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Marin Suzanne. Le Rorschach : évolution de l'image du corps et des kinesthésies. In: Bulletin de psychologie, tome 45
n°406, 1992. Les méthodes projectives et leurs applications pratiques. pp. 587-593;
doi : https://doi.org/10.3406/bupsy.1992.14178;
https://www.persee.fr/doc/bupsy_0007-4403_1992_num_45_406_14178;
Le Rorschach :
L’objet de cette étude est de rendre compte de à leur égard, violence irrépressible et désor
l’évolution clinique d’un patient, à l’aide de trois ganisatrice. L’angoisse de morcellement sous
protocoles de Rorschach. Ces derniers ont été jacente au ressenti cenesthésique s’exprime
recueillis lors d’hospitalisation du sujet en Avril sous forme de tension : « j’étais prêt à craquer,
1988, Novembre 1989, Janvier 1991. j’avais envie de tout casser ; à certains
moments ça gagne le thorax, j’ai l’impression
Mr. M..., âgé de 34 ans, est le dernier d’une
d’avoir une force en moi qui veut tout faire
fratrie de trois, une sœur aînée de 41 ans, infir¬
éclater ». Plus tard, il évoquera une angoisse
mière, un frère de 37 ans, replié, solitaire et
de destruction : « j’avais peur d’une guerre
mutique. Le motif d’hospitalisation en 1988
mondiale » et « je pensais à un tremblement
s’exprime par des plaintes somatiques : sen¬
de terre mondial ».
sations de contractures des membres infé¬
rieurs depuis un an de demi qui l’empêchent L’inaffectivité se trouve plus marquée depuis
de mener une activité, dit-il, provoquant un quelques années : « le matin, je n’embrasse
repli à domicile et une désintertion sociale. En plus mon père, et ma mère je la vouvoie, c’est
réalité, l’inertie, l’indifférence, l’absence de une forme de respect ; c’est venu spontané¬
relations, le désintérêt et un sentiment de vide ment ».
Protocole I du 26/04/88
I — ça ressemble à une chauve souris G F+ A Ban — les ailes, le centre, les antennes ici
— une tache d’encre G C‘F Frag — ça pourrait être quelque chose de renversé
- une toile d’araignée G F Frag — la forme oui, ça ressemble pas tout à fait, je risque de m’être
trompé
II — ici on dirait la forme d’un insecte DF Ad les antennes, les yeux, la forme de la tête, je ne sais quel nom
donner, une libellule
Je vois pas autre chose ça ne m’inspire pas grand chose, je ne comprends pas bien le vide
qui est ici (Dbl)
III ça, ça ressemble à un crabe, on dirait la D F-A les pattes, la tête, la carapace
forme des pattes je montre l’emplacement de la banalité : « vous avez une idée
vous ? »
non, je ne vois pas autre chose Je lui propose les humains : des hommes, ils font l’amour si c’est un
homme et une femme mais j’ai dit que c’était deux hommes, il y a
confrontation
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VII un cratère, du moins la forme d’un Dbl G F Frag le côté éclatement de ce qui provoque une explosion, un cratère
cratère. gris : ce qui reste du trou formé par le cratère
je ne vois pas des tenailles ici
VIII un motif de peinture avec des arabesques et un motif de peinture avec des souris et le brocart
des couleurs chamarrées, on dirait des G CF Art
souris, ici sur le côté, les couleurs roses feraient
penser à du brocart. Je ne vois pas autre chose brocart : marbre avec des aspérités et les couleurs roses et rouges
sont agréables à regarder.
— le vent peut faire penser à de l'écologie D C Abst l’écologie c’est vert, c’est la nature
X ça, ça ressemble à une peinture plutôt ça ressemble à des taches (bleu), c’est pas des formes régulières,
brouillonne, une idée d'un mélange de G CF + Frag toutes sortes de formes qui s’y mélangent, ça peut ressembler à
couleurs, des formes recherchées quelque chose pour quelqu’un de connaisseur mais pour moi je ne
vois pas
choix (+) VIII — il y a des couleurs, c'est gai, parce qu’il y a de l’idée pour celui qui pourrait l’avoir fait
X
choix (-) III — ne me plaît pas à cause de la confrontation, la couleur rouge qui peut faire penser à du sang (larmes aux yeux en
disant cela)
IV — parce que c’est rien, ça ne m’inspire pas confiance : si je peux sécurisé ou pas.
Protocole II du 08/11/89
II une toile d’araignée G F Frag ça (rouge bas) me fait penser à une ampoule grillée quand elle a
éclaté, ça a la même forme. La toile d’araignée avec ce qui reste
c'est tout de l’ampoule
III deux hommes qui ont un semblant de se D K+ H qui se battent, en tête à tête, pour s’accaparer quelque chose,
taper dessus peut-être de l’argent. Le rouge ? du sang qui a déjà coulé.
c’est tout Ban refusée
V là, c’est une chauve souris G F+ A Ban avec les antennes, y en a chez moi
VI ils se ressemblent tous ces dessins une poisson chat à cause des moustaches
je ne vois rien
VII un cratère Dbl G F ± Frag l’impact que ça peut avoir donné et les retombées de la terre sur
c’est tout les bords ; cratère laissé par une bombe
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VIII un crabe avec des souris qui montent G kan A Ban les souris ont l’air de s’accrocher à un crabe, elles se le disputent
de chaque côté. C’est tout pour le manger
X je ne vois pas
II Une chauve-souris avec des pattes et des Gbl F+ A au milieu, un vide, un trou qui vient du fait qu’on lui a tiré dessus
antennes
III C’est deux personnages qui ont l’air de D.K.H. ce sont des hommes
IV C'est une tache d’encre G C’F Frag Un encrier a été renversé et la tache se transforme en chauve
V C’est une chauve-souris, les ailes et les G FC’ A Ban Une chauve-souris en pleine santé qui vole bien et sa couleur noire
antennes sont plus fines que les deux précédentes parce que le noir est la couleur naturelle de la chauve-souris
VI Une toile d’araignée tissée quelque part G F-Frag ça a la forme d’une toile d’araignée mais ce n’est pas rond
avec les pattes de l’araignée. Ce n’est pas une
toile ronde
VII ça ressemble à un cratère en éruption G Kob Frag Un cratère en éruption avec la lave qui coule et devient dangereuse
IX C’est encore un cratère en éruption avec toutes G kob Frag Les couleurs sont multiples, c’est la forme qui fait penser au volcan
les couleurs
X C’est un mélange de couleurs avec des formes DF-A Les chauve-souris qui gênent l’araignée parce qu’elles l’empêchent de
de chauve-souris et d’araignées DF + A Ban faire le tissage parfait de la toile. Les chauve-souris provoquent
l’éclatement en rentrant dans la toile d’araignée.
On peut noter qu’à cette période le patient tre capable d’une sensibilité à l’environnement,
se montre plus actif, plus vivant, plus souriant autrement dit d’être modifié par lui. Le champ
et l’expression d’affects devient possible, transitionnel entre subjectif et objectif est pres¬
même si les contacts restent limités et le repli que totalement désinvesti.
social important.
Novembre 1989, on assiste à un fonctionne¬
— Le troisième protocole témoigne encore ment mental rétréci tant sur le plan fantasmati¬
davantage du processus de réanimation de la que qu’affectif. Ce sujet rentre en lui-même,
psyché 9 planches sur 10 évoquent un mouve¬
:
s’appauvrit, régresse comme pour échapper à une
ment, révélateur de pulsions à connotation libi¬ réalité interne et externe trop inquiétante. L’iden¬
dinale, mais surtout agressives et tité du sujet se trouve mal assurée ainsi que la
auto-destructrices.
distinction Moi/non-Moi. Cependant on voit poin¬
1991 VII — ça ressemble à un cratère en érup¬ dre en positif un réveil pulsionnel à travers des
tion (avec la lave qui coule et représentations kinesthésiques. Si ces dernières
devient dangereuse). jouent effectivement un rôle médiateur entre les
IX — un cratère en éruption exigences pulsionnelles et les contraintes exter¬
X — (les chauves-souris gênent l’arai¬ nes, on est en présence d’une évolution dans un
gnée parce qu’elles l’empêchent de sens positif. Peut-on évoquer ici le passage obligé
faire le tissage parfait de la toile. par un état de régression avec une recherche
Les chauves-souris provoquent autistique pour déboucher sur une renaissance
l’éclatement en rentrant dans la psychique ? La capacité de figuration des repré¬
toile). sentations inconscientes trouve son origine dans
une aire intermédiaire entre monde interne et
Les mécanismes de projection très présents dans
monde externe. Il semble alors que le sujet s’ache¬
ce protocole rendent compte d’une meilleure cir¬ mine vers un renforcement de ses limites
culation des représentations. La réalité interne
dedans/dehors. Les efforts psychothérapeutiques
sort de son immobilisme qui était prégnant en
avaient bien pour finalité de permettre au patient
1988.
de se situer dans un espace de jeu où les frontiè¬
Comme le souligne C. Chabert, « tout signe de res sujet(objet pourraient s’affermir et où réalité
mouvement nous apparaît constituer un élément interne et ralité externe pourraient trouver un
positif même lorsqu’il est porteur de représenta¬ compromis par la médiation d’une création. En
tions morbides » (3-c), même si l’angoisse de mor¬ effet, la créativité n’est jamais complètement
cellement tenaille le sujet, il n’en ressort pas détruite — tout ce qui est réel, important, person¬
moins qu’il a retrouvé une vitalité intérieure et nel, original et créatif peut rester caché, selon
des capacités relationnelles. Winnicott (7). La psychothérapie médiatisée
s’avère être un moyen privilégié pour faire émer¬
1991 III — c’est des personnages qui ont l’air
de vouloir s’affronter
ger les capacités créatives du sujet et lui permet¬
tre ainsi de reconstruire son identité par le ren¬
VIII — ce sont deux souris qui se disputent
des aliments.
forcement d’une enveloppe limitante. On peut
dire que l’on assiste à un double paradoxe repli :
L’image de soi morcelée demeure mais elle autistique et réanimation du monde interne d’une
n’interdit pas au sujet l’accession à un réveil pul¬ part, problème identitaire avec une différencia¬
sionnel donc à une réanimation de la psyché et tion Moi/non-Moi mal établie et le fait de pou¬
à des représentations de relations. voir se situer dans un espace potentiel où
Les entretiens sont plus riches, la verbalisa¬ dehors/dehors soit plus distincts d’autre part.
tion plus aisée et l’expression de ce qu’il res¬ Janvier 1991, la représentation morcelée, ce
sent est maintenant possible. Le contact s’amé¬
défaut d’intégration du Moi non seulement se
liore avec les autres patients, il est plus toni¬
maintient mais devient plus prégnant (il n’y a pas
que et détendu et lui-même a l’impression eu de thérapie corporelle) paradoxalement
d’avoir trop d’énergie. encore à une revitalisation toujours plus grande
de la réalité interne à travers les kinesthésies. On
DISCUSSION peut alors constater que plus le morcellement est
verbalisé, plus la pensée peut mieux fonctionner
Comment définir l’évolution de ce patient sur et plus la psyché reprend vie en levant les inhi¬
une période de trois ans ?
bitions. Les mouvements pulsionnels peuvent
Avril 1988, l’immobilisme psychique, la désa¬ désormais s’exprimer sur le mode de l’externali¬
nimation de la réalité interne, le morcellement sation. Pour que celle-ci soit possible, il faut que
corporel et le mauvais ancrage dans la réalité l’extérieur soit délimité même partiellement d’où
externe traduisent bien la dévitalisation et l’ina¬ une évolution favorable dans le sens d’une meil¬
daptation du Moi psychotique même s’il se mon¬ leure différenciation dedans/dehors.
BULLETIN DE PSYCHOLOGIE 593
Le monde interne mieux investi, les représen¬ à l’aire transitionnelle où s’originent les kinesthé
tations de relations devenues possibles, l’adapta¬ sies et la créativité dépend de la quantité et de
tion perceptive de meilleure qualité, les affects la qualité de l’environnement mère/enfant, selon
réveillés traduisent une restauration narcissique. Winnicott ?
BIBLIOGRAPHIE
pkron