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FANTASME

ET FORMATION
Dans la même collection

Le travail psychanalytique dans les groupes. 1. Cadre et processus, par


D. Anzieu, A. Béjarano, R. Kaës, A. Missenard, J.-B. Pontalis.
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R. Kaës, A. Missenard, J.-C. Ginoux, D. Anzieu, A. Béjarano.
Fantasme et formation, par R. Kaës, D. Anzieu, L.-V. Thomas.
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F. Reverchon, J.-J. Prévost, C. Canet-Palaysi, R. Philibert, A. Cornier,
S. Cohen-Léon, P. Fedida.
Psychanalyse et langage, du corps à la parole, par D. Anzieu,
B. Gibello, R. Gori, A. Anzieu, B. Barrau, M. Mathieu, W.-R. B ion.
Crise, rupture et dépassement, par R. Kaës, A. Missenard, R. Kaspi,
D. Anzieu, J. Guillaumin, J. Bleger.
La thérapie familiale psychanalytique, par A. Ruffiot, A. Eiguer et
D. Litovsky, M.-C. Gear et E.-C. Liendo, J. Perrot.
Le psychanalyste à l'écoute du toxicomane, par J. Bergeret, M. Fain et coll.
L'expérience Balint : histoire et actualité, par A. Missenard, M. Balint,
J. Guyotat, M. Sapir, R. Geliy, E. Gillieron, R. Gosling et P. Turquet.
L'interdit et la transgression, par R. Dorey, D. Pérard, Y. Assedo,
C. Trochet, M. Foucault, J.-M. Rey.
La thérapie psychanalytique du couple, par A. Eiguer, A. Ruffiot,
I. Berenstein et J. Puget, C. Padron, S. Decobert et M. Soulé.
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F. Reumaux.
Les groupes de relaxation, par M. Sapir, J.-P. Lehmann, C. Canet-Palaysi,
R. Philibert, M. Meyer, F. Reverchon, S. Cohen-Léon.
Narcissisme et états-limites, par J. Bergeret, W. Reid et coll.
Science-fiction et psychanalyse, par M. Thaon, G. Klein, J. Goimard,
T. Nathan, E. Bemabeu.
L'institution et les institutions, par R. Kaës, J. Bleger, E. Enriquez, F. Fomari,
P. Fustier, R. Roussillon, J.-P. Vidal.
Les enveloppes psychiques, par D. Anzieu, D. Houzel, A. Missenard,
M. Enriquez, A. Anzieu, J. Guillaumin, J. Doron, E. Lecourt, T. Nathan.
Psychanalyse et dynamique du souffle, par C. Jallan.
L'effet trompe-l'œil dans l'art et la psychanalyse, par R. Court, A. Beetschen,
J. Guillaumin, L. Marin, J.-L. Graber, J. Hoehmann, R. Kaës, P. Fustier,
B. Cadoux, J.-J. Ritz.
Le négatif. Figures et modalités, par A. Missenard, G. Rosolato,
J. Guillaumin, J. Kristeva, Y. Gutteriez, J.-J. Baranes, R. Kaës,
R. Roussillon, R. Moury.
La question du vieillissement, par H. Bianchi, J. Cagey, J.P. Moreigne,
G. Balbo, D.Y. Poïvet, L.V. Thomas.
Violence d'Etat et psychanalyse, par J. Puget, R. Kaës et coll.
De l'ivresse à l'alcoolisme, par C. Le Vot-Ifrah, M. Mathelin, V. Nahoum-
Grappe.
La question psychotique à l'adolescence, par J.-J. Baranes, B. Ang,
D. Amoux, P. Caron, M.-A. Descargues-Wery, G. Lavallée, A. Pinel,
C. Potel.
COLLECTION INCONSCIENT ET CULTURE
Dirigée par René Kaës et Didier Anzieu

FANTASME
ET FORMATION
R. Kaës — D. Anzieu
L.V. Thomas

Dunod
©BORDAS, Paris, 1975
pour la 1r° édition

©BORDAS, Paris, 1984


ISBN 2-04-018698-0
ISSN 0750-2397

"Toute représentation ou reproduction, intégrale ou par­


tielle, toile sans le consentement de l'auteur, ou de ses
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copiste et non destinées à une utilisation collective d'une
part, et, d'autre part, que les analyses et les courtes cita­
tions dans un but d'exemple et d'illustration".
Liminaire

Quelles que soient la pratique sociale, l’institution, la culture, il n’y a pas


de formation d’êtres humains sans une fantastique, ou une fantasmatique,
sous-jacente. Si l’infiltration de cette fantasmatique dans les relations péda­
gogiques, dans les rites initiatiques, dans l’apprentissage même de la psycha­
nalyse n’est pas aisément repérable lorsqu’on interroge les discours et les
actes de la relation formative, c’est sans doute qu’une force considérable
s’oppose à cette interrogation. Il me semble que cette force tient sa puissance
de la passion de former et des systèmes surdéterminés destinés à en fournir
la justification. Nos mœurs et nos pensées sont sans doute de nos jours
moins paralysées par l’irruption de la vie sexuelle infantile dans la vie de
l’adulte : mais il reste à dégager les implications précises de la vie et des
représentations sexuelles dans des domaines qui, à première vue, apparais­
sent comme fortement dégagés de toute imprégnation sexuelle. Ceci est
particulièrement vrai dans les domaines où les valeurs morales ont constitué
comme une cuirasse de protection contre les « atteintes » de la sexualité,
infantile ou adulte, qui en terniraient l’éclat. Il est encore choquant de
traiter de sentiments ou d’activités socialement valorisées et constituant un
idéal personnel et collectif en leur faisant faire un retour vers leur source
dans le désir humain. Tout se passe comme si chacun alors se trouvait mis
en péril d’être confronté avec les aspects cruels, persécuteurs ou honteux
de son inconscient ; comme si une intolérable atteinte narcissique menaçait
de porter un coup fatal à une illusion habillée de la densité du véridique
et du respectable.
Il est pourtant juste de parler de passion lorsqu’on tente de caractériser
le désir de former des êtres humains, car il y est question d’amour, de plai­
sir et de souffrance. Il est encore juste de parler de passion, si l’on est
sensible à l’extrême mobilisation des ressources et des énergies qui accom­
pagnent la mise en œuvre et l’accomplissement de ce but : maintenir et
développer l’être et la vie en l’homme, à travers des formes satisfaisant une
exigence de perfection ou de performance. Considérée comme une manifes­
tation de l’idéal, la passion de former s’exprime dans les tendances, les
opinions et les doctrines qui opposent les formateurs à propos des finalités et
VI Fantasme et formation

des moyens de la formation. Du désir inconscient à la ligne politique, c’est


bien de passion qu’il s’agit, mais de celle-ci on ne saurait parler qu’en ter­
mes d’idéologie, d’éthique ou de pouvoir. Ce en quoi cette passion est
chevillée au corps et au désir de l’autre demeure tabou.
C’est sans doute que l’amour n’est pas la seule face de la passion : l’autre
est plus inquiétante puisque s’agissant de former, il y est question de la
haine et de la violence du formateur vis-à-vis de l’être qu’il prétend ne
vouloir qu’aimer, mais qu’il souhaite tout aussi dé-former ; il y est question
de l’envie et du désir de mort que le second ressent et exprime vis-à-vis du
premier. Il y est question de la culpabilité, inhérente au désir de créer
l’être et la vie, coextensive au désir lui-même, et spécialement à ce désir
d’être immortel, omniscient et tout-puissant : « sicut dei eritis... ». Le rêve
divin ou démiurgique de l’homme lorsqu’il forme, lorsqu’il se forme ou
lorsqu’il se soumet à une formation ravive cette blessure profonde, cette
souffrance et cette désillusion de ne pouvoir coïncider avec l’idéal infantile.
La sérénité et la patience germinale qui font les valeurs admirées du forma­
teur sont conquises à travers la violence qui le saisit à vouloir conformer
dans un moule ou un carcan de possession ce qui se refuse à être l’objet
passif de son désir, à vouloir détruire ce qui lui échappe et met en échec
sa toute-puissance, torture son narcissisme.
Sans prétendre proposer une théorie de la formation, les contributions
rassemblées dans cet ouvrage travaillent toutes le rapport des deux termes
qui en composent le titre : fantasme et formation. C’est que, sur l’énigme
de la provenance et de l’avatar de l’être humain, sur les passions que
mobilise toute réponse à cette énigme, sur les relations qu’elle organise
entre les individus, les objets et les techniques, les prémisses sont élaborées
et fournies par la fantasmatique originaire et par les premières théories
sexuelles de l’enfance. Revenir à ces prémisses, s’y arrêter, en découvrir
le déploiement et les implications dans les quelques scénarios, au nombre
limité, où prennent position les acteurs et les moyens de la formation,
c’est, par-delà la diversité des contenus inconscients, constater la perma­
nence des questions que l’homme pose sur son origine et sur son développe­
ment, sur sa continuité et sur son devenir. C’est aussi vérifier que toute
réponse à ces questions, avant de s’élaborer en idées ou en techniques,
prend corps et tente d’assumer en acte l’énigme tout en la figurant.
Les travaux présentés ici ont en commun le même souci de reconnaître à
l’œuvre, dans le projet et l’activité de former, de se former et d’être formé,
la dimension du fantasme,, laquelle, à notre connaissance, n’y a jamais
encore été prise sérieusement en considération : le désir de former, d’être
formé et de se former s’inscrit dans lés prototypes infantiles des relations
où les objets les plus primitifs s’organisent dans une scène fantasmatique
sur laquelle se jouent les questions et les réponses de l’origine, celle du sujet
et celle de l’espèce.
Fantasme et formation vu

Ce désir s’inscrit aussi, et prend forme efficace, dans le corps social et


dans la culture, dans l’histoire et dans les représentations collectives (les
mythes, les utopies et les idéologies de la formation), dans les institutions
de la formation. Cette autre inscription imprime à ce désir la marque et
l’exigence d’un autre ordre. Les institutions et les mythes de la formation
gèrent l’économie du désir de former, en retournent, détournent et font
dériver le sens, en assurent la légitimité ou l’illégitimité, mettent en scène,
pour les acteurs de cette sorte de dramaturgie, les modalités particulières
de leurs rôles, produisent enfin, pour s’autojustifier, des idéologies de la
formation dans lesquelles elles privilégient certains désirs, certaines défenses.
Une des questions qui affleure dans cet ouvrage, comme dans plusieurs
de cette collection, est de savoir pour le compte de qui cette gérance et cette
dérive s’effectuent : pour le bénéfice du sujet singulier ou pour celui du
sujet social ? Et au prix de quels compromis ?
René KAËS
Table des matières

LIMINAIRE .............................................................................................................. V

1. Quatre études sur la fantasmatique de la formation et le désir de


former, par René Kaës......................................................................... 1

« On (dé)forme un enfant » ................................................................... 1

A. Les fantasmes d’autoformation : autogénération et autodeslruction 9


1. Portrait de Félix ou les malheurs de l’autodidacte (9) ; 2. Auto­
formation et autoérotisme : les fantasmes autarciques (14) ; 3. Le
mythe du phénix ou le cycle infernal : l’autoformation est une auto­
déformation (15) ; 4. Le refus de la différence et de l’histoire : le
fantasme d’autoformation à l’adolescence (17) ; 5. Fantasmes d’au­
toformation et de parthénogenèse dans les groupes (18) ; 6. Auto­
formation et processus idéologique (19).

B. La formation et la puissance de la mère ......................................... 22


1. La grande formatrice (23) ; 2. Le formateur, père utérin (27) ;
3. Formation, grossesse, accouchement (29) ; 4. Le formateur-
sein (31) ; 5. La grande déformatrice et la machine à former (35) ;
6. Former (pour) la mère : les fantasmes de pénétration et de
contrôle (36).

C. Omnipotence des excrétions et de la pensée. La fantasmatique


anale dans la formation .......................................................... 39
1. Le jeu du modelage et de l'insufflation (40) ; 2. La double face
du mythe de Pygmalion (44) ; 3. Les fantasmes de formation spécu-
laire : l’autre conforme (47) ; 4. La fantasmatique anale dans la
relation formative (50) ; 5. Fantasmes de la formation-matière et
relation pédagogique (56).

D. Considération sur le désir de former et ses avatars dans les théories


sexuelles infantiles et les idéologies...................................................... 58
1. Théories sexuelles infantiles, fantasmes originaires et idéologies
de la formation (59) ; 2. Le désir de former (68).
2. Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la forma­
tion, par René Kaes ................................................... 76

A. Dieux créateurs, démiurges, sorciers et alchimistes ........................ 77


Le forgeron-formateur (77). L’alchimiste (78). Le Rabbin du Golem
et le Docteur Frankenstein (79).
X Fantasme et formation

B. La formation coupable............................................................................ 79
La révolte des créatures (80). Le bancal et le boiteux (81). Le for­
mateur castrat (82).

C. Les épreuves formatives....................................................................... 82


Le cursus héroïque de la formation (83). La séparation (83). Le
monstre maternel. : l’affrontement avec la bête (84). Fantasme et
épreuves de la dévoration (86). L'épreuve de la fécalité (87).
L’épreuve de la sexualité génitale (88). La castration symboli­
que (89).

D. De la fantasmatique à la technique de formation ........................ 90


La dépression comme position inaugurale de la formation (91).
Formation et affirmation de soi (92).

3. La fantasmatique de la formation psychanalytique, par Didier


Anzieu ....................................................................................................... 93
1. Portée et limites de l’objection psychanalytique aux méthodes de
formation psychologique (93) ; 2. La fantasmatique originaire de la
formation psychanalytique (96) ; 5. Les problèmes actuels de la for­
mation psychanalytique (98) ; 4. La fantasmatique actuelle est celle
de la mère idéale (103) ; 5. Idéalisation de la relation duelle, désir de
toute-puissance, désir d'omniscience, désir de destruction (106) ;
6. Résistance narcissique et projection des théories sexuelles infanti­
les sur l’institution psychanalytique : deux observations (110) : 7. Le
désir d’éternité (117); 8. L'illusion formative (118); 9. Conclu­
sions (120).

4. L’être et le paraître. Essai sur la signification de l’initiation en


Afrique noire, par Louis-Vincent Thomas ..................................... 124

A. Le problème............................................................................................. 124
1. La notion de personne (124) ; 2. L'initiation et ses difficultés
d’approche (127).

B. Les buts poursuivis................................................................................ 130


1. Initiation et vie sociale (130) ; 2. Initiation et vie indivi­
duelle (136) ; 3. Les dimensions clefs de l’initiation (138).

C. La signification profonde ................................................................... 144


1. Les procédés efficaces (144) ; 2. Un climat très particulier (152) ;
3. La dialectique antagoniste (153).

BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE .................................................................................. 161

INDEX 171
1 Quatre études
sur la fantasmatique
de la formation
et le désir de former
par René KAËS

« On (dé) forme un enfant »


Cette passion de former des hommes, quelle est-elle, d’où vient-elle et
quel est son objet ? Avant de proposer définitions, hypothèses, modèles
et analyses de la formation, c’est sur cette question de la passion que
nous avons à nous arrêter, car c’est elle qui nous mobilise, tout comme
elle nous paralyse lorsque nous formons. Si nous parlons de passion,
c’est qu’il n’est pas possible de ne pas prendre en considération la
dimension de la démesure qui se révèle à la moindre enquête sur la formation
de l’homme. Ce n’est pas un hasard si le romantisme, le Sturm und Drang
en Allemagne, a été la grande époque des romans de la formation (Bildungs­
roman) et des contes de la création d’êtres doués de la vie. La formation
est, comme l’amour, un grand thème passionnel : c’est qu’une tension
extrême traverse son projet, ses acteurs, ses modalités, sa visée ultime.
11 y est question de forces opposées, d’amour et de haine, de vie et de
mort, de dilemme entre l’espèce et le sujet. La formation de l’homme se
passionnalise aussi bien au niveau de sa signification sociale (sauvegarder,
transmettre et développer l’héritage de l’espèce dans ses rapports avec la
nature et ses propres productions) que politique (conquérir et maintenir
le pouvoir) religieuse (participer ou faire échec à l’œuvre divine) et psycho­
logique (assurer au sujet l’aptitude à vivre selon l’optimum de ses capacités).
Si dans cette série d’études exploratoires, c’est surtout ce dernier point
de vue que nous prendrons en considération, force nous est encore de
constater que, dans la relation concrète du formateur et de l’être en
formation \ dans leurs offres et dans leurs demandes, affleure la passion
1. Par ce vocable général nous désignons celui qui est formé et celui qui se forme.
2 Fantasme et formation

qui anime la question même de l’existence, de son sens et de son but ultime ;
que la formation se présente d’abord comme une affaire de foi, de désir et
de risque. Cette dimension de la passion peut bien être niée, jugulée et
rendue raisonnable, elle ressurgit au cœur même de la lutte pour le raison­
nable, pour la mesure et l’objectivité, et jusque dans le combat pour prophé­
tiser la mort de l’homme et dénoncer la vanité et l’illusion de toute entre­
prise de formation.

Les tensions extrêmes entre les forces vitales


et les forces destructrices
Si la passion est mobilisée par l’idée et le fait de former, c’est, disons-nous,
qu’une tension extrême les traverse. La formation doit la passion qui
l’habite à ce qui se trouve concerné par le fantasme inconscient qui infléchit
la relation formative, son but, son enjeu, et les représentations qui en
rendent compte. Il s’agit d’abord d’assurer le maintien, la transmission et
le développement de la vie contre les forces de destruction et de mort,
toujours présentes au centre et à l’horizon du projet de formation. Dans sa
fonction primitive, le fantasme assure d’abord sur son mode propre le
triomphe de la pulsion de vie contre la pulsion de mort qui installe
l’angoisse au cœur de l’homme. Le fantasme de former est une des modalités
spécifiques de la lutte contre l’angoisse et les tendances destructrices ; c’est
pourquoi il est aussi, dans ses formes les plus pures, un fantasme d’omnipo­
tence et d’immortalité : la destruction, l’angoisse, et la culpabilité figurent
toujours sur l’autre face.
Tels sont les motifs — raison et thèmes — des quatre études qui vont
suivre : nous essaierons de dégager, à travers l’analyse des fantasmes qui
organisent la formation et qui se trouvent mobilisés par elle, ce qu’il en est
de cette passion et de ce désir de former. Ce projet mérite quelques remar­
ques préliminaires sur son champ et sur sa méthode.

Fantasmes et fantasmatique de la formation


D’abord à propos du fantasme et de la fantasmatique. Nous tiendrons
que le fantasme est le principe organisateur de toute activité et de toute
pensée, que celles-ci soient ou non réorganisées selon les processus secon­
daires, qu’elles soient, par un autre fantasme, paralysées. Le fantasme
mobilise, « organise » et canalise l’énergie pulsionnelle : il est présentation
immédiate et soudaine de l’objet qui assure l’ajustement intermittent mais
plénier de la tension à son but ; de cet objet qui, disparaissant dans cette
atteinte, n’aura de cesse d’être re-présenté et retrouvé ailleurs. Dire que le
fantasme organise ou éventuellement paralyse, c’est dire qu’il est d’abord
figuration d’organes et mise en scène de rapports entre ces objets-organes,
des mouvements et des forces qui les animent, des fonctions qui leur sont
Fantasmatique de la formation et désir de former 3

dévolues : satisfaction du désir, défense contre l’angoisse ; c’est dire que le


corps s’imagine, et l’esprit s’organise comme le corps se représente. Les pro­
priétés organisationnelles du fantasme lui confèrent une fonction essentielle
dans l’agencement des relations objectales et intersubjectives : c’est la trame
intemporelle du scénario fantasmatique qui s’actualise dans chaque histoire
singulière, dans chaque rencontre.
Nous admettrons, dans ces conditions que l’activité formative, la relation
entre le formateur, l’être en formation, et leurs objets respectifs sont
organisées, dynamisées ou paralysées, infiltrées en tout cas par des fantasmes
par rapport auxquels cette activité et ces relations constituent cependant une
rupture : aussi bien l’allégeance au fantasme n’est-elle pas réductible à un
pur et simple reflet de celui-ci dans son élaboration.
Existe-t-il des fantasmes propres à la formation — ou un ensemble de
fantasmes articulés entre eux reliés par une thématique ou une structure
commune : une fantasmatique ? Cette question prête à confusion si l’on ne
distingue pas les aspects de contenu et de processus de ces fantasmes. En ce
qui concerne le contenu, notre recherche nous a conduit à admettre la préva­
lence de contenus spécifiques (l’objet visé par les pulsions) sur le processus :
dans le fantasme, l’objet ou l’être est déjà formé, passant immédiatement du
néant à l’existence, de l’informe à la forme. Ce qui est représenté est déjà là,
l’économie portant alors sur la représentation du comment : ce qui rend
compte du processus relève plutôt de ce que l’on pourrait appeler le
« roman » de la formation, dont le correspondant culturel est le mythe ou
l’œuvre littéraire, ou la « théorie » sexuelle infantile de la formation,
dont l’idéologie ou la doctrine pédagogique sont les élaborations fortement
secondarisées et encodées dans un système social de relations et de repré­
sentation, ou du jeu et du rite.
Le fantasme représente le déjà formé, avons-nous dit : en fait, ce qui
mobilise l'activité de formation, ce sont des fantasmes qui concernent d'abord
la création, la fabrication, le modelage d'êtres traités par l’inconscient comme
des objets. La formation s'organise sur une fantasmatique nucléaire dont
le noyau est vraisemblablement constitué par la représentation de l’origine
de l’être humain et le rôle des parents dans cette fabrication.

Le postulat d’une pulsion à former

Une violence fondamentale est mobilisée dans cette passion de former.


Une lutte permanente entre les pulsions de vie et les pulsions destructrices
traverse, organise et stabilise la fantasmatique de base de la formation.
Nous pouvons faire une hypothèse de cette sorte : une pulsion à former
existe chez les humains qui, vivant en société, soignent leurs petits et leur
transmettent les savoirs et les processus qui leur permettent de surmonter
le handicap de la prématuration et de devenir des sujets sociaux. La forma­
tion pallie la carence du milieu premier, et l’on pourrait dire que la pulsion
4 Fantasme et formation

à former trouve dans la césure de la naissance, de la séparation du corps,


son étayage et son objet.
Mais cette pulsion à former, libido formandi, émanation de la pulsion
de vie, est en conflit — elle porte en elle-même une violence — avec la
pulsion à détruire, à dé-former, à reporter l’acte de la césure, à reproduire
la mise à mort de la mise au monde. L’intrication des deux tendances est
le garant du lien formatif entre le formateur et le jormand. La prévalence
d’une valence pulsionnelle le clive en lien amoureux ou en lien destructif :
dérives vers la perversité. On peut dire que la structure et la genèse du
désir de former, comme le processus de la formation, dépendent du jeu du
dualisme pulsionnel, du sort réservé aux pulsions partielles, du rôle fonda­
mental des angoisses dépressives et des activités réparatrices.
Les fantasmes sont des représentations mentales de la pulsion : ils ne
nous sont accessibles qu’indirectement et de manière déductive. La cli­
nique de la formation, les expressions fantasmées qui la concernent,
nous font admettre ce postulat : les tendances destructrices (de soi et
de l’être en formation) sont non seulement à l’œuvre dans la fantasma-
tisation et dans l’activité formative (le professeur de la Leçon de E. Ionesco
illustrerait bien la prévalence des tendances déformatrices), elles y sont
nécessairement à l’œuvre, comme une condition même de la formation.
La compulsion à former exprime aussi et d’une autre manière la lutte
contre les tendances destructrices, l’angoisse et la culpabilité qu’elle provo­
quent, la nécessité de combattre la déformation déprimante par la réforma­
tion réparatrice.
La fantasmatique et l’activité de la formation sont la mise en œuvre
d’exigences pulsionnelles correspondant à la nécessité de maintenir et de
transmettre la vie dans une forme optimale, de la maîtriser et de la
développer, de réparer les dommages causés par les tendances destructrices
internes et par l’environnement. Les expressions fantasmées de ces pulsions
concernent des objets à créer, modeler, réparer et engendrer.

La fantasmatique nucléaire : « on (dé) forme un enfant »


11 est possible de définir une base nucléaire de la fantasmatique de la
formation ; cette base nucléaire est en rapport étroit avec l’activité forma­
trice-déformatrice de la mère. L’énoncé typique de ce fantasme pourrait
être : « on (dé) forme un enfant » '. Un tel fantasme révèle la bipolarité
et le conflit pulsionnels inhérents au désir de (se) former ; il situe d’emblée
l’enjeu de la formation dans l’infantile de l’être humain, dont l’inachève­
ment psycho-physiologique le voue à la dépendance absolue vis-à-vis de

1. Cet ouvrage et l’article que j’ai publié sous ce titre (Connexions, 1975, 16, 37-49) étaient rédigés lorsque
parut le remarquable ouvrage de S. Leclaire (1975) On tue un enfant.
Fantasmatique de la formation et désir de former 5

l’univers maternel, à la double angoisse d’être détruit ou de détruire, à la


double jubilation de faire l’enfant et de fabriquer un enfant (avec la mère
ou le père) ; un tel fantasme condense à travers les connexions qu’il entre­
tient avec les représentations inconscientes de l’origine de la sexualité, de
la procréation, de la différence des sexes et du sujet lui-même, une série
de fantasmes originaires ; enfin, par la réponse que ce fantasme fournit à
la question de l’origine du sujet en tant qu’être de désir, et par sa structure
groupale il est lui-même un fantasme originaire. Une des manifestations
typiques de ce fantasme nucléaire est vérifiable dans les jeux des enfants
construisant, dessinant, modelant dans la glaise ou dans la plasticine, met­
tant en scène ou rêvant des petits êtres humains sur lesquels, à l’instar de
leur mère, ils exercent leur désir de former et de détruire.
On peut dire de cette fantasmatique nucléaire qu’elle organise la combi­
natoire des rapports formateur-formand, en rendant possible, comme Freud
l’a montré à propos de la structure du fantasme « On bat un enfant », les
permutations des places entre lesquelles oscillera la position du sujet. Et
l’on peut rendre ainsi compte de ce que la réversibilité des rapports soit
soutenue par le jeu pulsionnel : « Un enfant (dé) forme on » est tout aussi
bien l’expression retournée de la crainte ou du désir que l’enfant omnipotent
ne se venge du parent (ou de tel parent) ou qu’il prenne la place grandiose
d’un enfant roi, divin, prodige : place insoutenable, et meurtrière, qui est
celle de « l’enfant » obligé, par contrat narcissique, de soutenir ainsi le nar­
cissisme du parent et de l’enfant merveilleux. La même réversibilité, organi­
satrice de places fantasmatiques potentiellement subjectivantes, est spécifi­
que du fantasme phorique : « on porte un enfant », comme mère, père uté­
rin, Christophore ou pédophore (cf. le Roi des Aulnes, le poème de Goethe
et le roman de M. Tournier) se retourne en « un enfant porte on » comme
Enée portant Anchise et ses mânes. Telle est la structure de ces fantasmes,
dans leur groupalité endopsychique.

L’importance des premières situations formatives dans l’univers maternel-


familial
Il reste un second aspect à éclairer pour rendre compte de l’hypothèse
que la fantasmatique de la formation repose sur une base nucléaire plus
primitive. Ce second aspect est d’ordre historique : jusqu’à l’entrée à l’école,
c’est-à-dire fort tard dans le primitif développement de l’enfant, situation et
relation formatives se confondent avec le complexe familial et d’abord avec
l’univers maternel. C’est au cours de cette période capitale que tous les
éléments nécessaires à l’élaboration de fantasmes « de formation » se
constituent, sont organisés, mis en scène et à l’épreuve dans des relations

1. J’ai proposé une hypothèse concernant le fonctionnement des groupes à partir de la structure groupale de
certaines organisations. Cf. mon ouvrage l’Appareilpsychique groupal, Paris, Dunod, 1976.
6 Fantasme et formation

d’objets fantasmatiques et réelles, sur le mode de la création, du modelage,


du jeu, du rêve de métamorphose, de la théorie sexuelle infantile, etc.
Si nous suivions, comme l’ont tenté Missenard et Gelly (1969) à propos
du médecin, le processus des identifications et de l’organisation fantasma­
tique chez le formateur, nous ferions sans doute l’hypothèse que le désir
infantile de former trouve une première expression dans cette fantasmatique
nucléaire, dans les théories infantiles et dans les jeux de la formation. Le
choix d’une activité de formation est certainement tributaire de cette
fantasmatique, mais aussi des conditions sociales et économiques qui ren­
dront possible la réalisation personnelle dans une fonction sociale. Il importe
cependant de noter que toute activité de formation n’est pas la conséquence
univoque d’une fantasmatique de la formation. Outre les déterminations
extra-psychiques, d’autres fantasmes peuvent être décisifs, par exemple ce
que Valabrega (1962) a décrit comme le fantasme thérapeutique. A propos de
la force déterminante de ce fantasme dans la motivation médicale, Missenard
et Gelly écrivent qu’une autre fantasmatique peut se substituer à celle de la
thérapie ou coexister avec elle ; mais ils estiment que la motivation ultérieure
dépendra de la persistance du fantasme thérapeutique et de sa prédominance
éventuelle sur les autres. La prévalence d’une organisation libidinale est
susceptible d’infléchir la fantasmatique et l’activité de la formation selon
des modes spécifiques de réalisation. Il y aurait ainsi des formations-
création, des formations-reproduction, des formations-métamorphose. A
chacun de ces types de formation correspondrait une fantasmatique singu­
lière que transpose la variété des mythes, des symboles et des théories de
la formation, en instituant chaque fantasmatique singulière en norme sociale.

Thèmes d’une recherche sur le désir de former


et la genèse du formateur
Comment, à travers ces élaborations fantasmatiques apparaît ce qui
caractérise le désir de former, dans sa structure, dans l’histoire et la genèse
du formateur, tel est aussi le projet encore lointain de ces quelques études.
Nous n’avons pas développé tous les points de vue qui nous sont venus
à l’esprit, mais plutôt ceux qui nous paraissaient être souvent passés
sous silence dans les recherches sur la formation, et ceux qui nous inté­
ressaient pour des motifs personnels : nous avons ainsi beaucoup insisté sur
le dualisme pulsionnel et la prévalence des pulsions libidinales, sur l’impor­
tance des composantes prégénitales, anales surtout, sur le sort des pulsions
partielles à cette phase du développement et sur le retentissement de la
fantasmatique correspondante dans l’activité formative. C’est lors de ces
phases que se mettent en place les principales modalités de la formation,
qu’il s’agisse ici de la formation-déformation de la « pâte humaine », de la
formation des objets, ou de ceux des idées. Nous avons aussi souligné le
rôle fondamental des angoisses dépressives et des activités réparatrices dans
Fantasmatique de la formation et désir de former 7

le processus même de la formation. Le dépassement de ces angoisses est


la condition pour que s’effectue l’introjection des bons objets qui donnent
une forme assurée et satisfaisante à l’activité formative, et sur quoi elle
peut s’achever. Parmi les expériences structurantes de l’enfance, celle du
stade du miroir est sans doute décisive pour différencier l’activité formative
d’hommes d’autres activités de formation et de création. L’expérience spécu-
laire est celle de la première attirance de l’humain pour sa propre image,
en laquelle l’enfant saisit sa vivante unité et par laquelle il se trouve confronté
avec son semblable. L’importance de cette expérience transparaît notamment
dans le thème de la formation d’un autre à l’image du formateur.
Si ces composantes apparaissent fondamentales pour qualifier la genèse
de l’activité formatrice d’hommes, elles ne caractérisent pas assez le forma­
teur qui n’est ni potier, ni sculpteur, ni forgeron, ni thaumaturge, bien qu’il
se spécifie selon l’une ou l’autre de ces motivations. Peut-être convient-il
de rechercher ce qui le différencie dans le fait que le formateur travaille
avec l’homme en tant qu’il désire : de nombreux mythes attestent que le
désir du formateur-sculpteur, tel Pygmation, est d’être désiré par la créature
qu’il modèle.
Pour atteindre à ce qui spécifie l’activité formatrice humaine, il est
nécessaire que le formateur soit un différenciateur ; ce sont là des fonctions
de la paternité, et elles confèrent à l’activité formative un caractère relatif
et limité, mais aussi perfectible.
Nous aurions pu orienter notre recherche sur les différentes étapes
psychogénétiques qui correspondent à des positions différentes des identi­
fications chez le formateur. Dans cette voie, à propos des identifications
chez le médecin, Missenard et Gelly (1969) nous ont proposé de distinguer
trois aspects distincts. Le premier est l’étude du désir infantile de former,
comme manifestation de la fantasmatique de la formation (conception,
création, naissance, croissance et mort). Le désir ainsi exprimé correspond
à des nécessités psychiques individuelles et non pas encore à « la repré­
sentation d’une fonction sociale définie, qui permettrait au sujet de trouver
sa place dans la collectivité ». Le second est précisément l’étude du projet de
devenir formateur qui survient souvent à l’adolescence, avec les remanie­
ments de la personnalité et la réactivation du complexe d’Œdipe. Le troi­
sième aspect concerne la formation des formateurs. Les situations formatives
provoquent la réactivation des conflits liés à la phase adolescente du projet
professionnel, mais aussi la régression vers les organisations psychiques les
plus anciennes ; cette régression entraîne la mise en place de mécanismes
de défense, l’élaboration des voies de dégagement et de techniques plus
ajustées à leur objet.
A ce stade de la formation du formateur, comme pour la formation du
médecin selon Missenard et Gelly, l’identification du postulant à son forma­
teur lui permet de se dégager progressivement de son identification première
à l’être à former, chacun de ces deux pôles identificatoires figurant, selon
8 Fantasme et formation

des investissements variables, dans la fantasmatique de la formation. C’est


en fréquentant des formateurs et des groupes d’êtres en formation, partis
des mêmes désirs que lui et qui ont atteint ou sont sur le point d’atteindre
leur projet professionnel, que le formateur en formation développe par
identification sa personnalité professionnelle.

Positions et parti pris

Si l’activité de formation s’organise selon les lignes de force intempo­


relles de la fantasmatique qui la mobilise, elle se développe surtout comme
temporalité, histoire, rencontre de sujets, tension d’offre et de demande,
tentative de réduction de l’écart qui motive une demande de transformation.
En tant qu’activité, la formation non seulement requiert une technique,
mais elle est par excellence la technique humaine pour assurer la perméa­
bilité la plus favorable aux nécessités vitales, entre la réalité psychique et la
réalité externe. L’activité de formation suppose le recours à des techniques
et à des moyens instrumentaux plus élaborés que ceux requis pour le seul
maintien de la vie, car la visée formative ne peut se borner a priori à
cet objectif1 ; elle doit en suivre le mouvement même, imprévisible, comme
le désir de l’homme. C’est de l’homme en tant qu’il désire que se préoccupe
alors la formation ; c’est par là qu’elle mobilise la passion et le sentiment
du risque, puisqu’il s’agit de rendre l’homme disponible à la formulation
de son désir et à la connaissance de la réalité par lesquels l’humain prend
forme. Il est vrai que la formation peut toujours se réduire à une technique
pure qui ferait l’économie du risque et rendrait raisonnable la passion ;
la formation perdrait alors la source même de son intérêt pour l’homme, elle
cesserait d’être aussi une œuvre d’imagination et de désir, une poétique
de l’humain.

Remarques méthodologiques
La fantasmatique de la formation ne nous est accessible qu’indirecte­
ment. Son repérage s’effectue dans les situations où elle se mobilise, dans
les élaborations qu’elle suscite : certains jeux typiques (le maître et l’élève, la
classe, le jeu du modelage, de la poupée, le jeu des métamorphoses), les
rêves, les théories sexuelles infantiles, les œuvres d’imagination, les mythes
et les idéologies dont la scène ou le thème concernent la formation de l’hom­
me dans ses versions primitives de la fabrication et de la création, toutes ces

1. Si nous portons le problème de la formation sur l’axe phylogénétique, nous serions


enclins à supposer que son apparition fut tardive, une fois assurées la reproduction et la
recréation de l’espèce et de ses mécanismes de survie. L’hypothèse que nous formulioir
d’une pulsion à former apparaît comme une différenciation de la pulsion de vie à une1
étape supérieure du développement, et dont les rudiments constituent sans doute la pulsion
à transmettre l’héritage phylogénétique de l’espèce, en particulier chez les animaux sociaux
qui maintiennent prolonge le contact entre la mère et le nouveau-né.
Fantasmatique de la formation et désir de former 9

émanations du fantasme constituent la source de nos recherches. Nous


avons confronté ses résultats avec ce que nous apprend la clinique de la
formation, avec les questions surtout qui, dans cette pratique, surgissent à
l’endroit du désir de former. Je voudrais formuler une remarque méthodo­
logique à propos du recours au matériel mythique ou littéraire pour éclairer
une recherche d’anthropologie psychanalytique. De telles élaborations psy­
chiques collectives sont des élaborations secondaires de fantasmes. J’ai
tenté de montré ailleurs (Kaës R., 1971, 1982) que de telles formations
constituent, à l’instar de ce que G. Rôheim a établi concernant la culture
(1943) des mécanismes de défense contre certaines tensions libidinales spé­
cifiques, et qu’elles fonctionnent comme des formations de compromis.
Un intérêt supplémentaire doit être alors accordé, dans cette perspective,
aux différentes versions et reprises d’un symptôme. Ainsi, les « reprises »
littéraires, dramatiques ou plastiques d’un mythe établi comme élaboration
socialement admise et dominante dans une culture, ne font que mettre au
jour ce qui, dans la version officielle, s’est trouvé masqué par l’effet de
l’élaboration secondaire, défensive vis-à-vis des contenus latents. L’étude
comparée des différentes versions d’un mythe présente, de ce point de vue,
le même intérêt que l’étude des références à un mythe lorsque celles-ci
sont élaborées dans une situation de groupe de diagnostic ou de cure indivi­
duelle. Une telle perspective méthodologique n’est pas sans rapport avec
celle que propose P. Mathieu (1967) pour l’analyse d’un cycle poétique, ou
encore avec celle, largement utilisée en psychologie sociale expérimentale,
des rumeurs.

A. Les fantasmes d’autoformation : autogénération et auto­


destruction

1. Portrait de Félix ou les malheurs d’un autodidacte


«■ Je me suis formé tout seul. Je ne dois rien à mes parents, absolument
rien, ni à l’école, ni à personne. On ne peut d’ailleurs compter que sur
soi pour se former, tout vient de soi. Les autres n’ont rien à voir
là dedans... C’est assez rassurant de penser cela ; si on est déçu, on
n’a qu’à s’en prendre à soi-même. On ne peut rien tirer de bon des autres, ils
vous déformeraient et vous empoisonneraient plutôt avec leurs idées et leur
expérience. Je pense à mon père et à l’école ; ils voulaient faire de moi
ce qu’ils voulaient et si j’avais accepté, je ne sais pas ce que je serais devenu.
Ce que je veux c’est être absolument maître de moi, de ce que je pense et
de ce que je fais... et aussi de ce que je suis... C’est difficile, on ne sait
jamais jusqu’où ça va, il n’y a pas de limite et puis on tourne quelquefois
10 Fantasme et formation

en rond, comme le serpent qui se mord la queue ; c’est angoissant, mais


ça passe et ça recommence, comme ça (il mime un cercle), c’est un cercle,
la vie ; il est vrai qu’en ce moment ça ne tourne pas très bien, et que je ne
sais plus si tout ce que je pense tient le coup. »
Ainsi parle Félix, assez au fait de son malheur pour venir consulter au
sujet de la perte de son bonheur de vivre : il n’a pu trouver en lui, comme
d’habitude, les ressources nécessaires pour lutter contre la hantise de
détruire ce qui échappe à son désir de s’assurer la maîtrise sur les objets
qu’il fabrique (de la poterie), sur ses proches qu’il tyrannise, et d’abord
sur lui-même : il est « hors de lui >.
Félix est paralysé par l’angoisse de voir tout son univers se retourner
contre lui, mais aussi par la crainte que son attitude rigide, tyrannique
et destructrice, ne le conduise à faire du tort à ses proches, à ses enfants
en particulier. C’est d’ailleurs en raison même de cette crainte pour ses
proches, du fait de son attitude, dangereuse pour eux comme pour lui,
que Félix a connu la dépression qui l’amène à consulter, après un accident
de voiture dont il se demande s’il ne signifie pas son désir de se détruire.
Sa décision a été longue à prendre : fidèle à son idéal d’autodidacte et à
son principe de se comprendre lui-même tout seul, il a d’abord essayé
l’introspection et l’auto-analyse, il a lu beaucoup d’ouvrages et d’articles de
psychanalyse, espérant trouver la voie de son salut par son seul effort, et
retrouver l’assurance de sa maîtrise de lui-même.
C’est de cet idéal autodidactique qu’il parle, laissant entendre ce contre
quoi son auto-formation le protège : l’angoisse de s’auto-détruire. C’est
aussi à moi qu’il s’adresse : le choix qu’il a fait d’un psychanalyste qu’il
sait être aussi un enseignant indique comment il entend mettre en scène
son drame, et, dans la relation qu’il y noue, y apporter la dimension d’un
défi.
Dans sa demande, dans le transfert qui s’établit, je suis tantôt récusé
comme analyste et sollicité comme enseignant, tantôt l’inverse. Ces deux
aspects de mon statut constituent pour Félix les signifiants qui, d’emblée, se
prêtent au jeu du clivage, mais aussi à la tentative qu’il entreprend, au prix
d’un compromis, pour concilier ces figures opposées.
L’image de l’enseignant est en effet pour Félix l’héritière des figures
persécutrices-déformatrices constituées par la projection d’une partie de ses
tendances destructrices sur les différents objets investis au cours de son
histoire, aux différents stades de son développement : sur le sein d’abord
(« on ne peut rien tirer de bon des autres..., ils vous empoisonnent »), puis
sur les excréments auxquels sont assimilées les pensées (« ils vous déforment
par leurs idées »), plus tardivement sur le père, arbitraire, destructeur, et
dont il niera l’existence et la fonction. L’enseignant est pour Félix celui
qui résume tous ces objets hostiles, ces figures qui attaquent, traquent,
scrutent, contraignent, séparent, privent et punissent. L’enseignant est l’héri­
tier de ce par quoi toutes les séparations d’avec la mère arrivent : il est
Fantasmatique de la formation et désir de former 11

le sein qui se refuse, la mère qui exige impérativement que l’enfant lâche
ses excréments, qu’il s’en sépare (« à l’école, dira Félix, on cherche à
vous soutirer ce que vous avez dans le ventre... »). Pour Félix l’entrée
à l’école fut un drame ; il se souvient d’avoir été très fréquemment constipé
à cette époque.
Mais de l’enseignant, Félix a aussi une autre image, tenue à bonne
distance de la première. Cette image idéale, utopique et inaccessible, dont
il a la nostalgie, est celle du bon maître, du bon pédagogue, bon père et
bonne mère, dont le portrait lui fut révélé, à l’adolescence, par la lecture
de l’Emile.
Félix recherche encore cette bonne figure qui saurait, sans brimer, mais
avec fermeté et bienveillance, le guider, le faire sortir de son repliement
et le rendre bon ; il en attend une mise en ordre, une régulation, des règles
pour s’orienter dans l’immensité du monde et du savoir. Mais Félix, sitôt
qu’il l’évoque, réprime cette image : il ne fait dans ce rêve que se perdre
encore et s’attendrir : il n’existe pas de bon maître, pas plus que de bon père
ou de bonne mère. Toute son énergie est mobilisée pour s’en assurer la
preuve : tout ce qu’il sait, il ne le doit qu’à lui-même.
Du sentiment aigu de sa dépendance à sa mère, puis à ses parents, Félix
n’a pu supporter le caractère ambivalent ; dans ses fantasmes, la puissance
de ses tendances destructrices risquait de faire disparaître la source même
de ses satisfactions. Il ne lui restait plus, dès lors, qu’à les tirer de lui-même,
contre le reste de l’univers, et à investir narcissiquement ses propres produc­
tions, ses excrétions, son cerveau, son corps, illimité comme le corps même —
informe — de ses connaissances, comme le corps de sa mère, fantasmé
immense et inviolé. L’affirmation de sa toute-puissance et de son autarcie
a pour corrélât la dévalorisation de tout apport positif émanant d’un autre,
la dénégation même de leur existence. Et ceci s’exprime dans la représentation
qu’il élabore, peu avant l’adolescence, de son origine : il aurait été trouvé,
dans un cimetière, près de la tombe de ses parents inconnus, mystérieux,
dont l’origine noble et pure ne lui permet pas de supposer qu’il soit né
de leur union charnelle, mais de la puissance du seul désir de sa mère.
A côté de sa mère « adoptive », qui représente la marâtre persécutrice,
figure l’image d’une mère vierge et toute-puissante, figure parfaite dont il
procède par parthénogenèse, au moment de la mort de celle-ci.
Le « roman familial », les théories sexuelles infantiles qui le sous-
tendent et le justifient, rendent compte de son fantasme de reproduire en lui
cette figure toute-puissante, autarcique, sans faille, dont il est le prolongement
et la réincarnation. Félix, dans son fantasme mégalomaniaque, s’est constitué
comme sein, ventre, pénis de cette mère-là, en excluant son père, et contre
l’autre mère qu’il ne cesse d’attaquer et de réparer dans son inlassable
activité de potier.
C’est dans cette perspective que se situe la demande faite aussi à un
psychanalyste. Pour Félix, le psychanalyste est supposé apte, non seulement
12 Fantasme et formation

à comprendre, mais aussi et surtout à légitimer sa démarche d’autodidacte.


L’un et l’autre savent bien que le savoir sur soi, sur les autres, sur le monde
ne peut venir que de soi et non par la voie d’un autre. Cette connivence
qu’il sollicite chez le psychanalyste, Félix l’étaie sur une « théorie » :
selon lui, le psychanalyste se forme tout seul, par l’auto-analyse. Comme
le Freud de l’analyse originelle, il n’a pas d’ancêtres et il dispose, par son
seul travail, d’une absolue maîtrise sur lui-même. Pour Félix, la psychanalyse
renaît, ex nihilo, avec chaque psychanalyste : au début, à chaque début
recommencé, il n’y a qu’une table rase, qui, comme dans le roman de ses
origines (un cimetière), requiert et légitime la négation de toute histoire.
Ce que Félix attend du psychanalyste — il nie bien sûr en attendre quoi
que ce soit — c’est que, par le seul fait de son existence, il l’assure que
cette autogénèse est pour lui possible, puisqu’elle l’est pour le psychanalyste.
Celui-ci doit être le témoin privilégié de ce prodige, puisqu’il est de la même
race que lui. Sa croyance, pour être confirmée, n’a besoin que du seul fait
qu’il me voie et que je le voie.
De la jouissance qu’il éprouve à me voir et à me faire voir — s’allonger
sur le divan lui paraîtra impossible, inacceptable —, il attend l’efficace
d’une restauration de sa toute-puissance et de son omniscience au sujet de
lui-même. Il ne demande pas à l’analyste d’intervenir (surtout qu’il n’inter­
prète pas, il agirait alors comme un enseignant), mais d’être là, de le voir
et d’être vu par lui, de l’écouter parler, le plus souvent se taire ; il
constitue le psychanalyste comme regard de la mère sur son enfant phalli­
que, comme témoin de son omnipotence. Je dois être son fétiche de la
même façon qu’il se constitue comme le mien, le spectacle de son idéal
qu’il vient contempler comme il me donne à être fasciné par ce qu’il
vient me proposer de voir.
Mais sur l’autre face, dans la figure déjà clivée de l’enseignant, Félix
cherche aussi la représentation d’une garantie contre la fascination, il cher­
che aussi l’image de son impuissance à se suffire à soi-même: la marque,
en l’autre, de la castration. L’enseignant ne figure pas seulement les images,
clivées elles aussi, des parents et des différents objets partiels qui les ont
précédés. L’enseignant figure aussi pour Félix celui qui a été enseigné, celui
qui a été formé par d’autres ; celui qui forme, guide, règle, transmet un
savoir à une génération. C’est sur cette polarité précise de l’image de l’ensei­
gnant, celle de la génération, que Félix vient m’interroger et formuler son
interrogation personnelle. Car il est évident à Félix que si j’éprouve le besoin
d’enseigner, de former, de guider les autres, c’est aussi que je ne me suffis
pas à moi-même ; c’est peut-être que, dans leur quête d’un savoir, d’autres
ont besoin de moi, d’un autre qu’eux-mêmes en tout cas. C’est par là que
Félix me parle et que j’ai quelque difficulté à l’entendre.
L’assurance que je serais un enseignant « bon », Félix se l’est constituée
contre la crainte d’être interprété persécutivement, mais cette demande n’est
pas sans défaut : je puis l’influencer, lui faire du mal, ne pas le respecter,
Fantasmatique de la formation et désir de former 13

l’attaquer. Toutes ces figures, images et objets qui prennent leur relief et
leur dynamisme dans le transfert n’apparaissent dans celui-ci que pour
autant que Félix est à mon égard porteur d’une demande concernant son
origine et sa filiation. Dans cette demande, il me sollicite comme « ensei­
gnant », porteur du pénis et à même de le différencier, au moment même
où il me récuse comme psychanalyste « neutre » asexué, parfait.
Le drame qu’il a pu mettre en scène à partir des éléments fantasmatiques
dont les surgeons se sont accrochés aux signifiants enseignant et psychana­
lyste, comporte donc plusieurs dimensions. Le jeu entre les différentes figures
transférentielles indique que c’est par le fantasme de la femme au pénis (le
psychanalyste « neutre », tout-puissant, autarcique, immortel, autogénéré et
autoformé) que Félix combat l’angoisse que suscite en lui l’intensité de ses
tendances destructrices à l’encontre des objets qu’il a fantasmatiquement
endommagés, dès les premières phases du complexe d’Œdipe, et qu’il n’a pas
pu constituer dans leurs relations : sa mère et son père. Mais il lutte aussi
contre l’angoisse d’être enclos, capté dans la sphère maternelle et de n’y
trouver d’autre écho que celui de sa propre destructivité, tant qu’il ne lui
est pas possible, par la reconnaissance de la figure du père, de se constituer
une identité, une limite, un pénis à soi sur lequel compter. Pour que cette
figure se constitue, il faudra que Félix en admette l’existence et l’histo­
ricité, la relativité et la limite, qu’il renonce à son idéal autarcique et
mégalomaniaque, qu’il admette être né du désir partagé de son père et de
sa mère, de leurs rapports sexuels.
En me choisissant, Félix mettait en scène les éléments les plus fonda­
mentaux de son conflit, tout en les annulant par la position conflictuelle
qu’il m’assignait : il ne me voulait ni enseignant ni psychanalyste ; en
annulant l’un par l’autre, il venait éprouver la validité du compromis qu’il
avait escompté tenir : obtenir l’assurance que sa croyance en l’existence
d’un être autarcique et tout-puissant, non castré, n’est pas fondamentale­
ment démentie par l’existence, chez le même être — et au prix du clivage —
d’une faille d’où procède chez lui le désir d’un autre, la limite, la géné­
ration. Il s’agit pour Félix de maintenir la possibilité de la croyance, d’un
« je sais bien, mais quand même », selon l’expression de O. Mannoni (1964).
Le désaveu du démenti a pour fonction d’étayer la validité de sa croyance
en la toute-puissante autarcique de la mère phallique, de conserver la
croyance dans une origine parthénogénésique, de maintenir le déni de la
paternité. Félix vient me voir pour repérer en moi la faille qu’il porte en
lui, mais aussi pour que je le conforte — si je me tais et si je regarde —
dans l’assurance qu’elle peut être colmatée. C’est cette faille qui, par delà
la figure autarcique du psychanalyste, le fascine : dans la tentative pour
la nier et l’affirmer, il sollicite la perversion de l’autre, car, dans le défi
qu’il lui jette, il le confronte avec le même dilemme : s’affirmer comme
mère au pénis autosuffisante pour dénier toute différence et toute séparation,
tout en infligeant à autrui la castration.
14 Fantasme et formation

Toutefois, cet essai pour comprendre ce caractère « diabolique » (en


raison de sa résonance dans le mythe de la Genèse) de la requête de
Félix ne rend pas compte de ce qui pouvait rendre possible une relation
non perverse et envisager un pronostic favorable. Dans la mise en scène
de son drame, sur le mode du « je sais bien qu’il (l’enseignant) ne se suffit
pas à lui-même, qu’il a subi la castration, qu’il a été formé, mais quand
même, je persiste à croire qu’il (le psychanalyste) est autoformé, autarcique,
sans faille », la dimension d’une demande d’un démenti de cette croyance
est présente : elle est présente dans l’urgence d’une réponse vraie et
bienveillante à ses questions sur son origine, sur la différence des sexes,
sur la castration et sur lui-même. Félix vient certes s’assurer auprès de moi
que son fantasme autarcique, que son désir autoérotique de toute-puissance
est vraisemblable, mais tout aussi bien rechercher le sens de cette tout
autre vérité qu’il pressent : le démenti que la position (de l’analyste) autar­
cique est intenable et insoutenable, car elle conduit à la destruction de soi
et des autres, l’assurance que nul ne peut vivre s’il n’est reconnu comme
porteur d’un désir.

2. Autoformation et autoérotisme : les fantasmes autarciques


Se suffire à soi-même est la réponse fantasmatique que Félix se forge pour
se garantir contre l’angoisse de la perte et de la destruction de soi, pour
s’assurer de manière radicale contre le danger que représente pour lui
l’intervention persécutive d’un autre. Le danger ne vient pas seulement de
lui-même, mais de cet autre mauvais, de son savoir empoisonnant, et dont
les attaques visent à le vider, à l’évider de ce qu’il cherche précisément à
conserver en lui, pour subsister. Le fantasme autarcique assure Félix, en
deçà de toute atteinte de l’autre, de satisfactions primitives qui ne pourront
lui être enlevées par aucune séparation, par aucune effraction. Il se recons­
titue ainsi l’univers paradisiaque d’avant la naissance, mais sans être tota­
lement à l’abri d’attaques internes. Le fantasme autarcique sous-tend le
fantasme d’autoformation, contre l’angoisse intense que suscite en lui la
pulsion de mort, autodestructrice, partiellement projetée à l’extérieur. La
fonction de ces fantasmes est de l’en défendre et de l’en protéger ; ils se
constituent comme réponse à l’angoisse de la séparation : d’avec la mère
d’abord, avec laquelle il formait la primitive totalité unaire. Cette figure
complète, close, autosuffisante, qui est celle de l’androgyne hermaphrodite
originel, de la mère au pénis, garantit contre les angoisses des séparations
ultérieures : celles de la perte du sein, des fèces, de la séparation des sexes.
Le repli narcissique que dénotent de tels fantasmes indique l’importance
des angoisses paranoïdes liées au sadisme oral et anal. Toutefois, le désir de
perfection, l’insatisfaction de soi et la crainte manifestée pour ses objets
signalent l’intensité de l’angoisse dépressive de la désintégration. C’est dans
Fantasmatique de la formation et désir de former 15

cette disposition que Félix vient consulter. C’est contre cette peur dépressive
que le fantasme d’autoformation surgit, pour substituer aux objets externes
qu’il aime et qu’il hait (qui le haïssent et pourraient l’aimer, d’où le
clivage) son propre soi. Les fantasmes autarciques et autoformatifs repré­
sentent donc un niveau de régression rendu nécessaire par l’intensité des
angoisses psychotiques de Félix. Ils ont une fonction autoréparatrice.
Le fantasme d’autoformation satisfait le besoin d’incorporation orale du
bon savoir que Félix tire de lui-même. Au plus fort de sa lutte contre les
tendances autodestructrices et contre l’angoisse de léser les objets de son
plaisir, c’est lui-même qu’il incorpore, sans parvenir à s’assimiler. D’où la
variété de ses fantasmes d’auto-ingestion (chez les monocellulaires), de se
nourrir de ses rêves et de ses idées, de récupération de ses propres excré­
ments, d’autofellation : il s’agit toujours de reconstituer, sur le mode oral,
la plénitude de l’unité de soi, de colmater l’hémorragie narcissique provoquée
par la perte de sa propre substance.
Les composantes anales des fantasmes d’autoformation se révèlent parti­
culièrement nettes dans la tentative de garder en soi ses excréments pour
compenser ainsi la perte que représente la séparation d’avec la mère (le
sein) et la fuite de sa propre production. Contraint de les lâcher, il n’a
d’autre ressource que de les réincorporer en partie — les idées qu’il produit
en seront les équivalents symboliques — ou de les maîtriser, pour en
jouir, dans son activité de modelage, tout en restaurant, par la création
d’un contenant qu’il forme et répare, ce qu’il a fantasmatiquement endom­
magé et qui est contenu dans le corps de sa mère, ou bien, ne pouvant ni
les conserver ni les maîtriser, de les détruire.
Mais une partie de ses tendances destructrices demeure agissante en
lui et s’exprime dans les fantasmes d’autodévoration, d’autointoxication,
d’autodéformation, dans la réalité de son « auto- > destruction. Ainsi se
boucle le cercle infernal et fascinant, celui du serpent qui, tel Ouroboros, se
mord la queue, celui du mouvement d’alternance perpétuelle de la naissance
et de la mort : et le cercle ne peut s’ouvrir que sur la mort attendue
comme révélation ultime de soi.

3. Le mythe du Phénix, ou le cycle infernal ! V autoformation


est une autodéformation
Le mythe du Phénix est sans doute la transposition la plus significative
de ces fantasmes d’autoformation. Oiseau rare et somptueux, le phénix
n’a pas de parents, il ne naît pas d’une copulation. Il est son propre père
et sa propre mère, et, comme le dieu égyptien Rah, se crée lui-même de son
propre corps, il procède de lui-même à son engendrement. Cet oiseau ne se
nourrit pas : il porte en lui-même ses propres ressources. H vit dans la
chasteté, dans le paradis asexué des origines. Comme pour tous les oiseaux,
16 Fantasme et formation

l’inapparence de ses organes génitaux, le fait supposer, comme le crocodile,


ainsi que E. Jones (1914) l’a noté, à la fois impuissant et tout-puissant ;
cette « absence » permet aux fantasmes infantiles concernant la procréation
de se se développer en misant sur de tels signifiants.
Le Phénix manifeste une conduite suicidaire qui provoque sa mort,
d’où il renaît des cendres de sa consumation. La figure qu’il représente est
donc à la fois celle d’une autoformation et d’une autodéformation cyclique,
continue permanente, celle-là même qui, avec celle d’Ouroboros — l’incor­
poration dévoratrice de soi — hante Félix.
Le mythe du Phénix se constitue ainsi comme réponse obturante à la
question d’une origine du sujet dans le désir d’un autre et d’un même, du
père et de la mère ; cette « réponse » est aussi un rejet ou une négation de
l’autre comme sujet d’un désir. Dans cette perspective, la formation n’est
pas un engendrement — littéralement inconcevable — ni une genèse, mais
une création perpétuelle, sans origine ni fin, sans rupture, ni commencement.
Dans un commentaire de ce mythe, et reprenant les travaux de Marie
Delcourt sur l’hermaphrodite androgyne, C. Backès-Clément (1971) énonce
ce que le mythe du Phénix cache : « c’est, écrit-elle, le rôle décisif pour le
sujet d’une coupure radicale — entre lui et l’autre, entre lui et l’autre sexe,
entre lui et l’inconscient, discours de l’Autre. Le Phénix semble représenter
le contraire même de la coupure freudienne dont la libido est le moteur
dérivé : réunissant les deux sexes, abolissant la suprême coupure de la mort,
incarnant dans sa chair immortelle l’identité et son contraire. »
Ce refus fondamental de la césure est aussi bien manifesté dans le déni
de la paternité que dans l’épreuve initiale d’avoir à reconnaître la mère et la
séparation d’avec elle comme condition de la formation du sujet1. La
fantasmatique de l’autoformation manifeste ce refus de tout rapport d’altérité
et de génération. Pour Félix, on l’a noté, la formation ne requiert aucun
formateur ni aucun objet de formation dont le sujet ne puisse s’assurer
qu’ils sont à sa portée puisqu’ils se trouvent en lui, comme se trouvent en
lui la source de tout plaisir, la cause et l’effet de tout désir. « L’être-en-
autoformation » ne se forme ainsi que de son auto-érotisme, aux fins de soi ;
il est, corrélativement, un « être-en-déformation » qui ne renaîtra que
de son propre mouvement. Comme l’écrit P. Aulagnier-Spairani (1967),
l’auto-érotisme est, pour lui, la voie de vérification de ce postulat que rien
n’est exclu de son pouvoir d’être et de maîtriser la cause et l’effet de son
désir. Ce dont cette illusion préserve le sujet, c’est bien de la perte majeure
que représenterait pour lui d’avoir à renoncer à la croyance en l’omnipotence
du pénis et en son universalité. Cette croyance l’assure, jusque dans le cycle
incessant de la consommation — consumation de soi et de sa propre

1. Epreuve initiale certes, puisqu’il s'agit de l’épreuve même de l’initiation qui, toujours
vise à différencier et, comme l’a montré L. V. Thomas dans le présent ouvrage, à supprimer
l’androgynie première de l'ctre humain.
Fantasmatique de la formation et désir de former 17

renaissance, que rien ne pourra être perdu de soi qui ne soit réintégrable en
soi ; que rien de l’objet du désir ne manquera puisque le sujet est, sans
défaillance, apte à se satisfaire de lui-même comme de son propre objet.
L’alternance cyclique, permanente, assure contre toute coupure. Ce n’est
sans doute pas un hasard si la figure d’Ouroboros est, avec celle du Phénix,
l’un des grands symboles de l’Alchimie, dont la quête fut de créer Vhomon-
culus et d’assurer à l’homme la toute-puissance et l’immortalité.

4. Le refus de la différence et de l’histoire. Le fantasme


d’autoformation à l’adolescence
Ces représentations mythiques révèlent que le fantasme d’autoformation,
disposant le sujet comme identique à l’objet de son désir, clôture du même
coup toute voie vers une histoire. La formation n’émerge pas comme pro­
cessus, devenir, genèse : elle est déjà faite, ou elle n’est à parfaire que
selon l’exigence d’un modèle intangible, absolu. Il n’y a donc ni rupture, ni
génération, ni formateur, ni être-en-formation distincts et susceptibles de
fonder une intersubjectivité, une aventure, un changement assumant l’im­
prévu. La formation se réduit à une unique, définitive et perpétuelle auto­
mutation.
C’est sur ce versant du refus de l’histoire et de la génération que le
fantasme d’autoformation apparaît dans sa fonction de défense contre la
scène primitive, d’occultation de la place du sujet dans le désir des parents,
de méconnaissance du vagin et du pénis, de protection contre l’angoisse de
la castration. C’est pourquoi, sans doute, il apparaît très fréquemment dans
les fantasmes des adolescents et dans toutes les situations formatives qui
déclenchent une régression vers les organisations psychiques liées à cette
phase du développement. Cette phase, en effet, est celle d’une réactivation
des positions antérieures liées à la séparation d’avec la mère et à l’ambi­
valence œdipienne. Au cours de la phase autarcique, que sous-tendent chez
l’adolescent des angoisses intenses de type psychotique, paranoïdes et dépres­
sives, se développe aussi la lutte contre l’angoisse liée à la scène primitive,
dont l’adolescent est en mesure d’assumer la réalité. Le surinvestissement nar­
cissique dont il est l’objet, dans la découverte des nouvelles et inquiétantes
possibilités de son corps, le conduit à des états d’autofascination, à un
intérêt quelquefois exclusif pour ses propres productions et leur capacité
autoérotique. Il s’imagine précisément se former soi-même, être né sans
parents — sinon aristocratiques ou divins — ne devoir qu’à soi les idées
géniales, dignes d’un Phénix, qu’il produit en toute autonomie... S’il réinvente
ainsi le monde, c’est bien que le monde ne l’a pas, lui, trouvé et reconnu
pour ce qu’il veut être : unique, parfait. C’est dans ce réseau fantasmatique
que prennent sens, à l’école ou à l’Université, le refus de tout examen et de
toute sanction (intolérable blessure narcissique autant que scandale d’être
18 Fantasme et formation

« réduit », dans la chaîne de la génération, à une position relative), mais


aussi, lorsque devient intolérable l’angoisse d’avoir perdu, par ce refus,
tout repère d’identification, la demande pressante d’un jugement, d’un
passage, d’une initiation : repères qui, pour être contestés (et contestables
dans leur dérive vers un autre absolu) n’en constituent pas moins un méca­
nisme de réduction de l’angoisse, et surtout l’indication, pour le sujet,
qu’un ordre symbolique garantit l’échange social.

5. Fantasmes d’autoformation et de parthénogenèse dans les


groupes
Le refus de l’histoire et de tout rapport de génération inhérent au fan­
tasme d’autoformation est aisément repérable dans l’activité, les mythes et
les idéologies d’institutions formatives closes. Un exemple nous en est
fréquemment fourni dans les groupes de diagnostic ou dans les séminaires
de formation lorsque se déploient certaines fantaisies collectives de parthé­
nogenèse groupale et d’autoformation : les participants se figurent s’être
créés eux-mêmes en groupe, immédiatement et « spontanément ». Ils
méconnaissent alors l’existence de leur histoire, la variété de leurs demandes,
l’offre du moniteur ou de l’instituant, l’effet des règles structurantes qui ont
été énoncées ; ils nient qu’aient joué, dans la disposition de l’espace et du
temps, certaines facilitations et certaines contraintes, qu’il y ait eu entre eux
des tensions, des conflits, des différences et des divergences. Ils nient sur­
tout que le moniteur ait pu jouer un rôle quelconque, puisqu’il n’y a pas
eu de genèse, de générés et de générants : le groupe s’est fait tout seul, « sans
histoire(s) ». « Le groupe » alors n’a d’autre finalité que de s’être créé et
d’exister en soi, objet idéal, parfait et intemporel. C’est ce mode d’existence
qu’il faut maintenir et défendre contre toute ambivalence, et surtout contre la
césure de la fin de la session.
L’objet groupal ainsi constitué est polarisé par les fantasmes autarciques
d’autoformation que certains participants parviennent à mobiliser chez les
autres : « vous serez, nous serons comme des dieux,... car nous n’aurons ni
dieu ni maître, ni père ni mère, hors nous-mêmes... » '. L’analyse des trans­
ferts permet de faire l’hypothèse que les participants luttent contre la repré­
sentation d’une scène angoissante où la mère (groupe) et le père (l’analyste)
établissent entre eux. en excluant les participants, une relation sexuelle pri­
vilégiée, de nature sadique. L’imago mauvaise de la mère au pénis est pro­
jetée sur l’objet-groupe : la mère-groupe a incorporé et retient en elle le
pénis du père moniteur, castré par elle, comme elle est susceptible de pren­
dre aux participants leur pénis ou ce qu’ils ont dans le ventre. Le moni-

1. C’est aussi de la puissance à faire naître et mourir symboliquement que le groupe de formation détient ce
pouvoir d’auto-engendrement. Cf., sur ce point, l’article de L. V. Thomas dans le présent ouvrage.
Fantasmatique de la formation et désir de former 19

teur est aussi fantasmé comme mauvais, mis au défi d’assurer le respect
d’une quelconque loi, la validité d’un savoir quelconque. Capté par
l’immense puissance destructrice de la mère-groupe, le moniteur est réduit
à l’impuissance au profit de celle-ci. Les participants érigent un contre-
groupe : il n’y a plus désormais d’autres règles que celles que « le groupe »
se donne (spontanéité, égalité), d’autre réalité que son plaisir, d’autre idéal
que ce contre-groupe, réplique toute-puissante du groupe désavoué, exempt
de toute différence et de toute finitude.
De telles représentations sont souvent induites par des personnalités de
structure perverse pour lesquelles le déni de toute dépendance à une quel­
conque figure génératrice sert leur désir d’anéantir toute autorité géné­
rante au profit d’un pouvoir autogénéré, mais dont ils sont finalement les
bénéficiaires. Il n’est pas rare de rencontrer de tels épisodes dans les insti­
tutions formatives closes, en certains moments de désorganisation anar-
chisante.
Les fantaisies de parthénogenèse groupale, plus fréquentes, sont liées au
fantasme selon lequel les participants se figurent à la fois que le groupe-
mère crée ses propres enfants sans l’intervention du moniteur-père, et que
les enfants constituent ensemble la mère-au-pénis. Ce qui caractérise ce
fantasme, c’est la réversibilité du contenant et du contenu, du constituant et
du constitué, jusqu’à leur équivalence. L’éviction du moniteur-père protège,
là ausi, contre l’irruption de la différence et de la séparation d’avec la
mère. Les participants ne peuvent alors quitter « le groupe » sans le fantasme
de l’avoir détruit.
J’ai proposé une analyse de cette fantasmatique dans un groupe en
rapport avec la reconstitution du paradis asexué de l’enfance et le refus de
la mort. Mon propos (1971 b) était alors d’articuler les manifestations
mythiques et idéologiques de ce fantasme d’autogénération avec les compo­
santes perverses inhérentes au déni de la castration et de la paternité. D.
Anzieu (1972) en a dégagé le sens contra-œdipien. Mais il resterait à arti­
culer ce fantasme avec la figure de la mère-au-pénis.

6. Autoformation et processus idéologique


L’incidence des fantasmes d’autoformation, d’autogénération et de parthé­
nogenèse sur les élaborations doctrinales concernant la formation et les
groupes de formation mériterait d’être étudiée de près. Un exemple pour­
rait en indiquer la portée : ainsi, les doctrines qui définissent que les groupes
de diagnostic sont des groupes a-historiques. Il apparaît probablement nodal
que, dans de telles conceptions, par delà le refus de considérer l’existence
et les effets d’une préhistoire de la situation groupale (dans les désirs incons­
cients et personnels des participants) se trouve affirmé l’idéal abstrait d’un
groupe, formateur en soi ; une telle image ne peut qu’obturer la compréhen­
20 Fantasme et formation

sion de ce dont le groupe est le lieu, des investissements qui s’y trouvent
mobilisés, des relations qui s’y amorcent et se dégagent. Le « groupe »
représente alors une figure idéale, matricielle, non une situation instrumen­
tale. Une telle affirmation, qui dote l’objet-groupe d’une perfection — ou
d’une tare — intrinsèque, n’est d’ailleurs pas sans exercer un attrait sur
les participants et sur les moniteurs, puisque c’est à cet objet, machine à
former, que se trouve confié le soin du travail de formation (le groupe a
« bien » ou « mal » fonctionné). Ici encore, la formation est fantasmée
comme pure création ex nihilo : elle n’est pas en mesure d’être assumée
comme genèse, pas plus que le groupe n’apparaît comme intersubjectivité.
L’histoire se clôt sur le temps de la puissance du groupe, et sur des sujets
dépossédés de la reconnaissance de leur histoire et de leur désir.
Nous terminerons cette première étude par quelques remarques concernant
l’idéologie de l’autoformation. En fait, l’autoformation est une idéologie ;
elle est, de ce point de vue, opposée à toute formation, qui requiert, nous
semble-t-il, le dégagement de l’allégeance à l’idéal absolutiste et narcissique,
le renoncement à l’omnipotence et à l’illimité, la reconnaissance de l’alté­
rité et de la coupure de la mort. Une formation ne saurait être que relative.
L’idéologie de l’autoformation est comme un redoublement de l’assurance
de n’être pas déçu, de ne pas rencontrer de faille, ni de limite dans l’érection
incessante de soi-même. Elle rejette l’autre dans l’inexistence ou le peu de
valeur de son expérience : celle-ci n’a jamais servi à personne. Ne rien
devoir à personne qu’à soi, c’est là l’idéal autoérotique auquel l’idéologie
apporte nécessairement son sceau de vérité absolue et de justification.
Mais plus encore, il apparaît que l’idéologisation, comme abstraction et
déni du corps, de la différence et de l’histoire, comme perversion du désir de
savoir et du savoir lui-même, est une composante dérivée de la position
fantasmatique de l’autoformation. L’idéologisation est nécessaire, en effet,
pour rationaliser et justifier l’idéal de la toute-puissance à se former soi-
même, à se maîtriser. Le processus idéologique maintient la croyance en
l’aptitude du sujet « s’autoformant » à ne trouver qu’en soi un objet de son
désir. Elle exclut, comme dangereuse irruption de l’autre et de la diffé­
rence, tout recours à un autre formateur. L’idéologisation est, dans le
système d’autoformation, la mesure surdéfensive contre l’angoisse et la
blessure narcissique que suscitent la question de l’origine, la nécessité de la
limite, de la différence et du manque. C’est pourquoi l’autoformation est
aussi une formation sans limite ni rupture. Elle n’est pas conçue comme un
moment, comme une continuité sans faille : une intermittence ouvrirait sur
le risque d’une perte irrécupérable de soi et de son contenu. Les idéologies et
les groupes d’autoformation tentent de rendre crédible le rêve d’une for­
mation interminable dans un espace clos, ovoïde, dont la moindre percée
signifierait la mort de l’être. De l’œuf, précisément, renaît le Phénix qui
l’a produit.
L’illusion de la formation illimitée et permanente prise dans le fantasme
Fantasmatique de la formation et désir de former 21

d’autoformation garantit de n’être jamais exposé à la séparation d’avec la


mère ni à éprouver la loi paternelle. La voie de l’autoformation autoéro­
tique est une protection contre la dure réalité à laquelle s’est heurté le
sujet, et dont « la première épreuve, écrit P. Aulagnier Spairani (1967), est
d’avoir à reconnaître la mère comme séparée à jamais du sujet, non iden­
tifiable à l’objet sein ni à l’objet de son désir ». La distinction de l’être
en formation et de la première formatrice, et de la loi paternelle, ouvre le
chemin vers la reconnaissance du processus de la génération.
Nous relèverons à ce propos un aspect fondamental, à notre avis,
du désir de formation que le fantasme d’autoformation met en relief : il
s’agit de former (soi, ou un autre semblable à soi) dans le même mouvement
que se trouve formée la mère-au-pénis. Le mythe du Phénix condense
particulièrement ce double mouvement, par lequel s’identifient totalement
et s’annulent la cause et l’effet, l’identique et le contraire, le généré et le
générant, le formateur et l’être en formation, la vie et la mort.
Le mythe du Phénix représente, dans la répétition cyclique de la nais­
sance et de la mort, la composante léthale du fantasme d’autoformation.
L’auto-érotisme est ordonné à la consumation de soi, au point de la forma­
tion de soi n’est parfaite que pour autant que la mort la parfait.
Une nouvelle de Ph. K. Dick (1970) explore cette prévalence de la
compulsion autodéformatrice : un humanoïde — une « fourmi électro­
nique » — découvre, à la suite d’un accident, son identité de robot. Il entre­
prend d’explorer sur lui-même les mécanismes de son fonctionnement intime.
La série des expériences qu’il s’administre pour tenter de repérer les fron­
tières entre la réalité et l’illusion le conduit à se désagréger lentement et
à se détruire. Son dernier espoir est que la réalité des humains disparaîtra
avec la sienne.
Ce thème familier à Dick (cf. son roman Ubik) articule l’autodéformation
avec l’angoisse que suscite la découverte de l’autre et de la différence. Le
robot humanoïde meurt pour savoir qui il est et de ne pas supporter d’être
différent des humains qui l’ont fabriqué. L’autodéformation apparaît comme
une réponse à la question ultime de l’identité, dont le sens n’est révélé que
dans la mort, et que le désir d’autoformation avait occultée.


*♦

Une remarque pour terminer cette première étude : il serait erroné de


croire que les fantasmes d’autoformation ne composent pas avec le processus
de la formation elle-même. Ils s’avèrent constituer, au contraire, une condi­
tion nécessaire, mais insuffisante, du travail d’élaboration et d’invention
personnelle. Ils sont sans doute l’une des composantes essentielles de la
créativité. L’invention et la formation d’un monde {mais il y a le monde...)
c’est aussi l’invention et la création de soi, mise à l’épreuve dans le rapport
22 Fantasme et formation

à l’autre *. Toute tentative de création comporte la dimension d’une auto­


biographie (Selbstdarstellung), qu’il s’agisse de la création littéraire, technique
ou scientifique. Tant et si bien que cette dimension narcissique dans le
travail de la formation nous paraît irréductible. C’est l’allégeance totale et
pervertissante à l’auto-érotisme qui en limite la portée et en constitue
l’impasse mortelle.

B. La formation et la puissance de la mère

L’activité de formation recèle et révèle des aspects qui la caractérise


comme réalisation d’une fantasmatique maternelle — de la mère et relati­
vement à elle. Cette fantasmatique infléchit la position des partenaires en
formation, leur relation et la visée de leur activité dans le sens d’un réta­
blissement du tout premier univers de la formation : celui de la matrice et
de la gestation, de la naissance et de la mise au monde, du nourrissage et
de la croissance, du dressage et des premiers renoncements narcissiques.
La clinique de la formation, les transpositions mythiques et idéologiques
qui s’y réfèrent, manifestent l’affinité profonde entre l’activité formative et
les fantasmes qui ont pris corps dans le rapport à la mère, au point qu’il
paraît fondamental de considérer que la formation est d’abord une affaire
qui concerne la mère, le corps de la mère, la maternité et le désir de la
mère ; la formation se qualifie fondamentalement par le rapport de l’homme,
mâle ou femelle, à la mère et à la maternité. C’est d’abord dans la limite de
ces relations primordiales, pour les reproduire ou s’en dégager, que se cons­
truit le désir d’être formateur et celui d’être formé, que prennent corps les
fantasmes qui portent ce désir vers sa réalisation dans le scénario de la
formation. Mais c’est à s’affranchir de ce réseau maternel, sans en nier la
marque, que la forme humaine peut être prise et donnée, selon l’effet de
la médiation paternelle.
Cette prévalence de la référence à la mère dans la formation est ce que,
dans cette seconde étude, nous allons tenter de mettre en évidence. Trois
univers fantasmatiques sont discernables ; ils correspondent à des positions
identificatoires corrélatives (celles de la mère et de l’enfant), dans une
relation qui s’établit comme duelle. Qu’il s’agisse de former comme la

1. Dans son travail sur VAuto-analyse, D. Anzieu (1959) répertorie et commente les rêves
de Freud pendant son auto-analyse. Quatre parmi ces rêves ont pour thème l’autodestruction
et mériteraient un essai d’interprétation selon les hypothèses que nous esquissons ici à
propos du rapport entre l’autoformation et l’autodéformation. Ce sont, référés dans l’ouvrage
de D. Anzieu : le rêve des Trois Parques — août 1898 — (p. 105-108) ; Non vixil — octobre
1898 — (p. 108-112); le rêve Autodidacte — fin 1898 — (p. 113-115); le rêve de La
préparation anatomique de mon propre bassin — vers Pâques 1899 — (p. 120-123). L’analyse
qu’en propose D. Anzieu dégage les thèmes de la mort (l’homme retourne à la poussière),
le désir d’immortalité, d’omniscience et de création, l’auto-analyse comme destruction de soi.
Fantasmatique de la formation et désir de former 23

mère, en tant que mère, ou d’être formé par la mère, le fantasme commun
est toujours de former la mère elle-même, de la reproduire ou de la
représenter. Dans chacun des univers fantasmatiques, que dessine le point
de vue du formateur ou de l’être en formation, se retrouve la caractéristique
biface de la structure du fantasme : si le formateur (homme ou femme)
identifié à la puissance de la mère peut fantasmer sur ce mode qu’il est
plein d’enfants, qu’il les nourrit et les protège, il peut aussi, successivement
(par retournement et clivage) ou simultanément, fantasmer qu’il conserve en
lui des enfants — ou leurs représentants — qu’il les détruit, leur refuse la
nourriture, les rejette. Il en est de même pour les autres positions du sujet
dans la fantasmatique maternelle : être formé — déformé par la mère ;
former — détruire la mère.
La prévalence de la référence à la mère dans la fantasmatique de la
formation conduit à assigner un rôle prépondérant aux fixations prégénitales
et à la problématique préœdipienne dans le processus de la formation. Ce
que nous explorons dans cette étude nous paraît à même de rendre compte
des fondations les plus primitives du désir de former, de créer, de donner
la vie, mais aussi de découvrir en quoi la formation peut se vivre comme
prolifération informe, perdition de soi, fermeture à une genèse et à une
histoire, pour autant que se trouve répudié, exclu ou rejeté la référence au
père différenciateur, pour autant que la formation se clôt sur le désir de la
mère.

1. La grande formatrice
Former, dans la position où le formateur s’identifie à la puissance de la
mère, c’cst être plein d’enfants dans son corps, c’est les nourrir, les soigner,
les protéger contre les dangers internes et externes : c’est être identifié à
l’idéal de la mère bonne, généreuse, illimitée dans ses ressources et sa
capacité de donner le plaisir. Une telle position transparaît dans certains
fantasmes de moniteurs (hommes ou femmes) de groupes de diagnostic :
le groupe figure pour eux soit un intérieur féminin de leur corps, utérus
plein et clos, soit un appendice matriciel, un prolongement sécable de leur
corps : ils « portent » le groupe comme une femme enceinte, jouissant de
ce plaisir d’être plein de vie (« ça bouge... je les sens vivre et remuer... »),
d’être forts et engrossés d’une progéniture, inquiets aussi de les exposer à
recevoir des coups, de les mettre au monde (« l’extérieur hostile : que vont-ils
devenir une fois sortis de ce ventre ?... »), de les perdre et de s’en séparer.
Il arrive que dans cette position fantasmatique, le moniteur redoute l’un
des participants comme dangereux intrus, pénis destructeur, dans le ventre
groupo-monitoral. Pour l’homme, ce participant est souvent la figure de la
rivale antagoniste : la mère au pénis dangereux.
Le temps et l’espace sont investis de significations et d’émois en rapport
avec le temps et l’espace de la maternité : trois ou sept jours (mort et
24 Fantasme et formation

résurrection ; temps mythique de la Genèse), 9 mois (durée des cycles


annuels), durée illimitée. Ce temps condense toutes les jouissances et toutes
les inquiétudes (naîtront-ils à terme ? en sortiront-ils jamais ?) de la mater­
nité. L’espace aussi ; lisons plutôt : « Cette chaleur de la communication en
psychodrame, ce moment privilégié du groupe, permet de comprendre
pourquoi il remet l’individu dans la relation chaude, confiante, sereine, et
de pleine sécurité de l’enfant -dans le sein maternel *. Cet état naissant
s’accompagne de transformation et de prise de conscience de ce qu’on est :
c’est l’éveil à la vie, la naissance, la co-naissance pour reprendre le jeu de
mot de Claudel. Pour « naître ensemble », il faut un accoucheur (Socrate se
traitait de sage-femme, et Montaigne de sage-homme), dont l’aide n’évite
pas toujours le traumatisme de la naissance, l’angoisse, l’agressivité, les
tensions, l’ambivalence d’un groupe qui tente de résoudre ses problèmes. »
(A. Ancelin-Schutzenberger, 1966, p. 38).
Le groupe figure ainsi dans le fantasme le ventre phallique du moniteur.
Il en est plein, comme certains enseignants sont « pleins de leur classe, se
gonflent à se préoccuper toujours de leurs élèves, comme de petites mères de
familles. On les croirait enceints : ils ont la bouche pleine d’enfants, ou
plutôt des enfants plein la bouche... ». Pour cet instituteur méridional, une
telle position, chez un homme, ne peut susciter que le dégoût et témoigner
contre sa virilité ; pour lui d’ailleurs, la mère porterait plutôt dans la bouche
ses enfants. Aussi bien a-t-il eu de bonnes raisons de bégayer avant de se
faire instituteur et de craindre d’être pour ses élèves, selon l’expression
qu’il emprunte à J. Celma (1971), un « éducastreur ».
Ce que le moniteur forme alors, c’est la mère elle-même, dont il compose
le corps réceptacle et dont le groupe figure les enfants dans la matrice.
Cette figure totale, réunifiée — nous y reviendrons plus loin — dessine
celle de la mère incorporant et conservant en elle le pénis du père.
1. L’auteur porte en note : « Moreno a forgé les termes de locus nascendi (lieu de nais­
sance, d’enracinement, d’éclosion) et de status nascendi (état naissant) pour parler de la
scène du psychodrame et de F “ allant-devenant ” de la transformation du protagoniste. »
Moreno, on le sait, s’est, à l’âge de cinq ans. identifié à Dieu dans un jeu du monde figuré
par un empilement de chaises, dont il chut. A. Ancelin Schutzenberger décrit l’espace de la
scène du psychodrame comme « l’endroit où l’on va naître, un lieu privilégié, où l’on se sent
“ bien au chaud ”, le centre de l’action, la matrice du théâtre et du groupe » (ibid., p. 48).
Il s’agit aussi, tout bien vu, d'une autre « scène ».
Jules Verne, dans Voyage au Centre de la terre (1864) développe le rapport entre le
voyage initiatique, formateur de la jeunesse et l’exploration symbolique du corps de la mère.
Pour suivre le Professeur Lidenbrock, son oncle, le jeune Axel doit tout quitter, sa ville et ses
attaches affectives, et affronter la nature hostile : traversée maritime, longue marche, descente
dans le volcan. Ce « passage », comme le note dans son présent article L. V. Thomas à
propos de l’initiation, est régressif : il conduit effectivement Axel à revivre symboliquement
l’état fœtal, dans ce retour au ventre maternel où il se perd dans les boyaux caillouteux,
traverse les lacs et les mers tempétueux, rencontre et découvre les vestiges d’êtres paléon-
tologiques, affronte des montres, etc... Chacun des moments principaux de l’initiation décrits
par L. V. Thomas se découvre au lecteur : la séparation et le déchirement, la régression
fœtale, la réclusion dans un univers réduit, la phase de marginalisation au cours de laquelle
s’effectue la mise à mort symbolique et la renaissance, l’épreuve, et la phase triomphante
de la résurrection et de la réintégration dans le groupe. Le roman de Jules Verne développe
particulièrement la fantasmatique de la vie intra-utérine dans son rapport avec la formation
et la conquête de l'intériorité. F. Flahaut (1972) a proposé de ce roman un commentaire fort
pertinent dans son essai sur des représentations mythiques de l’intériorité.
Fantasmatique de la formation et désir de former 25

Formation, mise au monde, renaissance

L’identification du formateur à la mère enceinte et toute-puissante réac­


tive le fantasme de conserver en soi l’enfant-pénis incorporé, de ne pas
le lâcher. Un tel fantasme trouve d’ailleurs un pendant, voire une résonance
chez l’être en formation, dans la crainte de n’être pas : de n’être pas mis au
monde, de ne pas sortir du « semis-mère1 ». La « mise au monde » est en
effet vécue par la mère formatrice comme perte de sa plénitude, rupture
dans l’unité vivante de deux organismes et blessure narcissique, aussi bien
que comme délivrance et mise au monde, don à un tiers. Ce que connote
souvent une telle fantasmatique de la non-mise au monde, c’est pour le
formateur la tentative de juguler, sur le mode de la répétition compulsive,
l’angoisse de cette séparation primordiale : la formation est représentée,
dans cette perspective, comme un essai répétitif de remise au monde de ce
qui n’a jamais pu être complètement accepté comme séparation. On en
saisit le drame : la mise au monde, c’est la projection hors de soi de l’objet
libidinal, sa perte et du même coup l’évidement intolérable qui requiert un
nouveau comblement, d’autres êtres à former — à incorporer — à accoucher.
Il semble bien que cet aspect répétitif constitue une des modalités les plus
archaïques de la compulsion à former. La non-mise au monde, c’est le
refus de mettre au monde, c’est-à-dire, dans la césure, de laisser apparaître le
tiers — le monde, le père — auquel l’être en formation est destiné à se
trouver confronté. La non-mise au monde est une mise à mort réelle, alors
que la mise au monde n’est possible que par l’acceptation de la mort symbo­
lique de l’être-en-formation fantasmatique. Le désir de former en soi et
de mettre au monde, est l’expression de la pulsion de vie, sur le mode de la
maternité. Mais tenir en soi, conserver, à l’état informe, non différencié,
asexué, l’être en formation est la réponse fantasmatique du formateur à
l’action des pulsions léthales qui continuent, fixées sur ce mode archaïque,
à agir en lui.
Les angoisses liées aux tendances destructrices de la maternité, trouvent
aussi dans d’autres fantasmes un débouché : ceux de former des mort-nés, des
monstres, ceux de les casser, de les rendre difformes, ou de les tuer.
Ces composantes sadiques et destructrices ont été rarement relevées, tant
prédominent les images plus rassurantes et les élaborations fantasmiques
protectrices du bon formateur, de la bonne matrice. Pourtant, les quelques
travaux d’inspiration kleinienne sur la psychologie de la maternité ne man­
quent pas de faire état et de rendre compte des effets de la pulsion de mort
chez la femme enceinte. De même, il nous a été donné de reconnaître, dans
des rêves de formateurs, dans certains éléments d’analyse intertransféren-
tielle pratiquée par des formateurs travaillant en équipe, comme dans certains
mythes et œuvres d’imagination, que les pulsions à détruire et à attaquer

I. Lapsus d’un participant à un séminaire; c/. R. Kaës (1973),


26 Fantasme et formation

in ovo l’être en formation ne sont pas l’exception mais la règle, et que,


dans une certaine mesure, elles constituent une condition du travail de la
formation : pour former, il faut en effet, d’une certaine manière, vouloir
la mort et la séparation, accepter aussi la mort en l’autre. L’angoisse de la
casse, dont D. Anzieu (1974) a dégagé la signification et la fonction dans les
groupes de formation, est un des pôles permanent de toute fantasmatique
de la formation. Lorsque ses effets ne sont pas paralysants ou ne conduisent
pas à Vagir, l’angoisse maintient et sollicite le désir vital. Elle témoigne de la
liaison, que seul le clivage et le déni tentent de dissocier, entre ces deux pul­
sions en perpétuel conflit. Celles-ci sont à l’œuvre tout aussi bien chez l’être
en formation dans ses tendances épistémophiliques et dans son désir de savoir,
d’être formé, de se former, jusqu’à ce que le processus réparateur, au cœur
même de la position dépressive, rende possible une intégration des pulsions
partielles et leur sublimation. Ce troisième pôle de la fantasmatique de la
formation — le pôle réparateur — indique aussi que l’être en formation,
dont l’autonomie est admise, n’est plus l’objet des angoisses primaires
suscitées par la pulsion de mort.
Pour le sujet en formation, être formé par la mère, c’est vivre la formation
comme un travail — et un plaisir — qui s’effectue dans la matrice repré­
sentée par le formateur, par le groupe ou par l’institution : l’analyse que nous
avons faite (1974) de la fantasmatique du séminaire l’a mis en relief, comme
l’indique cette expression courante sur les bords de la Méditerranée lorsqu’on
veut signifier à quelqu’un qu’il est inapte et qu’on lui demande d’aller
« se faire refaire chez sa mère ». Le formateur est alors un « Séminaire »,
lieu d’une recollection, d’un passage, d’une renaissance réparatrice. Le
formateur est aussi un sein, une bouche, une main qui palpe, caresse,
façonne et donne des soins ; c’est aussi un regard, une voix, une lumière,
tantôt objets partiellement constitués, tantôt unifiés dans la figure de la
grande formatrice à laquelle sont identifiés le formateur et son activité '.
On conçoit dès lors que s’il s’agit de renaître, d’être refait, le danger est
celui de la mort qui rend urgente et ultime cette préoccupation. Le danger
n’est pas seulement, comme nous l’avons déjà mentionné, celui d’être
conservé — détruit dans la matrice 1 2, c’est la menace d’en être expulsé et
séparé. Menace qui prend figure d’épreuve initiale, prototype des autres

1. Le texte suivant, dû à A. Ancelin-Schutzengerger (1966, p. 43) montre comment le


formateur s’identifie aussi à la grande formatrice :
« Faire du psychodrame véritable, c’est créer, c’est faire naître psychologiquement, c’est rendre
au monde toutes les dimensions du vécu, du réel, de l'imaginaire, du possible, du souhaité, de
l’impossible, c’est vivre nos rêves et nos phantasmes, c’est voyager dans le temps et l’espace.
Il y a alors totale communication et “ créativité totale ” de l’individu et du groupe. La
plupart d’entre nous ont dû renoncer aux rêves et aux espoirs de leur jeunesse. Leur projet,
comme une peau de chagrin, se rétrécit à l’usage de la vie ; pourtant nous portons en nous
un monde de possibilités sur le plan du réel comme de l’imaginaire de notre vie affective et
de notre créativité. Aussi nous nous évadons par le rêve, le jeu, l’accident, le retard l’acti­
visme, la maladie, la dépression, la névrose, la psychose. Le psychodrame nous offre d’actua­
liser l’imaginaire, et de nous accomplir... »
2. C’est le titre même d’un roman autobiographique de T. E. Lawrence (1936), sur l’expé­
rience de sa formation à l’armée.
Fantasmatique de la formation et désir de former 27

expériences de séparation : sevrage, entrée à l’école, départ pour l’Armée,


pour l’Université. C’est bien pourquoi, dans tout processus de formation,
est capitale l’épreuve du détachement d’avec les racines infantiles de l’uni­
vers maternel '. On pourrait même dire que c’est là l’un des projets majeurs
de la formation elle-même. Dans cette perspective, il apparaît que la
demande réitérée de formation revêt, pour certaines personnalités, le sens
d’une tentative de s’assumer compulsivement la maîtrise de cette angoisse
de la séparation d’avec la mère.
Ces angoisses inhérentes au fantasme d’être formé — déformé par la
mère ou par une partie de la mère prennent des significations différentes
selon qu’il s’agit de la matrice, du sein, de la bouche ou du ventre maternel.
Ces fantasmes ont en commun que se trouve écartée l’image du père et
de son rôle dans la procréation et dans la genèse du sujet. On trouve
régulièrement une connection de ces fantasmes avec ceux de la parthéno­
genèse.

2. Le formateur, père utérin


L’identification à la mère pleine d’enfants, du pénis paternel, et d’autres
objets, prend une signification particulière dans la fantasmatique des forma­
teurs hommes. Elle révèle la dimension du désir insatisfait chez l’homme
de participer aux prérogatives de la femme, comme l’ont montré G. Grod-
deck, M. Klein et, plus récemment à propos des rites d’initiation et des
« blessures symboliques », B. Bettelheim (1971). Ce désir, chez l’homme,
d’avoir un vagin, un utérus et de porter des enfants n’exprime sans doute
qu’une face du fantasme : il s’agit plutôt de posséder les organes de l’un
et l’autre sexe, et de composer l’image plénière de la mère phallique, à
laquelle s’identifie alors le formateur, père utérin.
L’hypothèse d’une telle identification à la mère phallique, sur le mode
fantasmatique du père utérin, est susceptible de rendre compte des mesures
défensives mises en place pour lutter contre les composantes persécutives
que recèlent ces deux imagos. C’est par exemple la tentative du formateur
d’élaborer un idéal de bonté inconditionnelle et inépuisable, d’être ce bon
père-et-mère plein de sollicitude, totalement compréhensif à l’égard de
l’être en formation, lui-même tout à fait bon, et qu’il convient de libérer,
comme l’enfant, de la mauvaise et destructrice emprise autoritarienne des
mauvais parents ; en éliminant le phallus destructeur, se trouve éliminé aussi
la réalité des tendances destructrices de l’être en formation, du moins le
croit-on. Cette libération se thématise dans le fantasme d’une formation
d’où seraient levées toutes les contraintes concernant la sexualité orale, anale

1. Cf. dans cet ouvrage de L. V. Thomas, en particulier le chapitre sur les moments principaux de l’initiation
(p. 109). Cf. aussi R. Kaës (1973).
28 Fantasme et jdrmatiûn

surtout et génitale. Le bon formateur lutte ainsi contre ses propres tendances
agressives projetées sur la mère omnipotente et destructrice, dont il envie
la puissance et redoute la destructivité : celle-ci sera représentée par l’insti­
tution formative, les règles coercitives, la fonction formative elle-même sur
son versant « éducastrice ». Sur l’autre versant, celui du père utérin,
s’élabore l’idéal libérateur, paradisiaque, de l’innocence nue d’un être anté-
sociétal, régression vers les conditions mêmes du nouvel être néosociétal,
dont les élaborations idéologiques du fantasme du père utérin prophétisent
et proactivent la réalisation.
Cette position fantasmatique du formateur comme père utérin exprime la
recherche d’une série de compromis entre des figures conflictuelles. Il
s’agit d’être la mère, d’éprouver et de faire éprouver les satisfactions à elle
seule réservées : jouir de la puissance plénière de posséder en soi les enfants
et le pénis du père oralement introjecté, mais non assimilé (d’où son aspect
persécuteur) ; de protéger contre les attaques du persécuteur ; d’assurer les
gratifications libidinales les plus primitives, la jouissance même de la vie
fantasmatique illimitée. Pour le formateur, pour l’enseignant, la classe, le
groupe, l’amphithéâtre figurent cette matrice édénique dont il « se gonfle »
et qui est le corps de son corps, sa pleine puissance qui se veut rassurante
pour les êtres-en-formation qu’elle contient. Ainsi, dans tel groupe de dia­
gnostic, le moniteur fantasmant une attaque dangereuse dont la caractéris­
tique est qu’elle émane presque toujours d’une femme réputée phallique et
destructrice à l’égard de son groupe, ressentira celui-ci, tel l’amputé s’illu­
sionnant sur son bras, comme son prolongement matriciel, donnera aux
participants-fœtus toutes les gratifications édéniques qui les assurent de leur
toute-puissance groupale. Mais il s’agit aussi, d’un autre côté, d’être ce par
quoi le père constitue un rempart défensif et protecteur contre la destruc­
tivité de la mère ; il s’agit d’avoir la mère, de lui reprendre le phallus et de
la dominer. Pour autant que cette puissance est aussi dangereuse, et qu’est
coupable celui qui a prétendu couper, « éducastrable » celui qui a « éducas-
tré », la position du père utérin exprime alors le compromis nécessaire pour
concilier les contraires et refuser la différence, assumer l’intégrité et l’inté­
gralité du corps bisexué et gestateur. L’imaginaire populaire rend compte de
ce dilemme en choisissant les deux représentations antagonistes et complé­
mentaires du pédagogue castré et castrateur.
La position fantasmatique du père utérin rend compte de l’homosexualité
inhérente à la relation formative qu’elle promeut ; l’attitude féminine à
l’égard du père dispose à recevoir le pénis (oralement, comme substitut du
sein de la mère) comme à recevoir dans une matrice fantasmée les êtres-en-
formation. En fait l’homosexualité liée à la position du père utérin est
consécutive au déni suscité par la terreur inspirée par le sexe de la femme,
et à la crainte d’être par le père castré comme celle-ci est supposée l’être.
Mais, en rapport avec cette position féminine, le formateur père-utérin
désire le pénis paternel pour le conserver en lui et en jouir comme la mère
Fantasmatique de la formation et désir de former 29

lui semble en disposer : à sa propre fin et pour sa propre puissance. Cette


introjection inassimilable risque de faire basculer la relation formative dans
la perversion, puisque le formateur s’institue la Loi à sa propre fin en
sollicitant l’autre-en-formation comme objet de son plaisir.

3. Formation, grossesse, accouchement


Le fantasme de la formation comme gestation et comme accouchement
s’exprime, chez le formateur — homme ou femme —, à travers l’intensité
que revêtent parfois des « envies » analogues à celles que connaît la femme
enceinte. De telles envies attestent l’importance du processus d’introjection
orale du pénis dans la fantasmatique de la grossesse, comme l’ont montré à
propos des parturientes, J. R. Blitzer et J. M. Murray (1964). J’ai pour ma
part observé qu’au cours de stages, de sessions ou de séminaires, les forma­
teurs exprimaient souvent l’intensité de leurs exigences pulsionnelles orales
par les fantaisies de boire ou de manger un aliment exceptionnel, de fumer
des cigarettes de marque prestigieuse. Ces « envies » expriment le désir
cannibalique de dévorer la mère, de l’avoir en soi incorporée et de devenir
comme elle. Pour les formateurs, il s’agit de dévorer et d’incorporer l’ensem­
ble du groupe des participants — la mère contenant les enfants-pénis —,
afin d’être le formateur contenant le groupe et le pénis. Selon mes observa­
tions, ces envies sont fréquemment liées à une phase d’exacerbation des
pulsions sadiques orales (attaques entre formateurs ou contre l’un des
groupes) et de montée de l’angoisse dépressive ; j’ai noté aussi que les
formateurs avaient alors tendance à rechercher une assurance narcissique
auprès d’un super-formateur dont la parole était reçue comme fécondante :
cette conduite pourrait confirmer ce que Blitzer et Murray observent quant
à la signification de l’envie orale comme incorporation de la mère : il
s’agirait pour les formateurs d’incorporer la mère-groupe contenant les
enfants-pénis du père, d’avoir un bébé-groupe du super-moniteur devant
lequel les formateurs hommes se constituent dans la position féminine du
père-utérin.

L’accoucheur-accouché
La représentation du formateur comme accoucheur ou sage-femme, de la
formation comme mise au monde ou maïeutique, est une des expressions
les plus courantes du fantasme de la grossesse ; mais elle n’exprime qu’une
des faces de la position fantasmatique qu’occupe le formateur : celui-ci peut
être actif, habile et bienveillant technicien, mais aussi sadique et sauvage,
utilisant le fer et le forceps. Mais il y a autre chose : nous avons de bonnes
raisons de suggérer que toutes les représentations du formateur-accoucheur
servent aussi à masquer, par la projection, une identification plus primitive
à la parturiente elle-même, à celle qui doit effectuer le travail musculaire et
psychique de la première é-ducation, de la première expulsion hors de soi.
30 Fantasme et formation

Le travail de la formation est alors celui de l’accouchée elle-même, et la


représentation de la formation comme d’un accouchement de ce qui est à
l’intérieur des autres 1 est sans doute seconde par rapport à ce fantasme de
l’accouchement des bébés que le formateur porte en soi : former c’est
mettre — ou ne pas mettre — des enfants au monde ; ses enfants ima­
ginaires, ses démons familiers ou dangereux. Une étude des manifestations
dépressives chez les formateurs et de leurs craintes hypocondriaques le
confirmerait sans doute.
Ce que la représentation du formateur accoucheur occulte, c’est tout ce
qu’implique l’identification ambivalente à la mère ; c’est aussi la blessure
et le déplaisir de cette première et nécessaire séparation : l’image de la
naissance comme sortie hors de l’enceinte maternelle, perte, mise au monde,
mais aussi comme mise à mort éventuelle. Nous l’avons déjà noté : la
répétition compulsive de cette expulsion traumatique, prototype d’autres
séparations ultérieures, constitue sans doute un des éléments fondamentaux
de la fantasmatique de la formation, que le formateur prenne dans ces
fantasmes la position de l’accoucheur et de la sage-femme, celle de l’accou­
chée ou celle du nouveau-né.
La dépression post-partum
La dépression des fins de stage ou de séminaire, comme de toute période de
formation, mériterait une étude attentive1 2 : on observe cette phase dépres­
sive dans le cycle de l’année scolaire et universitaire, chez les formateurs
comme chez les êtres en formation, dans le temps terminal du cycle de
formation ; cette dépression revêt des significations différentes chez les uns
et chez les autres. Pour les sujets en formation, cette phase est sans doute
une condition de leur dégagement de la relation formative maternelle ; elle
inaugure une appropriation personnelle de leur formation, à travers un
travail analogue à celui du deuil et de la réparation. Chez le formateur,
il s’agit aussi de l’amorce d’un processus de dégagement qui, là aussi, ne
réussit que dans la mesure où l’angoisse de la séparation d’avec l’être en
formation peut être surmontée. Cette dépression apparaît fréquemment, chez
le formateur identifié à la mère gestatrice, comme « l’expérience du vide
intérieur que la femme éprouve après l’accouchement », ainsi que l’exprimait
un animateur de stages de formation d’adultes, pour qui la fin des stages
était vécue chaque fois sous le signe de la constipation et des craintes
hypocondriaques. La perte répétée de l’objet se trouvait compulsivement
mise en scène dans ce mouvement d’expulsion et de rétention compensée.
Ce formateur luttait d’ailleurs contre la dépression en préparant fébrilement
les prochains stages, au cours desquels, reprenant sa position gestatrice, il

1. « Ce qui est important, c’est de faire accoucher les enfants de ce qu’ils ont à l’intérieur » déclare J. Celma
lors d’entretiens sur France-Culture (16.03.72).
2. J’ai développé cette hypothèse dans un travail sur la régression dans les groupes de formation (1973) et dans
une étude sur le désir de toute-puissance et les épreuves dans la formation. La dépression est décrite comme posi­
tion inaugurale du processus formatif. (Cf. chapitre 2 du présent ouvrage.)
Fantasmatique de la formation et désir de former 31

pourrait continuer à former ses adultes « de l’intérieur », et à les « accou­


cher de ce qu’ils gardent en eux ». Son accouchement à lui ne s’effectuait
pas sans douleur.
Une telle conduite n’est pas sans rapport avec ce que Blitzer et Murray
décrivent à propos de la transformation du narcissisme primaire durant la
grossesse. Ces deux auteurs montrent comment des fantasmes narcissiques
pendant la gestation peuvent activer un épisode maniaco-dépressif post-
partum. Ils soulignent que l’augmentation du narcissisme va de pair avec la
crainte d’une transformation de l’image corporelle (peur d’être mutilée,
déformée, de mourir). Dans la position où le formateur s’identifie à la mère
parturiente, de telles craintes sont chez lui fréquentes et associées à des
fantasmes narcissiques relatifs à l’omnipotence de la matrice (crainte d’être
soi-même déformé par les sujets en formation dans son intérieur psychique,
somatisations diverses : ballonnements, vertiges, dégoûts alimentaires...).

4. Le formateur-sein
Le plaisir et l’angoisse spécifiques de la phase orale s’expriment dans la
série : absorber-incorporer-consommer-dévorer-détruire. La relation forma­
tive prise dans cette organisation libidinale définit les positions corrélatives
des objets, à ce stade où prévalent la relation duelle et le mécanisme de la
projection-introjection.
Identifié à la mère nourrice, le formateur répète dans le scénario fantas­
matique de la formation, le plaisir et l’angoisse liés au rapport au sein et
au sevrage. En échange de la nourriture qu’il peut, comme sa propre mère
l’a pu faire, donner ou refuser, le formateur entend recevoir de ses « nour­
rissons » amour et gratitude, à moins qu’il n’exerce sur eux le plaisir
sadique de les en priver ou de les en gaver.
Le formateur-sein assigne à l’autre en formation la position du nourrisson
et de l’infans : qu’il absorbe, consomme et, pour preuve, qu’il se nourrisse,
boive le lait de la science, mange la substantifique moelle et le miel de la
connaissance. L’autre n’est formé qu’à prendre la forme ronde du bébé
repu. Un refus de sa part est ressenti comme une atteinte à la raison d’être
de ce sein-phallus, tout changement dans l’attitude d’amour du « nourrisson »
équivalant pour le formateur à la perte de l’objet ; ce refus et cette perte
sont susceptibles de réactiver chez le formateur l’angoisse dépressive liée
à ses propres attaques contre le sein qui l’a lui-même nourrit et qui s’est
refusé. Mais surtout, que ce nourrisson soit un infans, une bouche recevant
la nourriture, et non pas émettrice d’une parole ; qu’il demeure l’objet
partiel de la mère, objet morcellé que le formateur — ou l’institution forma­
tive, ou le savoir pédagogique — s’approprie \ qu’il ne parle pas, sinon
1. L'organisation récente des études à l’Université, par unités de valeur, a provoqué une
augmentation de l’angoisse de morcellement chez certains étudiants et enseignants, instauré
une relation morcellé-morcellant, et rétabli la prévalence des rapports spéculaires.
32 Fantasme et formation

pour la mère qui, comme dans la chanson, l’aura nourri mais n’aura
jamais connu son nom.

Le fantasme du pélican
Les angoisses persécutives et dépressives du formateur se thématisent
fréquemment dans la crainte d’être sucé, bouffé, épuisé, vidé ou dévoré au
cours du travail de formation par le sujet-nourrisson en formation (élève,
étudiant, apprenti... ou « adulte-en-formation »). Le sentiment d’être persé­
cuté soit par la gravité attachée au refus, soit par l’intensité de la demande
orale, le conduit à mettre en œuvre les défenses typiques contre de telles
angoisses : par exemple, certains enseignants établissent un rempart d’iso­
lation contre la demande orale épuisante des élèves. Une autre modalité
défensive satisfait les tendances sadiques du formateur qui refuse alors de
donner toute nourriture. Il est probable que l’intensité et la fréquence de
telles angoisses (être vidé) se relient à l’agressivité dirigée contre le ventre
et le sein maternel et correspondent à un fantasme de rétorsion de la part
de la mère. La figure du formateur-pélican représente cette liaison du nour­
rissage et de l’auto-évidement. C’est sans doute de tels vécus fantasmatiques,
auxquels la réalité pédagogique donne une prise inébranlable, qui colorent
les projets de la « formation permanente » de cette inestimable qualité : la
perte éprouvée à donner en permanence (se vider) sera compensée par le
gain d’une formation capable de « recharger les batteries ». Un circuit
de nutrition permanent préserve ainsi de la défaillance et de l’usure du sein.
Les nourrissons-en-formation sont donc à la fois ceux par qui s’établit la
puissance et la jouissance du formateur mère nourricière, et ceux sur
lesquels sont projetées les pulsions de mort, de destruction et de déformation
du formateur
La position fantasmatique du formateur bonne nourrice assigne à l’autre,
avons-nous dit, la position complémentaire du bon nourrisson repu. Une
telle réciprocité des positions s’élabore vraisemblablement sous l’effet du
désir de réparation orale ; elle est de ce fait, particulièrement sensible à
tout ce qui risque de menacer ou de compromettre la réalisation du désir
des partenaires. Et ces menaces ne manquent jamais d’apparaître, pour
autant que la position du nourrisson repu, comme celle du formateur bon
sein, sont des positions sans avenir : le formateur est en effet soumis à
l’influence de ses propres pulsions destructrices et envieuses, comme l’être

1. Une nouvelle de John Sladek (1971), L’homme qui dévorait des livres, illustre ce fantasme
de la formation comme exploitation orale et dévoration : des supra-humains, les Guzz, élèvent
des hommes et les transforment en génies en les nourrissant de sandwiches contenant la
superscience. Incorporant ce savoir, les humains occupent alors les plus hauts postes dans
la recherche la plus avancée, dans les universités les plus prestigieuses. Mais ils ne peuvent
découvrir le secret de leur mystérieuse formation et connaître les Guzz. Au moment où
l’un de ces humains nourris de sandwiches est sur le point de faire une découverte au sujet
des Guzz, il est sacrifié par eux : de sa chair, ils feront d’autres sandwiches pour former
d’autres futurs génies...
Fantasmatique de la formation et désir de former 33

en formation éprouve les angoisses liées à ses propres pulsions destructrices


et envieuses, projetées sur le formateur ou retournées contre lui-même. Le
mécanisme prévalant dans ces positions est le clivage : il conduit à séparer
et à localiser le bon et le mauvais objet, en des lieux étanches et univoques :
c’est le processus formatif lui-même qui est alors sans avenir. La nature des
fantasmes qui prévalent dans cette conjoncture caractérise ce que nous
pouvons appeler la formation « envieuse ».

La formation envieuse

Mélanie Klein (1957) a distingué le sentiment de l’envie de celui de


l’avidité ; l’un et l’autre sont contemporains et liés à la position schizo-para-
noïde. L’avidité implique essentiellement le désir de posséder l’objet, soit le
sein dont le nourrisson veut vider le contenu : son comportement est celui
de l’exploitation maximale de tout ce dont il peut tirer une jouissance
sans entrave ni limite. L’avidité s’accroît de l’angoisse d’être privé et d’être
incapable d’aimer. Une telle conduite, l’angoisse qui la sous-tend, ne sont
pas rares dans la quête avide de la formation ; le formateur est alors une
figure de la mère fantasmée retenant pour elle la nourriture et l’amour.
La lutte contre ce qu’éveille ainsi l’angoisse de l’autre, celle d’être « dévoré,
sucé, bouffé » par les autres, est parmi les plus « épuisantes », qui soient.
Ce soupçon que la mère garde pour elle et en elle ce qu’elle a de bon
est à la base du sentiment de l’envie ; il ne s’agit pas seulement de posséder :
il s’agit de détruire ou de détériorer l’objet de la jouissance, d’attaquer le
sein et le corps maternel — ce qu’ils portent en eux — et d’y déposer
de mauvais objets — des excréments par exemple.
La « détérioration envieuse de l’objet » est à l’opposé de la créativité ;
elle est une destruction de la créativité elle-même. Les fantasmes qui posi­
tionnent l’être en formation comme objet partiel oral : bouche suceuse et
dévoratrice, tube digestif,... sollicitent corrélativement chez lui le plaisir
et les angoisses liées aux pulsions partielles orales : il suce, se remplit,
dévore, mord, crache et régurgite, non sans éprouver la crainte d’être à son
tour avalé, mordu, dévoré et craché par le formateur-sein et sa bouche
menaçante. La représentation prévalente est alors celle de la mère sadique
réduite et réifiée dans l’image d’une bouche dentée, d’un sein desséché,
vide ou remplit de mauvaise nourriture « empoisonnante ».
Pour autant qu’il se tarisse, en effet, par rétorsion, ou par crainte de
rétorsion, le sein suscite la violence des sentiments d’avidité et d’envie,
l’angoisse et la culpabilité de vouloir le vider, l’endommager ou le détruire
afin de s’emparer de ce qu’il contient, de priver de sa jouissance le formateur
censé le garder pour lui, à moins qu’on ne le soupçonne de le réserver
pour d’autres plus favorisés. De telles organisations fantasmatiques orales
sont tout à fait actives et repérables dans la pratique formative des groupes
34 Fantasme et formation

et des institutions de formation. Ainsi lorsque, à l’Université par exemple,


l’avidité et le soupçon envieux sont renforcés et entretenus par les conduites
privatives et rétorsives des enseignants ou de l’institution. Jaloux de leur
savoir, craintifs devant celui des étudiants qu’ils ressentent comme dange­
reuse agression orale, comme attaque contre la nourriture de l’Alma Mater,
il n’est pas rare que les enseignants — en psychologie par exemple — se
cantonnent dans le silence rétorsif de la mère muette et toute-puissante, à
laquelle s’identifie la Sphinge de l’analyse défensive et sauvage : « mange ou
crève, désormais rien ne sortira de notre bouche qui ne soit accepté comme
la bonne nourriture ». Ou bien alors l’affirmation agressive du formateur
qu’il ne sait rien — qu’il ne veut plus rien savoir du besoin oral de l’autre —
le protège contre sa propre angoisse d’être le mauvais sein nourricier. Elle
renforce évidemment la croyance chez l’autre que cette bonne nourriture,
le formateur se la garde pour sa jouissance, ou la distribue ailleurs avec
amour, à un meilleur prix. En tout cas, une autre nourriture, ailleurs est
autrement bonne : l’accréditement dans le réel est la visée constante de
l’imaginaire. S’il advient que le formateur donne prise aux projections des
mauvais objets sur lui, le blocage de la relation dans le réel rend beaucoup
plus malaisé le travail de dégagement du fantasme et le dépassement de
l’illusion du repli et de l’auto-nourrissage. La nourriture proposée devient
effectivement la mauvaise nourriture, le poison, l’intoxication dont l’être
en formation se défend à tout le moins par un refus qui met à profit toutes
les ressources de la réponse anorexique : ainsi tente-t-il de se faire compren­
dre dans son silence.
La formation « envieuse » n’est ainsi que la technique et la scène de la
pulsion de mort. Le moniteur dans un groupe, l’enseignant dans sa classe
en éprouvent la puissance et l’angoisse qu’elle mobilise, dans cette version
archaïque de la peur et du désir de détruire, de casser et de détériorer le
groupe ou les élèves, à moins que ne soient satisfaites par là les pulsions
sadiques du formateur. Une telle angoisse, généralement paralysante, ne
peut être surmontée que dans l’assurance que donne au formateur le senti­
ment opposé à l’envie : la gratitude. Sentiment qu’il ne saurait éprouver, et
dont les effets bénéfiques ne pourront se manifester chez les autres, sans
l’assurance d’avoir été aimé par ses premiers « formateurs », par sa pre­
mière formatrice ; sans la capacité conséquente d’éprouver du plaisir et d’en
donner ; sans la certitude qu’en dépit des pertes et des privations nécessai­
rement subies, l’objet bon introjecté saura apporter la sécurité nécessaire
pour affronter l’épreuve.
Pour le formateur, vivre l’autre comme un objet de perte et de priva­
tion — n’est-ce pas ce à quoi il se trouve toujours confronté ? — ne peut
engendrer que le sentiment de l’envie, par lequel il cherche à le retenir ou
à le détruire. C’est bien à ce danger primitif que répond chez l’être en
formation le sentiment de la menace d’être dévoré — détruit par le forma­
teur, sans même que le fantasme prenne corps —- après que le corps ait
Fantasmatique de la formation et désir de former 35

élaboré ce fantasme — dans la pratique de la formation.


Ainsi, chaque fois que le formateur s’établit lui-même dans les positions
persécutives, rétorsives et clivantes (« bons » élèves, « mauvais » élèves)
inaugurées dans la phase orale de l’organisation pulsionnelle, l’être en
formation est lui-même positionné comme objet, comme bouche agressive,
muette, persécutrice, réjectrice de mauvais objets : la relation formative se
fixe dans une alternance de rapports fusionnels, unaires et idéalisés, échap­
pant à tout ordre symbolique et différenciateur, et de rapports d’attaque,
de destruction et de séparation dans un perpétuel et mortifère mouvement
d’introjection inassimilable et de projection réjectrice : la scène de la forma­
tion est celle du fantasme du sein-toilettes. La fantasmatique de la formation
orale se trouve connectée avec celle de la formation « merdique », dans la
position paranoïde où l’institution formative figure — et quelquefois réa­
lise — le champ clos de l’affrontement léthal avec le sein-toilettes ou le
ventre maternel. En sortir ne garantit pas que « l’extérieur » sera le paradis,
si la formation elle-même ne prend pas en compte, pour la réduire, la
réalité de ces fantasmes et de l’angoisse qu’ils apaisent.

5. La grande déformatrice et la machine à former

Nous avons établi que la fantasmatique du formateur identifié à la


puissance de la mère gestatrice comporte et recèle, en raison de la structure
biface du fantasme, la représentation de la puissance destructrice de la
mère. Cette représentation apparaît aussi bien chez le formateur que chez
l’être en formation, au point d’en organiser le rapport.
Dans ce fantasme du formateur comme mère destructrice et déformatrice
s’exprime l’angoisse de garder in utero l’enfant, de le briser et de le dévorer
comme ingestion sadique du sein maternel, du pénis du père, de l’enfant
qui les représentent. On y redécouvre une figure de la mythologie grecque,
celle de Médée. Un texte de B. Cendrars (Moravagine) est à ce propos
remarquablement suggestif :
« Plus la femme enfante, plus elle engendre la mort. Plutôt que de la
génération, la mère est le symbole de la destruction, et quelle est celle qui
ne préférerait tuer et dévorer ses enfants, si elle était sûre par là de
s’attacher le mâle, de le garder, de s’en compénétrer, de l’absorber par en
bas, de le digérer, de le faire macérer en elle, réduit à l’état de fœtus,
et de le porter ainsi toute sa vie dans son sein ? »
L’angoisse corrélative de l’être en formation, d’être tué, muré, dévoré par
le formateur, par le groupe ou l’institution formative (l’Université par exem­
ple), de ne pas naître, se thématise — lorsque c’est possible — dans le
fantasme de percer hors de cette fabrique déformatrice et mortifère, de se
soustraire à la mère léthale, de la priver de son plaisir mortel.
36 Fantasme et formation

Associé à ce thème, le fantasme de la machine à former dénote l’intensité


des angoisses schizo-paranoïde dans la formation, la menace de la perte du
contact vital, la grande privation d’amour qui s’éprouve d’abord par la
peau, le toucher, l’odeur de la mère. Le groupe-machine, l’université-
machine, l’école-machine, sont des fantasmes que l’angoisse, dans les grands
groupes, de perdre le contact vital, révèle comme les plus archaïques et les
plus nécessaires à la vie. Les expériences de Harlowe et la théorie de l’atta­
chement seraient en mesure de fournir des hypothèses fructueuses sur cette
fantasmatique de la formation-machine, peut-être sur celle que mobilisent
les techniques de l’enseignement programmé.
Un roman de V. E. Van Vogt, A la poursuite des Slans, présente une
machine-procréatrice qu’un inventeur génial pour les uns, diabolique pour
d’autres, aurait mise au point, afin de créer une race supra-humaine, les
Slans. Le matériau initial est le bébé humain soumis à l’effet mutant de la
machine. Mais, dans certains cas, l’horrible machine aurait pu être appli­
quée aux mères elles-mêmes, la mutation se produisant alors in utero.
Fabricatrice de monstres et de génies, la mère-machine représente l’imago
maternelle biface : toute puissante et destructrice ; elle reproduit, dans les
êtres nouveaux ainsi générés par elle, son double caractère destructeur et
libérateur. Tout le roman de Van Vogt est l’histoire de la lutte entre les
bons Slans, dont la puissance est bonne, pacifique et chaleureuse, et les
mauvais Slans, créatures dégénérées, monstrueuses, froides et inaffectives.
Cette fantasmatique rend compte du combat que se livrent toujours dans
le travail de la formation, les forces créatrices et les forces destructrices.
Melanie Klein, à propos du Paradis Perdu de Milton, interprète dans cette
perspective du dualisme pulsionnel, la lutte de Satan contre Dieu : usurper
la puissance créatrice, détruire la vie, rivaliser de l’empire infernal contre
la création bonne divine. C’est aussi dans cette perspective qu’apparaît, dans
le Zohar, la figure de Lilith, mère des démons et mauvaise mère des
hommes, dans sa lutte à mort contre Eve, la grande formatrice : thème
repris dans maints romans et précisément dans un roman de la formation
écrit par H. Hesse (1943), Narcisse et Goldmund.

6. Former (pour) la mère : les fantasmes de pénétration et


de contrôle
Nous avons admis que l’issue du sentiment d’envie est la destruction de
l’objet contenu à l’intérieur du corps de la mère : nourriture, fèces, pénis,
enfants, et que la formation envieuse visait cette attaque sadique contre le
corps représenté par le formateur, ou par l’institution ou par le groupe ou
encore par le (corps de) savoir lui-même. Il nous est aussi apparu que le
sentiment de gratitude rendait seul possible, selon M. Klein, une assimilation,
une conservation et un don du bon objet. Cependant, il convient de garder à
Fantasmatique de la formation et désir de former 37

l’esprit que la mobilisation des tendances destructrices est nécessaire pour


que la formation s’effectue, sous le primat des pulsions libidinales : qu’il
s’agisse, comme dans la métaphore rabelaisienne, de briser l’os pour en
retirer la substantifique moelle ou, comme dans certains mythes, de détruire
le corps (la tête, les entrailles) pour en incorporer le contenu et en vivre.
L’envie orale est le stimulant premier des tendances épistémophiliques de
l’enfant, la base de sa curiosité. Pour le très jeune enfant, écrit M. Klein
(1930) le corps de la mère est le premier représentant du monde extérieur,
il en est la première symbolisation. Une attitude positive à son égard permet
à l’enfant de mieux comprendre et d’évaluer correctement le monde qui
l’entoure. Au contraire, une défense excessive et prématurée du moi contre
son propre sadisme provoque l’inhibition de cette attitude d’appropriation et
d’exploration du corps maternel et entraîne une « suspension plus ou moins
totale de la relation symbolique aux choses et aux objets représentant les
contenus du corps maternel et par conséquent de la relation du sujet à
son entourage et à la réalité ».
Pénétrer à l’intérieur du corps contenant le bon objet pour se l’assimiler,
mais aussi pour contrôler le mauvais et le détruire, caractérise le mécanisme
kleinien de l’identification projective. Il s’agit de posséder et de contrôler
l’objet, en raison de la puissance et de la capacité d’attaque qui lui est
attribuée. C’est sans doute ce mécanisme qui se trouve sollicité chez les
sujets en formation qui, dans les stages ou les séminaires par exemple —
ailleurs sans doute — cherchent à pénétrer dans l’enceinte des formateurs.
Nous y reconnaissons la version la plus ancienne du désir de contrôler ce
qui, plus tard, s’établira selon le scénario du fantasme de la scène primitive
et la théorie sexuelle concernant le coït des parents. On aurait donc tort,
selon nous, d’interpréter dans les séminaires de telles velléités ou de tels
agirs dans la seule perspective de la scène entre les deux parents distincts.
De structure et d’organisation libidinale plus primitives est le fantasme de
la pénétration sadique du corps maternel sur le mode de l’identification
projective.
On retrouve ici la dimension nécessaire à la croissance et à la formation
du sujet comme à la constitution de sa capacité de donner, du désir de
prendre, de comprendre afin de pouvoir transformer ce qui est pris —
d’abord à la mère — en quelque chose qui deviendra soi, par l’introjection
stable d’un bon objet. Il est alors seulement possible de le donner sur un
mode non-destructeur de l’autre. Le mode destructeur du « prendre »,
comme dans l’envie où il s’agit en outre de priver qui possède de sa
jouissance, se manifeste dans la visée destructrice du « donner ».
L’importance de ces modalités primitives de l’échange se vérifie particu­
lièrement dans la pratique formative, dans la mesure où elle requiert la mise
en œuvre, de part et d’autre, de la capacité empathique, dont la base est
constituée par l’identification projective. Ce thème est exposé dans le roman
de Van Vogt auquel nous nous sommes déjà référés : ceux des Slans qui
38 Fantasme et formation

ont été bien formés disposent de cette faculté exceptionnelle de pénétrer


dans l’esprit des simples humains et des mauvais Slans pour y découvrir
leurs pensées, tirer profit de leurs desseins et de leurs inventions afin de
pouvoir les utiliser ou les contrecarrer. Ils ont en outre la capacité télé­
pathique de s’assimiler, en passant à proximité des bibliothèques et des
universités, tout le savoir dont ils ont besoin, ou qui pourrait les menacer,
s’ils ne le contrôlaient pas ainsi.
Un thème analogue, concernant la pénétration du corps maternel comme
fantasme de formation, est développé dans le célèbre roman de M. W. Shel-
ley, Frankenstein, mais dans un sens assez différent et rarement mis en
lumière par les exégètes de la science fiction. Pour créer son être humain
artificiel, le docteur Frankenstein ’ effectue des recherches immondes sur
les cadavres en décomposition qu’il dissèque jusque dans les caveaux et les
charniers. Il espère ainsi découvrir les secrets de la vie, selon la tradition de
l’anatomo-pathologie, (la vie est d’abord ce qui nous est livré par la mort).
Cette nécroscopie rend possible la vitalisation du monstre inerte. La nuit
de sa terrifiante création, Frankenstein rêve qu’il étreint le cadavre décom­
posé de sa propre mère. Cet aspect de la fantasmatique du formateur-créateur
nous apporte quelques précisions sur plus d’un point, et j’aurais l’occasion
de revenir sur certains d’entre eux. D’abord sur la dimension de la trans­
gression et de la culpabilité dans la formation : transgression par la pénétra­
tion dans le corps de la mère tuée pour en jouir et y découvrir le secret
de la vie. Ensuite sur l’identification du formateur à l’être qu’il forme —
comme l’a établi le sens populaire qui fait de Frankenstein le monstre lui-
même — et, simultanément à la mère qui se trouve ainsi formée et détruite.
Enfin, sur la destination du projet formatif qui se révèle être encore ici la
mère. Frankenstein, c’est le monstre maternel formant un monstre et offert
à un monstre. Tout le début du roman est d’ailleurs marqué par le signe
de la mort et de la destructivité, de la froide et terrifiante nature.
De telles expressions de la fantasmatique maternelle de la formation —
nous interrogerons plus loin la légende du Golem et le mythe de Pygmalion
— seraient de nature à éclairer ce que signifie le désir de former par le
moyen du groupe, des sujets en formation. Le fantasme que le groupe est
le corps (ou partie du corps) maternel comporte la dimension du désir de
former son contenu en référence à — et pour — l’idéal du contenant, la
dimension du désir de rendre à chacun possible, ou d’interdire, l’exploration,
la pénétration, l’appropriation de ce corps maternel. On comprend dès
lors que la formation par le groupe fascine et terrorise.

1. Frankenstein est en effet le nom du créateur du monstre artificiellement vitalisé.


Fantasmatique de la formation et désir de former 39

C. Omnipotence des excrétions et de la pensée. La fantasma­


tique anale dans la formation

La composante anale dans la fantasmatique de la formation, de même que


les implications de l’érotisme anal dans le dispositif de la situation formative
n’ont guère été dégagées. Faut-il voir, dans ce double silence, la preuve
du bien-fondé de la thèse freudienne concernant l’importance de la répres­
sion et de la sublimation de l’érotisme anal dans le processus d’élaboration
des rapports sociaux et des œuvres culturelles ?
Un trait commun à tous les mythes, légendes et systèmes idéologiques
concernant la création-formation d’êtres humains ou d’humanoïdes, est
précisément ce rapport étroit entre l’activité formatrice, comme modelage et
façonnage, et l’érotique anale. Les exemples ne manquent pas, qu’il s’agisse
du récit de la création de l’homme dans la Genèse 1 (2, 7), des mythes grecs
de Prométhée, d’Héphaïstos et de Talos, du mythe latin de Pygmalion ou
égyptien de Ptah ; nous en trouvons aussi des versions dans les légendes
(ainsi celle du Golem) et dans de nombreux romans ou œuvres dramatiques,
le Pygmalion de B. Shaw par exemple.
Au plaisir typiquement anal du pétrissage, du modelage et de l’insuffla­
tion se conjugue le désir de faire un autre à partir de soi, tiré de sa substance
(la terre, la glaise), ou un autre semblable à soi. Plusieurs traits caractéris­
tiques de cette phase libidinale apparaissent : la croyance en la toute-puis­
sance des excrétions et de l’idée, la possessivité, la subjugation. Le destin
des pulsions partielles sadiques-anales apparaît clairement dans la position
sadique destructrice du formateur qui a droit de vie et de mort sur l’objet
excrémentiel, comme le maître, dans l’épreuve qu’il inflige, domine sur
l’élève « modelable ». Chez l’être en formation, passif, le formateur trouve
le partenaire masochiste qui lui convient, et dont la demande se formule
comme : « fais-moi quelque chose (plaisir) sur mon corps » (F. Dolto, 1971).
Les investissements libidinaux de ce type sont particulièrement repérables
dans le vocabulaire de la formation : contrôler, superviser, mouler, incul­
quer, marquer d’une empreinte... La formation elle-même ne se définit-elle
pas comme un dispositif de changement contrôlé ? Dans l’organisation libi­
dinale corespondante, sont prévalents les couples formés d’éléments anta­
gonistes : destruction-conservation, domination-perte, maîtrise-relâchement...
jusqu’à ce que ces oppositions soient résolues et surmontées dans le processus
de la réparation-sublimation.
Ce que la fantasmatique anale de la formation est susceptible de mettre
en œuvre, c’est une certaine qualité du « matériel » et de l’ambiance de la

1. La Genèse est le livre de Fengendrement. Une étude sur les grands livres de l’humanité
devrait .sur ce thème, interroger le Yi King, au livre des transformations, ou encore des
transmutations.
40 Fantasme et formation

formation *, c’est aussi un certain type de rapports entre l’être en formation


et le formateur, ce sont encore des systèmes de pensée qui les rationalisent
et les justifient, dans les formes du dogme et de l’idéologie.

1. Le jeu du modelage et de F insufflation


Une des expressions les plus typiques du désir infantile de former se
manifeste dans le jeu du modelage, auquel s’adonnent la plupart des enfants.
Il s’agit de façonner dans la terre, dans la glaise ou la plasticine, des êtres
inanimés auxquels il ne manque, dit-on, que le souffle pour vivre. Un tel
jeu contient sans doute les prémisses de ce qui orientera les diverses moti­
vations formatrices dirigées vers l’humain : puériculture, enseignement, for­
mation des adultes..., mais aussi certaines activités artistiques qui, avec celles-
ci, entretiennent de profondes affinités, telles la sculpture, la poterie, la
forge ou l’architecture.
Un roman de Hermann Hesse (1943), Narcisse et Goldmund est de nature
à éclairer ces propos. Le roman de Hesse a pour thème, comme dans beau­
coup de ses œuvres, la quête de l’idéal, ici de l’idéal féminin. Son héros,
Goldmund, est un jeune écolier que son père destine à l’état monastique pour
expier le passé tumultueux et les fautes de la mère. Au couvent de
Mariabronn, un brillant et jeune novice s’éprend de l’écolier. Il lui révèle
que sa vocation n’est pas d’offrir sa vie à Dieu dans l’état monastique,
mais bien plutôt de chercher hors du couvent sa voie propre. Narcisse
apprend à Goldmund dans un moment tout à fait bouleversant quel clivage
le divise : « Chez toi, Goldmund, la nature et la pensée, le monde conscient
et le monde des rêves sont séparés par un abîme. Tu as oublié ton enfance.
Des profondeurs de ton âme elle cherche à reprendre possession de toi. »
Une telle interprétation va provoquer chez l’écolier une violente remontée
d’émois et l’image de sa mère morte, salie, et par lui oubliée. Goldmund
tombe malade. C’est durant cette période de profonde régression qu’il rêve
de métamorphoses et s’adonne à des rêveries où sa mère figure l’objet de
son désir et de sa terreur. Après sa maladie « formative » ou initiatique,
Goldmund quittera le couvent et partira, errant et vagant, retrouver le
visage idéal de la femme éternelle et tenter de concilier les contraintes : au
cours d’un arrêt prolongé dans une ville, il se fera sculpteur, puis reprendra
ses vagabondages avant de revenir mourir auprès de Narcisse au couvent.

1. Un roman de R. Musil, les Désarrois de l’élève Tôrless, en présente la scène et le climat,


dès les premières pages : c’est un monde en décomposition et de saleté qui compose l’univers
du jeune Tôrless : boue des cours, bois pourris, odeurs putrides, terrains bourbeux ou pous­
siéreux... Musil fait de la femme qui initie les adolescents à la vie sexuelle, Bozena, une
figure de putain décrépie, sale. Les femmes aux grands pieds sales, aux blouses malpropres,
sont les figurantes de cet univers cloacal de la formation.
Fantasmatique de la formation et désir de former 41

La vocation artistique est préfigurée par certain rêves de Goldmund


devant sa maladie. Dans l’un de ces rêves, Goldmund se figure tantôt pois­
son, tantôt traversé par des poissons et les portant : « Souvent, écrit
H. Hesse, il voyait dans ses rêves nager des poissons, voler des oiseaux et
chaque poisson et chaque oiseau était sa créature, soumise à son vouloir,
docile à sa direction comme son souffle, rayonnait de lui comme un de ses
regards, comme une de ses pensées, revenant en lui. » Goldmund, dans
ses rêveries maternelles, imagine des jardins merveilleux mais aussi inquié­
tants, d’arbres-corps, des fruits-seins, des serpent-pénis. Une autre fois,
il rêve encore de lui-même, il avait une bouche d’or (Goldmund, Chrysos-
tome) et de sa bouche d’or sortaient des mots qui étaient une foule de
petits oiseaux s’en allant et voltigeant. Hesse, après le récit de ces rêves,
raconte alors par le détail le rêve du modelage dans la glaise. Ce rêve,
comme celui des métamorphoses, peut être considéré comme une expression
typique du désir infantile de former :
« Une fois, il fit ce rêve : il était grand et adulte, mais, assis par terre
comme un enfant, il avait devant lui de la glaise et modelait comme un
gamin, dans cette glaise, des figures : un petit cheval, un taureau, un petit
bonhomme, une petite bonne femme. Il avait plaisir à ce jeu et il faisait aux
bêtes et aux humains des parties sexuelles ridiculement grosses ; ça lui
semblait fort drôle dans son rêve. Puis, lassé de ce jeu, il continua son
chemin, et alors, il eut le sentiment de quelque chose de vivant derrière
lui qui s’approchait silencieusement et, en se retournant, il vit avec une pro­
fonde surprise et un grand effroi — qui n’était cependant pas sans joie —
ses petites figures de glaise devenues grandes et vivantes. Immenses, géantes,
elles défilèrent devant lui en silence, et, grandissant encore, s’en allèrent par
le monde, silencieuses et gigantesques, hautes comme des tours. »
Goldmund refera ce rêve plusieurs fois ' au cours de sa vagance sous
la forme de fantaisies diurnes, de rêveries de métamorphoses d’animaux,
d’êtres de glaises, d’oiseaux et de fleurs auxquels il s’identifie : « Souvent,
écrit H. Hesse, il avait longtemps joué ainsi et parfois, comme un petit Dieu,
il avait créé des êtres de son invention. » (p. 111.) On encore : « Il
cueillit dans l’herbe une petite fleur violette, l’approcha de son œil pour
regarder dans le calice étroit : il y avait là des veines et de minuscules organes
fins comme des cheveux, comme au plus intime de la femme et comme
au plus profond du cerveau d’un penseur où vibrait la vie et le plaisir. »
(p. 121.)
Dans le jeu du modelage, l’enfant occupe simultanément la position du
créateur et de la créature auxquels il s’identifie dans un mouvement oscilla­
1. Ce rêve revient dans d’autres romans de H. Hesse. Ainsi dans Demian (1927) : « Je
revenais à la maison paternelle. Au-dessus de la porte brillait l’oiseau du blason... Ma mère
venait à ma rencontre, mais au moment où je franchissais le seuil et m’apprêtais à l’embras­
ser, :11e se transformait en une figure jamais vue, grande et puissante, qui ressemblait à Demian
et à l’image que j’avais peinte, mais différente cependant, et malgré sa haute stature, entière­
ment féminine. Cette figure m’attirait à elle dans une profonde et horrible étreinte amoureuse.
Volupté et terreur se mêlaient en moi. Cette étreinte était à la fois culte et inceste... »
42 Fantasme et formation

toire. Il est à la fois l’être qu’il forme et l’être formateur, l’enfant et la


mère. Les rêves de Goldmund expriment particulièrement bien cette posi­
tion du rêveur de réaliser son désir maternel : désir d’être la mère, désir de
l’enfant de la mère, désir d’être dans la mère, de la posséder. Il est tantôt
l’enfant (poisson, oiseau...), tantôt la mère portant les enfants signifiés par
les représentations animales. Il enfante lui-même, selon le mythe plato­
nicien, des mots qui sont comme les enfant-oiseaux sortant de sa bouche
d’or. Cette version orale de la théorie sexuelle infantile de la naissance permet
ici encore de faire l’économie de la représentation du rôle du père. Pour
Goldmund, les enfants ne naissent que de la mère, il est lui-même, comme
le lui dira Narcisse, un homme de la mère et, tout à la fois, un homme
matriciel. Héros hessien par excellence, désireux de « concilier les contrai­
res » sans annuler les différences — du moins dans son projet conscient —
il est sans doute une figure typique du héros partagé entre l’imago maternelle
fusionnelle et la quête de son identité d’homme acceptant la séparation
maternelle et la vie sociale. C’est là le sens de sa vagance et de sa quête '.
Le rêve du modelage de Goldmund manifeste tous ces éléments du
conflit identificatoire et le compromis que le rêveur élabore. II est à la fois
enfant et adulte, il dote ses petits objets de grosses parties sexuelles, mode­
lant ainsi dans ces petites choses chues dans la terre et relevées par son
façonnage les enfants-pénis-fécaux de la mère, la mère elle-même, immense,
muette, « haute comme une tour », puissante et inaccessible. Cette
représentation le remplit de surprise, d’effroi et de joie à cette vision de
la toute-puissance maternelle qu’il porte en lui et dont les effets pro­
digieux (donner la vie), jubilatoires, laissent un moment apparaître la
nécessité de s’en détacher pour que s’effectue la « mise au monde ».
Ce moment de rêve, qui préfigure sa propre mise au monde, hors
du couvent de la «Fontaine de Marie» (Mariabronn3) mais pour
tenter de retrouver le visage de la Mère des hommes, à la fois Eve et
Lilith, indique la nécessaire et difficile césure dans la position simul­
tanée du créateur (matrice) et de la créature (enfant). Goldmund n’est
pas encore en mesure de se repérer comme sujet distinct de la matrice
et de l’enfant qu’il aura désiré être ensemble, mais il fait l’expérience
de ce qu’il sait déjà : celle de la nécessaire séparation de l’enfant et
de la mère dans la direction de leur désir, celle de l’écart entre l’idéal
absolu — de la femme, de l’art — et la réalisation relative. Son
expérience de la sculpture qui est bien une métaphore de la forma­
tion d’un être humain (ici encore la Mère, sous les traits de l’apôtre
Jean), sera pour lui cruciale : le chef-d’œuvre unique terminé, il renon­
cera à entreprendre d’autres statues ; il sc protège ainsi contre la décep-

1. Tel est sans doute aussi la signification du succès renouvelé des romans de H. Hesse aujourd’hui auprès des
« voyageurs » hippies.
2. Le héros de Le Jeu des Perles de Verre (1943), autre roman de la formation de H. Hesse, séjourne au cou­
vent de Mariafels (rocher de Marie).
Fantasmatique de la formation et désir de former 43

lion inhérente à la quête de l’idéal qui compose tout fantasme de forma­


tion, comme formation de l’idéal
C’est aussi pourquoi Goldmund, tout comme d’autres figures de forma­
teurs typiques (Pygmalion, le rabbin de la légende du Golem, l’Alchimiste...)
ne saurait trouver dans un objet, fût-il à même d’évoquer l’idéal à la
façon du leurre, la visée de son désir. C’est du désir d’un autre — de la
mère — que Goldmund est désirant, comme le Pygmalion de Virgile et
celui de B. Shaw. L’animation de la statue de glaise ou de fer vient comme
l’hallucination de l’autre, sujet d’un désir pour le créateur. On comprend
alors que c’est pour la défense contre son propre désir et celui de l’autre
que se trouve maintenu, dans la formation, le statut d’objet, de chose à
former.

Les fantasmes de métamorphose


C’est sous cet aspect de l’objet à former, barré à toute accession au statut
du sujet, et donc à une genèse, que se présente au formateur un champ
illimité pour la réalisation de son fantasme d’omnipotence, de son pouvoir
magique de métamorphoser selon la fantaisie de son seul désir.
Les rêves de métamorphose manifestent la toute-puissance des excrétions
et de la pensée magique dans les fantasmes de formation-création. Ils
expriment aussi des liens que les représentations du pouvoir de métamor­
phoser ou de former entretiennent avec les théories sexuelles infantiles. Une
légende rabbinique relative à la création de Lilith, la mère des démons dont
parle le Zohar, est ainsi rapportée par Rémi de Gourmont : « L’œuvre
naturelle prend rapidement la forme voulue. Du creux de ses mains, il
arrondit avec complaisance les mamelles et les hanches : il les pétrit, les
durcit, accumule la glaise, si bien qu’au moment d’achever la tête il se
trouve à court. Alors il puise dans le ventre où se creuse un trou profond
et, avec cette poignée d’argile, donne à la femme le cerveau qui lui man­
quait. Enfin, il lui souffle dans les narines et dit : lève-toi, ton nom est
Lilith. » M. -Desimon (1968), dans la post-face écrite pour un roman de
Ph. J. Farmer, Les Amants étrangers, cite ce texte pour en éclairer les
sources : Farmer invente en effet une Lalitha dotée d’un nerf photokiné-
tique reliant la rétine, le cerveau et l’utérus. Cette métamorphose du sexe
féminin en de poétiques ou monstrueuses permutations n’est pas sans rappe­
ler la rêverie de Goldmund devant la fleur vagin-cerveau, ni dans un autre
domaine, les recherches plastiques du peintre Hans Bellmer qui invente
avec Eluard les « Jeux de la poupée » : « Je vais construire, dit Bellmer en
1934, une fille artificielle aux possibilités anatomiques permettant de
“ rephysiologiser ” les vertiges de la passion jusqu’à inventer des désirs. »

1. Sur les affinités de l’art, de l’enfantement et de la formation, relevons aussi que les mots grecs (art),
Te/vixot; (qui concerne l’art) sont formés sur la même racine (îex) qui donne xéxvov (enfant) et texv6)
(enfanter).
44 Fantasme et formation

On aura noté la juste finesse du propos : « inventer des désirs » est le


vœu ultime de la métamorphose de l’objet en un être animé et tenu dans
l’allégeance du désir omnipotent du créateur. Mais ce qu’indiquent de telles
productions fantastiques, c’est aussi une représentation du corps de la
femme telle que se trouve à la fois signifié et déplacé le lieu de « l’inquié­
tante étrangeté ». De telles productions émanent finalement des théories
sexuelles infantiles organisées pour maintenir « l’ignorance du vagin » ;
l’espace est libre pour reconstruire un corps, son processus et son lieu de
fabrication, apte à inventer et à satisfaire des désirs. La formation est dès
lors une affaire de tripes, de cerveau ou de magie.

2. La double face du mythe de Pygmalion


Ovide raconte le mythe d’un jeune sculpteur, Pygmalion, amoureux de
son art plus que des femmes qui ne lui inspiraient que des sentiments
misogynes. Il arriva cependant, et sans doute pour représenter à quel point
l’idéal s’écartait de la réalité, qu’il modela dans l’ivoire la statue d’une
jeune femme. Par ce travail, long et patient, il fabriqua l’image la plus par­
faite qui pût exister. Il tomba amoureux de cette forme que ses doigts avaient
sculptée, tant et si bien que l’ivoire de sa matière donnait le change : on
l’eût cru de chair. Dès lors commencèrent pour Pygmalion les souffrances
et le désespoir d’aimer une forme inerte, passive et froide, qui ne répondait
ni à la passion ni à la chaleur de ses baisers et de ses caresses. Il avait
beau s’imaginer en l’habillant, en la réchauffant, en lui faisant des cadeaux
comme à une jeune fille, qu’elle éprouvait pour lui des sentiments de gra­
titude et d’amour, il dut se rendre, non sans profonde tristesse, à l’évidence
que l’objet était sans vie.
Vénus fut touchée par cette passion. Lors des fêtes de la déesse, Pygma­
lion la pria de lui faire rencontrer une jeune fille pareille à sa statue. De
retour à son atelier, le cœur et l’esprit tout rempli de sa passion, il caressa
la belle forme qu’il avait façonnée. Il s’arrêta stupéfait : la statue s’était-elle
animée, tiédissait-elle, ses lèvres s’adoucissaient-elles sous ses baisers ?
L’illusion qu’il redoutait de vivre se dissipait : le sang parcourait le corps,
un pouls y battait, la jeune fille lui souriait. Pygmalion épousa la jeune
femme et la nomma Galatée.
Cette métamorphose mythique, cette transformation est devenue le sym­
bole majeur du projet formatif. Le mythe rapporté par Ovide ne développe
d’ailleurs qu’une face du fantasme formatif qui le sous-tend, le versant
libidinal que thématise l’épisode du formateur amoureux de la forme -qu’il
façonne. Thème dans lequel se reconnaissent les émois sexuels de l’amour
de transfert que vivent et que redoutent les formateurs \ Là aussi se manifeste
l’attente d’être aimé en retour de ses propres produits. L’effet de cette

1. Dans la pièce de B. Shaw, Pygmalion — Higgins se défend de la contrepartie destructrice liée à cet amour
dangereux en érigeant son objet pédagogique en objet sacré (acte 2).
Fantasmatique de la formation et désir de former 45

attente a d’ailleurs été observé et décrit, sous le nom d’effet Pygmalion,


par des chercheurs en sciences de l’éducation (en particulier R. A. Rosenthal
et L. Jacobson (1971), montrant l’incidence de l’attente du maître sur le
développement de l’élève.
La pièce de B. Shaw apporte un éclairage sur les composantes sadiques
anales du mythe de Pygmalion. On en connaît l’argument : un célibataire
endurci, Higgins, prétend tirer « du ruisseau et de la fange », une jeune mar­
chande de fleurs londonienne et, par l’effet de son art phonétique, en faire
une dame du monde : une duchesse, la reine de Saba... Le projet réussit,
pour la gloire d’Higgins et le malheur de la jeune fille, déclassée, humiliée
d’être traitée en objet par un manipulateur égoïste, beaucoup plus préoccupé
de sacrifice à son amour de la phonétique et de sa mère que d’être sensible
à l’humanité de son « objet ».
Une telle attitude du formateur n’est pas sans susciter chez l’autre
l’angoisse persécutive. Elle se manifeste dès le début du 1" acte de la pièce
de Shaw, dans la protestation des badauds qui s’indignent de ce que
Higgins espionne les gens en inscrivant sur un carnet la phonétique de
leurs propos. Protestation que nous reconnaissons bien comme celle que,
dans les groupes de diagnostic, les participants adressent à l’observateur ou
au moniteur'.

Détruire, disent-ils...
Pour Higgins, la petite marchande de fleurs, Lisa, est un objet à modeler,
à dominer, à détruire aussi. Ou plutôt, s’il la forme, c’est pour s’empêcher
de la détruire. Sa jeunesse, son innocence, le fait qu’elle ne sache pas, la
rendent malléable et contrôlable à merci. Cette destruction, un autre profes­
seur, celui de la Leçon de Ionesco, l’effectuera et la répétera : « la philo­
logie même au crime », prévient la servante 1 23*. La phonétique de Higgins
aussi, bien que Lisa — en fait Elisa, Higgins, coupe son nom 5 — ne
meurre pas.
Lisa n’a d’abord d’autre ressource que celle de l’attaque contre son
persécuteur : « On devrait vous farcir de clous jusqu’au gosier » lui dit-

1. Un spectateur, à Higgins : « Dites-donc, pour quelle raison savez-vous des choses sur les gens qui ne se sont
jamais mêlés de vos affaires ? Où est-elle votre autorisation ? »
2. On trouve dans les indications scéniques de Ionesco (1954, p. 50-51) les précisions suivantes : en ce qui
concerne l’élève (une jeune fille), « vers la fin, sa façon de parler s’en ressentira, sa langue se fera pâteuse, les
mots reviendront difficilement dans sa mémoire et sortiront tout aussi difficilement de sa bouche ; volontaire au
début, jusqu’à ne plus être qu’un objet mou et inerte, semblant inanimée entre les mains du Professeur... » Et,
en ce qui concerne le Professeur, Ionesco note : « ... d’apparence plus qu’inoffensive au début de l'action, le
professeur deviendra de plus en plus sûr de lui, nerveux, agressif, dominateur, jusqu’à jouer comme il lui plaira,
de son élève, devenue entre ses mains une pauvre chose... Dans les premières scènes, le professeur bégaiera, très
légèrement peut-être. » On ne peut noter avec plus de précision la fantasmatique anale sadique sous-jacente à ce
rapport de dé-formation. Comme dans la pièce de B. Shaw, les tendances destructives sont dirigées contre une
jeune fille, représentant pour le formateur V imago maternelle.
3. Dans la Leçon, le Professeur : « prenons des exemples plus simples. Si vous aviez eu deux nez et je vous en
aurais arraché un... combien vous en resterait-il maintenant ?... Supposez que vous n’avez qu’une seule
oreille... trois oreilles... j’en mange une... ».
46 Fantasme et formation

elle. C’est pourtant à l’envie destructrice 1 de Higgins qu’elle se livre, solli­


citée par les cajoleries d’un Pygmalion qui déploiera toutes les armes de
la séduction pour obtenir d’elle ce qu’il veut : s’il sort du ruisseau et de
la fange cette « épluchure », c’est qu’il entend bien, comme Baudelaire à
propos de Paris, faire de cette boue de l’or : « Je ferai une duchesse de
cette bécasse de ruisseau crottée. » En fait, Higgins la rejettera d’abord :
il en a peur « comme de la peste » et il a déjà obtenu d’elle une partie de
ce qu’il en voulait obtenir : sa voix, sa prononciation, qu’il a consignées
dans son carnet. Lisa est déjà devenue cet objet inerte, insecte épinglé sur
le tableau de sa recherche.
Mais il se ravise, espérant réaliser son rêve d’une métamorphose intégrale.
Pour y parvenir, il faut d’abord dépouiller Lisa de sa gangue de crasse,
la récurer, brûler ses vêtements, l’habiller de neuf et selon le désir
d’Higgins. Si Lisa regimbe, qu’on la mette dans la poubelle. Mme Pearce,
sa femme de service, avertit Higgins : il veut écraser tout le monde, il traite
cette jeune fille comme s’il ramassait un caillou sur la grève... Solliciter la
coopération et l’intelligence de Lisa pour sa propre formation ? Qui y
songerait ? Elle est incapable de comprendre quoi que ce soit, dit Higgins,
ajoutant : « D’ailleurs y a-t-il quelqu’un parmi nous qui comprenne ce
qu’il fait ? Si nous le comprenions le ferions-nous jamais ? »
Dans l’attitude caractéristique de celui qui n’en veut rien savoir quand
même, Higgins n’aura d’autre ressource que d’ériger son élève en objet
sacré. A son ami le Colonel Pickering qui évoque précisément ce risque
« d’abuser » de la situation... et de la jeune fille, Pygmalion répond sans
hésiter qu’elle sera pour lui sacrée : « Elle sera une élève, voyez-vous, et
l’enseignement serait impossible si les élèves n’étaient pas sacrées... Je me.
suis blindé. Elles pourraient aussi bien être des morceaux de bois. Moi-
même, d’aileurs, c’est comme si j’étais un morceau de bois...» Shaw, dans
sa remarquable perspicacité, a bien compris que l’enjeu de la situation exige
que des rapports d’objets représentent et masquent le rapport de violence
et de domination qu’implique, dans le scénario sadique anal de la formation,
la position du formateur par rapport à son objet-en-formation1 2.
La pièce de B. Shaw éclaire en outre un aspect particulièrement impor­
tant du rapport du formateur à sa mère. Comme le Pygmalion d’Ovide,
celui de Shaw est célibataire, mysogyne, et il entend bien le demeurer jus­
qu’au jour où il s’éprendra de sa propre création : une femme.

1. Envie que l’on peut entendre au sens kleinien du terme :


« Vous ne pensez jamais à ce qui peut arriver aux gens dont l’accent vous intéresse » lui reproche-t-on. Sur la
destructivité, cf. aussi, dans la leçon (p. 59-60), le professeur à l’élève : « Ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça du
tout. Vous avez toujours tendance à additionner. Mais il faut aussi soustraire. 11 ne faut pas uniquement inté­
grer. II faut aussi désintégrer. C’est ça la vie. C’est ça la philosophie. C’est ça la science. C’est ça le progrès, la
civilisation. »
2. Le même schéma de destruction progressive de la femme, réduite à un pur objet du désir de l’homme, pré­
side à l’organisation d’un autre roman d’« initiation » : Histoire d'O (1954). Ce que thématise ce roman est la
peur, chez l’homme, de la femme ressentie comme castratrice dès qu’elle est désirante de lui. C’est la même peur
qui habite Higgins, celle de la mère désirée et interdite. Cependant, dans Histoire d'O, les rapports entre l’initia­
teur et l’élève ne sont pas établis dans le seul registre de l’érotique anale : il n’y a entre l’un et l’autre que des rap-
Fantasmatique de la formation et désir de former 47

L’état fantasmatique constant du formateur est le célibat1 consacré à


la mère et aux enfants de la mère : la femme ne peut exister que sur le mode
idéalisé de sa mère ou sur le mode de l’objet persécuté persécuteur : sa
créature. Deux imagos sont ainsi en conflit que le Pygmalion d’Ovide résout
à la manière d’une happy end hollywoodienne : Vénus elle-même préside
aux noces de Pygmalion et de Galatée. Le Pygmalion de Shaw est irréduc­
tiblement misogyne, et amoureux de sa mère : « La femme qu’on peut
aimer, c’est, lui dit-il, une femme pareille à toi. » On ne peut donc pas
l’épouser. Ainsi mise à l’abri de la transgression œdipienne, la femme n’est
accessible que sur le mode de la domination-destruction du mauvais objet.
Mais l’effort de Higgins pour la rendre meilleure, pour rapprocher Lisa
de son idéal maternel rencontre bientôt la puissance de l’interdit. Shaw
fait rafler Lisa par Freddy, que Higgins méprise.
Ces deux images sont en fait les deux versions de l’imago maternelle
clivée. Shaw l’indique subtilement dans un mouvement de mise en scène :
au moment de l’épreuve* 123, cruciale pour le maître et l’élève, — la sortie
mondaine de Lisa, — Higgins brûlant d’impatience interroge sa mère :
Lisa a-t-elle été présentable ? Mme Higgins lui répond en s’asseyant à la
place précédemment occupée par Lisa : sa créature n’est qu’un triomphe de
l’art de son fils et de celui de sa couturière, elle a les défauts mêmes de
son fils dont le langage et les manières mériteraient une bonne rééducation.
Ainsi Higgins apprend-il de sa mère que sa créature n’est que sa propre
reproduction en même temps que, comme le docteur Frankenstein, il établit
l’équivalence de sa créature et de sa mère.

3. Les fantasmes de formation spéculaire : l’autre conforme


Le jeu du modelage a révélé que l’enfant occupe dans le scénario qu’il
organise une double positionJ, tantôt simultanée, tantôt successive ; il façonne

ports sexuels, très variés, et aucun autre rapport, à la différence de ce que représentent Ionesco et Shaw. Le mot
d'attaque et de contrôle de l’imago maternelle s’effectue selon les modalités spécifiques de l’organisation pul-
sionnelle anale (dominer, conserver/attaquer, détruire) et le régime de l’identification projective, à ce stade pré­
génital du complexe d’Œdipe.
1. Cf. le statut de célibataire des habitants de Castalie, la province pédagogique dans Le Jeu des Perles de
Verre.
2. La mère de Higgins a perçu avant son fils le danger inhérent à cette épreuve. Si Lisa parle, comme le désire
Higgins, du temps et de la santé de chacun, qu’adviendra-t-il ? « Parler de notre corps ! de l’intérieur de notre
corps ! et peut-être de l’extérieur aussi ! Mais tu es fou, mon pauvre Henry ! »
3. Sur le thème du « double », cf. O. Rank (1914) et le commentaire de Freud (1919) sur son rapport avec
« l’inquiétante étrangeté ». Rank fait du double une primitive assurance contre la destruction du moi, un
« énergique démenti à la puissance de la mort ».
48 Fantasme et formation

un objet qui soit l’effet de son désir, un leurre, comme la mère est représentée
par lui l’ayant façonné effet de son désir, c’est-à-dire un être doté de vie,
susceptible « d’inventer des désirs » : un être qui, de lui-le-créateur,
soit désirant.
Cette double position est particulièrement apparente dans la structure
imaginaire de la formation où les deux termes se trouvent coïncider fantas-
matiquement dans une même création unifiante. Le dédoublement, la
reproduction de soi en l’autre, la formation de l’autre à son image conforme
sont toutefois des formulations insuffisantes de ce qu’implique la formation
spéculaire : il s’agit aussi d’un dégagement par rapport aux identifications
narcissiques et fusionnelles. La distinction que le formateur est susceptible
d’établir entre lui et l’autre qu’il façonne n’est possible qu’une fois opérée
une première rupture par laquelle le formateur se reconnaît non identique
à son image ; celle-ci se détache de lui, comme le nouveau-né venant au
monde rompt pour la première fois l’attache des parents à leur enfant
imaginaire.
Les fantasmes de la formation d’autres soi-même peuplant l’univers com­
portent plusieurs aspects qui renvoient à cette étape de la construction du
sujet qui est stade du miroir. C’est ainsi que les fantasmes — comme
l’activité — de la formation spéculaire réactivent les angoisses de morcelle­
ment et de dispersion liées à la phase antérieure de l’identification primaire,
fusionnelle. Les formateurs « spéculaires » en ressentent particulièrement
l’effet et l’impasse, lorsqu’ils se disent « piégés » par leurs propres créatures,
ne trouvant plus en elles qu’un écho, souvent déplaisant, qui les conduit
à rechercher toujours ailleurs qui former d’enfin conforme. Ou bien alors, ne
trouvant plus, dans les images de soi multipliées comme en une galerie
des glaces, le repère de leur propre subjectivité, ni le plaisir de la jubilation
auto-érotique, c’est par la nécessité de (se) détruire dans ce reflet sans fin que
se trouvent mobilisés les fantasmes du formateur. Un passage du Zohar
commente le risque de cette fascination spéculaire : l’homme qui se regarde
souvent dans la glace réveille l’esprit Sagatoupha qui lui amène Lilith la
mère des démons. Les traditions populaires veulent aussi que derrière le
miroir se cache le diable. Mais le texte du Zohar mentionne autre chose
en invoquant la mère des démons et sa progéniture négative. C’est encore
au visage de la mère, qu’elle soit Eve, Marie ou Lilith, que se rapporte la
formation spéculaire de l’autre, conforme à son désir.
*
Une nouvelle d’Alfred Bester (1971), A chacun son enfer, reprend le
thème de la création de l’autre à son image sur le mode de la dérision et
de la bouffonnerie diabolique. Dans un abri anti-aérien, six personnages
formant une « famille de la haine et du vice » explorent, dans la clôture de
leur groupe, toute la gamme de leurs turpitudes. Terrorisant au point de
la tuer une affreuse matrone qui vit avec eux, les cinq survivants se voient
accorder par le Diable qu’ils avaient invoqué, la réalisation de tous leurs
Fantasmatique de la formation et désir de former 49

désirs. Il leur suffit de franchir un voile de flamme pour « accéder à la


matrice de tous les rêves » : une sorte d’éden satanique.
Le premier à franchir le voile est un artiste, un certain Finchley qui,
comme Dieu, veut être créateur, mais d’un univers fondé sur l’ordre et
l’harmonie, d’un monde qui n’échappe pas à la puissance et au contrôle
omnipotent de sa pensée. Ses premières tentatives de création par la puis­
sance de sa pensée sont désastreuses ; il ne fabrique qu’horreur et désordre :
une cathédrale de l’enfer, peuplée d’êtres qui se livrent à des scènes écœu­
rantes. Tel n’était pas son désir, proteste-t-il, il ne voulait qu’une création
ordonnée, qui serve et adore le dieu-Finchley '. Mais son univers explose et
dérive vers la folie furieuse et la dégénérescence.
Il entreprend alors de façonner, cette fois-ci dans la glaise, un lapin,
puis un setter irlandais : mais ceux-là aussi se transforment en monstres
ridicules, bouffons, méchants et furieux. Finchley ne se décourage pas
encore ; il façonne Eve, la femme qu’il aime, la plus belle jamais créée :
ses enfants seront ceux d’un dieu. A peine terminée, son Eve l’agresse
et s’enfuit en poussant des hurlements terrifiants dans la nuit... Comme
toutes ses créatures, elle a une démarche maladroite, claudicante, un défaut
irréparable. Infatigable, Finchley en façonnera cinq autres ; il aboutira au
même résultat, répugnant, grotesque et monstrueux 1 2.
C’est alors qu’il rencontre celle qu’avec les autres il avait tuée : « Quel­
qu’un m’a promis, se plaint-il auprès d’elle, une réalité que je pourrais
modeler à ma guise. » La matrone lui suggère alors de créer un miroir et
de s’y regarder : Finchley n’y voit que la face déformée d’une gargouille,
et le reflet de toute l’horreur de son cosmos insensé : son moi hideux
répété dans chaque soleil, dans chaque chose vivante ou inerte, éternelle­
ment. Et il apprend de la mégère ce qu’il savait déjà, « qu’un dieu ne
peut créer qu’à sa propre image ».
Cette nouvelle en forme de conte métaphysique illustre l’impasse dans
laquelle conduit la formation « spéculaire ». Ce qui est insupportable à
Finchley, c’est l’image de lui-même qu’il révèle dans ce qu’il forme, c’est
la blessure que ses créatures infligent à son narcissisme. Il ne veut con­
naître que la réalisation immédiate de son désir et il en conviendra dans son
désespoir : il faut être physicien plutôt qu’artiste pour bâtir un monde, il faut

1. Le héros du roman de H. Hesse, Goldmund, rêve lui aussi d’être un petit dieu, de façonner des créatures
soumises à son vouloir, et de les créer par le regard, le souffle, la puissance de la pensée. Nous reviendrons plus
loin (p. 63) sur l’analyse de ces fantasmes de toute-puissance des excrétions et de la pensée, à propos des hypo­
thèses de K. Abraham concernant les théories sexuelles infantiles.
2. Le caractère d’inquiétante étrangeté se mue, dans la nouvelle de Bester, en défense bouffonne contre l’hor­
reur que suscite le double : « Le caractère d’inquiétante étrangeté inhérent au double ne peut provenir que de ce
fait, écrit Freud (1919) : le double est une formation appartenant aux temps psychiques primitifs, temps dépassés
où il devait sans doute alors avoir un sens bienveillant. Le double s’est transformé en image d’épouvante à la
façon dont les dieux, après la chute de la religion à laquelle ils appartenaient, sont devenus des démons. »
50 Fantasme et formation

en connaître les lois : c’est-à-dire tolérer le détour par la médiation de la


technique, accepter de connaître autrement qu’à travers son propre reflet
dans le miroir, s’en distinguer.

4. La fantasmatique anale dans la relation formative


Comment une telle fantasmatique de la formation en agence-t-elle le
scénario et la relation, c’est ce que nous essaierons d’analyser dans les
pages qui suivent, à propos du rapport pédagogique à l’école et des groupes
de formation. Il nous sera utile, au préalable, de caractériser certains
aspects des organisations prégénitales qui président à la mise en scène de
la fantasmatique anale de la formation.
Ces organisations ne définissent pas seulement la relation formative
comme défensive vis à vis des angoisses et des relations objectales géni-
talisées. Les investissements pulsionnels anaux constituent aussi une étape
dans la construction du sujet et dans l’élaboration des défenses contre les
angoisses et les relations d’objet orales. Dans ces organisations prédominent
les processus d’introjection-projection, les mécanismes de défense contre
les angoisses persécutives et dépressives, le clivage, l’omnipotence... La
relation formative s’exprime alors en termes d’absorption-dévoration, de
conservation-domination-destruction.
Les fixations anales dans le scénario de la formation se ramènent dans
de nombreux cas à une fonction de défense contre l’oralité, voire contre
des angoisses prénatales impliquées, comme nous l’avons suffisamment
établi, dans la fantasmatique de la formation.
Ainsi, retenir en soi, conserver, trouver son plaisir dans la maîtrise ou
la destruction de ses propres produits représente une organisation défensive
plus élaborée contre la menace d’être privé de la nourriture et du plaisir
dépendant de l’autre, en même temps que la découverte de nouvelles
modalités d’attaque et de jouissance. Quant aux angoisses concernant cette
phase de l’organisation libidinale, elles trouvent une issue soit dans la
régression vers la phase antérieure, soit dans l’élaboration de positions plus
différenciées et complexes des organisations ultérieures.
Les fixations anales du formateur ont alors pour correspondance les
fixations ou les positions régressives orales de l’être en formation. L’identi­
fication de celui-ci à un tel formateur a pour conséquence de perpétuer la
prévalence de l’organisation anale dans le processus formatif.
C’est sur ce modèle que se « reproduisent » la plupart des institutions
formatives lorsqu’elles se fixent dans les organisations « prégénitales »
(armées, écoles, églises, partis...). Les documents mythiques ou romanesques
que nous avons présentés plus haut ont permis de repérer cette double
composante orale-anale dans le scénario de la fantasmatique du formateur
lui-même. Pygmalion-Higgins, comme le professeur de la Leçon, sont des
Fantasmatique de la formation et désir de former 51

spécialistes du langage : le nom de Goldmund signifie Bouche d’or. Tous


entreprennent de façonner des êtres humains à partir d’objets analement
investis, tout comme le sont par eux le langage et la parole.
Le plus souvent, la relation formative s’organise donc sur un rapport
de complémentarité, en tout cas sur une corrélation, entre les pôles oraux
et anaux de la prégénitalité. Cette corrélation trouve son lieu commun dans
la prégnance de la relation à la mère et ce caractère spécifie la tension
qui, sur le plan non plus de l’organisation libidinale, mais celui de la
structure œdipienne, s’établit entre les formations « duelles » et les forma­
tions « triangulaires ».

Du matériau de la formation aux matières à informer


On le sait, l’intérêt que porte l’enfant à ce que forme son propre corps,
à ce qui s’y trouve contenu et peut y être conservé ou en sortir, à ce qui
peut être manipulé, projeté, détruit et contrôlé se précise et se développe
avec l’investissement libidinal anal et la croissance des organisations mo­
trices et musculaires. Cette découverte et cet intérêt pour l’intérieur et
l’extérieur du corps sont accompagnés par l’attention que la mère elle-
même porte aux phénomènes et aux productions qui lui sont destinés.
Investis comme cadeau ou refus du don, les fèces sont, dans l’établissement
des relations à la mère, la matière même de l’échange : cette matière sup­
porte la figuration de toutes les valeurs de l’échange : elle se « prête » à
devenir enfant, arme, pénis, aussi bien que la mère et le père eux-mêmes.
La plasticité qu’un tel matériau offre aux investissements psychiques rend
possible, avec la différenciation des processus mentaux propres à cette
phase et le développement neuro-musculaire, une plus grande capacité de
représentation ; une structure bipolaire de la relation tend à s’établir selon
les couples actif-passif, affirmation-négation, bon-mauvais, intérieur-exté­
rieur, etc.
L’hypothèse que l’intérêt premier pour la formation — le processus et
le produit — s’organise avec l’établissement des investissements anaux
se fonde sur la découverte corrélative que fait l’enfant d’un matériau plas­
tique, venant de l’intérieur de lui-même manipulable et transformable en
objet de projection, et en outre investi par lui autant que par sa mère.
Le jeu typique du modelage semblerait en témoigner.
C’est aussi à cette période que se construit la théorie sexuelle infantile
de la conception et de la naissance par l’anus (et par tous les orifices en
tenant lieu) et par le souffle. C’est sous la forme d’un tube digestif à deux
orifices (interpolables) que se présente la seconde « machine à former » et
la seconde représentation de l’être formé.
Enfin je l’ai plus amplement rappelé ailleurs (Kaës, R. 1972) — la
fonction socialisatrice et civilisatrice de la répression de l’érotisme anal
dans la formation n’est pas à négliger. Aucune formation humaine ne paraît
52 Fantasme et formation

pouvoir faire complètement l’économie de cette répression, qui ne se traduit


par une perte et une dépossession que dans la mesure où des compensations
individuelles et socialement valorisées ne peuvent parvenir à étayer le méca­
nisme de la sublimation.

La formation comme moulage et comme fromage


Former, comme équivalent de mouler de bons et beaux excréments,
indique que dans l’activité formative le « formé » tient lieu de cette partie
de soi dont le formateur a pu accepter le détachement. Il a pu faire cette
expérience infantile sans éprouver le sentiment d’une perte irrémédiable.
L’angoisse de perdre sa matière, le plaisir de la conserver, de la maîtriser
ou de la détruire sont en effet les angoisses et les plaisirs fondamentaux
de la phase anale, et plus précisément dans les phases sadique-anales
(détruire-dominer).
Faire sortir de soi de beaux et bons excréments suppose donc que
l’introjection du bon objet a pu assurer le sujet du sentiment de sa bonté :
il peut alors accepter qu’une partie de lui (ce qu’il forme) se détache
sans dommage, soit offerte à la mère ou conservée pour sa propre jouis­
sance. Dans le bon excrément bien moulé, bien formé, c’est finalement du
sentiment de leur bonté mutuelle et corrélative que la mère formatrice et
l’enfant formateur jouissent ensemble, de leur puissance de faire sortir
d’eux-mêmes de bonnes choses. Peuplant ainsi l’univers de ces bonnes
choses, l’un et l’autre s’assurent en outre d’évincer de leur espace vital les
mauvais objets.
Dans cet investissement pulsionnel anal du bon objet, c’est d’abord à la
mère que le formateur voue ce qu’il forme, la matière et le destinataire ne
faisant qu’un, comme un cadeau condense l’ensemble de la relation.
Cette représentation de la formation comme moulage, comme façonnage,
s’inscrit d’ailleurs dans le vocabulaire comme un des sens du mot former,
dès le xn8 siècle : former, c’est donner forme à la matière ; c’est, écrit plus
tard Montaigne « façonner quelqu’un en donnant à son cœur, à son esprit,
une certaine direction ». L’intentionnalité (former pour...) étroitement liée
à cette activité, n’apparaît donc qu’assez tard. Le sens premier, que
Von Wartburg situe au xie siècle, est « créer en donnant l’être et la vie ».
La notion d’ordre et de composition apparaîtra dans le vocabulaire français
beaucoup plus tardivement, à partir du xvne siècle. Former, au sens
réflexif de s’instruire, est encore plus récent ; il indique que l’on s’instruit sur
quelqu’un, en l’imitant. L’idée de développement, de performance et d’ac­
complissement se constitue au xvm’ siècle, et Von Wartburg donne comme
exemple de cette acception que l’on dira d’une jeune fille qu’elle est formée
pour signifier qu’elle est arrivée à un certain développement sexuel. Notons
encore la même origine (formare) de deux mots : formation et fromage
(ou formage, fourmage, froumage, ou encore fourme). A propos de fromage,
fantasmatique de la formation et désir de former 53

la définition qu’en retient Von Wartburg est, au xne siècle, celle d’une sub­
stance alimentaire obtenue en faisant subir diverses préparations au lait caillé ;
le formage est la masse de cette substance moulée en forme de pain. Ce qui
sort précisément du nourrisson c’est du fromage, régurgitation ou transfor­
mation des résidus du lait maternel.

L’excrément fécalisé et « l’épreuve de la merde »

Comment trouve place, dans le scénario de la formation, l’excrément


fécalisé, c’est-à-dire ce qui est investi par la pulsion de mort comme objet
détruit, décomposé, et, éventuellement, destructeur, puissance de décom­
position ? Dans cette perspective, la formation est organisée comme expul­
sion-projection du mauvais objet interne qui, projeté à l’extérieur est à
son tour susceptible de détruire, toute la puissance destructrice de la
pulsion de mort étant dirigée contre l’objet à dé-former. Initialement les
mauvais excréments représentent des armes dirigées contre le sein de la
mère et contre ce que son ventre contient : les enfants, le pénis du père
en particulier.
Chez le formateur, le contrôle dominateur de l’objet est une tentative
de lutte contre la destruction méprisante de l’objet « merdique » que sont
les êtres en formation dont il dispose. Les conduites obsessionnelles du for­
mateur signalent son effort pour conserver, maîtriser et contrôler l’objet
qu’il produit, et pour préserver de ses tendances hostiles le bon objet qu’il
tient, inaccessible, hors de portée.
Dans la pratique formative, les investissements pulsionnels léthaux des
objets anaux se manifestent dans « l’épreuve de la merde » à laquelle
doit être à tout le moins soumis l’autre en formation. Un exemple mytholo­
gique nous en est proposé dans l’un des douze travaux imposé à Hercule :
toute entreprise de formation assigne comme une épreuve d’avoir à nettoyer
les écuries d’Augias.
De tous temps et partout, en effet, le passage à l’armée est marqué par
le souvenir de la corvée de chiottes ou de feuillées, ou encore par celle que
T.E. Lawrence, dans un roman-journal sur l’armée intitulé La Matrice,
appelle la corvée du char à merde. Le jeune soldat doit en effet être
confronté avec ce qui sort détruit du corps de l’homme : avec la pourriture
et la décomposition organique. C’est là ce que l’ennemi lui enverra. Dans
son article connu sur l’institution comme défense contre les angoisses psy­
chotiques, E. Jaques (1955) donne cet exemple du second du navire formé à
encaisser les projections fécales des marins, au lieu et place du capitaine
ainsi préservé dans sa fonction d’idéal. On peut tenir pour constant et
peut-être nécessaire que l’épreuve de la merde, c’est-à-dire l’aptitude à
iecevoir les projections réjectrices du mauvais objet, est une épreuve
cruciale dans la formation aux relations inter-humaines et groupales, pour
54 Fantasme et formation

quiconque occupe une position centrale dans une institution. Mais on peut
tenir egalement pour constant que cette épreuve est par le formateui
infligée dès lors que doivent trouver une issue les tendances réjectrices du
mauvais objet qui maintiennent en lui la menace persécutive d’être attaqué
de l’intérieur.
C’est pourquoi l’épreuve de la merde est infligée comme punition ou
signification d'une exclusion équivalant à la destruction d’un ennemi.
K. Abraham (1924) relève cette expression courante chez les étudiants
allemands pour signifier l’excommunication de l’un d’entre eux hors d’un
groupe, « er ist verschiss » : il est déféqué, dit-on de lui.
L’épreuve fécale comme punition signifie aussi que le soldat est exclu
temporairement, sur le mode de l’expulsion de la selle. Il n’a plus d’autre
identité que d’être excrément parmi les excréments que produit l’armée,
ce cloaque matriciel selon T. E. Lawrence. Punition archaïque dont on
ne peut se défendre qu’en projetant sur le groupe et le formateur les mêmes
excréments. Ce que réactive cette punition, c’est l’angoisse primitive de se
perdre, d’être absorbé et de se décomposer dans la fange originelle. Le
symbole originaire et bivalent de la boue est scindé et n’apparaît que sur
une seule face : au lieu de signifier la bonne alliance féconde de la terre
et de l’eau, principe vital de naissance et de fermentation créatrice, la
boue n’indique plus que la décomposition de la mort.
Sortir de cette épreuve, c’est à la lettre « se tirer du merdier ». Et c’est
bien en référence à cette épreuve que s’enorgueillissent « d’en être sortis »
ceux qui ont du, au prix d’errances, d’angoisses et d’embourbement, se
« former sur le tas ».

Le groupe « merdique »

Sollicité par son inconscient et par celui des autres à ce niveau prégénital,
le formateur — qui n’en a fait l’expérience ?... — établit souvent l’un des
groupes avec lesquels il travaille comme le groupe « merdique » : comme
si, nécessairement un objet devait pour lui figurer et condenser les attributs
de l’objet fécalisé sur lequel sont projetés les pulsions anales destructrices.
De tels groupes sont ressentis par certains formateurs comme des groupes « où
il ne se passe rien, où l’on s’emmerde profondément, où les participants
manifestent une immaturité remarquable et le plus souvent caractérisée par
des attitudes geignardes, revendicatrices ou bien d’une lourde passivité ».
Lorsque le formateur a affaire simultanément à plusieurs groupes issus
de la même population, le groupe « merdique » figure le « rebut » ou le
déversoir de ce qui n’a pu être intégré dans les autres bons groupes. Une
telle disposition des figures groupales en bons groupes et mauvais groupes
fécaux est particulièrement sensible en situation de séminaire, où la séance
plénière de groupe large souvent représente le cloaque maternel, alors que
les petits groupes sont investis narcissiquement et comme bons objets.
Fantasmatique de la formation et désir de former 55

Une telle observation est aisément généralisable dans d’autres institutions


au point que la question vient de se demander si la localisation d’un
groupe « merdique » ou d’un « merdier » ne représente pas une nécessité
structurale du fonctionnement psychique et social, chaque fois que prédo­
minent dans les échanges sociaux les types d’organisation prégénitales et
les mécanismes archaïques qui leur sont liés : introjection-projection, clivage,
idéalisation.
Les institutions « formatives » closes plus que d’autres, et pour autant
que cèdent les mécanismes de défense contre les angoisses prégénitales,
sont particulièrement exposées à produire une telle structure de production
et de localisation de la fécalité. Sans admettre l’ensemble des thèses
d’ « André Stéphane » (1969), nous pouvons considérer que, du point de
vue des investissements psychiques, les attaques avortées contre certaines
institutions économiques et sociales comme la Bourse de Paris, en 1968, ont
représenté un déplacement à l’extérieur de l’Université, selon un mécanisme
projectif, des attaques contre l’objet « merdique » : c’est l’Université tout
entière qui se ressentait envahie et investie par la contamination de l’objet
merdique qui dès lors s’y trouvait déjà. L’échec de la projection des pulsions
anales destructrices sur l’objet externe provoque dans le moi ce sentiment
d’être attaqué de l’intérieur et d’être exposé à l’effondrement de ces bar­
rières défensives et discriminatrices, pour autant que ne parvient pas à se
constituer un groupe « en or », un groupe de l’âge d’or, capable de faire
recouvrer aux sujets des satisfactions narcissiques primaires.
Une séance d’un groupe de diagnostic illustre ces différents propos.
Vers la fin de la session, le troisième jour, une participante remarque que
l’air, le climat du groupe, est celui d’un enterrement. Son intervention est
suivie d’un silence (cette femme s’est comportée tout au long de la session
comme une rivale du moniteur ; elle se conduit de manière à la fois agres­
sive et séductrice vis-à-vis des autres participants, hommes ou femmes :
elle manie l’interprétation sauvage en particulier vis à vis des jeunes). Elle
poursuit son intervention en disant que l’image de l’enterrement évoque
pour elle une pratique répandue en Hollande : lors des funérailles, il est
de coutume, en certaines régions, que la famille du défunt mange du fromage.
Un jeune participant fait alors remarquer que, prononcé dans le dialecte
alsacien, le nom du moniteur (Kaës = Käse) signifie fromage. Et le fromage,
particulièrement certain fromage alsacien trop fait, cela sent terriblement
mauvais. L’air est donc aussi pollué par des odeurs fécales. C’est là un
thème déjà évoqué au cours d’une précédente séance, de tonalité très
dépressive : la salle est empestée par de mauvaises odeurs, les murs sont
sales, des paroles qui s’y échangent on ne peut « subodorer » le sens...
Ailleurs, entre les séances, au restaurant, les participants se disent
heureux, ou rêvent de l’être et de faire la foire. En séance, ils sont dans
la merde jusqu’au cou : l’un d’entre eux a d’ailleurs vu, en ville, une affiche
évocatrice et symbolique quant à ce qu’est le groupe : d’une fosse surnageait
56 Fantasme et formation

la tête d’un homme, comme dans la première séquence du film de Pasolini,


Le Decameron, que donnent les écrans de la ville.
Noyé dans les excréments du groupe mauvais, le mauvais moniteur est
la cible des attaques destinées à la figure mauvaise et destructrice. L’épreuve
rétorsive du bain de merde apparaît dans le transfert comme attaque
dangereuse contre le cloaque maternel et son contenu : les participants y
projettent leurs excréments fécalisés comme des projectiles, mais sont
angoissés d’avoir à perpétuer leurs attaques sadiques contre le corps de la
mère, car c’est le pénis qu’il contient, le moniteur sur lequel une femme
puissante et dangereuse aurait « mainmise ».

5. Fantasmes de la formation-matière et relation pédagogique


Dans son article sur les structures conflictuelles de la relation péda­
gogique, J. Barus (1970) a particulièrement relevé la composante anale de
cette relation. Son analyse rejoint la nôtre sur de nombreux points. Dans la
relation pédagogique traditionnelle, écrit-elle, le rapport de l’enseignant à
l’objet-savoir s’établit en termes d’identification narcissique à l’objet intério­
risé. L’objet devient substance, c’est l’aliment (nourriture spirituelle, subs-
tantifique moelle) ingéré et digéré devenu matière (matières d’enseignement),
il est nourriture puis production même de l’enseignant. Celui-ci le possède, il
en est constitué ; « mais cet objet dans lequel il est lui-même impliqué à
un si haut degré ne peut du coup être manié qu’avec les précautions et les
réticences qui disent assez la peur de se laisser dépourvoir, car si ce savoir-
matière assure le prestige et suscite l’envie, il expose celui qui le cède ».
Aussi l’objet est-il dichotomisé et l’enseignant le manie-t-il en termes de
rétention et d’expulsion. La possession assure l’enseignant de son pouvoir
et lui permet de se satisfaire narcissiquement : il le montre, mais ne l’aban­
donne pas, il le récupère dans le reflet de son savoir qui lui est renvoyé par
l’élève. L’expulsion est projection du mauvais objet sur l’élève ou l’étudiant
agressé, contraint à ingérer... encore que l’objet soit souvent, malgré les
mises en garde, retourné à l’envoyeur sous forme de mauvais devoirs
« torchés ». Cette fixation anale a pour corrélât la constitution de posi­
tions sadiques et masochistes : passivement l’étudiant reçoit la matière
d’enseignement sous une forme sadique ; par son savoir-matière, l’ensei­
gnant attaque la classe qui tient pour lui le lieu de la mère mauvaise. Toute
activité réciproque de la classe est alors vécue comme une attaque rétorsive
et renforce, avec l’angoisse chez les partenaires, la tonalité agressive sadique
de la relation. La crainte corrélative d’endommager ainsi par les attaques
excrémentielles fantasmatiques aboutit dans les meilleurs des cas à l’élabo­
ration de la position dépressive et réparatrice. Les échecs dans l’élaboration
de cette position mobilisent à nouveau les défenses psychotiques : clivage,
déni, défenses maniaques contre le danger de la perte et de la destruction
Fantasmatique de la formation et désir de former 57

de l’objet. Le plus souvent — et J. Barus note aussi ce trait, ce sont les


manifestations caractérielles et névrotiques de l’obsessionnel — rituel,
parcimonie, entêtement, conservatisme — qui indiquent quel compromis a
pu être élaboré entre les exigences de la conservation de l’objet et la
pulsion destructrice à son égard.
L’élève, dans cette perspective, est l’objet excrémentiel à modeler, à
façonner, à marquer de l’empreinte du maître sculpteur, forgeron ou potier,
à contrôler et à dominer. L’alternative, si l’objet venait à échapper au
contrôle omnipotent, est alors de le détruire et de l’anéantir, comme fécalité.
Alternative critique, qui révèle le caractère foncièrement ambivalent du
sadisme anal, et que réduit précisément le clivage : « bons » élèves,
« mauvais » élèves.
Ce type de rapport à l’objet narcissique anal détermine la qualité de la
relation avec l’élève ou l’étudiant, les méthodes de formation et l’idéologie
qui les étaie, les soutient et les justifie contre tout risque d’attaque de ce
rapport et de l’objet qui l’organise. Une telle structure de la relation,
note J. Barus, est immobile, sans devenir, parce que régressive : dans une
relation de type anal, une transformation est ressentie comme un danger,
comme dans toute relation duelle : l’être en formation, l’étudiant ou l’élève
ne peut être que reflet ou réceptacle, miroir ou vase. On trouverait dans
le Pygmalion de B. Shaw l’expression dramatique d’une telle alternative,
Et corrélativement, comme le note encore J. Barus, l’enseignant ne peut
se spécifier ni dans sa personne, ni dans son sexe au regard d’une altérité
inexistante : identifié à la matière, il se confond avec l’Alma Mater, la
mère archaïque, toute-puissante sadique-anale. Les relations réduites au
mouvement d’introjection-projection ne passent par aucun régulateur objec­
tivant, par aucune médiation et référence à un tiers. Les étudiants ou les
élèves n’ont dans ces conditions d’autre issue, écrit J. Barus, que la passivité
et la restitution réglée par une morale des « sphincters », tâtillonne et
rigide : qu’ils remplissent des copies et montrent ce qu’ils ont dans le
ventre.
L’assimilation de son savoir-former à un pouvoir-former dont les signi­
fiants et les objets peuvent être investis sur les différents modes oraux,
anaux et génitaux, expose le formateur à se sentir menacé dès lors que sa
position est celle d’avoir à transmettre ou à partager quelque chose. L’être
en formation est alors, dans ce scénario, celui qui menace et attaque.
Contre ces attaques fantasmées, la défense est dans le maintien d’une
position de force, soit dans l’offensive soit dans l’exhibition séductrice.
Corrélativement, comme l’écrivent J. Barus (1970) et J. Filloux (1973),
le savoir-pouvoir du formateur (de l’enseignant) requiert l’ignorance et
l’impuissance de l’être en formation (de l’élève). Au lieu de s’entraîner à
savoir-pouvoir, l’élève est contraint de reproduire et de refléter le savoir
de son maître, à la limite d’ailleurs de ce qu’autorisera le sentiment de ce
dernier d’être dépossédé.
58 Fantasme et formation

Certaines observations de groupe de diagnostic confirment le caractère


général de telles analyses. Chaque fois qu’il m’a été donné de vivre pour
mon propre compte, d’observer ou d’entendre rapporter que dans un groupe
se développait la crainte d’être manipulé, détruit, le fantasme existait que
quelqu’un, quelque part, savait d’un savoir total et ultime, mais qui ne
pouvait être partagé. Bien au contraire ce savoir idéal était retenu ou
distribué ailleurs, les participants n’en recevant que les déchets ou les
parties mauvaises. Chaque fois que cette angoisse ne pouvait être réduite
comme l’effet de l’envie et du clivage de l’objet, ce fantasme trouvait un
écho intense chez les formateurs et les conduisait souvent à se comporter
selon le scénario fantasmatique : ils éprouvaient alors le sentiment d’être
dangereusement menacés de dépossession — ce qu’ils affirmaient quelque­
fois sur le mode agressif de l’allégation de non-savoir, sur le mode rétorsif
du silence ou de l’intervention sauvage, introjectant ainsi le mauvais savoir-
pouvoir destructeur : le cercle se fermait sur la clôture du fantasme.
Ces exemples montrent que l’analyse que nous proposons dépasse large­
ment le cadre de la relation enseignante dont les objets et les termes sont
fixés et maintenus dans l’institution scolaire et universitaire. La structure
anale duelle de la relation formative est repérable en d’autres situations for­
matives prises dans un système social qui fonde ses valeurs, ses échanges et
sa hiérarchie sur l’accumulation et la propriété d’objets, parmi lesquels le
savoir-matière. On est en droit de se demander si ce qui se constitue ainsi en
norme de la formation n’est pas la consolidation de tendances particulière­
ment sollicitées dans tout rapport d’appropriation d’un objet, d’une valeur
ou d’une attitude, puisque la possibilité de les perdre et de les détruire est
corrélative, dans cette phase du développement, à celle de les conserver
et de les posséder.

D. Considérations sur le désir de former et ses avatars dans


les théories sexuelles infantiles et les idéologies

La thèse que nous voudrions esquisser est que de nombreuses conceptions


et pratiques de la formation sont tributaires des théories sexuelles élaborées,
par les enfants pour se représenter la cause de leur origine et de leur propre
formation, les relations sexuelles de leurs parents. Ces « théories » se révèlent
efficaces jusque dans les représentations de l’âge adulte, auxquelles la
dimension du fantasme apporte un principe organisateur, en même temps
qu’une solution première aux énigmes de l’origine et de la vie sexuelle.
Les fantasmes originaires sont les vecteurs de toute tentative ultérieure pour
formuler une théorie explicative de l’origine et de la formation de l’homme,
pour en agencer le temps, le lieu, les moyens et la finalité. Toute entreprise
Fantasmatique de la formation et désir de former 59

de formation, comme tout essai pour en rendre compte est mobilisée par de
tels fantasmes, dont les théories, les mythes 1 et les idéologies constituent une
transposition plus ou moins ajustée à la situation historique de chaque
sujet.
Mon propos sera de repérer, dans certaines formulations idéologiques de
la formation, l’incidence de ces fantasmes et des théories sexuelles infan­
tiles. Il sera alors possible de proposer quelques réflexions sur le désir de
former.

1. Théories sexuelles infantiles, fantasmes originaires et idéo­


logies de la formation

Formation indifférente, formation totale : la croyance au pénis de la femme


La représentation selon laquelle l’être à former — enfant, adolescent,
adulte — est un être asexué ne constitue pas seulement, pour le formateur,
une modalité défensive contre les émois érotiques qu’éveille en lui le désir
de l’autre en formation. Cette représentation renvoie aussi à la position du
formateur lui-même comme être sexuellement indifférencié ; elle garantit
qu’il ne sera pas fait de différence et que la formation s’organisera contre
l’émergence de tout savoir sur la différence, bref qu’il ne se passera rien.
L’annulation de la différence maintient la croyance au pénis de la femme,
dont rend compte la théorie infantile pour colmater l’angoisse de la castra­
tion. « La première des théories sexuelles infantiles est liée, écrit Freud
(1908) au fait que sont négligées les différences entre les sexes... Cette
théorie consiste à attribuer à tous les humains, y compris les être féminins,
un pénis. » Les effets de cette croyance dans les conceptions et les pratiques
de la formation organisent alors celle-ci dans deux directions : dans l’allé­
geance à la représentation hermaphrodite de l’être humain ; dans la dépen­
dance au fantasme de castration, selon lequel la différence est le résultat de
la perte, chez la femme, du pénis. Il va sans dire que ce fantasme n’est que
la tentative de faire échec à l’angoisse d’en être soi-même privé, et que la
croyance au pénis féminin maintient, contre cette angoisse, l’assurance
dernière que nul être n’en sera dépourvu.
Ces deux versions dominantes, mais non pas exclusives l’une de l’autre,
sont susceptibles de caractériser la relation formative : le formateur est cet
« éducastreur » annulant toute différence par la mise en œuvre sur autrui
de la menace tant redoutée, au point de ne se constituer pour partenaires
que des « éducastrés » ; ou bien alors le formateur est cet être doté, tel
l’androgyne hermaphrodite, des attributs et fonctions des deux sexes collu-
sionnés en un seul. Ses partenaires, identiquement pourvus de ces complets

1. Cf. O. Rank (1909) : « les fantasmes du roman familial se réalisent à travers le mythe ».
60 Fantasme et formation

attributs, ne peuvent procéder que de son pouvoir d’être, pour eux, la


seule et suffisante référence, dans l’alternance d’un être-rien et d’un être-
tout. Quelle que soit la version dominante, la formation se trouve infiltrée
par le déni de la castration et de la génération et cette mise en scène contra-
œdipienne ; elle s’établit non comme histoire et par processus, mais comme
état à maintenir hors de toute atteinte d’une coupure, hors de toute irruption
du désir différenciateur et du savoir sur le désir.
La formation « indifférente » qui dérive de cette croyance a pour corollaire
d’être une formation « totale » : elle se manifeste dans la position du forma­
teur, à la fois père et mère combinés, indifféremment père matriciel s’assu­
rant de sa paternité par des conduites de « couvade » 1 et mère-au-pénis,
tenant l’enfant ou l’être en formation dans cette position d’objet narcissique
et parfaitement clôturé dans son désir : qu’il soit cet être total, complet et
apte à ne jamais décevoir. La formation « totale » est ainsi organisée dans
le champ des rapports imaginaires, dans l’espace clos, fermé sur sa suf­
fisance, protégé contre toute référence tierce, maintenant l’être en formation
dans la position de Vinfans indifférencié.
De cet aménagement du champ de la formation, dérive le renforcement,
chez l’être en formation, de sa croyance que sa formation ne relève que
d’un seul géniteur androgyne. La connaissance qui lui est ainsi masquée et
épargnée est celle-là même dont la première théorie infantile fait l’économie.
C’est sur la base de telles conceptions que fonctionnent de nombreuses
institutions formatives closes, dont l’Ecole et l’Université d’avant 1968 ont
pu représenter un exemple assez convaincant. Mais il est possible de repérer
dans d’autres institutions de formation (séminaires religieux ou « laïques »)
l’effet de ces conceptions liées à la croyance au pénis de la femme, à
l’androgynie et à l’angoisse de castration.
La conception selon laquelle l’enfant naît, non pas de la rencontre fécon­
dante du pénis paternel et du vagin maternel, mais d’une parthénogenèse,
réalise une économie considérable de l’angoisse de castration liée à la
confrontation, inadmissible, avec la différence sexuelle. L’économie porte
aussi sur ce qu’implique d’angoisse la scène de l’accouplement du père et de
la mère. Mais il existe une autre conception qui tente d’éliminer toute repré­
sentation de la différence sexuelle et de la naissance comme procédant d’un
autre et d’une séparation d’avec cet autre : il s’agit là d’une théorie sexuelle
autogénétique qui propose une « explication » radicale de l’origine puisque
la question même s'en trouve barrée1 2.

1. Voir à ce sujet l’article de A. Haynas (1968) sur le syndrome de couvade et la psychologie de l’homme face à
la reproduction.
2. Sur des prémisses analogues, R. GORI (1972-1973) a proposé une analyse du statut de l’objet-parole dans
les théories sexuelles spiritualistes.
Fantasmatique de la formation et désir de former 61

Autoformation et autodidaxie : la croyance en l’autogenèse

Il est probable que la théorie autogénétique constitue une des expres­


sions défensives les plus élaborées contre les angoisses paranoïdes liées à
la représentation sadique du coït des parents, et que suscite le désir de
savoir comment se font et d’où viennent les enfants. Cette théorie requiert
sans doute, pour être « explicative » dans l’esprit de l’enfant, que le refou­
lement de ses premières hypothèses ait été intense, et que « la rumination
intellectuelle et le doute qui sont les prototypes de tout le travail de pensée
ultérieur touchant la solution de problèmes » (Freud, 1908) aient été para­
lysé, au point que ne paraît désormais admissible qu’une solution radicale :
l’enfant naît de lui-même.
Le désir infantile qu’exprime ce fantasme autogénétique trouve un écho
et un prolongement dans les croyances et les pratiques de la formation :
celles-ci sont elles-mêmes organisées par le fantasme de se former soi-
même, de n’avoir à trouver qu’en soi seul la cause, le moyen et l’effet de
sa formation. On en repérera l’efficace dans le projet de l’autodidacte, dans
l’idéologie du « self made man », dans certains aspects de l’idéal de la
formation « permanente ».
On retrouve en effet dans ces différents projets la même lutte contre
les angoisses paranoïdes précoces, l’affirmation narcissique de l’omnipo­
tence et l’élaboration d’objet idéalisés, la construction d’un système idéolo­
gique, d’une « clef du monde » que l’autoformé ou l’autodidacte possède
en sa solitude.
La clinique de l’autodidacte nous renseigne assez bien sur les compo­
santes. Dans tous les entretiens qu’il nous a jadis été donné de faire (Kaës,
R.,. 1968) apparaissait comme un leit-motiv deux thèmes : l’idéalisation
du savoir et le grief contre l’école, nourrice sèche et trop rare, la volonté
héroïque et l’acharnement dont doit faire preuve l’autodidacte dès lors qu’il
veut tout connaître. De fait, les autodidactes ont eu une expérience sco­
laire brève mais importante (effet Zeigarnik), le plus souvent interrompue
par la nécessité de travailler précocement. La séparation fut vécue comme
un arrachement à une école qui, par la suite, sera souvent l’objet de ses
attaques envieuses : l’autodidacte lui reproche sévèrement de ne l’avoir pas
préparé à affronter la vie et de lui avoir refusé ce bagage essentiel et minimal
qui l’eût assuré contre la détresse intellectuelle et la réalité de l’injustice
sociale. Car, contre cette réalité qu’il découvre en sortant de l’école, et
qui le menace comme tous ceux de sa classe, l’autodidacte, l’ouvrier, n’a
d’autre choix, s’il ne consent à être victime, que de s’acharner à apprendre
pour se défendre. L’école ne lui a rien donné, elle a gardé pour elle et pour
le plaisir de quelques-uns ce qui devait revenir à chacun en égal partage.
Pour lui, l’adolescence vient comme le temps de l’insécurité, de la révélation
de l’injustice, de la dureté du travail ; à cette expérience cruciale, il acquiert
un savoir personnel, qu’il tire de sa chair, mais dont il ne sait que faire
62 Fantasme et formation

ou comment faire pour l’élaborer, l’utiliser et le transmettre. Il a le senti­


ment très amer d’avoir perdu le mince bagage scolaire dans la bataille, ou
qu’il lui a été volé. Démuni, à la fois assuré de sa vérité mais menacé de la
perdre, il « s’acharne » : à lire, à se nourrir — non sans avidité — mais sur­
tout à mener contre le savoir envié qui se refuse à son assimilation un
combat d’amour et de haine. Dans ce corps à corps où pointe l’angoisse
océanique de « s’y perdre », il ne se reconnaît pas de repères ou de salut,
sinon pour certains en écrivant, en s’écrivant \ pour échapper à l’humilia­
tion, ou en s’engageant dans la lutte. S’il s’agit pour l’autodidacte de trouver
une réponse de recouvrement narcissique à la perte réelle qu’il subit d’être
exclu du processus de la formation, son activité et l’idéologie qui la justifie
n’en mobilisent pas moins les fantasmes d’autogénération et d’autarcie.

L’élitisme et le roman de l’origine divine


La conception de la formation comme sélection des meilleures semences,
création ou mutation d’êtres d’élites, met à contribution la théorie infantile
de l’origine divine. L’une et l’autre se fondent sur une défense contre
l’origine du sujet dans l’accouplement du père et de la mère. Ces idéologies
se fondent sur l’affirmation radicale de la différence entre les hommes,
mais au point qu’elle se trouve niée chez l’être d’élite à qui tout pouvoir est
attribué sans limite. S’il s’agit de former une race des seigneurs, c’est non
seulement pour assurer la domination et maintenir la différence imaginaire,
c’est aussi dans certains cas pour assurer les conditions d’un salut, grâce à
la minorité qui jouera le rôle d’un ferment auprès de la masse. A cette élite
d’origine divine revient la mission salvatrice ou dominatrice, à laquelle est
ordonnée sa formation. Le formateur, comme l’être en formation, en accep­
tant les exigences et les médiations : le formateur est l’instrument qui, tel
le démiurge, coopère à l’entreprise divine pour y associer l’être en formation.
C’est contre le même contenu fantasmatique que s’élabore, dans la position
contraire de la défense contre la différence, l’idéologie de la formation éga-
litariste. Nous ne ferons que la mentionner et indiquer son lien étroit avec
les idéologies de la formation indifférente.

La formation transparente et l’homosexualité

Une des composantes inhérentes à la théorie infantile qui sous-tend la


formation indifférente et totale est l’homosexualité. Freud l’articule à ce
point de la théorie sexuelle des enfants : « Si cette représentation de la
femme-au-pénis se “ fixe ” chez l’enfant, résiste à toutes les influences
ultérieures de la vie et rend l’homme incapable de renoncer au pénis chez

1. B. Cacérès (1960) relève chez J. Steinbeck et J. London cette croyance : « en écrivant,


on se sauve ».
Fantasmatique de la formation et désir de former 63

son objet sexuel, alors un tel individu, avec une vie sexuelle par ailleurs
normale, deviendra nécessairement un homosexuel et cherchera ses objets
sexuels parmi les homme qui, pour d’autres caractères somatiques et psy­
chiques, lui rappellent la femme. »
La composante homosexuelle dans le désir de formation apparaît comme
la recherche du même dans l’autre, comme la complémentarité totalisante
que schématise le mythe platonicien de l’androgyne ; mais elle apparaît
d’abord liée à cette incapacité de renoncer au pénis de la femme, que le
formateur pourra rechercher dans le groupe, chez l’enfant — ce petit bout
d’homme — dans le groupe d’enfants sur le mode pédérastique, ou chez
tout autre objet sexuel. Composante essentielle de la structure du désir de
formation, l’homosexualité prédomine dans les organisations formatives
closes (internats, séminaires, armée) non seulement comme modalité défen­
sive contre l’hétérosexualité et contre la problématique du dépassement
œdipien, mais aussi (comme l’expriment des romans tels que Jeunes filles
en uniforme de C. Wisloe, ou Les désarrois de l’élève Törless de R. Musil),
liée à la résurgence de Y imago de la femme-au-pénis à l’adolescence, c’est-
à-dire à un moment décisif dans toute démarche de formation.
L’idéologie de la formation transparente s’articule avec la tentative d’annu­
lation de la différence (entre le maître et l’élève, entre les générations, entre
l’homme et la femme, entre l’école et la société). Il s’agit aussi, dans la
Maison de Verre qu’est l’école ’, de transgresser l’opacité du corps, de voir
à travers et d’escamoter les limites. L’accès se veut direct à tous les secrets,
aux fins d’un mutuel échange fusionnel dans l’unité où vibrent à l’unisson
tous les partenaires : rien n’est caché, tout y est disponible à un contrôle
réciproque. Mais c’est surtout le corps qui se soustrait à toute butée du
désir. La formation transparente se donne comme négation du corps rendu
perméable et glorieux : elle est déjà celle d’immortels.
Elle se constitue en rapport avec le fantasme de la scène primitive devant
laquelle aucune position de tiers n’est tolérable, aucun rapport de soumission-
domination n’est acceptable. La conception sadique du coït sous-tend en
effet la représentation de la formation comme scène où se déroule une lutte
sexuelle entre les partenaires et dont l’enfant peut s’imaginer être la victime.
La formation transparente contrôle le caractère persécutif de cette théorie
sexuelle.

La formation « permanente » et le coït des parents combinés


Le fantasme de la scène primitive organise une autre théorie infantile et,
en conséquence, une conception de la formation comme coït ininterrompu
des parents combinés. La fonction défensive de ce fantasme contre la sépa-

1. Ainsi figurait-on l’école de l'avenir dans certains groupes d’ouvriers quarante-huitards au


xix° siècle : voir G. Duveau (1948, 1957).
64 Fantasme et formation

ration et la différence, comme le désir de _ toute-puissance qu’il met en


scène, est repérable dans certaines représentations de la formation « per­
manente ». Le fantasme des parents combinés thématise la conception que
l’enfant se fait des plaisirs sexuels des parents sur le mode de la satisfaction
orale dont il a lui-même l’expérience : le coït est fantasmé comme incorpo­
ration réciproque et ininterrompue du pénis par la mère et du sein par le
père. C’est sur ce mode que la formation « permanente » se constitue
comme idéologie de l’incorporation orale du savoir et idéal protecteur contre
la séparation et la finitude.

Les théories excrémentielles de la naissance et la formation productiviste et


contrôlée
La croyance au pénis de la femme que maintient le fantasme des parents
combinés, entraîne un certain nombre de conceptions infantiles concernant
la façon dont l’enfant vient dans le corps de la mère, le contenu du corps
maternel, le rôle du pénis, et la façon dont les enfants sont évacués.
L’une de ces conceptions est la théorie selon laquelle l’enfant est évacué
comme un excrément par l’anus-vagin : « Quand, dans les années ultérieures,
la même question fera l’objet de la réflexion solitaire, ou d’une conversation
entre deux enfants, certaines informations peuvent bien prendre cours :
l’enfant viendrait par le nombril qui s’ouvre ou bien le ventre serait fendu
pour que l’enfant en soit extrait » (Freud, 1908). De telles conceptions sont
aisément repérables dans les transpositions mythiques de la création de
l’homme, ou dans les légendes et récits de la fabrication d’humanoïdes. Les
théories cloacales de la naissance et de la formation sont sous-jacentes à la
plupart des représentations et des pratiques relatives à la formation humaine :
le jeu typique du modelage en est une expression privilégiée.
Cette théorie, qui selon Freud, est longtemps pour l’enfant la plus
naturelle et la plus vraisemblable, permet à celui-ci de refuser à la femme
le douloureux privilège de l’enfantement : « Si les enfants sont mis au monde
par l’anus, l’homme peut aussi bien enfanter que la femme. Le petit garçon
peut donc également forger le fantasme qu’il fait lui-même des enfants sans
que nous ayons besoin pour autant de lui imputer des penchants féminins.
Il ne fait par là que manifester la présence encore active de son érotisme
anal », écrit encore Freud.
Il ne paraît pas aller de soi que le fantasme de la formation des enfants
par le garçon soit, lorsqu’il persiste à l’âge adulte, sans composante féminine :
c’est par une identification à la mère toute-puissante et souvent virginale,
que s’établit la position du formateur-matrice, dont par ailleurs se manifeste
l’importance des fixations aux stades de l’érotisme anal.
Dans cette position où le formateur s’identifie à la mère, l’être en forma­
tion est identifié à la selle expulsée du corps, selon l’expérience que l’enfant
fait lui-même de sa toute-puissance à déféquer. L’équivalence qu’il établit au
Fantasmatique de la formation et désir de former 65

cours de ses expériences successives des fèces, du pénis et de l’enfant le


conduit à considérer ses propres productions selon le jeu de la métaphore
et de la métonymie, comme la reconstitution d’un espace maternel pénien-
fécal. Ce qu’il contient, expulse, façonne et modèle en l’être qu’il forme est
à la fois l’enfant-pénis fécal qu’il s’est figuré être et la mère qui l’a contenu,
expulsé et façonné. La classe, le groupe, l’amphithéâtre ou le séminaire cons­
tituent l’espace imaginaire de cette mise en scène. Nous avons eu l’occasion
de qualifier les investissements libidinaux que laisse apparaître une telle
théorie infantile de la formation dans le jeu du modelage, dans diverses
expériences mythiques et légendaires de la formation, comme dans certains
aspects de la relation formative.
Dans un article sur la valorisation narcissique des excrétions dans le rêve
et la névrose, K. Abraham (1920) insiste sur ce fait qu’à côté de la repré­
sentation primitive courante de la toute-puissance des pensées, la toute-
puissance des fonctions vésicales et intestinales exprime la même suresti­
mation narcissique. La seconde représentation est la plus primitive ; elle
constitue une étape préliminaire à la toute-puissance des pensées. Abraham
note que la toute-puissance de la défécation se manifeste dans les mythes
de la création où l’homme est fait de terre ou d’argile, c’est-à-dire de substan­
ces proches des fèces. Il donne comme exemple les deux récits de la Genèse
où, dans la version élohiste, l’homme est créé par la toute-puissance de
la pensée de Dieu, alors que dans la version jahviste (la plus ancienne)
l’homme est créé selon la toute-puissance de la production intestinale.
La valorisation narcissique des excrétions dans la théorie infantile cloacale
a surtout été repérée, à propos de l’érotisme anal dans la fantasmatique de
la formation, dans son lien avec la toute-puissance de la défécation. Les
situations formatives régressivantes, comme la période de formation militaire,
réactualisent ces investissements : le roman de T. E. Lawrence, La Matrice,
explore largement ce thème et relate toute l’importance que prennent les
excréments et les pets dans la vie du soldat.
Une théorie sexuelle infantile rend compte de l’importance accordée au
pet dans la conception de l’enfant et dans la représentation du corps. Cette
théorie, exposée par E. Jones (1914) dans son article sur la conception de
la Madone par l’oreille, concerne directement la fantasmatique de la forma­
tion par le souffle, la tranmission d’un « supplément d’âme », Vanimation.
L’idée de souffle est présente dans le récit jahviste de la Genèse (2, 7)
et dans les textes néo-testamentaires, où elle s’associe avec la formation de
l’homme — de l’homme nouveau par le Saint-Esprit. L’affect lié au souffle
et à l’âme dérive, selon Jones, de l’investissement d’un autre air excrété :
le pet. Dans le fantasme, ce matériel anal est confondu avec les excrétions
sexuelles, comme dans cette théorie infantile selon laquelle l’enfant résulte­
rait du passage d’un pet du père à la mère, de même qu’est imaginé un
mutuel passage d’urine.
Les attributs du pet (mouvement, bruit, invisibilité, humidité, chaleur et
66 Fantasme et formation

odeur) supportent des représentations liées à la fertilisation et, en ce qui nous


intéresse ici, à l’activité formative.
Le mouvement du souffle, le vent, est le premier principe de l’univers,
le substrat de toute activité et de toute vie : Héra est fécondée par le vent-
Zeus et conçoit Héphaïstos (qui perpétuera la tradition « anale » de la
formation par la forge et de la création des premiers humanoïdes métal­
liques, tel Talos). De nombreuses légendes de la fille conçue par le vent
existent dans diverses cultures. Au thème de la fertilisation par le vent
est lié celui de son pouvoir expulsif et éventuellement destructeur : j’ai eu,
dans un groupe d’éducateurs en formation, affaire à ce fantasme que le
groupe allait péter (exploser) du fait que les participants n’avaient en eux
que du vent. C’est aussi ce thème qui conclut la nouvelle de Ph. K. Dick : à
la fin du processus de déformation de la fourmi électronique, il ne reste
que le souffle du vent.
La sonorité du pet est associée au son qui vient du ciel, au tonnerre, ou
aux trompettes du jugement dernier. Jones rappelle un mythe chinois selon
lequel le fondateur de la civilisation est né d’une vierge et du tonnerre, et
que le précurseur phrygien de Zeus était appelé « papa » et « tonneur ».
Il cite aussi la croyance de Luther qu’un pet bien résonnant fait fuir le dia­
ble. Ces investissements anaux du son et du bruit concernent aussi la parole :
être muet, c’est être impuissant ou mort, parler c’est produire la vie, donner
le souffle et l’animation. La remarque de Ferenczi, que, dans la cure ana­
lytique, un non-dit peut être traduit par un gargouillement intestinal est
vérifiable dans cette association faite dans un groupe de formation : un
long gargouillement déclenche le rire, puis, après le silence, l’évocation du
gargouillis chez la femme enceinte, enfin la formulation jusqu’alors tue
d’un fantasme que le groupe n’accouche de bébés-monstres. Le bruit intes­
tinal couvre ici un non-dit relatif à la fantasmatique de la grossesse.
L’invisibilité et la fluidité du souffle s’associent à ceux de la parole, de
l’âme, de l’esprit qui ont pour signifiant originaire le souffle. La formation
comme transmission de l’esprit-souffle est un des thèmes majeurs de l’inves­
titure religieuse et de l’initiation, comme l’eau (humidité) est donné pour
équivalent du souffle. Cette équivalence se trouve exprimée dans le mythe
de Prométhée créant l’homme à partir de l’eau et du son, comme dans le
Nouveau Testament, le Saint-Esprit et l’eau sont associés dans l’action
fécondante. Jones fait encore état du mythe palestinien selon lequel les
femmes s’exposant aux vapeurs puantes du « souffle de Pluton » croyaient
qu’elles allaient enfanter.
La chaleur est aussi associée à la fécondation, comme dans la liturgie de
Mitra où le soleil émane le souffle créateur ; sur ce thème sont construites
les légendes des vierges déflorées par les rayons de lumière.
La théorie de la fécondation par le souffle (le pet) constitue une élabora­
tion défensive intense contre l’angoisse de la castration et le pouvoir du
pénis. Cette théorie est sous-jacente à la légende de la conception de la
Fantasmatique de la formation et désir de former 67

Madone à travers l’oreille, thème que Jones retrouve dans d’autres cosmo­
gonies perses et mayas, et qui figure dans le Gargantua de Rabelais,
L’oreille est ici l’organe réceptif, vagin, anus ou cloaque : dans la légende
de la Madone, la Vierge Marie aurait conçu Jésus après l’introduction dans
son oreille du souffle du Saint-Esprit. Cette légende établit la connexion
étroite entre le souffle et la colombe, et l’oiseau ici, par son pouvoir de
voler (érection), la forme de sa tête (semblable à celle du serpent), l’absence
d’organes génitaux extérieurs, sa relation avec l’élément aérien, s’offre aux
fantasmes infantiles concernant la procréation comme un signifiant parti­
culièrement riche. L’image de la colombe est à même de représenter le
pénis paternel comme celui, invisible et d’autant plus grand, que l’enfant prête
à la femme. Sous cette image, note Jones, se cache l’idée d’omnipotence
et des fantasmes dont les connotations sont féminines, anales, masochistes
et homosexuelles. La plupart de ces caractères sont impliqués dans le mythe
du Phénix, et dans les fantasmes de Félix.
La théorie cloacale apporte aussi une solution relative à l’origine des
enfants ; cela se passe comme dans le conte, écrit Freud ; on mange une
certaine chose et cela vous fait avoir un enfant. La participation de l’oralité
dans la théorie cloacale et excrémentielle de la formation a pu être relevée
dans les rêves et jeux du jeune Goldmund. La prévalence de la zone érogène
orale se manifeste dans les théories infantiles où l’enfant est conçu dans le
baiser des parents.
Ces théories définissent les idéologies de la formation comme production
d’êtres humains, sur le modèle de ce qui se constitue pour l’enfant comme
production excrétoire. Y sont associées les représentations de l’être en
formation comme matériel à modeler, la conception de la formation comme
contrôle et comme maîtrise sur les contenus psychiques internes et sur les
objets à posséder.
Un exemple en est fourni par les caractères idéologiques de la formation
et des groupes de formation inspirés par le courant lewinien. La formation
se donne pour objectif l’établissement de la maîtrise (contrôle) des processus
secondaires sur le reste de l’appareil psychique, avec comme conséquence
— ou comme visée explicite — l’affermissement et la domination du moi
« autonome », c’est-à-dire le renforcement des défenses, de la volonté, du
jugement, du raisonnement, « fonctions » psychiques éminemment organisées
par l’économie libidinale anale. Comme l’a montré D. Anzieu (1972,
p. 161) en critiquant le lewinisme, dans une telle conception des groupes de
formation (T. Group) prévaut l’établissement d’une idéologie des « bonnes »
relations humaines (de la bonne entente, du bon groupe, du bon leader),
capables de lutter contre le danger représenté par le retour du mauvais
objet expulsé à l’extérieur. Il est probable que la « dynamique » lewinienne
entretient d’ailleurs quelque rapport avec les composantes motrices, ten­
sionnelles et relationnelles de la phase anale. Les représentations topolo­
68 Fantasme et formation

giques et écologiques (territoires, espaces de libre mouvement...) pourraient


le donner à penser.
Dans cette perspective souvent marquée d’obsessionnalité, la forma­
tion tend à se réduire à un ensemble de techniques épurées de toutes compo­
santes fantasmatiques et subjectives. Elle se veut « objective ». L’idéologie
qui la justifie est cependant l’émanation du fantasme de modeler des objets
spécialisés, séparés, réduits à une fonction ou à un mécanisme dans un
organe ou une machine. La formation « objective » est une construction
tributaire de la négation de l’homme divisé. La division du travail et des
fonctions accrédite cette représentation en lui conférant un caractère néces­
saire et inéluctable au profit d’un projet de cohérence et d’unité dont le
sujet est exclu et qui lui échappe, comme il se trouve barré dans sa ten­
tative vitale pour constituer l’unité de soi, sinon en termes de contrôle et
de maîtrise de certaines de ses « parties », au service du moi. La protestation
montante contre la formation « objective » et spécialisée rappelle que la for­
mation de l’homme par l’homme requiert la condition d’un intérêt pour
les passions et les souffrances de l’homme, pour ses illusions, sa capacité de
vivre, de bouger et de se transformer, la condition d’une passion risquée pour
son désir.

2. Le désir de former

Soigner, guérir, former


A plusieurs reprises, au cours des études précédentes, nous avons esquissé
quelques rapports entre le désir et la fantasmatique de la formation et le
désir et la fantasmatique de la thérapie. Une étude, sur ce thème, mériterait
un plus long développement sur la base d’hypothèse plus précises. Nous pou­
vons tout au plus rappeler ici le lien, repéré par d’autres ', entre les diffé­
rentes images du formateur et du guérisseur : l’un et l’autre sont confron­
tés avec le développement de la capacité optimale de vie, au moyen de
techniques et d’un art pour assurer protection et défense contre la mort et
la destructivité. L’un et l’autre trouvent un des fondements de leur « voca­
tion » dans une fantasmatique de la restauration et de la réparation du corps
de la mère, dans les épreuves qui les confrontent avec l’interdit et la trans­
gression, le désir d’omnipotence et d’immortalité, la puissance de maîtriser
ou de donner la mort. Mais ce qui les distingue devrait être recherché dans
une étude plus approfondie de leurs identifications.

1. Dans cet ouvrage, le chapitre de L. V. Thomas apporte une contribution clinique à cette hypothèse. Voir
aussi les travaux de Valabrega (1962) et ceux de Missenard et Gelly (1969).
Fantasmatique de la formation et désir de former 69

La demande de formation
Les jeux, les rêves, les théories et les mythes par lesquels se manifestent
les fantasmes de formation expriment ce qu’il en est du désir : de former, de
se former, d’être formé ou en formation. La formation de l’homme par
l’homme, dans la mesure où, comme l’écrit D. Anzieu dans cet ouvrage,
elle concerne le sujet au niveau de son être dans le savoir, interroge et met
en œuvre son désir à travers les formes de sa demande et de son offre.
La demande de formation suppose la constitution pour le sujet d’un autre
auquel est adressée la requête d’un objet susceptible de coïncider avec
l’objet du désir pris dans le fantasme inconscient. Le fantasme d’auto­
formation, ainsi que nous l’avons établi, fait correspondre sans écart possible
le sujet, l’objet et l’autre : aucune demande, en fait, n’est formulable. Un
tel fantasme cristallise les trois principales dimensions de la visée forma­
tive en y incluant nécessairement la visée dé-formative : la quête ultime de
l’identité et le barrage radical contre toute émergence d’une différence ;
le désir omnipotent de la maîtrise et de la destruction de soi ; la recherche
de l’amour inconditionnel, dont l’auto-érotisme représente la voie la plus
régressive. L’informulable de la demande dissout tout écart entre les désirs
de deux êtres distincts, puisque le sujet tend ici à coïncider avec lui-même :
il est, à la limite, l’offre-demande du même au même. Telles sont les impas­
ses que représentent le mythe du Phénix et la figure d’Ouroboros : on y
découvre la réponse autistique et radicale à la question qui met en œuvre
toute demande de formation comme tentative de réduire l’écart entre ce que
le sujet désire être et ce qu’il est, combler la faille qui sépare l’être de son
projet.
Adressée à un autre, cette demande se formule comme la quête d’un
savoir sur soi, sur son identité, d’une maîtrise de soi, de l’autre et du
monde, comme une demande d’amour et de réparation. Cette demande est
aussi une demande de changement, et elle se présente comme une issue
recherchée à l’angoisse du sujet, mais elle mobilise corrélativement les
défenses assurant le statu quo. Dans le mouvement même où la formation,
et d’abord dans le fantasme, est susceptible d’apaiser l’angoisse, celle-ci
ressurgit de sa source pour s’opposer à toute modification ressentie alors
comme atteinte narcissique et destruction de soi par l’autre. Cette liaison
fondamentale de la demande de changement et de la crainte de la défor­
mation est généralement escamotée dans la demande manifeste, mais elle
apparaît nettement dès que le processus formatif est en voie de s’engager.
Ainsi dans la phase dépressive que traverse régulièrement le candidat à
une formation psychanalytique. Il s’agit là d’une phase essentielle du
travail de la formation, d’une prélaboration, au cours de laquelle une
énergie considérable est mobilisée pour fixer et endiguer cette composante
anxiogène de la pulsion de mort dans la demande — et dans le désir ■—
de formation. Il convient de repérer ici un véritable clivage de la demande
70 Fantasme et formation

qui n’apparaît dès lors qu’à travers le biais de positivité qu’institue le psy­
chisme pour se défendre contre la pulsion de mort et le désir de destruction.

L’offre du formateur
L’offre du formateur n’échappe à ces caractéristiques communes du fan­
tasme de toute-puissance et de maîtrise qu’au prix du travail de remanie­
ment des identifications et de l’économie libidinale. Ce travail s’effectue dans
la traversée et l’issue du complexe d’Œdipe.
La structure préœdipienne de l’offre, les fixations prégénitales, orales et
anales qui l’organisent, véhiculent l’ambivalence pulsionnelle de former
et de détruire. La sublimation des pulsions partielles et le dépassement
des identifications primaires, s’ils modifient foncièrement la nature de la
relation formative, ne réduisent jamais complètement la conjonction des
pulsions libidinales et de la destructivité. C’est sans doute que, pour créer
et former, donner l’être et la vie, il faut aussi détruire.
Vouloir que l’autre change, c’est en effet d’une certaine manière le vou­
loir mort ou perdant quelque chose, certes — et l’on s’en assure — pour
qu’il vive et gagne une autre capacité à vivre de manière optimale. Lui
rendre possible la découverte de son identité et de son pouvoir, c’est aussi
séparer, distinguer, introduire l’écart et la coupure ; c’est ouvrir, dans le
désir de le réparer, à la présence de la déformation et de la mort.
L’offre du formateur, si elle est assujettie à son désir d’omnipotence et
de destruction *, peut s’établir comme entreprise de captation narcissique,
ou comme spectacle : vouloir en effet que l’autre change, sans accepter pour
soi-même le changement, c’est satisfaire le désir de changement sur le
mode de la représentation sadique. Ce qui est alors à interroger, c’est la
façon dont le formateur a été formé, et la place qu’il occupe dans la généa­
logie et la génération.

Le savoir-être concernant le désir


Ce qui se manifeste dans la fantasmatique de la formation et dans ses
élaborations, c’est le désir d’un savoir-être concernant le désir, son origine,
ses acteurs, ses modalités de réalisation et ses effets ; ce sont aussi les
défenses mobilisées contre lui. L’offre comme la demande de formation se
réfèrent à la quête d’une solution et d’une maîtrise — savoir et pouvoir
être —concernant l’énigme de la fabrication des enfants, de la différence des
sexes, de la vie et de la mort. C’est par là que la formation entretient des

1. J’ai développé, dans une étude destinée à un prochain volume de cette collection, quel­
ques aspects du désir et des fantasmes d’omnipotence à l’œuvre dans l’activité formative. Mon
propos est de repérer et de situer par rapport à ce désir les thèmes de la culpabilité et le
sens des épreuves dans le scénario de la formation : la séparation, l’affrontement héroïque
avec le monstre, l’épreuve de la fécalité, la castration symbolique... Cette étude pourra être
articulée avec celle de D. Anzieu (1974) sur le fantasme de la casse et le désir de détruire
dans les séminaires de formation.
Fantasmatique de la formation et désir de former 71

rapports étroits avec l’initiation entendue comme initiation sexuelle et


qu’elle mobilise les fantasmes de séduction, dont les manifestations perverses
fournissent le thème de nombreuses fantaisies romanesques (par exemple, le
personnage de la « dame blanche », de l’initiatrice 1 qui séduit et forme
l’adolescent à la vie sexuelle). Il n’est pas rare d’entendre dire que telle
expérience de formation par le groupe a été vécue comme un dépucelage.
La demande manifeste de formation apparaît alors comme la formulation
secondaire et socialisée d’une demande bien plus ancienne de connaissance
de son origine, et de la sexualité, demande auquel l’enfant avait apporté la
réponse des premières théories sexuelles, prototype de ses constructions
théoriques ultérieures, celles de l’adolescence et celle de l’âge adulte, qu’elles
se transposent en mythes, en idéologie ou en théories « scientifiques ». C’est
ainsi que les participants d’un groupe de diagnostic composé de « psychistes »
réinventèrent le mythe édénique pour se défendre contre ce qu’impliquait
leur demande infantile de formation : d’avoir à abandonner les conceptions
primitives et culpabilisées de la sexualité, la croyance au pénis de la mère et
à l’indifférence des sexes ; la connaissance de l’humain qu’ils recherchaient
dans leur demande de formation, requérait qu’ils fassent par eux-mêmes
la découverte de ce qu’ils méconnaissaient, de leur désir de demeurer dans
l’univers paradisiaque de la formation de l’homme.

La demande et l’offre de formation : l’écart


Au cours du processus de formation vient nécessairement, souvent dès
la phase initiale de prélaboration, la question du désir de l’autre ; c’est même
la question cruciale qui se pose dans toute formation : ce que désire le
formateur, ce que désire l’être en formation vont-ils coïncider et le peu­
vent-ils ?
A cette question du désir de l’autre, qui renvoie le sujet à son propre
désir, une réponse clôturante est, pour l’être en formation, de s’identifier à
l’objet supposé du désir du formateur qui tient lieu pour lui d’une autre
figure, celle de la mère ou celle du père. Et si, réciproquement, la réponse
élaborée et mise en œuvre par le formateur est de faire coïncider, par son
offre, l’autre en formation avec l’objet de son désir (tenant lieu de l’enfant, ou
de la mère, ou du pénis paternel), la formation se résorbe dans l’identifica­
tion fusionnelle, aliénante, échappant ainsi à toute histoire et à tout chan­
gement : jusqu’au point où l’angoisse ne se trouvant plus tolérable, la
jouissance de l’unification fusionnelle se découvre mortifère.
Le dégagement des identifications primaires et narcissiques que fixe la
coïncidence de l’offre et de la demande de formation peut alors être
recherché dans la rupture fracassante du lien formatif, dans les contre-

1. Ainsi dans le roman de R. Musil, Les désarrois de ¡’élève Tôrless, le personnage de Bozéna, la putain sale
que les adolescents vont « consulter » pour sortir de leur état larvaire. Cf. aussi l’article de Freud ( 1928) sur Dos­
toïevski et le parricide : Freud y développe le fantasme de l’adolescent d’être initié par sa mère. Cf. encore les
films Le souffle au cœur et Le dernier tango à Paris.
72 Fantasme et formation

identifications tout aussi aliénantes. Une autre voie de dégagement des


identifications fusionnelles s’établit, comme le rappelle A. Missenard (1972)
à propos des groupes de formation, dans l’identification spéculaire. L’avè­
nement de cette phase marque pour l’enfant la possibilité de se repérer
comme sujet désirant. Dans la formation, le registre de l’identification spé­
culaire est sollicité par le désir de former l’autre à son image, d’être rendu
conforme à l’image du formateur : l’image y joue son rôle d’être une
rupture dans le courant fantasmatique et de rendre possible un premier repé­
rage de l’intersubjectivité.
C’est à repérer l’écart qui le sépare de son projet que le sujet peut se
constituer dans sa subjectivité et se former. Le caractère irréductible de
cet écart est le moteur même du désir de formation, du travail qu’elle requiert,
de l’illusion qui l’inaugure. C’est aussi à maintenir l’écart entre la demande de
l’être en formation et l’offre du formateur, contre l’illusion fusionnelle d’une
coïncidence parfaite, que fonctionne le processus de la formation. Cet écart ne
peut être soutenu que par la référence à un tiers, qui garantit contre l’aliéna­
tion fusionnelle et la destructivité, et apporte les conditions nécessaires à
une genèse et à une fondation. Le tiers est représenté par l’énoncé et l’appli­
cation des règles qui régissent la situation formative : ces règles ne sont pas
immanentes aux sujets puisqu’elles les y soumet ; elles sont ordonnées, comme
instruments, à la réalisation des objectifs du travail ; elles fonctionnent
comme garants symboliques. La référence à un savoir en constitution,
disponible à la démarche hypothétique, accessible au prix dont se paie la
vérité est aussi une référence tierce. Enfin, la prise en considération du
temps et de l’histoire, de la détermination et de la finitude constitue la réfé­
rence commune à la réalité autre, celle dont le fantasme fait l’économie.
Le refus de toute référence à un tiers symbolisant condamne la formation
à demeurer dans le registre de l’imaginaire aliénant ; s’y déploie alors une
relation pervertissante qu’un exemple devenu fréquent pourrait illustrer :
il s’agit du déni de tout savoir de la part du formateur. Le retentissement d’un
tel déni chez l’être en formation dans un séminaire a été analysé par
D. Anzieu (1972). Une telle dénégation ne peut qu’entretenir l’illusion que
le savoir idéalisé et absolu est accessible ailleurs, et l’être en formation
n’a certainement pas tort de supposer que ce savoir redoutable, admirable et
défendu est la propriété exclusive du formateur qui s’y est identifié, rendant
alors impossible toute connaissance et toute fondation d’un savoir et d’un
pouvoir sur le désir.
Rendre apte à un savoir-pouvoir sur le désir et sur le monde, c’est, pour
le formateur, rendre possible une transformation, à travers un travail, la
recherche d’une forme, d’une « bonne forme » : former c’est organiser,
structurer, configurer, rendre possible un choix et une différenciation. Le
désir du formateur est le moteur du travail et du plaisir éprouvé dans ce
travail : désir que l’autre développe ses capacités de vie optimales. Tel est
le sens de l’effet Pygmalion. La richesse des expériences prégénitales du
Fantasmatique de la formation psychanalytique 73

formateur assurent sa capacité empathique, son aptitude à régresser, sa


perméabilité à la vie fantasmatique, le socle de sa passion de former. Mais
il n’est formateur que s’il est capable de fournir et d’assumer les garants
symboliques de la relation formative. Il ne s’agit pas d’être le père, ni la mère,
ni d’être père et mère à la fois, sans défaillance : il s’agit de ne pas
méconnaître la nécessité de ces deux dimensions et de leur lien dans la
formation de l’être humain.

Les dilemmes de la formation


Je voudrais terminer cette étude par deux remarques concernant les
conflits qui traversent, mobilisent, dynamisent ou paralysent quiconque
entreprend une formation personnelle '.
Le premier type de conflit est intrapsychique : se former, c’est mettre
en cause une image de soi défaillante à cet endroit qui précisément requiert
une reprise, une remise en forme et une confrontation à un soi idéal. Le
modèle du soi idéal est fourni par l’introjection des parties idéalisées de
ceux qui furent nos tout-premiers formateurs. Les adhérences narcissiques
de cet idéal sont évidemment très importantes ; c’est pourquoi, lors du
processus formatif, l’idéalisation narcissique du soi à former ne peut qu’ex­
poser le sujet à la déception, sinon à l’effondrement dès lors que cet idéal
apparaît comme ne pouvant jamais être atteint. En outre, il ne saurait
alors accomplir sa fonction essentielle qui est d’assurer une défense effi­
cace contre les attaques destructrices (déformatrices) qui provoquent le
sentiment intense du soi défaillant. Dans ces conditions, le formateur qui
dans le fantasme apparaît un moment comme le moyen imaginaire de cette
impossible appropriation idéale se métamorphose soudain en un dangereux
attaquant. Le dilemme auquel se trouve confronté le sujet en formation peut
apparaître ainsi : ou bien renoncer à cet idéal pour n’être pas encore davan­
tage déformé, — mais c’est maintenir le soi défaillant ; ou bien maintenir la
visée de cet idéal pour y conformer l’image de soi défaillant, — mais c’est
rencontrer inévitablement la déception et l’attaque. Dans les deux cas, c’est
la pulsion de mort qui triomphe, en rapport étroit avec l’idéalisation nar­
cissique.
L’issue de ce dilemme passe par le travail de la désillusion, et donc par
la capacité de l’être en formation d’établir dans la relation formative un
champ de l’illusion. Le corollaire de ce processus concerne la capacité du
formateur de maintenir une situation formative dans laquelle ce travail
puisse s’effectuer. Et maintenir une situation formative c’est maintenir les
termes du conflit dans un climat où il puisse être exprimé et surmonté, c’est
rendre possible l’essayage de nouvelles relations.

1. J’ai développé plus longuement ce point de vue dans mon Introduction à l’analyse transitionnelle (1979).
74 Fantasme et formation

Le second type de conflit est d’ordre socio-culturel : se former c’est


perdre un code social et relationnel, souvent une appartenance de groupe,
pour tenter d’en acquérir un autre supposé plus adéquat. Le moment d’entre­
deux qui caractérise le passage d’un code et d’une structure de relation
à d’autres codes et à d’autres structures relationnelles est conflictuel et il
doit être conflictualisé pour pouvoir être dépassé. Ce moment est conflictuel
en ceci : l’abandon du code antérieur implique en fait une rupture de liens
et de significations qui, bien qu’éprouvés comme partiellement inadéquats,
avaient cependant assuré jusqu’alors un modèle de conduites et de repré­
sentations communes pour les membres d’un groupe. La désagrégation
temporaire de ce code est aussi une désagrégation sociale ; celle-ci est vécue
comme un rejet subi ou comme une agression dirigée contre le groupe,
souvent comme l’un et l’autre. Dans ces conditions, la désagrégation est
aussi une désassurance psychologique et sociale, une dés-orientation. Dans
cet entre-deux, le sujet en transition formatrice ne dispose plus du code
habituel qui lui permet de se comporter selon les normes requises, de diriger
sa vie pulsionnelle selon les buts et les moyens normalement prescrits par
son groupe d’appartenance ; il ne dispose pas encore du code nouveau que
pourra lui fournir une nouvelle agrégation, selon les modalités apprises et
éprouvées lors de sa formation. Il est d’ailleurs dans l’incertitude intime
qui concerne le premier type de conflit, et le dilemme intrapsychique se
double alors de celui-ci : ou bien revenir à son ancien groupe et réinvestir
son ancien code, — mais risquer d’en être rejeté et de n’y plus pouvoir com­
muniquer ; ou bien adopter un nouveau code et de nouvelles relations
sociales, — mais c’est aussi risquer le rejet et, en ne disposant pas encore
de l’utilisation aisée du nouveau code, constituer pour le groupe receveur
un danger d’intrusion et d’attaque. Dans les deux cas, le sujet est menacé
de rejet, en rapport étroit avec la non-intégration du code dans une culture
appropriée.
L’issue la plus fréquente est le colmatage de ces incertitudes par la
création d’un espace socio-culturel de transition, dans lequel s’articulent les
nouvelles frontières du dedans et du dehors, de l’ancien et du nouveau, au
point de constituer un espace où le conflit d’identification puisse être actua­
lisé. Cette issue est naturellement trouvée dans tous les groupes qui réunis­
sent des sujets « en transition ». Une particularité de ces groupes est de
s’établir sur la base d’une forte position idéologique, intermédiaire entre la
position paranoïde-schizoïde et la position dépressive’.
Ici encore la situation formative doit maintenir l’aménagement d’une
telle expérience dans ses dimensions sociale et culturelle.
C’est dans cette perspective que m’apparaissent les problèmes majeurs

1. La position idéologique est coexistensive à la construction d’un groupe. Je développe ce thème dans mon
ouvrage sur la construction du groupe à travers Y Appareil psychique groupal (1976) dans mes Etudes psycha­
nalytiques sur l’idéologie (1981).
Fantasmatique de la formation psychanalytique 75

concernant les sujets en « transition » formative, en instance de décultura­


tion et de réenculturation. Ce double dilemme constitue la situation cruciale
des adolescents, des étudiants (notamment de ceux qui sont issus de classes
sociales paysanne et ouvrière), des migrants, de tous ceux qui sont engagés
dans un projet de promotion sociale et culturelle. Pour tous, il y a rupture
du code, confrontation d’une image de soi défaillant avec un idéal de per­
fection, résurgence des angoisses persécutives, voire réelle persécution et
rejet.
Ces caractéristiques sont celles des marginaux. Dans cette perspective,
le processus de formation comporte une phase nécessaire de mise à la
marge, par rapport à la norme, même si le résultat est de fabriquer une
nouvelle norme, ou de s’y conformer. Enfin, on ne peut demeurer insen­
sible au fait que l’activité et les tâches de formation attirent précisément
différentes catégories de marginaux devenus les représentants d’une nou­
velle culture et d’un nouvel idéal. Parmi les hypothèses que nous pourrions
risquer pour rendre compte de ce phénomène périodique (que l’on songe à la
génération des premiers instituteurs), retenons celle que nous avons formulé
dans cette étude : « un enfant a été déformé » en la personne de celui qui
s’est marginalisé. Il s’agit de le reformer, de le réparer, en se réparant soi-
même et, pour autant que la structure de fantasme le rend possible, en
occupant du même coup une place de « nouveaux parents », au lieu de
ceux qui ont défailli dans la réalité ou dans le fantasme. Dans la position
idéologique qu’ils occupent, et qui leur vaut leur identité, les marginaux-
formateurs sont pris dans l’illusion parfois féconde qu’ils sauront pouvoir,
savoir et persister mieux et autrement que la génération dont ils sont issus.
2 ------- Désir de toute-puissance,
culpabilité et épreuves
dans la formation
par René KAËS 1

Représentations et actes de formation sont traversés par une fantasma­


tique qui les organise et entre en composition avec la réalité sociale externe,
sur laquelle elle n’est pas sans influence. Dans le chapitre précédent
j’ai dégagé la bipolarité de cette fantasmatique, dont les élaborations
peuvent être repérables dans les mythes qui leur servent de couverture et
dans les idéologies qui les rendent raisonnables : l’un de ces pôles est
exprimé dans sa dimension libidinale objectale par le mythe ou le complexe
de Pygmalion, et dans sa dimension narcissique par le mythe du Phénix. La
formation est une affaire qui requiert ou dans laquelle prévaut, selon le cas,
une part d’amour de soi. Le mythe du Phénix articule le premier pôle avec
le second, où prédomine la dimension destructrice et léthale de l’objet et de
soi. La formation est aussi une affaire d’envie et de haine, comme le montrent
par exemple la pièce de Ionesco, La leçon, et ce que nous appellerons le
complexe de Finchley1 2
Créer en donnant l’être et la vie — tel est le sens premier et fonda­
mental de l’activité formatrice — est un acte dont les mythes attribuent la
plénitude et la légitimité à la puissance divine. Dans leur désir de s’égaler
aux dieux créateurs, le héros démiurge et l’homme s’exposent au châtiment
et à la mort, dont ils portent la marque : l’épreuve à laquelle le formateur
est soumis, pour y soumettre à son tour l’être en formation, est une mise
à l’épreuve de son désir d’omnipotence et de rivalité avec les attributs des
dieux : tout pouvoir, tout savoir, être immortel.
Dans cette confrontation avec sa propre puissance de créateur, l’homme
qui forme est un homme qui s’adonne à une activité coupable : il est lui-
1. Cette élude ici, remaniée, a été précédemment publiée in Kaës R., et al., Désir de formes et formation du
savoir. Paris, Dunod, 1967 (épuisé).
2. D’après le héros d’une nouvelle de A. Bester (1971), A chacun son enfer, que nous analysons avec la double
face du mythe de Pygmalion in Kaës R., (supra, p. 44-52).
Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la formation 77

même coupable comme il désire couper la figure de toute-puissance jalouse


qu’il attribue à la divinité. Que le formateur parvienne à accepter, sans
s’imaginer être coupable d’avoir transgressé l’interdit œdipien, qu’il peut être
lui-même créateur, donner l’être et la vie plutôt que la mort et la destruction,
le voilà rendu du même coup apte à admettre que l’être en formation n’est
pas sa propre créature, mais un sujet qui, par sa médiation, se forme.
Tel est le propos de cette étude, centrée sur l’analyse des fantasmes et
du désir d’omnipotence, sur le thème de la culpabilité et de l’épreuve dans
la formation. L’épreuve est celle à laquelle doit être soumis l’être en forma­
tion, et d’abord le formateur lui-même dans son projet héroïque.

A. Dieux créateurs, démiurges, sorciers et alchimistes

La création-formation d’êtres vivants est le privilège de la toute-puis­


sance divine. Ce n’est que par délégation de cette puissance, et au prix d’une
marque qui la signifie comme coupable si elle venait à être usurpée, que
le démiurge ou le héros mythique peut entreprendre la création d’un être
humain.

Le forgeron-formateur
La figure du forgeron est ici archétypale. Il est celui qui forge et soude
le monde, qui constitue l’être à partir du non-être. Il a reçu la connaissance
et le pouvoir de maîtriser le feu et le métal du créateur, dont il n’est que
l’assistant et l’instrument1 . C’est lui qui, anticipant sur le mythe moderne
du robot (K. Capèk, 1921), forge l’homme. Ainsi Héphaïstos forgeant Talos,
le dernier des hommes de la race d’airain1 2 La participation du forgeron
à l’œuvre cosmogonique, écrit J. Chevalier (1969), comporte un danger
grave : celui de la parodie satanique de l’activité défendue. C’est pourquoi
le forgeron a cet aspect redoutable, monstrueux et infernal qui apparente
son activité à la magie et à la sorcellerie. H est souvent exclu de la société 3
et son travail est généralement soumis à des rites de purification, à des exor­

1. Sur le mythe d'Héphaïstos, cf. le travail fondamental de M. Delcourt (1957) et l’ana­


lyse qu’en propose A. Green (1971*).
2. Talos était forgé tout entier de ce métal, sauf au-dessus de la cheville où il était
vulnérable ; en voulant écraser l’Argo, vaisseau de Médée, une veine de sa cheville se
rompit et il mourut. La vulnérabilité du formateur est déplacée sur sa créature.
3. En Afrique, il vit souvent à l’écart du village, ou dans un quartier réservé en com­
pagnie de la potière sa femme, L'un et l'autre détiennent les secrets de l’union de l’eau, du
feu et de la matière : fer, terre ou glaise, symboles de la matière d’où l’homme de chair ou
d’airain fut tiré et modelé. La potière représente la figure de la formatrice créant une forme,
un contenant, réceptif et matriciel comme la terre qui, alliée à l’eau, forme la boue originelle,
d’où sort ce qui bouge, fermente et vit. Selon le principe de l’opposition biface du symbole,
la boue est aussi la représentation du contraire : la dégradation, la souillure, la corruption.
78 Fantasme et formation

cismes et à des interdits sexuels. Dans certaines civilisations, le forgeron est


détenteur des secrets célestes : il obtient la pluie, apporte la semence, guérit.
Il est l’égal du chef ou du roi qui, comme Gengis Khan dit-on, est quelquefois
un ancien forgeron. Son art est considéré comme secret royal ou sacerdotal :
ainsi chez les Touaregs, où les premiers ministres sont choisis parmi les
forgerons. En d’autres cultures africaines, le forgeron participe à la vie reli­
gieuse en sculptant les images qui sont le support des cultes. Il joue un rôle
dans la vie sociale, comme pacificateur et médiateur entre les membres de
la société et entre le monde des vivants et celui des morts. Il intervient dans
les rites initiatiques, dans l’administration rituelle des symboles du feu et
de l’eau. Il revêt de ce fait un caractère sacré qui inspire envers lui des atti­
tudes ambivalentes de crainte, de mépris et de respect.

L’alchimiste
L’alchimiste est une des figures du forgeron-formateur. Le Grand
Œuvre alchimique est organisé par ce projet de reconstituer l’unité primor­
diale par l’alliage des contraires, l’union de l’essence et du souffle, du mer­
cure et du soufre, de la terre et du ciel : il s’agit de retrouver l’état édénique
et d’obtenir l’immortalité pour une humanité déchue, assujettie à la malé­
diction de la maladie, du vieillissement et de la mort, de « réussir à opérer
le passage, le retour triomphal d’un état terrestre limité, déchu, à un état
libéré, glorieux » (S. Hutin, 1971, p. 48). A côté de la transmutation des
métaux, il y a d’autres merveilles à réaliser pour assurer le salut intégral
de la création terrestre : parvenir à la totale régénération de l’homme, à la
fabrication artificielle d’un être de forme humaine, Vhomonculus. Des diffé­
rentes légendes qui relatent cette tentative, S. Hutin dégage le sens allégo­
rique que Paracelse et ses disciples donnaient à la création de l’homonculus :
celui-ci symboliserait l’embryon métallique (la pierre philosophale) et la nou­
velle naissance initiatique, qui se « nourrit » de la décomposition du « vieil
homme ».
Le lieu mythique de ce retour régressif à la matrice et à l’état embryon­
naire pour une nouvelle naissance, c’est le fourneau, le creuset, c’est le sein
maternel 1 ; telles sont aussi les significations symboliques de la forge (ou
grand fourneau) et du four de la potière. Créer un homme artificiel est le
rêve grandiose d’égaler la divinité dans sa puissance créatrice, d’en con­
naître et de s’en approprier les secrets. Ce rêve est celui de l’Alchimie. Il se
développe dans un ensemble de légendes, de romans et de nouvelles qui, du
romantisme fantastique de E. T. A. Hoffmann, d’Achim d’Arnim et de
M. W. Shelley à celui que colore le rationalisme de la science-fiction

1. L. Chevalier (op. cit.) note que c’est là le nom expressément donné au four des
anciens émailleurs européens.
Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la formation 79

(K. Capèk, I. Asimov, W. M. Miller...), révèle la dimension de la culpabilité


inhérente au désir de former.

Le rabbin du Golem et le docteur Frankenstein


La légende du Golem, que nous connaissons à travers le roman de
G. Meyrink, et le film de P. Wegener et K. Boeze (1920), est assez exem­
plaire : pour sauver la communauté juive du péril du ghetto, un rabbin de
Prague façonne dans l’argile un être humanoïde, le Golem, et lui donne la
vie par des artifices magiques. Le Golem se révolte contre son créateur et
devient un tyran '.
Reprenant la légende médiévale, G. Meyrink développe un des thèmes
fondamentaux de la fantasmatique de la création artificielle d’un être
humain : la révolte de la créature contre son créateur, le thème de l’apprenti
sorcier qui déchaîne les forces de destruction et de malheur. C’est là le
motif du célèbre roman de M. W. Shelley (1818), Frankenstein ou le Pro-
méthée moderne. Un siècle plus tard (1921) K. Capèk inventera le robot,
dans R.U.R. et lancera ce thème de la créature artificielle qui finit par domi­
ner ses créateurs humains.

B. La formation coupable
Le désir d’égaler Dieu, de le remplacer et de le tuer, de connaître les
secrets de la puissance divine est, depuis le récit de la Genèse, un désir cou­
pable qui mérite la punition, la misère et la mort. La perte du Paradis, la
malédiction babelienne en témoignent. La fantasmatique de la formation
comporte cet aspect de la transgression de l’interdit, que les mythes et les
romans thématisent de différentes manières : soit en attribuant à la créature
ainsi formée des caractères de monstruosité, de vulnérabilité ou de révolte
contre le créateur ; soit en dotant le créateur-formateur de certains attributs
qui, tous, signifient la marque de la punition, c’est-à-dire de la castration *2

1 Cette légende, qu’inspire le récit de la création dans la Genèse, se fonde sur la


croyance selon laquelle au début de l’ère chrétienne des rabbins avaient cherché à imiter
Dieu et à fabriquer à partir de formules magiques un être doué de vie et d’intelligence.
Puisque Dieu avait créé selon la toute-puissance de sa pensée et de sa parole, c’est la magie
qui fournirait la formule appropriée. Au début du Moyen Age, la secte juive des Chassidim
imagina 221 combinaisons de signes qui, associés au pétrissage dans l’argile rouge d’une
forme humaine, rendaient possible la création d’un homme. Le Golem pouvait être anéanti en
utilisant ces combinaisons inversées. A la Renaissance, le Golem était représenté domestiqué
et devenait le prototype du serviteur créé par l’homme pour son usage.
2. Sur Héphaïstos, cf., outre l’ouvrage de M. Delcourt (op. cil.), celui de C. Ramnoux
(1959) et son introduction à la mythologie grecque (1962, pp. 65-76). C. Ramnoux y relève
le thème de la punition du dieu déchu pour une faute commise, et qui le conduit aux
Enfers : le temps de son épreuve s’écoule au fond d’une grotte ou dans l’île de Lemnos.
C’est dans cette grotte qu’Héphaïstos est initié aux arts dangereux du feu. C. Ramnoux sou­
ligne l’importance du rapport amoureux d’Héphaïstos à sa mère, Héra.
80 Fantasme et formation

L’être créé et façonné par l’homme transgresseur est un monstre repous­


sant, malfaisant et destructeur. Tels sont le Golem, le monstre de Franken-
stein dont la naissance s’effectue sous le signe de la mort et du désir inces­
tueux. Former, dans ces conditions, c’est donner naissance à des êtres
difformes, comme le sont ceux que façonne le « dieu » Finchley dans la nou­
velle de A. Bester (1971). C’est aussi créer un être vulnérable, dont le
défaut insurmontable expose à la mort, comme le Talos de la mythologie
grecque.

La révolte des créatures


Le thème de la révolte de l’être créé contre son créateur constitue un
retournement dans la position de l’homme qui a désiré s’égaler à Dieu et
en usurper la puissance : l’homme est alors manipulé par l’être qu’il a créé
et qui a tout pouvoir sur lui, note S.C. Renard-Cheinisse (1967). Retourne­
ment qui indique le sort fait par la divinité à l’homme qu’elle a créé, et qui
déplace sous le signe de la culpabilité de l’homme la question de l’usurpation
et de la légimité de la création. Dans la révolte des robots, dont le thème
est préfiguré par la créature de Frankenstein et le Golem, et lancé par le
R.U.R. de Capèk, le créateur n’a que trois issues : être asservi, asservir ou
détruire. Il peut aussi se défendre contre la menace en créant un dispositif
de sécurité qui empêche le robot de se retourner contre son créateur : c’est
la « robotique » inventée par Asimov qui assure ce contrôle et cette défense.
Pour y parvenir, le créateur doit connaître les lois de la robotique et inventer
la robopsychologie dont se servent, pour s’autoréguler et pour prévenir contre
toute velléité d’attaque des robots à l’encontre de leurs créateurs, les robo-
psychologues : ainsi Susan Calvin, dans Le livre des robots. La caution scien­
tifique apportée à la réalisation du désir du créateur garantit contre toute
subversion et apporte la justification rationnelle au désir de créer, contre
toute culpabilité. « Les thèmes qui expriment le fantasme de la création
d’un être vivant par l’homme peuvent se situer au niveau de l’acceptation
sereine lorsque la représentation imaginaire du désir de créer un être vivant
est rationalisée », écrit S.C. Renard-Cheinisse (op. cit., p. 70). Elle constate
que l’ère de l’apprenti sorcier qui culmine dans les romans de science-fiction
dans les années 1930, est en train de prendre fin, dans la mesure où l’homme
supporte sans culpabilité et sans se punir à travers sa créature l’idée d’être
un créateur. On serait ainsi bien loin des préoccupations du xix’ siècle,
comme dans ce conte d’Hoffmann, L’homme au sable, où le père de Natha­
naël meurt de la main du vieil avocat Coppelius qui l’avait entraîné dans
des recherches interdites pour créer artificiellement la vie.
On peut se demander s’il en est bien ainsi. Une nouvelle de Del Rey
(1972) décrit ce qu’il en est du monde que l’homme a détruit, au point qu’il
ne subsiste que des robots. Au milieu de la pourriture et des ordures, l’un
d’eux, formé par le récit de la Genèse, tente de créer un homme à partir
Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la formation 81

d’un cochon, puis de la glaise à laquelle il tente d’insuffler sa propre vie. Il


aboutit à un échec ; il entreprend de cultiver des ovules et des spermatozoïdes
de porcs sans réussir. H éprouve une vive culpabilité pour avoir tenté de
pénétrer le secret de la connaissance et de la vie. Le robot créateur s’identifie
à Satan. Il est sauvé par une robot-Eve qui le rééduque ; puis se donnant
l’un et l’autre une apparence humaine, ils aident les hommes recréés par un
autre robot à récupérer leur héritage et leur histoire.
H semble que le désir de toute-puissance et la menace qui s’y trouve
associée se déplacent, comme le note ailleurs S.C. Renard-Cheinisse, dans
le thème des mutants, investis de tous les désirs et exposés de ce fait aux
rétorsions surmoïques des humains. Les mutants représentent le désir de se
métamorphoser et de changer la forme donnée par le créateur. Le caractère
maléfique qui leur est attribué, comme aux mauvais Slans du roman de
Van Vogt (A la poursuite des Slans), traduit l’angoisse de l’homme devant
la transgression de l’interdit et le caractère coupable de son désir.
La mort, ou du moins la marque d’une punition, est la sanction de la
culpabilité foncière qui habite ceux que tente la création artificielle d’un
être humain. Cette marque, que les mythes et les légendes rendent manifestes,
est repérable dans la fantasmatique de la formation ; dans le rite, elle atteste,
comme issue de l’épreuve, du désir du formateur et de son aptitude reconnue
à être le médiateur d’une formation puisqu’il a su triompher de la mort.

Le bancal et le boiteux
Cette marque, le formateur la porte et la reconnaît en l’effigie de ses
modèles ; il est l’errant et le divagant que deviennent, par leur faute,
l’apprenti sorcier et le savant fou, comme le Docteur Frankenstein : il est le
bancal et le boiteux, comme le forgeron, il est le châtré comme le sont les
figures légendaires d’Abélard et du Précepteur de la pièce de Lenz. Fou,
bancal, boiteux, châtré, dévoré au foie comme Prométhée, le formateur ne
craint d’être un « éducastreur > que par son angoisse d’être lui-même castré,
que par ce qui le porte à se défendre de la castration par le fantasme de
castrer.
La relation formative qui s’établit selon le fantasme réactive la menace
de rétorsion liée au désir d’omnipotence et à l’angoisse de la perte : rétorsion
castratrice qu’encourt quiconque — formateur ou être en formation —
désire s’emparer des attributs de l’omnipotence divine.
La marque métaphorique de la castration apparaît dans de nombreux
récits mythiques : Jacob, au cours du combat avec l’Ange, reçoit de lui un
coup qui le déhanche ; il a vu Yahwé, il boitera. C’est le sort de Vulcain-
Héphaïstos d’être estropié après un combat avec Zeus pour défendre sa
mère contre les entreprises du dieu. C’est aussi celui du forgeron de la
théogonie Dogon : il se brise les membres en descendant brutalement sur la
terre pour apporter aux hommes une arche contenant des semences, des
82 Fantasme et formation

techniques et l’esprit des ancêtres. C’est le sort et la marque de la plupart


des dieux-forgerons de la mythologie indo-européenne : Varuna, Tyr, Odin,
Alfôder sont boiteux, manchots, borgnes ou estropiés.

Le formateur castrat
Un tel défaut est le prix à payer pour la connaissance ravie au ciel
ou dans les entrailles de la terre, le signe par lequel le dieu jaloux marque
sa suprématie et le rapport de subordination dans lequel doit être tenu
l’homme. C’en est aussi l’emblème ou le blason. La vulnérabilité du forgeron-
formateur indique à la fois la restriction faite à son désir d’omnipotence et
la marque divine qu’il a reçue : le statut démiurgique a valeur de symptôme.
Que cette marque soit répétée sur autrui, sur l’être en formation, indique la
dimension de la défense contre le fantasme de la castration, contre le désir
de casser et de castrer l’être en formation, contre la menace d’être par lui
supplanté dans la réalisation du désir œdipien. Les représentations du forma­
teur comme castrat sont les réponses élaborées à l’encontre de ce désir :
elles sont parmi les plus répandues, celles qui offrent le plus de prise à la
vindicte publique ; de la figure d’Abélard au Précepteur de la pièce de Lenz,
en passant par l’imagerie du professeur < pauvre type » (Sullerot, E., 1963),
impuissant, raté, hargneux, comme le proviseur gnome du film de J. Vigo,
Zéro de conduite, ou le Topaze du roman de M. Pagnol. Ces représentations
comportent d’ailleurs une autre face, triomphaliste, du formateur : celle du
héros salvateur, devenu maître et modèle du fait des épreuves qu’il a subies
et dont il a triomphé. J’ai montré naguère (R. Kaës, 1968) que ce modèle
identificatoire prédominait dans la classe ouvrière, sensible à la figure
héroïque de l’instituteur vainqueur de l’injustice et de l’adversité, savant et
initiateur; marqueur d’une empreinte, d’une forme sur les élèves.

C. Les épreuves formatives

La formation du formateur, comme celle du héros, est jalonnée par une


série d’épreuves qui correspondent chacune à la nécessité d’être formé à
travers la confrontation -avec les forces qui angoissent (la destructivité, la
mort, la sexualité) et avec les images infantiles qui fascinent et terrorisent
(la mère, le père, sa propre image). Dans chacune de ces épreuves le for­
mateur doit mettre à l’épreuve la toute-puissance de ses désirs, à. dissiper
les fantômes de ses rêves et de ses cauchemars. Si dans cette lutte il conquiert
sa forme humaine, il pourra y soumettre légitimement ceux qu’il aura pour
tâche de former. La nature des épreuves formatives manifeste le caractère
sélectif de toute formation au regard de ce qui se constitue comme norme,
valeur et critère de l’humanité. L’épreuve formative manifeste aussi la
Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la formation 83

croyance fondamentale en une capacité pour l’homme de se perfectionner,


de dépasser sa forme dans une performance.

Le cursus héroïque de la formation


On retrouverait certainement dans le mythe type du formateur, dans
les éléments de sa formation qui sont commandés par le mythe et dans la
pratique formative qu’il promeut consécutivement, les principaux thèmes de
l’épopée héroïque, tels que O. Rank a pu les dégager dès 1909. Une origine
illustre occultée par une condition modeste, pauvre et soumise à la dure
nécessité : on retrouve ici une thématique fréquente dans les fantasmes d’auto­
génération et d’autoformation, défensifs vis-à-vis de la scène primitive, et
dans les idéologies autodidactiques. La recherche d’une filiation illustre est
en tous les cas une démarche féconde de l’être en formation et un moment
capital du processus formatif. Elle est corrélative d’un rejet des « parents
nourriciers > au profit de parents divinisés. Ce thème de l’origine humble
est particulièrement présent dans le mythe du formateur s’élevant par ses
propres efforts, ou par la grâce d’une intervention spectaculaire, au-dessus
de sa condition sociale ; on le retrouve aussi bien dans les représentations
populaires contemporaines (Kaës, R., 1968, pp. 162-165) que dans les légen­
des (par exemple, la jeunesse de Faust). A la période d’occultation du forma­
teur — ou de l’être en formation — succède celle des épreuves, des tenta­
tions et des affrontements de toutes sortes qui vont le transformer en héros,
en sauveur et en initié. L’élévation ou l’épiphanie du héros, stigmatisé dans
son désir de transgression par la marque qu’il en conserve, est un thème
récurrent dans de nombreuses gestes formatives. Dans cette épiphanie le rôle
exaltant de la mère du héros formateur est souvent décisif, comme le montre
le Pygmalion de B. Shaw. Initié, reconnu, sauvé devenant salvateur, le
formateur héroïque se perpétue et s’immortalise en maître à former. Ce cursus
est le modèle implicite de la formation des enseignants dans de nombreux
systèmes et institutions universitaires : le concours, l’accomplissement d’un
exploit (la thèse par exemple) sont les conditions requises pour être affi­
lié — agrégé — au corps glorieux des formateurs. H en va de même dans
d’autres professions, celle de psychanalyste par exemple, comme l’a montré
D. Anzieu (infra, chap. 3). De ces différents moments de la geste héroïque
du formateur, arrêtons notre attention sur le temps de l'épreuve.

La séparation
Dans la position fantasmatique où le formateur s’identifie à la mère,
l’épreuve majeure à laquelle il est soumis est — nous l’avons établi —
d’avoir à se détacher de l’être en formation pour que celui-ci puisse être
mis au monde. Epreuve double, puisqu’elle a pour condition le préalable
détachement du formateur d’aveç sa propre mère, et pour conséquence
84 Fantasme et formation

que l’être en formation se trouve ainsi confronté avec l’épreuve de la


séparation.
La fonction psychologique -des rites et de certaines pratiques religieuses
— comme le baptême et la confirmation chez les chrétiens — est à la fois
de marquer et de faciliter cette double séparation de la mère d’avec l’enfant
et de l’enfant d’avec l’univers maternel ; à ce prix l’enfant peut entrer dans
un nouvel ordre symbolique et sociétal : celui de la communauté des initiés.
L’épreuve de la séparation est sans doute l’un des moteurs principaux
du processus formatif dans les situations de groupe à durée brève ; elle
déclenche un travail analogue à celui du deuil tout au long de l’expérience
formative : deuil liminaire, qu’accompagne le retour des angoisses persé­
cutoires ; ce type de deuil est commun à toutes les situations de retraite, de
séparation, de détachement, temps préalable à celui d’une entrée dans un
nouvel état ; mais aussi deuil terminal, inauguré par l’angoisse dépressive
de perdre le nouvel objet libidinal qui peut alors être constitué et investi
comme objet total.

Le monstre maternel
L’affrontement avec la bête
Le thème de l’affrontement avec la bête apparaît dans la fantas­
matique de la formation du formateur comme dans les mythes de la forma­
tion du héros. C’est aussi un des thèmes majeurs des épreuves d’initiation
(L. V. Thomas, chap. 4). Ce thème très général peut être considéré comme
la mise en scène de l’affrontement du formateur et de l’être en formation
avec la mort et la dé-formation, avec les pulsions destructrices et dé-géné­
ratrices (êtres difformes, bestiaux).
Un des fantasmes organisateurs de la relation formative est celui d’un
affrontement avec la bête sauvage. Institué en épreuve initiatique, contrôlé
par un système social de rites et de mythes, cet affrontement est un des
moments cruciaux du cursus de la formation du héros : il comporte un
long voyage, une errance dans un pays hostile, une longue série d’obstacles
à franchir avant de se trouver face au monstre et de le tuer ; ainsi Persée
décapitant Méduse, Thésée clouant le Minotaure au sol avant de le tuer
de ses poings, Hercule le criminel réconforté par Thésée avant d’entreprendre
les douze épreuves : le lion de Némée, l’Hydre de Lerne, le redoutable san­
glier d’Erymanthe, la capture du taureau sauvage de Crète, des cavales
mangeuses d’hommes du roi de Thrace, des bœufs du monstre Geryon,... jus­
qu’à l’épreuve finale, officielle, au cours de laquelle il descendra aux Enfers,
délivrera Thésée et fera sortir, sans les armes, le monstrueux Cerbère à trois
têtes '.

1. On sait qu’Hercule dut encore affronter d’autres épreuves : la lutte difficile contre
le géant Antée, la mise à mort de l’aigle dévorateur et la délivrance de Prométhée... Hercule
Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la formation 85

Le mythe d’Atalante, abandonnée par son père et exposée à la mort,


raconte qu’elle fut recueillie et élevée par une ourse ; elle dut ensuite affron­
ter dans la lutte les deux Centaures, chasser le monstrueux sanglier de
Calydon, combattre contre le héros Pelée *1 D’autres récits mytholo­
giques, dans d’autres cultures, font de l’épreuve de l’affrontement avec la
sauvagerie un moment décisif dans la formation du héros et dans l’initiation
du jeune postulant.
Les monstres et les bêtes sauvages figurent la multitude des pulsions
destructrices qu’il s’agit de dominer et de vaincre. Il s’agit, le plus souvent,
d’un affrontement avec Yimago maternelle mauvaise, dont doivent triompher
les pulsions libidinales et la bonne imago, assurant le héros de sa propre
bonté.
L’affrontement avec la bête est l’un des thèmes fréquents qui s’ex­
priment dans les situations de groupe : séminaires, groupes de formation,
classes scolaires, amphithéâtres d’université. J. Barus (1970), relève dans les
entretiens qu’elle a eus avec les enseignants, leur crainte que la classe ou le
cours ne devienne un cirque, leur effort pour mater les élèves dès les pre­
miers jours de classe de peur qu’ils ne se déchaînent et n’attaquent « au
défaut de la cuirasse ». Le même scénario de l’affrontement avec le monstre
organise la position de certains moniteurs dans les groupes larges : la
situation de groupe large, le nombre des participants, la menace de la
perte de l’identité favorisent l’activation des angoisses paranoïdes-schizoïdes
de dévoration par la bouche (l’Hydre) et par les yeux, de morcellement, de
strangulation, de sidération (Méduse), d’étouffement ; l’attrait pour une
telle situation est certainement un des éléments de la « vocation » du for­
mateur de groupe : répéter, pour la maîtriser, l’angoisse primitive d’être
dévoré, castré, blessé par la bête, le monstre maternel, le persécuteur primi­
tif que représentent le groupe et son contenu.
D’upe telle fantasmatique, nous pouvons penser qu’elle s’organise
en rapport avec certains traits de l’histoire du sujet formateur : d’une part,
une séparation précoce d’avec la mère, mais à un moment où la parole
était disponible au sujet et valorisée par son entourage ; d’autre part une
agression traumatique sur le corps (accident, intervention chirurgicale)
contemporaine de la séparation d’avec la mère. L’affrontement avec le
groupe peut prendre la signification d’une répétition compulsionnelle de
cette double épreuve, dont le corps porte aussi la marque, pour en maîtriser

(Héraclès) fut condamné aux travaux forcés en punition du crime d'avoir tué ses propres
enfants (ceux qu’il a formés) et sa femme, sous l’instigation d’Héra, mère nourricière jalouse de
son « fils » qui, alors qu’il était bébé, avait avidement sucé le sein de la déesse.
1. Atalante combat dans les monstres le père mauvais qui l’a abandonnée. Mais elle
s’identifie aussi au garçon que son père a désiré qu’elle fût. Ce n’est qu’après sa victoire sur
Pelée qu’elle découvrira l’identité de son père et ira vivre avec lui, non sans décourager ses
prétendants par les épreuves sportives qu’elle leur infligeait ; jusqu’au jour où l’un d’eux
la conquit en lui présentant par ruse les trois pommes d’or qu’elle désirait.
86 Fantasme et formation

l’angoisse. La portée œdipienne de l’épreuve apparaît également dans la


tentative de conquérir l’amour de la mère *, en méritant son attention
admirative et ses soins réparateurs, en conquérant, au risque de la mort
ou de la castration, l’objet de son désir12. Les mythes grecs nous font
entendre qu’il s’agit bien, en affrontant le monstre, de recouvrer l’amour
perdu ; Thésée tue le Minotaure pour délivrer Ariane à laquelle le relie
le fil ombilical — c’est le même Thésée qui accueillera, dans une variante
assez tardive de la légende, Œdipe vieillissant et rejeté ; Hercule expiera
le meurtre de sa femme et de ses enfants sans trouver d’apaisement à sa
culpabilité ; quant à Atalante, elle ne pourra retrouver l’amour de son père
qu’au terme d’une longue épreuve, d’où elle sortira conforme à ce que son
père a désiré qu’elle soit.

Fantasme et épreuves de la dévoration


L’affrontement de la bête dévorante, de l’institution ou du groupe can­
nibale est une dimension constante de la formation. En dégageant les impli­
cations orales de la fantasmatique de la formation, dans les conduites
envieuses et le complexe du Pélican (supra, p. 31-35), j’ai tenté de
repérer les positions identificatoires du formateur à la mère nourricière,
et de l’être en formation au nourrisseur suceur et destructeur du sein. A ces
positions et à ces fantasmes correspondent, pour en assurer la maîtrise
et le dépassement, les épreuves de la dévoration, dont les exemples précé­
dents illustrent la fréquence, en particulier en situation de groupe. Le savoir
fantasmé comme substance orale (R. Kaës, ibid. ; R. Gori, 1973) à prendre,
à donner — ou à retenir, conduit à l’élaboration d’une mythologie et d’un
rituel de la formation proches de celle que provoque la conception orale
de la maladie dans le chamanisme, et qui commande les pratiques de la
guérison comme expulsion de l’objet pathogène hors du corps. Les pouvoirs
du chaman sur la maladie sont obtenus au cours d’une initiation qui suit
les mêmes phases que celle qui fonde les pouvoirs du formateur sur le
savoir et sur l’être en formation : un cycle de souffrances, de mort et de
résurrection. De nombreux mythes d’initiation chamanique recueillis par
M. Eliade (1968) témoignent de la prévalence de la lutte contre la persé-

1. Ce que figure par exemple le bon groupe des moniteurs pour celui qui, en large groupe, affronte le monstre
et s’expose à en recevoir les coups. Hercule, au onzième de ses Travaux doit enlever les pommes d’or du jardin
des Hespérides.
2. Il semble que, réciproquement, l’investissement privilégié du fils par la mère soit une donnée constante dans
la formation du héros ou du génie. Cf., à ce sujet, l’analyse de M. Besdine (1974) à propos du complexe de
Jocaste chez les mères des génies créateurs. Freud y fut sensible, et pour cause, lorsqu’il écrit, dans Poésie et
Vérité, qu’un homme qui est le fils préféré de sa mère ne peut pas échouer (cité par M. Robert, 1974, p. 141).
Sur le rôle de la mère et la figure de la prostituée dans le « roman de la formation », cf. aussi le roman de
J. Giono, Jean-le-Bleu, et le commentaire fort pertinent qu’en propose J. Chabot (1974).
Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la formation 87

cution : le corps du futur chaman est détruit, morcelé, dévoré, ouvert,


empoisonné, cuit,... Ce qui fait retour dans ces mythes c’est l’agressivité
sadique orale et les angoisses paranoïdes-schizoïdes qui ont pour fondement
l’avidité. Le chaman n’est dévoré que pour être, à la fin de l’initiation,
rempli de bons produits. Son angoisse est corrélative de son désir. L’initia­
tion avortée est celle où la projection des pulsions agressives sur un objet
externe dévolu, dans le mythe et dans le rite, pour le recevoir, n’a pas
permis au sujet de s’en débarrasser et d’en reprendre possession par
l’identification projective. De la même manière que le chaman ne peut
alors guérir, le formateur, au lieu de « créer l’être et la vie » n’est capable
que de répéter indéfiniment le même scénario destructeur sur les êtres en
formation, comme le professeur de Ionesco ou le Pygmalion de Shaw.
C’est à cette épreuve de contrôle de la destructivité orale que correspond
le rite de l’exposition du formateur au groupe destructeur, morcelant,
vampirisant, vis-à-vis duquel le formateur en formation réagit souvent par
une solution régressive liée à l’avidité orale : celle d’une plongée dans
l’intérieur de cette bouche dévorante multiple, dans ce ventre captateur,
pour en contrôler la nocivité et le contenu. Les enseignants conservent
souvent de leurs premières classes ou de leurs premiers amphis le souve­
nir de cette épreuve sauvage, que la dégradation du rite et l’effritement
du mythe rendent particulièrement anxiogènes, sans que d’autres solu­
tions formatives que l’on veut plus scientifiques ne soient mises en place.
Ces « autres » solutions, en tout état de cause, devraient assurer la consti­
tution des objets bons et gratifiants qui doivent tenir la place des mauvais
projetés et permettre de lutter contre les persécuteurs internes par identi­
fication introjective avec les bons produits. Ces objets gratifiants, comme
le chaman en fait l’efficace de sa médecine, sont donnés par celui qui
préside à l’initiation et à la formation du formateur, pour les avoir reçus
lui-même d’un autre et en avoir fait l’efficace de son pouvoir-former. La
formation n’est porteuse de vie qu’à cette condition que le formateur soit
assuré de porter la vie.

L’épreuve de la fécalité
L’affrontement avec la bête, avec la bouche nombreuse et dévorante
aguerrit le formateur à lutter contre l’objet qu’il redoute et qu’il recherche
pour en triompher. On pourrait décrire l’épreuve de la fécalité dans la
même projective, et sous les aspects de la fantasmatique anale impliquée
dans les actes et les représentations du processus formateur. Selon
l’analyse que j’ai proposée de cette fantasmatique, l’épreuve de la féca­
lité est destinée à surmonter l’angoisse de recevoir les attaques destruc­
trices de l’être en formation qui retourne contre le formateur les objets
qu’il en a reçus et incorporés. Comme la dévoration est nécessaire à l’assi­
milation, l’attaque fécale est corrélative de l’exercice du contrôle du
88 Fantasme et formation

savoir, de l’expulsion des acquisitions pour faire place à d’autres. Ce


type d’épreuve est particulièrement difficile à supporter en raison de la
position qu’occupe le formateur dans le scénario fantasmatique : il est
soumis à figurer pour l’autre l’objet mauvais expulsé, à « encaisser la
merde », sans se sentir détruit. Ce qui est mis à l’épreuve alors, c’est la
solidité et la permanence du bon objet introjecté, l’assurance, que les
pulsions destructrices ne prévaudront pas contre lui ; à triompher de
cette épreuve, le formateur pourra à son tour délier l’autre en formation
de ses angoisses et de ses fantômes d’être détruit et déformé. Un autre
aspect de l’épreuve fécale est d’être affronté à la perte de l’objet dans
ses adhérences libidinales anales : il s’agit de vivre la décomposition et
la perte de l’objet même de la rétention amoureuse. Il y a là comme une
anticipation du destin de la transmission même de tout savoir qui, nécessai­
rement ne peut être ni entièrement, ni indéfiniment, ni infiniment retenu
et conservé, fût-ce dans la plus perfectionnée des bibliothèques de Baby-
lone.
Ces deux dimensions orales et anales de la destructivité retournée en
victoire sont conjointes dans la guerre considérée comme situation formative
par ceux qui en ont réchappé : ici l’exaltation du sadisme fournit le motif
d’une norme formative. La guerre et la violence destructrice sont, dans les
mythes, des situations archétypales qui commandent de nombreux rites mili­
taires à finalité formative. Chaque groupe social et chaque classe développe
selon son idéologie la vertu formative de la situation de soldat (militaire ou
militant) et définit les rites qui, confrontant l’être en formation dans une
lutte contre un ennemi, lui permettent d’agir sa fantasmatique.

L’épreuve de la sexualité génitale


Alors que la violence guerrière est affrontement de la destructivité
orale et anale, l’initiation sexuelle est confrontation avec les composantes
libidinales génitales de la formation. Cette initiation s’effectue, selon les cul­
tures et les groupes selon des modalités diverses, mais toujours empreinte de
la fantasmatique de la possession œdipienne. Pour le garçon, comme pour la
mère, le fantasme de l’initiation de l’adolescent par la mère — par la Dame
blanche ou par la prostituée —, est une des constantes du scénario formatif,
dont un des lieux de prédilection est le bordel — ou la « partie ». On retrouve
assez fréquemment chez le formateur — comme chez certains thérapeutes de
la Love Therapy — ce désir d’être pour le jeune être en formation l’ini­
tiateur sexuel actif, direct ou indirect. Ce même désir d’être ainsi initié
s’organise et s’élabore dans le fantasme de l’être en formation qui attend
de son épreuve qu’elle soit un dépucelage. Certaines pratiques contempo­
raines du groupe de formation fournissent à ce fantasme l’élément soit
défensif soit déculpabilisant vis-à-vis de ce désir tout à la fois de séduction
et d’inceste. L’économie de cette épreuve dans sa dimension symbolique
Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans’la formation 89

(qui comporte la transgression d’un savoir sur la sexualité) fait réappa­


raître dans le réel ou fixe dans le fantasme, les adhérences perverses du
désir de former, dans l’érotisation du savoir et de la formation comme
coït ou-comme plaisir préliminaire, et réactive la prévalence des pulsions
partielles.

La castration symbolique
Un dernier type d’épreuves, après la séparation d’avec l’univers
maternel et infantile, l’affrontement avec le monstre dévorant et fécal, la
confrontation avec la sexualité génitale, est la lutte contre la sollicitation
de s’emparer de la toute-puissance supposée du père, et de devenir immnr-
tel et omniscient. Ce désir est impliqué dans toutes les épreuves précédem­
ment décrites, qui concernent le rapport à l’imago maternelle. Etre sollicité par
la réalisation du désir d’omnipotence est ce qui mobilise le cursus héroïque
du formateur et de l’être en formation; c’est ce dont il porte la marque
et la culpabilité lorsque ce désir compose avec celui du parricide et de
l’inceste. C’est l’épreuve même de la tentation dont nous entretient la
tradition judéo-chrétienne : le « vous serez comme des dieux » de Satan
n’indique pas que toute transgression est interdite à l’homme, mais seule­
ment celle qui se réalise par le meurtre du père et le refus de la génération.
Le mythe établit la culpabilité de l’homme dans son désir de connaître
le secret de la vie et de s’emparer de cette connaissance par un meurtre, mais
aussi dans le refus de sa propre limitation. Dans les mythes de la formation, à
côté du démiurge et du forgeron claudicant, le rabbin (le Golem) et le méde­
cin (Frankenstein) sont les héros formateurs exposés à la tentation œdipienne.
Ce fait confirme d’ailleurs ce que nous avons souvent relevé : la coexistence
des figures du prêtre et du médecin dans le désir du formateur et dans la
fantasmatique de la formation 1
La marque que, dans le mythe, porte le forgeron-formateur, indique la
nature œdipienne de l’épreuve et son issue. Cette marque symbolique de la
castration l’institue dans un rapport généalogique par lequel il peut alors
participer à l’œuvre de la création sans s’identifier à la toute-puissance
ultime. Par cette marque s’instaure corrélativement un rapport de géné­
ration avec l’être qu’il forme et le sujet qui se forme. La marque de la cas­
tration symbolique, c’est-à-dire le renoncement au désir infantile de toute-
puissance, garantit dès lors le formateur et l’être en formation contre

1. La rencontre entre ces figures et celle du formateur comme réanimateur, thérapeute ou thaumaturge s’éta­
blit dans le fantasme de la réparation de la mère endommagée et des objets partiels qu’elle comporte ou qu’elle
contient. Dans cette perspective, former c’est réparer la mère attaquée et endommagée et ainsi se réparer soi-
même, à la condition d’avoir triomphé efficacement de la destructivité. J’ai développé ce point de vue dans un
article (Kaës R., 1975), partiellement repris dans le présent ouvrage, où j’ai tenté de repérer la fantasmatique ori­
ginaire de la formation : L’énoncé m’en a paru être « On (dé)forme un enfant ». Mais c’est aussi « Une mère est
(dé)formée » ou encore « Un enfant nous (dé)forme ». La pédagogie y trouve un de ses fondements. (Cf. dans
cet ouvrage p. 1-9.)
90 Fantasme et formation

l’angoisse ultérieure de la castration imaginaire, c’est-à-dire la représen­


tation fantasmée de la réalisation de la menace d’émasculation. En même
temps, cette marque rappelle — comme un mémorial — la menace
qui pèse sur la réalisation du désir œdipien. Ce que peuvent se découvrir
avoir en commun et partager le formateur et l’être en formation n’est rien
d’autre que ce qu’autorise cette marque : la formation devient alors une
entreprise relative et partielle, du fait de l’infinitude de l’homme mais
aussi de sa perfectibilité. Dans le fantasme, la formation est déjà là,
réalisée sur un mode parfait ; elle apparaît, par la marque de la castration
symbolique, comme étant un devenir et une genèse.
Dans le scénario probatoire de la séparation maternelle, de l’affron­
tement sauvage et de la lutte avec la figure paternelle omnipotente, le
formateur occupe pour l’être en formation la même position d’objet
d’épreuve : il est celui qui est à vaincre, dont il faut avoir la peau, qu’il
faut subjuguer, séduire et faire plier, auquel il faut faire nettoyer les écuries
d’Augias. La réciprocité des positions fantasmatiques se fonde sur le
principe fondamental de leur permutabilité. La tension fantasmatique naît
de cette mobilité des positions conflictuelles et de la structure groupale du
fantasme.

D. De la fantasmatique à la technique de formation

On peut comprendre la finalité des épreuves formatives comme le


dégagement du sujet de la prise de l’objet fantasmatique sur son désir.
L’épreuve, dont il porte la marque, l’en détache et l’en différencie ; elle
réduit l’écart entre le désir de la satisfaction et la satisfaction obtenue en
réalité. Elle garantit contre l’hallucination et le retour paralysant et anxio­
gène du refoulé. La réduction de cet écart et les garanties qu’elle apporte
passent par la découverte et par l’acquisition d’une technique, par le
maniement d’instruments à l’utilisation desquels le sujet s’est formé, par
l’assimilation d’attitudes et de dispositions créatrices intégrant la destruc­
tivité 1
La formation est alors médiatisée par un ensemble de règles instru­
mentales, d’outils, de disciplines aptes à rendre possible la reconnaissance
et le traitement de la demande du sujet dans son rapport avec la réalité
psychique, sociale et matérielle. Mais cet écart ne se résorbe jamais dans

1. Dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud écrit (éd. 1962, p. 72) « que
la formation et l’éducation s’effectuent aux dépens de la sexualité, c’est-à-dire de la réalisation
directe des buts sexuels ». Nous avons admis que la formation comporte et requiert une
dimension sexuelle, et qu'elle ne s’effectue qu'à travers la mise en œuvre du dualisme pulsion­
nel, par le primat de l'Eros sur la pulsion de mort.
Désir de toute-puissance, culpabilité et épreuves dans la formation 91

la coïncidence totale, sauf précisément dans l’adéquation du fantasme avec


son objet. La tendance à la performance, le postulat de la perfectibilité
sur quoi repose toute entreprise de formation s’établit sur le maintien de
cet écart, c’est-à-dire sur la relation dynamique entre le désir (prévalent)
de former et de faire vivre, et les règles qui lui donne une forme et un
contenu humanisants.

La dépression comme position inaugurale de la formation


Selon M. Klein (1930), le désir de perfection et le processus de la
sublimation prennent racine dans l’angoisse dépressive, dans la peur de
la désintégration. Une récente enquête de F. Amiel-Lebigre (1971) montre
la prévalence, dans une population d’enseignants, des angoisses et des
manifestations dépressives. Bien qu’aucune hypothèse ne soit faite sur
l’origine de ces troubles, il est possible de formuler l’idée que les conditions
mêmes de la formation de ces enseignants pourraient être ici impliquées. La
réduction et le dépassement de ces angoisses est une des finalités du système
des épreuves formatives, dont il est envisageable de concevoir différents
modèles. A travers les variantes que proposent les diverses structures socia­
les et culturelles, les épreuves formatives assurent l’être en formation,
comme d’abord le formateur, de sa capacité créatrice, de la confiance dans
ses vertus formatives. En même temps, les différentes épreuves réinstaurent
l’objet de la formation dans l’ambivalence tolérable ; elles le constituent,
du même mouvement, dans son autonomie. La capacité de former des
symboles (M. Klein, 1930) est, de ce point de vue, de même nature que celle
de former des hommes : l’une et l’autre sont liées à l’issue et au dépasse­
ment de l’angoisse dépressive dans l’activité réparatrice et le désir de
perfection, auxquels la phase génitale apportera la dimension d’une instru-
mentalité ordonnée au développement de la vie.
La dépression peut être considérée comme la phase inaugurale du
processus formatif, du désir de former et de se former. Elle apparaît
au seuil de toute situation formative, et réapparaît dans les phases où se
profile la menace de la perte de l’objet à former, la crainte d’être dépourvu
de la bonne technique qui en assure la médiation, d’être à nouveau sub­
mergé par les pulsions léthales et autodestructrices, la nécessité compul­
sive de réparer l’objet endommagé. Il est rare que des formateurs n’aient
pas eu à vivre ceci : que former l’autre à savoir, c’est le « perdre », c’est s’en
sevrer, s’en séparer.
Cette position est cruciale, car c’est à travers elle que, pour la pre­
mière fois dans le devenir du sujet, l’angoisse se mobilise sur le sort de
l’autre. Le dépassement de cette angoisse rend possible une nouvelle
capacité de prendre en considération et d’apprécier la réalité, d’établir
des rapports positifs avec des objets totaux et de consolider les objets
92 Fantasme et formation

bons à l’intérieur du moi. On pourrait avancer que le dépassement de cette


angoisse, l’établissement de ces capacités, signent la fin — provisoire et
relative — de la relation formative. Ce qui advient par la suite est sa mise
à l’épreuve par la réalité, par la capacité à recevoir et à donner du plaisir.

Formation et affirmation de soi


. La position dépressive, qui vise à conserver l’objet, est en effet le
résultat d’une expérience d’amour fondamentale. L’objet d’amour inter­
nalisé par identification joue un rôle de tout premier plan dans le proces­
sus de la formation individuante et socialisatrice. Il mobilise, dans l’indi­
vidu et dans les groupes qui s’organisent par lui, les mécanismes nécessaires
à sa conservation et à sa circulation. Il est l’objet même qui définit
la génération comme phénomène de transmission de la vie. Par là même,
il implique une perte qui, pour que la vie soit transmise requiert que la
dimension de la mort ne soit pas éludée (par projection ou par auto­
destruction) dans la formation. Les formateurs détruisent en effet pour
maintenir l’illusion qu’en détériorant l’autre, en projetant sur lui la mort
qu’ils nient pour eux-mêmes, ils pourront se rendre immortels, omniscients
et tout-puissants comme les dieux. Les formateurs se détruisent eux-mêmes
en faisant le sacrifice d’eux-mêmes pour préserver l’objet d’amour : autre
façon de maintenir — en devenant un héros — l’illusion qu’un objet idéal
peut éluder la mort.
Dans cette perspective, la culpabilité est un sentiment nécessaire à
l’élaboration d’une attitude formative non névrotique. Pour être vivifiante,
celle-ci doit passer par l’abandon du désir d’omnipotence et d’immortalité,
dont le corollaire est ou bien la projection sur autrui de la destructivité,
ou bien l’autodestruction pour conserver, en déni de la mort, l’objet
idéal. La culpabilité réintègre la dimension de la mort dans l’activité for­
matrice et chez le formateur lui-même en rendant possible, au contraire
de la destruction, l’affirmation de soi et l’amour pour l’autre-en-formation.
Telle pourrait être la dimension nécessaire du courage et de l’amour dans
le désir de former et de se former : l’affirmation de soi et l’amour pour
l’autre, non en déni de la mort et de la castration, mais en dépit de celles-ci.
Qui se croit immortel et tout-puissant n’aime ni ne forme, recherche dans
l’épreuve de nouvelles armes pour donner la mort au lieu de la vie, afin de
se préserver de l’inéluctabilité de l’une et des risques de l’autre.
3 La fantasmatique
de la formation
psychanalytique
par Didier ANZIEU

1. Portée et limites de l’objection psychanalytique aux métho­


des de formation psychologique
Toute formation des adultes qui se propose comme but la compréhension
de soi et des autres et comme démarche de base une autre que celle de
la cure psychanalytique — enseignement magistral, commentaires de textes,
stage, techniques de groupe — appelle de la part des psyschanalystes une
objection radicale : une telle formation présuppose que les savoir et les
savoir-faire, à la transmission desquels elle se cantonne, vont fonctionner,
chez les personnes formées, indépendamment de leur organisation subjective.
Or, tant qu’il n’a pas été analysé dans une cure elle-même individuelle,
le fantasme individuel capte, altère ou paralyse la perception et l’intelligence
de tout ce qui se rapporte au fonctionnement de l’appareil psychique. Seule
la formation psychanalytique, parce qu’elle opère au préalable à un autre ni­
veau, celui du savoir-être, permet au candidat d’accéder à la possibilité à la
fois d’un savoir vrai sur son propre inconscient et de savoir-faire appropriés
aux effets de résistance et de transfert par lesquels l’inconscient des autres
va se manifester à lui quand ils lui demanderont d’être enseignés, rééduqués
ou guéris. On a reconnu dans ces trois étapes (savoir-être, savoir, savoir-
faire) les trois pièces maîtresses dont l’enchaînement constitue la forma­
tion psychanalytique-type : la psychanalyse personnelle du candidat, dite
psychanalyse didactique ; la participation à l’enseignement, donné sous
forme de séminaires théoriques, techniques et cliniques ; la pratique des
premières cures contrôlées.
La psychanalyse appliquée par Freud aux faits sociaux et aux œuvres
94 Fantasme et formation

culturelles laissait entrevoir ce que ses successeurs, s’appuyant sur les travaux
des philologues et des historiens des religions, spécialement eu égard à la
mythologie grecque, ont confirmé. Que ce soit en matière de production
— culture du sol, fabrication d’objets à l’aide du feu, à partir de la terre
(poterie) ou de minerais (métallurgie) —, qu’il s’agisse d’éducation, d’ini­
tiation, de guérison, de gouvernement, les activités collectives obéissent simul­
tanément à un modèle technique et à un modèle fantasmatique. Le premier,
conscient, permet la maîtrise de la réalité externe. Le second, inconscient,
apporte l’indispensable prise en considération de la réalité interne. La
fantasmatique en jeu dans ces activités s’avère être toujours une fantas­
matique de la procréation : elle met en scène les objets contenus dans le
corps de la mère, le bien ou le mal que ces objets internes peuvent faire,
les relations qu’ils entretiennent entre eux ainsi qu’avec le contenant mater­
nel et le pénis masculin, la façon dont ils germent et prolifèrent ou dont ils
sont introduits et expulsés.
Former des adultes, tout autant qu’élever des enfants, faire pousser
des plantes ou transformer une matière première par la cuisson, consiste à
créer des produits. Il est insuffisant, et parfois faux, de dire que le formateur
cherche à les créer à son image. Mais il ne les crée pas sans désir : or, ce
désir, ainsi que la fantasmatique dans laquelle il est pris, n’a point encore
été sérieusement examiné. Il n’en est pas de même pour le sujet qui, mi
par pression sociale, mi par engagement individuel, demande ou accepte
d’être formé. Celui-là ne vient pas non plus sans désir, mais, on le sait, il
s’agit d’un désir disponible, c’est-à-dire refoulé parce qu’interdit, donc incons­
cient et mis en scène défensivement dans un fantasme personnel. Les autres
désirs en effet, le sujet en fait son affaire en les mettant habituellement en
acte dans des entreprises en rapport avec la réalité externe. Par contre, tout
ce qui est annoncé ou supposé avoir un rapport avec la réalité psychique —
la formation, la cure, le changement intérieur — éveille ce que la psychana­
lyse a découvert être au cœur de cette réalité interne : la dramatisation du
conflit entre le désir et la défense. Seule une expérience personnelle de la
cure psychanalytique dégage le sujet de l’emprise de son fantasme incons­
cient pour lui rendre la liberté de son désir. Que peuvent lui apporter des
conceptions de la formation qui prétendent faire l’économie de cette étape ?
Aucune expérience collective, fût-elle conduite dans une perspective psycha­
nalytique, ne saurait le mener à ce point. Quant aux expériences de forma­
tion individuelle avec un mentor, elles aident seulement à l’appropriation de
techniques matérielles et mentales par la transformation et le renforcement
d’identifications secondaires, notamment de celles constituant l’idéal du moi.
Nous pouvons maintenant formuler plus clairement la critique psycha­
nalytique de ces conceptions. La formation qu’elles apportent se résume en
deux points : amélioration des stratégies défensives de certaines instances
contre le processus primaire ; aménagement d’un champ illusoire d’accom­
plissement du désir analogue, par sa dynamique, à celui du rêve. Les sujets
Fantasmatique de la formation psychanalytique 95

formés changent de croyances, non d’attitudes. La différence tient en ce


que les contenus psychiques sont, non plus comme dans le rêve éminemment
privés, mais partageables et par là même crédibles. Ainsi toute formation
de ce type aboutit, en termes d’économie psychique, à une formation de
compromis collective.
Ce caractère est encore accentué dans les méthodes de groupe. Celles-ci
suscitent une circulation fantasmatique où des rejetons du fantasme indi­
viduel inconscient de chacun peuvent trouver place, ce qui procure un
plaisir intense parce que gratuit à ceux qui en font l’expérience, sans tou­
tefois changer rien d’essentiel en eux. Quant à l’angoisse de réaliser des
désirs interdits, elle se trouve aussi assez massivement libérée, ce qui donne
au sujet occasion de mieux la tolérer ou de mieux s’en défendre, mais non de
s’en dégager. Les énergies nouées dans le scénario fantasmatique individuel
trouvent là une soupape d’échappement contrôlée et passagère et des signi­
fiants bloqués entrent pour un temps dans des enchaînements de sens, mais
le fantasme n’est pas interprété et l’organisation subjective inter- et intra-
systémique reste intacte. Après la crise de la religion, la crise de la philo­
sophie, la crise de l’art auxquelles ont contribué les démythifications freu­
diennes, après la crise de l’éducation des enfants dans laquelle la psycha­
nalyse a joué son rôle, voici dévoilée l’illusion formative, nouvelle ruse
collective au service de deux maîtres, le fantasme individuel inconscient
qui s’y fait entendre en écho — un écho très médiatisé — et les mécanismes
de défenses dont le moins subtil n’est pas celui qui laisse entendre aux
gens qu’ils vont devenir adultes, qu’ils peuvent changer et même qu’ils y ont
réussi sans que le noyau organisateur de leur vie psychique soit touché.
Comme toute illusion, l’illusion formative fait croire dans le domaine qui est
le sien (acquérir plus en soi-même, devenir autre) qu’on peut prendre ses
désirs pour des réalités. Ce à quoi l’appareil psychique n’ect que trop porté
de lui-même sans qu’il soit besoin d’y ajouter une caution institutionnelle.
Or, les psychanalystes qui tiennent ce langage sont à leur tour actuelle­
ment, dans leurs corps constitués, impliqués dans un processus analogue à
celui qu’ils ont su jusqu’ici identifier chez les autres mais à l’égard duquel ils
se trouvent démunis'faute d’un tiers médiateur permettant son-déchiffrement.
La formation psychanalytique, qu’ils opposent comme modèle de vérité aux
autres démarches formatives considérées comme des modèles de leurre,
subit elle-même une crise. Elle apparaît infiltrée de toute une fantas­
matique qui se répand de plus en plus dans le corps social, parmi les candi­
dats et jusque chez les maîtres que sont les psychanalystes didacticiens. Ainsi
la formation psychanalytique, instrument clé du repérage des fantasmes,
se révèle être devenue pour eux un nouveau lieu de fixation, et un lieu parti­
culièrement retors. Mais n’en a-t-il pas été ainsi depuis le début de la psy­
chanalyse ? N’en a-t-il pas été ainsi dès sa naissance pour chaque nouvelle
méthode de formation ? Dernière à être découverte, l’existence d’une fan­
tasmatique inhérente à la formation psychanalytique ne pourrait-elle, si
96 Fantasme et formation

l’on parvenait à l’analyser, éclairer au mieux les mécanismes et les avatars


du soubassement fantasmatique de toute formation ?

2. La fantasmatique originaire de la formation psychana­


lytique
La découverte de la psychanalyse par son fondateur et par les premiers
disciples de celui-ci a été, comme toute entreprise de conquérant, un acte
œdipien. L’auto-analyse de Freud, il nous en a laissé la confidence, fut déclen­
chée par la mort de son père (cf. Anzieu, D., 1959). Embrasser un domaine
resté jusque-là inconnu, fouler une terre vierge, regarder le mystère en face,
fut sa façon de prendre la place devenue vacante et de posséder à son tour
le corps de la mère, dont l’inconscient s’était trouvé être pour lui la symboli­
sation. Dans cette tâche, Fliess fut sa Sphinx, Anna son Antigone et Breuer
son père adoptif de Corinthe.
Se vouloir psychanalyste, du temps de Freud, c’était se risquer à une acti­
vité peu lucrative et mal considérée des médecins, des prêtres, des auto­
rités. Mais, c’était se partager le corps imaginaire de la mère, chacun pouvant
jouer à loisir avec le morceau qui l’intéressait, qui avec le sadisme oral, tel
Abraham, qui avec le symbolisme, comme le fit Jones, sans empiéter sur la
part et le plaisir des autres, car peu nombreux étaient les pionniers et vaste
le corpus nouveau dont Freud proposait à leur perspicacité le déchiffrement
et à l’établissement duquel chacun pouvait collaborer sans trop de culpa­
bilité, le maître ayant non seulement donné l’exemple de la transgression
nécessaire pour savoir mais aussi dévoilé la nature de l’interdit frappant toute
curiosité sexualisée.
Les travaux d’une historienne des religions, Marie Delcourt (1944), ont
d’ailleurs depuis montré comment la légende grecque d’Œdipe a rassemblé
après coup, sous forme d’un discours mythique cohérent, l’ensemble des
rites grecs archaïques relatifs à l’accès à la royauté. Le mythe d’Œdipe se
trouve donc nécessairement être celui que réalise tout conquérant, du moins
à l’intérieur d’une culture où la mythologie grecque continue de parler.
La particularité de la conquête freudienne tient en ce que pour la première
fois l’objet et la démarche de la conquête ont été confondus, que le com­
plexe d’Œdipe, moteur de la découverte, en fut aussi le terme (Anzieu, 1966).
Quand elle fut instituée, la formation psychanalytique tira pendant quel­
que temps sa vigueur de cette même fantasmatique œdipienne. La première
conception fut celle de Freud : on devient analyste par l’auto-analyse et par
la fréquentation des écrits et des cercles psychanalytiques, c’est-à-dire on
se réalise comme un Œdipe conquérant et on en témoigne par les contribu­
tions que l’on apporte à la technique, à la clinique ou à la théorie psy­
chanalytiques.
La seconde fut, à l’initiative de Ferenczi, instaurée entre 1918 et 1922
Fantasmatique de la formation psychanalytique 97

par la naissante Association Internationale de Psychanalyse pour complé­


ter la première : nécessité d’une psychanalyse personnelle, à caractère didac­
tique, pour le futur psychanalyste ; établissement par la société de psycha­
nalyse d’une liste de ses didacticiens ; fixation d’une durée minimum pour
l’analyse didactique (six, puis douze, puis dix-huit mois) et pour la for­
mation (trois ans) Le caractère didactique de l’analyse du candidat signi­
fiait alors, non pas que celui-ci avait à guérir d’abord de son éventuelle
névrose s’il avait l’ambition de soigner d’autres névrosés (doctrine qui
s’affirma plus tard) mais qu’il devait faire l’expérience sur lui-même des
vérités psychanalytiques afin d’assumer pleinement leur mise en œuvre dans
les cures qu’il conduirait, ou que déjà il conduisait. Ainsi se marquait nette­
ment la distinction entre formation et apprentissage. La psychanalyse ne
s’apprend pas dans les livres, dans des discussions de sociétés savantes, ni
même dans une confrontation personnelle avec un aîné plus expérimenté
(l’obligation pour le débutant d’une supervision de ses premières cures fut
instituée après celle de la didactique et donna lieu à un vif conflit entre
Berlinois, partisans de différencier pour l’élève le contrôleur et l’analyste,
et Viennois et Hongrois qui estimaient le didacticien seul en état d’éclairer le
débutant sur son contre-transfert). Un tel apprentissage, encore qu’indis­
pensable à titre de complément, agit sur un plan intellectuel ; il permet de
parler de la psychanalyse comme pourraient le faire, comme le font de plus
en plus psychologues et philosophes, non d’en faire. La psychanalyse
requiert une formation, c’est-à-dire que le savoir-faire y est subordonné à
un savoir-être, à une manière d’entendre son propre inconscient et d’écouter
celui des autres sans s’impliquer dans la réponse qu’on y donne. La psy­
chanalyse didactique fut instaurée avec un double objectif : débarrasser le
futur praticien de ses points aveugles par rapport aux vérités psychanalyti­
ques ; le dégager du narcissisme qui déjà viciait les rapports à l’intérieur des
sociétés psychanalytiques. C’étaient là d’ailleurs deux facettes d’un même
but : lever la résistance épistémologique. La psychanalyse se présentait alors
comme une aventure : révélation sur soi, transgression intellectuelle. La
guérison, le cas échéant, était donnée de surcroît.
Tout cela restait encore très œdipien. Les milieux médicaux et scientifi­
ques demeuraient critiques ou réservés. Les régimes politiques nouveaux
venus — national-socialisme allemand, communisme soviétique — furent
hostiles. La psychanalyse était, moralement ou légalement, interdite. S’y
adonner, c’était transgresser l’interdit, c’était réaliser le vieux désir d’enfance
de connaître les mystères de la sexualité, c’était arriver, malgré les parents, à
être comme eux, c’était en savoir plus que la génération précédente et

1. Pour un historique plus détaillé de la formation psychanalytique, c/. Perrier, N., 1970.
La durée minimum de la didactique fut portée à quatre ans en 1947. Le problème des « con­
ditions d’admission des candidats » (à entendre comme suit : faut-il admettre des non-
médecins à la formation psychanalytique?) mina dès 1927 l'autorité de l’international Training
Committee. A partir de Î936, les sociétés américaines cessèrent de se soumettre à ce dernier
pour l’établissement de leur réglementation et réservèrent la psychanalyse aux médecins.
98 Fantasme et formation

triompher sur elle. Le complexe d’Œdipe n’était pas seulement l’objet de la


cure ; il était aussi le moteur de la formation. Libérer les forces vives qui
poussent à la possession de l’objet incestueux et à la compétition avec le
rival, les déplacer sur d’autres buts et d’autres objets que ceux de l’enfance,
mais en gardant intacte la puissance pulsionnelle, c’était, pour cette seconde
génération d’analystes, devenir adulte, c’est-à-dire désirer et lutter, créer et
fonder. La reviviscence œdipienne aboutissait en effet, dans le meilleur des
cas, à des sublimations créatrices.
Tout n’était pas que sublimation. Victor Tausk développa une liaison avec
Lou Andreas Salomé, qui avait à peu près l’âge de sa mère et qui passait
pour être l’égérie de Freud. Ferenczi, inversement, mit vingt ans à épouser
la femme qu’il aimait. La psychanalyse, pour les élèves masculins, était une
femme plus désirable qu’angoissante, une mère dont la possession, ne pou­
vant être que symbolique, n’était pas complètement interdite et, pour cette
possession, ils se battaient, tantôt se déchirant entre eux, tantôt s’unissant
contre le monde extérieur s’il la menaçait. Mais, ils se battaient surtout en
eux-mêmes, osant affronter l’angoisse de castration, et la fantasmatique
sous-jacente de la formation psychanalytique faisait de celle-ci une école
du courage face aux dangers intérieurs. Pour les élèves-femmes, la psy­
chanalyse était agissante d’une autre façon : organe de Freud, érigé par lui,
nouvelle méthode et gai savoir qui leur reconnaissaient enfin un désir vital
d’appropriation du pénis paternel, corps de vérités très proches de leurs
corps, dont elles se laissaient pénétrer et qu’elles sentaient alors vivre en
elles, la psychanalyse devenait quelque chose qu’elles avaient dans le
ventre et qui leur donnait avec leurs patients des possibilités de sentir et de
guérir à ce niveau-là. Freud lui-même continua toute sa vie son désir œdi­
pien à la fois sur le plan privé et sur le plan créateur. Par exemple, quand un
peu avant 1914, il fonda l’institution — l’Association Psychanalytique Inter­
nationale — qui devait rassembler en un corps unifié les praticiens de la
psychanalyse, assurer la transmission de celle-ci et en préserver la rigueur
conceptuelle et technique, les démêlés violents qu’il eut avec Jung lui arra­
chèrent l’intuition que les deux tabous fondamentaux de toute société, celui
de l’inceste et celui du parricide, étaient de nature œdipienne (cf. Freud, S.,
1912-1913).

3. Les problèmes actuels de la formation psychanalytique


De nos jours une situation différente mobilise une autre fantasmatique, et
ceci pour quatre raisons principales. Première raison : le public n’a plus
la psychanalyse en méfiance, voire en horreur. Elle attire et rapporte si ce
n’est la richesse, les honneurs et l’amour des femmes, du moins de l’argent, du
prestige et l’exercice d’une certaine séduction sur les étudiants et sur les
gens cultivés. Entrer en psychanalyse n’est plus aller à contre-courant ;
Fantasmatique de la formation psychanalytique 99

c’est même se laisser porter par le courant ; dans des milieux de psychiatres,
de psychologues, dans certaines institutions, il faut se faire psychanalyser si
l’on veut être estimé, parfois même si l’on veut faire carrière. Dans ces
conditions, le projet de devenir psychanalyste peut être une façon détournée
de faire l’économie de l’angoisse de castration.
Un second facteur tient en la diffusion des connaissances psychanalytiques.
Le complexe d’Œdipe a cessé d’être un mobile secret, l’objet d’une curio­
sité conquérante pour devenir une réalité vulgaire que les critiques iden­
tifient dans les œuvres d’art, les parents chez leurs enfants, les sociologues
dans les mouvements collectifs. Le candidat sait d’avance que son analyse
didactique le lui apprendra et, bon élève, il s’empresse, aux premières mani­
festations, de le nommer à son analyste. Cet hommage qui lui est ainsi rendu
est d’ailleurs une façon de s’en acquitter sans aller y voir de trop près. Le
changement de dénomination est d’ailleurs significatif. Freud avait découvert
dans le mythe d’Œdipe le noyau organisateur de la névrose, de l’éducation, de
la culture. Sous l’influence de Jung, l’expression de complexe d’Œdipe fut
adoptée et resta. Etre psychanalyste n’a ainsi plus rien d’homérique ou de
sophocléen, ne consiste plus à réactualiser pour son compte une grande trame
symbolique, figuration des drames humains fondamentaux de la séparation
de la mère, de l’exposition aux dangers, aux blessures, de l’affrontement aux
imagos, des remaniements identificatoires. Œdipe, de mythe devenu com­
plexe, fait pour le candidat trop instruit l’objet non plus d’une formation
mais seulement d’un apprentissage. Il n’invite pas à un renouveau créateur
personnel. Il est le nom d’une maladie dont on espère guérir soi-même et
les autres, celui d’une fonction de l’appareil psychique dont on soigne les
anomalies ou le sous-développement, le patronyme d’une corporation. La
formation psychanalytique tend à devenir le champ d’une pseudo-œdipi-
fication. On comprend, dans ces conditions, que Deleuze et Guattari aient
pu dénoncer, dans leur Anti-Œdipe (1972), la notion même de complexe
d’Œdipe comme étant une fausse explication dans les sciences sociales. Une
seule erreur dans leur livre : ce dont ils parlent n’est pas le noyau œdipien
universel de la personne humaine, mais le pseudo-Œdipe défensif fabriqué
par notre culture.
Nous voilà déjà au troisième point. La psychanalyse, la fécondité de ses
applications s’étant affirmée, le nombre de ses adeptes s’étant accru, a
dû faire ce qui advient nécessairement aux petits groupes qui grandissent :
s’institutionnaliser. La contestation interne aux sociétés de psychanalyse
a depuis quelques années beaucoup publié que l’existence de règlements
concernant la sélection des futurs analystes et de standards concernant les
étapes de leur cursus, celle d’une nouvelle caste de privilégiés, les didacti-
ciens, avaient beaucoup affadi la vertu formatrice de l’expérience psychana­
lytique. « Ce n’est plus à ce qu’il apporte à la chose freudienne qu’on
attend l’analyste, mais à ce qu’il en reçoit, de par sa formation. Est analyste
celui qui a été analysé par un didacticien, lui-même reconnu comme tel »
100 Fantasme et formation

(Perrier, N., 1970, p. 76). Notons au passage que cette contestation, là


où elle a été libre de le faire, a échoué à trouver un meilleur système de
formation : la suppression de la plupart des règles, l’habilitation confiée à
un seul maître absolu ou au collège des candidats eux-mêmes s’étant avérés
pour le moins aussi inefficientes, voire souvent plus pernicieuses que le
système traditionnel. Toute institutionnalisation est un processus à double
face. La chose est évidente ici. Par un côté, l’institutionnalisation de la psy­
chanalyse a constitué une protection contre les angoisses suscitées chez les
analystes par le contact quotidien avec l’inconscient : la psychanalyse en
tant qu’institution sociale s’est érigée en défense contre la trop révo­
lutionnaire découverte initiale de Freud. Par un autre côté, l’institution, en
tant que garantissant le système des règles et le code ethnique requis pour
rendre opérante la cure, remplit une fonction indispensable : elle fournit une
référence symbolique qui intervient en tiers entre l’analyste et son patient ;
sans une telle référence, la relation psychanalytique tend à se pervertir en
relation duelle ; la demande de formation, au lieu d’aboutir à un changement
intérieur chez le candidat, se satisfait d’une part de l’acquisition intellectuelle
de la doctrine psychanalytique utilisée comme idéologie et d’autre part de
la réalisation fantasmatique d’une relation fusionnelle avec le partenaire
dans la cure.
Tenons-nous en pour le moment à la première face. Demander à une
institution psychanalytique une psychanalyse didactique est un alibi défensif
pour éluder la reconnaissance de sa propre névrose et la nécessité d’avoir à
la faire traiter. La réponse officielle de la Commission chargée de la sélection
préalable, fût-elle assortie des précautions d’usage, dont l’effet reste pure­
ment rhétorique, confirme au candidat, si elle est favorable (ou « non-
défavorable »), avant que l’épreuve n’ait commencé, que le label lui est à
peu près assuré au terme d’un parcours dont la route lui est tracée d’avance.
Il est déjà du côté des psychanalystes, sans passer par celui des malades :
ne l’appelle-t-on d’ailleurs pas « analysant » et non plus « patient » ?
Ceci l’encourage à mettre hors du circuit de la formation, autant que faire se
pourra, sa propre névrose et à idéaliser le psychanalyste comme ce surhomme
qui serait exempt de névrose.
Parallèlement, l’intervention dans le contrat psychanalytique d’une institu­
tion non comme garant mais comme contractant gauchit l’expression que le
sujet sera amené à faire de son rapport à la loi et rend ce rapport plus
difficilement analysable. Le névrosé qui entreprend une cure demande à
être guéri. A quoi le psychanalyste répond : changez d’abord, et pour cela
accomplissez un travail psychique très particulier selon certaines consignes
que je vais vous donner, et vous guérirez de surcroît. Or, le contrat pro­
prement psychanalytique, à la fois simple et opérant, se trouve doublé, dans
îe cas d’un candidat, d’un contrat parallèle complexe, mi-tacite, mi-officiel,
avec l’institut de formation. Ainsi, au départ le didacticien n’est pas élu
librement par le candidat ; dans le meilleur des cas, celui-ci le choisit parmi
Fantasmatique de la formation psychanalytique 101

une liste limitative ; parfois la commission le lui désigne ; il arrive même à


certains didacticiens de jeter leur dévolu sur des impétrants chez qui ils
croient flairer un destin analytique à venir susceptible de faire briller aux
yeux de tous leurs propres mérites didactiques. Quand ensuite il s’agit de
décider de l’accès du candidat à la pratique de cures contrôlées une nou­
velle difficulté se présente. Si le candidat en décide seul, c’est la porte ouverte
à un acting out de sa part. Si les Commissions de sélection interviennent, elles
sont embarrassées. Ou bien elles sollicitent l’avis du didacticien et celui-ci
exerce sur son patient un pouvoir réel, alors que le processus analytique ne
peut développer complètement ses fruits que si l’analyste a renoncé à tout
pouvoir autre que celui du silence ou de l’interprétation ; de plus, comment
l’apprenti-analyste pourra-t-il assimiler cette règle fondamentale du renonce­
ment au pouvoir dans sa pratique si ce qu’il imagine de son propre analyste,
à savoir que celui-ci a pleins pouvoirs sur lui, reçoit une caution, au lieu
d’une interprétation ? Ou bien les Commissions excluent de leurs débats
l’analyste du candidat et il leur est difficile de trouver des critères d’apprécia­
tion suffisants et des informations sûres. Il est difficile aussi à des didacti­
ciens, souvent en rivalité entre eux, de ne pas chercher à se juger indirec­
tement les uns les autres à travers leurs élèves. De plus, la réponse de la
Commission, quels que soient les pronostics les plus avisés des commissaires
et les précautions prises en conséquence par eux dans sa rédaction, par le
fait qu’elle survient pendant l’analyse du candidat introduit dans celle-ci des
effets généralement imprévisibles. Une réponse favorable tend à accentuer
l’idéalisation latente, chez l’analysant, de son psychanalyste, de sa société
psychanalytique et de la psychanalyse en général, et ce processus risque
d’échapper à la vigilance et à l’interprétation du didacticien pour peu qu’il
soit lui-même pris de son côté dans un processus analogue. Inversement, un
refus de la part de la Commission alimente l’automatisme de répétition et
réactivant la dépendance transférentielle à l’image d’une mère qui refuse à
son enfant la croissance et l’autonomie de ses désirs ; le corps constitué des
analystes vient alors littéralement donner corps à cette image dont le psy­
chanalyste didacticien a désormais le plus grand mal à faire saisir à l’inté­
ressé le caractère fantasmatique. Ainsi l’enchevêtrement du contrat avec
l’analyste et du contrat avec l’institut déplace la loi incarnée par l’institution
du côté du désir (de devenir analyste) ou déplace le désir (supposé de la
mère toute-puissante et destructrice) du côté de la loi. L’analyse, chez le
candidat, du conflit du désir et de la loi comme constitutif du conflit psy­
chique, de l’organisation œdipienne et de la possibilité même de désirer, s’en
trouve biaisée.
La quatrième et dernière cause d’évolution réside dans l’avancement du
savoir psychanalytique. Freud a inventé, entre 1895 et 1900, une science
nouvelle qu’il n’a cessé d’accroître jusqu’à sa mort en 1939. Ses premiers
disciples y ont contribué dès les années 1910 par leurs apports. Ses succes­
seurs ont, de son vivant et après sa disparition, continué de découvrir
102 Fantasme et formation

toujours plus. Ainsi, une école anglaise issue de Melanie Klein ne cesse
de faire progresser l’étude des premiers mois de l’existence et des processus
psychiques archaïques ; les notions d’illusion (Winnicott), de défaut fonda­
mental (Balint), de contenant (Bion), de sein-toilettes (Meltzer) constituent
des acquisitions récentes dont l’adoption se répand rapidement. Or, en contra­
diction avec ces faits, la représentation du savoir psychanalytique la plus
répandue chez les candidats n’est pas celle d’un dynamisme créateur cons­
tant et continu. Pour eux, la fécondité serait tarie et la psychanalyse se
trouverait définitivement constituée ; système clos, cohérent, dogmatique, où
il n’y aurait plus rien à découvrir ; en un mot, une idéologie. Se former,
c’est-à-dire trouver par eux-mêmes un certain nombre de vérités importantes,
et les intégrer à leur être, leur devient difficile. Les vérités psychanalytiques
leur sont intellectuellement connues d’avance. La fraîcheur de l’expérience
intérieure telle que quelqu’un de non-sophistiqué pourrait la faire leur
devient inaccessible. Ils vivent cette expérience selon une fantasmatique de
l’encombrement : tout est comblé, fermé et ils se sentent étouffés. Les
programmes souvent encyclopédiques des Instituts de formation psychanaly­
tique renforcent cette tendance à substituer un apprentissage de type
scolaire à une formation personnelle. Pour la génération actuelle des candi­
dats, les psychanalystes des générations antérieures étaient des géants en
comparaison desquels ils s’éprouvent comme des petits derniers. Jamais
ils ne dépasseront ni n’égaleront leurs ancêtres ; ils n’arriveront même pas à
apprendre tout ce que ceux-ci savaient. La position œdipienne est bien ici
celle non plus d’un noyau créateur mais d’un complexe névrotique inhibi­
teur : nous, la jeune génération, nous sommes impuissants par comparaison
à vous, les géniteurs, les fondateurs, les inventeurs ; il ne nous reste plus
qu’à être des contestataires gratuits ou des répétiteurs conformes. Quand
des aînés se sont comportés en héros, c’est-à-dire quand ils ont affronté avec
succès le monstre maternel (ici, l’inconscient) et fondé une société, il ne
reste plus aux cadets, pour se valoriser aux yeux de la mère, qu’à être
leurs chantres ou des hérétiques.
Ainsi, à l’heure actuelle, le projet de devenir psychanalyste se situe, pour
résumer les quatre points que nous venons de passer en revue, dans un
contexte de pression sociale positive, de pseudo-œdipification de la relation
analytique, de codification de l’apprentissage et d’expérience de la cas­
tration imaginaire dans le domaine du savoir. Aussi la fantasmatique
inconsciente de beaucoup de candidats à la formation psychanalytique les
apparente-t-il plus à Pisistrate qu’à Œdipe. Celui-ci, subordonnant le poli­
tique au sexuel, n’avait pris le pouvoir que pour trouver le bonheur de
s’unir, sans le savoir, à sa mère. Celui-là, très au courant des légendes et
des rites concernant l’accès à la royauté, s’était, avant de prendre le
pouvoir, délibérément uni à sa mère et l’avait publié afin de rendre plus
crédible, par sa bonne fortune sexuelle, son dessein politique. Là réside le
passage de la tragédie à la stratégie. Devenir psychanalyste de nos jours
Fantasmatique de la formation psychanalytique 103

est pour beaucoup la réalisation d’un rêve de pouvoir. Pouvoir sur soi-
même, par la maîtrise espérée de l’angoisse et des pulsions. Pouvoir sur les
patients, qui le feront dépositaire de leur vulnérabilité et dont le transfert
sur lui l’assurera d’un règne silencieux sur eux. Accueillir les autres parce
qu’ils sont faibles, souffrants et aveugles sur eux-mêmes, c’est s’assurer
d’une position de force. Leur infliger la frustration, c’est d’une certaine
façon s’en affranchir pour soi-même. La stratégie consiste ici à mettre la
connaissance de l’inconscient et en quelque sorte sa capture au service de
fins personnelles. Fins perverses pour les uns, fusionnelles pour d’autres ;
pour les derniers enfin, quête d’un métier réparateur de leur défaut fonda­
mental. Un dénominateur commun à tous ces buts : ressusciter, sous cou­
vert d’une démarche œdipienne, la relation duelle au sein que le nourris­
son, démuni et prématuré, fantasme, à la mesure inverse de sa détresse,
tout-puissant. D’où l’utopie de l’auto-formation, si à la mode de nos
jours dans certaines sphères psychanalytiques : se faire soi-même, sans
référence à un tiers, c’est réaliser l’identification primaire à une génitrice
concevant ses enfants par parthénogenèse. D’où le primat accordé dans
la pensée à la catégorie de totalité, tentative implicite d’échapper à l’an­
goisse de la castration imaginaire et qui pourrait s’énoncer comme suit :
mon corps est un tout intact ; de plus il forme avec le corps de ma mère un
tout indivis.

4. La fantasmatique actuelle est celle de la mère idéale


La puissance ainsi recherchée dans la psychanalyse est de type non plus
paternel mais maternel. A cela concourent plusieurs raisons. Un père,
c’est un auteur, un fondateur. Cette fonction a été remplie originellement
par Sigmund Freud et partagée et prolongée par ses premiers disciples.
Jones a fondé la psychanalyse en Amérique du Nord puis en Angleterre ;
Abraham en Allemagne ; Ferenczi en Hongrie ; de Saussure en Suisse, etc.
Puis est venu le moment où il n’y a plus eu grand chose à fonder, où les
psychanalystes sont devenus des héritiers, où l’idée de surpasser le père ne
venait plus à personne en raison de sa ridicule énormité, en raison aussi
des châtiments encourus par ceux qui s’y étaient risqués (ostracisme pour
Adler, Stekel, Jung, menace d’ostracisme pour Ferenczi, suicide psychotique
pour Tausk, mort délirante pour Otto Rank et Wilhelm Reich). Les femmes
ont alors fait leur introduction dans l’histoire de la psychanalyse (Lou An­
dréas Salomé la première) et, avec le déclin de l’imago paternelle, des figures
maternelles sont apparues dominantes. La Société britannique de psychana­
lyse s’est trouvée divisée entre deux écoles, celle d’Anna Freud, celle de
Melanie Klein. En France Marie Bonaparte, en Argentine Joan Pichon-
Rivière, en Hollande Jeanne Lampl-de-Groot ont joué un rôle central.
Aux Etats-Unis une trinité masculine — Hartmann, Kris, Loewenstein —
104 Fantasme et formation

a obtenu un succès provisoire en opposant à cette montée du matriarcat


le barrage de Vego-psychology, théorie en quelque sorte virile, qui affirme
la maîtrise du moi, doté d’une sphère autonome non-conflictuelle —
principe mâle —, sur l’inconscient — mystère féminin. En France Jacques
Lacan a obtenu un succès provisoire pour des raisons inverses. En tant
que penseur, il affirme le primat du symbolique, l’assomption du nom cTu
Père. Mais quand il se donne en représentation à ses élèves, il incarne pour
eux le personnage de la déesse-mère des mystères d’Eleusis. L’invitation
sans cesse réitérée par lui de venir à son séminaire sous-entend la promesse
d’y voir ce que nul psychanalyste n’avait encore jamais vu, le phallus de la
mère dans son éclat, dans sa puissance et dans sa gloire.
On voit mieux quelle est la sollicitation fantasmatique des élèves quand
ils s’adressent à des psychanalystes didacticiens, en principe pour leur for­
mation, en fait pour s’autoriser d’eux à donner corps à leurs rêves de
pouvoir, quitte à contester à l’occasion que ce pouvoir doive être tenu de
quelqu’un d’autre que de soi-même. Mais on commence également d’entre­
voir que cette fantasmatique n’est pas le propre des seuls élèves. Comment
se situent, par rapport à cette évolution générale, ceux qu’il conviendrait
d’appeler les maîtres des novices ?
Les uns ont une réaction défensive œdipienne : Laïos qui se méfient de
l’ambition future de leurs fils et s’arrangent pour les laisser exposés ou les
rendre boiteux (c/. par exemple la difficulté où se trouvent les élèves de
prendre la parole dans le climat autoglorificateur ou mortifère des assem­
blées de psychanalystes) ; Ouranos célestes qui préfèrent maintenir à l’état
embryonnaire, dans le ventre de la psychanalyse maternelle, les enfants
monstres qu’ils refusent d’engendrer et les condamnent à des efforts et à
des révoltes vaines de titans pour en sortir (cf. par exemple l’allongement
constant de la durée de la formation psychanalytique). Le processus ana­
lytique se trouve ainsi, à l’instar du complexe d’Œdipe des parents envers
les enfants, retourné. Jusque-là il était admis que les patients revivaient
dans le transfert leurs conflits œdipiens ; le psychanalyste, homme sinon
sans qualités, du moins sans pouvoir, interprétait. L’inverse tend maintenant
à se produire avec les psychanalyses dites de formation et où des didacti­
ciens en viennent à déployer leur complexe d’Œdipe sur leurs élèves
parce que ceux-ci sont en quête de qualités propres à les assurer d’un
pouvoir. Réaction qui peut s’accompagner chez ces mêmes didacticiens
d’une seconde tout aussi contraire. « Suivez-moi, et je vous mènerai au
bout du monde » ai-je entendu dire par l’un d’eux au soir d’une de ces
scissions qui parsèment la vie des sociétés psychanalytiques...
Dégageons-nous de l’anecdote, même significative, pour essayer de nous
approcher de l’essentiel. Pour de nombreux psychanalystes, qu’ils soient
en formation, en exercice ou chargés de former les élèves, la psychanalyse
tend à devenir un idéal, au sens strictement psychanalytique du terme,
c’est-à-dire l’objet d’un processus d’idéalisation, la psychanalyse « pure >
Fantasmatique de la formation psychanalytique 105

plus précisément. Par cette expression, ils entendent dévaloriser la psycha­


nalyse « appliquée > à l’art, à la société, à la culture, aux sciences, c’est-à-
dire à un sujet autre qu’un patient allongé. Ils entendent également condam­
ner tout partage de la profession avec une autre activité, fût-elle médicale,
éducative, psychologique ou d’hygiène mentale. La vie dévote en psychana­
lyse a, selon ce nouvel idéal, à être consacrée par le praticien à ses
malades, et, s’il est un maître, à ses élèves et à ses lecteurs. L’exercice
d’une fonction hospitalière ou universitaire, la pratique des psychothérapies
et des méthodes de formation par le groupe sont, à l’exception qui n’est
pas toujours admise de la psychothérapie institutionnelle, suspectes d’un
besoin d’éviter l’inconscient, d’un surmoi rigide poussant à l’adaptation
sociale, d’une compulsion mal analysée à soigner ou à enseigner.
Non que ces critiques ne contiennent pas une part de vérité. Mais leur
parti pris systématique méconnaît la difficulté du psychanalyste d’être plei­
nement présent à ses patients au-delà d’un certain nombre et plus que
quelques heures par jour ; elle méconnaît aussi la grande diversité des
solutions individuelles qui peuvent être apportées à cette difficulté en
fonction de l’économie psychique de chacun. L’observance de l’abstinence
nécessaire dans la situation analytique requiert une contrepartie de mise en
acte des pulsions ailleurs. Trop distribuée au-dehors, l’énergie pulsionnelle
du psychanalyste affadit sa pratique. Mais si elle ne l’est pas assez, elle a
tendance à surinvestir la sphère psychanalytique, au risque d’y pervertir la
pensée et parfois l’action. Mieux vaut satisfaire à l’extérieur le besoin de
fuir l’inconscient, par exemple en fonctionnant au niveau du moi et du
processus secondaire dans une institution, qu’en multipliant à l’excès le
nombre de ses patients et en raccourcissant notablement la durée de leurs
séances, ceci afin de n’accorder à aucun une attention vraiment soutenue,
ou qu’en allongeant interminablement les cures par défaut d’interprétation,
c’est-à-dire en se défendant par le silence contre l’inconscient dans la
situation psychanalytique même.
L’idéal de la psychanalyse pure nous apparaît être le déplacement d’une
théorie sexuelle infantile. La mère — ici la psychanalyse — est vécue à
la fois comme toute-puissante et comme vierge immaculée et féconde. La
possession de la psychanalyse — pour les uns celle de la théorie, pour
d’autres celle de la clinique — devient la source principale de satisfaction
narcissique. La vie des sociétés de psychanalyse s’en trouve stérilisée,
transformée qu’elle est par ceux qui y parlent en une exhibition de leur
phallus psychanalytique supposé ou en champ clos privilégié pour l’admi­
nistration aux rivaux de la blessure narcissique. L’une et l’autre attitudes
s’adressent bien à l’imago maternelle : lui montrer qu’on est bien ce pénis que
son désir a pour objet ; détruire les autres enfants en tant que pénis virtuels
concurrents et les transformer en enfants-caca. Je parle de ces plaisirs en
connaissance de cause pour m’y être abandonné moi-même à l’occasion, avec
le sentiment d’être alors pris dans les rets d’une fantasmatique commune.
106 Fantasme et formation

Cette croyance — qui est croyance en le pénis de la mère — entraîne


bien d’autres conséquences. L’analyse personnelle est une pièce nécessaire
à la formation psychanalytique. Avec cette croyance, elle devient suffi­
sante et l’intéressé n’a besoin de rien d’autre que de l’avoir entreprise pour
s’instaurer psychanalyste. Les contrôles, les séminaires deviennent des pièces
annexes et négligeables, sauf comme lieux d’une liturgie destinée à entretenir
la croyance. Erreur dont mon expérience des contrôles me donne l’occasion
multiple de mesurer la gravité : l’attention flottante du psychanalyste relève
d’une disposition intérieure très différente de celle qui consiste chez le
patient à se laisser impliquer dans des associations en apparence libres.
On ne peut fonctionner en psychanalyste sans préserver sa liberté intérieure,
et du coup la distance nécessaire pour comprendre par rapport à l’incon­
scient — celui du patient, le sien, l’impact du premier sur le second —,
tandis que se soumettre à l’analyse requiert au contraire de s’abandonner
de plus en plus au déterminisme inconscient. Le changement de position
requiert un retournement d’attitude qui n’est rendu possible que par un
avancement suffisant de l’analyse personnelle de l’élève-analyste mais qui
constitue un dégagement par rapport à la triple dépendance où son analyse
le met par rapport au processus primaire, par rapport au transfert et par
rapport à l’identification imaginaire, narcissique et spéculaire, à son propre
analyste.

5. Idéalisation de la relation duelle, désir de toute-puissance,


désir d’omniscience, désir de destruction
L’idéalisation de la psychanalyse a préparé la voie à l’ambition théra­
peutique qui s’est répandue comme une traînée de poudre depuis 1968
chez les étudiants de psychiatrie et de psychologie. Le but unique de leurs
études, seul valable et seul valorisé, est de devenir psychothérapeute,
c’est-à-dire selon eux de comprendre le malade par un contact direct, sans
médiation d’aucune technique — que ce soit pour le diagnostic, celle des
tests, de l’entretien, d’une observation systématisée du comportement ;
que ce soient, pour le traitement, les techniques chimiothérapiques ou réédu­
catives —, ce contact empathique aboutissant à une sorte de partici­
pation syncrétique et fusionnelle à ses problèmes, à ses processus psychiques,
à sa vie affective. La notion de relation duelle fait dans cette perspective
l’objet d’une confusion significative1. Elle tend actuellement à être utilisée
pour connoter toute situation à deux (un psychothérapeute, un patient)

1. Notons au passage qu’elle est absente du Vocabulaire de la psychanalyse. Peu de ceux


qui l’utilisent savent qu’elle a été introduite sous l’expression d’unité duelle ou de relation en
unité duelle (Doppeleinheit, Dualunion, Dualverhaltnis) par un psychanalyste de l’école hon­
groise, Imre Hermann, vers les années 1930, (cf. la Préface de N. Abraham à la trad. fr. de
ses écrits, 1973). Un large emploi en a été fait dans les travaux ethnologiques de G. Rôheim
et dans la théorie pulsionnelle du test de Szondi.
Fantasmatique de la formation psychanalytique 107

alors qu’elle désigne, au sens strictement psychanalytique, non pas un


dispositif matériel mais la relation symbiotique du nourrisson à sa mère,
relation antérieure à l’entrée dans le complexe d’Œdipe précoce et dans
l’organisation symbolique. Cette confusion en laisse deviner long sur la fan­
tasmatique de la toute-puissance narcissique sous-jacente à la motivation
du futur psychiatre ou du futur psychologue.
La situation à deux n’a d’ailleurs pas le privilège d’être le seul dispositif
susceptible d’une réalisation imaginaire de la relation duelle. Certaines
formes de l’anti-psychiatrie, qui abolissent la distinction entre soignants et
soignés, qui nient les différences spécifiques entre la névrose et la psychose,
qui instaurent une vaste communion émotionnelle et fantasmatique des
médecins, des auxiliaires médicaux, des infirmiers et des malades de toutes
catégories, tendent à faire partager à toute une collectivité cette même
relation duelle.
On voit mieux pourquoi l'idéal de la psychanalyse pure réclame du
psychanalyste de renoncer pour lui au pouvoir du père non seulement
dans la pratique de ses cures, ce qui est une exigence éthique essentielle,
mais en n’exerçant aucune responsabilité dans des institutions profession­
nelles et sociales. C’est pour le laisser se satisfaire en silence du pouvoir
secret que le transfert lui donne : pouvoir de la mère sur le pénis captivé du
père, sur les fœtus en gestation, sur les nourrissons pendus à son sein ou
à son regard, à son sourire ou à sa colère. L’identification narcissique à la
toute-puissance du sein idéal constitue un moyen de défense contre les
angoisses de perte de l’identité et de morcellement éveillées par la situation
psychanalytique. En imaginant et en croyant le psychanalyste tout-puissant,
l’élève en psychanalyse retire en effet un avantage, celui de participer par
identification à cette toute-puissance absolue. Le même phénomène se
produit dans les psychanalyses purement thérapeutiques, où il n’est pas
rare que le désir de devenir psychanalyste survienne au patient quand il a
besoin de se défendre narcissiquement contre la régression et la mise en
question de son unité moïque.
Le désir de devenir psychanalyste véhicule un autre trait de la relation
duelle : la domination sado-masochiste de la mère sur l’enfant. Le psycha­
nalyste laisse le patient apparemment libre de ses désirs ; mais il sait que
ces désirs se porteront sur lui et qu’alors il refusera d’y répondre. Dès
le départ, l’élève en analyse didactique le sait et il attribue à l’analyste,
sous forme inversée, la jouissance qu’il cherchait pour lui-même, celle
d’être le centre d’intérêt exclusif de l’autre, celle d’imposer la satisfaction
de ses désirs à l’autre en lui retirant le droit d’avoir des désirs propres.
Cet idéal de jouissance sadique n’est pas toujours supposé à tort chez le
psychanalyste, ce qui ne fait que renforcer l’idéal de jouissance masochiste
du patient ou de l’élève. Le double idéal complémentaire et partagé trans­
paraît fréquemment dans les propos des uns et des autres tenus en privés,
voire dans leurs communications scientifiques, et contribue à maintenir un
108 Fantasme et formation

climat de type « concentrationnaire » dans la vie des sociétés psychana­


lytiques.
Devenir psychanalyste n’est pas seulement devenir tout-puissant ; c’est
acquérir aussi un autre attribut traditionnel de la divinité, l’omniscience.
Le psychanalyste est supposé en savoir plus sur le sujet que le sujet lui-même
n’en sait. Le savoir sur un secteur de la réalité est de type paternel. Le savoir
absolu sur un individu singulier est de type maternel : connaître l’inconscient
comme la mère est censée comprendre ses petits intuitivement, en s’offrant
à leurs désirs, en lisant directement dans leurs pensées.
Généralement ceux des patients qui, dans leur analyse didactique, met­
tent durablement leur analyste en position d’idéal du moi sont les mêmes
qui, dans leurs cures d’analystes débutants, cherchent à montrer à leurs
patients qu’ils comprennent tout — et à montrer en même temps à leur
didacticien combien ils savent tirer profit de ce que celui-ci leur enseigne :
ils sont portés à interpréter tout processus inconscient dès qu’il apparaît,
par exemple le transfert négatif ou le désir homosexuel, ce qui est d’ailleurs
le meilleur moyen de les tuer dans l’œuf.
J’ai observé cette réaction aussi bien dans certaines de mes analyses
didactiques qu’à l’occasion des contrôles. Le lien entre les deux faits est
logique : si la puissance du psychanalyste consiste non pas à faire mais à
savoir, et à savoir non pas en général dans un domaine donné, mais en
particulier sur un sujet humain concret, la pratique de la psychanalyse con­
siste essentiellement dans la démonstration de ce savoir par l’analyste et
dans sa reconnaissance et son assimilation par le patient. Le critère, souvent
cité comme le terme de la formation psychanalytique — l’identification de
l’élève à son didacticien — connaît dans cette perspective un grand succès,
fût-il de scandale, parce qu’il prête à confusion. Ne serait-ce que pour être
dénoncé, il est en effet souvent entendu dans un sens altéré par la fantas­
matique sous-jacente de la toute-puissance — on deviendrait analyste en
remplaçant son Idéal du moi par une identification primaire à son psycha­
nalyste, sur le modèle du processus décrit par Freud dans les foules où les
membres remplaçant leur Idéal du moi individuel par le chef commun —,
alors qu’il signifie évidemment tout autre chose, à savoir que l’identification
secondaire à son analyste en tant qu’il a écouté et interprété rend possible
le fonctionnement chez l’élève, au cours de sa pratique professionnelle
ou à l’occasion des difficultés ultérieures de l’existence, d’un Moi auto-
analysant son contre-transfert, ses inhibitions, son angoisse, et les infiltrations
du fantasme dans sa pensée, sa conduite et son corps. Ce Moi auto-analysant
n’arrive d’ailleurs pas toujours à fonctionner de lui-même et un dialogue
personnel avec un confrère ou avec un intime peut constituer une condition
nécessaire à son rétablissement.
L’identification projective du psychanalyste en devenir à la mère toute-
puissante dans la fécondité peut aussi l’être à la mère toute-puissante dans
la destruction. Cette fantasmatique sadique-orale, que Freud avait entrevue,
Fantasmatique de la formation psychanalytique 109

nous est bien connue grâce aux découvertes d’Abraham et de Melanie


Klein. Le sein nourricier peut devenir dévorateur non seulement parce que le
nourrisson projette sur lui la seule forme d’agressivité dont il ait l’expérience,
mais parce que les mères sont souvent des Médée en puissance, souhaitant
la mort de leurs enfants plutôt que de les voir grandir et leur échapper.
Ou encore si la mère n’est ni bonne ni mauvaise, elle apparaît indifférente
au destin de ses nombreux petits qu’en elle elle porte indéfiniment sans les
mettre vraiment au monde et laisse s’entre-dévorer. Beaucoup de candidats
aiment la psychanalyse comme une mère qui à la fois les nourrit et les
détruit. Ils en redoutent l’exercice, car, si la psychanalyse est aussi puissante
qu’ils le désirent, si elle peut les rendre tout-puissants à leur tour sur leurs
patients sans défense à venir, ils risqueront d’en faire un usage mortifère.
Zazie à qui on demandait pourquoi elle voulait être institutrice répondait :
« pour faire chier les mômes » (Queneau, 1959, p. 29). J’ai souvent observé
une réaction analogue dans des premiers contrôles ou dans des analyses
didactiques, lorsque des élèves commencent à prendre des cas. Ils sont
distants avec leurs patients, rigides et formalistes dans l’observance des
règles et des conventions, intransigeants dans le silence, rejetants à l’égard
de toute demande d’explication ou d’aménagement des horaires. Ils jus­
tifient ce masque d’insensibilité par la nécessité de la frustration dans
l’intérêt même de la cure : la psychanalyse est faite, disent-ils en répétant
une formule célèbre d’un Père de l’Eglise, pour apporter non pas un
sentiment qui console, mais une vérité qui guérit. Des deux attitudes
également requises du psychanalyste, la neutralité et la bienveillance,
ils privilégient la première au détriment de la seconde. Ne pas répondre
à la demande est une règle de conduite dont ils ne se départissent
jamais. Ils dénoncent les psychothérapeutes non-analystes qui « veulent
le bien » de leurs patients. Ils citent volontiers Freud : la seule tâche
à accomplir, c’est d’analyser ; la guérison sera donnée de surcroît ; mais
ils oublient que, pour pouvoir analyser, il faut que ce que le patient
est amené à éprouver dans l’analyse lui demeure de quelque façon com­
préhensible, si ce n’est sur le champ, du moins après coup. Par exem­
ple l’angoisse, si elle n’est pas, en début de cure, maintenue en deçà
d’un certain niveau, rend impossible l’amorce d’un travail analytique ; tôt
ou tard, le patient aura à être exposé, au prix d’une grande souffrance et
d’un grand désarroi, au noyau de celle-ci, mais ceci s’effectue progressi­
vement, et des interventions plus psychothérapiques que psychanalytiques
peuvent être utiles à titre transitoire pour établir l’alliance thérapeutique
entre le ça du patient et le Moi de l’analyste et pour instaurer chez l’analysé
l’indispensable confiance dans le processus analytique. Plonger le plus vite
possible le patient dans la détresse maximale, le mettre brutalement en face
de ses problèmes en lui refusant toute explication même superficielle et
préliminaire sur ce qui passe en lui, penser qu’il a à se tirer d’affaire par
lui-même, qu’on n’a pas à se soucier de lui en donner les moyens, qu’il
110 Fantasme et formation

suffit qu’on l’écoute, tout cela traduit chez le débutant la tentation de la


toute-puissance destructrice. C’est aussi une parade : plutôt que d’être
soi-même, dans l’analyse didactique, un patient exposé comme Œdipe nou­
veau-né, par le désir infanticide supposé de ses parents, aux intempéries et
aux bêtes sauvages, on aime mieux, dans les cures que l’on se hâte de
mener, déposer quelqu’un d’autre sur ce lieu qui dans la légende s’appelait
le Cithéron et intervertir avec lui la place où l’angoisse de castration produit
sa marque. Ici l’identification spéculaire au patient des premières cures,
contrôlées ou non, (« c’est lui qui est châtré, ce n’est pas moi ») complète
l’identification narcissique de l’élève-analyste à son didacticien (« parce
que la psychanalyse l’a rendu tout-puissant, j’aurai cette même toute-
puissance en partage »).

6. Résistance narcissique et projection des théories sexuelles


infantiles sur P institution psychanalytique : deux obser­
vations
La crise actuelle de la formation psychanalytique et des sociétés de
psychanalyse est souvent expliquée par une double projection : la projection
de l’institution psychanalytique dans les analyses didactiques, ce qui alté­
rerait leur portée ; la projection de l’inanalysé des psychanalystes sur leurs
collègues, leurs élèves et leurs institutions, ce qui paralyserait le fonctionne­
ment de celles-ci et détériorerait les relations entre ceux-là. Outre qu’on
pourrait se demander si ce ne sont pas là des phénomènes communs à tous
les groupements humains, il conviendrait d’analyser ce qui se passe dans
ce second type de projection d’une façon aussi précise que nous avons
tenté de le faire pour le premier type.
Nous pouvons déjà procéder à une constatation cohérente avec ce qui
précède : si la psychanalyse idéale, celle qui est désirée par les élèves,
dérive d’un idéal narcissique de toute-puissance, la psychanalyse réelle,
c’est-à-dire la cure à laquelle ils ont à se soumettre, va mobiliser chez eux
au maximum la résistance narcissique. Freud, on le sait, voyait dans le
narcissisme humain la source de la résistance épistémologique par excellence,
celle de l’anthropomorphisme. Il montrait comment cette résistance narcis­
sique avait été successivement délogée de l’astronomie par la conception
héliocentrique, de la biologie par le transformisme et enfin de la psychologie
par la psychanalyse (Freud, S., 1925). Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée
là pour autant, car la ruse de l’inconscient est infinie. Les grandes méta­
phores du narcissisme (la terre, le plan des espèces, le Moi) ayant été
décryptées et leur principe même par Freud démonté, il ne restait plus à
la ruse qu’à changer de figure pour prendre, après sa mort, celle de la
métonymie. L’inconscient avait été repéré par le fondateur de la névrose,
dans l’éducation, dans l’œuvre d’art, dans le mythe. Ses successeurs avaient
Fantasmatique de la formation psychanalytique 111

étendu cette conquête savante à l’enfant, à la psychose, à la psychosoma­


tique, au groupe, à l’idéologie. Le repaire d’où l’inconscient cherche désor­
mais à éviter le repérage est celui des sociétés, des institutions, des pratiques
psychanalytiques mêmes. Métonymie, disons-nous : en effet, le contenu
inconscient envahit le métier qui avait cru le contenir ; les effets, ici ceux
du transfert, délogent les causes, en l’occurrence la neutralité bienveillante du
psychanalyste, désormais contestée, et sa fonction interprétante, jugée super­
flue et remplacée par une simple compréhension silencieuse. La résistance
narcissique et ce qui la sous-tend — l’identification primaire à la mère
idéale — est un processus déjà difficile à identifier dans les cures. Quand
il joue chez les psychanalystes eux-mêmes dans leurs relations à leurs
institutions, il leur apparaît là beaucoup plus ténébreux, déroutant, disruptif.
Le narcissisme fonde à la fois le sujet dans l’être et fonde chez lui la
défense. La formation ne doit pas retirer au sujet son appui vital mais elle
a à le dégager de réactions défensives, impulsives et excessives, héritées
des premiers temps de sa vie, où son immaturité, sa fragilité, sa détresse les
rendaient nécessaires (cf. Grunberger, B., 1971). Or nous voyons les contre-
investissements narcissiques échapper de plus en plus au travail psychana­
lytique dans les cures des élèves et nous voyons les psychanalystes déployer
dans la gestion de leurs institutions, dans leurs échanges scientifiques, des
résistances narcissiques aussi fortes, sinon plus, qu’en moyenne celle des
membres ordinaires dans des groupes quelconques. En contrepartie de cet
affaiblissement d’impact de la formation psychanalytique sur le narcissisme,
on assiste à l’essor des méthodes de formation par le groupe, parce que
le narcissisme des participants est assuré de s’y trouver mis en question,
mais de façon parfois si sauvage, quand les moniteurs sont dépourvus
d’expérience psychanalytique, que des décompensations risquent de s’y
produire.
La résistance narcissique n’est pas le seul résidu inanalysé opérant
dans la crise actuelle. Parmi les diverses productions de l’inconscient, il
en existe une autre dont la perlaboration est également vouée à rester
infinie et que la situation de formation réactive obstinément. Les théories
sexuelles infantiles, « oubliées » à la période de latence, remémorées dans
la cure, continuent d’être vivaces chez qui a été analysé, voire chez qui
est devenu analyste. Il se peut même que toute théorie adulte — scienti­
fique, philosophique, religieuse, psychiatrique —, tout en effectuant un
dégagement partiel par rapport aux théories infantiles, reste par certains
aspects une élaboration secondaire de telle ou telle d’entre elle. C’est
dans le domaine pédagogique que la chose est la plus nette. Toute
entreprise de formation d’adultes mobilise, sous peine de stérilité et
d’échec, chez le maître comme chez l’élève, des croyances en rapport avec
la séduction, l’initiation, la scène primitive, la différence des sexes, la
vie intra-utérine, c’est-à-dire une fantasmatique nourrie des fantasmes
originaires. Chaque génération, chaque école de psychanalystes, conçoivent
112 Fantasme et formation

la formation psychanalytique non seulement en fonction des données clini­


ques et des exigences techniques dont la maîtrise est requise par le métier,
mais aussi selon une fantasmatique dans laquelle ils trouvent un dénomi­
nateur commun à leurs croyances résiduelles. Deux preuves indirectes de
l’existence de cette fantasmatique sont fournies par le fait qu’aucun système
de formation des analystes n’a jamais pu être déduit de la théorie psychana­
lytique de l’appareil psychique et par cet autre fait que les désaccords
graves et les scissions dans les sociétés psychanalytiques ont toujours lieu
à propos des questions de formation : signes que quand il s’agit de mettre
en pratique la théorie, les fantasmes que la théorie n’avait que partiellement
expurgés en les élucidant font retour et prennent corps dans la vie des
sociétés et des instituts de psychanalyse.
Chaque génération, chaque école de psychanalystes traverse ainsi ses
périodes de latence et d’amnésie des théories infantiles pour entrer dans
une adolescence psychanalytique où se retrouvent les traits de toute crise
pubertaire. Les uns sont iconoclastes, récusant toute idée qu’ils tiendraient
de leurs prédécesseurs : les idées préconçues les gênent pour concevoir :
ils veulent engendrer par eux-mêmes, ce qui ne leur semble possible qu’en
ayant tué symboliquement leur ascendance. D’autres, ou les mêmes à un
autre moment, font leurs les théories adultes, ou présentées comme telles
par leurs parents et maîtres : à ceux-là une vue claire et cohérente de la
réalité — réalité externe, réalité psychique — est nécessaire pour affermir
le Moi et maîtriser les pulsions. Quelques-uns enfin assimilent les théories
qu’ils trouvent toutes faites, sans se battre contre elles, sans non plus y
adhérer complètement ; ils finissent par puiser dans leur fond personnel et
s’essaient, par la parole ou par l’écrit, à porter témoignage d’un processus
très ancien mais toujours présent en eux et dont ils ressentent de façon
très aiguë le rôle décisif qu’il a joué dans leur histoire infantile et qu’il
continue de remplir dans leur économie psychique actuelle, processus dont
ils voudraient que d’autres également aient sinon la disposition, du moins
la saisie. Parfois leur découverte suscite une nouvelle théorie, une nouvelle
école, une nouvelle conception officielle de la formation, auxquelles des
nouveaux venus opposeront les survivances de leurs croyances sexuelles
infantiles et l’histoire, qui n’est que variante indéfinie du fantasme,
recommence.
Voici deux exemples illustrant la projection d’une théorie sexuelle infantile
sur l’institution psychanalytique par des candidats à la formation psycha­
nalytique.
Irène est médecin. Après un certain temps d’exercice, elle s’est spécialisée
en psychiatrie, puis elle a entrepris la pratique de psychothérapies et, en
raison des contrecoups de cette pratique sur sa vie émotionnelle et ima­
ginative, elle entreprend avec moi une psychanalyse personnelle. Au bout
d’un certain temps où sa pratique professionnelle s’est trouvée améliorée et
élargie mais où les problèmes de sa vie sentimentale sont restés inchangés,
Fantasmatique de la formation psychanalytique 113

elle sollicite, de la société de psychanalyse à laquelle j’appartiens, son


admission comme élève et essuie un refus. Suit une très longue période de
dévalorisation, de dépression et d’accumulation d’échecs qu’elle provoque
inconsciemment dans son métier, dans ses relations sociales, dans sa vie
sexuelle. Elle vit la Commission qui a repoussé sa demande comme persé­
cutrice. Elle a perdu une bonne partie de sa confiance en moi ; elle est
persuadée que je ne l’ai exprès pas empêchée de faire cette démarche,
que je voulais qu’elle échoue et que j’ai dû m’associer à la décision négative
de la Commission. Elle est à plusieurs reprises sur le point d’interrompre
son analyse, qui devient difficile pour elle comme pour moi. Elle trans­
forme en psychanalyses allongées plusieurs psychothérapies qu’elle conduit,
provocation à laquelle je m’abstiens de répondre. Dans mon for intérieur,
je ne me sens plus neutre comme je l’avais été au début à l’égard de la
décision de la Commission. Je la ressens comme une intrusion extérieure
intempestive venue entraver le déroulement de cette analyse. Il est vrai
que la fuite en avant d’Irène dans la vie professionnelle et dans la pratique
psychothérapique est une fuite de ses problèmes sentimentaux et sexuels ;
il est non moins vrai que, si sa mère lui a toujours interdit une réussite
amoureuse, son père l’a toujours encouragée à une réussite scolaire et
intellectuelle, voie que la Commission maintenant lui barre. Au lieu que
l’interdit œdipien puisse être analysé là où il empêche Irène d’être heureuse,
il s’est trouvé étendu par l’institution psychanalytique au secteur de son
existence jusque-là stimulé sans culpabilité par l’attachement incestueux.
Ces réflexions m’amènent à proposer à Irène des interprétations explora­
toires concernant la relation fantasmatique qu’elle aurait projetée sur la
relation entre la Commission — reine-mère toute-puissante et rejetante —
et moi — époux morganatique bon et faible. Cette interprétation erronée,
expression de mon « contre-transfert » à l’égard de l’institution à laquelle
j’appartiens, produit une mutation d’attitude chez Irène car elle lui permet
de me dissocier de la décision de la Commission (à l’instar du mouvement
que j’avais moi-même accompli dans mon for intérieur), de me rendre mon
unique fonction d’analyste en ne m’attribuant plus celle de juge et de décou­
vrir par elle-même la croyance sexuelle infantile qu’elle a projetée sur la
réponse de la Commission. Elle avait souvent évoqué cette croyance, ali­
mentée par les confidences et les quérulances de sa mère, croyance selon
laquelle le père se serait servi de sa femme comme d’un objet sexuel
particulièrement satisfaisant (satisfaction d’ailleurs partagée) mais en la
méprisant et en l’humiliant dans les autres domaines ; il l’avait par exemple
obligée à cesser l’activité professionnelle où, jeune fille, elle avait fort bien
réussi, et il l’avait tenue à l’écart de son propre milieu familial et social
qu’il jugeait par trop supérieur à celui de sa femme. Irène comprend que
la Commission et moi avions indistinctement incarné pour elle l’imago de ce
père égoïste, assoiffé de son plaisir, cruel envers les siens, et qu’elle avait
adopté par rapport à cette imago la position, dont se plaignait habituellement
114 Fantasme et formation

sa mère, d’être dévalorisée et rejetée. Le refus de la Commission avait donc


mobilisé un fantasme de scène primitive sadique : la femme qui cède à
l’homme va s’en trouver blessée dans sa vie intellectuelle et sociale, si
ce n’est dans son corps ; le coït d’une certaine façon la tue. L’interdit
maternel de fréquenter les garçons (assorti à l’occasion de corrections phy­
siques) et une éducation religieuse avaient fait le reste. Les difficultés d’Irène
à réaliser sa féminité avaient suivi.
L’intervention décisive de ma part se trouve être la suivante : au cours
d’une séance où Irène affirme une fois de plus cette croyance sexuelle
infantile comme ayant été la réalité vraie de son enfance, je lui déclare
mon désaccord et j’affirme qu’il y a aussi en elle une autre image tout
aussi importante de ses parents, celle d’un couple tout à la joie de son
union sexuelle, joie qui avait entraîné leur mariage malgré leur diffé­
rence sociale et qui, persistant toute leur vie, avait maintenu la stabilité
de leur union malgré les disputes dues aux antagonismes de leurs carac­
tères et à la disparité de leurs milieux. A partir de là, Irène com­
mence un travail de dégagement par rapport à sa croyance infantile : elle
comprend sa position de tiers exclu de la scène primitive ; elle peut enfin
dire sa protestation vitale, qu’elle avait réprimée, contre la décision de la
Commission entendue par elle, chose qu’elle avait également réprimée,
comme l’obligeant à renoncer aux rapports sexuels avec l’homme qu’elle
aimait et qui la brimait — répétition du père humiliant et interdit — et
à aller chercher ailleurs un partenaire. Peu à peu un véritable renouveau
s’amorce chez Irène : elle envisage de renouveler son engagement envers
cet homme sur des bases nouvelles et, s’il ne répond pas de façon positive,
de le quitter ; elle rénove de la même façon son engagement dans la pratique
psychiatrique et psychothérapique ; elle peut enfin renouveler son engagement
dans sa cure et dans le travail psychanalytique qui y reprend.
Ce travail aurait-il pu s’effectuer plus vite et avec une moindre souffrance
pour Irène si le processus analytique ne s’était pas trouvé bloqué pendant
dix-huit mois par la réponse de la Commission ? Comment aurait fonctionné
la résistance du fantasme ? Dans quelle autre réalité celui-ci n’aurait-il pas
tenté de prendre corps ? On en est réduit là à des conjectures. Mais j’ai
d’autres exemples de cas où l’intervention de l’institution psychanalytique
dans le déroulement d’une psychanalyse qui n’est pas suffisamment avancée
s’est avérée fâcheuse dans la mesure où elle a pu offrir un support réel
à un fantasme personnel activé mais non encore élucidé par l’analyse.
Devenu réalité, une réalité psychanalytique extérieure, ce fantasme est
alors très difficilement identifiable par le sujet comme réalité inconsciente
intérieure, ainsi que par le psychanalyste pris lui-même dans le jeu de
son double rapport réel et fantasmatique à l’institution psychanalytique
dont il fait partie.
Il est d’autres cas où une réponse affirmative prématurée de la Com­
mission est tout aussi pesante car elle satisfait l’ambition psychanalytique du
Fantasmatique de la formation psychanalytique 115

candidat, l’encourage à faire l’économie de la dure élucidation de ses


fantasmes fondamentaux, quitte à dériver ceux-ci ultérieurement dans sa
relation à ses confrères, à ses patients, aux institutions psychanalytiques.
Voici là notre second exemple. Il s’agit d’un homme, Bernard, lui aussi
médecin et psychiatre, mais qui a sollicité et obtenu au préalable de la
Commission de sélection son admission à la formation psychanalytique.
Muni de cet avis, le candidat retient une place chez moi, part faire son
service militaire, revient marié, s’installe comme psychothérapeute et com­
mence son analyse « didactique ». Les premières années sont dominées par
la passivité. Le sujet se conduit non pas en patient mais en élève : son
but de plus en plus affirmé est d’être analyste, non de faire son analyse ;
si quelqu’un doit la faire, c’est moi, non lui ; à moi d’analyser puisque je
suis analyste ; quant à lui, il se contente d’être là. Si je me tais, il me
reproche mon silence qui le paralyse et qu’il ressent comme un refus de le
comprendre et de l’aider. Si j’explique, il déplore l’incapacité de mes inter­
prétations à changer quoi que ce soit en lui. Quand il ne se plaint pas de
moi, il se plaint de ses collègues de travail, de sa femme avec laquelle les
heurts de caractères se multiplient, d’autres femmes avec lesquelles il tente
d’avoir des relations. Le sens latent de ce discours n’est mis à jour que
très progressivement et c’est par petites touches, au fil des années, que le
sujet arrive à dire d’abord : « l’analyste, par son attitude, en refusant de
se départir de sa neutralité frustrante et d’assouplir ses exigences et ses
règles, me rend incapable de faire mon analyse » ; puis : « les autres
me rendent épisodiquement impuissant dans mon travail ou dans ma vie
de tous les jours » ; enfin : « j’ai peur d’être impuissant devant les femmes
et j’espace les relations avec elles pour cette raison ». En même temps
s’éclaire l’ambition psychanalytique du sujet : je ne suis pas impuissant
puisque je suis (ou que je vais être) psychanalyste. La psychanalyse est
désirée comme un rempart sûr contre une angoisse importante de castration,
sûr puisque la psychanalyse, en mettant en évidence chez les autres leur
castration, cesse de les rendre redoutables, importante parce que cette
angoisse est non seulement sexuellement œdipienne mais vitale et résulte
d’une perte grave de la mère. Chez ce sujet, la théorie sexuelle infantile
décisive s’était constituée à l’occasion d’une intervention chirurgicale rela­
tivement précoce : en se réveillant, il avait vu le visage de sa mère penchée
sur lui et il avait pensé : « il est maintenant trop tard, son sourire a perdu
sa valeur, elle m’a livré sans défense à mon père qui a fouillé et coupé
dans mon corps (le père avait en fait assisté à l’opération) ; c’est au début
qu’elle aurait dû être présente ; et non quand tout est fini ; je ne l’aime plus ;
elle est perdue pour moi. » Ses pensées avaient été en fait beaucoup plus
confuses ; seul le « trop tard » avait alors consciemment émergé. L’ensemble
des pensées est reconstitué à la lumière du transfert, à la suite d’un rappro­
chement que j’effectue entre cette scène évoquée par lui plusieurs fois
sans accompagnement d’aucune association, et le sentiment que dans son
116 Fantasme et formation

analyse, quand j’intervenais, « je me penchais toujours trop tard » sur


lui, que j’avais laissé se produire « un mal irréparable » et que ma présence
« l’anesthésiait ». Sa demande à l’institut de formation de l’Association
psychanalytique avait inconsciemment sollicité la garantie que cette scène ne
se répéterait plus et qu’il trouverait dans la psychanalyse une mère cons­
tamment présente et protectrice. Evidemment, l’intervention (notons que
le même mot lui servait à désigner mes interprétations et les actes chirurgi­
caux) avait été le traumatisme à l’occasion duquel il avait cristallisé les
frustrations antérieures en rapport avec l’image maternelle : son sevrage
par sa nourrice et la naissance d’une sœur. Etre psychanalyste, c’était faire
que n’ait pas eu lieu cette opération qui l’avait marqué dans une partie non
indifférente de son corps et à partir de laquelle il s’était senti réduit à l’im­
puissance par son père et abandonné d’une mère désormais interdite. La
réponse favorable de la Commission, élément réel, le garantissait ainsi de
la castration imaginaire, mais vécue à l’occasion d’une opération réelle et
depuis rétroactivement annulée. Ainsi l’institution psychanalytique le prému­
nissait fantasmatiquement contre le risque d’une réactivation, dans son
analyse personnelle, de l’angoisse de castration. D’où la nécessité pour lui
que cette analyse soit didactique et non curative. D’où de sa part une
longue résistance, qu’il ne fut pas facile d’identifier à la fois parce
qu’elle restait secrète et parce qu’elle mettait en question mon statut dans
l’institution : il faisait sans cesse en son for intérieur appel devant la com­
mission de ma manière de conduire son analyse (il avait même imaginé une
fois un procès où sur sa requête mes pairs me jugeraient), car l’institution
le protégeait là où ma conduite le menaçait : un long état dépressif fut le
prix qu’il eut à payer pour questionner son désir d’être analyste (ce
qu’il exprima par une comparaison tirée d’un ouvrage Le Zen dans la
pratique du tir à l’arc : c’est lorsqu’on renonce au but et qu’on se concentre
seulement sur les mouvements à faire qu’on a le plus de chance d’atteindre
le centre de la cible), pour vivre en partie son analyse comme une cure, mon
rôle comme thérapeutique, pour entrevoir le fantasme organisateur de sa pas­
sivité, de sa revendication et de son besoin d’attachement (sa mère à qui la
cicatrice de son opération aurait physiquement répugné, serait devenue reje­
tante, à son égard), pour entrevoir enfin son propre désir de persécuter et
de détruire.
Ces deux exemples montrent l’intrication, chez l’élève-analyste, de la
fantasmatique collective relative à la formation psychanalytique et du fan­
tasme personnel organisateur de son individualité et de sa névrose. Ils illus­
trent aussi la nécessité d’un travail psychanalytique particulier d’inter­
prétation, de la part du didacticien et de la part de l’analysant, concernant
les relations fantasmatiques vécues en raison de cette intrication, entre l’élève,
le didacticien et l’institution.
Fantasmatique de la formation psychanalytique 117

7. Le désir d’éternité
Il est nécessaire d’étudier encore un autre trait de cette fantasmatique
collective. Nous avons déjà mis en évidence la recherche imaginaire de la
toute-puissance et celle de l’omniscience. Il s’agit maintenant du troisième
attribut divin (le fond de l’illusion formative n’est-il pas l’espoir de devenir
semblable aux dieux : Sicut dii eritis ?) : l’immortalité. La formation psycha­
nalytique, comme toute formation, répond à un besoin de défense et de
protection contre la mort.
Devenir psychanalyste, c’est, dans la fantasmatique de beaucoup de
candidats, être immortel. Ils sont mus par la logique inconsciente suivante :
celui qui opère le changement chez les autres et qui a dû lui-même changer
pour devenir psychanalyste, celui-là désormais échappe à l’exigence et au
danger d’une réforme intérieure : « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le
change... ». On retrouve là une vieille conception aristotélicienne : le chan­
gement est une des formes par lesquelles se manifeste la corruption propre
aux choses d’ici-bas ; seul ce qui est immuable est céleste et éternel ; comme
le dieu d’Aristote, le psychanalyste serait ce premier moteur immobile qui
communique le mouvement aux autres êtres existants que d’ailleurs il n’a
pas créés. Le psychanalyste didacticien plus exactement, car cette fantas­
matique reprend à son compte la croyance traditionnelle en une hiérarchie
des êtres, sur laquelle les philosophies et les religions ont brodé d’innom­
brables variantes : l’inconscient est le nouveau dieu tout-puissant, omniscient
et immortel dont Freud a été le prophète, dont les didacticiens sont la
réincarnation, dont les psychanalystes ordinaires sont les simples prêtres et
les élèves les novices. Au contact du didacticien et comme par osmose,
ceux-ci espèrent acquérir de celui-là l’invulnérabilité suprême qu’ils lui
attribuent ; parfois même, pour être plus sûrs de cette invulnérabilité, ils
n’ont de cesse qu’ils ne soient devenus à leur tour didacticiens. A ce
moment-là, le cercle de l’ambition psychanalytique se referme et le nouveau
didacticien, qu’il soit élu par ses pairs ou qu’allant droit au but il s’instaure
lui-même, a besoin d’un renouvellement ou d’un accroissement constant de
ses élèves pour tenir de leur croyance en lui la preuve de sa propre
immortalité.
Avoir des enfants, fonder une institution, produire une œuvre, tels sont
les modes habituels par lesquels l’être humain satisfait le besoin de s’assurer
d’une survie et trouve du coup des raisons actives de vivre. A défaut,
élever ou soigner les enfants des autres, maintenir ou développer une insti­
tution, une œuvre, reçue de la génération précédente et la transmettre
vivante et, s’il le faut, rénovée à la génération suivante constituent des
équivalents suffisants à nous protéger, pendant toute l’existence, de la mort.
Parvenu à maturité, de lui-même ou avec l’aide de la psychanalyse,
l’être humain n’a pas besoin de s’en protéger davantage ; il accepte la mort
118 Fantasme et formation

comme fin dernière, comme séparation inéluctable, comme réalité fonda­


mentale et il maîtrise l’angoisse de l’abandon, de la perte et de la castration
qui s’y trouve inévitablement liée. Mais voilà qu’à notre époque où les dieux
anciens sont morts et les religions traditionnelles en crise — ce à quoi la
découverte freudienne a contribué —, la ruse éternelle de l’inconscient ouvre
une voie nouvelle et subtile à l’éternel désir d’éternité, en suscitant, chez ceux
même dont la vocation est de déjouer cette ruse, la croyance que nous avons
essayé de décrire et d’analyser au long de ces pages et à laquelle il convient
de donner l’appellation qui lui revient : l’illusion psychanalytique.

8. L’illusion formative
Le déclin religieux n’a pas entraîné la mort de la croyance ; il ne pouvait
que la transformer. La croyance en l’accomplissement des désirs fonde la
réalité psychique interne aussi sûrement que la mort constitue la réalité
extérieure comme telle. La croyance du public en la psychanalyse, la croyance
des élèves-psychanalystes, voire des psychanalystes, en l’imago de la mère
toute-puissante en représente un avatar actuel. D’où la transformation de la
cité utopique rêvée par les premiers psychanalystes — une cité où tous,
parce qu’analysés, seraient frères — en chapelles rivalisant dans l’exégèse
des textes de Freud, dans la défense ou dans l’évolution du dogme et dans
la diversité des styles, depuis le prophétisme ou la mystique jusqu’au déploie­
ment de l’activité missionnaire en passant par la préservation du rituel litur­
gique ou du cérémonial de l’initiation. A son tour, ce relatif « déclin » psycha­
nalytique, contemporain de la mort de Freud et de la montée de la fantas­
matique que nous venons d’étudier, a contribué à l’essor, à partir des années
1950, de nouvelles méthodes de formation, les méthodes de groupe, où la
fraîcheur de l’expérience personnelle se trouvait préservée par l’ignorance
notionnelle des participants et par la faiblesse conceptuelle des animateurs,
où la difficulté de la mise en question de soi était atténuée par la dimension
collective de la situation, où le désagrément d’avoir à se reconnaître malade
psychique et à solliciter une cure appropriée était évité par le but formatif et
non plus thérapeutique proposé au processus, et où, nul Freud n’étant
venu accomplir une synthèse théorique et assurer une rigueur technique, nulle
association internationale ne s’étant assigné de rassembler les spécialistes,
d’unifier la pratique, de faire progresser le corps des connaissances et de
contrôler la formation des futurs formateurs, les choses se sont développées
par petites équipes indépendantes, plus ou moins antagonistes ou coordon­
nées, plus ou moins stables dans leur composition, dans leur doctrine, dans
leur secteur d’application et très variées dans les filiations dont elles se
réclamaient. C’est ainsi que la saisie de l’inconscient a continué de se faire
et de se propager à l’abri et à l’écart de la sophistication qui gagnait les
institutions psychanalytiques et qu’une certaine intuition psychanalytique est
Fantasmatique de la formation psychanalytique 119

demeurée vivante en réapparaissant sous une forme nouvelle derrière


laquelle elle n’a pas été tout de suite reconnue.
Tout ce que nous venons de dire sur la fantasmatique de la formation
psychanalytique peut servir à éclairer l’illusion formative qui attire de
plus en plus participants et animateurs vers les méthodes de groupe mainte­
nant qu’elles ont acquis droit de cité. Toute activité de formation person­
nelle — psychanalytique ou autre — comporte une face de travail et un
revers d’illusion. L’illusion y est tout aussi inévitable que le travail : c’est
parce qu’on poursuit la première que l’on s’engage dans le second. Mais
tout travail dans ce domaine est travail de dégagement (le dégagement est
sur certains points définitif et sur d’autres provisoire et réitératif) et requiert
le passage par la désillusion (cf. G. Favez, 1971). L’illusion formative se
compose des mêmes éléments que l’illusion psychanalytique mais accentués
autrement. Le désir de toute-puissance et le désir d’immortalité y sont pré­
sents d’une façon moins claire et plus diluée car la situation, n’étant pas
strictement psychanalytique, les met moins en évidence. Le sujet en for­
mation se contente d’attendre fantasmatiquement un accroissement de puis­
sance et une prolongation d’existence ; il n’aspire ni à une vraie psychanalyse,
ni à un pouvoir absolu, ni à une vie éternelle. La toute-puissance est trans­
férée là de l’individu au groupe et les participants cherchent, dans les sessions
qu’ils savent devoir être brèves, seulement des « instants » d’éternité. Par
contre, le désir d’un savoir total passe au premier plan, savoir non seulement
sur soi comme on pourrait le solliciter de la psychanalyse, mais savoir égale­
ment sur les autres, sur les groupes, sur les interactions entre les individus.
Si la perspective d’une psychanalyse réactive les fantasmes individuels
inconscients de chacun, celle d’un séminaire de groupe de diagnostic ou de
psychodrame réveille, chez tous, ce qu’ils peuvent avoir en commun, c’est-à-
dire les fantasmes originaires — interrogation sur sa propre origine, sur
l’origine des enfants en général, sur celle des différences individuelles,
notamment les différences d’âge et de sexe, et sur les rapports de force et
de séduction qui en découlent. D’où la quête utopique, chez les participants,
d’une meilleure compréhension entre semblables ; d’où une triple fantasmati­
que de la vie intra-utérine, de la scène originaire, et de la « casse » qui
circule dans les situations groupales *.
Compte tenu des différences spécifiques entre les deux situations, l’évo­
lution de la fantasmatique de la formation psychanalytique permet de
mieux comprendre la nature et l’évolution de la fantasmatique de la forma­
tion par le groupe. L’usure de la première a favorisé la possibilité d’un
renouveau par la seconde. Avec le succès, la sophistication et la soumission
passive guettent la seconde comme elles ont atteint la première. Les reli­
gions, les idéologies, les utopies sont des manifestations de la quête humaine

1. Nous développons plus longuement l'étude de la vie fantasmatique des groupes dans
notre ouvrage Le groupe et l’inconscient (Dunod, 1975).
120 Fantasme et formation

d’une immortalité et d’un dépassement des limites de notre condition. II est


inévitable que la psychanalyse et que, plus près de nous, les méthodes de
groupe soient vécus dans l’inconscient social comme une autre forme de
manifestation de la même quête.

9. Conclusions
Il en est de toute formation comme Aristote l’avait reconnu de tout
gouvernement. II n’existe pas de régime politique parfait en soi ; tel type de
gouvernement répond mieux que d’autres, à un moment donné, à un ensemble
de conditions géographiques, démographiques, économiques et culturelles
données ; mais tout type de gouvernement, le plus adapté soit-il à ces condi­
tions, comporte des germes de corruption et tend à évoluer de lui-même
vers des formes dégradées de vie politique. Ainsi naissent, meurent et se
transforment les puéricultures, les pédagogies, les conceptions de la forma­
tion des adultes, les rhétoriques. Nées d’un dynamisme créateur, elles se
corrompent en apprentissage. Au lieu d’agir sur l’identification inconsciente,
fondement de tout savoir-être, la formation psychanalytique, payant le prix de
sa réussite et de sa longévité, suscite de plus en plus des identifications cons­
cientes, qui permettent seulement l’acquisition de certains savoir-faire. Nous
avons choisi de considérer cette dégradation comme exemplaire, non pas
tant parce qu’elle peut éclairer ce qui se passe actuellement de semblable
avec la psychothérapie institutionnelle ou avec la formation psychologique
des adultes par les méthodes de groupe, mais surtout parce qu’à la diffé­
rence de vicissitudes antérieures analogues dont le processus était resté
obscur, la théorie et la clinique psychanalytiques fournissent les moyens de
comprendre le processus même de cette dégradation. « Comme la philosophie
ne se constitue que par la quête incessante de ce qui la fonde et par la
reconnaissance de ce qu’elle engendre, la psychanalyse est cette recherche
critique sur son propre mouvement du lieu où, inconsciemment, et non sans
connivence avec le Moi, elle se clôture en un système, se fige en idéologie
et se temporalise en institution » (René Kaës, 1972).
C’est d’ailleurs ici que cesse la validité de la comparaison aristotélicienne :
plus qu’à des conditions externes, physiques ou sociales, c’est à la réalité
psychique interne que répondent l’émergence et la corruption, à des moments
historiquement datés ou situés, de toute méthode de formation personnelle.
Nous avons essayé de mettre en évidence quelles réalités psychiques s’étaient
trouvées mises en jeu par la naissance et l’évolution de la formation psycha­
nalytique : à l’origine, une transgression œdipienne instituante, suivie d’un
retour de la résistance et de la régression, sous forme d’une triple projection,
sur la psychanalyse instituée, de l’idéal narcissique, des théories sexuelles
infantiles et de la topique subjective.
Le pouvoir est très prisé des humains parce qu’il leur offre la tentation et
Fantasmatique de la formation psychanalytique 121

la possibilité de s’excepter de la loi commune. Le tyran, disait Platon, a


comme supériorité le pouvoir de mettre en acte des souhaits que l’être
ordinaire n’accomplit qu’en rêve. Le psychanalyste post-freudien a la tenta­
tion et la possibilité d’exercer sur l’homme sans qualités la supériorité imagi­
naire de celui qui, possédant un certain savoir dans ce domaine, est supposé
détenir plein pouvoir sur l’inconscient de l’autre, qu’un conflit aigu entre les
désirs et l’interdit rend souffrant et aveugle. Etre psychanalyste permet dans
ce cas de nourrir l’assurance non moins imaginaire d’être exempt de fai­
blesses et des maux dont sont victimes les patients, et la croyance utopique
que la société des psychanalystes où l’on compte être admis est un sein
maternel exclusivement bon, une société parfaite, sans tabous ni totems, apte,
comme la cité des Dieux dont J.-J. Rousseau évoque la fiction, à se gou­
verner démocratiquement.
Cette évolution, dont le sens est inévitable étant donnés la nature et le
mode de fonctionnement spontané de l’appareil psychique, est-elle irréver­
sible ? De quelles autres ressources dispose l’appareil psychique pour s’orien­
ter différemment et comment peuvent-elles devenir dans certaines limites,
mobilisables ?
Indépendamment des raisons sociales susceptibles de justifier éventuelle­
ment l’existence d'institutions, l’institution (nous employons le singulier à
dessein) est, pour la vie psychique, plus qu’une nécessité : elle est en effet
pour elle le représentant par excellence de la nécessité. Ce qui est institué
— par exemple le système de la langue, le code des habitudes familiales, les
règles du travail et de la vie scolaires — s’impose, à l’enfant qui les décou­
vre, comme un donné déjà là avant lui, consenti par les grandes personnes
et auquel, plutôt qu’à ses désirs, il a à soumettre sa volonté. L’institution,
c’est-à-dire ce qui maintient en exercice l’institué et lui communique sa force,
remplit une fonction fondamentale de frustration du désir immédiat et incon­
ditionnel, introduit l’appareil psychique au principe de réalité, à l’ajourne­
ment des actions, au travail de la pensée, à la prise en considération des
autres. Dans le cas particulier de la formation psychanalytique, si les insti­
tutions peuvent comme partout ailleurs varier dans leurs doctrines et leurs
procédures, l’institution, qui est, dans son principe, invariable, énonce et
garantit les règles qui rendent opérante la cure et requiert du candidat,
après avoir fait l’épreuve de celle-ci, de rendre compte de ce qu’il est et
de donner la preuve de ce qu’à partir de là il sait faire. L’institution psy­
chanalytique, est-il objecté, intervient en tiers de façon perturbante, entre
le candidat et son psychanalyste. Mais le tiers est toujours perturbant, qui
vient barrer à l’enfant l’espoir de s’installer définitivement dans la relation
duelle. L’institution psychanalytique opère d’ailleurs ainsi non seulement
à l’égard du candidat, mais également à l’égard du psychanalyste, qu’elle
aide à se prémunir contre les tentations de la séduction et de l’accapare­
ment, ainsi qu’à l’égard de tout patient en général, mais là, l’absence d’un
projet didactique rend moins apparente son intervention. C’est en effet au
122 Fantasme et formation

nom de l’institution que le psychanalyste profère des exigences techniques


telles que : « Tournez-moi le dos, restez allongé comme un petit, parlez
sans choisir vos sujets, ne cherchez pas à me rencontrer ailleurs, et n’atten­
dez rien de moi que parfois quelques paroles de vérité. »
L’institution psychanalytique remplit un rôle spécifiquement psychanaly­
tique, qui est de mobiliser par ses demandes, chez le sujet, l’angoisse et les
fantasmes de castration, de le mettre en quelque sorte en demeure de les
affronter, de les analyser, et de s’en dégager suffisamment pour qu’il puisse
parvenir à accepter une castration d’un autre ordre, la castration symbolique,
par laquelle seule l’être humain parvient à renoncer à la toute-puissance, à
l’intemporalité, à l’indifférenciation, à la totalité, à l’autogenèse ; ceci éclaire
par ailleurs le rôle analogue, toutes proportions gardées, que remplit l’insti­
tution (c’est-à-dire à la fois l’équipe organisatrice et le système des règles)
dans un séminaire de formation pour adultes. La projection par l’élève
psychanalyste de la topique subjective sur les institutions psychana­
lytiques concrètes, peut maintenant mieux se comprendre : c’est un méca­
nisme de défense visant à occulter cette fonction primordiale, symbo­
lisante et décisionnelle, de l’institution comme représentant de la néces­
sité.
Cette fonction est mise en œuvre de plusieurs manières. Du point de
vue des hommes qui y participent, le fonctionnement de l’institution psycha­
nalytique ne saurait être que collégial et confié à des psychanalystes expéri­
mentés, aptes à assumer ce type de responsabilité et se reconnaissant mutuel­
lement pour pairs. Du point de vue de la médiation symbolique, seule la
référence à la théorie psychanalytique — théorie découverte par Freud,
complétée et remaniée par ses successeurs, mais toujours ouverte ■— met le
psychanalyste à la bonne distance avec son patient pour le comprendre sans
se fondre affectivement en lui. Du point de vue des processus psychiques en
jeu, la formation psychanalytique fait prévaloir l’identification introjective
secondaire du candidat au didacticien, — identification à sa disponibilité,
à sa fermeté, à son refus d’exercer une directive ou un pouvoir, à son
désir de faire pousser et de réparer, à sa détermination à résoudre les
conflits psychiques, les accès d’angoisse, les inhibitions, par leur analyse
— sur l’identification primaire et projective à la psychanalyse, aux patients,
aux confrères.
Enfin s’affirme la possibilité d’établir, par la pensée, des différences fon­
dées sur la réalité et non plus sur des croyances fantasmatiques, et donc
d’entretenir avec les autres en général, avec les confrères et les élèves en
particulier, des rapports fondés sur la reconnaissance de leurs différences
avec moi et sur un accord quant aux distinctions constitutives du domaine
où l’on œuvre avec eux. Cette reconnaissance n’est jamais complète ni
achevée une fois pour toutes, car tôt ou tard un fantasme vient infiltrer
notre conduite ou notre pensée, et l’élucidation d’une fantasmatique sous-
jacente à une résistance épistémologique ou à un conflit interpersonnel laisse
Fantasmatique de la formation psychanalytique 125

la place libre à l’émergence d’une autre fantasmatique. Le travail de l’inter­


prétation se trouve ainsi être aussi interminable que celui de la fomentation
inconsciente. Peut-être, un des résultats les plus importants de la formation
psychanalytique est-il obtenu quand un sujet accepte désormais de différen­
cier, au sein d’une même activité, chez lui comme chez les autres, ce qui
relève de l’ordre de la technique et ce qui fonctionne sous la dépendance d’un
fantasme, et de mettre ainsi à leurs places respectives, mais toutes deux aussi
nécessaires, pour lui comme pour les autres, la discipline de l’apprentissage
et le processus de la formation.
4 ------- L’être
et le paraître
Essai sur la signification de l’initiation
en Afrique noire
par Louis-Vincent THOMAS

A. Le problème

1. La notion de personne
Deux termes pourraient spécifier l’essence de la personne négro-africaine :
l’héritage (l’individu reçoit à la naissance, symboliquement ou réellement,
des parcelles ontologiques provenant des géniteurs ou de personnes pri­
vilégiées du clan : ancêtres par exemple) et l’entourage (à la fois milieu cos­
mique avec lequel le moi peut entretenir des rapports étroits, singulièrement
l’animal totémique, et milieu social : famille nucléaire ou étendue, lignage,
clan, associations diverses). Composite par excellence puisqu’elle comporte
une pluralité d’éléments (âmes, principes vitaux, noms) d’origine diverse, la
personne ainsi définie est encore un perpétuel inachèvement car, selon une
dialectique temporelle, les éléments constitutifs peuvent se rapprocher ou
s’éloigner, se disperser ou s’agglomérer. En un certain sens, elle doit se
définir simultanément comme autocréation, comme équilibre et accord,
comme tension et valeur *. Comme autocréation d’abord. D’où le sens des
conduites que tout homme entretient, soit naturellement c’est-à-dire quoti­
diennement, soit rituellement à l’endroit du monde (village, place du marché,
rivière, forêt, forces telluriques), envers les autres et notoirement les

1. Conception qui sera généralisée par G. Lapassade (1963) : « l’homme n’entre pas une fois
et définitivement dans un statut fixe et stabilisé qui serait celui d’un adulte. Au contraire, son
existence est faite d’entrées successives qui jalonnent le chemin de sa vie... l’homme est totali­
sation en cours sans jamais être totalité achevée » (p. 243-244).
L’être et le paraître 125

ancêtres, puis les géniteurs, les oncles et tantes, les frères et sœurs, les
membres du lignage ou du clan (malédiction ou bénédiction peuvent
dé-jorcer ou ren-forcer l’être, donc la « force de vivre »). — D’où égale­
ment le rôle imparti à certaines cérémonies qui permettent à l’individu de
« réussir sa vie ». Justement parce qu’elle se sent libre « la personne doit
mettre tout en jeu pour inscrire sa liberté dans et à travers les multiples
failles que laissent entre eux les divers secteurs du déterminisme. Ainsi donc,
aux divers déterminismes « inscrits » dans sa nature s’ajoutent ceux que
comporte la vie sociale, et la personne ne peut s’accomplir qu’en utilisant ces
mêmes déterminismes (ou leurs lacunes) pour créer de l’indéterminisme,
c’est-à-dire la liberté » \ Comme équilibre et accord ensuite. Qui dit liberté et
pluralité des déterminismes dit, par là même, possibilité du désordre, donc
exigence de cohérence, de restructuration1 2. Tout d’abord la personne négro-
africaine doit résoudre le problème de l’harmonie — « topologique » et
« métaphysique » — entre les constituants principaux du moi. Nous savons
en effet, que non seulement ces derniers sont au pluriel mais encore : que
certains viennent d’ailleurs soit épisodiquement (formes de possession), soit
durablement (types de ré-incarnation, participation totémique) ; que d’autres
peuvent exister hors du moi (âmes ou fragments d’âme qui séjournent
dans la mare, dans l’autel... selon les croyances dogon au Mali, ou chez
autrui : alliance cathartique qui unit Bozo et Dogon) ; tandis que simul­
tanément il en est qui parfois abandonnent la personne au moment du
sommeil, de l’émotion violente, de la folie (mode épisodique) ou bien s’il
s’agit de sorcellerie (le principe vital — ou le double ou l’âme — est attiré,
incité à quitter le « moi » puis « dévoré ») et de mort en instance (stade de
prémortalité3 des Dogon du Mali ou des Ba-Ila de Rhodésie). Si nous
exceptons les deux dernières éventualités où le désordre semble irréparable,
la personne peut et doit cohérer la pluralité de ses constituants : soit qu’une
hiérarchie — le principe dominant manifeste alors un pouvoir éminent de
liaison ontologique, existentielle, symbolique ou seulement formelle selon
les cas — s’établisse entre eux ; soit que chacun puisse d’une certaine
manière être considéré comme le « moi » intégral (la cohésion est alors pure­
ment métaphysique, voire paraphysique, admise a priori mais non expli­
quée) ; soit enfin que la réification de chaque principe soit une illusion du
langage et ne corresponde qu’à un principe sériateur à base fonctionnelle :
il s’agit alors moins d’éléments différents que de fonctions différentes d’un
élément unique. En outre, puisque certains constituants bien qu’appartenant
au « moi » (relation d’avoir) ou étant le « moi » (relation d’être) provien­
nent d’ailleurs, puisque la personne n’existe que par « l’acte créateur de
Dieu » comme disent les Yoruba (Nigeria), par le désir de l’ancêtre qui l’a
1. Voir I.P. Laleye (1970, pp. 207-221).
2. D’où les noms bénéfiques, les offrandes et sacrifices, les pratiques magiques, voire la
sorcellerie et les techniques divinatoires.
3. Dans ces phénomènes l'âme dit-on, quitte le corps parfois un an avant la mort effective,
le principe vital suffit alors pour entretenir la vie.
126 Fantasme et formation

« appelé à naître » et grâce à l’action de ses géniteurs, puisque chaque


membre du groupe n’accède à la personnalité sociale authentique que par
le biais des institutions (intégration aux divers sous-groupes, initiations),
l’harmonie interne se trouve dans une certaine mesure conditionnée par
l’accord de chaque individu avec les membres du lignage, du clan, du village
(principalement les vieillards), avec les ancêtres (surtout celui qui est par­
tiellement ou totalement réincarné), avec des génies tutélaires du groupe,
avec les forces telluriques, avec Dieu enfin ou ce qui en tient compte.
Chaque fois qu’un signe annoncera le désordre, donc l’anomie (maladie,
sécheresse, épizootie, mort), il faudra consulter le devin, se confesser publi­
quement, offrir un sacrifice, s’initier à un Génie ou se laisser « monter »
par lui (adorcisme) : alors la pyramide des êtres retrouvera son équilibre,
chaque force-puissance récupérera sa place, la société connaîtra à nouveau
la paix, l’individu éprouvera à nouveau la plénitude d’être. C’est pourquoi
nous parlerons plus loin de dialectique antagoniste. Comme valeur enfin.
En Afrique noire traditionnelle, l’homme apparaît comme « le capital le plus
précieux ». Non seulement le cosmos prend souvent forme humaine (par
exemple dans la pensée fali, au Nord-Cameroun, ou chez les Bambara, au
Mali), mais encore l’homme habite le centre de l’univers et c’est pour
l’homme que Dieu a créé les champs, les rizières, les animaux et les génies
qui servent d’intermédiaires entre le Créateur et ses créatures. Pour ces cos-
mologies franchement homomorphiques et homocentriques, l’homme appa­
raît comme la valeur fondamentale, comme la valeur première, celle autour
de laquelle s’érigent toutes les valeurs, celle autour de laquelle gravitent
tous les problèmes... Dans ces systèmes il n’y a pas d’abord un ordre de
l’être qui ensuite inclut ou exclut l’ordre du monde tout court ; « il y a
d’abord un ordre du monde où l’homme trouve d’emblée sa place, où
l’homme trouve d’emblée son autonomie, où l’homme trouve d’emblée
son être ». En d’autres termes, c’est comme être-situé-dans-le-monde que se
saisit l’homme, « non pas en tant que partie du tout, mais comme ce tout
lui-même, dans un tout où se saisit l’homme absolu. Nous dirions même que
c’est dans ce tout complet qu’émerge l’homme, pas seulement en tant que
conscience, c’est là encore une différence, mais en tant qu’être, mais un
être qui refuse de passer par l’investiture de la conscience, qui ne veut pas
d’abord passer devant le miroir de la conscience avant de se proclamer
être » (N’Sougan Agblemagnon, 1961, p. 5).
Ainsi la cohérence de l’Etre trouve sa raison profonde dans la valeur :
valeur-en-soi de l’homme en tant que créature privilégiée ; valeur-tension
de la personne qui conquiert un surcroît d’être par la nourriture, source de
force, par les techniques sacrificielles, par l’adorcisme (où la possession
devient une épiphanie qui grandit), par la mise au monde de nombreux
enfants...
L’être et le paraître 127

2. L’initiation et ses difficultés d’approche


Personne et société (ou plutôt pluralité des groupes affectant l’individu)
s’avérant à la fois distincts et pourtant inséparables, toute « définition »,
même provisoire de l’initiation, doit tenir compte de ces deux dimensions
Niveau individuel — Le rite initiatique est un ensemble complexe de techni­
ques visant à humaniser (culturaliser et socialiser) l’être humain par le biais
de la connaissance libératrice et des épreuves bienfaisantes afin de l’orienter
vers ses responsabilités d’adulte, de spécifier son statut et ses rôles qu’un
tel « passage » ne manque pas de provoquer (sécuriser) ; il permet, le
cas échéant, au sujet qui le subit (sens passif) d’accéder aux formes
les plus hautes de la spiritualité créatrice (sens actif).
Niveau groupal — Il s’agit d’un ensemble de procédés où le profane (fêtes,
accélération des processus économiques) côtoie le sacré (rites de passage,
mais aussi rites religieux) par lesquels la société, directement ou par la
médiation de groupes spécialisés (sociétés initiatiques, sociétés culturelles),
prend en main son destin, soit qu’elle assure la continuité et la succession de
générations, soit qu’elle lutte contre l’usure du temps et les effets dissolvants
de la mort, soit enfin qu’elle favorise sa propre unité (coalescence, efferves­
cence collective, résolution des tensions, rééquilibration des sexes).
• L’approche des rites initiatiques négro-africains ne va pas sans susciter
de nombreuses difficultés dont voici les principales. — Bien que les phéno­
mènes en question soient universellement connus et aient laissé des traces
dans les civilisations occidentales d’aujourd’hui12, l’ethnologue africaniste est
loin d’avoir découvert — et à plus forte raison décrit et compris — la tota­
lité des rites pratiqués dans les enclos sacrés. D’ailleurs le caractère souvent
secret de ces cérémonies, l’ésotérisme des liturgies qui s’y déroulent, les
références constantes aux mythes, l’utilisation de langues accessibles seule­
ment aux « détenteurs du savoir profond » comme disent les Bambara
(Mali) ne facilitent pas la tâche du chercheur, à plus forte raison s’il est

1. Précisément le rite vise selon l’expression de J. Pouillon la conciliation dialectique du


psychologique et du social par le biais du symbolique. Une petite différence, ln : B. Bet-
telheim (1971).
2. Citons le bisuth des nouvelles promotions d’élèves dans les mêmes grandes écoles ou de
conscrits à la caserne. En outre, comme le soulignent H. Bloch et A. Niederhoffer (1963,
p. 57), « Les rites non structurés des bandes contemporaines d’adolescents sont très sembla­
bles aux rites pubertaires dans les sociétés primitives et constituent une recherche spontanée
des moyens psychologiquement efficaces pour aider le garçon qui approche de la maturité
à doubler le cap critique de l’adolescence ».
Un rapprochement avec le christianisme est également possible. « De même que le premier
communiant est soumis à un interrogatoire où on lui demande de renoncer à Satan, à ses
pompes et à ses œuvres, ainsi le jeune initié est interrogé par le prêtre dans le bois sacré
pour savoir s’il n'a pas participé à des actes de sorcellerie, et après avoir promis de garder
la coutume, il est admis à communier à la même coupe que le prêtre », Ed., M. C. Orligucs
(1966, p. 236).
128 Fantasme et formation

européen *. L’ethnologue n’est pas seulement condamné à un savoir par­


cellaire et superficiel, encore doit-il différencier les fonctions manifestes
(justifications officielles de l’institution et de ses rites ; ce que l’on avoue à
l’enquêteur — langage courant, reconnaissance publique) et les fonctions
latentes (ensemble de motivations inavouables ou inavouées 2, raisons occul­
tes du rite) tout en évitant de tomber dans le piège de l’européocentrisme,
des généralisations systématiques à partir d’un exemple connu 3. Et selon
que ces phénomènes seront perçus ou par en bas (primat des composantes
économiques, désir de vengeance des adultes, souci de maintenir la hiérarchie
gérontocratie) ou par en haut (triomphe de la pensée symbolique, exigence
d’intériorité, accès à la vie mystique, sacrement authentique), les interpré­
tations qu’on en donne risquent d’être à la fois excessives (sophisme de
l’inconditionné) ou mutilées. Cela provient du fait non seulement de la
diversité des formes (et des sens) que revêt l’initiation — rituels collectifs
qui effectuent la transition de l’enfance ou de l’adolescence à l’état adulte ;
cérémonies qui marquent « l’entrée » dans une « fraternité » une association
professionnelle, une société secrète ; enfin divers exercices socialement
réglés par lesquels un individu assume, le cas échéant, sa vocation mystique *,
— mais encore de ce que la pratique initiatique (sociale et liturgique) reste,
la plupart du temps, surdéterminée. Ce qui s’entend en deux sens. Tout
d’abord parce qu’il s’agit de dire de la même manière autre chose. Ainsi
l’initiation est-elle simultanément : rite de passage et surtout sacrement
(irruption du sacré) ; psychodrame avec phases de séparation, de margina­
lisation (transformation — mise à mort symbolique), de renaissance-réinté­
gration ; kermesse avec chants, danses, repas pantagruéliques, spectacles
divers ; marché (circuits monétaires, potlatch, échanges de cadeaux) ; modi­
fication des organes sexuels en tant qu’instruments de plaisir mais aussi
condition de la reproduction ; or, tout ce qui touche à la vie côtoie le sacré,

1. Une autre raison peut expliquer la difficulté de saisir l’initiation que D. Zahan a mis
en évidence (1970, p. 89). « Il faut considérer l'initiation, sur le continent noir, plutôt comme
une transformation lente de l’individu, comme un passage progressif de l’extériorité à l’inté­
riorité ; elle permet à l’être humain de prendre conscience de son humanité. Cette ascension
peut être marquée par des jalons solennels qui révèlent sur le plan social une importance
telle que, parfois, la société y trouve en quelque sorte sa raison d’être ; mais elle peut aussi
passer pratiquement inaperçue et se dérouler paisiblement pendant toute la vie de l’individu
comme une longue méditation. »
2. « C’est ainsi qu’un rituel peut répondre à une gamme de motivations bien établies for­
mant un large éventail allant des besoins sadiques impérieux de brimer le nouveau ou du
désir d’intimider et de contraindre, à des élans de la nature la plus profondément éthique.
Partant des motifs les plus grossiers on peut trouver à l’autre extrémité des rituels satisfai­
sant une tendance élevée et esthétique à considérer la régénération de la jeunesse comme une
mystique vitale dans l'optique de ¡’existence sociale » (H. Bloch, A. Niederhoffer, op. cit.,
1963, p. 53-54).
3. D’où les « théories » sociologiques (monolithisme moral de Durkheim, rites de passage de
A. Van Gennep). culturalistes (encuituration et spécification fonctionnelle : R. Benedict),
psychanalytiques (théorie phylogénétique de Reik, ontogénétique de G. Rôheim) etc.
4. Voir Mircea Eliade (1958, p. 2) et J. Goody.
L’être et le paraître 129

etc.1 Ensuite parce qu’il faut dire autrement la même chose. D’où la pro­
fusion et l’exubérance des symboles convergeant la plupart du temps vers
un signifié unique : changements de nom + bain lustral + nouveaux
habits + réapprentissage de la langue ou des comportements élémentaires,
etc., vérifient par exemple que l’initié « avalé » par l’ancêtre dans le bois
sacré vient de renaître. Enfin, ultime source de difficulté, la pluralité des
situations, non seulement si nous considérons les ethnies avec leur système
socio-culturel propre, mais encore à l’intérieur d’une même ethnie : varia­
tions selon les âges (la circoncision se fait à 5 ans ou à 20 ans) ; selon les
sexes (tantôt l’initiation des filles est prépondérante, notamment dans les
sociétés matrilinéaires comme chez les Wobe ou les Ubi de la Côte d’ivoire,
tantôt elle est inexistante, surtout chez de nombreuses populations islami­
sées) ; selon les techniques (certains groupes, peu nombreux il est vrai, refu­
sent les mutilations sexuelles : un circoncis ne peut devenir roi chez les
Akan de Côte-d’Ivoire ; l’allongement des lèvres n’est guère pratiqué que
par les Hottentot — Namibie — et l’infibulation que par les Somali — Soma­
lie, Ethiopie, Kenya — et quelques populations arabisées du Soudan Orien­
tal) ; selon la durée (la réclusion dans le camp sacré peut n’être que d’une
journée ou s’étendre sur plusieurs mois ; l’initiation, ou n’intéresse qu’une
période de la vie, ou concerne toute l’existence : un texte peul (Sénégal, Mali,
Guinée) nous dit qu’elle « commence dans le parc et finit en entrant dans la
tombe »)!. Toutefois il n’est pas impossible, par-deçà les différences (qui par­
fois sont sur le mode présence/absence), de saisir un certain nombre de déno­
minateurs communs : « ... il s’agit toujours d’inscrire réellement sur le corps la
marque symbolique d’un rapport culturel d’opposition et de complémen­
tarité, étant entendu que la marque est réelle et que le rapport culturel est
la transposition d’une disparité naturelle dont on ne sait au départ si elle
est insignifiante ou capitale. Peut-être est-ce cette incertitude qui fait que
les sociétés diffèrent » *.

1. L'initiation comporte généralement une triple révélation « celle du sacré, celle de la


mort et celle de la sexualité. L’enfant ignore toutes ces expériences ; l’initié les connaît, les
assume et les intègre dans sa nouvelle personnalité » Mircea Eliade (1965, p. 159).
2. Ce texte ne concerne plus le Peul du Sénégal. Ce fait n’a rien d’unique : ... « l’initiation
devient une opération de longue haleine, un affrontement de l’homme avec lui-même qui ne
cesse qu’avec la mort ; elle devient une expérience qui s’enrichit de jour en jour étant en
principe plus achevée dans le vieillard que dans l’adulte, plus complète dans celui-ci que
dans l’enfant » D. Zahan (1970, p. 90).
3. J. Pouillon (1971, p. 247).
De même la pluralité des variantes locales d’un même système initiatique peut marquer
certaines constances. « Les sociétés archaïques les plus différentes à travers le monde, écrivait
Cl. Lévi-Strauss (1962, p. 350) conceptualisent d’une façon identique les rites d’initiation. »
De même, B. Holas (1957) a montré que le Poro des Sénoufo — tout comme le Kplon de
Haute Guinée manifeste une relative unité. « Les trois cycles consécutifs auxquels doit se
soumettre tout individu qui aspire à une plénitude civique (et à l’estime sociale que celle-ci
implique) intéressent : 1° les enfants entre sept et quinze ans 2° les adolescents et 3° les
hommes mûrs. Chacun de ces cycles est d'une durée de sept ans et se subdivise en plusieurs
phases, chaque promotion étant marquée par une suite d’épreuves cérémonielles. Ainsi,
sauf les retards causés par des circonstances modernes, un Sénoufo atteint sa maturité vers
sa trentaine. »
130 Fantasme et formation

*
♦*

Si l’individu est d’essence sociétale — il reproduit en une synthèse


originale les éléments issus de l’héritage et de l’entourage (âmes, principes
vitaux, symbole totémique, pluralité des noms) — inversement, chaque
groupe s’apparente à un être individuel ayant sa spécificité (mythes et
rites) et poursuivant son propre destin.
D’où les deux dimensions de l’initiation intimement cohérées dans la
réalité quotidienne.

B. Les buts poursuivis

1. Initiation et vie sociale


Organisée par le groupe — quartier, village, fédération de villages, asso­
ciations culturelles ou professionnelles — et ne souffrant généralement pas
d’exception1 puisque tous les sujets ayant atteint l’âge requis par la
coutume, doivent collectivement s’y soumettre, l’initiation poursuit une fina­
lité sociale de premier plan : confirmer les valeurs du groupe, intensifier la
vie collective.
Toutefois, il ne faut pas mettre sur le même plan l’initiation « magique »
qui fait de l’homme un être à part, « a-social » — anti-social même s’il s’agit
de sorcellerie12 — et l’initiation normale qui intègre l’homme dans son huma­
nité sociale. J. Cazeneuve (1971, pp. 265-266) voit entre ces deux rituels
également traditionnels mais d’inégale portée, trois différences principales
auxquelles nous souscrivons : « D’abord en tant qu’initiation en général,
en tant que changement de plan ontologique, ce rituel comporte, tout
comme l’initiation magique, des actions symbolisant une transformation
profonde, l’arrachement à un passé révolu, l’entrée dans une catégorie nou­
velle d’être. En outre, ce changement s’accompagne ici du renoncement à
la vie infantile. Deuxièmement, la métamorphose est placée sous le signe

1. Les exceptions jouent surtout au niveau de l'initiation professionnelle. C’est par


exemple lorsqu’il a décidé d’être initié au pastorat et de chercher un maître que le jeune
Peul est astreint à un certain nombre d’obligations. Voir A. Hampate Ba et G. Dieterlen
(1961). 1 ;
De nos jours, sous l’influence de la vie urbaine et dans les milieux en voie d’acculturation, il
arrive que des jeunes gens se fassent circoncire au dispensaire ; ils évitent ainsi les trop longs
séjours dans le bois sacré. Seule la marque matérielle de l’initiation est alors retenue, ce qui
suppose une dégénérescence des croyances et du sens des rites.
2. Chez les Fon du Dahomey les sorciers constituent une sorte de société secrète (Azé) qui
possède sa divinité (Kinninsi) et dans laquelle on pénètre par un double rite d’initiation.
Il peut arriver que certaines personnes entrent dans cette confrérie précisément pour se
prémunir contre les maléfices habituels des sorciers mangeurs d’âme — phantasme de dévoration
des analystes — (participer pour ne pas être victimes I).
L’être et le paraître 131

des êtres sacrés. Troisièmement, une distinction est marquée entre la nature
donnée et la nature sacrée ; on pose la seconde comme transcendante par
rapport à la première en même temps que l’individu est admis à y parti­
ciper. »
Dégageons schématiquement les principales fonctions sociales de l’ini­
tiation.

Maintenir et reproduire

Cette première visée épouse plusieurs formes. — Le rite étant inséparable


du mythe et celui-ci constituant la source des archétypes intemporels qui
codifient les croyances et modèlent les comportements des groupes qui s’en
réclament, on devine aisément en quoi l’initiation est un rappel périodique et
solennel des valeurs fondamentales du village, du clan ou de l’ethnie. Telle
est la tâche précisément qui incombe, nous y reviendrons, aux instructeurs
dans le bois ou l’enclos sacré. Tel est aussi le sens qu’il faut accorder aux
sanctions infligées à ceux qui dérogent aux règles prescrites. Chez les Guisiga
du Nord Cameroun, étudiés par G. Pontié, à chaque cérémonie nouvelle les
anciens initiés du village doivent obligatoirement rendre visite aux nouveaux
initiés. Si leur conduite depuis la dernière initiation n’est pas jugée satis­
faisante par les vieux du village, ils devront subir la bastonnade de la
main du chef des circoncis ou du gardien, ou encore de l’un de leur camarade
d’initiation mieux classé qu’eux, et ce quel que soit leur âge. Il peut même
arriver qu’un jeune homme qui n’a manifestement pas tenu compte des
conseils donnés au cours de son initiation soit invité par le chef des circoncis
ou les anciens du village à en subir à nouveau les épreuves. L’ancien initié
qui refuserait de se rendre sur les lieux de la circoncision pour y expier éven­
tuellement ses fautes serait poursuivi par les nouveaux initiés et battu au su
de tout le monde comme un vulgaire non-initié. — Nous verrons également
que le propre de l’initiation est d’assurer la survivance du groupe par l’ordon­
nancement des générations. Par elle, les adolescents deviennent à part
entière des adultes, donc des hommes (ou des femmes) socialement utiles :
ils ont leur brevet de civisme ; ils sont des procréateurs ; ils participent à
« l’administration tribale > ; ils peuvent faire partie des conseils de village ’.
L’initiation que supposent certaines associations cultuelles va également dans
le sens du renforcement de ce que l’on pourrait (l’expression de Giddings)
nommer la « conscience d’espèce > : « Outre la formation régulière de ses
membres, en principe annuelle, la société ressent le besoin d’affirmer pério­
diquement sa solidité en réunissant toutes les générations dans le cadre
d’une imposante suite de cérémonies commémoratives. Le prétexte peut être

1. Voir par exemple J. Kenyata (1938, notamment, chap. vi). Rappelons aussi l’avis
de G. Lapassade (op. cit., 1963, p. 95). « L’insertion sociale nous paraît motivée par le fait
que l’homme est ud. être vivant chez qui les normes sont devenues incertaines : l’adulte ne
peut être défini dans l’ordre humain qu'à l’intérieur d’un système culturel ; c'est bien là la
leçon que les sociologues ont dégagée de l’étude des rites. »
132 Fantasme et formation

fourni par le souvenir de l’ancêtre fondateur, ou tout l’ensemble des aïeux


morts, ou enfin par le rappel d’un événement historico-mythologique *. »
La fête du Sigi qui tous les soixante ans commémore le premier ancêtre mort
sous forme de serpent chez les Dogon (Mali), le Dioro des Lobi (Haute-
Volta), le Mikari des Senoufo (Côte-d’Ivoire) ; les six institutions initia-
ques Bambara (Mali) : Ndomo, Komo, Nama, Kono, Tyiwara, Korè, nous
en parlerons plus loin, n’ont pas d’autre sens. — Enfin, l’initiation tend à
reproduire 2 un ordre établi (type d’équilibre, hiérarchie interne). Décidée et
structurée par les « vieux », le plus souvent à leur profit (gérontocratie),
elle constitue une véritable « barrière institutionnelle » (langage secret, degrés
dans le savoir qui n’est distribué que par paliers étroitement contrôlés). Si ;le
savoir vital est limité et « accessible en un temps relativement court »
qui risque de mettre tous les hommes sur un pied d’égalité à un certain âge,
en revanche le savoir social (mythique, religieux, politique) qui intervient
non dans la production mais dans la reproduction des structures sociales (ici
prééminence des aînés sur les cadets) peut être — et est réellement —
davantage instrument de domination que de promotion, même si un certain
esprit démocratique préside à la vie quotidienne dans les camps sacrés.

Vivifier
• Les rites initiatiques, préparés longtemps à l’avance, déclenchés à un
moment où les réserves alimentaires (cheptel, grains, vin de palme ou bière
de mil) surabondent, créent une atmosphère — abstraction faite des moments
d’angoisse lors de la phase de séparation — de kermesse populaire, de liesse
collective, à'effervescence sociale. La joie de se perdre dans une foule
dense et animée, d’admirer les chants, les danses et les vêtements neufs, de
boire et de manger sans restriction, de faire l’amour librement avec un parte­
naire inconnu, de s’enivrer de sons, de couleurs, de mouvements et de
rythmes, et ceci durant plusieurs jours et plusieurs nuits... voilà qui rompt
agréablement avec la monotonie de la quotidienneté. Avec ses outrances
fécondes, ses licences sexuelles, sa suspension du temps, ses instants d’exal­
tation collective, ses rapprochements communiels, la fête qui obéit au
schéma bien connu : lente accumulation -» brusque explosion, qui est à la
fois « compétition », « simulacre », « vertige » devient aussi un remède à
l’usure sociale *.

1. B. Holas (1957). Mircea Eliade (op. cit., 1965, p. 162-165).


2. Reproduction au sens de J.-Cl. Passeron et P. Bourdieu (1970). La reproduction culturelle
(transmission entre les générations de la culture héritée du passé) vise en fait la reproduction
sociale (maintien des rapports de force), p. 25.
3. Cl. Meillassoux (1960, p. 47). Voir également E. Terray (1969, p. 126).
4. Ce que vérifient pleinement les remarques de R. Caillois (1950 p. 126). « Dans sa forme
pleine, en effet, la fête doit être définie comme le paroxysme de la société, qu’elle purifie
et qu’elle renouvelle à la fois. Elle n’est pas son point culminant seulement au point de vue
religieux mais aussi au point de vue économique. C’est l’instant de la circulation des richesses,
c.elui des marchés Jes plus considérables, celui de la distribution prestigieuse des réserves
L’être et le paraître 133

• N’est-il pas significatif, par ailleurs, que le rite initiatique comporte tou­
jours une mise à mort symbolique suivie de re-naissance ? « Durant l’ini­
tiation, le jeu de la mort physique est réalisé et — non la mort elle-même
— de telle manière que cette mort jouée, au lieu d’être défavorable au
groupe, lui soit propice. Le fait de la mort n’est donc pas primordialement
enregistré au titre corporel, mais à celui d’une modification sociale. La mort,
dans sa manifestation physique, est une aventure qui échappe au souci
d’ordre et d’organisation du groupe : il en va inversement lorsqu’elle est
utilisée à des fins rituelles. Mais, dans les deux cas, il y a transformation —
beaucoup plus que disparition — d’un membre du corps social... Le passage
de la vie à la mort est donc l’inverse de celui de la nature à la culture et il
est normal que nous mettions en parallèle, tout en les affectant de signes
opposés, les chemins qui d’un côté introduisent l’enfant à la civilisation —
l’initiation — et de l’autre en détachent l’adulte — la mort \ » On saisit de
la sorte l’importance des moyens conçus et mis en œuvre par la société
négro-africaine afin de maintenir son unité et de lutter contre les forces
de dissolution mortifère. A côté de la naissance physique, utérine, qui malgré
tout frappe par son caractère individuel, on découvre la naissance initiatique,
le plus souvent masculine, et qui demeure un fait collectif. A côté de la
mort physique, brutale autant qu’inévitable, qui ne frappe que l’individu
(apparence sensible) se réalise la mort symbolique, jouée et vécue au nom du
groupe entier et qui accroît sa vitalité (effervescence collective, nouveaux
membres à part entière). Et si la mort physique est l’inverse de la naissance
biologique, la naissance initiatique devient le prolongement, combien effi­
cace, de la naissance utérine et l’envers de la mort symbolique. Dans le
premier cas, on débouche dans l’individuel et malgré tout dans la nature ;
avec le second, on appartient sans conteste au collectif, donc à la culture.
Dans le premier cas, l’individu reste passif et s’avoue vaincu ; dans le
second, le groupe éprouve son pouvoir d’auto-engendrement. C’est par la
vertu du symbole ou la démarche utopique (l’imaginai) et la conduite com-
munielle (union communautaire) que le Noir échappe à la naturalité de
sa condition, nous y reviendrons.
• Une autre manière de vivifier le groupe est la circulation des biens,
laquelle à la fois renforce certains liens entre apparentés et permet de susciter
une clientèle élargie2. Non seulement de grandes richesses, parfois patiem­

accumulées. Elle apparaît comme le phénomène total qui manifeste la gloire de la collectivité
et la retrempe dans son être : le groupe se réjouit alors des naissances survenues qui prouvent
sa prospérité et assurent son avenir. Il reçoit dans son sein ses nouveaux membres par l’ini­
tiation qui fonde leur vigueur. Il prend congé de ses morts et leur affirme solennellement sa
fidélité. C’est en même temps l’occasion où, dans les sociétés hiérarchisées, se rapprochent et
fraternisent les différentes classes sociales et où, dans les sociétés à phratries, les groupes
complémentaires et antagonistes se confondent, attestent leur solidarité et font collaborer
à l’œuvre de création les principes mystiques qu’ils incarnent et qu’on prend soin à l'ordinaire
de ne pas mêler. »
1. R. Jaulin (1957, p. 473; 1967). Voir également L. V. Thomas (1968).
2. A ce niveau, la pratique magique peut jouer un rôle ainsi que le souligne par exemple
134 Fantasme et formation

ment accumulées, sont englouties (dépenses somptuaires, consommation stu­


péfiante de viande et de boisson) risquant de saigner à blanc tout un village,
mais encore un réseau complexe d’échanges s’institue (en nature hier, en
argent aujourd’hui) tandis que des règles précises président à la redistribution
de certains biens. Par exemple, lors du difo (initiation féminine des Adangbe
du Togo), la viande, achetée par le père de la jeune fille doit être répartie —
en quantité et en qualité bien entendu — entre les difonovo prêtresses du
rite, la « marraine », l’officiant qui posera le cordon de cuir sur la tête de
l’impétrante, les alliés du père, les patriarches de chaque quartier, etc. Très
souvent, les dons impliquent des contre-dons (parfois plus importants selon
le principe du potlatch). Etudiant un village bakota (Gabon), L. Perrois four-
nit les chiffres suivants concernant 190 donateurs :
moins de
500 F 500-1000 F 1 000-2 000 F 2 000-5 000 F + de 5 000 F

68 63 26 27 6
soit 36,5 % 33 % 13,5 % 14 % 3 %

« Si on considère que le salaire mensuel d’un manœuvre est de 7 000 F,


celui d’un fonctionnaire subalterne de 12 000 F et qu’une récolte moyenne
annuelle de café rapporte 30 000 F, on voit que ces échanges sont relati­
vement importants eu égard à la faible circulation monétaire habituelle,
30 % des dons dépassent 1 000 F et 17 % 2 000 F, six personnes ont même
donné plus de 5 000 F : ce sont des parents proches, alliés, du père ou
des “ mères ” du candidat. » (Perrois L., 1968, p. 54-55.) Lors d’une
initiation gbaya (R.C.A.) P. Vidal (1971, p. 300) a évalué, pour un village,
une circulation monétaire de 593 500 F C.F.A. ainsi répartie : dépenses,
319 000; contre-dons, 193 000; achats chez les commerçants du village,
81 500. Ainsi, par le biais de l’économie, non seulement l’initiation devient
une institution prépondérante, un fait social total, mais encore elle manifeste
un dynamisme de grande envergure.

Unifier
La fête et le jeu d’échanges qu’elle suppose sont des procédés particu­
lièrement pertinents et efficaces par lesquels le groupe vit plus intensément,
prend conscience de son unité (adolescence) et apprécie le prestige dont il

L. Perrois (1968, p. 58) « Le mbiya consiste en une marmite de petite taille (en poterie)
contenant de l’huile de palme (mâdji), de la poudre de padouk (siya) et des plumes de
poule et de perroquet avec au centre un petit bâton planté tout droit. Fabriqué par un
parent proche du candidat (par exemple une sœur du père) ce médicament magique préside aux
échanges : on apporte les cadeaux devant le dispositif et à chaque poule donnée on ôte
une plume qu’on plante dans la marmite. Selon les informateurs cela sert à « attirer la
clientèle » c’est-à-dire à attirer le plus d’invités possible et à augmenter le volume des
cadeaux ou la valeur des dons en argent. A la fin de la fête, le mbéya ressemble à une
grosse touffe de plumes et c’est le signe qu'il a été efficace ».
L’être et le paraître 135

jouit (multiplicité des participants étrangers, alliés, clients). De plus, et


sauf exception, l’initiation porte généralement sur une classe d’âge dont
elle renforce la cohésion (vie en commun dans le camp, épreuves communes)
réalisant ainsi une véritable « fraternité », à telle enseigne qu’il est parfois
impossible à un sujet d’épouser la sœur de son compagnon d’initiation ; il
arrive aussi que les membres d’une même classe initiatique se doivent toute
la vie aide et assistance (équivalent du pacte du sang).
Certaines techniques utilisées méritent à cet égard d’être mentionnées.
Tout d’abord les repas en commun, qui rassemblent parents ou amis habi­
tuellement dispersés. « Manger ensemble constitue un acte important et
symbolique qui signifie la confiance et la solidité de l’alliance. Pour ces
quelques jours, le groupe parental se trouve réuni dans un même lieu : on
couche sous le même toit et on vit ensemble. C’est une prise de conscience
réelle de l’importance de la famille. D’ailleurs les défilés, à deux reprises,
ont pour rôle de montrer aux autres villageois combien le clan est étendu
et uni. On se montre : on veut ostensiblement faire voir le grand nombre
des alliances ’. » Puis les congratulations, les vœux, les bénédictions qui,
dans une civilisation qui croit à la toute-puissance du verbe, prennent un
relief et une consistance indubitable : « Une autre manifestation de cette
cohésion familiale que les Bakota semblent tenir pour indispensable et du
souci de perpétuation interne du groupe est le rite des souhaits. Comme les
fées venaient autrefois, dans la mythologie européenne, mettre sur le ber­
ceau du nouveau prince des cadeaux de beauté et de richesse, chacun vient
aujourd’hui, en déposant une feuille dans le panier du candidat, souhaiter
longue vie, richesse et fécondité au nouvel adulte qui va naître à la vie.
Ce rite se déroule la veille de l’opération *. » Citons encore la suppression
(au moins provisoire) des tensions et les tentatives de réconciliation, plus
ou moins solennelles, desquelles les procédés magiques ne sont pas toujours
absents. Voici une description de ces faits que nous donne encore L. Perrois
à propos des Bakota et qui s’avèrent absolument nécessaires pour que la
circoncision réussisse : « Le rite est simple et très symbolique : la mandu­
cation constitue une marque universelle de fraternité. On mange ensemble
donc on est amis ; on communie donc on est réconcilié. Le refus de manger
avec quelqu’un qui vous invite est une insulte grave et seul le mundu
(le pilon) peut la laver et l’effacer définitivement. On rassemble les prota­
gonistes devant le chef de lignage ou de clan. Les témoins de la querelle
sont là aussi. On apporte un mortier et un pilon (mundu) ainsi qu’un tas
de feuilles imbwanbwa. Tous les participants pilent la feuille dans le mortier,
chacun devant toucher le pilon. Symboliquement les feuilles représentent
les membres du clan qui doivent se fondre en une seule entité. Ailleurs,
chez les Bakota, on pile de la banane de la même façon. Ensuite on crache

1. L. Perrois, 1968, p. 62; voir également R. et L. Makarius (1961, 2e partie) et


L.V. Thomas (1965).
2. L. Perrois, op. cit., p. 58 ; voir de même L. V. Thomas, op. cit., 1968, 4' chapitre.
136 Fantasme et formation

dans le mortier et on marque les deux ennemis réconciliés à la poitrine avec


cette pâte. Pour la circoncision, on marque aussi le candidat. Pour une
maladie on marquera le malade » Enfin pour accroître et manifester la
solidarité familiale lignagère ou villageoise, on ne manque pas de « montrer »
publiquement les initiés et leurs alliés qui défilent en colonne, parés notam­
ment lors des rites de sortie, de riches habits, voire de bijoux. Chaque
concession se valorise par les chants, fait volontiers étalage des richesses
qui lui appartiennent, narre les prouesses réelles ou imaginaires de ses
ancêtres. Des compétitions ostentatoires peuvent même opposer, soit des
quartiers d’un village, soit les villages voisins 1 2. A la limite le paraître a
plus de réalité sociologique que l’être.
Ainsi l’initiation est-elle multiforme autant que plurifonctionnelle. Elle
vérifie à quel point — mais ceci n’est-il pas la marque de toute religion ? —
le profane s’immisce dans le sacré, les pulsions du corps troublent les élans
spirituels, le ludisme (parfois orgiaque) trahit l’esprit de sérieux, tandis que
l’économique, sans être nécessairement dominant, reste toujours déterminant.

2. Initiation et vie individuelle


Deux niveaux d’analyse doivent être pris en considération : les moments
fondamentaux de l’initiation (structure du rite) et la signification de l’institu-
tion-liturgie (finalité) pour l’individu qui doit s’y soumettre (être initié).

1. Op. cil., p. 58. L’unification peut épouser des formes plus dialectiques. Ainsi la
circoncision, symboliquement, déséquilibre l'individu en le privant de sa féminité (prépuce).
L’initié devient alors apte à consommer le mariage, condition sociale de rééquilibration
(unité retrouvée du mâle et de la femelle). Le mariage consacre ainsi la seconde naissance de
l’homme et rappelle son origine (rapports sexuels des engendreurs = condition de la
première naissance).
2. Voici un exemple significatif fourni par L. Perrois (op. cil., p. 60) « A deux reprises au
cours de Salai on assiste à un défilé des parents et alliés du candidat à travers tout le
village. A la sortie de l'initiation au ngoy tous les membres mâles du clan du candidat
et des clans alliés se rassemblent un peu en dehors du village, dans la brousse. Là, les
attendent les femmes apparentées. Chacun prend une feuille dans la bouche, celle-là même
qui va servir pour les souhaits de richesse et de prospérité, et tous les parents forment une
longue file, les uns derrière les autres. Devant marchent les proches parents de l’enfant qui
est lui-même entouré ou plutôt précédé et suivi de ses frères et sœurs et même du père, les
aînés étant les plus importants. Derrière viennent les autres parents et alliés. La colonne fait
le tour du village en serpentant entre les cases pour aboutir finalement dans certains cas
à l’abri du candidat, dans d’autres derrière une cuisine où l'on procède aux souhaits rituels. »
& C’est pour montrer au candidat combien est grande sa famille déclarent les informateurs
interrogés. Ainsi les souhaits viennent prolonger la démonstration de l’existence du clan :
le candidat est le médiateur qui prolongera la vie du groupe en tant que tel et on l’aide
de toutes les forces vives de la famille. L’enfant qui pour la première fois “ voit ” et
sent ce qu’est la famille va devenir l’espoir du groupe qui porte sur lui l’assurance de son
avenir. Juste avant l’opération toute la parenté défile, les hommes étant d’un côté et les
femmes de l’autre. Le candidat est porté sur les épaules de son frère aîné (ou du frère
de son père). Habillé du pagne de raphia, il porte de nombreux colliers bangwésé en perles
de verre, des peaux de civette et agite à la main les chasse-mouches rituels en poil de
singe, au rythme du chant des hommes. » Ostentation et faire valoir, sécurisation, unité
du groupe sont ici mis en évidence.
Voir également L. V. Thomas (1970).
L’être et le paraître 137

Les moments principaux


Si nous exceptons les initiations permanentes qui supposent un appro­
fondissement ininterrompu de la personne \ les rites initiatiques comportent
généralement trois moments principaux nettement localisés dans l’espace-
temps.
• Une séparation toujours plus ou moins solennelle et dramatique2 : le
futur initié quitte sa famille, voire son village ; il appartient désormais et
pour un temps plus ou moins long aux aînés de même sexe qui seront
ses initiateurs (opérateurs, instructeurs, éducateurs). Cette séparation, ce
« déchirement » pour reprendre l’expression de Hertz, ce passage de la
culture (village) à la nature (brousse) est nécessairement régressif, puisque
symboliquement il conduit à l’état fœtal3.
• Le séjour dans un « enclos » ou un « camp spécial », sorte de « réduc­
tion » de l’univers dans lequel le néophyte est censé se dissoudre pour
retrouver la vie intra-utérine (le Sénoufo de Côte-d’Ivoire y voit la répli­
que de l’univers tel qu’il sort des mains du créateur) est un « temps
de marge » équivalent à la durée nécessaire socialement pour par­
venir à la « maturité ». L’existence de tout individu, a-t-on dit, com­
porte trois moments solennels : « naissance, initiation, mort » (Paulme
D., 1954, p. 124). Précisément, l’initiation implique simultanément une
mise-à-mort symbolique (ou rituelle, ici les termes se recouvrent) corres­
pondant à la phase de marginalisation et une renaissance*. Tel semble le
but de la période de marge : opérer la transformation qui du « fœtus »
conduit au « nouveau-né » ou de l’enfant à l’adulte — ce qui est un pro-

1. « La vie d’un Peul, en tant que pasteur initié, débute avec 1’ « entrée » et se termine
avec la « sortie » du parc, qui a lieu à l’âge de soixante-trois ans. Elle comporte trois séquences
de vingt-et-un ans chacunes : vingt-et-un ans d’apprentissage, vingt-et-un ans de pratique et
vingt-et-un ans d'enseignement. “ Sortir du parc ” est comme une mort pour le pasteur ; il
appelle son successeur ; le plus apte, le plus dévoué des initiés ou son fils. Il leur faut sucer
sa langue, car la salive est le support de la “ parole ", c’est-à-dire de la connaissance puis il
leur souffle dans l’oreille gauche le nom secret du bovidé » (A. Hampate Ba et G. Dieterlen,
1961, p. 14).
2. Des cérémonies d’adieu ont lieu parfois qui ne manquent pas de grandeur et d’émotion,
L. V. Thomas, op. cil., 1970.
3. En effet, les cérémonies initiatiques impliquent « la notion de stade fœtal situé entre
la “ mort ” et la “ résurrection ” du néophyte, celles-ci devenant respectivement, dès
lors “ retour ” dans le ventre “ maternel ” et renaissance. Le temps qui sépare les deux
moments critiques de l’existence initiatique n’est pas un temps “ mort ” mais un temps
“ actif ”. Il peut être plus ou moins long selon l’ampleur accordée aux rites par les
diverses ethnies. Parfois il s’échelonne sur plusieurs années, d’autre fois il est marqué
par un rite passager de la valeur d’un court intervalle. En tout état de cause, la véritable
formation du postulant s’opère durant son état de fœtus, phase qui marque cet autre
passage à la connaissance caractérisée par la “ passivité ” du candidat ; l’acceptation
résignée des épreuves auxquels il est soumis, sa profonde tranformation spirituelle. »
D. Zahan (1970, p. 99).
4. Le rapprochement avec la mort « présente l’avantage de relier en une même tonalité
l’ensemble de l’existence humaine — en montrant qu’en un certain sens, notre véritable
“ achèvement ” ne s’accomplit qu’au moment de la mort. L’initiation n’est plus alors
un passage déjinitij et absolu, mais elle reste, sans doute, le moment où se dévoile pour
l’homme le sens dernier de son existence, où se manifeste sa finitude et où il lui devient
possible d’assumer sa condition, mais aussi peut-être de la refuser. Sans doute ce choix
est-il inscrit à la source même des rites » (G. Lapassade, op. cit., p. 95).
138 Fantasme et formation

cessus semblable 1 — grâce à un jeu complexe et rigoureusement codifié


d’instructions et de brimades. Ainsi que le souligne fort bien G. Lapassade,
le temps de marge que certaines ethnies éprises de réalisme font durer neuf
mois « exprime ainsi la lenteur du cours de la vie ». Par là le rite transporte
sur le plan du symbole « cette lenteur vitale » dont Bolk estime « qu’elle
prend son origine dans le processus de ralentissement évolutif1 2 ».
• Enfin la phase triomphante par excellence, à la fois résurrection du néo­
phyte — ou plutôt sa re-naissance, son entrée dans la vie active — et
réintégration dans le groupe (retour à la culture d’un sujet que la société
a pu modeler en référence avec ses archétypes mythiques et sacrés)3. Cette
phase est précisément le prétexte à des fêtes plus ou moins orgiaques dont
nous parlions plus haut.

3. Les dimensions clefs de Vinitiation


Instruire et éduquer (plénitude sociale)
• L’initiation est une école prenant en charge l’instruction et l’éducation
(formation de la personnalité) des enfants ou des adolescents qui lui sont
soumis afin de faciliter leur entrée dans l’âge adulte (« ,1e jeune garçon après
la circoncision est théoriquement mûr et complet » disent les Dogon du
Mali) ou seulement dans une confrérie spécialisée : professionnelle (pasteur4,
chasseur, guerrier), religieuse ou mystique (le Koré des Bambara, le Bwiti
des Mitsogo au Gabon). La naissance de l’homme étant prématurée —
pour parler comme les psychanalystes — parce qu’elle est toujours arra­

1. N'est-il pas significatif que chez les Peul les trois degrés supérieurs, assimilés aux
trois enveloppes qui entourent les fœtus, sont dits les « trois obscurités de la matrice »...
Sur le plan spirituel, l’initié est ainsi ramené au stade fœtal, il « naît » ensuite à une
nouvelle vie et porte le titre de « fils ».
2. Op. cit., p. 94.
3. ... « La renaissance-résurrection fourmille d'allusions aux rites perpétués lors des
naissances ordinaires. C’est que le passage à la connaissance spirituelle est pour les Bambara
lié fondamentalement à la notion complexe d'acquisition de la personnalité. » D. Zahan
op. cit., (1970, p. 104-105). 11 en va de même pour les Diola de Casamance (Sénégal). Que
la circoncision soit une transformation, cela ne fait aucun doute : le passage de l’état de
Kanibat (non initié) à celui de Vhane (initié) ou de l’état de Akuleh (non-homme) à celui
d’/4n«7tan (homme vrai) n’est pas une question de mots (d’ailleurs l’efficience du verbe
s’oppose à une telle conception) mais un changement radical dans l’état de la personne. C’est
ce qui explique pourquoi le nouvel initié (luliinu) frappe sa mère ou ses frères et sœurs en
rentrant chez lui, ou parfois même feint de ne plus reconnaître les siens. De plus, le séjour
dans le hul (enclos de retraite) représente, sur un rythme accéléré, l’histoire universelle de
l’humanité. Le circoncis opère une régression vers l’état ancestral : c’est pourquoi il danse
courbé sur un bâton (ainsi marchait avant de mourir l’ancêtre qu'il réincarne) ; mais plus tard,
quand il brandira ce bâton, il sera devenu adulte, capable de combattre (bâton = arme) et de
procréer (bâton = phallus). C’est une loi fréquente en Afrique : un même symbole connote
plusieurs sens ; une pluralité de symboles convergent vers un seul sens.
4. Revenons à l’exemple du Peul : A Hampate Ba, G. Dieterlen (1961). « Avec l’âge,
la pratique et en fonction de l’étendue de ses connaissances, l’initié pasteur ... accède
progressivement au titre de silatigi, terme dont on ne peut donner d’étymologie précise mais
qui peut se commenter ainsi : “ celui qui a la connaissance initiatique des choses pasto­
rales et des mystères de la brousse ”. L'influence considérable du silatigi s’explique par
ce titre, le plus prestigieux que puisse souhaiter un Peul : tout pasteur initié rêve d’être
un jour Silatigi », p. 21.
L’être et le paraître 139

chement et re-création il est nécessaire que la société prenne en charge les


« nouvelles naissances », afférentes aux âges critiques de la personne —
d’où le bien-fondé des rites de passage ou à son accession éventuelle à
des paliers supérieurs de promotion socio-religieuse. Ainsi chez les Peul du
Macina (Sénégal), l’initiation comporte trente-trois degrés auxquels s’ajou­
tent trois degrés supérieurs, invisibles, acquis automatiquement après le
trente-troisième. Ces divers stades correspondent aux trente-trois phonèmes
de la langue peul, c’est-à-dire « aux sons que l’homme fait sortir de son
gosier ... les trois degrés supérieurs sont inaudibles, ils sont ceux de la
parole non formulée mais toujours présente (Hampate Ba, A., et Dieterlen,
G., 1961, p. 21). A leur tour, les Bambara connaissent six sociétés initia­
tiques progressives susceptibles chacune de degrés ; le Korè par exemple,
bien que dyow supérieur (société initiatique), comporte deux séries de quatre
paliers dont les dernières expriment la « compénétration entre l’homme et
l’invisible » (D. Zahan, 1970, p. 217).
L’enseignement prodigué par les initiateurs porte plus spécialement sur
le corps de l’homme (ou de la femme), la structure du monde, l’organisation
du groupe (ses mythes, ses lois) sans oublier mille et une recettes pra­
tiques indispensables pour/dans la vie courante. Il est, le plus souvent,
dispensé selon un ordre spécifique. Ainsi les Venda du Transvaal doivent-ils
passer par trois stades principaux 12. Dans le Khomba on apprend les lois
du corps, du feu, des couleurs (liées aux sexes), du foyer (union homme-
femme), de la cuisson (celle-ci évoque la conception et la naissance), sans
oublier les lois de l’histoire ; dans le Tshikanda on enseigne les lois de la
case, la « logique des choses qui vont ensemble », les « catégories de
l’univers bantu » ; dans le Domba enfin on accède au statut de la personne
achevée (aptitude au mariage, à la procréation) : on connaît alors les « lois
de la cour » (réplique de l’espace mythique de la création) et celles du
tambour (voix créatrice de Dieu). Signalons en outre que le Khomba assure
l’initiation de la jeune fille dans le cadre du village, que le Tshikanda réunit
les jeunes filles d’une région dans le village du chef régional, enfin que
le Domba associe garçons et filles en vue du mariage dans le cadre
national.
• L’initiation a une valeur éducative de premier ordre. Des brimades
multiples et variées sont prévues durant le séjour dans le bois sacré : la
1. « Le fondement du rite d'initiation est donc la prématuration de l’homme. A partir de la
prématuration, on comprend mieux l'importance des premières relations d’amour, leur ancrage
dans le psychisme, les conflits qui en surgissent, leur transposition rituelle et l’effort pour les
surmonter, Rôheim l’a bien marqué, en transposant en ethnologie l’enseignement de Bolk »
(G. Lapassade, op. cil., p. 94).
2. Voir J. Roumeguère-Eberhardt (1963, p. 79-90). Chez les Peul, l’initié doit franchir
douze clairières et trente-trois degrés fondamentaux (trois par trois). Un cas particulier
fort intéressant se rencontre chez les Fon du Dahomey : il s’agit de l’initiation au langage
symbolique du Fa nécessaire pour les opérations de divination. Le Fa c’est « le phare
qui éclaire », c’est lui qui détermine la façon de vivre ou de se conduire ici-bas, qui spécifie
le nom-deslin (Du) du nouveau-né, qui précise à quel Vodun (divinité secondaire) il faut
sacrifier ou de quel vodun il faut solliciter la faveur..., qu'il faut consulter dans les moments
critiques de l’existence : naissance, maladie, mariage, mort, etc.
140 Fantasme et formation

circoncision par exemple, est une école de courage : crier pendant l’opé­
ration est un déshonneur qui poursuit le délinquant jusqu’à la mort et lui
vaut dans l’immédiat des horions supplémentaires. Il importe de lutter
contre ses nerfs : se lever en pleine nuit, se livrer à des travaux pénibles,
exercer sa mémoire, son habileté ou son adresse, ne pas se laver, manger
une nourriture grossière, sont autant d’épreuves quotidiennes. Il faut encore
apprendre la soumission la plus totale aux ordres des surveillants, ne pas
se révolter contre leurs désirs et leurs décisions même injustes ou absurdes,
ne pas protester contre les injures, les offenses ou les coups. A chaque
instant, l’initié doit se convaincre de la nécessité de la vie collective et du
rôle social du courage (devant le danger ou au travail). Deux mots carac­
térisent, sur ce point, la circoncision : résistance et obéissance.
• Connaissance et formation de la personnalité se conjuguent pour accéder
à une plus grande intériorité ; c’est ce que nous apprend la succession des
six dyow (sociétés d’initiation bambara) dont D. Zahan (1970, p. 209)
fournit le résumé que voici : « La connaissance de soi (Ndomo) engendre
l’investigation au sujet de la connaissance elle-même (Komo) et amène
l’homme en face du social (Nama) ; de là naissent le jugement et la
conscience morale (Komo) grâce auxquels la connaissance aborde le cosmos
(Tyiwara) pour aboutir à la divinité (Korè). On saisit de la sorte la façon
dont la vie mystique s’épanouissant dans le Korè est préparée et soutenue
par la longue formation à travers les cinq autres sociétés d’initiation. En
supprimant à la limite les chaînes intermédiaires entre le premier et le dernier
dyow, on pourrait dire que la relation essentielle dans ses ensembles, est
celle qui unit la connaissance de soi (Ndomo) à la connaissance de Dieu
(Korè). »
• Aussi est-ce à une véritable conversion que nous assistons. Les méca­
nismes répressifs, le conformisme et le dressage n’aboutissent qu’à des
routines. Mais pressé par le besoin d’identification à l’adulte, soucieux
d’être jugé digne de pouvoir accomplir certains rôles, le néophyte accepte
l’avilissement de la brimade et la douleur de la blessure car c’est la double
condition d’une seconde naissance, celle « qui révèle au nouvel adepte une
vie inconnue en le dotant de puissances supérieures. La condition d’une telle
métamorphose spirituelle est la faveur de la conversion1 ». Il n’en faut

1. A. Varagnac (1948, p. 329). Voir également H. Bloch et A. Niederhoffer (1963, p. 54-55).


Rappelons à cet effet la judicieuse remarque de G. Lapassadc (op .cil., p. 90). « Scion l’ethno­
logie psychanalytique, la société n’intervient plus seulement pour recruter de futurs adultes.
Elle accomplit — à travers ses initiateurs — une fonction véritablement psychodramatique.
Elle intervient dans le travail de la puberté pour qu’il s’accomplisse, c’est-à-dire pour que
s’accomplisse au terme de l’enfance la condition de l’homme marquée par la prématuration.
L’initiation c’est la nouvelle naissance — et c’est en même temps le drame répété du
complexe d’Œdipe. Dans le rite, la société manifeste son savoir inconscient de l’inachèvement
humain. 11 y a bien tentative d’achèvement — et c’est là sa dimension sociale — mais l’inachè­
vement persiste à travers l’affrontement ritualisé des générations, dans lequel les pères se
retrouvent dans les fils, se découvrent enracinés dans l’enfance, tandis que les fils découvrent
que leur humanité ne leur est pas donnée et qu’il faut, pour l’obtenir, se travailler. L’entrée
dans la vie n’est pas simplement acquise au terme d'une maturation, Elle implique une tenta­
tive active d’achèvement. »
L’être et le paraître 141

pas plus pour expliquer « l’efficacité » de l’initiation et le fait qu’elle est


souvent désirée avec ferveur (notre expérience du terroir africain nous l’a
souvent révélée) par ceux qui s’y soumettent. D’ailleurs, malgré les moments
difficiles (lors des épreuves), les peurs et les angoisses inévitables en de
telles circonstances, tout est mis en œuvre pour sécuriser l’initié. Celui-ci
ne vit-il pas en permanence avec ses compagnons d’âge qu’il connaît depuis
sa plus tendre enfance et avec qui (du moins pour les hommes) il continuera
de vivre dans le même village défendant les mêmes valeurs, poursuivant
les mêmes fins 1 ? Ne se sentira-t-il pas plus à l’aise dans cette société dont
maintenant il pénètre les secrets et à l’organisation de laquelle désormais
23?
il participera 1

Faciliter la procréation (plénitude sexuelle)


Etre un homme (ou une femme) véritable, c’est avant tout devenir
apte à procréer c’est-à-dire à prendre place dans le processus universel de
la vie. Toutefois, il semble que nous soyons, à ce niveau de l’analyse, en
présence d’un paradoxe. L’initiation aurait en effet pour but principal
de supprimer l’androgynie première de l’être humain ®, le prépuce symbo­
lisant la féminité (d’où la circoncision) et le clitoris la masculinité (d’où
l’excision) ; ce point de vue est trop connu pour qu’on y insiste. Le fait est
que le garçon une fois circoncis quitte le gynécée car il est homme (mâle)
à part entière tandis que la jeune fille excisée devient une épouse possible4 ;
et c’est aussitôt après l’initiation que garçons et filles chez les Dogon
doivent porter le cache-sexe et cesser de jouer avec leurs organes génitaux.
Il peut être intéressant de savoir comment les Bambara interprètent, au
niveau des mythes et des croyances, le bien-fondé des opérations initiatiques.
Avant l’initiation, l’être humain possède selon eux quatre éléments spirituels :
deux âmes (ni) ou aspects inconscients de la personne et deux doubles (dya),

1. Contrairement à l’Occident qui associe angoisse de castration névrotique et circon­


cision. les Tiv de Nigeria estiment que c’est une marque de névrose que de se laisser
effrayer par la circoncision. Un autre aspect de la sécurisation se situe sur le plan de
l’excision : pratiquée très tôt, elle est une préparation à la menstruation ; « grâce à elle
la fillette sait que ses organes génitaux peuvent saigner sans que ce soit honteux ; elle
apprend surtout que ce saignement prélude à une activité sexuelle normale » ; P. Hanry
(1970, p. 54-56).
2. La sécurisation peut prendre une forme particulière chez les filles Gbaya : « On a pu
remarquer qu’au bana la novice est essentiellement prise en charge par des membres
féminins de son lignage maternel. Des femmes se montrent brutales d’abord avec elle ; mais
dans cette brutalité même transparaît une sorte d’affection traduisant une volonté d’expri­
mer à la fillette ou à la jeune fille qu’elle appartient presque réellement, bien que fictivement,
au nam maternel. Ceci est important : le peu de relevés statistiques effectués au sujet
des mariages m'ont révélé que la jeune fille est mariée de préférence, mais non obliga­
toirement, avec un garçon allié au lignage mineur maternel ou avec un membre du lignage
majeur de celui-ci ; en conséquence la jeune femme retrouvera le plus souvent après son
mariage, là où elle résidera, la famille d’une de ces femmes qui l’ont à la fois brutalisée et
aimée au bana. Son isolement en sera ainsi diminué » (P. Vidal, op. cit., p. 297).
3. Les Bambara rapprochent l’indifférenciation de l’ambiguïté propre à la sorcellerie.
Cf. G. Dieterlen (1951, p. 64). Voir encore D. Zahan (1960, p. 126-129, 336-337).
4. Ce qui ne signifie pas si l’opération se fait très jeune, qu’il y ait consommation immé­
diate du mariage.
142 Fantasme et formation

principes de la volonté et de l’intelligence. Une âme et un double logent


dans le prépuce (et dans le clitoris) ou plus exactement un ni (principe
femelle) et un dya (principe mâle) résident dans le prépuce, un ni (principe
mâle) et un dya (principe femelle) dans le clitoris. Telle est l’androgynie
que précisément l’initiation supprime puisque l’homme (après la circonci­
sion) et la femme (après l’excision) ne conservent plus que le ni et le dya
qui correspondent à leur sexe (D. Zahan, 1965, p. 175-187). Et pourtant
le souci de s’incorporer le sexe du partenaire sexuel n’est pas absent dans
ces rituels. Chez les Poro du Libéria par exemple, les prépuces du circoncis
une fois séchés seront cuits et mangés par les jeunes filles en cours d’ini­
tiation, tandis qu’inversement, les clitoris des excisées après avoir subi le
même traitement seront mangés par les garçons dans le bois sacré (G.W. Har-
ley, 1941, p. 15). Ce qui incite B. Bettelheim à écrire (1971, p. 113) :
« Il est difficile de dire, comme c’est souvent le cas lors de l’incorporation
orale lequel est le plus fort entre le désir hostile d’arracher ces parties de
l’organe génital de l’autre sexe et le désir envieux de les incorporer. »
La réalité s’avère plus complexe encore car tout se passe comme si du
côté masculin du moins, le souci impérieux de participer à l’acte procréateur
(tout comme la femme) devenait une obsession majeure. Chez les Gbaya,
le chef initiateur « joue » symboliquement — à l’aide d’une lance et d’une
sagaie — la « mort » des jeunes gens qu’il fait mine de transpercer et leur
« résurrection » car il est censé « briser le placenta » ; le fait que le rite
s’effectue dans l’eau, symbole du liquide amniotique, abonde dans le même
sens. Authentiquement le ndrigâ veut être un accoucheur. En un sens, il
est permis d’avancer que la circoncision supplée, une fois pour toutes, à
l’absence de menstruation (il importe qu’une fois au moins et solennellement
le sexe de l’homme saigne) et que par elle l’homme fait mieux que la femme
puisque la naissance rituelle, symbolique, culturelle engage le groupe tandis
que la naissance utérine, biologique, naturelle ne concerne que l’individu ’.
L’exclusion de principe des femmes (qui ne pouvaient participer à l’ini­
tiation) nous dit B. Gutmann (1926, p. 364-365) au sujet des Dschagga de
Tanzanie, le déroulement de la cérémonie va comme une re-naissancc ;
tous ces facteurs peuvent être facilement expliqués par le désir des hommes
de démontrer leur droit légal sur leur descendance. Ils tentent de le prouver
en démontrant que la peine qu’ils avaient prise pour provoquer la fécondité
et l’assurer était l’équivalent de l’acte accompli par la mère qui met au

1. B. Bettelheim pose le problème en termes originaux « Si le pouvoir de procréation


des femmes provoquait l’envie des hommes, ceux-ci pourraient avoir inventé des rites pour
s’en accommoder et par la suite, en être venus à considérer les femmes commes respon­
sables de la création de ces rites. En fait sur le plan psychologique, elles l'étaient. Ainsi
la supposition selon laquelle ce furent les femmes qui à l’origine infligèrent la circoncision
aux hommes pourrait avoir l’une des deux significations suivantes : a) les femmes dévelop­
pèrent l’idée que les organes génitaux des hommes devraient eux aussi saigner ou b) que
les hommes envieux du pouvoir de création des femmes furent “ forcés ” de faire le
nécessaire pour devenir progressivement maîtres de cette envie, et ils vécurent ces mesures
comme si elles leur avaient été imposées par les femmes », op. cit., p. 120-121.
L’être et le parcâtre 143

monde un enfant, encore ignorant de son sexe ’. Spécification du sexe et


désir de s’attribuer le sexe de l’autre ne sont qu’apparemment incompatibles1
2
car tous deux visent le même objectif : l’accomplissement de la sexualité,
condition majeure de la procréation. Ainsi les Dogon du Mali estiment
« que la présence du clitoris est un obstacle au coït ; quant au prépuce,
il empêcherait la sortie du sperme : un incirconcis, s’il prend la femme, il
met, il ressort, le gland rentre dans le prépuce, laisse tomber l’eau goutte
à goutte sur la natte3 ».

Sacraliser l’homme (plénitude rituelle)


• Sans aucun doute l’initiation fait partie de ce que, depuis Van Gennep,
on nomme rites de passage. Ainsi parlera-t-on de glissement :
— De la condition de l’enfant-nature à l’homme-culture (ou si l’on préfère
du biologique au social). C’est pourquoi l’initié n’entre pas directement dans
la forêt (nature) en quittant le village (culture) et inversement ne quitte pas
la forêt pour retrouver le village sans transiter par des lieux intermédiaires.
— De la condition d’enfant sexuellement indéterminé à celle d’homme
(ou de femme) sexuellement spécifié(e). Or, l’apanage de la virilité c’est le
courage : c’est pourquoi chaque circoncis possède une arme (bâton) ou
chante des hymnes guerriers.
— De l’autorité maternelle à celle du patrilignage s’il s’agit de garçon :
dès son retour, l’initié frappe sa mère et ses sœurs et quitte (symboliquement)
le gynécée4.
— De la mort à la vie : l’initiation est une mise à mort rituelle suivie d’une
renaissance symbolique : c’est un passage avons-nous dit de la naissance
individuelle et biologique (utérine) à une naissance sociale (masculine) et
collective. Les bains rituels, le port de nouveaux vêtements ou seulement
d’une simple ficelle autour des reins, l’attribution des noms initiatiques en
sont les expressions majeures, etc.
• Mais au-dessus du rite de passage qui « mime symboliquement le chan­
gement » se situe le rite de consécration qui « répète une action archéty­
pique » ou « reproduit ce qui a été fait dans le monde mythique ». Si l’on
préfère, l’initiation s’apparente très souvent à un sacrement qui met l’homme
en contact avec le transcendant, soit qu’il apporte quelques révélations sur
le sacré (l’initié connaît les mystères), soit qu’il sacralise l’homme (initiation

1. Sans doute les femmes pratiquent elles aussi les naissances initiatiques mais non de
manière systématique et très souvent avec une ampleur moindre que les hommes.
2. Par le mariage le Bambara s’efforce de retrouver l’unité androgynale, sans y parvenir *
« En aucune manière le sexe conquis ne bénéficie de l’intimité sexuelle qui reste le partage
de l’androgénéité » (D. Zahan 1965, p. 177). Seule la mort, avec le contact intime avec la
divinité à la fois mâle et femelle, réalise l’unité désirée.
3. G. Calame Griaule (1965, note 5, p. 125). L’auteur précise « La circoncision a été
imposée d’abord comme punition au Renard, par la suite elle est devenue un moyen d’assurer
la fécondité humaine en supprimant l’organe porteur du principe de sexe opposé ».
4. Avant de tomber sous la tutelle de son époux, l’initiée acquiert seulement une indépen­
dance plus grande vis-à-vis de sa mère (ou de ses tantes).
144 Fantasme et formation

à la royauté ; confrérie mystique, etc.). J. Cazeneuve (1971, p. 268-269)


s’est fort bien expliqué sur ce point : « En même temps que l’adolescent
quitte l’enfance pour devenir un homme, il entre en contact avec les symboles
numineux de la condition humaine. C’est en participant à l’archétype sacré
de celle-ci qu’il devient vraiment un homme au regard de ses concitoyens.
Une condition humaine coupée de toute attache avec cet archétype n’aurait
aucune existence réelle. Celui qui n’est pas initié, n’est pas doué d’une
nature humaine profane : il n’est pas du tout un homme... Bref, il n’y a pas
de milieu entre participer à l’archétype sacré de la condition humaine ou
n’être pas un homme. L’acte d’assumer la condition humaine ne se sépare
pas de la sacralisation de celle-ci. Mais il est naturel que dans toutes les
sociétés où la situation d’homme est socialement définie par une rupture
avec le milieu maternel, cette séparation soit fortement marquée dans les
cérémonies d’initiation. C’est qu’alors l’archétype de la condition humaine
comporte la négation de la personnalité infantile. D’autre part, si le néophyte
quitte le monde de son enfance, c’est surtout du monde profane, du monde
des non-initiés qu’il s’éloigne. Pour qu’une séparation nette existe entre la
condition humaine sacralisée et les non-initiés, le rituel d’initiation présente
souvent le caractère d’un “ mystère ” pour ces derniers qui sont tenus à
l’écart. » Sans aucun doute, le sage bambara du Korè accède aux formes
les plus hautes de la spiritualité, et sans connaître vraiment l’extase parvient
à 1’ « identité » avec la divinité. Toutefois, si tout Négro-africain doit subir
l’initiation, rares sont ceux qui atteignent de tels sommets.

Ainsi, qu’il soit question de groupe ou d’individu, l’être n’est rien sans
le paraître, le valoir sans le faire-valoir, le réel sans l’imaginaire, la vérité
sans la simulation. C’est ce que l’examen des techniques initiatiques ne va
pas manquer de nous confirmer. Par-delà la surprenante variété des rites
et des liturgies que nous offre l’Afrique noire, il est loisible de saisir un
certain nombre de traits constants sur le double plan des procédés employés
ou de la dialectique antagoniste.

C. La signification profonde

1. Les procédés efficaces


On ne peut vraiment comprendre la signification profonde de l’initiation
si l’on néglige l’examen des procédés et techniques qu’elle utilise pour attein­
dre ses fins : l’achèvement de la personne pour le plus grand bien du groupe
par la triple révélation de la sexualité, de la mort-renaissance et du sacré.
L’être et le paraître 145

Le dénominateur commun de toutes les techniques que nous allons


brièvement décrire est le recours systématique au symbole, ou mieux encore
à ce que nous pourrions appeler l’imaginai1. Selon nous, l’imaginai se
distingue de l’imaginaire (monde individuel de l’apparence sensible, de la
représentation, du senti-vécu, donc du donné immédiat) en tant que
réalité opératoire (construite collectivement et inscrite dans le patrimoine
socio-culturel), à la fois domaine de l’inconscient (au sens lacanien) et
technique conçue par le groupe pour assurer sa survie (utopies, symboles,
substitutions logiques, métaphores et métonymies, jeux de croyance).
Il existe donc une sémiologie de l’initiation qu’on doit situer sur le double
plan de la communication et de la signification tant il est vrai que l’essence
de la fonction symbolique doit « être recherchée du côté d’une homologie
entre le fait social et le fait linguistique dans une zone intermédiaire entre
la psychologie de l’imaginaire et la vérité du concept » (Ed. Ortigues,
1962, p. 19).
Les marques symboliques
• Afin de souligner à quel point l’initié répond au modèle archétypal de
la société (que révèle les mythes) certaines mutilations, — inventées par les
ancêtres du clan dit-on — symbolisent les transmutations invisibles (le
paraître exprime l’être). Nous parlerons plus loin des mutilations sexuelles
qui méritent une attention particulière (le sexe est condition de plaisir et
source de vie). Rappelons simplement l’existence de scarifications (faciales
ou non) comme chez les Difosi (initiées adangbe du Togo), à la fois signes
sociaux d’appartenance à une classe d’âge supérieure et expression perti­
nente du passage : vie biologique —> mort puis renaissance sociales. Ou
bien encore l’éclatement des incisives (Nilotes, populations des grands lacs)
et diverses mutilations dentaires (chez les Sara du Tchad, les Nuba du
Soudan, les Mongo du Zaïre) indissociables de l’obsession castratrice. « La
plupart des mutilations sont en rapports avec les divinités lunaires. Or,
la lune disparaît périodiquement, meurt, pour renaître trois nuits plus tard.
Le symbolisme lunaire souligne que la mort est la condition première de
toute régénération mystique » (M. Eliade, 1965, p. 161).
• On ne peut parler de marques symboliques sans évoquer le problème
du nom. Le prénom, notamment, qualifie la personne par une phrase
condensée et symbolique. Il est conduite du portrait. D’origine concrète, il
ne fait pas que nommer : il explique. C’est plus qu’un signe : il devient une
figuration symbolique. Il illustre en résumant. En ce sens, il est vrai de
dire qu’il révèle l’être. Ainsi, prononcer le prénom, c’est agir sur l’âme, la
provoquer, la contraindre à une action, la confiner dans un état. C’est pour­
1. J. Lacan (1966, p. 243) souligne : « Les lois de la remémoration et de la reconnaissance
symbolique, en effet, sont différentes dans leur essence et leur manifestation des lois de la
réminiscence imaginaire, c’est-à-dire de l’écho du sentiment ou de l’empreinte (Prägung) ins-
tincluelle, même si les éléments qu’ordonnent les premières comme signifiants sont empruntés
au matériel auquel les secondes donnent signification. »
146 Fantasme et formation

quoi la cérémonie de dation du nom peut avoir une grande importance


sociale dans la mesure ou elle situe l’individu avec précision et oriente son
destin (le Du des Fon au Dahomey). D’où l’habitude de donner à l’indi­
vidu plusieurs noms décelant la pluralité de ses origines (nom de l’ancêtre
réincarné ; noms évoquant le lignage féminin et le lignage masculin ; nom
exprimant sa propre essence : nom individuel parfois secret) et rappelant
les temps forts de son existence. Ainsi l’initiation ne va pas sans l’octroi d’un
nom nouveau qui doit exprimer le changement profond de sa personne. Donné
parfois au début de la retraite chez les Guisiga du Cameroun), le plus sou­
vent avant le retour au village, au moment de la re-naissance symbolique,
il est plus qu’une marque, c’est déjà un programme qui engage celui qui
le porte. Tantôt connu de tous les membres du village, il arrive que seuls
les initiés d’une même classe initiatique soient au courant des noms nou­
veaux notamment s’ils traduisent — c’est encore le cas des Guiziga —
un ordre de mérite \

Les transformations sexuelles


Les mutilations sexuelles vérifient très souvent soit l’ambivalence, soit
le caractère surdéterminé des rites initiatiques dont nous avons déjà parlé.
• Sexualité et plaisir. Certaines techniques — massage et élongation des
lèvres (Hottentot d’Afrique du Sud, Baganda d’Ouganda) — « favorisent
manifestement le désir et la pratique de la masturbation et selon l’ensei­
gnement qui s’y rattache augmentent la jouissance sexuelle à la fois chez
les hommes et chez les femmes » (B. Bettelheim, 1971, p. 176). Elles peu­
vent aussi satisfaire les hommes restés fixés à la mère phallique de leur
imagination enfantine. Quant à l’excision, contrairement à une opinion très
répandue (suppression totale de la masturbation clitoridienne, le clitoris
étant l’organe du plaisir narcissique), elle ne détruit pas entièrement la
sensibilité vcstibulaire si elle est pratiquée assez tôt (les petites lèvres et les
bulbes vaginaux se trouvent alors préservés). En tout cas, certaines initia­
tions féminines comportent de véritables cours de pratique sexuelle afin
d’atteindre l’orgasme dans les meilleures conditions et d’accroître le
plaisir du partenaire (mouvements de danse avec les hanches pendant le
coït), etc.12.
• Sexualité et procréation. Il est indiscutable que la clitoridectomie (travaux
de Bêla Grunberger, d’Hélène Deutsch) tout en favorisant le passage du
plaisir narcissique (masturbation solitaire) au plaisir hétérosexuel donc
« social » du coït confirme la « fonction maternelle » du vagin, instrument
au service exclusif de l’espèce3. De même, l’ablation du prépuce souligne

1. La notion de marque peut renvoyer au masque, sorte de marque provisoire qui consacre
l’identification du sujet masqué à l’être surnaturel que le masque représente — Voir
J. L. Bédouin (1967, p. 77-78) — Le temps nous manque pour introduire une analyse sur
l’être et le paraître en rapport avec masque.
2. C.M.N. White (1953, p. 20 et suiv.). Les Luvales habitent le Zambie.
3. P. Hanry (1970, p. 147 et suiv.).
L’être et le paraître 147

la séparation définitive du fils par rapport à 'sa mère, donc exprime la


maturité sexuelle de l’homme faisant de lui désormais un procréateur
(glissement mère —> épouse, vagin interdit —> vagin permis). Enfin nous
savons que selon les croyances Dogon (Mali), l’excision et la circoncision
conditionnent directement l’union des sexes et singulièrement l’introduction du
sperme dans le réceptacle féminin
• Sexualité et incomplétude. Sans revenir sur l’opposition déjà notée :
spécification du sexe (élimination du prépuce et du clitoris), désir de pos­
séder le sexe de l’autre (envie du pénis chez les filles, désir de procréer chez
les garçons) rappelons l’analyse que G. Rôheim (1949, p. 321) fournit de
la subincision et qui pourrait fort bien s’appliquer à l’Afrique. « Le rituel
de la subincision consiste en ce que les anciens (les initiateurs) reculent
en courant et montrent le trou de la subincision. Le sang s’échappe du trou
et les jeunes gens voient le grand mystère de l’initiation. La signification
devient parfaitement claire quand ils appellent le trou de la subincision un
“ vagin ” ou un “ pénis-matrice ” ... Ils s’offrent un vagin artificiel pour
compenser le manque d’un vagin réel. » De même, le fait que le sang
qui s’écoule du pénis lors de la circoncision soit parfois appelé « lait >
ou « femme » souligne à quel point le désir d’être assimilé à la femme
procréatrice hante l’inconscient des hommes (d’où encore le rapprochement
déjà signalé : sang de la circoncision — sang menstruel).
• Sexualité, maturation, sacralité. La mutilation sexuelle plus qu’aucune
autre marque corporelle devient le signe manifeste d’une métamorphose,
d’une transformation quasi-complète de la personne en tant qu’elle est
intégrée dans sa sexualité spécifique et procréatrice. Ce n’est pas pour rien
que les Venda du Transvaal installent les initiés dans l’espace social (village
culture) par opposition aux « bébés eau » (image que ne désavouerait pas
Lacan) qui occupent l’espace cosmique (brousse, nature). Et le fait que l’ini­
tiation s’effectue hors du milieu parental assure la coupure de l’initié et de
ses géniteurs1 2 consacrant ainsi la maturité des premiers. Nous pourrions
répéter mutatis mutandis pour les garçons ce que P. Hanry (1970, p. 53)
nous dit des jeunes filles : « Une maturité obtenue avec l’aide de la mère
devient ainsi peu attrayante. L’excision paraît jouer ici un grand rôle :
instant solennel qui marque profondément le psychisme de la fillette, elle
s’accomplit précisément en l’absence de la mère. Pour la première fois de
sa vie, dans des circonstances exceptionnelles qui concernent tout à la fois sa
personnalité entière et son activité sexuelle, la fillette se trouve seule, échappe
à la complaisance de la mère, assure ainsi seule des responsabilités qui sont
déjà celles d’une femme adulte et qui conduisent définitivement au monde
1. Pour revenir au problème de l’être et du paraître, rappelons l’exemple de l’infibulation
ou couture des grosses lèvres des jeunes filles (Somali, groupes arabisés du Soudan oriental).
Elle permet lors de la nuit de noces d’exhiber de façon ostentatoire le dessus de lit taché
du « sang virginal ».
2. L’abiation du prépuce ou du clitoris a pu être interprétée comme le signe d’une telle
séparation. Naissance, sevrage, initiation, mariage (femmes seulement) et mort sont vécus
comme des séparations.
148 Fantasme et formation

des adultes. Cet aspect du problème explique fortement, à lui seul, l’accepta­
tion par la fillette des souffrances de l’excision. » Enfin (précisément à cause
des rapports étroits qu’il entretient avec la vie et son renouvellement), par
le pouvoir qu’il a de provoquer la venue au monde d’enfants qui non seule­
ment assureront la continuité du phylum clanique mais pourront réincarner
les ancêtres bien aimés, le sexe occupe une place capitale ou privilégiée
dans les opérations initiatiques : symbole de ce qui est important dans la
condition humaine, il participe de la sacralité (naissance archétypique).
Ou, si l’on préfère, l’initiation opère la transition fondamentale de la sexua­
lité subie, donc impure (nature) à la sexualité ritualisée, purifiante, sublimée
(culture). C’est pourquoi elle est instrument, par excellence, de co-naissance.

De quelques conduites expressives


• Tout d’abord les brimades. Réclusion, flagellations, étouffements, brû­
lures, piqûres, jeûnes, exercices physiques pénibles, absence de sommeil,
froid (ils restent nus, nuit et jour), vexations multiples, doivent être subis
avec résignation pour ne pas dire avec allégresse par les néophytes. Encore
ne faut-il pas oublier l’absence totale d’hygiène, les mets répugnants, les
généalogies qu’il faut apprendre par cœur, les peurs provoquées qu’il faut
maîtriser, etc. Il importe que l’initié paye chèrement une jeunesse insouciante
et heureuse dans la famille ou le village ’, qu’il mérite l’honneur, qui va lui
être fait d’entrer dans l’âge adulte, qu’il reconnaisse ainsi la supériorité de
l’aîné sur le cadet, du géniteur sur l’engendré, qu’il acquiert la maîtrise de
soi dont il aura grand besoin au cours de son existence 123. Mais surtout la
mort des sens « devient ainsi le préalable indispensable de la mort symbo­
lique » et on peut tout naturellement se demander, dans ces conditions, si
cette dernière n’est pas quelque chose de plus qu’un signifiant pur et simple.
En effet, entre elle et la mort réelle, la distance est réduite au minimum par
ce commencement d’anéantissement du corps qu’implique la douleur

1. « Que des épreuves terminent toute jeunesse et qu’il ne se peut point qu'on passe sans
rupture de l'adolescence à l’âge viril » écrivait P. Nizan (1928, p. 298). Qu'il y ait, en outre,
un certain désir des vieux et des vieilles sur le chemin du déclin de se venger des jeunes
qui vont les remplacer tout en réprimant chez eux les désirs incestueux cl les pulsions agres­
sives est indiscutable même si par ailleurs vieilles et vieux éprouvent quelque fierté à « mettre
au monde » des adultes.
2. On sait comment E. Durkheim voit dans les épreuves l’acquisition des qualités de
désintéressement et d’endurance, préludes à l’instauration du religieux. Voir Les formes élé­
mentaires de la vie religieuse, (1962, p. 451-452). Signalons encore l'importance des interdits
alimentaires. « Au cours de la “ retraite ” certains aliments sont prohibés — de la même
manière que sont prohibées les relations sexuelles. La prohibition des aliments est parfois
interprétée comme une mesure rationnelle : elle éviterait des aliments trop excitants en période
d’abstention sexuelle. On a également avancé l’idée que la privation de nourriture, en affai­
blissant le novice, induit cet état de faiblesse qui doit conduire à l’amnésie, c’est-à-dire à
l’oubli de l'enfance. Pour Reik, le véritable sens de ces prohibitions est différent : elles cons­
tituent une intensification des restrictions totémiques. Les adultes, pères des initiés, manifestent
par ces prohibitions alimentaires, la crainte d’être eux-mêmes dévorés au cours d’un repas
totémique ». (G. Lapassade, op. cit., p. 85). L’initiation s’apparente ainsi au sevrage.
3. D. Zahan (1970, p. 186). On trouvera chez l’abbé Th. Tsala (1958) une description parti­
culièrement suggestive d'épreuves (rite initiatique du So) qui toutes lient « la valeur de la
douleur » à « la sublimation religieuse de l’homme » (p. 142).
L’être et le paraître 149

• Ensuite les conduites du corps. Bien que le fait ne soit pas tellement
répandu, il ne faut pas manquer d’évoquer les techniques hypnagogiques qui
placent le néophyte dans un état second facilitant sa réceptivité docile ou
les procédés hallucinogènes (manducation par exemple de l’iboga de la
famile des Apocynacées dans le rituel du bwiti (Mitsogo du Gabon). Dans
ce dernier cas (O. Gollnhaffer et R. Sillans, 1965, pp. 143-173), le postulant
est censé, par le sentiment d’étrangeté — et aussi d’étrangèreté — qu’il
éprouve, abdiquer sa personnalité ancienne (le vieil homme) et participer à
l’énergie cosmique (contenu des hallucinations). Citons encore la danse
dont les fonctions s’avèrent multiples : assurer la maîtrise du corps, réaliser
l’expression collective du consensus social avec, à la fois et dans les formes
extrêmes, le sentiment de l’unité groupale et la dépossession de soi ; symboli­
quement, elle va plus loin encore car elle fait participer à la création : « C’est
par ces mouvements chorégraphiques que l’initié libère et maîtrise les
forces naturelles cachées dans le contenu symbolique des danses et qui
deviennent créatrices par les vibrations émises. 11 devient alors une étincelle
du Cosmique qui pénètre toutes choses... » (ibid., p. 155).
• Enfin des rituels privilégiés.
— La réclusion1, par exemple, devient un temps propice pour la pur­
gation et le rajeunissement du néophyte, un retour à la nature (par opposi­
tion au village qui est culture) et à l’état fœtal. L’ombre de la forêt, la cabane
obscure, le souterrain, la grotte symbolisant fréquemment la matrice ;
l’initié qui, tout comme le fœtus, ferme le poing, plie la tête sur les genoux,
un voile lui couvrant le chef ; la jeune fille venda du Transvaal qui assure
la position fœtale*, « bras croisés sur la poitrine, muette, immobile, elle est
soit accroupie sous une couverture( le placenta), soit immergée dans un trou
d’eau spécialement réservé aux initiations féminines dans le cours d’une
rivière (eau de la matrice...), constituent à des titres divers des signifiants
non équivoques, exprimant tous le même trait culturel.
— Les conduites d’avalement, toujours associées au problème de la
nourriture (Vie — Force — Renouveau) s’avèrent également très significa­
tives ’. Chez les Poro du Libéria l’initié est avalé par la divinité Poro, l’esprit
1. « La réclusion symbolise la “ vie ” du cadavre dans la tombe et aussi l’attente du
fœtus dans le sein maternel » D. Zahan (1970, p. 103).
2. J. Roumeguère-Eberhardt (1963, p. 36). Signalons encore l’exemple des Nandi (Kenya,
Tanzanie). « Quand les garçons sont remis (de la circoncision), on célèbre la cérémonie
Kapkiyaï : au moyen d’un barrage un plan d’eau est délimité sur la rivière ; une petite hutte
est édifiée. Tous les garçons se déshabillent et précédés par le plus ancien (l’initiateur) ils
rampent les uns derrière les autres et traversent la hutte par quatre fois. Ils sont alors com­
plètement submergés par l’eau. » A. C. Ilallis (1909). L’immersion rappelle le retour à la
matrice, la hutte symbolise l’utérus et la reptation, la situation fœtale. L’association des trois
choses vise à recréer la vie intra-utérine. La nudité exprime à la fois l’état du nouveau-né
et celui de l’homme, aux premiers âges de l’humanité (double régression). Le port, dans l’enclos
sacré, de vêtements de feuilles symbolise également le stade primitif.
3. Au sujet des Sara du Tchad, R. Jaulin (1967, p. 140) a pu écrire : « La femme-terre
enfante de la nourriture pour les hommes vivants qui tiennent des morts leur droit à celle-ci.
de même que la femme humaine accouche d’enfants qui sont aussi nourriture pour la société :
ils seront au reste tués et avalés rituellement par les ancêtres et la terre afin de renaître et de
germer selon une dimension clanique. A ce titre, il y a entre les enfants et la nourriture une
150 Fantasme et formation

des crocodiles1 comme le néophyte serer du Sénégal l’est par un monstre


redoutable le Mam, ou le jeune sara du Tchad par l’ancêi 'e ; quant à
l’Ewondo du Cameroun (célèbre rituel Son-si : caveau de la mort), il doit
traverser, nu et en rampant, un souterrain ténébreux et mystérieux, sorte
d’étroit et long boyau armé d’épines avec quelques rares ouvertures permet­
tant à l’initiateur de frapper ou de faire entendre des bruits lugubres... tel
est le prix qu’il faut payer pour renaître à la vraie vie 3. Les techniques
symbolisant la renaissance sont également intéressantes. Les initiés, après
avoir subi un bain lustral, s’habillent4 de blanc, symbole à la fois de leur
pureté retrouvée et de la victoire de la vie sur la mort. Leur réapparition
est vécue comme une réincarnation ; il arrive qu’ils miment la naissance 5
ou qu’ils tètent leur mère. Fréquemment ils font semblant de ne plus
reconnaître les membres de leur famille ; ils simulent une perte totale des
connaissances acquises ’ et réapprennent (apprentissage symbolique) tout ce
qu’ils savaient déjà : langage, techniques, moyens de satisfaire leurs besoins
élémentaires... C’est pourquoi on ne manque pas de leur conférer un nom
analogie évidente : la perpétuation de la vie ; la nourriture permet à une vie humaine de se
perpétuer jusqu’à sa mort et les enfants permettent à la société de se perpétuer dans un temps
illimité ». L’ensemble terre-mort fournit aussi de la nourriture brute par opposition à la
femme-vie qui prépare les repas dans les villages. La nourriture sans sel ni épices dans
l’enclos symbolise le désir de savoir ce qui donne du goût à la vie. Chez Sara le moment
le plus émouvant de l’initiation est la manducation en commun de la boulette de nourriture.
1. Les scarifications de l’initié sont censées être produites par les dents du Poro (thème bien
connu du vagin denté). Ces scarifications pourraient signifier pour le néophyte « la domination
de sa terreur » ainsi que « son passage sans incidents, peut être même victorieux, au travers
du vagin denté. Son avalcment d’une partie de l’organe génital féminin fait penser qu’il
était en mesure de dominer sa frayeur ou le désir qu’il avait du vagin par incorporation
orale » (B. Bettelheim, 1971, p. 140).
2. Le symbolisme de la mort par l’engloutissement du monstre que représente soit une
tente (Serer du Sénégal), soit un souterrain (Beti du Cameroun), soit une case (Banda, Mandja :
RIA) est un fait bien connu des théoriciens du mysticisme. Chez les Senoufo (Côte-d’Ivoire) le
nouveau-né du Poro (société initiatique) passe a travers un « vagin » construit en feuilles
d’épineux et patauge ensuite dans l'eau boueuse (liquide amniotique) tout en subissant les
sévices du masque accoucheur...
3. « Pénétrer dans le ventre du monstre — ou être symboliquement “ enseveli ” ou être
enfermé dans la cabane initiatique — équivaut à une régression dans l’indistinct primordial,
dans la nuit cosmique. Sortir du ventre ou de la cabane ténébreuse, ou de la “ tombe ”
initiatique équivaut à une cosmogonie. La mort initiatique réitère le retour exemplaire au
Chaos, de manière à rendre possible la répétition de la cosmogonie, à préparer la nouvelle
naissance » (Mircea Eliade, 1965, p. 166).
4. Le symbolisme de l'habit est bien connu. Après la circoncision, les jeunes Masai (Kenya)
portent des robes de femmes et des boucles d'oreilles ; ils s’enduisent le visage de chaux.
C’est seulement après leur guérison qu’ils deviendront d’authentiques guerriers. Les filles nandi
de Tanzanie et du Kenya s'habillent en homme pour être excisées, et les garçons en filles
pour être circoncis : les unes et les autres ne reprendront des habits normaux qu’après leur
guérison complète.
5. Par exemple, chez les Kibuyu du Kenya, une femme de la famille de l’initié — sa mère
de préférence — simule l'accouchement. Elle est reliée par un boyau de mouton à son fils
allongé dans la position fœtale entre ses jambes : elle gémit comme si elle accouchait ; puis,
lors de la délivrance, c’est au tour du fils de vagir tandis que l’on coupe le cordon ombilical.
La hutte où les initiés ont séjourné durant la phase de retraite est alors démolie, brûlée ou
enterrée tout comme le placenta : il y a là encore un symbole de rupture avec le passé.
6. Les initiés lobi de Haute-Volta après avoir été lavés dans l’eau du fleuve, puis enduits
de vase et dévorés symboliquement par la « bête mythique » rentrent au village, la tête rasée
et parlent une langue secrète. Chez eux ils se livrent à des comportements aberrants. Les
filles font bouillir de la terre dans les marmites et prononcent des mots inarticulés ; les
garçons mettent les aliments dans leurs oreilles et travaillent la terre avec le manche de ia
houe, etc.
L'être et le paraître 151

nouveau, l’expression de leur nouvelle personnalité. Nous retrouvons ici


toute l’importance qui revêt la régression au stade de l’enfance et la signifi­
cation symbolique qui s’y rattache (enfant : naissance, pureté ; mais au^si,
comme chez les Bambara, la mort). Pendant l’initiation, écrit P. Verger
(1955, p. 171), le novice est « plongé dans un état d’hébétude, d’atonie
mentale ; son esprit semble vidé de tout souvenir, il a tout oublié... Au cours
des cérémonies, lorsque le Dieu a quitté avec la transe le corps de l’iyawo,
celui-ci se comporte comme un enfant en bas âge, riant à tout propos,
s’exprimant avec des paroles enfantines, passant d’un état d’allégresse infan­
tile à des périodes de résignation boudeuse » Parfois, mais cette éventualité
reste plus rare, quand les initiés théoriquement morts et enterrés dans
le bois sacré rentrent au village, on les considère comme des reve­
nants ; ce qui ne manque pas de provoquer une panique mi-feinte, mi-
réelle. Rappelons encore les rituels qui consacrent l’aptitude à la procréation.
Les exemples ne manquent pas. Chez les Gbaya déjà cités, lors du bana
(initiation des filles) les impétrantes sont parquées dans une case ventrue
qui représente une vulve. Lors d’une nuit fixée par le rite, les novices
doivent s’aggriper à un poteau12 consacré avec du sang de bouc. Moke3
l’esprit du bana dont la voix est « plus forte que celle du lion », nommé
encore le Grand bouc (symbole de la puissance sexuelle) défonce le toit de
la case (défloration) et dans une obscurité totale, au milieu d’un vacarme
étourdissant, profitant de la panique générale, s’empare d’une jeune
fille, l’emmène en brousse... et fait semblant de la violer. Dès lors, toutes les
nouvelles initiées deviennent des femmes aptes à la nuptialité. — Un compor­
tement particulièrement significatif, bien que rare, pratiqué par les Chaga
(Dschagga) évoque le problème de la supériorité masculine. Il s’agit pour
l’homme de maîtriser une fonction corporelle que les femmes ne peuvent
contrôler. Ainsi les hommes laissent-ils croire que leur anus est bouché
(ils vont se soulager discrètement dans la brousse) depuis leur initiation ;
supériorité qui bien sûr leur confère certains droits ; on va même jusqu’au
simulacre qui consiste à « ouvrir » l’anus du vieillard, ce qui provoque une
émission de sang. Commentant ce fait décrit par O. F. Raum, B. Bettelheim
souligne : « Les filles, lors de la première menstruation, ouvrent leur vagin
puisque chaque mois quelque chose sort de cette ouverture du corps. Les

1. Dans le même ordre d’idée, R. Bastide (1958, p. 201) ajoute : « on se souvient qu’une des
caractéristiques de ces rites, c'est le changement de personnalité, et que ce changement se
marque par une conduite enfantine de ceux qui reviennent au village après les mois passés
dans le secret de la brousse. Ils agissent et ils parlent comme des nouveaux-nés ... il y a là
le signe d’une métamorphose de la personnalité : on était mort à la vie profane, on renaissait
comme personnalité religieuse ».
2. Le poteau est toujours un symbole phallique (renforcé ici par le sang du bélier). Chez les
Diola du Sénégal (Voir L. V. Thomas (1968), comme chez les Gbaya, on procède à l’érection
d’un grand mât. Ce symbole est surdéterminé : il est phallique (érection du pénis prêt à
procréer) ; il souligne aussi la cohérence du groupe (unité et solidité du mât). Un initié doit
grimper au sommet ce qui symbolise l’élévation de la communauté, hors de l’espace et du
temps vers les archétypes mythiques que l’initiation rappelle.
3. C’est un jeune homme souple et vigoureux qui, secrètement, joue ce rôle.
152 Fantasme et formation

hommes, à la puberté, prétendent obturer un orifice d’où provenait, jus­


qu’alors, une sécrétion. Dans la vieillesse, la menstruation s’arrête ; le vagin
paraît alors se fermer. Chez les hommes âgés, l’orifice qui était fermé
s’ouvre et l’excrétion reprend *. » Ainsi, symboles des objets et des lieux,
des formes et des couleurs, des rythmes et des chants (la place nous man­
que pour donner quelques exemples de ceux-ci), des comportements et des
rites apparaissent d’une incroyable variété et mériteraient une analyse appro­
fondie, d’autant que tout symbole va de pair « avec une valorisation du
référent » (M. Houis, 1971, p. 102) — il renvoie à une valeur lestée
d’affectivité —, qu’un même symbole semble souvent surdéterminé (mât
= phallus = unité du groupe ; réclusion — sommeil de la mort = attente
fœtale...) et que plusieurs symboles concourrent cumulativement à exprimer
la même idée (manière dont on suggère l’homme accoucheur chez les
Gbaya)...

2. Un climat très particulier


L’efficience des rites, même fortement nimbés de puissance symbolique,
serait limitée s’il ne régnait chez les femmes (épouses et mères) d’abord et
surtout chez les postulants dans l’enclos sacré, un climat affectif très
intense, curieuse alliance d’angoisse et d’espoir, d’élan et de retombée, de
lumière et d’incertitude. De fait, « ce que l’on recherche en tout rituel initia­
tique c’est la profondeur de l’émotion. Et nous retrouvons ainsi... notre
analyse de l’apprentissage : mobilisation de toutes les forces vives du sujet...
C’est bien ce que réalise l’émotion. Et remarquons qu’il s’agit moins souvent,
en matière d’initiation, d’émotions subies et en quelque sorte passives, que
d’émotions exaltation, d’émotions jaillissement pour ainsi dire de la cons­
cience de chaque sujet et le portant tout entier vers la communion mysti­
que » !. Très souvent, l’émotion reste inséparable du mystère. Celui-ci peut
être entretenu de diverses manières. Tout d’abord, une place importante est
dévolue au secret3, à la fois pour renforcer le pouvoir des initiés, et plus encore
celui des initiateurs vis-à-vis de ceux qui restent à l’écart (nous avons vu
comment le rapport aîné-cadet repose sur le principe) et pour protéger
les croyants eux-mêmes, tant il est vrai que le mystère entretient la trans­
cendance (l’inexprimable exige le secret). « Puisque les rites d’initiation ser­
vent des buts pouvant être atteints uniquement par le symbole, et non dans

1. O. F. Raum (1940). B. Bettelheim (1971, p. 157). Et l’auteur ajoute (p. 158) : « la compa­
raison entre la menstruation et l’obturation est suggérée encore par la méthode enseignée aux
hommes pour cacher leurs fèces et aux filles le sang menstruel. Les filles doivent enterrer le
sang pour le cacher à leur père et à leurs frères, ce serait un péché de le laisser voir. De la
même manière, on avertit les hommes de cacher leurs fèces aux femmes ».
2. A. Varagnac (1948, p. 326-329). Il faut avoir assisté à ces rites initiatiques pour se rendre
compte, ce qu’aucune description ne peut rendre, de l’atmosphère qui y règne : chants mer­
veilleux, rythmes des tambours, coups de fusil, joie triomphante des initiés, qui ont subi les
épreuves sans gémir, les expressions de douleur atroce quand le couteau tranche les chairs, etc.
Le pouls des initiés aux moments les plus émouvants se stabilise souvent à 200 (Dr Collomb),
3. Le respect du secret procède de l'esprit de discipline.
L’être et le paraître 153

la réalité, la fiction doit rester cachée si les adeptes veulent jouir des béné^
fices psychologiques de l’accomplissement symbolique. Le secret est donc
indispensable pour que les besoins des croyants continuent d’être satisfaits >
(Bettelheim, 1971, p. 152). Enfin, la simulation. L’initiation est le rite du
comme si. Il s’agit de faire croire à la mère serer et aux néophytes que le
Mam dévorera ces derniers, aux épouses Chaga que l’anus de leur époux est
bouché, aux jeunes filles gbaya que le Moko réellement viole l’une d’elles
et aux femmes que le nàrigâ est vraiment un accoucheur tandis que le rhombe
passe, chez les Sara, pour la voix des ancêtres menaçants... On ne sait
exactement dans quelle mesure les habitants du village adhèrent à ces
mensonges sacrés ; disons seulement qu’il serait fort dangereux de ne pas
faire semblant d’y souscrire. Rien ne s’oppose d’ailleurs à ce qu’une sorte
d’autosuggestion collective n’incite tout le monde à croire à ces fabula­
tions. Cette tromperie, ne l’oublions pas, s’exerce tout spécialement à
l’endroit des femmes, ce qui constitue pour les hommes un nouveau moyen
de compenser leur infériorité (ils n’accouchent pas !...). « La partie mysti­
fication, tromperie de l’affaire est nécessaire pour que les femmes soient
maintenues dans le respect de l’institution ; ce qui compte n’est pas ce qui
est réalisé effectivement, les paroles et les gestes, mais le seul résultat —
extérieur aux initiés — auquel on arrive. Certes, ceci va de pair avec la
transformation des initiés, mais lorsqu’à divers moments des cérémonies les
hommes se livrent aux plus grosses plaisanteries — en langue secrète —
c’est avec un manque de sérieux total mais dissimulé. La plus grande faute à
laquelle correspond la plus sévère des sanctions (la mise à mort) serait
néanmoins de laisser deviner aux femmes le contraire de ce qu’il faut leur
faire croire. La sorte de nécessité de ces opérations permet donc qu’on y
déroge, qu’on les adapte à certaines situations et qu’on les soumette à diver­
ses modifications : la seule règle est de ne pas aller à l’encontre de leur
fonction *. »
Ainsi de la tromperie consciente à l’auto-suggestion (ou à la mauvaise foi,
au sens sartrien du terme), de la révélation au secret ou seulement à la
restriction mentale, toutes les transitions sont possibles ; de même qu’entre
l’imaginaire et l’imaginai, tous les relais sont permis...
Une fois encore, il n’est pas aisé de préciser les limites réciproques de
l’être et du paraître.

3. La dialectique antagoniste
S’il fallait par une formule condensée suggérer l’esprit de l’initiation négro-
africaine, c’est de dialectique antagoniste qu’il faudrait parler. L’initiation

1. R. Jaulin (1967, p. 60). Voir encore G. Devereux (1970, p. 309), excellente analyse de la
simulation rituelle.
154 Fantasme et formation

met structurellement en présence une série de couples pertinents formés de


termes à la fois antithétiques et complémentaires, chacun trouvant dans
l’autre la vérification de sa propre insuffisance et son prolongement
nécessaire.
Examinons brièvement les principaux :
1er Niveau
• Temps mythique/temps concret. — Le temps mythique se caractérise
à la fois par sa répétabilité en ce sens que toute action significative le repro­
duit, et le fait que, bien que considéré comme transhistorique, au-delà de
toute contingence, d’une certaine manière dans l’éternité, ce temps sacré
a dans l’histoire un commencement, à savoir le moment où le Héros civi­
lisateur, l’Ancêtre ont révélé une activité quelconque, bien que primordiale.
Ce temps originel qui sert de modèle à tous les temps, pour parler comme
Mircea Eliade (1959, p. 338), dont le rite reproduit certains fragments, a
pour essence de n’être pas situé ni localisé : en lui avenir et passé se ren­
contrent, dans le présent qualitativement éprouvé comme la dimension
profonde de l’Etre Suprême. Il est donc négation de la contingence historique
imprévisible et accentuation de la continuité. Mais celle-ci reste inséparable
de la répétition (d’où le nom de temps cyclique souvent utilisé), ce qui est
sa manière propre de nier ou plutôt de transcender le temps-durée, le temps
prométhéen, et d’entrer dans l’histoire ou plutôt dans l’événement. En effet,
l’activité sacrée par excellence répète ce qui a eu lieu au commencement,
au moment où un rite, un geste religieux étant révélés, ils se sont en même
temps manifestés dans l’histoire. Ainsi la fonction de représentation du
mythe — donc du rite qui en procède ou qui l’exprime — s’achève dans une
technique de présentification. Mais le rite, singulièrement le rite initiatique,
connaît deux manières de lutter contre les méfaits du changement : compo­
ser avec le temps, facteur de nouveauté, donc d’impureté puisque la nou­
veauté perturbe l’équilibre des êtres, et c’est la fonction du rite de passage ;
déborder le temps par un recours à l’archétype mythique transcendant,
et c’est l’objet du rite religieux proprement dit dont nous avons déjà sou­
ligné la fonction sacralisante. Située dans la durée concrète (rythmes des
jours et des nuits ; période de séparation, de marge, de réintégration...)
l’initiation n’est rien sans sa référence constante à l’intemporalité du Grand
Temps.
• Cosmique/social. — En plusieurs rencontres nous avons souligné la
dialectique cosmique (nature)/sociale (monde culturel du village). C’est
ainsi que séparation (réclusion des néophytes dans la brousse) et réintégration
(retour au village) nous ont paru constituer deux moments essentiels.
De même avant l’initiation, l’homme (et la femme) sont de la nature ; la
circoncision et l’excision leur donnent une signification vraiment humaine
donc sociale. Les rites du Bwiti préparent tout autant le fidèle à saisir
l’Energie Cosmique qu’à retrouver la marque du groupe lors des danses
L’être et le paraître 155

rituelles. Nous savons encore que chez les Venda (Afrique du Sud) les trois
degrés d’initiation ont leur correspondant cosmique : Khomba et l’espace du
village, Tshikanda et la région, Domba et le cadre national. Mieux encore :
« Tandis que l’institution du khomba vise à structurer l’homme comme
microcosme du monde, inversement le domba met l’accent sur l’univers,
macrocosme de l’homme ; par exemple, tandis qu’au khomba les parties
composantes de la case se rapportent aux parties du corps humain, inverse­
ment l’instruction du domba projette l’homme et ses actions sur le plan
cosmique : la matrice devient un lac géographiquement déterminé, lieu de
la première création ; les initiés, en assistant au domba, et en dansant la
danse du python, se préparent au mariage et à leur rôle de procréateurs en
revivant, au moyen de cette danse, l’acte de la première création, vomie
par le python mythique. Nous allons donc, en passant par une école inter­
médiaire, le tshikanda... d’une instruction « sociale »... à l’instruction mythi­
que et cosmique... Cependant, à l’intérieur même des écoles d’initiation, la
démarche est inversée : la novice passe par trois étapes différentes la
menant du cosmique au social » (Roumeguerre-Eberhardt, 1963, p. 36).
Ainsi cosmique et social sont en interaction permanente, à la fois séparables
et inséparés. Leur rencontre joue sur trois plans : topologique (village ->
brousse -» village) ; symbolique (culture —» nature -> culture) et méta­
physique (monde visible *-» énergie créatrice, brousse réelle brousse
mythique).
2* niveau
• Jeunes/vieux (cadets/aînés). — L’initiation traduit un problème de classe
d’âge sinon de génération. La situation des initiateurs' reste assez ambiva­
lente, partagés qu’ils sont entre la joie de ce nouvel enfantement et le
désagrément de préparer ceux qui vont bientôt les remplacer. Aussi les
vieux ne livrent-ils qu’une partie de leur secret (savoir social), ce qui leur
permet d’assurer leur suprématie : séniorité et surtout gérontocratie quali­
fient fort bien la société africaine traditionnelle. Mais il faut cependant que
soit rendue possible la relève, que les générations se succèdent, que la
société ou plutôt le phylum clanique soit assuré de sa continuité. C’est
pourquoi les aînés et les cadets sont à la fois antagonistes et complémentaires.
Le heurt des générations s’exprime parfois de manière expressive : les
Bwa de Haute-Volta étudiés par J. Capron, lors de l’initiation au « Do »,
pratiquent un combat non dénué de violence au cours duquel les néophytes
frappent les aînés masqués, libérant ainsi leur agressivité (meurtre du père).
En fait, les pères12 ont besoin de leurs fils dans la mesure où ils pourront se
réincarner dans les enfants qu’ils leur donneront, au même titre que les fils
ont besoin de leurs pères pour accéder eux-mêmes au droit fondamental de
procréer. Par le biais de la réincarnation et des engendrements initiatiques,
la dialectique des âges est sans fin.
1. A la fois promotionneurs et castrateurs.
2, En assurant leur propre supériorité sexuelle les anciens combinent leurs tendances hostiles
156 Fantasme et formation

• Hommes/femmes. — C’est un point sur lequel nous avons déjà insisté,


notamment en signalant l’existence d’une double fonction de l’initiation :
spécifier les sexes, mais aussi — tout spécialement du côté masculin —
essayer de posséder le sexe de l’autre. Il y a donc à la fois dans toute
initiation le souci de rééquilibrer les sexes (homme qui veut saigner et
enfanter comme la femme) tout en essayant d’assurer une certaine suprématie
du masculin sur le féminin (secret - simulation). La dissymétrie homme/
femme n’est pas moins évidente sur d’autres plans. Chez les Gbaya, l’éducation
de la fille commence très tôt tandis que le garçon subit une éducation sau­
vage : cela suffit pour expliquer la non-équivalence des rites. Chez les
Dogon, les jeunes filles sont préparées dès l’enfance à leur rôle d’étrangères
car elles iront plus tard habiter dans le village de leur mari ; tandis que les
garçons, après l’initiation, vont vivre dans la maison des jeunes, les filles
de 8 à 12 ans doivent chercher à se faire héberger par quelques vieilles
compatissantes. Enfin si les initiations s’effectuent séparément pour les
hommes et les femmes, il arrive que certaines cérémonies soient communes
(le Domba des Venda), que les femmes (les zôno, les yuegi chez les Toura
de Côte-d’Ivoire) participent activement à l’initiation des hommes et les
hommes (Ubi et Guere de Côte-d’Ivoire) à celle des femmes. La dialectique
homme-femme prend parfois des aspects curieux : « ... si les costumes
initiatiques des filles Khomba doivent pourrir dans l’eau, symbole masculin,
les costumes des jeunes gens du Murundu (école de circoncision) doivent
être brûlés, et le feu est un symbole féminin. Selon le même principe
dialectique dénotant une complémentarité antagoniste de symboles qui
s’emboîtent les uns dans les autres, le dernier rite des jeunes filles Khomba,
quand elles sortent de leur réclusion, a lieu dans la brousse, tandis que le
dernier rite des garçons après leur réclusion dans la loge initiatique située
en brousse, a lieu dans le village. Rien donc ne peut être considéré comme
étant uniquement masculin ou uniquement féminin : ces deux termes
coexistent toujours et deviennent plus ou moins apparents selon les exi­
gences du moment et des circonstances. Ce symbolisme qui ne peut être
figé est vécu dynamiquement et non pas contemplé statiquement »

et celles du Surmoi, les premières se traduisent par l'inhibition des fils en tant que rivaux
possibles, les secondes par l’enseignement de la loi tribale qui assure l’obéissance à la tradition.
Les actions des anciens, sont ainsi, en même temps, sous l’influence de deux instances psy­
chiques : le Çà et le Surmoi. Elles le sont effectivement puisque ces hommes agissent en tant
qu’êtres humains et que les êtres humains ne peuvent, à aucun moment, être motivés par une
instance unique » (B. Bettelheim, 1971, p. 85-86).
1. J. Roumeguère-Ebcrhardt (1963, p. 91). La valence féminine que l’on attribue souvent à
la sorcellerie semble être liée à la position ambiguë de la femme à la charnière entre la nature
et la culture, entre la vie privée et la vie publique. L’ambiguïté de la femme tient au fait
qu’elle engendre des incirconcis ; en elle le passage de la nature à la culture n’est pas assuré,
fait toujours problème. C’est ce qui est exprimé par l’opposition entre la femme et le for­
geron qui semblent occuper dans la société deux positions symétriques inversées : la femme
produit des incirconcis, le forgeron des circoncis ; l’épouse du forgeron, la potière est sage-
femme, le forgeron assure la transition à la société des adultes (M. C. et Ed. Ortigues, 1966,
p. 237). Sur la différence des rôles masculin/féminin quant à l’initiation, voir encore
B. Bettelheim (1971, p. 173).
L’être et le paraître 157

Ainsi s’établit une dialectique complexe faite de différences et de complé­


mentarité, d’oppositions et de rapprochements, d’androgynie rejetée et
d’androgynie désirée.

3’ niveau

• Ordre/désordre. — Un curieux équilibre s’établit entre l’ordre (d’origine


archétypale), à la fois exigence d’unité et de hiérarchie (rapport aîné-cadet)
mais aussi soumission inconditionnelle des initiés aux instructeurs-initiateurs,
et le désordre qui lui aussi est fondé mythiquement ‘ et que nous retrouvons
dans les outrances fécondes de la fête. Plus exactement, l’ordre doit être le
lot des néophytes, tout particulièrement durant la phase de marginalisation
(encore qu’il puisse arriver, mais le fait est rare, que certaines licences —
pédérastie, masturbation — puissent être recommandées) tandis que le
droit au désordre reste le privilège des habitants du village. Toutefois,
certains rituels incitent le néophyte à faire le contraire de ce que l’on fait
habituellement, probablement pour être plus sûr de « retrouver les conditions
d’existence du passé mythique » pour reprendre l’expression de R. Caillois.
• Profane/sacré. — L’aspect profane de l’initiation se rencontre tout spé­
cialement dans la dimension ludique (ensemble de divertissements avec
chants, danses, spectacles, jeux, sans oublier les repas plus ou moins
orgiaques) et dans la dimension économique trop souvent négligée par les
ethnologues classiques : production accumulée parfois pendant plusieurs
années, échanges (commerce, dons et contre-dons) et consommation-destruc­
tion en sont les caractéristiques les plus patentes bien qu’il ne soit pas
toujours facile de chiffrer. Mais l’initiation est encore un moyen d’accès au
numineux transcendant, tout d’abord au niveau rite de passage, véritable
transition entre le profane et le sacré et ensuite au niveau du rite religieux
proprement dit, sorte de consécration qui permet au néophyte de manipuler
les « sacra1 » puis de subir lui-même une authentique métamorphose :
« L’initié en effet participe à un archétype numineux. Il est devenu homme
en haussant lui-même la condition humaine au niveau du sacré ; il peut
donc manier sans sacrilège les symboles de la puissance religieuse car les12

1. Soit encore l’exemple du Dogon. I" désordre : Dieu féconde la Terre son épouse, sans
qu’elle soit excisée, d’oû naissance du chacal; lre remise en ordre : la Terre accouche du
génie de l’eau qui lègue à sa mère une ceinture de fibres dont l’humidité favorisera son
œuvre de procréation (première parole, premier message). 2’ désordre : inceste divin commis
par le chacal qui s’unit à sa mère ; 2' remise en ordre : avec de la terre, Dieu pétrit le premier
couple humain. Celui-ci enfantera quatre couples de jumeaux (4 filles, 4 garçons) qui devien­
dront plus tard, les génies des eaux. L’un de ces jumeaux, le septième, maître du verbe,
inventera le métier à tisser (symbole du second message). 3' désordre : les huit génies se livrent
à des activités désordonnées qui perturbent l’équilibre du cosmos ; 3' remise en ordre : le
génie forgeron héros civilisateur avatar du génie de l’eau, apporte les techniques, les institu­
tions sociales, les symboles ; mais surtout il fournit la dernière parole, ultime message. On
notera la place qui échoit au verbe dans la dialectique de réconciliation.
2. Chez les Dogon, la circoncision constitue le premier degré de l’initiation : connaissance
des secrets propres aux masques et à leurs cultes. Voir M. I.eiris, A. Schaeffner (1036, p. 144-
161).
158 Fantasme et formation

sacra constituent précisément la garantie visible et tangible de la condition


humaine dans le groupe social... Ainsi, par la vertu de la consécration qui
représente l’initiation, le numineux cesse d’être angoissant et s’identifie avec
le fondement de la condition humaine qu’incarnent les ancêtres. La synthèse
est faite entre la puissance surnaturelle et l’ordre naturel > A la limite,
l’initiation se fait médiation par excellence vers l’identification avec la
divinité. Certes et comme pour les couples authentiques précédents, selon
les sujets et selon les circonstances (ou les moments du rite) un des pôles
de l’antithèse l’emporte franchement sur l’autre sans toutefois parvenir
jamais à le nier : toutefois, la relation profane-sacré reste toujours omni­
présente au cours des initiations négro-africaines.

4* niveau
• Mort/vie. — C’est peut-être le moment dialectique mort/vie qui, ainsi
que nous l’avons souvent fait remarquer, semble le plus important. Non
seulement les ethnologues depuis Hertz ont souligné en quoi la mort,
comme l’initiation, est un passage à une autre vie avec épreuves multiples
pour parvenir à l’état d’ancêtre et en quoi la naissance « accomplit pour la
conscience collective la même transformation que la mort » quoiqu’en
« sens inversé », mais encore ont-ils surtout montré que la mise à mort
symbolique suivie de la re-naissance (en quoi consiste précisément l’initia­
tion) devient grâce au caractère opératoire du symbole et du rite (l’imaginai)
le moyen privilégié qu’a le groupe de s’auto-défendre et de persévérer dans
l’être. Si la mort physique est subie individuelle et individualisante, la mort
initiatique, au contraire, est voulue collective et communautarisante. Avec
celle-là on reste sans aucun doute du côté de la nature ; mais celle-ci nous
introduit en plein cœur de la culture. En outre, la naissance biologique qui
n’aura de sens social vrai qu’avec l’initiation, aboutit nécessairement à la
mort biologique tandis que la mort liturgique, cultuelle permet au groupe
rituellement, donc symboliquement (imaginalement), de se régénérer par
la naissance (ou re-naissance) initiatique. Ce que pourrait exprimer le
tableau que voici :

1. J. Cazeneuve (1971, p. 277-279). Le même auteur dit encore avec beaucoup de justesse
(p. 178). « Pour l’homme religieux, la force numineuse dangereuse n’est plus que mensonge;
la vraie puissance surnaturelle est désormais celle qui garantit l’ordre humain auquel lui-même
vient s’intégrer par l’initiation et à laquelle il participe si bien qu’il en peut toucher les
symboles. Les non-initiés eux, restent dans le mensonge ».
L’être et le paraître 159

INDIVIDU --------- --------- COMMUNAUTÉ


I
Naissance biologique (utérine) Mort initiatique (rituelle)
I I
Mort biologique (retour à la terre- Renaissance initiatique (rituelle)
mère)

• événement subi • rite institué


• domaine de l’imaginaire • domaine de l’imaginai (les
(le mort porte sur l’apparence jeux symboliques permettant
individuelle) au groupe de s’opposer à l’as­
pect dissolvant de la mort).
NATURE CULTURE

Ainsi que nous l’avons laissé entendre, si les vrais événements majeurs
de la vie sont la naissance, l’initiation et la mort, le plus important de tous
est le second qui confère un sens au premier et dénie tout pouvoir destructeur
au troisième. Mircea Eliade (1965, p. 167) a tout à fait raison d’écrire :
« Génération, mort et régénération (re-naissance) ont été comprises comme
les trois moments d’un même mystère, et tout l’effort spirituel de l’homme
archaïque s’est employé à montrer qu’entre ces moments il ne doit pas
exister de coupure. On ne peut pas s’arrêter dans un de ces trois moments.
Le mouvement, la régénération se poursuivent indéfiniment. On refait infa­
tigablement la cosmogonie pour être sûr qu’on fait bien quelque chose : un
enfant, par exemple, ou une maison, ou une vocation spirituelle. C’est
pourquoi on rencontre toujours la valence cosmogonique des rites d’ini­
tiation. >
La dialectique n’est pas seulement un mode de résolution des conflits ou
tensions ; elle reste encore, par son inachèvement, l’expression la plus pure
de l’initiation, étemelle quête de l’homme toujours remise en question !

«»*

Un être prématuré. Un paraître inachevé. Tel est le drame humain.


Telle est l’initiation traditionnelle négro-africaine.
Force est d’admettre qu’aujourd’hui elle doit surmonter l’assaut de forces
destructrices qui, à long terme, sans aucun doute, ou à court terme peut-
être, finiront par la rendre inutile ou impossible. Les religions importées
l’éliminent ; le Christianisme a toujours voulu l’abolir ; l’Islam la déstructure
en réduisant par exemple la circoncision à une simple opération réalisée
dès la tendre enfance. L’école intervient à son tour et à plusieurs niveaux :
le prestige de l’écriture (donc du livre) rend vain le recours aux archétypes
mythiques et détruit l’image du vieillard qui sait tout, puisqu’il détient tout le
160 Fantasme et formation

savoir oral1 tandis que l’assiduité en classe ne semble guère compatible


avec de longs séjours dans le bois sacré. Quant à la vie urbaine qui brasse
les ethnies, relativisant ainsi les valeurs de chaque culture, donc les rendant
précaires, elle introduit au nom de la modernité d’autres préoccupations
plus obsédantes : ainsi certains tenants du progrès veulent-ils renier les
<< coutumes barbares » de leurs pères !

1. C’est peut-être cette dévalorisation de l’image de l’aîné, ce renversement hiérarchique


(puisque le fils scolarisé sait davantage de choses que le père), cette uniformisation de l’ins­
truction qui s’avèrent le plus destructeur,
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Index

Abraham (K.}, 49, 54, 65. 96. 103, 109 Chevalier, Tl. 78
Accouchement, accoucheur - accouchée. Circoncision, excision, 129, 131. 135,
24. 29. 31. 42. 142, 150, 154 138-143, 144, 147, 150. 154, 159
Adolescence, 8, II. 17, 40. 62, 63. 71, Clivage, 10, 13. 26. 33, 35. 40, 48, 55.
112. 131, 144 57, 70
Agressivité, destructivité, 3, 4, 10, 12. Cloaque (théorie cloacale), 40. 54-56,
14. 19, 21, 23. 25-27. 31-40. 44-58. 66, 67
70. 88, 108, 109, 133. 155, 159 Contrôle (situation de —). 97, 101, 107-
Amiel-Lebigre, 91 109
Anal, analitc. 11. 15. 28, 34. 35. 39-40. Contrôle (fantasme de —), 37. 40. 46-54,
44-47, 50-58, 64-68 57, 63, 67
Androgyne, 15, 16. 60, 61, 63, 141, Corps, 20, 24, 25, 31, 37, 39, 41-44. 48,
142, 157 51, 56, 64, 75, 77, 79. 103, 105, 126.
Anzieu, 20, 22. 26. 67. 69-72, 83. 96 129, 139, 148, 149, 154, 156
Apprentissage, 97, 99. 120, 123. 140. Création, créateur, créature, 16. 20. 22.
152 37, 39, 42-44, 48, 49. 53, 126, 149
Aulagnier-Spdirani. 17. 21 Croyance, 12, 20. 59-64, 71, 95, 105.
Autarcie (fantasme d'—1. 11-15. 17, 18. 106, 113, 117, 118, 122, 131
61 Culpabilité, 3, 38, 71. 77, 79, 81. 89, 96
Auto-analyse, 12, 22, 96. 108 Culture (acculturation, enculturation),
Auto-érotisme, 14, 17. 20-22, 49, 69 39, 74, 127, 133, 143, 148, 156-157,
Auto-formation. 10. 12, 15-18, 20-22. 61. 161-163, 166, 167
62, 69, 83, 103. 123 Cure psychanalytique, 97-100, 105-110,
121
Bakota, 134, 135
Bambara. 126, 127. 132. 138, 139. 141.
143, 151
Barus, 56-58. 85 Défaut fondamental, 101, 103
Bernard (cas de —1. 115-116 Dé-formation, 10. 12. 14. 19, 21, 23-27,
Bettelheim, 27. 127. 142, 146, 150. 151- 40, 53, 66, 70, 71. 84
153, 156 Dégagement (processus de —), 31. 34.
Bloch. 127. 128, 140 48, 72, 114, 119
Blilzer. 29, 31 Delcourt. 16, 77, 79, 96
Bolk. 178 Demande, offre de formation, 8, 40, 69-
Bon objet. 23. 26. 28. 33, 34, 36. 37. 73. 100, 109, 167
52-56, 68 Dénégation, déni, désaveu, 14, 16, 19,
Brimades (cf. aussi punition), 139, 148 20, 26, 29, 34, 60. 73, 169
Dépressive (position —; angoisse —),
Caillais, 132. 150 15. 26, 29-30, 50, 70. 91, 92. 116
Casse (fantasme de —). 26. 70, 119 Dévoration (angoisse de — ; canniba­
Castration (complexe de — ; angoisse lisme). 29. 31-36, 50, 86. 108, 130.
de —), 14, 17. 29. 46, 47, 60. 62, 67. 149, 150, 169, 197
79, 81, 82, 89, 98, 99, 102. 103. 109. Deuil (travail du —). 31, 84, 148
110. 115, 117, 122. 141. 145 Diable, diabolique, démoniaque, 14, 49.
Cazeneuve, 130. 143. 158 66, 127
Changement, 17. 40, 57, 70. 73. 75. 117. Dick. 21. 66
130, 143. 154 Dieterlen, 130, 136, 138, 139, 141
172 Index

Dieu, divinité, 18, 24. 37, 41, 42. 49. 50. 65, 67, 71, 74, 77, 79. 90, 101. 103.
79-82. 117, 125, 126. 130. 139. 140. 108-110, 117, 118, 122
157
Différences (reconnaissance des — :
refus des —), différenciation. 7, 13. Galatée, 45, 47
17-23, 42, 50, 58, 60-64, 69, 71. 119. Cbaya, 141, 142, 151-153, 156
122. 156, 157 ' Gelly, 6, 7. 68
Diola, 138, 151 Génération, généalogie, 10, 13, 16-20,
Dogon. 125, 131, 138. 145, 146, 156. 70. 117, 127, 131, 140, 148, 155, 159
157 Genèse (récit, mythe de la —), 14, 24,
Double, 48-50, 141 39, 65. 66
Dschagga, 142, 151. 153 Gennep (van), 128, 143
Duelle (relation —). 23. 31. 57, 58. 100. Golem (légende du —), 39. 43, 79, 80,
103. 106, 107. 121 88
Durkheim. 128, 148 Gori, 61. 86
Grossesse, gestation. 22, 24. 29-31, 67
Groupal (appareil psychique —). 5. 74
Ecole. 10, 18. 27. 50, 56-58. 61-63. 159 Groupe (dynamique de — méthode de
Elèves. 32. 34. 35. 40. 45. 46, 57. 58. —). 18. 45. 55-58, 67. 68, 71. 85. 94.
101, 104 111, 117-119 (objet —). 18-20, 24,
Eliade, 86. 128, 131, 145, 150, 154, 159 29. 30, 39. 55, 56
Enseignant, enseignement, 9-11, 24. 32. Grunberger. 111, 146
34. 40, 45, 56-58, 139
Envie (— destructrice), 29-38, 46, 57.
58, 62, 142 Hampate Bu. 130. 137, 138. 139
Epreuves (cf. aussi initiation), 16. 27. Hanry. 141. 146. 147
30. 33. 54. 71. 82-90, 127, 129. 131, Hephaistos, 39, 66. 79
139, 148 Héros. 42. 85. 102
Erotisme, 39, 40, 52, 59, 65, 66 Hesse. 37, 40-4.3, 49
Eternité (désir d’ —), 76, 79, 117. 118 Hotas, 129. 131
Eve. 37, 43, 49 Homonculus, 17. 78
Excrétions (omnipotence des —), 39. Homosexualité, 29, 63-64
40, 43, 49, 65. 66 Hottentot, 129, 146

Faust, 83 Idéal, idéalisation, 12, 18-20. 28. 29. 35.


Fécal, fécalité, excrément (voir aussi 40. 43-47. 54. 55, 58, 61. 62. 73. 94.
analité), 10, 15, 34. 35. 39, 40, 46. 51- 100. 101. 104-108, 110
58. 64, 65, 87, 88 Identification, 7. 25. 28, 30. 37, 38. 42.
Félix (cas de —), 8. 16, 67 47, 48, 50, 56, 65, 70. 72, 73. 102.
Ferenezi, 67, 75. 77. 82 106-110, 122, 158
Fort. 130, 138, 145 Identité. 21. 22. 42. 69, 70, 73-75, 86
Forgeron, 77, 78, 81, 82, 89 Idéologie (processus de 1'—), 5. 18-21.
Formateur (— sein, — utérin). 23-26. 39, 59-68. 71. 74. 78, 100. 102, 119
31-36 Illusion, 3. 17. 21. 45. 72-75, 95, 101.
Formation (— envieuse), 33-35 (— con­ 117-119
trôlée), 64 (— objective), 68 (— per­ Immortalité (fantasme d’—), 3. 17. 22.
manente), 20, 32. 61, 64 (— produc- 64, 117-119
tiviste), 64 (— psychologique), 118- Inachèvement (théorie de I-—), 124, 150.
120), (— psychanalytique), 94-123, 137. 138
(— spéculaire), 7, 39, 44, 48-50, 72. Inceste, 42, 56-58
73 (— transparente). 63-64. (travail Incorporation, 15, 16, 25, 29-31. 57. 64.
de la —). 26, 72. 73. 98 142
Formatrice, déformatrice (mère —). 21. Initiation, 16. 18, 24. 26. 27. 40. 67. 70.
22-27, 35-37, 116 126-160
Former (désir de — ; pulsion à —). Institution, 18, 33, 34, 35, 51. 52, 55.
3, 6, 7, 21-25, 35-41, 59, 63. 69-75 58, 61, 63. 99. 102. 118-123, 125, 136.
Former (machine à —), 10. 36, 52 139, 140
Frankenstein, 38. 47. 80. 81. 89 Insufflation (jeu de I' —). 39. 41. 43.
Freud (A.). 96, 103 81
Freud (S.). 12, 20, 47. 49, 60, 61, 63. interdit. 47, 77. 95, 98, 148
Index 173

Introjection (voir aussi incorporation). Narcissisme, 10, 15, 18, 22, 29, 50, 56.
29, 31, 35, 38, 50, 52. 58 57. 62, 65, 70, 96, 105, 107, 110, 111,
Investissement, 50, 52-55, 65, 66. 105 120
Ionesco. 4, 46, 50. 76. 87 Niederhofjer. 127, 128, 140
Irène (cas d' —), 112-114 Nom, prénom (dation du —), 145, 146,
150
¡aulin, 133, 149, 153 Nourriture, nourrissage, 22, 30-35, 56
lones, 16, 66, 67, 96, 103
lung, 98, 99, 103 Objet (relation d’ — : voir aussi bon —
et mauvais —), 11. 43-47, 52-53
Objet partiel. 32. 34, 35, 46, 47, 50, 60
Kaës. 9, 19, 25, 27. 51, 55, 62. 72. 74, Œdipe (complexe d’ — ; problématique
82, 83, 86, 120 œdipienne), 12, 19, 47, 51, 63, 70, 86,
Klein, 4, 27, 33, 36, 37, 91, 101. 103. 89, 90, 96, 99, 101-106, 109, 140, 165.
108 170
Omnipotence, 3, 10, 11. 16, 20, 43, 44.
Lacan, 104, 144, 147 57, 61. 64. 67, 71. 81, 89, 107, 108,
Lapassade, 124, 131, 137, 138. 140. 148 119
Lawrence, 26, 54. 66 Omniscience, 11, 22, 108
Lilith. 37, 42, 43. 49 Oral, oralité. 14, 16, 22, 25, 29-37. 50-
Lobi, 131, 150 53, 56. 64. 67. 108, 130. 149, 150. 166,
Lou Andréas Salomé, 98, 103 169
Origines, originaire (fantasme —), 3-5.
Maîtrise de soi, contrôle de soi, 10. 12. 10, 11, 16, 18. 58-67, 96. 111-114. 117.
68. 69, 102, 103, 148 168, 169
Maternelle (imago —), 10, 19. 21-28. Ortigues, 121. 156
31. 34, 36-42, 56, 58-65. 101, 103-109, Ouroboros. 16, 17. 69
111-118. 146
Mauvais (— objet), 28, 34, 36, 47. 53- Paradis, paradisiaque, 14. 16, 19, 28.
58, 68 35, 36, 49, 71
Médée. 35, 109 Parents combinés, 60, 64
Mère phallique, 12-15, 19, 21, 24, 25, 28. Parthénogenèse (fantasme de —), 10,
56. 59-64, 104, 105, 111, 146 14, 18, 19, 28, 61, 103
Métamorphose, 40-46 Paternelle (imago —), 11, 27-29, 90.
Métaphore, 43, 65, 110 103
Métonymie. 38, 39, 65. 110, 111 Paternelle (loi —), 23, 29, 73. 104
Miroir (stade du —), 7, 48-50 Pédagogique (institution —), 18, 32, 34,
Mise à mort, 24, 25, 30, 132, 133, 136, 35, 51, 55. 58, 61. 63, 118, 119, (rela­
137, 142-145, 148-150, 158, 159 tion —), 50, 56, 58
Mise au monde, 20, 24-27, 30, 43, 109 Pélican (fantasme du —), 32, 33, 86
Missenard, 6, 7, 68. 72 Pénis, 12, 17, 19. 29, 42, 53, 56. 60, 67.
Mitsogo, 138, 149, 167 98, 105, 151
Modelage, 15, 39-46, 48, 49, 52, 53, 57. Pensée (omnipotence de la —), 39, 40.
65. 68, 157 43, 49. 65. 66
Moi, 37, 48. 55, 107. 124, 125 Père vaginal, utérin, 23, 25, 27-30, 60
Monstre, 26, 36, 38. 39, 49. 67, 71. 85. Perrier, 97, 99
102, 104, 150 Perrois. 133-136
Morcellement (angoisse de —), 32, 48, Persécutive (angoisse — ; position para­
107 noïde). 10, 14, 15, 28, 32, 34-38, 45-
Mort (pulsion de —), 3, 14. 21. 24-26, 47, 50, 54. 58. 61, 64, 85
30, 33, 35, 37, 53, 54, 57, 70, 90. Personne, 124-126, 137-139, 144. 147
132-137, 142-150, 158, 159 Perversion, 13, 19, 20, 29, 103
Musil, 40, 63, 71 Peul. 129, 130, 136-139
Mutilation, 145, 146, 150 Phénix (mythe du —). 15-18, 21, 67.
Mythe, 5, 16, 39, 59, 129, 130, 145, 154 70. 76
Poro, 149, 150
Naissance, re-naissance (voir aussi mise Povillon, 126, 129
au monde, accouchement), 17, 21, 25- Prégénital, 3, 50-55, 70. 73
27, 132-138, 142-146. 149, 150, 158. Procréation (fantasmatique de la —),
159 16, 27, 61, 95, 142, 146, 153
174 Index

Processus primaire, — secondaire, 52, Séduction, 46, 47, 58, 71, 121
68, 75, 105, 106 Secret, 152, 153, 155
Projection, 9, 14, 31, 35, 53-58, 110 Sein (— oral), 31-35, 41, 108 (— ma­
Prométhée, 39, 67, 81 trice), 24, 36-39, 53, 137, 142, 149
Psychanalyse, psychanalytique (— ap­ (— toilettes), 35, 102 (— phallus),
pliquée), 104 (— didactique), 93. 95- 29, 32
101, 107-109, 115, 116 (formation Senoufo, 129, 131, 137, 150
—), 93-123 (institution —). 102, 119- Séparation. 14-19, 21, 24-27, .30, 31, 42.
123 (mouvement —), 96-100, 103-107, 43, 61-64, 70, 83. 99. 128. 132, 136,
110, 112-120 (— pure), 104, 107 (— 144, 145, 150, 154
sauvage), 34, 56, 58, 111 (travail —), Sexualité, sexuel, 13, 28, 29, 39, 40, 44,
107, 116 52. 59. 63-66. 71, 102 ,128, 129, 132,
Pulsion (cf. pulsion de vie : — de 139, 146, 147, 151
mort). (— épistémophilique), 26, 37 Shaw, 39, 43. 45, 46, 47. 57
(à former), 4, 8 Société. 124-132, 137, 140, 154, 158
Punition, 54, 139, 148 Somali, 129. 147
Pygmalion (effet —), 45, 72 (mythe de Souffle, 39-41, 44, 52, 66, 67
—), 7, 39, 43-47. 51, 76. 83, 87 Sphinx, 34, 96
Sublimation, 39, 40, 52, 98, 148
Ramnoux, 79 Surmoi, 94, 105, 108, 166
Rank, 47. 59, 83, 103 Symbole. 128. 129, 133, 143, 144, 151,
Raum, 151. 152 152
Réclusion, 24, 129, 137. 138. 148, 149. Symbolique, 18, 35, 92. 100, 104, 106,
154, 156 122, 129, 155
Régression, 7, 17. 24, 41, 57, 107, 137,
150, 151 Talos, 39, 66, 77, 80
Reik, 128, 148 Taus-k, 98, 103
Religion, 117-119, 127, 128. 138, 140, Théories sexuelles infantiles, 4, 11, 38,
148, 154-158 42-44, 52. 59-66, 71, 105, 111-115, 120
Renoncement, 20. 22, 63, 101, 122, 130 Thomas, 16, 19, 24, 27, 68, 135, 136.
Réparation, 5, 15, 26, 31, 33. 40, 69, 70 151
Rétention, 24, 27, 33, 40. 51, 57, 62 Transfert, 45, 56, 102, 111
Rétorsion, 33-35, 56-58 Transgression, 38, 47, 80. 96, 97, 110
Rêve, 40. 41, 49, 94
Rite, 129-130, 143-159
Robot. 21, 77, 79-81 Utérin, intra —, 24, 27, 36-44, 137, 142,
Rôheim, 9, 106, 128, 138, 147 149
Roman familial, 11, 17, 59
Roumeguère-Eberhardt, 129, 149, 155.
156 Vagin, 17. 44. 64. 67, 146, 147. 150-152
Rousseau, 121 Valabrega, 6, 68
Varagnae, 140, 151
Sacré, 127-129, 136, 143, 148. 154-158 Venda, 139. 147, 149, 154, 156
Sadisme, sado-masochisme, 15, 19, 26, Vénus. 45, 47
29, 32, 37, 39, 40. 45-47, 52-58, 64. Vidal, 134, 141
70, 107. 108, 113 Vie (pulsion de —), 3, 4, 25, 37, 52. 65,
Sara, 145, 149, 150, 153 98
Savoir, non —, 15, 34, 56-59, 62. 64, Vogt (van). 36, 38, 81
70, 74, 101, 108, 132, 155
Scène (— originaire, primitive). 17, 19, Zahan, 127, 129, 137-142. 148
37, 60-64, 67, 113. 114 Zohar, 37. 44. 48

Impressions DUMAS, 42009 Saint-Étienne


Dépôt légal 1lc édition : Ier trimestre 1975
Dépôt légal : avril 1992
N” d’imprimeur : 30834
Imprimé en France

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