Vous êtes sur la page 1sur 327

Université

Paris 8 Département de psychanalyse




Doctorat de psychanalyse
Domaine : Sciences Humaines et Sciences Sociales
École Doctorale Pratiques et Théories du Sens


« J’ouïs ! »,
la soumission au temps des non-
dupes

Sur le surmoi à notre époque.




Présenté et soutenu par : Adriana Campos
Sous la direction de : Mme. Sophie Marret-Maleval

2018
2







Je remercie les membres du jury d’avoir accepté l’invitation à lire et à évaluer mon
travail de recherche,


Mes remerciements tout particuliers à Mme Sophie Marret-Maleval dont la patience,
l’appui et l’aide ont rendu possible l’achèvement de cette thèse,


Je remercie chacun des collègues et amis qui m’ont corrigé mon usage du français et
alimenté ma réflexion avec leur lecture,


Mes remerciements à toutes les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont
soutenu dans cette démarche.








A mis viejos, por la valentía de haberme sostenido en este proyecto,
Aún cuando no lo comprendieran.

À ceux qui, à Paris, m’ont ouvert leur porte.
À ceux qui m’ont mis au travail.

À CC d’être apparu et d’être là.












« … l’homme qui s’imagine que l’objet de son désir,
la paix de sa jouissance,
dépend de ses mérites.
C’est l’homme du surmoi… »

Jacques Lacan, Le séminaire, livre II, Le moi
dans le théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse.
Paris : Éditions du Seuil, 1978, p. 365.

Table des matières

Avant propos 7

Introduction 9

Première partie 18
Le concept du surmoi, par déclinaisons…, un concept qui
résiste à sa définition 20
Une question de scission, des origines du surmoi 22
Le surmoi : résidu du complexe d’Œdipe 23
Le surmoi en-deçà du complexe d’Œdipe 27
Pas qu’une question de dates 32
Pas qu’une question de nomenclature 37
Lacan : le surmoi, une scission dans la loi 48
Des orphelins du père qu’il faudrait, indentification et surmoi 59
L’identification 60
L’identification à l’objet perdu 65
Le narcissisme et l’Idéal du Moi 74
L’identification au père à l’origine du surmoi 78
Identification au père auquel nous avons des reproches à faire 83
Ce père créateur, qui a si mal fait les choses 91
Qu’est-ce qu’un père ? 93
« Sic volo, sic jubeo », impératif et surmoi 97
L’impératif, un mode verbal 98
Le commandement chrétien 100
L’impératif catégorique 101
La morale kantienne et l’anti-morale sadienne 104
1-Au-delà des sentiments, au-delà de la répugnance 104
2- La douleur comme le seul affect moral 106
3- Une morale au-delà du limite du possible 110
De la voix de la raison au caprice d’une femme 112

« Jouis ! » 114
« Jouir aux ordres », la dimension pulsionnelle du surmoi 124
Des sources d’énergie du surmoi 125
Surmoi et masochisme morale ? 128
Le sadisme, le masochisme et la pulsion de mort 131
Avec Lacan, le sadisme et le masochisme sous le prisme de l’objet voix 134
Vers où pousse la pulsion ? 137
Rencontre et répétition 141
Jouissance et surmoi 142
Un débat actuel 142
Quelques risques dans les termes de ce débat 146

« Ça vocifère », le surmoi et l’objet voix 152


La voix, un objet lacanien 153
La voix, le poids réel 156
La voix, une fonction du signifiant 157
Ce que le délire nous enseigne sur la voix 159
Le surmoi, objet cause 161
Le désir de l’Autre et la voix du surmoi 163
Le Che vuoi ? et la voix 164
Le Che vuoi ? et le surmoi 165
La fonction vocative du Je 166
La voix dans le sadisme et le masochisme 168
Que suis-je ?: la voix et l’indicible de la jouissance 169
L’injure féminine 171
« Je suis à la place d’où se vocifère que l’univers est un défaut dans
la pureté du Non-être » 173
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » 177

Ce qui se précipite, une définition du surmoi 183


Deuxième partie 188
Surmoi et civilisation 189
Quelques mots sur notre époque 190
Le retour du religieux 193

La tristesse contemporaine et le surmoi, la clinique du


surmoi dans notre temps 195
La clinique contemporaine du surmoi 197
Quand le désir n’est pas là 200
La mélancolie ordinaire 203
La tristesse chez Lacan, Spinoza et Dante 207
Que (me) veut Dieu ?, sur certains monothéismes et le surmoi. 215
Le judaïsme, un Dieu qui parle mais dont on ne sait pas
ce qu’il veut dire. 218
Le Kol Nidré 221
« Vérifie ! » 235
Le catholicisme, le Dieu de l’Amour et ses enfants fautifs 238
Des jalons de l’institution de l’Église 240
Quand aimer devient un commandement 244
Haine de la différence ? 255
L’économie de la faute 256
La rémission des péchés dans la Bible 258
Histoire de la rémission des péchés dans l’Église catholique 259
Des conceptions de la faute 265
Donner un sens à l’existence 272
La Confession auriculaire de nos jours 273

L’islam, Un Dieu Un. 275


Un-Dieu-tout-seul 277
Lorsque Dieu se mêle des affaires des hommes… 278
Le salafisme dans son rapport aux premiers califats 283
Une étonnante ouverture à la variabilité 284
La notion de génération et le problème de la transmission 287
Le Coran : le texte et la voix, selon Louis Massignon 291
L’islam de rupture 294
Le djihadisme et l’accès à la Chose 304
Conclusion, Reste à dire. 306
Bibliographie 315

Avant propos

Qu’on donne aux attentats meurtriers survenus ces dernières années une
explication sociologique, religieuse ou géopolitique, le fait est que l’exigence de
sacrifice fait irruption sur la scène du monde occidental en secouant l’illusion de sa
disparition par la grâce du progrès. Cette exigence insiste comme une nécessité
logique. Elle apparaît sous l’apparence la plus étrange, voire la plus absurde, retour
d’une haine crue au nom d’un Dieu qu’on aurait pu croire oublié. Retour du « sacrifice
aux dieux obscurs1 » dont Lacan avait parlé…

J’avais choisi le surmoi comme sujet de ma thèse quelques années avant ces
événements tragiques. Mon hypothèse était que la chute des idéaux paternels et la
montée au zénith social de l’objet petit a2, loin de soulager le sujet de son emprise du
surmoi, le soumettait encore d’avantage à l’impératif de jouissance. Non voilé par les
idéaux, l’impératif surmoïque s’en prend aux sujets contemporains sous des formes
nouvelles. « Jouis ! » peut à l’occasion devenir « Enjoy3 » et ainsi prendre la forme d’une
poussée à la consommation, consommation des produits, des expériences, des
personnes… Corrélativement à la chute de l’idéal -ce qui, pour un sujet, vaut plus que
sa propre vie- c’est la vie elle-même, la vie comme phénomène biologique mais aussi
comme objet de gestion politique, qu’il s’agit de préserver à tout prix. Faire du sport,
être en forme, manger de manière équilibrée, ne pas fumer, être heureux, ou encore,
être « soi-même », deviennent des nouveaux impératifs et des nouvelles interdictions
« light », qui sont au service de la préservation de la vie, dans le sens biologique du
terme, et aussi du culte de l’image narcissique.

Dans une époque où semblerait s’installer de plus en plus la « conscience bio »,


le « politiquement correct », où la plupart des hommes et des femmes politiques se
disent sensibles à la cause écologique, où la santé de la population se gère comme une
affaire d’état, et où l’image du corps est particulièrement mise en valeur, le retour de
la pulsion de mort vient faire tâche dans le tableau, et par moments, elle déchire même


1 Cf. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
2 Cf. Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, El Otro que no existe y sus comités de ética, Buenos Aires :

Éditions Paidós, 2005.


3 « Enjoy »
c’est un fameux slogan publicitaire de Coca-Cola, slogan dont a parlé Marie-Hélène
Brousse dans différentes occasions, comme d’une formes actuelles du « Jouis ! » lacanien.

l’écran en faisant apparaître l’horreur la plus extrême : le sacrifice humain, la


destruction des corps vivants, la haine de la différence amenée jusqu’à ses dernières
conséquences.

Dans cette conjoncture, j’ai décidé de consacrer mon dernier chapitre, celui qui
visait à appliquer le concept du surmoi pour rendre compte de notre époque, à l’étude
des religions, pour tenter d’élucider cet événement qui relevait d’une forme du retour
de l’appel mortifère. En l’occurrence, il fallait rendre compte de cette forme
particulière de l’exigence sacrificielle émanant d’une religion monothéisme dont le
Dieu n’est pas le Père.

Depuis, nous avons vu s’installer de plus en plus dans les sociétés les plus
privilégiées de nouvelles formes d’intolérance, de haine de l’autre.

Parier sur l’élucidation est une manière de traiter ce trou-matisme tout en


s’opposant aux raccourcis et aux instrumentalisations de cette tragédie. L’extraction
d’un savoir participe aussi à faire barrage à ceux qui veulent tirer profit de cette
horreur -horreur que peut susciter l’autre, une fois le miroir imaginaire brisé- pour
répandre le nationalisme et la xénophobie.











INTRODUCTION


10

Introduction
Le surmoi et le régime de jouissance de la
civilisation actuelle.

« La gourmandise dont il dénote le surmoi est structurale, non


pas effet de la civilisation, mais « malaise (symptôme) dans la
civilisation ».4 »

Jacques Lacan, « Télévision », in Autres Écrits, Paris : Éditions


du Seuil, 2001, p. 530

L’articulation entre le discours moral et le régime de jouissance dans notre


civilisation est un sujet qui nous interroge depuis quelques années. Dans des
travaux de recherche menés précédemment dans le contexte du Master en
Psychanalyse de l’Université de Paris 8, nous avons commencé à aborder les effets
du déclin de la fonction paternelle, dont parle Lacan déjà dans son écrit « Les
complexes familiaux », sur le mode de jouissance des sujets de notre temps ainsi que
sur les discours moraux qui tentent de les réguler.

Depuis l’époque où Freud a inventé la psychanalyse, il s’est produit un


bouleversement de la structure du tissu social dans des différents aspects
fondamentaux : que cela soit l’incidence du discours de la science et du discours
capitaliste sur l’organisation des états et la société, la transformation de la place de
la femme, le déclin de la fonction du père et de ses idéaux qui organisaient
auparavant l’existence de la plupart des névrosés, etc. La clinique à laquelle nous
avons affaire, la place même de la psychanalyse, et, de manière plus vaste, les
fondements du lien social se sont trouvés de ce fait radicalement transformés.

Dans notre présent travail, nous avons choisi de cerner des enjeux
fondamentaux de notre époque en nous servant d’un concept freudien précis : le
surmoi. En effet, la manière dont Freud l’a posé situe le surmoi dans la jonction
entre les pulsions du sujet et les exigences d’une civilisation donnée. Pour sa part,

4 Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 530.


11

Jacques-Alain Miller a dit que lorsqu’il s’agit de saisir la manière dont civilisation et
jouissance s’articulent, « nous ne pouvons pas faire mieux que le surmoi5 ».

Jacques-Alain Miller signale :

Quand il faut à Freud inventer à la pulsion un partenaire, quelle est


l’instance qui, pour lui, est partenaire de la pulsion? C’est celle qu’il
a dénommée le surmoi. Et il ne peut la référer au seul Ich, au seul
moi, au seul Je. Elle déborde le sujet, cette instance. L’instance qui
lui sert à penser la pulsion ne peut être par Freud même située
qu’au niveau de ce qu’il appelle la civilisation.6
Quelque chose d’essentiel dans l’accrochage du sujet à l’Autre, se noue au
niveau du surmoi, partenaire de la pulsion. Le surmoi rattache le sujet à sa
civilisation, à la Loi du signifiant, aux impératifs, aux consignes éducatives, à ce qui
lui est dit, à ce qu’il entend… Du fait du surmoi, tout cela le regarde, il a à répondre
face à son devoir.

Cependant, le concept du surmoi n’est pas simple. La question se complique


lorsque cette instance morale s’avère particulièrement excessive dans ses exigences.
Le surmoi démontre que le joint entre la pulsion et la morale est foncièrement
paradoxale. Déjà, dans la théorisation freudienne, le surmoi n’était pas seulement
l’instance psychique responsable du refoulement des pulsions qui ne pouvaient pas
se satisfaire dans une culture déterminée ; mais aussi une instance sadique qui se
servait de la pulsion refoulée pour s’en prendre au moi, un moi qui s’y soumettait de
façon masochiste. Le concept du surmoi, depuis sa création, a toujours eu cette
connotation paradoxale : en même temps limite et excès, à la fois force civilisatrice
et réalisation de la pulsion de mort.

Le surmoi de la civilisation, comme celui de l’individu, expliquait Freud,


instaurerait de sévères exigences idéales. Il ne tiendrait pas compte du bonheur du
Moi, des résistances à l’application de ses commandements, de la force pulsionnelle
du Ça ni des difficultés de la réalité du monde environnant. Il est inflexible dans ses
injonctions.


5 Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, « L’Autre n’existe pas », première leçon du séminaire « L’Autre

qui n’existe pas et ses comités d’éthique », in la revue La Cause Freudienne no 35, Paris : Édition
Navarrin, 1997, p. 9.
6 Ibidem


12

Mais il faudra attendre les avancées de Lacan pour que l’impératif à la racine
du surmoi puisse être formalisé. La formule que Lacan en donne est : « Jouis ! ». En
effet, il n’apparaît pas au premier abord dans la manière dont le surmoi s’est
présenté à Freud, si proche de la conscience morale, que le véritable enjeu du
surmoi -déjà présent dans la sommation impossible que Freud avait formulé : « Soit
comme ton père et ne soit pas comme ton père »- était l’appel à la jouissance
impossible.

Derrière le surmoi freudien, celui qui exigeait le renoncement, le sacrifice au


nom des idéaux, se cachait toujours le surmoi lacanien, celui qui ordonne de jouir.

Le surmoi lacanien s’inscrit comme l’un des avatars pulsionnels, un des


destins de la pulsion. Jacques-Alain Miller le décrit comme un déguisement
métonymique de la pulsion qui se montre avec le masque de l’anti-pulsion.

Lorsque Freud s’est intéressé au malaise dans la civilisation, il a mis l’accent


sur les injonctions, les interdictions que la culture impose aux sujets et les détours
par lesquels la pulsion se procure, quand même, une satisfaction. C’est dans ce sens
là que nous entendons la définition proposée par Jacques-Alain Miller dans le
séminaire L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, sur la civilisation : il
s’agirait d’un système de distribution de la jouissance à partir des semblants.

Il ajoute :

Qu’est-ce qu’une civilisation ? Disons que c’est un système de


distribution de la jouissance à partir de semblants. Dans la
perspective analytique, c’est-à-dire dans celle du surmoi (…), une
civilisation est un mode de jouissance, et même un mode commun
de jouissance, une répartition systématisée des moyens et des
manières de jouir.7
La civilisation, ses semblants et les façons de se satisfaire, de jouir, se
trouvent ainsi intimement liés. Selon Miller, dans la perspective analytique, ceci se
saisit par le concept du surmoi.

Quand il y avait l’Autre de la tradition, la jouissance était réglée par l’interdit.


L’Autre de l’autorité prenait à sa charge l’impossible de la jouissance, le voilant par


7 Ibid.


13

une prohibition. La mise en place de l’idéal –fondé sur l’amour et le respect de celui
qui détenait l’autorité, et aux yeux duquel le sujet voulait de se rendre aimable- était
le ressort par lequel le sujet consentait à cette limite, à cette civilisation de sa
jouissance.

C’est justement ce subtil mécanisme-là qui a été touché par la transformation


qui a eue lieu au long du XXe siècle : le déclin du père a mis à mal la place de
l’autorité dans la société. Parallèlement, nous assistons au temps de la démocratie,
du débat, de la conversation, où toutes les opinions se valent. S’arroger le droit
d’imposer une interdiction concernant la jouissance du corps du sujet, ce qui
revenait au père selon la psychanalyse freudienne et dans la tradition, devient -au
moins- extrêmement difficile à faire de manière légitime. L’Autre étant désavoué, le
sujet se retrouve plus seul face au réel de la jouissance.

Le slogan si répandu : « Tout est possible », nous semble donner le ton de


l’Autre de nos jours, celui qui n’existe pas, qui ni consiste pas. Cet Autre ne fait plus
limite, il n’impose plus ni d’interdiction, ni de voile, ni de détour. Et au contraire, il
assène ce slogan imposant la dénégation de l’impossible qui porte sur la jouissance.
Dans ce contexte, la conséquence logique serait la montée du surmoi8 dans sa
formulation lacanienne, c’est-à-dire compris comme la sommation à la jouissance -
hypothèse que nous nous proposons de mettre à l’épreuve dans cette thèse.

Selon Jacques-Alain Miller, si le surmoi freudien a produit l’interdiction, le


devoir et la culpabilité -termes qui font exister, qui supposent le Grand Autre-, le
surmoi lacanien produit un autre commandement : Jouis ! C’est celui là, souligne-t-il,
le surmoi de notre civilisation ; il est isochronique du nouveau régime de la
civilisation contemporaine.

Alors que les idéaux paternels chutent, le surmoi ne rapporte plus les
sacrifices à l’idéal, au devoir, à la morale ; par contre, le commandement surmoïque
ne s’estompe pas, et au contraire, il s’impose de manière plus dévoilé. Jouir plus,
jouir encore, jouir tout-de-suite. Il s’impose ce que Jacques-Alain Miller nomme la
chasse du plus-de-jouir.



8 Notons que si bien la place de l’autorité a été mise à mal, la place du surmoi n’en pas pourtant moins

prégnante, comme certains esprits optimistes auraient pu le croire.


14

La phrase prononcée par Lacan lors de son entretien à la radio, publié sous le
titre de « Radiophonie9 », « La montée au zénith social de l’objet petit a », a été
reprise par Éric Laurent dans le séminaire « L’Autre qui n’existe pas et ses comités
d’éthique10 » pour caractériser notre époque. Un mouvement déjà repéré par Lacan
qui s’est approfondi à la fin du XXe siècle et au début du XXIe a déplacé du sociel11 –
selon l’expression de Jacques-Alain Miller dans son article « Une fantaisie12 » - l’idéal
pour y situer l’objet petit a. Et, ainsi, il est prescrit aux sujets hypermodernes la
chasse au plus-de-jouir comme la voie privilégiée de satisfaction, de la réalisation
personnelle et du bonheur. La promotion des gadgets sous la forme d’objets
technologiques qui s’agrafent sur le corps pour boucher le trou de l’objet petit a en
témoigne.

Cependant, les événements tragiques survenus ces dernières années ont


montré que cet appel à la jouissance peut aller au-delà de la chasse du plus-de-jouir,
qui reste circonscrite à l’objet petit a. Elle peut s’imposer dans sa version la plus
crue, la moins appareillée, la moins civilisée, comme réalisation en acte de l’appel à
la jouissance pure, comme déchaînement de la pulsion de mort. Le paradoxe du
surmoi trouve dans ce phénomène son comble : ce qui est ordonné est le
déchainement destructif.

Pourtant, un objet petit a semblerait être en jeu dans cette dimension


d’appel : la voix, en tant que, selon Lacan, elle est l’un des ressorts du surmoi.
Préciser de quelle manière cet objet se présentifie dans le surmoi dans la civilisation
actuelle sera l’un des aspects de notre travail.

Ainsi, à partir de ce que nous venons de développer, nous proposons une


hypothèse de travail que nous formulons de la manière suivante : Le concept de
surmoi serait particulièrement apte à rendre compte du malaise propre à notre
civilisation.


9 Jacques Lacan, « Radiophonie », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 403 à 447
10 Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, El Otro que no existe y sus comités de ética, Buenos Aires :
Éditions Paidós, 2005.
11 Jeu des mots: ciel social

12 Jacques-Alain Miller, « Une fantaisie », In Mental no 15, La psychanalyse appliquée à tous les âges,

Paris : Éditions Navarrin, Février 2005.


15

Il convient ici de signaler que le travail que nous entreprenons comporte


aussi des objectifs éthiques, cliniques et politiques au regard des enjeux de notre
époque.

D’une part, comme nous le démontrerons, le concept du surmoi implique un


point d’insupportable : à partir du moment où Freud le présente comme l’avocat du
Ça, il pointe que l’accrochage du sujet à la civilisation et à ses idéaux comprend une
tyrannie aussi paradoxale qu’irréductible, une soumission à la pulsion de mort. Et
c’est du fait de ce message insupportable, que dans les premiers temps de l’histoire
de la psychanalyse, le surmoi a été « oublié » pendant une trentaine d’années par les
représentants du courant qui a voulu réduire la psychanalyse à une psychothérapie
visant la réalisation de l’égo, c’est-à-dire, l’égo-psychologie. Lorsqu’ils l’ont repris en
avouant ce long oubli, ils s’en sont donné une version « édulcorée », dépourvue de
ses arêtes dérangeantes.

Jacques-Alain Miller, dans son texte « Clinique du surmoi », nous avertit que
« nous devons prendre la mesure de l’impact de la nouveauté introduite par Freud
avec le concept du surmoi13 ».
Justement, le concept freudien du surmoi est l’un de ceux qui permettent à la
psychanalyse de rendre compte d’un réel insupportable, intrinsèque à la civilisation,
et dont on a les meilleures raisons de ne rien en vouloir savoir. Cependant, le
constat s’impose que le réel qu’on s’obstine à ignorer nous revient toujours à la
figure, dans la plupart des cas sous une forme plus violente et méconnaissable. D’où
l’importance de nous y intéresser et de le reconnaître.

Par ailleurs, nous tenterons de démontrer que le surmoi tel que Lacan l’a
isolé permet de cerner encore de plus près cette racine, ce « trognon » et rend
possible la lecture des phénomènes contemporains apparemment les plus
incompréhensibles et irrationnels.


13 Jacques-Alain
Miller, « Clínica del superyó », in Recorrido de Lacan, Buenos Aires : Éditions
Manantial, 2011, p. 135, traduction libre.


16

D’autre part, au travers de la démonstration de l’intérêt de ce concept, notre


recherche s’inscrit dans la défense et l’affirmation de l’utilité sociale de la
psychanalyse. Ceci a toute son importance dans une époque où celle-ci se trouve
fortement attaquée, notamment par des discours scientistes qui promeuvent
d’autres manières de traitement de ce dont les personnes souffrent. Se soutenant
sur des notions distinctes de ce qu’est la souffrance et de ce qu’est l’être humain,
ceux-ci tentent d’imposer dans l’opinion publique l’idée que la psychanalyse n’aurait
plus d’intérêt, serait obsolète, dépassée.

Ainsi, le concept du surmoi, en permettant de rendre compte des


phénomènes, des symptômes propres à l’impasse de notre civilisation, qui ne
peuvent pas autrement être compris, démontrerait la pertinence actuelle de la
psychanalyse et en quoi elle rend possible une lecture juste, éclairante et toujours
subversive de la subjectivité et de la civilisation.

Comme nous le verrons dans le chapitre sur la clinique actuelle, ce mépris, ce


rejet du savoir inconscient, rejet promu par des différents discours en vogue,
participe de ce que nous avons appelé dans cette thèse la « tristesse
contemporaine ». Celle-ci rend compte de l’abandon du sujet à son identification à
l’objet et à l’emprise de la férocité surmoïque.

Afin de vérifier ou réfuter la pertinence du concept du surmoi au regard des


enjeux propres à notre époque, notre thèse comportera deux grandes parties. Dans
la première, nous nous centrerons sur l’étude et la compréhension du concept du
surmoi et, dans la deuxième, nous tenterons l’application de ce concept à la
compréhension de la clinique et la civilisation contemporaines.

Bien que dans notre projet original nous avions envisagé de travailler le
surmoi dans notre civilisation à travers la déclinaison des effets dans la société et la
subjectivité des différents discours qui la façonnent –notamment le discours de la
science et celui du capitaliste-, les événements survenus ces dernières années nous
ont détourné de cet objectif pour porter notre attention vers un autre champ. En
effet, le besoin de mieux comprendre les religions s’est présentée comme urgente.
Ainsi, nous avons décidé d’y consacrer la dernière partie de notre thèse, afin de


17

tenter de cerner la place des religions dans les subjectivités et la logique des
attentats meurtriers.

Ce dernier phénomène en particulier nous a fait entendre l’importance de


notre sujet de thèse, l’insistance du surmoi prenant à nouveau une forme primitive,
archaïque, celle de l’exigence des sacrifices humains…


18











PREMIERE PARTIE


19




















« La seule chose dont je n’ai jamais traité,
c’est du surmoi »

Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII,
D’un discours qui ne serait pas du semblant,
Paris : Éditions du Seuil, 2007, p. 90.


20

Le concept du surmoi, par déclinaisons…


Un concept qui résiste à sa définition


Suite à notre travail de recherche bibliographique, alors qu’il était question
de commencer l’écriture de la première partie de notre thèse, un problème s’est
présenté à nous : lorsque, à partir de la bibliographie consultée, nous essayions
d’établir une définition du surmoi, nous achoppions sur un obstacle majeur. En effet,
bien que le surmoi soit une évidence indiscutable au niveau de la clinique, les
différents auteurs sont loin d’être d’accord sur ce dont il s’agit au niveau théorique.
Le travail d’approfondissement de la recherche ne faisait que mettre en valeur le
caractère inconciliable de leurs approches. Cependant, dans cette diversité, chacun
faisait surgir des aspects pertinents qui nous semblaient importants à retenir dans
la définition du surmoi dont nous allions nous servir pour l’écriture de notre thèse.
Nous ne trouvions donc pas une manière de poser une définition qui, tout en
gardant une cohérence, tienne compte de cette complexité.

Par ailleurs, au-delà du désaccord entre les auteurs, il semblerait que c’est le
surmoi même qui se présente comme insaisissable puisqu’à chaque fois que nous
tentions d’aborder toutes ses arêtes, un nouvel aspect, souvent contradictoire,
apparaissait, nous empêchant de le cerner…

Cette difficulté se présentait ainsi de plus en plus comme relevant du


caractère propre au surmoi, et plus précisément, de son caractère paradoxal : à la
fois moral et immoral, œdipien et préœdipien, identification au Père et caprice
maternel, point d’implication du sujet dans la Loi du langage, « la Loi et sa
destruction », rejeton de l’objet voix et impératif de jouissance… « Soit comme le père
et ne soit pas comme le père », le paradoxe de cette sommation surmoïque isolée dès
le départ par Sigmund Freud semblait atteindre la définition même du concept.

Il fallait cependant que nous arrivions à en dire quelque chose, notamment


lorsqu’il était question de pouvoir appliquer le concept à la compréhension de la
clinique et la civilisation contemporaines.


21

Voilà pourquoi, afin de pouvoir aborder cette complexité et écrire cette


première partie, nous avons décidé de prendre un axe à chaque fois et de le
déployer. Ceci sans garantie préalable de la cohérence de la production qui allait
résulter de ce travail.

À chaque chapitre, nous prenons une articulation, un fil, autour duquel nous
faisons dialoguer les auteurs de diverses époques. Nous formalisons et mettons en
tension leurs différences, leurs désaccords, les paradoxes soulevés. Nous tentons
donc d’élucider, à chaque fois, un aspect. Face au manque de garantie de notre
entreprise, nous nous imposons une discipline méthodologique : celle de la rigueur
dans la lecture. Plus que l’étude exhaustive des références bibliographiques, nous
nous tiendrons au détail, en essayant de rester au plus près de la lettre de chaque
texte travaillé.

Avant de démarrer ce travail que nous avons nommé « Le surmoi, par


déclinaisons », notons que la manière que nous proposons pour faire face à cette
difficulté relève de la méthode propre à la psychanalyse. Comme dans les rêves, les
symptômes, les lapsus, les actes manqués, aussi bien que les mythes, les récits, les
œuvres d’art, etc., il s’agit de supposer que quelque chose s’y dit pour se consacrer
par la suite au travail de déchiffrage, sans garantie préalable du savoir qui en sera
extrait. Comme dans l’expérience même de l’analyse, ce qui s’y dit, ce qui s’y écrit, ne
peut apparaître qu’après-coup.


22

Une question de scission


Des origines du surmoi

« … tout se limite-t-il à la genèse du surmoi, dont l’esquisse


s’élabore, se perfectionne, s’approfondit et devient plus complexe
à mesure que s’avance la théorie de Freud ? Cette genèse du
surmoi, nous verrons qu’elle n’est pas seulement une
psychogenèse ou une sociogenèse. A la vérité, il est impossible de
l’articuler à s’en tenir simplement au registre des besoins
collectifs. Quelque chose s’impose là dont l’instance se distingue
de la pure et simple nécessité sociale –c’est à proprement parler
ce dont j’essaie ici de vous permettre d’individualiser la
dimension, sous le registre du rapport au signifiant, et de la loi
du discours. »

Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la


psychanalyse. Paris,Éditions du Seuil, 1986.

Le surmoi, formalisé par Freud en 1923, est un concept au ras de la clinique.


Il correspond à un constat qui s’impose. Son agissement au niveau de la pratique est
indubitable, par contre, sa constitution, ses origines sont beaucoup moins clairs et
ont donné lieu à des controverses et des discussions au sein de la communauté
analytique depuis le moment même où le surmoi a été introduit. Même aujourd’hui,
la question continue à ne pas faire consensus entre les différents courants
psychanalytiques.

Finalement, qu’est-ce que le surmoi ? D’où vient-il ? Quand et comment se


constitue-t-il ? A quoi correspond-elle, cette évidence clinique qui semblerait
universelle ?

Dès la formalisation par Freud du concept du surmoi et la proposition qu’il


fait dans ce même texte concernant ses origines, le débat s’est engagé avec
quelques-uns de ses disciples. Alors qu’il l’avait conçu comme le produit de la fin du
complexe d’Œdipe, son héritier, Mélanie Klein et Ernest Jones ont proposé une
origine du surmoi bien antérieure dans l’histoire du sujet : le surmoi précèderait la
phase dite « phallique ». L’Œdipe est donc le référent de cette discussion, il s’agirait


23

de savoir si le surmoi serait antérieur ou un produit de celui-ci, s’il est au-delà ou en-
deçà. Au fond, d’autres questions se posent sans être toujours explicitement
articulées : qu’est-ce le surmoi et où il s’enracine.

Lors de ce chapitre, nous reprendrons cette discussion et son évolution, nous


essayerons de préciser les hypothèses sous-jacentes et les réponses qui ont été
données à la question des origines du surmoi par Sigmund Freud, Ernest Jones,
Mélanie Klein et Jacques Lacan.

Le surmoi : résidu du complexe d’Œdipe


Bien que dans l’élaboration freudienne, il y en ait des clairs antécédents, c’est
dans son texte de 1923, « Le Moi et le Ça », que le terme de Surmoi sera introduit
comme tel dans le corpus conceptuel de la psychanalyse.

Cet article marque un avant et un après dans la théorie de Freud. Il y présente


et développe sa deuxième topique de l’appareil psychique -Moi, Ça et Surmoi-, qui
complexifie la première -Conscience, Préconscient et Inconscient-. Avec
l’introduction du terme de Surmoi, il attribue à la faculté d’autocritique le statut d’
« instance psychique » 14 dont l’agissement serait surtout inconscient. Cette
formalisation –notamment par la mise en relief de la dimension inconsciente du
sentiment de culpabilité- permet de rendre compte des phénomènes cliniques qui
étaient, jusque là, restés opaques.

Alors, comment se constitue-t-il ? Dans ce texte, Freud propose déjà son


hypothèse par rapport à ses origines.

Il part d’un principe qui avait découlé de son étude sur le deuil et de la
mélancolie, c’est-à-dire que l’abandon d’un objet d’amour se fait au prix d’une
identification. À la fin du complexe d’Œdipe, la menace de castration force l’enfant à
se détourner de ses premiers objets d’amour, la mère et le père15. À partir de ce
point, Freud avance :


14 Dans le texte « Pour introduire le narcissisme », Freud avait déjà suggérée la possibilité de
l’existence d’une instance psychique particulière, chargée d’observer constamment le moi actuel, en
le comparant avec l’Idéal du Moi ou Moi Idéal.
15 Nous étudierons plus en détail la question de l’identification et le choix d’objet dans notre chapitre

qui porte sur l’identification et le surmoi.


24

On peut (…) admettre, comme résultat le plus général de la phase


sexuelle dominée par le complexe d’Œdipe, un précipité dans le
moi, lequel consiste en l’instauration de ces deux
identifications [celle au père et celle à la mère] susceptibles d’être
accordées l’une à l’autre de quelque façon. Cette modification du
moi garde sa position à part, elle s’oppose au reste du moi comme
idéal du moi ou surmoi.16
Le surmoi serait donc une identification qui se précipite suite à l’abandon des
objets œdipiens. Cette identification –au père et à la mère- ne s’intègre pas dans la
série d’identifications du Moi, elle reste à part et s’oppose au Moi. Celle-ci
constituerait donc le noyau du surmoi.

Tout de suite après, Freud continue :

Toutefois le surmoi n’est pas simplement un résidu des premiers


choix d’objet du ça, mais il a aussi la signification d’une formation
réactionnelle contre ceux-ci. Sa relation au moi ne s’épuise pas dans
la sommation : Ainsi (comme le père) tu dois être, elle englobe aussi
l’interdit : Ainsi (comme le père) tu n’as pas le droit d’être, c’est-à-
dire tu n’as pas le droit de faire tout ce qu’il fait, bien des choses lui
restent réservées. Ce double visage de l’idéal du moi découle du fait
que l’idéal du moi a été requis pour le refoulement du complexe
d’Œdipe, et même qu’il ne doit son apparition qu’à cette
révolution.17
Freud nous plonge d’emblée dans la complexité et même le paradoxe propre
au Surmoi18 : il n’est pas seulement un résidu des premiers choix d’objet, il est aussi
une formation réactionnelle contre ceux-ci. Le surmoi portera dès l’origine un
double visage qui tient aux circonstances dans lesquelles il a surgi : il a été requis
pour le refoulement de l’Œdipe mais il en est aussi son produit.

De ce fait, une contradiction est au cœur même du Surmoi : une sommation et


une interdiction portent sur cette identification au père. Nous voyons aussi glisser
entre ces deux paragraphes une dimension qui n’est pas particulièrement soulignée
par Freud à ce moment mais qui y est cependant présente : alors qu’il parlait, dans


16 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF, 1995,

p. 277.
17 Ibidem
18 Notons que lors de ce texte, les concepts du « idéal du moi » et du « surmoi », sembleraient être

employés par Freud de manière équivalente.


25

le premier, d’identification, dans le deuxième, il est plutôt question d’impératif. Deux


impératif irréconciliables portent sur le même énoncé : Sois et Ne sois pas19.

Quelques pages après dans ce même texte, Freud écrit :

L’idéal du moi est donc l’héritier du complexe d’Œdipe et de ce fait


l’expression des plus puissantes motions et des plus importants
destins libidinaux du ça. En l’érigeant, le moi a assuré son emprise
sur le complexe d’Œdipe et simultanément s’est lui-même soumis
au ça. Tandis que le moi est essentiellement représentant du monde
extérieur, de la réalité, le sur-moi se pose face à lui comme avocat
du ça 20. 21
Ainsi, du fait d’avoir son origine dans ces premiers choix d’objet qui seront
refoulés, et même, d’être à la fois l’interdicteur et le garant de la jouissance interdite,
Freud rapproche surmoi et ça. Ceci au point de faire du premier l’avocat du second.

Selon Freud, par le biais du surmoi le sujet prend à sa charge un héritage qui
le relie à l’espèce humaine 22 :

Ce que la biologie et les destins de l’espèce humaine ont créé et


laissé dans le ça, cela est repris par le moi au moyen de la formation
d’idéal et revécu individuellement en lui. L’idéal du moi a, par suite
de l’histoire de sa formation, la connexion la plus extensive avec
l’acquis phylogénétique de l’individu, son héritage archaïque. Ce
qui, dans la vie d’âme individuelle, a appartenu au plus profond
devient, par la formation d’idéal, ce qu’il y a de plus élevé dans
l’âme humaine au sens de notre échelle de valeurs.23
L’élaboration freudienne va à l’encontre de la lecture qui pourrait
appréhender le Surmoi comme une instance pacifiante, qui fait limite à la pulsion.
Au contraire, Freud dit que par le biais du Surmoi, le Moi assure son emprise sur le
complexe d’Œdipe mais en même temps, il se soumet au Ça. Le Surmoi n’est pas là
pour assurer l’adaptation du sujet à la réalité mais plutôt pour le ligoter à l’histoire
et au destin de l’humanité. En effet, c’est par l’entremise du Ça que la transmission
des acquis –et des péripéties- de l’espèce humaine aurait lieu, selon son hypothèse,

19 La question qui se pose est si toute identification comporte foncièrement l’impératif « Soit » ? Les

S1 sont de l’ordre de l’impératif ? Nous approcherons de plus près cette question -centrale en ce qui
concerne notre recherche- dans notre chapitre sur l’impératif et le surmoi.
20 Dans cet énoncé de Freud, « le surmoi, avocat du ça », nous trouvons une proximité avec la

conception du surmoi chez Lacan en tant qu’impératif de jouissance.


21 Sigmund Freud, op. cit., p. 279.
22 Nous y reviendrons.
23 Ibidem, p. 280


26

mais c’est dans la mesure même où ceci est repris via la formation de l’idéal que le
sujet l’assume comme son héritage.

Il s’agit là encore d’une intuition freudienne dont nous pouvons longtemps


après apprécier la justesse et la portée, particulièrement grâce aux apports de
Lacan. Notamment avec le syntagme lacanien « l’inconscient est le discours de
l’Autre » : l’inconscient du sujet n’est pas sans rapport à ce qui, dans l’Autre,
précédait et annonçait les coordonnées symboliques de sa venue au monde. La
transmission des acquis et avatars phylogénétiques se fait à travers le registre
symbolique. D’une certaine manière, c’est du destin dont le sujet hérite en tant
qu’inscrit dans une lignée, ce dont, selon Freud, le Surmoi s’érige en avocat.

Freud écrit aussi :

L’histoire de l’apparition du sur-moi rend compréhensible que des


conflits précoces du moi avec les investissements d’objet du ça
puissent se prolonger en conflits avec leur héritier, le sur-moi. (…)
Le combat qui avait fait rage dans les strates plus profondes, qui
n’avait pas été mené a conclusion par une rapide sublimation et
identification, se poursuit dès lors, comme sur le tableau de la
bataille des Huns par Kaulbach, dans une région supérieure.24
L’origine du Surmoi serait donc l’origine, ou la prolongation, d’un conflit. Ce
conflit qui se situe, dans un premier moment, entre le moi et les investissements
d’objet du ça, continuera lorsque, dans un deuxième moment, le surmoi en prendra
le relais. Ce combat change de scénario mais rien n’est écrit d’emblée concernant la
fin du conflit. Il n’est pas, a priori, fait pour s’arrêter.

Avec Freud, nous pouvons dire que la fin du complexe d’Œdipe inscrit le sujet
dans la Loi –celle de l’interdiction de l’inceste, donc l’interdiction qui porte sur les
premiers choix d’objet- et que cet événement fait coupure dans ledit
« développement de la sexualité de l’enfant » ; en effet, elle inaugure la « période de
latence ». Selon Freud, c’est dans cette coupure que surgit, chez le sujet, le surmoi.

La vie sexuelle de l’être humain sera donc scandée en deux temps, ce


« développement » sera repris plus tard au moment de la puberté, moment où, face à
la transformation du corps qui le confronte à nouveau à la question de sa position
sexuée, il ira chercher son partenaire sexuel hors du couple parental. Mais son choix

24Ibid., p. 282


27

d’objet gardera, peut-être, un trait de ces premiers êtres aimés et interdits.


L’inscription du sujet dans la Loi inscrit la limite, l’interdiction, et ouvre une voie du
désir.

Comment situer le surmoi par rapport à la Loi ? Nous verrons plus tard dans
ce même chapitre que Lacan reprendra la question justement sur ce point. Dans ce
texte inaugural de Freud, l’origine du surmoi est situé dans ce que de cette opération
d’inscription du sujet dans la Loi humaine, se précipite comme un « résidu » -en
reprenant son mot-, une espèce de marque d’entrée irréductible, qui ne se
réabsorbe pas.

Un surmoi en-deçà de l’Œdipe


En 1927, Ernest Jones fait une conférence au sujet du Surmoi pour la Société
Psychanalytique de Paris, qui venait d’être fondée en 1926. Tout en soulignant le fait
que la véritable nouveauté du texte de Freud de 1923 n’est pas tant la présentation
du Moi et du Surmoi, dont nous pouvons retrouver des antécédents dans des textes
antérieurs, mais que les parties plus importantes de ces deux instances psychiques
sont inconscientes ; Jones s’interroge sur cette « partie la plus morale de notre
personnalité, c’est-à-dire le Surmoi25 » qui agit à l’insu du sujet.

Il considère que la partie inconsciente du Surmoi est d’une « apparence


beaucoup plus irrationnelle26 » que la partie consciente, elle serait « demeurée au
niveau infantile 27 ». Cette partie profonde, aurait été isolée par un processus
semblable au refoulement, ce qui l’aurait empêchée de se développer28. Nous venons
de dire que Freud localise le noyau du surmoi au niveau d’une identification (ou des
identifications) qui reste à part au regard des identifications du Moi ; Jones, pour sa
part, met plutôt l’accent sur la scission qui isole la partie inconsciente du Surmoi
dont le développement serait inachevé par rapport à la partie consciente.


25 Ernest Jones, « La conception du surmoi », in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse,

Surmoi II. Paris : Presses Universitaires de France, 1995, p. 18


26 Ibidem
27 Ibid.
28 Cf. Ibid.


28

Jones souligne que la partie plus ancienne et inconsciente du Surmoi a fait


son apparition dans la pratique psychanalytique, notamment à travers le
phénomène nommé « réaction thérapeutique négative ». Il explique :

Il faut croire qu’il y a chez le patient quelque chose l’empêchant de


profiter de l’occasion qui lui est offerte d’amélioration subjective,
mais qui lui impose aussitôt, comme une sorte de pénitence, un
accroissement de souffrance. (Le processus amenant ce résultat
n’apparaît aucunement au patient sous la forme de sentiment de
culpabilité, mais tout simplement comme un accroissement de
souffrance.)29
Cette partie inconsciente du Surmoi, sorte de « pénitence », serait donc la
responsable de la réaction thérapeutique négative, c’est-à-dire, de la résistance
inconsciente qui agit à l’encontre de la guérison.

Jones se propose d’aborder la question de la genèse du Surmoi :

D’où émane-t-il ? De quoi est-il composé ? Ainsi que nous l’avons dit
plus haut, nous pouvons considérer comme établi que le Surmoi
naît de l’identification avec un parent à l’occasion du conflit
d’Œdipe. Mais ici les questions se posent en foule et cette
affirmation elle-même a besoin d’être qualifiée, car il nous faut
considérer qu’il existe probablement un stade de développement
que l’on pourrait appeler celui du « pré-Surmoi », à peu près comme
nous parlons d’un stade prégénital ou de précastration. Nous
devinons facilement, par simple procédé d’élimination, que ce
stade, pareillement à ces deux autres, doit relever des fonctions
alimentaire et excrétoire.30
Ainsi, puisque Jones met l’accent sur cette partie inconsciente du surmoi dont
il suppose l’origine avant la fin du complexe d’Œdipe, ce « pré-surmoi » se serait
constitué dans les stades oral et anal31. De ce fait, le noyau primitif du Surmoi ne
surgirait pas comme effet de la menace de castration ni de l’interdiction de l’inceste.


29 Ibid., p. 19
30 Ibid., p. 21
31 Il est à souligner qu’à ce moment, grâce à Freud, trois objets de la pulsion avaient été isolés –oral,

anal et phallique-. L’incidence de la demande de l’Autre ordonne ces objets dans une certaine
chronologie pour l’enfant, ce qui a conduit les premiers psychanalystes, à les concevoir en termes de
stades. Jones essaie alors de situer les premières bribes du Surmoi –pré-oedipien- par rapport à ces
premiers stades, oral et anal. L’objet voix, isolé par Lacan, permettra de saisir autrement la
dimension pulsionnelle en jeu dans le surmoi. Nous l’étudierons dans notre chapitre portant sur la
voix et le surmoi.


29

Jones se voit donc obligé à supposer une autre origine au Surmoi. C’est là qu’il
s’intéresse à la crainte.

C’est le Surmoi, a-t-on dit parfois, qui est responsable de la victoire


remportée sur le complexe d’Œdipe, sur les désirs incestueux. À
vrai dire, il faudrait y voir moins la cause de ce refoulement, que la
méthode grâce à laquelle il devient possible. Quant aux causes, il
faut les rechercher dans un stade de développement encore plus
ancien et l’on ne peut guère douter que la cause vraiment
dynamique ne soit la crainte.
La crainte serait donc, selon Jones, la cause dynamique du refoulement. Nous
soulignons ce point auquel nous reviendrons.

En s’appuyant sur le texte de Freud « Inhibition, symptôme et angoisse », il


signale qu’il est possible de « remonter plus loin encore que le complexe de
castration32 ». Ainsi, avant ce complexe, le Moi de l’enfant répondrait à la privation
de satisfaction érotique par l’angoisse ou la colère. L’enfant pourrait ressentir le
refus de satisfaction, même involontaire, comme un acte d’hostilité à son égard, un
acte de désapprobation concernant sa demande. Ceci constituerait les premières
lueurs de ce qui deviendra le sentiment de culpabilité. Jones précise cependant que
pour qu’elle devienne sentiment de culpabilité, la privation extérieure doit
représenter un processus actif de la part du parent. 33

L’hypothèse de Jones est donc que lorsque l’enfant n’est pas satisfait, lorsqu’il
est confronté à l’angoisse et la colère qui en résultent pour lui, il vit ce refus comme
une privation de la part de l’Autre, comme un acte d’hostilité ou de désapprobation
qui peut porter sur sa demande. Ainsi, la privation donnerait naissance au sentiment
de culpabilité. Le processus actif du parent dont il parle, semblerait pointer la
nécessité que ce soit l’Autre qui attribue à cette privation la valeur d’une punition
liée à une faute.

Toutefois, cette hypothèse permettrait d’avancer une explication à la relation


qui peut se présenter entre malheur et culpabilité. Les sujets peuvent se sentir


32 Ernest Jones, op. cit., p. 21
33 Cf. Ibidem, p. 21 et 22


30

coupables d’être malheureux, voire, supposer dans le malheur qui leur arrive, un
châtiment, notamment dans ce que l’on appelle la providence34.

Jones poursuit en pointant la différence qui peut se présenter entre les deux
sexes au regard de ce qui sera craint. Pour le garçon, il sera question de la crainte de
la castration, alors que pour la fille, « l’idée qui prédomine et demeure, c’est plutôt
celle de la simple privation35 ». Jones signale aussi la différence concernant les
raisons que l’enfant attribue à cette hostilité supposée de la part du parent :

chez le garçon, la crainte porte sur le père, que l’enfant sent plus
hostile à sa vie sexuelle que ne l’est la mère, tandis que chez la fille
la crainte se trouve, en grande partie, associée avec le refus de
satisfaction de la part du père. Il en résulte que la fille reste de
beaucoup plus sensible que le garçon à toute désapprobation que
pourrait manifester l’objet d’amour36.
Jones ajoute que « dans le cas d’homosexualité les rôles respectifs, tels que
les ai décrits, sont modifiés ».37

Ça se passe donc différemment pour la fille et pour le garçon. Pour la fille, la


question est celle de la privation de la part de l’objet aimé ou désiré ; tandis pour le
garçon, il y a une divergence entre l’objet d’amour ou de désir, et l’agent de
l’interdiction. Pour lui, plus que de privation, il est question de crainte de la
castration. Mais dans tous les deux cas, la figure du père est centrale. La seule
exception que Jones mentionne est le cas de l’homosexualité masculine, dans ce cas :
« la crainte de castration éprouvée par le garçon est maintenant rapportée à la
mère38 ».

Jones reprend la question de l’identification qui se produit suite au


renoncement d’un objet d’amour, question évoquée par Freud dans « Le Moi et le
Ça ». Il propose cependant la nécessité d’une « attitude d’ambivalence ». Il explique :

Lorsque nous déclarons que l’enfant, incorporant par voie


d’identification dans son Moi l’objet d’amour, érige de la sorte un
Moi modifié, noyau du Surmoi, cela n’arrive qu’à la suite d’un
renoncement que lui impose, de force majeure, l’inaccessibilité de

34 Nous reviendrons sur la fonction providentielle dans notre chapitre sur le surmoi et les religions.
35 Ibid., p. 22
36 Ibid.
37 Ibid.
38 Ibid.


31

l’objet. Il ne s’ensuit pas nécessairement que l’objet ainsi incorporé


soit l’objet d’amour primaire, et normalement il ne l’est pas. D’après
mon expérience personnelle, il faut, pour que l’identification se
produise, qu’il y ait attitude d’ambivalence envers la personne
intéressée. Normalement, l’ambivalence d’un garçon envers sa
mère étant insuffisamment prononcée, l’identification ne peut pas
avoir lieu ; elle s’effectue donc principalement avec le père.
Pareillement l’identification normale chez la fille est avec la mère,
bien que le parent hétérosexuel joue chez elle un rôle plus grand
que chez le garçon. Dans l’homosexualité l’identification du garçon
est principalement avec la mère, celle de la fille presque
exclusivement avec le père. Nous aboutissons donc à la loi générale
que le Surmoi est d’origine principalement homosexuelle, c’est-à-
dire qu’il émane de l’identification avec le parent du sexe dont se
sent être l’enfant mais qui n’est pas nécessairement son sexe réel.39
Ainsi, Jones conclut que le Surmoi est « d’origine principalement
homosexuel ». L’identification qui donne lieu au noyau du surmoi se fait
principalement avec le parent du sexe dont le sujet se sent être l’enfant, elle connote
l’ambivalence. Cette formalisation lui permet de rendre compte de la manière dont
l’identification qui est à l’origine du surmoi se joue autant dans les personnes
hétérosexuelles qu’homosexuelles.

Pour sa part, dans « Le Moi et le Ça », pour expliquer ce problème, Freud


s’était intéressé à ce qu’il appelle l’« Œdipe inversé ». Pour tous les deux auteurs, il
s’agirait d’une identification à l’objet produite à la suite d’un renoncement, et dans
cette identification, il y aurait un trop d’affect. Cependant, Jones se différencie de la
proposition de Freud. Si pour Freud, c’est l’investissement libidinal d’objet qui est
relayé par l’identification, pour Jones c’est plutôt le composant négatif de
l’ambivalence qui donne lieu à celle-ci. C’est-à-dire, l’identification au cœur du
surmoi serait plutôt celle au parent en tant que haï.

En mettant l’accent sur l’ambivalence comme condition de la liaison qui


donnera lieu à l’identification au cœur du surmoi, Jones opère un petit décalage
théorique d’une très grande importance. Celui-ci lui permet de rendre compte du
surmoi chez les femmes et de concevoir un surmoi d’origine maternel et pré-
oedipien, ceci au prix de la perte d’une référence structuralement majeure dans la


39 Ibid, p. 22 et 23


32

conceptualisation freudienne : l’insertion du sujet dans la Loi paternelle de


l’interdiction de l’inceste.

Pas qu’une question de dates


Dans cette même année, 1927, un échange s’était engagé entre Freud et Jones
autour de la conception du surmoi chez Mélanie Klein. Quelques points historiques
nous semblent importants à relever : Anna Freud venait de publier, cette même
année, son ouvrage « Introduction à la psychologie des enfants », les différences
théoriques entre elle et Mélanie Klein commençaient à s’apercevoir clairement.
D’autre part, Ernest Jones avait envoyé ses propres enfants en analyse avec cette
dernière. Nous retrouvons, dans leurs lettres, le ton de leur débat.

Dans sa lettre du 31 mai, Freud avait écrit une phrase que Jones trouvera
étonnante : « Je peux en tout cas vous révéler que les vues de Mrs. Klein sur la
conduite du Moi idéal chez les enfants me semblent tout à fait impossibles et
contradictoires avec mes présupposés40 ». À ce propos, Jones répond dans sa lettre :

Je voudrais revenir sur une phrase, d’une extrême importance, lors


que vous dites que les vues de Mélanie Klein sur le surmoi vous
paraissent tout à fait incompatibles avec les vôtres. Je dois souffrir
d’un scotome, car ce n’est pas du tout ce que je perçois. La seule
différence dont j’étais conscient est qu’elle date le complexe
d’Œdipe comme la genèse du surmoi d’une année ou deux plus tôt
que vous. L’une de vos grandes découvertes étant que les jeunes
enfants sont beaucoup plus murs qu’on ne l’avait généralement
supposé, tant sexuellement que moralement, les conclusions que
Frau Klein a tirées de l’expérience m’avaient paru être un simple
prolongement direct de vos propres tendances. Puis-je donc vous
demander de m’aider m’élucider sur ce point ? 41
Ainsi, entre la position de Freud et celle ce Melanie Klein, Jones ne voit qu’une
différence de dates. Il serait tout simplement question d’envisager que les processus
se produisent à une âge plus précoce qu’on avait pu le supposer. Dans sa lettre du 6
juillet, Freud lui répond :


40 Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète (1908-1939), Paris : Éditions PUF, 1998,

p. 712-715
41 Ibidem


33

Que Melanie Klein rende les enfants plus murs que nous ne l’avons
cru, est, il est vrai, conforme à mes vues. Mais c’est une chose qui a
elle-même ses limites et ne constitue pas, en soi, une preuve. Ou
alors il faudrait aussi que j’approuve d’emblée quand on affirme
que les petits enfants spéculent sur la théorie de la connaissance. Je
voudrais contredire Mrs. Klein sur le fait qu’elle pose le surmoi des
enfants comme quasi aussi autonome que celui des adultes, alors
qu’il me semble que c’est Anna [Freud] qui a raison, quand elle
insiste sur le fait que le surmoi enfantin est encore sous l’influence
parentale directe. Pour le reste, je préfère me réjouir du large
accord entre les deux chercheurs et confie volontiers à l’avenir le
soin d’aplanir leurs différences. 42
Le point ici prélevé par Freud, c’est-à-dire, l’autonomie du surmoi des enfants
vis-à-vis des adultes dans la théorie kleinienne, est juste. En effet, Klein avait l’idée
que la question que l’enfant avait à traiter et qui donnait lieu à la formation du
surmoi, était tout d’abord, et avant même que ne soit mise au premier plan la libido
propre au complexe d’Œdipe, la pulsion de mort qui l’habitait. Dans ce point de vue,
bien que l’accent mis sur la pulsion de mort qui se loge dans le surmoi soit
préservée, la place de l’Autre introducteur de la Loi, voire de l’éducation, semble
s’estomper. Voyons ceci de plus près.

Dans son livre publié en 1932, La psychanalyse d’enfants, nous trouvons la


position soutenue par Mélanie Klein concernant la formation du surmoi. À partir de
son expérience avec de tout jeunes enfants, elle note que « ces analyses ont montré
que les tendances œdipiennes de l’enfant se trouvent déclenchées par les
frustrations orales et que le surmoi commence à se constituer en même temps.43 »
Son hypothèse est donc que l’Œdipe et le surmoi auraient leur origine bien avant
que les pulsions dites génitales s’affirment aux dépends des pulsions prégénitales,
en employant ses mots. Concrètement, elle considère que « les premières étapes du
conflit oedipien et de la formation du surmoi s’étendent, grosso modo, du milieu de
la première année jusqu’à la troisième année 44».

En se servant de ses outils conceptuels –projection et introjection, position


paranoïde-schizoïde et position dépressive, tendances destructives, etc.-, Mélanie


42 Sigmund Freud et Ernest Jones, Correspondance complète (1908-1939), Paris : Éditions PUF, 1998,

p. 712-715
43 Melanie Klein, La psychanalyse d’enfants, Paris : Éditions PUF, 1982, p. 137
44 Ibidem, p. 137


34

Klein essaie de rendre compte du surmoi des très jeunes enfants, tel qu’elle l’a
rencontré dans son expérience clinique. Elle écrit :

Il me semble que le moi dispose encore d’un autre moyen [à part


ceux proposés par Freud : le déplacement de l’instinct de mort vers
l’extérieur et la fixation à la libido de l’instinct de mort qui demeure
à l’intérieur, ce qui est au principe du masochisme érogène] pour
maitriser les tendances destructrices qui restent attachées à
l’organisme. Il peut mobiliser une partie de ces pulsions et les
utiliser comme un moyen de défense contre les autres. Le ça subira
alors une division qui me paraît être le prélude à la formation des
inhibitions instinctuelles et du surmoi, et qui pourrait bien
coïncider avec le refoulement primaire. On peut supposer qu’une
division de ce genre est possible parce que, dès le début du
processus d’incorporation, l’objet incorporé devient l’agent de
défense contre les pulsions destructrices qui demeurent à
l’intérieur de l’organisme.45
Pour Klein, l’opérateur à l’origine de la division -division qui rend compte de
la caractéristique du surmoi de rester à part- est l’opposition entre une partie des
pulsions et une autre, voire, un objet incorporé qui s’érige en défense contre les
pulsions destructrices internes46. Elle explique, par le biais de l’incorporation de
l’objet, le clivage de l’appareil psychique. Dans une note en bas de page, elle énonce
clairement que l’objet incorporé assume instantanément les fonctions d’un surmoi.
Selon elle, l’enfant ressent de l’angoisse face à ces propres pulsions destructrices, et
cette angoisse agirait de deux manières :

D’abord, cette angoisse lui inspire la peur d’être lui-même


exterminé par ses propres pulsions destructrices, c’est-à-dire
qu’elle se réfère à un danger instinctuel interne ; ensuite, elle fait
converger toutes les craintes de l’enfant sur l’objet extérieur,
considéré comme source de danger, contre lequel sont dirigées ses
tendances sadiques. Il semble que cette crainte d’un objet prenne
son point de départ dans la réalité extérieure : en effet, au fur et à
mesure que le moi se développe, parallèlement à ses possibilités de
confrontation avec la réalité, l’enfant apprend à voir en sa mère une

45 Ibid., p. 141
46 Par rapport à cette question, il nous semble intéressant de citer Lacan dans son Séminaire II: « …

on nous a depuis quelque temps découvert dans l’inconscient l’existence de quelque chose d’autre,
qui n’est pas libidinal, et qui est l’agressivité, laquelle a provoqué un grand remaniement de la théorie
analytique. Freud n’avait pas confondu l’agressivité interne avec le surmoi. » Jacques Lacan, Le
séminaire, livre II, Le moi dans le théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris :
Éditions du Seuil, 1978, p. 345.


35

personne qui lui accorde ou lui refuse des satisfactions ; il découvre


ainsi le pouvoir de son objet sur l’assouvissement de ses besoins. Il
déplace donc sur son objet tout le fardeau de la peur intolérable
que lui inspirent les dangers instinctuels, échangeant ainsi les
dangers internes contre ceux de l’extérieur. Le moi, encore très
faible, cherche alors à se protéger contre les menaces du dehors par
la destruction de l’objet.47
Ainsi, pour Klein, l’enfant a surtout et tout d’abord affaire à sa propre
tendance à la destruction, qu’il localise ensuite à l’extérieur, et notamment chez la
mère qui a le pouvoir d’accorder ou de refuser les satisfactions. L’Autre
n’adviendrait que dans un deuxième moment.

Jones mettait l’accent sur le fait que les satisfactions refusées à l’enfant jouent
un rôle dans la crainte qui est à l’origine du surmoi. Mais pour Klein, ce sont les
pulsions destructrices de l’enfant qui constituent la donnée première. Ce danger est
situé dans deux pôles, interne et externe. Un objet extérieur, l’autre maternel, se
dessine à travers la satisfaction ou la frustration des besoins de l’enfant. Ce dernier
fait l’expérience de sa dépendance à son égard, et selon Klein, il tente de se protéger
de la menace, qui cette fois-ci lui revient de l’extérieur. Il s’en défend en détruisant
l’objet.

Alors, qu’en est-il du surmoi ?

Si nous sommes en droit de supposer que les tendances œdipiennes


apparaissent à la phase d’exacerbation du sadisme, nous devons
admettre que ce sont surtout les pulsions hostiles qui provoquent le
conflit oedipien et la formation du surmoi, et qui en régissent les
stades les plus précoces et les plus décisifs.48
Pour Mélanie Klein, ce sont donc les pulsions hostiles qui provoquent le
conflit œdipien et la formation du surmoi, et par ailleurs, elles en régissent ce qui
sera le plus précoce et de ce fait, le plus décisif. Elle dit que ses observations auprès
des enfants l’ont amené à envisager un processus plus simple et plus direct de
formation du surmoi que celui que Freud avait conçu. Pour elle, le conflit œdipien et
la formation du surmoi s’amorcent très précocement, au moment où « règnent les
pulsions prégénitales et les objets introjectés au stade sado-oral49 ». Les premiers


47 Melanie Klein, op. cit., p. 141 et 142
48 Ibidem, p. 49
49 Ibid., p. 150 et 151


36

investissements objectaux et les premières identifications constitueraient le surmoi


qu’elle nomme « primitif ». Les premiers stades seraient dominés par des pulsions
destructrices et l’angoisse que celles-ci suscitent provoqueraient la formation de ce
surmoi. Melanie Klein dit pourtant qu’il ne s’agit pas, dans l’accent mis sur les
pulsions, d’une négation de l’importance des objets ; mais plutôt de tenir compte du
fait que les premières identifications de l’enfant lui donnent une image irréelle et
déformée des objets.50 En disant ceci, elle pointe la différence de son approche par
rapport à celle d’Anna Freud concernant l’importance que cette dernière attribue
aux parents réels qui fonctionneraient comme une sorte de « surmoi externe » lors
des premières années de la vie de l’enfant.

Klein continue en nous décrivant la manière dont elle conçoit le paysage


objectal du petit enfant :

Nous savons par Abraham qu’à un stade très précoce du


développement les objets réels ou introjectés sont surtout figurés
par leurs organes. Nous savons ainsi que le pénis du père est un
objet d’angoisse par excellence, évoquant pour l’inconscient toutes
sortes d’armes dangereuses et de terrifiants animaux carnassiers et
venimeux, tandis que le vagin représente une ouverture menaçante.
Les analyses de jeunes enfants montrent que ces significations
inconscientes attribuées aux organes sexuels résultent d’un
mécanisme universel, d’une importance fondamentale pour la
structure du surmoi. Selon mon expérience, il faut considérer
l’incorporation partielle qui se produit durant la phase cannibale
comme le noyau du surmoi, et les premiers imagos de l’enfant
gardent l’empreinte de ces pulsions prégénitales.51
Nous constatons le point de désaccord entre Freud et Mélanie Klein, point
que le premier soulevait dans ses lettres à Jones. Si le surmoi kleinien est plus
« autonome » c’est bien parce que ce qu’il traite et ce qui l’anime aussi bien, tient
plus à la pulsion de mort de l’enfant –liée à l’objet partiel, qu’il soit oral, anal, génital-
et l’angoisse qu’elle suscite, qu’à la menace de castration venant de l’extérieur dont
l’agent est le père. Les objets qu’elle isole, le pénis du père incorporé par la mère, ou
le vagin maternel, seraient des retours de l’extérieur de la pulsion destructrice
interne rejetée. Ainsi, « ces significations inconscientes attribuées aux organes


50 Cf. Ibid.
51 Idid., p. 150 et 151


37

sexuels » deviennent, dans la théorie de Mélanie Klein, de grandes figures


d’épouvante, fondamentales dans la structure du surmoi. Le surmoi serait un
barrage contre la pulsion de mort, mais au même temps, il concentrerait sur lui tout
ce dont l’enfant a peur.

Selon Mélanie Klein, le noyau du surmoi serait très précoce, il aurait son origine
dans les premiers rapports que le sujet entretient avec l’objet oral, par le biais de
l’allaitement, la dite « phase cannibale » et d’autres imagos des pulsions
prégénitales. Klein considère que l’objet incorporé, celui qui constitue le noyau du
surmoi, est un objet partiel. Si Freud avait localisé l’origine du surmoi dans une
identification –en termes lacaniens, l’identification relève du signifiant-, Klein le
situe dans l’incorporation d’un objet prégénital –une incorporation de l’objet petit a
en termes de Lacan-.

Pas qu’une question de nomenclature


Jones publiera 21 ans plus tard, après le décès de Freud, dans l’Indian
Psycho-Analytical Bulletin, Samiska, un autre article consacré au Surmoi. Il s’y
intéressera particulièrement au problème de l’origine du surmoi. C’est ainsi qu’il
présente le sujet :

Dans toute la psychologie et l’anthropologie, il n’y a pas de


problème plus passionnant. En effet, nous avons de bonnes raisons
de supposer que c’est à l’activité du surmoi que nous sommes
particulièrement redevables de la structure imposante de la morale,
de la conscience, de l’art, de la religion –bref, de toute cette
aspiration spirituelle de l’homme qui le sépare de la bête de la
manière la plus frappante. (…) Par ailleurs, le surmoi réclame notre
intérêt pour une autre raison, également importante. Il a un envers
sombre et il est l’ennemi de l’homme aussi bien que son ami. 52
Jones donne au surmoi une place centrale dans la civilisation humaine ainsi
que dans la vie psychique. Il affirme : « Il n’est pas exagéré de dire que la vie
psychique de l’homme est essentiellement faite d’efforts acharnés soit pour
échapper à l’emprise du surmoi, soit pour la supporter.53 »


52 Ernest Jones, Théorie et pratique de la psychanalyse, (1948), Paris : Editions Payot & Rivages, 1997,

p. 132
53 Ibidem, p. 133


38

La lecture que Jones fait du texte freudien « le Moi et le Ça » et l’importance


qu’il accorde au surmoi diffèrent de celle des psychologues du courant de l’égo-
psychologie qui, entretemps, avait fait son apparition dans la communauté
analytique54. Contrairement à ces auteurs qui ont pu laisser de coté l’étude du
surmoi pendant des décennies, pour Jones, celui-ci constitue un « problème
passionnant » et une question fondamentale dans l’expérience humaine. Jones garde
l’orientation du caractère paradoxal que Freud avait accordé au surmoi et rappelle
qu’il est à la fois, ennemi et ami de l’humanité. Se débrouiller avec l’emprise du
surmoi occupe essentiellement la vie psychique de l’homme, dit-il.

Jones reprend la discussion qui avait commencé plus de vingt ans auparavant
dans ces termes :

L’attention accordée, au cours des vingt dernières années, par un


certain nombre d’analystes londoniens, particulièrement Mélanie
Klein, aux mécanismes de l’introjection et de la projection dans
l’enfance a conduit à une connaissance plus profonde des origines
du surmoi. A la lumière de cette expérience, les opinions de Freud à
ce sujet nous nous paraissent maintenant devoir être modifiées
d’une manière importante sur un point et complétées en ce qui
concerne deux autres points.55
Jones prend enfin position dans le débat qui avait commencé dans leurs
échanges épistolaires : il est en désaccord avec Freud et considère que la théorie de
Mélanie Klein permet d’avoir une « connaissance plus profonde » des origines du
surmoi. Ce seraient les mécanismes d’introjection et projection qui auraient permis,
selon lui, d’accéder à cette connaissance. Pour situer les points sur lesquels il
considère que la théorisation freudienne devrait être modifiée et complétée, il
reprend ce que Freud avait dit sur l’origine du surmoi :

Le premier a trait à la description que Freud a donnée du surmoi,


aboutissement du complexe d’Œdipe. Devant ses souhaits
œdipiens, sans espoir parce que leur réalisation est impossible, et
parce qu’il a peur du châtiment, l’enfant arrive à y renoncer à
condition d’incorporer de façon permanente en lui-même une

54 En 1937, Heinz Hartmann, présente à la Société de psychanalyse de Vienne une étude sur la
psychologie du Moi, qu'il augmenta plus tard pour son ouvrage sous le titre « La psychologie du Moi
et le problème de l'adaptation ». Cet ouvrage marque le commencement du courant théorique connu
sous le nom d'Ego-psychology.
55 Ernest Jones, Théorie et pratique de la psychanalyse, (1948), Paris : Editions Payot & Rivages, 1997,

p. 134


39

partie des parents. Cette image d’amour et de crainte dérivée des


deux parents, mais plus particulièrement, de celui du même sexe,
constitue donc le surmoi qui continue à exercer ses fonctions de
surveillance, de menace et si nécessaire de punition du moi si celui-
ci venait à écouter les souhaits œdipiens du ça, maintenant interdits
et refoulés. C’est pourquoi Freud a appelé le surmoi l’héritier du
complexe d’Œdipe, son dérivé et son substitut.56
Lors que Jones reprend Freud, il met l’accent sur la peur du châtiment –la
menace de castration- mais laisse de coté ce qui apparaît pourtant clairement dans
le texte de Freud : l’inscription d’une Loi, notamment celle de l’inceste et sa
formulation impossible qui connote un Soit comme le père et Ne soit pas comme le
père.

Jones considère que la définition freudienne se rapporte au « résultat


complet et final57 » du surmoi ; cependant, cette définition ne permettrait pas de
discerner ce qui serait du surmoi plus précocement, avant que les souhaits œdipiens
soient abandonnés vers l’âge de quatre ou cinq ans. Il en dit : « Il s’agit en partie
d’une question de nomenclature mais en partie seulement.58» Selon Jones, tout en
restreignant le terme de surmoi à son résultat final et accordant la plus haute
importance à ses origines dans les conflits œdipiens, Freud aurait été d’accord sur la
notion d’une préhistoire prégénitale du complexe d’Œdipe et aux angoisses et la
crainte de châtiment précoces « qui préparent le terrain pour la culpabilité qui
s’attache au surmoi 59 ».

La clinique avec des enfants abordée avec les outils conceptuels kleiniens
aurait ouvert une perspective nouvelle : l’étude des racines du surmoi avant la fin de
l’Œdipe. Le surmoi freudien serait ainsi le résultat complet et final d’un processus
amorcé bien avant. En différenciant un premier surmoi de son « résultat final »,
Jones réconcilie les apports de Klein avec le surmoi comme héritier du complexe
d’Œdipe, tel que Freud l’avait formalisé.

Les autres deux points tiendraient, le premier à la datation du complexe


d’Œdipe -avec toutes ces caractéristiques « désir charnel de la mère, jalousie et


56 Ibidem.
57 Ibid., p. 135
58 Ibid.
59 Ibid.


40

haine du père, peur de la castration, etc.60» - et du surmoi « sous une forme


suffisamment évoluée pour être clairement reconnaissable61 » qui précèderaient de
beaucoup la période où Freud les situait (Jones parle de la seconde et la première
année de vie). 62 Le deuxième, à ce que « la crainte du châtiment et les autres sources
d’angoisse qui jouent un rôle si important dans les origines du surmoi n’émanent
pas toutes de la situation œdipienne elle-même63 ». Leurs sources seraient, selon
Jones, bien plus profondes. À côté de la crainte du châtiment qui pourrait venir du
père en tant que rival, le garçon à d’autres raisons d’angoisse « qui proviennent plus
directement de sa seule relation avec sa mère 64 ».

Comme conséquence de ces réflexions, Jones envisage une « modification


moderne » à faire à la définition freudienne du surmoi qui la mette à jour en tenant
compte de ces données nouvelles.

Déjà dans leurs échanges épistolaires qui avaient eu lieu vingt ans
auparavant, la divergence entre les surmoi kleinien et freudien avait été située par
Jones dans une différence de dates, d’âge dans laquelle l’Œdipe avait lieu et le
surmoi se constituait chez l’enfant : les complexes enfantins décrits par Freud
commenceraient bien avant qu’il le croyait. D’autre part, bien que Freud avait
évoqué que des identifications au père et à la mère étaient en jeu à l’origine du
surmoi, cet accent particulièrement mis sur la relation à la mère en ce qui concerne
le surmoi –antérieur à la rivalité œdipienne qui oppose notamment le garçon au
père- est une nouveauté par rapport à ce qu’il avait avancé. Ceci devient possible à
partir du moment où l’origine du surmoi n’est pas située exclusivement à la fin du
complexe d’Œdipe.

Jones continue en prenant appui sur les concepts kleiniens d’introjection et


de projection, dont il souligne l’importance :

Ainsi que je l’ai dit plus haut, les raisons de cet élargissement et de
ces modifications de la définition de Freud proviennent d’une étude
plus approfondie des mécanismes de l’introjection et de la

60 Ibid.
61 Ibid.
62 Cf. Ibid.
63 Ibid.
64 Ibid.


41

projection. Grace surtout aux travaux de Mélanie Klein, nous avons


appris à connaître non seulement l’âge précoce auquel ils opèrent,
mais aussi l’interaction extraordinaire et tout à fait continue de ces
mécanismes chaque fois que le nourrisson traverse une expérience.
Les introjections sont ce qui constitue le surmoi, mais –et ceci est
essentiel- elles sont loin d’être de simples incorporations de la
réalité extérieure. Dans une grande mesure, ce sont aussi des
incorporations des projections de nourrisson. Une fois que ce point
est admis, on comprend que la contribution de l’enfant à son futur
surmoi est plus importante que celles faites par le monde extérieur
(essentiellement les parents), conclusion devant laquelle Freud
aurait peut-être hésité.65
Ce qui est introjecté par l’enfant de la réalité extérieure ne relèverait donc
pas seulement du monde extérieur mais aussi –et surtout- de ses propres
projections. Par ce biais, l’enfant en serait pour beaucoup dans la constitution de son
propre surmoi. Jones avait été mis au courant, grâce à leurs échanges épistolaires,
de la position de Freud sur ce point. Il n’adhérait pas à ce que Mélanie Klein
proposait concernant une certaine autonomie du surmoi enfantin vis-à-vis des
adultes dont l’enfant dépendait. Freud avait pris position à faveur de sa fille dans le
débat théorique entre elle et Mélanie Klein. Et lorsque Jones avait critiqué les
postulats d’Anna, Freud lui avait répondu : l’avenir dira. Cet énoncé n’est pas tombé
dans l’oreille d’un sourd.

En effet, vingt ans plus tard, Jones a déjà vu la cassure qui s’est produite à
partir de ce texte de Freud, « Le Moi et le Ça ». La psychanalyse auprès des enfants
s’était développée et des nouveaux points de vue théoriques avaient vu le jour. Une
thérapeutique psycho-éducative fondée sur une certaine interprétation de ce que
Freud avait formalisé comme le Moi, non sans rapport à la lignée d’Anna Freud, avait
surgi et était en pleine expansion. L’école de Mélanie Klein, elle aussi très en vogue à
l’époque, bien que trop prolixe au niveau imaginaire, était beaucoup plus centrée
sur la dimension pulsionnelle et les objets partiels.

Cette divergence théorique concernant la place de l’Autre, voire


concrètement du parent ou de l’éducateur, dans la constitution du surmoi n’avait
pas été résolue entretemps, comme Freud l’avait imaginé, mais au contraire, elle
s’était installée en donnant lieu à des courants divergents.

65 Ibid.


42

Dans ce débat, Jones suppose que Freud aurait été d’accord sur le fait que
l’image que l’enfant se fait du parent menaçant est « exagérée ou déformée ». « Bien
que les pères puissent tuer ou castrer leurs enfants du sexe male, ils le font très
rarement ; chaque petit garçon, néanmoins, éprouve le sentiment que ces choses
sont possibles et il en est terrifié.66 » Jones en dit :

C’est pourquoi, lors que Freud dit que le surmoi tient son pouvoir
d’agir sur le moi de représenter les exigences de la réalité (…), on
pourrait aussi ajouter : « ainsi que les exigences imaginaires » ou
plus exactement, les exigences de la réalité psychique aussi bien
que celles de la réalité physique. D’après moi, ces apports faits par
l’imagination de l’enfant à l’image du parent ont beaucoup plus
d’importance et ont une histoire plus longue et plus compliquée
que Freud ne le croyait possible. Et, ainsi que je le disais il y a
longtemps (…), les fantasmes et les conflits les plus anciens
exercent une importance décisive dans la forme que prend le
complexe d’Œdipe, son déroulement et son résultat.67
Jones insiste sur le caractère objectivement infondé de l’angoisse de
castration et les châtiments craints par l’enfant. Il lui semble important de préciser
ce point par rapport au texte freudien. En effet, le surmoi a pu entretemps être
réduit à une fonction du moi par certains postfreudiens qui l’ont laissé de coté dans
leurs recherches. S’il s’agit simplement de l’incorporation des limites imposées par
les parents, le surmoi pourrait ne pas avoir une importance majeure, comme celle
que Freud et Jones l’accordent.

Par cet accent mis sur cette histoire « beaucoup plus longue et compliquée »,
Jones ouvre la perspective des « fantasmes et conflits les plus anciens » dont le
surmoi pourrait prendre le relais. Rappelons nous au passage que Freud y avait
situé l’héritage phylogénétique. En effet, ce que le surmoi prend à sa charge semble
être très ancien.

Par la suite, Jones propose une explication, en se servant des concepts


kleiniens de projection et introjection, pour rendre compte du fait que la férocité du
surmoi n’ait pas un rapport direct avec l’exigence objective des parents dans
l’éducation de l’enfant.


66 Ibid., p. 135
67 Ibid., p. 135 et 136


43

Par le biais de la projection de sa propre destructivité, l’enfant exagère les


dangers extérieurs en imaginant que le père ou la mère sont plus stricts qu’ils ne le
sont. Ainsi, le réconfort apporté par le fait que le parent lui témoigne de l’amour et
que sa colère a des limites, le soulage quant à ses craintes. Mais l’estimation des
dangers externes et internes varie. Ainsi, « l’épouvantail extérieur peut devenir
tellement terrifiant que l’enfant, dans le but de mieux le contrôler, l’introjecte (dans
son surmoi)68 ». Jones commence ainsi à nous décrire un circuit des aller-retours
difficilement repérables entre la projection et l’introjection : il dit qu’une fois
introjecté dans le surmoi, l’épouvantail devient de nouveau intolérablement
dangereux et l’enfant cherche un objet extérieur sur lequel le projeter à nouveau.
« Ce double mécanisme est répété continuellement, peut-être sans fin, dans la
tentative [oh combien ratée !] de trouver un soulagement à l’angoisse. 69 » Ces
artifices désespérés et ce continuel ratage à maitriser la destructivité en question,
« montrent que l’enfant a en lui des sources d’angoisse extrêmement redoutables et
qu’à cet égard la formation du surmoi constitue une tentative de sauvetage 70 ». Une
tentative, disons-le, aussi répétée qu’échouée à chaque occasion.

Nous avions dit que Jones fait valoir que la menace du châtiment des parents
n’est objectivement pas aussi terriblement effrayant que le perçoit l’enfant, sa peur
n’est pas « adaptée » à la réalité du danger. Alors, il faut bien supposer qu’il y a un
enjeu autre, qui relève du psychisme de l’enfant. Le surmoi serait déjà un traitement
d’une angoisse redoutable à laquelle il aurait affaire. Il aurait ainsi une fonction
défensive.

Se repérer dans ce circuit introjection-projection n’est pas sans présenter


quelques difficultés. Le danger est tantôt « interne » tantôt « externe », ça se déplace
d’un coté à l’autre. Sur ce point, Lacan apportera quelques lumières en désamorçant
l’apparente réversibilité entre les deux mécanismes. Il dira, d’une part, que
l’introjection est de l’ordre du signifiant et, de l’autre, il remplacera la projection
comme mécanisme qui serait en jeu dans la psychose selon Freud, par la formule
« retour dans le réel » de ce qui est forclos dans le symbolique71. Cependant, Jones

68 Ibid., p. 135
69 Ibid., p. 135 et 136
70 Ibid.
71 Dans les mots de Lacan: « Tel que nous nous en servons en analyse, le mot d’introjection n’est pas

le contraire de la projection. Il n’est pratiquement employé, vous le remarquerez, qu’au moment où il


44

situe l’origine de ce circuit précis plutôt dans le danger interne –une espèce
d’angoisse massive de l’enfant, du type de la détresse-.

Sur l’origine et l’agissement de la figure de l’épouvantail, Jones montre bien,


dans ces paragraphes, que l’enfant n’arrive pas à s’en débarrasser, à l’apprivoiser.
Les mécanismes de projection et introjection s’avèrent finalement inefficaces dans le
traitement de l’angoisse, ne lui servent qu’à faire des tours autour.

Qu’est-ce que l’étoffe de cet ennemi intime dont le surmoi protège et qu’il
incarne à la fois ? Tient-il à la relation du sujet avec l’autre parental (mère ou père),
ou est-ce de l’apprivoisement de sa propre pulsion de mort dont il serait question ?
Jones se pose la question :

D’où viennent ces épouvantails terrifiants ainsi que le besoin qui les
accompagne de défenses aussi désespérées ? Entre autres choses, le
surmoi est certainement un agent cruel de persécution que le moi a
de bonnes raisons de craindre. Les défenses et les condamnations
extérieures, imposées à l’enfant qui grandit, n’en constituent
cependant qu’une petite partie et, pour sa plus grande part, c’est
l’enfant qui crée son surmoi. Pourquoi est-il amené à créer en lui
une institution aussi déplaisante ? Pour le faire agir d’une façon
aussi étrange, il faut qu’il y ait une bonne raison. Pour être plus
objectif, je dirai que le surmoi doit remplir quelque fonction d’une
très grande importance qui compense ses désavantages évidents.72
Jones constate justement que la férocité du surmoi dépasse largement les
condamnations extérieures. Cependant, du fait que, selon Jones, en grande partie,
c’est l’enfant qui crée son surmoi, il en déduit que le surmoi doit bien avoir une
fonction qui compense ses désavantages évidents. Cette déduction téléologique
reste pourtant discutable. Notre position sur ce point -en prenant appui sur ce que
nous avons travaillé précédemment sur le texte « Le Moi et le Ça »- c’est que, même
si le constat s’impose de la présence et l’agissement du surmoi, rien ne nous permet
d’assurer que le surmoi serve à quelque chose –hormis ses effets de jouissance.


s’agit d’introjection symbolique. L’introjection est toujours l’introjection de la parole de l’autre, ce qui
introduit une dimension toute différente de celle de la projection. C’est autour de cette distinction
que vous pouvez faire le départ entre ce qui est fonction de l’ego et qui est de l’ordre du registre duel,
et qui est fonction du surmoi. Ce n’est pas pour rien qu’on les distingue dans la théorie analytique, ni
qu’on admet que le surmoi, le surmoi authentique, est une introjection secondaire par rapport à la
fonction de l’ego idéal. » Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris :
Éditions du Seuil, 1975, p. 134.
72 Ernest Jones, op. cit., p. 136.


45

Rappelons-nous que la jouissance, elle, ne sert à rien73. Nous y reviendrons dans des
chapitres ultérieurs.

Selon Jones, qui, nous le soulignons encore, articule le surmoi autour du vécu
de la peur, le sentiment de « devoir faire », source de ce qui deviendra une attitude
morale, provient du sentiment d’ « être forcé de faire ». La menace du surmoi
prendrait ainsi le relais d’une menace précédente qui tient au danger rattaché à une
action. 74 « Les toutes premières peurs de l’enfant sont plus matérielles que
spirituelles75 », dit-Jones. Ainsi, la question qui se pose pour lui c’est « Comment
cette peur de danger se transforme-t-elle pour former les tout premiers éléments de
la morale et quelle est la nature de cette peur ? 76».

Selon lui, les premières peurs :

Ce sont des peurs qu’un mal ne soit fait à ce qui l’intéresse (peur
d’être privé, d’être dépossédé, de souffrir physiquement, etc.). Mais
dans la première année de la vie, l’amour, et le besoin d’être aimé,
commencent à jouer un rôle de plus en plus important, ce qui
entraine une nouvelle possibilité, la peur de perdre l’amour en
froissant ou en blessant l’objet aimé ou aimant, tout d’abord la
mère. C’est le passage de ces besoins du plan physique ou plan
spirituel qui opère la transformation du « être forcé de faire » en
« devoir faire ». Courir le risque de la castration est encore une
situation en dehors de la morale, mais courir celui d’offenser la
mère et de perdre son amour devient une chose « à ne pas faire ».
Par la suite, la relation avec les parents devenant plus complexe, il
devient tout aussi important de s’abstenir de faire certaines choses
que d’éviter de faire des choses dangereuses.77
Jones s’intéresse alors à l’origine de l’obéissance à la contrainte. Le « devoir
faire » qui deviendra morale aura ses origines, selon Jones, dans des peurs
« matérielles », relevant, pourrions-nous dire, de la pulsion d’autoconservation. La
transformation de la peur du danger en scrupule moral tient à un levier précis :
l’amour, le besoin d’être aimé, la peur de perdre l’amour du parent. La crainte de la
perte de l’amour de la mère, la peur de l’offenser, serait la voie de passage de la
dimension « physique » à la dimension « spirituelle ».

73 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, (1975), Paris : Éditions du Seuil, 1999, Chapitre I.
74 Cf. Ernest Jones, op. cit., p. 137
75 Ibidem
76 Ibid.
77 Ibid.


46

Jones part du principe de la position de détresse de l’enfant. Le « devoir


faire » propre au surmoi trouverait ses origines dans la dépendance de l’enfant vis-
à-vis de l’Autre, de l’adulte. Il doit se faire aimer de lui pour survivre. Nous pouvons
penser que le surmoi conçu comme relayant la dépendance de l’enfant envers ses
parents pose la question de savoir s’il y a une différence par rapport à d’autres
espèces où les petits nécessitent aussi des soins des adultes pour leur survie. Peut-
être que, dans ce sens là, si le surmoi se présente dans l’espèce humaine, ceci
tiendrait à ce que ledit « instinct maternel » y ferait défaut, l’amour y faisant
suppléance.

Par la suite, Jones se plonge plutôt dans la dimension pulsionnelle de ce


« devoir faire ». Il s’intéresse, certes, à la manière dont la demande de l’Autre
s’introduit et façonne l’« apprentissage moral » du jeune enfant, mais aussi à la
dimension « agressive » et « destructrice » de la pulsion et ses fantasmes. Cette
recherche autour des objets partiels devient possible à partir du moment où il est
envisagé que le surmoi commence à se constituer bien avant la fin du complexe
d’Œdipe78. Il fait le tour de quelques objets partiels, en jeu entre l’enfant et l’Autre :
anal, oral et scopique. Selon Jones, la dimension pulsionnelle d’une activité de
l’ordre du fonctionnement du corps vivant, se laisse apercevoir notamment puisque
la destruction peut y être véhiculée.

Jones situe dans le moment du contrôle des sphincters le premier


apprentissage « moral » du nourrisson. Il se réfère sur ce point à Ferenczi et sa
« morale des sphincters ». Loin de se réduire à une dimension de besoin physique ni
à leur dimension d’érotisme sexuel, les activités d’excrétion « sont aussi les
véhicules de nos pulsions agressives et destructrices 79 », souligne Jones. Ces
activités se rapporteraient aussi à des « incorporations cannibales des parents ». Il
en dit :

Quand mouiller son lit signifie salir, empoisonner ou détruire la


mère et révèle en même temps qu’on a mangé et tué le père, alors
on commence à comprendre en quels termes lourds de sens
l’apprentissage « moral » de la nurse peut être compris.80

78 Nous soulignons au passage le grand avantage du détachement entre la notion des pulsions
partielles et des dits stades.
79 Ibid., p. 137
80 Ibid., p. 137 et 138


47

Cette approche de Jones a l’avantage de permettre de saisir à quel point


l’éducation porte sur la pulsion. Et le surmoi aussi :

On peut valablement considérer le surmoi à la fois comme une


barrière contre ces pulsions défendues et dangereuses et comme
moyen indirect d’y échapper. Dans ses activités, même si elles sont
(imparfaitement) désexualisées, on peut retrouver des traces de
tous les éléments sexuels. La tendance scoptophilique se révèle
dans l’attitude vigilante de surveillance du surmoi ; par réaction,
l’élément érotique-anal se manifeste dans le besoin d’ordre et, ce
qui est très important, dans le sens du devoir tandis que l’élément
sadique apparaît d’une façon qui n’est que trop évidente dans les
tortures cruelles que le surmoi peut infliger au moi. La réaction à la
pulsion génitale plus développée se manifeste plus tard dans la
condamnation morale de l’inceste, mais à coté de cela il y a l’amour
plus positif envers le substitut parental (idéal du moi), etc.81
Dans la théorisation de Jones, le surmoi se rapporte directement à la pulsion
et aux différents objets partiels. Il est à souligner qu’il arrive même à attraper, grâce
à Freud, l’objet scopique, qui n’avait pas été formalisé par Freud dans ses « stades ».
Pourtant, ni Jones ni Freud ne pointent l’objet qui sera mis par Lacan au premier
plan concernant le surmoi : l’objet voix82.

Jones conclut son article en faisant du surmoi une défense parmi d’autres
contre les pulsions du ça, qu’elles soient agressives ou sexuelles. Cette défense, dont
les racines se trouvent dès un très jeune âge, se différencie des autres puisqu’elle se
constitue de l’introjection des parents. Il le dit ainsi :

Nous avons maintenant retrouvé les traces du surmoi jusqu’à un


stade pré-moral, celui que j’ai déjà appelé le stade d’inhibition pré-
cruelle, là où sa fonction principale paraît être celle d’une simple
barrière contre les pulsions du ça ou plutôt contre l’angoisse
intolérable que ces pulsions engendrent dans le moi. Le surmoi, à ce
point, devient simplement une défense parmi d’autres, une défense,
cependant, qui a une histoire à part. Ses caractéristiques
particulières sont dues à sa formation par l’introjection des objets
parentaux.83
Si le surmoi est une défense, c’est bien parce que le sujet aurait affaire, à la
base, à une angoisse et un danger considérables résultat des pulsions du ça. Jones


81 Ibid., p. 137 et 138
82 Nous en parlerons dans notre chapitre portant sur le surmoi et la voix.
83 Ibid., p. 138


48

s’interroge sur la nature de cet instinct d’agression et son rattachement à la libido


sexuelle. Il souligne que cet instinct, séparé ou non de l’instinct sexuel, est
essentiellement agressif dans sa nature. Jones suppose que la pulsion libidinale
serait probablement le point de départ, mais les pulsions agressives feraient partie
du vécu du nourrisson qui pourrait déjà à cet âge précoce les ressentir comme un
danger, indépendamment de leurs conséquences sur lui ou l’objet aimé. L’angoisse
qu’il nomme « pré-idéationnelle » y serait une réponse, pré-idéationnelle en tant
que la nature du danger n’est pas encore comprise. « C’est nous qui, à partir de
différents indices, devons retrouver ce danger »84, dit Jones. Avec cette phrase, il
ouvre la perspective de la place de l’Autre, celui qui donnera une interprétation au
malaise de l’enfant, là où ce dernier est démuni y inclus dans la possibilité d’y
rattacher une idée quelconque.

C’est à ce moment que Jones évoque sa notion d’aphanisis, entendue comme


l’épuisement de l’enfant face à l’absence de soulagement. Il situe dans la crainte de
l’épuisement total de la libido, la peur de l’aphanisis, le point de départ principal de
l’angoisse contre laquelle le surmoi, ainsi que d’autres défenses, se constitue.85

Le surmoi serait donc pour Jones une défense qui commence à se constituer
très tôt chez l’enfant face à un danger pulsionnel qu’il ne peut pas maitriser et dont il
ne peut comprendre la nature. Il met l’accent sur la détresse de l’enfant, de désarroi,
la Hilflosigkeit, comme expérience primaire qui serait à l’origine du surmoi. Jones
n’est cependant pas porté à soutenir l’existence d’une pulsion agressive qui soit
indépendante de la libido.

Lacan : le surmoi, une scission dans la loi


Si, selon Klein, le surmoi est un traitement de la pulsion de mort qui habite le
jeune enfant, selon Jones le surmoi traite une crainte fondamentale, une angoisse
fondamentale, c’est la peur qui précède et précipite la formation du surmoi ; pour sa
part, lorsque Lacan parle du surmoi, il ne met pas l’accent sur une supposée fonction
de défense du surmoi, en revanche, il le situe d’emblée dans le registre symbolique,


84 Ibid.
85 Cf. Ibid.


49

du langage et de la loi. C’est-à-dire, à la différence de Jones et de Klein, Lacan


commence par le situer dans sa relation au Grand Autre.

Il en parle déjà dans son premier séminaire. Ainsi, dans le chapitre VII, à
partir de la discussion autour du cas d’un enfant présenté par Rosine Lefort, Lacan
précise ce qu’il entend par surmoi. Dans ce cas présenté, l’enfant « loup » n’avait à sa
disposition que ce premier signifiant, « le loup ». Tantôt il le craignait, tantôt il le
devenait. C’est justement dans ce signifiant, par lequel l’enfant se retrouve impliqué
par le symbolique, que Lacan trouve la racine du surmoi.

Lacan dit que :

… le surmoi se situe essentiellement sur le plan symbolique de la


parole, à différence de l’idéal du moi.
Le surmoi est un impératif. Comme l’indique le bon sens et l’usage
qu’on en fait, il est cohérent avec le registre et la notion de la loi,
c’est-à-dire avec l’ensemble du système du langage, pour autant
qu’il définit la situation de l’homme en tant que tel, c’est-à-dire en
tant qu’il n’est pas seulement l’individu biologique. D’autre part, il
faut accentuer aussi, et à l’encontre, son caractère insensé, aveugle,
de pur impératif, de simple tyrannie.86
Dans ce court paragraphe, il ouvre à toute la complexité de la notion du
surmoi. Il le situe sur le plan symbolique de la parole, en cohérence avec le registre
et la notion de la loi, avec l’ensemble du système du langage. Ce dernier définit la
situation de l’homme en tant que tel, c’est-à-dire, en tant qu’il « n’est pas
seulement » un individu biologique. Le surmoi situe le point où un sujet se retrouve
concerné dans ce système. Lacan souligne en même temps ce qui pourrait
apparaître comme une contradiction : son caractère insensé, tyrannique, aveugle.
Lacan énonce, sans le développer à ce moment, que le surmoi est un impératif.

Il dit encore que :

Le surmoi a un rapport avec la loi, et en même temps c’est une loi


insensée, qui va jusqu’à être la méconnaissance de la loi. C’est
toujours ainsi que nous voyons agir chez le névrosé le surmoi.
N’est-ce pas parce que la morale du névrosé est une morale
insensée, destructrice, purement opprimante, presque toujours


86 Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris : Éditions du Seuil, 1975, p.

164


50

anti-légale, qu’il a fallu élaborer dans l’analyse la fonction du


surmoi ?
Le surmoi est à la fois la loi et sa destruction. En cela, il est la parole
même, le commandement de la loi, pour autant qu’il n’en reste plus
que la racine. La loi se réduit toute entière à quelque chose qu’on ne
peut même pas exprimer, comme le Tu dois, qui est une parole
privée de tout sens. C’est dans ce sens que le surmoi finit par
s’identifier à ce qu’il y a seulement de plus ravageant, de plus
fascinant, dans les expériences primitives du sujet. Il finit par
s’identifier à ce que j’appelle la figure féroce, aux figures que nous
pouvons lier aux traumatismes primitifs, quels qu’il soient, que
l’enfant a subis87.
D’emblée, Lacan pointe de doigt le caractère paradoxale du surmoi qu’il situe
dans la racine du rapport du sujet à la loi. Il fait apercevoir que dans le trognon du
commandement de la loi, celle-ci est insensée. Dans sa racine, la loi se réduit à
quelque chose d’inexprimable, un Tu dois privé de tout sens. Ainsi, le surmoi que
Lacan assimile à la parole, comporte à la fois, la loi et sa destruction. Il finit alors par
s’identifier à la figure féroce et aux figures des traumatismes primitifs.
C’est à cette place qui vient le signifiant « le loup » dans le cas présenté par
Rosine Lefort :
Dans ce cas privilégié nous voyons là, incarnée, cette fonction du
langage, nous la touchons du doigt sous la forme la plus réduite,
réduite à un mot dont nous ne sommes même pas capables de
définir le sens et la portée pour l’enfant, mais qui pourtant le relie à
la communauté humaine. (…) ce n’est pas un enfant-loup qui aurait
vécu dans la simple sauvagerie, c’est un enfant parlant, et c’est par
ce Le loup ! que vous avez eu dès le début la possibilité d’instaurer
avec lui un dialogue.88
Ce signifiant, dont la portée pour l’enfant reste énigmatique, le relie à la
communauté humaine. Il dira encore que « Le Loup ! c’est n’importe quoi en tant
que ça peut être nommé. Vous voyez là l’état nodal de la parole. (…) C’est à partir de
Le Loup ! qu’il pourrai prendre sa place et se construire89 ». Le surmoi apparaît ainsi
clairement comme « la parole réduite à son trognon90 ».


87 Ibidem, p. 165
88 Ibid.
89 Ibid., p. 168
90 Ibid.


51

Lacan fait du surmoi la racine de la loi, de la parole, du commandement.


Trognon détaché de tout sens91, le « tu dois », noyau de la parole, est insensé et de ce
fait, capricieux, tyrannique. C’est en cela, dit-il, que le surmoi finit par s’identifier à
des figures féroces qui se rattachent aux traumatismes primitifs –nous ajoutons
aussi contingents- de l’enfant. Ce cas présenté par Rosine Lefort en donne un
exemple limpide.

Dans le chapitre XV de ce même séminaire, Lacan rapproche le surmoi de la


notion freudienne de censure, dont il fait son antécédent. Il en dit92 :

Il y a une fonction absolument essentielle dans le processus


d’intégration symbolique de son histoire par le sujet, une fonction
par rapport à quoi, tout le monde l’a remarqué depuis longtemps,
l’analyse occupe une position significative. Cette fonction, on l’a
appelée le surmoi. Il est impossible d’y rien comprendre si l’on ne
se rapporte pas à ses origines. Le surmoi est d’abord apparu dans
l’histoire de la théorie freudienne sous la forme de la censure. (…)
dès l’origine, nous sommes, avec le symptôme et aussi bien avec
toutes les fonctions inconscientes de la vie quotidienne, dans la
dimension de la parole. Et ce n’est pas pour rien que Freud a choisi
le terme de censure. Il s’agit là d’une instance qui scinde le monde
symbolique du sujet, le coupe en deux, en une part accessible,
reconnue, et une part inaccessible, interdite. C’est cette notion que
nous retrouvons, à peine transformée, avec presque le même
accent, dans le registre du surmoi.93
Le surmoi est présenté comme une fonction essentielle dans le processus
d’intégration symbolique par le sujet. Il souligne à nouveau qu’il est question de la
dimension de la parole et la censure y est rapportée. Dans les symptômes et les

91 Conçu comme marque ineffaçable de cette première agrafe entre le symbolique et le réel, le surmoi

n’est plus l’apanage exclusif de la névrose. L’imaginaire –et donc le sens- n’y est donc pas impliqué.
92 Le rapprochement entre les deux semble apparaitre pour Lacan suite à un échange avec le Dr.

Leclaire qui a eu lieu lors de la leçon du 31 mars 1954, autour du texte « L’introduction au
narcissisme » de Freud. Le Dr. Leclaire avait soulevé chez Freud la phrase où il parle d’une instance
psychique spéciale que l’on pourrait supposer dont la mission serait de veiller à assurer la sécurité de
la satisfaction narcissique découlant de l’idéal du moi, cette instance observerait et surveillerait le
moi à cette fin. Leclaire dit que cette hypothèse conduira Freud vers le surmoi. Lacan n’est pas
d’accord avec le Dr Leclaire là-dessous, il lui répond : « Ce n’est pas tout à fait ça le sens. Freud dit
que, si une telle instance existe, il n’est pas possible qu’elle soit quelque chose que nous n’aurions pas
encore découvert. Car il l’identifie avec la censure… » Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits
techniques de Freud, Paris : Éditions du Seuil, 1975, p. 214
93 Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris : Éditions du Seuil, 1975, p.

303 et 304


52

autres formations de l’inconscient, il est question d’une instance qui scinde le monde
symbolique du sujet, qui le coupe en deux : une part lui est accessible et l’autre est
interdite. Selon Lacan, c’est cette notion « à peine transformée » qui apparaît dans le
registre du surmoi.

Contrairement à Jones et Klein, Lacan s’oppose à ce moment à la conception


commune du surmoi comme tension à saisir dans le registre pulsionnel et considère
que Freud se laisse emporter par son objet, la névrose, lorsqu’il propose que le
surmoi devienne plus sévère dans la mesure où l’on s’y plie. Il dit à ce propos :

Communément, le surmoi est toujours pensé dans le registre d’une


tension, et c’est tout juste si cette tension n’est pas ramenée à des
références purement instinctuelles, comme le masochisme
primordial par exemple. Cette conception n’est pas étrangère à
Freud. Freud va même plus loin. Dans l’article Das Ich und das Es, il
soutient que, plus le sujet réprime ses instincts, c’est-à-dire, si l’on
veut, sa conduite est morale, et plus le surmoi exagère sa pression,
plus il devient sévère, exigeant, impérieux. C’est une observation
clinique qui n’est pas universellement vraie. Mais Freud se laisse
emporter par son sujet, qui est la névrose. Il va jusqu’à considérer le
surmoi comme un de ses produits toxiques qui, de leur activité
vitale, dégageraient d’autres substances toxiques qui mettraient fin
dans des conditions données, au cycle de leur reproduction. C’est
pousser les choses très loin. Mais on retrouve cette idée, implicite,
dans toute une conception qui règne dans l’analyse au sujet du
surmoi94.
Lacan s’écarte nettement de la conception qui met l’accent sur la dimension
pulsionnelle au regard du surmoi, dimension que Freud avait abordé notamment
par le sadomasochisme. Aussi, il considère que Freud se « laisse emporter » par son
objet, la névrose, lorsqu’il décrit une certaine gourmandise du surmoi. Cependant,
quelques années plus tard, Lacan formalisera le concept d’objet petit a, ce qui lui
permettra de rendre compte de la marque de jouissance corrélative à la production
de la scission du système symbolique intégré par le sujet. Notamment à partir de
l’objet voix, qui serait le ressort aussi bien du masochisme, du sadisme et du surmoi.
Nous étudierons la question plus tard.


94 Ibidem, p. 304


53

Dans ces premières années de son enseignement, Lacan met l’accent sur la
dimension symbolique, et ainsi, il situe l’enjeu du surmoi plutôt dans le rapport du
sujet à ce registre : le langage, la parole, la loi, et la culture dans laquelle il inscrit son
existence, son histoire. Il insiste sur la notion de scission :

En opposition à cette conception [celle qui conçoit le surmoi dans le


registre de la tension], il convient de formuler ceci. D’une façon
générale, l’inconscient est dans le sujet une scission du système
symbolique, une limitation, une aliénation induite par le système
symbolique. Le surmoi est une scission analogue qui se produit
dans le système symbolique intégré par le sujet. Ce monde
symbolique n’est pas limité au sujet, car il se réalise dans une
langue qui est la langue commune, le système symbolique universel,
pour autant qu’il établit son empire sur une certaine communauté à
laquelle appartient le sujet. Le surmoi est cette scission en tant
qu’elle se produit pour le sujet –mais non pas seulement pour lui-
dans ses rapports avec ce que nous appellerons la loi.95
Si l’inconscient tient à une scission du système symbolique, Lacan fait du
surmoi une scission dans le système symbolique en tant qu’intégré par le sujet,
système qui établit son empire dans une communauté à laquelle appartient le sujet.
Le surmoi serait, dit-il, la scission en tant qu’elle se produit pour le sujet dans ses
rapports avec la loi et à une loi qui le concerne mais qui le dépasse.

Il prend comme exemple l’un des rares cas cliniques de sa propre pratique
dont il parlera dans son enseignement : un sujet qui, par le biais d’un symptôme qui
portait sur sa main, faisait tomber sur lui, à son insu, la condamnation qui, selon ce
qu’il avait entendu, aurait du tomber sur son père selon la Loi coranique –à savoir,
avoir la main coupée-. Étant celle-ci, la tradition dont lui et sa famille étaient issus.
Lacan avait été particulièrement frappé par la méconnaissance de son patient à
l’égard de cette tradition dans laquelle, pourtant, son existence s’inscrivait.

Cet énoncé [avoir la main coupée] a donc été pour ce sujet isolé du
reste de la loi d’une façon privilégiée. Et il est passé dans ses
symptômes. Le reste des références symboliques de mon patient, de
ces arcanes primitives autour de quoi s’organisent pour tel sujet ses
relations les plus fondamentales à l’univers du symbolique, a été


95 Ibid., p. 304 et 305


54

frappé de déchéance en raison de la prévalence particulière qu’a


prise pour lui cette prescription. 96
Arrêtons-nous sur la précision de ce qu’il dit : un énoncé dans la loi, qui
concernait le châtiment dont son père aurait du être frappé selon la Loi coranique,
est isolé de façon privilégiée et passe –par le biais d’une identification au père,
pourrions-nous ajouter- dans ses symptômes. Au même temps que, par le biais de
son symptôme, il assume le châtiment que selon cette loi devrait tomber sur son
père, le reste de ses références symboliques son frappées de déchéance « en raison
de la prévalence particulière qu’a prise pour lui cette prescription ». Ainsi, il
méconnait la loi et la tradition qui était la sienne.

Lacan précise ensuite :

Dans le progrès de l’analyse, je vous l’ai indiqué, c’est à l’approche


des éléments traumatiques –fondés dans une image qui n’a jamais
été intégrée- que se produisent les trous, les points de fracture,
dans l’unification, la synthèse, de l’histoire du sujet. Je vous ai
indiqué que c’est à partir de ces trous que le sujet peut regrouper
dans les différents déterminations symboliques qui font de lui un
sujet ayant une histoire. Eh bien, de même, pour tout être humain,
c’est dans la relation à la loi à laquelle il se rattache que se situe tout
ce qui peut lui arriver de personnel. Son histoire est unifiée par la
loi, par son univers symbolique, qui n’est pas le même pour tous.
La tradition et le langage diversifient la référence du sujet. Un
énoncé discordant, ignoré dans la loi, un énoncé promu au premier
plan par un événement traumatique, qui réduit la loi en une pointe
au caractère inadmissible, inintégrable –voilà ce qu’est cette
instance aveugle, répétitive, que nous définissons habituellement
dans le terme du surmoi.97
Le sujet inscrit donc son histoire par rapport à la loi, dans un univers
symbolique auquel il est rattaché. Les éléments traumatique -troumatique selon le
néologisme lacanien- s’inscrivent comme des trous, des points de fracture qui
brisent la possibilité d’unification, de synthèse du récit de son histoire. Et justement,
c’est autour de ces trous le sujet élabore son histoire. Ce sont les trous et non pas la
continuité qui jalonnent l’histoire du sujet en lui accordant cette touche qui la rend
personnelle, propre. De même, dit Lacan, c’est en relation à la loi à laquelle il se

96 Ibid., p. 306
97 Ibid., p. 307


55

rattache, que se situe ce qui peut lui arriver de personnel. L’histoire d’un sujet et les
trous de son histoire s’unifient et s’inscrivent dans leur relation à la loi et le système
symbolique qui est le sien. Lacan prend le soin d’insister sur le fait que l’univers
symbolique « n’est pas le même pour tous », que la « tradition et le langage
diversifient la référence du sujet ».

Lorsqu’un événement traumatique promeut au premier plan un énoncé


discordant, ignoré dans la loi, la loi se retrouve réduite à cette pointe au caractère
inadmissible, inintegrable. C’est dans cette pointe là que Lacan situe cette « instance
aveugle » et « répétitive », c’est-à-dire, le surmoi.

Remarquons donc que, dans ces deux occurrences que nous avons évoquées
du séminaire I, que ça soit au moment de son inscription ou de son retour au
moment d’un événement traumatique, ce qui apparaît comme relevant proprement
du surmoi c’est ce trognon inassimilable de la loi. Si ce caractère tient d’une part à la
structure même de la loi dans sa racine, de l’autre, qu’un énoncé particulier prenne
par le fait d’un événement traumatique, un caractère inintégrable, relève plutôt de la
dimension de la contingence.

Dans son séminaire II, Lacan précise que le caractère inassimilable de la loi
dans son ensemble est propre à celle-ci et le rapporte au caractère interrompu du
discours98. Dans cette occasion, il met en rapport le surmoi et la résistance. Il dit :

[La résistance] fait partie du caractère interrompu du discours. […]


Cela emporte la question de ce que nous appelons le surmoi. Je vous
parle du discours interrompu. Eh bien, une des formes les plus
saisissantes du discours interrompu c’est la loi en tant qu’elle est
incomprise. Par définition, nul n’est censé ignorer la loi, mais elle
est toujours incomprise, car nul ne la saisit dans son entier. Le
primitif qui est pris dans les lois de la parenté, de l’alliance, de
l’échange des femmes, n’a jamais, même s’il est très savant, une vue
totale de ce qui le saisit dans cet ensemble de la loi. Ce qui est


98 Nous reviendrons sur le caractère interrompu de la chaîne signifiante dans notre chapitre sur la

voix.


56

censure a toujours rapport avec ce qui, dans le discours, se rapporte


à la loi en tant qu’incomprise.99
La loi comporte l’impossibilité de la comprendre, de la saisir dans son
ensemble. « Nul ne la saisit dans son entier », personne n’a une vue sur ce qui le
saisit dans l’ensemble de la loi, dit Lacan. Et justement, il saisit sur ce point le surmoi
comme l’une des formes « le plus saisissantes » du discours interrompu. Nous
soulignons cette notion dont les implications apparaitront bien plus distinctement
suite à ce que nous développerons dans notre cinquième chapitre.

Lacan reprend la question de la censure, qu’il avait, dans son séminaire


précédent, rapproché du surmoi. Là où le sujet ne comprend pas la loi, il peut se
retrouver à la jouer à son insu, particulièrement au niveau de ses symptômes qui se
chargent de représenter la loi incomprise :

La censure, c’est ça, en tant que chez Freud, à l’origine ça se passe


au niveau du rêve. Le surmoi, c’est ça, pour autant que cela terrorise
effectivement le sujet, que ça construit en lui des symptômes
efficaces, élaborés, vécus, poursuivis, et qui se chargent de
représenter ce point où la loi n’est pas comprise du sujet, mais
jouée par lui. Ils se chargent de l’incarner comme telle, ils lui
donnent sa figure de mystère100.
Ça serait les symptômes qui la prennent à sa charge, cette loi incomprise, et
qui lui donnent « sa figure de mystère ». Il souligne encore que cette dimension n’a
rien à voir avec le rapport narcissique avec le semblable, elle concerne le rapport du
sujet à la loi dans son ensemble, en tant que justement, ce rapport avec la loi « dans
son ensemble » n’est pas assimilable puisque le loi ne peut pas être complètement
assumée101.

Ainsi, si censure et surmoi sont à rapprocher selon Lacan, c’est parce qu’ils
sont tous les deux à situer dans le même registre que celui de la loi. Il dit :

Censure et surmoi sont à situer dans le même registre que celui de


la loi. C’est le discours concret, non seulement en tant qu’il domine
l’homme et fait surgir toutes sortes de fulgurances, n’importe quoi,
tout ce qui arrive, tout ce qui est le discours, mais en tant qu’il


99 Jacques Lacan, Le séminaire, livre II, Le moi dans le théorie de Freud et dans la technique de la
psychanalyse, Paris : Éditions du Seuil, 1978, p. 179
100 Ibidem, p. 182
101 Cf. Ibid., p. 182 et 183


57

donne à l’homme son monde propre, que nous appelons, plus ou


moins exactement culturel. C’est dans cette dimension que se situe
ce qui est la censure, et vous voyez en quoi elle se distingue de la
résistance. La censure n’est ni au niveau du sujet, ni à celui de
l’individu, mais au niveau du discours, pour autant que, comme tel,
il forme à lui tout seul un univers complet, et qu’en même temps il a
quelque chose d’irréductiblement discordant, dans toutes ses
parties. Il s’en faut d’un rien, de rien du tout, que vous soyez
enfermé aux cabinets, ou que vous ayez eu un père accusé à tort de
je ne sais pas quel crime, pour que tout d’un coup la loi vous
apparaisse sous une forme déchirante. C’est ça, la censure… 102»
La censure et le surmoi ne se situent pas au niveau du sujet, mais au niveau
du discours, pour autant qu’il forme un univers complet et qui comporte quelque
chose d’irréductiblement discordant. Un rien, un événement contingent, peuvent
faire apparaître la loi sous une forme déchirante.

Lacan isole à ce moment un point fondamental, il dit :

J’espère vous faire sentir ce dernier ressort inexpliqué, inexplicable,


où s’accroche l’existence de la loi. La chose dure que nous
rencontrons dans l’expérience analytique, c’est qu’il y en a une, de
loi. Et c’est bien ce qui ne peut jamais être complètement achevé
dans le discours de la loi –c’est ce dernier terme qui explique qu’il y
en a une. 103
Le point fondateur de l’existence même de la loi s’inscrit hors du discours de
la loi et localise en dernier terme ce qui reste forcement inexplicable,
incompréhensible dans la loi. L’existence de la loi reste inexpliquée. La Loi comporte
un premier point d’accroche qui reste insensé. Et c’est justement là que le surmoi est
situé, avec ses figures d’épouvante.

Dans le séminaire III, Lacan précise davantage :

Il n’y a pas d’autre définition scientifique de la subjectivité qu’à


partir de la possibilité de manier le signifiant à des fins purement
signifiantes, et non pas significatives, c’est-à-dire n’exprimant
aucune relation directe qui soit de l’ordre de l’appétit.


102 Ibid., p. 182 et 183
103 Ibid., p. 181


58

Les choses sont simples. Mais il faut encore que l’ordre du


signifiant, le sujet l’acquiert, le conquiert, soit mis à son endroit
dans un rapport d’implication qui touche à son être, ce qui aboutit à
la formation de ce que nous appelons dans notre langage le surmoi.
Il n’est pas besoin d’aller bien loin dans la littérature analytique
pour voir que l’usage qui est fait de ce concept convient bien à la
définition du signifiant, qui est de ne rien signifier, par quoi il est
capable de donner à tout moment des significations diverses. Le
surmoi est ce qui nous pose la question de savoir quel est l’ordre
d’entrée, d’introduction, d’instance présente, du signifiant qui est
indispensable pour que fonctionne un organisme humain, lequel a à
s’arranger non pas seulement avec un milieu naturel, mais avec
l’univers signifiant.104
Le noyau du surmoi n’est rien d’autre que le point d’introduction, d’entrée du
sujet à l’univers signifiant en tant que purement signifiant. Ce n’est que par la suite
que le sujet pourra acquérir, conquérir et faire usage du signifiant. Mais cette
première accroche reste, elle, insensée, incomprise, indialectisable.


104 Jacques Lacan, Le séminaire, livre III, Les psychoses, Paris : Éditions du Seuil, 1981, p. 214


59

Des orphelins du père qu’il faudrait


Identification et surmoi

« … derrière [l’apparition de l’idéal du moi] se cache la première


et la plus significative identification de l’individu, celle avec le
père de la préhistoire personnelle »

Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres


complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF, 1995, p. 275

La création du concept du surmoi dans le texte freudien « Le Moi et le Ça »,


est, en partie, une conséquence logique de ses avancées autour de la question de
l’identification. Dans ce chapitre, nous nous intéresserons plus précisément à
l’articulation entre l’identification et le surmoi. Nous avons déjà évoqué cet aspect
dans le chapitre antérieur concernant l’origine du surmoi. En effet, selon Freud, à un
moment donné, l’enfant prendrait à sa charge les figures des parents dans leur
dimension interdictrice, législatrice, par le biais d’une identification. Ainsi se
constituerait l’instance psychique du surmoi.

Mais, dans ce texte, cette question apparaît déjà dans sa complexité, voire
dans son paradoxe : comment expliquer qu’un enfant qui a eu affaire à des parents
tolérants voire permissifs ait un surmoi particulièrement intransigeant et exigeant ?
Que pour certains névrosés, dont le comportement n’est pas particulièrement
reprochable, la culpabilité inconsciente puisse être très prégnante ? Le sujet peut
être vis-à-vis de lui-même beaucoup plus féroce et exigeant que l’ont été ses parents,
les professeurs et éducateurs qu’il a pu rencontrer au long de sa vie, cette exigence
pouvant aller même bien au-delà de la loi à laquelle il est soumis et la morale à
laquelle il adhère –au moins de manière consciente. Une exigence qui va au-delà des
juges et au-delà de la Loi. Voilà donc ce qui se profile derrière cette identification qui
inscrit le surmoi dans l’appareil psychique.

La manière dont cette identification se produit, à quel père ou à quoi chez lui
nous nous identifions, sont de véritables interrogations. Nous essayerons de les
éclaircir lors de ce chapitre.


60

L’identification
Nous allons commencer notre chapitre par la question de l’identification, à
laquelle Freud consacre le chapitre VII de son texte « Psychologie des masses et
analyse du moi » (1921). Il y dit que l’identification est la manifestation la plus
précoce d’une liaison de sentiment à une autre personne. Déjà dans la préhistoire du
complexe d’Œdipe, elle jouerait un rôle dans la constitution de l’idéal, lorsque le
petit garçon montre un intérêt particulier pour son père et voudrait devenir comme
lui.105

Ainsi, dans ce texte où l’identification est considérée comme la première


liaison de sentiment à une autre personne, le père est pris comme exemple de ce
premier lien d’attachement à un autre : il vient à la place de l’idéal pour le fils, ceci
avant même que l’Œdipe ait eu lieu.

Selon Freud, ce n’est que lorsque le père apparaît comme un obstacle pour le
petit auprès de sa mère, que cette identification au père prend une tonalité hostile et
devient le souhait de le remplacer auprès d’elle. L’identification serait ambivalente
dès le début, mais elle peut tantôt se tourner vers l’expression de la tendresse que
vers le souhait d’élimination. Freud rapporte l’identification à la « phase orale » avec
la notion d’incorporation de l’objet désiré ou prisé par le fait de le manger et, ce
faisant, il serait anéanti en tant que tel. Le cannibale en resterait à ce point de vue : il
ne dévore les ennemis que lors qu’il les « chérit » d’une manière ou autre106. Il en
conclut cependant que : « Le destin de cette identification au père est facilement
perdu de vue par la suite 107 ».

À ce moment, il n’a pas encore élaboré le concept du surmoi, à partir duquel il


s’avancera sur ce que cette première identification au père deviendra plus tard,
après l’Œdipe. Il convient cependant de souligner que déjà dans ce texte, cette
identification donne lieu à la constitution de l’idéal. L’enfant fait du père son idéal,
dit Freud.


105 Cf. Sigmund Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), in Œuvres complètes, vol.

XVI, Paris : Éditions PUF, 1991, p. 42


106 Cf. Ibidem, p. 43
107 Ibid.


61

Nous remarquons que le père dont il parle n’est pas celui qui interdit et qui
représente la Loi, mais plutôt, d’abord, le père vient à la place de l’idéal pour
l’enfant, et puis, à celle du rival au regard de la mère et de l’obstacle à la réalisation
de ses souhaits œdipiens. Tout de même, l’identification, qui montre à ce moment sa
tonalité hostile, serait ambivalente dès le début. Elle n’est pas sans un aspect
d’amour ou d’admiration, pourrions nous dire. Il évoque ladite phase orale, dans
laquelle l’enfant, comme les cannibales, voudrait « incorporer » l’objet « chéri » par
le biais de le manger.

Quelques pages plus tard, Freud établit simplement la différence entre les
deux liaisons primaires à une autre personne, l’identification et le choix d’objet :
l’identification tient au fait que l’enfant voudrait être comme le père, tandis que le
choix d’objet se rapporte à l’objet qu’il voudrait avoir.108

Remarquons au passage que Freud ne situe nullement cette différence au


niveau de l’affection plus ou moins forte que l’enfant pourrait porter vis-à-vis de la
personne concernée. Une identification du style « vouloir être comme l’autre »
pourrait donc être une liaison très intense à l’autre. Freud explique :

Ce qui fait donc la différence, c’est que la liaison s’attaque au sujet ou


à l’objet du moi. C’est pourquoi la première de ces liaisons est
possible, préalablement à tout choix d’objet sexuel. Il est bien plus
difficile de donner de cette distinction une présentation
métapsychologiquement visualisable. On reconnaît seulement que
l’identification aspire à donner au moi propre une forme analogue à
celle du moi autre, pris comme « modèle ».109
Freud donne ainsi une différence entre identification et choix d’objet qui
porte sur l’« être » et l’« avoir », selon que la liaison s’attaque au sujet ou à l’objet du
moi. Il considère que l’identification serait possible avant tout choix d’objet sexuel.
Pour l’instant, il n’en dit pas plus sur comment cette prise de l’autre comme
« modèle », comme « forme », pourrait fonctionner. Mais la mention des mots :
modèle, forme, analogie, laisse clairement entendre il s’agit là d’une image à laquelle


108 Cf. Ibid, p. 44
109 Ibid.


62

le sujet peut s’identifier. Par cette image de l’autre, le moi aspirerait à donner forme
à son propre moi110.

Dans ce texte, Freud distingue trois types d’identification. Le premier relève


de la formation du symptôme hystérique. Il écrit :

C’est d’un contexte plus enchevêtré que nous détachons


l’identification lors d’une formation de symptôme névrotique.
Mettons que la petite fille, à laquelle nous allons maintenant nous
en tenir, contracte le même symptôme de souffrance que sa mère,
par exemple la même toux torturante. Eh bien, cela peut se
produire par diverses voies. Ou bien l’identification est celle-là
même qui vient du complexe d’Œdipe, qui signifie un vouloir
remplacer la mère par hostilité, et le symptôme exprime l’amour
d’objet pour le père ; il réalise le remplacement de la mère sous
l’influence de la conscience de culpabilité : Tu as voulu être la mère,
maintenant tu l’es du moins dans la souffrance. C’est ici le
mécanisme complet de la formation de symptôme hystérique.111
Dans la formation du symptôme hystérique, l’identification au symptôme
dont la mère souffre relève de l’identification à la mère, en tant que vouloir la
remplacer auprès du père, et, au même temps, vient à la place d’un châtiment du fait
d’avoir voulu se retrouver à sa place. Celui-ci est donc le premier type
d’identification que Freud distingue.

Le deuxième tient aussi à une identification au symptôme, mais cette fois-ci,


non pas au rival œdipien, mais à la personne aimée. Il cite l’exemple du cas Dora, qui
imite la toux de son père. Ce type d’identification requiert une autre explication,
Freud dit :

… ici nous ne pouvons décrire l’état de choses qu’ainsi :


l’identification est venue à la place du choix d’objet, le choix d’objet
a régressé à l’identification. Nous avons vu que l’identification est la
forme la plus précoce et la plus originelle de la liaison de
sentiment ; dans les circonstances de la formation de symptôme,
donc du refoulement, et de la domination des mécanismes de
l’inconscient, il arrive souvent que le choix d’objet redevienne


110 Notons que Freud semble y donner les éléments qui relèvent de l’identification imaginaire telle

qu’elle a été plus tard formalisée par Lacan dans son « stade du miroir ».
111 Sigmund Freud, op. cit., p. 44


63

identification, donc que le moi fasse siennes les propriétés de


l’objet112 .
Ce deuxième type d’identification, dont le ressort serait le retour –voire la
régression- d’un choix d’objet vers l’identification, s’avère d’une très grande
importance dans les développements théoriques psychanalytiques. Dans son texte
« Deuil et Mélancolie » que nous étudierons par la suite, Freud l’avait déjà utilisé
pour rendre compte du mécanisme de la mélancolie. Nous verrons par la suite qu’il
y a encore une distinction à faire à l’intérieur de ce deuxième type selon les
catégories freudiennes, entre ce qui relève de l’identification à un trait et ce qui
relève de l’identification à l’objet.

Freud tient pourtant à préciser –et cette précision est encore une boussole
pour les psychanalystes- que, dans ces deux premiers types, « l’identification est, les
deux fois, partielle, extrêmement limitée, et emprunte seulement un trait unique à la
personne-objet 113 ». Ainsi, si la deuxième possibilité est un choix d’objet qui
régresse à l’identification, pour Freud, il s’agit du mécanisme par lequel le sujet
s’approprie d’un trait prélevé chez l’objet aimé auquel il est contraint à renoncer.

Ainsi, ces deux premiers types d’identification sont ceux qui sont en jeu dans
la formation des symptômes, et plus précisément, des symptômes névrotiques.
Dans ce cas, l’identification est limitée et porte sur un trait.

Freud propose un troisième et dernier type d’identification, là où


l’identification fait totalement abstraction du rapport d’objet à la personne copiée. Il
le formalise, encore une fois, à partir d’un exemple : il s’agit d’une fille qui reçoit une
lettre de celui qui est par elle secrètement aimé, lettre qui excite sa jalousie et à
laquelle elle réagit par un « accès hystérique ». Ses amies proches, au courant de la
situation, attrapent le même accès par la voie « d’infection psychique ». Freud
précise que le mécanisme agissant « est celui de l’identification sur la base d’un
pouvoir se mettre ou d’un vouloir se mettre dans la même situation114 ». Il dit que :

Les autres aimeraient aussi avoir un rapport amoureux secret et,


sous l’influence de la conscience de culpabilité, elles acceptent aussi
la souffrance qui y est liée. Il serait inexact d’affirmer qu’elles


112 Ibidem, p. 44
113 Ibid., p. 44 et 45
114 Ibid., p. 45


64

s’approprient le symptôme à partir d’un sentiment partagé. Au


contraire, le sentiment partagé n’apparaît qu’à partir de
l’identification, et la preuve en est qu’une telle infection ou
imitation s’instaure également dans des circonstances où il faut
admettre, entre les deux personnes, une sympathie préexistante
bien moindre que celle qui existe habituellement entre des amies de
pension. L’un des moi a perçu dans l’autre une analogie significative
sur un point, qui est dans notre exemple la même propension
sentimentale ; il se forme là-dessus une identification sur ce point
et, sous l’influence de la situation pathogène, cette identification se
déplace, devenant le symptôme que l’un des moi a produit.
L’identification par le symptôme devient ainsi l’indice d’un lien de
recouvrement des deux moi, qui doit être maintenu refoulé. 115
Suivons donc son explication : l’identification dans ce cas-là s’articule au fait
de se mettre à sa place de l’autre, un lien d’affection ou rivalité préalable n’étant pas
requis dans ce cas de figure. L’identification tient à un « recouvrement des deux
moi », maintenu refoulé, qui se produit à partir d’un point d’analogie significative,
dans l’occurrence « la propension sentimentale ». Il convient de souligner ce qui est
repéré par Freud comme la nécessité d’un point d’ « analogie » qui est le ressort de
ce type d’identification. En nous servant des trois registres de Lacan, nous pouvons
la qualifier d’imaginaire. Ceci est le principe de l’ « empathie » et aussi, comme
l’explique Freud, de la contagion des crises hystériques aux pensionnats des filles,
entre autres.

Dans deux des exemples d’identification, un élément jouerait, selon Freud, un


rôle important : la conscience de culpabilité. D’avoir voulu remplacer ou se
retrouver à la place de l’autre, le sujet en accepte aussi les souffrances, à la manière
d’un châtiment. La culpabilité apparaît aussi appareillé à la structure même de
l’identification en tant qu’elle implique le souhait de se retrouver à la place de
l’autre. Ce souhait prend la connotation d’une faute.

Un dernier aspect important que nous soulignons dans cette étude


freudienne sur l’identification c’est que lorsque Freud propose cette distinction en
trois catégories, il est question dans tous les trois cas, de l’identification au
symptôme de l’autre, que ça soit par le biais d’un trait prélevé chez l’autre ou par


115 Ibid., p. 45


65

une sorte de contagion psychique. Nous le notons tout en pointant qu’il ne s’agit pas
pourtant du même concept de symptôme.

L’identification à l’objet perdu


Dans ce même texte, Freud s’intéresse à ce qu’il appelle l’identification à
l’objet perdu :

L’identification avec l’objet abandonné ou perdu, à fin de


remplacement de celui-ci, l’introjection de cet objet dans le moi,
n’est certes plus une nouveauté pour nous. Un tel processus peut à
l’occasion s’observer directement sur le petit enfant. Récemment
fut publiée dans l’internationale Zeitschrift fur Psychoanalyse une
telle observation dans laquelle un enfant, qui était malheureux à
cause de la perte d’un petit chat, déclara sans détour qu’il était
maintenant lui-même le petit chat, en vertu de quoi il rampait à
quatre pattes, ne voulait pas manger à table, etc. 116
Remarquons la proximité avec la deuxième possibilité identificatoire dont il
avait parlé. L’objet auquel le sujet s’identifie se caractérise, dans ce cas-là, du fait
d’être perdu. L’identification fait suite à sa perte, et semble même avoir une vocation
de compensation pour celle-ci.

Ce type d’identification agit sous la même logique, remarque-t-il, que celui


que son travail sur le Deuil et la Mélancolie lui avait permis de cerner. En suivant ce
fil, nous allons, par la suite, étudier de plus près son texte de 1917.

Freud y situe les similitudes et les différences entre le processus de deuil et la


mélancolie. Il dit que l’aspect général de ces deux états, ainsi que les causes qui les
déclenchent –lorsqu’elles sont clairement discernables- permettent de justifier
qu’on les associe. La perte d’un être aimé est le plus souvent, dans les deux cas, la
cause de l’état de douleur du sujet. Le deuil survient à la suite de la perte d’une être
aimé ou d’une « abstraction » qui lui est substituée, dit-il. Il donne comme exemples
de cette « abstraction » la patrie, la liberté, un idéal... Freud note que face à ces
circonstances, on trouve chez des nombreuses personnes, dont on n’aurait pas eu de
soupçons d’une disposition morbide, une mélancolie à la place d’un deuil.117


116 Ibid., p. 47
117 Cf. Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, (1917) Paris : Éditions Payot et Rivages, 2011, p. 44-46


66

Au niveau phénoménologique, les deux tableaux se ressemblent : la


mélancolie, à l’instar du deuil, se caractérise par une humeur profondément
douloureuse, un désintérêt pour le monde extérieur, la perte de la faculté d’aimer et
l’inhibition de toute activité 118 . Une caractéristique permet pourtant de les
différencier : seulement dans la mélancolie il y a aussi « une autodépréciation qui
s’exprime par des reproches et des injures envers soi-même et qui va jusqu’à
l’attente délirante du châtiment119 ».

Voilà donc les tableaux cliniques qui peuvent survenir à la suite d’une perte,
le deuil et la mélancolie. Cependant, pendant le deuil, le sujet réalise un travail, que
Freud décrit : en effet, face à la perte de l’objet aimé, le sujet devra soustraire, dans
un lent processus, ses attachements à cet objet. Pour cela, alors que l’objet sera
conservé dans le psychisme, pour s’en détacher petit à petit, il faudra s’y prendre
par détails –chacun des souvenirs, des espoirs seront revisités, repris, surinvestis
jusqu’à ce que la libido s’en détache. Il s’agit donc d’un travail laborieux qui
demande une grande dépense d’énergie, et requiert donc une bonne partie de
l’énergie psychique disponible. À la fin de ce travail, dont le caractère douloureux
semble à Freud difficile d’expliquer du point de vue économique, le moi sera à
nouveau libre et désinhibé. Ce processus ne pourra pas être accompli dans le
tableau de la mélancolie.

Freud signale au passage que si ce travail est si couteux, il l’est parce que :

Contre cela s’élève une résistance naturelle : en général, on observe


que l’homme n’abandonne pas volontiers une position libidinale,
même lorsqu’il a déjà un substitut en perspective.120
Ce dont finalement il semblerait que l’homme ait à faire le deuil est d’une
particulière position libidinale. Ainsi, pour pouvoir abandonner une position
libidinale et se séparer de l’objet qui a été perdu, un important travail psychique est
requis. Ce détachement se fait détail par détail, prend un certain temps, mais à la fin
du deuil, le sujet arrive à se séparer de cet objet et du destin qui a été le sien.


118 Cf. Ibid.
119 Ibid.
120 Ibid., p. 47


67

Pour ce qui est de la mélancolie, Freud tente de situer en quoi elle s’écarte du
processus de deuil. Il propose d’emblée une différence concernant l’objet lui-même,
voire la possibilité de localiser ce qui a pu être perdu :

Appliquons à présent à la mélancolie ce que le deuil nous a appris.


Dans une série de cas, il est évident que cette affection peut être
aussi une réaction à la perte d’un objet aimé ; dans d’autres
circonstances, on peut percevoir que la perte est de nature plus
idéelle. L’objet n’est peut-être pas vraiment mort, mais il a été
perdu en tant qu’objet d’amour (par exemple, pour une fiancée
abandonnée). Dans d’autres cas encore, on croit devoir conserver
l’hypothèse d’une telle perte, mais on ne peut pas clairement
discerner ce qui a été perdu et on doit supposer d’autant plus que le
malade lui-même ne peut pas le saisir consciemment. Ce pourrait
même être le cas lorsque la perte à l’origine de la mélancolie est
connue du malade, lequel sait, à vrai dire, qui il a perdu, mais pas ce
qu’il a perdu dans cette personne. Ce qui nous suggérerait par
conséquent que la mélancolie porte, en quelque sorte, sur une perte
d’objet dérobée à la conscience, à la différence du deuil, dans lequel
la perte n’a rien d’inconscient.121
Freud propose ainsi que dans le cas de la mélancolie, à différence du deuil, ce
qui a été perdu se dérobe à la conscience. De ce fait, l’inhibition et le manque
d’intérêt qui s’expliquent dans le cas du deuil, apparaissent plus énigmatiques dans
la mélancolie, puisque nous ne pouvons pas voir –ni le patient non plus- ce qui
absorbe ainsi les « malades ».122

Freud situe ainsi une première différence entre le deuil et la mélancolie au


niveau de la connaissance que le sujet a de ce qu’il a perdu, la perte dans la
mélancolie serait inconsciente. Ce point nous semble pourtant discutable à partir
des avancées et des expériences cliniques dont nous disposons aujourd’hui. Un sujet
n’a pas besoin de préciser de manière consciente ce qu’il a perdu lorsqu’il a perdu
quelqu’un, par exemple, pour pouvoir faire le processus de deuil. Par ailleurs, les
mélancoliques ne méconnaissent pas forcement la perte qui les a tant affectés. Il
nous semble que la difficulté du mélancolique à effectuer le travail de deuil,
nécessaire pour l’élaboration d’une perte, c’est plutôt qu’il n’arrive pas à mobiliser


121 Ibid., p. 47 et 48
122 Cf. Ibid.


68

ses ressources symboliques pour se séparer de l’objet perdu. Il reste sans ressources
face au trou ouvert par la perte et finit par s’identifier audit objet.

Tout de même, l’accent que Freud met sur la connaissance de l’objet sur
lequel la perte porte, nous indique que cette perte peut ne pas être du même ordre
dans les deux tableaux. Nous y reviendrons avec le concept lacanien d’objet petit a.

Nous soulignons aussi cet aspect de la mélancolie, où la tristesse ou le


détachement du monde qui affectent le sujet peuvent se présenter comme sans
raison apparente.

Freud revient au trait différentiel qu’il avait isolé précédemment, c’est-à-dire,


l’autodépréciation et l’appauvrissement du moi qui signent le tableau clinique de la
mélancolie. « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide ; dans la mélancolie,
c’est le moi lui-même123 », dit-il. Le tableau est ainsi décrit :

Le malade nous décrit son moi comme infâme, bon à rien et


moralement répréhensible ; il se fait des reproches, s’invective et
s’attend à être rejeté et puni. Il se rabaisse toujours devant les
autres, plaint toute sa famille d’être liée à une personne aussi
indigne. Il ne pense pas avoir subi une altération, mais il étend son
autocritique au passé ; il prétend n’avoir jamais été meilleur. Le
tableau de ce délire de petitesse –principalement morale- se
complète par l’insomnie, le refus des aliments et une défaite,
psychologiquement très remarquable, de la pulsion qui porte
chaque être à s’accrocher à la vie.124
Il est le délire de petitesse qui signe le tableau clinique de la mélancolie : le
rabaissement de sa propre personne, la sévère autocritique qu’il s’adresse et le
sentiment d’indignité. Suite à cette perte, l’attachement à la vie qui semble avoir été
fortement atteint et une faute tombe sur lui. Ces caractéristiques sont absentes dans
le cas du deuil. Remarquons que les auto-reproches, l’autocritique sévère, ce sont
ces caractéristiques que nous attribuons au surmoi.

Freud s’arrête alors sur un détail qui porte sur la manière paradoxale dans
laquelle le mélancolique parle de lui-même :

… il est comme même frappant que le mélancolique ne se conduit


quand même pas tout à fait comme un repentant ordinaire,

123 Ibid., p. 49
124 Ibid., p. 49 et 50


69

bourrelé de remords, qui s’accable de reproches. Il lui manque la


honte devant les autres, qui caractériserait par-dessus tout ce
dernier état, ou du moins elle n’apparaît pas de façon marquante.
On pourrait presque souligner le trait inverse chez le mélancolique :
il présente une expansivité agaçante et se complait à se couvrir de
honte.125
Alors qu’il se considère indigne, le mélancolique n’en épreuve pour autant
aucune honte. Il peut même s’en complaindre ouvertement. Ce trait met la puce à
l’oreille à Freud :

Quand on écoute patiemment la litanie des autoaccusations du


mélancolique, on ne peut s’empêcher d’avoir l’impression que les
plus vives d’entre elles s’appliquent souvent très peu au malade lui-
même mais, avec quelques modifications infimes, à quelqu’un qu’il
aime, a aimé, ou bien a dû aimer126.
La récurrence et même la constance de ce constat dans chaque cas, le
conduisent à en déduire que c’est là justement où se trouve la clef du tableau
clinique de la mélancolie : les reproches que s’adresse le malade sont en fait
adressés à un objet d’amour qu’il a retourné contre son moi. Comme l’enfant qui a
perdu son chat, le mélancolique s’est identifié à l’objet reprochable.

Alors, la conduite des malades devient compréhensible, « leurs plaintes sont


des plaintes au sens légal du terme127 » dit Freud. S’il n’ont pas honte de ce dont ils
s’accusent et ne le cachent pas, c’est parce que ce qu’ils disent de dépréciatif à leur
égard se rapporte à une autre personne. De ce fait, ils n’ont pas une attitude humble
et soumise, mais ils sont casse-pieds. Comme si au fond, ils seraient plutôt en
position de victimes d’une grande injustice.128

Freud isole ainsi le ressort agissant dans les auto-reproches propres à la


mélancolie : il s’agit donc d’une identification. Les reproches que le mélancolique
s’adresse à lui-même sont des reproches adressés à une tierce personne aimée du
sujet, qu’il a perdue et à laquelle il s’est identifié. Il convient de souligner la finesse
clinique de Freud, qui attrape ceci dans le petit détail de l’absence de honte chez le
mélancolique.


125 Ibid., p. 52
126 Ibid., p. 54 et 55
127 Ibid.
128 Cf. Ibid.


70

Freud reconstitue alors le processus :

Il y a eu un choix d’objet, une fixation de la libido sur une certaine


personne ; et plus tard, sous l’influence d’une blessure réelle ou
d’une vraie déception infligée par l’être aimé, cette relation d’objet
a été compromise. Il n’en a pas résulté l’effet normal –le retrait de la
libido fixée sur cet objet et son transfert sur un nouveau-, mais une
autre conséquence, qui paraît demander plusieurs conditions.
Quelque chose vient faire obstacle au processus normal du deuil. Freud en
avance comme explication que l’investissement d’objet se révèle peu résistant, est
supprimé et la libido libérée, à la place d’être rapporté à un autre objet –voire à
l’objet qui dans le deuil est conservé un certain temps dans le psychisme-, se retire
dans le moi. Retirée dans le moi, elle sert à créer une identification avec l’objet
perdu. « L’ombre de l’objet est ainsi tombée sur le moi, qui a pu être alors jugé par
une instance spéciale, comme un objet, l’objet abandonné 129. » La perte de l’objet se
transforme en perte du moi, dit Freud130. Le conflit entre le moi et l’être aimé s’est
mué en conflit entre la critique du moi et le moi modifié par cette identification. 131

Il s’est produit, dit Freud, une identification à l’objet perdu. « L’ombre de


l’objet est tombé sur le moi », cette phrase de Freud s’avère une orientation clinique
et théorique indispensable au regard de la mélancolie, ceci jusqu’à nos jours. Une
instance qui juge y surgit aussi. C’est elle qui s’en prend sévèrement au moi qui se
retrouve identifié à l’objet perdu. Ce même mécanisme nous permet, nous dit Freud,
de cerner la logique du suicide :

A présent, l’analyse de la mélancolie nous apprend que le moi peut


seulement se tuer lorsqu’il peut, par le retour de l’investissement
objectal, se traiter lui-même comme un objet, quand il est en
mesure de diriger contre lui-même une hostilité vouée à un objet et
représentant sa réaction originelle contre des objets du monde
extérieur. Ainsi, l’objet est certes supprimé par la régression du
choix d’objet narcissique, mais il s’est révélé encore plus puissant
que le moi lui-même. Dans les deux situations opposées du suicide


129 Ibid., p. 55 et 56
130 Notons sur ce point qu’il ne s’agit pas de l’identification à un trait, qui enrichirait le moi d’une

identification en plus. Au contraire, il s’agit d’une perte du moi corrélative à l’impossible perte de
l’objet.
131 Cf. Sigmund Freud, op. cit., p. 55 et 56


71

et de l’amour extrême, le moi est, bien que de façon totalement


différente, écrasé par l’objet. 132
Dans l’acte suicidaire, en se frappant lui-même, le sujet vise l’objet auquel il
est identifié. Dans le suicide et l’amour extrême, le moi est écrasé par l’objet. À ce
moment, Freud se sert de la distinction entre narcissisme et libido sous le primat du
principe du plaisir, il considère ainsi que le sujet ne peut pas vraiment viser à se
détruire lui-même. Tout de même, Freud démontre clairement la manière dont le
moi peut condenser chez soi l’objet et les ravages qui peuvent en résulter. Par
ailleurs, dans sa manière d’en parler, il nous fait bien sentir que l’étoffe de l’objet
dont il s’agit est bien autre que le personnage aimé ou haït auquel le sujet à affaire
dans la réalité.

L’ombre de l’objet est tombée sur le moi, dit Freud. Voilà ce qu’est la
mélancolie. Il ne s’agit pas d’une identification au père ou à la mère comme dans le
cas de l’identification hystérique, qui porte sur un trait, comme nous l’avons évoqué
tout à l’heure. Il ne s’agit pas non plus de l’identification imaginaire, celle de se
mettre à la place de l’autre, comme la dernière des trois isolées par Freud dans son
étude de l’identification. Il s’agit d’une identification à l’objet. Avec Lacan, nous
pouvons dire que si l’identification hystérique porte sur un signifiant, l’identification
en œuvre dans la mélancolie est celle à l’objet petit a133.

Freud le dit ainsi :

De même, dans les névroses de transfert, les identifications à l’objet


sont loin d’être rares et constituent, au contraire, un mécanisme
connu de la formation des symptômes, notamment dans l’hystérie.
Nous pouvons pourtant voir la différence entre l’identification
narcissique et hystérique en ce que l’investissement d’objet est
suspendu dans la première, alors qu’il perdure dans la dernière et
exerce un effet qui se limite généralement à certaines innervations
et actions isolées.134
Freud distingue ainsi les « identifications narcissiques » des « identifications
hystériques ». L’identification mélancolique, appartenant à la première catégorie,

132 Ibid., p. 62 et 63
133 Jacques-Alain Miller, dans la Conversation clinique publiée sous le titre de « Variétés de
l’humeur » dit même que puisque ce que nous nommons « identification à l’objet » ne présente pas
les caractéristiques propres à l’identification, il est plus juste de parler d’ « identité avec l’objet ».
Nous y reviendrons dans la deuxième partie de notre thèse.
134 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Paris : Éditions Payot et Rivages, 2011, p. 58 et 59


72

absorbe toute la libido d’objet, alors que dans le cas de l’hystérique, l’identification
préserve la disponibilité de cette libido.

Un autre aspect de l’identification à l’œuvre dans la mélancolie, mis en avant


par Freud, nous semble important à soulever : elle garde son caractère « à part » et
s’oppose au reste du moi. Freud y voit un apport de l’étude de la mélancolie à la
compréhension de la constitution du moi humain de manière plus large : « une
partie du moi s’oppose à l’autre, la critique et la prend, en quelque sorte, pour
objet »135.

Dans le tableau clinique de la mélancolie, le mécontentement moral


envers son propre moi est affiché avant toute chose : les défauts
corporels, la laideur, la faiblesse, l’infériorité sociale sont bien plus
rarement l’objet de l’autoévaluation ; seul l’appauvrissement prend
une place privilégiée parmi les craintes ou les affirmations du
malade. 136
La critique que le sujet s’adresse est donc d’ordre purement moral.

Le soupçon que l’agissement autonome de l’instance critique dissociée 137 du


moi dans ce cas, puisse aussi se manifester dans d’autres circonstances, se trouve
confirmé par les observations ultérieures, dit-Freud. Il y trouve donc la justification
pour considérer cette partie du moi comme une instance distincte et séparée du
moi. 138

Ce que nous apprenons ici, c’est que cette instance est la simple
conscience morale ; nous allons donc la compter, avec la censure de
la conscience et l’épreuve de la réalité, parmi les grandes
institutions du moi et trouver aussi quelque part les preuves qu’elle
peut tomber malade en soi.
Notons que dans ce paragraphe-là, Freud va dans le sens d’approcher
l’instance chargée de critiquer le moi et la censure, tel et comme Lacan le souligne
dans son argumentation que nous avons déployée dans notre chapitre antérieur.
Freud considère que, du fait de cette condition autonome, ces « grandes institutions


135 Ibid., p. 52-54
136 Ibid.
137 Dans la traduction en espagnol, le mot choisi est « scindée », « instance psychique scindée du
moi ». Ceci nous renvoie à notre chapitre sur les origines du surmoi, où nous avions relevée
l’importance de la scission.
138 Cf. Ibid., p. 52-54


73

du moi » peuvent tomber malades en soi. Comme, par ailleurs, c’est le cas dans la
mélancolie.

Ainsi, l’étude de la mélancolie, permet à Freud d’isoler une instance qu’il


appelle la « conscience morale ». La mélancolie nous enseigne donc que c’est de ce
caractère « à part », scindé, que la conscience morale se distingue du moi, et peut
éventuellement s’en prendre à lui. Freud reprend la question quatre ans plus tard
dans son texte de « Psychologie des masses et analyse du moi », que nous citions
précédemment. Il y dit :

[Les] mélancolies nous montrent encore quelque chose d’autre qui


peut prendre de l’importance pour nos considérations ultérieures.
Elles nous montrent le moi partagé, dissocié en deux parts dont l’une
fait rage contre l’autre. Cette autre part est celle modifiée par
introjection, qui inclut l’objet perdu. Mais la part qui déploie une
activité si cruelle ne nous est pas non plus inconnue. Elle inclut la
conscience morale, instance critique dans le moi, qui même en temps
normal s’est mise face au moi en position critique, jamais toutefois si
inexorablement et si injustement.139
La mélancolie permet d’apercevoir, de manière claire parce qu’accentuée,
cette scission à l’intérieur du moi où une part s’en prend cruellement à l’autre, en la
jugeant. L’identification à l’objet perdu serait en jeu dans cette critique, la critique
étant finalement adressée à celui-ci. Mais cette instance critique, la conscience
morale, n’est pas l’apanage des mélancoliques, elle fait partie du psychisme, mais
dans le cadre de cette pathologie, elle déploie toute son inexorabilité et son injustice
face au moi.

Freud continue en précisant le fonctionnement et l’origine narcissique de


cette instance :

Nous avons déjà dû, en des occasions antérieures, faire l’hypothèse


(Narcissisme, Deuil et mélancolie) que se développe dans notre moi
une telle instance qui peut se mettre à part de l’autre moi et
s’engager dans des conflits avec lui. Nous l’avons appelée l’ « idéal
du moi » et lui avons attribué comme fonctions l’auto-observation,
la conscience morale, la censure de rêve et l’influence majeure dans
le refoulement. Nous avons dit qu’elle était l’héritière du
narcissisme originel, dans lequel le moi enfantin se suffisait à lui-

139 Sigmund Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), in Œuvres complètes, vol.

XVI, Paris : Éditions PUF, 1991, p. 47 et 48


74

même. Progressivement, elle accueillit, provenant des influences de


l’environnement, les exigences que celui-ci posait au moi,
auxquelles le moi ne pouvait pas toujours donner suite, de sorte
que l’être humain, là où il ne peut être lui-même satisfait de son
moi, puisse tout de même trouver sa satisfaction dans l’idéal du moi
différencié à partir du moi. Dans le délire d’observation, nous avons
constaté de plus que la dissociation de cette instance devient
patente et qu’en même temps est mise à découvert sa provenance à
partir des influences des autorités, des parents en premier.140
À ce moment, Freud conçoit l’instance psychique en charge de l’auto-
observation, l’auto-surveillance, l’auto-jugement comme l’ « idéal du moi ». Elle
serait concernée dans la conscience morale, la censure du rêve et aurait une
influence majeure dans le refoulement. Ainsi, cette instance critique n’est pas
formalisée à ce moment par Freud comme l’héritière du complexe d’Œdipe, mais
comme l’héritière du narcissisme originel : c’est-à-dire, lorsque par les exigences qui
lui sont imposées de l’extérieur, le sujet doit renoncer à la satisfaction qu’il obtenait
de son moi, il aspire à la récupérer par le biais de l’idéal du moi. Pour sa part, à
différence du moi-idéal du narcissisme originel, l’instance de l’idéal du moi serait
réceptive des influences et exigences des autorités, parents, éducateurs, etc. Freud
considère que c’est ce même jugement du moi vis-à-vis à l’idéal du moi qui serait le
ressort de ce qui se joue dans le délire d’observation.

Le narcissisme et l’Idéal du Moi


Voilà donc un premier fil qui avait conduit Freud à postuler l’existence de
l’« Idéal du Moi 141 » qu’il ne distingue pas du surmoi lorsqu’il crée ce dernier
concept. Cette instance serait l’héritière du narcissisme originel, de ce moment
mythique dans la vie de l’enfant où l’Idéal et le Moi ne seraient pas distincts l’un de
l’autre.


140 Ibidem.
141 L’Idéal du Moi n’apparait pas clairement séparé du Surmoi dans son écrit « Le Moi et le Ça » où il

parle d’« Idéal du Moi ou Surmoi » à plusieurs reprises. Cependant, en reprenant avec plus de détail
ses articles, nous voyons que la différence entre les deux concepts, clairement mise en avant par
Jacques Lacan, était déjà trouvable, même si non explicitée, dans les textes de Freud. Nous avons déjà
évoqué dans ce chapitre que l’identification au père qui donnerait lieu à la formation de l’idéal, serait
antérieure à celle qui serait à l’origine du surmoi. Cette dernière survenue après l’Œdipe et étant son
héritière.


75

En effet, dans son texte « Pour introduire le narcissisme » de 1914, au


moment où Freud se pose la question du devenir du narcissisme primaire chez
l’adulte, il parle de l’Idéal du Moi. Il écrit :

Nous avons appris que des motions pulsionnelles subissent le


destin du refoulement pathogène, lorsqu’elles viennent en conflit
avec les représentations culturelles et éthiques de l’individu. Par
cette condition, nous n’entendons jamais que la personne a de
l’existence de ces représentations une simple connaissance
intellectuelle, mais toujours qu’elle les reconnaît comme faisant
autorité pour elle, qu’elle se soumet aux exigences qui en découlent.
Le refoulement, avons-nous dit, provient du moi ; nous pourrions
préciser : de l’estime de soi qu’a le moi. (…) La formation d’idéal
serait du coté du moi la condition du refoulement.142
En suivant son raisonnement, l’adhésion du sujet à une culture et à une
éthique, se paieraient forcement d’un « refoulement pathogène ». Ceci puisque
celles-ci viendront forcement s’opposer à ses motions pulsionnelles. Freud précise
que le refoulement vient du moi, et s’il est au service du narcissisme, c’est parce qu’il
relève de l’estime que le moi à de lui-même. Freud donne à l’idéal du moi le statut de
« la » condition du refoulement. La formation de l’idéal est ce qui ferait la différence
entre des sujets qui laissent libre cours à certaines impressions, expériences,
impulsions et motions de désir, et d’autres qui les repoussent avec la plus grande
indignation et l’étouffent avant même qu’ils puissent devenir conscientes143.

Dans ce paragraphe, quelques points nous semblent importants à souligner


concernant notre sujet de thèse, notamment en articulation avec la civilisation
contemporaine. L’idéal, héritier du narcissisme primaire, fait autorité pour le sujet, il
est opérant dans la mesure où le sujet lui accorde cette autorité. Par ailleurs, l’idéal
est la condition du refoulement. Dans leur séminaire L’Autre qui n’existe pas et ses
comités d’éthique, Jacques-Alain Miller et Éric Laurent parlent de la chute de l’idéal
dans la civilisation actuelle. Miller propose la thèse que, à notre époque, l’idéal
céderait sa place au zénith social à l’objet petit a. Par conséquence, nous pouvons


142 Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme » (1914), in La vie sexuelle, Paris : Éditions PUF,

1997, p. 97 et 98
143 Sigmund Freud, op. cit., p 97 et 98


76

nous demander ce qu’il en est du refoulement, lorsque l’idéal144 perd ainsi de sa


valeur. Une autre question se pose tout aussi bien est : qu’est-ce qui fait autorité
pour un sujet si ce n’est pas un idéal ? Notre sujet de thèse explore justement cette
question.

Revenant au texte de Freud, il précise encore que :

C’est à ce moi idéal que s’adresse maintenant l’amour de soi dont


jouissait dans l’enfance le moi réel. Il apparaît que le narcissisme
est déplacé sur ce nouveau moi idéal qui se trouve, comme le moi
infantile, en possession de toutes les perfections145.
Freud dit que le sujet ne veut pas se passer de la perfection narcissique de
son enfance. Les réprimandes des autres l’ont troublé, son propre jugement s’est
éveillé, mettant à mal irrémédiablement l’idée de la perfection du moi. Mais le sujet
cherche à la regagner à travers de l’idéal du moi. « Ce qu’il projette devant lui
comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance ; en ce temps-
là, il était lui-même son propre idéal. »146

Si la formation de l’Idéal découle de la perte du Moi-Idéal, d’une


transformation du narcissisme originaire à laquelle le sujet est obligé de par les
réprimandes et exigences qui lui sont faites ; il faudrait préciser si et comment ceci
opère cette dans les sujets contemporains. Les sujets de notre temps, plus tournés
vers le culte de la propre image narcissique, n’ont-ils pas complètement cédé le Moi-
Idéal ? Récupèrent-ils par ce culte une satisfaction narcissique en faisant fi de
l’Idéal ? Quelles conséquences dans la constitution du narcissisme de la chute de
l’Idéal du zénith social ?

Le paragraphe de Freud que nous venons de citer nous donne aussi une idée
de la réponse à donner au pourquoi du comment un sujet peut être au regard de
l’idéal beaucoup plus exigeant vis-à-vis de lui-même que l’ont été ses parents et ses
éducateurs. L’exigence de l’idéal dépendrait du narcissisme et non seulement de la
sévérité des normes éducatives auxquelles le sujet a été confronté. Cette recherche
d’une « perfection perdue » pourrait être forte, par exemple, chez des enfants qui se


144 Lors de ce séminaire, Jacques-Alain Miller et Éric Laurent se réfèrent notamment à des idéaux

paternels. La question se pose donc sur la possibilité que, dans notre époque, ce soient d’autres
idéaux, qui ne s’inscrivent pas dans la lignée du père, qui en prennent la place.
145 Ibidem, p. 98
146 Ibid.


77

sont retrouvés à l’incarner, voire à qui cette « perfection supposée » leur a été
d’avantage renvoyée par l’autre, dans laquelle ils se sont reconnus et dont ils ont tiré
une satisfaction. En général, selon ce qui est avancé par Freud dans ce texte, la
soumission à l’idéal du moi dépendrait plutôt d’à quel point le sujet tient à l’idée de
sa perfection narcissique, qu’il se consacrerait ainsi à récupérer en se soumettant à
l’idéal.

Un autre aspect qui nous semble très intéressant à souligner de ce texte de


Freud, aspect qui permet de saisir l’articulation entre l’idéal en tant que narcissique
et l’idéal en tant que paternel, c’est son développement autour de l’amour des
parents pour leurs enfants et le narcissisme. Nous le citons :

Si l’on considère l’attitude de parents tendres envers leurs enfants,


l’on est obligé d’y reconnaître la reviviscence et la reproduction de
leur propre narcissisme qu’ils ont depuis longtemps abandonné.
(…) Il existe ainsi une compulsion à attribuer à l’enfant toutes les
perfections, ce qui ne permettrait pas la froide observation, et à
cacher et oublier tous ses défauts (…). Mais il existe aussi devant
l’enfant une tendance à suspendre toutes les acquisitions
culturelles dont on a extorqué la reconnaissance à son propre
narcissisme, et à renouveler à son sujet la revendication de
privilèges depuis longtemps abandonnés. L’enfant aura la vie
meilleure que ses parents, il ne sera pas soumis aux nécessités dont
on a fait l’expérience qu’elles dominaient la vie. Maladie, mort,
renonciation de jouissance, restrictions à sa propre volonté ne
vaudront pas pour l’enfant, les lois de la nature comme celles de la
société s’arrêteront devant lui, il sera réellement à nouveau le
centre et le cœur de la création. (…) Il accomplira les rêves de désir
que les parents n’ont jamais mis à exécution, il sera un grand
homme, un héros, à la place du père ; elle épousera un prince,
dédommagement tardif pour la mère. Le point de plus épineux du
système narcissique, cette immortalité du moi que la réalité bat en
brèche, a retrouvé un lieu sur en se réfugiant chez l’enfant. L’amour
des parents, si touchant et, au fond, si enfantin, n’est rien d’autre
que leur narcissisme qui vient renaître et qui, malgré sa
métamorphose en amour d’objet, manifeste à ne pas s’y tromper
son ancienne nature. 147
Il s’agit d’un point à retenir, notamment vis-à-vis de ce que nous allons
développer dans le chapitre qui porte sur le surmoi et l’impératif. Le narcissisme

147 Ibid., p. 96


78

immortel, qui se transmet des parents aux enfants, comme un souhait que l’enfant
ne soit pas confronté aux contraintes de la vie, à la castration, semblerait être la
formule freudienne de ce que Lacan nomme l’appel à la jouissance pure qui ne
passerait pas par la castration. Nous étudierons la question dans notre prochain
chapitre.

Le rappel de ce que Lacan a dit à propos de l’idéal dans l’ouverture de son


premier séminaire nous semble bien justifié dans ce contexte :

… l’idéal du moi est un organisme de défense perpétué par le moi


pour prolonger la satisfaction du sujet. Mais il est aussi la fonction
la plus déprimante au sens psychanalytique du terme. 148
L’Idéal serait donc une formation narcissique. Et aussi, selon Lacan, il serait la
fonction la plus déprimante. Nous préciserons cette articulation entre le refus de
passer par la castration et la tristesse dans notre chapitre clinique.

Dans le texte « Pour introduire le narcissisme », Freud précise donc l’étoffe


narcissique de l’Idéal du Moi –qui permet au sujet de se rendre aimable dans le
regard de l’Autre. Lorsque le terme de Surmoi fera son entrée dans la théorie
psychanalytique, c’est-à-dire, dans le texte « Le Moi et le Ça », la distinction entre
celui-ci et l’« Idéal du Moi » n’apparaît pas clairement. Cependant, dans la mesure où
Freud s’avancera dans la conceptualisation du Surmoi, celui s’en détachera de plus
en plus. En effet, le Surmoi s’avèrera bien autre chose qu’une formation visant à la
récupération d’une satisfaction narcissique.

Freud désigne l’identification au père comme étant au cœur de toutes les


deux formations. Nous allons donc maintenant étudier de plus près comment cette
question est abordée dans le texte « Le Moi et le Ça ».

L’identification au père à l’origine du surmoi


Alors que, dans son texte « Le Moi et le Ça », Freud postule l’instance
psychique du surmoi, il part d’un constat qu’il qualifie de « déconcertant » :

… il y a des personnes chez qui l’autocritique et la conscience


morale, donc des activités animiques évaluées au plus haut, sont

148 Jacques Lacan, Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris : Éditions du Seuil, 1975, p.

12


79

inconscientes et en tant qu’inconscientes manifestent les effets les


plus importants ; le rester-inconscient de la résistance dans
l’analyse n’est donc d’aucune manière l’unique situation de ce
genre. Mais la nouvelle expérience qui nous oblige, malgré notre
meilleur discernement critique, à parler d’un sentiment de
culpabilité inconscient nous déroute bien plus et pose de nouvelles
énigmes, particulièrement quand nous devinons peu à peu qu’un tel
sentiment de culpabilité inconscient joue un rôle économique
décisif dans un grand nombre de névroses et place les plus forts
obstacles sur le chemin de le guérison. Si nous voulons revenir à
notre échelle de valeurs, il nous faut dire : non seulement le plus
profond, mais aussi le plus élevé chez le moi peut être
inconscient.149
Si Freud est amené à conceptualiser le surmoi, c’est bien en raison du fait
qu’il agit sans que le sujet en sache rien.

Il réaffirme ainsi son hypothèse d’une différenciation à l’intérieur du moi, il la


nomme à ce moment « idéal du moi » ou « surmoi »150. Ce qui est nouveau dans cette
conceptualisation, dit Freud, c’est le sentiment de culpabilité puisse agir à l’insu du
sujet. Le « plus élevé » chez le moi peut être inconscient au même titre que la partie
de soi qu’il repousse. C’est de manière inconsciente que l’instance morale peut poser
des obstacles à la guérison et au bonheur du sujet.

Cette dimension inconsciente de l’instance morale serait articulée à une


identification qui opère, elle aussi, à l’insu du sujet.

C’est sur ce point que Freud évoque l’identification à l’objet perdu tel que la
mélancolie lui avait permi de le cerner. Ce processus lui apparaît, au moment de
l’écriture de « Le Moi et le Ça », d’une beaucoup plus grande significativité et
fréquence qu’il avait envisagé dans son texte « Deuil et Mélancolie ». « Nous avons
depuis lors compris qu’un tel remplacement a une grande part dans la mise en
forme du moi et contribue essentiellement à instaurer ce qu’on appelle son
caractère151 ».

L’identification à l’objet serait donc essentielle à la constitution du caractère


du Moi, ce dernier conçu comme le produit d’un bricolage d’identifications diverses,

149 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,

1995, p. 271
150 Cf. Ibidem, p. 272
151 Ibid., p. 272


80

mais elle serait aussi à l’origine de son surmoi. Un obstacle théorique se présente là
pour rendre compte de ces « identifications à l’objet » puisqu’il n’y fait pas la
différence entre l’identification à partir d’un trait prélevé chez l’autre et
l’identification à l’objet perdu. Il explique alors cette difficulté en proposant qu’aux
primes origines, dans la phase orale primitive de l’individu, investissement d’objet
et identification ne sont pas à différencier l’un de l’autre152.

Concernant ce mécanisme, Freud explique que « qu’un tel objet soit


abandonné, par obligation ou nécessité, il n’est pas rare qu’alors, à la place,
survienne la modification du moi qu’il faut décrire, ainsi que dans la mélancolie,
comme érection de l’objet dans le moi153 ». Il dit cependant qu’il ne pouvait pas
préciser davantage les circonstances de ce remplacement, mais il avance quelques
hypothèses :

Peut-être le moi, par cette introjection qui est une espèce de


régression au mécanisme de la phase orale, facilite-t-il ou rend-il
possible l’abandon de l’objet. Peut-être cette identification est-elle
d’une façon générale la condition nécessaire pour que le ça
abandonne ses objets. En tout cas le processus, surtout dans des
phases de développement précoces, est très fréquent et peut rendre
possible la conception selon laquelle le caractère du moi est un
précipité des investissements d’objet abandonnés, contient
l’histoire de ses choix d’objet154.
Il en donne un exemple concernant les femmes qui « ont eu beaucoup
d’expériences amoureuses », chez qui, dans leurs traits de caractère, ont peut
repérer des « reliquats de leurs investissements d’objet ».

Selon Freud, par cette transposition d’un choix d’objet érotique en une
modification du moi, le moi pourrait maitriser le ça. En adoptant les traits de l’objet,
le moi s’imposerait à lui comme objet d’amour et tenterait de remplacer, ainsi, sa
perte. Cette transposition de libido d’objet en libido narcissique entrainerait une
désexualisation de celle-ci.

152 Cf. Ibid., p. 272 et 273. Nous constatons dans son propos, une subtile différence par rapport à qu’il

avait écrit dans le chapitre sur l’identification de son texte « Psychologie des masses et analyse du
moi » de 1921. À ce moment, il soutenait que l’identification était le premier rapport à un autre, avant
même de l’investissement d’objet, alors qu’ici il les postule comme originairement non
différenciables l’un de l’autre.
153 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,

1995, p. 273
154 Ibidem.


81

Notons que ce que Freud nomme « identification à l’objet perdu », peut


relever de deux sortes d’identifications différentes qu’il convient de distinguer. Dans
le cas de la mélancolie, il est question de l’ « ombre de l’objet qui tombe sur le moi »,
dans des termes de Lacan, il serait question d’identification à l’objet petit a. Alors
que dans l’exemple d’une femme qui aurait eu beaucoup d’amants, cette
identification porte plutôt sur un trait de l’homme qu’elle a aimé, il s’agirait d’une
identification symbolique, au niveau du signifiant. Il s’agit d’une question à préciser
lorsqu’on parle de l’identification au père qui est à l’origine du surmoi : s’agit-il
d’une identification à un trait du père ou, plutôt à quelque chose de la dimension de
l’objet petit a, ou encore, s’agit-il d’une identification d’une autre nature ?

Reprenons le fil du texte « Le Moi et le Ça » : Freud pointe le fait que les


identifications d’objet du moi peuvent être nombreuses, et même inconciliables les
unes avec les autres. Le « moi » ne constitue donc pas une totalité, une identité en
accord avec elle même, au contraire, il est fait d’éléments hétérogènes et même
contradictoires.

Cependant, ce sont les effets des premières identifications, survenues à l’âge


le plus précoce, qui seront, selon Freud, les plus généraux et durables155. Ainsi,
notamment le surgissement de l’idéal du moi, cache156 celle qu’il qualifie comme la
première et la plus significative identification de l’individu : celle avec le père de la
préhistoire personnelle. Il essaie alors de formuler comment cette première
identification, la plus significative, se produira dans la vie de l’enfant.

Il dit :

Celle-ci ne paraît pas tout d’abord être le succès ou l’issue d’un


investissement d’objet, elle est directe et immédiate et plus précoce
que tout investissement d’objet. Mais les choix d’objet qui
appartiennent à la première période sexuelle et qui concernent
père et mère paraissent, dans un déroulement normal, trouver leur
issue dans une telle identification et renforcer ainsi l’identification
primaire.157


155 Cf. Ibid., p. 275
156 C’est le terme employé par Freud.
157 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,

1995, p. 275


82

Alors, il y aurait d’abord une première identification au père « directe et


immédiate », qui, dans un deuxième moment, serait renforcé à l’issue du
déroulement « normal » -œdipien donc- des premiers choix d’objet.

Freud dit que la prédisposition triangulaire de la situation œdipienne et la


bisexualité constitutionnelle compliquent les jeux des identifications. Dans le cas
simplifié, le garçon développe pour la mère un investissement d’objet qui sera le
sillon des choix d’objet par étayage. Du père, par contre, il s’empare par
l’identification. C’est le renforcement des souhaits pour la mère158 qui rendra du
père un rival, à ce moment-là, le complexe d’Œdipe apparaît. L’identification au père
prend une tonalité hostile et devient souhait d’éliminer le père auprès de la mère.
Désormais, l’ambivalence propre à l’identification vient au premier plan.

Lors que le complexe d’Œdipe tombe en ruines, l’investissement d’objet de la


mère peut devenir soit identification avec la mère, soit renforcement de
l’identification au père. Si c’est le dernier cas, avec la disparition de l’Œdipe, la
masculinité du garçon serait consolidée. De manière analogue, dit-il, la position
œdipienne de la fille pourrait déboucher sur la constitution ou le renforcement de
l’identification à la mère. Mais, dit-il, « ces identifications ne correspondent pas à
notre attente, car elles n’introduisent pas l’objet abandonné dans le moi 159 ».

Freud met l’accent sur l’Œdipe inversé et propose par ce biais une solution à
cette impasse 160 . Selon Freud, l’expérience analytique met en évidence que la
plupart du temps le complexe d’Œdipe prend une double forme, positive et négative.
C’est-à-dire, que le garçon manifeste aussi une position féminine tendre envers le
père et une position hostile avec la mère. La bisexualité, avoue-t-il, rend très difficile
d’éclaircir les rapports des choix d’objet et identification primitifs. Dans bon nombre
de cas, lorsque l’un ou l’autre de ces constituants disparaît, il ne laisse que des traces
à peine décevables. En tout cas, lors de la disparition du complexe d’Œdipe, il en
découlera une identification au père et une identification à la mère. Dans


158 Freud ne précise pas comment ce « renforcement » se produirait. Grace à l’analyse faite par Lacan

du cas du petit Hans, nous pouvons y situer l’irruption, dans la vie de l’enfant, de la jouissance de
l’organe pénien.
159 Ibidem, p. 276
160 Nous avons évoqué, dans notre chapitre antérieur, la manière dont Ernest Jones avait tenté une

solution pour cette même difficulté.


83

l’empreinte plus au moins forte des deux identifications se reflétera l’inégalité des
deux prédispositions sexuées.

On peut donc admettre, comme résultat le plus général de la phase


sexuelle dominée par le complexe d’Œdipe, un précipité dans le
moi, lequel consiste en l’instauration de ces deux identifications
susceptibles d’être accordées l’une à l’autre de quelque façon. Cette
modification du moi garde sa position à part, elle s’oppose au reste
du moi comme idéal du moi ou surmoi.161
Nous voyons donc la difficulté qui se présente lorsque Freud essaie de situer
comment se précipite, à la fin de l’Œdipe, l’identification au père. Il postule deux
Œdipes, négatif et positif, qui auraient lieu en même temps, et, finalement, les
identifications au cœur du surmoi seraient aussi deux, accordées « de quelque
façon ». Le fait que la distinction entre le surmoi et l’Idéal du Moi ne fasse que
commencer à s’ébaucher y est pour beaucoup. Freud conçoit l’identification au cœur
du surmoi comme une sorte de « modèle » sur lequel le sujet prendra appui pour
pouvoir assumer un jour sa position sexuée, ce qui nous semble relever plutôt de
l’Idéal. La question des raisons pour lesquelles l’identification au cœur du surmoi
garde une position « à part », est séparée des identifications du moi, au point de
constituer une instance différenciée, reste sans réponse 162. Un pas fait par Lacan
quelques années plus tard permettra d’éclaircir ces interrogations.

Identification au père à qui nous avons des reproches à faire


Dans l’une des leçons de son séminaire VII, année où il s’intéresse à préciser
l’éthique propre à la psychanalyse, Lacan aborde la question de l’identification au
père qui serait au cœur du surmoi dit oedipien par un biais complètement inédit. À
ce moment, il prend la référence de l’article d’Ernest Jones « La peur, la culpabilité et
la haine », et il essaie de établir les notions nécessaires pour se retrouver dans ces
questions, il essaie de « dire autre chose que ce qui n’est que tournage en rond et


161 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,

1995, p. 277.
162 C’est justement ce point, cette caractéristique toute particulière de cette identification, de rester à

part, qui a donné lieu à la manière dont nous avons intitulé notre chapitre sur les origines du surmoi :
« Une question de scission ».


84

confusion, même sous les plumes éminentes163 ». En effet, le texte de Jones montre
bien la difficulté à se repérer avec clarté au sujet du surmoi et des affects par lui
isolés.

Lacan commence donc par situer la question du surmoi freudien, celui qui
advient à la fin de l’Œdipe :

…qu’est-ce que cela veut dire, que le surmoi se produit, selon Freud,
au moment du déclin de l’Œdipe ? Bien sûr, on a fait depuis
quelques pas en avant, en montrant qu’il y en avait un, né
auparavant, dit Mélanie Klein, en rétorsion des pulsions sadiques,
encore que personne ne soit capable de justifier que ce soit toujours
le même surmoi164 .
Comme nous l’avons signalé dans notre chapitre sur les origines du surmoi,
Mélanie Klein avait postulé un surmoi précoce, antérieur à l’Œdipe qui prendrait ses
sources dans la pulsion sadique de l’enfant165. « Mais tenons-nous-en [dit Lacan] au
surmoi oedipien. Qu’il naisse au déclin de l’Œdipe veut dire que le sujet en incorpore
l’instance. Cela devrait vous mettre sur la voie.166 »

Pour tracer cette voie, Lacan s’appuie, comme Freud même, sur les avancées
de ce dernier dans son texte « Deuil et Mélancolie » :

Dans un article célèbre qui s’appelle Deuil et Mélancolie, Freud dit


aussi que le travail du deuil s’applique à un objet incorporé, à un
objet auquel, pour une raison ou une autre, on ne veut pas
tellement de bien. Cet être aimé dont nous faisons si grand cas dans
notre deuil, ce n’est pas uniquement des louanges que nous lui
adressons, ne serait-ce qu’à cause de cette saloperie qu’il nous a
faite en nous quittant.167
Notons que Lacan ne met pas l’accent, comme Freud, sur le fait que l’objet en
jeu dans la mélancolie serait un objet perdu, mais, au contraire, sur le fait que cet
objet est incorporé.


163 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.

354
164 Ibidem
165 Dans le même chapitre, nous avons aussi évoqué la position prise par Jones par rapport au débat

entre Mélanie Klein et Anna Freud autour de l’origine du surmoi, et ses échanges avec Freud à ce
propos.
166 Jacques Lacan, op. cit., p. 354
167 Ibidem


85

Il continue : « Alors, si nous incorporons le père pour être si méchants avec


nous-mêmes, c’est peut-être que nous avons, à ce père, beaucoup de reproches à lui
faire.168 » Cette dernière phrase, qui découle du développement freudien, n’avait pas
été jusque-là énoncée de cette manière par Freud ni par ses disciples.

Ainsi, la question de l’identification au père qui serait à l’origine du surmoi


est abordée d’une toute autre manière par Lacan. Si jusqu’à alors, l’identification au
père à l’origine du surmoi était entendue comme l’incorporation du personnage qui
interdit, qui reproche, qui punit, qui surveille ; la proposition de Lacan est que ce qui
est incorporé est, au contraire, le personnage reprochable qu’est le père.

De cette manière, s’éclaire ce que Freud avait signalé comme la condition « à


part » de l’identification au père à l’origine du surmoi, dont nous avons
précédemment signalé la difficulté théorique169. Par ailleurs, toutes les embrouilles
sur l’ambivalence, l’Œdipe positif et négatif, l’amour ou la rivalité autour du père et
de la mère, etc. -dans lequel autant Freud que les postfreudiens semblaient se
perdre- se trouvent ainsi résolues.

Un autre détail majeur qui nous semble nécessaire de remarquer dans ces
paragraphes, c’est que Lacan n’emploie pas le terme d’identification, mais celui
d’ « incorporation ». Identification et incorporation, sont-ils équivalents ? En
utilisant ce terme, Lacan ne range pas forcement cette incorporation entre les
identifications qui portent sur un trait symbolique : s’agit-il pourtant d’une
identification à un trait du père, à un signifiant ; ou s’agit-il plutôt dans ce cas, d’une
identification à l’objet, comme c’est le cas dans la mélancolie ? Pouvons-nous parler
d’une identification à l’objet en tant que ce qui serait visé c’est son être même, son
être de père et plus précisément son être de père raté ?

Le père dont il est question dans cette incorporation est celui qui a « foutu »
des choses au monde, notamment l’enfant ; et raté de l’avoir mal fait, comme le dit
Lacan dans les paragraphes suivants.


168 Ibid.
169 Il nous semble cependant que, au regard de ce que nous avons avancé autour de l’impossibilité

dans la mélancolie à se séparer de l’objet perdu ; la question qui se poserait serait pour quoi l’enfant
ne peut pas se séparer de son père et de ce fait, il l’incorpore ? Est-ce en tant qu’il se fait fils de ce
père, héritier de sa faute ? Si cela s’avère le cas, le déclin de la fonction du père qui caractérise notre
époque, ne serait sans conséquences dans l’instance incorporée du surmoi oedipien.


86

Lacan s’intéresse, à ce moment-là, à préciser le père dont on parle alors qu’il


est question de l’incorporation du père à la fin de l’Œdipe, ceci en s’appuyant sur les
différents agents de la frustration, la privation et la castration :

La castration, la frustration, la privation, sont choses différentes. Si


la frustration est l’affaire propre de la mère symbolique, le
responsable de la castration, à lire Freud, c’est le père réel, et au
niveau de la privation c’est le père imaginaire. Tâchons de bien voir
la fonction de l’une et de l’autre de ces pièces au déclin de l’Œdipe,
et dans la formation du surmoi. Peut-être cela nous apportera-t-il
quelque clarté, et n’aurons-nous pas l’impression de jouer deux
lignes écrites sur la même portée, quand nous faisons entrer en
ligne de compte, d’une part, le père comme castrateur, et, d’autre
part, le père comme origine du surmoi. Cette distinction est
essentielle dans tout ce que Freud a articulé, et d’abord sur la
castration, quand il s’est mis à l’épeler, par un phénomène
véritablement stupéfiant puisque cela n’avait jamais été même
esquissé avant lui.170
Alors, dans cet effort de clarté, Lacan distingue le père agent de la castration
et le père agent de la privation. Le premier serait le père réel, le deuxième, le père
imaginaire. C’est ce dernier qui est à l’origine du surmoi.

Lacan continue :

Le père réel, nous dit Freud, est castrateur. En quoi ? Par sa


présence de père réel, comme effectivement besognant le
personnage vis-à-vis de quoi l’enfant est en rivalité avec lui, la mère.
Que ce soit ou non comme cela dans l’expérience, dans la théorie ça
ne fait aucun doute –le père réel est promu comme Grand Fouteur-
et pas devant l’Eternel, croyez-moi, qui n’est même pas là pour
compter les coups. Seulement ce père réel et mythique ne s’efface-t-
il pas au déclin de l’Œdipe derrière celui que l’enfant, à cet âge tout
de même assez avancé de cinq ans, peut très bien avoir déjà
découvert ? –à savoir le père imaginaire, le père qui l’a, lui le gosse,
si mal foutu.171
Le père réel, dans ce séminaire, est celui qui est promu comme Grand
Fouteur, en tant que c’est lui qui fait l’amour avec la mère. Ce père mythique s’efface
à la fin du complexe d’Œdipe derrière le père imaginaire, qui apparaît alors
distinctement. Ce dernier est à l’origine de la vie de l’enfant et Lacan le définit dans

170 Jacques Lacan, op. cit., p. 355
171 Ibidem


87

ce paragraphe du fait d’être le destinataire des reproches de l’enfant : de ne pas


« être vraiment quelqu’un » et d’avoir si mal foutu son gosse.

Lacan reprend le fil de la question de la privation :

N’est-ce pas ce que les théoriciens de l’expérience analytique


épellent en ânonnant ? Et n’est-ce pas là que git la nuance ? N’est-ce
pas autour de l’expérience de la privation que fait le petit enfant –
non pas tant parce qu’il est petit que parce qu’il est homme- n’est-ce
pas autour de ce qui est pour lui privation, que se fomente et se
forge le deuil du père qui serait vraiment quelqu’un. Le reproche
perpétuel qui nait alors d’une façon plus ou moins définitive et bien
formée selon les cas, reste fondamental dans la structure du
sujet.172
Le reproche est donc à double tranchant, puisqu’il est aussi question du
reproche fait au père de ne pas être « vraiment quelqu’un », point sur lequel il sera
question pour l’enfant de faire le deuil. Mais de ce deuil, il en reste une incorporation
du père imaginaire. Ainsi nait ce « reproche perpétuel » qui s’installe de manière
fondamentale et définitive dans la structure du sujet, reproche qu’il s’adresse à lui-
même mais qui est destiné au père imaginaire auquel il est identifié.

Lacan signale que c’est aussi le père imaginaire, et non pas le père réel, qui
est à l’origine de l’image providentielle de Dieu. Il ajoute que « la fonction du surmoi,
à son dernier terme, dans sa perspective dernière, est haine de Dieu, reproche à
Dieu d’avoir si mal fait les choses173 ».

Il conclut :

Telle est, je le crois, la vraie structure de l’articulation du complexe


d’Œdipe. Si vous la répartissez ainsi, vous trouverez beaucoup plus
clairs les détours, hésitations, tâtonnements, des auteurs pour s’en
expliquer les accidents et les détails. En particulier, et jamais
autrement, vous pourrez avoir avec cette clé ce que Jones veut
vraiment quand il parle du rapport entre haine, crainte et
culpabilité au sujet de la genèse du surmoi.174
Arrêtons-nous donc dans ces paragraphes qui constituent, en partie, une
reprise de ses élaborations antérieures autour de la castration, la privation et la


172 Ibid.
173 Ibid., p. 355
174 Ibid., p. 355 et 356


88

frustration et qui continuent un dialogue qu’il entretient avec le texte d’Ernest Jones
« La peur, la culpabilité et la haine ».

Les notions de frustration, privation et castration avaient déjà été formalisés


par lui depuis quelques séminaires. Revenons donc à ce que Lacan avait dit à propos
du père réel et du père imaginaire dans son séminaire IV, sur la relation d’objet, où
les avait ainsi définis :

Le père imaginaire, nous avons tout le temps affaire à lui. C’est lui
auquel se réfère le plus communément toute la dialectique, celle de
l’agressivité, celle de l’identification, celle de l’idéalisation par où le
sujet accède à l’identification au père. Tout cela se passe au niveau
du père imaginaire. Si nous l’appelons imaginaire, c’est aussi bien
parce qu’il est intégré à la relation imaginaire qui forme le support
psychologique des relations au semblable, lesquelles sont à
proprement parler des relations d’espèces, sont au fond de toute
capture libidinale comme de toute érection agressive. Le père
imaginaire participe aussi bien de ce registre, et présente des
caractères typiques. C’est le père effrayant que nous connaissons au
fond de tant d’expériences névrotiques, et qui n’a aucunement, de
façon obligée, de relation avec le père réel de l’enfant. Nous voyons
fréquemment intervenir dans les fantasmes de l’enfant une figure à
l’occasion grimaçante du père, et aussi de la mère, qui n’a qu’un
rapport extrêmement lointain avec ce qui a été présent du père réel
de l’enfant, et qui est uniquement lié à la fonction que joue le père
imaginaire à un moment du développement.
Le père réel est tout à fait autre chose, dont l’enfant n’a jamais eu
qu’une appréhension très difficile, en raison de l’interposition des
fantasmes et de la nécessité de la relation symbolique. Il en va
d’ailleurs de même pour chacun de nous. S’il y a quelque chose qui
est fondement de toute l’expérience analytique, c’est bien que nous
avons énormément de peine à appréhender ce qu’il y a de plus réel
autour de nous, c’est-à-dire les êtres humains tels qu’ils sont. Toute
la difficulté aussi bien du développement psychique que,
simplement, de la vie quotidienne, est de savoir à qui nous avons
réellement affaire. Il en va ainsi de ce personnage du père qui, dans
les conditions ordinaires, peut être à juste titre considéré comme
un élément constant de ce que l’on appelle de nos jours l’entourage
de l’enfant. 175


175 Ibid.


89

Ainsi, dans sa leçon du 13 mars 1957, Lacan fait du père réel l’être humain tel
qu’il est et dont l’enfant n’a qu’une vague appréhension. Notons que le registre du
réel avait été modifié chez Lacan entretemps, ce qui répercute sur la notion du père
réel. À ce moment-là, réel semble faire référence à la réalité. Ainsi, dans le séminaire
IV, c’est à ce personnage de l’entourage de l’enfant que revient cette « fonction
saillante dans le complexe de castration176 ». Dans le séminaire VII, l’accent se
déplace. Ainsi, le père réel devient le Grand Fouteur, celui qui jouit de la mère.

Le père imaginaire, par contre, serait celui auquel on a constamment affaire,


en tant que c’est lui que l’on convoque dans la dialectique de l’identification, de
l’agressivité, de l’idéalisation par où, dit Lacan, on accède à l’identification au père.
En tant qu’imaginaire, il est intégré à la relation imaginaire support de la relation au
semblable, il est le père effrayant, celui qui intervient dans le fantasme de l’enfant
comme une figure grimaçante. Celui qui fait peur. Et c’est à lui que revient la place
d’agent dans la privation et c’est l’incorporation de ce père qui donne origine au
surmoi.

Alors, qu’est-ce qu’est la privation ? Y a-t-il un rapport entre privation et


surmoi ? Pour répondre à ces questions, commençons par rappeler que frustration,
privation et castration sont trois manières différentes de traiter le manque.

Dans le chapitre du séminaire IV que nous citons, Lacan s’intéressait aussi à


Jones, plus précisément, à sa manière de concevoir la genèse du surmoi, autour de la
privation –qu’il concevait autrement que Lacan- et la crainte de l’aphanisis. Lacan
pointe l’erreur, répandue entre les postfreudiens, de faire équivaloir « privation » à
« frustration », ce qui suppose un autre qui refuse au sujet la satisfaction qu’il
recherche. Ce n’est pas à ce niveau que Lacan conçoit la privation.

La notion de privation selon Lacan implique l’inscription du manque au


niveau du réel. Puisque, en effet, au niveau du réel, a priori rien ne manque. Ce n’est
que par l’introduction de l’ordre symbolique qui permet, à l’occasion, de comparer
les corps des garçons et des filles, que l’on peut conclure qu’il manque quelque
chose à la place où elle devrait se trouver. Ainsi, peut s’inscrire un manque au niveau
du pénis que la femme devrait avoir. Par la privation, la fille apparaît comme privée
du pénis, mais aussi la femme et donc la mère de l’enfant. L’enfant peut alors se

176 Ibid.


90

présenter à la mère comme lui offrant le phallus et se positionner, d’une ou autre


manière, par rapport à ce qui manque à la mère177.

La castration n’aura lieu que par la suite, lors que l’irruption de la jouissance
de l’organe sexuel et le constat de l’insuffisance de ce que l’enfant a à offrir, lui
pousseront à sortir de l’Œdipe.

L’agent de l’opération de privation est le père imaginaire. Le père qui prive la


mère du pénis est le père pris dans le monde fantasmatique de l’enfant, dans la
relation imaginaire, dans le domaine de l’idéalisation et l’agressivité. C’est aussi celui
qui est responsable de la création de l’enfant, celui qui aurait dû « être quelqu’un »
et mieux faire les choses. C’est à ce père-là que l’enfant incorpore dans
l’identification qui sera à l’origine du surmoi. Nous y reviendrons.

Reprenons le séminaire VII. À ce moment-là, le père réel et le père imaginaire


ne sont pas présentés exactement de la même manière.

Par rapport à ces paragraphes, le psychanalyste et ancien enseignant du


département de psychanalyse de l’Université de Paris 8, Serge Cottet, a écrit dans
son texte « Le surmoi, énoncé discordant » :

Le père mythique, rival et castrateur, s’efface au déclin de l’Œdipe,


et c’est le père imaginaire qui en prend le relais, et qui est la
véritable origine du surmoi. Lacan prend le modèle du deuil : le
sujet fait le deuil d’un père qui serait vraiment quelqu’un, un père
consistant et substantiel, image providentielle de dieu. Que
découvre l’enfant de cinq ans ? Ce père imaginaire n’existe pas, ou
est désidéalisé, et le reproche lui est fait de l’avoir « lui le gosse, si
mal foutu ». Comme sur le modèle de la mélancolie, les auto-
reproches sont des reproches adressés à ce père imaginaire.178
Au déclin de l’Œdipe, le père mythique, rival et castrateur cède sa place au
père imaginaire. C’est ce dernier qui est à l’origine du surmoi. Le sujet devra faire le
deuil d’un père qui serait vraiment quelqu’un, consistent, substantiel. Il semblerait
dans cette conception du père réel se profiler plutôt la dimension du père jouisseur,
le père qui a le droit à jouir de la mère et qui en fait usage. Cependant, il s’agirait

177 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris : Éditions du Seuil, 1994, Chapitre

« Le complexe de castration ». Et Jacques-Alain Miller, « Retour de Grenade, Savoir et satisfaction », In


La Cause Freudienne no 33. Paris : Éditions Navarrin, Mai 1996.
178 Serge Cottet, « Le surmoi, énoncé discordant », in Lire Freud, avec Lacan « Le Moi et le Ça », Paris :

Ecole de la Cause Freudienne, publication digital, 2014, p. 62


91

d’un personnage mythique qui est voué à s’effacer à la fin de l’Œdipe. Celui qui
prendrait le relais serait le père imaginaire, auquel l’enfant s’identifie.

Le père imaginaire est défini, à ce moment, comme étant notamment le


destinataire du reproche de l’enfant. Serge Cottet articule une nuance qui permet de
lier le père imaginaire du séminaire IV à celui du séminaire VII : c’est le père en tant
qu’idéalisé qui chute pour l’enfant. Le père imaginaire, celui présent dans le monde
fantasmatique de l’enfant, le déçoit, il n’est pas « vraiment quelqu’un » comme
l’enfant l’avait cru. Le père imaginaire passe de l’idéalisation, à se faire adresser le
reproche d’avoir « si mal foutu son gosse ». L’enfant prend ce personnage à sa
charge en s’identifiant à lui. Le surmoi oedipien se fonde de l’identification à ce père
–et même à ce Dieu Père- qui a si mal créé les choses. Le surmoi est haine de Dieu,
dit Lacan. L’image providentielle de Dieu –un Dieu qui rémunère, relevant du
registre du surmoi179- se fonde aussi sur ce père imaginaire.

Lacan dit aussi à ce moment que c’est l’expérience de la privation qui pousse
l’enfant vers le deuil d’un père qui serait « vraiment quelqu’un ». Comment
comprendre ceci ?

Ce père créateur, qui a si mal fait les choses…


Remarquons que le père qui serait à l’origine du surmoi n’est donc pas celui
qui jouit de la mère, il n’est pas non plus celui qui vient incarner la Loi auprès de
l’enfant, il est, selon Lacan, le père en tant que créateur, notamment celui qui est à
l’origine de la vie de l’enfant et qui est en position d’en répondre. Gardons aussi
présent le fait que le lien qui unit un père à un enfant est d’une nature tout à fait
différente que celui qui unit une mère à son enfant180. Sur la paternité, ainsi que sur
la mort, nous ne savons que par l’incidence du signifiant, de l’ordre symbolique.
Lacan n’hésite pas à y pointer la dimension d’acte de foi.

Nous avions situé la privation comme une inscription du symbolique –à


travers ce qui peut manquer à sa place- dans le réel –là où rien ne manque. En effet,
si nous pouvons reprocher au créateur d’avoir si mal fait les choses, c’est parce que
l’on peut avoir une idée que les choses auraient pu être mieux faites. Cette

179 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre III, Les psychoses, Paris : Éditions du Seuil, 1981, p. 142
180 Nous approfondirons la question dans notre chapitre sur l’impératif et le surmoi.


92

inscription du manque dans le réel où rien ne manque tient, dans la manière dont
Lacan amène les choses, tout particulièrement à la « petite différence » sexuelle.
Celle-ci ouvre rien de moins que la place pour qu’un enfant puisse se loger en
relation à ce qui manque à la mère, le phallus. Le développement freudien autour de
l’Œdipe féminin montre bien que le moment venu, un enfant viendra dans le désir
de sa mère à cette place181. C’est sur ce point que Freud situe la roche de la fin de
l’analyse : le Penis-neid182 du côté féminin, l’angoisse de castration du côté masculin.

Nous avions déjà dit que c’est au père imaginaire que l’on attribue la place
d’agent de cette privation.

Ce qui s’effectue est en rapport avec le fait que de cet organe, de ce


signifiant, le petit homme est un support plutôt piètre, et qu’il en
apparaît avant tout plutôt privé. C’est là que nous pouvons
entrevoir la communauté de son sort avec ce qu’éprouve la petite
fille, laquelle s’inscrit également de façon beaucoup plus claire dans
cette perspective.183
Le garçon est aussi frappé par la privation. L’expérience de privation que fait
le petit enfant, nous dit Lacan, il la fait, non pas en tant que petit, mais en tant
qu’homme. Ce qu’il a à offrir ne fait pas le poids : comme la fille, il est privé de ce
qu’il faudrait pour répondre à ce qui manque à la mère.

C’est donc comme homme qu’il reproche à celui qui est responsable de l’avoir
amené au monde de l’avoir si mal foutu, de se retrouver privé de ce qu’il faudrait. Et
par ailleurs, l’enfant s’aperçoit que son père auparavant idéalisé n’est finalement pas
« vraiment quelqu’un ».

Ce dont il s’agit, c’est de ce tournant où le sujet s’aperçoit tout


simplement, chacun le sait, que son père est un idiot, ou un voleur
selon les cas, ou simplement un pauvre type, ou ordinairement un
croulant, comme dans le cas de Freud.184


181 En quoi une mère, en tant que telle, se définit de « l’avoir » -avoir un enfant, mais éventuellement

aussi avoir un mari, une maison, une famille... ce qui s’inscrit pour elle dans le registre de la
propriété-.
182 Notons que le Penis-neid et l’angoisse de castration se correspondent, fixent une interprétation de

ce qui ne va pas entre les hommes et les femmes. Ainsi, le phallus apparaît comme le médiateur entre
les sexes, là où le rapport sexuel n’existe pas.
183 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.

356.
184 Ibidem.


93

On reproche au père de ne pas être à la hauteur, de n’être finalement qu’un


pauvre type. C’est à ce père-là que l’enfant s’identifie dans le surmoi, et une fois
incorporé, c’est à lui à qui il s’adressera désormais ces reproches.

« Le reproche perpétuel qui nait alors, d’une façon plus ou moins définitive et
bien formée selon les cas, reste fondamental dans la structure du sujet 185 », dit
Lacan. Ceci ne trouve pas de résolution à la fin de l’Œdipe. Cela reste actif.

Qu’est-ce qu’un Père ?


Le reproche que l’enfant adresse à jamais à son père imaginaire par le biais
de son surmoi tient à une double privation : celle de ne pas l’avoir fait comme il
aurait fallu, et celle de l’avoir privé d’un père qui serait quelqu’un. D’où le titre que
nous avons choisi pour notre chapitre : « des orphelins du père qu’il faudrait ». À la
question Qu’est-ce qu’un Père ?, le père de chacun donne une réponse plutôt ratée.
Sur ce point crucial, il convient de situer qu’il s’agit au même temps de quelque
chose fondamentale pour tout un chacun, mais qui concernait personnellement
Freud.

Lacan n’hésite pas à situer la question Qu’est-ce qu’un père ? comme « le


grand problème personnel186 » d’où celui qui deviendra le père de la psychanalyse
est parti.

Il le dit clairement dans son séminaire sur la relation d’objet :

Toute l’interrogation freudienne –non seulement dans la doctrine,


mais dans l’expérience du sujet Freud lui-même, que nous trouvons
retracée à travers les confidences qu’il nous fait, ses rêves, le
progrès de sa pensée, tout ce que nous savons maintenant de sa vie,
de ses habitudes, et même de ses attitudes à l’intérieur de sa famille
que M. Jones nous rapporte d’une façon plus ou moins complète,
mais certaine –toute l’interrogation freudienne se résume à ceci-
Qu’est-ce que c’est qu’être un père ?
Ce fut pour lui le problème central, le point fécond à partir duquel
toute sa recherche est véritablement orientée.187


185 Ibid., p. 355
186 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 215
187 Ibid., p. 204 et 205


94

Lacan y revient aussi dans son séminaire VII, où il parle plus précisément du
père de Freud, croulant et aimé de son fils :

Croulant sans doute bien sympathique et bien bon, mais qui a bien
du communiquer malgré lui, comme tous les pères, les mouvements
de bousculade, de ce que l’on appelle les antinomies du capitalisme
–il a quitté Freiberg où il n’y avait plus rien à faire, pour s’installer à
Vienne, et c’est une chose qui ne passe pas inaperçue pour l’esprit
d’un enfant, même quand il a trois ans. Et c’est bien parce que Freud
aimait son père qu’il a fallu qu’il lui redonne une stature, jusqu’à lui
donner cette taille du géant de la horde primitive.188
Il convient de garder en tête même cette dimension personnelle de la
question qui travaillait Freud, lorsque nous parlons du reproche fait par l’enfant au
père de, finalement, ne pas être à la hauteur d’en être vraiment un, ni de
l’idéalisation que l’enfant s’était faite de lui.

Alors, pourquoi la question du père travaille si intimement Freud, et aussi


tout un chacun ? Lacan en dit :

Dans le cas du garçon, la fonction de l’Œdipe paraît beaucoup plus


clairement destinée à permettre l’identification du sujet à son
propre sexe, qui se produit, en somme, dans le relation idéale,
imaginaire, au père. Mais ce n’est pas le but vrai de l’Œdipe, qui est
la juste situation du sujet par rapport à la fonction du père, c’est-à-
dire qu’il accède lui-même un jour à cette position si problématique
et paradoxale d’être un père. Or, cet accès présente inversement
une montagne de difficultés.189
L’identification du sujet à son propre sexe, dans le cas du garçon, passe par la
relation au père imaginaire, par le biais de l’idéal190. Bien que l’Œdipe paraît destiné
à cette fonction, Lacan dit que le vrai but de l’Œdipe est plutôt la « juste situation du
sujet par rapport à la fonction du père », c’est-à-dire, de l’accès de l’enfant, à son
tour, à la place de père.

Lacan continue encore :


188 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.

356
189 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 204
190 Dans ce sens, lorsque l’idéal paternel chute, la question de comment peut se produire cet accès à la

position virile se pose.


95

Observez que si c’est là un problème pour chaque névrosé, c’est


aussi un problème pour chaque non-névrosé dans le cours de son
expérience infantile. Qu’est-ce qu’un père ? Cette question est une
façon d’aborder le problème de signifiant du père, mais n’oublions
pas qu’il s’agit aussi que les sujets, au bout du compte, le
deviennent, pères. Poser la question qu’est-ce qu’un père ?, c’est
encore autre chose qu’être soi-même un père, que d’accéder à la
position paternelle. Regardons-y de près. Si tant est que pour
chaque homme l’accession à la position paternelle est une quête, il
n’est pas impensable de se dire que, finalement, jamais personne ne
l’a vraiment été complètement.
Dans la dialectique nous supposons, et il faut partir de cette
supposition, qu’il y a quelque part quelqu’un qui peut assurer
pleinement la position du père, quelqu’un qui peut répondre –Je le
suis, père. Cette supposition est essentielle à tout le progrès de la
dialectique œdipienne, mais cela ne tranche en rien la question de
savoir quelle est la position particulière, intersubjective, de celui
qui, pour les autres, et spécialement pour l’enfant, remplit ce
rôle.191
Alors que l’enfant est pris par la question brûlante Qu’est-ce qu’un père ?, qui
serait à la hauteur d’un tel nom, le père imaginaire, désidéalisé, ne fournit point une
réponse satisfaisante. La question intéresse cependant l’enfant au plus haut point,
en partie parce qu’il sera appelé à y répondre à son tour lorsqu’il sera père. Il ne
peut qu’être intimement déçu, malgré l’amour que l’enfant porte à celui qui est son
père, de sa personne et de sa performance, par ailleurs, jamais à la hauteur de l’idéal
qu’il s’était fait.

La dialectique œdipienne, dit Lacan, exige qu’il y ait quelque part quelqu’un
qui serait en position de répondre « Moi, je suis père ». Nous pouvons situer ce Père-
là, à la place d’exception nécessaire pour faire exister l’ensemble du côté masculin
aux tableaux de la sexuation. Mais ceci apparaît plutôt comme une nécessité logique
que personne ne pourrait incarner vraiment.

La question « Qu’est-ce qu’un père ? » ne concerne pas uniquement Freud,


elle traverse aussi tout l’enseignement de Lacan. Il commence par théoriser le Nom-
du-Père où il a situé l’indicateur tranchant de la clinique structurale ; jusqu’à la
proposition de celle qu’il appelle la « père-version », c’est-à-dire, une version du


191 Ibid., p. 205


96

père –en mettant donc l’accent sur la dimension singulière, contingente et même
défaillante par laquelle un homme incarne cette place pour un enfant-.

Ces deux psychanalystes, mais aussi tout un chacun en est concerné. Face à
cette question essentielle qui porte sur le signifiant père, aucun père ne peut
répondre complètement. Alors que justement, ce dont il s’agit, c’est du fait que
l’enfant puisse aussi un jour devenir père à son tour. Le père imaginaire, auquel
l’enfant s’identifie dans son surmoi, le prive de réponse que ça soit en l’incarnant ou
en lui donnant ce qu’il faudrait pour y répondre à son tour. Au-delà des efforts qu’il
peut faire, l’enfant ne pourra pas faire autre chose que répéter le ratage pour
incarner la fonction.

Lacan tente cependant de formaliser une réponse à la question « qu’est-ce


qu’un père ». C’est avec cet horizon que nous terminerons notre chapitre. Dans la
leçon du 21 janvier 1975 de son séminaire RSI, il dit :

Un père n'a droit au respect, sinon à l'amour, que si le dit amour, le


dit respect, est... vous n'allez pas en croire vos oreilles ...père-
versement orienté, c'est-à-dire fait d'une femme, objet a qui cause
son désir.192
L’incarnation d’une version du père digne de l’amour et du respect de
l’enfant, tient à ce que son désir soit père-versement orienté en faisant d’une femme
l’objet cause de son désir.


192 Jacques Lacan, Le séminaire, « RSI », (1974-1975), inédit., leçon du 21 janvier 1975.


97

« Sic volo, sic jubeo »


L’impératif et le surmoi

« Kant (…) nous rend le plus grand service, de poser la borne


topologique qui distingue le phénomène moral, je veux dire le champ
qui intéresse le jugement moral comme tel. Opposition catégorielle
limite, purement idéale sans doute, mais il est essentiel que quelqu’un
un jour l’ait articulé en la purifiant –catharsis- de tout intérêt,
pathologisches, ce qui ne veut pas dire des intérêts liés à la pathologie
mentale, mais simplement des intérêts humains, sensibles, vitaux.
Pour qu’il s’agisse du champ qui peut être valorisé comme
proprement éthique, il faut que nous n’y soyons, par aucun biais,
intéressés en rien. (…) Je vous ai montré comment, au Tu dois de Kant,
se substitue aisément le fantasme sadien de la jouissance érigée en
impératif –pur fantasme bien sûr, et presque dérisoire, mais qui
n’exclut nullement la possibilité de son érection en loi universelle. »

Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse,


Paris : Éditions du Seuil, 1986, p. 363 et 364

Freud énonce, dans le texte Le moi et le ça, que le surmoi se manifeste sous
les espèces de l’impératif catégorique tel que Kant l’a conçu. Qu’est-ce qui le conduit
à affirmer ceci ? Une première objection à son affirmation se présente d’emblée :
lorsque le surmoi relève de la dimension subjective, l’impératif catégorique est
défini comme universel et ayant une valeur objective.

Dans l’expérience clinique, le surmoi se présente sous la forme d’énoncés


impératifs et même d’insultes qui visent le sujet. Certaines personnes témoignent
des ordres parfois absurdes qui s’imposent à eux et auxquels ils se sentent
contraints d’obéir alors que ceci va à l’encontre de leurs intérêts et leurs désirs.
Dans d’autres cas, ils obéissent aveuglement, tout en méconnaissant les impératifs
auxquels ils sont soumis. Tout un travail de déchiffrement est requis pour saisir ces
ordres ignorés du sujet. L’impératif, par sa présence et son action dans l’expérience
subjective, est donc une évidence clinique que le concept du surmoi a permis


98

d’identifier et dont ce concept a permis de saisir l’importance. Mais de quel


impératif s’agit-il ? En quoi relève-t-il de l’impératif kantien ? Quel est son ressort ?

Pour répondre à ces questions, dans ce chapitre, nous commencerons par


évoquer succinctement ce qui a été élaboré par Freud et Lacan concernant le
commandement chrétien 193 ; par la suite, nous étudierons ce que l’impératif
catégorique kantien proprement dit éclaire sur le surmoi. Après, nous essayerons de
cerner ce que Lacan signale comme proximité entre Kant et Sade. En prenant appui
sur des textes de Jacques-Alain Miller, nous interrogerons le fondement capricieux
de l’impératif. Finalement, nous étudierons ce qui a été isolé par Lacan, déjà avancé
dans son enseignement, comme l’impératif dernier du surmoi, c’est-à-dire,
l’impératif de jouissance.

L’impératif, un mode verbal


Le mot « impératif » a différentes connotations. L’une d’entre elles, qui nous
semble important à relever d’emblée, est : « Mode du verbe caractérisé par l'absence
de pronoms de conjugaison et qui exprime un ordre (phrases affirmatives) ou une
défense (phrases négatives)194 ».

Un premier aspect à souligner concernant l’impératif est donc qu’il s’agit d’un
mode grammatical du verbe. Ce mode verbal n’est pas accompagné de pronoms. Le
sujet de la phrase, ou plus précisément, le sujet auquel la phrase s’adresse, n’est pas
exigé dans la construction de celle-ci. Le sujet qui énonce la phrase, celui qui émet le
commandement, non plus195.

Selon cette définition, ce mode du verbe exprime un ordre ou une défense. En


cela, il rejoint la définition plus large d’impératif : « Qui contient, qui exprime un
ordre, à quoi on doit se soumettre », ou encore : « Qui ordonne de façon absolue, qui
ne transige pas.196


193 En ce qui concerne les dix commandements de Moïse, il nous semble plus adéquat de les aborder

en relation à la question de la Loi.


194 http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/impératif/60148
195 Cette caractéristique grammaticale nous semble d’une importance cruciale puisqu’elle rend déjà

compte de sa dimension performative : la phrase s’adresse à celui qui l’entend. D’ailleurs, la personne
qui émet la phrase n’est pas forcement identifiée à l’autorité qui l’émet. La phrase fait autorité en elle-
même.
196 www.cnrtl.fr/definition/Impératif


99

Dans son livre Qu’est-ce que le commandement ?, le philosophe Giorgio


Agamben nous donne quelques précisions qui nous semblent importantes à évoquer
ici : l’impératif est un mode non apophantique selon la division fondamentale entre
les énoncés linguistiques établie par Aristote, c’est-à-dire qu’il n’est pas susceptible
d’être qualifié de vrai ou faux197. Sur ce point, il nous rappelle que la phrase en
impératif est à distinguer des effets qu’elle peut produire, d’obéissance ou
d’ignorance de l’ordre proféré198.

La relation ontologique entre le langage et le monde n’est pas ici


affirmée, comme le discours apophantique, mais commandée.
Néanmoins, il s’agit encore d’une ontologie, sauf que celle-ci n’a pas
la forme du « est », mais celle du « sois ! », qu’elle ne décrit pas une
relation entre le langage et le monde, mais l’enjoint et la commande.
199

Il s’agit d’une forme verbale performative, un speech act, selon la théorie


développée par le philosophe anglais John L. Austin. Ce sont donc des énoncés dont
l’énonciation est de l’ordre de l’acte200. Il s’agit des énoncés qui, par leur simple
énonciation, produisent de fait ce qu’ils signifient. Agamben pose alors la question :
« Qu’est-ce qui confère aux mots le pouvoir de se transformer en faits ? Les
linguistes ne l’expliquent pas, comme si effectivement ils touchaient ici à une sorte
de pouvoir magique de la langue.201 »

Giorgio Agamben nous conduit jusqu’à ce seuil, ce qu’il appelle le « pouvoir


magique de la langue », c’est-à-dire, sur le constat que le signifiant a des effets dans
le « monde ». Il s’agit d’un postulat premier pour la psychanalyse : parler a des
effets.

En ce qui concerne notre sujet, le surmoi, nous pouvons dire que « ça »202
commande.


197 Cf. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le commandement ?, Paris : Éditions Payot et Rivages, 2013.
198 Cf. Ibidem.
199 Ibid., p. 39 et 40
200 Cf. Ibid., p. 44 et 45
201 Ibid., p. 45 et 46
202 Nous choisissons le « ça » pour plusieurs raisons. D’une part, nous avons déjà évoqué que Freud

dit du surmoi qu’il est proche du ça et qu’il est même son avocat ; d’autre part, le « ça » fait entendre
la dimension non-subjectivé qui agit à l’insu du sujet ; et finalement, c’est la phrase impérative en
elle-même, donc « ça », qui commande.


100

Le commandement chrétien
Avant d’aborder l’impératif catégorique kantien, nous allons nous intéresser
brièvement au commandement qui a la caractéristique d’être la pierre angulaire sur
laquelle se fonde la morale d’un des trois monothéismes d’Occident203. À différence
des commandements du peuple juif, celui-ci réduit la Loi à une seule règle qui
contiendrait toutes les autres et serait la plus importante.

Le commandement chrétien a particulièrement interrogé Freud, qui a


souligné son rapport au surmoi. Lacan a repris et mis en valeur l’élaboration
freudienne autour de cette question, notamment lors qu’il travaille l’éthique de la
psychanalyse. Dans cette partie, nous allons examiner ce qu’ils en ont formalisé et
essayer d’en saisir l’importance au regard de notre sujet de recherche.

La religion chrétienne, tout en reprenant les dix commandements de la Loi du


peuple juif, fonde sa morale sur un commandement qui a été élevé par Jésus au rang
du plus grand de la loi: « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute
ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée; et ton prochain comme toi-
même204 ». La religion chrétienne fonde donc sa morale sur le commandement de
l’amour. La véritable nouveauté de celui-ci n’est pas la partie qui porte sur l’amour
pour Dieu –qui était déjà le premier commandement du décalogue-, mais celle qui
ordonne d’aimer le prochain.

Dans son texte Le malaise dans la civilisation, Freud s’y intéresse


particulièrement. Il signale alors la dimension d’« étranger » de ce « prochain »
qu’on est sensé aimer, et aussi la dimension étrangère chez tout un chacun. D’une
part, aimer le prochain « comme soi-même » nous confronte donc à la question de
l’amour que l’on peut porter à soi-même. En effet, la relation qu’un sujet entretient
avec soi-même est loin d’être simple et le surmoi est la preuve de la cruauté dont on
peut faire preuve vis-à-vis de soi.

Freud nous met en garde sur l’agressivité qui nous habite. Il écrit :
« L’existence de cette agressivité que nous pouvons éprouver en nous-mêmes et
supposons à bon droit chez autrui, tel est l’élément qui perturbe nos rapports avec

203 Nous étudierons ce point de manière plus approfondie dans notre chapitre sur les religions, et

particulièrement, sur le catholicisme.


204 La Bible, Paris : Editions du Seuil, 1973, Luc, chapitre X, verset 23


101

notre prochain et contraint la civilisation à tout ce qu’elle met en œuvre.205 » Un


noyau de moi-même m’est étranger et je peux en déduire que cet étranger habite
l’autre aussi. Il s’agit d’une agressivité que, selon Freud, la civilisation oblige à
tourner contre soi-même et serait la source de la férocité du surmoi.

« Freud prend soin d’ajouter cette touche supplémentaire, qu’une fois entré
dans cette voie, une fois amorcé ce processus, il n’y a plus de limite –il engendre une
agression toujours plus lourde du moi206 », souligne Lacan.

Il y a dans le plus proche, le prochain, la chose la plus horrifiante : un noyau


de jouissance, qui fait surgir l’agressivité inconsciente, le destrudo, selon les mots
de Lacan. L’argumentation de Freud dans ce texte, fait du surmoi le retournement de
ce destrudo envers soi-même. Selon lui, la férocité du surmoi s’accroit dans la
mesure même où on l’obéit.

En reprenant la réflexion freudienne, Lacan démontre que le commandement


d’aimer son prochain, tout aussi bien que l’éthique de l’altruisme, l’utilitarisme, la
volonté générale, l’égalité, la philanthropie, la morale du sentiment, trouvent leur
fondement dans la dimension imaginaire. L’on réduit l’autre à notre « semblable », à
notre « prochain », on veut son bien « à l’image » du nôtre. Dans l’axe imaginaire, on
trouve les fondements de l’amour (dans le sens du narcissisme), mais aussi de
l’agressivité. L’altérité radicale de l’autre reste donc forclose dans cette logique.
Aussi bien que notre propre altérité, en tant qu’elle échappe à l’image de soi.

Cela dit, le commandement chrétien a, à la différence de ce qui relève des dix


commandements et de la Loi –qu’elle soit divine ou humaine-, une caractéristique
structurale qui le rend susceptible de venir à la place d’un impératif
surmoïque comme contenu, comme énoncé : il est impossible à satisfaire.

L’impératif catégorique
Dans la théorie morale de Kant, la Loi morale aurait la forme d’un impératif,
d’une contrainte objective, qui s’impose aux sujets et qu’il attribue à la raison. Il
définit l’impératif comme :


205 Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation (1930), Paris : Éditions Points, 2010, p. 120
206 Jacques Lacan, op. cit., p. 229


102

une règle qui est désignée par un devoir exprimant la contrainte


objective qui impose l’action, et elle signifie que, si la raison
déterminait entièrement la volonté, l’action aurait lieu
infailliblement d’après cette règle. Les impératifs ont par
conséquent une valeur objective, et sont entièrement distinctifs des
maximes, en tant que celles-ci sont des principes subjectifs 207.
L’ « impératif kantien » place la raison au cœur de la question de la morale.
L’un des aspects inédits que la pensée kantienne introduit dans la réflexion sur la
question morale, c’est qu’elle la détache définitivement des systèmes de règles
communautaires, des traditions, des religions. La Loi morale tient à la raison et non
pas aux règles transmises. Elle sépare l’action morale de son contexte. Kant
considère que « l’analytique de la raison pure pratique devrait ressembler à un
syllogisme ». L’exigence morale devient une exigence de la raison et doit avoir la loi
de la raison pure pratique comme seul mobile de l’action.

Son détachement de la dimension sociale ou communautaire, tient à au fait


que la loi morale kantienne se veut universelle. L’universalité, plus qu’une
caractéristique de la Loi morale, en est une exigence. Elle la définit. C’est à condition
de l’envisager comme universelle que le principe qui détermine l’action peut se
qualifier d’authentiquement moral. La loi fondamentale de la raison pure pratique
est : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps
toujours valoir comme principe d’une législation universelle.208 »

En conséquence, tout ce qui n’est pas universel, ni universalisable, ne peut


pas être pris en compte comme mobile de l’action morale. Lacan le situe
justement dans son texte « Kant avec Sade » :

Pour que cette maxime fasse la loi, il faut et il suffit qu’à l’épreuve
d’une telle raison, elle puisse être retenue comme universelle en
droit de logique. Ce qui, rappelons-le de ce droit, ne veut pas dire
qu’elle s’impose à nous, mais qu’elle vaille dans tous les cas, ou pour
mieux dire, qu’elle ne vaille en aucun cas, si elle ne vaut pas en tout
cas. 209
Nous soulignons ce dernier aspect de la théorie kantienne relevé par Lacan :
ce qui ne vaut pas en tout cas, ne vaut en aucun cas. Pour lui, tous les mobiles qui ne


207 Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, (1788) Paris : Éditions Gallimard, 1985, p. 38
208 Ibidem, p. 53
209 Jacques Lacan, « Kant avec Sade », In Écrits II, Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 245


103

s’accommodent pas à l’exigence d’universalisation de la maxime relèvent de ce que


Kant nomme « les facteurs pathologiques » : les désirs, les sentiments, les intérêts
vitaux. Selon lui, ils doivent être éliminés de la considération de l’action humaine en
tant que morale.

C’est sur ce point que, dans son séminaire VII, s’interrogeant sur ce qu’il en
est de l’éthique dans la pratique psychanalytique, Lacan s’intéresse à la morale
kantienne. Il y trouve une grande avancée dans la réflexion philosophique autour de
cette question, puisque Kant a fondé sa morale au-delà des limites propres à l’axe
imaginaire. Il s’agit d’une morale qui ne se base point sur l’amour du prochain, les
bons sentiments, l’empathie, la mise à la place d’autrui, etc.

Nous constatons que Kant avait pointé le manque de solidité du fondement


imaginaire de la morale dans sa Critique de la raison pratique, notamment en ce qui
concerne une définition du bonheur qui permettrait de le rendre un objectif moral.
Nous le citons :

En effet, ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du


sentiment particulier du plaisir et de peine que chacun éprouve ;
bien plus, dans un seul et même sujet, ce choix dépend de la
diversité des besoins suivant les variations de ce sentiment, et une
loi nécessaire subjectivement (comme loi naturelle) est ainsi
objectivement un principe pratique tout à fait contingent, qui peut
et doit être très divers dans les sujets divers… 210
La condition contingente du bonheur, rend ce dernier inapte pour en faire un
principe moral. Il écrit quelques pages après:

Le principe du bonheur peut, certes, fournir des maximes, mais


jamais de celles qui pourraient servir de loi à la volonté, même si
l’on prenait pour objet le bonheur universel. Car, puisque la
connaissance de celui-ci ne repose que sur des données
d’expérience, que tout jugement à ce sujet dépend essentiellement
de l’opinion de chacun, elle-même d’ailleurs fort variable, on peut
bien en tirer des règles générales, mais jamais des règles
universelles.211


210 Emmanuel Kant, op. cit., p. 46
211 Ibidem, p. 61


104

L’argumentation de Kant arrache l’action en tant que morale de la poursuite


du bonheur, même s’il s’agit du bonheur « universel » : on ne peut pas en déduire
des règles universelles.

Il convient de souligner que la loi fondamentale kantienne est vide de


contenu. Elle se limite à l’exigence d’universalité. Elle fait donc appel à la dimension
suprasensible, dont il ne doute pas que tout un chacun a l’expérience, et qu’il appelle
la voix de la raison. Ceci nous semble le point essentiel pour éclairer l’articulation
entre l’impératif catégorique dans sa prétention universelle et l’impératif du
surmoi qui se présente comme relevant de l’intimité du sujet : il s’agit d’une voix qui
s’imposerait à chacun dans sa propre raison.

La morale kantienne et l’anti-morale sadienne


Kant entame ainsi la voie d’une éthique fondée dans le champ qui s’ouvre une
fois dépassée la limite de l’imaginaire. Lacan s’en saisira en le mettant en rapport
avec un partenaire paradoxal : le marquis de Sade.

Dans son séminaire VII, Lacan dit :

En vous amenant donc cette année sur le terrain de l’éthique de la


psychanalyse, je vous ai conduits à une certaine limite que j’ai
illustrée par une confrontation, une mise en relief de l’un par
l’autre, si paradoxal que cela paraisse, de Kant et de Sade
nommément.212
En quoi ces deux positions éthiques, apparemment si disjointes l’une de
l’autre –la moralité intransigeante de la raison et l’extrême anti-morale-, s’avèrent,
selon Lacan, comme l’avers et le revers de la même monnaie ?

Nous soulevons par la suite quelques points :

1. Au-delà des sentiments, au-delà de la répugnance

Par rapport à l’œuvre de Sade, Lacan signale qu’elle ne manque pas de


cohérence et que ce sont justement les critères kantiens qui permettent de justifier
cette anti-morale. Il isole la maxime sadienne : « –Prenons comme maxime

212 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.

245


105

universelle de notre action le droit de jouir d’autrui quel qu’il soit, comme
instrument de notre plaisir213 », ou encore, selon la formulation qu’il fait dans son
texte « Kant avec Sade » : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque,
et ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des
exactions que j’aie le gout d’y assouvir214 ».

Voilà la maxime que Lacan articule comme le dernier ressort de l’œuvre


sadienne215 . Il remarque que, finalement, s’il y a une raison pour laquelle son
ouvrage cause « notre répugnance, [elle] peut être légitimement assimilée à ce que
Kant lui-même prétend éliminer [avec] des critères de la loi morale, à savoir à un
élément sentimental 216». Lacan précise que :

Si l’on élimine de la morale tout élément de sentiment, si l’on nous


retire, si l’on invalide, tout guide qui soit dans notre sentiment, à
l’extrême le monde sadiste est convenable –même s’il en est
l’envers et la caricature- comme un des accomplissements possibles
du monde gouverné par une éthique radicale, par l’éthique
kantienne telle qu’elle s’inscrit en 1788.217
Nous avions déjà évoqué le fait que Kant propose une éthique qui ne se fonde
point sur le registre imaginaire et qui démontre son mirage. Mais lors que Lacan
situe le point de rencontre entre Kant et Sade au-delà dudit « élément sentimental »,
notamment au-delà de la répugnance, il va plus loin : il n’est plus seulement
question du corps –propre ou de l’autre- dans son statut imaginaire, mais aussi, ce
qui apparaît derrière l’image et que l’on peut nommer avec les outils conceptuels
dont on dispose aujourd’hui, le corps dans son statut réel.

Dans ce champ logiquement précisé par Kant, et que, dans son séminaire VII,
Lacan situe topologiquement comme au-delà du franchissement des limites du bien
et du beau, se logent aussi bien l’anti-morale sadienne que l’éthique du désir. Dans


213 Ibidem, p. 96.
214 Jacques Lacan, « Kant avec Sade », In Écrits II, Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 247
215 Notons que l’œuvre sadienne s’articule selon Lacan sur le droit à la jouissance, à la fin de notre

chapitre nous aborderons la question de l’impératif de jouissance. Droit et devoir de jouissance, ne


sont pas à priori, du même ordre. Mais il convient de laisser la question ouverte. Lacan n’a pas
manqué de parler du principe qu’il rattache au totalitarisme « Tout ce qui n’est pas interdit est
obligatoire ». Principe aussi formulé en 1956 par le physicien de Murray Gell-Mann pour le domaine
de la mécanique quantique.
216 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil,

1986Lacan, p. 96
217 Ibidem, p. 96


106

ce champ -où l’on ne s’arrête plus face à l’image du corps, propre ou de l’autre, où on
ne se laisse plus intimider par la répugnance ou l’horreur- règne la pulsion de mort.
Le surmoi pousse vers là.

Nous en avons rencontré un douloureux exemple dans les attentats qui nous
ont frappé récemment : ces actes rendent compte du franchissement à partir duquel
s’en prendre au corps réel de l’autre devient possible218.

2. La douleur comme seul affect moral

Kant prescrit que le seul mobile de la volonté humaine pour être moral doit
être la soumission à la loi morale. Ainsi, la conquête de la vertu, nécessite de la
contrainte, de la lutte contre le désir pour s’exprimer. La loi morale exige le sacrifice.
C’est à cela que servent, selon Kant, les sentiments et les intérêts pathologiques, à les
vaincre pour avoir accès à la vertu.

Kant l’explique ainsi :

En effet, si une créature raisonnable pouvait jamais aller jusqu’à


suivre volontiers toutes les lois morales, cela signifierait qu’il ne se
trouverait pas même en elle ne serait-ce que la possibilité qu’un
seul désir la poussât à les violer, car la victoire remportée sur un
désir de ce genre coûte toujours un sacrifice de la part du sujet, et,
par conséquent, exige une coercition exercée sur soi-même, c’est-à-
dire, une contrainte intérieure à faire une chose qu’on ne fait pas
tout à fait volontiers.219
La morale kantienne exige le sacrifice du désir du sujet, la lutte contre soi-
même. Le seul sentiment que la morale kantienne admet comme pouvant se corréler
à la loi morale, dit Lacan « ce n’est rien d’autre que la douleur elle-même220 ».

Kant l’écrit clairement :

En effet, toute inclination, toute impulsion sensible est fondée sur le


sentiment, et l’effet négatif produit sur le sentiment (par le
préjudice porté aux inclinations) est lui-même un sentiment. Par
conséquent, nous pouvons bien voir a priori que la loi morale,
comme principe déterminant de la volonté, par cela même qu’elle

218 Nous étudierons plus précisément la question dans notre chapitre sur les religions.
219 Emmanuel Kant, op. cit., p. 119 et 120
220 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.

97


107

porte préjudice à toutes nos inclinations, doit produire un


sentiment qui peut être appelé de la douleur… 221
Kant dit aussi : « l’effet de cette loi morale sur le sentiment n’est que
l’humiliation222 ». Voire : « Comme soumission à une loi, c’est-à-dire comme ordre
(ce qui, pour le sujet affecté de façon sensible, annonce coercition), il ne contient
donc aucun plaisir, mais bien plutôt une peine attachée à l’action. 223»

La soumission à la loi morale, exigeant toujours le sacrifice de la part du sujet,


est forcement corrélée aux affects de la douleur, de l’humiliation et de la peine…

La loi morale vise à former un homme qui, selon l’expression de Kant: « ne vit
plus que par devoir, et non parce qu’il trouve le moindre goût à la vie224 ». Le sujet
moral de Kant est celui qui se fait l’exécuteur impersonnel et mortifié de l’action qui
répond à la déduction de la Loi morale. Il en est l’objet et peut à l’occasion en
devenir le « fétiche noir » selon l’expression de Lacan dans son texte, « Kant avec
Sade ».

En termes freudiens, nous dirions que la morale de la Critique de la Raison


Pratique nous conduit au-delà du principe du plaisir, la limite étant dessinée par la
douleur. En cela, la morale de Kant et l’anti-morale de Sade ne se différencient pas.
Lacan en dit :

En somme, Kant est de l’avis de Sade. Car, pour atteindre


absolument das Ding, pour ouvrir toutes les vannes du désir, qu’est-
ce que Sade nous montre à l’horizon ? Essentiellement, la douleur.
La douleur d’autrui, et aussi bien la douleur propre du sujet, car ce
ne sont à l’occasion qu’une seule et même chose. L’extrême du
plaisir, pour autant qu’il consiste à forcer l’accès à la Chose, nous ne
pouvons le supporter.225
Kant et Sade s’avancent au-delà de la limite de la douleur. L’un en fait le
propre de l’action morale, l’autre l’extrême du plaisir. Toutes les deux s’engagent
dans ce que Lacan formule dans ce séminaire comme « l’accès à la Chose ».

Comme il le formulera bien plus tard, Lacan considère aussi que la tristesse
est un affect moral et en tirera une éthique propre à la psychanalyse. Mais au

221 Emmanuel Kant, op. cit., p. 106
222 Ibidem, p. 114
223 Ibid., p. 116
224 Ibid., p. 125
225 Jacques Lacan, op. cit., p. 97


108

contraire de Kant et de Sade, il y voit plutôt l’affect propre à la faute morale, à la


lâcheté morale. Dans son texte Télévision, il dit :

La tristesse, par exemple, on la qualifie de dépression, à lui donner


l’âme pour support, ou la tension psychologique du philosophe
Pierre Janet. Mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une
faute morale, comme s’exprimait Dante, voire Spinoza : un péché, ce
qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort
que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver
dans l’inconscient, dans la structure. 226
La tristesse, faute morale, ne serait rien d’autre que le péché du rejet de
l’inconscient. A l’opposé, nous trouvons une vertu : le gai sçavoir227.

Comme nous l’évoquons ci-dessus, la proposition de Lacan dans son texte de


1974 reprend et précise davantage l’élaboration qu’il avait au long du séminaire VII,
L’éthique de la psychanalyse, de l’année 1959-1960. Il y avait dit que : « la seule
chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir 228 ». 229

Dans le dernier chapitre du séminaire, alors qu’il part de la réflexion sur ce


qu’est le héros tragique et articule l’éthique avec le désir en l’opposant au service
des biens, Lacan dit sur ce dernier : « Faire les choses au nom du bien, et plus encore
au nom du bien de l’autre, voilà qui est bien loin de nous mettre à l’abri non
seulement de la culpabilité, mais de toutes sortes de catastrophes intérieures.230 »
Pour ce qui est du désir, il y précise :

Si l’analyse a un sens, le désir n’est rien d’autre que ce qui supporte


le thème inconscient, l’articulation propre de ce qui nous fait nous
enraciner dans une destinée particulière, laquelle exige avec
insistance que la dette soit payée, et il revient, il retourne, et nous
remmène toujours dans un certain sillage, dans le sillage de ce qui
est proprement notre affaire.231


226 Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 526
227 Nous reviendrons sur la question de manière plus détaillée dans notre chapitre sur la « tristesse

ordinaire ».
228 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.

370
229 Notons que Jacques-Alain Miller dit là-dessous que Lacan n’a pas fait pour autant du ne pas céder

sur son désir un précepte. Cf. Miller, J.-A., « Le choix forcé », In La Cause Freudienne no 5, Paris :
Éditions Navarrin, Octobre 1983, p. 28.
230 Lacan, J., op. cit., p. 368
231 Ibidem, p. 368


109

Il articule alors le désir –ce qui supporte le thème inconscient- avec la


destinée qui nous reconduit à ce qui est notre affaire. Comme une dette qui
demande à être payée, le désir serait ce que, malgré son caractère inconscient, il
s’agit de ne pas rater.

Alors, si dans le séminaire VII, Lacan dit que ce dont on peut être coupable
c’est d’avoir cédé sur son désir et que celui-ci supporte le thème inconscient et est
articulé à une destinée particulière ; dans le texte Télévision la tristesse comme faute
morale se situe au regard du devoir du bien dire concernant le repérage dans
l’inconscient, dans la structure. D’un côté donc, la faute est vis-à-vis du désir, dans
l’autre, elle se situe par rapport à un devoir, celui de bien dire.

Pouvons-nous opposer ainsi la morale kantienne et l’éthique de la


psychanalyse ? Une première précision est requise alors que l’on parle de l’éthique
de la psychanalyse. D’une part, l’éthique de la psychanalyse est relative au discours
analytique et est une éthique du désir232, certes, mais dans les mots de Jacques-Alain
Miller, « si éthique il y a dans la psychanalyse, ce ne saurait être que celle du bien
dire233 ». Ainsi, là où la morale kantienne prescrit la tristesse comme l’affect propre
à l’action morale, face à la tristesse, la psychanalyse promeut le bien dire et le gai
sçavoir.

Mais, en ce qui concerne le franchissement de cette barrière du principe du


plaisir, des intérêts pathologiques, la question se présente de manière plus nuancée.
Lacan dans le séminaire VII dit que la tragédie détrompe le spectateur sur deux
points : aussi bien sur le prix à payer quand on s’avance sur la voie de son désir ; que
« sur la valeur de la prudence qui s’y oppose, sur la valeur toute relative des raisons
bénéfiques, des attachements, des intérêts pathologiques, comme dit M. Kant, qui
peuvent le retenir sur cette voie risquée.234 » La voie du désir et la morale de Kant
nous conduisent au-delà de ce franchissement. La manière dont l’éthique de la
psychanalyse serait une éthique du désir sans pour autant prescrire le précepte de
ne pas céder sur celui-ci est une question qui reste ouverte, en admettant ainsi des
aménagement singuliers avec le désir, franchissant ou pas la barrière du principe du


232 Cf. Jacques-Alain Miller, « Le choix forcé », In La Cause Freudienne no 5, Paris : Éditions Navarrin,
Octobre 1983, p. 28
233 Ibidem, p. 29
234 Jacques Lacan, op. cit., p. 372


110

plaisir. À chacun de juger, à chaque moment, comment il va s’y prendre, et quel prix
il est prêt à payer.

Revenant à la tristesse, si nous avançons l’hypothèse que l’affect qui


correspond à l’obéissance au surmoi est la tristesse –refus du savoir inconscient-, la
déduction qui en découlerait c’est que l’impératif du surmoi, impératif de jouissance
–nous y reviendrons- serait « Jouis ! (sans rien en savoir) », voire « Jouis de ne rien
en savoir ».

3. Une morale au-delà de la limite du possible

Un autre aspect qui approche la morale kantienne de l’anti-morale sadienne


est le fait qu’elle ne tient aucunement compte de l’évaluation des possibilités réelles
de l’exécution de l’action. Ceci en tant que la morale kantienne met son accent
exclusivement sur l’intention du sujet dans l’action morale ou, dans ces termes, sur
sa volonté, et que la maxime de l’action doit être universalisable. Comme nous
l’avons déjà signalé, toute évaluation des circonstances, de la situation et de la
particularité du cas, ne ferait que nuire à la possibilité d’universalisation de la
maxime. Kant écrit :

Au contraire, si la loi peut être considérée a priori comme le


principe déterminant de l’action, et celle-ci, par conséquent, comme
déterminée par la raison pure pratique, alors le jugement qui doit
décider si quelque chose est ou non un objet de la raison pure
pratique est tout à fait indépendant de la comparaison avec notre
pouvoir physique, et il s’agit seulement de savoir s’il nous est
permis de vouloir une action qui aurait pour but l’existence d’un
objet, alors que celui-ci serait en notre pouvoir ; par conséquent,
c’est ici la possibilité morale de l’action qui doit précéder, car, dans
ce cas, ce n’est pas l’objet, mais la loi de la volonté qui en est le
principe déterminant.235
La loi de la volonté doit primer sur l’évaluation des possibilités de réalisation
de l’action. Cette exigence qui ne prend pas en compte la dimension du possible et
de l’impossible dans le jugement moral de l’action, a aussi été attribuée par Freud au
surmoi. Il écrit dans Le malaise dans la civilisation:


235 Emmanuel Kant, op. cit., p. 87


111

[Le Surmoi] ne se soucie pas assez des faits de la constitution


psychique de l’être humain, il promulgue un commandement et ne
demande pas s’il est possible à l’être humain d’y obéir. Au contraire,
il suppose que tout est psychologiquement possible au Moi de ce
qu’on lui impose, que le Moi est doté d’un pouvoir illimité sur son
Ça.236
Ainsi, pour être moral au regard de la loi kantienne et du surmoi freudien, ni
les possibilités et limites psychiques dont Freud fait mention, ni les possibilités et
limites physiques dont parle Kant, ne doivent être prises en compte au moment de
l’évaluation du caractère moral ou immoral d’une action.

Lacan signale :

Un pas est là franchi. La morale traditionnelle s’installait dans ce


que l’on devait faire dans la mesure du possible, comme on dit, et
comme on est bien forcé de le dire. Ce qu’il y a à démasquer, c’est le
point pivot par où elle se situe ainsi –ce n’est rien d’autre que
l’impossible, où nous reconnaissons la topologie de notre désir. Le
franchissement nous est donné par Kant, quand il pose que
l’impératif moral ne se préoccupe pas de ce qui se peut ou ne se
peut pas. Le témoignage de l’obligation, en tant qu’elle nous impose
la nécessité d’une raison pratique, est un Tu dois inconditionnel. Ce
champ prend précisément sa portée du vide où le laisse, à
l’appliquer en toute rigueur, la définition kantienne .237
Lacan, pour sa part, associe ce point pivot de l’impossible dans la loi morale
kantienne à la topologie du désir névrotique, signé lui aussi de l’impossible. Ce
franchissement est posé par Kant, dit Lacan, lorsqu’il énonce que l’impératif moral
ne tient pas compte de ce qui est concrètement possible. Le Tu dois est
inconditionnel238 et dessine un vide, puisque la loi morale n’a pas de contenu.

Jacques-Alain Miller soulève dans le texte de Kant que la Loi morale telle qu’il
la formule, impose qu’elle ne puisse pas être satisfaite239.

… vous apercevrez un peu le lien qui existe de Kant avec Sade. Dans
ce principe de moralité mathématique dont le critère sentimental
obligatoire est la douleur et le malêtre, peut-être n’y a-t-il pas une
grande sympathie pour l’humanité. Il s’agit bien plus de diviser


236 Sigmund Freud, op. cit., p. 169
237 Jacques Lacan, op. cit., p. 364
238 Nous y reviendrons.
239 Cf. Jacques-Alain Miller et autres, Lakant, Paris : Diffusion Navarin Seuil, 2003.


112

l’Autre avec un énoncé à la hauteur duquel personne ne se tiendra


jamais. Pauvre humanité !240
Le « tu dois » kantien ne tient pas compte de l’impossible. En cette exigence
inconditionnelle, inhumaine, non satisfaisable, la morale kantienne s’avère sadique.

De la voix de la raison au caprice d’une femme


Récapitulons ce que nous avons avancé jusque là : la morale kantienne et son
impératif catégorique rendent compte de quelque chose qui fait partie de
l’expérience humaine en tant qu’expérience morale. Kant met l’accent sur le rapport
du sujet avec la Loi morale, rapport qui ne passe pas par les régulations sociales, de
la tradition ou communautaires, au contraire, elle s’impose à chacun comme une
évidence, comme la « voix de la raison ». Jacques-Alain Miller signale que le principe
de Kant « ne désigne aucun objet, il n’est que formel241 ». Il dit : « Kant ne déduit pas
la formule parce qu’il suppose qu’existe, en chacun de nous, un être raisonnable où
elle est déjà écrite 242 ». Sur ce point, Kant est obligé de convoquer une autre
dimension de l’expérience humaine qui permettrait d’en rendre compte, dimension
qu’il nomme « suprasensible ». Nous avons évoqué le fait que sur cela, nous pouvons
articuler le surmoi freudien et la voix de la raison kantienne : tous les deux ne se
présentent concrètement que dans l’intimité du sujet –et ce ne sont probablement
que deux manières de nommer la même expérience intime, comme l’indique Freud.

L’opération kantienne avec son exigence d’universalité, laisse vide la place du


contenu. Ladite Loi morale kantienne n’a donc pas la structure ni la limite de la Loi,
limite qui se dessine du fait d’être énoncée, comme c’est le cas des dix ou des six-
cent treize commandements de la Loi mosaïque, des régulations d’une communauté
ou des Lois d’un Etat. Kant isole ainsi une exigence pure. Et c’est dans cette exigence
pure que Freud localise ce qu’il nomme le surmoi.

Dans son intervention dans le cadre d’un séminaire qui eut lieu à Barcelone,
publié sous le titre de Lakant243, Miller s’arrête sur une phrase que l’on trouve dans
la Critique de la raison pratique : après avoir expliqué que la loi morale n’est pas un

240 Ibidem, p. 40
241 Ibid., p. 37
242 Ibid., p. 37
243 Cf. Ibid.


113

fait empirique mais un fait unique de la raison pure, Kant écrit, entre parenthèse les
mots (sic volo, sic jubeo), ce qui veut dire ainsi je le veux, ainsi je l’ordonne244. Jacques-
Alain Miller tombe sur ce qu’il suppose être la référence de Kant lorsqu’il note cette
phrase en latin, ces deux petits mots « lancés à la gloire de l’impératif
catégorique245 ».

Ils proviendraient de la sixième Satire du poète romain Juvénal, qui a vécu


entre la fin du 1er et le début du 2e siècle. Dans cette Satire il est question de
démontrer qu’un homme ne doit jamais épouser une femme. Voilà l’une des raisons
qu’il donne et où la phrase utilisée par Kant apparaît :

Tu ne pourras jamais rien acheter, rien vendre,


Rien donner, sans l’aveu de ton épouse tendre;
Tes affections même, on te les prescrira;
Cet ami déjà vieux, ta femme l’exclura,
L’ami, dont ta maison vit la barbe première! —
Le proxénète affreux qui souille la lumière,
Même un gladiateur, peut tester librement:
Tes rivaux empliront ton propre testament;
On te le dictera. — Vite! en croix cet esclave!
— Qu’a-t-il fait? pour quel crime un châtiment si grave?
Parle, où sont les témoins, le dénonciateur?
Quelques moments encor!... Jugeons avec lenteur
On ne peut trop longtemps peser la mort d’un homme!
— Imbécile! un esclave! est-ce ainsi qu’on le nomme?
Coupable ou non, qu’importe? Il va mourir en croix.
Je le veux, je l’ordonne! (Hoc volo, sic jubeo)... et c’est assez, je crois!246
Miller nous fait apercevoir et même imaginer le moment où Kant, en lisant ce
poème, trouve avec « pleine certitude » la voix du devoir dans cette description du
tyran féminin. « Derrière l’impératif catégorique, il y a une femme qui fait des
caprices247 », conclut Jacques-Alain Miller.


244 Cf. Ibid., p. 40
245 Ibid., p. 40
246 Juvénal, Satire VI: Les femmes, traduction de Jules Lacroix, sur :
http://remacle.org/bloodwolf/satire/juvenal/satire6b.htm
247 Jacques-Alain Miller, « Théorie du caprice », In Quarto no 71, Bruxelles : Éditions Huysmans, Aout

2000.


114

Ainsi, la loi morale se fonde sur un pur « sic volo, sic jubeo », sur un pur
caprice. Elle s’impose comme une volonté sans raisons, sans explications, sans
arguments248.

Jacques-Alain Miller le précise ainsi :

Dans l’enchainement des causes et des effets, et des bonnes raisons


qui produisent des conséquences, il y a un trou. Et, dans ce trou,
surgit, apparaît, se manifeste comme sans raison, un objet, un
énoncé qui est un objet détaché, et qui mérite d’être qualifié d’objet
petit a, le caprice-cause de ce qu’il y a à faire.249
Ce dont il s’agit, c’est d’un trou entre les causes, les bonnes raisons, et les
conséquences, les effets. Un objet apparaît, se détache dans ce trou250 : un énoncé
qui mérite d’être qualifié de petit a, en tant que caprice-cause de ce qu’il y a à faire.
Nous aurons l’occasion de mieux saisir dans les chapitres qui suivront, et
notamment celui sur la voix, la portée de propos de Jacques-Alain Miller.

Paradoxalement, dans cette morale qui invite les hommes à suivre la voix de
la raison, qui les exhorte à procéder dans ses actes moraux de la même manière que
l’on fait un syllogisme, la Loi même apparaît comme sans raison, comme un pur
caprice. Le caprice est à situer dans le vide, dans le trou, du fait que la Loi morale
telle que Kant la conçoit n’a pas de contenu. D’ailleurs, elle est impossible à satisfaire
et propose la douleur comme seul affect moral, la douleur propre, éventuellement la
douleur d’autrui et elle ne promet qu’une vie sans aucun goût. Alors, pourquoi
s’engagerait-on dans la voie de l’obéissance à celle-ci ? Parce qu’elle le dicte ainsi,
sans aucune autre raison que l’obéissance aveugle au caprice de ladite « voix de la
raison ».

« Jouis ! »
Dans son séminaire XVIII, Lacan effectue un dernier tournant autour de la
question du l’impératif surmoïque, en lui attribuant un contenu paradoxal :

248 Nous avions déjà isolé cette caractéristique à propos du surmoi dans notre premier chapitre.
249 Jacques-Alain Miller, op. cit.
250 Tenant compte de ce que nous avions déjà formulé précédemment, il faudrait en conclure que

l’inscription d’un premier signifiant -qui rattache le sujet à la communauté humaine-, n’est pas à
distinguer de l’inscription d’un trou.


115

Quelle est l’essence du surmoi ? C’est là-dessus que je pourrais finir


en vous donnant quelque chose de creux de la main, que vous
pourrez essayer de maintenir par vous-mêmes. Quelle est
l’ordonnance du surmoi ? Elle s’origine précisément de ce Père
originel, plus que mythique, de cet appel comme tel à la jouissance
pure, c’est-à-dire aussi à la non-castration. En effet, que dit ce Père
au déclin de l’Œdipe ? Il dit ce que dit le surmoi. Ce n’est pas pour
rien que je ne l’ai encore jamais vraiment abordé. Ce que dit le
surmoi, c’est Jouis !251
L’impératif du surmoi serait, dit Lacan, l’impératif de jouissance, un appel à la
jouissance pure, une jouissance qui ne passerait pas par la castration. Cet appel à la
jouissance, qui s’origine du Père originel, serait ce que celui-ci dit au déclin de
l’Œdipe.

Dans son caractère paradoxal et impossible, l’impératif de jouissance évoque


le commandement de la fin de l’Œdipe tel que Freud l’avait formulé : « Ainsi (comme
le père) tu dois être, (…) ainsi (comme) le père tu n’as pas le droit d’être252 ». La
sommation et l’interdiction coïncident et portent sur la jouissance des femmes.

Lacan continue juste après :

Tel est l’ordre, l’ordre impossible à satisfaire, et qui est comme tel à
l’origine de tout ce qui s’élabore sous le terme de la conscience
morale, si paradoxal que cela puisse vous paraître. Pour en sentir
bien le jeu de définition, il faut que vous lisiez dans l’Ecclésiaste les
mots suivants : -Jouis tant que tu es, jouis, dit l’auteur, énigmatique
comme vous le savez de ce texte étonnant, Jouis avec la femme que
tu aimes.
C’est le comble du paradoxe, parce que c’est justement de l’aimer
que vient l’obstacle.253
Lacan trouve dans ce texte de la Bible la formulation paradoxale et
impossible qui serait à l’origine du surmoi. L’ordre dont il est question est celui de
« jouir avec la femme qu’on aime ». L’obstacle à jouir avec elle, dit Lacan, vient du
fait de l’aimer.


251 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions

du Seuil, 2007, p. 178


252 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,

1995, p. 278
253 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions

du Seuil, 2007, p. 178


116

Il avait aussi évoqué ce point dans son séminaire X, nous le citons :

… le Dieu des Juifs (…) vous demande quelque chose, et qui, dans
l’Ecclésiaste, vous ordonne Jouis – ça, c’est vraiment le comble.
Jouir aux ordres, c’est tout de même quelque chose dont chacun
sent que, s’il y a une source, une origine, de l’angoisse, elle doit tout
de même bien se trouver quelque part là. À Jouis je ne peux
répondre qu’une chose, c’est J’ouïs, mais naturellement je ne jouis
pas si facilement pour autant.254
Dans cette occurrence, Lacan situe l’impossibilité de cette injonction sur le
fait qu’on ne peut pas « jouir aux ordres ». Il y pointe déjà que la réponse à
l’impératif de jouissance, donc « Jouis ! », ne peut être que l’équivoque : « J’ouïs »,
par lequel le sujet s’y soumet.

Citons-donc le passage de l’Ecclésiaste ou Qohelet auquel Lacan fait


référence, passage qui se trouve dans le Chapitre IX, verset 9 :

Jouis avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de ta vie
passagère, qui t'ont été donnés sous le soleil pendant le temps de ta
vanité; car c'est là ta part dans la vie et dans le travail que tu fais
sous le soleil.255
Certes, d’autres traductions du texte en donnent une version qui modifie le
sens de la phrase :

Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, tous les jours de


l’existence éphémère qu’on t’accorde sous le soleil, oui, de ton
existence fugitive car c’est là ta meilleure part dans la vie et dans le
labeur que tu t’imposes sous le soleil.256
Ou encore :

Savoure la vie avec la femme que tu aimes,


chaque jour de cette vie de vanité
qui t’est donné sous le soleil,
tous ces jours de vanité…
Voilà ton lot dans la vie

254 Jacques Lacan, Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004, p. 96
255 L’Ecclésiaste, Chapitre IX, verset 9, sur : http://jesusmarie.free.fr/bible_fillion_ecclesiaste.pdf
256 La Bible, Paris : Editions Sarael, 2008, p. 1213


117

Et dans la peine que tu prends sous le soleil.257


Nous garderons cependant la première que nous avons cité, afin de pouvoir
suivre le raisonnement de Lacan.

L’impératif de jouissance, et tout particulièrement l’impératif de jouir avec la


femme aimée, est, selon Lacan, paradoxal. Un obstacle, qui vient justement du fait de
l’aimer, rend cet ordre impossible à satisfaire. Nous reconnaissons là ce qui avait été
avancé par Freud dans son texte de 1912 Sur le plus général des rabaissements de la
vie amoureuse258 -l’impossibilité chez l’homme de faire coïncider l’objet de désir et
l’objet d’amour, à cause de l’interdiction de l’inceste qui porte sur la jouissance
sexuelle avec la mère aimée 259- mais aussi ce que formule Lacan comme le dire de
Freud : Il n’y a pas de rapport sexuel260.

Dans ce sens là, le surmoi et son impératif viendraient à la place de ce qu’il


n’y a pas, un impératif de jouissance s’érige à la place de l’impossibilité du rapport
sexuel. Cet appel exhorte à la jouissance pure, une jouissance qui ne passerait pas
par la castration. Par contre, « la castration est ce qui permet le rapport sexuel261 »,
dit Lacan dans cette leçon. Ainsi conçue, la castration, limite à la jouissance pure,
ramènerait les rencontres entre les hommes et les femmes à l’ordre du possible.

Lacan parle à nouveau de ce sujet deux ans plus tard, dans la première leçon
du séminaire XX, Encore. Il y dit:

Rien ne force personne à jouir, sauf le surmoi. Le surmoi, c’est


l’impératif de la jouissance –Jouis !262
Quelques pages plus tard :


257 La Bible, traduction officielle liturgique, Paris : Édition Mame, 2013, p. 1104
258 Dans cet article, Freud part du constat du caractère répandu du symptôme d’impuissance
psychique chez l’homme et finit par postuler la généralisation du rabaissement de l’objet amoureux
comme condition pour la relation sexuelle satisfaisante chez l’homme. Ainsi, dans des manières et
degrés variés, du côté masculin, l’objet du courant « tendre » et celui du courant « sensuel » ne
peuvent pas coïncider.
259 Cf. Sigmund Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » (1925), in La vie

sexuelle, Paris : Éditions PUF, 1997


260 Cf. Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001.
261 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions

du Seuil, 2007, p. 175


262 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, (1975), Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 10


118

… la jouissance phallique est l’obstacle par quoi l’homme n’arrive


pas, dirai-je, à jouir du corps de la femme, précisément parce que ce
dont il jouit, c’est de la jouissance de l’organe.
C’est pourquoi le surmoi tel que je l’ai pointé tout à l’heure du Jouis !
est corrélat de la castration, qui est le signe dont se pare l’aveu que
la jouissance de l’Autre, du corps de l’Autre, ne se promeut que de
l’infinitude. Je vais dire laquelle –celle, ni plus ni moins, que
supporte le paradoxe de Zénon.263
La jouissance phallique fait obstacle à ce que l’homme puisse jouir du corps
de la femme, puisqu’il ne peut jouir que de son organe. L’impératif Jouis ! apparaît
comme corrélat de la castration, là où la jouissance –pure ou du corps de la femme-
est impossible, l’appel reste. Jouir du corps de la femme se promeut de l’infinitude et
ne se promeut que de l’infinitude, comme dans le paradoxe de Zénon. Nous y
reviendrons.

Dans les deux leçons -celle du séminaire XVIII et celle du séminaire XX-, le
surmoi comme impératif s’érige face à l’inexistence du rapport sexuel. Au séminaire
XVIII, Lacan avait dit que la castration est ce qui « permet le rapport sexuel ». Dans
le séminaire XX, le surmoi est le corrélat de la castration, et celle-ci, est le « signe
dont se pare l’aveu que la jouissance (…) du corps de l’Autre ne se promeut que de
l’infinitude ».

Ce qui semble s’être subtilement déplacé entre ces deux leçons c’est sur
quelle impossibilité porte le non-rapport sexuel. Dans le séminaire XVIII, l’obstacle
au commandement de « jouir avec la femme que tu aimes » se situe dans le fait de
l’aimer.

À propos de l’amour dans le séminaire XX, Lacan dira que, entendu comme
tension vers l’Un, il est impuissant.

Le désir d’être Un,

nous conduit à l’impossible d’établir la relation d’eux. La relation


d’eux qui ? –deux sexes. (…) ce qu’on appelle la jouissance sexuelle
est marqué, dominé, par l’impossibilité d’établir comme tel, nulle
part dans l’énonçable, ce seul Un qui nous intéresse, l’Un de la
relation rapport sexuel. 264


263 Ibidem, p. 13
264 Ibid., p. 12 et 13


119

Dans cette courte citation, Lacan dit, d’une part, que l’amour étant désir
d’être Un, l’amour ne peut donc pas établir la relation « d’eux », des deux sexes. De
l’autre, la jouissance sexuelle est marquée par l’impossibilité de l’Un du rapport
sexuel.

Lacan y précise ceci d’avantage : l’impossibilité se situe au niveau de jouir du


corps de l’Autre. L’obstacle à jouir du corps de l’Autre viendrait de la jouissance
phallique.

Il évoque alors le paradoxe de Zénon, d’Achille et de la tortue :

Achille et la tortue, tel est le schème du jouir d’un coté de l’être


sexué. Quand Achille a fait son pas, tiré son coup auprès de Briséis,
celle-ci telle la tortue a avancé d’un peu, parce qu’elle n’est pas
toute, pas toute à lui. Il en reste. Et il faut qu’Achille fasse le second
pas, et ainsi de suite. C’est même comme ça que de nos jours, mais
de nos jours seulement, on est arrivé à définir le nombre, le vrai, ou
pour mieux dire, le réel. Parce que ce que Zénon n’avait pas vu, c’est
que la tortue non plus n’est pas préservée de la fatalité qui pèse sur
Achille –son pas à elle est aussi de plus en plus petit et n’arrivera
jamais non plus à la limite. C’est de là que se définit un nombre, quel
qu’il soit, s’il est réel. Un nombre a une limite, et c’est dans cette
mesure qu’il est infini. Achille, c’est bien clair, ne peut que dépasser
la tortue, il ne peut pas la rejoindre. Il ne la rejoint que dans
l’infinitude.265
Le nombre se définit de ce que, pour arriver à l’infinitude, il ne peut
qu’avancer pas après pas. De la même manière, Achille ne peut rejoindre la tortue
que dans l’infinitude. « Rien de plus compact qu’une faille266 », dit Lacan.

La question du nombre qui apparaît dans cette citation, est aussi évoquée
dans ces deux chapitres. Et c’est par ce biais là que sera abordée la question du père
dans ces occasions. Dans le séminaire XVIII, Lacan commence par situer le père
comme un référentiel :

Qu’est-ce qu’un père ? Freud n’hésite pas à articuler que c’est le


nom qui par essence implique la loi. C’est la façon dont il s’exprime.
Nous pourrions peut-être, tout de même en désirer un petit peu
plus. (…) Qu’est-ce qui fait présence, qui n’est pas de hier, de cette
essence du père ? (…)

265 Ibid., p. 13
266 Ibid., p. 14


120

Je voudrais tout de même vous faire remarquer que, dans


l’expérience analytique, le père n’est jamais qu’un référentiel. Nous
interprétons telle ou telle relation avec le père. Est-ce que nous
analysons jamais quelqu’un en tant que père ? 267
Le père est une référence et pas autre chose, référence souvent évoquée dans
l’expérience analytique. Nous n’analysons jamais quelqu’un en tant que père, dit
Lacan. Il continue :

Le mythe de l’Œdipe fait tracas, parce que, soi-disant, il instaure la


primauté du père, qui serait une espèce de reflet patriarcal. Je
voudrais vous faire sentir en quoi, à moi tout au moins, il ne paraît
pas du tout un reflet patriarcal, bien loin de là. Il nous fait
apparaître par où la castration pourrait être serrée d’un abord
logique, et d’une façon que je désignerai d’être numérable.
Aborder la question du père et de la castration par l’abord logique du nombre
a le grand avantage d’éviter tous les « tracas » qui viennent avec l’imaginarisation du
mythe œdipien : la primauté du père, espèce de reflet patriarcal. Ainsi :

Le père est non seulement castré, mais précisément castré au point


de n’être réduit qu’à un numéro. Ceci s’indique tout à fait
clairement dans les dynasties. Je parlais tout à l’heure d’un roi, je ne
savais plus comment l’appeler, Georges III ou Georges IV. C’est
justement ce qui me paraît le plus typique dans la présentation de
la paternité. En réalité, c’est comme ça que ça se passe –Georges Ier,
Georges II, Georges III, Georges IV. Mais enfin, ça n’épuise pas la
question, parce qu’il n’y a pas seulement le numéro, il y a un
nombre. Pour tout dire, j’y vois le point d’aperception de la série
des nombres naturels, comme on s’exprime.268
Déjà dans les numéros des rois, nous en trouvons donc un exemple, mais de
manière plus vaste, Lacan reconduit le père à la dimension numérale. Il est réduit à
un nombre, ça s’inscrit dans la série des nombres naturels. Il démontre que, du coté
de la maternité, il ne s’agit pas de la même chose :

…je voudrais vous faire simplement remarquer que le matriarcat,


comme on s’exprime, n’a aucun besoin d’être repoussé à la limite de
l’histoire.


267 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions

du Seuil, 2007, p. 173


268 Ibidem, p. 173 et 174


121

Le matriarcat consiste essentiellement en ceci, c’est que, pour ce qui


est de la mère, comme production il n’y a pas de doute. (…) Il n’y a
également aucun doute sur qui est la mère de la mère. Et ainsi de
suite. La mère, dans sa lignée, dirai-je, est innombrable. Elle est
innombrable dans tous les sens propres du terme, elle n’est pas à
numérer, parce qu’il n’y a pas de point de départ. La lignée
maternelle a beau être nécessairement en ordre, on ne peut la faire
partir de nulle part.
Je pourrais faire remarquer d’autre part ceci, qui paraît être la
chose qu’on touche le plus couramment du doigt, parce qu’il n’est
pas du tout rare qu’on puisse avoir pour père son grand-père. Je
veux dire pour vrai père. Et même son arrière grand-père.269
C’est-à-dire, la lignée maternelle est forcement en ordre, ce qui peut ne pas
être toujours le cas dans la lignée paternelle. Par contre, rien ne permet de fixer le
point de départ de la lignée maternelle. L’impossibilité de fixer ce point est bien
mise en évidence par la célèbre question sur ce qui est premier entre l’œuf et la
poule.

Alors, comment situer le point de départ de la lignée paternelle ? Quelques


paragraphes plus bas, Lacan continue :

Si je vous ai dit tout à l’heure que cela introduit la série des


nombres naturels, c’est que nous avons là ce qui s’est avéré
nécessaire à la plus récente élaboration logique de cette série, à
savoir celle de Peano, c’est à savoir, non pas simplement le fait de la
succession, mais la nécessité du zéro pour poser le successeur. (…)
Ce zéro est absolument essentiel à tout repérage
chronologiquement naturel. Et alors, nous comprenons ce que veut
dire le meurtre du père270.
Lacan, en empruntant une remarque qu’il dit « pertinente » fait remarquer
que le fameux meurtre du père en tant que tel par le fils n’apparaît jamais dans la
dramaturgie, même pas au théâtre grec. « En revanche, c’est tout de même le
meurtre du père qui paraît au centre de ce que Freud élabore à partir des données
que constitue, du fait de l’hystérique, le refus de la castration271», ajoute Lacan.
Absent dans la dramaturgie, il est au centre du drame du névrosé en rapport à son
refus de la castration.

269 Ibid., p. 174
270 Ibid., p 175
271 Ibid.


122

Le meurtre du père, cet « au moins un » dit Lacan, peut être ramené à la


formule de Peano n+1, formule toujours répétée. Ce qui suppose en quelque sorte,
dit Lacan, que le n précédent soit réduit à zéro. Justement, ce par quoi le n antérieur
se réduit à zéro serait le meurtre du père272.

Rappelons nous que cet « au moins un » dont Lacan parle, est celui qui dit
non à la castration, celui qui se place comme exception du côté de l’ensemble des
hommes273, le père.

Par cette argumentation, Lacan situe la question du père qui est traitée par
Freud à travers l’Œdipe et le mythe de Totem et Tabou, dans la mathématique et
plus précisément, dans la lignée de nombres naturels, dont le point de départ est le
zéro –et, selon Lacan, le n est, à chaque fois, réduit à zéro. Le zéro, le point de départ,
est le meurtre du père.

Cependant, Lacan ne perd pas la notion que le meurtre du père porte sur le
père de la jouissance originelle. Et, par ailleurs, « à ce qui, dans Totem et Tabou, met
du coté du père la jouissance originelle ne répond pas moins un évitement
strictement équivalent de la castration274 ». Cet évitement de la castration est celui
du névrosé obsessionnel. Selon Lacan, l’obsessionnel se dérobe à son inscription
dans la formule de la castration –à savoir : il n’y a pas de x qui existe qui puisse
s’inscrire dans la variable Φ de x-. Il s’en dérobe par le fait de ne pas exister. Il est
ainsi en dette au regard du père de Totem et Tabou275.

Il précise que :

C’est là que s’attache réellement tout ce qu’il en est d’une certaine


édification religieuse, et de ce en quoi elle n’est, hélas, pas
réductible, et même pas de ce que Freud accroche à son second
mythe, celui de Totem et Tabou, à savoir ni plus ni moins que sa
seconde topique. (…) En effet, notez-le, la grande innovation de la
seconde topique, c’est le surmoi. 276
À cette dette irréductible auprès du Père de Totem et Tabou s’attache
réellement une « certaine » édification religieuse –nous pouvons supposer qu’il fait

272 Cf. Ibid., p. 175-177
273 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, (1975), Paris : Éditions du Seuil, 1999.
274 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions

du Seuil, 2007, p. 177


275 Cf. Ibidem
276 Ibid.


123

allusion aux religions judéo-chrétiennes fondées sur la notion de Dieu Père- et


l’innovation de sa deuxième topique : c’est-à-dire, le surmoi.

C’est juste après que nous trouvons chez Lacan le paragraphe cité auparavant
concernant l’essence du surmoi comme l’ordonnance de ce Père originel, l’appel à la
jouissance pure, appel à la non-castration. Ainsi, de ne pas exister, l’obsessionnel se
dérobe à la formule qui le rangerait parmi les hommes châtrés, mais il n’est pas pour
autant –et au contraire- délivré de la dette envers ce Père originel et son
ordonnance à la non-castration. Lacan situe là le point d’attache de certaines
religions, un point dont il dit qu’il est malheureusement irréductible : le surmoi.
L’appel du Père originel est irréductible.

Quel est l’appel du Père qui fait l’essence du surmoi ? Lacan la situe dans la
phrase de l’Ecclésiaste : « Jouis avec la femme que tu aimes ».

Revenant sur Achille et la tortue, la jonction entre la jouissance phallique et la


jouissance du corps de l’Autre se promeut dans l’infinitude qui s’inscrit dans
l’horizon de la série des nombres naturels. Voilà l’appel, nous pourrions dire,
l’aspiration à atteindre ce point qui s’actualise à chaque fois pour chacun, nous
pourrions dire presque à chaque génération, pour chaque numéro de la lignée.
Appel dont la réalisation ne peut que rater, à chaque fois.

Le commandement du Père originel, cet impératif du surmoi « Jouis ! » est


aussi impossible qu’irréductible.


124

Jouir aux ordres ?


Le surmoi et la pulsion.

Dans notre réflexion, nous sommes partis de l’hypothèse qu’à l’époque


actuelle, époque où se consacre la chute des idéaux paternels et de la tradition que
le père incarnait, l’impératif surmoïque apparaît dévoilé dans sa face de pur
impératif de jouissance, vidé de tout rapport à la morale, dans sa dimension de pur
caprice. Si à un moment donné, il a pu être possible de croire que le bonheur des
hommes viendrait de la libération de sa sexualité et des mœurs trop stricts attachés
au régime paternel, les événements qui ont eu lieu récemment ont douloureusement
démontré l’insistance de la poussée au sacrifice, insistance qui répond moins à une
contingence sociale ou historique qu’à une nécessité structurale.

De quel ordre est cette nécessité ? Est-elle une insistance pulsionnelle ? Est-
elle de l’ordre d’une exigence de la jouissance ? Comment saisir la question de la
jouissance dans le surmoi ?

À peine Freud propose-t-il le concept de surmoi qu’il pointe sa proximité


avec le ça et étudie la question pulsionnelle qui y serait en jeu. Il nous décrit, dans la
dernière partie de son texte « Le Moi et le Ça » un circuit pulsionnel gourmand qui
fait en sorte que plus on obéit au surmoi, plus celui-ci devient exigeant et cruel. Il y
parle de sadisme, de « culture pure de la pulsion de mort277 » qui apparaît dans le
cadre de la pathologie mélancolique.

Déjà avancé dans son enseignement, Lacan isole celui qui serait l’impératif au
cœur du surmoi et qu’il formule comme un impératif de jouissance : « Jouis ! ». Nous
avons consacré le chapitre antérieur à l’étude de celui-ci.

Dans ce chapitre, nous centrerons notre attention sur le surmoi entendu


comme un destin de la pulsion, nous nous interrogerons sur la jouissance qui y
serait corrélée. Autour de ces questions, nous avons trouvé des positions
divergentes au sein même de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Ainsi, alors


277 Sigmund Freud, « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF,

1995, p. 291


125

que la psychanalyste Isabelle Durand dans son livre « Le surmoi, féminin »278, met
l’accent sur l’affinité entre le surmoi et la jouissance féminine, ceci en tant que tous
les deux renvoient à l’« au-delà » de la limite propre à la jouissance phallique, les
psychanalystes Luis Dario Salomone et Léda Guimarães mettent l’accent sur le fait
que le surmoi et la jouissance féminine ne sont pas du même ordre, tout en
supposant l’existence d’une jouissance proprement surmoïque.

La question qui se pose c’est sur la manière dont on doit entendre le « Jouis ! »
du surmoi lacanien : sur le versant signifiant, de S1 non dialectisable, d’impératif
impossible ? Ou plutôt dans le contenu de la phrase, et donc de la jouissance qu’il
commande ? Dans des termes freudiens, la jouissance surmoïque pourrait se
décliner soit comme la jouissance d’infliger cet impératif impossible, le sadisme,
soit comme celle que la soumission à cet ordre peut produire, le masochisme.

Dans ce chapitre, nous étudierons donc cette question complexe, pour


essayer de cerner au plus près ce qu’il en est de la dimension pulsionnelle dans le
surmoi.

Des sources d’énergie du surmoi


Dans la dernière partie du texte de Freud « Le Moi et le Ça » qui porte le nom
de « Les relations de dépendance du moi », Freud pose déjà la problématique
pulsionnelle du surmoi.

Un premier aspect qu’il soulève est que le surmoi, du fait d’avoir son origine
aux premiers investissements d’objet et au complexe d’Œdipe, aurait une relation de
proximité avec le ça et qu’il peut même en assurer la « représentance ». Le surmoi
serait de ce fait plus éloigné de la conscience que le moi. 279 Freud explique
l’existence du sentiment de culpabilité dont le moi n’a pas connaissance et qui lui
apparaît injustifié, par le fait que le surmoi serait en mesure de savoir davantage sur
le ça que le moi.280


278 Isabelle Durand, El superyó, femenino, Buenos Aires : Éditions Tres Haches, 2008
279 Cf. Sigmund Freud, op. cit., p. 291
280 Cf. Ibidem, p. 294


126

Étant donné la qualité inconsciente du surmoi, Freud s’interroge sur la portée


des « restes de mot préconscient » -si importants dans le moi- dans cette instance.
Voilà sa réponse :

le surmoi (…) ne peut absolument pas dénier qu’il a sa provenance


dans l’entendu, il est en effet une partie du moi et reste accessible à
la conscience à partir de représentations de mot (…), mais l’énergie
d’investissement est apportée à ces contenus du surmoi, non pas
par la perception auditive, l’enseignement, la lecture, mais par les
sources qui sont dans le ça.281 282
Selon Freud, l’énergie d’investissement, la force pulsionnelle du surmoi,
aurait des sources ailleurs que dans ce qui a été entendu283 en tant que tel. Ces
sources se trouveraient dans le ça. Lesquelles donc ? En guise de réponse, dans le
paragraphe suivant, Freud commence à parler du sadisme par rapport à
l’acharnement dont le surmoi peut faire preuve face au moi. Nous le citons :

La question dont nous avions différé la réponse s’énonce : comment


se fait-il que le sur-moi se manifeste essentiellement comme
sentiment de culpabilité (ou mieux : comme critique ; le sentiment
de culpabilité est la perception dans le moi correspondant à cette
critique) et que, ce faisant, il déploie contre le moi une dureté et une
sévérité si extraordinaires. Si nous nous tournons d’abord vers la
mélancolie, nous trouvons que le sur-moi surfort qui a tiré à soi la
conscience fait rage contre le moi avec une violence sans
ménagement, comme s’il s’était emparé de tout le sadisme
disponible dans l’individu. Selon notre conception du sadisme, nous
dirions que la composante destructrice s’est déposée dans le sur-
moi et tournée contre le moi. Ce qui règne dès lors dans le sur-moi
est pour ainsi dire une culture pure de la pulsion de mort (…).284
La critique et l’exigence cruelle, la violence sans ménagement, qui adresse le
surmoi au sujet sont prises par Freud à travers le prisme du sadisme. Il saisit par le
sadisme, la « culture pure de pulsion de mort » en œuvre dans la mélancolie.


281 Ibid., p. 295 et 296
282 Soulignons au passage que Freud met l’accent dans ce paragraphe sur l’importance de
« l’entendu », alors qu’il avait évoqué l’importance des phrases critiques véhiculées par la voix dans
son texte Pour introduire le narcissisme. Lacan donnera à l’objet voix toute son importance au regard
du surmoi. Nous explorerons spécifiquement cette question dans notre prochain chapitre.
283 Nous reviendrons sur cet aspect.
284 Sigmund Freud, op. cit., p. 296


127

En effet, dans la partie précédente de son texte « Le Moi et le Ça », Freud avait


fait du sadisme un représentant de la pulsion de mort, cette pulsion « à qui est
assignée la tâche de ramener le vivant organique à l’état sans vie285 ». Rappelons-
nous qu’il avait écrit son texte Au-delà du principe de plaisir en 1920 où il avait
postulé l’existence de la pulsion de mort. Tout un nouveau champs d’étude s’ouvre à
la psychanalyse à cette époque avec des nouveaux outils conceptuels qui permettent
d’expliquer des phénomènes jusqu’alors restés incompris. L’intérêt porté sur le
sadisme et le masochisme rend compte de l’étude de la satisfaction au-delà du
plaisir.

Freud explique, par la suite, que le moi serait soumis à trois servitudes : vis-à-
vis du monde extérieur, de la libido du ça et de la sévérité du surmoi. Le moi est
donc une espèce de serviteur, d’esclave. Dans son combat (ou plutôt, dans sa difficile
position de médiateur), il s’expose « au danger des sévices et de la mort 286 ». Par la
suite, il fait une comparaison qui a été reprise par Lacan :

Quand le moi souffre de l’agression du sur-moi ou même succombe,


son destin fait pendant à celui des Protistes qui périssent de par les
produits de décomposition qu’ils ont eux-mêmes fabriqués. Un
semblable produit de décomposition, au sens économique, telle
nous apparaît la morale à l’œuvre dans le sur-moi287,
écrit Freud. Loin de ce que certains postfreudiens ont pu faire du surmoi, Freud pose
d’emblée la dimension excessive de la morale à l’œuvre dans le surmoi. Il y a là
quelque chose qui se présente comme toujours et nécessairement inadapté, toxique
et qui peut à l’occasion devenir mortifère. Le surmoi peut prendre à sa charge ce
qu’il y a de « meurtrier » dans le ça, par le biais d’une hyper-morale cruelle288.
Encore il dit :

Il est remarquable que plus l’être humain restreint son agression


vers l’extérieur, plus il devient sévère, donc agressif dans son idéal
du moi. (…) plus un être humain maîtrise son agression, plus
s’accroit l’agression de son idéal contre son moi. 289


285 Ibidem, p. 283
286 Ibid., p. 299
287 Ibid., p. 299 et 300
288 Cf. Ibid., p. 297
289 Ibid., p. 297


128

Ainsi, selon Freud, plus on se soumet au surmoi, plus celui-ci devient


exigeant, comme s’il s’alimentait de l’obéissance290.

Dans ce texte, Freud part du principe d’un montant de pulsion agressive que
le sujet a à traiter, comme si ce montant s’imposerait à lui. Il est donc question soit
de l’extérioriser, soit de la retourner contre soi. Si c’est le deuxième cas, c’est le
surmoi qui la prendra à sa charge contre le moi. C’est dans cette logique que Freud
parle dans ce texte de sadisme, et non pas, remarquons-le, de masochisme.

Il y avance l’hypothèse que cette force de destruction qui apparaît disjointe


de la libido dans le surmoi tient à la désexualisation et même la sublimation propres
au processus d’identification au père291 qui a été à l’origine de celui-ci. « C’est de
cette démixtion [pulsionnelle] que l’idéal en général tirerait ce trait dur, cruel, qu’est
le « tu dois » impérieux.292 » La démixtion de la pulsion de vie (la libido) et la pulsion
de mort –qui étaient nouées l’une à l’autre- seraient, selon Freud, ce qui rend
possible l’apparition de la cruauté pure dans le surmoi.

L’une des question que Freud se pose dans ce texte et qui nous semble aussi
intéressant à soulever, porte sur la manière dont le surmoi « puise dans les
expériences de la préhistoire accumulées dans le ça ». N’oublions pas que Freud
avait l’idée qu’une transmission d’information phylogénétique se produisait à
travers le ça, et donc il serait question de savoir comment le surmoi y aurait accès. Il
nous semble que l’inconscient structuré comme un langage, tel que Lacan nous
l’enseigne, ainsi que le pôle acoustique, la petite oreille, que Freud ne manque pas de
dessiner dans son schéma de la deuxième topique293, en donnent des bonnes pistes
de réponse. En effet, cette transmission phylogénétique est véhiculée par le langage,
par ce qui est dit, par ce qui est entendu.

Surmoi et masochisme moral ?


290 Nous situerons ultérieurement l’articulation saisie par Philippe Lacadée, articulation dont il parle

dans son livre Los sufrimientos modernos del adolescente, entre la violence et la soumission.
291 Voir notre chapitre sur l’identification et le surmoi.
292 Sigmund Freud, op. cit., p. 298
293 Dans l’édition que nous travaillons du texte « Le Moi et le Ça », le schéma se trouve sur la page

269.


129

C’est dans son texte « Le problème économique du masochisme294 », publié


en 1924, donc un an plus tard, que Freud abordera la dimension pulsionnelle du
surmoi par le biais du masochisme.

Il commence par s’étonner de l’existence d’une pulsion masochiste chez l’être


humain en ceci qu’elle va à l’encontre du principe du plaisir, celui-ci étant le gardien
de notre propre vie. Le masochisme serait donc un grand danger295 pour le sujet, qui
peut ne plus se protéger lui-même de la mort.

Freud reprend son élaboration autour des principes de plaisir, de Nirvana et


de réalité. Le principe de Nirvana avait été considéré jusque-là comme équivalent à
celui de plaisir, en tant que recherche d’homéostasie, de réduction au plus bas du
niveau d’excitation auquel un organisme est confronté. Désormais, ces deux
principes apparaissent disjoints. En effet, la pulsion de mort voudrait pousser
encore plus cette recherche de stabilité, elle viserait plutôt le retour à l’état
inorganique.

Selon Freud, le sadisme originaire se retournerait vers l’extérieur, vers des


objets, mais il y aurait un reste, un résidu de cette pulsion à l’intérieur du sujet qui
devient une composante de la libido et prend le sujet lui-même comme objet296. Il
continue :

Nous ne serons pas étonnés d’entendre que, dans certaines


circonstances, le sadisme ou la pulsion de destruction tournée vers
l’extérieur, ou projetée, peut à nouveau être tournée vers
l’intérieur, ou introjectée, et de cette façon, régresser à une
situation antérieure. Il produit alors le masochisme secondaire qui
s’ajoute au masochisme primaire.297
Freud propose alors trois types distincts de masochisme : érogène, féminin et
moral. De ce dernier, qui serait celui qui concerne le surmoi, il dit : « La troisième
forme, qui à certains égards est la manifestation la plus importante du masochisme,
n’a été prise en compte que récemment par la psychanalyse comme étant un
sentiment de culpabilité inconscient.298 » Le sentiment de culpabilité inconscient qui

294 Sigmund Freud, « Le problème économique du masochisme » (1924), in Du masochisme. Paris :
Éditions Payot & Rivages, 2011.
295 Cf. Ibidem, p. 165
296 Cf. Idid., p. 174
297 Ibid., p. 174 et 175
298 Ibid., p. 169


130

l’avait poussé à la création du concept du surmoi, serait, dans la perspective qu’il


avance dans ce texte, une manifestation du masochisme.

Sur le masochisme moral, Freud dit qu’il se distingue des autres deux, du fait
d’avoir relâché les liens avec la sexualité. Si dans les autres deux types de
masochisme, le lien d’amour avec le partenaire dans ce circuit pulsionnel est
préservé, dans le masochisme moral le partenaire n’est pas forcement incarné par
une personne :

Toutes les autres souffrances masochistes portent en elles la


condition qu’elles émanent de la personne aimée et qu’elle sont
endurées sur son injonction. Cette restriction est abandonnée dans
le cas du masochisme moral. Ce qui importe c’est la souffrance elle-
même, le fait qu’elle soit infligée par une personne aimée ou une
personne indifférente ne joue aucun rôle. Elle peut être causée par
des puissances impersonnelles ou pas. (…) le vrai masochiste tend
toujours sa joue quand il a l’occasion de recevoir un coup.299
Ainsi, dans le masochisme moral, le lien avec le partenaire ne se laisse pas
cerner de manière évidente300. Cependant, Freud pose une racine commune aux
trois types de masochisme : le besoin d’être puni par une puissance parentale, le
« désir de se faire frapper par le père ». Freud conçoit alors que c’est le processus de
désexualisation qui se produit à la fin de l’Œdipe ce qui donne lieu à la conscience
morale. Mais la morale peut se retrouver ré-sexualisée. Freud explique :

La conscience morale et la morale sont nées du dépassement du


complexe d’Œdipe c’est-à-dire de sa désexualisation. Par
l’entremise du masochisme moral, la morale est à nouveau
sexualisée, le complexe d’Œdipe est ravivé, et la voie est ouverte à
une régression de la morale au complexe d’Œdipe. Un tel
phénomène n’est à l’avantage ni de la morale ni de l’individu. 301
Ainsi, la prise en otage, pour ainsi dire, de la conscience morale par le
masochisme moral rendrait compte d’une ré-sexualisation de celle-ci.

Par contre, Freud met le sadisme du surmoi en relation à la répression


culturelle des pulsions, à ce « qui empêche une grande partie des composantes


299 Ibid., p. 176
300 Notons à ce propos que l’identification à l’origine du surmoi, donnerait la clé de la manière dont la

relation au partenaire serait tout de même conservé dans le masochisme moral.


301 Sigmund Freud, op. cit., p. 182 et 183


131

pulsionnelles destructrices de la personne d’être utilisées dans la vie302 ». Selon


Freud, cette partie ne semblerait pas apparaître dans le moi comme un
accroissement du masochisme, cette destruction qui fait retour du monde extérieur
vers le sujet serait reprise par le surmoi, qui augmente ainsi son sadisme303. Alors, la
sévérité, l’exigence du surmoi serait corrélée à des facteurs culturels, notamment
lorsque la société exige au sujet de ne pas exprimer son agressivité. Dans cette
logique, la question se pose de l’agressivité venant de l’extérieur, dont le sujet
pourrait être l’objet et à laquelle il ne peut pas répondre ; serait-elle aussi
susceptible de nourrir le sadisme du surmoi ? Ou la source de l’agressivité serait
toujours dans le ça ? Nous laissons cette question ouverte 304 , tout en faisant
remarquer la difficulté qui se présente lorsque l’on fait une lecture dans une logique
en miroir entre deux termes (interne-externe, sujet-société, moi-surmoi, sadisme-
masochisme).

Par rapport à la manière dont sadisme et masochisme s’articulent, Freud


conclut :

Le sadisme du surmoi et le masochisme du moi se complètent


mutuellement et s’unissent pour produire les mêmes effets. À mon
avis, on ne peut comprendre que comme cela le fait qu’un
sentiment de culpabilité résulte –souvent ou en règle générale- de
la répression des pulsions et que la conscience morale devient
d’autant plus sévère et sensible que la personne s’abstient de toute
agression contre les autres. 305
Donc, à ce moment, Freud conçoit deux sources pulsionnelles qui se
complémentent : le masochisme du moi et le sadisme du surmoi. Retenons cette idée
que nous mettrons plus tard en tension avec la lecture que Lacan en fait.

Le sadisme, le masochisme et la pulsion de mort



302 Ibidem, p. 183
303 Cf. Ibid., p. 183 et 184
304 Nous trouvons dans un livre de Philippe Lacadée sur l’adolescence, Los sufrimientos modernos del

adolescente, une intéressante réponse à cette question. Il pointe, en se servant d’une référence prise
chez Lacan, que la violence, la barbarie, n’ont pas leur origine dans une pulsion cruelle, mais plutôt
dans la docilité. Ça serait la peur, l’horreur qui est cause de violence. « La soumission par peur est la
pire des violences qu’un sujet peut s’imposer à soi-même », écrit Philippe Lacadée. Une personne et
même tout un peuple pourraient consentir aux pires barbaries en se laissant anesthésier par peur, en
consentant docilement à la langue de l’Autre.
305 Sigmund Freud, op. cit., p. 184


132

Freud reprend ce fil dans la 32e des Nouvelles conférences d’introduction à la


psychanalyse, qui datent de 1932. Il y explique que ce qui l’a conduit à l’hypothèse de
l’existence de la pulsion de mort a été l’appréciation des phénomènes du sadisme et
du masochisme306.

Pour la théorie de la libido, sadisme et masochisme sont tous les


deux des phénomènes fort énigmatiques, tout particulièrement le
masochisme, et il est dans l’ordre des choses que ce qui a constitué
pour une théorie sa pierre d’achoppement doive fournir la pierre
angulaire de celle qui la remplace.307
Ainsi, l’étude du sadisme et du masochisme le force à concevoir l’existence
d’un autre type de pulsions qui ne serait pas au service de la conservation de la vie,
mais de sa destruction. Il entend ainsi le sadisme et le masochisme comme des
exemples du mélange des deux sortes de pulsions, l’Eros et l’agressivité308. La notion
de mixtion pulsionnelle devient centrale, comme nous l’avons déjà constaté dans la
lecture des textes « Le Moi et le Ça » et « Le problème économique du masochisme ».
L’alliance avec la pulsion de vie permet que le déchaînement de la pulsion de mort
soit évité. Il explique :

Naturellement, dans les rapports de mélange les plus variés, ce sont


les pulsions érotiques qui introduiraient, dans le mélange, la
diversité de leurs buts sexuels, tandis que les autres n’admettraient
que des atténuations et des gradations décroissantes dans leur
tendance monotone. (…) des mélanges peuvent aussi se désagréger
et on peut attendre de telles désunions de pulsions les plus graves
conséquences pour la fonction.309
Freud s’interroge sur la grande résistance qu’il y a eu et qu’il y a toujours, à
concevoir la pulsion de mort. Qu’une pulsion qui vise la destruction en tant que telle
puisse habiter l’être humain est difficile à admettre, et on a le plus grand mal à aller
à l’encontre de l’idée que la nature humaine serait foncièrement bonne et
bienveillante. Freud l’explique à ce moment par la contradiction que la notion de
pulsion de mort représente face aux postulats religieux et aux conventions


306 Cf. Sigmund Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle » (1933), conférence XXXII, in Nouvelles
conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris : Éditions Gallimard, 1989, p. 140
307 Ibidem, p. 141
308 Cf. Ibid., p. 141
309 Ibid., p. 141


133

sociales310. Mais il nous semble que la très juste remarque de Freud rend plutôt
compte d’un rejet de structure, d’un ne rien vouloir savoir qui tient avant tout à
l’horreur de notre propre jouissance311. Celle-ci reste une étrangère pour tout un
chacun puisque nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas la reconnaître comme
faisant nécessairement et constitutivement partie de nous et de l’humanité.

Dans sa 32e conférence, il change légèrement la manière dont il conçoit le


masochisme et le sadisme. Ainsi, c’est le masochisme qui apparaît comme le garant
de l’existence d’une aspiration qui a pour but l’autodestruction. Il serait plus ancien
que le sadisme, qui ne serait que le retournement de cette pulsion de destruction
vers l’extérieur. Freud continue :

Une quantité donnée de la pulsion de destruction initiale peut


encore demeurer au-dedans ; il semble que notre perception ne
peut s’en saisir qu’aux deux conditions suivantes : si elle se lie à des
pulsions érotiques orientées vers le masochisme, ou si elle se
tourne comme agression –avec une adjonction érotique plus ou
moins grande-contre le monde extérieur. Nous entrevoyons là, la
portée de la possibilité que l’agression ne puisse pas trouver de
satisfaction dans le monde extérieur, parce qu’elle se heurte à des
obstacles réels. En ce cas elle va peut-être reculer, augmenter la
quantité d’autodestruction régnant au-dedans. Nous apprendrons
que les choses se passent réellement ainsi, et que ce processus est
très important. Une agression empêchée semble signifier un grave
dommage ; tout se passe comme si nous devions détruire d’autres
choses et d’autres êtres, pour ne pas nous détruire nous-mêmes,
pour nous préserver de la tendance à l’autodestruction.312
Nous constatons que Freud, dans ses textes, tente de cerner le circuit de la
pulsion d’agressivité de manières différentes : soit c’est le sadisme qui est premier,
et le masochisme serait le retournement de l’agressivité sur soi-même pris comme
objet, thèse du texte « Le problème économique du masochisme » ; soit c’est le
masochisme qui est premier, et le sadisme est une extériorisation de la tendance à
l’autodestruction, comme il le propose dans cette conférence. Mais dans tous les cas,
la pulsion de mort met à mal l’idée que ce qui orienterait la pulsion est la


310 Cf. Ibid., p. 140
311 Nous avons travaillé cette question dans le chapitre sur l’impératif et le surmoi, en relation au

Séminaire VII de Lacan « L’éthique de la psychanalyse ».


312 Sigmund Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle » (1933), conférence XXXII, in Nouvelles conférences

d’introduction à la psychanalyse, Paris : Éditions Gallimard, 1989, p. 142


134

conservation de la vie et que l’agression serait au service d’une affirmation de soi


vis-à-vis de la menace que peuvent représenter éventuellement les autres et le
monde extérieur. La notion de pulsion de mort, qui ne vise autre chose que la
destruction propre ou celle d’autrui, vient bouleverser la compréhension de la
nature humaine, de sa souffrance et les difficultés que l’homme rencontre dans la vie
en société.

C’est cette tendance à la destruction, éventuellement à l’autodestruction, que,


par le biais de l’impératif « tu dois », le surmoi prendrait à sa charge.

Avec Lacan, le masochisme et le sadisme sous le prisme de


l’objet voix
Lacan, pour sa part, a étudié le masochisme et le sadisme sous l’angle de la
structure perverse. Selon lui, à la différence de la pulsion qu’il qualifie d’acéphale, et
où, par conséquent, le sujet n’est situé nulle part ; la perversion se définit par la
manière dont le sujet se place dans le circuit pulsionnel. Il précise quelle serait la
place du pervers : il ne serait pas celui qui jouit, mais celui qui se consacre à boucher
le trou dans l’Autre par le biais d’un supplément de jouissance, il se voue à faire jouir
l’Autre symbolique. Ce supplément prend l’une des formes de l’objet petit a, il
réintroduit chez le Grand Autre l’objet perdu en causant son horreur, son angoisse,
sa terreur.

Lacan précise l’objet en jeu dans le sadisme et le masochisme. Si, dans les jeux
sadiques, il s’agit de « peler » un sujet de « ce qui le constitue dans sa fidélité, à
savoir, sa parole 313 », le masochiste, pour sa part, s’organise justement à ne plus
avoir la parole. Ainsi, le sadique va imposer à l’autre un choix déchirant, qui l’engage
au plus intime. Le masochiste fait parler l’autre, se soumet à ses ordres et y obéit
comme un chien privé de voix.

« Ce dont il s’agit, c’est la voix 314», indique Lacan. « Seulement, il y a quelque


chose dans la voix qui est plus spécifié topologiquement, car nulle part le sujet n’est


313 Nous étudierons de manière plus détaillée le rapport entre l’objet voix et le surmoi dans notre

prochain chapitre.
314 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVI : D’un Autre à l’autre, Paris : Éditions du Seuil, 2006.


135

plus intéressé à l’Autre que par cet objet-là315 » pointe-t-il316. Cet objet est le support
de l’articulation signifiante et, dit-il, c’est l’un des ressorts majeurs du surmoi.

Une des caractéristiques topologiques de l’objet voix est que c’est justement
sur cet objet-là que le sujet est le plus intéressé au Grand Autre. La voix se trouve au
point de jonction entre la dimension signifiante et la dimension de l’objet, là où le
sujet est engagé dans la parole. Dans ce champ se situeraient donc les phénomènes
du sadisme, du masochisme et du surmoi.

Voyons de plus près ce que Lacan en dit.

Dans cette leçon XVI du Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, qui porte le nom
de « Clinique de la perversion », Lacan reprend la notion freudienne de
« masochisme moral ». Il dit :

Un certain masochisme moral ne peut être fondé que sur cette


pointe de l’incidence de la voix de l’Autre, non pas dans l’oreille du
sujet, mais au niveau de l’Autre qu’il instaure comme étant
complété de la voix. À la façon dont nous avons vu tout à l’heure
que jouit l’exhibitionniste, l’axe de gravité du masochiste joue au
niveau de l’Autre et de la remise à lui de la voix comme
supplément…317 .
Lacan dit que, à y obéir comme un chien, le masochiste fait exister la voix de
l’Autre. Il s’en fait le garant. Il a l’idée que de toutes les jouissances perverses, c’est
celle-là qui serait la seule pleinement réussie.

En ce qui concerne le sadisme, nous avons évoqué tout à l’heure un premier


aspect : il est question de « peler » le sujet de sa parole, nous pourrions dire de lui
arracher son énonciation la plus intime, en lui imposant un choix déchirant.

Lacan dit aussi que le sadique essaie de compléter l’Autre en lui ôtant la
parole et en lui imposant sa voix. Par contre, à la différence du masochisme, il dit
qu’en général, ça rate. Lacan en veut pour preuve l’œuvre de Sade où il est
impossible d’éliminer la parole, la discussion, le débat, c’est-à-dire, la dimension de
la voix318. La tâche d’ôter la voix de l’Autre est vouée à un échec au moins partiel.


315 Ibidem, p. 257 et 258
316 Nous étudierons ce point plus précisément dans notre prochain chapitre.
317 Jacques Lacan, op. cit., p. 257
318 Cf. Ibidem, p. 259


136

Lacan signale l’effet de domination étonnante qui peut avoir l’objet a sous la
forme de la voix. Il prend l’exemple des personnes qui ont été ramenées aux fours
crématoires, par des ordres qui n’ont provoqué aucune révolte. Le sadique se fait
l’instrument du supplément donné à l’Autre, mais dont l’Autre ne veut pas, mais il
obéit quand même.319

Le jeu de la voix trouve ici son plein registre. Il n’y a qu’une seule
chose, c’est que la jouissance ici (…) échappe. Sa place est masquée
par cette domination étonnante de l’objet a, mais la jouissance, elle,
n’est nulle part.320
Cette citation de Lacan nous semble d’une grande importance pour notre
recherche. Deux aspects de ce jeu de la voix y sont soulevés : une domination qu’il
qualifie d’ « étonnante » qui y est à l’œuvre, et le fait que la jouissance n’y est nulle
part. Dans l’exemple historique évoqué par lui, il ne faut pas chercher une jouissance
quelconque, ni dans celui qui impose sa voix, ni dans ceux qui y obéissent, réduits au
silence321. On y voit plutôt la dimension acéphale propre à la pulsion, une voix
s’impose, domine, soumet ; mais la dimension subjective est écrasée, personne n’en
jouit. Comme une machine mortifère, elle marche toute seule.

D’autre part, puisque la logique tout autant du masochisme que du sadisme,


est celle du supplément, sadisme et masochisme ne seraient pas, selon Lacan,
complémentaires l’un de l’autre. L’accent est mis sur la dissymétrie. Le masochiste
et le sadique ne sont pas, comme l’on aurait pu croire, des partenaires faits l’un pour
l’autre. Le masochiste en obéissant, fait exister la voix de l’Autre, mais son
partenaire n’est pas forcement intéressé, comme le montre bien le roman de Sacher-
Masoch La Vénus à la fourrure ; d’autre part, l’effet de domination que peut produire
la voix, dans le cas du sadisme, ne requiert en rien le consentement masochiste de la
victime.

Après la lecture de ces textes freudiens et lacaniens qui étudient la question


du masochisme et du sadisme, nous pouvons préciser que si ces pratiques érotiques,
que nous pouvons qualifier de perverses, ont été évoquées au moment de la
réflexion autour la composante pulsionnelle du surmoi, ceci tient tout


319 Cf. Ibid.
320 Ibid.
321 Le conte du Joueur de flûte de Hamelin nous semble en donner un bon exemple.


137

particulièrement à ce que c’est l’objet voix qui est en jeu. L’enjeu est la pulsion
invocante.

Lacan dit :

Il est strictement impossible de concevoir ce qu’il en est de la


fonction du surmoi si l’on ne comprend pas –ce n’est pas le tout,
mais c’est un des ressorts- ce qu’il en est de la fonction de l’objet a
réalisé par la voix, en tant que support de l’articulation signifiante,
la voix pure en tant qu’elle est, oui ou non, instaurée au lieu de
l’Autre322.
La question fondamentale est donc de savoir si la voix est instaurée ou non au
lieu de l’Autre.

Finalement, au-delà du sadisme et du masochisme moral, Lacan pointe les


effets presque hypnotiques de l’objet voix, effets d’écrasement de la dimension
subjective. Le ressort de pulsion invocante qui habite le surmoi pourrait se situer
d’un « Ça [la voix] veut ». Nous y reviendrons dans notre prochain chapitre.

Vers où pousse la pulsion ?


Comme nous l’avons soulevé, la création par Freud du concept du surmoi,
s’inscrit dans un moment de changement de paradigme épistémique : les
phénomènes de la réaction thérapeutique négative, l’étude du sadisme et du
masochisme, du passage à l’acte criminel, l’expérience de la guerre, l’ont conduit à
reformuler sa théorie de l’appareil psychique en introduisant notamment une
instance morale qui agit à l’insu du sujet et à postuler une nouvelle théorie des
pulsions avec l’introduction de Thanatos -la pulsion de mort- qui met en question
son idée fondamentale que la pulsion serait soumise au principe de plaisir.

Freud s’interroge sur le principe qui régirait les pulsions si ce n’est pas celui
du plaisir.

Dans son texte « Au-delà du principe du plaisir », il s’intéresse à plusieurs


phénomènes qui mettent en question le principe de plaisir. Il décrit les jeux des
enfants de répétition des situations désagréables, notamment celui du Fort-Da dans
lequel l’enfant lance et fait réapparaitre un objet en exclamant ces deux syllabes. Il

322 Jacques Lacan, op. cit., p. 258


138

s’arrête aux rêves de la névrose traumatique où les sujets revivent la scène et sont
réveillés par l’effroi à nouveau expérimenté. Il rend compte aussi de la répétition qui
peut se produire dans le cadre du transfert, mais pas seulement, des situations
douloureuses vécues en donnant l’impression d’un destin inexorable. Il parle de
« l’éternel retour du même » dans ces termes :

Cela même que la psychanalyse fait voir dans les phénomènes de


transfert des névroses, on peut le retrouver aussi dans la vie des
personnes non névrosées. Chez celles-ci on a l’impression d’un
destin qui les poursuit, d’un trait démoniaque dans ce qu’elles
vivent, et la psychanalyse a, dès le départ, considéré un tel destin
comme en grande partie préparé par elles-mêmes et déterminé par
des influences infantiles précoces. La contrainte qui se manifeste là
n’est pas distincte de la contrainte de répétition des névrosés, bien
que ces personnes n’aient jamais donné les signes d’un conflit
névrotique liquidé par formation de symptômes. On connaît ainsi
des personnes chez qui toute relation humaine a la même issue :
des bienfaiteurs qui après quelque temps sont quittés dans le
ressentiment par chacun de leurs protégés, si différents que ceux-ci
puissent être par ailleurs, et auxquels il semble donc dévolu de
vider la coupe amère de l’ingratitude ; des hommes chez qui toute
amitié a pour issue que l’ami les trahit ; d’autres qui, répétant cela
un nombre incalculable de fois dans leur vie, élèvent une personne
au rang de grande autorité pour eux-mêmes ou aussi pour le public,
et qui renversent eux-mêmes cette autorité, après un temps donné,
pour la remplacer par une autre ; des amoureux chez qui tout
rapport tendre à la femme passe par les mêmes phases et conduit à
la même fin, etc. Nous ne nous étonnons guère de cet « éternel
retour du même » lorsqu’il s’agit d’un comportement actif de
l’intéressé et que nous découvrons dans son être le trait de
caractère, toujours semblable à lui-même, qui ne peut que se
manifester dans la répétition des mêmes expériences vécues. Nous
sommes bien plus fortement impressionnés par ces cas où la
personne semble vivre passivement quelque chose sur quoi il ne lui
revient aucune influence, alors que pourtant elle ne fait que revivre
toujours la répétition du même destin.323
Quel serait le caractère général des pulsions ?, se demande-t-il. À partir de ces
considérations, il conclut :


323 Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), Paris : Éditions PUF, 2010, p. 20 et 21


139

Au vu de telles observations, tirées du comportement dans le


transfert et du destin des hommes, nous trouverons le courage
d’admettre qu’il y a effectivement dans la vie d’âme une contrainte
de répétition qui passe outre au principe de plaisir.324
Freud dit « … la contrainte de répétition (…) nous apparaît comme plus
originelle, plus élémentaire, plus pulsionnelle que le principe de plaisir qu’elle met à
l’écart325 ». Ainsi, « Elles [les pulsions] se révèlent en effet comme un effort pour
rétablir un état antérieur326». Les pulsions auraient une nature conservatrice327. La
pulsion de mort serait donc l’effort vers le retour à l’état inanimé.

Il explique ainsi l’existence de deux types de pulsion :

…les pulsions auxquelles nous croyons se répartissent pour nous en


deux groupes : celui des pulsions érotiques qui veulent agglomérer
toujours plus de substance vivante en des unités croissantes, et
celui des pulsions de mort qui s’opposent à cette aspiration et
ramènent le vivant à l’état inorganique. De l’action conjuguée et
opposée des deux procèdent les manifestations de la vie, auxquelles
la mort met un terme.328
Bien que la pulsion de mort peut répondre, en effet, à ce rétablissement d’un
état antérieur, nous avons plus de difficulté à apercevoir de quelle manière l’Éros -la
poussée vers une agglomération toujours plus importante de substance vivante en
des unités croissantes- relèverait, elle aussi, de la compulsion à la répétition. Nous
avons plutôt l’impression qu’elle vise, justement, la création du nouveau329. Dans ce
paradigme, c’est la vie qui apparaît comme plus énigmatique que la pulsion de mort.
Freud signale que la question reste, pour l’instant, sans réponse.

Lacan, pour sa part, ne se centre pas sur cette dichotomie pulsionnelle, qui
permettait à Freud d’expliquer les pathologies psychiques en termes de conflits
pulsionnels. Alors que dans son séminaire XI, Lacan abordait la question du sadisme
et du masochisme en rapport au circuit pulsionnel, il faisait de la douleur qui entre


324 Ibidem, p. 21
325 Ibid., p. 22
326 Sigmund Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle » (1933), conférence XXXII, in Nouvelles conférences

d’introduction à la psychanalyse, Paris : Éditions Gallimard, 1989, p. 143


327 Cf. Ibid., p. 144
328 Ibid., p. 144 et 145
329 Freud ne recule pas face à ce débat qui, bien que surgit à partir des considérations de la pratique

psychanalytique, concerne le domaine de la biologie et qui a pu être abordé par la philosophie.


140

en jeu au moment où la boucle pulsionnelle se referme, l’index de la transgression


faite au principe du plaisir. Il y postule :

Le chemin de la pulsion est la seule forme de transgression qui soit


permise au sujet par rapport au principe du plaisir.
[… ] Le forçage du principe du plaisir par l’incidence de la pulsion
partielle, voilà ce par quoi nous pouvons concevoir que les pulsions
partielles, ambigües, sont installées sur la limite d’une
Erhaltungstrieb, du maintien d’une homéostase, de sa capture par
la figure voilée qui est celle de la sexualité.330
Dans le circuit pulsionnel décrit par Lacan dans son séminaire XI, la pulsion
semble suivre un circuit qui tend à se répéter et où, malgré le ratage ou plutôt avec
celui-ci, une certaine satisfaction a lieu. La pulsion, toujours partielle, constitue une
transgression au principe du plaisir. À différence de Freud, pour Lacan la pulsion
s’inscrit toujours au-delà de ce principe.

Selon Lacan, elle n’est pas au service d’une finalité quelconque ni du


déclenchement d’une réaction appropriée. Ce en quoi elle se différencie de l’instinct.
La sexualité ne serait qu’un voile à la dimension pulsionnelle puisque, comme il
l’explique, la pulsion n’est pas faite pour servir à la reproduction. Elle ne serait donc
pas au service de la conservation de la vie de l’individu ni de l’espèce, mais elle ne
semblerait pas non plus, au service de la mort. Lorsque Lacan compare le montage
pulsionnel à un collage surréaliste, n’ayant ni queue ni tête, ce circuit ne semble
aucunement s’inscrire dans des coordonnées de « vie » ou de « mort ». L’absurdité
de l’image que Lacan nous donne du montage pulsionnel est parlante : « la marche
d’une dynamo branchée sur la prise du gaz, une plume de paon en sort, et vient
chatouiller le ventre d’une jolie femme, qui est là à demeure pour la beauté de la
chose331». D’ailleurs, Lacan dit que la pulsion tel que Freud la définie, connote toutes
les formes dont on peut inverser un pareil mécanisme sur des références
grammaticales.

Pouvons-nous donc parler de pulsion de mort ?

Lacan aborde la question de la mort dans le domaine du registre symbolique.


Ceci à double titre : d’une part, c’est pour l’incidence du signifiant que quelque chose

330 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris :

Éditions Seuil-Point, 1973, p. 205 et 206


331 Ibidem, p. 154


141

du vivant est mortifiée chez l’être humain et, deuxièmement, nous ne savons de
notre destin de mortels que par le signifiant.

Si nous parlons avec Freud de pulsion de mort, ceci tient plutôt à sa


dimension de franchissement vis-à-vis du principe du plaisir, à ce qu’elle ne s’arrête
pas à la limite imposée par le bien, le bien-être, le plaisir. Il nous semble que c’est là
que nous pouvons saisir l’enjeu pulsionnel du surmoi.

Rencontre et répétition
Lacan reprendra le concept de la « répétition » et lui donnera, dans son
séminaire XI, le statut d’un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.
Sa manière de l’étudier le détache de la condition du « caractère général de la
pulsion » que Freud avait voulu lui attribuer. Lacan, pour sa part, situe la répétition
au niveau du réseau des signifiants, de « l’insistance des signes à quoi nous nous
voyons commandés par le principe du plaisir 332». Il évoque le jeu du fort-da par
lequel l’enfant symbolise la disparition de la mère tout en prenant une position
active. Contrairement à ce qui avait été dit jusque-là, la thèse de Lacan c’est que la
répétition « demande du nouveau333 », met en jeu des variations, des diversités.

Dans le chapitre intitulé « Tuché et automaton », la manière dont Lacan parle


de la répétition semblerait être au service de l’apprivoisement d’une rencontre
inaugurale et traumatique du réel ; mais semble relever aussi de l’insistance de la
marque de cette rencontre. « Le réel est cela qui gît toujours derrière
l’automaton334 ». La répétition, insistance des signes, nous mettrait sur la piste de
cet événement traumatique majeur.

Aucune praxis plus que l’analyse n’est orientée vers ce qui, au cœur
de l’expérience, est le noyau du réel.
Où, ce réel, le rencontrons-nous ? C’est en effet d’une rencontre,
d’une rencontre essentielle, qu’il s’agit dans ce que la psychanalyse
a découvert –d’un rendez-vous auquel nous sommes toujours
appelés avec un réel qui se dérobe. 335


332 Ibid., p. 64
333 Ibid., p. 72
334 Ibid., p. 64
335 Ibid., p. 64


142

Le réel se caractérise donc par le fait de se dérober, de se dérober à l’effort de


le cerner par la répétition des signes, à l’effort de l’apprivoiser par le principe du
plaisir, à l’effort de le dire. Le réel est inassimilable. Lacan donne à la rencontre avec
le réel le statut du réveil. Sa forme traumatique lui impose une origine en apparence
accidentelle, hasardeuse, ajoute-il336. Mais si Lacan situe la mauvaise rencontre au
niveau du sexuel 337 , nous pouvons en déduire que, sous cette apparence
accidentelle, la rencontre –toujours manquée- avec le réel relève de l’inévitable pour
tout un chacun.

Nous sommes partis dans ce chapitre de la question de Freud autour de la


source dont le surmoi tire son énergie libidinale ou pulsionnelle. En suivant son fil,
nous sommes arrivés jusqu’à ce qu’il nomme la compulsion à la répétition, avec
Lacan celle-ci nous amène jusqu’à la rencontre traumatique du réel, du réel d’une
jouissance qui fait trou.

À partir de ce que nous avons avancé dans d’autres chapitres, autour du


surmoi comme marque de l’inscription du sujet dans le langage, il s’agirait dans ce
cas de la rencontre du vivant avec le signifiant, ce que Freud nomme la première
identification. Si cette rencontre, en tant que telle, relève du réel, ceci permettrait
d’expliquer la condition d’inassimilable de cette marque d’entrée du sujet au langage
qui échappe aux lois du symbolique. En tant que marque de l’implication du sujet
dans la Loi du signifiant, elle n’est pas elle-même soumise à la dialectique qu’elle
inaugure et reste ainsi indialectisable. Elle se présente comme un pur impératif
insensé.

Pour mieux situer ce qui nous semble un point de division des eaux autour de
l’articulation de la jouissance et le surmoi, nous allons nous intéresser à un débat
entre des différents textes des psychanalystes contemporains qui suivent
l’enseignement de Lacan.

Jouissance et surmoi

Un débat actuel

336 Cf. Ibid., p. 63-67
337 Au regard de cette dimension du « sexuel » simplement pointée par Lacan à la fin de ce chapitre,

nous pouvons avancer la dimension de rencontre d’une jouissance du corps qui fait trou.


143

Comme nous l’avons évoqué au début de ce chapitre, la question de


l’articulation entre la jouissance et le surmoi est objet de débat encore aujourd’hui
au sein de la communauté psychanalytique et ceci même au sein de l’Association
Mondiale de Psychanalyse.

Isabelle Durand, psychanalyste à Barcelone, dans son livre « El superyó,


femenino » [Le surmoi, féminin] publié en 2008, explore l’hypothèse d’une affinité
entre le surmoi et la jouissance féminine. Selon elle, la jouissance féminine serait
l’un des noms du surmoi dans l’enseignement de Lacan.

Pour sa part, Luis Darío Salomone, psychanalyste en Buenos Aires, soutient


au contraire que la jouissance féminine et la jouissance surmoïque sont différentes
l’une de l’autre et a écrit un article à ce sujet. D’autres psychanalystes, tels que Sylvia
Tendlarz et Lêda Guimarães ont aussi pris position dans ce débat. Nous
commencerons donc par situer ce que chacun d’entre eux en dit.

Déjà dans l’introduction de son livre, Isabelle Durand nous met sur le qui vive
de la question que l’on se pose dans ce chapitre : si l’on dit qu’il y a une satisfaction
dans la souffrance en jeu dans le surmoi –sadique, masochiste, de mort, féminine ?-
le sujet peut, en analyse par exemple, se rendre responsable de cette jouissance. Elle
dit : « la souffrance ne suppose pas forcement un sujet, la satisfaction, si.338 »

Elle soutient : « Dans l’enseignement de Lacan, le surmoi trouve sa place avec


le nom de jouissance, en tant qu’elle constitue un bien absolu pour le sujet et que, de
ce fait, il fera passer avant son bien-être, si ce n’est pas avant sa propre vie.339 »
Selon Isabelle Durand, le surmoi serait équivalent à la notion de jouissance chez
Lacan en tant que tous les deux vont au-delà du principe du plaisir.

Pour affirmer ceci, en prenant appui sur Freud et Lacan dans son séminaire
sur l’éthique, elle pointe que s’il y a un au-delà du principe du plaisir, c’est parce que
le principe qui régit le psychisme est plutôt un principe de jouissance. Le Bien
Suprême, c’est la jouissance. Ce bien est disjoint, démontre-t-elle, du bien-être du
sujet et d’autrui. À partir de ce constat, la jouissance comme Bien Suprême peut
comporter l’agressivité envers l’autre ou envers soi, le bonheur dans le mal. Isabelle
Durand pointe que la jouissance se caractérise par le fait qu’on ne s’y reconnaît pas.

338 Isabelle Durand, op. cit., p. 17, traduction libre.
339 Ibidem, p. 20, traduction libre.


144

Dans sa démonstration, le surmoi serait le nom de cette jouissance qui nous habite à
notre insu, et qui tout en la rejetant comme étrangère, est le plus intime de ce dont
nous sommes fait. L’impératif de jouissance acéphale serait à la commande : Jouis !

À partir de ce point, elle articule l’affinité entre la jouissance féminine qui se


caractérise par le fait de ne pas être limitée par la comptabilité ou la mesure
phallique, et le surmoi compris comme l’exigence de la jouissance au-delà du
principe de plaisir.

Elle souligne un autre aspect qui approche surmoi et jouissance féminine : le


premier, selon Freud, trouve son origine dans la dépendance enfantine aux adultes,
dans le besoin vital de l’enfant de préserver l’amour de l’Autre ; alors que la
deuxième, ne trouve de repère que grâce au partenaire mis à la place de l’Autre –que
ça soit le partenaire sexuel ou Dieu dans le cas des mystiques-. Selon elle, dans le
surmoi et la jouissance féminine, la dépendance du sujet à l’Autre est au premier
plan. Isabelle Durand fait équivaloir la jouissance féminine au ravage et à l’emprise
du sujet féminin dans la demande insatiable d’amour.

Pour sa part, Silvia Tendlarz dans son article « Le surmoi féminin 340 »
reprend une phrase de Jacques-Alain Miller dans sa conférence publié sous le titre
« Clinique du Surmoi » : « le problème du surmoi féminin n’est qu’un masque du
problème essentiel de la jouissance féminine341 ». Cependant, elle nous met en garde
quant au fait que : « en disant ceci, il ne fait pas équivaloir jouissance
supplémentaire et surmoi.342 »

Luis Darío Salomone s’est aussi intéressé à la question et a écrit un texte


intitulé « La jouissance féminine n’est pas celle du surmoi ».

Il commence par faire remarquer que lorsque Lacan parle de jouissance


féminine, à aucun moment, il ne le rapproche de la question du surmoi. Salomone
rappelle qu’un partenaire peut incarner le surmoi pour une femme, si elle est prête à
tout pour garder son amour. Dans ce sens, il pointe la juste observation de Freud qui
lui a valu le soupçon de misogynie, autour du fait que le surmoi chez les femmes ne
devient pas aussi impersonnel, aussi détaché de ses origines affectives que chez les

340 Silvia Tendlarz, « El superyó femenino », sur : http://wapol.org/ornicar/articles/tdz0031.htm
341 Jacques-Alain Miller, « Clínica del superyó », In Recorrido de Lacan, Buenos Aires : Editions
Manantial, 2011.
342 Silvia Tendlarz, op. cit.


145

hommes. Isabelle Durand souligne aussi ce point, ils sont d’accord avec Freud sur le
fait que le surmoi chez les femmes garderait davantage l’attache à la personne
incarnant l’autorité.

Salomone situe la jouissance du surmoi par rapport à la pulsion de mort,


alors que la jouissance féminine ne serait pas à situer, d’emblée, dans ce registre. Il
distingue aussi la jouissance féminine du ravage. La jouissance féminine serait du
registre d’une jouissance éprouvée et non pas de la demande propre au Penis-Neid.
De par sa caractéristique de radicale étrangeté, elle est l’objet de rejet autant des
hommes que des femmes.

Dans son article « De goce femenino, superyó y el padre343 » [De la jouissance


féminine, du surmoi et du père], où Lêda Guimarães parle de son expérience de fin
d’analyse, elle dit :

À propos de la différence entre jouissance féminine et jouissance


surmoïque, ce sont deux champs du silence qui tendent à se
confondre dans les défenses névrotiques, notamment en
transformant les expériences amoureuses en des grands tourments.
L’expérience analytique tend à séparer ces deux champs, en
pointant clairement la distinction entre les impulsions qui prennent
une direction vivifiante des autres qui tendent vers la mortification,
dans les sensations silencieuses expérimentées dans mon corps. Ce
qui me permet de formuler que la jouissance du surmoi est une
satisfaction mortifiante de dégradation comme femme, alors que la
jouissance féminine est une satisfaction vivifiante, fluide et éthérée,
de jouir comme femme.
J’ai réalisé juste après la fin de mon analyse que la férocité du
surmoi avait cédé la place à une nouvelle jouissance sexuelle à
laquelle je consentais. (…) La crainte qui avait toujours
accompagnée ma névrose : que va penser tout le monde de moi ?
que va penser mon partenaire de moi ? est disparue. Crainte que je
projetais dans l’autre comme figure surmoïque de juge, de celui qui
pourrait me condamner avec une injure terrible. Cette crainte est
disparue parce que la fin de l’analyse a enlevé du silence l’injure
surmoïque dévastatrice.344


343 Leda Guimarães, « Del goce feminino, el superyó y el padre », sur :
https://www.pagina12.com.ar/13684-de-goce-femenino-superyo-y-el-padre
344 Ibidem, traduction libre


146

Ainsi, Lêda Guimarães dit qu’il s’agit, dans son expérience, de deux « champs
du silence », mais que, même si les défenses névrotiques tendent à ce qu’on les
confonde, la jouissance surmoïque serait du coté de la satisfaction dans la
dégradation alors que la jouissance féminine serait du côté d’une satisfaction
vivifiante. Nous y reviendrons.

Nous voulons souligner un point dans son témoignage qui nous semble
intérêssant : elle explique qu’alors qu’elle était confrontée à sa jouissance sexuelle,
un juge surmoïque surgissait, que ça soit avec la forme de « tout le monde », qu’avec
celle du partenaire. Face au « silence » qui caractérise, dans son témoignage, sa
jouissance, une injure provenant de l’Autre surgissait. Elle décrit que la fin de
l’analyse lui a permit de vivre ce silence de manière silencieuse, nous pourrions dire,
sans que ce silence se mette à l’injurier.

Quelques risques dans les termes de ce débat

Comment prendre position par rapport à ce débat ?

Un premier point à souligner c’est que, dans ces différents articles, la notion
de jouissance féminine n’est pas étudiée en tant que telle. Alors que, dans certains
d’entre eux, les auteurs semblent tout-de-même partir d’une idée de ce qui serait
cette jouissance. Cette manière de procéder peut conduire à commettre des erreurs.
Essayons donc de préciser la manière dont ils abordent la question et d’éclaircir
quelques points conceptuels.

Commençons donc par rappeler l’effort de Lacan pour appréhender la


jouissance et la position féminines par le biais de la logique. Il prend au sérieux
l’équivoque entre dit-femme et diffame et ainsi, pour ne pas tomber dans la
diffamation, il tient à ne pas aller trop vite lorsqu’il essaie de préciser ce qui se
situerait du côté féminin. La logique lui sert à aborder cette question délicate avec
une précision chirurgicale qu’il est important de suivre de près.

Il commence donc par faire une supposition, une hypothèse dont il n’affirme
guère qu’elle soit vraie ou fausse : il suppose l’existence d’une autre jouissance qui
ne passerait pas par la castration. Une jouissance propre à celles qui ne seraient pas-
toutes prises dans la fonction phallique.


147

Il énonce dans le séminaire Encore que « l’être sexué des femmes n’en passe
pas par le corps mais par ce qui relève d’une exigence logique de la parole345 ».
L’énigme féminine qui avait tant intrigué Freud ne se trouverait point dans les corps
des femmes, dans leur anatomie. La spécificité de leur jouissance relèverait de leur
position dans la logique signifiante et de la parole.

Dans son article « Le pas-tout sans le ravage », Sophie Marret-Maleval


explique la phrase de Lacan que nous venons de citer, elle en dit : « C’est-à-dire que
la position femme se repère de ne pas avoir le phallus, comme symbole de la
différence des sexes, comme signifiant.346 » En effet, le seul signifiant de la différence
sexuelle se situe du côté male, il n’y a pas un signifiant pour dire La femme.

Dans son article « Le corps féminin de l’Autre347 », Sophie Marret-Maleval


précise que lorsque Lacan avance l’hypothèse de l’Autre jouissance, il l’entend
comme « corrélée au manque d’un signifiant pour dire La Femme, soit à S(Ⱥ), et
comme jouissance du corps, au-delà du phallus348 ». Elle dit encore que :

… la jouissance supplémentaire est « une jouissance à elle, à cette


elle qui n’existe pas et ne signifie rien », soit une jouissance qui
n’est pas dans la dépendance du phallus. Si elle n’existe pas et ne
signifie rien, c’est dans la mesure où précisément il n’existe pas le
signifiant de La femme, que cette jouissance proprement féminine
est relative donc à un défaut d’existence, d’être et de sens, et qu’elle
jouit du manque d’un signifiant pour dire son être, sur le plan
signifiant, qu’est corrélé à la jouissance du corps que Lacan suppose
aux femmes.349
Sophie Marret-Maleval dit justement qu’« elle jouit du manque d’un signifiant
pour dire son être350». La jouissance féminine –jouissance qui s’éprouve dans le
corps- s’agirait donc d’une jouissance strictement corrélée à S(Ⱥ), au manque du
signifiant pour dire La femme.


345 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore (1975), Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 14
346 Sophie Marret-Maleval, « Le pas-tout sans le ravage », in Bulletin de l’UFORCA pour l’Université

Populaire Jacques Lacan, n°11, revue électronique du 28 avril 2011, téléchargeable sur
http://www.lacan-universite.fr/
347 Sophie Marret-Maleval, « Le corps féminin de l’Autre », in Quarto No 112-113, Bruxelles : Éditions

Huysmans, p. 68 à 79
348 Ibidem, p. 68
349 Ibid., p. 79
350 Sophie Marret-Maleval, « Le pas-tout sans le ravage », in Bulletin de l’UFORCA pour l’Université

Populaire Jacques Lacan n°11, revue électronique du 28 avril 2011, sur http://www.lacan-
universite.fr/


148

Dans les textes que nous avons cités, il y a deux manières différentes de
comprendre cette jouissance corrélée au manque dans l’Autre que nous préciserons
par la suite. À partir de cette différence, l’une des auteures le rapproche du surmoi
tandis que les autres auteurs mettent l’accent sur leur distinction.

Isabelle Durand, met plutôt l’accent sur le ravage dans lequel une femme peut
tomber que ça soit dans le rapport à sa mère ou dans le rapport à un homme. Ainsi,
une femme jouirait du manque du signifiant pour dire La femme en exigeant du
partenaire qu’il vienne combler ce « défaut d’être et de sens » qui la concerne au
plus intime. Selon son raisonnement, la jouissance féminine conçue comme une
demande insatiable conduirait les femmes à incarner éventuellement le surmoi pour
d’autres ou pour elles-mêmes ; voire à se soumettre au partenaire amoureux comme
à un surmoi en tant qu’il viendrait à la place de celui qui, comme la mère, est en
mesure de la priver de quelque chose –que cela soit au niveau de l’être ou de l’avoir-.
Non bornée par la comptabilité phallique –ni localisée par l’objet a, pouvons-nous
ajouter-, la jouissance féminine serait une exigence absolue, une demande illimitée
et impossible à satisfaire qu’Isabelle Durand situe du coté du surmoi. Elle en conclut
que la jouissance féminine et la demande illimitée du surmoi sont du même ordre.
L’affinité que Jacques-Alain Miller met en valeur dans son texte « Théorie du
caprice351 » entre féminité et volonté pourrait aussi soutenir son hypothèse.

Le livre d’Isabelle Durand relève d’une tentative très intéressante pour


rendre compte d’un réel difficile et essentiel de la clinique féminine. Cependant, il
nous semble que son raisonnement peut nous porter à tort sur ce point précis :
malgré le fait que le ravage puisse être corrélé à la jouissance féminine d’une femme
ou d’une mère, nous ne pouvons pas en conclure que la notion de jouissance
féminine puisse toute se rabattre sur celle de ravage. Nous y reviendrons.

Luis Darío Salomone et de Lêda Guimarães, pour leur part, comprennent la


jouissance féminine plutôt comme la jouissance qui peut être éprouvée par une
femme dans son corps, et plus précisément, dans l’acte sexuel. Bien que Lacan
précise dans le séminaire XX que « la jouissance sexuelle est phallique352 », et donc
que la jouissance sexuelle n’est pas celle qu’on appelle féminine, cela ne veut pas


351 Texte que nous avons travaillé dans le chapitre antérieur.
352 Sophie Marret-Maleval, op. cit.


149

pour autant dire que la jouissance féminine ne soit pas celle qu’une femme peut
éprouver dans l’acte sexuel. Ceci à condition que cette jouissance éprouvée dans le
corps se présente hors dispositif phallique, hors fantasme et non arrimée par l’objet
petit a.

Contrairement à Isabelle Durand, ces auteurs s’opposent à l’idée d’une


équivalence entre la jouissance féminine et l’exigence illimité du surmoi. Pour eux, la
première, expérience de jouissance qui ne se laisse pas saisir par les signifiants, n’a
rien d’une demande. Elle ne relève ni du Penis-Neid (qui est du coté du phallique, en
tant qu’exigence revendicatrice du phallus) ni de la dégradation injuriante portant
sur l’être d’une femme qui pourrait faire retour pour elle de manière surmoïque –
que cela soit les autres ou elle-même qui s’adresse cette diffamation 353 . Ils
supposent cependant que la jouissance supplémentaire des femmes, en tant qu’elle
échappe à la castration, pourrait constituer pour elles une source de culpabilité.

Ce dernier point nous semble intéressant à prendre en compte au regard de


notre sujet de recherche et de ce que nous avons énoncé dans le chapitre antérieur
concernant l’appel à jouir sans passer par la castration qui serait au cœur du surmoi.
Cependant, il convient de signaler qu’appel à la jouissance qui ne passerait pas par la
castration et expérience de jouissance qui ne passe pas par la castration, ne sont pas
forcement du même ordre.

Dans le champ entre jouissance féminine et surmoi, tous les trois auteurs
décrivent un circuit mortifère qui peut se mettre en place pour une femme, que ça
soit sous la forme d’une demande infinie, de la soumission au partenaire-ravage354


353 Il nous semble que dans la manière dont ils parlent de la jouissance féminine, qui met l’accent sur

le fait qu’il s’agit d’une jouissance effectivement éprouvée dans le corps et dont une femme ne peut
mot dire, le fait que cette jouissance n’est pas sans partenaire semblerait être omis. Et son partenaire
n’est pas l’objet a, mais l’Autre, et notamment Dieu comme le précise Lacan dans le séminaire Encore.
Superposer Dieu à un homme, éventuellement son partenaire, pourrait peut-être favoriser la mise en
place du cadre ravageant décrit par Isabelle Durand. À ce sujet, Lacan dit qu’un homme mis à cette
place par une femme, la haïrait moins et l’aimerait moins.
354 Pour ce qu’il en est du ravage, il convient de se référer au texte de Sophie Marret-Maleval « Le pas-

tout sans ravage » où elle précise que le ravage peut être relatif soit à la jouissance phallique –
notamment rattachée à la parole d’amour et son manque- soit à la jouissance féminine de la mère –
quand l’enfant se retrouve à combler le pas-tout maternel, venant à la place de son objet a, corrélé à
sa jouissance-.


150

ou du retour d’un jugement féroce. Au même temps, ils proposent des issues
possibles au circuit qu’ils décrivent.

Pour Isabelle Durand, qui conçoit la manière dont une femme peut se
retrouver aux prises d’une exigence sans bornes, il serait question de décompléter
l’Autre qu’une femme peut faire consister dans sa demande infinie. Nous pouvons
rappeler à ce propos que cette croyance à un Autre complet porterait néanmoins sur
l’ignorance du fait que la jouissance féminine est corrélée à un Autre manquant, à
S(Ⱥ).

Darío Salomone et Léda Guimarães, pour leur part, proposent d’opérer une
séparation tranchante entre la jouissance féminine et celle du surmoi, séparer une
jouissance éprouvée d’une culpabilité quelconque qui pourrait s’y rattacher.

Lêda Guimarães évoque un point qui nous semble intéressant à soulever


concernant son propre cas. Elle montre très précisément sur quel point l’Autre
devrait être décomplété -si on utilise le terme d’Isabelle Durand- pour que la
jouissance non-bavarde d’une femme ne fasse pas éventuellement résonner le
silence injuriant de l’Autre : il s’agirait de décompléter l’Autre de la voix. Ce dont il
serait question, nous semble-t-il, c’est de séparer l’Autre de l’objet voix qui peut,
dans le surmoi, se trouver instauré au lieu de l’Autre.

Reprenons donc le fil de notre question : est-ce la jouissance féminine celle


qui serait en jeu dans le surmoi ? À partir de ce que nous venons de développer, un
point semble rapprocher la jouissance féminine au surmoi en tant que la première
ne passe pas par la castration, alors que le surmoi connote un appel à une jouissance
pure qui ne passerait par la castration. Il convient de situer à ce propos que,
premièrement, rien ne permet de soutenir que la jouissance féminine soit de l’ordre
de cette jouissance « pure » à laquelle le surmoi incite ; et deuxièmement, une
expérience de jouissance et un appel à la jouissance ne sont justement pas la même
chose.

Nous avons signalé dans notre chapitre antérieur que l’impératif de jouir se
caractérise par le fait d’être impossible. Si la jouissance ne se laisse pas interdire,


151

comme Freud nous l’a très bien démontré, jouir « à la commande » s’avère aussi
impossible. Lacan le dit ainsi :

Jouir aux ordres, c’est tout de même quelque chose dont chacun
sent que, s’il y a une source, une origine, de l’angoisse, elle doit tout
de même bien se trouver quelque part là. À Jouis je ne peux
répondre qu’une chose, c’est J’ouïs, mais naturellement je ne jouis
pas si facilement pour autant.355
C’est justement de ne pas pouvoir répondre à cet appel à la jouissance pure
qui ne passerait pas par la castration que l’impératif surmoïque divise le sujet en lui
imposant une sommation impossible. Par contre, à cet ordre, le sujet ne peut que
prêter l’oreille.

Il s’impose ainsi que la jouissance en jeu dans le surmoi doit se situer de


manière prépondérante par rapport à la voix. En effet, dans sa recherche sur la
dimension pulsionnelle du surmoi, Freud avait commencé par l’exploration du
sadisme et du masochisme, perversions où, avec Lacan, nous cernons que ce qui est
en jeu est l’objet voix.

Lacan dit que ce dont il est question au regard du surmoi c’est de la remisse
ou non de la voix à l’Autre. Toute la question est de savoir si l’Autre du sujet est, oui
ou non, complété par la voix. Le problème du masochisme moral tiendrait à ce que,
par ce biais, le sujet entende l’énonciation du Grand Autre. C’est ceci qui apparaît
dans les hallucinations, les impératifs du surmoi et peut-être aussi les dit-famations.
Dans ce sens, Jacques-Alain Miller nous fait apercevoir que le chant, la parole, la
musique, sont au service de ne pas entendre la voix, ce sont des manières de s’en
défendre. Nous étudierons cette question dans notre prochain chapitre.


355 Jacques Lacan, Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004.


152

Ça vocifère
La voix : l’un des ressorts du surmoi

« Il est strictement impossible de concevoir ce qu’il en est de la


fonction du surmoi si l’on ne comprend pas –ce n’est pas le tout,
mais c’est un des ressorts- ce qu’il en est de la fonction de l’objet
a réalisé par la voix, en tant que support de l’articulation
signifiante, la voix pure en tant qu’elle est, oui ou non, instaurée
au lieu de l’Autre »

Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVI : D’un Autre à l’autre,


Paris : Éditions du Seuil, 2006, p. 258

« La voix donc, on ne s’en sert pas ; elle habite dans le langage,


elle le hante. Il suffit de dire pour qu’elle émerge, surgisse la
menace que vienne au jour ce qui ne peut se dire. Si nous parlons
autant, si nous faisons nos colloques, si nos bavardons, si nous
chantons et si nous écoutons les chanteurs, si nous faisons de la
musique et si nous en écoutons, la thèse de Lacan comporte que
c’est pour faire taire ce qui mérite de s’appeler la voix comme
objet petit a. »

Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan et la voix », In Quarto no


54, Bruxelles : Éditions Huysmans, Juin 1994, p. 34

Dans son texte Pour introduire le narcissisme, nous trouvons l’intuition


freudienne de l’existence d’une relation étroite entre la conscience morale et la voix.
Il l’énonce ainsi :

L’incitation à former l’idéal du moi, dont la conscience morale est


instituée le gardien, provenait justement de l’influence critique des
parents transmise par la voix ; dans le cours des temps étaient
venus s’y adjoindre les éducateurs, les professeurs et la troupe
innombrable et indéterminable de toutes les autres personnes du
milieu ambiant (les semblables, l’opinion publique).356


356 Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », in Ouvres complètes, tomme XII. Paris : Presses

Universitaires de France, 2005, p. 238 et 239


153

La relation que Freud établit entre les deux est donc que les critiques
transmises par la voix –des parents et de la troupe innombrable d’éducateurs et
conseillers qui rencontrera le sujet au long de sa vie- incite à la formation de l’idéal
du moi, idéal dont la conscience morale serait le gardien. Il n’en dit pas d’avantage
sur l’importance spécifique de la voix dans ce circuit.

C’est Jacques Lacan qui donnera à la voix le statut d’un objet petit a. Cette
avancée permettra un éclairage inédit dans la théorie analytique concernant notre
sujet de recherche. En effet, Lacan fait de la voix l’un des ressorts du surmoi dont
l’étude et l’éclaircissement seraient condition nécessaire pour le comprendre. Nous
dédierons ce chapitre à l’étude de ce ressort.

La voix, un objet lacanien


Dans la liste des objets de la pulsion isolés par Sigmund Freud, il y avait les
objets oral, anal et phallique. C’est Lacan qui ajoute à cette liste les objets voix et
regard. La mise en avant de la voix comme objet se fait parallèlement aux avancées
de Lacan dans sa formalisation de l’objet a.

Dans le chapitre du Séminaire VI intitulé par Jacques-Alain Miller « La forme


de la coupure », Lacan commencera à formaliser l’objet a comme celui qui peut
s’isoler à partir de l’opération de la coupure, tant que c’est la coupure qui fait en
sorte que certains objets soient choisis pour remplir une fonction signifiante dans le
fantasme357. Nous reviendrons sur cette « fonction signifiante » dont il parle, mais
remarquons, pour l’instant, que c’est par l’action de celle-ci que les objets a sont
extraits pour ensuite remplir une fonction fondamentale dans le fantasme.

Dans cette même leçon, il s’arrête sur la respiration comme l’une des
fonctions de l’organisme au niveau de ses échanges matériels qui ont lieu à travers
les orifices du corps. A priori, dit-il, elle ne se prête pas à symboliser sur le plan
imaginaire, l’intervalle, la coupure. Certes, sauf exception, « la respiration ne connaît
nulle part cet élément de coupure358 », elle est continuelle. Mais, dit-il,


357 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,

2013, p. 453-454
358 Ibidem, p. 454


154

ce n’est pas dire pour autant que rien de ce qui se passe par l’orifice
respiratoire ne puisse, comme telle, être scandé, puisque
précisément c’est par ce même orifice que se produit l’émission de
la voix. Or, l’émission de la voix est, elle, quelque chose qui se coupe,
qui se scande. C’est pourquoi nous retrouverons tout à l’heure la
voix au niveau du délire du sujet.359
C’est du fait de la coupure que cette émission de l’orifice respiratoire qu’est la
voix pourra être isolée comme l’un des objets petit a. L’expérience du délire dans la
psychose –nous pouvons aussi penser aux hallucinations- est attrapée au niveau du
retour de la voix comme objet a.

Lacan dit quelques paragraphes après, qu’en ce qui concerne l’objet, « il faut
et il suffit que le sujet se sépare de quelque partie de lui-même, qu’il soit capable de
se mutiler. (…) La coupure instaure ici le passage à une fonction signifiante.360 »
Pouvoir se séparer de l’objet est donc une question cruciale pour le sujet, ouvrant le
passage à la fonction signifiante.

Par ailleurs, dans le chapitre XVI du Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, il dit
sur la voix que « nulle part le sujet n’est plus intéressé à l’Autre que par cet objet a-
là361 ». Entre coupure et attache à l’Autre, Jean-Claude Maleval souligne dans son
article « Comment entendre la voix » que

la mise en fonction de l’objet a résulte d’une automutilation (…) la


voix, à l’instar des autres objets a, doit d’abord être perdue pour
être retrouvée. Ce n’est qu’après cela qu’elle possède une fonction
de « joint » entre le sujet et l’Autre. En produisant la perte de la voix
du sujet, l’opération de la castration symbolique permet de la
mettre en prise avec l’Autre, elle fonctionne alors au joint entre le
sujet et l’Autre pour fonder l’énonciation362.
Justement sur ce point, la clinique de l’autisme est très enseignante, en tant
qu’il s’agit de la forme la plus radicale de manifestation d’une jouissance vocale
angoissante363. Les hurlements non verbaux des sujets autistes -qu’ils vivent comme
s’imposant à eux sans qu’ils y soient en tant que sujet, sans qu’ils puissent en donner


359 Ibid., p. 454
360 Ibid., p. 455.
361 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVI : D’un Autre à l’autre, Paris : Éditions du Seuil, 2006, p. 257-

258.
362 Jean-Claude Maleval, « Comment entendre la voix ? », in Les fondements de la psychanalyse
lacanienne. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 186
363 Cf. Ibidem, p. 194


155

aucune explication- ainsi que leur impossibilité à prendre la parole tiennent au fait
que la perte de l’objet voix qui aurait permis sa mise en fonction ne s’est pas
produite pour eux.

Maleval indique, par ailleurs, que :

Pour que la voix réponde, pour que le sujet puisse prendre une
position d’énonciation, il faut qu’elle soit « incorporée » (…) La
cession de la voix permet la mise en place du signifiant-maître, celui
du commandement ; ce qui est incorporé c’est le S1. Plus
exactement, la cession de la jouissance vocale permet la
représentation du sujet sous le S1364 ,
le signifiant unaire étant la « cheville » de l’insertion du sujet au lieu de l’Autre365 . Cet
auteur nous permet ainsi de saisir l’articulation précise entre la cession de l’objet
voix et l’inscription du sujet dans le langage par l’incorporation du S1 ; c’est-à-dire
entre la voix et ce que nous avions travaillé dans notre premier chapitre comme
étant l’hypothèse lacanienne de l’origine du surmoi.

Les autistes, de ne pas avoir cédé l’objet voix n’accèdent donc pas à cette
première représentation du sujet qui leur permettrait d’entrer dans le jeu de la prise
de parole. Ils ne peuvent pas engager « une mise en jeu de la voix » qui se traduirait
en « une expression du sujet qui est susceptible d’avoir un effet sur l’interlocuteur,
une expression qui porte, lestée de jouissance366 ». L’autiste du fait de ne pas s’être
mutilé de l’objet voix, ne peut pas se servir de la voix pour s’exprimer.

Jacques-Alain Miller, dans son article « Jacques Lacan et la voix » met l’accent
sur le fait que le propre de la voix est d’être aphone : « … les objets dits a ne
s’accordent au sujet du signifiant qu’à perdre toute substantialité, qu’à condition
d’être centrés par un vide qui est celui de la castration367 ». Le propre donc de la
voix est que, pour les sujets qui ont affaire à la castration, elle ne s’entend pas dans
le registre sonore.

Précisément, Miller situe la voix au niveau de l’attribution subjective de la


chaine signifiante, en tant que la chaine signifiante est forcement distributive, elle


364 Ibid., p. 187
365 Cf. Ibid., p. 191
366 Ibid., p. 191
367 Jacques-Alain Miller, op. cit., p. 31


156

assigne plusieurs places subjectives, et n’est donc nullement univoque. Il l’explique


ainsi :

La perspective structurale, dans laquelle s’inscrit le concept de la


voix chez Lacan (…) c’est la perspective selon laquelle le sujet du
signifiant est constitué à partir de la chaîne signifiante –il n’est pas
constituant mais constitué. C’est la chaîne signifiante et sa structure
qui ont là le primat. C’est alors que l’on peut formuler que la voix
est une dimension de toute chaîne signifiante pour autant qu’une
chaîne signifiante comme telle –sonore, écrite, visuelle, etc.-
comporte une attribution subjective, dans la règle, dit Lacan, est
distributive, c’est-à-dire n’est nullement univoque.
Dans la règle, une chaîne signifiante assigne plusieurs places
subjectives. Cela n’a pas échappé à une linguistique qui considère
que tout discours à cet égard est foncièrement un discours indirect,
qu’il n’y a pas de discours sans que, dans l’énonciation même, le
sujet n’y soit en recul et ne se dispose, ne reprenne position par
rapport à ce qu’il dit. Vous savez qu’on va jusqu’à faire de la
négation une telle mention –il faut d’abord qu’il y ait la position du
terme, et ensuite, la négation du terme préposé. C’est là exactement
que Lacan utilise le terme de voix d’abord : toute chaîne signifiante
est à plusieurs voix –ce qui, en effet, fait équivaloir la voix et
l’énonciation. 368
Tout discours est indirect et, dans son énonciation, le sujet est en recul, il
prend position par rapport à ce qu’il dit. Nous soulignons cette remarque de
Jacques-Alain Miller sur la voix dans la dimension de l’attribution subjective et, tout
particulièrement, de l’énonciation. Ce point est crucial pour comprendre la question
de la rupture de la chaîne signifiante qui se produit dans les hallucinations, une
rupture dans l’attribution des places subjectives. Nous y reviendrons.

La voix, le poids réel

Reprenons la leçon « La forme de la coupure » du séminaire VI. Alors même


que Lacan vient de proposer la voix comme objet petit a, il la rapproche du surmoi :

Communément, le sujet produit la voix. Je dirai plus, la fonction de


la voix fait toujours intervenir dans le discours le poids du sujet, son
poids réel. La grosse voix, par exemple, est à faire entrer en jeu dans


368 Ibidem, p. 33


157

la formation de l’instance du surmoi, où elle représente l’instance


d’un Autre se manifestant comme réel.369
La voix se désigne ainsi comme porteuse du « poids réel » de celui qui la
produit, qu’il s’agisse du sujet ou de l’Autre. Pour ce qui en est du surmoi, dans sa
formation, la « grosse voix » représente un Autre se manifestant comme réel. Il le
met en contraste avec l’exemple des échanges au téléphone avec des représentants
de l’autorité bureaucratique, cette voix inhabitée, insensible, qui n’est justement pas
de l’ordre de l’objet a. Dans cette leçon, il essayera de situer et de nous faire
apercevoir ce qu’est la voix comme objet petit a. Pour faire cela, il va s’intéresser aux
voix dans le délire que nous étudierons par la suite.

La voix, une fonction du signifiant

Dans l’article que nous avons cité ci-dessus, Jacques-Alain Miller dit que :

on peut inscrire au registre de la voix ce qui fait résidu, reste de la


soustraction de la signification au signifiant. Et on peut au premier
abord définir la voix comme tout ce qui, du signifiant, ne concourt
pas à l’effet de signification.370
L’intention de signification, l’intention de dire, ne peut se réaliser qu’à
condition de croiser le vecteur du signifiant. La voix serait donc ce qui reste du
signifiant après que celui-ci est passé par le vecteur de l’intention de signification371.
La voix n’est donc pas ce qui reste de l’intention de signification après être passée
par sa formalisation signifiante, mais, au contraire, ce qui reste du signifiant après
avoir croisé l’intention de signification. Elle est ce qui reste de ce que l’on dit une fois
qu’on extrait ce qu’on veut dire.

Un exemple clinique : une mère dit à son fils : « Si tu continues comme ça, tu
échoueras dans la vie ! ». Le message que la mère voulait faire passer était qu’il fallait
qu’il travaille plus fort, pour que le succès de ses études ne soit pas mis en péril. Ceci
au niveau de l’intention de signification, de ce qu’elle voulait dire. La valeur
surmoïque que cet énoncé peut prendre pour l’enfant, tiendrait, selon ce que l’on
vient de développer, au reste signifiant dépourvu de l’intention de signification ; par


369 Jacques Lacan, op. cit., p. 458
370 Jacques-Alain Miller, op. cit., p. 32
371 Cf. Ibidem


158

exemple, la même phrase entendue de manière littérale : « Tu continues comme ça »,


« Tu échoueras dans la vie ! ». La phrase ainsi entendue par le fils peut être à l’origine
de ne pas pouvoir faire autre chose que de « continuer comme ça » et de sa manière
de se vouer à l’échec malgré lui-même.

Un exemple quotidien, ce sont les mères qui disent à leurs enfants : « Tu vas
faire tomber [l’objet qu’il a pris] » et, par la suite, effectivement, l’enfant le fait
tomber. Ce qui peut-être souvent redoublé d’un « je te l’avais dit ! » maternel.

Miller nous précise que :

La voix lacanienne, la voix au sens de Lacan, non seulement ce n’est


pas la parole, mais ce n’est rien du parler (…) la voix, dans l’usage
très spécial qui fait Lacan de ce mot, est sans doute une fonction du
signifiant –ou mieux, de la chaîne signifiante en tant que telle372.
Miller distingue la voix de l’esquisse de la phénoménologie de la parole, que,
dit-il, on peut retrouver chez Lacan. La perception de sa propre voix aurait des
paradoxes, notamment du fait que le sujet porte ses effets, il serait donc patient.
Ainsi, toute parole de l’autre comporterait une suggestion foncière, voire une mise
en garde du sujet à l’endroit de cette suggestion qui vient de la parole de l’autre. Du
type : « Il dit ça, mais qu’est-ce qu’il veut vraiment dire ? ». Ceci en ce qui concerne
la parole de l’autre. Mais la parole du sujet comporte aussi des nombreux
paradoxes : l’un des exemples donnés par Lacan est le fait que le sujet peut parler
sans s’entendre et de ce fait, sa parole peut avoir des effets d’auto-affectation373.
Mais justement, selon Miller, la voix n’est pas de l’ordre de la phénoménologie de la
perception de la parole, avec ses effets de suggestion et même d’autosuggestion. Il
dit que « la perspective structurale, dans laquelle s’inscrit le concept de la voix chez
Lacan, est toute autre ».374

Dans son cours du 3 mars 1982, Miller précise :

Il y a une fonction de la voix - et c'est de celle-là qu'il s'agit


exclusivement - qui est liée essentiellement à la chaîne signifiante
comme telle, indépendamment de l'accès qu'on y a par tel ou tel
sens. (…) Toute chaîne signifiante comme telle s’entend. 375


372 Ibid., p. 32 et 33
373 Cf. Ibid.
374 Ibid., p. 33
375 Jacques-Alain Miller, Cours du 3 mars 1982. Inédit.


159

La voix ne serait donc pas à situer au niveau du sens, mais au niveau de ce qui
s’entend dans la chaine signifiante.

Ce que le délire nous enseigne sur la voix

Reprenons donc le chapitre de Lacan que nous travaillions ci-dessus. Il y


parle du délire dans son articulation avec la coupure. Nous le citons :

Dans le délire, la voix se présente bel et bien comme articulation


pure, et c’est bien ce qui fait le paradoxe de ce que nous
communique le délirant quand nous l’interrogeons sur la nature
des voix. Ce qu’il a à communiquer paraît toujours se dérober de la
façon la plus singulière, alors que rien de plus ferme pour lui que la
consistance et l’existence de la voix comme telle. Bien sûr, c’est
justement parce que la voix est pour lui réduite à sa forme la plus
tranchante et la plus pure, que le sujet ne peut la prendre que
comme s’imposant à lui376.
La pureté de la voix du délire tient à ce qu’elle y prend « sa forme la plus
tranchante », qu’elle y est au plus près ramenée à sa structure de coupure. Par
ailleurs, dans ce paragraphe, Lacan nous fait toucher de doigt que c’est le retour cru
de l’objet voix qui est la cause de l’hallucination ; c’est justement de l’accès qu’il a à
la voix pure que le sujet la vit comme s’imposant à lui.

Il continue :

Aussi bien ai-je mis l’accent, quand nous analysions le délire du


président Schreber, sur le caractère de coupure qui est
parfaitement mis en évidence, puisque les voix entendues par
Schreber articulent seulement des débuts de phrase (…) Les
phrases s’interrompent avant les mots significatifs, laissant surgir
après leur coupure un appel à la signification. Le sujet y est
intéressé en effet, mais en tant que lui-même disparaît, succombe,
s’engouffre tout entier dans cette signification qui le vise, mais
seulement d’une façon globale. [… ]
Si le sujet se sent éminemment intéressé dans le délire par les voix,
par les phrases sans queue ni tête, c’est pour la même raison que
dans toutes les autres formes de cet objet que je vous ai aujourd’hui
énumérées. C’est au niveau de la coupure, de l’intervalle, qu’il se


376 Jacques Lacan, op. cit., p. 459


160

fascine, qu’il se fixe, pour se soutenir –à cet instant où il se vise et il


s’interroge- comme être, comme être de son inconscient.377
Nous constatons donc que si, d’une part, la voix n’est pas de l’ordre du sens,
comme nous venons de le situer avec Jacques-Alain Miller, la voix qui surgit dans la
coupure de la chaîne signifiante dans les délires fait appel à la signification, ce qui
est d’un autre registre. Le sujet s’engouffre dans cette signification qui le vise. Il se
fixe dans la coupure pour se soutenir comme être de son inconscient. En effet, ce
n’est pas rien, ce qui se joue pour un sujet au niveau des orifices du corps et de la
coupure qui en extrait certains objets, au regard de la définition de son être
inconscient.

Cet éclairage que nous donne Lacan permet de comprendre la raison pour
laquelle les hallucinations prennent souvent la forme d’insultes. « L'invective vise le
sujet comme objet a, et c'est de là que vient son opacité 378», dit Jacques-Alain Miller.
L’exemple classique de la patiente interviewée par Lacan dans une présentation
clinique à l’hôpital Sainte-Anne le montre bien : elle entend de son voisin
l’injure « truie » après l’évocation de la phrase « je viens de chez le charcutier », le
sujet qui énonce cette dernière phrase restant imprécis. La chaîne se serait trouvée
rompue là où une distribution de l’assignation subjective se serait produite. Le « je
viens de chez le charcutier » est alors attribué au sujet qui reconnaît qu’il y a pensé,
et le mot « truie » est arraché à cette chaîne signifiante et attribué à l’Autre. Dans le
mot « truie », la patiente entend résonner le mot de son être. 379

Un autre exemple clinique sur cette signification qui vise l’être du sujet : une
femme est tourmentée par des voix d’enfants qui l’appellent « maman ». Lors d’un
entretien, elle exprime son inquiétude concernant l’approche de son anniversaire.
Les femmes à son âge devraient déjà être mères, explique-t-elle. Lors de l’entretien
une solution surgit qui lui permet de repousser à plus tard cette injonction à devenir
mère qui se présentait comme imminente. Par la suite, elle n’entend plus des
hallucinations des voix d’enfants. « Maman », signifiant qui concerne son être dans
l’injonction à laquelle elle est soumise, fait retour dans le réel sous la forme des
hallucinations. Elle ne fait, d’elle-même, aucun lien entre la chaîne signifiante de ses

377 Ibidem, p. 459 et 460
378 Jacques-Alain Miller, Cours du 10 mars 1982. Inédit.

Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan et la voix », In Quarto no 54, Bruxelles : Éditions


379 Cf.

Huysmans, Juin 1994, p. 33


161

propres pensées et ses voix hallucinatoires. Cette impossibilité de subjectivation


tient à la structure qui relève, non pas du refoulement, mais de la forclusion.

À ce propos, sur l’exemple de la patiente de l’hôpital interrogée par Lacan


dans cette présentation de malades, Miller explique que :

C’est la charge affective, ou disons, libidinale du mot « truie » qui


opère une rupture de la continuité de la chaine signifiante et un
rejet dans le réel. À cet égard, Lacan appelle voix un effet de
forclusion du signifiant, qui n’est nullement réductible, comme la
vulgate le voudrait, à la célèbre forclusion du Nom-du-Père. Dans la
mesure où un morceau de la chaine signifiante, brisée en raison de
ce que nous appelons pour l’instant cette charge libidinale, ne peut
être assumé par le sujet, il passe dans le réel et est assigné à l’Autre.
La voix apparaît dans sa dimension d’objet quand c’est la voix de
l’Autre.380
Selon Miller, la forclusion n’est pas réductible à celle du Nom-du-Père et il
nous démontre que ce que Lacan appelle voix dans le délire relève d’un effet de
forclusion du signifiant : la charge libidinale rattachée à un morceau de la chaine
signifiante la brise, ce morceau ne peut donc pas être assumé par le sujet, il passe
dans le réel et est assigné à l’Autre. Miller précise alors que la voix apparaît dans sa
dimension d’objet lorsqu’elle devient celle de l’Autre.

Miller pointe donc l’importance de cette « charge libidinale » dans le


brisement de la chaîne.

La patiente de la présentation entend de l’Autre le mot qui la vise en tant


qu’être, mot qui -dans son obscénité sexuelle et orale- la désigne et l’invective. Ainsi,
nous nous intéresserons au surgissement de la voix comme signification qui vise le
sujet, son être, dans notre paragraphe intitulé Che vuoi ? La question angoissante et
énigmatique par excellence Que me veux-tu ?, question sur le désir de l’Autre envers
le sujet, sur ce qu’est le sujet comme objet pour l’Autre, est développée par Lacan
dans son séminaire X.

Le surmoi, objet cause


380 Ibidem.


162

Dans son Séminaire X, sur l’Angoisse, dans lequel Lacan conceptualise l’objet
a comme objet cause du désir, il fera un pas de plus en ce qui concerne le surmoi et
la voix. L’objet a dont parlait Lacan au moment du séminaire VI n’est pas tout-à-fait
le même que celui qu’il conceptualisera au séminaire X. C’est cependant par le biais
de ce parcours -où il commence par isoler l’objet a à partir de la coupure- qu’il
arrivera à l’objet comme objet a cause du désir –qui se distingue de l’objet du désir,
l’objet désiré-

« Le surmoi participe de la fonction de cet objet en tant que cause (…) Je


pourrais même le faire entrer dans la série de ces objets que nous aurons à
déployer381 », dit Lacan. Et c’est, en effet, ce qu’il fera quelques leçons plus tard382
lors qu’il l’inscrira dans la liste qu’il nomme des « formes stadiques de l’objet » : oral,
anal, phallique, scopique et surmoi. Le surmoi, qu’il fait ainsi équivaloir à la voix, est
l’un de ces objets cause qu’il formalise au long de ce séminaire.

Dans ce séminaire, Lacan reprend la question du schofar, objet sur lequel


Theodor Reik avait écrit un article383. Le schofar aurait l’intérêt de présenter la voix
sous une forme exemplaire « où elle est, d’une certaine façon, en puissance d’être
séparée »384, c’est-à-dire qu’il incarne ce qui serait de cette voix dans le seuil juste
avant son extraction -à la manière des hurlements des autistes dont nous avons
parlé précédemment.

Lacan continue sur ce qui se produit après cette séparation. Il en dit :

Ce dont il s’agit maintenant pour nous est de savoir où cet objet


comme séparé s’insère, à quel domaine le rattacher –non pas dans
l’opposition intérieur-extérieur, dont vous sentez bien ici toute
l’insuffisance, mais dans la référence à l’Autre et aux stades de
l’émergence, et de l’instauration progressive pour le sujet, de ce
champ d’énigmes qu’est l’Autre du sujet. À quel moment un tel type
d’objet peut-il intervenir, dans sa face enfin dévoilée sous sa forme
séparable ?
De quel objet s’agit-il ? De ce qui s’appelle la voix385.


381 Jacques Lacan, Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004, p. 125
382 Cf. Ibidem, p. 341
383 Cf. Theodor Reik, Le rituel-psychanalyse des rites religieux, (1919), Paris : Édition Denoël, 1974
384 Cf. Jacques Lacan, op. cit., p. 289
385 Ibidem, p. 291


163

Une fois séparé, il s’agit de préciser de quelle manière cet objet, la voix,
s’insère. Pour localiser où se produit ladite insertion, l’opposition intérieur-extérieur
est insuffisante, dit-il. Il s’agit de la situer dans la référence à l’Autre, « ce champ
d’énigmes qu’est l’Autre du sujet ». Il s’interroge alors à quel moment un tel objet
peut intervenir sous sa forme séparable. Il continue :

Nous le connaissons bien, nous croyons bien le connaître, sous le


prétexte que nous en connaissons les déchets, les feuilles mortes,
sous la forme des voix égarées de la psychose, et le caractère
parasitaire sous la forme des impératifs interrompus du surmoi.386
Nous connaissons ses déchets, ses feuilles mortes : les hallucinations et le
surmoi. Alors que les qualificatifs « parasitaire » et « interrompu » avaient déjà été
employés par lui en relation aux voix dans les délires, dans cette phrase, ils portent
sur les impératifs du surmoi. Soulignons donc que les impératifs du surmoi seraient,
selon Lacan, des impératifs interrompus. C’est justement du fait de cette
interruption que surgit l’objet voix.

Cette série des « feuilles mortes » de la voix dont parle Lacan, s’éclaire, nous
semble-t-il, des avancées sur la conceptualisation de la clinique de l’autisme. La voix
« non mortifiée » des autistes permet d’élucider les hallucinations et les impératifs
surmoïques comme des simples déchets de l’objet voix.

Nous avons dit que l’inscription du sujet dans le langage nécessite de la


cession, de la séparation de l’objet voix. Lorsqu’on parle, une séparation de l’objet
voix se produit et, inversement, il faut avoir pu lâcher l’objet voix pour être en
mesure de prendre la parole387. Les hallucinations et les impératifs surmoïques
seraient ainsi des « restes », des « déchets » de l’objet voix. Des « retours » qui font
irruption alors que, a priori, sauf peut-être pour les autistes388, la voix a été extraite.

Le désir de l’Autre et la voix du surmoi


Nous avons ci-dessus cité Lacan lorsqu’il s’interroge sur l’insertion de la voix,
en tant qu’elle a été précédemment extraite ; la question qui se pose alors c’est sur


386 Ibid.
387 Cf. Jean-Claude Maleval, L’autiste et sa voix, Paris : Éditions du Seuil, 2009.
388 Cette phrase de Lacan, telle que nous l’avons interprétée, laisserait entendre que dans d’autres

psychoses, il y aurait eu extraction de l’objet voix. La question reste ouverte à la discussion.


164

son rattachement dans la référence du sujet et son Autre, Autre dont il dit que c’est
un « champ d’énigmes ».

Nous nous arrêterons à cette dimension énigmatique de l’Autre pour


soulever un point précis dans ce « champ d’énigmes » : celui du désir de l’Autre. Le
Che vuoi ?, Que me veux-tu ? dont Lacan fait le ressort de l’angoisse en tant qu’il met
en avant de la scène l’objet que le sujet est pour l’Autre. Plus précisément, nous nous
demandons si le désir de l’Autre, ce que le sujet est pour l’Autre, ce que l’Autre lui
veut, est au cœur de ces « feuilles mortes » de l’objet voix qui sont les délires et les
impératifs du surmoi.

Le Che vuoi ? et la voix

Nous trouvons quelques pistes qui appuient la pertinence d’approcher l’objet


voix et l’énigme du désir de l’Autre :

Nous avons évoqué quelques pages auparavant que la brisure de la chaîne


signifiante –à cause de ce que Jacques-Alain Miller nomme la forclusion du signifiant
face à la « charge libidinale » d’un mot- fait surgir une signification qui vise l’être du
sujet, c’est là que fait irruption l’objet voix par le biais du délire. La voix vient donc
pointer l’être du sujet, sa signification. Sur ce point, nous avons évoqué le Che vuoi ?
ceci dans la mesure où l’être du sujet trouve sa réponse dans l’objet qu’il est pour
son Autre, dans l’interprétation qu’il donne à l’énigme du désir de celui-ci.

Une autre piste nous est donnée par Lacan lorsque, dans l’un des tableaux
qu’il présente dans son séminaire X389, l’objet oral et l’objet voix sont corrélés au
terme « désir de l’Autre ».

D’autre part, dans le Séminaire XIII, Lacan précise que le désir de l’Autre se
manifeste par l’objet voix. Il en dit :

Que pour ce qui est de la voix en tout ça, l'objet soit directement
impliqué et immédiatement au niveau du désir, c'est ce qui est
évident.
Si le désir du sujet se fonde dans le désir de l'Autre, ce désir comme
tel se manifeste au niveau de la voix. La voix n'est pas seulement


389 Jacques Lacan, op. cit., p. 352


165

l'objet causal mais l'instrument où se manifeste le désir de


l'Autre.390
La voix est donc, entre les objets cause du désir, celui qui est aussi instrument
où se manifeste le désir de l’Autre. Deux dimensions du désir y sont foncièrement en
jeu : le désir comme causé par un objet a –dans ce cas-là, la voix- et le désir comme
désir de l’Autre, nous pourrions dire dans son articulation signifiante –dont la voix
est l’instrument de sa manifestation-.

Plusieurs références chez Lacan permettent donc de démontrer la pertinence


de rapprocher le désir de l’Autre et la voix.

Le Che vuoi ? et le surmoi

Dans son Séminaire IV, Lacan extrait de la pièce de théâtre de Jacques


Cazotte, Le diable amoureux la question fondamentale qui se présente comme
réponse à tout sujet dès qu’il appelle l’Autre : le Che vuoi ? Cette question est
fondamentale dès lors que par cette réponse, l’Autre en tant que « champ
d’énigmes » surgira pour le sujet. Lacan dit dans le séminaire IV de ce « Que veux-tu ?
Che vuoi ? » -prononcé par la voix caverneuse du diable après qu’il a été invoqué- : «
… cette interrogation fondamentale nous donne de la façon la plus saisissante une
illustration de la fonction du surmoi391 ». Ainsi, Lacan rattache directement le Che
vuoi ? et le surmoi.

Dans la première leçon de son séminaire VI, Lacan reparle du che vuoi ? dans
sa relation au surmoi : au moment où l’enfant se met à parler, pour autant qu’il y a
appel de l’Autre comme présence, présence sur le fond d’absence, il va se produire
l’appréhension de l’Autre comme tel par le sujet. Lacan dit que :

L’Autre dont il s’agit est celui qui peut donner au sujet la réponse, la
réponse à son appel. Cet Autre auquel fondamentalement il pose la
question, nous le voyons apparaître dans Le Diable amoureux de
Cazotte comme étant le mugissement de la forme terrifique qui
représente l’apparition du surmoi, en réponse à celui qui l’a évoqué
dans une caverne napolitaine –Che vuoi ? Que veux-tu ? La question
est posée à l’Autre de ce qu’il veut. Elle est posée de là où le sujet


390 Jacques Lacan, Le Séminaire, L’objet de la psychanalyse, inédit, leçon du 1er juin 1966.
391 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 169


166

fait sa première rencontre avec le désir, le désir comme étant


d’abord le désir de l’Autre.392
Le surgissement de ce « mugissement terrifique » représente l’apparition du
surmoi. Il surgit comme réponse à l’appel du sujet en posant la question du désir
« Que veux-tu ? ». Lacan situe dans ce moment mythique la rencontre inaugurale
avec le désir de l’Autre. Il précise encore : « La question (…) du Che vuoi ?, vous
voyez maintenant à quel niveau elle se place. Ce Che vuoi ? est, si l’on peut dire, la
réponse de l’Autre à l’acte de parler du sujet ».393

La prise de parole, l’appel, l’invocation de l’Autre faite par le sujet, fait


apparaître la question du Che vuoi ?, que veux-tu ? du coté de l’Autre. L’apparition du
surmoi est corrélée au surgissement de cette voix caverneuse, ce mugissement
terrifique du Diable invoqué.

Un exemple clinique : une petite fille, qui passe ses premières années de vie
entre trois langues, alors qu’elle comprend les trois à la perfection, prend un certain
temps avant de commencer elle-même à parler. A peine franchit-elle ce pas, qu’elle
commence à avoir peur d’une présence féminine, une sorcière, qui la guette dans les
coins de sa maison. Nous pouvons dire que la prise de parole du sujet, son
invocation, fait surgir une figure terrifique qui répond à son appel, et qui trouve chez
elle dans une sorcière une forme imagée : le surmoi.

Un autre exemple : un petit garçon qui, à ses trois ans, n’avait acquis du
langage qu’un usage en écholalie, se met à parler après quelques séances en se
servant du langage de manière de plus en plus complexe. Peu de temps après, il
commence à parler du « loup », ce personnage se cacherait ici et là, il en a peur.

Ces incarnations imagées de l’Autre en tant que porteur d’un désir opaque
surgissent ainsi au moment même où le sujet s’inscrit dans la Loi du langage, et, en y
étant concerné, identifié à un S1, il peut en faire usage.

La fonction vocative du Je


392 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,

2013, p. 24-25
393 Ibidem, p. 47


167

Lacan parle, dans ce contexte, de la fonction vocative à laquelle le Je pourrait


se prêter dans certaines circonstances, même s’il est occulté. Dans ce bref
paragraphe, nous suivrons son raisonnement pour essayer de le saisir.

Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, « vocatif »


veut dire : « Cas exprimant l'apostrophe, l'interpellation directe au moyen
d'appellatifs, et ayant pour effet d'exclure de la construction de la phrase, à la
manière d'une incise, le terme qui désigne l'objet interpellé394 » ; ou encore « Mot,
construction exclamative servant à appeler, à interpeller directement quelqu'un ou
quelque chose »395.

Ainsi, le Je pourrait, d’une certaine manière avoir une fonction d’appel,


d’interpellation.

Selon Lacan, le Je fondamental se retrouve dans n’importe quelle forme


vocative impérative. Il donne l’exemple du Je sous-jacent qu’il y a dans la phrase
Lève-toi et marche. Le pouvoir performatif de ce Tu est en relation directe au Je dans
la mesure où il opère dans cet acte de parler, explique-t-il. Alors, lorsque nous
énonçons une phrase impérative qui s’adresse à Tu le Je y est de manière sous-
jacente, il y est en tant qu’il opère dans l’acte de parler. Notons au passage que dans
le mode impératif, il n’existe pas la conjugaison qui correspond à la première
personne du singulier, donc au Je ; en revanche, ce mode verbal comporte
particulièrement la fonction performative, donc le fait qu’énoncer une phrase en
mode impératif comporte un acte de parole. Lacan poursuit en pointant que : « on
voit bien à ce niveau que le sujet reçoit son propre message de forme inversée, à
savoir que c’est le Je qui est ici à s’avouer, par l’intermédiaire de la forme qu’il donne
au Tu396 ». Dans ce sens, nous pouvons signaler, d’ailleurs, que le sujet n’a pas
d’autre moyen de s’adresser une injonction qu’en s’adressant à lui-même comme Tu.

Il poursuit son raisonnement en faisant référence au graphe du désir : si tout


discours est le discours de l’Autre, même si c’est le sujet qui le tient, dans le
deuxième étage du graphe du désir, c’est-à-dire, lorsque le sujet assume l’acte de


394 Définition trouvable sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales:
http://www.cnrtl.fr/definition/vocatif
395 Ibidem.
396 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,

2013, p. 46


168

prendre la parole, un appel à l’être est émis avec plus ou moins de force, il contient
un « Soit ». Cet appel à être, contient aussi un Fiat qui sera la racine de ce qui s’inscrit
dans le registre du vouloir.

… il contient un Fiat397, qui est la source et la racine de ce qui, de la


tendance, vient s’inscrire pour l’être parlant dans le registre du
vouloir. Ou encore, il est à la racine du Je en tant que celui-ci se
divise dans les deux termes étudiés, de l’un à l’autre, de l’impératif
du Lève-toi et marche à l’érection par le sujet de son propre Je.398
Ainsi, l’acte de prendre la parole du sujet, il émet du même coup un appel à
être et à vouloir, qui le fait s’ériger en tant que Je.

Dans sa prise de parole, dans l’appel à l’Autre, il y a donc au même temps


l’érection du sujet de l’énonciation et le surgissement du surmoi sous la forme de la
figure terrifique qui répond : Che vuoi ?

Justement, dans le joint entre l’érection du Je et le surgissement de la


question angoissante sur l’objet qu’il est dans le désir de l’Autre, se pose la question
Que suis-je ? que nous aborderons ultérieurement.

La voix dans le masochisme et le sadisme


Freud avait conçu le masochisme et le sadisme comme les sources
pulsionnelles agissantes dans le conflit entre le moi et le surmoi. Lorsque Lacan
reprend la question des perversions dans son séminaire XVI, il énonce explicitement
que l’objet dont il s’agit dans le sadisme et le masochisme, c’est la voix. Il évoque
alors la notion freudienne de « masochisme moral », nous le citons :

Un certain masochisme moral ne peut être fondé que sur cette


pointe de l’incidence de la voix de l’Autre, non pas dans l’oreille du
sujet, mais au niveau de l’Autre qu’il instaure comme étant
complété de la voix. A la façon dont nous avons vu tout à l’heure
que jouit l’exhibitionniste, l’axe de gravité du masochiste joue au


397 La définition de « Fiat » est, selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : en

religion, expression de la volonté créatrice qui est à l’origine du monde. En philosophie, expression
de la volonté humaine, décision délibérée. http://www.cnrtl.fr/definition/fiat
398 Jacques Lacan, op. cit., p. 46


169

niveau de l’Autre et de la remise à lui de la voix comme supplément


399 .

Dans le masochisme moral, celui donc qui n’est pas de l’ordre d’une
perversion sexuelle et se rattache plus directement au surmoi, il y aurait donc une
« pointe » de l’incidence de la voix de l’Autre, en tant que l’Autre s’instaure comme
complété de la voix. Le masochisme remet la voix à l’Autre comme supplément et le
complète de cette manière-là. Lacan ajoute qu’il y a une jouissance dans cette remise
à l’Autre de la fonction de la voix sous la forme du supplément. De manière générale,
dit Lacan, à y obéir comme un chien, le masochiste fait exister la voix de l’Autre. Des
perversions, le masochisme serait la seule vraiment réussie.

En ce qui concerne le sadisme, il signale la domination étonnante de l’objet a,


sous la forme de la voix. Il prend l’exemple des personnes qui ont été emmenées aux
fours crématoires, par des ordres qui n’ont provoqué aucune révolte. Le sadique se
fait l’instrument du supplément donné à l’Autre, mais dont l’Autre ne veut pas, mais
il obéit quand même.400 Cet aspect de domination de la voix nous semble important
à soulever concernant l’obéissance au surmoi.

Comme nous l’avons déjà énoncé dans le chapitre antérieur, l’effet de


réduction du sujet à la pure obéissance face à la voix, peut quelque part se mettre à
marcher tout seule, sans sujet pervers et sans que la jouissance n’y soit nulle part.

Ainsi, entre le masochisme moral et l’obéissance à la voix corrélée à une


disparition du sujet, il y a une brèche subtile mais absolument essentielle dont il faut
tenir compte.

Que suis-je ?: La voix et l’indicible de la jouissance


Nous avons évoqué précédemment la citation de Lacan où il dit, par rapport à
la voix, que « nulle part le sujet n’est plus intéressé à l’Autre que par cet objet a-
là 401 ». Pour sa part, Jacques-Alain Miller souligne que, puisque c’est du fait
d’attribuer la voix au champ de l’Autre, que l’on y est attachés, le psychotique serait
libre en tant qu’il a déjà avec lui la réponse et, pour ce qu’il en est des névrosés, ils

399 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVI : D’un Autre à l’autre, Paris : Éditions du Seuil, 2006, p. 257-

258
400 Cf. Ibidem, p. 259
401 Ibid., p. 257-258.


170

seront à jamais des quémandeurs. Ils ont ou ils attribuent à l’Autre la réponse sur
quoi ? Voyons ceci de plus près.

Revenons sur la « charge libidinale » dont Jacques-Alain Miller avait parlé


concernant l’hallucination du mot « truie ». Dans cet article, il souligne que ce qui
compte dans l’injure n’est pas le ton, mais que cette voix vient de l’Autre. Cette
injure comporte une charge de jouissance inintégrable à la chaîne signifiante.402 Il
dit que « la voix vient à la place de ce qui est du sujet proprement indicible, et que
Lacan a appelé son plus-de-jouir403 ».

Miller situe, dans ce texte, la castration au niveau de la voix, en disant que


c’est ce qui permet qu’on ne l’entende pas dans le réel, qu’on y soit sourds.
Cependant, la voix est bien là, dans la mesure où le sujet doit repérer sa position par
rapport à la chaine signifiante, « dans la mesure, précise-t-il, où cette chaîne se tient
toujours en rapport avec l’objet indicible404 ». La voix, à cet égard, « est exactement
ce qui ne peut pas se dire405 ».

Miller dit :

Je me sers du signifiant pour faire répondre à l’Autre -toute chaîne


signifiante est une invocation –mais plus radicalement, j’attends la
voix de l’Autre, celle qui me dira ce qui m’attend, ce qu’il en sera de
moi, et ce qu’il en est déjà de mon être comme indicible. Et c’est
précisément ce qui m’attache à l’Autre, c’est la voix au champ de
l’Autre.406
Toute chaîne signifiante est une invocation à la voix de l’Autre, pour lui faire
répondre sur ce qui justement est indicible concernant l’être du sujet, ce qui l’attend,
ce qu’il deviendra, voire son plus-de-jouir. C’est celui là le point d’attache à l’Autre,
ce qu’il entend pour la voix en tant qu’instauré dans le champ de l’Autre : le sujet lui
attribue la réponse sur ce qui est indicible lui concernant.

Par rapport à la question Que suis-je ? Jacques-Alain Miller explique dans son
cours du 3 mars 1982 que le Je est justement de l’ordre de l’indicible, de cette autre
dimension véhiculée dans la chaîne signifiante :

Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan et la voix », In Quarto no 54, Bruxelles : Éditions
402 Cf.

Huysmans, Juin 1994, p. 33


403 Ibidem.
404 Ibid., p. 33 et 34
405 Ibid.
406 Ibid.


171

quand Lacan reprend le Que suis-je? de l'interrogation du sujet, il


indique une autre dimension que celle qui se véhicule dans la
chaîne signifiante. Il y a un statut du Je qui ne se réduit pas au sujet
du signifiant. C'est un statut qui, au contraire, ne trouve à se situer
qu'à la place de la jouissance en tant qu'elle ex-siste à l'Autre du
signifiant. C'est ce qui, d'une façon plus mathématique, concerne le
statut du Je comme objet a.407
La réponse à la question Que suis-je ? se situe ainsi hors de l’Autre du
signifiant, à la place de la jouissance qui lui ex-siste. Miller situe ainsi le statut du Je
au niveau de l’objet a. Ce point a toute son importance au regard de la clinique,
puisque comme nous le verrons dans la deuxième partie, la question de l’identité
renvoie le sujet à son être d’objet.

L’injure féminine

Cela, nous semble-t-il, donne une piste sur ce qu’il en est du surmoi chez les
femmes, débat qui a traversé et traverse encore les diverses communautés
psychanalytiques.

Les psychanalystes José Vidal et Léda Guimarães408 proposent que ce qui est
en jeu dans le surmoi chez les femmes, c’est une injure qui pointe la spécificité de
leur jouissance pas-toute phallique. Cette injure qui vise leur être de jouissance,
pourrait, selon eux, prendre la forme de l’insulte « pute ».

Ils pointent le fait que l’allègement des mœurs sexuelles de notre époque n’a
soulagé en rien les femmes de la férocité de la voix du surmoi. Une voix qui ne dit
rien, qui est pure injure, est un pur impératif de jouissance qui rend le sujet
coupable à la fois qu’il le pousse à obéir. Ils soulignent que la voix injuriant « pute »
n’est pas seulement présente pour les femmes lors qu’elles sont confrontées à leur
jouissance, mais aussi chez les hommes vis-à-vis de leurs partenaires sexuels. Ainsi,
le retour de cette injure serait l’une des formes du rejet de la jouissance Autre, de la
jouissance féminine, tant chez les hommes que chez les femmes.

Ce rejet ne serait donc pas un fait culturel, social, ou propre de la civilisation


victorienne ou actuelle, il s’agit d’un fait de structure. C’est le péril de la voix

407 Jacques-Alain Miller, Cours du 3 mars 1982, inédit
408 Cf.
José Vidal et Leda Guimaraes, « Puta, el nombre del Superyó », in La Lúnula, publicación
aperiódica del CIEC, sur http://www.cieccordoba.com.ar/lalunula2/leermas4.html


172

diffamatoire que pointe Lacan avec son syntagme « dit-femme » et qui l’a conduit à
s’avancer sur le terrain de la spécificité féminine de manière très prudente, en se
servant strictement de la logique.

Nous pointons cependant que là où l’injure « pute » essaie de circonscrire la


jouissance féminine, elle ratte, puisque ça n’est qu’une tentative de recouvrir par un
mot obscène ce qui reste foncièrement indicible. Le rejet de la jouissance pas-toute
est une manière encore de recouvrir le réel en jeu.

Quel est le fait de structure qui trouve ainsi son expression dans l’injure
adressée à cette partie de l’humanité qui connaît une jouissance pas-toute
phallique ? À ce sujet, Jacques-Alain Miller donne une piste très éclairante dans la
leçon du 24 mars 1982 de son cours « Clinique Lacanienne ». À partir d’une phrase
de Lacan « le sens du sens est lié à la jouissance du garçon », il fait apercevoir que la
jouissance du garçon se définit du fait d’être interdite –ceci de manière beaucoup
plus primaire que par le supposé interdit paternel- et que c’est avec cette
interdiction que fonctionne le langage. Ce qui est interdit « sauf à engendrer de
façon originelle la culpabilité », selon les mots de Lacan, c’est justement la jouissance
du corps propre. C’est précisémet cette interdiction, dit Miller, qui ouvre la
dimension sexuelle de la jouissance. Ainsi, dit-il, Lacan ne considère pas la
jouissance auto-érotique comme sexuelle. « La dimension proprement sexuelle de la
jouissance s'ouvre fondée sur l'interdiction de la jouissance auto-érotique, et c'est la
partie mâle de l'espèce qui en paye le prix.409 »

Miller dit que cette considération ne devient évidente qu’à partir du moment
où Lacan fait de la jouissance une catégorie fondamentale, c’est-à-dire que, en elle-
même, elle ne se réfère pas à l’Autre, ce qui le différencie du désir. Il en dit :

Quand Lacan partait du désir comme concept fondamental, l'Autre


y était d'emblée impliqué. Le désir est une catégorie dialectique qui
implique d'emblée l'Autre dans sa définition. Le désir, c'est toujours
le désir de l'Autre. La jouissance, ce n'est pas toujours la jouissance
de l'Autre. Ce n'est même pas d'abord la jouissance de l'Autre. (…)
Quand il s'agit du désir, la place de l'Autre est déjà̀ présente, et il
s'agit de savoir comment le partenaire sexuel vient à cette place de
l'Autre. Par contre, lorsque le concept primaire est la jouissance,


409 Jacques-Alain Miller, Cours du 24 mars 1982, inédit.


173

l'Autre n'y est pas d'abord impliqué, puisqu'elle est d'abord la


jouissance du corps, la jouissance du corps propre. Il faut une
déduction pour saisir comment cette jouissance peut accrocher et
concerner l'autre corps. A ce moment-là, le sexuel suppose une
annulation de la jouissance du corps propre, suppose une
jouissance interdite. C'est la jouissance du garçon, et elle a des
conséquences. Je veux dire que cette jouissance qui engendre la
culpabilité est aussi bien la jouissance du symptôme. La jouissance
du symptôme est auto-érotique. C'est ce nexus-là qu'on a appelé le
surmoi.410
C’est la partie male de l’espèce qui paye le prix de l’interdiction de la
jouissance auto-érotique, la jouissance du corps propre. C’est grâce à cela que
fonctionne le langage et que s’ouvre la dimension de la jouissance sexuelle. La
jouissance du corps propre engendre la culpabilité. Si on se sent coupable de ses
symptômes, c’est parce que la jouissance qui y est engagée est auto-érotique. Miller
situe le surmoi dans « ce nexus-là ».

En suivant la même logique, la jouissance féminine serait aussi une


jouissance du corps propre qu’étant pas toute phallique, échappe en partie à la
régulation phallique et à l’interdiction dont nous parlions. Elles ne paient pas (tout)
le prix. Voilà, peut-être, le fait de structure pour lequel l’injure, la diffamation,
retombe sur elles, et aussi, la férocité du surmoi.

« Je suis à la place d'où se vocifère que l'univers est un défaut dans


la pureté́ du Non-être. »

Reprenons la question Que suis-je ? Lacan en donne une réponse dans son
texte « Subversion du sujet et dialectique du désir ». Nous le citons :

… ce qui est notre problème, à savoir : Que suis-Je ?


Je suis à la place d’où se vocifère que « l’univers est un défaut dans
la pureté du Non-Etre »411.
Cette phrase est prélevée par Lacan du poème de Paul Valéry « Ébauche d'un
serpent ». Lacan continue:


410 Ibidem.
411 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Écrits, Paris : Éditions du Seuil,

1966, p. 819


174

Et ceci non pas sans raison, car à se garder, cette place fait languir
l’Etre lui-même. Elle s’appelle la Jouissance, et c’est elle dont le
défaut rendrait vain l’univers.
En ai-je donc la charge ? –Oui sans doute. Cette jouissance dont le
manque fait l’Autre inconsistant, est-elle donc la mienne ?
L’expérience prouve qu’elle m’est ordinairement interdite, et ceci
non pas seulement, comme le croiraient les imbéciles, par un
mauvais arrangement de la société, mais je dirais par la faute de
l’Autre s’il existait : l’Autre n’existant pas, il ne me reste qu’à
prendre la faute sur Je, c’est-à-dire croire à ce à quoi l’expérience
nous conduit tous, Freud en tête : au péché originel. Car si même
nous n’en avions de Freud l’aveu exprès autant que navré, il
resterait que le mythe, dernier-né dans l’histoire, que nous devons à
sa plume, ne peut servir à rien de plus que celui de la pomme
maudite, à ceci près qui ne vient pas à son actif de mythe, que, plus
succinct, il est sensiblement moins crétinisant.
Mais ce qui n’est pas un mythe, et que Freud a formulé pourtant
aussitôt que l’Œdipe, c’est le complexe de castration.412
Le défaut de la Jouissance rend vain l’univers, il ne devient qu’un défaut dans
la pureté du non-être, mieux ne pas exister. C’est cela qui est vociféré depuis là où le
Je se place. La question qui se pose par la suite porte sur l’assignation de la faute de
ce défaut. Les imbéciles, dit Lacan, la font porter sur un « mauvais arrangement de la
société ». Lacan dit qu’elle devrait se situer au niveau de l’Autre, s’il existait. Mais,
l’Autre n’existant pas, c’est le Je qui la prend en charge. Il s’agit du fameux péché
originel auquel l’expérience nous conduit à croire, tous, Freud inclus.

Freud inclus dans la mesure où il en a même fait un mythe, « le dernier né


dans l’histoire », dont Lacan signale qu’il est « moins crétinisant », celui de « Totem
et Tabou ». Le paragraphe se termine en pointant ce que Freud a formulé à coté de
l’Œdipe et qui n’est pourtant pas un mythe : ledit complexe de castration. Il n’est pas
un mythe, pourrions nous dire, puisque la castration c’est ce qui place toute cette
affaire –de la Jouissance- dans le registre juste, c’est-à-dire, celui de l’impossible.

Jacques-Alain Miller a fait un commentaire de ce paragraphe de « Subversion


du sujet et dialectique du désir » dans son cours du 3 mars 1982. Il y a mis l’accent
sur le verbe « vociférer ». Nous le citons :


412 Ibidem, p. 819 et 820


175

La connexion de la jouissance et de la voix est présente dans un


verbe que Lacan utilise dans une phrase de "Subversion du sujet et
dialectique du désir", à savoir: "Je suis à la place d'où se vocifère
que l'univers est un défaut dans la pureté du Non-être, et ceci non
pas sans raison, car à se garder, cette place fait languir l'être lui-
même. Elle s'appelle la Jouissance et c'est elle dont le défaut
rendrait vain l'univers." Mettons un peu d'ordre là-dedans. Que
suis-je? Je suis à la place d'où se vocifère que l'univers est un défaut
dans la pureté du non-être. Cette place où je suis, et d'où se vocifère
cette phrase, s'appelle la jouissance. Ce qui est là donné comme un
verbe: vociférer, a évidemment pour nous tout son poids à partir de
notre table d'orientation. La place d'où s'entend et d'où résonne la
voix, c'est la place de la jouissance. (…)
Quand Lacan reprend le Que suis-je? de l'interrogation du sujet, il
indique une autre dimension que celle qui se véhicule dans la
chaîne signifiante. Il y a un statut du Je qui ne se réduit pas au sujet
du signifiant. C'est un statut qui, au contraire, ne trouve à se situer
qu'à la place de la jouissance en tant qu'elle ex-siste à l'Autre du
signifiant. C'est ce qui, d'une façon plus mathématique, concerne le
statut du Je comme objet a. (…) Le problème du que suis-je ne
trouve pas de réponse dans l'ordre signifiant.413
Miller dit qu’il faut prendre la vocifération comme ce qui porte la voix. La
place d’où ça vocifère, d’où ça pointe le défaut qu’est l’univers à la pureté du Non-
être, est la place de la jouissance. Cette phrase ne peut se dire que d’une position
hors-univers, une place extime à l’univers. Ça se dit d’une place qui est du coté du
non-être par rapport à l’univers.

Le Je ne trouve pas de réponse dans l’ordre signifiant, il ne peut dire, voire


vociférer le défaut de l’univers qu’en se plaçant hors celui-ci, ex-sistant à celui-ci,
depuis la place de la jouissance. La place d’où s’entend et d’où résonne la voix hors-
univers est donc celle de la jouissance. Rappelons nous ce que nous avions précisé
précédemment concernant la voix, objet qui, tout en étant celui par lequel le sujet
est le plus intéressé à l’Autre, renvoie justement à ce qui est indicible dans la chaîne
signifiante.


413 Jacques-Alain Miller, Cours du 3 mars 1982, inédit.


176

Si, d’une part l’Autre est du côté de la consistance de l’univers, la jouissance


s’y oppose. Selon Miller cette place hors-univers serait la position féminine, tel que
le dit Lacan dans son écrit « L’Etourdit »414. Nous y reviendrons.

Miller continue :

Dans la psychanalyse, c'est ça que l'on met au travail: la différence


du Je et du sujet. Ce qu'on essaie d'approcher avec la fameuse
traversée du fantasme, qui deviendra bientôt une tarte à la crème,
c'est le moment où le sujet du signifiant approche de son statut
comme Je, approche de la réponse au que suis-je.
Entre ce je suis fondamental, qui n'est pas le sujet du signifiant, et le
je jouis, il y a une connexion qui n'est pas simplement
homophonique, mais avec cette différence qu'il n'est pas possible
de dire je au moment de la jouissance.415
La question sur le Je –à laquelle on approcherait à la fin d’une analyse-
renvoie, finalement, à sa jouissance sauf qu’on ne peut pas s’y reconnaître. « Ce jouis
- formule qui est faite pour marquer que c'est ça qui est à la place vraie du je
suis416 », dit Jacques-Alain Miller.

C'est ce qui empêche de dire que la jouissance c'est ma jouissance.


« Cette jouissance est- elle donc la mienne? » Lacan pose la
question. Mais c'est cette appropriation devant laquelle on recule,
comme on recule devant le que je dise et qu'on en reste au qu'on
dise.
Cette ex-sistence de la jouissance, que j'introduis là dans sa
connexion à la voix, je dirai qu'on la connaît et qu'on l'impute
volontiers à l'Autre.417
Nous retrouvons donc la difficulté de situer la jouissance, « est-ce la
mienne ? » avait demandé Lacan. Le sujet ne peut pas se l’approprier, la reconnaître
comme étant la sienne, dit Miller. Il dit qu’on recule devant cette appropriation, tel
qu’on recule à dire « que je dise » et on reste à « qu’on dise ». Miller nous renvoie
ainsi à la phrase de Lacan à laquelle nous consacrerons le paragraphe suivant.

Miller signale que cette ex-sistence de la jouissance, qui a une connexion à la


voix, on l’impute volontiers à l’Autre. Nous retrouvons donc la question que nous

414 Cf. Ibidem.
415 Ibid.
416 Ibid.
417 Ibid.


177

avions révélé précédemment sur la réinsertion de la voix qui avait été extraite, la
manière dont elle va se situer dans la relation du sujet à l’Autre.

Dans ces citations, nous touchons de doigt le noyau du Je que nous pouvons
qualifier de vociférant dans lequel le sujet ne se reconnaît pas justement parce que
dernier, qui se définit comme sujet du signifiant, s’en distingue.

« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui


s’entend »

En parlant de la phrase de Lacan « Je suis à la place d’où se vocifère… », Miller


nous renvoie à la phrase « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui
s’entend ». Ni l’une ni l’autre n’étant porté par le sujet, elles ne s’énoncent pas
comme Je. Au contraire : « ça se vocifère », « qu’on dise ». Justement devant cette
appropriation, on recule, dit-il. Quelle rapport entre la vocifération et le dire ?

« Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit, c'est même dans l'expérience
ce qui peut se figurer comme la définition du surmoi 418 », dit Jacques-Alain Miller
par rapport à la phrase que Lacan décortique tout particulièrement dans son texte
« L’Etourdit ». Le fait que Miller en fasse la définition du surmoi, la rend d’un intérêt
tout particulier au regard de notre sujet de thèse.

Dans l’une des leçons de son séminaire XIX, qui eut lieu un mois avant
l’écriture de « L’Etourdit », Lacan avait écrit : « Qu’on dise, comme fait, reste oublié
derrière ce qui est dit, dans ce qui s’entend. » Une autre phrase accompagnait celle-
ci : « Cet énoncé est assertif par sa forme, il appartient au modal pour ce qu’il émet
d’existence 419 ».

En prenant ces éléments, essayons d’y voir plus clair.

Cet énoncé de Lacan : « Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce
qui s'entend 420 », fait entendre plusieurs aspects : premièrement, il y a là la
dimension de l’oubli. Soulignons que Lacan a choisi le terme oubli et non pas celui


418 Ibid.
419 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris : Éditions du Seuil, 2011, p. 221
420 Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 449


178

de refoulement. Le dire reste oublié derrière le dit, le fait qu’on dise reste oublié.

« Ce reste oublié, qu'est-ce que c'est? C'est le reste oublié d'une énonciation
qui se trouve dès lors dans la position du sous-entendu421 », dit Jacques-Alain Miller.

Par rapport à ce que nous avons avancé lors de ce chapitre, nous pouvons
faire l’hypothèse que pas tous oublient le fait que le dit ne va pas sans dire. Ceux qui
ne l’oublieraient point seraient les autistes : puisqu’ils refusent en bloc de se faire
les « récepteurs » et les « émetteurs » des dits, ils ne consentent pas à se faire les
dupes du langage en le prenant au niveau de la communication. La dimension
d’énonciation, et encore plus, du dire avec tout ce que celui-ci implique
d’assomption de la position du Je, y est pour eux trop présente et trop menaçante.
Elle est pour eux, donc, audible, et ainsi, inoubliable.

Philippe La Sagna dans son séminaire autour du texte « L’Etourdit» a


souligné que dans le Séminaire XIX, Lacan dit que ce qui reste oublié c’est le petit a,
il fait du dire un objet a, que c’est cela qui reste oublié422 . Nous pourrions dire que ce
reste –ce reste oublié-, le dire, c’est le petit a.

Dans les mots de Lacan dans cette leçon de son séminaire XIX :

L’effet de ce dont il s’agit dans la cure analytique n’a pas d’autre


representamen que l’objet a, dont l’analyste se fait lui-même le
representamen à la place du semblant.
L’objet dont il s’agit n’est rien d’autre que ce que j’ai interrogé ici de
mes deux formules inscrites au tableau. Ce n’est rien d’autre que le
fait du dire comme oublié. Voilà ce qui est l’objet de ce qui pour
chacun est la question Où suis-je dans le dire ? C’est précisément en
cela que la névrose s’étale.423
L’objet donc il s’agit dans une cure, celui qui est le representamen de son effet
et dont l’analyste se fait le representamen en tant que semblant, n’est rien d’autre
que le fait du dire comme oublié. L’effet dont il s’agit dans une cure analytique est
donc de l’ordre du dire. Il s’agit de l’objet dans la question névrotique Où suis-je dans
le dire ?

Cependant, malgré le fait que le dire reste oublié, il reste. Reste-t-il,



421 Jacques-Alain Miller, op. cit.
422 Cf. Philippe La Sagna, Soirées d’Études Lacaniennes, « L’Etourdit », ECF, année 2015-2016, notes

prises du cours du 2 décembre 2015.


423 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris : Éditions du Seuil, 2011, p. 233


179

précisément, dans ce qui s’entend ? Nous pouvons faire l’hypothèse que la


dimension de la voix serait à situer, en partie, dans ce qui s’entend 424. On a beau
l’oublier, le dire se fait tout de même entendre.

Le dans ce qui s’entend joue au niveau des deux phrases, fait remarquer
Lacan :

… acquittons nous envers nos phrases à remarquer que « dans ce


qui s’entend » de la première, se branche également sur l’existence
du « reste oublié » que relève la seconde et sur le « ce qui se dit »
qu’elle-même dénonce comme, ce reste, le couvrant.425
Ce qui s’entend est donc au niveau de ce qui se dit, mais aussi au niveau de ce
qui reste oublié, le dire.

Un autre aspect, c’est que le dire n’est pas du domaine de la vérité, mais qu’il
relève du moment d’énonciation, du fait qu’on dise, de l’existence –au plutôt de la
ex-sistence qui, elle, est de l’ordre du réel-. D’où le choix de Lacan d’écrire le début
de la phrase au subjonctif, ce qui correspond, comme il l’explique426 , au fait que son
sujet comporte une dimension modale427 et ainsi dénonce la dimension du semblant
de la partie de la phrase qui se propose comme universelle, comme vraie428.

Lacan écrit dans son texte « L’Étourdit » : « C’est ainsi que le dit ne va pas
sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fut-ce à ne jamais dépasser un
midit (comme je m'exprime), le dire ne s'y couple que d'y ex-sister, soit de n'être pas


424 Cf. Philippe La Sagna, Soirées d’Études Lacaniennes, « L’Etourdit », ECF, année 2015-2016, notes

prises du cours du 3 février 2016.


425 Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 451
426 Cf. Ibidem.
427 Si dans la logique classique, il s’agit d’assertions factuelles binaires, dans lesquelles tout énoncé

peut être qualifié de vrai ou de faux; la logique modale est une extension de la logique
propositionnelle qui permet la formalisation d’énoncés non factuels et le raisonnement sur l’incertain
et les changements dans le temps. Quelques exemples de proposition modales : « Il est possible qu’il
pleuve», « Il croit qu’il pleut », « Il doit pleuvoir », « Il va pleuvoir ». La logique des scolastiques à
Port-Royal distingue quatre sortes de propositions modales, répondant aux idées de possible,
contingent, impossible, nécessaire; chaque mode peut être affirmé ou nié: il est possible, il n'est pas
possible que...; chaque proposition modifiée pouvant être affirmative ou négative, il y a donc huit
sortes de propositions modales. Sources : Papini, Odile. Cours 1 : Logique Modale. Polytech,
Université d’Aix-en-Provence. Article trouvable sur le site : http://odile.papini.perso.luminy.univ-
amu.fr/sources/MASTER2-RE-OP/cours-LOG-MOD-1.pdf et le Centre Nationale de Ressources
Textuelles et Lexicales : http://www.cnrtl.fr/definition/modal
428 Cf. Lacan, Jacques. « L’étourdit », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 450


180

de la dit-mension de la vérité. 429» Si du côté du dit, il est question de la vérité, et la


vérité ne peut que se mi-dire ; le dire se couple au dit mais il ne relève pas du même
registre. L’énonciation convoque le réel et non pas la vérité430.

Suivant ce qu’il avait avancé dans son séminaire XIX, le dire n’est pas sans
rapport à la jouissance :

La vérité implique déjà le discours. Ça ne veut pas dire que ça


puisse se dire. Je me tue à dire que ça ne peut pas se dire, ou que ça
ne peut que se mi-dire. La jouissance, ça, ça existe. Il faut qu’on
puisse en parler. Moyennant quoi, il y a quelque chose qui est autre,
et qui s’appelle le dire. (…) le discours comme tel est toujours
discours du semblant. S’il y a quelque part quelque chose qui
s’autorise de la jouissance, c’est justement de faire semblant.431
Il situe donc, d’un côté, la vérité, et de l’autre la jouissance qui, elle, existe.
Mais à la fin de cette courte citation, nous voyons apparaître les notions de discours
et de semblant. Selon Lacan, le dit n’est pas ailleurs que dans ce qui s’entend, c’est la
parole. Le dire, dit-il à ce moment, c’est le discours. Le discours s’autorise de la
jouissance du fait d’en faire semblant.

Notons au passage que le discours est ce qui fait le lien social.

Un autre aspect de la phrase que Jacques-Alain Miller nous fait remarquer,


c’est que qu’on dise est différent de que je dise. Nous avions pointé ci-dessus qu’on ne
se reconnaît pas dans sa jouissance, on ne dit donc pas Je mais On. Nous reprenons la
citation de Jacques-Alain Miller :

Entre ce je suis fondamental, qui n'est pas le sujet du signifiant, et le


je jouis, il y a une connexion qui n'est pas simplement
homophonique, mais avec cette différence qu'il n'est pas possible
de dire je au moment de la jouissance. (…) c'est ainsi que nous
approchons d'une formule du Lacan des dernières années: ce jouis -
formule qui est faite pour marquer que c'est ça qui est à la place
vraie du je suis. C'est ce qui empêche de dire que la jouissance c'est
ma jouissance. « Cette jouissance est- elle donc la mienne? » Lacan
pose la question. Mais c'est cette appropriation devant laquelle on

429 Ibidem, p. 452
430 Cf. Philippe La Sagna, Soirées d’Études Lacaniennes, « L’Etourdit », ECF, année 2015-2016, notes

prises du cours du 6 janvier 2016.


431 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris : Éditions du Seuil, 2011, p. 226


181

recule, comme on recule devant le que je dise et qu'on en reste au


qu'on dise. 432
Philippe La Sagna soulignait dans le séminaire qu’il a dicté à l’École de la
Cause Freudienne sur le texte « L’Etourdit » que le dire, qui surgit d’une place vide,
surgit comme surmoi.433 Selon Miller, ce dire inassimilable du coté du sujet est
imputé à l’Autre :

Cette ex-sistence de la jouissance, que j'introduis là dans sa


connexion à la voix, je dirai qu'on la connaît et qu'on l'impute
volontiers à l'Autre. C'est le principe de la révolte sociale: imputer à
l'Autre l'ex-sistence de la jouissance. Mais ce qu'il faut voir, c'est
précisément que la jouissance n'est pas à la place de l'Autre, au lieu
de l'Autre, mais qu'elle lui est excentrique. C'est ce qui fonde
l'opposition, la schize entre J et A. Il y a cette croyance - Lacan la
rappelle - que l'interdiction de jouir tiendrait au fait de l'Autre, par
exemple de l'Autre comme ordre social. C'est d'ailleurs ça qui est
une mauvaise interprétation du surmoi: croire que le surmoi
formule l'interdiction de jouir, et que c'est du fait que cela soit
formulé comme une interdiction, qu'on n'a pas son comptant de
jouissance. C'est ce qui donne son air de folie au socialisme
utopique, et aussi bien aux élucubrations de Platon. L'utopie, là,
c'est exactement l'insituable - insituable parce que la place de la
jouissance est excentrique au lieu de l'Autre. Ce qui est exactement
utopique, c'est la réconciliation de l'Autre et de la jouissance. C'est
ce qui fait le côté insoutenable des élucubrations (…) où se
trouveraient (…) réconciliés le service des biens et celui de la
jouissance. La faille entre la jouissance et l'Autre, au sens de Lacan,
elle est de structure, et c'est elle qui rend possible cette révolte,
cette rébellion du sujet. (…) Lacan le dit bien dans Télévision: ce qui
est la castration de jouissance ne tient à rien qui soit simplement du
fait de l'Autre, ne tient nullement à ce qui serait les maladresses de
l'Autre, par exemple paternel ou familial.434
Ainsi, Jacques-Alain Miller formule de manière claire ce que nous avions
nommé comme l’impossible de la jouissance, pour sa part, il parle de l’inassimilable,
de l’ex-sistence de la jouissance qu’on impute volontiers à l’Autre. Dans tous les cas,
c’est le fait que la jouissance n’est pas celle qu’il faudrait qui est imputé à l’Autre
social : c’est de sa faute, à cause de ses interdictions, qu’on ne jouirait pas comme il

432 Jacques-Alain Miller, Cours du 3 mars 1982, inédit.
433 Cf. Philippe La Sagna, Philippe La Sagna, Soirées d’Études Lacaniennes, « L’Etourdit », ECF, année

2015-2016, notes prises du cours du 2 décembre 2015.


434 Ibidem.


182

faudrait. Il parle alors de l’utopie de la réconciliation entre l’Autre et la jouissance,


alors que la faille est de structure, la castration est de structure.

Remarquons qu’alors que Miller commence à développer ce paragraphe, il


commence par indiquer qu’il y a une connexion entre la ex-sistence de la jouissance
et la voix. Dans ce sens, il convient de garder présent la phrase que nous avons
travaillée ci-dessous : « je suis à la place d’où se vocifère que l’univers est un défaut à
la pureté du non-être ».

Comprendre le ressort de la voix dans le surmoi, souligner l’ex-sistence de la


jouissance dans sa connexion à la voix, rend possible d’envisager un surmoi qui
n’aurait pas forcement des origines oedipiennes et permet de le décoller de toute
appréhension de celui-ci au niveau des mœurs sociales, bien qu’il prenne la forme
des impératifs de chaque époque.


183

Ce qui se précipite
Une définition du surmoi

Au départ de cette première partie de notre thèse, nous avons mis en


évidence la difficulté que nous avons rencontrée alors que nous tentions de définir
le surmoi. La diversité des points de vue théoriques et le caractère paradoxal du
surmoi nous empêchaient de cerner le concept. Il nous a semblé alors que la
manière dans laquelle nous pourrions mettre au travail et éventuellement
surmonter cet obstacle était de procéder par l’exploration des différentes axes, par
le développement des diverses déclinaisons, même si nous n’avions pas de garanties
sur la cohérence finale de la production qui allait se décanter de ce travail.

Reprenons donc ici les points saillants de ce parcours de recherche sur le


concept du surmoi et essayons d’en tirer les conséquences.

Dans le chapitre qui porte sur les origines du surmoi, et que nous avons
nommé « Une question de scission », il a été question de préciser à quel moment
celui-ci s’inscrit dans la vie du petit sujet. Les auteurs sur lesquels nous nous
sommes appuyés sont Sigmund Freud, Mélanie Klein, Ernest Jones et Jacques Lacan.
Chacun de ces psychanalystes a fait une proposition à ce sujet, marquant des lignes
décisives pour les élaborations théoriques qui viendront par la suite. À la fois qu’ils
situent ses origines, œdipiens ou pré-œdipiens, pulsionnels ou symboliques, ils
rendent compte de ce qu’ils entendent par le surmoi.

La question de la « scission » revient dans quelques-uns des textes travaillés


mais elle est localisée à des niveaux différents. Notamment, si Freud l’avait situé au
niveau de l’appareil psychique, en disant que l’identification qui donne origine au
surmoi reste « à part » des identifications du Moi en se positionnant comme « juge »
de ce dernier, Lacan situe cette scission au niveau de la Loi même, il dit qu’une
partie de la Loi reste non-intégrée par le sujet et lui revient sous la forme du surmoi.

Lors de notre deuxième chapitre, nous avons abordé l’étude de l’articulation


entre le surmoi et l’identification. Nous l’avons nommé « des orphelins du père qu’il


184

faudrait ». Ainsi, nous nous y sommes davantage centrés sur la question de


l’identification au père que Freud situe à l’origine du surmoi. Nous avons alors
exploré le nœud surmoi-père. Nous avons commencé par préciser ce que Sigmund
Freud entent par identification. Ensuite, en prenant appui sur le texte « Deuil et
mélancolie » nous nous sommes intéressés à la manière dont l’identification se joue
dans le tableau clinique de la mélancolie, et à ce que cette question clinique peut
nous apprendre sur l’instance critique et destructrice qui habite tout un chacun. À
partir du texte « Pour introduire le narcissisme » nous avons étudié l’identification
qui est en jeu dans l’Idéal, que ça soit dans sa version narcissiste ou dans sa version
d’identification au père.

Ainsi, nous avons constaté que l’identification au père dans l’idéal et dans
surmoi ne sont pas du même ordre. Selon Jacques Lacan, dans le surmoi, il est
question du père en tant que nous avons des reproches à lui faire. Notre chapitre se
conclut en pointant l’impossible qui se rattache à la question du père, par lequel un
père sera toujours et forcement reprochable, pas à la hauteur de sa tâche. En
définitive, il ne sera jamais celui qu’il aurait fallu. Cependant, il peut se faire digne
d’amour et du respect de ses enfants, selon la formule de Lacan avec laquelle nous
finissons ce chapitre.

Notre troisième chapitre porte sur la question de l’impératif. Nous l’avons


appelé « Sic volo, sic jubeo ». Nous avons étudié l’impératif catégorique kantien, et, à
la lumière des élaborations de Jacques Lacan, nous avons mis en tension la morale
kantienne et l’anti-morale sadienne pour rendre compte du caractère « sadique »
propre à cet impératif. Au sujet de l’impératif catégorique, Jacques-Alain Miller nous
fait remarquer que ladite « voix de la raison » apparaît comme ayant assise sur rien
de moins que le caprice d’une femme. C’est le « sic volo, sic jubeo » rencontré dans
La Critique de la raison pratique de Kant dont la référence originelle se trouve dans
l’une des Satires de Juvénal qui lui permet d’établir cet audacieux rapport. Ainsi,
dans l’impératif -kantien ou pas- nous trouvons le caprice féminin, ce qui nous
permet de le rapprocher du fameux « surmoi maternel ». Maternel en tant que
relevant du caprice féminin auquel l’enfant est assujetti dès le départ de son
existence, mais aussi en tant qu’il correspond à une Loi qui n’obéit pas à la logique
dialectique.


185

Par la suite, nous suivons Lacan avec la formule précise qu’il a donnée à
l’impératif du surmoi, à savoir : « Jouis ! » et plus précisément, tel que nous le
trouvons dans L’Ecclésiaste : « Jouis avec la femme que tu aimes ! ». Ce qui relève,
comme nous le démontrons, d’un impératif impossible. La formule du surmoi s’isole
comme un appel du père originel à la jouissance pure, jouissance qui ne passerait
pas par la castration.

Notre quatrième chapitre porte le nom de « Jouir aux ordres ? » et traite la


question de la pulsion et du surmoi. Nous avons commencé par préciser la manière
dont Freud aborde la pulsion en jeu dans le surmoi, c’est-à-dire, par le sadisme et le
masochisme. Dans le surmoi, il serait question de la pulsion de mort, dit-il. Dans ce
moment charnière de sa théorisation, il change de paradigme concernant le principe
qui régit le fonctionnement de l’appareil psychique : alors qu’il considérait jusque-là
que le psychisme était soumis au principe du plaisir, il proposera alors que ce qui
prime est plutôt la compulsion de la répétition.

Le détour sur un débat entre quelques psychanalystes qui ont proposé soit
une proximité, soit une différence, entre surmoi et jouissance féminine, nous a
permis de préciser quelques points autour de la pulsion et le surmoi. Ainsi, nous
avons conclu que bien que le surmoi puisse être conçu comme l’un des destins de la
pulsion, cette satisfaction propre au surmoi serait celle de jouir de se soumettre à un
impératif impossible, d’y obéir, d’y répondre : « J’ouïs ». Ce en quoi elle tiendrait au
même objet que le sadisme et le masochisme, c’est-à-dire la voix.

Le cinquième et dernier chapitre de cette première partie que nous avons


appelé « Ça vocifère » se consacre justement à l’articulation entre le surmoi et l’objet
voix. Nous avons suivi Jacques Lacan, Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Maleval
pour tenter de saisir cet objet « aphone » et pourtant quasi-omniprésent qui
s’immisce dans la chaîne signifiante, dans la parole et dans l’énonciation. Comme
nous le faisons remarquer, cet objet fait surgir la question du désir de l’Autre,
question à laquelle le surmoi dans sa dimension d’injure viendra répondre en
reconduisant le sujet à son être d’objet, de l’objet qu’il est pour l’Autre. Ainsi, la
question « Que suis-je ? » surgit. Nous étudions par la suite la célèbre réponse que
Lacan donne à cette question dans son texte « Subversion du sujet et dialectique du
désir », à savoir : « Je suis à la place d’où se vocifère que l’univers est un défaut dans


186

la pureté du Non-Etre435 ». Sur ce point, nous retrouvons le reproche fait au père


créateur, que nous avions cerné dans le chapitre II. Une dernière citation classique
de Lacan : « Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit, dans ce qui s’entend436 »
est rapporté par Jacques-Alain Miller au surmoi. À partir de situer la voix « dans ce
qui s’entend », le nœud entre la voix et le surmoi peut être situé, avec la référence au
dire.

À la fin du parcours de recherche et bien que rien ne pouvait le garantir à


priori, le concept du surmoi apparaît bien plus clairement et nous pouvons mieux
cerner sa portée. Son caractère paradoxal reste tout aussi prééminent mais le
fondement de celui-ci apparaît plus clairement, des aspects qui apparaissaient
d’emblée comme sans connexion les uns aux autres, semblent trouver leur poids et
leur place dans une articulation plus vaste et cohérente. Le surmoi apparaît ainsi
comme un outil conceptuel dont nous pourrons nous servir dans la deuxième partie
de notre thèse.

Voilà donc la définition opératoire du concept du surmoi que nous proposons


et dont nous nous servirons dans le contexte de ce travail. Celle-ci ne peut hélas pas
se présenter dans une phrase simple, mais elle se décante du travail de recherche
que nous avons réalisé et devient lisible à partir de celui-ci. Ainsi, nous formulons :

Il est donc possible de concevoir le surmoi comme la marque toujours vivante


de l’implication du sujet dans la Loi du langage, marque qui tient à l’incorporation du
S1. Remarquons que pour que celle-ci se produise il faut que le sujet ait pu céder
préalablement l’objet voix.

L’inscription de ce point d’implication se signe cliniquement de l’apparition


dans le monde de l’enfant de la figure d’épouvante, que ça soit le loup, la sorcière,
l’ogre… Figures qui supportent l’énigme du désir de l’Autre.

Cette marque, du fait d’être inaugurale, n’est pas elle-même soumisse à la


dialectique du symbolique et porte donc le caractère non-dialectisable du pur caprice

435 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Écrits, Paris : Éditions du Seuil,

1966, p. 819
436 Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 449


187

qui anime l’impératif catégorique. L’objet voix préalablement cédé fera retour pour le
sujet dans le surmoi, en tant qu’il se trouve concerné par ce qui est dit, par ce qu’il
entend. Ce qui l’implique entre par les oreilles.

Ce qu’il entend le désigne et l’appelle, l’appelle à un impossible qui lui renvient


en héritage pour peu qu’il s’inscrive dans le régime du Nom-du-Père, puisque ça lui
vient de l’origine, du Père originel ; appel dont la formule a été isolée par Lacan, à
savoir : « Jouis ! ». La jouissance propre au surmoi tiendrait à celle que l’on peut tirer
de se soumettre à une injonction impossible.

Dans notre deuxième partie, nous mettrons à l’épreuve de l’expérience


clinique et de notre civilisation actuelle l’utilité du surmoi, à partir du concept ainsi
formulé.


188










DEUXIEME PARTIE



189

Surmoi et civilisation

Comme nous l’avons signalé dans l’introduction de notre thèse, Jacques-Alain


Miller dans la première leçon du séminaire L’Autre qui n’existe pas et ses comités
d’éthique, fait du surmoi –partenaire de la pulsion- une instance qui ne saurait pas se
référer seulement au Je puisqu’elle déborde le sujet. Ainsi, le surmoi doit être situé
au niveau de la civilisation437, conclut-il.

Par ailleurs, il dit que une civilisation peut être définie comme un « système
de distribution de la jouissance à partir de semblants438 ». Et encore que :

Dans la perspective analytique, c’est-à-dire dans celle du surmoi –


et nous ne pouvons pas faire mieux que le concept de surmoi –, une
civilisation est un mode de jouissance, et même un mode commun
de jouissance, une répartition systématisée des moyens et des
manières de jouir.
Miller met ainsi tout particulièrement l’accent sur le lien étroit entre la
civilisation et le surmoi, au point que l’une semble se définir par rapport à l’autre. Le
surmoi serait, selon lui, synonyme de la perspective analytique. C’est le surmoi, dit-
il, qui permet de saisir que l’enjeu majeur dont la civilisation s’occupe est la
distribution, la répartition de la jouissance. Il parle même d’une civilisation comme
un « mode commun » de jouissance.

Ainsi, un changement de civilisation comporte forcement un changement de


régime de jouissance, et nous pouvons même supposer qu’un changement du
surmoi touche au régime de jouissance de la civilisation. Le surmoi d’une époque,
ses modes de jouissance et la forme spécifique que prend une civilisation sont
profondément articulés.

Le surmoi s’avère ainsi étroitement lié à la civilisation et l’époque dans


lesquelles un sujet inscrit son existence. Marie-Hélène Brousse le fait apercevoir,
dans son texte « La position mélancolique, une réponse à l’hypermodernité ? »,
lorsqu’elle s’interroge sur l’impact de la civilisation dans la jouissance des sujets.


437 Cf. Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, « L’Autre n’existe pas », In La Cause Freudienne no 35,

Paris : Édition Navarrin, 1997, p. 9


438 Ibidem.


190

Tout en mettant l’accent sur l’importance du discours du maître propre à chaque


époque et sur le rôle des S1 dans le marquage du corps, elle dit qu’il faut tenir
compte des :

… modalités contemporaines de marquage du corps et du discours


social auquel les patients sont assujettis. Avec ces impératifs qui les
déterminent, ils essayent de construire une solution
symptômatique singulière (…) 439
Marie-Hélène Brousse souligne ainsi que la manière dont ce marquage se
produit n’est pas sans rapport avec le discours concret auquel le sujet a affaire. Les
impératifs véhiculés par le discours social ont le pouvoir de déterminer le sujet.
Pour sa part, le sujet doit bricoler sa solution sur mesure avec ces aspects qui le
déterminent.

En tant qu’ « avocat de la pulsion de mort », le surmoi revient avec une


pertinence toujours actuelle. La pulsion de mort ne se laisse pas apprivoiser par des
discours bien-intentionnés, politiquement corrects, par la politique de prévention
des risques, ni par la gestion administrative de la santé mentale des populations. Au
contraire, l’exigence de Thanatos trouve la manière de se servir des discours de
chaque temps. Elle nous remet à chaque fois face à l’irrationnel, l’incompréhensible,
à ce qu’il y a de non-apprivoisable dans la jouissance des hommes. Ce non-
apprivoisable de la pulsion de mort trouve à s’exprimer dans les ressorts que la
civilisation lui offre.

Si le surmoi freudien met l’accent sur son apparente moralité, ce qui lui
permet dans certains de ces textes d’utiliser presqu’indistinctement les termes de
« surmoi », « conscience morale » et d’« idéal du moi », le surmoi lacanien, lui, met en
évidence que l’impératif dont il s’agit c’est l’impératif de jouissance, ce qui, comme
nous le verrons, permet de mieux rendre compte des phénomènes de la clinique et
de la civilisation contemporaines.

Quelques mots sur notre époque.



439 Marie-Hélène Brousse, « La position mélancolique, une réponse à l’hypermodernité ? », in Les
cahiers de l’ASREEP-NLS no 1, Genève : Juin 2017, p. 20


191

L’époque qui a été interprétée par Jacques-Alain Miller comme celle de


l’Autre qui n’existe pas, a vu s’accomplir le « déclin » de la figure du père, figure qui
avait organisé jusqu’au XXème siècle la civilisation occidentale. L’incidence de plus
en plus affirmée du discours de la science et du discours capitaliste, ont mis à mal
l’Autre de la tradition, dont la garantie était finalement celle du père.

Comme la figure du père, le Grand Autre s’estompe. Sur ce point, Jacques-


Alain Miller dit de notre époque qu’elle est l’époque lacanienne :

L’inexistence de l’Autre ouvre véritablement ce que nous


appellerons l’époque lacanienne de la psychanalyse. Et cette
époque, c’est la nôtre. Pour le dire autrement, c’est la psychanalyse
de l’époque de l’errance, la psychanalyse de l’époque des non-
dupes.440
Ainsi, les sujets contemporains adhèrent de moins en moins à l’autorité du
grand Autre qui se soutenait du père et de sa tradition. À sa place, ils s’adressent
parfois à des nouvelles idoles. Une variété de discours pullule, ces discours qui
tournent autour de la santé, de la sécurité, de la promotion de soi, une nouvelle
manière de considérer et de prendre soin de son corps, des nouvelles normes
sociales, le discours « politiquement correct »… Ils fonctionnent comme des
nouvelles machines à donner du sens, des nouvelles religions laïques.

Le Grand Autre perd de sa consistance dans la mesure où il se multiplie. Nous


voyons ainsi surgir de nouvelles et multiples figures de l’Autre, qui se présentent,
par exemple, dans notre champ de travail, sous la forme des comités d’éthique, des
commissions d’experts, des protocoles, des systèmes d’évaluations et d’auto-
évaluations, des recommandations de bonnes pratiques… Par ailleurs, le maître
capitaliste –maître administrateur qui a horreur du gaspillage- impose aussi dans le
champ de la santé et de la prise en charge de la souffrance humaine des impératifs
de maximisation, voire de rentabilité.

Jacques-Alain Miller signale aussi dans ce séminaire le changement qui s’est


opéré au niveau du discours de la science. En effet, si la science apparaissait comme
celle qui pourrait trancher sur le sens du réel quand les traditions et les croyances
religieuses s’évanouiraient, cette promesse n’a pas été tenue. Ceci puisque, selon


440 Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, op. cit, p. 5


192

Miller, la science a fini par détruire la fixion scientifique du réel. Nous pourrions dire
qu’elle détruit tout point de capiton possible. Dans son mouvement, elle détruit les
fictions du réel qu’elle crée, laissant les sujets aux prises avec l’angoisse, démunis
des fixions face au réel. « La question Qu’est-ce que le réel ? n’a plus que des réponses
contradictoires, inconsistantes, en tous les cas, incertaines 441», dit Jacques-Alain
Miller.

Ainsi, face au vide laissé par la science, nous assistons à la promotion du


scientisme. Caricature de la première, il se prête plus facilement à donner du sens
aux phénomènes, il peut à l’occasion servir à des fins économiques, être utilisé par
des groupes de pression, servir d’argument dans le monde politique pour obtenir la
promulgation des lois, etc. Ceci a un impact sur la possibilité de mener notre
pratique dans la cité, puisque souvent, les promoteurs de ces discours s’attaquent
publiquement à la psychanalyse.

La promotion de la statistique au rang de paradigme actuel de la science,


implique, en quelque sorte, l’aveu de la science de son impuissance à réaliser des
prévisions à partir des lois scientifiques. Il n’en reste que des estimations, des
probabilités. La statistique prend une importance centrale dans le discours
scientifique et dans le social. Ceci a été pointé par Marie-Hélène Brousse dans son
cours de 2009-2010 au département de psychanalyse de l’Université de Paris 8
intitulé « Qu’est-ce qu’être normal ? », lorsqu’elle a parlé du passage du « Grand
Autre » au « Grand Nombre ». La norme s’accommode à la moyenne statistique,
l’opinion publique recueillie par des sondages devient le nouveau sujet supposé
savoir. Elle y avait énoncé :

Jamais auparavant les affaires humaines n’avaient autant été gérées


par les statistiques. On est géré par le calcul, et un des modèles de
calcul c’est la Courbe de Gauss. Ça définit un espace au milieu où se
regroupe statistiquement la plus grande quantité d’individus qui va
décroissant de chaque côté. La norme est devenue la moyenne, la
norme est régie par la quantité. Être normal c’est être comme le
plus grand nombre, dans la moyenne.
(…) Si auparavant, le pouvoir du maître décidait de façon
autoritaire quelle était la norme et la moyenne s’y conformait. (…)
Aujourd’hui c’est le mouvement inverse : on étudie statistiquement


441 Ibidem, p. 6


193

la population de manière aléatoire, on a donc, la moyenne et de


cette moyenne on fait des normes. La norme est démocratique et,
donc, statistiquement déterminée. 442
Ainsi, nous voyons surgir chez les sujets de notre époque, une nouvelle et
étrange aspiration : celle d’entrer dans la norme qui se déduit de la statistique, être
« comme tout le monde », dans la moyenne, être « normal ». Beaucoup des sujets
s’adressent au psychanalyste en se plaignant de ne pas être normaux et en
exprimant leur souhait de le devenir. Ce phénomène, à lui seul, est un indicateur par
rapport à la subjectivité de notre époque que nous étudierons dans le chapitre sur la
clinique actuelle. En effet, si le névrosé tient à son exception symptômatique, à sa
différence, même s’il s’en plaint, le souhait d’entrer dans une normalité, nous place
dans un autre champ.

Une autre caractéristique saillante de notre époque, c’est qu’il s’agit aussi
d’un temps dans lequel, au nom des exigences du scientisme et des nouvelles
valeurs sociales –la transparence, la démocratie, l’évaluation, la validation externe-,
nous avons assisté à des attaques, de plus en plus décidées et violentes, contre la
psychanalyse et sa pratique. Cet Autre inconsistant qui ne se dresse plus au Nom du
Père, n’est pas pourtant plus tolérant que l’était la société victorienne au savoir
inconscient. Une question peut se poser sur ce seuil, qui ouvre en même temps au
noyau de ce que nous étudierons lors du chapitre suivant : pouvons-nous avancer
que si, à l’époque victorienne, le « ne rien vouloir savoir » de l’inconscient relevait
du refoulement, dans notre temps, il rendrait plutôt compte du refus de
l’inconscient ?

Le retour du religieux
Le surmoi trouve dans le discours de la science et le discours capitaliste des
nouveaux « Dieux obscurs » à qui offrir des sacrifices. Ce paradoxe est apparu de
manière déchirante avec l’irruption d’actes terroristes survenus depuis quelques
années. Octroyés comme offrandes à Dieu afin d’imposer un respect qui ne lui serait
pas dument exprimé, ces sacrifices humains surprennent d’avantage dans le cadre
que nous décrivions. Cependant, la forme qui prend ce retour du religieux dans la

442 Marie-Hélène Brousse, « Qu’est-ce qu’être normal ? », cours au département de psychanalyse de

l’Université de Paris, deuxième semestre de l’année 2009-2010, inédit, notes personnelles.


194

scène du monde dit « civilisé » semble venir comme une réponse logique à ces deux
discours bien contemporains et bien occidentaux.

Lacan avait anticipé que le mouvement même du discours de la science allait


angoisser les sujets, ils s’adresseraient alors à la religion pour trouver des réponses
face au manque du sens de l’existence que la science allait mettre au premier plan.
Les religions, et notamment le catholicisme, pensait Lacan, avaient des ressources
insoupçonnées pour donner du sens à n’importe quoi et soulager ainsi les sujets de
leur angoisse443.

Un autre aspect semble être en jeu dans le retour du religieux tel que nous
l’avons connu ces dernières années : les effets du discours capitaliste qui, tout en
poussant les sujets à la consommation et à la production des déchets qui en résulte,
propose secrètement une identification à l’objet déchu de l’Autre, à ceux qui
n’arrivent pas à s’y faire une place. Ceux qui n’y réussissent pas « ne sont rien444 ».
Les fanatismes religieux peuvent donner à ce destin de déchet une visée
transcendante, au service de la gloire d’un Dieu Suprême qui, lui, saura reconnaître
la vraie valeur de ces sujets désinsérés du monde capitaliste.

D’où l’intérêt, si actuel et si urgent, de nous intéresser à nouveau aux discours


religieux, à ce qu’ils ont toujours traité concernant le surmoi –la faute, la culpabilité,
l’origine, la dette, la rémission- et aux phénomènes nouveaux par lesquels ils font
irruption en portant une volonté décidée de destruction.


443 Cf. Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, Paris : Éditions du Seuil, 2005.
444 Selon l’expression ennuyeuse –mais réussie dans le sens de l’acte manqué- de l’actuel Président de

la République Française.


195

La tristesse ordinaire contemporaine.


La clinique du surmoi dans notre temps.

« La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé


sur son désir.445 »

Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la


psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 370

« Le surmoi freudien a produit des trucs comme l’interdit, le


devoir, voire la culpabilité. Autant de termes qui font exister
l’Autre. Ce sont les semblants de l’Autre. Ils supposent l’Autre.

Le surmoi lacanien, celui que Lacan a dégagé dans Encore,


produit, lui, un impératif tout différent – Jouis. Ce surmoi-là est le
surmoi de notre civilisation. 446»

Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, « L’Autre n’existe pas », In

La Cause Freudienne no 35, Paris : Édition Navarrin, 1997, p. 10

Dans notre thèse nous nous interrogeons sur l’utilité du concept du surmoi
au regard de la compréhension de notre temps et de sa clinique. Dans ce chapitre,
nous ne mettrons donc pas l’accent sur ce qui dans la pratique de la psychanalyse a
poussé Freud à la création de ce concept, ni sur l’historique de sa casuistique. En
revanche, nous étudierons l’actualité de la clinique du surmoi. C’est-à-dire, la
manière dont la prise en compte du surmoi -qui s’inscrit dans le joint entre la
subjectivité et la civilisation- nous permet de comprendre ce qui est en jeu dans la
souffrance des sujets de notre époque.

Rappelons-nous que ce qui avait mis Freud sur la piste du surmoi a été
l’échec thérapeutique, ce qu’il a nommé la « réaction thérapeutique négative ».
Contre toute attente dans la logique de la cure, les sujets continuaient à aller mal,
comme si un « sentiment de culpabilité inconscient » les empêchait de guérir. Déjà
avant la formalisation du concept du surmoi, l’étude de la mélancolie lui avait ouvert

445 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.

370.
446 Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, « L’Autre n’existe pas », In La Cause Freudienne no 35, Paris :

Édition Navarrin, 1997, p. 10


196

la voie de la clinique de la haine de soi. En effet, dans ce tableau clinique, le


sentiment d’indignité qu’éprouve le sujet mélancolique, le « délire de petitesse »,
peut le conduire jusqu’au suicide. Cette exploration de Freud ouvrira un champ
clinique nouveau dans la perspective de ce qui n’est pas régulé par le principe de
plaisir, qui s’était présenté pour lui, jusque-là, comme le principe fondamental qui
régissait le psychisme.

Comme nous le verrons, le concept du surmoi permet d’éclairer des


phénomènes cliniques qui apparaissent comme complètement énigmatiques et qui
mettent dans l’embarras des scientifiques et des cliniciens. Dans son article « De la
férocité du surmoi 447 », Jean-Claude Maleval en explore quelques-uns : entre autres,
certains passages à l’acte criminels, certains cas de transsexualisme, et notamment
l’apotemnophilie, c’est-à-dire des sujets qui se présentent chez un médecin pour lui
demander de leur couper une partie du corps –un membre- et éprouvent un grand
soulagement après l’intervention chirurgicale. Le besoin de sacrifice se présente
dans certains de ces tableaux cliniques, non pas tant comme une exigence
surmoïque que comme une manière de réaliser la castration dans le réel et ainsi
mettre une limite à la jouissance et son impératif, là où la régulation de la castration
symbolique fait défaut.

Dans ce chapitre, nous nous centrerons surtout sur un aspect de la clinique


du surmoi, dont nous tenterons de démontrer l’importance au regard des
phénomènes qui nous interrogent. Il s’agit de la clinique de ce qu’on appelle
aujourd’hui la « dépression ». Nous étudierons ainsi celle qui a été nommée
« position mélancolique hypermoderne », son rapport avec la psychose ordinaire et
essayerons de démontrer que le noyau d’identité avec l’objet apparaît de manière
plus dévoilée dans la clinique actuelle, aux temps où les sujets ont moins recours
aux identifications jadis fournies par la tradition. Nous explorerons la clinique du
refus de l’inconscient, point sur lequel des enjeux éthiques et cliniques se
rencontrent.

En effet, au niveau des formalisations actuelles, la distinction entre la clinique


de la tristesse et la mélancolie, qui dégage une orientation de la cure différente en

447 Cf. Jean-Claude Maleval, « De la férocité du surmoi », intervention à l’Instituto freudiano per la

clinica, la terapia e la scienza. Milan, 28 Février 2008. Article inédit.



197

psychanalyse, se trouve complétement effacée des manuels et des catégories


diagnostiques. Sur ce point là, nous rencontrons encore la méfiance vis-à-vis du
savoir de la tradition, celle de la psychiatrie classique en l’occurrence. À l’instar des
sujets de notre époque, la psychiatrie actuelle est refondée à zéro, en rejetant toute
référence à la causalité psychique, sur des nouvelles bases qui se veulent
scientifiques du fait qu’elles se réfèrent à certaines sciences en vogue : les
statistiques, les neurosciences, la psycho-pharmaceutique et la génétique. Nous
verrons par la suite que ce rejet du savoir inconscient n’est pas sans relation avec la
« tristesse ordinaire 448».

La clinique contemporaine du surmoi


Dans plusieurs de ses textes, Freud explore différents aspects de la clinique
du surmoi. La riche casuistique freudienne ne manque pas d’exemples qui en
rendent compte. Que ce soient des hommes et des femmes qui se procurent
fatidiquement une vie de malheur aux prises avec un sentiment de culpabilité
inconscient ; la clinique de ceux qui échouent devant le succès ; les criminels pour
sentiment de culpabilité ; les névroses du destin ; les mélancolies…

Pour sa part, dans l’enseignement de Lacan, nous trouvons quelques


exemples cliniques du surmoi. Lors de notre première partie, nous avons pris deux
d’entre eux : l’étude du cas de l’enfant « loup » présenté par Rosine Lefort et le cas
d’un patient de Lacan, l’homme à la main coupée. Dans le premier, Lacan pointe le
surgissement du signifiant « loup » comme l’inscription de l’enfant dans l’ordre
symbolique humain, il y situe l’inscription du surmoi. Dans le cas de l’homme à la
main coupée, par contre, le sujet est bien inscrit dans la Loi symbolique qui,
refoulée, fait retour par le biais de son symptôme. Ainsi, il paie à son insu la faute
paternelle. Il y a donc la dimension de l’identification au père –au père fautif- et le
symptôme comme retour du refoulé ; ces deux aspects sont déjà présents dans la
clinique névrotique freudienne.

448 Notre choix du terme « ordinaire » pour cette formule avec laquelle nous nommons notre
chapitre, relève tout simplement de ce « qui (..) appartient à un type présenté comme commun et
normal ». (Définition du Centre de Ressources Textuelles et Lexicales,
http://www.cnrtl.fr/definition/ordinaire) À la manière dont on dit, par exemple, « un homme
ordinaire ». Mais le terme fait aussi référence à « psychose ordinaire » et « mélancolie ordinaire »,
notions sur lesquelles nous reviendrons dans ce chapitre.


198

Il faut cependant les avancées de Lacan pour situer si limpidement


l’inscription du surmoi dans le cas de l’enfant « loup ». Ainsi que pour dégager
l’importance dans le surmoi de la fonction de l’objet voix que le sujet pourrait placer
chez l’Autre symbolique ; ce qui permet de faire de l’accomplissement d’une Loi
insensée, un destin inéluctable. En effet, c’est la voix pure placée chez l’Autre
symbolique, qui donne son poids oraculaire à ces morceaux de Loi non-
dialectisables.

Dans certains cas, la direction de la cure peut emprunter la voie classique du


déchiffrage de l’inconscient : la « levée du refoulement » afin d’apercevoir qu’un
symptôme est au service de l’accomplissement d’une Loi ignorée du sujet ; le
désamorçage des identifications en jeu –par exemple au père fautif- dans la mesure
où celles-ci relèvent d’identifications symboliques.

Mais nous rencontrons de nos jours, que ce soit en cabinet privé ou dans la
clinique au sein des institutions, beaucoup de sujets pour qui cette Loi surmoïque ne
se prête pas au déchiffrement. Les injonctions auxquelles le sujet se soumet ne se
laissent pas « déminer » par leur découverte ou leur formalisation en analyse. Ceci
se présente notamment dans des tableaux cliniques qui, malgré l’absence de
déclenchement et des phénomènes élémentaires classiques, ne relèvent pas de la
névrose. C’est cette clinique, des « psychoses très discrètes », qui a amené les
psychanalystes vers l’étude de la « psychose ordinaire », ainsi nommée par Jacques-
Alain Miller dans la convention d’Antibes. Et là, on se trouve dans un champ qui –ne
serait-ce que par le nombre- est propre à la clinique de notre temps et qui a exigé
une mise à jour de nos outils conceptuels.

En effet, dans la convention d’Antibes, publiée sous le titre « La psychose


ordinaire », il a été question d’étudier une vaste clinique qui se présentait aux
cabinets des psychanalystes et qui mettait à mal nos repères diagnostiques
classiques. Jacques-Alain Miller explique que, lorsque l’Autre existe, nous pouvons
trancher dans des catégories par oui ou par non ; lorsque l’Autre n’existe pas, on est
plutôt dans le plus-ou-moins449. Miller en conclut :


449 Cf. Jacques-Alain Miller et autres, La convention d’Antibes, La psychose ordinaire, Paris : Éditions du

Seuil, 1998, p. 229-231


199

Je me disais : quelle est la vérité des choses humaines ? Finalement,


c’est la courbe de Gauss. Aux extrémités, c’est radicalement opposé,
et au milieu il y a une cloche de plus-ou-moins. C’est toujours
comme ça, où qu’on aille et quoi que l’on considère. Je me disais que
c’est la solution de tous nos maux : le réel des choses humaines se
présente sous la forme de la courbe de Gauss.450
Dans ce même ouvrage, Eric Laurent nous fait remarquer que la difficulté
pour trancher, qui tient à la question du capitonnage, se présente dans tous les
domaines, que ce soit celui du sujet comme celui de la politique. Finalement, on fait
appel pour trancher « à la mesure anxieuse et permanente de l’opinion451 ». Ainsi, le
concept de « psychose ordinaire » permet de nommer une spécificité de la clinique
de notre temps tout en s’accordant à la logique de notre temps.

La proposition du terme « psychose ordinaire », c’est-à-dire, la psychose qui


se fonde dans la moyenne, correspond à la prise en compte de ce qui apparaissait
comme indécidable dans les catégories cliniques classiques. Par ailleurs, ces
psychoses discrètes sont proposées comme le paradigme de la clinique de notre
époque. « Ce qui est cohérent avec l’époque de l’Autre qui n’existe pas, c’est la
psychose ordinaire452 », dit Jacques-Alain Miller à ce moment. Dans ce même sens,
Eric Laurent renvoie le « trouble du langage » -paradigme du phénomène
élémentaire qui permet de trancher sur la structure clinique- à l’établissement d’un
sens par référence à un discours concret. De cette manière la psychose ordinaire,
« c’est la psychose à l’époque de la démocratie, la prise en compte de la psychose de
masse453 ». Ce qui apparaissait comme une nouveauté dans la clinique au moment
de la Convention d’Antibes, se confirmera au long des deux décennies qui se sont
écoulées depuis.

(Partie supprimée pour des raisons de confidentialité)

Chacune de ces personnes est arrivée en se plaignant d’être « déprimée »,


même si pour chacune cette souffrance correspondait à des logiques différentes.

450 Ibidem, p. 232
451 Ibid., p. 259
452 Ibid., p. 260
453 Ibid., p. 260


200

C’est une certaine expérience de la douleur d’exister qui les a conduit à rencontrer
un analyste. Nous y retrouvons l’un des noyaux de la clinique contemporaine qui a
été étudié dans des différentes conversations cliniques de l’UFORCA depuis le milieu
des années 90. Il s’agit de ce qui a pu être nommé comme Φ0 lors de la conversation
publiée sous le nom de « La Psychose Ordinaire » et qui a été étudié sous le
syntagme « un désordre dans le joint le plus intime du sentiment de la vie » dans la
conversation qui a été publié sous le titre de « Variations de l’humeur454 ».

Quand le désir n’est pas là


La référence de Φ0 est celle du texte de Lacan « D’une question préliminaire à
tout traitement possible de la psychose 455 ». Alors que Lacan formalise le
déclenchement que nous tenons pour classique de la psychose, il dit que lorsque le
sujet se trouve à devoir faire appel au signifiant du Père, il y rencontre le trou
forclusif, à ce moment se produit un autre trou du coté de la signification phallique.
Lacan situe le phénomène nommé chez Schreber comme le « meurtre des âmes » du
côté de ce deuxième trou. Schreber a lu l’annonce de sa propre mort au journal et le
monde s’est mis à apparaître vide pour lui, les hommes ne lui semblaient pas
vraiment des hommes mais plutôt des « images bâclées à la six-quatre-deux ». « Il
est clair qu’il s’agit là d’un désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de
la vie chez le sujet456 », en écrit Lacan.

Selon ce qui avait été formalisé par Lacan dans son premier enseignement, le
phallus, signifiant du manque, est aussi celui du désir. Par ailleurs, dans son
séminaire VI, Lacan range la « douleur d’exister » du côté de l’absence du désir.

En effet, pendant les premières leçons du séminaire VI, Lacan travaille sur un
rêve dont parle Freud dans son livre « L’interprétation du rêve ». Le rêve dont il est
question est celui fait par un sujet en deuil de son père, fils qui a assisté son père
dans les longs tourments qui ont précédé son décès. Dans ce rêve, le père est encore


454 Jacques-Alain Miller et autres, Variétés de l’humeur, Conversation clinique de l’UFORCA, Paris :
Éditions Navarrin, 2008, p. 168
455 Jacques Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits,

Paris : Éditions du Seuil, 1966.


456 Ibidem, p. 558


201

en vie et parle au sujet, mais le sujet éprouve de façon extrêmement douloureuse le


sentiment que son père était déjà mort, mais seulement, le père ne le savait pas457.

Lacan met en évidence que

… la douleur que ressent le sujet dans le rêve –n’oublions pas que


c’est un sujet dont nous ne savons rien d’autre que cet antécédent
immédiat qu’il a vu mourir son père dans les affres d’une longue
maladie pleine de tourments- cette douleur est proche, dans
l’expérience, de cette douleur de l’existence quand plus rien d’autre
ne l’habite que cette existence elle-même, et que tout, dans l’excès
de la souffrance, tend à abolir ce terme indéracinable qu’est le désir
de vivre.
Cette douleur d’exister quand le désir n’est plus là, si elle a été
vécue par quelqu’un, ce fut sans doute par celui qui est loin d’être
un étranger pour le sujet, à savoir son père, mais ce qui est sûr, en
tout cas, c’est que, cette douleur, le sujet la savait. Le sens de cette
douleur, nous ne saurons jamais si celui qui l’éprouva dans le réel le
savait ou ne le savait pas, mais en revanche, ce qui est sensible, c’est
que le sujet, lui, ne sait pas que ce qu’il assume, c’est, en tant que
telle, cette douleur là. […]
Mais il y a quelque chose qu’il ne peut pas voir du tout, au point où
il en est. C’est que la douleur de son père, il l’assume sans le savoir.
Et c’est aussi que l’ignorance qu’il place devant lui, dans le
personnage du père, dans l’objet, sous la forme du Il ne savait pas, il
lui est absolument nécessaire de la maintenir pour ne pas savoir
qu’il vaut mieux ne pas être né.458
L’analyse de Lacan du rêve du père mort nous permet de saisir cette douleur
qui apparaît comme inaccessible à la plupart des sujets, ce « il vaut mieux ne pas
être né ». Le désir permet de ne pas y être confrontés.

C’est cette même expression que Lacan reprend dans l’histoire d’Œdipe, son
exclamation : « ne pas être né », « où [dit-il], aboutit l’existence arrivée à l’extinction
de son désir459 ». En définitive, ce qui permet de ne pas avoir affaire à la douleur
d’exister, ce qui se trouve dans le « joint le plus intime du sentiment de la vie », c’est
le désir.


457 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,

2013, p. 70
458 Ibidem, p. 116 et 117
459 Ibid., p. 116


202

Lacan pointe aussi une articulation entre le désir et l’idéal qui nous semble
pertinent de souligner dans ce contexte : vers la fin de son séminaire sur
l’angoisse alors qu’il pointe chez Hamlet son impossibilité à accomplir justement
l’acte qu’il lui faut faire, Lacan dit que le désir manque. « Le désir manque en ceci
que s’est effondré l’Idéal. (…) Quand l’Idéal est contredit, quand il s’effondre, le
résultat, constatons-le –le pouvoir du désir disparaît chez Hamlet.460 » Ainsi, dans
l’exemple d’Hamlet, l’effondrement de l’Idéal a comme effet la disparition du désir et
l’inhibition de l’acte.

Par ailleurs, aussi dans son séminaire VI, sur le désir et son interprétation,
Lacan précise que « c’est dans le champ du désir que nous essayons d’articuler les
rapports du sujet à l’objet.461 » Ainsi, dans le champ du désir, celui qui permet
d’avoir un rapport vivant à son existence, un certain équilibre entre l’idéal et l’objet
s’avère de la plus haute importance. Ceci est à souligner, bien qu’une psychanalyse
permette au sujet de préserver et aiguiser sa relation au désir tout en se passant de
l’idéal.

Sur ce fil, nous reprenons la formule proposée par Jacques-Alain Miller et Eric
Laurent dans le séminaire L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique pour
interpréter notre époque :

a > I

C’est justement dans cet fragile équilibre entre l’objet et l’idéal que vient se
situer le changement qui rendrait compte de notre époque. L’idéal décline au profit
de la montée au zénith social de l’objet a. Cette formule permet aussi de cerner le
changement qui s’est produit au long du XXème siècle dans la manière dont le
surmoi se présente. Les idéaux qui voilaient l’impératif de jouissance s’effacent au
profit d’une version plus dénudée du surmoi. L’objet en jeu, nommément la voix,
apparaît de manière plus dévoilée. Par ailleurs, il convient de mettre en relation
cette montée de l’objet a au zénith social avec ce que Lacan dit par rapport à la
mélancolie, à savoir, que c’est le triomphe de l’objet462.

Le rapport du sujet à l’objet qui rend possible l’expérience du désir est celle


460 Ibid., p. 386
461 Ibid., p. 108
462 Cf. Jacques Lacan, Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004, p. 387


203

de la perte. L’objet peut fonctionner comme cause et engager le sujet dans un


mouvement vers l’Autre pour le récupérer à partir de sa perte, ce qui est appelé en
psychanalyse la castration. Le sujet qui a l’objet dans sa poche, comme c’est le cas en
général dans la psychose, ou celui qui, dans la mélancolie, est encombré par l’objet
par le biais de l’identité avec celui-ci, n’a pas accès, voire plus difficilement, à
l’expérience du désir. La douleur d’exister en fait les frais.

La mélancolie ordinaire
Avec le nom prêt-à-porter de « dépression » qui est passé dans le discours
courant, des pathologies structurellement distinctes se retrouvent confondues.

Éric Laurent, dans son article « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté


morale463 » met l’accent sur la distinction à faire entre la clinique de la lâcheté
morale, là où il s’agit d’un sujet défini à partir de la structure du langage, la clef en
est le désir ; et la clinique du rejet de l’inconscient qui renvoie à un autre registre où
la jouissance mortifère se noue à la naissance du symbole. Dans ce dernier cas, il
s’agirait d’interroger le sujet non pas du côté de l’inconscient, mais du côté du
silence des pulsions de mort. Éric Laurent écrit : « … l’orientation de l’enseignement
de Lacan sur la mélancolie est clair : il ne l’aborde pas à travers l’affect de la
tristesse, bien plutôt dans son rapport à l’acte suicidaire.464 » Ainsi, Eric Laurent,
distingue deux notions qui apparaissent de manière conjointe dans les quelques
phrases autour de l’affect de la tristesse du texte « Télévision » de Lacan.

Cependant, à partir de cette proposition dont les référents sont soit le sujet
du désir, soit la jouissance mortifère du signe, nous pouvons situer chez Lacan deux
lectures qui tiennent à deux moments épistémologiques différents et qui donnent
aussi deux conceptions de ce qui serait l’éthique en psychanalyse. L’une donc, celle
du séminaire VII, qui situe un point essentiel dans la clinique de la culpabilité : la
seule chose dont on peut être coupable c’est d’avoir cédé sur son désir. Le référentiel
étant donc le désir. La deuxième, à « Télévision », où il précise ce qui serait de l’affect
de la tristesse en psychanalyse : il en fait une faute morale au regard du devoir de


463 Laurent, Eric. « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », In Ornicar ? no 47, Paris : Éditions

Navarrin, 1988, p. 5-17


464 Ibidem, p. 10


204

bien dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. Cette lâcheté, rejet
de l’inconscient, sous les espèces de la tristesse et son retour dans le réel comme
excitation maniaque, n’en disent rien sur la structure clinique dans le sens de
névrose ou psychose.

Il convient sur ce point de signaler que si, en suivant des différents auteurs
actuels, nous allons parler de « position mélancolique » pour nommer une position
du sujet qui peut se retrouver dans des structures cliniques différentes, la
proposition de Lacan dans le texte « Télévision » c’est plutôt que c’est la tristesse qui
relève d’une position, une position éthique, une position de refus –de refus de
l’inconscient. Un autre aspect important c’est que dans la conversation sur les
« Variétés de l’humeur », il sera question d’opposer affect et humeur. Si dans
« Télévision », il est question de l’affect de la tristesse, dans cette conversation, il
sera question d’explorer ce que la « dépression », la « position mélancolique » peut
relever de la dimension de l’humeur.

Nous commencerons donc par l’étude de ce qui a été avancé ces derniers
années autour de la mélancolie, et plus précisément, la « mélancolie ordinaire465 »
avant de nous arrêter sur l’étude de ce que Lacan énonce dans son texte
« Télévision » autour de la tristesse et des références sur lesquelles il prend appui.

Dans la convention d’Antibes, publiée sous le titre « La psychose ordinaire »,


nous rencontrons à la fin du travail présenté par la Section Clinique de Aix-Marseille
et Nice, une petite étude de la mélancolie non-déclenchée, qui prend notamment
appui sur le travail autour du Typus Mélancolicus décrit par Tellenbach et Kraus.
Cette étude faite par Tellenbach et Kraus, un travail solide, riche en vignettes
cliniques, méticuleux et méthodique, a la valeur de s’intéresser à la formalisation
des éléments cliniques permettant de diagnostiquer une psychose non-déclenchée,
la mélancolie dans l’occurrence. Bien que Tellenbach suppose que la causalité du
typus mélancolique est génétique, il rend compte des détails lui permettant de
repérer la structure et son « potentiel » mélancolique avant que le déclenchement
ait lieu466. Le caractère du typus mélancolique se distinguerait, selon lui, de sa


465 L’expression est employée lors de la conversation publiée sous le titre de « Variétés de l’humeur ».
466 Cf. Hubertus Tellenbach, La Mélancolie, Paris : Presses Universitaires de France, 1979, p. 95-97


205

tendance à la stagnation, alors que d’autres caractères pourraient ne pas avoir cette
fixité. Il attribue à la génétique le réel de la structure qu’il rencontre.

Dans le rapport de la Section Clinique de Aix-Marseille et Nice, ce travail de


Tellenbach et Kraus est lu en termes lacaniens. Ainsi, ils parlent de la non-mise en
place de la fonction phallique qui aurait comme effet la non-métaphorisation du
nom-propre chez les mélancoliques. Ils y suppléeraient par une suridentification à la
norme ou à un rôle sociale, voire un attachement tout particulier à des règles
morales. Cette suppléance partirait du principe que « l’ombre de l’objet est déjà sur
le Moi ». C’est-à-dire, que le premier point est l’identification à l’objet déchet que le
sujet tente d’endiguer par cette suridentification. Il s’agirait d’une « inscription
directe, [une] capture dans l’imaginaire d’une série des traits –S’, S’’, S’’’,… collection
de sentences surmoïques-, qui donnent une cohésion imaginaire au sujet pré-
mélancolique. 467» Un surmoi inflexible viendrait donc protéger le sujet de son être
de déchet.

Les auteurs du rapport d’Aix-Marseille et Nice signalent qu’une différence est


à faire par rapport à l’idéal du moi, en tant que celui-ci a un caractère d’exception,
tandis que la suridentification serait plutôt de l’ordre d’une conformité à une
normative. Les vignettes citées auparavant –notamment celles de Mlle S. et de Mlle
L. – rendent compte d’un rapport tout particulier du sujet à une normalité à laquelle
il voudrait se conformer.

En ce qui concerne la suridentification comme suppléance dans la mélancolie


non-déclenchée, ils écrivent :

… ce n’est pas du tout au niveau du discours, en tant qu’élaboration


symbolique, que le sujet doit répondre de ces traits, mais au niveau
de ses actes dans la vie courante, dans la réalité.
Ce n’est pas une articulation identificatoire différentielle, au sens de
l’identification symbolique impliquant la valeur différentielle du
signifiant. C’est une réalisation identitaire, où le sujet s’équivaut à
chacun de ces traits, compatibles avec le registre imaginaire où la
correspondance biunivoque du sujet et de son image est
possible.468


467 Jacques-Alain Miller et autres, La convention d’Antibes, La psychose ordinaire, Paris : Éditions du

Seuil, 1998, p. 40
468 Ibidem, p. 42


206

Plus que d’une ou plusieurs identifications symboliques qui seraient en jeu,


qui pourraient se traiter et se défaire par le symbolique ; il s’agit d’une identité
comprise comme imaginaire et donc non-dialectisable. Une
« correspondance univoque entre le sujet et son image », précisent-ils. Le point nous
semble particulièrement important à soulever au regard de la dimension politique
qu’a pu prendre la revendication identitaire ces dernières années. L’identité se
distingue ainsi de l’identification, en tant qu’elle manque de la flexibilité propre au
symbolique, qu’elle soit identité imaginaire ou identité avec l’objet.

Pour sa part, dans son article « Mélancolie et psychose ordinaire 469», Sophie
Marret-Maleval explore la spécificité de la clinique de l’époque de l’Autre qui
n’existe pas. En prenant appui sur des élaborations qui situent l’identification à
l’objet comme le noyau de la position mélancolique, elle avance que « la psychose
ordinaire masque souvent une position mélancolique 470 », et encore que nous
pourrions même « penser le fond mélancolique de toute psychose471 ». Ceci puisque,
d’une part, nous rencontrons l’identification à l’objet chez ces sujet, mais d’autre
part, ce sont les effets de Φ 0 –et non pas, dans tous les cas, ceux du P 0- qui
permettent, dans ces cas discrets, de diagnostiquer la psychose. C’est « le joint le
plus intime du sentiment de la vie » qui se retrouve affecté et c’est à partir de ce
« désordre » que la psychose devient repérable.

En effet, l’une des questions qui a été longuement débattue dans le cadre de
la Convention d’Antibes a été celle du défaut de la signification phallique. Celle-ci est
l’articulateur qui assure la « jonction du sentiment de la vie ». Les psychoses
ordinaires, celles qui ne déclenchent pas sur le mode « extraordinaire », présentent
cependant ce défaut, parfois discret, de la tenue phallique. Sophie Marret-Maleval
s’intéresse à ce point dans son article.

Elle met l’accent sur le fait que toute une série des cas de la clinique
contemporaine relèvent d’un rapport particulier du sujet au sens, tout
particulièrement au sens de la vie ; voire une particulière expérience du vide ou de
vacuité. Nous verrons dans notre prochain chapitre que ce noyau constitue l’un des


469 Sophie Marret-Maleval, « Mélancolie et psychose ordinaire », in la Revue la Cause Freudienne no 78,

« Des autistes et psychanalystes ». Paris : Éditions Navarin, 2011, p. 248-257


470 Ibidem, 250
471 Ibid.


207

ressorts du retour du religieux sur la scène du monde contemporain. Mais il peut


être aussi à l’œuvre dans toute une série de phénomènes subjectifs et sociaux
propres à notre époque : la quête effrénée de reconnaissance dans les réseaux
sociaux, l’achat compulsif des objets de consommation, l’adhésion à des discours de
toute sorte qui donnent un sens à l’existence et même la volonté de s’accrocher à des
images de « normalité ».

Elle pointe le fait que « bien des cas de psychose ordinaire se présentent en
faisant porter l’accent sur la question de l’être plutôt que sur celle du désir 472 ».
Rappelons nous que, dans le premiers années de l’enseignement de Lacan, il pouvait
définir le sujet justement de sa division, de son manque-à-être. Le désir était ainsi
articulé à ce manque qui portait sur l’être. En effet, si d’une part, la question du désir
s’articule au signifiant phallique, celui qui nomme ce qui manque chez le sujet et
chez l’Autre, et organise un vecteur pour le sujet, de l’autre, la dimension de l’être
vise plutôt la question de l’identité. Comme nous avons avancé dans notre première
partie de la thèse, la véritable réponse à la question de l’être du sujet renvoie à
l’objet qu’il est pour l’Autre.

Dans le séminaire d’orientation clinique de 2015-2016 à Genève, qui a donné


lieu à la publication du premier cahier de l’ASREEP-NEL, il a été question d’étudier
la question de la « position mélancolique » dans l’hypermodernité. Le choix du
terme « position » aborde cette question sous un angle trans-structural. Marie-
Hélène Brousse473 met l’accent sur le fait que ce choix permet de rendre compte du
fait que ce dont il s’agit tient au dire du sujet et à une position de jouissance.

La tristesse chez Lacan, Spinoza et Dante


Puisqu’elle constitue une référence essentielle sur la question et à laquelle
ces différents auteurs se référent, nous étudierons de plus près ce que Lacan dit sur
l’affect de la tristesse dans son texte « Télévision » :

La tristesse, par exemple, on la qualifie de dépression, à lui donner


l’âme pour support, ou la tension psychologique du philosophe


472 Ibid., p. 255
473 Marie-Hélène Brousse, « La position mélancolique, une réponse à l’hypermodernité ? », in les
cahiers de l’ASREEP-NLS no 1, Genève : Juin 2017, p. 11-25


208

Pierre Janet. Mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement une
faute morale, comme s’exprimait Dante, voire Spinoza : un péché, ce
qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort
que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver
dans l’inconscient, dans la structure.
Et ce qui s’ensuit pour peu que cette lâcheté, d’être rejet de
l’inconscient, aille à la psychose, c’est le retour dans le réel de ce qui
est rejeté, du langage ; c’est l’excitation maniaque par quoi ce retour
se fait mortel.474
Lacan pointe d’emblée un aspect inattendu : la manière dont on nomme cet
affect –et dont on le conçoit- dépend du support qu’on lui donne. Lacan dit qu’on
parle de « dépression » lorsqu’on suppose l’âme ou la tension psychologique comme
support. Nous pouvons penser qu’actuellement, c’est plutôt la chimie du cerveau
voire la composition génétique du corps, qui sont supposés être les supports de cet
affect. Lacan, pour sa part, nomme cet affect « faute morale » et situe son support
par rapport à la pensée. Il précise : « soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver
dans l’inconscient dans la structure ».

Ainsi, la tristesse est l’affect qui correspond à une faute morale au regard
d’un devoir. Un devoir que la plupart des hommes ignorent et auquel l’expérience de
la psychanalyse répond: celui du bien dire et de s’y retrouver dans l’inconscient, la
structure.

Il précise encore : dans le paragraphe suivant, cette faute ou lâcheté morale


est nommée par Lacan « rejet de l’inconscient ». Ce qui s’ensuit, dit-il, c’est le retour
dans le réel de ce qui est rejeté du langage. Et ce indépendamment du fait qu’il
s’agisse d’une psychose ou pas. Il ajoute par ailleurs que l’excitation maniaque rend
ce retour mortel. Le déchaînement de la chaîne signifiante propre à l’état maniaque
peut conduire le sujet à sa destruction.

Lacan indique donc que la faute morale du rejet de l’inconscient, au-delà


d’une telle ou telle autre structure clinique, est suivie d’un retour dans le réel de ce
qui est rejeté –rappelons nous que c’est sa définition de la forclusion psychotique-
du langage. C’est-à-dire, ce rejet de l’inconscient dans le symbolique implique son
retour dans le réel. Ce point finement soulevé par Lacan nous semble essentiel


474 Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 525 et 526


209

comme ressort dans l’articulation entre l’affect de la tristesse auquel nous avons
consacré la plus grande partie de ce chapitre et le surmoi. En effet, l’étude réalisée
dans notre première partie nous avait conduit à situer le surmoi là où le langage est
réel –que ça soit par son caractère non-dialectisable, que ça soit d’avoir son origine
dans le point d’accroche du sujet à la Loi, que ça soit là où l’articulation signifiante
apparaît comme voix pure-. Nous pouvons ainsi avancer la déduction, pertinente
tout aussi bien dans l’histoire de la psychanalyse qu’au niveau de la clinique, que le
retour de l’inconscient refusé dans le réel, n’est donc rien d’autre que le surmoi.
Dans le cas de la manie aussi, non pas tant pour le déchaînement de la chaîne
signifiante –qui peut se présenter, par exemple, aussi dans la schizophrénie- que
parce qu’elle comporte une pente mortifère.

Pour continuer à décortiquer la référence de Lacan à Télévision, voyons ce


que Spinoza dit sur la tristesse. Dans son texte « Ethique », les dimensions de
l’existence et de l’acte sont particulièrement privilégiées. Il met l’accent sur le fait
que l’aptitude à être actif et passif de plus de façons à la fois et celle de percevoir
plus des choses à la fois, permettent que les actions qu’un corps engage dépendent
de lui seul et moins d’autres, et que son esprit soit en mesure de comprendre
distinctement. Les définitions avec lesquelles il commence la troisième partie nous
permettent de saisir quelques coordonnées de sa pensée –la cause adéquate et
cause inadéquate ou partielle, actif et passif, affections du corps- :

1- J’appelle cause adéquate celle dont on peut par elle-même


percevoir clairement et distinctement l’effet. Je nomme, au
contraire, cause inadéquate, ou partielle, celle dont on ne peut par
elle seule comprendre l’effet.
2- Je dis que nous sommes actifs lorsque, en nous ou hors de nous, il
se produit quelque chose dont nous sommes la cause adéquate,
c’est-à-dire (selon la définition précédente) lorsque de notre nature
il suit en nous ou hors de nous quelque chose que l’on peut
comprendre clairement et distinctement par elle seule. Mais je dis,
au contraire, que nous sommes passifs, lorsqu’il se produit en nous
quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle.


210

3- Par sentiments, j’entends les affections du corps, par lesquelles la


puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou
contenue, et en même temps les idées de ces affections.475
Une fois posés ces éléments de sa pensée, nous pouvons avancer que Spinoza
reconnaît trois sentiments comme étant primitifs, le Désir, la Joie et la Tristesse. En
ce qui concerne le désir, il évoque la dimension d’effort :

Cet effort, quand il se rapporte à l’esprit seul, est appelé Volonté ;


mais quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps, on le
nomme Appétit (Appetitus). L’appétit n’est donc rien d’autre que
l’essence même de l’homme, et de la nature de cette essence suivent
nécessairement les choses qui servent à sa conservation et par
conséquent l’homme est déterminé à les faire.
D’ailleurs, entre l’Appétit et le Désir, il n’y a aucune différence,
sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant
qu’ils sont conscients de leur appétit, et c’est pourquoi il peut être
ainsi défini : le Désir est l’appétit accompagné de (cum) la
conscience de lui-même.476
L’« appétit » selon Spinoza est donc un effort qui, se rapportant aussi bien au
corps qu’à l’esprit, il fait de celui-ci rien de moins que l’essence de l’homme. Il est
appelé « désir » en tant que l’homme en est conscient.

Spinoza ajoute encore :

Il est donc établi par tout ce qui précède que nous ne faisons effort
vers aucune chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas
vers elle par appétit (appetere) ou désir, parce que nous jugeons
qu’elle est bonne ; c’est l’inverse : nous jugeons qu’une chose est
bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons
et tendons vers elle par appétit ou désir.477
Ainsi, la bonté ou pas d’une chose dépend de l’appétit -ou désir- qui nous font
tendre vers elle, et non pas l’inverse.

Spinoza écrit : « par Joie (Laetitia) j’entendrai donc dans la suite la passion
par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande ; par Tristesse (Tristitia), au
contraire, la passion par laquelle il passe à une perfection moindre.478 » La Joie est


475 Spinoza. L'éthique, (1677) Paris : Éditions Gallimard, 1993, p. 181 et 182
476 Ibidem, p. 191
477 Ibid.
478 Spinoza, Éthique, (1677), Paris : Éditions Folio essais, Gallimard, 1993, p. 192


211

l’affect de l’augmentation de la puissance d’agir et de penser, tandis que la Tristesse


est l’affect qui correspond à leur diminution. L’homme joyeux selon Spinoza est
l’homme du désir, l’homme qui agit sur le monde de manière éclairée ; l’homme
triste est celui qui est passif face à ce qui lui arrive et celui qui ne peut pas le
discerner.

Nous constatons donc la proximité entre l’éthique spinoziste et celle de la


psychanalyse. Bien qu’une différence essentielle est à noter notamment au regard de
la définition du désir (qui se définie d’être conscient chez Spinoza, alors que celui
dont il s’agit en psychanalyse est le désir inconscient) ; l’effort de tirer au clair ce qui
nous arrive est chez les deux une voie d’accès à la Joie. Il s’agit d’une affaire
d’éthique, ce qui est énoncé chez Spinoza dans le titre du livre où il explore les
sentiments humains.

Du côté de Dante, alors. Comme dans d’autres réflexions théologiques, chez


Dante, la Tristesse est un pêché. Prenons quelques épisodes de la Divine Comédie.

Dans le chant IV du Purgatoire, il y a le personnage de Belacqua, « assis,


embrassant ses genoux, et tenant entre eux son visage baissé479 ». Le paresseux qui
ne faisait même pas l’effort de parler que de « brèves paroles », ne voulait pas monter
la montagne. Il dit :

O frère, monter là-haut, qu’importe ?


il ne me laisserait pas aller aux martyres,
l’ange de Dieu qui siège sur le seuil.
Le ciel doit d’abord tourner autant de fois
autour de moi qu’il a fait dans ma vie,
puisque j’ai retardé sans cesse les bons soupirs,
à moins qu’une prière ne m’aide auparavant,
venue d’un cœur qui vive dans la grâce.
Que vaut une autre, que le ciel n’entend pas ? 480
Celui qui avait été un retardateur dans sa vie, qui avait retardé les bons
soupirs, au Purgatoire, il n’est pas pressé non plus. Il semblerait ne plus croire à la
possibilité de la prière qui pourrait l’aider.


479 Dante Alighieri, La divine comédie, (1303-1304) Paris : Éditions Flammarion, 2010, p. 194
480 Ibidem, p. 194 et 195


212

La question du retard revient aussi dans le chant XVIII. Après que Virgile a
répondu à quelques questions de Dante autour de l’amour, une troupe de gens qui,
en courant les ont rejoint par derrière, criaient et pleuraient :

« Marie courut en hâte à la montagne » ;


et : « César, pour soumettre Ilerda,
frappa Marseille et courut en Espagne. »
« Vite, vite, ne perdons pas de temps
par manque d’amour ! ». 481
Le guide de Dante s’adresse à eux :

O vous dont aujourd’hui la ferveur aiguë


rachète le retard et la négligence,
que vous mites peut-être par tiédeur à bien faire,
celui-ci, qui vit –et je ne vous mens pas-
veut aller en haut, quand le soleil luira :
dites-nous par où est le prochain passage.482
Mais l’un de ces esprits, celui de l’abbé de Saint-Zénon, lui répond qu’ils ne peuvent
pas s’arrêter. Ils sont trop pressés en essayant de rattraper le temps, puisqu’ils n’ont
pas fait les choses au moment opportun. Encore, le péché est celui de la lenteur, du
retard dans l’amour.

La question de la tristesse apparaît vers la fin du chant VII de l’Enfer. Dante et


son guide descendent au cinquième cercle, dans le marais de Styx. Là où des gens
boueux, nus et meurtris, se frappaient avec la tête, la poitrine et les pieds
« tranchant leurs corps par bribes, avec les dents483 » en disant :

Nous étions tristes


dans l’air doux que le soleil réjouit,
ayant en nous les fumées chagrines :
à présent nous nous attristons dans la boue noire. »
Cet hymne ils le gargouillent dans leur gorge,
car ils ne peuvent le dire par mots entiers.484
Ces « margeurs de boue485 » qui ont péché de tristesse pendant leur vie,
restent dans la tristesse dans le marais et ils ont, par ailleurs, perdu la possibilité de


481 Ibid., p. 264
482 Ibid.
483 Ibid., p. 43
484 Ibid.
485 Ibid.


213

dire des mots entiers. Le texte de Dante rapproche déjà la tristesse et le défaut du
dire. Si les paresseux, les négligents et les retardateurs se trouvent dans le
purgatoire, les tristes, eux, se retrouvent dans l’enfer. Dans la boue, aveuglés, se
frappant les uns aux autres, toujours et à jamais tristes, incapables de dire des mots
entiers.

Si chez Spinoza, la tristesse va à l’encontre de l’effort du Désir, essence de


l’homme, ces fragments de Dante permettent d’y fonder la notion de tristesse
comme un « péché ». Lacan précise que ce « péché, ce qui veut dire une lâcheté
morale, (…) ne se situe en dernier ressort que de la pensée, soit du devoir de bien
dire ou de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure. » C’est-à-dire que la
lâcheté du triste se situe au regard du devoir du bien dire –dire étant à différencier
de la pensée- et de s’y retrouver dans l’inconscient.

C’est à la suite que Lacan parle de la vertu qui s’oppose à la tristesse : le gai
sçavoir. Tout de même, il prend garde d’y ajouter :

Une vertu n’absout personne du péché, -originel comme chacun


sait. La vertu que je désigne du gay sçavoir en est l’exemple, de
manifester en quoi elle consiste : non pas comprendre, piquer dans
le sens, mais le raser d’aussi près qu’il se peut sans qu’il fasse glu
pour cette vertu, pour cela jouir du déchiffrage, ce qui implique que
le gay sçavoir n’en fasse au terme que la chute, le retour du
péché.486
Si le péché est originel, c’est bien parce que le refus de l’inconscient l’est tout
aussi bien. Ainsi, on n’est jamais absout du péché de la tristesse, on n’est jamais
quitte face au devoir de se retrouver dans l’inconscient. L’effort de s’y retrouver
dans l’inconscient, de déchiffrer, de bien dire, reste à renouveler à chaque fois.
Comme dans « La Divine Comédie », il s’agit de poursuivre, sans relâcher, la
marche…

Nous finissons ce chapitre par une référence : Dans son article « Mélancolie,
douleur d’exister, lâcheté morale », Eric Laurent oppose la psychanalyse, conçue
comme une autre pratique de la lettre, à la certitude mélancolique de « tout est
écrit ». Il nous rappelle que Lacan ne mettait rien d’autre que l’enthousiasme comme


486 Jacques Lacan, « Télévision », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 526


214

affect exigible de sa fin487. La psychanalyse serait ainsi la pratique qui permet de


désamorcer la tristesse, pour que l’enthousiasme devienne possible et pour ouvrir le
champ de la contingence.


Éric. Laurent, « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », In Ornicar ? no 47, Paris :
487 Cf.

Éditions Navarrin, 1988


215

Que (me) veut Dieu ?


Sur certains monothéismes et le surmoi.

« Le réel, pour peu que la science y mette du sien, va s’étendre, et


la religion aura là beaucoup plus de raisons encore d’apaiser les
cœurs. La science, c’est du nouveau, et elle introduira des tas de
choses bouleversantes dans la vie de chacun. Or, la religion,
surtout la vraie, a des ressources que l’on ne peut même pas
soupçonner. Il n’y a qu’à voir pour l’instant comme elle grouille.
C’est absolument fabuleux. Ils y ont mis le temps mais ils ont tout
d’un coup compris quelle était leur chance avec la science. Il va
falloir qu’à tous ces bouleversements que la science va
introduire, ils donnent un sens. Et ça, pour le sens, ils en
connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens
vraiment à n’importe quoi »

Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, Paris : Éditions du


Seuil, 2005.

« Car la véritable formule de l’athéisme n’est pas que Dieu est


mort –même en fondant l’origine de la fonction du père sur son
meurtre, Freud protège le père- la véritable formule de
l’athéisme, c’est que Dieu est inconscient. »

Jacques Lacan, Le séminaire, livre XI : Les quatre concepts


fondamentaux de la psychanalyse, Paris : Éditions Seuil-Point,
1973, p. 70

Pour ce chapitre, nous allons commencer par proposer l’hypothèse que le


surmoi et la religion sont intimement liés. Contrairement à l’hypothèse répandue
que ce sont les religions qui créent le surmoi, nous partons de la supposition que les
religions proposent un traitement particulier de la question du surmoi. Ceci à partir
de ce que nous avons travaillé dans notre première partie : le surgissement du
surmoi tient à l’inscription du sujet dans la Loi du langage ; tout un chacun a donc, à
partir du moment où il est inscrit comme sujet, affaire à celui-ci. Le bout de voix
engagé par l’enfant, sanctionné par l’Autre comme un appel, fait surgir en retour un
désir énigmatique : la voix d’un Autre terrifiant qui demande : Che vuoi ? Les


216

religions permettraient ainsi de traiter ce désir obscur de l’Autre auquel est


confronté tout sujet pris dans le langage.

La nécessité religieuse, qui se présente comme une constante dans les


différentes organisations humaines, semblerait reposer sur le constat que les êtres
humains peuvent faire sur le fait qu’il y a des enjeux vitaux majeurs qui s’imposent à
eux et dont ils ne sont pas les maîtres (la force de la nature, le hasard, la mort, le réel
du corps, etc.). L’humanité semblerait avoir besoin des religions comme une
tentative de traiter et d’apprivoiser ce qui se présente comme du pur caprice auquel
elle est pourtant soumise. Face au « sans Loi » du réel, les hommes supposent la
volonté d’un Grand Autre.

Dans cette interprétation, quelques actions humaines pourraient servir à


apprivoiser, à apaiser la colère des dieux, par le biais de rites, prières, offrandes…
Ces dieux obscurs d’un désir pour le moins énigmatique, exigent des sacrifices, et à
l’occasion, des sacrifices humains. Sur cette exigence de sacrifice, les dieux et le
surmoi se rencontrent : c’est peut-être, en partie, pour cela que Lacan a dit que Dieu
est inconscient.

Lacan avait signalé à quel point il est difficile d’être véritablement athée, ce
qui ne pourrait s’atteindre qu’à la fin d’une analyse, lorsque les rapports au Grand
Autre et tout particulièrement au réel, peuvent être radicalement modifiés pour un
sujet.

Freud donne, dans son texte « Totem et Tabou » une explication


psychanalytique sur l’origine de Dieu Père, que ça soit dans la version des totems de
chaque clan ou dans celle des monothéismes. La figure du père s’élève au rang divin,
ceci relève d’une articulation fondamentale, puisque, comme l’écrit Lacan dans «
Subversion du sujet et dialectique du désir », « la vraie fonction du père [est] d’unir
le désir et la loi488 ».

Il y a donc des religions monothéistes fondées sur le père, mais pas


uniquement. Un monothéisme qui ne répond pas à cette structure monte en
puissance aujourd’hui dans le monde occidental : l’Islam. Dans son intervention à la
Journée de l’Institut de l’Enfant de 2015 où il proposait l’adolescence comme thème

488 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Écrits, Paris : Éditions du Seuil,

1966, p. 824


217

de la prochaine rencontre, Jacques-Alain Miller avait pointé que le nouvel élan de la


religion musulmane n’est pas sans rapport au fait que le Dieu dont il y est question,
n’est pas le Dieu Père mais le Dieu Un. La religion musulmane serait de ce fait,
capable de fournir aux sujets contemporains une réponse sur comment s’orienter
dans la vie, après le déclin, voire la chute, de la figure du père. Il se pose la question
des conséquences pour les sujets et la société occidentale contemporaine de la
structure particulière de cette religion qui est embrassée avec un nouvel
enthousiasme, et parfois, par certains, avec du fanatisme.

Nous nous intéresserons donc dans ce chapitre aux trois religions


monothéistes, qui partagent non seulement le fait de reconnaître un seul Dieu mais
aussi le fait qu’elles se fondent, chacune, sur un texte sacré et qu’elles se
reconnaissent comme des héritières l’une de l’autre. Nous ne ferons pas une étude
de théologie comparative, ni n’essayerons de parler de l’esprit général de chacune
de ces religions, tâches qui échappent autant à notre domaine qu’à nos objectifs.
Nous travaillerons à partir d’un ou deux détails de chacune, détails nous permettant
de rendre compte d’un aspect autour des questions qui nous intéressent sur
l’articulation entre le surmoi et la religion : l’impératif et la voix de l’Autre, le
traitement de la faute489, l’énigme du désir et de l’énonciation de l’Autre, la réponse
à « ce que veut Dieu des hommes ».


489 L’universalité de la faute peut se rapporter au fait qu’il y a une faute structurelle dans la
jouissance. La jouissance n’est jamais celle qu’il faudrait. Ceci peut se rattacher à ce que le langage
introduit un déréglage chez les êtres humains par rapport aux instincts. Il ne nous reste que les
pulsions, partielles, acéphales, la perversion polymorphe… Nous sommes des exilés du rapport
sexuel, qui n’existe pas chez les êtres humains mais qui persiste comme aspiration. Nous sommes
ainsi en faute par rapport à la jouissance qui serait la bonne. (Cf. Enseignement de Mme. Esthela
Solano-Suarez à l’ECF. « Étude des cas problématiques ». Leçon du 11 octobre 2017.)


218

Le judaïsme
Un Dieu qui parle, mais dont on ne sait pas ce qu’il veut dire

Que veut le Dieu des Juifs ? Il s’adresse à un peuple précis qui, par
l’intermédiaire de Moïse, a reçu le Décalogue. Le Dieu des Juifs est porteur d’une Loi
et demande ainsi à son Peuple de respecter les dix, voire les six-cent treize
commandements. Nous notons donc que, dans le cas du judaïsme, le Dieu
monothéiste et une Loi qui en émane apparaissent en même temps. Nous pouvons
faire l’hypothèse que cette coïncidence est due à des raisons structurales.

Bien que, comme le dit Lacan, nous passons notre temps à transgresser ces
commandements, à la différence de l’impératif surmoïque, ceux-ci n’admettent pas
d’être définis du fait d’être impossibles. Lacan met plutôt en avance leur articulation
au désir. Loi et désir sont, selon lui, étroitement liés. Ceci tient, en partie, au fait que
la Loi organise l’existence des sujets qui s’inscrivent par rapport à elle, et oriente
leur désir, ne serait-ce que par l’horizon de la transgression. Ainsi, une religion, en
tant qu’elle est support d’une Loi, organise le désir des sujets qui s’y inscrivent mais
aussi quelques spécificités du mode de jouissance d’une communauté donnée.

Puisque ce Dieu apparaît comme un Dieu de la Loi, pouvons-nous conclure


qu’il s’agit d’un Dieu du désir ? Nous laissons pour l’instant cette question ouverte.

Pour ce qu’il en est de l’articulation entre commandement et surmoi, comme


nous l’avons énoncé précédemment, Lacan la situe plutôt dans sa zone d’ombre,
dans ce que le sujet méconnait de la Loi dans laquelle il est inscrit.

Pour revenir à notre question de départ, bien que Dieu donne le Décalogue à
son Peuple, Éric Laurent 490 pointe très justement que les commandements ne
donnent pas toute la réponse à la question du désir de Dieu. Pour sa part, Lacan
souligne que le Dieu des Juifs se distingue du fait de parler. Il ne peut donc pas être
assimilé au Dieu des philosophes. Au contraire, puisqu’il parle, il demande, il
ordonne. Lacan se réfère au texte qui porte la parole divine, la Bible, pour y localiser


490 Dans son exposé présenté à l’École de la Cause Freudienne le 15 novembre 2017, dans le cadre de

l’enseignement intitulé « Disruptions dans la filiation, le genre et la procréation ».


219

justement l’ordre impossible qui donne la formule de l’impératif du surmoi. Nous


citons ces paragraphes charnières 491 :

Dieu me demande de jouir- textuel. La Bible, c’est tout de même la


parole de Dieu. Et même si ce n’est pas la parole de Dieu, je pense
que vous avez déjà remarqué la différence totale qu’il y a du Dieu
des Juifs au Dieu de Platon. Même si l’histoire chrétienne a cru
devoir, à propos du Dieu des Juifs, trouver près du Dieu de Platon sa
petite évasion psychotique, il est tout de même temps de se
souvenir de la différence qu’il y a entre le Dieu moteur universel
d’Aristote, le Dieu souverain bien, conception délirante de Platon, et
le Dieu des Juifs, qui est un Dieu avec qui on parle, un Dieu qui nous
demande une chose, et qui, dans l’Ecclésiaste, vous ordonne Jouis –
ça, c’est vraiment le comble.
Jouir aux ordres, c’est tout de même quelque chose dont chacun
sent que, s’il y a une source, une origine, de l’angoisse, elle doit tout
de même bien se trouver quelque part par là. À Jouis je ne peux
répondre qu’une chose, c’est J’ouïs, mais naturellement je ne jouis
pas si facilement pour autant. Tel est l’ordre de présence dans
lequel s’active pour nous le Dieu qui parle, celui qui nous dit
expressément qu’il est ce qu’il est.492
C’est dans l’Ecclésiaste, cet écrit de la Bible hébraïque, que Lacan trouve
l’impératif ultime du surmoi. Si le Dieu des Juifs est le Dieu de la Loi, et même, selon
l’hypothèse que nous avons avancé, le Dieu du désir, il est aussi celui qui énonce cet
impératif impossible ordonné par le surmoi, paradigmatique de la faute universelle
de la jouissance.

Cet aspect pointé, nous nous intéresserons au traitement particulier de la


faute qui est proposé dans cette religion monothéiste. Si, pour les catholiques, un
dispositif tout particulier, élevé au rang du Sacrement, est conçu à ces fins –la
Confession- ; dans le judaïsme, l’une des fêtes qui scandent l’année, c’est le Jour du
Grand Pardon, le Yom Kippour.


491 Notons que nous avons déjà travaillé cette citation dans le chapitre sur l’impératif et le surmoi.

Lacan localise dans l’Ecclésiaste -ou Qohelet- l’impératif de jouissance qu’il propose comme étant
celui du surmoi.
492 Jacques Lacan, Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004, p. 95 et 96


220

Le Yom Kippour est définit comme le jour « le plus saint et le plus solennel du
calendrier religieux juif 493», « le jour de la ferveur juive par excellence 494». Il est
précédé de dix jours de pénitence et de vingt-cinq heures de jeûne strict. Au cours
du Grand Pardon, jour de jeûne et d’abstinence passé à la synagogue, chaque juif
demande à Dieu de pardonner ses propres fautes et celles de la communauté, mais
seulement celles commises à l’encontre de Dieu lui-même. Pour ce qu’il en est de
celles commises auprès du prochain, le pardon se demande individuellement. Il est
recommandé de commencer le processus de repentance bien avant le Yom Kippour
pour contacter ceux contre qui on aurait pêché tout au long de l’année et leur
demander pardon495. « Pendant ce temps, chaque être humain passerait devant D.
qui décide alors de les inscrire dans le livre de la Vie ou non. Pendant Yom Kippour,
chaque juif demande donc à être inscrit dans le livre de la Vie. 496»

Pendant le Yom Kippour, il y a cinq interdictions qui doivent être respectées :


il est interdit de boire et manger, de se laver, de se frictionner le corps, de porter des
chaussures en cuir et d’avoir des relations intimes.

Le jeûne se termine au moment où sonne le Chofar, moment où « les portes


du Ciel se referment et plus aucune demande de pardon n’arrive à Dieu. »497

Il s’agit donc de la seule opportunité dans laquelle le fidèle peut obtenir le


pardon de Dieu ainsi que celui des autres, par rapport aux fautes commises pendant
l’année écoulée. Une journée de jeûne et prière précédée d’une période de
pénitence. Le pardon se demande au nom de ses fautes et de celles de la
communauté, bien qu’en rapport à un repentir intime de chacun, le pardon se
demande de manière communautaire498.

Précédant le Yom-Kippour, un rituel est encore en vigueur dans les


communautés orientales, les Séfarades et certains Achkenazes orthodoxes, celui des
kapparot, représentant le transfert symbolique de la culpabilité d’une personne à un

493 Geoffrey Wigoder et autres, Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Paris : Éditions du Cerf,
1993, p. 1212
494 http://www.terredisrael.com/Yom_Kippour.php
495 Cf. Ibidem.
496 Ibid.
497 http://www.terredisrael.com/Yom_Kippour.php
498 Notons la différence avec la Confession catholique: une démarche personnelle –non

communautaire- qui peut se faire à n’importe quel moment de l’année, auprès d’un prêtre qui
accorde directement l’absolution au prix d’une pénitence. Le pardon sollicité auprès des autres
auxquels nous aurions fait du tort, n’y est nullement requis.


221

animal, qui est ensuite tué. Aujourd’hui, beaucoup des Juifs remplacent l’animal par
des pièces de monnaie499. Ce rite nous semble très important à être souligné. Il
donne bien une idée du poids de la faute pour le peuple juif, puisque rien de moins
que la mort serait le châtiment mérité ; à la place du pécheur un animal est sacrifié.

Les offices de prière du Yom Kippour commencent la veille par une prière
traditionnelle qui est prononcée à la synagogue : le Kol Nidré. Il s’agit d’une prière
dont le sens reste énigmatique et donne encore matière à réflexion à des
talmudistes, intellectuels juifs et même des psychanalystes. En prenant
particulièrement appui sur un article de Theodor Reik et sur le livre du
psychanalyste Michel Steiner, « Le Kol Nidré. Etude psychanalytique d’une prière
juive 500», nous allons essayer de saisir ce que cette prière traite au regard de notre
sujet d’étude.

Le Kol Nidré
Le Kol Nidré, prière prononcée la veille au soir du Jour du Grand Pardon, veut
dire « tous les vœux » en araméen. Si d’une part, son sens a été, et reste encore, en
grand partie, énigmatique pour juifs et talmudistes ; d’autre part, le maintien de
cette prière dans la liturgie a coûté cher au peuple juif, puisqu’elle a été utilisée à
son encontre notamment par les chrétiens pour mettre en question leur moralité et
la fiabilité de leur parole.

Notre choix de nous intéresser au Kol Nidré ne porte pas sur le fait de le
considérer représentatif de la manière dont la faute et la culpabilité se présentent
dans la culture et le culte juifs. Au regard de la morale du peuple juif, du poids
accordé aux mots, aux promesses, de l’irréversibilité des fautes commises, rien ne
semble plus contradictoire, plus étrange que cette prière qui annule rien de moins
que les Neder. Le Kol Nidré apparaît comme un élément incompréhensible, on se
demande ce que cette prière peut bien faire là, comment elle a pu se retrouver à
faire partie du rite du Yom Kippour et pourquoi elle n’a jamais été écartée au long de
l’histoire. C’est justement cette énigme, et le fait que nous trouvons dans le Kol Nidré


499 Cf. Geoffrey Wigoder, op. cit., p. 1213
500 Michel
Steiner, Le Kol Nidré, Étude psychanalytique d’une prière juive, Clamecy : Presses de la
Nouvelle Imprimerie Labellery, 2007


222

une réponse originale et inédite à la question qui nous occupe, qui nous semblent
justifier notre exploration autour de cette prière.

Selon The Universal Jewish Encyclopedia, le Kol Nidré (tous les vœux) est la
prière qui introduit la soirée de la Journée d’Expiation (Yom Kippour) et qui lui a
donné son nom. Elle comprend l’annulation de tous les vœux faits de n’importe
quelle manière pendant la durée de l’année, en tant qu’ils concernent la propre
personne. Le moment de l’instauration de cette prière dans la liturgie est méconnu,
mais elle a dû avoir lieu pendant les premiers siècles de la période gaonique (entre
le VIème et le XIème siècle dans le calendrier chrétien), et non pas en Babylonie.
Malgré l’opposition qu’il y a eu contre cette prière depuis toujours, elle est restée
dans la liturgie. Les différentes versions, l’une qui s’adresse aux vœux formulés
l’année écoulée et l’autre qui tient aux vœux qui pourront se prononcer jusqu’au
prochain Yom Kippour, y sont évoquées501. Selon cette Encyclopédie, c’est Rabbenu
Tam au XIIème siècle, qui aurait été à l’origine du changement de formule de l’année
passée vers celui à venir. A partir de là, les versions du rituel en Allemagne, d’une
part, et en Italie et aux Balkans, de l’autre part, divergent. La version Séfarade
combine les deux formules502.

Dans les différentes sources que nous avons consultées, on insiste sur une
certaine relativisation des propos du Kol Nidré : il ne s’agirait que des vœux
formulés sous contrainte ou ceux contraints à l’égard de soi-même503.

Sur le site de la Jewish Encyclopedia , dans un article de Joseph Jacob, nous


trouvons la suivante définition suivante Kol Nidré:

Kol Nidre (judéo-araméen: ‫ « כָּל ינִדְ ֵר‬Tous les vœux ») est une prière
d’annulation publique des vœux. Déclamée trois fois en présence de
trois notables à la synagogue, elle ouvre l’office du soir de Yom
Kippour et a, pour beaucoup, fini par le désigner.
Introduite dans le rituel de prières en dépit de l'opposition
d'influentes autorités gaoniques, attaquée au cours du temps par
d'éminentes autorités médiévales, expurgée des livres de prière de
nombreuses communautés progressistes au XIXe siècle, cette prière

501 Cf. Isaac Landman, The Universal Jewish Encycopledia, New York : Editions Ktav, 1969, vol. 6, p.

440
502 Cf. Ibidem, p. 440 et 441
503 Cf. Jacob Newman et Gabriel Sivan, Le Judaïsme de A à Z, Paris : Biblioeurope Éditeur, 1986 ; Isaac

Landman, op. cit. ; Geoffrey Wigoder, op. cit.


223

fut de surcroît souvent produite hors de son contexte par


des antisémites et conduisit à la formulation du serment more
judaico.
Elle n'en est pas moins restée, du fait de sa mélodie, l'une des pièces
les plus populaires de la liturgie juive et a fait l'objet de maintes
adaptations. 504
Comme définition de « serment more judaico » nous rencontrons :

Le Serment more judaico ou Serment Juif est une forme spéciale


de serment, accompagnée par un certain protocole, que les Juifs
étaient obligés de respecter dans les cours de justice européenne,
jusqu'au début du XXe siècle, et qui était souvent humiliant voire
dangereux. More Judaico signifie en latin « d'après / par la coutume
juive ». La question de la loyauté du serment juif était intimement
liée à la signification que les autorités chrétiennes attribuaient alors
à la prière du Kol Nidre récitée par les Juifs le jour de Yom
Kippour.505
Alors, que dit cette prière si énigmatique, si controversée, si soupçonnée par
les chrétiens ? Il y a des versions différentes du Kol Nidré, selon des différentes
traditions. Voilà les mots prononcés dans l’une des versions, celle-ci ashkénaze :

Tous les vœux, serments, renoncements, bannissements,


malédictions, jurements et toute expression pouvant passer pour
tels que nous avons pu prononcer et dont nous avons pu charger
notre âme depuis ce jour jusqu’au prochain Jour du Grand Pardon
(puisse-t-il nous sauver), tous ces engagements, nous les
regrettons ; qu’ils soient dénoués, pardonnés, rejetés, anéantis,
qu’ils perdent force et valeur. Nos vœux ne sont pas des vœux, nos
renoncements ne sont pas des renoncements, nos serments ne sont
pas des serments.506
L’assemblée répond :

Et que le pardon soit accordé à toute la communauté des Enfants


d’Israël et à l’étranger qui séjourne en son sein.507
Voire cette version, aussi une traduction de l’araméen (rite ashkénaze) :


504 Cf. Joseph Jacob et autres, « Kol Nidré », in Jewish Emcyclopedia, sur :
http://www.jewishencyclopedia.com/articles/9443-kol-nidre , traduction wikipédia sur:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Kol_Nidre
505 https://fr.wikipedia.org/wiki/Kol_Nidre
506 Michel Steiner, op. cit., p. 27
507 Ibidem, p. 28


224

Au nom du conseil d’En Haut


et au nom du conseil d’en bas,
avec le consentement
de l’Omniprésent –loué soit-Il-
et avec le consentement
de cette sainte congrégation,
nous déclarons
qu’il est permis de prier avec les transgresseurs.

Tous les vœux que nous pourrions faire
toute interdiction ou sentence d’anathème
que nous prononcerions contre nous-mêmes,
toute privation ou renonciation que,
par simple parole, par vœu ou par serment
nous pourrions nous imposer,
depuis le jour de Kippour passé
à ce jour de Kippour
et depuis ce jour de Kippour
jusqu’à celui de l’année prochaine
(qu’il nous soit propice),
nous les rétractons d’avance ;
qu’ils soient tous déclarés non valides,
annulés, dissous, nuls et non avenus ;
qu’ils n’aient ni force ni valeur ;
que nos vœux ne soient pas regardés comme vœux,
et nos interdictions comme interdictions
ni nos serments comme serments.

Et il sera pardonné
à toute la communauté des enfants d’Israel
et à l’étranger qui séjourne parmi eux ;
car l’erreur a été commune à tout le peuple.508

Cette prière varie dans sa version séfarade et sa version ashkénaze. Comme
le précise Michel Steiner, dans le rite ashkénaze, cette prière est en principe
psalmodiée en araméen, et ce sont les vœux, les serments et les jurements de
l’année à venir (donc ceux qui n’ont pas encore été formulés) qui sont par avance
dénoncés. Par contre, dans le rite séfarade, où le Kol Nidré est psalmodié en hébreu,

508 http://www.terredisrael.com/kol-nidre.php


225

les vœux et serments concernés par cette prière d’annulation sont ceux prêtés au
cours de l’année écoulée.509 Ces différentes versions viennent s’ajouter à la difficulté
qui comporte l’explication de cette prière si étrange : « Nos vœux ne sont pas des
vœux, nos serments ne sont pas des serments, nos jurements ne sont pas des
jurements, nos promesses ne sont pas de promesses… »

Theodor Reik, disciple de Freud, a consacré un article à l’étude du Kol


Nidré 510 . L’introduction nous donne déjà les coordonnées subjectives dans
lesquelles cette étude s’inscrit pour lui : le souvenir lointain et oublié de sa mélodie ;
l’émoi éprouvé et l’énigme des paroles non complètement saisies, non comprises par
l’enfant qu’il était ; le silence de son pieux grand-père ; quelques années plus tard,
l’injure au peuple juif publiée dans un journal viennois au regard de cette prière
dont le sens lui échappait…

Reik regroupe les différentes explications qu’il a rencontrées dans sa


recherche au sujet du Kol Nidré en quatre types :

1- Celles qui démontrent que les promesses sont sacrées pour les Juifs et qu’ils sont,
de par leur religion, tout particulièrement attachés au respect de la Loi et des
engagements acquis.

Un détail par lui relevé, qui apparaît un peu à la marge dans son argumentation,
nous semble intéressant par rapport à ce que sera la proposition de Steiner, mais
aussi par rapport à notre sujet de thèse : une promesse était tellement sacrée pour
certains Juifs orthodoxes, qu’ils pouvaient refuser de porter serment en Justice
même en disant la vérité. Il écrit :

La littérature post-talmudique considéra avec une rigueur


croissante comme un pêché toute parole qui pourrait, même de
loin, représenter une promesse ou un engagement. Témoigneraient
également de la prudence particulière observée dans les cas des
promesses ou d’engagements les expressions courantes dans la
conversation des Juifs orthodoxes comme in yirze haschem (Dieu le
veut ainsi) ou bli neder (sans quoi mon projet deviendrait une sorte
d’engagement).511


509 Cf. Michel Steiner, op. cit, p. 14
510 Theodor Reik, « Le Kol Nidré », in Le rituel : psychanalyse des rites religieux (1919), Paris : Édition

Denoël, 1974.
511 Ibidem, p. 192 et 193


226

Ainsi, le pêché se trouverait dans le fait même de faire une promesse.

2- Un deuxième groupe d’arguments porterait sur la manière dont des engagements


pouvaient être rompus : un engagement auprès d’un tiers pouvait être dissous si
celui-ci est d’accord, la dissolution devant se faire auprès d’un clerc ou trois laïcs. Ce
rite aurait pu se modifier pour donner lieu au Kol Nidré, où cette déclaration se fait
auprès de toute la communauté et une fois par an. Il s’agirait de mettre l’accent, dans
le texte du Kol Nidré, sur la phrase « que nous avons pris sur notre âme », pour y
entendre : « que nous assumons face à nous mêmes ». Ainsi, « il ne s’agirait pas dans
la formule du Kol Nidré des serments de pleine valeur juridique faits à une tierce
personne, mais d’engagements, des vœux, des serments, etc., que nous nous
imposerions nous-mêmes. 512 » Reik trouve que cette argumentation est articulée
comme une réponse aux accusations selon lesquelles les serments pourraient être
rompus par cette prière.

Cet accent mis sur le poids des promesses, parfois insensées, que l’on peut se faire à
soi-même et dont cette prière viserait à nous soulager, est pourtant pertinent par
rapport à la question qui est la notre. Nous y reviendrons.

3- Un troisième groupe relèverait de la dimension historique. Reik s’intéresse à un


écrit de L. J. Mandelstamm, qui met l’accent sur un usage ancien qui remonte à Meïr
de Rothenburg (seconde moitié du XIIIème siècle) selon lequel les « chrétiens
d’apparence » étaient autorisés à se joindre aux prières de la communauté au début
du Kol Nidré. Ainsi, le Yom Kippour était le jour qui se prêtait le mieux au pardon
divin des Juifs espagnols qui, pendant l’année écoulée, avaient dû, sous la pression
de l’Inquisition, prêter des serments et se soumettre à des divers engagements,
pénitences et rites catholiques.513

Reik écarte cette argumentation, ne serait-ce que pour le fait que le Kol Nidré est
bien plus ancien que l’Inquisition. Mais il trouve chez J. S. Bloch, un usage semblable
qui aurait pu avoir lieu avant l’Inquisition, au moment de la domination des rois
Wisigoths en Espagne, particulièrement cruels contre les Juifs et qui les forçaient au
Baptême. Le Kol Nidré aurait pu servir à les soulager du péché de parjure. Mais
encore, cette hypothèse historique ne tient pas, le récit du Kol Nidré n’étant


512 Ibid., p. 194
513 Cf. Ibid., p. 198


227

nullement confiné à l’Espagne, et, par ailleurs, selon Reik, l’émoi qu’il suscite encore
aujourd’hui ne se laisse pas cerner par cette explication.

4- L’argument psychologique apporté par Frankel qui étudie de manière plus


générale la notion de serment chez les Juifs. Par exemple, le fait que l’énonciation
d’une promesse commençait par l’appel au malheur ou au châtiment sur soi qui
surviendrait si on disait un mensonge ou si on ne tenait pas sa parole ; ou le fait que
la promesse s’adresse à Dieu ou l’invoque comme témoin. Reik rappelle que, selon le
Talmud, « Qui fait des vœux est un pécheur et un blasphémateur, même s’il les
respecte514 ». Il serait aussi possible de faire des vœux qui portent atteinte aux
autres, le Kol Nidré servirait, selon Frankel, à se délivrer des vœux de ce genre,
prêtés de manière irréfléchie ou impossibles à accomplir.

Cette argumentation nous semble aussi intéressante à relever, puisqu’effectivement


la psychanalyse a démontré que nous sommes habités à notre insu par des vœux qui
peuvent aller à notre encontre ou celle des autres. La dimension d’impossibilité y est
aussi prise en compte, à la différence, par exemple de la morale kantienne. Dans ce
sens, le rite du Kol Nidré permettrait de renouer avec la vie, avec ce qui est
humainement possible, en se détachant de l’intransigeance du surmoi.

Dans sa propre interprétation, Reik reprend les rites antiques par lesquelles
un engagement ou une promesse nécessitaient le sacrifice d’un animal. Celui-ci
souffrait le sort qui aurait été celui de la personne qui s’engageait s’il venait à
manquer à sa parole515. Reik évoque comme exemple les sacrifices animaux réalisés
par Abraham à la demande de Dieu pour nouer une alliance avec lui et sa
progéniture à venir516 . L’auto malédiction aurait pris le relais de ce rite. Reik se
demande, après cette exploration, « en quoi la formule du Kol Nidré dans sa
sécheresse peut-elle ressembler au terrible rite de la Brith517 ? 518 »


514 Ibid., 203
515 Remarquons que ceci ouvre des nouvelles possibilités à la compréhension des rites sacrificiels.
516 Remarquons que la figure de Dieu Père y est convoquée. Reik aborde alors le mythe freudien de

Totem et Tabou.
517 La Brith, selon la définition proposée par Kraetzschmar et citée par Reik, serait « un « jurement »

au plus haut degré de puissance, « c’est la forme par laquelle des engagements passés entre deux
personnes sont rendus contraignants et absolument indissolubles ». » Theodor Reik, op. cit., p. 206
518 Theodor Reik, op. cit., p. 211


228

Reik se réfère au savoir extrait de la clinique psychanalytique, notamment de


la névrose obsessionnelle, pour y répondre. Ainsi, les symptômes des névrosés
obsessionnels et ces engagements solennels expriment des tendances de haine et
d’autodestruction inconscientes sous la forme de l’autopunition, des renoncements
que l’on s’impose, d’automalédictions. La Brith, remarque-t-il, contient ces trois
caracteristiques : ce vieux rite réuni automalédiction, engagement solennel (vœu) et
renoncement. Reik conclut que la naissance de cette triple institution indique, « dans
le cadre du complexe affectif ambivalent », la victoire consciente des sentiments de
respect et de tendresse, de ces sentiments donc qui autorisent la conclusion de
l’alliance entre le Père divin et ses fidèles519.

Dans le Kol Nidré, il s’agirait de l’annulation des serments, engagements et


renoncements pris par la Brith et contre lesquels, cependant, « continuent à se
manifester malgré tout les sentiments inconscients dans l’âme des croyants ». 520

En définitive, Reik soutient, à partir de son expérience comme analyste


auprès des névrosés obsessionnels, que les hommes abritent des vœux
autodestructifs ou visant la destruction d’autres personnes. Les rites tels que la
Brith, à la manière des symptômes obsessionnels, permettrait de traiter
l’ambivalence pour obtenir la victoire consciente des sentiments de respect et de
tendresse, permettant l’alliance entre Dieu et ses fidèles. Mais le prix à en payer et
très lourd et la victoire inconsciente sur les sentiments haineux n’est pas pourtant
acquise. Le Kol Nidré viendrait donc annuler la lourde charge imposée que cela soit
par les engagements pris par la Brith ou par les défenses obsessionnelles.

Reik évoque une anecdote de son fils qui, à l’âge de trois ans, après avoir
désobéi sa mère, lors qu’elle lui demande s’il veut être un garçon gentil, lui répond :
« Le petit garçon voudrait bien être gentil, mais il ne peut pas.521 » Dans ce sens, le
Kol Nidré traiterait l’impossibilité de respecter scrupuleusement ses engagements,
d’une certaine manière, cet écart entre le « garçon gentil » qu’on lui demande d’être
et qu’il voudrait bien être, et ce qui est possible, le garçon qu’il est.


519 Cf. Ibidem, p. 212 et 213
520 Ibid., p. 212 et 213
521 Ibid., p. 214


229

Reik accorde au Kol Nidré la valeur d’une libération du symptôme


obsessionnel. En effet, il pointe l’excessive scrupulosité qui pourrait s’étendre à
« tout ce qui sort de la bouche d’un homme », selon les mots bibliques. Cependant, ce
qu’il s’agirait de maîtriser par une prudence excessive insiste obstinément, ça
revient à la manière du retour du refoulé inconscient. Cet auteur nous décrit ce
système oppressant : l’engagement acquis, les interdictions, la « tentation »
permanente de violer le serment, l’insistance des pulsions interdites, le sentiment de
culpabilité, l’attente obscure d’un malheur522… Il nous fait bien sentir l’ambiance
irrespirable d’une telle machinerie, son caractère de plus en plus renfermé, de plus
en plus étouffant.

Reik propose ainsi que le Kol Nidré « apparaît comme la négation même de
toutes ces mesures de protection, comme une rupture radicale avec tous les
scrupules que nous venons d’analyser523 ». Le Kol Nidré manifesterait en effet la
volonté de violer tous les serments, de ne respecter ni les vœux solennels ni les
engagements.524 Il compare cette prière à la vie des névroses « qui observent avec
tant de scrupules et de délicatesse de conscience leurs serments et leurs promesses,
il vient toujours un moment où ils tentent de se débarrasser du poids ainsi imposé
et de déclarer à l’avance non valables tous leurs engagements525 ». Reik dit que ce
type de décision sert précisément à libérer ces tendances interdites contre
lesquelles les serments avaient dressé leur muraille protectrice. Ces mouvements
servent à chaque individu à se libérer du fardeau de ses scrupules excessifs. Dans
cette comparaison qu’il fait entre le Kol Nidré et ces symptômes typiques des
névroses obsessionnels, l’auteur fait remarquer que tous les deux « révèlent des
faits inconscients sous une forme relativement peu défigurée qui, à partir d’un stade
quelconque du processus inconscient de la pensée, sont capables de s’ouvrir une
voie jusqu’à la conscience 526 ».

Par ailleurs, pour Reik, le Kol Nidré porte la marque un désir de la


communauté, celui justement « d’annuler ces serments, vœux et promesses au

522 Reik entend l’attente de malheur qui se trouve à peine déguisée dans le remerciement que le

ministre officiant fait à Dieu à la fin de la cérémonie du Kol Nidré du fait d’avoir préservé la vie des
fidèles.
523 Theodor Reik, op. cit., p. 221
524 Cf. Ibidem.
525 Ibid.
526 Ibid., p. 221 et 222


230

respect scrupuleux desquels elle attache ordinairement le plus grand prix527 ». Au


fond ce désir dont il s’agit, pointe-t-il, est « ce souhait [qui] concerne au plus profond
de leur âme un engagement particulier : celui qui est imposé par le Brith.528 »
L’engagement dont il est question n’est pas sans importance, n’est pas au fond de
l’ordre des serments quotidiens et futiles. « À l’arrière-plan, nous distinguons
toujours le désir de répéter le crime primitif 529 », conclut Reik. Celui donc du
meurtre du Père. Un désir criminel est donc adressé au Dieu père par la
communauté dans son ensemble ; la Brith et une série de symptômes obsessionnels
participent de la défense face à celui-ci mais les contraintes qui en résultent sont
trop pesantes, le Kol Nidré viendrait libérer de cette oppression tout en gardant
l’alliance, et la perpétrant.

Nous sommes d’accord avec Theodor Reik sur cette description du poids de
la parole prononcée que la névrose obsessionnelle permet si bien de saisir
cliniquement, ainsi que du fardeau de la relation à la morale et à la Loi que Freud
avait par ailleurs cerné comme le prix à payer du fait de vivre en société. Reik
soutient donc l’hypothèse que la prière du Kol Nidré relèverait de la même structure
que le symptôme obsessionnel, comme un retour déguisé du refoulé, qui peut, cette
fois-ci, trouver une manière de s’exprimer qui est acceptable au sein de la
communauté des fidèles. Le développement de Reik le conduit, à la fin de son texte,
à rapprocher le Kol Nidré à des rites de contrition et de demande de pardon d’autres
religions, notamment le Confeteor et le Kyrie Eleison de la messe catholique.

Cependant, nous considérons que la prière du Kol Nidré a une spécificité


structurale qui la différencie d’autres prières d’aveu et de demande de pardon pour
les pêchés ainsi que des symptômes obsessionnels, puisqu’elle opère une coupure
dans la racine même de la relation du sujet avec la parole prononcée. Dans le Kol
Nidré, le compteur revient effectivement à zéro, le fidèle ne reste pas sur la
promesse de ne plus pécher, comme c’est le cas de la Confession dans le
catholicisme. Cette prière juive soulage de la promesse même et des bonnes
intentions –dont, selon le proverbe, serait pavé le chemin de l’enfer.



527 Ibid., p. 223
528 Ibid.
529 Ibid., p. 223


231

Pour sa part, Michel Steiner, psychanalyste lui aussi, s’engage à son tour dans
l’étude de cette prière qui persiste dans la liturgie malgré l’énigme de son sens et qui
a, par ailleurs, valu tant d’ennuis au peuple juif.

Il explique que le Kol Nidré ne fait même pas consensus entre les rabbins, et
qu’il ne l’a jamais fait. Il y a eu un essai au XIXème siècle de le retirer de la liturgie ;
Amram Gaon, au IXème siècle l’avait qualifiée de « coutume stupide »… Cette prière
est cause de désaccord quant à son sens, et, comme Steiner nous le fait remarquer, il
a été même contesté par certains talmudistes.530

Dans son livre, Steiner explore quelques interprétations qui ont été faites
autour du Kol Nidré. Quelques-unes d’entre elles nous semblent intéressantes au
regard de notre sujet. Par exemple, celle que Steiner relève dans le livre de Gilles
Bernheim « Le souci des autres » publié en 2002, où l’auteur s’intéresse au traité
talmudique Nedarim. Dans celui-ci la question des vœux est étudiée et on y dit qu’en
formuler un, c’est prétendre mettre ses actes à la hauteur de ses intentions. La
tentative de s’élever vers Dieu connote cet effort de hausser ses actes à la hauteur
des mots qui expriment des intentions exigeantes favorisant de la sorte une
adéquation aussi juste que possible entre le langage et les actes. « Mais hausser ne
veut pas dire se confondre 531 », car seulement Dieu serait capable de cette
l’adéquation parfaite à laquelle nous aspirons par nos vœux. Celle-ci reste
inaccessible aux humains, sous peine de nous prendre par Dieu lui-même.

Cette adéquation est l’apanage de Dieu, mais plus précisement, en tant que
créateur. D’ailleurs, c’est dans la genèse que ces propos trouvent leur fondement
biblique. Ainsi, selon le verset de la Genèse (I, 3-4), on peut dire seulement de Dieu
que les mots sont des actes parfaits : « Dieu dit ‘que la lumière soit !’ [traduction de
l’intention]. Et la lumière fut [traduction en acte]. Dieu vit que la lumière était
bonne » (adéquation parfaite entre les mots et les actes)532 ».

Selon cette interprétation, l’annulation des vœux sert à rappeler qu’il ne peut
y avoir de confusion entre le référent, -donc, l’aspiration, l’action à faire- et le signe –
ce qui est énoncé-. « Annuler des vœux apparaît alors comme un acte d’humilité qui


530 Cf. Michel Steiner, op. cit., p. 11
531 Ibidem, p. 37
532 Ibid., p. 37 et 38


232

prend en compte l’impossible adéquation entre le langage et les actes, en


reconnaissant par là même le caractère imparfait de toute créature devant son
Créateur533 », conclut-il.

Il pointe cependant que, malgré la conscience de nos limites, l’aspiration


humaine est celle de pouvoir voir se correspondre nos paroles et projets et leur
réalisation. Entre, d’un coté, la confusion des mots et des actes, et, de l’autre,
l’impossibilité de formuler un engagement quelconque et la désespérance que cette
position implique, Yom Kippour et Kol Nidré viserait à introduire un moyen
terme.534

Steiner, en s’appuyant toujours sur Berheim, mais cette fois-ci, sur ce que
celui-ci trouve chez le psychanalyste Jean-Pierre Winter, met l’accent sur un autre
aspect important : « seule la collectivité est à même de défaire des vœux535 ». Jean-
Pierre Winter pointe que le Kol Nidré libère la communauté de l’angoisse qui naît de
ce que les mots viennent à manquer. Il sert ainsi à desserrer l’étau du rapport de
l’homme à la parole, permettre à celui qui parle de supporter la culpabilité
qu’engendre l’impossibilité de s’identifier totalement à ce qu’il dit et faire la place
place à ce qui reste innommé, voire innommable536.

Dans ce sens, la version ashkénaze permet de dénoncer d’avance cette


impossibilité, et rend possible de parler malgré celle-ci pendant un an et jusqu’au
prochain Jour du Grand Pardon où le rappel sera renouvelé. Ce rituel récupérait ce
reste qui résiste à la parfaite identité de son dire et de son faire. Cette interprétation
rendrait compte aussi de la phrase énoncée dans le Talmud : « Qui fait des vœux est
un pécheur et un blasphémateur, même s’il les respecte 537». Ne pas en tenir compte,
transformerait cette impossibilité en faute.

Ainsi, qu’il s’agisse des promesses engageant le futur ou tout simplement de


l’acte de parler, ces auteurs pointent que l’impossibilité de la correspondance
univoque entre la parole et les actes se présente dès que l’on parle. Le relief


533 Ibid.
534 Cf. Ibid., p. 37 et 38
535 Ibid., p. 39
536 Cf. Ibid., p. 39 et 40
537 Cf. Ibid., p. 39 et 40


233

spécifique de ce qui connote la parole, à la différence de la pensée, par exemple, y est


pointé.

Ces réflexions autour du Kol Nidré permettent de cerner un aspect essentiel


concernant le surmoi : la question de la faute surgit dès qu’un sujet s’implique dans
l’acte d’énonciation, de la prise de parole.

Selon Steiner, les disciples de Freud, nommément Reik et Abraham,


proposaient comme interprétation du Kol Nidré celle d’une dissolution momentanée
de l’Alliance entre le peuple juif et Dieu. Le dénouement avec la Loi fait
collectivement une fois par an et le renouement au son du chofar permettrait un
certain soulagement des pulsions hostiles qui tiennent aux privations et limitations
qu’impose le poids de celles-ci. Cette procédure qui a la même structure que les
symptômes obsessionnels, ne permettrait pas d’expliquer pourquoi, dans la liste des
promesses, vœux, il y aussi les anathèmes –les excommunications- qui seraient
annulées. Selon Steiner, ce point met en question leur interprétation.

Après avoir repris dans son livre plusieurs hypothèses interprétatives de la


prière du Kol Nidré, Steiner propose la sienne : parler au futur est blasphématoire
puisque l’avenir appartient à Dieu. Psalmodié une fois par an, le Kol Nidré vaudrait
pour l’expression « Si Dieu le veut » qu’il faudrait ajouter à toute phrase prononcée
où le temps futur est engagé. Dieu étant le seul à savoir ce qui adviendra, on ne peut
faire un vœux, ni faire une promesse, sans nous présenter nous mêmes en maîtres
d’un avenir qui nous échappe. « Dieu seul commande ce qu’il adviendra. 538 »,
conclut-il. Cependant, la circulation de la parole qui engage le futur est propre à la
vie en société et y est nécessaire. Cette faute serait donc inévitable et retombe sur
tout un chacun, puisque, comme dit Steiner, même « accepter sans mot dire d’être
pris dans la parole d’un autre ou promettre soi-même est au regard de Dieu tout
aussi condamnable539 ».

Le soulagement qu’offre le Kol Nidré consiste à permettre à tous les


Juifs de parler au futur, de pouvoir dire, « demain je serai à telle
heure… », « je ferai ceci ou cela », « je promets que… » sans


538 Ibid., p. 79
539 Ibid., p. 92


234

blasphémer totalement. Le Kol Nidré soulage d’un poids dont on


peut se faire une idée en écoutant par exemple dialoguer des
musulmans : un futur, un rendez-vous, l’évocation d’un lendemain,
une promesse, un « Inch Allah ».540

Le Jour du Grand Pardon, le plus saint et le plus solennel du calendrier
religieux juif, le shabbat des shabbats, commence donc par cette prière, aussi
émotive qu’énigmatique, aussi mise en question que conservée malgré tout pendant
des siècles, une prière chantée très particulière. Il termine par le son d’une autre
voix : le Chofar, dont Jacques Lacan fait le paradigme de l’objet voix. Faute, acte
d’énonciation, pardon, voix, appel à et de Dieu, se trouvent au centre du jour de la
ferveur juive par excellence. Le caractère essentiel de l’affaire qui y est traitée est
ainsi mis en évidence.

La question de la faute de l’inadéquation entre la parole et les actes, qui est


structurale puisqu’elle se fonde sur une impossibilité, sur un réel donc, est traitée
dans sa racine même par la prière qui inaugure le Yom Kippour, c’est-à-dire, le Kol
Nidré. Reik fait entendre que, au fond, la promesse dont il est question, promesse
qui risquerait de ne pas être tenue, est celle qui est à l’origine de l’alliance entre le
peuple juif et Dieu. Mais, avec la notion du surmoi, nous pouvons pointer que le réel
qui est imagé par l’Alliance tient à l’inscription du sujet dans la Loi du le langage. Le
péché est dans la parole même en tant qu’énoncée, soutenue, incarnée par un sujet.
La prise de parole du sujet convoque un Autre terrible, dont le désir est énigmatique
et angoissant, celui qui répond Che vuoi ?. Ainsi, celui qui surgit est un Dieu dont on
peut se méfier, dont le châtiment pourrait être terrible, et qu’il vaut mieux tenter
d’apprivoiser par des rites, des sacrifices, des renoncements, des scrupules…

La question du traitement de la faute est aussi centrale dans la religion


chrétienne. Mais il y a entre la Confession et le Kol Nidré des différences
structurales. Nous en signalons une, pertinente par rapport à l’argument que nous
venons de développer : si dans la Confession, les péchés sont pardonnés et nous
restons sur la promesse, le vœu de ne plus tomber dans la tentation, dans le péché,
le Kol Nidré remet le compteur à zéro, non pas au niveau des péchés, mais aussi au
niveau des vœux et du poids des paroles prononcées. Si la Confession est une

540 Ibid., p. 92


235

tromperie dont tout catholique est quelque part conscient, le Kol Nidré vise la racine
de la faute de la parole humaine.

« Vérifie ! »
Nous étions partis de la question « Que me veut Dieu ? », que veut le Dieu des
Juifs de ses fidèles ? Ce Dieu parle, souligne Lacan, et, de ce fait, il confronte ses
fidèles à l’énigme de ce qu’il veut dire. Le Décalogue ne permet pas de donner une
réponse à la question de son désir. Encore dans le texte de la Bible, l’énigme de ce
qu’il veut semble se glisser entre les lignes. Le peuple juif se consacre alors à une
tâche, celle du déchiffrement. Le dévouement à cette tâche est devenu la marque
distinctive des juifs, en leur donnant une empreinte particulière dans leur rapport
au savoir et aux livres. Nous pouvons même nous demander si, finalement, ce n’est
pas l’effort du déchiffrement même qui donne la formule spécifique de leur
impératif.

Une injonction, dite à l’orale dans les études juives, se laisse entendre même
dans les travaux des auteurs de confession juive que nous avons cités et dans la
pluralité des références, la plurivocité des commentateurs évoquées. Celle-ci
s’énonce dans la phrase : « Vérifie! ».

Cette exhortation, qui anime l’esprit de la discipline des Etudes Talmudiques,


invite chacun à mettre en question, par rapport à ce qui a été écrit et avancé par
d’autres, au long des générations, ainsi que dans son propre parcours de vie et son
parcours intellectuel, le bien fondé du savoir. La discipline de la lecture, du
déchiffrage des textes, ce rapport particulier au savoir qui caractérisent le peuple
juif -qui ont, par ailleurs, imprégné la méthode de la psychanalyse- nous donnent
peut-être la note d’une interprétation possible de ce que leur Dieu leur veut.

Soulignons au passage que le sujet supposé savoir est fondamentale, autant


pour la pensée juive que pour la psychanalyse. On part du principe que la Torah et le
Talmud, donc la parole de Dieu et la sagesse des générations, sont supposées
porteuses du savoir dont il s’agit de pouvoir s’emparer. Le travail mené par Reik, par
Steiner, et tant d’autres auteurs autour du Kol Nidré, partent du principe qu’il y a là
une énigme essentielle qui mérite de s’adonner à cette exercice. Notons que la


236

méthode de réflexion est la même que celle de la psychanalyse auprès des


formations de l’inconscient, des rêves, etc. On suppose dans le texte même de ceux-
ci un savoir, un sens caché à découvrir, ce qui nous invite à un effort de décryptage.

Revenons à l’impératif « vérifie » dont nous parlions précédemment. Il se


trouve que Jacques Lacan témoigne, dans l’obligation qui s’imposait de lire les
savants jusqu’à l’épuisement afin d’être sûr des choses qu’il avançait, d’être aux
prises avec cette même injonction surmoïque :

Quoi qu’il en soit, vous m’en croirez si vous voulez, étant donné
l’état de fatigue où vous me sentez certainement, après m’être tapé
de bout en bout les machins sur l’écriture – parce que je fais ça,
n’est-ce pas? Je me crois obligé de faire ça. La seule chose dont je
n’ai jamais traité, c’est le surmoi. Je me crois obligé de lire ça de
bout en bout. C’est comme ça. Je le fais pour être sûr, sûr de choses
que m’affirme, que me démontre mon expérience de la vie
quotidienne, mais enfin, j’ai tout de même du respect pour les
savants. Il y en a peut-être bien qui auraient dégotté quelque chose,
là, qui irait contre –et en effet pourquoi pas? – une expérience si
limitée, si étroite, si courte, limitée au cabinet analytique.541

Il parle de cette obligation à laquelle il se soumet, obligation de lecture, de


vérification chez les savants, dans des textes, comme de quelque chose qui relève de
l’ordre du surmoi pour lui. Surmoi dont il n’a jamais traité, ajoute-t-il par ailleurs.
Dans la leçon du 8 février 1977 du séminaire XXIV, « L’insu que sait de l’une bévue
s’aile à mourre », Lacan affirme que le surmoi, c’est la force démoniaque qui le
pousse à enseigner.

Nous relevons dans ce sens, la question qui se pose Jean-François Cottes dans
un article publié sous le titre de « Surmoi 2.0 », par rapport à cette pousse
surmoïque qui habitait Lacan : peut-on mettre l’exigence du surmoi au service du
désir ?

À la fin du livre de Steiner, nous trouvons cette histoire juive qui semble
répondre à l’exigence de savoir qui habite le peuple, et qui, comme nous venons de
développer, donne peut-être aussi la note du surmoi de Lacan :


541 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions

du Seuil, 2007, p. 90


237

Fatigués de porter le fardeau de la Loi, lassés d’être le peuple élu et


d’en payer le prix fort, les Juifs décident de rompre l’Alliance et de
déposer tous leurs livres au pied du mont biblique.
Ils viennent de partout, les bouquins s’entassent et la pile finit par
dépasser le Sinaï en hauteur.
Dieu apparaît aux Juifs et l’air effaré leur gronde :
« Mais enfin, je ne vous ai jamais donné tout ça ! ». 542

Remarquons que le Dieu des Juifs, un Dieu qui, en parlant invite au


déchiffrement, nous a ramenés à la méthode psychanalytique et aux réflexions de
Lacan autour de son propre surmoi. L’impératif en question serait : « Vérifie ! »,
voire « Sache ! », en allant à l’encontre du « Ne rien vouloir savoir » propre au
refoulement ou au refus de l’inconscient.

Si Dieu est inconscient, on pourrait proposer l’hypothèse que le Dieu de


Lacan était le Dieu des Juifs, à condition de le concevoir comme détaché de la
fonction paternelle et du sujet supposé savoir. Peut-être ce non traitement du sujet
avoué par lui à propos du surmoi serait la marque de sa décision de ne pas se
débarrasser de son obligation auprès de ce Dieu.


542 Michel Steiner, op. cit., p. 99


238

Le catholicisme
Le Dieu de l’Amour et ses enfants fautifs.

« … par son affirmation répétée qu’il est venu sauver ce qui


était perdu, le Seigneur a indiqué à son Eglise, chargée de
poursuivre son œuvre de salut, que la guérison des pécheurs et
la rémission des péchés constitueraient un élément essentiel de
sa mission dans le monde. »

Philippe Rouillard, Histoire de la pénitence, des origines à nous


jours, Paris : Éditions du Cerf, 1996, p. 16

Le christianisme est une religion qui, tout en prenant appui sur la Torah –
qu’il inclue dans la Bible sous le nom d’Ancien Testament- se fonde sur des écrits qui
relatent la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Ce « prophète juif de
Nazareth en Galilée 543 » -dont l’année de naissance marque le point zéro du
calendrier occidental-, exécuté par crucifixion sous l’autorité romaine à ses 33 ans, a,
pour les chrétiens, une nature divine. Il serait le Fils de Dieu et aurait ressuscité trois
jours après sa mort. Après celle-ci, il serait réapparu à ses disciples et resté avec eux
pendant quarante jours avant de partir rejoindre le Dieu Père en faisant la promesse
de revenir à la fin des temps.

La mort par crucifixion de Jésus est entendue comme un acte sacrificiel


consenti fait au nom de l’amour divin afin de sauver l’humanité, celle-ci perdue dans
le péché et l’éloignement vis-à-vis de Dieu.

Le « Nouveau Testament » comprend les évangiles où la vie, la passion et la


résurrection de Jésus sont relatés, ainsi que les actes et lettres des apôtres. Un
dernier livre, l’Apocalypse, parle de la fin des temps. La Bible inclut, ainsi, l’Ancien et
le Nouveau Testament. Le Christianisme ne se veut pas une abolition de la Loi juive,
mais son accomplissement. L’accent sera mis sur le fait que l’Ancien Testament
annonce la venue et la mission du Christ.

Le message que Jésus-Christ serait venu transmettre, est un message


d’amour. En effet, dans le Nouveau Testament, et tout particulièrement dans


543 Mircea Eliade et Ioan P. Couliano, Dictionnaire des religions, Paris : Éditions PLON, 1990, p. 106.


239

l’évangile de Jean, l’accent est mis sur l’amour divin envers les hommes, ceci malgré
leurs péchés et leurs fautes. Voilà quelques passages bibliques où cette dimension
est mise au premier plan :

Dieu est amour (I, Jn, IV, 8 ; II Cor., XIII, 11).


L’amour de Dieu pour nous nous fait un devoir d’aimer nos frères.
Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, parce que l’amour est
de Dieu. Celui qui n’aime pas n’a point connu Dieu, parce que Dieu
est amour. En cela s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu
a envoyé son Fils, l’Unique, dans le monde, afin que nous vivions
par lui.544 (I-Jn, IV, 6-9)
Au reste, frères, soyez joyeux ; travaillez à votre perfection ;
exhortez-vous. Ayez même pensée ; soyez en paix, et le Dieu
d’amour et de paix sera avec vous. 545 (II, Cor., XIII, 11).
Le Dieu des Chrétiens546 est un Dieu de l’Amour. Au nom de l’amour qu’il a
pour l’humanité, le Dieu Père aurait envoyé son Fils au monde pour sauver les
hommes du péché par son sacrifice. Avec lui, il est question d’une « Nouvelle
Alliance » entre Dieu et les hommes, celle-ci élargie le peuple de Dieu au-delà du
Peuple Elu. Dû la vocation prosélyte du christianisme.

Au regard de la liste de dix commandements, Jésus-Christ en ajoute un,


auquel il donne la prééminence, et dont il dit qu’il résume tous les autres : « Aime
Dieu et aime ton prochain comme toi-même ». Au regard de notre sujet de
recherche, nous pointons que c’est par le biais de ce commandement que la
dimension de l’impossible entre dans l’énoncé même de la Loi. Avec l’introduction
du principe de l’amour au titre d’esprit de la Loi et même de l’amour sacrificiel,
comme nous pourrons préciser par la suite, l’exigence de Dieu ne se limite plus à
s’en tenir à ses règles.

À la différence des dix commandements, on ne peut qu’être en défaut vis-à-


vis du commandement de l’amour. Il ne peut exister que comme aspiration à une
perfection inatteignable et face à laquelle nous serons toujours en faute. Ainsi, le
Dieu des chrétiens est un Dieu de l’Amour pour les hommes tout en les renvoyant à

544 La Bible, Paris : Editions du Seuil, 1973, p. 2537
545 Ibidem, p. 2429
546 Remarquons que, dans cette occasion, nous ne travaillerons pas tout le christianisme, mais nous

centrerons sur le catholicisme. Même si l’Eglise Orthodoxe, le protestantisme et le catholicisme


partagent la croyance en Jésus-Christ et la Bible, leurs différences restent très importantes, et
particulièrement au regard du sujet qui nous occupe.


240

leur condition de pécheurs. L’exigence illimitée d’aimer a la même structure que


l’impératif kantien. Ces lois énoncent une pure sommation impossible et
intransigeante, elles sont d’autant plus tyranniques qu’elles sont vides de contenu.

Il faut constater que la religion fondée sur le Dieu de l’Amour, et même de


l’amour universel, n’a pas manqué de tomber dans des excès au long de son histoire
qui ne semblent pas rendre compte de l’amour pour l’humanité. Les chrétiens, dont
les premières générations ont été persécutées et martyrisées, ont pu, à leur tour,
persécuter, torturer, et assassiner ceux qui refusaient de joindre la communauté des
Fils aimés de Dieu. Ceci s’est produit tout particulièrement contre la communauté
religieuse avec laquelle les chrétiens ont été le plus amenés à cohabiter et dont ils
reconnaissent la filiation, la communauté juive. Mais pas seulement : des femmes
soupçonnées de sorcellerie, des sectes, des hérétiques, des « déviés », des
scientifiques et des savants, ont été excommuniés, persécutés, torturés et tués, à des
moments différents de l’histoire du christianisme et notamment au nom de
l’Inquisition. Comment expliquer le paradoxe que le commandement de l’amour du
prochain puisse connoter la haine de l’autre ? Nous tenterons d’avancer des
hypothèses nous permettant de mieux expliquer ceci.

Nous essayerons aussi dans cette partie d’éclaircir dans le christianisme et


plus précisément, dans le catholicisme 547, l’articulation entre le commandement de
l’amour du prochain et le traitement de la faute. Si amour et pardon y sont
étroitement liés, et ceci depuis le départ dans l’histoire de l’Eglise, amour et faute
semblent l’être aussi. Dans ce nœud, nous reconnaissons l’instance du surmoi.

Des jalons de l’institution de l’Eglise


Sa solide dimension institutionnelle est l’une des caractéristiques
fondamentales et distinctives du christianisme catholique. L’Eglise est une
institution forte qui a pris et gardé une place prépondérante dans le monde
occidental, place qu’elle a réussi à conserver malgré les grands changements et
événements qui en ont lieu pendant deux millénaires. La grande habilité stratégique

547 En effet, « l’Eglise catholique est la seule qui donne une telle importance à l’aveu détaillé et

périodique des péchés. » Philippe Rouillard, Histoire de la pénitence, des origines à nous jours, Paris :
Éditions du Cerf, 1996, p. 89


241

des hommes religieux catholiques y est pour beaucoup, mais les bases qui lui ont
permis de conformer et consolider cette institution se trouvent déjà dans les écrits
de la Bible, et tout particulièrement, dans les récits rendant compte des derniers
jours de Jésus et de sa réapparition après sa mort.

En effet, l’Eglise catholique s’appuie sur les écritures bibliques, notamment


celles du Nouveau Testament, telles qu’elles nous parviennent jusqu’à nous jours,
pour établir ses fondements institutionnels et doctrinaires : la Trinité divine, la
promesse de la Résurrection et le retour de Jésus sur Terre, la béatitude des
croyants, le sacerdoce et ses missions, la Papauté, les sacrements, entre autres. Si,
d’une part, la philosophie et la doctrine religieuse des catholiques sont le produit
des confrontations théologiques et institutionnelles qui se sont produites au long de
son histoire, dont certaines ont fini par s’imposer, de l’autre, celles-ci s’attachent aux
écritures de la Bible, en mettant l’accent sur certains passages plutôt que sur
d’autres.

Dans ce sens, le chapitre XX de l’évangile de Saint-Jean qui relate le jour de la


résurrection de Jésus-Christ pose des éléments décisifs à la fondation de l’Église.
Selon les écrits bibliques, Jésus avait, avant sa mort, commencé à énoncer ce qui
adviendrait pour lui ainsi que le rôle que chacun de ses disciples jouerait par la
suite ; cependant, ce ne serait qu’après sa réapparition après sa mort, que ceux-ci
ont saisi le sens de ses mots :

Le premier jour de la semaine, Marie de Magdala se rend de bonne


heure au tombeau, alors qu’il faisait encore sombre, et elle voit que
la pierre a été enlevée du tombeau. Elle court donc trouver Simon-
Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : « On
a enlevé le Seigneur de son tombeau et nous ne savons pas où on l’a
mis. »
Pierre partit donc avec l’autre disciple et ils se rendirent au
tombeau. Ils couraient tous les deux ensemble. L’autre disciple, plus
rapide que Pierre, le distança et arriva le premier au tombeau. Se
penchant alors, il voit les bandelettes à terre ; cependant il n’entra
pas. Simon-Pierre, qui le suivait, arrive à son tour. Il entre dans le
tombeau et il voit les bandelettes à terre, ainsi que le suaire qui
recouvrait sa tête ; ce dernier n’était pas avec les bandelettes, mais
roulé dans un endroit à part. Alors entra à son tour l’autre disciple,
arrivé le premier au tombeau. Il vit, et il crut. En effet ils n’avaient


242

pas encore compris que, d’après l’Écriture, il devait ressusciter des


morts. Les disciples s’en retournèrent alors chez eux.
Cependant Marie se tenait près du tombeau et sanglotait. Tout en
sanglotant, elle se penche vers le tombeau et voit deux anges, vêtus
de blanc, assis là où reposait le corps de Jésus, l’un à la tête et
l’autre aux pieds. Ils lui disent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » -
« On a enlevé mon Seigneur, leur répond-elle, et je ne sais pas où on
l’a mis. » En disant cela, elle se retourne et voit Jésus qui se tenait là,
mais sans savoir que c’était lui. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi
pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Le prenant pour le jardinier548, elle
lui répond : « Si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as déposé,
et moi, j’irai le prendre. » Jésus lui dit : « Marie ! » Elle le reconnut
et lui dit en hébreu : « Rabbouni ! » - c’est-à-dire : Maître. Jésus lui
dit : « Ne me retiens pas ainsi, car je ne suis pas encore monté vers
le Père. Mais va trouver les frères et dis-leur : je monte vers mon
Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Marie de Magdala
va donc annoncer aux disciples qu’elle a vu le Seigneur et qu’il lui a
dit ces paroles.
Le soir de ce même jour, le premier de la semaine, toutes portes
étant closes par crainte des Juifs, là où se trouvaient les disciples,
Jésus vint et se tint au milieu d’eux ; il leur dit : « Paix soit à vous ! »
Ce disant, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent
remplis de joie à la vue du Seigneur. Il leur dit encore une fois :
« Paix soit à vous !
« Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. »
Cela dit, il souffla sur eux et il leur dit : « Recevez l’Esprit Saint.
Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à
qui vous retiendrez ses péchés, ils seront retenus. »
Thomas, l’un des Douze, appelé Didyme, n’était pas avec eux, quand
vint Jésus. Les disciples lui dirent : « Nous avons vu le Seigneur ! » Il
leur répondit : « Si je ne vois pas à ses mains la marque des clous, si
je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous et si je ne mets
pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas. » Huit jours plus
tard, les disciples se trouvaient de nouveau dans la maison et
Thomas avec eux. Jésus vint, toutes portes closes, et il se tient au
milieu d’eux : « Paix soit à vous ! », dit-il. Puis il dit à Thomas :
« Porte ton doigt ici : voici mes mains ; avance ta main et mets-la
dans mon côté et ne sois plus incrédule, mais croyant. » Thomas lui
répondit : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Jésus lui dit : « Parce que
tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu. »


548 Soulignons ce détail.


243

Jésus a accompli en présence des disciples encore bien d’autres


signes, qui ne sont pas relatés dans ce livre. Ceux-là l’ont été pour
que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour
qu’en croyant vous ayez la vie en son nom.549
Ce texte rend compte de quelques-unes des principales bases sur lesquelles
reposera la croyance des chrétiens : la Résurrection de Jésus, la Trinité, l’institution
du sacerdoce, la place première de Pierre dont les papes seraient les successeurs, le
pardon des péchés, la béatitude de ceux qui croient sans avoir vu.

Après sa Résurrection, Jésus vient à la rencontre de ses disciples et, tout en


leur conférant le souffle de le Saint-Esprit, il leur donne une mission à accomplir
auprès des hommes du monde. « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous
envoie », il leur aurait dit. Le Saint-Esprit leur octroiera le discernement et la
sagesse nécessaires pour accomplir les tâches qui les reviendront en tant que ses
représentants sur terre. Remarquons que la première tâche dont il parle est celle de
la rémission des péchés.

Par ailleurs, à la fin de la Pentecôte, les disciples recevront le don de la parole


et des langues par le biais du Saint-Esprit.

Selon les Actes d’Apôtres :

Lorsque c’est accomplie la Pentecôte, ils étaient tous réunis dans le


même endroit quand, provenant du ciel, un bruit soudain,
semblable au passage d’un vent violent, a envahi la maison où ils se
trouvaient. Ils ont vu des sortes de langues de feu se répartir et se
poser sur chacun d’entre eux. Tous, à ce moment, comblés du
Souffle saint, ont parlé selon ce que le Souffle leur donnait à dire,
dans des langues étrangères.
Il y avait à Jérusalem des juifs pieux, venant de toutes les nations
existant sous le ciel. Le vacarme avait attiré une foule nombreuse.
La confusion régnait car chacun entendait qu’on parlait dans sa
langue. Stupéfaits, ils se demandaient : Tous ces hommes qui
parlent ne sont-ils pas galiléens ? Comment alors chacun d’entre
nous entend-il leurs paroles dans sa langue maternelle ? 550
Quelques versets plus tard, c’est Pierre qui prendra la parole pour s’adresser
à la foule et reprendre des citations de l’Ancien Testament, du prophète Joël et de


549 « Evangile selon saint Jean », in La sainte Bible, Paris : Editions du Cerf, 1961, p. 1428 et 1429
550 « Actes d’Apôtres », in La Bible, Paris : Éditions Bayard, 2001, Chapitre II, versets 1 au 8, p. 2417


244

David. Il explique à la foule que ce don leur permettant de s’adresser à chacun dans
sa propre langue, serait l’accomplissement des écritures. Pierre devient ainsi, grâce
à l’intervention du Saint-Esprit, un orateur n’ayant plus peur de s’adresser aux
hommes –alors que, jusque-là l’accent avait été mis sur la peur des disciples après la
mort de Jésus. Cette pratique de l’oratoire, ce « don de la Parole », deviendra une
discipline enseignée dans la formation des prêtres catholiques et l’apanage de
beaucoup d’hommes religieux de l’Eglise catholique.

Non sans quelques discussions intestines survenues les premiers temps du


christianisme, le Dieu de cette religion s’établit comme un Dieu Trinité : Père, Fils et
Esprit-Saint, tout en étant un seul Dieu. Le Père donc, celui dont il est question dans
le Premier Testament ; le Saint-Esprit, celui qui restera auprès des disciples et puis
les prêtres, en leur donnant du courage et de la sagesse pour accomplir leur tâche ;
et le Fils, Jésus-Christ qui, par son sacrifice, aurait rendu possible la réconciliation
entre Dieu et les hommes. Le catholicisme accordera aussi une place toute
particulière à la Vierge Marie, mère de Jésus, qui serait née sans la marque du péché
originel551.

La dimension centrale du péché et l’accent mis sur la condition de pécheur


des êtres humains conduira à ce que la question du traitement de la faute se
présente précocement dans l’histoire du catholicisme, et prenne une place majeure
dans son culte. Avant d’étudier la question de la faute, nous reprendrons le
commandement chrétien de l’amour du prochain dont nous avons déjà dit un mot
dans notre chapitre sur l’impératif et le surmoi.

Quand aimer devient un commandement


Dans le livre La Réconciliation de Jean-Philippe Revel sur lequel nous
reviendrons plus tard, nous trouvons les références bibliques sur lesquelles se fonde
la doctrine de l’amour chrétien. Il y souligne que, bien que l’amour ait été depuis
l’Ancien Testament au cœur de l’Alliance entre Dieu et les hommes, ceci est tout
particulièrement accentué dans le Nouveau Testament. Selon cet auteur, Jésus


551 C’est Saint-Augustin qui, dans un contexte des disputes théologiques entre plusieurs courants, a

fortement plaidé pour la « doctrine » du péché originel et a réussi à l’imposer officiellement et


définitivement.


245

révèle que le lien qui unit l’homme à Dieu, ce qui est le cœur même de l’Alliance,
c’est l’amour. Le premier étant celui de Dieu pour les hommes (dont la référence se
trouve au 1 Jn 4, 10), amour qu’il qualifie de créateur et sauveur, et du débordement
de l’Amour trinitaire ; et celui qui en découle, c’est-à-dire l’amour de l’homme pour
Dieu et pour ses frères (1, Jn 4, 11-12), qui lui serait, selon Revel, semblable et en est
inséparable.

Le principe de l’amour chrétien se trouve explicité dans la lettre de saint Paul


aux Romains :

Celui qui aime autrui a, de ce fait, accompli la loi. Car les préceptes
« Tu ne tueras pas », « Tu ne commettras pas l’adultère », « Tu ne
voleras pas », « Tu ne convoiteras pas » et tous les autres se
résument en ceci : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même552 ».
La charité est donc la loi dans la plénitude [Rm 13, 6-10]
Il l’est aussi dans plusieurs autres passages du Nouveau Testament : dans la
lettre aux Galates « Un seul précepte contient toute la loi en plénitude : Tu aimeras
ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14) ; dans les propos de Jésus rapportés à
l’évangile de Saint-Jean : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous
les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13, 34 et 15, 12), dont, selon Revel,
toute la première épitre est un commentaire ; voire dans les synoptiques quand ils
affirment qu’aux deux commandements de l’amour de Dieu et de l’amour du
prochain se rattachent toute la loi et les prophètes (Mt 22, 40)553.

Voici donc les citations : le verset 7 du chapitre IV de la première lettre de


Jean : « Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour vient de Dieu.
Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu »554 ; les versets 11 et 12 du même
chapitre : « Bien-aimés, puisque Dieu nous a tellement aimés, nous devons, nous
aussi, nous aimer les uns les autres. Dieu, personne ne l’a jamais vu. Mais si nous
nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et, en nous, son amour atteint
la perfection » ;555 les versets 8 à 10 de la lettre de Paul aux Romains :

N’ayez de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel, car


celui qui aime les autres a pleinement accompli la Loi. La Loi dit :

552 Remarquons que ainsi, ce n’est plus la Loi à la lettre qu’il faut respecter, ceci devient secondaire

puisque ce qui anime la Loi est l’amour.


553 Cf. Jean-Philippe Revel, La réconciliation, Paris : Éditions du Cerf, 2015, p. 43
554 La Bible, traduction officielle liturgique, Paris : Mame, 2013, p. 2047
555 Ibidem.


246

« Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de


meurtre, tu ne commettras pas de vol, tu ne convoiteras pas. Ces
commandements et tous les autres se résument dans cette parole :
Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait rien de
mal au prochain. Donc, le plein accomplissement de la Loi, c’est
l’amour.556
les versets 13 et 14 du chapitre V de la lettre de Paul aux Galates :

Vous, frères, vous avez été appelés à la liberté. Mais que cette
liberté ne soit pas un prétexte pour votre égoïsme ; au contraire,
mettez-vous, par amour, au service les uns des autres. Car toute la
Loi est accomplie dans l’unique parole que voici : Tu aimeras ton
prochain comme toi–même.557
le verset 34 du chapitre XIII de l’évangile de saint Jean :

Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les


uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les
uns les autres. A ceci, tous reconnaitront que vous êtes mes
disciples : si vous avez de l’amours les uns pour les autres.558
les versets 9 à 14 du chapitre XV :

Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans
mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurez
dans mon amour, comme moi, j’ai gardé les commandements de
mon Père, et je demeure dans son amour. Je vous ai dit cela pour
que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite.
Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres
comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ceux qu’on aime. Vous êtes mes amis si vous
faites ce que je vous commande.559
Remarquons que le lien entre l’amour et le sacrifice de sa vie y est
explicitement énoncé, tout en appelant à ses disciples, ses amis, ceux qui le suivent,
de se tenir à ce commandement ; les versets 34 à 40 de l’évangile de saint Matthieu :

Les pharisiens, apprenant qu’il avait fermé la bouche aux


sadducéens, se réunirent, et l’un d’entre eux, un docteur de la Loi,
posa une question à Jésus pour le mettre à l’épreuve : « Maître, dans
la Loi, quel est le plus grand commandement ? Jésus lui répondit :


556 Ibid., p. 1887
557 Ibid., p. 1938
558 Ibid., p. 1802
559 Ibid., p. 1804


247

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton


âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier
commandement. Et le second lui est semblable : Tu aimeras ton
prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépend
toute la Loi, ainsi que les Prophètes.560
Nous voyons ici aussi un petit exemple de comment Jésus s’inscrit dans un
débat avec les docteurs de la Loi juive, et tout particulièrement, les pharisiens561.

La place prééminente accordée au commandement de l’amour de son


prochain est donc le trait caractéristique de la chrétienté. La Loi est réduite à ce seul
commandement. L’amour est, selon Jésus, l’esprit ultime de la Loi divine.

Nous affirmons que par le biais du commandement de l’amour –qui est une
sorte d’explicitation de l’énonciation de la Loi-, l’impossible entre dans le texte
même de la Loi divine. Si le Dieu des juifs, tout en parlant, laissait son Peuple dans le
travail de l’interpréter, le désir de Dieu semble s’énoncer explicitement pour les
chrétiens avec l’énoncé de ce commandement qui anime la Loi divine. Nous
essayerons par la suite de démontrer cette thèse.

Dans son texte « Malaise dans la civilisation », alors qu’il s’interroge comment
la société arrive à apprivoiser les pulsions chez les hommes, Sigmund Freud
s’intéresse et développe une analyse du commandement chrétien562. Il écrit dans le
cinquième chapitre:

L’une des exigences dites idéales de la société civilisée peut ici nous
montrer la piste. C’est celle qui dit : tu aimeras ton prochain comme
toi-même ; elle est universellement célèbre, certainement plus
ancienne que le christianisme qui la brandit en en faisant sa plus
fière revendication, mais surement pas très ancienne ; à des
époques déjà historiques, elle fut encore étrangère aux hommes.
Envisageons-la naïvement, comme si c’était la première fois que
nous en entendions parler. Nous ne saurions dès lors réprimer un
mouvement de surprise et de recul. Pourquoi faudrait-il ? A quoi
bon ? Mais surtout : comment y arriver ? Comment est-ce que cela

560 Ibid., p. 1675
561 À partir des passages où Jésus se dispute avec les pharisiens, ceux-ci seront très critiqués dans la

réflexion théologique chrétienne. Ils deviendront le paradigme du rapport rigide, studieux et


scrupuleux à la Loi, mais sans en saisir l’esprit qui l’anime.
562 Nous avons commencé l’étude de la question de l’amour du prochain dans notre chapitre portant

sur l’impératif surmoïque.


248

nous deviendra possible ? Mon amour est quelque-chose qui m’est


précieux, que je n’ai pas le droit de gaspiller sans me rendre des
comptes. Il m’impose des devoirs, que je dois nécessairement être
prêt à accomplir à coups de sacrifices. Quand j’aime quelqu’un
d’autre, il faut nécessairement qu’il le mérite d’une façon ou d’une
autre. (…). Il le mérite si, pour de grandes parts, il me ressemble
tellement que je puisse, en lui, m’aimer moi-même ; il le mérite s’il
est à ce point plus parfait que moi que je puisse aimer, en lui, mon
idéal de ma propre personne (…). Mais s’il m’est étranger et ne peut
m’attirer par aucune valeur propre, aucune importance déjà
acquise pour ma vie affective, il va m’être difficile de l’aimer. En le
faisant, je me mets même dans mon tort, car mon amour est
apprécié par tous les miens comme une faveur ; c’est être injuste à
leur égard que de placer cet étranger sur le même plan qu’eux. En
revanche, si je suis censé l’aimer de ce grand amour universel,
uniquement parce qu’il est lui aussi un être de cette terre comme
l’insecte, le ver de terre, la couleuvre à collier, alors je crains que ne
puisse lui échoir qu’une maigre portion d’amour, certainement pas
autant que je suis en droit, selon ce que juge la raison, d’en garder
pour moi-même. A quoi bon une prescription qui se présente si
pompeusement, s’il est rationnellement impossible de
recommander de la suivre ? 563
Pas sans quelques tournures ironiques, Freud se montre frappé, d’emblée,
par l’impossible rationnelle du commandement chrétien.

Il s’écarte d’une notion idéalisée de l’amour. Il fait remarquer que l’amour se


soutient sur des bases narcissiques, c’est-à-dire, le mirage de faire de l’autre un
autre « moi » ou « mon idéal de ma propre personne ». Rien de moins évident que
d’aimer quelque chose qui ne me serait pas déjà familier, qui ne serait pas déjà
présent dans ma vie affective. Par ailleurs, un ressort fondamental de l’amour, dit-il,
se trouve dans le fait qu’il me rend une image aimable de moi-même.

Nous entendons aussi dans ses propos la prise en compte d’une dimension
économique de la libido : l’amour serait une ressource limitée que je dois répartir
entre moi-même et les êtres que j’aime, une ressource que je ne peux pas gaspiller. Il
se questionne sur la manière dont on distribue cette quantité limitée d’amour alors
que nous sommes convoqués à aimer tous les êtres humain comme soi-même.


563 Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation, Paris : Éditions Points, 2010, p. 115 et 116


249

Par rapport à ces propos freudiens, Lacan s’arrêtera sur la dimension


narcissique mise en avant par Freud dans cet amour du « prochain », et donc, du
semblable. Dans son Discours aux catholiques, Lacan cite très justement, à ce propos,
quelques lignes d’un poème de Germain Nouveau, qui signait Humilis :

Mais en Dieu, Frère, sache aimer comme toi-même


Ton frère, et, quel qu’il soit, qu’il soit comme toi-même.
Le commandement d’aimer le prochain, implique que le prochain soit
« comme moi-même ». Cela nous oriente vers la théorisation que Lacan a fait sur le
stade du miroir, c’est-à-dire, la relation que le « moi » entretient avec sa propre
image, là où s’inscrivent les jeux et les leurres de l’amour et de la haine. Il aborde
cette question en détail dans son séminaire VII, sur l’éthique de la psychanalyse.

Nous sommes en effet solidaires de tout ce qui repose sur l’image


de l’autre en tant que notre semblable, sur la similitude que nous
avons à notre moi et à tout ce qui nous situe dans le registre
imaginaire. Que viens-je ici apporter comme question, alors qu’il
semble aller de soi que c’est là le fondement même de loi Tu
aimeras ton prochain comme toi-même ?
C’est bien du même autre qu’il s’agit. Et pourtant, il suffit de
s’arrêter un instant pour voir à quel point sont manifestes,
éclatantes, les contradictions pratiques, aussi bien individuelles,
intimes, que sociales, de l’idéalisation qui s’exprime dans la
direction que j’ai formulée du respect de l’image de l’autre. (…) les
images sont trompeuses.564
Le commandement ordonne d’aimer le « prochain » que l’on réduit ainsi à
une image spéculaire. L’image de l’autre peut ainsi nous leurrer, nous fasciner, nous
faire croire que l’autre est « comme moi », puisque c’est à partir de cette image que
nous nous sommes constitués comme « moi ».

Lacan fait apercevoir que le fameux « vouloir le bien de l’autre » répond à peu
près à la même logique :

C’est un fait d’expérience –ce que je veux, c’est le bien des autres à
l’image du mien. Ça ne vaut pas si cher. Ce que je veux, c’est le bien
des autres, pourvu qu’il reste à l’image du mien. Je dirai plus, ça se


564 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.

230 et 231


250

dégrade si vite que ça devient –pourvu qu’il dépende de mon


effort.565
Cette éthique se fonde sur le même mirage imaginaire : puisque l’autre est
comme moi, son bien serait aussi à l’image du mien. Tout ce qui de l’autre relève de
son étrangeté reste complètement forclos dans cette logique. Lacan met le mirage
imaginaire au cœur d’une série de pensées et de positions morales :

Nous reculons à (…) attenter à l’image de l’autre, parce que c’est


l’image sur laquelle nous nous sommes formés comme moi. Ici est
la puissance convaincante de l’altruisme. Ici, aussi bien, la puissance
uniformisante d’une certaine loi d’égalité, celle qui se formule dans
la notion de volonté générale. Dénominateur commun sans doute
d’un respect de certains droits que l’on appelle, je ne sais pourquoi,
élémentaires, mais qui peut aussi bien prendre la forme d’exclure
de ses limites, et aussi bien de sa protection, tout ce qui ne peut
s’intégrer dans ses registres.
Et aussi puissance d’expansion, dans ce que je vous ai articulé la
dernière fois comme le penchant utilitariste.
A ce niveau d’homogénéité, la loi de l’utilité comme impliquant sa
répartition sur le plus grand nombre s’impose d’elle-même, avec
une forme qui effectivement innove. Puissance captivante dont la
dérision se dénote suffisamment à nos égards d’analystes quand
nous l’appelons philanthropie, mais qui pose aussi bien la question
des fondements naturels de la pitié, au sens où la morale du
sentiment y a toujours cherché son appui.566
Dans ces paragraphes décapants, Lacan nous détrompe sur les fondements
trompeurs de l’éthique chrétienne mais aussi de toute une lignée de la morale
ordinaire. Il rend compte de valeurs et discours moraux qui reposent sur le même
principe.

Pour sa part, dans sa Critique de la Raison Pratique, Emmanuel Kant qui s’est
servi de la raison pour se dépasser les fondements imaginaires de la morale, signale
aussi le leurre de faire de l’autre l’image du moi :

En effet, ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du


sentiment particulier du plaisir et de peine que chacun éprouve ;
bien plus, dans un seul et même sujet, ce choix dépend de la
diversité des besoins suivant les variations de ce sentiment, et une


565Ibidem, p. 220
566Ibid., p. 230


251

loi nécessaire subjectivement (comme loi naturelle) est ainsi


objectivement un principe pratique tout à fait contingent, qui peut
et doit être très divers dans les sujets divers… 567
Il met l’accent sur la diversité entre les personnes et selon les situations, le
bien pour chacun dépend de son appréciation et de ses besoins, ce qui le fait
dépendre des facteurs contingents. Kant écrit quelques pages après:

Le principe du bonheur peut, certes, fournir des maximes, mais


jamais de celles qui pourraient servir de lois à la volonté, même si
l’on prenait pour objet le bonheur universel. Car, puisque la
connaissance de celui-ci ne repose que sur des données
d’expérience, que tout jugement à ce sujet dépend essentiellement
de l’opinion de chacun, elle-même d’ailleurs fort variable, on peut
bien en tirer des règles générales, mais jamais des règles
universelles.568
Sur ce point là, Lacan coïncide avec Kant en dénonçant le mirage de supposer
que l’on peut savoir ce qui serait le bien d’autrui à partir de son propre bien. Notons
au passage que ce paragraphe de Kant, peut s’articuler à la référence à l’utilitarisme
faite par Lacan dans le paragraphe cité ci-dessus. Cette éthique se fonde sur la
recherche du maximum de bonheur pour le plus grand nombre. Remarquons que ce
n’est pas la position de Kant qui, dans sa proposition morale, visait l’universalisation
et non pas la généralisation, comme il le note lui-même. Sa perspective était de
donner une éthique qui puisse donner une orientation pour tous les hommes et
dans tous les cas, et non pas seulement au bénéfice de la majorité des hommes et
dans la majorité des cas. Ce point nous semble important dans le fil de ce que nous
avons dit sur notre époque comme étant celle « du plus grand nombre ».

Mais revenons au commandement de l’amour du prochain qui, comme Lacan


le démontre, a une affinité de principe avec toutes les différentes orientations
éthiques qu’il énumère. Ainsi, si on aime son prochain, on veut son bien, toujours sur
le prisme de l’identification imaginaire à l’autre. Il y a cependant d’autres
dimensions dans le commandement chrétien qui expliquent le fait que Freud


567 Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Paris : Librairie Philosophique J. Vrin, 1974, p. 46
568 Ibid., p. 61


252

« s’arrête et recule avec une horreur motivée569 » face à celui-ci. Qu’est-ce qui le fait
ainsi reculer ? Freud en écrit :

Si j’y regarde de plus près, je trouve encore des difficultés


supplémentaires. Cet étranger, non seulement il ne vaut pas d’être
aimé, de façon générale, mais je dois honnêtement avouer qu’il
mérite davantage mon hostilité et même ma haine. Il ne paraît pas
avoir pour moi le moindre amour, il ne me témoigne pas le moindre
égard. Quand il y trouve profit, il n’a aucun scrupule à me porter
tort ; ce faisant, il ne se demande même pas si l’importance du profit
qu’il en tire correspond à l’ampleur du tort qu’il me porte. Que dis-je,
il n’a même pas besoin d’en tirer profit ; pourvu qu’il puisse satisfaire
là n’importe quelle envie, il n’hésite pas à se moquer de moi, à
m’offenser, à me calomnier, à faire montre sur moi de son pouvoir, et
plus il est sûr de lui et moi désemparé, plus je puis m’attendre avec
certitude à ce qu’il se comporte ainsi envers moi.570
C’est justement celui-là, cet autre qui n’est pas gentil avec moi, qui, selon le
discours dit de la montagne prononcée par Jésus peu avant sa mort571, il faut que
j’aime.

Il se peut donc que mon « prochain » ne veuille pas que je l’aime et qu’en plus,
il me soit hostile, ou au moins, étranger. A partir du moment où le mirage de l’amour
qui me faisait voir en lui une image aimable de moi-même, ou mon idéal du moi, se
défait, mon semblable devient pour moi un « étranger » dont le désir à mon égard
m’est énigmatique. Il pourrait me porter tort et même tirer une certaine jouissance à
me faire du mal. Jésus incite à aimer celui-là, à lui offrir l’autre joue lorsqu’il vient de
nous battre. Lacan en dit que, à cet horizon « il y a quelque chose qui participe de je
ne sais quelle intolérable cruauté. Dans cette direction, aimer mon prochain peut
être la voie la plus cruelle 572 ».

Freud écrit encore :

La portion de réalité, volontiers niée, qui se trouve derrière tout


cela, c’est que l’être humain n’est pas un être doux, ayant besoin
d’amour et capable tout au plus de se défendre quand on l’attaque,
mais qu’il peut se targuer de compter au nombre de ses dons
instinctifs une grosse part d’agressivité. Par conséquent, son

569 Jacques Lacan, op. cit., p. 228
570 Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation (1930), Paris : Éditions Points, 2010, p. 116 et 117
571 Nous y reviendrons.
572 Jacques Lacan, op. cit., p. 229


253

prochain n’est pas seulement pour lui une aide éventuelle et un


objet sexuel, mais aussi une tentation de satisfaire sur lui son
agressivité, d’exploiter sa force de travail sans dédommagement,
d’user de lui sexuellement sans son consentement, de prendre
possession de ses biens, de l’humilier, de lui causer des souffrances,
de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus (…) Cette
agressivité cruelle attend en règle générale une provocation, ou
bien elle se met au service d’une autre intention, dont l’objectif
pourrait aussi bien être atteint par des moyens plus doux. Dans des
circonstances qui la favorisent, quand font défaut les énergies
psychiques contraires qui la réfrènent d’habitude, elle se manifeste
aussi spontanément, dévoile l’être humain comme une bête
sauvage, ignorant le souci d’épargner sa propre espèce. 573
Ces paragraphes de Freud rendent compte de sa remarquable lucidité face au
réel de ce que, chez chacun, n’entre pas dans la belle image du miroir. Il nomme ce
réel, les instincts agressifs. Il continue :

L’existence de cette agressivité que nous pouvons éprouver en


nous-mêmes et supposons à bon droit chez autrui, tel est l’élément
qui perturbe nos rapports avec notre prochain et contraint la
civilisation à tout ce qu’elle met en œuvre.574
Ce qui fait reculer Freud ce n’est rien d’autre que ce qui apparaît de nous-
mêmes derrière notre bonne et aimable image : la part d’agressivité et de volonté de
destruction qui nous habite tout un chacun. C’est justement ceci qui perturbe les
relations avec les autres. L’effort de la civilisation est celui de la refréner et, ajoute-t-
il, c’est pour cela que des commandements comme l’amour universel y voient le
jour. Freud démontre qu’un noyau de méchanceté se loge au plus profond de
l’homme, et qu’il peut tout aussi bien se l’adresser lui-même, notamment sous la
forme du surmoi.

Lacan suit le fil freudien :

Nous pouvons nous fonder sur ceci, qu’à chaque fois que Freud
s’arrête, comme horrifié, devant la conséquence du commandement
de l’amour au prochain, ce qui surgit, c’est la présence de cette
méchanceté foncière qui habite le prochain. Mais dès lors elle
habite aussi en moi-même. Et qu’est-ce qui m’est plus prochain que
ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose

573 Ibidem, p. 119
574 Sigmund Freud, op. cit., p. 120


254

approcher ? Car dès que j’en approche –c’est là le sens du Malaise


dans la civilisation- surgit cette insondable agressivité devant quoi
je recule, que je retourne contre moi…575
Il y a dans le plus prochain, la chose la plus horrifiante : un noyau de
jouissance, une agressivité inconsciente, le destrudo, selon les mots de Lacan.
Lacan fait apercevoir que c’est dans le mouvement de s’en approcher que cette
agressivité peut se trouver retournée contre soi-même. Freud localise là, la source
énergétique du surmoi.

Lacan rappelle que Freud « prend soin d’ajouter cette touche


supplémentaire, qu’une fois entré dans cette voie, une fois amorcé ce processus, il
n’y a plus de limite –il engendre une agression toujours plus lourde du moi ».576 On
recule, dit Lacan, parce que « la résistance devant le commandement Tu aimeras ton
prochain comme toi-même et la résistance qui s’exerce pour entraver son accès à la
jouissance sont une seule et même chose ». Nous pouvons dire que dans ce noyau
opaque, le surmoi révèle qu’il est un pur impératif de jouissance.

Ce que dit le surmoi, c’est – Jouis !


Tel est l’ordre, l’ordre impossible à satisfaire, et qui est comme tel à
l’origine de tout ce qui s’élabore sous le terme de conscience
morale…577
« Aimer son prochain comme soi-même » devient une voie royale d’accès au
surmoi. Si dans l’axe imaginaire, l’image de l’autre suscite tantôt mon amour, tantôt
mon agressivité, s’avancer dans la voie du « proche », de « s’y approcher » ouvre la
voie de la jouissance. Il convient de se rappeler que, dans le séminaire VII, Lacan
aborde la question de la jouissance par le biais de la Chose.

La dimension de jouissance qui est au cœur de tout un chacun, qui le rend


irréductiblement différent, étranger au semblable, à soi-même et à son image, fait
obstacle, aussi bien à l’utopie d’une société sans conflits qu’à la communauté de
l’amour universel des enfants de Dieu. Mais le savoir sur ce qui fait obstacle reste
inaccessible dans ce système. Par contre, l’impossible dans la Loi qui caractérise le
surmoi, trouve dans le commandement de l’amour, un foyer propice pour s’y loger.


575 Jacques Lacan, op. cit., p. 219
576 Ibidem, p. 229
577 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions

du Seuil, 2007, p. 177


255

Au nom de l’amour du prochain, la volonté de destruction qui habite tout un chacun,


la pulsion de mort, trouve un moyen de se réaliser inattendu.

Lacan dit que le commandement chrétien, en la résumant, abolit et substitue


la Loi divine. Ainsi, « l’unique commandement est désormais le Tu aimeras ton
prochain comme toi-même578 ». A la question énigmatique du désir de l’Autre, Que
me veut Dieu ? le chrétien a une réponse : il veut que j’aime mon prochain comme
moi-même et, comme le montre le discours sur la montagne que nous aborderons
plus tard, que je l’aime sans limites. L’illimité fait ainsi son entrée dans l’énoncé de la
Loi.

Personne ne sera jamais quitte face à l’impératif de l’amour. Tout homme est,
de ce point de vue, forcément fautif et indigne face au don incommensurable de
l’Amour divin. Les enfants de ce Dieu ne peuvent être que fautifs. De cette manière,
le discours chrétien propose une interprétation à la faute de la jouissance.
L’impératif impossible du surmoi « Jouis ! » est voilé de l’impératif impossible
« Aime ! ». Ainsi, la communauté de l’amour constitue, à son insu, une communauté
de l’impératif de jouissance.

Haine de la différence ?

La Loi chrétienne de l’amour met au premier plan la dimension imaginaire de


l’autre, il est un « prochain », un « semblable ». En nous servant des tableaux de la
sexuation, nous pouvons dire que l’ensemble de tous aimés de Dieu, tous fils de Dieu
n’admet qu’une seule exception, celle du Père qui le fonde. C’est dans la mesure où la
seule exception est portée par Dieu, que tous les autres se retrouvent dans la place
de leurs enfants, leurs aimés, tous prochains en s’aimant les uns les autres. Le refus
d’entrer dans l’ensemble, le refus d’être chrétien est donc inadmissible, parce que
cette logique n’admet qu’une exception. Ainsi, celui qui n’adhère pas à cette logique
devient l’objet d’un rejet massif. Ceci peut aller jusqu’à la haine.

Ainsi, ceux qui ne s’inscrivent pas dans cette même logique de l’ensemble de
pour tous, et notamment ceux qui, de par leur position, relèvent de la logique


578 Ibidem, p. 227


256

féminine, font obstacle au projet divin du Dieu des catholiques qui vise l’humanité
dans son ensemble. Ces égarés doivent être reconduits à rejoindre l’ensemble, à la
manière des brebis perdues. Et sinon, ils seront l’objet de rejet ou de haine, puisque
leur seule existence met en question l’ensemble « pour tous ».

Le refus opposé à l’amiable invitation à faire partie des « aimés » de Dieu,


casse les fondements du lien d’amour au semblable, en plus de porter atteinte à
l’image aimable que les membres de l’ensemble ont d’eux-mêmes et se renvoient
entre eux. Cassé l’endiguement de l’image, le noyau de jouissance ignoré de nous-
mêmes se déchaîne. Celui qui refuse d’entrer dans l’ensemble, fait trou dans la
logique « pour tous » aussi bien que dans le miroir.

Ceci pourrait donner une piste de compréhension du phénomène de


l’antisémitisme, le Peuple Juif serait celui qui, tout en étant le Peuple Elu de Dieu,
celui dont les chrétiens voudraient faire leurs prédécesseurs, dit « non » à la
Révélation Chrétienne qui se veut universelle.

Ainsi, il se peut que le commandement d’« aimer ton prochain comme soi-
même » soit en lui-même le ressort de la haine de l’autre. L’impératif d’aimer
« tous » peut donc donner libre cours à la haine de soi et aussi, à la haine de l’autre.

Là où, comme le démontre Freud dans son texte « Le malaise dans la


civilisation », le christianisme échouait dans son essai d’apprivoiser quelque chose
du rapport entre les humains par le biais de le commandement de l’amour, la
psychanalyse, grâce à Lacan, propose une autre et véritable sortie à l’impasse : la
logique du pas-tout, voire du cas par cas.

L’économie de la faute
Nous avons précédemment isolé que, dans la doctrine catholique, la
condition de pécheur est fondamentale dans la définition de ce qui est un chrétien.
« Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs579 », a dit Jésus, selon
plusieurs Évangiles. Les Évangiles ne manquent pas de récits dans lesquels, Jésus
s’intéresse notamment aux « pécheurs », et dans un acte de miséricorde, leur
accorde son pardon et la rémission de leurs fautes. Ceci, ne relève pas d’un hasard.

579 Mt 9,13 ; Mc 2, 17; et Lc 5, 32.


257

L’amour de Dieu s’adresse aux hommes en tant que pécheurs. Par ailleurs, selon les
paraboles, il semblerait que la « brebis perdue », « l’enfant prodigue », ceux qui
étaient perdus et qui sont retrouvés, occupent une place toute privilégiée dans
l’amour divin.

Saint-Augustin a instauré la thèse du péché originel dans la pensée


catholique. Tout homme est, d’emblée, héritier du péché d’Adam et Eve qui, dotés du
libre arbitre, ont désobéi Dieu. Une interprétation répandue entre les fidèles
catholiques sur ce péché qui leur aura valu l’expulsion du paradis, tient au péché de
la chair. Le péché originel serait donc celui de la jouissance liée à l’acte sexuel, acte
qui est à l’origine de la vie pour chacun. Cette thèse de Saint-Augustin permet
d’agrafer un sens à l’expérience, à la fois intime et universelle, de la faute de la
jouissance. Elle attribue un sens religieux à l’impossible de la jouissance dont chacun
a fait le constat, en la prenant à sa charge comme une faute : les êtres humains,
exilés du paradis, des instincts, de la jouissance et du rapport sexuel, n’arrivons pas
à jouir comme il faudrait.

Le rite du Baptême, qui est, depuis le vivant de Jésus-Christ, essentiel dans le


christianisme, prendra le sens d’une rémission des péchés et du retour à l’état de
grâce divine. Mais le penchant vers le péché restera dans la nature humaine580
malgré le Baptême, d’où le besoin de concevoir une manière de rémission des
péchés après celui-ci. Philippe Rouillard, dans son livre Histoire de la pénitence, des
origines à nous jours, l’explique ainsi :

Le Christ est venu comme l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du


monde, mais tout au long des siècles le péché continuera à fausser les
rapports entre l’homme et Dieu, à opposer les hommes les uns aux
autres, à culpabiliser les consciences, et l’une des missions
principales de l’Eglise du Christ sera de communiquer aux hommes le
pardon de Dieu.581
Bien que la doctrine catholique reconnaisse le caractère inéluctable du péché,
chacun des hommes est tenu pour responsable de ses fautes et il aura à en rendre
compte auprès de Dieu. Ainsi, l’Église créera une série de dispositifs au long de son
histoire pour prendre à sa charge le traitement de la faute de ses fidèles ; nous

580 Cf. Philippe Rouillard, Histoire de la pénitence, des origines à nous jours, Paris : Éditions du Cerf,

1996, p. 8-9
581 Ibidem, p. 9


258

étudierons par la suite de quelle manière. L’économie des péchés est depuis le
départ et restera fondamentale dans la religion catholique.

La rémission des péchés dans la Bible

Dans l’évangile de Matthieu, (9, 6-8 ; 16, 18-19 ; 18, 15-18), Jésus octroie
« aux hommes » le pouvoir de rémission des péchés ; ensuite, il accorde à Pierre le
pouvoir de lier et délier des actes qui seront tenus pour valides aux cieux et,
finalement, il établit la conduite à tenir face à un frère pécheur, la correction
fraternelle et le processus communautaire d’exclusion et de réintégration.

La question est aussi abordée dans l’évangile de Saint-Jean, nous reprenons le


le verset 23 du chapitre XX –chapitre que nous avions cité dans sa totalité
précédemment- :

Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. »


Cela dit, il souffla sur eux et il leur dit : « Recevez l’Esprit-Saint.
Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à
qui vous retiendrez ses péchés, ils seront retenus.582
Selon Saint-Jean, les apôtres et ses successeurs –et non pas seulement Pierre-
auraient reçu de la part de Jésus-Christ lui-même, après sa résurrection, la mission
de pardonner les péchés et administrer la miséricorde divine. Les apôtres, qui
avaient été des pécheurs eux-mêmes583, deviennent, par la grâce du Saint-Esprit, les
représentants de Dieu auprès des hommes. « La transmission de ce pouvoir est mise
en relation non seulement avec la résurrection pascale, mais aussi avec le don de
l’Esprit-Saint584 », fait remarquer Philippe Rouillard.

Saint-Paul, dans ses lettres, parle de Réconciliation, mais ne précise pas la


manière liturgique ou sacramentelle dont celle-ci devrait avoir lieu. Il évoque
quelques épisodes d’excommunication, il conseille d’accorder le pardon à un fidèle
ayant commis une faute grave, il mentionne le geste liturgique de l’imposition des
mains (1 Tm 5, 20-22).


582 « Evangile selon saint Jean ». La Sainte Bible, Paris : Editions du Cerf, 1961, Chapitre XX, versets 21

à 23, p.1429
583 Pierre en sera l’exemple paradigmatique. Celui qui se nomme « pécheur » et se considère indigne

d’être près de Jésus, celui qui le renie trois fois, deviendra celui à qui Jésus confie la tache d’être la
« pierre » sur laquelle Il édifiera son Eglise.
584 Philippe Rouillard, op. cit., p. 21


259

D’autres versets de la Bible exhortent à l’aveu des péchés :

Reconnaissez mutuellement vos fautes, priez les uns pour les autres
afin d’être guéris. La prière du juste agit avec une grande
force.585 (Jacques, 5, 16)
Mais si nous marchons dans la lumière, comme il est lui-même dans
la lumière, nous sommes en communion et le sang de Jésus, son Fils,
nous purifie de nos fautes. Dire que nous ne commettons pas de
fautes, c’est nous abuser et être hors de la vérité. Si nous avouons
nos fautes, comme il est fidèle et juste, il pardonne et nous purifie
de nos torts. Dire que nous ne commettons pas de fautes, c’est faire
de lui un menteur et sa parole n’est pas en nous. 586 (I Jean, 1, 7-10)
Pour être aimé du Fils, le chrétien est ainsi appelé à s’identifier au fautif et
ceci même pour ne pas accuser Jésus d’être un menteur.

Ainsi, la doctrine catholique a fait de ces passages du Nouveau Testament,


entre autres, les fondements des théories et des pratiques de la pénitence au long de
son histoire.

Histoire de la rémission des péchés dans l’Eglise catholique

Philippe Rouillard, dans son Histoire de la pénitence, des origines à nous jours,
propose un panorama historique du traitement de la faute dans le culte catholique,
cette perspective est fort intéressante pour comprendre comment s’est constitué ce
qui est devenu le sacrement de la Pénitence et les marques qu’il porte.

Rouillard nous explique que depuis très tôt dans son histoire, le catholicisme
a du réfléchir à la question de la rémission des péchés après le Baptême. Les livres
Le Pasteur d’Hermas écrit à Rome environ l’année 150, le traité De la pénitence de
Tertullien écrit à Carthage en 203 et la Didascalie des Apôtres écrit en Syrie entre
220 et 230, proposent déjà différentes alternatives pour traiter cette question.

Discerner si Dieu octroie son Pardon aux hommes par miséricorde ou si, au
contraire, c’est les hommes qui doivent, par d’actes d’expiation, mériter le pardon de
Dieu, est une question que Tertullien s’est posée. Sa réponse est que le pécheur –qui
avoue ses péchés à la communauté- doit se mettre par des preuves d’effort prolongé


585 « Lettre de Jacques », La Bible, Paris : Editions Bayard, 2001, Chapitre V, verset 16, p. 2658
586 « Première lettre de Jean », La Bible, Paris : Editions Bayard, 2001,Chapitre I, versets 7-10, p. 2676


260

en condition de recevoir le pardon de Dieu. Il s’interrogeait aussi sur la possibilité


que l’Eglise en ouvrant la porte à la pénitence ouvre aussi la porte au péché. Il y
répond par le biais de la solidarité dont les chrétiens doivent faire preuve entre eux,
autant dans la joie que dans la souffrance. Par contre, dans l’ouvrage syrien, c’est par
l’imposition des mains que le l’évêque réconcilie le pécheur587.

La question de la rémission des péchés se pose donc dès très tôt, et ceci avec
toute sa complexité : comment doit-elle procéder ? De manière communautaire ou
dans l’intimité ? Faut-il mériter le retour à l’état de grâce ou l’accent est porté plutôt
dans le pardon comme un pur don divin ? Qu’est-ce qui est l’acte effectif dans la
rémission ? Quelles dérives deviennent possibles si on accepte la réincorporation
des pécheurs à la communauté chrétienne ?

Philippe Rouillard rappelle que, dans les premiers siècles du christianisme,


même si l’aveu des péchés pouvait se réaliser de manière privée, la pénitence
prenait la forme de l’excommunication et la réconciliation avec la communauté de
l’Eglise.

La Confession et Pénitence privées, qui porteront le nom de Pénitences


Tarifées, seront introduites beaucoup plus tard depuis un mouvement monastique
originaire d’Irlande et de Grande-Bretagne. Dans ces monastères, d’abord les
moines, et après les clercs et laïcs confessent leurs fautes à un moine spirituel,
prêtre ou non, dont ils reçoivent une pénitence –la durée de celle-ci dépend de la
gravité du péché-. Après l’accomplissement de la pénitence, le pécheur se présentait
à son confesseur pour recevoir de lui le pardon. Par la suite, il n’était pas tenu aux
lourds interdits et privations qui pesaient sur les pénitents pendant de longues
années dans les usages rituels du continent européen. Il pouvait redemander la
pénitence et l’absolution s’il commettait à nouveau des fautes graves. Les
confesseurs disposaient des livrets, les pénitentiels, qui indiquaient la pénitence à
imposer pour chaque faute et qui prônaient la miséricorde divine, la guérison des
vices par la vertu, etc.588

Ce sont les moines irlandais et britanniques qui, alors qu’ils partent dans une
intention missionnaire au continent envahi par les barbares et où le christianisme


587 Cf. Philippe Rouillard, op. cit., p. 32
588 Cf. Ibidem, p. 44


261

paraissait décadent, exportent leur système de pénitence tarifée et réitérable. Bien


que dans un concile tenu à Tolède en 589, cette pratique soit fortement rejetée, un
concile tenu à Chalon-sur-Saône vers 650 reconnaît l’utilité de cette nouvelle
discipline. Ils envisagent par ailleurs une pénitence spirituelle, qui constitue une
véritable éducation du chrétien et une rectification périodique de son
comportement.

Si, dans son origine monastique, le confesseur était un moine expérimenté,


dans sa transposition en Gaule et Italie, ce sont les prêtres qui deviennent les
confesseurs, et ainsi cette pratique acquiert une valeur sacramentelle. Cependant,
dans ce changement se produit une dissociation entre cette pratique et l’effort
spirituel qu’elle impliquait dans le cadre du monastère.

La pénitence tarifée a connu un grand succès ainsi qu’une certaine déviation.


Notamment en ce qui concerne le scrupule autour de l’accomplissement exact des
privations imposées par la pénitence en détriment de « l’attitude spirituelle de
repentir », selon le terme d’utilisé par Rouillard. Parfois, la pénitence a pu prendre
une forme mercantile. Par ailleurs, pour la mise en place de la possibilité des
compensations et mutations, certaines privations longues dans le temps pouvaient
être remplacées par des actes plus pénibles mais plus courts. Quelques-uns de ces
actes de pénitence, notamment les courts, pouvaient être très durs et douloureux à
accomplir.

Nous y voyons donc apparaître ce trait d’auto-torture des pénitents si


caractéristique du christianisme, ayant tant d’affinité avec le surmoi.

La réforme carolingienne (entre 768 et 814) entreprend le rétablissement de


l’ancien système de pénitence communautaire et publique, elle dénonce les dérives
de la pénitence tarifée et essaie d’établir un pénitentiel officiel et unique. Avant la
mort de Charlemagne, quelques conciles prônent l’abandon des pénitences tarifées
et la destruction des livres pénitentiels. Finalement, une solution de compromis est
adoptée : pour les péchés graves et connus de tous, on recourt à la pénitence
publique –excommunication et réintégration- et réitérable ; pour les péchés graves
mais demeurés secrets, on recourt à la pénitence secrète selon le système tarifé589.
Parallèlement, d’autres formes extraordinaires de la Confession ont coexisté : la

589 Cf. Ibid., p. 45-50


262

confession directe à Dieu, la confession aux laïcs, les pèlerinages pénitentiels590 et


l’institution de l’Année Sainte.

Au XIIIème siècle, les nouveaux ordres franciscain et dominicain dont les


membres, à la différence de moines, vivaient dans la pauvreté et en contact du
peuple dans leur tâche de prédication, la création de leurs tiers ordres ouverts aux
laïcs qui sont tenus de se confesser et de communier trois fois par an, et le
surgissement des confréries professionnelles qui veillent à bon comportement de
leurs membres et leur recommandent aussi de se confesser et de communier deux
ou trois fois par an, « préparent un terrain favorable à la confession privée, comprise
non seulement comme sacrement de réconciliation, mais comme sacrement de
purification et progrès spirituel591 », selon Rouillard.

Ainsi, le concile de Latran IV (1215) établit la confession annuelle obligatoire,


le manquement à cette règle étant sanctionné par l’excommunication. Il y est énoncé
que le chrétien doit se confesser à son propre prêtre. L’accent est davantage mis sur
la confession des péchés que sur l’accomplissement de la pénitence. Il s’agit donc de
l’institution d’un contrôle personnel et périodique comme une manière d’assurer la
cohésion et fidélité de la communauté chrétienne face au risque des sectes. Il s’agit
d’un combat auquel les frères Prêcheurs 592 (ordre dominicain) sont
particulièrement consacrés, notamment contre les cathares. Un concile ayant eu lieu
à Toulouse en 1229 est encore plus exigeant en imposant une confession obligatoire
trois fois par an avec le but explicite de repérer les hérétiques.

Notons donc qu’au moment de la création des ordres des frères, et


notamment celle des dominicains, dit les chiens de Dieu, la pénitence obligatoire,
annuelle et au même prêtre, est au service explicite du contrôle des « brebis » pour


590 Rouillard écrit à ce propos que, selon les moines venus d’Irlande: « Quitter (…) la terre de leurs

pères pour parcourir des pays inconnus et plus ou moins accueillants, dans un constant effort de
renoncement et d’adaptation, était une des meilleures formes d’ascèse, de la mortification et de la vie
pénitente. On comprend que souvent, aux chrétiens qui venaient s’accuser de fautes graves, ils aient
imposé un an, cinq ans ou plus, sans domicile fixe et sans destination précise, avec tous les aléas et les
dangers de cette errance aventureuse. » Idem, p. 57. Avec la reforme carolingienne le pénitent n’est
plus envoyé à l’aventure, mais vers un sanctuaire fameux.
591 Philippe Rouillard, op. cit., p. 66
592 Les dominicains, surnommés les « chiens de Dieu », ont été des protagonistes dans la lutte contre

les hérésies, et dans la dite Sainte-Inquisition.


263

les maintenir dans le troupeau divin593. L’aveu intime de ses péchés d’un pénitent à
son prêtre sert à détecter les hérésies, à assurer qu’il n’y ait pas des « dérives ». Ce
point se rapporte à ce que nous avons développé antérieurement au regard du
traitement qui pouvait réserver la communauté de l’amour du prochain aux
porteurs d’une différence.

À ce moment, un certain nombre de chrétiens, menant une vie fervente,


commencent à faire un usage très fréquent du sacrement de la pénitence (une ou
deux fois par mois, voire une fois par semaine). La confession fréquente a son
berceau dans les couvents de Franciscains et Dominicains. Rouillard dit qu’à partir
du XIIIème siècle, la confession fréquente, accompagnée de la direction spirituelle
assurée par les prêtres, a été le facteur le plus important de la vie spirituelle des
chrétiens fervents594. Ce sacrement devient « l’occasion de former la conscience
chrétienne, et elle stimule beaucoup de fidèles dans la recherche de la
perfection ».595

Notons que, selon la remarque de Rouillard, cette usage fréquent de la


confession est particulièrement présent dans le monde féminin. Il énonce même que
« les prêtres, dans les couvents comme dans les paroisses, doivent s’opposer à la
demande de femmes pieuses qui voudraient se confesser plusieurs fois par semaine,
à la limite une fois par jour 596 ». Notons cette forte adhésion féminine au sacrement
de la Confession. L’appropriation des femmes de cet espace rend compte de la
manière singulière dont elles ont réussi à loger leur jouissance étrange dans ce
dispositif. Un dispositif de parole où elles peuvent s’étayer sur leurs souffrances
intimes auprès d’un guide spirituel semble leur convenir particulièrement.
L’apparition des confessionnaux qui aura lieu plus tard deviendra une manière de
mettre un obstacle mobilier protégeant le prêtre de la demande et la séduction
féminine.

Cette nouvelle pratique du sacrement de pénitence –dont les éléments


essentiels sont plutôt la confession et l’absolution, la pénitence n’étant que


593 La métaphore du chien et des brebis a son origine –hormis la parabole des évangiles- sur le rêve

de son fondateur, Dominique Nuñez de Guzmán, rêve inspirateur pour la création de l’ordre des
frères Prêcheurs.
594 Cf. Philippe Rouillard, op. cit, p. 72
595 Ibidem.
596 Ibid., p. 71


264

symbolique- qui naît au XIIIème siècle, se répandra jusqu’à nos jours, aussi bien
dans l’Europe occidentale que dans les pays qui seront colonisés et évangélisés par
la suite.

Au moment de la Réforme et la Contre-Réforme et du surgissement de l’ordre


des jésuites, les pratiques sacramentelles de confession et communion sont tombées
en désuétude. Luther et Calvin critiquent la manière dont le sacrement de la
pénitence a lieu dans l’Eglise catholique, notamment autour de la place de
confesseur octroyée aux prêtres.

Face à cette situation et ces critiques, le concile de Trente a voulu faire du


sacrement de la pénitence un pivot de la vie chrétienne. Le concile insiste sur trois
points : la nécessité pour tout chrétien de se confesser une fois par an ; la nécessité
de présenter ses fautes au jugement du confesseur qui peut donner ou pas
l’absolution ; et donner à ces exigences un fondement historique et une valeur de
« droit divin », c’est-à-dire qu’elles viendraient de Dieu lui-même. C’est sur ce
dernier point qu’il y a une véritable innovation, puisque ce qui avait été considéré
jusque-là comme un réglementation ecclésiastique se trouve désormais fixé en lui
conférant une autorité divine et, de ce fait, incontestable.

Rouillard note que : « un concile de Milan de 1565 décide, certainement pour


de bonnes raisons pastorales, qu’une plaque de fer percée de trous doit séparer le
confesseur de la pénitente (rien de tel pour le candidat masculin).597 » Il s’agit du
moment de l’invention du confessionnal par Charles Borromée à Milan et de sa
propagation en France. Puisqu’un concile exige que dans les églises chaque
confesseur ait son confessionnal, nous pouvons supposer que les pénitents sont
nombreux et chacun peut choisir librement le prêtre à qui il s’adresse. Charles
Borromée est, lui-même, un confesseur très sollicité qui a écrit un livre de conseils
incitant les chrétiens à choisir le prêtre avec qui ils se confesseront habituellement ;
il recommande la confession hebdomadaire. Ainsi, les capacités oratoires et du
conseil du prêtre qui confesse, ainsi que la relation entre le prêtre et le chrétien,
prennent une toute autre valeur. Cette intimité nécessite la séparation physique du
confessionnal, notamment quand il est question des femmes pénitentes.


597 Ibid., P. 82


265

Au XVIIème siècle, des groupes missionnaires spécialisés dans la confession,


viendront passer plusieurs jours dans les paroisses où ils multiplient des
instructions et des prédications, invitent les paroissiens à recevoir le sacrement de
la pénitence, etc. Il s’agit donc d’une promotion délibérée du sacrement de la
confession qui connaît un certain succès, dit Rouillard.

Cet état des choses sera secoué par la Révolution Française et la Révolution
Industrielle : le surgissement de la classe ouvrière, les changements sociaux et des
mœurs, le surgissement d’un mouvement antireligieux, le fait que la croyance à
l’enfer perde de sa popularité entre les catholiques… Tous ces événements éloignent
les masses des confessionnaux. Par contre, les pèlerinages, maintenant organisés
par les paroisses et diocèses, connaissent un renouveau notable grâce au chemin de
fer.

Ces changements, ainsi que ceux qui surviendront par la suite au niveau
économique, social, technologique, historique, secoueront et transformeront, non
pas seulement le recours des fidèles au sacrement de la Confession, mais surtout la
place de l’Église catholique dans le monde occidental.

Des conceptions de la faute

Le doyen Jean-Philippe Revel598 a écrit une série d’ouvrages portant chacun


sur un sacrement. Son dernier et posthume ouvrage porte sur la Réconciliation. A
partir de ce qui est avancé par Paul Ricœur dans son texte Finitude et culpabilité,
Revel propose différentes conceptions de la faute. Il nous semble pertinent de les
reprendre dans ce contexte.

Une première conception relève d’une représentation qu’il nomme


« prémorale » de la faute. C’est-à-dire, la faute est située à ce moment dans la
violation d’un interdit, d’une loi, que ça se produise volontairement ou pas. Selon

598 Jean-Philippe Revel, né à Marseille en 1931, entré dans l'ordre des Prêcheurs en 1950, a fait ses

études de théologie à Saint-Maximin, Toulouse et Louvain. Il est l'un des, fondateurs, en 1977, de la
Fraternité des moines apostoliques diocésains à Aix-en-Provence. Également curé puis doyen à
Toulouse et à Aix, de 1964 à 1998, il a simultanément enseigné la liturgie, la théologie sacramentaire
et la patristique au « Studium » des Dominicains de Toulouse, à l'École de la foi de Fribourg et,
aujourd'hui encore, au grand séminaire d'Aix-en-Provence, où il est responsable des études. Avec
Daniel Bourgeois, il est l'auteur des textes de la « Liturgie chorale du Peuple de Dieu », dont la
musique est composée par le frère André Gouzes. Il a écrit divers articles de théologie et de
musicologie dans la « Revue thomiste », « Lumière et Vie », « Communio » et « Pierre d'angle ».


266

Revel, elle ne se distingue pas de la crainte d’une colère vengeresse599. Ayant ainsi
porté atteinte à la Loi, une rétribution est exigée, la punition du coupable afin
d’apaiser cette colère. Cette notion serait au cœur de l’idée de punition, expiation
pénale, pénitence et se rapporte aussi à la notion de justice. L’ordre du monde a été
violenté et une action expiatoire permet de revenir à un équilibre.

Selon Revel, une deuxième conception apparaît à partir de la notion d’alliance


de la tradition judéo-chrétienne. La faute se définit par le fait de porter atteinte à
celle-ci. Il est donc question de ne pas briser l’alliance avec un Dieu bienveillant,
créateur et maître de la vie des hommes600. Il en dit :

L’alliance est plus qu’une loi. Ce n’est pas seulement le


commandement comme rattaché à une Loi. Ce qui est premier, c’est
la présence, dont la valeur (le contenu du commandement) n’est
qu’une modalité. Le religieux précède l’éthique et le fonde. C’est la
dimension de rencontre et de dialogue qui va donner tout son sens
à l’absence et au silence du péché. Le péché n’est pas transgression
d’une valeur, toujours abstraite, mais d’un lien personnel. 601
Remarquons que, dans sa conception, il y avait la faute, mais pas de morale
avant l’arrivée du monothéisme, qui se fonde sur une alliance entre Dieu et les
hommes. Ainsi, selon lui, la morale apparaît à partir du moment où la Loi se rattache
à un lien précis. La faute est ainsi, selon cette deuxième conception de la faute qu’il
propose, brisure d’un lien préalable avec Dieu. De ce fait, le pécheur est dans
l’errance et le vide de l’absence de Dieu dans sa vie.

À partir du moment où la faute est référée à l’alliance avec Dieu, elle prend un
autre poids et une autre exigence. Ainsi, « dans le péché, la mesure essentielle ne se
prend pas du manquement, toujours limité, de l’acte humain, mais du refus opposé à
l’alliance proposée par Dieu602 », écrit Revel. Celui-ci est le levier d’une exigence
absolue, comme il explique très bien : « C’est parce que Dieu nous donne tout et que
son appel est sans limite que le refus de l’homme prend lui aussi ce caractère


599 Cf. Jean-Philippe Revel, La réconciliation, Paris : Éditions du Cerf, 2015, p. 26
600 Cf. Ibidem, p. 33
601 Ibid., p. 34
602 Ibid., p. 39


267

d’absolu. La mesure de Dieu ne peut être que la démesure. »603 La « sainteté de


Dieu » met ses fidèles face à une exigence infinie, nous y reconnaissons déjà la
tournure surmoïque.

Par ailleurs, comme il le précise « … cette démesure est celle de l’amour604 ».


Ainsi, c’est à partir du moment où la faute est « devant Dieu » et qu’elle implique un
refus de son amour, qu’elle devient incommensurable.

Tout de même, le lien entre Dieu et l’homme peut être réparé par le
rétablissement de cette alliance par initiative divine, le renoncement à sa colère.
Cependant, un nouveau degré de l’exigence surgit avec la Nouvelle Alliance, et
notamment à partir du sermon de Jésus sur la montagne, qui se trouve dans
l’évangile de saint-Matthieu (Mt 5, 20-48). Revel pointe que Jésus y poussera à
l’extrême cette intériorisation de l’Alliance. Ce discours est scandé par le refrain :
« Vous avez appris qu’il a été dit aux ancêtres… Eh bien ! Moi je vous dis… », et
reprend le contenu de la Loi pour la rendre encore plus exigeante : de l’homicide à la
simple insulte, de l’adultère au désir purement intérieur, du parjure au moindre
écart par rapport à la vérité, de la juste rétribution « œil pour œil » au pardon, de
l’amour du prochain à l’amour des ennemis. En ceci, il ne s’agirait pas de l’abolition
de la loi ancienne, mais de la mener à son accomplissement (Mt 5, 17)605 .

Revel nous fait remarquer que, en même temps, Jésus pousse à l’extrême le
caractère absolu de l’exigence de l’Alliance. Il relève des expressions dont l’excès
même signifie qu’elles « renvoient à un idéal démesuré 606», par exemple lorsqu’il
recommande de tendre la joue gauche à celui qui nous a giflé sur la joue droite (v.
39), de donner son manteau à celui qui nous a pris notre tunique (v. 40), et même
d’arracher notre œil ou de couper notre main s’ils sont pour nous « une occasion de
scandale» (v. 29-30) Il prescrit même : « Soyez parfaits comme votre Père du ciel est
parfait » (v. 48). Revel fait remarquer que ces paroles ne sont pas évidemment pas
des prescriptions réalisables, elles manifestent plutôt l’impossibilité d’être en règle
avec une Alliance dont l’exigence est sans limite. Il en dit qu’il s’agit « d’un appel,


603 Ibid.
604 Ibid.
605 Cf. Ibid., p. 42 et 43
606 Ibid.


268

d’un élan qui nous entraine toujours plus loin, puisque son but c’est la perfection
même de Dieu ».607

De manière étonnante, Jean-Philippe Revel, cet homme consacré à une vie


religieuse, et par ailleurs dominicain, pointe du doigt l’impossibilité de la Loi
chrétienne et démontre de manière précise que si cette exigence est illimitée, ceci
tient à au fait que l’amour de Dieu est l’incommensurable. C’est sans doute en raison
de cette lucidité qui s’éloigne tant de l’intouchable du sacré, que Lacan a pu dire que
les théologiens sont les véritables athées.

Avec le commandement chrétien, être en règle au regard de l’alliance avec


Dieu devient impossible. Jésus énonce une Loi qui exige une perfection dont seul
Dieu serait capable. Il n’est plus question d’une loi qui s’énonce dans une liste de
commandements, mais plutôt d’un appel à une perfection inatteignable. Le surmoi
entre ainsi dans le texte même de la Loi chrétienne.

Revel fait remarquer que « si le lien de l’Alliance est l’amour réciproque de


Dieu et de l’homme, il en résulte que le péché comme rupture de l’Alliance n’est pas
autre chose que le refus de l’amour, c’est-à-dire le refus d’aimer, et, plus
radicalement encore, le refus d’être aimé608 ». Le péché, quel qu’il soit, est refus de
l’amour divin. Il dit que « la réconciliation sera la restauration par Dieu en l’homme
de cette capacité d’aimer, fondée sur la certitude (confiance) qu’il est aimé609 ». Nous
verrons par la suite que Revel situe dans cette confiance d’être aimé de Dieu un
levier fondamentale permettant à l’homme de trouver une dignité à sa propre
existence. « Le lien de l’homme avec Dieu est si profondément personnel qu’il est
objet d’acceptation, d’adhésion, plutôt que d’observances légales. C’est la foi
(adhésion, confiance) qui sauve et non la loi, ni les « œuvres » de la loi (voir Rm 3,
21-31 ; 4, 13-16 ; Col 2, 16-23, etc.)610 », pointe cet auteur.

L’homme doit ainsi accepter l’amour et la miséricorde divines, et se


soumettre à l’exigence impossible et infinie d’essayer d’y correspondre. Ce qui est
nommé, selon saint Paul, la « gratuité » de l’alliance.



607 Ibid.
608 Ibid., p. 44
609 Ibid.
610 Ibid.


269

Revel propose une troisième et dernière conception de la faute, qu’il localise


dans le sentiment de culpabilité du pécheur. L’accent y est mis dans la prise de
conscience de la condition propre de pécheur qui s’exprimera dans la confession des
péchés. 611 Si l’accent, dans la deuxième conception, était mis dans la gratuité de
l’Alliance, dans la troisième, l’homme tend à fonder son maintien dans l’Alliance sur
la qualification morale de son agir. Il s’agit d’une tendance à attribuer à ses propres
efforts la valeur de ses actions et donc le mérite de son agir. C’est en faisant le bien
que l’homme échappe à la faute.

Alors que l’homme se détache de la croyance religieuse, c’est l’homme lui-


même qui juge sa propre faute vis-à-vis de son propre idéal moral. L’homme est jugé
par sa propre conscience, dit-il.

Il s’agit d’une conception qui approche, de manière inattendue, la position


morale de l’homme actuel, à l’attachement scrupuleux à la Loi des pharisiens : en
effet, Revel signale que, « dans la perspective pharisienne de la conscience
scrupuleuse, on pouvait parler d’une impasse de la culpabilité, d’un échec de la
conscience à se justifier elle-même612 ». Il remarque que le scrupule engendre sans
cesse de nouveaux interdits et de nouvelles observances.

Il décrit l’impasse des pharisiens :

L’interprétation de la Loi (de la Loi non écrite des sages et des


scribes, c’est-à-dire la « tradition » orale des Anciens qui s’est
ajoutée à la Loi de Moïse) doit s’adapter constamment à des
situations nouvelles, s’étendre toujours à des domaines nouveaux,
créant ainsi des couches de sédimentation successives. Le nombre
indéfini et toujours croissant des commandements à observer rend
impossible leur accomplissement intégral et conduit l’homme à
l’expérience de son impuissance en face de l’exigence totale de la
Loi613.

Revel note que c’est particulièrement saint Paul qui met l’accent sur ce point.
Alors qu’il est écrit au Deutéronome : « Maudit soit celui qui ne s’attache pas à tous
les préceptes de cette loi pour la mettre en pratique » (Dt 27, 26, cité par Paul dans
Ga 3, 10), face à la masse incommensurable de commandements dont la

611 Ibid., p. 46
612 Ibid., p. 50 et 51
613 Ibid.


270

connaissance complète est impossible à acquérir, chaque homme sera forcement en


défaut. Si, d’une part, au Lévitique il est dit que la pratique de la Loi permet d’y
trouver la vie (Lv 18, 5), d’autre part, selon saint Paul dans sa lettre aux Galates, la
justice par l’observance de la Loi est une approximation sans fin, la Loi devient une
malédiction (Ga 3, 13) et la culpabilité un enfer, conclut Revel. Saint Paul énonce que
la Loi est pédagogue (Ga 3, 24), elle nous fait connaître le péché (Rm 7, 7), mais elle
ne nous permet pas de l’éviter et sa pratique est impuissante à nous justifier (Rm 3,
20 ; Ga 3, 21).614
D’autre part, si ce n’est pas sur la Loi mais sur l’idéal moral de chacun que
ceci se soutient sans aucun rapport à Dieu, l’impasse n’est que d’autant plus
flagrante. Revel parle de ce qu’il nomme l’athéisme moderne :

Quand la faute était conçue comme l’échec de l’homme à rester


dans l’Alliance de Dieu (…), Dieu pouvait toujours rétablir cette
Alliance. Mais si Dieu n’existe pas, s’il n’y a pas de vis-à-vis pour
l’homme, si la relation est entre l’homme et lui-même, qui pourra
rétablir ce lien que l’homme a brisé ?615

L’homme retrouve la faute dans la constatation de son incapacité à réaliser
l’idéal moral qu’il s’est lui-même donné. Ainsi, il n’y a plus moyen de remédier à la
faute.616 Notons que ce théologien jésuite arrive à une notion proche du surmoi
freudien, à la détresse dans laquelle l’homme se trouve lorsqu’il n’y a plus de Dieu
pour le pardonner, et c’est lui-même par son surmoi qui en prend le relais en
devenant son propre juge.
Il remarque aussi que la tentative de régler ce problème par le biais du
rapport au frère ne constitue pas une solution solide. Ainsi, il fait remarquer qu’une
série de faits rendent la relation à autrui peu évidente : ce qu’il nomme
« l’incommunicabilité des consciences », donc ce qui fait obstacle à la
communication ; la lutte pour la vie et la recherche de son propre intérêt ;
l’appréhension spontanée de l’autre comme différent, étranger, donc comme un
ennemi ou un rival dangereux ; le recours naturel à la violence… Revel est aussi
lucide que Freud en ce qui concerne la nature humaine, ce qui lui permet de ne pas
se tromper sur une idée utopique où la société pourrait évoluer vers bien de tous.

614 Cf. Ibid.
615 Ibid., p. 51
616Cf. Ibid.


271

Il note, par ailleurs, l’importance de l’amour qui renvoie une image digne de
soi-même à laquelle on peut s’identifier. Il dit que « pour pouvoir aimer, il faut
d’abord être aimé617 ». La solution religieuse est celle de partir de l’amour de Dieu
pour les humains, ce qui permet à son tour de s’aimer soi-même et d’aimer les
autres. Dieu est ainsi le support d’un amour « qui se réjouit de l’existence de l’autre
comme autre618 », amour qui rend possible le pardon. Si Dieu n’existe pas, l’amour
divin n’existe pas non plus, dit-il. « On est ramené à l’absence d’interlocuteur. D’où
viendrait alors le choix de l’amitié et de la paix, si ce n’est d’un impératif catégorique
de ma conscience, de l’énonciation abstraite et a priori d’un devoir ?619 »

La faute comprise comme culpabilité renverrait le sujet à l’enfermement, ceci


sous deux modalités différentes, soit la culpabilité l’anéanti –dans un sentiment de
désespoir, d’absurdité de l’existence-, soit cette faute est renvoyée vers l’autre. Dans
son raisonnement, la figure tierce supportée par Dieu permet de sortir de ce renvoi
de la faute entre le sujet et l’autre. Notons que ce qu’il décrit se constate
cliniquement dans les tableaux de la mélancolie et de la paranoïa.

Comme exemple de la situation actuelle, Revel pointe certains principes


éducatifs à l’égard des enfants, qu’il ne faudrait jamais punir de crainte de les
traumatiser, ou encore, le recours à la psychanalyse pour n’importe quel
désagrément, voire le refus d’y recourir de crainte à d’être confronté à quelque
vérité de soi-même, qu’on ne veut pas reconnaître 620 . L’enfermement dans la
culpabilité aboutit au suicide ou à la déculpabilisation, souligne-t-il.

Revel démontre que, dans toutes les trois conceptions qu’il propose, le
traitement de la faute que l’on propose soit religieux ou athée, on tombe à chaque
fois dans une impasse. L’exigence du surmoi, l’existence de la faute, ne se laisse pas
apprivoiser par la Loi, ni par l’amour, ni par la morale de l’homme athée actuel. Elle
n’a pas de point de capiton, elle reste insatiable, elle exige toujours plus.

617 Ibid., p. 52
618 Ibid.
619 Ibid.
620 Son exemple portant sur la psychanalyse nous semble particulièrement pertinent. Il met en
évidence qu’on peut tantôt faire une analyse pour se défaire de la culpabilité ou l’éviter
puisqu’intimement convaincus que nous sommes fautifs. L’exemple de l’éducation des enfants est
aussi pertinent : ne rien interdire pour ne pas les traumatiser d’une faute ne les protège pas de
l’injonction du surmoi.


272

Donner un sens à l’existence

Revel conclut sur un point crucial, en disant ce que la religion chrétienne peut
apporter au monde contemporain. Il écrit :

s’il y a un domaine où le témoignage des chrétiens peut aujourd’hui


être capital et apporter au monde quelque chose qu’il est incapable
de trouver par lui-même, c’est dans l’ordre des raisons de vivre.

Là où les discours scientifique et le discours du capitalisme confrontent les
sujets à la banalité et l’absurdité de leur existence, les chrétiens peuvent leur parler
du sens de la vie. Revel est donc de l’avis de Lacan. Il explique la manière dont les
croyants pourraient procéder :

… le témoignage que les chrétiens sont appelés à donner ne consiste
pas à montrer qu’ils sont meilleurs que les autres –tout d’abord
parce que c’est faux et que cela ne peut convertir personne. Leur
témoignage fondamental, c’est de se reconnaître pécheurs,
loyalement, en vérité (et peut-être même parfois plus pécheurs que
les autres) et cependant de ne pas se suicider par désespoir ou par
dépit, de garder le goût de la vie, de continuer à croire en la vie, à
aimer la vie.

Cette espoir, cet amour de la vie, seraient la preuve de l’existence de Dieu, en
tant que cela « ne peut venir que d’un Autre, un Autre qui nous aime assez pour être
notre raison de vivre, malgré notre misère, notre médiocrité et notre péché621 ». Le
chrétien serait le témoignage vivant du fait qu’un homme peut vivre au-delà de
l’échec, ceci « parce qu’il vit au-delà de lui-même et de ses limites, il vit pour cet
Autre qui est Dieu622 ».
Lacan avait pointé que la religion catholique avait la capacité de donner du
sens à n’importe quoi, et pour cette seule capacité, il avait prédit son triomphe. Si la
religion est vouée au triomphe, c’est bien parce que, dans les temps où l’avancée de
la science nous confronte à l’angoissant constat de la contingence de la vie, et le
discours capitaliste nous offre comme seule distraction la course au plus-de-jouir, la
religion peut nous fournir un sens de l’existence.


621 Jean-Philippe Revel, op. cit., p. 54 et 55
622 Ibidem, p. 54 et 55


273

Bien que l’Islam semble avoir su s’imposer ces dernières années en


accueillant des jeunes confrontés au non-sens de l’existence, rien ne dit que la vieille
Église catholique ne reprenne sa place dans l’orientation des brebis perdues –à
condition qu’elles puissent, à nouveau, croire au père, si cela est possible.

La Confession auriculaire de nos jours

Actuellement, dans l’Église catholique, la confession est considérée


nécessaire avant le sacrement de la Communion et doit avoir lieu au moins une fois
par an. Le confesseur est tenu de garder le secret sur ce qu’il a entendu623. Elle
consiste dans l’aveu des péchés de manière privée à un curé. Le prêtre attribue une
pénitence –normalement symbolique- au pécheur et lui remet ses péchés.

La Confession dite auriculaire est un dispositif d’une grande simplicité et


économie dans le traitement de la faute. Celle-ci est définie par le Centre National de
Ressources Textuelles et Lexicales, par opposition à la confession publique, comme
« L’aveu que l’on fait de ses propres péchés à l’oreille d’un prêtre »624.

Pour qualifier cette confession qui se fait de manière intime, privée, qui est
soumise à l’obligation du secret de la part du curé, le terme utilisé est celui
d’« auriculaire ». Selon le même dictionnaire, « auriculaire » est définit comme ce
« Qui se rapporte ou appartient à l’oreille ; qui s’y apparente par la forme, par la
position » voire ce qui est « relatif au phénomène de l’audition (perception,
transmission orale, etc.)625 ».

L’utilisation de ce terme pointe l’enjeu pulsionnel dont il est question dans


cette pratique religieuse, c’est-à-dire, la pulsion invocante. La voix engage, certes, la
bouche, mais de manière tout aussi importante, l’oreille.

Une faute, du fait d’être avouée –ce qui implique un acte d’énonciation de la
part du croyant- à une oreille désignée comme représentante de la miséricorde
divine, peut être remise. Ainsi, par ce dispositif de parole, s’ouvre pour le sujet
pécheur la possibilité de la réconciliation avec la grâce de Dieu. C’est donc par


623 Cf. S. G. F Brandon, Diccionario de religiones comparadas, Madrid : Éditions Cristiandad, 1975, p.

411 et 412
624 http://www.cnrtl.fr/definition/auriculaire
625 Ibidem


274

l’engagement de la voix auprès d’un autre, que le sujet pourrait s’alléger du poids de
la faute ne serait-ce que de manière momentanée, puisque le péché ne cesse
d’insister.

S’allège-t-il pour autant du poids du surmoi ?

Une différence significative que nous avions trouvée entre la prière du Kol
Nidré et la confession catholique, tient à la dimension de la promesse. Si dans le Kol
Nidré les promesses sont effacées –et même les plus sérieuses, les plus graves-, le
sacrement de la Confession laisse le croyant, à chaque fois, sur la grâce divine et la
promesse -qu’il sait impossible à tenir- de ne plus pécher. Le chrétien peut, à tout
moment, par l’opération de la Confession et dans la mesure où il peut se repentir,
revenir à l’état de grâce. Il n’a pas besoin de s’accommoder du calendrier liturgique
pour cela faire.

Mais ce dispositif lui empêche tout accès à un savoir sur la faute. C’est sans
doute sur l’accès à ce savoir que nous trouvons l’une des différences majeures entre
la psychanalyse et la Confession.


275

L’islam
Un Dieu Un

Le plus jeune des monothéismes, l’islam, se caractérise, comme l’a fait


remarquer Jacques-Alain Miller dans son intervention de clôture à la troisième
Journée de l’Institut de l’Enfant626, par le fait d’être le seul à ne pas se fonder sur un
Dieu Père. Si le judaïsme et le catholicisme répondaient par le biais d’une filiation
divine à l’énigme des origines ou la destiné de l’humanité, le Dieu des musulmans se
détache complètement d’un quelconque « imago paternel ». Au regard de notre
époque, cette caractéristique est d’une importance majeure. Le mouvement de la
civilisation au cours du XXe siècle a achevé le déclin de la figure du père. À ceci a
aussi contribué la psychanalyse, dont l’élaboration théorique a participé à sa
démystification.

Bien que l’impression soit contestable au niveau des chiffres –le nombre de
convertis ayant apparemment augmenté dans toutes les religions- l’élan prosélyte
du christianisme semble s’être estompé au profit de l’expansion de la religion
musulmane, notamment dans le monde occidental. Il n’en reste pas moins que cette
caractéristique structurale de l’Islam -c’est-à-dire que son Dieu ne se soutient pas de
la figure du Père- le rendrait particulièrement apte à proposer des réponses et une
orientation de vie aux sujets de notre époque pour qui la référence symbolique au
père et ses traditions, jadis fondamentale, ne constitue plus une boussole.

Pour expliquer l’attrait de l’islam pour les sujets occidentaux contemporains,


nous nous intéresserons à quelques éléments structuraux de cette religion qui
permettent aussi d’apercevoir sa richesse, son histoire, ses fondements, ses points
d’achoppement et même sa beauté. Cependant, il convient aussi de signaler que
nous ne songeons pas à faire une étude exhaustive de la religion musulmane.

D’autre part, à l’encontre de l’ouverture à la diversité d’interprétations, la


complexité et la richesse propres à cette religion, son histoire et sa culture, il est au
nom de l’islam que nous avons vu surgir avec une violence et une insistance


626 Jacques-Alain
Miller, « En direction de l’adolescence », intervention de clôture à la troisième
Journée de l’Institut de l’Enfant, sur : https://www.lacan-universite.fr/wp-content
/uploads/2015/04/en_direction_de_ladolescence-J_A-Miller-ie.pdf


276

croissantes, une nouvelle forme de réalisation de pulsion de mort. Nous tenons tout
particulièrement à souligner d’ores et déjà qu’en aucun cas nous pouvons associer la
religion musulmane dans son ensemble au phénomène djihadiste actuel. Mais au
regard du surmoi dans notre époque, étudier cette forme de pousse au sacrifice
s’impose.

En effet, depuis quelques années, nous connaissons une nouvelle version du


terrorisme qui se réclame de la religion musulmane et dont la méthode de
propagation et de réalisation d’attentats est inédite au regard de ce qui avait été
connu jusque là.

C’est notamment autour de l’État islamique -proclamé le 29 juin 2014 et qui


est aujourd’hui effondré- qu’une nouvelle manière d’instiguer à la terreur s’est
instaurée. Par le biais d’internet, des réseaux de groupes terroristes ont pu diffuser
des vidéos de propagande et d’incitation à des passages à l’acte meurtriers et
suicidaires ; la mise en relation de personnes parfois géographiquement très
éloignées afin de les endoctriner et les coordonner est devenue possible.
L’effacement des frontières entre pays a aussi facilité le déplacement des citoyens
européens vers les territoires occupés par l’État islamique pour joindre le rang des
djihadistes, et aussi leur retour sur le territoire européen pour commettre des
attentats. Ils se sont ainsi servis des outils de la globalisation occidentale pour mieux
l’atteindre.

La méthode mise en place par le groupe terroriste de l’État islamique frappe


tant par son manque de sophistication que par son étonnant succès. Même après son
effondrement, cet appel, une injonction lancée sur le net, finit par trouver les oreilles
qui y sont sensibles. Avec des moyens parfois rudimentaires, de manière plus ou
moins organisée ou improvisée, en groupe ou de manière solitaire, les héros de la
mort se précipitent au passage à l’acte, décidés à tuer le plus grand nombre de
personnes avant de trouver la mort eux-mêmes. Il s’agit pour beaucoup d’entre eux
de personnes nées et ayant grandi en Europe, des enfants d’immigrés ou des
nouveaux convertis, se réclamant de confession musulmane.

Comment comprendre un tel phénomène ? Ce sont les musulmans les


premiers à ne pas comprendre comment des personnes peuvent s’autoriser de leur
religion pour commettre des tels actes. Les auteurs de cette religion que nous citons


277

dans ce chapitre essaient d’expliquer ce phénomène de haine par des hypothèses


socio-économiques.

Cependant, les explications sociologiques, géopolitiques et psychologiques


nous laissent sur notre faim. Il nous semble que le concept que nous étudions dans
notre thèse peut servir à y jeter quelques lumières. En effet, c’est le surmoi qui nous
permet de cerner ce qui git dans la structure du sujet qui peut conduire certains à
répondre « oui » à un appel sacrificiel et meurtrier.

Pour notre part, nous partons de l’hypothèse que les dérives ne sont pas sans
rapport à la structure et nous tenterons de rendre compte de ce phénomène en
étudiant de près quelques éléments de la logique interne à la religion musulmane.
Ainsi, nous pourrons peut-être situer la spécificité et les divergences de ces étranges
guerriers de la mort.

Un-Dieu-tout-seul
Commençons donc par situer un dogme fondamental pour les musulmans,
qui les éloigne des juifs et des chrétiens : leur Dieu n’est pas un Dieu Père. Ceci est
explicitement dit dans le Coran. Le Dieu du Coran n’a pas d’enfant (Q 17.111), ni de
femme (Q 6.101). C’est un Dieu Unique (Q 37.4 ; 41.6). Un et unique en tant qu’il est
Unique dans sa divinité (wahid) et Un dans sa nature divine (ahad). La sourate 112
de ce livre sacré résume à elle seule cette doctrine : Allah, le tout miséricordieux est
Un, il est l’indivisible – c’est-à-dire, sans mélange d’aucune sorte, sans aucune
possibilité de divisions en parties-, il n'a pas engendré ni a été engendré, et
personne n'est égal à lui627.

La caractéristique de ne pas avoir été engendré ni d’avoir engendré, ce qui


l’écarte de la notion de Dieu Père, constitue une différence majeure par rapport à la
théologie judéo-chrétienne. D’autres textes coraniques professent aussi que Dieu n’a
pas de lien « familial » avec les humains (Q 19.88-92 ; etc.). La déception de
Mohamed face au refus des juifs et des chrétiens de reconnaître la valeur scripturale
de ses révélations, donne lieu à la sourate du Repentir, dans laquelle il les accuse
d’associationnisme : « Les juifs disent : « Uzayr (Esdras) est fils d'Allah » et les

627 Cf. http://www.publicroire.com/croire-et-lire/islam/article/le-dieu-de-lislam-est-il-celui-des-

chretiens-et-des-juifs#note-6


278

chrétiens disent : « Le Christ est fils d'Allah ». Telle est leur parole provenant de
leurs bouches. Ils imitent le dire des mécréants avant eux. Qu'Allah les anéantisse !
Comment s'écartent-ils (de la vérité) ? » (Q 9.30). Par ailleurs, la doctrine de l’unicité
et de l’indivisibilité met en cause celle de la Trinité628.

Dans le Dieu de l’islam, il est donc question de l’Un, de l’Un-tout-seul, sans


aucune relation de parenté, de lien familial ni d’engendrement. Mais aussi Un dans
sa dimension mathématique : Un et indivisible. Celui-ci est un point de référence
fondamentale dans notre lecture, auquel nous reviendrons par la suite.

Lorsque Dieu se mêle des affaires des hommes…


Si, dans les deux autres monothéismes, le pouvoir politique et le pouvoir
religieux peuvent être plus ou moins compatibles, plus ou moins liés voir légitimés
l’un sur l’autre, la religion musulmane surgit en se proposant à la fois comme
religion et comme État. Dès le départ, ces deux dimensions apparaissent liées.

La communauté des croyants donne naissance à un État. Le guide religieux, le


prophète à l’origine et les califes par la suite, étaient aussi le guide politique. La
volonté divine dirige, en plus de la sphère religieuse, les affaires d’État, de la
communauté, de la vie quotidienne. Ainsi, il n’y a pas de séparation entre les
dimensions humaine et divine, en ce qui concerne la Loi. La Loi Coranique et le
message de Dieu régissaient à travers le guide divin les affaires concrètes de l’État :
les fonctions de justice et police, les questions d’ordre militaire, l’organisation
sociale, etc.

Différents islamologues s’accordent pour donner à cette caractéristique la


plus grande importance. Par exemple, le linguiste, historien et sociologue français,
spécialiste du Proche-Orient et de l'islam, Maxime Rodinson, dit dans son livre
L’islam : politique et croyance, qu’il « faut insister sur le point que la religion
musulmane présente à ses adhérents un projet social, un programme à réaliser sur
terre629 ». En effet, comme il le fait remarquer, l’islam se présente non seulement


628 Cf. Ibidem.
629 Maxime Rodinson, L’islam : politique et croyance, Saint-Armand-Montrond : Éditions Fayard, 1993,

p. 30


279

comme une association de fidèles reconnaissant une même vérité d’autre religieuse,
mais comme une « société totale », selon le terme par lui employé.

Des raisons d’ordre historique permettent de situer dans sa juste perspective


les raisons ayant conduit cette religion à se présenter, à la fois, comme une
organisation étatique. Rodinson l’énonce ainsi : « la communauté musulmane, née
dans une société tribale sans Etat, a été à peu près forcée par les circonstances (…)
de s’organiser en État, presque dès l’origine630 ». La communauté des croyants était
en même temps structure politique, un État où une Loi précise serait en vigueur. En
devenant croyant musulman, on adhérait en même temps, dans le même
mouvement, simultanément, à une religion, c’est-à-dire à un ensemble de dogmes
qu’on s’engageait à professer avec des pratiques qu’on s’engageait à observer, et à
une organisation de type politique.631

Il y a eu un premier temps où c’était le Prophète, Mohammed, le chef


politique, législatif, militaire et religieux de l’umma, la communauté des croyants,
qui était en train de se constituer. Le guide spirituel répondait à la volonté de Dieu et
garantissait qu’elle soit respectée. Cette organisation a constitué une avancée très
importante en matière législative notamment, comme nous le verrons par la suite.

William Montgomery Watt -historien écossais, clerc anglican et académicien


spécialiste de l’islam- évoque dans son livre La pensée politique de l’islam que déjà
dans le document nommé « La constitution de Médine » qui date des temps où le
prophète dirigeait l’État islamique, on trouve le nom de « umma » pour désigner à
l’ensemble des croyants et des personnes à leur charge. Il s’intéresse notamment au
fait que tous les membres de la communauté devaient manifester une solidarité
absolue entre eux contre le crime lorsque celui-ci était commis contre un autre
membre de la communauté. Ainsi, chaque membre de la communauté était impliqué
dans la surveillance et la justice au regard d’un crime commis contre un autre
membre de l’umma. Personne dans la communauté ne pouvait apporter son soutient
à un criminel, même s’il s’agissait d’un parent proche. Ceci constitue une évolution
vis-à-vis des usages tribaux existants dans ce territoire avant l’islamisme.


630 Ibidem, p. 31
631 Cf. Ibid., p. 30-32


280

En effet, cet auteur fait remarquer que cette manière particulière de police et
de maintien d’une certaine légalité grâce à un degré élevé de solidarité sociale était
l’un des traits distinctifs du mode de vie tribal à l’époque préislamique. La loi du
talion : « Œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie », impliquait un système de
vengeance et d’assistance. Avant l’islam, ce système de protection mutuelle se
circonscrivait à chaque groupe familial et les alliances qu’il avait pu constituer avec
d’autres. Avec la constitution de l’umma, ce système s’élargit à toute la communauté
des croyants, ce qui contribue, entre autres choses, à solidifier leur cohésion et
constitue une avancée concernant le système de justice. Les criminels, même s’ils
appartenaient à la propre famille, devaient être dénoncés s’ils portaient atteinte à un
autre membre de la communauté.

Un autre aspect qui différencie la constitution de Médina de la loi du talion,


c’est la promotion du « prix du sang », c’est-à-dire que les meurtres ne soient pas
vengés directement par l’assassinat du meurtrier, mais plutôt payés par le
versement d’une prime à la famille endommagée. Cette substitution constitue une
évolution historique au regard du traitement social du crime dans la région.

Après la mort de Mohammed, les califes ont pris le relais du guidage de


l’umma. Les califes, « successeurs du Prophète », ont gardé cette double fonction,
politique –en tant que guides dans l’obéissance de la Loi coranique- et religieuse. Les
fonctions qu’ils devaient accomplir le nécessitaient : maintenir l'unité du monde
islamique, assurer sa défense et son extension, préserver le dogme contre toute
innovation, veiller au respect de la Loi, gouverner et administrer l'empire.632

Un califat se définit donc comme un « territoire sous la gouvernance d’un


calife, qui est un chef d’État, reconnu comme étant la personne qui fait respecter les
préceptes du prophète Mohamed au niveau de la gestion politique633 ».

Tout de même, déjà dès ces premiers califats, la situation a été mouvementée,
puisque aucune règle de succession n’avait été établie par Mohammed de son vivant.
Ainsi, une personne n’est pas plus prédestinée qu’une autre au pouvoir, ce qui a

632 Cf. « Califat », in Encyclopédie Larousse en ligne, sur :

http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/califat/29951#XFIiJXTo3rsUKc74.99
633 « Définition de Califat », in Linternaute, sur:

http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/califat/


281

donné lieu à des luttes d’influence. Le premier calife, Abu Bakr (632-634) a été
le deuxième converti par la prédication de Mahomet, auquel il a donné en mariage
sa fille Aïcha ; le deuxième calife, Umar (634-644), est le père d’une autre épouse du
Prophète, Hafsa. Tous les deux ont été désignés en raison de leurs liens avec le
Prophète634. Le troisième calife, en revache, Uthman (644-656), est un aristocrate
mecquois de la famille des Omeyyades, qui s’est plus tardivement rallié à Mahomet.
Pour sa part, il a été désigné par un Conseil de sages. Il est assassiné et certains
proches du Prophète en profitent pour imposer Ali (656-661), cousin et gendre de
Mahomet, comme quatrième calife635.

Ainsi, depuis le début, des différentes branches familiales se sont opposées


pour la conquête du pouvoir politique et religieux. Et c’est à ce moment-là que se
produit la scission qui est toujours d’actualité dans le monde musulman, entre
chiites et sunnites : dans l'affrontement de Siffin (657), en Iraq, les partisans du
calife Ali et de sa descendance (chiites) se séparent des partisans des Omeyyades,
parents du calife Uthman (sunnites) ; pour leur part, les kharidjites sont aussi des
partisans de Ali, mais ils se détachent aussi des autres.636

Notons donc que cette difficulté dans la succession637 est présente dès le
départ, et, comme nous le verrons, marquera l’histoire du monde musulman.

Il est à noter que ces premiers califats, qui sont appelés les « Bien dirigés » ou
« Bien guidés », n’ont pas débouché sur l’installation de dynasties, à la manière des
monarchies, par exemple. Il n’y a donc pas eu de transmission de père en fils, ce qui
aurait permis de les perpétuer dans le temps. Ceci arrivera par la suite, avec les
califats dynastiques où la succession sera prise en compte. Cependant, c’est
justement ces premiers califats qui resteront dans l’imaginaire musulman et
notamment pour les salafistes, comme les référents des vrais califats, des temps où


634 Cf. « Califat », in Encyclopédie Larousse, Op. Cit.
635 Cf. Ibidem
636 Cf. Ibid.
637 Au regard de ce que nous avons travaillé dans notre première partie, la question du père se
présente dans la mesure où un homme se reconnaît comme inscrit dans une lignée généalogique. Cet
oubli de Mohammed de tenir compte de sa succession –il n’avait donc pas envisagé sa propre mort,
voire n’avait pas considéré comme sienne la tâche de l’organisation de la communauté après celle-ci-
nous semble ainsi fort révélateur dans le contexte de la religion d’un Dieu Un, qui n’est justement pas
un Dieu Père.


282

la charia régissait vraiment la vie de la communauté musulmaine. Ces califats


resteront aussi idylliques et fondateurs qu’ils ont été éphémères.

Par la suite, viendront les califats dynastiques qui se perpétuent dans le


temps, avec quelques déplacements de la capitale du califat, quelques sécessions et
des variations dans l’incidence politique concrète du calife au long des siècles. Tout
de même, le califat s’étend sans interruption depuis la mort du prophète jusqu’à la
chute de l’Empire Ottoman en 1924.

La différence de l’islam par rapport au judaïsme et au christianisme que nous


mentionnions tout à l’heure mérite d’être soulignée. Dans la tradition judéo-
chrétienne, les affaires des hommes et les affaires de Dieu sont disjointes.

Jésus-Christ est, pour les chrétiens, le fils de Dieu et le Roi des Juifs mais son
royaume « n’est pas de ce monde », dit-il. Dans les évangiles de Marc, Matthieu et
Luc, nous trouvons le passage où Jésus énonce « Rendez à César ce qui appartient à
César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu638 ».

Même si les pouvoirs politiques et religieux se sont arrangés d’une ou d’une


autre manière au long de l’histoire, l’écart qui existe entre eux rend possible ce jeu
d’alliances et de mésalliances. Même si les non-chrétiens ont été persécutés à
certains moments de l’histoire Occidentale, l’écart entre la Loi de l’Etat et la Loi
divine a toujours existé. Aucun État se revendiquant chrétien n’a jamais eu l’idée de
condamner une personne du fait, par exemple, de ne pas aimer son prochain comme
lui-même. Les Juges et les Confesseurs sont toujours restés distincts.

Pour sa part, le Dieu des Juifs laisse aux hommes une marge de manœuvre
plus large que le Dieu des Chrétiens, puisque le savoir même, dans cette tradition,
est une affaire des hommes. La tâche d’interpréter la Loi divine est humaine et Dieu
accepte d’être exclu par les sages de leur conversation, comme le montre l’histoire
talmudique dite « le four d’Akhnaï 639» dans les Aggadoth du Talmud de Babylone.
Dans celle-ci, lorsque les savants qui discutaient par rapport à l’interprétation de la

638 Marc, XII, 13-17; Matthieu, XXII,21; Luc, XX, 25
639 « Traité de Baba Metsi’a », In Talmud de Babylone, Ordre Nezekin, Leipzig : Imprimerie de Guill.

Haack, 1831, Chapitre IV, 19, p. 887


283

Loi disent à Dieu que ce n’est pas son affaire d’y intervenir, Dieu rit en s’exclamant
« Mes enfants m’ont vaincu, mes enfants m’ont vaincu ! ».

Le salafisme dans son rapport aux premiers califats

Animé par la lecture salafiste640, l’État islamique a instauré un retour au


système de traitement du crime à l’époque du califat mais ceci en plein XXIème
siècle. Le salafisme sur lequel cette organisation terroriste s’inspire, promeut une
lecture littérale du Coran et s’inspire des organisations politiques des premiers
temps de l’islam en essayant de les remettre en place dans temps actuels. Ainsi,
l’État islamique a instauré la Loi des temps des premiers califats sur le territoire
qu’ils ont occupé.

Ainsi, malgré sa durée dans le temps et la consolidation d’une tradition, les


groupes djihadistes –d’inspiration salafiste- ne se reconnaissent pas comme
héritiers de la succession des califats dynastiques. Ce sont les premiers califats, les
« Bien dirigés » qui constitueront à leurs yeux le modèle à suivre ; ils sont tenus pour
les vrais, les purs. Dans le récit de l’histoire de l’islam, il y a un moment mythique où
la volonté de Dieu, la charia, aurait régné sur la vie de la communauté des croyants.
Il serait question de revenir à ces jours heureux. La puissance de l’utopie se
multiplie ainsi avec la puissance de la foi.

Dans l’interprétation salafiste, la communauté aurait pu être dénaturée par


l’effet des changements et des innovations. Par ailleurs, l’incidence de l’Occident
aurait perverti les musulmans. Le groupe terroriste de l’État islamique est allé plus
loin que d’autres groupes djihadistes, lorsqu’il a pris effectivement possession d’un
territoire compris entre la Syrie et l’Irak et a proclamé le califat en 2014.

Le califat n’est pas simplement une organisation politique fondée sur les
principes de la religion musulmane, elle peut se revendiquer, s’inspirant des
premiers califats, comme « LA » organisation politico-religieuse de l’umma. Les
principes de la charia y déterminent la vie quotidienne de la communauté, sous
l’autorité d’un guide qui se dit successeur du Prophète, un calife, chargé de veiller au

640 Le salafisme est un mouvement religieux de l'islam sunnite, prônant un retour aux pratiques en

vigueur dans la communauté musulmane à l'époque du prophète Mahomet et de ses premiers


disciples — connus comme les pieux ancêtres (salaf) — et la rééducation morale de la communauté
musulmane.


284

respect de la volonté divine. Vivre dans un pays dont la Loi est accordée à la charia
est une question de grande importance pour les croyants musulmans. La religion
n’est pas une affaire privée, mais une affaire d’appartenance communautaire et
d’organisation politique commune. Le temps autorisé à un musulman pour
séjourner dans un pays non musulman n’est pas illimité. Dans cette logique, tout
musulman est donc potentiellement appelé à joindre un califat qui est reconnu
comme légitime. Lorsque le califat est proclamé, aucun musulman ne pourrait se
dérober à prendre position face à celui-ci. Ceci le concerne puisque le calife serait le
messager légitime de la volonté de Dieu et le leader de l’umma par Lui choisi pour
guider cette génération des croyants. D’où la puissance de l’appel de l’État islamique.

Une manière disons « puriste » de comprendre le califat rabat complétement


la dimension politique sur la dimension religieuse. C’est un point que le
psychanalyste Fethi Benslama souligne particulièrement dans son livre Le
surmusulman : un furieux désir de sacrifice641. Selon cette conception, il n’y a plus
d’espace pour la politique proprement dite. Les dissidences qui pourraient être
traitées dans le cadre du débat public et citoyen, sont perçues comme une atteinte
ou une désobéissance à la volonté de Dieu. L’écart, la dissidence, n’est donc pas
admise.

Nous pouvons citer comme exemple le témoignage de Abou Sakr, publié dans
la revue Paris Match le 23 octobre 2017642, où il explique son travail en tant que
procureur au sein de l’organisation État islamique. L’application de la Loi Coranique
à la lettre (la Charia) faisait partie de sa vie quotidienne : couper les mains des
voleurs, la sanction des infidélités par l’application des coups de fouet, etc. Pour sa
part, il tenait tout particulièrement à cette application à la lettre de la Loi et il dit
avoir été très choqué lorsque, dans l’affaire d’un couple qui se rencontrait
clandestinement, il avait été décidé, à la place de leur donner les quatre-vingt coups
de fouet prescrits par le Coran, de les exécuter. Cette déviation de la Loi coranique
l’avait fortement contrarié.


641 Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice, Paris : Éditions du Seuil, 2016.
642L’interview intitulé « Nous étions à Raqqa pour construire le califat » est trouvable sur le site :

http://www.parismatch.com/Actu/International/Abou-Sakr-Nous-etions-a-Raqqa-pour-construire
-le-Califat-1374725


285

Quelques questions se posent : comment devient-il possible que, de nos jours,


un califat qui se voudrait à la manière du VIIème siècle, attire autant des jeunes ? Et,
pourquoi, ce retour anachronique apparaît dans une version si monstrueuse ?

Une étonnante ouverture à la variabilité


L’existence de l’interprétation salafiste du texte coranique, extrêmement
rigide, est rendue possible par la même caractéristique de l’islam qui lui fait
barrage : c’est-à-dire la coexistence dans le monde musulman d’une pluralité de
groupes, de traditions et de tout un éventail d’interprétations de la Loi du Coran.

L’islamologue français Louis Massignon fait remarquer que l’unité de la


communauté est de l’ordre législatif, puisqu’en ce qui concerne l’exécutif, les
divergences concernant la succession sont apparues dès la mort du Prophète. Pour
ce qu’il en est de la dimension judiciaire, le ministère interprétatif du code révélé
n’est pas réservé à un sacerdoce spécial, mais, au contraire, admet le principe de
variation quant à la manière de comprendre et d’appliquer les prescriptions légales.
Cette variété d’options est comprise comme une grâce. 643

La variabilité et la multiplicité des interprétations de la Loi fait ainsi partie de


l’apanage et de la richesse du monde musulman. Soulignons cependant que, dans
cette pluralité, il y a aussi des positions comme le salafisme qui n’admet pas la
validité des autres manières de comprendre la Loi coranique, puisqu’elle s’y attache
à la lettre sans laisser donc de la marge à l’interprétation.

Les fatwas sont un bon exemple de cette variabilité.

Fethi Benslama en donne la définition suivante : « Une fatwa est un avis


religieux portant sur n’importe quelle question de la vie individuelle et sociale,
posée par un croyant à quelqu’un supposé connaître la loi théologique (la
charia).644 » Cet auteur explique que « comme il n’existe pas de clergé dans l’islam
sunnite, aucune règle ne détermine qui est apte à émettre une fatwa645 ». Une fatwa
peut ainsi être émise par l’imam d’une mosquée, un savant ou un spécialiste nommé
« mufti », désigné par les autorités religieuses et politiques dans les pays où la loi

643 Cf. Louis Massignon, Sur l’islam, Paris : Éditions Confidences de L’Herne, 1995, p. 21 et 22
644 Fethi Benslama, op. cit., p. 110
645 Ibidem.


286

islamique est à la base du droit civil et pénal. Mais aussi dans les pays, comme la
Tunisie et la Turquie, où la loi islamique n’est pas au fondement du droit national,
l’Etat contrôle l’institution qui émet les fatwas.646

Benslama fait remarquer qu’à partir des années 1970, et parallèlement au


développement de l’islamisme, il s’est produit un dérèglement du cadre traditionnel
de l’émission des fatwa. Ainsi, n’importe quel prédicateur, alors qu’ils deviennent de
plus en plus nombreux, peut émettre des fatwas, et d’autre part, les institutions
théologiques traditionnelles elles-mêmes sont infiltrées et déstabilisées par la
radicalisation. Par ailleurs, diffusées via internet et disponibles en libre accès, des
nombreuses organisations islamistes deviennent productrices de fatwas. Le danger
de ce tableau tient au fait que les fatwas constituent un pouvoir sur la conscience
des croyants.

Par ailleurs, remarque Fethi Benslama, l’abondance de l’offre de fatwas a su


créer et amplifier sa demande. Ainsi, « d’un clic n’importe quel musulman soucieux
de savoir si ce qu’il a fait ou projette est licite ou pas peut recevoir instantanément
une réponse à sa requête » 647 pointe-t-il.

Les fatwas sont donc des avis juridiques donnés par des spécialistes de la Loi
coranique. Elles ont une autorité qui se limite, en principe, au cadre d’un code
législatif où elles sont adoptées. À cause du manque d’une règle unanimement
acceptée pour déterminer qui peut émettre une fatwa, la multiplicité voire la
contradiction des fatwas autour d’un même sujet a toujours été possible ; par contre,
il y avait un cadre traditionnel dans lequel les États reconnaissaient les spécialistes
détenant l’autorité pour les émettre. Ce cadre se dérègle de plus en plus, dit Fethi
Benslama, ce à quoi s’ajoute la nouvelle pratique des fatwas on line. Le manque
d’une autorité unanimement reconnue, la décentralisation et le fonctionnement en
réseau propres à internet, semblent étonnement coïncider et démultiplier la variété
propre à la religion musulmane.

Cette tension entre l’Un indivisible, immobile, et la multiplicité, la variabilité


qui concerne ici l’interprétation de la Loi pour son application judiciaire, semble
traverser le monde musulman.


646 Ibid.
647 Ibid., p. 110 et 111


287

La notion de génération et le problème de la transmission


Une vieille tension entre l’inscription dans une tradition et le retour aux
origines traverse le monde musulman et se présente clairement dans cette notion de
génération. Comme nous verrons, la reconnaissance de l’inscription dans une lignée
de générations ne fait pas l’unanimité dans le monde musulman.

Commençons par ces références relevées au « Dictionnaire encyclopédique


du Coran » de Malek Chebel à propos du mot « génération » :

À de nombreuses reprises, le Coran évoque les générations passées,


qawm, jil (II, 134), surtout lorsqu’elles sont remplacées par
d’autres, souvent meilleures (XIV, 48). (…) Le but escompté est
clair : ayant totalement vécu leur foi, les générations passées
appartiennent désormais au temps révolu. Toute génération
nouvelle doit montrer ses dispositions à cet égard. L’autre but
pédagogique est d’expliquer par des moyens détournés, mais
néanmoins parfaitement explicites, que Dieu est en mesure de
conserver ou de supprimer un peuple, une nation, une génération
toute entière : « N’ont-ils pas vu combien Nous avons anéanti de
générations avant eux, et qui jamais ne sont revenues ? » (XXXVI,
31).648
Dans ces occurrences, les générations passées sont citées comme exemple de
comment une génération peut être anéantie, remplacée, sinon, elle est évoquée
simplement en tant qu’appartenant un temps révolu. Sans grand intérêt donc, en
tant que ce dont il s’agit c’est de la nouvelle génération, de la génération actuelle,
comme nous verrons.

Prenons quelques exemples relevés par Maxime Rodinson sur la question des
générations dans l’islam. Il parle ainsi d’une croyance qui existerait dès l’origine de
l’islam :

une tendance mystique, restée vivace dans le peuple sunnite,


envisage, pour chaque génération de croyants, une solidarité
invisible et mondiale, dirigée par une hiérarchie de saints
intercesseurs apotropéens, investie par Dieu de la dispensation
annuelle des grâces et châtiments, sans quoi la Communauté
musulmane et l’univers périraient.649


648 Malek Chebel, Dictionnaire encyclopédique du Coran, Paris : Éditions La Pochothèque, 2012, p. 253
649 Maxime Rodinson, op. cit., p. 22 et 23


288

Il y aurait donc une croyance qu’il qualifie de « mystique » dans le peuple


sunnite qui porte sur l’existence d’une solidarité invisible dans chaque génération
de l’umma à échelle mondiale. Selon celle-ci, il y aurait à chaque génération, une
hiérarchie de saints investie par Dieu pour dispenser des grâces et des châtiments.

Rodinson fait remarquer aussi que dès la fin du VIIIe siècle les sentences
attribuées au Prophète, les hadith, insistent sur une série d’éléments, dont la
primauté de la première génération sur les suivantes et l’umma conçue comme une
communauté autant idéale qu’actuelle. Cette communauté aurait une structure
interne où, bien qu’il n’y ait pas une particularisation de classes, castes, grades ou
ordres, certains compagnons du Prophète avaient la primauté sur le reste de la
communauté et les femmes venaient après les hommes650 .

Malgré le fait que la première génération aurait la primauté sur les suivantes,
l’esprit de la communauté musulmane, idéal, est toujours actuel. L’accent est mis
donc d’une part sur la première génération et de l’autre, sur le présent, sur
l’actualité.

Un autre élément relevé par Rodinson : à Basra (Irak), dès le VIIIe siècle, un
groupe de canonistes pieux, qui deviendra le noyau de l’orthodoxie sunnite
ultérieure, avait pris le nom de « gens de la tradition et de l’ensemble des
croyants »651. En faisant fi des dissentiments politiques survenus entre Compagnons
du prophète, ils soutenaient que les disciples directs de Mohammed étaient
demeurés constamment unanimes sur les prescriptions canoniques. À partir de
cette supposition, l’école des canonistes zahirites a énoncé qu’il y avait eu
positivement consensus des Compagnons en droit canon et l’école Shafi’ite
généralisa la proposition en l’appliquant aux générations successives de canonistes,
de siècle en siècle. Ainsi, pour cette dernière école et pour toute l’orthodoxie sunnite
qui l’a suivie (à différence des chiites, entre autres), la pureté de la foi de chaque
génération de croyants est préservée grâce à l’unanimité d’opinion des canonistes
de l’époque sur l’interprétation de la loi.652


650 Cf. Ibidem, p. 23
651 Cf. Ibid., p. 24
652 Cf. Ibid., p. 24 et 25


289

Ainsi, un montage particulier est nécessaire pour inscrire cette école


canonique dans un ordre successif de générations à partir d’un héritage supposé des
Compagnons du Prophète. En affirmant que c’était la caractéristique au départ, ils
font du consensus entre canonistes, la garantie du bien fondé de leur interprétation
et leur application de la loi. Le point est majeur puisque la « pureté de la foi de
chaque génération » en dépend.

Hors l’inscription dans une lignée légitime désignée par le Prophète, hors
tout ordre de succession, une série de problèmes se pose en ce qui concerne la
légitimité de l’exercice du pouvoir en son nom et la validité d’une interprétation
donnée du droit canon. En ce qui concerne la notion de « génération », l’accent n’est
pas tant mis sur la scansion temporelle, sur l’inscription dans la série de
générations, qu’il l’est sur son actualité. Un lien silencieux unirait chaque génération,
et la présence d’une hiérarchie de saints investie par Dieu pour guider la génération
actuelle des croyants garantirait la préservation de la pureté de la foi et la bonne
interprétation de la loi.

Cette caractéristique de la religion musulmane, c’est-à-dire, l’accent mis sur


la génération actuelle tout en la renvoyant à l’origine, au détriment de la référence à
la série, rend l’islam particulièrement apte à donner une réponse aux enjeux propres
de l’adolescence. Ceci particulièrement dans notre époque, où la figure du père ne
constitue plus la voie de sortie privilégiée permettant l’inscription de ce qui surgit
comme nouveau, incarné par le jeune, dans le monde des adultes.

Le verset 6 de la sourate 6 du Coran, qui énonce la destruction des


générations antérieures au profit de la création d’une génération nouvelle, donne un
bon exemple de ce qui, dans ce discours, peut attirer les adolescents qui ne trouvent
pas leur place dans le monde actuel :

N'ont-ils pas vu combien de générations, avant eux, Nous avons


détruites, auxquelles Nous avions donné pouvoir sur terre, bien
plus que ce que Nous vous avons donnés? Nous avions envoyé, sur
eux, du ciel, la pluie en abondance, et Nous avions fait couler des
rivières à leurs pieds. Puis Nous les avons détruites, pour leurs
péchés; et Nous avons créé après eux, une nouvelle génération.
Des générations passées ont été détruites par Dieu, à cause de leurs péchés et
remplacées par une nouvelle.


290

Ces points nous donnent quelques ébauches de réponse à la question que


nous nous posions : pourquoi le djihadisme peut attirer des jeunes de notre temps,
qui ne se reconnaissent pas dans une tradition quelconque, qui nient l’héritage des
générations immédiatement antérieures pour fonder ses origines dans des temps
idylliques et lointains ; des jeunes dont la subjectivité n’est pas orientée par la
fonction du Père ?

Il semblerait que c’est la deuxième génération qui est contestée par certains
courants, dont le salafisme. Si la première génération, celle de Mohammed et des
premiers califats, celle qui situe l’origine de l’umma, est acceptée par tous, pas tous
se reconnaissent comme redevables à la deuxième génération. Ceux qui
reconnaissent la deuxième génération conçoivent ainsi la série qu’elle inaugure et se
reconnaissent comme des héritiers des califats dynastiques et/ou d’une tradition
musulmane ; d’autres nient le numéro 2 et veulent reprendre l’islam à partir des
premiers califats. Dans ce deuxième système, compter jusqu’à 3 n’est pas possible.

Cette faille qui relève de la structure de l’islam, montre bien que le Père n’est
pas seulement celui qui inaugure la lignée des générations, il est aussi celui à partir
duquel on peut commencer à compter, on peut donc passer de l’1 au 2, 3, 4... Pas de
série sans Père. Si le Dieu des musulmans n’est pas père, leur Prophète ne l’est pas
non plus, puisqu’il n’a pas consenti à se mortifier en se rendant un nombre dans une
série, en concevant que quelqu’un puisse prendre son relais. C’est cette faille ce qui
rend possible que certains courants, dont le salafisme, contestent la tradition et
toute l’histoire de l’islam depuis la disparition des premiers califats.

Bien que ce soient les califats dynastiques qui se sont perpétués dans le
temps, d’autres courants qui ne reconnaissent pas cette tradition ont aussi réussi à
se frayer un chemin jusqu’à nos jours. Il serait question d’une génération toujours
nouvelle qui ne reconnaitrait que la première génération, les temps du Prophète et
des premiers califats. Sous prétexte des déviations qui se seraient produites par la
suite dans l’histoire de l’islam, ce courant rend possible la rupture avec la tradition
et l’histoire musulmane pour se refonder toujours sur la première génération.
L’éternel retour aux origines.


291

Le Coran : le texte et la voix, selon Louis Massignon


Dans la littérature que nous avons consultée, le texte « Le Coran » de Louis
Massignon se démarque en proposant une approche différente de la question
musulmane. Massignon, islamologue, lui-même catholique, a beaucoup travaillé
pour le dialogue entre les deux religions. Dans ce texte, il nous fait toucher du doigt
sa sensibilité à la beauté du Coran, où il voit –tel que les croyants musulmans-
l’expression de la voix divine.

Il rend compte de l’importance du texte coranique dans la foi des musulmans.


Quelques caractéristiques de ce texte et de la langue dans laquelle il est écrit, sont
mises en valeur par cet auteur. Par rapport à son écriture, il souligne que seulement
les consonnes sont écrites en noir tandis que l’écriture de la vocalisation et
l’intonation, en rouge et hors la ligne, est facultative. Ainsi, au moment de la lecture,
des vocalisations différentes sont possibles. Massignon arrive aussi à transmettre la
prégnance de la musicalité propre à l’arabe, le caractère sacré, la beauté du texte et
ses effets chez les croyants.

Nous citons son texte, lui-même, très éloquent :

Le texte du Coran se présente comme une dictée surnaturelle,


enregistrée par le prophète inspiré ; simple messager chargé de la
transmission de ce dépôt, il en a toujours considéré la forme
littéraire comme la preuve souveraine de son inspiration
prophétique personnelle, miracle de style supérieur à tous les
miracles physiques. Le prophète Mohammed, et tous les
musulmans à sa suite vénèrent dans le Coran une forme parfaite de
la Parole divine ; si la Chrétienté est, fondamentalement,
l’acceptation et l’imitation de Christ, avant l’acceptation de la Bible,
en revanche l’Islam est l’acceptation du Coran avant l’imitation du
Prophète. Vingt-cinq ans après la mort du Prophète, quand les
derniers survivants de ses grands Compagnons, divisés par la
vendetta, allaient en venir aux mains, il suffit à un des partis de
hisser des exemplaires du Coran au bout des lances, à Siffin, pour
obtenir une trêve qui aboutit à un arbitrage entre Ali et Mocawiya.
C’est le seul intermédiaire à invoquer auprès de Dieu, pour
connaître Sa volonté. Le texte de 114 chapitres, comprenant 6.226
versets, resté intact depuis treize cents ans. –Othman en édita une
recension officielle- dont les consonnes immodifiables peuvent être
ça et là vocalisées de plusieurs manières, constitue essentiellement


292

le Code révélé d’un État supranational. Un Code, car il rappelle aux


croyants le pacte primitif de l’humanité avec son Seigneur, et
l’effrayant jugement qui l’attend, le décret qui l’a prédestinée et la
sanction qui la menace. Dans de brèves anecdotes historiques,
allusions soit au passé des Juifs et des Chrétiens, soit à celui des
tribus arabes, soit à l’actualité politique, le texte fait entrevoir des
prophètes méconnus, des incrédules châtiés ; édicte aussi toute une
série de prescriptions sociales, formule confessant le Dieu unique,
prière rituelle quotidienne, jeune annuel, dime aumônière,
pèlerinage à la Mekke, avec des règles de statut personnel, mariage
et successions.
Mais ce livre n’est pas seulement un code ; il appartient à ce genre
de livres très rares, qui ouvre une perspective sur les fins dernières
du langage, qui n’est pas un simple outil commercial, un jouet
esthétique ou un moulin à idées, mais qui peut avoir prise sur le
réel.653
La plume de ce non-musulman nous permet de saisir le relief du texte
coranique, en ce qu’il a d’un code qui prescrit une organisation sociale, une série de
rituels, une loi, mais aussi en ce qui le dépasse et qui « ouvre une perspective sur les
fins derniers du langage », en tant que celui-ci « peut avoir prise sur le réel ». Ces
propos fort suggestifs, sembleraient indiquer que Massignon était lacanien, en
l’ignorant ou pas.

Dans le même texte, il fait remarquer aussi que le Coran est le premier texte
arabe connu qui soit rédigé en prose et non pas en vers. Il y voit une évolution de
langue qu’il explique ainsi :

Tant que les langues primitives restent magiquement captives du


rythme poétique, elles ne peuvent faire concevoir purement l’idée,
elles ne peuvent devenir des langues de la civilisation. Ce n’est pas
sans raison que le Prophète arabe dénonçait les poètes de son
temps comme des « possédés ». La rime et le mètre paralysent la
libération de la pensée captive de la mnémotechnique. L’invention
de la prose délivre la pensée des exigences métriques, des césures
et des cadences. Evidemment, le Coran contient, surtout au début
chronologique de sa notation, bien des passages en prose rimée,
mais la rime s’interrompt quand la pensée l’exige, et ne la
commande jamais.654


653 Louis Massignon, op. cit., p. 11 et 12
654 Ibidem, p. 14 et 15


293

Ainsi, selon lui, l’écriture en rythme impose une forme à l’écrit au service de
la mnémotechnique ; l’écriture en prose, en revanche, ouvre une énorme liberté
pour l’expression des idées et impliquerait une acquisition dans l’évolution d’une
langue lui permettant de devenir une langue de « civilisation ».

Massignon isole encore une autre caractéristique du Coran qui nous semble
pertinente par rapport aux questions qui sont les nôtres. Il dit que dans ce texte, la
voix de Dieu se fait entendre :

La seconde originalité du Coran, c’est son caractère d’avertissement


insinué, pour faire réfléchir, entre les lignes, à une intention
maitresse, au-delà de la voix du messager transmetteur, un texte
« inspiré », j’emploie ce mot ici tout comme on dit d’un article de
journal qu’il est inspiré : entendez qu’à travers la personnalité du
signataire notre pensée est attirée vers le véritable auteur de
l’article, il y a là une technique très particulière de la phrase.655
Louis Massignon indique ainsi que, qu’il soit lu ou entendu, le Coran fait
apparaître la dimension d’une voix qui se fait entendre au-delà de celle du
messager : ce texte « inspiré » porterait la voix de Dieu.

Dans le dernier chapitre de la première partie de notre thèse, nous avons


travaillé la dimension de la voix dans le surmoi. L’une des citations de Jacques-Alain
Miller que nous avions travaillé dit que « la voix est une dimension de toute chaîne
signifiante pour autant qu’une chaîne signifiante comme telle –sonore, écrite,
visuelle, etc.- comporte une attribution subjective656 ». La dimension de la voix peut
se faire entendre même dans l’écriture, et ceci puisque la chaîne signifiante
comporte l’attribution subjective. Lorsqu’il y a une chaîne signifiante, un sujet est
supposé en tant que support de celle-ci, et dans le Coran, ce support est porté sur le
Dieu de l’islam.

Dans Le Coran -qui veut dire « la récitation » et se caractériserait pour son


inimitabilité autant dans la dimension des idées que dans la beauté de son écriture-
la parole de Dieu est reprise « mot à mot ». Au-delà de la Loi divine, Le Coran
véhicule la voix de Dieu, qui s’exprime en langue arabe.


655 Ibid., p. 15

656 Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan et la voix », In Quarto no 54, Bruxelles : Éditions Huysmans,

Juin 1994, p. 33


294

L’islam de rupture
Plusieurs mots sont et ont été utilisés pour nommer le phénomène du
terrorisme perpétré au nom de la religion musulmane : « intégrisme »,
« fondamentalisme », « extrémisme », « radicalisation », « islamisme »,
« djihadisme ». Des groupes se revendiquant de l’islam s’autorisent des
comportements violents contre les « infidèles » qui offenseraient le Dieu auquel ils
croient. Depuis quelques années nous connaissons, perpétrés par ces groupes, des
différentes formes d’un terrorisme meurtrier extrêmement brutal et haineux.

Dans un texte de 1984 publié dans son livre sous le titre de « L’intégrisme
musulman et l’intégrisme de toujours, essai d’explication », le professeur Maxime
Rodinson, parle du désarroi lié à la vanité de la vie qui pousse les êtres humains vers
des explications religieuses ou d’autres idéologies susceptibles de donner du sens à
l’existence. Il décrit le mécanisme de manière générale : rassemblés autour d’un ou
plusieurs guides spirituels, dans une organisation qui peut se complexifier avec le
temps de manière plus ou moins hiérarchisée, différentes machines à donner du
sens à l’existence sont proposées aux sujets. On y promeut des activités concrètes
tels que la lecture des textes proposés à la méditation et à la vénération, certains
devoirs, des rites, etc., qui permettraient d’inscrire le quotidien de la vie de chacun
en relation à des objectifs significatifs. Des perspectives d’action collective sont
déterminées par une couche de dirigeants. Une espèce d’entropie s’installe
régulièrement dans ces systèmes, dit-il. Rodinson fait apercevoir qu’« un certain
intégrisme est une tendance permanente dans toutes ces structures idéologiques de
type ecclésial (fussent-elles laïques) et la conjoncture peut à tout moment la
revivifier657 ». L’intégrisme, souvent, comporterait l’aspiration du retour vers un
passé idéalisé.

À partir de ce raisonnement, c’est le manque de sens de l’existence à quoi


tout un chacun est confronté qui donnerait le combustible pour que les religions, les
sectes, les idéologies et les fanatismes de toute sorte pullulent. Remarquons que
Lacan est de ce même avis, lorsqu’il signale que le discours de la science confronte
d’avantage les sujets à l’angoisse corrélée à leur « ineffable et stupide existence », la
religion est en mesure d’y répondre en y donnant du sens.

657 Maxime Rodinson, op. cit., p. 243


295

Rodinson continue :

Cette tendance devient particulièrement virulente lorsqu’on se


trouve dans une situation de désespoir idéologique généralisé,
quand aucun substitut crédible et praticable ne se distingue à
l’horizon alors que les périls s’accumulent, que la dégradation
s’accentue.658
Pour sa part, Rodinson explique l’accentuation de cette tendance à une
« situation de désespoir idéologique généralisé », c’est-à-dire les moments où les
diverses fictions permettant se soutenir l’existence perdent de sa crédibilité ou de sa
praticabilité.

Remarquons que son explication des circonstances qui peuvent faire surgir
une particulière virulence intégriste a été aussi utilisée pour expliquer l’actuelle
montée des nationalismes xénophobes en Europe et le surgissement du nazisme
après la première Guerre Mondiale en Allemagne. Dans cette optique, l’islamisme se
rangerait comme un fanatisme religieux, réactionnaire ou idéologique parmi
d’autres.

Il nous semble que dans sa proposition explicative, deux aspects


conviendraient d’être distingués : d’une part, la dimension de conjoncture sociale,
économique et historique par laquelle ces phénomènes de fanatisme se
présenteraient aux moments de crise ou désespoir d’une société. Ainsi, quelques
idéologies répondraient à la logique de la désignation d’un bouc émissaire qui serait
le coupable du malheur de « tous ». Ceci pourrait dériver dans une sorte de tyrannie
de la majorité contre la minorité assignée à cette place. Elle pourrait devenir l’objet
rejeté qui cristallise la haine de la majorité malheureuse, et se voir punie, expulsée,
voire exterminée. Remarquons que ce n’est pas cette logique là celle qui est en jeu
dans le phénomène djihadiste actuel. Il s’agirait plutôt d’une minorité sectaire qui
essaie par le biais d’actes terroristes de gagner une existence auprès de l’Autre
occidental auquel il s’oppose.

L’autre aspect qui nous semble intéressant, c’est qu’une idéologie ou


fanatisme religieux se présente d’autant plus indialectisable qu’il fonctionne comme


658 Ibidem, p. 244 et 245


296

un bouchon sur la douleur d’exister sans transcendance, sans horizon et sans désir.
Le ressort essentiel serait donc subjectif.

Pour sa part, le philosophe marocain Mohammed Abed Jabri, spécialiste de la


pensée du monde arabe et musulman, commence son article « Extrémisme et
attitude rationaliste dans la pensée arabo-islamique659 » par la phrase :

L’histoire des Arabes et de l’islam, comme celle de nombreux autres


peuples et religions, connaît des mouvements extrémistes, produits
invariablement par des situations d’injustice sociale.660
Comme Rodinson, il considère que le terrorisme islamiste n’a pas une
relation spécifique avec la religion musulmane. Mohammed Abed Al-Jabri en
attribue la cause à la situation d’injustice sociale qui vivent certains peuples. Il
dément catégoriquement que l’agissement de ces groupes puisse trouver le
moindre fondement dans la religion musulmane proprement dite. À l’appui de
quelques versets du Coran, il démontre que l’islamisme va à l’encontre du message
de l’islam. Il en écrit :

Faut-il pour autant, au motif que les militants des mouvements


extrémistes disent agir en son nom, imputer l’existence de ces
mouvements à la nature même de la religion islamique ? L’islam est
expressément une religion du « juste milieu » et de la mesure, une
religion de la tolérance. Dans le Coran, Dieu donne au prophète
Muhammad les recommandations suivantes pour l’exercice de la
prédication : « Appelle les hommes dans le chemin de ton Seigneur,
par la Sagesse et une belle exhortation ; discute avec eux de la
meilleure manière. » (Coran, XVI, 125)
Dans les relations entre les hommes, le Coran exhorte les
musulmans à la tolérance et à l’indulgence : « Les croyants sont
frères. Etablissez donc la paix entre vos frères. Craignez Dieu ! Peut-
être vous fera-t-on miséricorde […]. O vous les croyants, évitez de
trop conjecturer sur autrui : certaines conjectures sont des péchés
[…]. O vous, les hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une
femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour
que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble d’entre vous
auprès de Dieu est le plus pieux d’entre vous. Dieu est celui qui sait
et qui est instruit de tout. » (Coran, XLIX, 10-13.) Peut-on soutenir, à


659 Serge Cordellier et autres, L’islamisme, Paris : Éditions La Découverte, les dossiers de l’état du

monde, 1994.
660 Ibidem, p. 29


297

la lecture de ces versets, que la religion islamique génère


l’extrémisme ou le fanatisme dans les relations avec les adeptes
d’autres religions ou entre les musulmans ? 661
Par la suite, en citant quelques exemples historiques, Mohammed Abed Jabri
soutient l’hypothèse que la cause des extrémismes tient à des coordonnées sociales,
culturelles et politiques d’un contexte donné. L’appel à une légitimation d’ordre
religieux, théologique ou dogmatique est fait pour donner du fondement et valider
une idéologie, un courant ou un groupe en relation au pouvoir. Jabri pointe que le
mécanisme de l’identification d’une situation présente à une situation antérieure
vécue par d’autres générations revient avec constance dans l’histoire de
l’extrémisme, dont les premiers exemples se trouvent à partir du VIIème siècle.

Bien que cet auteur ne définisse pas explicitement ce qu’est l’extrémisme


pour lui, il laisse entendre qu’il s’agit de la position de renfermement dans
d’obscurantisme face à la rationalité, au savoir, à la vérité, aux autres peuples. Pour
y faire barrage, il propose la promotion de la culture, l’éducation et l’esprit critique
dont il déplore l’absence dans les pays musulmans.

L’explication de l’intégrisme proposée par Maxime Rodinson, s’appuie sur le


besoin de donner un sens à l’existence et notamment lorsqu’une société traverse
une crise de désespoir ; celle développée par Mohammed Abed Jabri, se base sur des
coordonnées sociales, économiques et politiques des peuples à un moment donné
qui les pousse vers l’enfermement sur eux-mêmes. Dans les deux cas, le phénomène
ne serait pas spécifique à la religion musulmane, et pourrait s’étendre à toute
idéologie susceptible de conforter les sujets face à un monde qui les nie, que cette
négation soit au niveau du sens de son existence ou des conditions matérielles,
sociales et politiques de celle-ci.

Pour notre part, nous partons d’une autre hypothèse.

Tout d’abord, il faut souligner que le surgissement de ces idéologies extrêmes


ne doit en aucun cas être confondu avec la religion musulmane en générale, telle
qu’elle est pratiquée par la grande majorité des croyants. Ceci est essentiel pour
éviter l’instrumentalisation du terrorisme djihadiste afin de justifier l’islamophobie,
la stigmatisation de la population musulmane des pays occidentaux ou celle des


661 Ibid., p. 30


298

peuples islamiques. Il est donc essentiel de garder à l’esprit que les groupes
extrémistes ne constituent qu’un phénomène marginal et réactionnaire.

Cependant, cet étrange phénomène, avec toutes ses particularités, a la valeur


d’un symptôme, dans le sens psychanalytique du terme. Comme dans nos rêves, nos
lapsus, nos symptômes, c’est du fait même de ne pas nous y reconnaître que ces
formations disent quelque chose de notre vérité intime, certes rejetée, mais pas
pour autant moins essentielle. Dans ce sens, pour le déchiffrer, il faut se référer aux
détails qui lui sont propres et non pas à une explication générale dont il ne serait
que l’exemple.

Ainsi, le phénomène djihadiste tel et comment nous l’avons connu ces


dernières années, surgit dans un contexte bien précis : la rencontre, la cohabitation
entre le monde musulman et le monde occidental, avec la spécificité de leur contexte
économique, politique, social et technologique. Mais il s’inscrit aussi dans une lignée
de pensée qui a pris des formes différentes et a traversé l’histoire de l’islam depuis
ses origines, et qui a été appelé, entre autres, l’islam de rupture. Nous
commencerons donc par tenter de situer cette dérive meurtrière par rapport à la
religion où elle s’enracine et à sa structure.

Allons donc y voir de plus près.

Dans le cas spécifique du terrorisme que nous connaissons actuellement au


nom de la religion musulmane, les groupes comme Al-Qaïda ou l’État islamique
trouvent leur inspiration dans le salafisme djihadiste. Dans le livre « Qu’est-ce que le
salafisme ? », une compilation de textes publié en 2008 par Bernard Rugier, nous
trouvons la définition suivante :

Comme l’indique son étymologie, le salafisme prétend revenir aux


sources de la religion, à l’islam originel, en prenant pour référence
suprême la manière dont les premiers musulmans – les « pieux
ancêtres » (salaf al-salih) selon l’expression consacrée – ont
compris et appliqué l’islam dans l’Arabie du VIIe siècle. Selon les
musulmans salafistes, c’est d’abord la sunna du prophète
Mohammed – la compilation de ses paroles, gestes et attitudes –, et
non l’exercice de la raison individuelle, qui doit servir à interpréter
le Coran. La somme de ces hadith-s (récits ou « dits » prophétiques)
constitue la tradition du Prophète – la sunna [voie] qu’il a tracée à


299

l’usage des générations futures. Imprégnée de la vie de Mohammed,


elle donne corps aux prescriptions contenues dans le Coran. 662
Les salafistes font ainsi de la vie du Prophète le principe qui fait
jurisprudence et établit la bonne interprétation du Coran. Nous remarquons donc la
différence par rapport à d’autres courants musulmans, qui font de la variabilité
interprétative une richesse de la religion musulmane, voire la possibilité
d’aggiornamento du Coran à différents moments de l’histoire et dans l’esprit de
chaque génération.

Sans entrer dans le détail de l’histoire de la religion musulmane : ses


sécessions, ses disputes de pouvoir, ses conflits, la difficulté structurale qui implique
faire du texte sacré le principe de législation communautaire et l’organisateur du
système politique, surgît dès la mort du Prophète. Et ceci s’accentue encore lorsque
la loi religieuse, entre Coran et sunna, a la vocation d’être le seul principe législateur,
un bloc solide qui devrait pouvoir répondre à toute question susceptible de se poser
à ce niveau.

La démarche des collecteurs de hadith-s – appelés à partir


du Xe siècle les « gens du hadith » – peut donc s’analyser comme
une réaction de défense face au risque de morcellement de la foi
entraîné par le libre usage de la raison dans l’interprétation du
Coran. Transposé dans un cadre impérial et urbain difficilement
concevable à l’époque de Mohammed, l’islam était devenu victime
de son succès, puisque son adoption par de nouveaux convertis,
d’origine persane ou byzantine, suscitait en contrepartie de
nouvelles lectures et de nouveaux commentaires, où perçait
l’influence philosophique et religieuse de cultures étrangères au
milieu arabe et tribal qui avait vu naître la nouvelle religion. La
science du hadith s’est donc développée dans ce contexte de
brassages intellectuels et démographiques, comme si « les sociétés
croyantes des âges de l’islam califal post-arabique, probablement
surtout à partir de l’époque abbasside, ne voulaient plus voir de
leur passé que des figures de parfaits musulmans ». 663


662 Bernard Rugier, Qu’est-ce que le salafisme ?, Paris : Éditions Proche Orient PUF, 2008. Édition
digitale.
663 Ibidem.


300

Ainsi, au Xe siècle, la démarche des « collecteurs de hadiths » est surgit face à


la menace de l’incorporation d’étrangers dans l’umma, en réaction donc face à sa
propre ouverture à la variété d’interprétations664.

Au moyen âge, le salafisme s’opposait à la théologie spéculative qui était à ce


moment hégémonique dans l’empire. L’hanbalisme, l’une des quatre écoles de la
pensée religieuse formant le droit musulman de l’islam sunnite, soutenait que :

Incréé et éternel, le Coran ne peut pas être expliqué par la raison


humaine, puisque celle-ci, limitée par nature, ne peut percer le sens
du message divin. Pour cette raison, le croyant doit recourir aux
paroles du Prophète et des premiers musulmans pour comprendre le
sens de la volonté divine.665
Ainsi, Bernard Rugier considère, en suivant l’islamologue marocain
Abdallah Laroui, que de la première école juridique de l’islam à la dernière, il y a eu
« involution » et non « évolution ». Puisque la première, crée par Kufa par Abu
Hanifa (699-767), donnait pleine mesure à l’opinion personnelle (ra’y) dans
l’interprétation du donné sacré, alors que la deuxième, associée au nom de Ibn
Hanbal, un siècle plus tard, avait une vision hégémonique du hadith. La raison
autonome n’était plus bien accueillie au nom de la préservation de l’héritage
prophétique.666

C’est-à-dire que, depuis très tôt dans l’histoire de l’islam, lorsqu’on veut
déduire du Coran une législation et une juridiction, deux grandes versions
interprétatives s’opposent : soit chacun a le droit et le devoir de compléter le sens
du message divin, soit on fixe une version interprétative de l’islam, qui prend appui
sur la vie du Prophète et les premiers califats, pour en faire le principe de
jurisprudence valable pour toute la communauté de croyants.

Une interprétation libre et personnelle de la Loi religieuse rendrait


impossible qu’elle vaille comme principe de justice dans la communauté,
notamment si toutes les interprétations personnelles sont tenues pour valables.
D’autre part, lorsqu’on établit une interprétation pour en faire le principe de la Loi


664 Nous constatons que le mécanisme qui a donné lieu à un islam réactionnaire, est semblable au

repli identitaire qui s’installe dans le monde occidental ces dernières années, en réaction à sa propre
ouverture.
665 Bernard Rugier, Op. Cit.
666 Cf. Ibidem.


301

communautaire, soit celle-ci peut varier dans le temps –ce qui nécessite d’un guide –
calife- ou d’une élite qui assure, à chaque génération, l’interprétation valable du
Coran pour ce moment historique ; soit, au contraire, elle doit rester fixe, au plus
près des hadiths de la vie du Prophète, et éventuellement, des premiers califes, en
ignorant délibérément la variable temporelle.

Pour les salafistes, les sunnas qui racontent des épisodes de la vie du
Prophète acquièrent le même statut que le Coran. D’autre part, « Ceux qui
n’accomplissaient pas une action sanctifiée par l’exemple de Mohammed étaient,
quant à eux, coupables d’innovation (bid’a) et sortaient du cadre de la communauté
des croyants. 667 » Depuis ses origines, se prenant pour les véritables musulmans, les
véritables défenseurs de l’unicité divine, les salafistes se sont autorisés à appeler à
l’extermination d’autres musulmans tenus pour impies.

Les modalités de la croyance déterminent dès lors les conditions de


l’appartenance à l’islam – et celles-ci ne sauraient passer par la
médiation d’un cheikh soufi ou d’une interprétation personnalisée
du message divin. Le wahhabisme, grâce auquel Ibn Taymiyya a été
redécouvert à l’époque contemporaine, inaugure ainsi une
théologie du soupçon contre toutes les formes de croyances et de
pratiques qui s’éloigneraient du respect intégral de la Loi, c’est-à-
dire du Coran et de la sunna. Dans la même veine, l’un des pères de
l’islamisme moderne, l’indo-pakistanais Abou ‘Ala Mawdoudi,
établissait une distinction entre les « musulmans complets » (full
muslims) et les « musulmans partiaux » (partial muslims) pour
mettre en doute l’intégrité religieuse de ceux de ses
coreligionnaires qui ne pensaient pas comme lui.668
Le salafisme de nos jours n’est pas pourtant une doctrine unanime, plusieurs
courants s’opposent en son sein. Cependant, toutes se caractérisent par le fait de
rompre avec les écoles juridiques sunnites et la tradition de se rapporter à des
réflexions antérieures des docteurs de la Loi ; elles prônent le retour aux textes et
aux usages des temps des premiers califats.

Ainsi, tout en exhortant au retour au passé des origines, le salafisme rompt


avec la tradition. Et sur ce point, il touche un point propre à notre époque en tant
qu’il invite à rompre avec sa filiation par rapport à l’histoire immédiate, à se


667 Ibid.
668 Ibid.


302

refonder sur des origines lointaines qui se veulent authentiques et à s’avancer enfin
vers un futur idéal.

Rugier fait remarquer aussi que :

…c’est parce que le salafisme se définit par une attitude de


dégagement par rapport à toutes les formes de verticalité, que
celles-ci soient religieuses (le refus de la tradition jurisprudentielle)
ou politiques (le refus d’un lien d’allégeance national et
institutionnel) qu’il a trouvé dans l’univers immédiat et horizontal
d’Internet le réceptacle de son épanouissement. Quand elle s’opère
dans des espaces sociaux marginalisés, la mise en réseau permet
aussi aux exclus de la mondialisation de s’identifier aux premiers
musulmans qui n’avaient que la force et la simplicité de leur
engagement islamique pour affronter le monde. Par ce
renversement symbolique, les exclus retrouvent le respect d’eux-
mêmes et retournent leur exclusion en titre de supériorité morale
et religieuse par rapport à leur environnement.669
Internet, un outil ouvert crée dans le monde occidental et devenu de plus en
plus fondamental dans la vie quotidienne des gens dans toute la planète, a été donc
essentiel pour le recrutement des exclus de la mondialisation au-delà des frontières,
pour leur offrir une voie de valorisation d’eux-mêmes et de rédemption.

L’usage d’Internet par les différents groupes salafistes et djihadistes est loin
d’être nouveau. Déjà en 2001, il existait de nombreux sites, blogs et forums cryptés
où des échanges divers, des séminaires on line, des formations d’endoctrinement au
combat et même des discussions théologiques pouvaient avoir lieu. Ces dernières
années, l’appauvrissement de la qualité intellectuelle du contenu diffusé semblerait
relever d’une stratégie délibérément conçue, afin de capter le plus grand nombre
des personnes par la propagande djihadiste. Ils ont fait d’internet le moyen par
excellence pour joindre de personnes qui ne sont pas forcement les plus instruites
ou intéressées par des questions fines de théologie, mais susceptibles de
s’embarquer dans l’endoctrinement et de faire des passages à l’acte suicidaires et
meurtriers au nom d’Allah.

Rugier en écrit :

Ce cyber-activisme a sans doute été un élément déterminant dans le


669 Ibid.


303

développement de la notoriété internationale du courant salafiste,


en particulier dans sa composante jihadiste, radicale et très
minoritaire. Cette présence continue s’est traduite par la
multiplication de sites qui tissent l’existence d’une oumma virtuelle
dans un monde globalisé, où chaque participant entretient le
sentiment d’appartenir à une même communauté islamique à
travers les flux immatériels du Web.670
Aujourd’hui, nous pourrions mettre en question l’adjectif « très minoritaire »
écrit dans ce paragraphe. En effet, la réussite de leur stratégie s’est avérée
surprenante dans son efficacité. Comment expliquer l’impressionnant succès d’un
appel meurtrier lancé sur le Web au nom d’une idéologie théologique anachronique
sur une population de jeunes occidentaux ?

Au manque de sens de la vie qui semble être plus que jamais dévoilé dans nos
sociétés occidentales contemporaines, vient répondre un sens religieux. Cette
explication garde sa pertinence. Mais à ceci, il faut ajouter, pour mieux comprendre
comment de tels phénomènes peuvent se produire, le surgissement d’une voix dans
cet appel lancé sur internet.

Nous pouvons avancer que, dans ce sens, le phénomène djihadiste n’est pas
seulement un symptôme de la religion musulmane, il l’est aussi du monde occidental
contemporain. Il concerne aussi nos sociétés postmodernes et la place que les
discours qui la déterminent accordent à ces jeunes. Au-delà de la dénonciation des
conditions matérielles, sociales, économiques et politiques auxquelles ces jeunes
sont confrontés dans notre civilisation, il semblerait que ce qui apparaît exprimé par
la montée de l’adhésion au djihadisme chez des jeunes européens, tient à ce qu’ils se
retrouvent dans l’économie capitaliste et le monde occidental déjà dans une position
d’objet déchet.

Cet appel lancé dans le réseau anonyme d’internet, peut être compris comme
une interprétation à la question « que me veut l’Autre ? », « que me veut Dieu ? ». Si
ces sujets sont sensibles à la réponse meurtrière qu’on leur propose à cette question
énigmatique, ceci tient à ce que cette réponse est, d’une certaine manière déjà-là


670 Bernard
Rugier et autres, « Le rôle d’internet dans la diffusion de la doctrine salafiste » de
Dominique Thomas, in Qu’est-ce que le salafisme ? Paris : Éditions Proche Orient PUF, 2008, p. 100


304

pour eux. Ils sont déjà appelés à se faire disparaître 671 . L’Autre de ces sujets, avant
même d’être le Dieu de la religion musulmane, est la civilisation occidentale de nos
jours, capitaliste et scientifique. Avant la rencontre avec l’appel djihadiste, ces sujets
avaient affaire à cet Autre-là qui leur avait déjà fait entendre d’une voix aphone,
l’impératif : « Crève ! ». Le destin de crever leur était déjà assigné. L’appel djihadiste
ne fait qu’en prendre le relais et l’accorder un sens messianique.

Le djihadisme et l’accès à la Chose


Le psychanalyste Réginald Blanchet dans son article « Réflexions lacaniennes
sur le djihadisme » publié au Club Mediapart672, reprend la formule de Lacan À
« Radiophonie » travaillée par Éric Laurent et Jacques-Alain Miller dans le séminaire
« L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique » selon laquelle l’objet a vient, de
nos jours, au zénith social.

Selon Blanchet, dans le djihadisme c’est l’accès à Chose qui serait mis au
premier plan, en tant qu’il n’admet pas le découpage de la jouissance rattaché à la
mise en fonction de l’objet petit a.

L’appel djihadiste et l’appel du surmoi auraient ainsi la même structure : il


s’agirait d’un appel à la jouissance pure qui ne passerait pas par la castration. Mais là
où normalement le surmoi rencontre l’impossible de cet appel, le djihadiste le
réalise au prix de sa vie. Aucune concession aux semblants de la civilisation, aucun
passage par la castration. Blanchet fait remarquer qu’il n’y a rien de mieux que le
martyr pour réaliser le fétiche noir, il n’y est pas en tant que sujet mais en tant
qu’objet au service de l’horreur de l’Autre, ce qui lui permet de faire fi de la
castration.

Nous avions écrit dans notre première partie que, dans son séminaire VII,
Lacan situe au-delà du franchissement des limites du bien et du beau, le champ où se
profile justement l’accès à la Chose.

Lacan y dit :

671 C’est peut-être sur ce point que les cliniciens avons plus des chances d’intervenir afin de faire

barrage à cette identification à l’objet chu de l’Autre et d’accompagner les sujets dans la trouvaille ou
la création d’autres solutions leur permettant de se faire une place dans le monde.
672 Article trouvable sur: https://blogs.mediapart.fr/jam/blog/010415/reflexions-lacaniennes-sur-

le-djihadisme


305

En somme, Kant est de l’avis de Sade. Car, pour atteindre


absolument das Ding, pour ouvrir toutes les vannes du désir, qu’est-
ce que Sade nous montre à l’horizon ? Essentiellement, la douleur.
La douleur d’autrui, et aussi bien la douleur propre du sujet, car ce
ne sont à l’occasion qu’une seule et même chose. L’extrême du
plaisir, pour autant qu’il consiste à forcer l’accès à la Chose, nous ne
pouvons le supporter.673
Dans ce champ, on ne s’arrête plus face au mirage de l’image, ni face à la
douleur, au corps propre ou ni au corps de l’autre, on ne se laisse plus intimider par
la répugnance ou l’horreur. Il y règne la pulsion de mort. C’est vers cette jouissance
pure et impossible que pousse le surmoi. Le passage à l’acte djihadiste que nous
avons connu ces dernières années s’avance sans hésitation vers cette même zone
dont on ne sort pas vivants.

En définitive, pour faire barrage au djihadisme, il faut faire barrage au surmoi


contemporain lorsque, sourdement, il ordonne : « Crève ! ». La seule arme dont nous
pouvons nous servir c’est l’insistance, l’obstination, la persévérance d’un désir non
anonyme porté sur la présence de l’analyste ; désir de percer une place pour chacun
dans l’Autre de nos sociétés occidentales et désir de construire pour chacun une
alternative possible à l’identification à l’objet déchet propre à la « mélancolie
ordinaire » hypermoderne.


673 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions La Martinière,

2013, p. 97


306












CONCLUSION


307

Conclusion
Reste à dire

Le déclin du père et le surmoi


Notre travail de recherche nous a permis de situer quelques effets de déclin
du père dans la subjectivité et la civilisation actuelles.

Dans la clinique, nous rencontrons des sujets qui souffrent de ne pas trouver
du goût ni du sens à leur vie, voire d’être voués à un destin tragique. C’est-à-dire, les
phénomènes cliniques qui ont conduit Freud à l’élaboration du concept du surmoi.
La « tristesse ordinaire contemporaine », qui relève d’une nouvelle forme du «
désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie 674 », semblerait
s’étaler à grande échelle. Curieusement, c’est à l’époque où les sujets refusent de se
servir de l’Autre, voire au moment de la « démission » de l’Autre –qui n’existe pas-
de sa fonction, qu’ils se trouvent davantage confrontés au « tout est écrit », au destin
inéluctable propre de la pulsion de mort qui règne dans le surmoi. À l’époque de
« tout est possible » et de la prescription du bonheur, les sujets sont
particulièrement confrontés à la lassitude et l’ennui.

Le fait que l’extension de l’humeur triste advienne au moment du déclin du


père, correspond à ce que Lacan avait dit concernant « la vraie fonction du père [qui
est celle] d’unir le désir et la loi675 ». La Loi, dont le (désir du) père occupe la
fonction de garant, s’avère décisive pour que le sujet puisse avoir, à son tour, accès
au désir. Ainsi, le déclin du père atteint la signification phallique qui permet la mise
en place du vecteur du désir. Les sujets se retrouvent davantage confrontés à la
douleur d’exister, à l’absurde de leur propre existence, à l’identification voire
l’identité avec l’objet a, et plus livrés à l’appel à la jouissance du surmoi.

Ce dernier aspect se présente, a priori, comme paradoxale : alors que la


fonction du père décline, l’appel à la jouissance pure du père originel s’accroit. C’est


674 Jacques Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits,

Paris : Éditions du Seuil, 1966, p. 558


675 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Écrits, Paris : Éditions du Seuil,

1966, p. 824


308

d’ailleurs ce que le phénomène djihadiste démontre. Les jeunes occidentaux,


décrochés de l’Autre social, déracinés, trouvent dans la religion musulmane -dont
l’histoire et la structure sont traversées par une faille particulière dans la succession
et la transmission entre générations- un réconfort inattendu. Les sujets, libres de
toute attache à une tradition quelconque, sont tout particulièrement confrontés à la
question de l’origine. Sur ce point précis, le salafisme a su incarner une option
intéressante pour ces jeunes.

Ainsi, il se constate qu’avoir affaire à un père inscrit dans une lignée, châtré
donc, quelqu’un qui incarne la fonction tout en donnant une version du désir, une
père-version, semblerait être une manière privilégiée de faire barrage au père
originel et son appel à la jouissance pure.

Pour sa part, la psychanalyse n’a pas vocation à se consacrer à rétablir le père


d’antan dans sa fonction. Les positions réactionnaires qui tentent d’arrêter le
mouvement de la civilisation se démontrent, non seulement absurdes dans leurs
arguments, mais aussi porteuses de violence. En revanche, la psychanalyse peut
loger et orienter le travail du sujet, afin qu’il trouve ou invente une solution « sur
mesure » à sa tristesse et une « formule 676 » lui permettant de supporter son
existence.

Loi, religion et surmoi


Nous évoquions donc la fonction du père, dont, selon Lacan, le « nom est le
vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir677 ». Le père châtré, désirant,
humanise donc la Loi.

Le parcours réalisé autour des religions juive, catholique et musulmane, nous


a permis de saisir l’articulation intime entre la religion et l’avènement d’une Loi,
même d’un code précis :

• Le judaïsme advient avec la Loi de Moïse. Le Peuple Élu, dépositaire de la Loi


divine, se consacre à la discipline de sa lecture et son déchiffrage.


676 Selon l’expression de Arthur Rimbaud reprise par Philippe Lacadée dans son livre Los sufrimientos

modernos del adolescente.


677 Jacques Lacan, « Note sur l’enfant », in Ornicar ?, n° 37, avril-juin 1986, p. 13-14


309

• Le christianisme tient au surgissement d’un commandement qui, selon Jésus,


résume tous les autres de la Loi de Moïse : « Aime Dieu de tout ton cœur et
ton prochain comme toi-même ». Commandement qui, comme nous avons
pu le démontrer, malgré son apparente bienveillance, comporte le ressort du
rejet de l’autre.
• L’islam instaure la Loi coranique dont le surgissement s’inscrit comme un
progrès législatif remarquable par rapport à l’organisation tribale qui le
précédait. Plus précisément, il surmonte la Loi du Talion en élargissant la
solidarité à toute la communauté des croyants et en établissant des peines
précises pour les crimes commis.

Les religions font supporter par un Dieu l’instauration d’une Loi. Cette
dernière établit un système et une organisation communautaire dans laquelle
s’inscrivent les existences singulières, au même temps qu’elle fixe une interprétation
à la question angoissante : Que me veut l’Autre ? Les religions se fondent sur une Loi
et proposent un traitement spécifique de la question universelle de la faute.

Tel que le désir, le surmoi apparaît aussi intimement lié et soumis à la Loi –
selon Lacan, cette dernière ouvre à la dimension proprement humaine- en tant que
marque de l’implication du sujet dans celle-ci. Loi qu’il ne peut qu’ignorer en partie,
mais qui le concerne et le juge pourtant. Si le surmoi est la Loi et sa destruction, c’est
parce qu’elle porte le caractère d’exigence intransigeante et insensée de celle-ci
avant qu’elle soit soumise au processus dialectique, qui l’humanise.

Les religions apparaissent donc comme une solution symptomatique qui, tout
en restant chèrement payée, s’est avérée effective pour traiter le problème du
surmoi pendant une période considérable de l’histoire et une partie importante de
la population mondiale. La « globalisation », c’est-à-dire, au-delà de la rencontre
avec des personnes inscrites dans d’autres traditions, le fait qu’on ne puisse plus
totalement échapper à cette rencontre et à la mise en question de ses propres
mœurs qu’elle suscite, a modifié les discours religieux sans pour autant les faire
disparaître. Par ailleurs, Lacan avait, au contraire, prophétisé le triomphe de la
religion.

Le djihadisme et notre civilisation


310

Dans l’islam, à la différence des deux autres monothéismes que nous avons
étudiés, il s’agit d’un Dieu-Un qui n’a aucune relation avec la notion du père. Cette
caractéristique, ainsi que le fait que Mohamed n’ait pas prévu de succession, sont à
la racine de l’une des fentes qui s’inscrira depuis le début dans l’histoire de cette
religion. Ainsi, un courant s’appuiera sur la lignée des générations adhérant à une
tradition musulmane et l’autre le niera, en renvoyant chaque génération à l’origine
de l’islam et notamment aux premiers califats. Étant donné que l’islam n’est pas
seulement une religion mais aussi le régime politique, législatif, social et
économique de la communauté des croyants –l’umma- cette disjonction jalonne, de
manière singulière, son histoire.

Le salafisme, dont s’inspire le djihadisme que nous avons connu ces dernières
années, relève de cet effort pour rétablir la charia telle qu’elle régissait l’umma au
temps des premiers califats. En ceci, elle est l’exemple presque caricaturale de
l’insensé de la Loi du surmoi. Par ailleurs, tout aménagement, mise au point ou
négociation qui aurait eu lieu au long des siècles est tenu pour une déviation
condamnable de l’islam.

Ce qui, au premier abord, apparaît comme particulièrement étonnant, c’est


l’adhésion qu’une telle proposition rencontre chez des jeunes européens à travers
un simple appel meurtrier lancé sur internet. Le concept du surmoi permet de lire et
comprendre ce retour sur la scène du monde de la figure du « martyr », l’auto-
sacrifice connotant le paroxysme du pousse-à-jouir. « Croyez-moi », disait Lacan en
1960, « le jour du triomphe des martyrs, c’est l’incendie universel678 ».

Dans la société du « Grand Nombre » -selon l’expression de Marie-Hélène


Brousse- ce dont il est question pour la victime sacrificielle qui s’offre
volontairement au moment du passage à l’acte, est de faire le plus grand nombre de
morts avant de trouver sa propre fin. Le vacarme de se faire exploser semblerait la
seule façon de faire résonner leur existence dans la scène du monde et de gagner
leur place de héros dans le paradis. Ainsi, en même temps qu’ils échappent à leur
destin de déchet en se rendant des héros de la mort, ils accèdent à la Chose et
réalisent l’appel à la jouissance pure qui ne passerait pas par la castration.


678 Jacques Lacan, Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p.

247.


311

Tout de même, son étonnant succès dans le monde occidental semble tenir à
ce que cet appel meurtrier reprend et donne un sens transcendant à un destin de
déchet qui était déjà là. C’est la voix aphone véhiculée par les discours occidentaux
qui avait déjà été entendue par ces jeunes. Ainsi, cet appel ne fait que reprendre la
violence surmoïque actuelle qui parvient à leurs oreilles et que nous pouvons
formaliser sous la formule : « Crève ! ».

D’autres injonctions silencieuses

Ainsi, les attaques terroristes et l’adhésion à la cause djihadiste ne


s’inscrivent pas seulement en rapport à la religion musulmane mais aussi en
réaction à ce que ces jeunes rencontrent en occident. C’est justement sur ce point
que s’ouvrent des perspectives de recherche à approfondir pour la suite. Notre
civilisation actuelle est façonnée de manière particulière par deux discours : celui de
la science et celui du capitalisme, que nous avons évoqués dans quelques passages
de notre thèse. C’est dans ce contexte-là qui s’inscrit ce déchirant et surmoïque
« triomphe de la religion ».

Justement, Lacan avait été anticipé ce triomphe, au vu de l’avancée du


discours de la science. Ne reconnaissant pas la validité des savoirs qui ne
répondraient pas aux critères et à la méthode scientifique, le scientifique à la
commande met à mal les solutions fournies par la tradition. La science avance en
niant des questions humaines qui sont essentielles pour donner une assise à la vie
de chacun en termes d’existence subjective : la question de la Loi, du sens, du désir
de l’Autre… C’est pour cela que Lacan avait dit que le sujets iraient vers la religion
pour trouver du sens à leur existence et se désangoisser. Miller dit, par ailleurs, que
la science, loin de proposer une alternative, détruit aussi les fixions qu’elle même
crée.

D’autre part, le discours capitaliste peut permettre de cerner un autre aspect


majeur qui nous semble en jeu : la pousse à l’identification à l’objet déchet, qui
semble se corréler à la pousse à la consommation, à la promotion de soi, à
l’impératif « Enjoy ! » ou « Sois heureux ! ». Ce champ, dont l’incidence apparaît


312

clairement tout aussi bien au niveau clinique que dans le phénomène djihadiste,
peut aussi être éclairé par sa mise en perspective à travers du concept du surmoi.

Nous constatons donc à la fin de ce travail, le besoin d’approfondir la


compréhension de notre époque et sa subjectivité, en appliquant le concept de
surmoi à ces autres champs : le discours de la science, le discours capitaliste, et nous
ajouterons aussi le scientisme.

La nécessité et l’urgence de préciser le surmoi spécifique que ces discours


font surgir, d’identifier la sommation que celui-ci peut imposer à la société actuelle
et à ses sujets, et d’explorer les modes par lesquels il peut avoir comme effet, y
compris éventuellement, l’exclusion de certains, relèvent d’un enjeu politique,
éthique et clinique tel que nous l’avons pointé précédemment.

Un traitement par le savoir


D’autre part, Lacan nous apprend que de la mélancolie à la tristesse
ordinaire, il est question de la clinique du refus de l’inconscient, de lâcheté morale
au regard du devoir de bien dire et de se repérer dans la structure. Dans son texte
« Télévision », Lacan oppose au péché de la tristesse, une vertu : le gai-çavoir. Notre
thèse et, plus largement, le mouvement de la psychanalyse participent de cette
dernière démarche.

Nous avions dit, dans notre thèse, que face à ce Dieu qui parle mais dont
l’énigme de ce qu’il veut dire, de ce qu’il veut de son peuple, reste entière ; le Peuple
Juif se consacre, depuis toujours, à la discipline du déchiffrement. En ceci, l’esprit du
judaïsme coïncide avec le devoir de se repérer dans la structure dont parle Lacan et,
qui par ailleurs, l’anime. C’est pour cela que nous avons risqué l’hypothèse que le
Dieu de Lacan, ce Dieu qui est inconscient, c’est le Dieu des Juifs.

Comment faire le tri entre ce devoir et l’exigence surmoïque ?

Arrêtons-nous quelques instants à ce que Lacan avait pu déclarer dans son


séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant à son propre égard. Il y avait
dit : « La seule chose dont je n’ai jamais traité, c’est du surmoi679 ». Cette phrase


679 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris : Éditions

du Seuil, 2007, p. 90


313

faisait suite à quelques propos autour de sa fatigue face à la tâche qu’il s’était
imposée :

Quoi qu’il en soit, vous m’en croirez si vous voulez, étant donné
l’état de fatigue où vous me sentez certainement, après m’être tapé
de bout en bout les machins sur l’écriture [thème qu’il abordait] –
parce que je fais ça, n’est-ce pas ? Je me crois obligé de faire ça. La
seule chose dont je n’ai jamais traité, c’est du surmoi. Je me crois
obligé de lire ça de bout en bout.680
Lacan se sent obligé de s’imposer cette tâche de lecture épuisante, qu’il
n’hésite pas à rapporter au surmoi. Il laisse supposer qu’il serait sous l’emprise de ce
concept qu’il n’avait pas traité.

Quelques années plus tard, il revient sur le surmoi lors de la leçon du 8


février 1977 de son séminaire L’insu que sait de l’une bévue s’aile a mourre -celle-ci
étant la toute dernière fois où Lacan a parlé du surmoi- :

L’idéal, l’idéal du moi, en somme, ce serait d’en finir avec le


symbolique, autrement dit, de ne rien dire. Quelle est cette force
démoniaque qui pousse à dire quelque chose, autrement dit à
enseigner, c’est ce sur quoi je n’arrive pas à me dire que c’est ça le
surmoi, c’est ce que Freud a désigné par le surmoi… 681
Lacan situe ainsi, d’une part, un idéal du moi, qu’il énonce comme « en finir
avec le symbolique », « ne rien dire », et de l’autre, une force démoniaque qui le
pousse à dire quelque chose, à enseigner ; il met le surmoi de ce côté. La force
démoniaque serait ce que Freud a désigné comme étant le surmoi. Mais, dit-il, il
n’arrive pas à se dire que c’est bien cela. Il n’en parlera plus, il continuera à
enseigner ; on dit qu’il parlait de moins en moins dans ses derniers séminaires…
Jusqu’à son dernier séminaire, le Moment de conclure.

Déjà à la fin de notre travail d’écriture, nous constatons que dans ce contexte-
ci, l’effort que nous avons réalisé pour extraire un savoir de ce concept « non traité »
par Lacan a été aride ; mais, à la fois, il a participé de la volonté de se repérer dans la
structure, et il s’est inscrit dans la culture de la vertu du gai savoir. Mais l’acquisition
de ce savoir a été coûteuse.

Nous citons Lacan à ce propos :



680 Ibidem.
681 Jacques Lacan, Le séminaire, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à moure, (1976-1977), inédit.


314

Le statut du savoir implique comme tel qu’il y en a déjà, du savoir, et


dans l’Autre, et qu’il est à prendre. C’est pourquoi il est fait
d’apprendre.
Le sujet résulte de ce qu’il doive être appris, ce savoir, et même mis à
prix, c’est-à-dire que c’est son coût qui l’évalue, non pas comme
d’échange, mais comme d’usage. Le savoir vaut juste autant qu’il coute,
beau-coût, de ce qu’il faille y mettre de sa peau, de ce qu’il soit difficile,
difficile de quoi ? –moins de l’acquérir que d’en jouir682.
Le savoir est à prendre, il est déjà là, dans l’Autre. Mais pour faire cela, il faut
payer de sa peau ce qu’il vaut, c’est-à-dire, beau-coût. La valeur du savoir n’est pas
en tant dans celle de l’échange mais plutôt celle de son usage. La difficulté, dit Lacan,
n’est pas tant dans l’acquisition du savoir que dans son exercice, c’est-à-dire, dans sa
jouissance.

Ainsi, trouvons-nous dans cet exercice, la vérification de notre hypothèse de


départ sur l’utilité actuelle du concept du surmoi.


682 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, (1975), Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 89


315












BIBLIOGRAPHIE


316

Bibliographie
I- Ouvrages et articles de Sigmund Freud

• Freud, S., Abrégé de psychanalyse (1940), Paris : Éditions PUF, 1985.


• Freud, S., « Actuelles sur la guerre et la mort » (1915), in Œuvres complètes,
vol. XII. Paris : Éditions PUF, 2005.
• Freud, S., « Angoisse et vie pulsionnelle » (1933), conférence XXXII, in
Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris : Éditions
Gallimard, 1989.
• Freud, S., Au-delà du principe de plaisir (1920), Paris : Éditions PUF, 2010.
• Freud, S., « Deuil et Mélancolie » (1917), in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris :
Éditions PUF, 1988.
• Freud, S., Deuil et mélancolie, Paris : Éditions Payot et Rivages, 2011.
• Freud, S., « Dostoïevski et la mise à mort du père » (1928), in Œuvres
complètes, vol. XVII. Paris : Éditions PUF, 1994.
• Freud, S., Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Paris : Éditions PUF, 1993.
• Freud, S., « La décomposition de la personnalité psychique » (1933),
conférence XXXI, in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse,
Paris : Éditions Gallimard, 1989.
• Freud, S., « La disparition du complexe d’Œdipe » (1923), in Œuvres
complètes, vol. XVII. Paris : Éditions PUF, 1992.
• Freud, S., La naissance de la psychanalyse (1887-1902), Paris : Éditions PUF,
1991.
• Freud, S., Le malaise dans la civilisation (1930), Paris : Éditions Points, 2010.
• Freud, S., « Le problème économique du masochisme » (1924), in Du
masochisme. Paris : Éditions Payot & Rivages, 2011.
• Freud, S., « Le problème économique du masochisme » (1924), in Œuvres
complètes, vol. XVII, Paris : Éditions PUF, 1992.
• Freud, S., « Le moi et le Ça » (1923), in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris :
Éditions PUF, 1995.
• Freud, S., « Le refoulement » (1915), in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris :
Éditions PUF, 1988.


317

• Freud, S., Lettres de famille de Sigmund Freud et des Freud de Manchester,


Paris : Éditions PUF, 1996.
• Freud, S., « Manuscrito G. La melancolía » (1895), lettre à Fliess no 21, in
Obras completas, vol. I, Buenos Aires : Éditions Amorrortu, 2011.
• Freud, S., « Manuscrito N. Anotaciones III » (1897), carta a Fliess no 64, in
Obras completas, vol. I, Éditions Amorrortu, Buenos Aires, 2011.
• Freud, S., « Névrose et psychose » (1924), in Œuvres complètes, vol. XVII,
Paris : Éditions PUF, 1992.
• Freud, S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933),
Paris : Éditions Points, 2010.
• Freud, S., « Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense » (1896),
in Œuvres complètes, vol. III, Paris : Éditions PUF, 2005.
• Freud, S., « Psychanalyse » (1923), in Résultats, idées, problèmes, vol. I, Paris :
Éditions PUF, 1984-1985.
• Freud, S., « Psychanalyse et théorie de la libido » (1923), in Œuvres complètes,
vol. XVI, Paris : Éditions PUF, 1991.
• Freud, S., « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), in Œuvres
complètes, vol. XVI, Paris : Éditions PUF, 1991.
• Freud, S., Pour introduire le narcissisme (1914). Paris : Petite bibliothèque
Payot, 2011.
• Freud, S., « Pour introduire le narcissisme » (1914), in La vie sexuelle, Paris :
Éditions PUF, 1997, p. 81 à 105
• Freud, S., « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique
entre les sexes » (1925), in Œuvres complètes, vol. XVII, Paris : Éditions PUF,
collection Quadrige, 1992.
• Freud, S., « Quelques types de caractère dégagés par le travail
psychanalytique » (1916), in Ouvres complètes, vol. XV, Paris : Éditions PUF,
1996.
• Freud, S., « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse »
(1925), in La vie sexuelle, Paris : Éditions PUF, 1997, p. 55 à 65
• Freud, S., Totem et Tabou, (1912), Paris : Éditions Payot & Rivages, 2001.


318

• Freud, S., Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Paris : Éditions Folio
Essais, 2005.
• Freud, S., « Un enfant est battu » (1919), in Névrose, psychose et perversion,
Paris : Éditions PUF, 1974.
• Freud, S., « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (1910), in Œuvres
complètes, vol. X, Paris : Éditions PUF, 1993.

• Freud, S. et Jones, E., Correspondance complète (1908-1939), Paris : Éditions


PUF, 1998.

• Freud, S. et Bullitt, W., « Le président Wilson » (1967), in Œuvres complètes,


Paris : Éditions PUF, 1994.

II- Ouvrages et articles de Jacques Lacan

• Lacan, J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la


psychose », in Écrits, Paris : Éditions du Seuil, 1966.
• Lacan, J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en
criminologie », in Écrits I, Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 124 à 150.
• Lacan, J., « Kant avec Sade », In Écrits II, Paris : Éditions du Seuil, 1999, p. 243
à 269
• Lacan, J., « L’agressivité en psychanalyse », in Écrits I, Paris : Éditions du Seuil,
1999, p. 100 à 123
• Lacan, J., « La Chose Freudienne », in Écrits, Paris : Éditions du Seuil, 1966, p.
401 à 436
• Lacan, J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », in Autres écrits, Paris :
Éditions du Seuil, 2001, p. 101 à 120.
• Lacan, J., « L’étourdit », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 449
à 495.
• Lacan, J., Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris : Éditions du
Seuil, 1975.
• Lacan, J., Le séminaire, livre II, Le moi dans le théorie de Freud et dans la
technique de la psychanalyse, Paris : Éditions du Seuil, 1978.
• Lacan, J., Le séminaire, livre III, Les psychoses, Paris : Éditions du Seuil, 1981.


319

• Lacan, J., Le séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris : Éditions du Seuil,
1994.
• Lacan, J., Le séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris : Éditions
du Seuil, 1998.
• Lacan, J., Le séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris : Éditions
La Martinière, 2013.
• Lacan, J., Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du
Seuil, 1986.
• Lacan, J., Le séminaire, L’identification, (1962-1963), inédit, sur :
http://gaogoa.free.fr/SeminaireS.htm
• Lacan, J., Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris : Éditions du Seuil, 2004.
• Lacan, J., Le séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris : Éditions Seuil-Point, 1973.
• Lacan, J., Le séminaire, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, (1964-1965),
inédit.
• Lacan, Jacques, Le Séminaire, L’objet de la psychanalyse, (1965-1966), inédit.
• Lacan, J., Le séminaire, livre XVI : D’un Autre à l’autre, Paris : Éditions du Seuil,
2006.
• Lacan, J., Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris : Éditions
du Seuil, 1991.
• Lacan, J., Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant,
Paris : Éditions du Seuil, 2007.
• Lacan, J., Le séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris : Éditions du Seuil, 2011.
• Lacan, J., Le séminaire, livre XX, Encore, (1975), Paris : Éditions du Seuil, 1999.
• Lacan, J., Le séminaire, « RSI », (1974-1975), inédit.
• Lacan, J., Le séminaire, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à moure, (1976-
1977), inédit.
• Lacan, J., Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, (1938),
Paris : Navarin Editeur, 1984.
• Lacan, J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », in
Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001,p. 23 à 84.
• Lacan, J., Le triomphe de la religion, Paris : Éditions du Seuil, 2005.


320

• Lacan, J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », in


Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 121 à 126
• Lacan, J., « Radiophonie », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p.
403 à 447
• Lacan, J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Écrits, Paris :
Éditions du Seuil, 1966.
• Lacan, J., « Télévision », in Autres écrits, Paris : Éditions du Seuil, 2001, p. 509
à 545

III- Articles et séminaires de Jacques-Alain Miller

• Miller, J.-A., « Clínica del superyó », In Recorrido de Lacan, Buenos Aires :


Editions Manantial, 2011.
• Miller, Jacques-Alain, Cours du 3 mars 1982, inédit.
• Miller, J.-A., « En direction de l’adolescence », intervention de clôture à la
troisième Journée de l’Institut de l’Enfant, Sur : https://www.lacan-
universite.fr/wp-content/uploads/2015/04/en_direction_de_ladolescence-
J_A -Miller-ie.pdf
• Miller, J.-A., « Jacques Lacan et la voix », In Quarto no 54, Bruxelles : Éditions
Huysmans, Juin 1994.

• Miller, J.-A., « Le choix forcé », In La Cause Freudienne no 5, Paris : Éditions


Navarrin, Octobre 1983.

• Miller, J.-A., « La clinique de Jacques Lacan », Cours inédit du 24 février 1982.


• Miller, J.-A, « Retour de Grenade, Savoir et satisfaction », In La Cause
Freudienne no 33. Paris : Éditions Navarrin, Mai 1996.
• Miller, J.-A., « Théorie du caprice », In Quarto no 71, Bruxelles : Éditions
Huysmans, Aout 2000.
• Miller, J.-A., « Une fantaisie », In Mental no 15, La psychanalyse appliquée à
tous les âges, Paris : Éditions Navarrin, Février 2005.
• Miller, J.-A. et Laurent, E., « L’Autre n’existe pas », In La Cause Freudienne no
35, Paris : Édition Navarrin, 1997.


321

• Miller, J.-A. et Laurent, É., El Otro que no existe y sus comités de ética, Buenos
Aires : Éditions Paidós, 2005.
• Miller, J.-A. et autres, La convention d’Antibes, La psychose ordinaire, Paris :
Éditions du Seuil, 1998.
• Miller, J.-A. et autres, Lakant, Paris : Diffusion Navarin Seuil, 2003.
• Miller J.-A. et autres, Variétés de l’humeur, Conversation clinique de l’UFORCA,
Paris : Editions Navarrin, 2008.

IV- Ouvrages et articles des psychanalystes postfreudiens

• Abraham, K., « Perte, deuil et introjection », in Freud, S. Deuil et mélancolie,


Paris : Petite bibliothèque Payot, 2011.
• Athanassiou, C., Le Surmoi, Paris : Presses Universitaires de France, 1995.
• Bégoin, J., « Le Surmoi dans la théorie klenienne et postklenienne », in
Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Surmoi II. Paris : Presses
Universitaires de France, 1995,
• Chasseguet-Smirgel, J., « Le Surmoi et l’Idéal du Moi », in Monographies de la
Revue Française de Psychanalyse, Surmoi II, Paris : Presses Universitaires de
France, 1995.
• Cosnier, J., « Le Surmoi et la femme », in Monographies de la Revue Française
de Psychanalyse, Surmoi II, Paris : Presses Universitaires de France, 1995.
• Daillie, L., La Bio-logique du Surmoi, Saint André de Sangonis : Éditions
Bérangel, 2014.
• Delrieu, A., Sigmund Freud, Index thématique, 3ème édition, Paris : Éditions
Economica, 2008.
• Diatkine, G., « Les psychopathes et leur Surmoi », in Monographies de la Revue
Française de Psychanalyse, Surmoi II, Paris : Presses Universitaires de France,
1995.
• Grunberger, B. et Chasseguet-Smirgel, J., Le ça, le moi, le surmoi, Paris : Tchou
éditeur, 1978.


322

• Fréjaville, A., « Le Surmoi dans les textes psychanalytiques anglais et


américains », in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Surmoi
II, Paris : Presses Universitaires de France, 1995.
• Jones, E., Théorie et pratique de la psychanalyse, (1948), Paris : Editions Payot
& Rivages, 1997.
• Jones, E., « La conception du surmoi », in Monographies de la Revue Française
de Psychanalyse, Surmoi II. Paris : Presses Universitaires de France, 1995.
• Klein, M., La psychanalyse d’enfants, Paris : Éditions PUF, 1982.
• Lagache, D., « Sur la structure du surmoi : relations évolutives entre Idéal du
Moi et Moi idéal », in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse,
Surmoi II. Paris : Presses Universitaires de France, 1995.
• Lebovici, S., « Quelques notes sur la genèse et l’évolution du Surmoi », in
Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Surmoi II. Paris : Presses
Universitaires de France, 1995.
• Penot, B., « L’instance du Surmoi dans les Ecrits de Jacques Lacan », in
Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Surmoi II, Paris : Presses
Universitaires de France, 1995.
• Porge, E., Voix de l’écho, Toulouse : Éditions Érès, 2012.
• Reik, T., Le rituel-psychanalyse des rites religieux, (1919), Paris : Édition
Denoël, 1974.
• Tellenbach, H., La Mélancolie, Paris : Presses Universitaires de France, 1979.

V- Ouvrages et articles des psychanalystes lacaniens

• Brousse, M-H., El Superyó : del ideal hacia el objeto : Perspectivas políticas,


clínicas y éticas, Cordoba : Centre de Investigacion y Estudios Clinicos,
Collection Grulla 2012.

• Brousse, M-H., « La position mélancolique, une réponse à


l’hypermodernité ? », in les cahiers de l’ASREEP-NLS no 1, Genève : Juin 2017,
p. 11 à 25

• Brousse, M-H., « Qu’est-ce qu’être normal ? », Cours au département de


psychanalyse de l’Université de Paris, deuxième semestre de l’année 2009-


323

2010, inédit.

• Collectif, La gourmandise du surmoi, Figures de l’impératif dans la clinique


avec des enfants, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1996.
• Cottes, J-F., « Surmoi 2.0 », sur : https://www.lacan-universite.fr/wp-
content/uploads/2011/03/Surmoi-2.0-doc.pdf
• Cottet, S., « Le surmoi, énoncé discordant », in Lire Freud, avec Lacan « Le Moi
et le Ça », Paris : Ecole de la Cause Freudienne, publication digital, 2014.
• Cottet, S., « Formes de la réaction thérapeutique négative », in Ornicar ? Revue
du Champ freudien no 30, Paris : Éditions Navarin, Automne 1984.
• Didier-Weill, A., Les trois temps de la Loi. Paris : Éditions du Seuil, 1995.
• Durand, I., El superyó, femenino, Buenos Aires : Éditions Tres Haches, 2008.
• Ecole de la Cause Freudienne, Lakant, Paris : Éditions Navarin-Seuil, 2003.
• Guimarães, L., « Del goce feminino, el superyó y el padre », sur :
https://www.pagina12.com.ar/13684-de-goce-femenino-superyo-y-el-
padre.

• Lacadée, P., Los sufrimientos modernos del adolescente, Buenos Aires :


Éditions UNSAM, Collection Tyche, 2017.
• La lettre mensuelle no 135, « La gourmandise du surmoi », Paris : École de la
Cause Freudienne, Janvier 1995.
• La Sagna, P., Soirées d’Études Lacaniennes, « L’Etourdit », ECF, année 2015-
2016.
• Laurent, E., « El superyó a medida: sobre el nuevo orden simbólico en el siglo
XXI », sur le site : http://www.congresoamp.com/es/Papers/Papers-008.pdf
• Laurent, E., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », In Ornicar ? no
47, Paris : Éditions Navarrin, 1988 : p. 5 à 17.
• Laurent, E., « L’interprétation ordinaire », in Quarto no 94-95, Bruxelles :
Éditions Huysmans, mars 2016.
• Laurent, E., « Jouissance et radicalisation », Sur Lacan Quotidien no 528 du 17
juillet 2015, sur : http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads
/2015/07/LQ-528.pdf
• Maleval, J.-C., L’autiste et sa voix, Paris : Éditions du Seuil, 2009.


324

• Maleval, J.-C., « Comment entendre la voix ? », in Les fondements de la


psychanalyse lacanienne. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2012.
• Maleval, J.-C., « De la férocité du surmoi », intervention à l’Instituto freudiano
per la clinica, la terapia e la scienza. Milan, 28 Février 2008. Article inédit.
• Maleval, J.-C., « Eléments pour une appréhension clinique de la psychose
ordinaire », sur http://w3.erc.univ-
tlse2.fr/pdf/elements_psychose_ordinaire .pdf.
• Marin, D., « Au-delà de Dieu obscur, l’athéisme de la psychanalyse ? », sur :
http://www.champlacanienfrance.net/IMG/pdf/marin_M52.pdf
• Marret-Maleval, S., « Mélancolie et psychose ordinaire », in la Revue la Cause
Freudienne no 78, « Des autistes et psychanalystes ». Paris : Éditions Navarin,
2011.
• Marret-Maleval, S., « Le corps féminin de l’Autre », in Quarto No 112-113,
Bruxelles : Éditions Huysmans, mai 2016 : p. 68 à 79.
• Marret-Maleval, S., « Le joint intime du sentiment de la vie », in les Cahiers de
l’ASREEP-NLS no 1, Genève : 2017 : p. 43 à 52.

• Marret-Maleval, S., « Le pas-tout sans le ravage », in Bulletin de l’UFORCA pour


l’Université Populaire Jacques Lacan, n°11, revue électronique du 28 avril
2011 (http://www.lacan-universite.fr/, format pdf téléchargeable).

• Mejía, M.P., Las mujeres y el superyó, Medellín : Éditions de l’Université


d’Antioquia, 2005.
• Mosconi, M., « Dante et la lâcheté morale », sur http://www.
lienlacanien.com/interventions-5?PHPSESSID=kg82f94ji0vn3if505hindm6l1

• Rollier, F., « Le triomphe de l’objet », In les cahiers de l’ASREEP-NLS no1,


Genève : Juin 2017 : p. 27 à 41

• Tendlarz, S., « El superyó femenino », sur : http://wapol.org/ornicar


/articles/tdz0031.htm
• Vidal, J. et Guimaraes, L., « Puta, el nombre del Superyó », In La Lúnula,
publicación aperiódica del CIEC. Sur http://www.cieccordoba.com.ar
/lalunula2/leermas4.html


325

• Wachsberger, H., « Symptôme et surmoi », In la Cause Freudienne no 49,


« L’obscur de la jouissance », Paris : Éditions Navarrin, Novembre 2001 : p.
136 à 141

VI- Livres et articles sur les religions

• Agamben, G., Qu’est-ce que le commandement ?, Paris : Éditions Payot et


Rivages, 2013.
• Benslama, F. Un furieux désir de sacrifice, Paris : Editions du Seuil, 2016.
• Blanchet, R. « Victimes sacrificielles », In Lacan Quotidien N. 528, du 17 juillet
2015. Sur :
http://www.lacanquotidien.fr/blog/wpcontent/uploads/2015/07 /LQ-528
• Blanchet, R. « Réflexions lacaniennes sur le djihadisme », sur https://blogs.
mediapart.fr/jam/blog/010415/reflexions-lacaniennes-sur-le-djihadisme?
utm_source=facebook&utm_medium=social&utm_campaign=Sharing&xtor=C
S3-66
• Bousseyroux, M. Figures du pire, logique d'un choix, éthique d'un pari,
Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2002.
• Brandon, S.G.F. Diccionario de religiones comparadas, Madrid : Éditions
Cristiandad, 1975.
• Chebel, M. Dictionnaire encyclopédique du Coran, Paris : Éditions La
Pochothèque, 2012.

• Cordellier, S. L’islamisme, Paris : Éditions La Découverte, les dossiers de l’état


du monde, 1994.

• Eliade, M. et Couliano, I.P. Dictionnaire des religions, Paris : Éditions PLON,


1990.

• « Evangile selon saint Jean ». La Sainte Bible, Paris : Editions du Cerf, 1961.

• Groupe de la Bussière. Pratiques de la confession, Paris : Éditions du Cerf,


1983.

• La Bible, Paris : Editions Sarael, 2008.

• La Bible, traduction officielle liturgique, Paris : Édition Mame, 2013.


326

• La Bible, Paris : Editions Bayard, 2001.

• La Bible, Paris : Editions du Seuil, 1973.

• Landman, I. The Universal Jewish Encycopledia, New York : Editions Ktav,


1969.
• L’Ecclésiaste, Sur : http://jesusmarie.free.fr/bible_fillion_ecclesiaste.pdf
• Massignon, L., Sur l’islam, Paris : Éditions Confidences de L’Herne, 1995.
• Montgomery Watt, W., La pensée politique de l’islam, Paris : Éditions PUF,
1995.
• Newman, J. et Sivan, G., Le judaïsme de A à Z, Paris : Biblioeurope Éditeur,
1986.
• Revel, J.-P., La réconciliatio, Paris : Éditions du Cerf, 2015.

• Rodinson, M., L’islam : politique et croyance, Saint-Armand-Montrond :


Éditions Fayard, 1993.

• Rouillard, P., Histoire de la pénitence, des origines à nous jours, Paris : Éditions
du Cerf, 1996.

• Rugier, B., Qu’est-ce que le salafisme ?, Paris : Éditions Proche Orient PUF,
2008. Edition digitale.
• Steiner, M., Le Kol Nidré, Étude psychanalytique d’une prière juive, Clamecy :
Presses de la Nouvelle Imprimerie Labellery, 2007.
• « Traité de Baba Metsi’a », In Talmud de Babylone, Ordre Nezekin, Leipzig :
Imprimerie de Guill. Haack, 1831.

• Wigoder, G. et autres, Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris :


Éditions du Cerf, 1993.

VII- Autres ouvrages et articles

• Dante Alighieri, La divine comédie, (1303-1304) Paris : Éditions Flammarion,


2010.
• Dante Alighieri, Vita Nova, (1293-1295) Paris : Éditions Gallimard, 1992.
• Haber, S., Penser le néocapitalisme, Paris : Éditions Les Prairies Ordinaires,
2007.


327

• Juvénal, Satire VI: Les femmes, traduction de Jules Lacroix, sur:


http://remacle.org/bloodwolf/satire/juvenal/satire6b.htm
• Kant, E., Critique de la raison pratique, (1788) Paris : Éditions Gallimard,
1985.
• Nietzche, F., La genealogía de la moral, (1887) Buenos Aires : Éditions
Gradifco, 2006.
• Papini, O., Cours 1 : Logique Modale. Polytechnique, Université d’Aix-en-
Provence. Sur : http://odile.papini.perso.luminy.univ-
amu.fr/sources/MASTER2-RE-OP/cours-LOG-MOD-1.pdf
• Pascal, Blas, Les pensées, (1669) Paris : Éditions du Cerf, 2005.
• Sade, D.A.F., de. La philosophie dans le boudoir ou les instituteurs immoraux,
(1795) Paris : Éditions Gallimard, 2008.
• Sade, D.A.F., de. Les infortunes de la vertu, (1787) Paris : Éditions Gallimard,
2007.
• Spinoza, B., L'éthique, (1677) Paris : Éditions Gallimard, 1993.

Vous aimerez peut-être aussi