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Enfance

Y a-t-il un bon usage du T.A.T. ?


M. Georges Snyders

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Snyders Georges. Y a-t-il un bon usage du T.A.T. ?. In: Enfance, tome 19, n°1, 1966. pp. 49-69;

doi : https://doi.org/10.3406/enfan.1966.2390

https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1966_num_19_1_2390

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Y a-t-il un bon usage du T.A.T ?

par

G. SNYDERS

Ve partie : LA NOTION DE PROJECTION

I. — L'usage du test et son extension.


Nous voudrions poser le problème, ou plutôt nous pensons que le
problème se pose à partir du moment où les tests de projection, le TAT en
particulier, deviennent des épreuves destinées à toute une population : tous
les élèves d'une classe, tous les candidats à un poste — et non plus quelques
sujets suspects ou convaincus d'atteinte pathologique.
Il s'agit de connaître des individus intelligents et normaux, leur type
de caractère — et aussi les problèmes, les difficultés qui, bien loin d'être le
contraire, sont en fait le complément inséparable de la normalité.
Or, il n'est pas du tout évident que le même instrument et la même
façon de l'utiliser conviennent aux cas psychiatriques et aux cas normalement
adaptés. Il va sans dire que le normal ne s'oppose pas au pathologique comme
le blanc au noir ou la présence à l'absence : on se représentera une continuité,
comme une ligne, un chemin sur lequel on marquerait des repères
successifs — et même s'ils sont rapprochés, lorsqu'on en a franchi plusieurs, le
trajet parcouru finit par être considérable.
Considérons la validation des tests projectifs : effectuée en milieu
psychiatrique, elle conduit souvent à des résultats fort intéressants et fait
apparaître une concordance nette entre les protocoles et les troubles du
comportement — parfois même entre les protocoles et des troubles encore à
venir.
Mais qu'un test de projection éclaire ainsi les cas extrêmes et
pathologiques ne prouve pas que ce même test, et interprété de la même façon,
puisse pénétrer les nuances du psychisme normal, cerner les problèmes et
les angoisses d'un sujet adapté. Le même instrument sert-il à mesurer les
kilomètres et les centimètres ? En fait, cette comparaison reste sans doute
fort lointaine — et notre désir sera plutôt d'attirer l'attention sur la
pluralité des moyens de se servir de l'instrument en accord avec la pluralité des
cas.
Peut-être beaucoup des difficultés que rencontrent les tests de
projection viennent-elles de ce qu'ils ont été essentiellement utilisés dans une
ambiance psychiatrique — et le psychologue des normaux ne s'est pas
suffisamment demandé quelles adaptations étaient requises.
50 G. SNYDERS

Nous ne pouvons, à ce sujet, nous empêcher de penser aux « méthodes


nouvelles » de la pédagogie que le docteur Decroly, la doctoresse Montes-
sori ont élaborées à l'usage d'enfants inadaptés. Dans les deux cas, aussi
différents soient-ils, nous sommes amenés à nous demander si des
techniques qui ont été mises au point par des médecins et par rapport aux cas
pathologiques peuvent être étendues, telles quelles et sans modification
profonde, à l'ensemble d'une population.

IL — La notion de projection .chez Freud.

Il nous semble nécessaire, une fois encore, de partir de Freud et de


rappeler le sens qu'il donne au terme de « projection » — ou plutôt
l'ensemble des sens qui se dégagent des textes principaux.
a) Dans la psychanalyse du Président Schreber (1), la projection est ce
qui transferme la proposition « je le hais » en cette autre « il me hait » —
afin de permettre au sujet d'en arriver à ce terme : « je le hais parce qu'il
me persécute » — et donc de tenter une justification de sa conduite.
Dans le cas présent, ce mécanisme n'est mis en jeu que pour cacher,
pour tenter de se cacher à soi-même un amour homosexuel du sujet à
l'égard de l'individu en question.
D'une façon générale, ce retournement qui fait qu'un sentiment interne
réapparaît à la conscience, après avoir subi une certaine déformation,
comme perception extérieure ou plus précisément comme conséquence d'une
perception extérieure, ce retournement est dépeint par Freud comme une
défense, on dirait presque désespérée, d'un sujet face à son désarroi.
Si l'être détache de lui-même ses propres pensées secrètes pour les
attribuer à un être étranger, pour en faire le problème d'autrui, c'est qu'il
éprouve le besoin le plus urgent de se défendre et de se justifier ; dans la
mesure où il se sent traqué, il se lance ainsi dans cette recherche haletante
de l'innocence et de l'impunité.
b) « Totem et Tabou » décrit une projection qui se joue à l'égard des
morts (2) : aux « primitifs », les morts apparaissent comme des démons
dangereux, qui nourrissent, à l'égard des vivants, des intentions hostiles — et
ce sont les êtres les plus chers qui deviennent les puissances les plus
redoutables.
Freud veut montrer que l'inimitié ainsi attribuée aux morts est la
projection de sentiments hostiles dont sont remplis, même à leur insu, les
vivants : heureux d'être débarrassés du mort, mais ne voulant pas, ne
pouvant pas se l'avouer, ils extériorisent leurs sentiments agressifs, les
attribuent au mort lui-même, les transportent jusque dans les « démons ».
Ce qu'il nous importe de remarquer, c'est que Freud présente cette
projection comme liée à un état très caractérisé et très accentué
d'ambivalence affective : non pas un simple balancement, comme tout le monde
en connaît, entre sentiments différents, mais la coexistence de l'affection et
d'un désir, inconscient et inavouable, mais extrêmement intense, d'autant

(1) Freud ; Cinq Psychanalyses - Page 308 sqq - Ed. PUF.


(2) Freud : Totem et Tabou - Page 86 sqq - Ed. Payot.
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plus intense, de mort à l'égard de cet être même que l'on aimait et dont
on va déplorer la perte.
c) Enfin l'analyse du petit Hans (3) : au point de départ, l'angoisse de
castration, un bouillonnement affectif, un déséquilibre affectif interne —
et on peut l'appeler interne bien que, naturellement, la figure du père y
joue un rôle central, mais l'angoisse est en grande partie intériorisée, intro-
jectée et le conflit qui se joue à son propos devient un conflit intime, qui
diffuse à travers toute l'individualité, qui se noue dans les profondeurs de
l'enfant ; c'est pourquoi il va s'agir réellement d'une projection et non
d'un simple déplacement.
Le garçon donc projette le danger au dehors, en phobie d'un animal
et crainte d'être mordu par lui : le moi fait comme si le péril ne provenait
pas d'une pulsion intérieure ; la menace reçoit une origine externe, elle
est perçue, c'est-à-dire située dans le monde extérieur.
Freud insiste ici d'abord sur le trouble initial qui a donné lieu à la
projection (angoisse de castration d'une intensité insupportable) — mais
aussi sur l'ampleur de l'atteinte et du déséquilibre. Certes, l'enfant, par sa
projection, réalise une certaine protection de lui-même : il est plus apaisant,
moins culpabilisant de dissimuler la figure paternelle et de vivre l'angoisse
par rapport à un être si éloigné qu'il n'est même plus humain — et sur
un plan simple et matériel, il est plus facile d'éviter un cheval que d'écarter
son père. Mais Hans n'en demeure pas moins dans un état précaire et
troublé ; sa personnalité se charge de contraintes et de limitations : il n'est
plus capable de sortir dans la rue.
d) En fait, à chaque fois, Freud ajoute qu'il existe aussi un usage normal,
constant et non pathologique de la projection : elle devient alors le
mouvement par lequel, à partir de sensations en elles-mêmes internes, nous
construisons l'espace, l'extériorité et nous y étalons le monde.
Mais sur cet autre aspect de la projection, il ne nous donnera guère de
détails ; il se sent visiblement moins à l'aise dans ce domaine — et nous
en voyons, pour notre part, deux raisons : la projection ainsi comprise n'est
qu'une reconstruction supposée, sur un modèle mécanique et simpliste, à
partir d'hypothèses visant la nature propre de la sensation, et Freud n'est
pas sans apercevoir la fragilité de cet échafaudage ; d'autre part la
projection qui constituerait le monde extérieur serait accomplie de la même façon
par tous les humains, elle n'aurait pas ce caractère individuel, particulier à
telle personne dont se marquent tous les moments essentiels de la
psychologie psychanalytique.
e) Nous croyons donc pouvoir conclure ainsi : la projection que Freud
étudie réellement est une défense par laquelle l'individu peut en arriver à
transformer ses angoisses, ses conflits en un danger qu'il perçoit comme une
chose extérieure à lui, comme une personne autre que lui-même et dans
laquelle il veut voir la cause de ses difficultés propres.
Mais elle apparaît chaque fois comme un phénomène pathologique,
inséparable d'un déséquilibre grave et manifeste de la personnalité.

(3) Freud : Cinq Psychanalyses cf Inhibition-symptôme, angoisse et aussi dans


Métapsychologie, « l'Inconscient ».
52 G. SNYDERS

III. — La notion de projection chez quelques auteurs


contemporains.
Il va sans dire que le Freudisme ne constitue point un dogme : rien
ne serait plus sot que d'insinuer que tout a déjà été dit par Freud — et que
que si, chez Freud, la projection est telle et telle, elle doit demeurer décrite
ainsi per saecula saeculorum.
Mais il est dangereux, dans ce domaine, de prendre Freud à la légère
— et quand il s'agit des problèmes qu'il a traités, on aura toute raison de
garder à l'esprit ce qu'il en a pensé.
D'où notre étonnement en constatant que la plupart des auteurs, quand
ils abordent les tests de projection, semblent vouloir oublier — pourquoi ne
pas dire : refouler — certaines analyses de Freud.
Par exemple, Jampolsky et Shentoub (4), après avoir rappelé une
définition freudienne (« la projection est un mécanisme de défense, qui consiste
à prêter à d'autres, pour les nier chez soi, des sentiments que le moi ne peut
assumer ») ajoutent : « dans ce sens étroit et précis, la projection
n'intervient qu'assez exceptionnellement dans les tests dits projectifs ». Mucchielli
s'exprime d'une façon plus abrupte encore : « pas de rapports entre tests
de projection et ce que Freud appelle projection : car dans les tests, ce n'est
pas mécanisme de défense, le sujet ne projette pas les sentiments qu'il ne
peut supporter (...) dans les tests, la projection se rattache à la perception,
non pas à un mécanisme de défense (5) ».
Il est essentiel de saisir pourquoi les auteurs cherchent à prendre une
autre route : si l'on veut faire de la projection une réaction habituelle,
universelle, autrement dit si l'on veut que tout le monde puisse être soumis
à des tests de projection, dans les mêmes conditions et interprétés sur un
mode identique, il devient alors nécessaire de séparer entièrement les
mécanismes mis en jeu ici et ceux qui ont été décrits par Freud, puisque ces
derniers possèdent un caractère exceptionnel et proprement pathologique.
Reste à savoir quels seront alors les fondements des tests de
projection : on parlera souvent dans ce cas d'un sens élargi de la projection. Il
semblera nécessaire d'instituer une différence, au moins de degré, entre des
phénomènes d'expression et des phénomènes de projection. Il est hors de
doute qu'une personnalité s'exprime dans chacune de ses manifestations :
je ne marche ni ne me tiens, ni ne perçois le monde tout à fait comme mon
voisin — ni comme je l'ai fait moi-même à tel autre moment ; je ne
décore pas ma chambre comme lui. En droit, sinon en fait, un observateur
idéalement lucide pourrait me comprendre à partir des traces que je laisse
dans le monde — et c'est là une des joies les plus pures du roman policier
classique.
Mais on réservera d'ordinaire le terme de projection aux cas où un
sujet donne vie à un contenu distinct de ses actes : j'impute à un être
extérieur une propriété qui est en réalité la mienne. J'attribue aux autres les
structures, les traits de caractère, les tendances, les points de vue qui me
sont propres — et cela même lorsqu'ils n'ont rien d'inavouable et que je
n'ai pas à me défendre d'eux.
(4) Jampolsky et Shentoub dans la Revue de Neuropsychiatrie Infantile - Juillet 56.
(s) Mucchielli dans Bulletin de Psychologie. Tome XVII. Numéro spécial sur les
Méthodes projectives.
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IV. — Projection et faiblesse humaine.

Les définitions de la projection par rapport aux tests projectifs sont


nombreuses, peut-être pas tellement diverses dans le fond, mais elles ne
vont pas sans soulever un problème difficile : d'un côté, elles partent
manifestement du désir de poser la projection comme un phénomène universel,
qui est présent dans toute notre vie quotidienne — et le test constituerait
simplement une mise en œuvre plus systématique de cette attitude. Mais
d'un autre côté, dès la description, s'introduisent, et sans que cela semble
créer de difficulté pour les auteurs, des expressions qui posent la projection
comme faiblesse, défaillance du sujet — il faut même dire incapacité. Si les
auteurs ne sont pas sensibles à cette contradiction, c'est sans doute parce
que leur pratique des tests s'est déroulée et s'est élaborée dans un milieu
de malades — ou en tout cas, d'êtres faibles, qui finissent par leur apparaître
comme le gabarit normal de l'humain.
La projection est dépeinte comme rupture de communication avec
autrui, enfermement en soi ; elle est le propre d'un être qui n'est pas capable
d'apercevoir, de soutenir l'existence individuelle des autres, la différence de
lui-mêmes aux autres. En elle se rejoignent une sorte d'impossibilité
intellectuelle d'apercevoir que les autres sont autres que moi (« chacun, dira-t-on,
mesure à son aune... le peintre fait toujours son propre portrait... le romancier
se décrit dans tous ses personnages » — et nous aurons à revenir sur cette
dernière comparaison) et une incapacité morale à accepter d'être seulement
un individu parmi les autres et non pas le tout de l'univers. Dans la projection,
dira-t-on, le moi colonise le monde ; c'est comme un envahissement du monde
par le monde de notre subjectivité, dans un comportement très passif, très
amorphe, qui ne peut être ni compris ni dirigé.
C'est pourquoi la projection est fermeture à l'autre, le sujet rompt
le contact — ou plus précisément, il ne peut plus y avoir de contact
puisqu'il « phagocyte » l'autre.
Trop occupé de moi, uniquement occupé de moi, je n'aperçois même
plus que l'autre existe et n'est pas moi.
Cette attitude projective qui assimile les autres à moi est le contraire
de l'attitude adulte — et logiquement Jampolski et Sentoub la déclarent
analogue à l'égocentrisme enfantin (6).

De ce long développement, nous voulons essentiellement tirer la


conclusion suivante : Freud considérait la projection comme un phénomène
très particulier, caractéristique de certaines structures, en fait
pathologiques. Plusieurs auteurs contemporains veulent y voir une attitude constante

(6) Piaget, de son côté, établit une distinction tranchée entre la projection (un mol
qui extériorise ses affects, les attribue aux autres) et l'égocentrisme de l'enfant (un moi
qui ne se dissocie pas des autres et du monde extérieur et qui n'a pas encore pris
conscience de lui-même). Cf. la Représentation du Monde chez l'Enfant : page 138.
Par là, Piaget pense s'opposer à Freud.
Peut-être effectivement sa pensée diverge-t-elle ici de celle de Freud, mais non pas
de certains successeurs de Freud, qui ne voient pas de difficulté à penser que tout
sujet projetant régresse au stade de l'égocentrisme.
54 G. SNYDERS

et universelle, mais la décrivent avec des traits qui impliquent, qui exigent
faiblesse morale et intellectuelle du sujet. Dès lors, nous sommes amenés à
nous poser une série de questions : n'est-il pas grave de mettre à la base d'un
test une attitude qui est faite d'incapacité et d'isolement ? Ne risque-t-on
pas d'apercevoir les sujets seulement sous cet angle, partiellement,
partialement ? Que devient la projection, que devient le test projectif
lorsqu'il s'adresse à un sujet qui n'est pas inapte à admettre l'autre et à entrer
en communication avec lui — ou plutôt, puisque l'ouverture à autrui est
susceptible d'une infinité de degrés : dans la mesure où un sujet est
susceptible de prendre en considération l'existence d'autrui, peut-il y avoir un bon
usage du test de projection, peut-il y avoir une interprétation adéquate du
test de projection ?
Certes, elle existe bien, cette part de la projection, de la confusion
entre moi et les autres ; mais si le test ne tient pas compte aussi de l'autre
composante, la communication vraie, la reconnaissance d'autrui, la solidité
du réel, que peut-il nous apprendre sur le psychisme d'un sujet, d'un sujet
normal et adapté ? Faut-il alors renoncer aux tests ou bien approfondir,
transformer l'interprétation des protocoles ?

V. — Convergences avec résultats expérimentaux.

Ces considérations seront peut-être taxées de théoriques, voire même


de philosophiques : elles rejoignent pourtant, d'une façon directe, le plan
expérimental. Une étude de Shentoub (7) a comparé les protocoles de TAT
propres à deux groupes de sujets : le premier groupe était composé de
personnes qui, tout en vivant et en travaillant dans des conditions normales,
avaient éprouvé le besoin de consulter un psychanalyste ; les sujets du deuxiè-
groupe ne témoignaient d'aucun trouble, ne ressentaient le besoin d'aucune
aide.
Or ce qui caractérise les « consultants », c'est qu'ils procèdent
beaucoup plus que les autres par projections directes et immédiates : la planche
devient prétexte à des récits autobiographiques, à des confessions à peine
déguisées ; à la planche I par exemple, le sujet s'identifie directement à
l'enfant, y retrouve ses aventures propres : « c'est moi, c'est tout à fait
moi, je n'ai jamais eu envie d'apprendre à jouer du violon » — ou bien il
reconnaît sur la planche des traits maladifs, dépressifs, semblables à ceux
dont il souffre en propre ; et toute naturellement il en arrive à demander
qu'on traite l'enfant comme lui-même voudrait être traité.
Au contraire le sujet du second groupe sait maintenir entre la planche
et lui, entre l'objet et lui, une distance grâce à laquelle il pourra parler sans
se confesser. Il introduit librement d'autres éléments que ceux qui sont
figurés — et en particulier un certain nombre de valeurs et de thèmes
communs, qu'il peut s'approprier sans les traiter comme des affects individuels.
Ce n'est pas que ce genre de sujets ignore angoisses et problèmes, mais il
garde assez de liberté par rapport à la planche et au récit qu'il construit,
pour rester à distance de ce qu'il y a de plus brûlant dans ses histoires
personnelles.

(7) V. Shentoub et S. A. Shentoub - La Psychiatrie de l'Enfant. Volume III -


Fascicule 2.
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D'une façon fort semblable, à propos du questionnaire en images, Heuyer


et Shentoub diront que l'absence de résistance, après 12-13 ans, paraît symp-
tomatique d'un retard intellectuel ou affectif : des sujets qui, coûte que
coûte, éprouvent le besoin de parler d'eux-mêmes et se mettent en scène
eux-mêmes sur un mode immédiat.
**
Ainsi donc les résultats des praticiens aboutissent aux mêmes
conclusions que nos analyses théoriques de la notion de projection : la projection
immédiate et directe, impliquant une correspondance simple et terme à
terme entre le sujet et les personnages de son récit, est le fait des sujets
qui sont pris dans des difficultés graves — et sans doute de sujets
pathologiques.
Y a-t-il un bon usage du TAT lorsqu'il s'adresse à des sujets
normalement adaptés ?
2e partie : LE TEST
I. Du HÉROS AU SUJET.
Plaçons-nous maintenant directement en face d'un protocole ; suivant
une des multiples « clés », nous avons établi, en remontant de l'anecdo-
tique au plus profond, le relevé des besoins, tendances, vecteurs, etc. C'est
ici que les difficultés commencent : de quelle manière passer des conflits
du héros aux conflits du sujet ?
Beaucoup d'auteurs glissent très rapidement sur ce point, comme s'il
ne faisait pas problème — alors qu'ils ont déployé tant d'ingéniosité à
décrypter le récit.
Mais tout d'abord, qui est le héros ? quels sont les rapports entre le
héros et le sujet (8) ?
Une première solution a été indiquée par Murray lui-même : les mo-
motivations pulsionnelles du héros seront celles du sujet ; les tendances des
autres personnages ainsi que les événements relatés représenteront l'action
de l'environnement, les pressions qui s'exercent sur le sujet ou plutôt les
situations telles que le sujet les ressent ; l'évolution de l'histoire et son
issue indiqueront la puissance respective des deux éléments en présence,
héros et milieu, les modalités de leur interaction et la relation qui s'établit
entre eux.
L'hypothèse de base est cette idée que le sujet se projette et même
s'identifie à un héros, lui attribue ses propres motivations — et donc on
pourra aisément parcourir le chemin inverse en retrouvant dans les attitudes
du héros les tendances du sujet ; c'est l'idée que le père perçu sur la
planche et mis en scène dans le récit correspond au père en chair et en os, ou
du moins au père tel qu'il est expérimenté par le sujet : la place tenue par
le père dans le récit du TAT serait le décalque de la place tenue par le
père dans la vie du sujet.
C'est là ce que nous appellerons le déchiffrement terme à terme —
et nous soutiendrons qu'il constitue une tentation, un risque constant du

(8) Nous appellerons toujours « héros » le personnage du récit et « sujet »


l'individu qui passe le test.
56 G. SNYDERS

test ; il est inséparable des conceptions de la projection que nous venons


d'exposer dans la première partie ; comme elles, il ne s'applique qu'aux
cas pathologiques, il s'applique d'autant mieux que les cas envisagés sont
plus pathologiques.
Il importe ici de prévenir deux malentendus possibles : d'une part nous
n'ignorons pas que le passage va le plus souvent s'opérer non pas à partir
du père réel, mais à partir du père tel que le sujet se le représente, jusqu'au
père comme acteur de l'histoire — et la distance peut être grande qui sépare
ces deux termes ; l'interprétation du test recherche alors moins une vérité
historique qu'une vérité psychologique. Il n'en demeure pas moins que c'est
une correspondance terme à terme qui s'instaure, avec tous les risques qu'elle
nous semble comporter.
D'autre part, il faut préciser que nous n'envisageons pas, dans les
limites de cette étude, les mécanismes de défense : que l'on raisonne, par
exemple, à partir de l'histoire effectivement énoncée ou à partir des éléments
de la planche qui n'ont pas été retenus par le sujet, qui ont été scotomisés
ou déformés, cela ne nous semble pas introduire une différence fondamentale
par rapport aux préoccupations que nous exposons ici.

II. — « Madame Bovary, c'est moi ».

Pour essayer de mieux cerner le problème, nous voudrions nous


transporter à l'autre extrême et envisager non plus la projection de l'être en
désarroi, mais la projection géniale : l'œuvre littéraire.
Que l'auteur l'ait voulu et dit ou que nous ayons besoin des
commentateurs pour mieux le saisir, il est certain que l'œuvre exprime son auteur,
que l'auteur s'est projeté dans son œuvre, qu'il existe un rapport étroit entre
l'œuvre et l'auteur — et tous les écoliers qui ont eu à confronter une
tragédie de Corneille et une tragédie de Racine ont perçu des traits différents
de l'homme Corneille et de l'homme Racine.
Le rapport existe — mais il est riche, nuancé, complexe. La pluralité
des héros n'est pas seulement une pluralité de personnages distincts ; elle
incarne aussi le même être, le même auteur vu sous des éclairages divers.
Dans certains cas un couple de héros représente les divisions de l'homme et
son effort pour réaliser une synthèse : Don Quichotte et Sancho Pança,
Alceste et Philinte. Une phrase de Camus, dans l'Homme Révolté, fait
sentir ce rapport à la fois direct et indéfiniment renouvelé entre l'auteur et
les êtres auxquels il communique le mouvement : « un personnage n'est
jamais le romancier qui l'a créé. Il y a des chances cependant pour que le
romancier soit tous ces personnages à la fois ». (9)
Et aussi, et surtout, l'intelligence, l'imagination créatrice, la culture
apparaissent comme des puissances réelles, capables d'interpréter et de
transfigurer le vécu — et donc il n'est jamais possible de passer simplement
d'une phrase, d'un sentiment des héros à un équivalent terme à terme chez
l'auteur. C'est seulement l'univers racinien qui peut nous apprendre
quelque chose sur Racine — mais il n'a guère de sens de se demander si
Racine a ressemblé davantage à Oreste ou à Hermione.

(9) Camus : L'Homme Révolté - Page 55 - Ed. Gallimard.


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Bref, nous soutiendrons que Flaubert» lorsqu'il s'est écrié : « Madame


Bovary, c'est moi », a donné un merveilleux aperçu et de l'intérêt et de la
difficulté des tests projectifs — d'une projection maîtrisée par la réflexion.
Cette comparaison avec une œuvre littéraire étonnera peut-être : nous
la jugeons pourtant essentielle et nous soutiendrons même que le rapport,
aussi complexe soit-il, est plus direct entre les personnages de la tragédie
et Racine qu'entre le protocole, au TAT, de M. Dupont et la personnalité
dudit — et cela pour deux raisons : le personnage racinien est infiniment
plus original que celui de M. Dupont, il porte donc bien davantage la
marque de son auteur. Et à Racine n'avait pas été proposée une planche
stimulus, le conduisant ou du moins lui suggérant tel ou tel récit.
On répondra peut-être en rappelant le caractère médité, élaboré de
l'œuvre littéraire — par opposition à une spontanéité immédiate que l'on
s'efforce de dégager et d'atteindre au TAT ; ou encore en disant combien
subtile et raffinée est la personnalité d'un auteur — et que les sujets qui
passent les tests ne sont pas tous ainsi.
Sur ces deux points, il ne me semble exister que des différences de
degré, pas du tout de nature — et elles ne modifient pas la position
d'ensemble du problème.
Que l'on songe donc à toutes les précautions qui doivent être
observées pour passer du texte de Racine à la personne de l'auteur — et l'on
apercevra les risques de schématisme contre lesquels le psychologue a à
lutter lorsqu'il interprète le TAT.

III. — Problèmes du déchiffrement.

Nous voudrions maintenant, de plus près, en examinant d'abord le


rôle de la planche, ensuite la structure du récit, exposer les motifs pour
lesquels le déchiffrement terme à terme, détail par détail apparaît comme
un procédé à tel point contestable.

a) Rôle de la planche.
Ce qui, dans le récit, est simplement lecture de la planche,
directement déterminé par la planche, ne nous apprend rien sur le sujet — si ce n'est
qu'il est capable de percevoir correctement le monde. On obtient ainsi un
certain nombre de « banalités », dont la fonction essentielle est d'apporter
assurance de la normalité du sujet. Pour aller plus loin dans l'investigation,
il faut séparer ce qui est simplement vu sur la planche et ce qui est imaginé
par le sujet à propos de la planche, ce qui est ajouté par le sujet à la
planche, à partir de ses craintes et de ses espoirs et de ses problèmes.
Mais cette distinction n'est pas simple ; en réalité, le stimulus n'est
pas le même pour tous : non seulement (et c'est la théorie même de la
projection) il évoque des réponses affectives différentes, il est le point de départ
de schémas affectifs différents ; mais aussi, mais surtout au plan immédiat
du souvenir intellectuel et de la reconnaissance même de l'image, il varie,
il se transforme suivant les sujets.
Par exemple la planche I du TAT : pour tout sujet percevant norma-
58 G. SNYDERS

lement, c'est un enfant et un violon — et l'enfant veut, doit, essaie de


jouer.
Mais si un enfant déclare : « il va être puni parce qu'il refuse de jouer »
la planche peut être pour lui soit la reproduction immédiate d'une scène
souvent vécue — soit l'expression d'un sur-moi sévère, l'angoisse d'un enfant
qui se sent en proie à une menace jaillie du plus profond de son être, bien
qu'il n'y réponde aucun élément extérieur précis.
Par là il apparaît combien risque d'être arbitraire une correspondance
détail par détail, et du même coup une élaboration statistique au niveau des
éléments.
Ph. Muller (10), par exemple, écrit : « Quand la variable est
demandée par l'image », on donne 1 point ; sinon, on attribue 2 points. A quoi
nous ferons une double objection : en premier lieu, il n'y a pas de commune
mesure entre une variable lue sur l'image, qui n'a donc aucune signification
psychologique individuelle — et une interprétation que le sujet tire de son
propre fonds : la différence n'est pas d'un point en plus ou en moins, mais
du zéro d'individualité psychologique à l'intervention totale de la
personnalité. En second lieu, à considérer chaque détail, isolément, il n'est pas
possible de savoir, par rapport à tel individu, s'il est lu sur l'image ou issu
de l'expérience profonde du sujet.
Une multiplicité de nuances sont à considérer : par exemple, au CAT,
un enfant pose la souris, comme devant délivrer le lion qui a été pris au
piège d'un filet. Entre le sujet qui replace ainsi, toute faite et tout apprise,
la fable du Lion et du Rat qu'il est précisément en train d'étudier en classe
et celui qui épanche en une histoire quasi improvisée un immense désir de
se situer comme bienfaiteur d'un père sévère, craint et aimé, il y a mille
transitions : il a pu apprendre par cœur la fable de La Fontaine l'année
précédente ; il a pu lire une histoire semblable parmi bien d'autres et alors
il n'est pas indifférent, sans doute qu'il en opère le rappel ; ou par un tout
autre biais, la physionomie du Lion a pu lui rappeler tel dessin animé, etc.
Ce n'est pas à dire que les tests de projection échappent à toute
élaboration statistique, mais les considérations statistiques ne pourront pas jouer sur
les détails isolés, sous peine d'en méconnaître la portée réelle.

b) Partialité de la planche.
Il importe de prendre en considération que la planche n'est pas neutre :
d'abord elle choisit un certain nombre de situations, qui sont des conflits
et non pas des scènes calmes et détendues, et même certains conflits,
essentiellement ceux qui se jouent autour de la sexualité et des relations
familiales. Les rapports de groupe, de travail, de loisirs n'interviennent guère.
C'est pourquoi il nous paraît fondamental de créer d'autres planches,
présentant d'autres aspects de la vie, l'autre aspect de la vie : l'effort de
l'homme pour travailler, trouver sa place dans la société.
De plus, ces conflits sont présentés de telle ou telle façon — et cela
est loin d'être indifférent pour la réponse que le sujet apportera. Donnons

- Ed. (io)
HansPh.Huber.
Muller : Le C A T - Recherches sur le dynamisme enfantin - Page 59
Y A-T-IL UN BON USAGE DU T. AT. ? 59

un exemple : dans les fables de Duss, à la fable de l'agneau, peu d'enfants


disent l'avantage qu'il y a à être grand. Mais au C.A.T., devant la planche
du kangourou, beaucoup préfèrent l'aîné en disant qu'il profite de la
bicyclette et de l'autonomie. C'est que la situation de l'aîné est présentée
chaque fois d'une façon fort différente.
Bref, on retrouve aussi, dans un récit de TAT, ce que l'on a proposé
au sujet — et il est essentiel d'interpréter le récit en tenant compte de tous
les ingrédients qu'on lui a fournis. A la planche I du T A T, si le sujet voit
des difficultés, un découragement peut-être d'ailleurs ensuite surmonté,
c'est parce que l'attitude de l'enfant est manifestement telle — et compter
ici un point d'échec ne peut que fausser tout calcul.

c) Rôle du récit.
D'un sujet on recueille, non pas ses réactions immédiates, ni même
simplement des déclarations, mais un récit, une transposition en récit ;
expressément on lui demande de construire une histoire, insistant sur les trois
moments de l'avant — maintenant — après. On lui demande de conduire
ce récit à sa fantaisie — et le psychologue est persuadé que cette fantaisie
sera caractéristique de son auteur. Mais il serait évidemment d'une naïveté
extrême de vouloir donner un sens historique à tous les éléments ainsi
introduits : ce serait méconnaître cela même que l'on vient d'appeler à
naître, l'imagination créatrice.
D'où l'on conclura que le décalque immédiat se justifie d'autant mieux
qu'on se trouve en présence de sujets qui ont perdu cette élaboration
créatrice, chez qui elle est amoindrie — sans doute parce que l'acuité de leur
problème propre ne leur permet plus de prendre du recul.
Plus on va vers des individus normaux, plus il faut se rappeler que
le sujet a modifié, interprété, transposé : il a été capable de créer des
personnages profondément différents de lui, de supposer des situations
véritablement autres que celles qu'il a vécues : il a à sa disposition toutes les
ressources de la culture. Et si le choix qu'il a fait porte la marque de sa
personnalité, le domaine dans lequel il se meut est si étendu qu'il défie
toute transcription terme à terme. Certes, tous les interprètes du TAT sont
bien d'accord pour considérer comme fabules les incidents particuliers —
et remonter de ces événements jusqu'à certains vecteurs fondamentaux.
Mais ii ne faut pas oublier que plus un sujet possède un esprit délié, des
souvenirs riches, une expérience étendue, une souplesse à la parcourir en tous
sens — et plus il est capable d'effectuer d'amples variations, même autour des
figures et des tendances essentielles.

d) Structure du récit.
« Faire un récit », « raconter une histoire », cette consigne est très loin
d'être neutre ; elle invite un sujet intelligent et cultivé — un sujet dans
la mesure où il est intelligent et cultivé — à imiter les récits qu'il connaît,
à s'inspirer d'eux : le sujet voudra bâtir un récit qui ressemble aux « vrais »
récits.
Or, ce qui caractérise le récit, depuis les bandes dessinées jusqu'aux
plus célèbres romans, c'est qu'ils sont bourrés de violences, de conflits, de
60 G. SNYDERS

drames, que fort heureusement l'immense majorité des humains ne vivront


point. En dehors des guerres, rares sont les hommes qui ont tué un homme ;
en revanche, rares sont les récits où il n'y a pas mort d'homme. Les peuples
heureux n'ont pas d'histoire ; mais l'histoire exige qu'il se passe quelque
chose ; et les échecs, le sang donnent bien plus facilement matière à histoire
que les succès et le bonheur. Dans les contes de tous pays, les enfants qui
sont noyés, perdus, abandonnés, sont mille fois plus nombreux que les
enfants qui vont paisiblement à l'école.
Donc, si le psychologue invite un enfant intelligent, qui a l'habitude de
lire (ou de regarder la télévision) à faire un récit, c'est-à-dire un récit
semblable à ceux qui existent — et s'il est question, par exemple, d'un
frère qui accumule les violences contre ses frères, l'événement peut-il être
considéré d'emblée comme caractéristique ? Ne faut-il pas, dans bien des cas,
penser que c'est l'examinateur lui-même qui a presque dicté, suggéré ce type
de réponse ?
On a beau dire à l'enfant : « Ici, ce n'est pas comme en classe, dis ce
que tu veux, comme tu le veux », le milieu culturel ne s'en trouve pas aboli
pour autant : la situation de test n'est pas un moment isolé, elle prend la
suite de situations scolaires et aussi de certaines situations de loisirs, de
spectacles : un enfant qui comprend ce qu'on lui demande, un récit, un beau
récit, va insérer les incidents extraordinaires qui rendront son récit long,
vivant, animé — c'est ce que les professeurs lui avaient demandé, c'est ce
qu'avaient réussi les auteurs qu'il admire. Suivant la pittoresque expression
d'un élève à qui nous proposions une planche de C A T, il va faire « un peu
de drame ». Il est possible qu'un sujet plus fruste reste collé à la planche,
ne s'éloigne pas des incidents de la vie quotidienne.
Le psychologue tiendra le plus grand compte de cette complexité et
ne prendra jamais le récit au pied de la lettre.
*••
Toutes ces analyses partielles convergent vers cette idée que plus le
sujet est « pathologique », plus il est licite d'interpréter son protocole sur le
type de la correspondance terme à terme. A un pôle l'univers de Racine —
qui certes a rapport avec Racine, mais aucun personnage racinien n'est le
correspondant de Racine. A l'autre pôle, l'obsédé qui, à la moindre
incitation, laisse échapper ses conflits et ses angoisses, dans des transpositions
vraiment transparentes. On se gardera d'assimiler ce deux cas l'un à l'autre,
d'interpréter sur le même mode tous les protocoles, de considérer que toutes
ces attitudes soient semblablement projectives. L'éventail des projections
est largement ouvert, suivant la richesse et la cohérence du psychisme des
sujets.
IV. — DÉSÉQUILIBRES.
Plus le sujet est intelligent, plus il devine, malgré les précautions
oratoires du psychologue, qu'il est en train de passer un examen et qu'il se
compromet dans les histoires qu'il construit.
Mais en même temps on l'a incité à se laisser aller librement — et les
planches, par leur caractère équivoque, ambigu, créent une situation
exceptionnelle, empêchent les mécanismes habituels d'adaptation à la réalité de
fonctionner normalement. Les fonctions supérieures de contrôle et de
Y A-T-IL UN BON USAGE DU T.A.T. ? 61

réflexion sont mises hors circuit, dans l'espoir que s'exprime, que s'épanche
le reste de la personnalité.
D'où il suit que les récits recueillis seront marqués par une angoisse,
voire une incohérence : celle d'un homme qui ressent, mais ne comprend pas
réellement la situation dans laquelle il se trouve placé.
Mais surtout, par la technique même du test, les récits sont
dépourvus de motivations — ou du moins de leurs motivations réelles :
l'agressivité, par exemple, se déploie à propos de figures -prétextes et ne peut
donc donner ses raisons ; et d'autre part, le premier pas de l'interprétation,
pour le psychologue, va être de passer outre à tout motif et de dégager
l'agressivité en elle-même, de s'attacher à l'agressivité saisie en elle-même.
Mais on court alors un danger grave : les pulsions ne doivent pas être
rattachées aux anecdotes du récit et ne peuvent, à ce stade du dépouillement,
être mises en relation avec des éléments susceptibles de les justifier, comme
serait un but, un plan de vie ou la trame des expériences passées : dès lors,
elles risquent d'apparaître comme irrationnelles, dénuées de fondement,
jaillies sans rime ni raison de l'individu, comme d'un sac trop plein qui les
laisserait s'échapper.
L'impulsion injustifiée ne pourra sembler qu'instinctuelle, bientôt
rattachée au physiologique ou au sexuel.
Si l'agressivité n'est pas reliée aux circonstances qui l'ont suscitée et
qui l'expliquent, du moins du point de vue du sujet, d'un point de vue
psychologique sinon logique, si nos raisons d'agir sont purement intérieures et
que les événements ne constituent en réalité que de simples prétextes,
alors toutes les formes d'agressivité vont apparaître sur le même plan,
équivalentes, également injustifiables ; et l'homme ne sera qu'un être
désemparé, balloté au gré d'impulsions qui défient toute réflexion, qu'il ne peut
connaître et encore moins contrôler. Ces affects qui sont saisis sans cause
paraîtront définitifs et inexorables. Il est exclu de les modifier par quelque
effort de l'individu, inconcevable de songer à les modifier en modifiant les
situations dans lesquelles il vit.
Ce risque n'est pas absent même des ouvrages les plus remarquables
concernant le TA T. Par exemple Stern (11) étudie un juif polonais de
12 ans, réfugié en France après être passé par les pires persécutions nazies ;
il fera son portrait en utilisant des termes comme « agressivité... propension
à la destruction... très sensible à l'offense subie... sentiment de culpabilité ».
Mais le rapport avec les épreuves subies n'apparaît point, de telle sorte que
la forme particulière de cette agressivité, sa place et son rôle dans la vie
du sujet demeurent à la fois inconnus et incompréhensibles.
De même à propos d'un autre sujet, Stern parle du « désir de se
mettre en valeur ». Mais un tel désir ne peut pas s'expliquer si on ne le
met pas, d'une façon très directe, en relation avec ses buts et les conditions
dans lesquelles il se déploie ; chez l'individu normal — et c'est presque
une définition de l'individu normal — il n'existe pas un désir qui, au hasard
des circonstances, se dirigeait de façon à peu près équivalente, indifférente,
vers n'importe quel objectif, à la façon d'une lumière qui éclaire tout objet
qu'elle rencontre.
(ii) Stern : Le Test d'aperception thématique (Delachaux-Niestlé).
62 G. SNYDERS

Dans la mesure où le sujet est équilibré, le désir de se mettre en valeur


et le but proposé ne font qu'un. Mais ce but ne passe pas dans le test, ou
du moins il y est travesti, méconnaissable : le but donné dans l'histoire est
voulu par cette histoire même, le but réel ne sera pas désigné.
Ainsi le test risque de jouer comme un filtre sélectif, ne laissant passer
qu'un aspect de la personnalité, l'homme angoissé, malheureux et injustifié.
Non seulement le test ne saisit qu'un aspect de la personnalité, mais encore
il ne le saisit qu'en le déformant, il doit le déformer pour le mieux saisir, le
déformer par le malaise intense d'une situation et d'une tâche qui
s'opposent à toutes les conditions habituelles, le déformer en ignorant les
motivations par lesquelles le sujet a voulu s'expliquer sa conduite.
Ainsi une interprétation simple et directe du test rejoint et sert
l'idéologie de l'homme désemparé, incapable de comprendre son sort, plus
incapable encore de le prendre en main.
Naturellement, le test fausse moins l'image de ceux qui
réfléchissent peu et se contrôlent à peine, puisque ce sont précisément ces fonctions
qui ont du mal à y occuper leur place.

3" partie : ESSAI DE DIRECTIONS POSITIVES

Après tant de difficultés et de critiques, parviendrons-nous à tracer


quelques directions positives ? Faut-il condamner les tests de projection ou
du moins en restreindre l'usage aux cas nettement pathologiques ? Nous
l'avons pensé autrefois (12) ; nous voudrions essayer de changer d'avis —
ou plutôt nous voudrions penser que ces tests peuvent être transformés,
que leur mode d'interprétation peut être transformé.
L'idée générale est de rapprocher le protocole d'une création littéraire,
c'est-à-dire redonner droit de cité à l'intelligence, éviter le déchiffrement
en correspondance terme à terme, étudier le protocole comme un tout,
comme un univers.

I. — Compléments au test.
Tout d'abord, si le test n'éclaire pas également tous les aspects de la
personnalité, il est essentiel de lui adjoindre des compléments. Mais ce
terme est très inexact : il ne s'agit pas simplement d'ajouter quelque chose,
une synthèse est à construire entre ce que le test découvre et deux autres
aspects de l'existence du sujet : les événements réels de sa vie et d'autre part
ce qu'il exprime lorsqu'il peut réfléchir, comprendre, se prendre en main.
Pour pouvoir interpréter un protocole, une connaissance approfondie
de la vie du sujet constitue, non pas un supplément facultatif, ni une autre
voie d'accès, mais une donnée de base indispensable au test lui-même ; par
quoi on pourra déterminer en quelle mesure ses récits correspondent à son
comportement réel, à son milieu réel, aux problèmes essentiels qui se posent
à lui ; connaître son niveau intellectuel et la cohérence de son équilibre
général pour comprendre les parts respectives, dans son protocole, de
transposition et d'élaboration.

(12) G. Snyders - Enfance - Janvier 1952.


Y A-T-IL UN BON USAGE DU T. AT. ? 63

Mais il faut aller plus loin, si l'on veut essayer d'éviter les risques que
nous signalions à la fin de la deuxième partie : il faut que s'unisse aux
données du test une réflexion lucide du sujet. Les questions qu'Ombredane
conseille de poser pour déterminer si le récit est ou non homothéti-
que (13) nous semblent ainsi susceptibles d'un retentissement beaucoup
plus vaste : « Comment as-tu imaginé cette histoire ? Qu'est-ce qui t'a fait
imaginer cette histoire ? Connais-tu des gens à qui cela est arrivé ? Si tu
étais à la place de ce personnage, qu'aurais-tu fait ? »
Ainsi le psychologue sera-t-il en mesure d'établir des liens étroits entre
les pulsions du sujet et ses réactions volontaires face à ses pulsions — au lieu
de leur consacrer, au mieux, deux développements distincts.

IL — Sauvegarder la richesse du protocole.

On gardera présente à l'esprit cette idée que plus la personnalité est


riche, équilibrée, normale, plus l'interprétation par projection simple est
insuffisante. La projection terme à terme, c'est le cas particulier,
l'appauvrissement pathologique de la création littéraire (même dans un simple récit),
de l'imagination créatrice ; c'est dans la mesure où le sujet est faible, en
désarroi, qu'il va se projeter en un héros unique, qu'il va se laisser aller
à une confidence presque transparente et qu'il va presque oublier la
situation d'examen qui est la sienne. Ce n'est pas du tout à partir de ce
déséquilibre que l'on pourra atteindre les règles générales d'interprétation des
protocoles, mais au contraire en s'installant dans les cas les plus
harmonieux, les mieux élaborés.
Quelques points particuliers retiendront ici l'attention :
1) La pluralité des héros : c'est presque un lieu commun de la critique
littéraire et pourtant elle semble effrayer le psychologue, qui garde comme la
nostalgie d'une projection simple et tout d'une pièce. — Dès qu'entre en
jeu une personnalité d'une certaine plénitude, plusieurs personnages
représentent le sujet, représentent chacun des aspects, composantes, projections
différentes du sujet, des solutions différentes à un problème qu'il se pose —
même s'ils incarnent aussi des personnages différents. Aucun personnage
n'épuise le sujet — comme dans un rêve, dit Piotrowski, où chaque figure
évoquée exprime un aspect de la personnalité du rêveur, ce qui n'exclut
pas qu'elle corresponde également à un être de son entourage.

Admettre réellement, dans l'interprétation du protocole, cette


pluralité des héros, sans vouloir à toutes forces arriver à un héros qui soit
plus héros que les autres : cela rend beaucoup plus difficile la tâche du
psychologue, mais n'est-ce pas une condition première pour échapper aux
schématisations ?
Ombredane reconnaît qu'il peut y avoir plusieurs héros, et jouant un
rôle également important ; mais il pense que cette projection divisée est
signe que le moi du sujet n'est pas suffisamment intégré — et du même

(13) Ombredane : T A T Congo. Nous devons beaucoup à cet ouvrage et nous


nous étonnons qu'il n'ait pu être réédité.
64 G. SNYDERS

coup, il tend à privilégier une projection qui serait finalement univoque :


« Le dernier héros représente en général la composante la plus secrète. »
Certes, la pluralité des héros risque de correspondre à un moi
pathologique qui a perdu son unité, mais ne peut-elle refléter la richesse et la
complexité d'un individu qui recherche son unité à travers les conflits ?
Et n'est-ce pas le propre de toute personnalité élaborée que d'apercevoir
plusieurs solutions, de les poser côte à côte et même d'hésiter entre elles ?
On rendra mieux compte de la richesse et des nuances d'un protocole
en comprenant qu'un des personnages peut représenter le sujet tel qu'il se
se sent être, et un autre incarner ce qu'il prétend ne pas être, voudrait
ne pas être et ne peut pas s'empêcher, de quelque façon, d'être : un voleur
donnera un protocole à deux héros, le juge équitable qui punit le voleur
— et le voleur lui-même (14).
On aperçoit ici la complexité des identifications, à laquelle le
dépouillement du protocole doit demeurer sans cesse ouvert : le sujet veut
s'identifier au juge ; en fait il n'est que trop clair qu'il est le voleur. Mais les deux
identifications sont psychologiquement réelles et valables et doivent être
prises en considération.
Ne pas croire qu'on puisse établir des rapports simples et tranchés
entre les héros : c'est l'unité multiple d'une personne humaine qui se
projette ici.
2) Le passage du héros au sujet : On sera attentif à des conclusions comme
celles d'Holzberg : l'agressivité mesurée par le test de Rosenzweig a moins
de corrélation avec l'agressivité saisie directement dans la conduite ou à
travers des questionnaires d'attitudes qu'avec l'agressivité telle qu'elle
s'exprime dans les phantasmes, dans la vie imaginative du sujet (15). Il y aurait
naïveté à attribuer au sujet lui-même, nous entendons toujours un sujet
normalement intelligent et équilibré, l'équivalent direct des histoires qu'il
a construites, et cela notamment parce que les intensités différentes d'une
pulsion suffisent à la transformer profondément : le récit d'un meurtre
peut correspondre au simple désir d'être séparé de quelqu'un.
Piotrowski fait apparaître, d'une façon très lucide, la complexité du
problème (16). Par exemple, il dira que les désirs du sujet tendent à être
attribués à des personnages dont les caractéristiques les justifient le mieux :
un adulte exprimera ses désirs infantiles en les attribuant à un enfant —
ou sa crainte de la mort en évoquant un vieillard.
Par ailleurs, il soutient que moins une motivation est acceptable à la
conscience du sujet plus elle se trouvera projetée dans un personnage
différent de lui par le sexe, par l'âge : la motivation s'exprime moins
malaisément sous ce déguisement, et en même temps elle laisse ainsi entendre que
le comportement correspondant est hors de portée, au-dessus des moyens
du narrateur.
On voit ainsi combien difficile et riche, difficile mais riche, devient le

(14) L'exemple est tiré d'Ombredane.


(15) Holzberg : American J. Orthopsychiatry 195 1.
(16) Cf. Anzieu : Les méthodes projectives - Page 106 -PUF.
y A-T-IL UN BON USAGE DU T.A.T. ? 65

trajet entre le, ou plutôt les héros et le sujet : un enfant, dans un protocole
d'adulte, peut représenter presque directement le sujet, cette part de lui-
même que constituent ses désirs infantiles ; mais il peut représenter aussi,
et en même temps peut-être, presque le contraire du sujet : ses efforts pour
se dissimuler dans un porte-parole si différent de lui. Et alors les solutions
intermédiaires sont également possibles.
Ombredane a eu le mérite d'élaborer quelques règles qui doivent
permettre d'aller du héros au sujet, en distinguant les récits homothétiques
(le sujet a toutes chances de se comporter comme le héros) et les récits
antithétiques (le sujet a toutes chances de ne pas accomplir l'acte dont il
charge son héros ; les pulsions qu'il met en scène ne sont pas les siennes,
ne sont plus les siennes, il a surmonté la tentation qu'elles représentaient
— sans d'ailleurs qu'elles se soient tout à fait éloignées de lui).
Si nous essayons de dégager l'essentiel de ces règles, nous pourrons
dire que le récit, pour Ombredane, est homothétique :
a) Lorsque le héros est du même sexe et à peu près du même âge
que le sujet, sympathique, se tirant d'affaire, récompensé par les événements ;
b) Ou lorsqu'il se propose un but réaliste, à sa portée, et qu'il envisage
de l'atteindre par une conduite réaliste, entreprenante et tenace ;

c) Ou encore lorsqu'une conduite louable le conduit au succès, à la


récompense ;
d) Enfin lorsqu'une conduite délinquante laisse le héros impuni : le
sujet risque alors d'être un délinquant qui ne recule pas devant le cynisme.
Les thèmes antisociaux qu'il expose complaisamment sont des thèmes
d'apprentissage, et non pas des rêves compensateurs.
Le récit sera antithétique lorsque le comportement décrit aboutit à
une issue défavorable ou lorsqu'un comportement reprehensible est mis en
œuvre par un héros profondément différent du sujet.
Dans le premier cas, c'est censure et refoulement ; dans le deuxième,
la différence entre les deux individus est un moyen d'exprimer que le sujet
ne se sent pas, ne se met pas à la place du héros.
Un disciple d'Ombredane, Tsouladzé (17), présentera ces mêmes
résultats sous une forme un peu différente : par le récit antithétique, le sujet
vise à introduire dans la vie du héros des compensations qui contrebalancent
les frustations qu'il n'a pas pu surmonter dans sa vie réelle. Ces rêveries
compensatrices se reconnaîtront à des ratés de la compensation, une
contradiction entre le besoin exprimé et la conduite adoptée : soit que le héros
n'aille pas jusqu'au bout de sa conduite, que son action avorte, soit qu'elle
provoque une culpabilité ou déclenche des punitions sans commune mesure
avec la faute commise.
Au contraire, dans le récit homothétique, l'issue s'intègre
harmonieusement à l'ensemble des attitudes exprimées.

(17) Tsouladzé : L'analyse de la projection dans le T A T - Thèse Médecine,


Paris 1951.
66 G. SNYDERS

3) De telles indications ouvrent une voie d'un grand intérêt ; on peut


craindre néanmoins qu'elles ne donnent pas encore assez de place à
l'expression de personnalités raffinées ; elles semblent souvent supposer des
sujets à conscience tout unie, au comportement assez naïf. Par exemple,
Tsouladzé donne comme type de récit homothétique l'histoire d'un soldat
qui « fait le mur », s'échappe de la caserne, parce qu'il s'y ennuie, y perd
son temps, se sent brimé — et tout se termine fort bien. Ou encore un vol
qui se déroule sans difficulté — et effectivement le sujet se révélera
bientôt indélicat. Ne risque-t-on pas ainsi de donner une prime au conformisme,
aux bons sentiments et aux dénouements vertueux ou à des confessions
naïves ?

D'ailleurs Ombredane est amené à envisager le cas plus complexe


de délinquants introvertis, qui se méfient et dissimulent : ceux-là n'auront
pas la simplicité de donner des récits homothétiques de délinquance.
Ombredane espère les reconnaître à des histoires péniblement élaborées ou
bien d'une grande banalité, comme si le narrateur avait dû refouler
certaines perceptions et subir certains blocages — ou à des projections sur des
personnages très différents du sujet.
D'une façon assez semblable, Shentoub (18), après avoir déclaré que
la qualité des solutions données comme conclusions aux récits représentait
l'indice d'adaptation le plus sûr, reconnaît qu'il faut tenir compte d'un
positif qui ne serait que plaqué, moralisation, cliché.
Ainsi donc des indications peuvent sans doute être dégagées pour ce
passage du héros au sujet : elles donnent des suggestions précieuses, elles
montrent que le problème existe et ne peut pas être résolu aisément, elles
aident le psychologue dans sa démarche, mais elles risquent de retomber
dans le schématisme, si elles ne tiennent pas compte du contexte et
notamment de la possibilité, pour le sujet, de déguisements et de subtilités.

III. — Les trois étapes.

Sur une ligne continue qui irait, par pure hypothèse, des sujets les
plus pathologiques aux plus normaux, des sujets les plus déséquilibrés à
ceux qui se possèdent, qui se gouvernent le mieux, nous marquerions trois
points, trois étapes — et à chacune correspondrait un mode d'interprétation
du T A T. Mais il faut aussitôt affirmer qu'il nJy a jamais rupture, mais
lente gradation d'un type à l'autre, d'une interprétation à l'autre ; les
coupures ne constituent qu'un procédé d'exposition.
1) L'interprétation proche du décalque, qui consiste à faire correspondre
un héros et un seul au sujet, puis à supposer que l'activité, la soumission,
la dépendance du héros reflètent l'activité, la soumission, la dépendance du
sujet, etc., ce type d'interprétation ne peut convenir que dans la mesure
où se trouve en cause une conscience fruste ou un psychisme en proie à
quelque chose qui ressemble à une obsession. Il ne peut d'aucune façon servir
de modèle général d'interprétation.

(18) Shentoub. Article cité.


Y A-T-IL UN BON USAGE DU T.A.T. ? 61

2) Dès que l'on s'adresse à une personnalité plus ferme, plus riche,
l'interprétation doit s'élever au-dessus des schémas du décalque ; le rapport
entre le sujet et son récit doit être interprété sur un mode beaucoup plus
nuancé et complexe, même si, sur une partie de cette ligne hypothétique,
l'on croit pouvoir maintenir l'idée d'une relation encore directe entre telle
partie du récit et tel aspect de la personnalité du sujet.
Nous en donnerons deux exemples : un récit qui présente des
circonstances défavorables, mais peu précises — et donc le héros ne peut guère
lutter contre elles ; ou des besoins très flous, et donc le héros ne peut
guère les satisfaire ; ou de grands rêves indéterminés, aboutissant à des
succès quasi-magiques et entièrement inexpliqués (19) : cette atmosphère
générale, les lacunes qui s'y révèlent, peuvent sans doute être imputés au
sujet lui-même, car ce n'est pas un incident, susceptible de transpositions,
de fabulations, mais une certaine façon de voir le monde, d'être aux prises
avec le monde. Nous atteignons là une attitude profonde — et l'on a toutes
raisons de penser que, même chez un sujet intelligent et cultivé, ce ne sont
ni les souvenirs culturels ni l'imagination qui s'expriment ici.
De même dans ces interrogations empruntées à Debuyst (20) : les
personnages du récit ont-ils une vie affective, connaissent-ils des liens réels —
ou bien tout se ramène-t-il à la simple enumeration des partenaires et de
quelques gestes qu'ils accomplissent ? Et l'on comprendra que ce second
cas corresponde souvent à des protocoles de jeunes délinquants.

3) Mais le mode d'interprétation le plus profond, celui qui convient le


mieux à l'étude d'une population normale, c'est celui qui renonce
réellement à l'idée de décalque, de correspondance terme à terme pour
procéder à la considération des « univers » : envisager le récit comme un tout
et saisir quel type d'univers s'exprime ainsi. Etudier, confronter des univers
obtenus aussi chez des sujets normaux, bien doués, répondant véritablement
à une création positive et non pas à une fuite apeurée.
Quelques exemples nous paraissent ici éclairants. Mme Boulanger-
Balleyguier (21) étudie des protocoles d'enfants agressifs : on ne peut pas
établir de correspondance simple entre les traits du héros et le
comportement du sujet, les interprétations ne sont pas plus souvent agressives que
chez des enfants quelconques.
Mais si l'on considère les récits dans leur intégralité, il se dégage un
univers de l'enfant agressif, qui possède une physionomie d'ensemble
caractéristique : c'est un univers qui manque de cadres stables, de règles de
conduite cohérentes, de constance, d'autorité bienveillante et ferme. Alors
le sujet sent l'avenir incertain, livré à celui qui s'imposera agressivement —
et dès lors il est tenté lui-même de s'établir par ses propres forces.
Mme Boulanger-Balleyguier donne ici un modèle qui nous paraît
particulièrement réussi d'interprétation du T A T — même si nous lui
faisons le reproche de ne pas le distinguer des interprétations par décalques.

(19) Exemple tiré de Robaye.


(20) Debuyst : Criminels et valeurs vécues - Edit. C E D J.
(21) Boulanger-Balleyguier : La personnalité des enfants normaux et
caractériels à travers le test d'aperception CAT- (Edit, du C N R S).
68 G. SNYDERS

Un deuxième exemple : dans les protocoles fournis par des enfants


timides, anxieux, faibles, toujours fatigués, le nombre des activités
relationnelles avec autrui apparaît particulièrement élevé : c'est un univers où la
présence des autres est ressentie avec une intensité extrême, les autres sont
là, sans cesse là, terriblement là, suscitant tensions, menace, étoufïement.
Ce n'est pas tel terme, telle réponse, tel fragment qui permet ici de
comprendre le sujet, mais une structure d'ensemble du test, sans que l'on puisse
envisager aucune équivalence entre telle réponse et tel trait de caractère.
Enfin une étude de Rita Vuyk (22) veut établir que c'est pour l'enfant
une preuve de maturité affective que d'attribuer les rôles contraignants, non
plus aux parents, mais à des « figures introduites », soit imaginaires (le
loup), soit du moins lointaines et situées hors de la vie quotidienne (la
policé)? : non ' seulement l'enfant montre qu'il sort de son égocentrisme et
qu'il donne importance à l'entourage, aux relations humaines, au point de
vue d'autrui, mais surtout il crée ainsi un univers dans lequel les parents
n'ont plus (ou ont moins) à assumer les tâches agressives, les rôles punitifs,
où les exigences des parents sont intériorisées.
Lorque le protocole est ainsi envisagé comme la physionomie
d'ensemble d'un univers, l'intelligence, l'équilibre, la créativité du sujet peuvent
retrouver leur place — tandis que la projection terme à terme suppose
un sujet très faible qui laisse s'échapper hors de lui sans le savoir, sans le
vouloir, comme des portions de lui-même et n'est véridique que dans la
mesure où le sujet est tel.

IV. A PROPOS DE LA STATISTIQUE.

Par là apparaît peut-être le rôle réel de la statistique dans les tests de


projection : le dilemme est stérile de vouloir procéder ou par la pure
intuition, dite du clinicien, ou par étalonnage minutieux des détails et des
éléments. Il s'agit de saisir des univers dans leur physionomie spécifique,
caractéristique — et il y a bien là un rôle de l'intuition psychologique,
voire littéraire (nous ne sommes pas si loin du mouvement par lequel le
critique littéraire dégage l'univers racinien, l'homme de Racine). Mais ces
univers ne prennent leur valeur de témoignage qu'en entrant dans une
élaboration statistique : à partir de quel âge, de quel degré de maturité
affective doit-on s'attendre à ce que les « figures introduites » jouent tel
rôle ? Quel est le nombre d'activités relationnelles qui peut être dit normal
pour telle catégorie d'enfants ?
Bref, une statistique sans laquelle les interprétations deviendraient
arbitraires puisqu'on ne pourrait plus distinguer, dans les réponses, ce
qui est purement personnel et ce qui est commun à tout un groupe — mais
une statistique qui ne cesse de s'attacher aux structures d'ensemble des
univers : ce sont des protocoles intégraux qu'il s'agit de comparer à
d'autres protocoles intégraux. Les tests de projection, chacun le répète,
répondent à une psychologie « gestaltiste » : l'intégralité du psychique, l'unité de
la personne à travers toutes ses manifestations. En face de quoi la
statistique demeure trop souvent atomistique, découpant en détails évidemment

(22) Rita Vuyk : Projection phànomene bei Kindern - Revue suisse psychol. 1953.
Y A-T-IL UN BON USAGE DU T. AT. ? 69

plus faciles à comparer entre eux — ou parfois le clinicien croit pouvoir


renoncer à tout soubassement statistique.
La collaboration, la compénétration de l'intuition et du calcul
constituent pourtant la base des tests projectifs : la statistique aide l'intuition à
saisir les caractères originaux d'un univers et en même temps, elle éclaire
cet univers en le situant par rapport aux autres. Sans l'intuition, qui a
dégagé la physionomie d'ensemble de cet univers, la statistique n'aurait pas
de matière à quoi s'appliquer.
L'étalonnage implique ces deux exigences contradictoires de sujets
nombreux et qui néanmoins seraient connus en profondeur par le
psychologue. Les travaux de Shentoub et de Boulanger-Balleyguier ouvrent la
voie, mais leurs catégories : enfants anxieux et enfants agressifs, clients du
psychanalyste et personnalités sans problème, restent évidemment fort lâches.
C'est plus qu'une collaboration, c'est une sorte d'unité que le psychologue
doit parvenir à réaliser avec tous ceux qui sont susceptibles de connaître
les sujets.
•*
Saisir le protocole comme un univers, c'est essayer de comprendre le
tout d'un individu — par quoi le psychologue se rapproche du philosophe,
mais c'est le même qui se sert d'une technique précise et d'une élaboration
mathématique. Ce double aspect des tests de projection séduit et inquiète
à la fois tous ceux qui les approchent ; une fois dépassée l'illusion
confortable de manier un procédé simple et codifiable, le psychologue découvre son
insécurité : tout ce que son intelligence, sa culture et sa sensibilité peuvent
saisir de la sensibilité, de la culture et de l'intelligence du sujet ont un rôle
à jouer dans l'interprétation du test.
Dans « projection » se cache et se révèle toute la richesse du mot « projet ».

{Faculté des Lettres de Nancy)

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