, nous rencontrons l’identification à l’objet chez ces sujet, mais d’autre
part, ce sont les effets de Φ 0 –et non pas, dans tous les cas, ceux du P 0- qui
permettent, dans ces cas discrets, de diagnostiquer la psychose. C’est « le joint le
plus intime du sentiment de la vie » qui se retrouve affecté et c’est à partir de ce
« désordre » que la psychose devient repérable.
En effet, l’une des questions qui a été longuement débattue dans le cadre de
la Convention d’Antibes a été celle du défaut de la signification phallique. Celle-ci est
l’articulateur qui assure la « jonction du sentiment de la vie ». Les psychoses
ordinaires, celles qui ne déclenchent pas sur le mode « extraordinaire », présentent
cependant ce défaut, parfois discret, de la tenue phallique. Sophie Marret-Maleval
s’intéresse à ce point dans son article.
Elle met l’accent sur le fait que toute une série des cas de la clinique
contemporaine relèvent d’un rapport particulier du sujet au sens, tout
particulièrement au sens de la vie ; voire une particulière expérience du vide ou de
vacuité. Nous verrons dans notre prochain chapitre que ce noyau constitue l’un des
469 Sophie Marret-Maleval, « Mélancolie et psychose ordinaire », in la Revue la Cause Freudienne no 78,
207
Elle pointe le fait que « bien des cas de psychose ordinaire se présentent en
faisant porter l’accent sur la question de l’être plutôt que sur celle du désir 472 ».
Rappelons nous que, dans le premiers années de l’enseignement de Lacan, il pouvait
définir le sujet justement de sa division, de son manque-à-être. Le désir était ainsi
articulé à ce manque qui portait sur l’être. En effet, si d’une part, la question du désir
s’articule au signifiant phallique, celui qui nomme ce qui manque chez le sujet et
chez l’Autre, et organise un vecteur pour le sujet, de l’autre, la dimension de l’être
vise plutôt la question de l’identité. Comme nous avons avancé dans notre première
partie de la thèse, la véritable réponse à la question de l’être du sujet renvoie à
l’objet qu’il est pour l’Autre.
472 Ibid., p. 255
473 Marie-Hélène Brousse, « La position mélancolique, une réponse à l’hypermodernité ? », in les
cahiers de l’ASREEP-NLS no 1, Genève : Juin 2017, p. 11-25
208
Pierre Janet. Mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une
faute morale, comme s’exprimait Dante, voire Spinoza : un péché, ce
qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort
que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver
dans l’inconscient, dans la structure.
Et ce qui s’ensuit pour peu que cette lâcheté, d’être rejet de
l’inconscient, aille à la psychose, c’est le retour dans le réel de ce qui
est rejeté, du langage ; c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour
se fait mortel.474
Lacan pointe d’emblée un aspect inattendu : la manière dont on nomme cet
affect –et dont on le conçoit- dépend du support qu’on lui donne. Lacan dit qu’on
parle de « dépression » lorsqu’on suppose l’âme ou la tension psychologique comme
support. Nous pouvons penser qu’actuellement, c’est plutôt la chimie du cerveau
voire la composition génétique du corps, qui sont supposés être les supports de cet
affect. Lacan, pour sa part, nomme cet affect « faute morale » et situe son support
par rapport à la pensée. Il précise : « soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver
dans l’inconscient dans la structure ».
Ainsi, la tristesse est l’affect qui correspond à une faute morale au regard
d’un devoir. Un devoir que la plupart des hommes ignorent et auquel l’expérience de
la psychanalyse répond: celui du bien dire et de s’y retrouver dans l’inconscient, la
structure.
474 Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 525 et 526
209
comme ressort dans l’articulation entre l’affect de la tristesse auquel nous avons
consacré la plus grande partie de ce chapitre et le surmoi. En effet, l’étude réalisée
dans notre première partie nous avait conduit à situer le surmoi là où le langage est
réel –que ça soit par son caractère non-dialectisable, que ça soit d’avoir son origine
dans le point d’accroche du sujet à la Loi, que ça soit là où l’articulation signifiante
apparaît comme voix pure-. Nous pouvons ainsi avancer la déduction, pertinente
tout aussi bien dans l’histoire de la psychanalyse qu’au niveau de la clinique, que le
retour de l’inconscient refusé dans le réel, n’est donc rien d’autre que le surmoi.
Dans le cas de la manie aussi, non pas tant pour le déchaînement de la chaîne
signifiante –qui peut se présenter, par exemple, aussi dans la schizophrénie- que
parce qu’elle comporte une pente mortifère.
210
Il est donc établi par tout ce qui précède que nous ne faisons effort
vers aucune chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas
vers elle par appétit (appetere) ou désir, parce que nous jugeons
qu’elle est bonne ; c’est l’inverse : nous jugeons qu’une chose est
bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons
et tendons vers elle par appétit ou désir.477
Ainsi, la bonté ou pas d’une chose dépend de l’appétit -ou désir- qui nous font
tendre vers elle, et non pas l’inverse.
Spinoza écrit : « par Joie (Laetitia) j’entendrai donc dans la suite la passion
par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande ; par Tristesse (Tristitia), au
contraire, la passion par laquelle il passe à une perfection moindre.478 » La Joie est
475 Spinoza. L'éthique, (1677) Paris : Éditions Gallimard, 1993, p. 181 et 182
476 Ibidem, p. 191
477 Ibid.
478 Spinoza, Éthique, (1677), Paris : Éditions Folio essais, Gallimard, 1993, p. 192
211
479 Dante Alighieri, La divine comédie, (1303-1304) Paris : Éditions Flammarion, 2010, p. 194
480 Ibidem, p. 194 et 195
212
La question du retard revient aussi dans le chant XVIII. Après que Virgile a
répondu à quelques questions de Dante autour de l’amour, une troupe de gens qui,
en courant les ont rejoint par derrière, criaient et pleuraient :
481 Ibid., p. 264
482 Ibid.
483 Ibid., p. 43
484 Ibid.
485 Ibid.
213
dire des mots entiers. Le texte de Dante rapproche déjà la tristesse et le défaut du
dire. Si les paresseux, les négligents et les retardateurs se trouvent dans le
purgatoire, les tristes, eux, se retrouvent dans l’enfer. Dans la boue, aveuglés, se
frappant les uns aux autres, toujours et à jamais tristes, incapables de dire des mots
entiers.
C’est à la suite que Lacan parle de la vertu qui s’oppose à la tristesse : le gai
sçavoir. Tout de même, il prend garde d’y ajouter :
Nous finissons ce chapitre par une référence : Dans son article « Mélancolie,
douleur d’exister, lâcheté morale », Eric Laurent oppose la psychanalyse, conçue
comme une autre pratique de la lettre, à la certitude mélancolique de « tout est
écrit ». Il nous rappelle que Lacan ne mettait rien d’autre que l’enthousiasme comme
486 Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 526
214
Éric. Laurent, « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », In Ornicar ? no 47, Paris :
487 Cf.
215
216
Lacan avait signalé à quel point il est difficile d’être véritablement athée, ce
qui ne pourrait s’atteindre qu’à la fin d’une analyse, lorsque les rapports au Grand
Autre et tout particulièrement au réel, peuvent être radicalement modifiés pour un
sujet.
1966, p. 824
217
489 L’universalité de la faute peut se rapporter au fait qu’il y a une faute structurelle dans la
jouissance. La jouissance n’est jamais celle qu’il faudrait. Ceci peut se rattacher à ce que le langage
introduit un déréglage chez les êtres humains par rapport aux instincts. Il ne nous reste que les
pulsions, partielles, acéphales, la perversion polymorphe… Nous sommes des exilés du rapport
sexuel, qui n’existe pas chez les êtres humains mais qui persiste comme aspiration. Nous sommes
ainsi en faute par rapport à la jouissance qui serait la bonne. (Cf. Enseignement de Mme. Esthela
Solano-Suarez à l’ECF. « Étude des cas problématiques ». Leçon du 11 octobre 2017.)
218
Le judaïsme
Un Dieu qui parle, mais dont on ne sait pas ce qu’il veut dire
Que veut le Dieu des Juifs ? Il s’adresse à un peuple précis qui, par
l’intermédiaire de Moïse, a reçu le Décalogue. Le Dieu des Juifs est porteur d’une Loi
et demande ainsi à son Peuple de respecter les dix, voire les six-cent treize
commandements. Nous notons donc que, dans le cas du judaïsme, le Dieu
monothéiste et une Loi qui en émane apparaissent en même temps. Nous pouvons
faire l’hypothèse que cette coïncidence est due à des raisons structurales.
Bien que, comme le dit Lacan, nous passons notre temps à transgresser ces
commandements, à la différence de l’impératif surmoïque, ceux-ci n’admettent pas
d’être définis du fait d’être impossibles. Lacan met plutôt en avance leur articulation
au désir. Loi et désir sont, selon lui, étroitement liés. Ceci tient, en partie, au fait que
la Loi organise l’existence des sujets qui s’inscrivent par rapport à elle, et oriente
leur désir, ne serait-ce que par l’horizon de la transgression. Ainsi, une religion, en
tant qu’elle est support d’une Loi, organise le désir des sujets qui s’y inscrivent mais
aussi quelques spécificités du mode de jouissance d’une communauté donnée.
Pour revenir à notre question de départ, bien que Dieu donne le Décalogue à
son Peuple, Éric Laurent 490 pointe très justement que les commandements ne
donnent pas toute la réponse à la question du désir de Dieu. Pour sa part, Lacan
souligne que le Dieu des Juifs se distingue du fait de parler. Il ne peut donc pas être
assimilé au Dieu des philosophes. Au contraire, puisqu’il parle, il demande, il
ordonne. Lacan se réfère au texte qui porte la parole divine, la Bible, pour y localiser
490 Dans son exposé présenté à l’École de la Cause Freudienne le 15 novembre 2017, dans le cadre de
219
491 Notons que nous avons déjà travaillé cette citation dans le chapitre sur l’impératif et le surmoi.
Lacan localise dans l’Ecclésiaste -ou Qohelet- l’impératif de jouissance qu’il propose comme étant
celui du surmoi.
492 Jacques Lacan, Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004, p. 95 et 96
220
Le Yom Kippour est définit comme le jour « le plus saint et le plus solennel du
calendrier religieux juif 493», « le jour de la ferveur juive par excellence 494». Il est
précédé de dix jours de pénitence et de vingt-cinq heures de jeûne strict. Au cours
du Grand Pardon, jour de jeûne et d’abstinence passé à la synagogue, chaque juif
demande à Dieu de pardonner ses propres fautes et celles de la communauté, mais
seulement celles commises à l’encontre de Dieu lui-même. Pour ce qu’il en est de
celles commises auprès du prochain, le pardon se demande individuellement. Il est
recommandé de commencer le processus de repentance bien avant le Yom Kippour
pour contacter ceux contre qui on aurait pêché tout au long de l’année et leur
demander pardon495. « Pendant ce temps, chaque être humain passerait devant D.
qui décide alors de les inscrire dans le livre de la Vie ou non. Pendant Yom Kippour,
chaque juif demande donc à être inscrit dans le livre de la Vie. 496»
communautaire- qui peut se faire à n’importe quel moment de l’année, auprès d’un prêtre qui
accorde directement l’absolution au prix d’une pénitence. Le pardon sollicité auprès des autres
auxquels nous aurions fait du tort, n’y est nullement requis.
221
animal, qui est ensuite tué. Aujourd’hui, beaucoup des Juifs remplacent l’animal par
des pièces de monnaie499. Ce rite nous semble très important à être souligné. Il
donne bien une idée du poids de la faute pour le peuple juif, puisque rien de moins
que la mort serait le châtiment mérité ; à la place du pécheur un animal est sacrifié.
Les offices de prière du Yom Kippour commencent la veille par une prière
traditionnelle qui est prononcée à la synagogue : le Kol Nidré. Il s’agit d’une prière
dont le sens reste énigmatique et donne encore matière à réflexion à des
talmudistes, intellectuels juifs et même des psychanalystes. En prenant
particulièrement appui sur un article de Theodor Reik et sur le livre du
psychanalyste Michel Steiner, « Le Kol Nidré. Etude psychanalytique d’une prière
juive 500», nous allons essayer de saisir ce que cette prière traite au regard de notre
sujet d’étude.
Le Kol Nidré
Le Kol Nidré, prière prononcée la veille au soir du Jour du Grand Pardon, veut
dire « tous les vœux » en araméen. Si d’une part, son sens a été, et reste encore, en
grand partie, énigmatique pour juifs et talmudistes ; d’autre part, le maintien de
cette prière dans la liturgie a coûté cher au peuple juif, puisqu’elle a été utilisée à
son encontre notamment par les chrétiens pour mettre en question leur moralité et
la fiabilité de leur parole.
Notre choix de nous intéresser au Kol Nidré ne porte pas sur le fait de le
considérer représentatif de la manière dont la faute et la culpabilité se présentent
dans la culture et le culte juifs. Au regard de la morale du peuple juif, du poids
accordé aux mots, aux promesses, de l’irréversibilité des fautes commises, rien ne
semble plus contradictoire, plus étrange que cette prière qui annule rien de moins
que les Neder. Le Kol Nidré apparaît comme un élément incompréhensible, on se
demande ce que cette prière peut bien faire là, comment elle a pu se retrouver à
faire partie du rite du Yom Kippour et pourquoi elle n’a jamais été écartée au long de
l’histoire. C’est justement cette énigme, et le fait que nous trouvons dans le Kol Nidré
499 Cf. Geoffrey Wigoder, op. cit., p. 1213
500 Michel
Steiner, Le Kol Nidré, Étude psychanalytique d’une prière juive, Clamecy : Presses de la
Nouvelle Imprimerie Labellery, 2007
222
une réponse originale et inédite à la question qui nous occupe, qui nous semblent
justifier notre exploration autour de cette prière.
Selon The Universal Jewish Encyclopedia, le Kol Nidré (tous les vœux) est la
prière qui introduit la soirée de la Journée d’Expiation (Yom Kippour) et qui lui a
donné son nom. Elle comprend l’annulation de tous les vœux faits de n’importe
quelle manière pendant la durée de l’année, en tant qu’ils concernent la propre
personne. Le moment de l’instauration de cette prière dans la liturgie est méconnu,
mais elle a dû avoir lieu pendant les premiers siècles de la période gaonique (entre
le VIème et le XIème siècle dans le calendrier chrétien), et non pas en Babylonie.
Malgré l’opposition qu’il y a eu contre cette prière depuis toujours, elle est restée
dans la liturgie. Les différentes versions, l’une qui s’adresse aux vœux formulés
l’année écoulée et l’autre qui tient aux vœux qui pourront se prononcer jusqu’au
prochain Yom Kippour, y sont évoquées501. Selon cette Encyclopédie, c’est Rabbenu
Tam au XIIème siècle, qui aurait été à l’origine du changement de formule de l’année
passée vers celui à venir. A partir de là, les versions du rituel en Allemagne, d’une
part, et en Italie et aux Balkans, de l’autre part, divergent. La version Séfarade
combine les deux formules502.
Dans les différentes sources que nous avons consultées, on insiste sur une
certaine relativisation des propos du Kol Nidré : il ne s’agirait que des vœux
formulés sous contrainte ou ceux contraints à l’égard de soi-même503.
Kol Nidre (judéo-araméen: « כָּל ינִדְ ֵרTous les vœux ») est une prière
d’annulation publique des vœux. Déclamée trois fois en présence de
trois notables à la synagogue, elle ouvre l’office du soir de Yom
Kippour et a, pour beaucoup, fini par le désigner.
Introduite dans le rituel de prières en dépit de l'opposition
d'influentes autorités gaoniques, attaquée au cours du temps par
d'éminentes autorités médiévales, expurgée des livres de prière de
nombreuses communautés progressistes au XIXe siècle, cette prière
501 Cf. Isaac Landman, The Universal Jewish Encycopledia, New York : Editions Ktav, 1969, vol. 6, p.
440
502 Cf. Ibidem, p. 440 et 441
503 Cf. Jacob Newman et Gabriel Sivan, Le Judaïsme de A à Z, Paris : Biblioeurope Éditeur, 1986 ; Isaac
223
504 Cf. Joseph Jacob et autres, « Kol Nidré », in Jewish Emcyclopedia, sur :
http://www.jewishencyclopedia.com/articles/9443-kol-nidre , traduction wikipédia sur:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Kol_Nidre
505 https://fr.wikipedia.org/wiki/Kol_Nidre
506 Michel Steiner, op. cit., p. 27
507 Ibidem, p. 28
224
225
les vœux et serments concernés par cette prière d’annulation sont ceux prêtés au
cours de l’année écoulée.509 Ces différentes versions viennent s’ajouter à la difficulté
qui comporte l’explication de cette prière si étrange : « Nos vœux ne sont pas des
vœux, nos serments ne sont pas des serments, nos jurements ne sont pas des
jurements, nos promesses ne sont pas de promesses… »
1- Celles qui démontrent que les promesses sont sacrées pour les Juifs et qu’ils sont,
de par leur religion, tout particulièrement attachés au respect de la Loi et des
engagements acquis.
Un détail par lui relevé, qui apparaît un peu à la marge dans son argumentation,
nous semble intéressant par rapport à ce que sera la proposition de Steiner, mais
aussi par rapport à notre sujet de thèse : une promesse était tellement sacrée pour
certains Juifs orthodoxes, qu’ils pouvaient refuser de porter serment en Justice
même en disant la vérité. Il écrit :
509 Cf. Michel Steiner, op. cit, p. 14
510 Theodor Reik, « Le Kol Nidré », in Le rituel : psychanalyse des rites religieux (1919), Paris : Édition
Denoël, 1974.
511 Ibidem, p. 192 et 193
226
Cet accent mis sur le poids des promesses, parfois insensées, que l’on peut se faire à
soi-même et dont cette prière viserait à nous soulager, est pourtant pertinent par
rapport à la question qui est la notre. Nous y reviendrons.
Reik écarte cette argumentation, ne serait-ce que pour le fait que le Kol Nidré est
bien plus ancien que l’Inquisition. Mais il trouve chez J. S. Bloch, un usage semblable
qui aurait pu avoir lieu avant l’Inquisition, au moment de la domination des rois
Wisigoths en Espagne, particulièrement cruels contre les Juifs et qui les forçaient au
Baptême. Le Kol Nidré aurait pu servir à les soulager du péché de parjure. Mais
encore, cette hypothèse historique ne tient pas, le récit du Kol Nidré n’étant
512 Ibid., p. 194
513 Cf. Ibid., p. 198
227
nullement confiné à l’Espagne, et, par ailleurs, selon Reik, l’émoi qu’il suscite encore
aujourd’hui ne se laisse pas cerner par cette explication.
Dans sa propre interprétation, Reik reprend les rites antiques par lesquelles
un engagement ou une promesse nécessitaient le sacrifice d’un animal. Celui-ci
souffrait le sort qui aurait été celui de la personne qui s’engageait s’il venait à
manquer à sa parole515. Reik évoque comme exemple les sacrifices animaux réalisés
par Abraham à la demande de Dieu pour nouer une alliance avec lui et sa
progéniture à venir516 . L’auto malédiction aurait pris le relais de ce rite. Reik se
demande, après cette exploration, « en quoi la formule du Kol Nidré dans sa
sécheresse peut-elle ressembler au terrible rite de la Brith517 ? 518 »
514 Ibid., 203
515 Remarquons que ceci ouvre des nouvelles possibilités à la compréhension des rites sacrificiels.
516 Remarquons que la figure de Dieu Père y est convoquée. Reik aborde alors le mythe freudien de
Totem et Tabou.
517 La Brith, selon la définition proposée par Kraetzschmar et citée par Reik, serait « un « jurement »
au plus haut degré de puissance, « c’est la forme par laquelle des engagements passés entre deux
personnes sont rendus contraignants et absolument indissolubles ». » Theodor Reik, op. cit., p. 206
518 Theodor Reik, op. cit., p. 211
228
Reik évoque une anecdote de son fils qui, à l’âge de trois ans, après avoir
désobéi sa mère, lors qu’elle lui demande s’il veut être un garçon gentil, lui répond :
« Le petit garçon voudrait bien être gentil, mais il ne peut pas.521 » Dans ce sens, le
Kol Nidré traiterait l’impossibilité de respecter scrupuleusement ses engagements,
d’une certaine manière, cet écart entre le « garçon gentil » qu’on lui demande d’être
et qu’il voudrait bien être, et ce qui est possible, le garçon qu’il est.
519 Cf. Ibidem, p. 212 et 213
520 Ibid., p. 212 et 213
521 Ibid., p. 214
229
Reik propose ainsi que le Kol Nidré « apparaît comme la négation même de
toutes ces mesures de protection, comme une rupture radicale avec tous les
scrupules que nous venons d’analyser523 ». Le Kol Nidré manifesterait en effet la
volonté de violer tous les serments, de ne respecter ni les vœux solennels ni les
engagements.524 Il compare cette prière à la vie des névroses « qui observent avec
tant de scrupules et de délicatesse de conscience leurs serments et leurs promesses,
il vient toujours un moment où ils tentent de se débarrasser du poids ainsi imposé
et de déclarer à l’avance non valables tous leurs engagements525 ». Reik dit que ce
type de décision sert précisément à libérer ces tendances interdites contre
lesquelles les serments avaient dressé leur muraille protectrice. Ces mouvements
servent à chaque individu à se libérer du fardeau de ses scrupules excessifs. Dans
cette comparaison qu’il fait entre le Kol Nidré et ces symptômes typiques des
névroses obsessionnels, l’auteur fait remarquer que tous les deux « révèlent des
faits inconscients sous une forme relativement peu défigurée qui, à partir d’un stade
quelconque du processus inconscient de la pensée, sont capables de s’ouvrir une
voie jusqu’à la conscience 526 ».
ministre officiant fait à Dieu à la fin de la cérémonie du Kol Nidré du fait d’avoir préservé la vie des
fidèles.
523 Theodor Reik, op. cit., p. 221
524 Cf. Ibidem.
525 Ibid.
526 Ibid., p. 221 et 222
230
Nous sommes d’accord avec Theodor Reik sur cette description du poids de
la parole prononcée que la névrose obsessionnelle permet si bien de saisir
cliniquement, ainsi que du fardeau de la relation à la morale et à la Loi que Freud
avait par ailleurs cerné comme le prix à payer du fait de vivre en société. Reik
soutient donc l’hypothèse que la prière du Kol Nidré relèverait de la même structure
que le symptôme obsessionnel, comme un retour déguisé du refoulé, qui peut, cette
fois-ci, trouver une manière de s’exprimer qui est acceptable au sein de la
communauté des fidèles. Le développement de Reik le conduit, à la fin de son texte,
à rapprocher le Kol Nidré à des rites de contrition et de demande de pardon d’autres
religions, notamment le Confeteor et le Kyrie Eleison de la messe catholique.
527 Ibid., p. 223
528 Ibid.
529 Ibid., p. 223
231
Pour sa part, Michel Steiner, psychanalyste lui aussi, s’engage à son tour dans
l’étude de cette prière qui persiste dans la liturgie malgré l’énigme de son sens et qui
a, par ailleurs, valu tant d’ennuis au peuple juif.
Il explique que le Kol Nidré ne fait même pas consensus entre les rabbins, et
qu’il ne l’a jamais fait. Il y a eu un essai au XIXème siècle de le retirer de la liturgie ;
Amram Gaon, au IXème siècle l’avait qualifiée de « coutume stupide »… Cette prière
est cause de désaccord quant à son sens, et, comme Steiner nous le fait remarquer, il
a été même contesté par certains talmudistes.530
Dans son livre, Steiner explore quelques interprétations qui ont été faites
autour du Kol Nidré. Quelques-unes d’entre elles nous semblent intéressantes au
regard de notre sujet. Par exemple, celle que Steiner relève dans le livre de Gilles
Bernheim « Le souci des autres » publié en 2002, où l’auteur s’intéresse au traité
talmudique Nedarim. Dans celui-ci la question des vœux est étudiée et on y dit qu’en
formuler un, c’est prétendre mettre ses actes à la hauteur de ses intentions. La
tentative de s’élever vers Dieu connote cet effort de hausser ses actes à la hauteur
des mots qui expriment des intentions exigeantes favorisant de la sorte une
adéquation aussi juste que possible entre le langage et les actes. « Mais hausser ne
veut pas dire se confondre 531 », car seulement Dieu serait capable de cette
l’adéquation parfaite à laquelle nous aspirons par nos vœux. Celle-ci reste
inaccessible aux humains, sous peine de nous prendre par Dieu lui-même.
Cette adéquation est l’apanage de Dieu, mais plus précisement, en tant que
créateur. D’ailleurs, c’est dans la genèse que ces propos trouvent leur fondement
biblique. Ainsi, selon le verset de la Genèse (I, 3-4), on peut dire seulement de Dieu
que les mots sont des actes parfaits : « Dieu dit ‘que la lumière soit !’ [traduction de
l’intention]. Et la lumière fut [traduction en acte]. Dieu vit que la lumière était
bonne » (adéquation parfaite entre les mots et les actes)532 ».
Selon cette interprétation, l’annulation des vœux sert à rappeler qu’il ne peut
y avoir de confusion entre le référent, -donc, l’aspiration, l’action à faire- et le signe –
ce qui est énoncé-. « Annuler des vœux apparaît alors comme un acte d’humilité qui
530 Cf. Michel Steiner, op. cit., p. 11
531 Ibidem, p. 37
532 Ibid., p. 37 et 38
232
Steiner, en s’appuyant toujours sur Berheim, mais cette fois-ci, sur ce que
celui-ci trouve chez le psychanalyste Jean-Pierre Winter, met l’accent sur un autre
aspect important : « seule la collectivité est à même de défaire des vœux535 ». Jean-
Pierre Winter pointe que le Kol Nidré libère la communauté de l’angoisse qui naît de
ce que les mots viennent à manquer. Il sert ainsi à desserrer l’étau du rapport de
l’homme à la parole, permettre à celui qui parle de supporter la culpabilité
qu’engendre l’impossibilité de s’identifier totalement à ce qu’il dit et faire la place
place à ce qui reste innommé, voire innommable536.
533 Ibid.
534 Cf. Ibid., p. 37 et 38
535 Ibid., p. 39
536 Cf. Ibid., p. 39 et 40
537 Cf. Ibid., p. 39 et 40
233
538 Ibid., p. 79
539 Ibid., p. 92
234
235
tromperie dont tout catholique est quelque part conscient, le Kol Nidré vise la racine
de la faute de la parole humaine.
« Vérifie ! »
Nous étions partis de la question « Que me veut Dieu ? », que veut le Dieu des
Juifs de ses fidèles ? Ce Dieu parle, souligne Lacan, et, de ce fait, il confronte ses
fidèles à l’énigme de ce qu’il veut dire. Le Décalogue ne permet pas de donner une
réponse à la question de son désir. Encore dans le texte de la Bible, l’énigme de ce
qu’il veut semble se glisser entre les lignes. Le peuple juif se consacre alors à une
tâche, celle du déchiffrement. Le dévouement à cette tâche est devenu la marque
distinctive des juifs, en leur donnant une empreinte particulière dans leur rapport
au savoir et aux livres. Nous pouvons même nous demander si, finalement, ce n’est
pas l’effort du déchiffrement même qui donne la formule spécifique de leur
impératif.
Une injonction, dite à l’orale dans les études juives, se laisse entendre même
dans les travaux des auteurs de confession juive que nous avons cités et dans la
pluralité des références, la plurivocité des commentateurs évoquées. Celle-ci
s’énonce dans la phrase : « Vérifie! ».
236
Quoi qu’il en soit, vous m’en croirez si vous voulez, étant donné
l’état de fatigue où vous me sentez certainement, après m’être tapé
de bout en bout les machins sur l’écriture – parce que je fais ça,
n’est-ce pas? Je me crois obligé de faire ça. La seule chose dont je
n’ai jamais traité, c’est le surmoi. Je me crois obligé de lire ça de
bout en bout. C’est comme ça. Je le fais pour être sûr, sûr de choses
que m’affirme, que me démontre mon expérience de la vie
quotidienne, mais enfin, j’ai tout de même du respect pour les
savants. Il y en a peut-être bien qui auraient dégotté quelque chose,
là, qui irait contre –et en effet pourquoi pas? – une expérience si
limitée, si étroite, si courte, limitée au cabinet analytique.541
Nous relevons dans ce sens, la question qui se pose Jean-François Cottes dans
un article publié sous le titre de « Surmoi 2.0 », par rapport à cette pousse
surmoïque qui habitait Lacan : peut-on mettre l’exigence du surmoi au service du
désir ?
À la fin du livre de Steiner, nous trouvons cette histoire juive qui semble
répondre à l’exigence de savoir qui habite le peuple, et qui, comme nous venons de
développer, donne peut-être aussi la note du surmoi de Lacan :
541 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions
du Seuil, 2007, p. 90
237
542 Michel Steiner, op. cit., p. 99
238
Le catholicisme
Le Dieu de l’Amour et ses enfants fautifs.
Le christianisme est une religion qui, tout en prenant appui sur la Torah –
qu’il inclue dans la Bible sous le nom d’Ancien Testament- se fonde sur des écrits qui
relatent la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Ce « prophète juif de
Nazareth en Galilée 543 » -dont l’année de naissance marque le point zéro du
calendrier occidental-, exécuté par crucifixion sous l’autorité romaine à ses 33 ans, a,
pour les chrétiens, une nature divine. Il serait le Fils de Dieu et aurait ressuscité trois
jours après sa mort. Après celle-ci, il serait réapparu à ses disciples et resté avec eux
pendant quarante jours avant de partir rejoindre le Dieu Père en faisant la promesse
de revenir à la fin des temps.
543 Mircea Eliade et Ioan P. Couliano, Dictionnaire des religions, Paris : Éditions PLON, 1990, p. 106.
239
l’évangile de Jean, l’accent est mis sur l’amour divin envers les hommes, ceci malgré
leurs péchés et leurs fautes. Voilà quelques passages bibliques où cette dimension
est mise au premier plan :
240
périodique des péchés. » Philippe Rouillard, Histoire de la pénitence, des origines à nous jours, Paris :
Éditions du Cerf, 1996, p. 89
241
des hommes religieux catholiques y est pour beaucoup, mais les bases qui lui ont
permis de conformer et consolider cette institution se trouvent déjà dans les écrits
de la Bible, et tout particulièrement, dans les récits rendant compte des derniers
jours de Jésus et de sa réapparition après sa mort.
242
548 Soulignons ce détail.
243
549 « Evangile selon saint Jean », in La sainte Bible, Paris : Editions du Cerf, 1961, p. 1428 et 1429
550 « Actes d’Apôtres », in La Bible, Paris : Éditions Bayard, 2001, Chapitre II, versets 1 au 8, p. 2417
244
David. Il explique à la foule que ce don leur permettant de s’adresser à chacun dans
sa propre langue, serait l’accomplissement des écritures. Pierre devient ainsi, grâce
à l’intervention du Saint-Esprit, un orateur n’ayant plus peur de s’adresser aux
hommes –alors que, jusque-là l’accent avait été mis sur la peur des disciples après la
mort de Jésus. Cette pratique de l’oratoire, ce « don de la Parole », deviendra une
discipline enseignée dans la formation des prêtres catholiques et l’apanage de
beaucoup d’hommes religieux de l’Eglise catholique.
551 C’est Saint-Augustin qui, dans un contexte des disputes théologiques entre plusieurs courants, a
245
révèle que le lien qui unit l’homme à Dieu, ce qui est le cœur même de l’Alliance,
c’est l’amour. Le premier étant celui de Dieu pour les hommes (dont la référence se
trouve au 1 Jn 4, 10), amour qu’il qualifie de créateur et sauveur, et du débordement
de l’Amour trinitaire ; et celui qui en découle, c’est-à-dire l’amour de l’homme pour
Dieu et pour ses frères (1, Jn 4, 11-12), qui lui serait, selon Revel, semblable et en est
inséparable.
Celui qui aime autrui a, de ce fait, accompli la loi. Car les préceptes
« Tu ne tueras pas », « Tu ne commettras pas l’adultère », « Tu ne
voleras pas », « Tu ne convoiteras pas » et tous les autres se
résument en ceci : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même552 ».
La charité est donc la loi dans la plénitude [Rm 13, 6-10]
Il l’est aussi dans plusieurs autres passages du Nouveau Testament : dans la
lettre aux Galates « Un seul précepte contient toute la loi en plénitude : Tu aimeras
ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14) ; dans les propos de Jésus rapportés à
l’évangile de Saint-Jean : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous
les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13, 34 et 15, 12), dont, selon Revel,
toute la première épitre est un commentaire ; voire dans les synoptiques quand ils
affirment qu’aux deux commandements de l’amour de Dieu et de l’amour du
prochain se rattachent toute la loi et les prophètes (Mt 22, 40)553.
246
Vous, frères, vous avez été appelés à la liberté. Mais que cette
liberté ne soit pas un prétexte pour votre égoïsme ; au contraire,
mettez-vous, par amour, au service les uns des autres. Car toute la
Loi est accomplie dans l’unique parole que voici : Tu aimeras ton
prochain comme toi–même.557
le verset 34 du chapitre XIII de l’évangile de saint Jean :
Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans
mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurez
dans mon amour, comme moi, j’ai gardé les commandements de
mon Père, et je demeure dans son amour. Je vous ai dit cela pour
que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite.
Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres
comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ceux qu’on aime. Vous êtes mes amis si vous
faites ce que je vous commande.559
Remarquons que le lien entre l’amour et le sacrifice de sa vie y est
explicitement énoncé, tout en appelant à ses disciples, ses amis, ceux qui le suivent,
de se tenir à ce commandement ; les versets 34 à 40 de l’évangile de saint Matthieu :
556 Ibid., p. 1887
557 Ibid., p. 1938
558 Ibid., p. 1802
559 Ibid., p. 1804
247
Nous affirmons que par le biais du commandement de l’amour –qui est une
sorte d’explicitation de l’énonciation de la Loi-, l’impossible entre dans le texte
même de la Loi divine. Si le Dieu des juifs, tout en parlant, laissait son Peuple dans le
travail de l’interpréter, le désir de Dieu semble s’énoncer explicitement pour les
chrétiens avec l’énoncé de ce commandement qui anime la Loi divine. Nous
essayerons par la suite de démontrer cette thèse.
Dans son texte « Malaise dans la civilisation », alors qu’il s’interroge comment
la société arrive à apprivoiser les pulsions chez les hommes, Sigmund Freud
s’intéresse et développe une analyse du commandement chrétien562. Il écrit dans le
cinquième chapitre:
L’une des exigences dites idéales de la société civilisée peut ici nous
montrer la piste. C’est celle qui dit : tu aimeras ton prochain comme
toi-même ; elle est universellement célèbre, certainement plus
ancienne que le christianisme qui la brandit en en faisant sa plus
fière revendication, mais surement pas très ancienne ; à des
époques déjà historiques, elle fut encore étrangère aux hommes.
Envisageons-la naïvement, comme si c’était la première fois que
nous en entendions parler. Nous ne saurions dès lors réprimer un
mouvement de surprise et de recul. Pourquoi faudrait-il ? A quoi
bon ? Mais surtout : comment y arriver ? Comment est-ce que cela
560 Ibid., p. 1675
561 À partir des passages où Jésus se dispute avec les pharisiens, ceux-ci seront très critiqués dans la
248
Nous entendons aussi dans ses propos la prise en compte d’une dimension
économique de la libido : l’amour serait une ressource limitée que je dois répartir
entre moi-même et les êtres que j’aime, une ressource que je ne peux pas gaspiller. Il
se questionne sur la manière dont on distribue cette quantité limitée d’amour alors
que nous sommes convoqués à aimer tous les êtres humain comme soi-même.
563 Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation, Paris : Éditions Points, 2010, p. 115 et 116
249
Lacan fait apercevoir que le fameux « vouloir le bien de l’autre » répond à peu
près à la même logique :
C’est un fait d’expérience –ce que je veux, c’est le bien des autres à
l’image du mien. Ça ne vaut pas si cher. Ce que je veux, c’est le bien
des autres, pourvu qu’il reste à l’image du mien. Je dirai plus, ça se
564 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.
230 et 231
250
Pour sa part, dans sa Critique de la Raison Pratique, Emmanuel Kant qui s’est
servi de la raison pour se dépasser les fondements imaginaires de la morale, signale
aussi le leurre de faire de l’autre l’image du moi :
565Ibidem, p. 220
566Ibid., p. 230
251
567 Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Paris : Librairie Philosophique J. Vrin, 1974, p. 46
568 Ibid., p. 61
252
« s’arrête et recule avec une horreur motivée569 » face à celui-ci. Qu’est-ce qui le fait
ainsi reculer ? Freud en écrit :
Il se peut donc que mon « prochain » ne veuille pas que je l’aime et qu’en plus,
il me soit hostile, ou au moins, étranger. A partir du moment où le mirage de l’amour
qui me faisait voir en lui une image aimable de moi-même, ou mon idéal du moi, se
défait, mon semblable devient pour moi un « étranger » dont le désir à mon égard
m’est énigmatique. Il pourrait me porter tort et même tirer une certaine jouissance à
me faire du mal. Jésus incite à aimer celui-là, à lui offrir l’autre joue lorsqu’il vient de
nous battre. Lacan en dit que, à cet horizon « il y a quelque chose qui participe de je
ne sais quelle intolérable cruauté. Dans cette direction, aimer mon prochain peut
être la voie la plus cruelle 572 ».
253
Nous pouvons nous fonder sur ceci, qu’à chaque fois que Freud
s’arrête, comme horrifié, devant la conséquence du commandement
de l’amour au prochain, ce qui surgit, c’est la présence de cette
méchanceté foncière qui habite le prochain. Mais dès lors elle
habite aussi en moi-même. Et qu’est-ce qui m’est plus prochain que
ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose
573 Ibidem, p. 119
574 Sigmund Freud, op. cit., p. 120
254
575 Jacques Lacan, op. cit., p. 219
576 Ibidem, p. 229
577 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions
255
Personne ne sera jamais quitte face à l’impératif de l’amour. Tout homme est,
de ce point de vue, forcément fautif et indigne face au don incommensurable de
l’Amour divin. Les enfants de ce Dieu ne peuvent être que fautifs. De cette manière,
le discours chrétien propose une interprétation à la faute de la jouissance.
L’impératif impossible du surmoi « Jouis ! » est voilé de l’impératif impossible
« Aime ! ». Ainsi, la communauté de l’amour constitue, à son insu, une communauté
de l’impératif de jouissance.
Haine de la différence ?
Ainsi, ceux qui ne s’inscrivent pas dans cette même logique de l’ensemble de
pour tous, et notamment ceux qui, de par leur position, relèvent de la logique
578 Ibidem, p. 227
256
féminine, font obstacle au projet divin du Dieu des catholiques qui vise l’humanité
dans son ensemble. Ces égarés doivent être reconduits à rejoindre l’ensemble, à la
manière des brebis perdues. Et sinon, ils seront l’objet de rejet ou de haine, puisque
leur seule existence met en question l’ensemble « pour tous ».
Ainsi, il se peut que le commandement d’« aimer ton prochain comme soi-
même » soit en lui-même le ressort de la haine de l’autre. L’impératif d’aimer
« tous » peut donc donner libre cours à la haine de soi et aussi, à la haine de l’autre.
L’économie de la faute
Nous avons précédemment isolé que, dans la doctrine catholique, la
condition de pécheur est fondamentale dans la définition de ce qui est un chrétien.
« Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs579 », a dit Jésus, selon
plusieurs Évangiles. Les Évangiles ne manquent pas de récits dans lesquels, Jésus
s’intéresse notamment aux « pécheurs », et dans un acte de miséricorde, leur
accorde son pardon et la rémission de leurs fautes. Ceci, ne relève pas d’un hasard.
579 Mt 9,13 ; Mc 2, 17; et Lc 5, 32.
257
L’amour de Dieu s’adresse aux hommes en tant que pécheurs. Par ailleurs, selon les
paraboles, il semblerait que la « brebis perdue », « l’enfant prodigue », ceux qui
étaient perdus et qui sont retrouvés, occupent une place toute privilégiée dans
l’amour divin.
1996, p. 8-9
581 Ibidem, p. 9
258
étudierons par la suite de quelle manière. L’économie des péchés est depuis le
départ et restera fondamentale dans la religion catholique.
Dans l’évangile de Matthieu, (9, 6-8 ; 16, 18-19 ; 18, 15-18), Jésus octroie
« aux hommes » le pouvoir de rémission des péchés ; ensuite, il accorde à Pierre le
pouvoir de lier et délier des actes qui seront tenus pour valides aux cieux et,
finalement, il établit la conduite à tenir face à un frère pécheur, la correction
fraternelle et le processus communautaire d’exclusion et de réintégration.
582 « Evangile selon saint Jean ». La Sainte Bible, Paris : Editions du Cerf, 1961, Chapitre XX, versets 21
à 23, p.1429
583 Pierre en sera l’exemple paradigmatique. Celui qui se nomme « pécheur » et se considère indigne
d’être près de Jésus, celui qui le renie trois fois, deviendra celui à qui Jésus confie la tache d’être la
« pierre » sur laquelle Il édifiera son Eglise.
584 Philippe Rouillard, op. cit., p. 21
259
Reconnaissez mutuellement vos fautes, priez les uns pour les autres
afin d’être guéris. La prière du juste agit avec une grande
force.585 (Jacques, 5, 16)
Mais si nous marchons dans la lumière, comme il est lui-même dans
la lumière, nous sommes en communion et le sang de Jésus, son Fils,
nous purifie de nos fautes. Dire que nous ne commettons pas de
fautes, c’est nous abuser et être hors de la vérité. Si nous avouons
nos fautes, comme il est fidèle et juste, il pardonne et nous purifie
de nos torts. Dire que nous ne commettons pas de fautes, c’est faire
de lui un menteur et sa parole n’est pas en nous. 586 (I Jean, 1, 7-10)
Pour être aimé du Fils, le chrétien est ainsi appelé à s’identifier au fautif et
ceci même pour ne pas accuser Jésus d’être un menteur.
Philippe Rouillard, dans son Histoire de la pénitence, des origines à nous jours,
propose un panorama historique du traitement de la faute dans le culte catholique,
cette perspective est fort intéressante pour comprendre comment s’est constitué ce
qui est devenu le sacrement de la Pénitence et les marques qu’il porte.
Rouillard nous explique que depuis très tôt dans son histoire, le catholicisme
a du réfléchir à la question de la rémission des péchés après le Baptême. Les livres
Le Pasteur d’Hermas écrit à Rome environ l’année 150, le traité De la pénitence de
Tertullien écrit à Carthage en 203 et la Didascalie des Apôtres écrit en Syrie entre
220 et 230, proposent déjà différentes alternatives pour traiter cette question.
Discerner si Dieu octroie son Pardon aux hommes par miséricorde ou si, au
contraire, c’est les hommes qui doivent, par d’actes d’expiation, mériter le pardon de
Dieu, est une question que Tertullien s’est posée. Sa réponse est que le pécheur –qui
avoue ses péchés à la communauté- doit se mettre par des preuves d’effort prolongé
585 « Lettre de Jacques », La Bible, Paris : Editions Bayard, 2001, Chapitre V, verset 16, p. 2658
586 « Première lettre de Jean », La Bible, Paris : Editions Bayard, 2001,Chapitre I, versets 7-10, p. 2676
260
La question de la rémission des péchés se pose donc dès très tôt, et ceci avec
toute sa complexité : comment doit-elle procéder ? De manière communautaire ou
dans l’intimité ? Faut-il mériter le retour à l’état de grâce ou l’accent est porté plutôt
dans le pardon comme un pur don divin ? Qu’est-ce qui est l’acte effectif dans la
rémission ? Quelles dérives deviennent possibles si on accepte la réincorporation
des pécheurs à la communauté chrétienne ?
Ce sont les moines irlandais et britanniques qui, alors qu’ils partent dans une
intention missionnaire au continent envahi par les barbares et où le christianisme
587 Cf. Philippe Rouillard, op. cit., p. 32
588 Cf. Ibidem, p. 44
261
262
590 Rouillard écrit à ce propos que, selon les moines venus d’Irlande: « Quitter (…) la terre de leurs
pères pour parcourir des pays inconnus et plus ou moins accueillants, dans un constant effort de
renoncement et d’adaptation, était une des meilleures formes d’ascèse, de la mortification et de la vie
pénitente. On comprend que souvent, aux chrétiens qui venaient s’accuser de fautes graves, ils aient
imposé un an, cinq ans ou plus, sans domicile fixe et sans destination précise, avec tous les aléas et les
dangers de cette errance aventureuse. » Idem, p. 57. Avec la reforme carolingienne le pénitent n’est
plus envoyé à l’aventure, mais vers un sanctuaire fameux.
591 Philippe Rouillard, op. cit., p. 66
592 Les dominicains, surnommés les « chiens de Dieu », ont été des protagonistes dans la lutte contre
263
les maintenir dans le troupeau divin593. L’aveu intime de ses péchés d’un pénitent à
son prêtre sert à détecter les hérésies, à assurer qu’il n’y ait pas des « dérives ». Ce
point se rapporte à ce que nous avons développé antérieurement au regard du
traitement qui pouvait réserver la communauté de l’amour du prochain aux
porteurs d’une différence.
593 La métaphore du chien et des brebis a son origine –hormis la parabole des évangiles- sur le rêve
de son fondateur, Dominique Nuñez de Guzmán, rêve inspirateur pour la création de l’ordre des
frères Prêcheurs.
594 Cf. Philippe Rouillard, op. cit, p. 72
595 Ibidem.
596 Ibid., p. 71
264
symbolique- qui naît au XIIIème siècle, se répandra jusqu’à nos jours, aussi bien
dans l’Europe occidentale que dans les pays qui seront colonisés et évangélisés par
la suite.
597 Ibid., P. 82
265
Cet état des choses sera secoué par la Révolution Française et la Révolution
Industrielle : le surgissement de la classe ouvrière, les changements sociaux et des
mœurs, le surgissement d’un mouvement antireligieux, le fait que la croyance à
l’enfer perde de sa popularité entre les catholiques… Tous ces événements éloignent
les masses des confessionnaux. Par contre, les pèlerinages, maintenant organisés
par les paroisses et diocèses, connaissent un renouveau notable grâce au chemin de
fer.
Ces changements, ainsi que ceux qui surviendront par la suite au niveau
économique, social, technologique, historique, secoueront et transformeront, non
pas seulement le recours des fidèles au sacrement de la Confession, mais surtout la
place de l’Église catholique dans le monde occidental.
études de théologie à Saint-Maximin, Toulouse et Louvain. Il est l'un des, fondateurs, en 1977, de la
Fraternité des moines apostoliques diocésains à Aix-en-Provence. Également curé puis doyen à
Toulouse et à Aix, de 1964 à 1998, il a simultanément enseigné la liturgie, la théologie sacramentaire
et la patristique au « Studium » des Dominicains de Toulouse, à l'École de la foi de Fribourg et,
aujourd'hui encore, au grand séminaire d'Aix-en-Provence, où il est responsable des études. Avec
Daniel Bourgeois, il est l'auteur des textes de la « Liturgie chorale du Peuple de Dieu », dont la
musique est composée par le frère André Gouzes. Il a écrit divers articles de théologie et de
musicologie dans la « Revue thomiste », « Lumière et Vie », « Communio » et « Pierre d'angle ».
266
Revel, elle ne se distingue pas de la crainte d’une colère vengeresse599. Ayant ainsi
porté atteinte à la Loi, une rétribution est exigée, la punition du coupable afin
d’apaiser cette colère. Cette notion serait au cœur de l’idée de punition, expiation
pénale, pénitence et se rapporte aussi à la notion de justice. L’ordre du monde a été
violenté et une action expiatoire permet de revenir à un équilibre.
À partir du moment où la faute est référée à l’alliance avec Dieu, elle prend un
autre poids et une autre exigence. Ainsi, « dans le péché, la mesure essentielle ne se
prend pas du manquement, toujours limité, de l’acte humain, mais du refus opposé à
l’alliance proposée par Dieu602 », écrit Revel. Celui-ci est le levier d’une exigence
absolue, comme il explique très bien : « C’est parce que Dieu nous donne tout et que
son appel est sans limite que le refus de l’homme prend lui aussi ce caractère
599 Cf. Jean-Philippe Revel, La réconciliation, Paris : Éditions du Cerf, 2015, p. 26
600 Cf. Ibidem, p. 33
601 Ibid., p. 34
602 Ibid., p. 39
267
Tout de même, le lien entre Dieu et l’homme peut être réparé par le
rétablissement de cette alliance par initiative divine, le renoncement à sa colère.
Cependant, un nouveau degré de l’exigence surgit avec la Nouvelle Alliance, et
notamment à partir du sermon de Jésus sur la montagne, qui se trouve dans
l’évangile de saint-Matthieu (Mt 5, 20-48). Revel pointe que Jésus y poussera à
l’extrême cette intériorisation de l’Alliance. Ce discours est scandé par le refrain :
« Vous avez appris qu’il a été dit aux ancêtres… Eh bien ! Moi je vous dis… », et
reprend le contenu de la Loi pour la rendre encore plus exigeante : de l’homicide à la
simple insulte, de l’adultère au désir purement intérieur, du parjure au moindre
écart par rapport à la vérité, de la juste rétribution « œil pour œil » au pardon, de
l’amour du prochain à l’amour des ennemis. En ceci, il ne s’agirait pas de l’abolition
de la loi ancienne, mais de la mener à son accomplissement (Mt 5, 17)605 .
Revel nous fait remarquer que, en même temps, Jésus pousse à l’extrême le
caractère absolu de l’exigence de l’Alliance. Il relève des expressions dont l’excès
même signifie qu’elles « renvoient à un idéal démesuré 606», par exemple lorsqu’il
recommande de tendre la joue gauche à celui qui nous a giflé sur la joue droite (v.
39), de donner son manteau à celui qui nous a pris notre tunique (v. 40), et même
d’arracher notre œil ou de couper notre main s’ils sont pour nous « une occasion de
scandale» (v. 29-30) Il prescrit même : « Soyez parfaits comme votre Père du ciel est
parfait » (v. 48). Revel fait remarquer que ces paroles ne sont pas évidemment pas
des prescriptions réalisables, elles manifestent plutôt l’impossibilité d’être en règle
avec une Alliance dont l’exigence est sans limite. Il en dit qu’il s’agit « d’un appel,
603 Ibid.
604 Ibid.
605 Cf. Ibid., p. 42 et 43
606 Ibid.
268
d’un élan qui nous entraine toujours plus loin, puisque son but c’est la perfection
même de Dieu ».607
607 Ibid.
608 Ibid., p. 44
609 Ibid.
610 Ibid.
269
270
271
Il note, par ailleurs, l’importance de l’amour qui renvoie une image digne de
soi-même à laquelle on peut s’identifier. Il dit que « pour pouvoir aimer, il faut
d’abord être aimé617 ». La solution religieuse est celle de partir de l’amour de Dieu
pour les humains, ce qui permet à son tour de s’aimer soi-même et d’aimer les
autres. Dieu est ainsi le support d’un amour « qui se réjouit de l’existence de l’autre
comme autre618 », amour qui rend possible le pardon. Si Dieu n’existe pas, l’amour
divin n’existe pas non plus, dit-il. « On est ramené à l’absence d’interlocuteur. D’où
viendrait alors le choix de l’amitié et de la paix, si ce n’est d’un impératif catégorique
de ma conscience, de l’énonciation abstraite et a priori d’un devoir ?619 »
Revel démontre que, dans toutes les trois conceptions qu’il propose, le
traitement de la faute que l’on propose soit religieux ou athée, on tombe à chaque
fois dans une impasse. L’exigence du surmoi, l’existence de la faute, ne se laisse pas
apprivoiser par la Loi, ni par l’amour, ni par la morale de l’homme athée actuel. Elle
n’a pas de point de capiton, elle reste insatiable, elle exige toujours plus.
617 Ibid., p. 52
618 Ibid.
619 Ibid.
620 Son exemple portant sur la psychanalyse nous semble particulièrement pertinent. Il met en
évidence qu’on peut tantôt faire une analyse pour se défaire de la culpabilité ou l’éviter
puisqu’intimement convaincus que nous sommes fautifs. L’exemple de l’éducation des enfants est
aussi pertinent : ne rien interdire pour ne pas les traumatiser d’une faute ne les protège pas de
l’injonction du surmoi.
272
Revel conclut sur un point crucial, en disant ce que la religion chrétienne peut
apporter au monde contemporain. Il écrit :
621 Jean-Philippe Revel, op. cit., p. 54 et 55
622 Ibidem, p. 54 et 55
273
Pour qualifier cette confession qui se fait de manière intime, privée, qui est
soumise à l’obligation du secret de la part du curé, le terme utilisé est celui
d’« auriculaire ». Selon le même dictionnaire, « auriculaire » est définit comme ce
« Qui se rapporte ou appartient à l’oreille ; qui s’y apparente par la forme, par la
position » voire ce qui est « relatif au phénomène de l’audition (perception,
transmission orale, etc.)625 ».
Une faute, du fait d’être avouée –ce qui implique un acte d’énonciation de la
part du croyant- à une oreille désignée comme représentante de la miséricorde
divine, peut être remise. Ainsi, par ce dispositif de parole, s’ouvre pour le sujet
pécheur la possibilité de la réconciliation avec la grâce de Dieu. C’est donc par
623 Cf. S. G. F Brandon, Diccionario de religiones comparadas, Madrid : Éditions Cristiandad, 1975, p.
411 et 412
624 http://www.cnrtl.fr/definition/auriculaire
625 Ibidem
274
l’engagement de la voix auprès d’un autre, que le sujet pourrait s’alléger du poids de
la faute ne serait-ce que de manière momentanée, puisque le péché ne cesse
d’insister.
Une différence significative que nous avions trouvée entre la prière du Kol
Nidré et la confession catholique, tient à la dimension de la promesse. Si dans le Kol
Nidré les promesses sont effacées –et même les plus sérieuses, les plus graves-, le
sacrement de la Confession laisse le croyant, à chaque fois, sur la grâce divine et la
promesse -qu’il sait impossible à tenir- de ne plus pécher. Le chrétien peut, à tout
moment, par l’opération de la Confession et dans la mesure où il peut se repentir,
revenir à l’état de grâce. Il n’a pas besoin de s’accommoder du calendrier liturgique
pour cela faire.
Mais ce dispositif lui empêche tout accès à un savoir sur la faute. C’est sans
doute sur l’accès à ce savoir que nous trouvons l’une des différences majeures entre
la psychanalyse et la Confession.
275
L’islam
Un Dieu Un
Bien que l’impression soit contestable au niveau des chiffres –le nombre de
convertis ayant apparemment augmenté dans toutes les religions- l’élan prosélyte
du christianisme semble s’être estompé au profit de l’expansion de la religion
musulmane, notamment dans le monde occidental. Il n’en reste pas moins que cette
caractéristique structurale de l’Islam -c’est-à-dire que son Dieu ne se soutient pas de
la figure du Père- le rendrait particulièrement apte à proposer des réponses et une
orientation de vie aux sujets de notre époque pour qui la référence symbolique au
père et ses traditions, jadis fondamentale, ne constitue plus une boussole.
626 Jacques-Alain
Miller, « En direction de l’adolescence », intervention de clôture à la troisième
Journée de l’Institut de l’Enfant, sur : https://www.lacan-universite.fr/wp-content
/uploads/2015/04/en_direction_de_ladolescence-J_A-Miller-ie.pdf
276
croissantes, une nouvelle forme de réalisation de pulsion de mort. Nous tenons tout
particulièrement à souligner d’ores et déjà qu’en aucun cas nous pouvons associer la
religion musulmane dans son ensemble au phénomène djihadiste actuel. Mais au
regard du surmoi dans notre époque, étudier cette forme de pousse au sacrifice
s’impose.
277
Pour notre part, nous partons de l’hypothèse que les dérives ne sont pas sans
rapport à la structure et nous tenterons de rendre compte de ce phénomène en
étudiant de près quelques éléments de la logique interne à la religion musulmane.
Ainsi, nous pourrons peut-être situer la spécificité et les divergences de ces étranges
guerriers de la mort.
Un-Dieu-tout-seul
Commençons donc par situer un dogme fondamental pour les musulmans,
qui les éloigne des juifs et des chrétiens : leur Dieu n’est pas un Dieu Père. Ceci est
explicitement dit dans le Coran. Le Dieu du Coran n’a pas d’enfant (Q 17.111), ni de
femme (Q 6.101). C’est un Dieu Unique (Q 37.4 ; 41.6). Un et unique en tant qu’il est
Unique dans sa divinité (wahid) et Un dans sa nature divine (ahad). La sourate 112
de ce livre sacré résume à elle seule cette doctrine : Allah, le tout miséricordieux est
Un, il est l’indivisible – c’est-à-dire, sans mélange d’aucune sorte, sans aucune
possibilité de divisions en parties-, il n'a pas engendré ni a été engendré, et
personne n'est égal à lui627.
chretiens-et-des-juifs#note-6
278
chrétiens disent : « Le Christ est fils d'Allah ». Telle est leur parole provenant de
leurs bouches. Ils imitent le dire des mécréants avant eux. Qu'Allah les anéantisse !
Comment s'écartent-ils (de la vérité) ? » (Q 9.30). Par ailleurs, la doctrine de l’unicité
et de l’indivisibilité met en cause celle de la Trinité628.
628 Cf. Ibidem.
629 Maxime Rodinson, L’islam : politique et croyance, Saint-Armand-Montrond : Éditions Fayard, 1993,
p. 30
279
comme une association de fidèles reconnaissant une même vérité d’autre religieuse,
mais comme une « société totale », selon le terme par lui employé.
630 Ibidem, p. 31
631 Cf. Ibid., p. 30-32
280
En effet, cet auteur fait remarquer que cette manière particulière de police et
de maintien d’une certaine légalité grâce à un degré élevé de solidarité sociale était
l’un des traits distinctifs du mode de vie tribal à l’époque préislamique. La loi du
talion : « Œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie », impliquait un système de
vengeance et d’assistance. Avant l’islam, ce système de protection mutuelle se
circonscrivait à chaque groupe familial et les alliances qu’il avait pu constituer avec
d’autres. Avec la constitution de l’umma, ce système s’élargit à toute la communauté
des croyants, ce qui contribue, entre autres choses, à solidifier leur cohésion et
constitue une avancée concernant le système de justice. Les criminels, même s’ils
appartenaient à la propre famille, devaient être dénoncés s’ils portaient atteinte à un
autre membre de la communauté.
Tout de même, déjà dès ces premiers califats, la situation a été mouvementée,
puisque aucune règle de succession n’avait été établie par Mohammed de son vivant.
Ainsi, une personne n’est pas plus prédestinée qu’une autre au pouvoir, ce qui a
632 Cf. « Califat », in Encyclopédie Larousse en ligne, sur :
http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/califat/29951#XFIiJXTo3rsUKc74.99
633 « Définition de Califat », in Linternaute, sur:
http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/califat/
281
donné lieu à des luttes d’influence. Le premier calife, Abu Bakr (632-634) a été
le deuxième converti par la prédication de Mahomet, auquel il a donné en mariage
sa fille Aïcha ; le deuxième calife, Umar (634-644), est le père d’une autre épouse du
Prophète, Hafsa. Tous les deux ont été désignés en raison de leurs liens avec le
Prophète634. Le troisième calife, en revache, Uthman (644-656), est un aristocrate
mecquois de la famille des Omeyyades, qui s’est plus tardivement rallié à Mahomet.
Pour sa part, il a été désigné par un Conseil de sages. Il est assassiné et certains
proches du Prophète en profitent pour imposer Ali (656-661), cousin et gendre de
Mahomet, comme quatrième calife635.
Notons donc que cette difficulté dans la succession637 est présente dès le
départ, et, comme nous le verrons, marquera l’histoire du monde musulman.
Il est à noter que ces premiers califats, qui sont appelés les « Bien dirigés » ou
« Bien guidés », n’ont pas débouché sur l’installation de dynasties, à la manière des
monarchies, par exemple. Il n’y a donc pas eu de transmission de père en fils, ce qui
aurait permis de les perpétuer dans le temps. Ceci arrivera par la suite, avec les
califats dynastiques où la succession sera prise en compte. Cependant, c’est
justement ces premiers califats qui resteront dans l’imaginaire musulman et
notamment pour les salafistes, comme les référents des vrais califats, des temps où
634 Cf. « Califat », in Encyclopédie Larousse, Op. Cit.
635 Cf. Ibidem
636 Cf. Ibid.
637 Au regard de ce que nous avons travaillé dans notre première partie, la question du père se
présente dans la mesure où un homme se reconnaît comme inscrit dans une lignée généalogique. Cet
oubli de Mohammed de tenir compte de sa succession –il n’avait donc pas envisagé sa propre mort,
voire n’avait pas considéré comme sienne la tâche de l’organisation de la communauté après celle-ci-
nous semble ainsi fort révélateur dans le contexte de la religion d’un Dieu Un, qui n’est justement pas
un Dieu Père.
282
Jésus-Christ est, pour les chrétiens, le fils de Dieu et le Roi des Juifs mais son
royaume « n’est pas de ce monde », dit-il. Dans les évangiles de Marc, Matthieu et
Luc, nous trouvons le passage où Jésus énonce « Rendez à César ce qui appartient à
César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu638 ».
Pour sa part, le Dieu des Juifs laisse aux hommes une marge de manœuvre
plus large que le Dieu des Chrétiens, puisque le savoir même, dans cette tradition,
est une affaire des hommes. La tâche d’interpréter la Loi divine est humaine et Dieu
accepte d’être exclu par les sages de leur conversation, comme le montre l’histoire
talmudique dite « le four d’Akhnaï 639» dans les Aggadoth du Talmud de Babylone.
Dans celle-ci, lorsque les savants qui discutaient par rapport à l’interprétation de la
638 Marc, XII, 13-17; Matthieu, XXII,21; Luc, XX, 25
639 « Traité de Baba Metsi’a », In Talmud de Babylone, Ordre Nezekin, Leipzig : Imprimerie de Guill.
283
Loi disent à Dieu que ce n’est pas son affaire d’y intervenir, Dieu rit en s’exclamant
« Mes enfants m’ont vaincu, mes enfants m’ont vaincu ! ».
Le califat n’est pas simplement une organisation politique fondée sur les
principes de la religion musulmane, elle peut se revendiquer, s’inspirant des
premiers califats, comme « LA » organisation politico-religieuse de l’umma. Les
principes de la charia y déterminent la vie quotidienne de la communauté, sous
l’autorité d’un guide qui se dit successeur du Prophète, un calife, chargé de veiller au
640 Le salafisme est un mouvement religieux de l'islam sunnite, prônant un retour aux pratiques en
284
respect de la volonté divine. Vivre dans un pays dont la Loi est accordée à la charia
est une question de grande importance pour les croyants musulmans. La religion
n’est pas une affaire privée, mais une affaire d’appartenance communautaire et
d’organisation politique commune. Le temps autorisé à un musulman pour
séjourner dans un pays non musulman n’est pas illimité. Dans cette logique, tout
musulman est donc potentiellement appelé à joindre un califat qui est reconnu
comme légitime. Lorsque le califat est proclamé, aucun musulman ne pourrait se
dérober à prendre position face à celui-ci. Ceci le concerne puisque le calife serait le
messager légitime de la volonté de Dieu et le leader de l’umma par Lui choisi pour
guider cette génération des croyants. D’où la puissance de l’appel de l’État islamique.
Nous pouvons citer comme exemple le témoignage de Abou Sakr, publié dans
la revue Paris Match le 23 octobre 2017642, où il explique son travail en tant que
procureur au sein de l’organisation État islamique. L’application de la Loi Coranique
à la lettre (la Charia) faisait partie de sa vie quotidienne : couper les mains des
voleurs, la sanction des infidélités par l’application des coups de fouet, etc. Pour sa
part, il tenait tout particulièrement à cette application à la lettre de la Loi et il dit
avoir été très choqué lorsque, dans l’affaire d’un couple qui se rencontrait
clandestinement, il avait été décidé, à la place de leur donner les quatre-vingt coups
de fouet prescrits par le Coran, de les exécuter. Cette déviation de la Loi coranique
l’avait fortement contrarié.
641 Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice, Paris : Éditions du Seuil, 2016.
642L’interview intitulé « Nous étions à Raqqa pour construire le califat » est trouvable sur le site :
http://www.parismatch.com/Actu/International/Abou-Sakr-Nous-etions-a-Raqqa-pour-construire
-le-Califat-1374725
285
286
islamique est à la base du droit civil et pénal. Mais aussi dans les pays, comme la
Tunisie et la Turquie, où la loi islamique n’est pas au fondement du droit national,
l’Etat contrôle l’institution qui émet les fatwas.646
Les fatwas sont donc des avis juridiques donnés par des spécialistes de la Loi
coranique. Elles ont une autorité qui se limite, en principe, au cadre d’un code
législatif où elles sont adoptées. À cause du manque d’une règle unanimement
acceptée pour déterminer qui peut émettre une fatwa, la multiplicité voire la
contradiction des fatwas autour d’un même sujet a toujours été possible ; par contre,
il y avait un cadre traditionnel dans lequel les États reconnaissaient les spécialistes
détenant l’autorité pour les émettre. Ce cadre se dérègle de plus en plus, dit Fethi
Benslama, ce à quoi s’ajoute la nouvelle pratique des fatwas on line. Le manque
d’une autorité unanimement reconnue, la décentralisation et le fonctionnement en
réseau propres à internet, semblent étonnement coïncider et démultiplier la variété
propre à la religion musulmane.
646 Ibid.
647 Ibid., p. 110 et 111
287
Prenons quelques exemples relevés par Maxime Rodinson sur la question des
générations dans l’islam. Il parle ainsi d’une croyance qui existerait dès l’origine de
l’islam :
648 Malek Chebel, Dictionnaire encyclopédique du Coran, Paris : Éditions La Pochothèque, 2012, p. 253
649 Maxime Rodinson, op. cit., p. 22 et 23
288
Rodinson fait remarquer aussi que dès la fin du VIIIe siècle les sentences
attribuées au Prophète, les hadith, insistent sur une série d’éléments, dont la
primauté de la première génération sur les suivantes et l’umma conçue comme une
communauté autant idéale qu’actuelle. Cette communauté aurait une structure
interne où, bien qu’il n’y ait pas une particularisation de classes, castes, grades ou
ordres, certains compagnons du Prophète avaient la primauté sur le reste de la
communauté et les femmes venaient après les hommes650 .
Malgré le fait que la première génération aurait la primauté sur les suivantes,
l’esprit de la communauté musulmane, idéal, est toujours actuel. L’accent est mis
donc d’une part sur la première génération et de l’autre, sur le présent, sur
l’actualité.
Un autre élément relevé par Rodinson : à Basra (Irak), dès le VIIIe siècle, un
groupe de canonistes pieux, qui deviendra le noyau de l’orthodoxie sunnite
ultérieure, avait pris le nom de « gens de la tradition et de l’ensemble des
croyants »651. En faisant fi des dissentiments politiques survenus entre Compagnons
du prophète, ils soutenaient que les disciples directs de Mohammed étaient
demeurés constamment unanimes sur les prescriptions canoniques. À partir de
cette supposition, l’école des canonistes zahirites a énoncé qu’il y avait eu
positivement consensus des Compagnons en droit canon et l’école Shafi’ite
généralisa la proposition en l’appliquant aux générations successives de canonistes,
de siècle en siècle. Ainsi, pour cette dernière école et pour toute l’orthodoxie sunnite
qui l’a suivie (à différence des chiites, entre autres), la pureté de la foi de chaque
génération de croyants est préservée grâce à l’unanimité d’opinion des canonistes
de l’époque sur l’interprétation de la loi.652
650 Cf. Ibidem, p. 23
651 Cf. Ibid., p. 24
652 Cf. Ibid., p. 24 et 25
289
Hors l’inscription dans une lignée légitime désignée par le Prophète, hors
tout ordre de succession, une série de problèmes se pose en ce qui concerne la
légitimité de l’exercice du pouvoir en son nom et la validité d’une interprétation
donnée du droit canon. En ce qui concerne la notion de « génération », l’accent n’est
pas tant mis sur la scansion temporelle, sur l’inscription dans la série de
générations, qu’il l’est sur son actualité. Un lien silencieux unirait chaque génération,
et la présence d’une hiérarchie de saints investie par Dieu pour guider la génération
actuelle des croyants garantirait la préservation de la pureté de la foi et la bonne
interprétation de la loi.
290
Il semblerait que c’est la deuxième génération qui est contestée par certains
courants, dont le salafisme. Si la première génération, celle de Mohammed et des
premiers califats, celle qui situe l’origine de l’umma, est acceptée par tous, pas tous
se reconnaissent comme redevables à la deuxième génération. Ceux qui
reconnaissent la deuxième génération conçoivent ainsi la série qu’elle inaugure et se
reconnaissent comme des héritiers des califats dynastiques et/ou d’une tradition
musulmane ; d’autres nient le numéro 2 et veulent reprendre l’islam à partir des
premiers califats. Dans ce deuxième système, compter jusqu’à 3 n’est pas possible.
Cette faille qui relève de la structure de l’islam, montre bien que le Père n’est
pas seulement celui qui inaugure la lignée des générations, il est aussi celui à partir
duquel on peut commencer à compter, on peut donc passer de l’1 au 2, 3, 4... Pas de
série sans Père. Si le Dieu des musulmans n’est pas père, leur Prophète ne l’est pas
non plus, puisqu’il n’a pas consenti à se mortifier en se rendant un nombre dans une
série, en concevant que quelqu’un puisse prendre son relais. C’est cette faille ce qui
rend possible que certains courants, dont le salafisme, contestent la tradition et
toute l’histoire de l’islam depuis la disparition des premiers califats.
Bien que ce soient les califats dynastiques qui se sont perpétués dans le
temps, d’autres courants qui ne reconnaissent pas cette tradition ont aussi réussi à
se frayer un chemin jusqu’à nos jours. Il serait question d’une génération toujours
nouvelle qui ne reconnaitrait que la première génération, les temps du Prophète et
des premiers califats. Sous prétexte des déviations qui se seraient produites par la
suite dans l’histoire de l’islam, ce courant rend possible la rupture avec la tradition
et l’histoire musulmane pour se refonder toujours sur la première génération.
L’éternel retour aux origines.
291
292
Dans le même texte, il fait remarquer aussi que le Coran est le premier texte
arabe connu qui soit rédigé en prose et non pas en vers. Il y voit une évolution de
langue qu’il explique ainsi :
653 Louis Massignon, op. cit., p. 11 et 12
654 Ibidem, p. 14 et 15
293
Ainsi, selon lui, l’écriture en rythme impose une forme à l’écrit au service de
la mnémotechnique ; l’écriture en prose, en revanche, ouvre une énorme liberté
pour l’expression des idées et impliquerait une acquisition dans l’évolution d’une
langue lui permettant de devenir une langue de « civilisation ».
Massignon isole encore une autre caractéristique du Coran qui nous semble
pertinente par rapport aux questions qui sont les nôtres. Il dit que dans ce texte, la
voix de Dieu se fait entendre :
655 Ibid., p. 15
656 Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan et la voix », In Quarto no 54, Bruxelles : Éditions Huysmans,
Juin 1994, p. 33
294
L’islam de rupture
Plusieurs mots sont et ont été utilisés pour nommer le phénomène du
terrorisme perpétré au nom de la religion musulmane : « intégrisme »,
« fondamentalisme », « extrémisme », « radicalisation », « islamisme »,
« djihadisme ». Des groupes se revendiquant de l’islam s’autorisent des
comportements violents contre les « infidèles » qui offenseraient le Dieu auquel ils
croient. Depuis quelques années nous connaissons, perpétrés par ces groupes, des
différentes formes d’un terrorisme meurtrier extrêmement brutal et haineux.
Dans un texte de 1984 publié dans son livre sous le titre de « L’intégrisme
musulman et l’intégrisme de toujours, essai d’explication », le professeur Maxime
Rodinson, parle du désarroi lié à la vanité de la vie qui pousse les êtres humains vers
des explications religieuses ou d’autres idéologies susceptibles de donner du sens à
l’existence. Il décrit le mécanisme de manière générale : rassemblés autour d’un ou
plusieurs guides spirituels, dans une organisation qui peut se complexifier avec le
temps de manière plus ou moins hiérarchisée, différentes machines à donner du
sens à l’existence sont proposées aux sujets. On y promeut des activités concrètes
tels que la lecture des textes proposés à la méditation et à la vénération, certains
devoirs, des rites, etc., qui permettraient d’inscrire le quotidien de la vie de chacun
en relation à des objectifs significatifs. Des perspectives d’action collective sont
déterminées par une couche de dirigeants. Une espèce d’entropie s’installe
régulièrement dans ces systèmes, dit-il. Rodinson fait apercevoir qu’« un certain
intégrisme est une tendance permanente dans toutes ces structures idéologiques de
type ecclésial (fussent-elles laïques) et la conjoncture peut à tout moment la
revivifier657 ». L’intégrisme, souvent, comporterait l’aspiration du retour vers un
passé idéalisé.
295
Rodinson continue :
Remarquons que son explication des circonstances qui peuvent faire surgir
une particulière virulence intégriste a été aussi utilisée pour expliquer l’actuelle
montée des nationalismes xénophobes en Europe et le surgissement du nazisme
après la première Guerre Mondiale en Allemagne. Dans cette optique, l’islamisme se
rangerait comme un fanatisme religieux, réactionnaire ou idéologique parmi
d’autres.
658 Ibidem, p. 244 et 245
296
un bouchon sur la douleur d’exister sans transcendance, sans horizon et sans désir.
Le ressort essentiel serait donc subjectif.
659 Serge Cordellier et autres, L’islamisme, Paris : Éditions La Découverte, les dossiers de l’état du
monde, 1994.
660 Ibidem, p. 29
297
661 Ibid., p. 30
298
peuples islamiques. Il est donc essentiel de garder à l’esprit que les groupes
extrémistes ne constituent qu’un phénomène marginal et réactionnaire.
299
662 Bernard Rugier, Qu’est-ce que le salafisme ?, Paris : Éditions Proche Orient PUF, 2008. Édition
digitale.
663 Ibidem.
300
C’est-à-dire que, depuis très tôt dans l’histoire de l’islam, lorsqu’on veut
déduire du Coran une législation et une juridiction, deux grandes versions
interprétatives s’opposent : soit chacun a le droit et le devoir de compléter le sens
du message divin, soit on fixe une version interprétative de l’islam, qui prend appui
sur la vie du Prophète et les premiers califats, pour en faire le principe de
jurisprudence valable pour toute la communauté de croyants.
664 Nous constatons que le mécanisme qui a donné lieu à un islam réactionnaire, est semblable au
repli identitaire qui s’installe dans le monde occidental ces dernières années, en réaction à sa propre
ouverture.
665 Bernard Rugier, Op. Cit.
666 Cf. Ibidem.
301
communautaire, soit celle-ci peut varier dans le temps –ce qui nécessite d’un guide –
calife- ou d’une élite qui assure, à chaque génération, l’interprétation valable du
Coran pour ce moment historique ; soit, au contraire, elle doit rester fixe, au plus
près des hadiths de la vie du Prophète, et éventuellement, des premiers califes, en
ignorant délibérément la variable temporelle.
Pour les salafistes, les sunnas qui racontent des épisodes de la vie du
Prophète acquièrent le même statut que le Coran. D’autre part, « Ceux qui
n’accomplissaient pas une action sanctifiée par l’exemple de Mohammed étaient,
quant à eux, coupables d’innovation (bid’a) et sortaient du cadre de la communauté
des croyants. 667 » Depuis ses origines, se prenant pour les véritables musulmans, les
véritables défenseurs de l’unicité divine, les salafistes se sont autorisés à appeler à
l’extermination d’autres musulmans tenus pour impies.
667 Ibid.
668 Ibid.
302
refonder sur des origines lointaines qui se veulent authentiques et à s’avancer enfin
vers un futur idéal.
L’usage d’Internet par les différents groupes salafistes et djihadistes est loin
d’être nouveau. Déjà en 2001, il existait de nombreux sites, blogs et forums cryptés
où des échanges divers, des séminaires on line, des formations d’endoctrinement au
combat et même des discussions théologiques pouvaient avoir lieu. Ces dernières
années, l’appauvrissement de la qualité intellectuelle du contenu diffusé semblerait
relever d’une stratégie délibérément conçue, afin de capter le plus grand nombre
des personnes par la propagande djihadiste. Ils ont fait d’internet le moyen par
excellence pour joindre de personnes qui ne sont pas forcement les plus instruites
ou intéressées par des questions fines de théologie, mais susceptibles de
s’embarquer dans l’endoctrinement et de faire des passages à l’acte suicidaires et
meurtriers au nom d’Allah.
Rugier en écrit :
669 Ibid.
303
Au manque de sens de la vie qui semble être plus que jamais dévoilé dans nos
sociétés occidentales contemporaines, vient répondre un sens religieux. Cette
explication garde sa pertinence. Mais à ceci, il faut ajouter, pour mieux comprendre
comment de tels phénomènes peuvent se produire, le surgissement d’une voix dans
cet appel lancé sur internet.
Nous pouvons avancer que, dans ce sens, le phénomène djihadiste n’est pas
seulement un symptôme de la religion musulmane, il l’est aussi du monde occidental
contemporain. Il concerne aussi nos sociétés postmodernes et la place que les
discours qui la déterminent accordent à ces jeunes. Au-delà de la dénonciation des
conditions matérielles, sociales, économiques et politiques auxquelles ces jeunes
sont confrontés dans notre civilisation, il semblerait que ce qui apparaît exprimé par
la montée de l’adhésion au djihadisme chez des jeunes européens, tient à ce qu’ils se
retrouvent dans l’économie capitaliste et le monde occidental déjà dans une position
d’objet déchet.
Cet appel lancé dans le réseau anonyme d’internet, peut être compris comme
une interprétation à la question « que me veut l’Autre ? », « que me veut Dieu ? ». Si
ces sujets sont sensibles à la réponse meurtrière qu’on leur propose à cette question
énigmatique, ceci tient à ce que cette réponse est, d’une certaine manière déjà-là
670 Bernard
Rugier et autres, « Le rôle d’internet dans la diffusion de la doctrine salafiste » de
Dominique Thomas, in Qu’est-ce que le salafisme ? Paris : Éditions Proche Orient PUF, 2008, p. 100
304
pour eux. Ils sont déjà appelés à se faire disparaître 671 . L’Autre de ces sujets, avant
même d’être le Dieu de la religion musulmane, est la civilisation occidentale de nos
jours, capitaliste et scientifique. Avant la rencontre avec l’appel djihadiste, ces sujets
avaient affaire à cet Autre-là qui leur avait déjà fait entendre d’une voix aphone,
l’impératif : « Crève ! ». Le destin de crever leur était déjà assigné. L’appel djihadiste
ne fait qu’en prendre le relais et l’accorder un sens messianique.
Selon Blanchet, dans le djihadisme c’est l’accès à Chose qui serait mis au
premier plan, en tant qu’il n’admet pas le découpage de la jouissance rattaché à la
mise en fonction de l’objet petit a.
Nous avions écrit dans notre première partie que, dans son séminaire VII,
Lacan situe au-delà du franchissement des limites du bien et du beau, le champ où se
profile justement l’accès à la Chose.
Lacan y dit :
671 C’est peut-être sur ce point que les cliniciens avons plus des chances d’intervenir afin de faire
barrage à cette identification à l’objet chu de l’Autre et d’accompagner les sujets dans la trouvaille ou
la création d’autres solutions leur permettant de se faire une place dans le monde.
672 Article trouvable sur: https://blogs.mediapart.fr/jam/blog/010415/reflexions-lacaniennes-sur-
le-djihadisme
305
673 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,
2013, p. 97
306
CONCLUSION
307
Conclusion
Reste à dire
Dans la clinique, nous rencontrons des sujets qui souffrent de ne pas trouver
du goût ni du sens à leur vie, voire d’être voués à un destin tragique. C’est-à-dire, les
phénomènes cliniques qui ont conduit Freud à l’élaboration du concept du surmoi.
La « tristesse ordinaire contemporaine », qui relève d’une nouvelle forme du «
désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie 674 », semblerait
s’étaler à grande échelle. Curieusement, c’est à l’époque où les sujets refusent de se
servir de l’Autre, voire au moment de la « démission » de l’Autre –qui n’existe pas-
de sa fonction, qu’ils se trouvent davantage confrontés au « tout est écrit », au destin
inéluctable propre de la pulsion de mort qui règne dans le surmoi. À l’époque de
« tout est possible » et de la prescription du bonheur, les sujets sont
particulièrement confrontés à la lassitude et l’ennui.
674 Jacques Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits,
1966, p. 824
308
Ainsi, il se constate qu’avoir affaire à un père inscrit dans une lignée, châtré
donc, quelqu’un qui incarne la fonction tout en donnant une version du désir, une
père-version, semblerait être une manière privilégiée de faire barrage au père
originel et son appel à la jouissance pure.
676 Selon l’expression de Arthur Rimbaud reprise par Philippe Lacadée dans son livre Los sufrimientos
309
Les religions font supporter par un Dieu l’instauration d’une Loi. Cette
dernière établit un système et une organisation communautaire dans laquelle
s’inscrivent les existences singulières, au même temps qu’elle fixe une interprétation
à la question angoissante : Que me veut l’Autre ? Les religions se fondent sur une Loi
et proposent un traitement spécifique de la question universelle de la faute.
Tel que le désir, le surmoi apparaît aussi intimement lié et soumis à la Loi –
selon Lacan, cette dernière ouvre à la dimension proprement humaine- en tant que
marque de l’implication du sujet dans celle-ci. Loi qu’il ne peut qu’ignorer en partie,
mais qui le concerne et le juge pourtant. Si le surmoi est la Loi et sa destruction, c’est
parce qu’elle porte le caractère d’exigence intransigeante et insensée de celle-ci
avant qu’elle soit soumise au processus dialectique, qui l’humanise.
Les religions apparaissent donc comme une solution symptomatique qui, tout
en restant chèrement payée, s’est avérée effective pour traiter le problème du
surmoi pendant une période considérable de l’histoire et une partie importante de
la population mondiale. La « globalisation », c’est-à-dire, au-delà de la rencontre
avec des personnes inscrites dans d’autres traditions, le fait qu’on ne puisse plus
totalement échapper à cette rencontre et à la mise en question de ses propres
mœurs qu’elle suscite, a modifié les discours religieux sans pour autant les faire
disparaître. Par ailleurs, Lacan avait, au contraire, prophétisé le triomphe de la
religion.
310
Dans l’islam, à la différence des deux autres monothéismes que nous avons
étudiés, il s’agit d’un Dieu-Un qui n’a aucune relation avec la notion du père. Cette
caractéristique, ainsi que le fait que Mohamed n’ait pas prévu de succession, sont à
la racine de l’une des fentes qui s’inscrira depuis le début dans l’histoire de cette
religion. Ainsi, un courant s’appuiera sur la lignée des générations adhérant à une
tradition musulmane et l’autre le niera, en renvoyant chaque génération à l’origine
de l’islam et notamment aux premiers califats. Étant donné que l’islam n’est pas
seulement une religion mais aussi le régime politique, législatif, social et
économique de la communauté des croyants –l’umma- cette disjonction jalonne, de
manière singulière, son histoire.
Le salafisme, dont s’inspire le djihadisme que nous avons connu ces dernières
années, relève de cet effort pour rétablir la charia telle qu’elle régissait l’umma au
temps des premiers califats. En ceci, elle est l’exemple presque caricaturale de
l’insensé de la Loi du surmoi. Par ailleurs, tout aménagement, mise au point ou
négociation qui aurait eu lieu au long des siècles est tenu pour une déviation
condamnable de l’islam.
678 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.
247.
311
Tout de même, son étonnant succès dans le monde occidental semble tenir à
ce que cet appel meurtrier reprend et donne un sens transcendant à un destin de
déchet qui était déjà là. C’est la voix aphone véhiculée par les discours occidentaux
qui avait déjà été entendue par ces jeunes. Ainsi, cet appel ne fait que reprendre la
violence surmoïque actuelle qui parvient à leurs oreilles et que nous pouvons
formaliser sous la formule : « Crève ! ».
312
clairement tout aussi bien au niveau clinique que dans le phénomène djihadiste,
peut aussi être éclairé par sa mise en perspective à travers du concept du surmoi.
Nous avions dit, dans notre thèse, que face à ce Dieu qui parle mais dont
l’énigme de ce qu’il veut dire, de ce qu’il veut de son peuple, reste entière ; le Peuple
Juif se consacre, depuis toujours, à la discipline du déchiffrement. En ceci, l’esprit du
judaïsme coïncide avec le devoir de se repérer dans la structure dont parle Lacan et,
qui par ailleurs, l’anime. C’est pour cela que nous avons risqué l’hypothèse que le
Dieu de Lacan, ce Dieu qui est inconscient, c’est le Dieu des Juifs.
679 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions
du Seuil, 2007, p. 90
313
faisait suite à quelques propos autour de sa fatigue face à la tâche qu’il s’était
imposée :
Quoi qu’il en soit, vous m’en croirez si vous voulez, étant donné
l’état de fatigue où vous me sentez certainement, après m’être tapé
de bout en bout les machins sur l’écriture [thème qu’il abordait] –
parce que je fais ça, n’est-ce pas ? Je me crois obligé de faire ça. La
seule chose dont je n’ai jamais traité, c’est du surmoi. Je me crois
obligé de lire ça de bout en bout.680
Lacan se sent obligé de s’imposer cette tâche de lecture épuisante, qu’il
n’hésite pas à rapporter au surmoi. Il laisse supposer qu’il serait sous l’emprise de ce
concept qu’il n’avait pas traité.
Déjà à la fin de notre travail d’écriture, nous constatons que dans ce contexte-
ci, l’effort que nous avons réalisé pour extraire un savoir de ce concept « non traité »
par Lacan a été aride ; mais, à la fois, il a participé de la volonté de se repérer dans la
structure, et il s’est inscrit dans la culture de la vertu du gai savoir. Mais l’acquisition
de ce savoir a été coûteuse.
314
682 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, (1975), Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 89
315
BIBLIOGRAPHIE
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Bibliographie
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