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L'ACTIVISME ASSOCIATIF COMME MARCHÉ DU TRAVAIL

Normalisation sociale et politique par les « Activités génératrices de revenus » à El


Hajeb

Irene Bono

Editions Karthala | « Politique africaine »

2010/4 N° 120 | pages 25 à 44


ISSN 0244-7827
ISBN 9782811104689
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Politique africaine n° 120 - décembre 2010
25

Irene Bono

L’activisme associatif comme marché


du travail
Normalisation sociale et politique
par les « Activités génératrices de revenus »
à El Hajeb

L’article propose une lecture en termes d’économie politique des pratiques d’inclusion
des « pauvres » par le marché à travers la promotion des Activités génératrices de
revenus (AGR), dans le contexte particulier d’El Hajeb au Maroc. Cette promotion
des AGR est révélatrice de l’émergence d’une nouvelle conception du marché reposant
sur la valorisation de l’activisme associatif comme pourvoyeur d’opportunités d’inclusion
économique. La normalisation sociale et politique qui en dérive dévoile à la fois des
traits typiques de l’exercice du pouvoir au Maroc et de la gouvernance néolibérale.
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Ahmed, aujourd’hui âgé de la quarantaine, a quitté El Hajeb au début des
années 1990 pour suivre des études de droit public à la faculté de Meknès.
Sa ville natale, chef-lieu de la province du même nom, se trouve entre la plaine
agricole de Saïs et les premiers contreforts du Moyen Atlas. À la fin de ses
études universitaires, il y est retourné mais, ne trouvant aucun emploi, il a
commencé à militer dans la section locale de l’association des diplômés
chômeurs 1. « C’était une époque dure, où plusieurs d’entre nous ont fini en
prison ». Après des années de militance, il a quitté l’association : « Je me suis
rendu compte que je n’étais pas un chômeur, moi, je cherchais du travail 2 ».
L’affirmation d’Ahmed est emblématique de la norme qui oriente les poli­
tiques sociales du moment néolibéral : l’inclusion dans l’économie de marché
à travers la responsabilisation individuelle est présentée comme le remède
à toute une série de « dysfonctions sociales », à l’instar de la pauvreté et du
chômage, et ce bien au-delà du cas marocain. Le travail est la clé de voûte de
cette logique : l’individu est appelé à « entreprendre et à apprendre » à la fois,

1. L’Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc (ANDCM) fut créée en 1991, avec pour
objectif principal l’intégration de ses adhérents dans la fonction publique, au nom du « droit au
travail ». Voir M. Emperador, « El movimiento de los diplomados en paro de Marruecos : desafíos
a la improbabilidad de una acción colectiva », Revista internacional de sociología, vol. 67 n° 1, 2009,
p. 29-58.
2. Entretien avec un animateur social, membre d’une association de soutien à l’enfance, ici fictive-
ment nommé Ahmed, El Hajeb, 4 mai 2008.
le Dossier
26 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

en assumant un rôle actif dans le dépassement de sa condition personnelle


qui le place à l’écart du marché 3. Or ce dernier n’est plus pensé comme un
lieu d’échanges qui émerge naturellement, mais il est au contraire conçu
comme une construction sociale qui doit être accompagnée, édifiée et déve­
loppée et que l’on doit apprendre à maîtriser. Dans ces conditions, l’état
intervient pour « développer et purifier » le marché, tout en mettant en place
des outils visant à faciliter son « apprentissage» 4. Cette «nouvelle rationalité » 5
est à la base de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH)
lancée par le roi du Maroc Mohammed vi en 2005 6. En annonçant la mise en
place d’un système complexe d’acteurs et de procédures parapubliques, le
souverain fait de la promotion des « activités génératrices de revenus (AgR)
stables et génératrices d’emploi » l’un des trois volets d’intervention pour
répondre au « défi majeur » du développement 7. La ville natale d’Ahmed
est en quelque sorte un laboratoire de l’INDH : l’initiative royale y aurait été
mise en œuvre avec zèle pour chercher à « imposer El Hajeb sur la scène
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nationale », comme plusieurs acteurs l’assurent, et ce après des décennies
de délaissement de la part du pouvoir central de ce territoire qui héberge la
tribu des Beni M’tir et qui constitue un important avant-poste militaire depuis
le Protectorat 8.

3. Pour une conceptualisation de l’individu comme acteur du marché qui « va entreprendre et, en
entreprenant, […] apprendre », voir P. Dardot et Ch. Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la
société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, p. 226. Pour une analyse de cette orientation des
politiques de développement, voir A. J. Bebbington, M. Woolcock, S. guggenheim et E. A. Olson
(dir.), The Search for Empowerment. Social Capital as Idea and Practice at the World Bank, Bloomfield,
Kumarian Press, 2006.
4. Expressions issues de P. Dardot et Ch. Laval, La Nouvelle Raison du monde…, op. cit., p. 153
et 233.
5. Ibid.
6. Pour une présentation institutionnelle, voir <indh.gov.ma>. Pour une analyse critique de cette
initiative, je me permets de renvoyer à I. Bono, « Pauvreté, exception, participation. Mobilisation
et démobilisation dans le cadre de l’INDH au Maroc », in M. Catusse, B. Destremau et é. Verdier
(dir.), L’État face aux débordements du social au Maghreb. Formation, travail et protection sociale, Paris/
Aix-en-Provence, Karthala/Iremam, 2010, p. 229-250.
7. Les deux autres sont l’élargissement de l’accès aux équipements et services sociaux de base des
quartiers et des communes rurales les plus pauvres et l’aide aux groupes les plus « vulnérables ».
Voir « Discours de Mohammed vi à la Nation », 18 mai 2005.
8. Sur l’organisation des Beni M’tir avant le Protectorat, voir A. R. Vinogradov, « The Socio-Political
Organisation of a Berber “Taraf” Tribe : Pre-Protectorate Morocco », in E. gellner et Ch. Micaud
(dir.), Arabs and Berbers. From Tribe to Nation in North Africa, Londres, Duckworth, 1972, p. 67-83. Sur
l’occupation de la ville, voir P. Azan, L’Expédition de Fez, Nancy/Paris/Strasbourg, Berger Levrault,
1924. Sur l’influence française pendant le Protectorat, voir A. Thabault, L’Influence française
sur l’évolution sociale des Guerouanes du Sud et des Beni M’Tir, mémoire de stage, Paris, ENA, 1947.
Sur l’organisation administrative, voir A. Taghbaloute, « La circonscription administrative
d’El-Hajeb : du cercle à la province », Revue Maroc­Europe. Histoire, économie, sociétés, n° 12, 1999-2000,
p. 119-132.
Politique africaine
27 L’activisme associatif comme marché du travail

Selon la définition proposée par l’INDH, « une AGR est une activité qui
consiste à produire des biens ou des services et/ou à transformer des produits
en vue de les vendre 9 ». Cette approche fait écho à celle de l’Agence du déve-
loppement social (ADS), établissement public fondé en 1999 avec le soutien
de la Banque mondiale et sous la tutelle du ministère du Développement
social, de la famille et de la solidarité, qui définit les AGR comme de « très
petites activités économiques, portées par des populations pauvres et vulné-
rables, qui leur engendrent un revenu régulier 10 ». À côté de leurs promoteurs,
de telles activités impliquent un ensemble de figures professionnelles : des
fonctionnaires, des consultants, des formateurs, des agents de micro­finance…
Ainsi Ahmed, qui se définit aujourd’hui comme un « agent de développement
social », a-t-il commencé son insertion économique autour des AgR. Il a rejoint
une association de soutien aux enfants de la rue, puis s’est proposé comme
enquêteur pour des recherches sur le développement local et comme animateur
dans des parcours de formation destinés aux militants associatifs.
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À première vue, cette modalité de « lutte contre la pauvreté » peut être
considérée comme une expression exemplaire de privatisation de la politique
sociale marocaine 11 : elle repose en effet sur l’insertion par le marché et fait
appel à l’initiative entrepreneuriale, qu’elle soit promue par des associations,
des ONG ou des fondations, pour le financement de ces interventions comme
pour leur programmation ou leur réalisation. En outre, la promotion des AgR
peut être interprétée comme un processus de dépolitisation de la question
sociale dans la mesure où elle appelle les « acteurs de la société civile » –
désormais qualifiés de « nouveaux acteurs de développement » 12 – à prendre
le relais de l’état dans la lutte contre la pauvreté. Cette stratégie participative
est parfois interprétée comme participant d’un dépassement de la logique
néolibérale par l’adoption d’un paradigme d’action fondé sur l’« économie
solidaire » 13 ; elle est, dans d’autres cas, considérée comme la poursuite, sous
d’autres formes, des politiques passées 14.

9. INDH, Activités génératrices de revenus. Manuel de procédures, décembre 2009, p. 13, disponible sur
<indh.gov.ma>.
10. Site de l’ADS, <ads.ma>, page « Activités génératrices de revenus » de la section « Stratégie ».
11. Comme le suggère I. Martin, « Morocco Wakes up to Human Development », Mediterranean
Politics, vol. 11, n° 3, 2006, p. 433-439.
12. Selon M.-A. Roque (dir.), La Société civile au Maroc. L’émergence de nouveaux acteurs de développement,
Barcelone, Publisud/Sochepress/IEMed, 2004.
13. C’est la thèse de C. de Miras, « INDH et économie solidaire au Maroc », Revue Tiers Monde, n° 190,
2007, p. 357-377.
14. J.-P. Chauveau, « Le “modèle participatif” de développement rural est-il “alternatif” ? éléments
pour une anthropologie de la culture des “développeurs” », Bulletin de l’APAD, n° 3, 1992,
p. 20-30.
le Dossier
28 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

Cependant, une analyse d’économie politique centrée sur les pratiques et


les expériences concrètes des AgR dans un contexte particulier (en l’occurrence
celui d’El Hajeb, au Maroc) amène à prendre de la distance par rapport à ces
interprétations. une telle approche permet d’aller au-delà du « catéchisme 15 »
participatif qui prescrit de façon techniciste, simplifiée et apolitique la pro­
motion de l’inclusion par le marché pour résoudre le problème de la pauvreté,
et de saisir les significations, moins économiques que sociopolitiques, de cette
nouvelle modalité d’intervention publique. De fait, l’observation du fonc-
tionnement des AgR permet de dévoiler des normes sociales et politiques qui
peu à peu s’imposent : normes de marché ; normes de responsabilisation des
acteurs ; normes bureaucratiques et procédurales. Dans les pages qui suivent,
nous verrons que la promotion des AgR constitue un signe de l’émergence
d’une nouvelle conception du marché reposant sur la valorisation de l’activisme
associatif 16 comme pourvoyeur d’opportunités d’inclusion économique. Les
normes sociopolitiques ainsi affirmées, issues du refus de conceptions anté­
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rieures du marché et de l’associationnisme, jettent les bases d’une reformulation
des relations politiques. Je montrerai ainsi que faire de l’activisme associatif
une ressource valorisée par le marché du travail contribue simultanément à
la normalisation sociale et politique des acteurs et de leurs modes d’action 17.
une telle normalisation passe par la conformation à la logique néolibérale des
injonctions adressées aux acteurs d’un tel marché, par leur greffe aux enjeux
locaux et aux normes préexistantes, et par leur appropriation plurielle et
créative par les acteurs concernés.

15. Pour reprendre une expression issue de B. Hibou, « économie politique du discours de la Banque
mondiale en Afrique subsaharienne. Du catéchisme économique au fait (et méfait) missionnaire »,
Les Études du Ceri, n° 39, mars 1998, que l’auteure développe en ces termes (p. 17) : « (…) la vulgate
de la Banque mondiale est un catéchisme économique, comme le suggère la propension des
catéchistes à utiliser des adjectifs normatifs comme “bon” ou “mauvais” ; les volontés de “faire le
bien” et de “développer” trahissent une naïveté que partageaient les mouvements religieux et
rappellent leur ambition civilisatrice ; la capacité à établir des vérités, non par démonstration mais
par répétition et jeu de pouvoir, fait étrangement penser à l’attitude des missions protestantes
du xixe siècle ».
16. Compris ici comme l’engagement pour défendre une cause collective dans un cadre associatif.
Sur les théories de l’action collective, voir D. Cefaï, Pourquoi se mobilise­t­on ? Les théories de l’action
collective, Paris, La Découverte/Mauss, 2007.
17. Cette étude se base sur une recherche de terrain menée depuis avril 2007 dans la province
d’El Hajeb en vue de la préparation d’une thèse de doctorat en science politique. La méthode de
travail s’est fondée sur des entretiens semi-directifs répétés avec des acteurs aux profils différents
concernés par la mise en œuvre de l’INDH, ainsi que sur l’observation participante des activités
promues par les associations, des cours destinés aux cadres associatifs, et de la gestion du
« dossier participatif » au sein de l’administration provinciale d’El Hajeb. Les entretiens ont été
réalisés en alternant le français et des rudiments de darija (arabe dialectal marocain). Voir I. Bono,
Cantiere del Regno. Associazioni, sviluppo e stili di governo in Marocco, thèse de doctorat en science
politique, université de Turin, 2009, disponible sur <fasopo.org>.
Politique africaine
29 L’activisme associatif comme marché du travail

Normalisation par dépossessions

Comme on le sait depuis les travaux de Karl Polanyi, penser le marché


comme indépendant et auto-régulé est une utopie politique et relève de l’idéo-
logie 18. De la même façon, penser l’inclusion des pauvres par le marché,
comme le font les programmes de promotion des AgR, résulte d’une vision
politique de la question sociale, en l’occurrence de la vision néolibérale de
celle-ci. C’est pour décrire une telle situation que Julia Elyachar se sert du
concept de « marché de dépossession 19 ». En analysant le monde des micro-
entrepreneurs d’un quartier périphérique du Caire, dont l’émergence est
soutenue par un programme de la Banque mondiale, elle suggère qu’un tel
marché ne peut se développer que par l’imposition d’une norme aux dépens
d’autres : les stratégies de « renforcement des capacités » des pauvres et de
valorisation de leur « capital social » provoquent indirectement la margi-
nalisation de certaines populations et de certaines activités qui ne répondent
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pas à la nouvelle norme. Ce processus a une signification politique concrète
puisque l’imposition de la norme du petit entrepreneur privé inséré dans un
marché concurrentiel, au détriment d’autres modèles (par exemple celui de
l’artisan socialisé dans une guilde), provoque la transformation des rapports
de force entre acteurs. C’est en adoptant une telle optique que je chercherai,
à partir du cas d’El Hajeb, à saisir les significations politiques et sociales des
nouvelles normes introduites au Maroc par la promotion des AgR.

Dépossession de la pauvreté : d’une condition sociale à une propriété


du territoire

Le manuel de procédures des AgR établit, tout d’abord, que ces activités
doivent émaner « obligatoirement de la population cible de l’INDH 20 ». Les
outils d’identification d’une telle « population cible » ont été définis en com­
binant les données sur la consommation des ménages et celles du recensement

18. K. Polanyi, La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris,
gallimard, 2009 [1944].
19. J. Elyachar, Markets of Dispossession : NGOs, Economic Development and the State in Cairo, Durham,
Duke university Press, 2005. Bien que l’auteure en propose une définition spécifique à son approche,
elle fait référence à la notion d’« accumulation par dépossession » de D. Harvey, The New Imperialism,
Oxford, Oxford university Press, 2003.
20. INDH, Activités génératrices de revenus…, doc. cit., p. 8.
le Dossier
30 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

de la population 21. La projection géographique de ces données sur des « cartes


de la pauvreté 22 » en a donné une représentation graphique très simple à
communiquer. Les ressortissants des communes rurales et des quartiers
urbains ciblés par l’initiative royale de façon prioritaire 23 sont ainsi identifiés
comme « pauvres » en raison de leur lieu de résidence, quelles que soient
les valeurs des autres critères qui pourraient tout aussi bien les définir 24.
Une nouvelle norme s’impose, qui fait dériver la définition de la pauvreté
des individus des caractéristiques de leur territoire de résidence et de ses
ressortissants plutôt que de leur situation sociale spécifique, tout en déléguant
les possibilités d’inclusion à leur capacité personnelle.
Avec une telle définition de la pauvreté, peu importe qu’on ait ou non
du travail, qu’on soit ou non propriétaire de biens ou bénéficiaire d’une
rente, par exemple foncière, qu’on doive ou non soutenir économiquement
une famille ou d’autres individus… Ainsi, le président d’une association de
développement rural d’une des communes rurales ciblées dans la province
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d’El Hajeb a pu mettre à disposition un lotissement de terre ainsi qu’une étable
qui appartiennent à sa famille pour héberger les bêtes achetées grâce au
financement AGR de l’INDH. À l’inverse, d’autres acteurs, aussi démunis
soient-ils, ne peuvent négocier de telles opportunités s’ils n’habitent pas une
zone identifiée comme pauvre sur la fameuse carte. « Le problème, ici, c’est
que notre commune n’est pas sur la carte » dit ainsi le président d’une
association de développement rural qui travaille avec l’ADS depuis 2005 25.
La situation sociale individuelle, bien que négligée dans la définition des
« pauvres », est toutefois un élément déterminant pour réussir à bénéficier
des AgR : la lutte contre la pauvreté à travers l’insertion dans et par le marché

21. Plus précisément, en combinant les données du recensement de 1994 avec celles de l’enquête
sur le niveau de vie des ménages de 1998-1999. une première mise à jour des estimations a été
effectuée sur la base du recensement de 2004 et de l’enquête sur la consommation des ménages
de 2001. La mise à jour la plus récente se fonde sur les données du recensement de 2004 et celles
de l’enquête sur le niveau de vie des ménages de 2007. Pour une reconstruction de la procédure de
calcul, voir Banque mondiale, Royaume du Maroc. Rapport sur la pauvreté : comprendre les dimensions
géographiques de la pauvreté pour en améliorer l’appréhension à travers les politiques publiques, rapport
n° 28223-MOR, 2004, p. 18-31.
22. Consultables sur le site <omdh.hcp.ma>.
23. En milieu rural, sont ciblées 403 communes, dont 348 ayant une population vivant sous le seuil
de pauvreté estimée à plus de 30 % et 55 ayant un taux de pauvreté supérieur à la moyenne nationale,
qui est de 22 %. En milieu urbain, sont ciblés 264 quartiers manquant d’infrastructures de base et
dont le taux de population pauvre dépasse également la moyenne nationale.
24. Pour d’autres exemples de « constructions » de la pauvreté, voir B. Destremau, A. Deboulet
et F. Ireton, Dynamiques de la pauvreté en Afrique du nord et au Moyen­Orient, Paris, Karthala/
urbama, 2004.
25. Entretien avec le président d’une association de développement rural, El Hajeb, 9 mai 2008.
Politique africaine
31 L’activisme associatif comme marché du travail

est réservée aux moins pauvres des zones pauvres 26. De fait, il existe des
barrières financières difficiles à contourner. Suivant la logique de la « respon­
sabilisation» de l’«entrepreneur», 10 % du coût du projet – qui est au maximum
de 25 000 dirhams (soit un peu plus de 2 000 euros) – doivent provenir de la
contribution personnelle de ce dernier, et 20 % doivent être couverts par un
financement de microcrédit. Ces exigences peuvent barrer l’accès au
financement des plus pauvres. Ainsi, les porteurs illégaux de la ville d’El Hajeb,
constitués en association, n’arrivent pas à assurer le pourcentage de contri-
bution personnelle demandé dans le montage des AgR pour motoriser leurs
charrettes : « L’INDH a dit que nous devons donner 4 500 dirhams chacun
mais personne d’entre nous n’a cette somme : un porteur ne gagne pas plus
de 35 dirhams dans son meilleur jour de travail ! 27 ».
La pauvreté est ici comprise comme une propriété d’un territoire ; elle est
dès lors conçue comme le résultat d’une mauvaise gestion de celui-ci. C’est
pourquoi une part importante et croissante des fonds pour le développement
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est confiée aux délégations territoriales du ministère de l’Intérieur, au détri­
ment des collectivités locales élues 28. « Les fonds INDH destinés à chaque
commune cible sont de trois à quatre fois supérieurs à son budget », rappelle
ainsi un ancien élu local 29. Plus qu’à une privatisation de l’assistance, on assiste
à un processus de centralisation, paradoxalement véhiculé par la déconcen-
tration de l’action publique, par le biais de l’importance réaffirmée du ministère
de l’Intérieur 30. une telle dynamique s’accompagne de la substitution de la
relation entrepreneur-administrateur à la relation citoyen-élu.

Dépossession des associations : de l’engagement aux entreprises des pauvres

Le manuel de procédure de l’INDH établit ensuite que les AgR doivent


« impérativement émaner d’une entité ou d’un groupement formel de micro-

26. L’accès à l’inclusion peut aussi être facilité par le fait d’être une femme, comme le suggère
y. Berriane, « The Complexities of Inclusive Participatory governance : The Case of Moroccan
Associational Life in the Context of the INDH », Journal of Economic and Social Research, vol. 12, n° 1,
2010, p. 89-111.
27. Entretien avec les membres de l’Association des porteurs, El Hajeb, 29 avril 2008.
28. Cette « technicisation du gouvernement local » est notée dans des contextes différents par
M. Catusse et K. Karam, « Le “développement” contre la représentation ? La technicisation du
gouvernement local au Liban et au Maroc », in M. Camau et g. Massardier (dir.), Démocraties et
autoritarismes : fragmentation et hybridation des régimes, Paris, Karthala, 2009, p. 85-120.
29. Entretien avec un ancien élu local de la province d’El Hajeb, Rabat, 21 mai 2008.
30. Comme cela est également souligné, pour le Lesotho, par J. Ferguson, The Anti­Politics Machine :
« Development », Depoliticization and Bureaucratic Power in Lesotho, Minneapolis, university of
Minneapolis Press, 1994.
le Dossier
32 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

entrepreneurs 31 ». Bien que la forme juridique demandée pour promouvoir


une AgR comprenne tout aussi bien les coopératives 32 que les groupements
d’intérêts économiques 33 ou les sociétés de personnes 34, la forme privilégiée
est l’association. « Aussi bien les procédures de création que celles de gestion
sont plus simples », m’expliquait ainsi un fonctionnaire de la Délégation de
l’agriculture en charge de la promotion des AgR en milieu rural, tout en sou-
lignant les dérives possibles d’un tel choix 35 : « Les gens pensent que les
associations peuvent leur assurer une source de revenu, bien que la loi leur
interdise toute activité à but lucratif ». Apparaît ainsi une deuxième norme
définissant le profil organisationnel de la « population cible », au détriment
d’autres formes de groupement. Avec la promotion des AgR, les associations
se sont rapidement multipliées à El Hajeb : alors que la province n’en comptait
pas plus de 450 en 2004, leur nombre est estimé à plus de 834 en février 2010.
En particulier, le nombre d’« associations de développement » a plus que
décuplé : entre 2004 et 2007, elles sont passées de 9 à 96 – après cette date
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les autorités locales ont arrêté d’utiliser une telle catégorie pour recenser
les associations 36.
De fait, les associations adoptent de véritables stratégies pour être pro-
ductives et rentables. C’est le cas d’une association féminine engagée dans
l’apiculture. Ses neuf « associées » se disent prêtes à en accepter une dixième
à la condition expresse qu’elle apporte de nouvelles ruches de façon à aug-
menter la production – autrement dit, qu’elle contribue au capital de l’association-
entreprise. Dans d’autres cas, il est exigé un niveau d’instruction minimum
de façon à ce que le nouveau venu « apporte quelque chose à l’association 37 ».
Dans d’autres situations encore, la centralité de la norme concurrentielle est
mise en exergue : « Nous sommes bien informés sur les autres, parce qu’il est
nécessaire de connaître la force de ses propres concurrents », dit à ce propos
le président d’une association de développement rural 38.

31. INDH, Activités génératrices des revenus…, doc. cit., p. 8.


32. Régies par le décret n° 2-91-454 du 22 septembre 1993 pris pour l’application de la Loi n° 24-83
fixant le statut général des coopératives et les missions de l’Office du développement de la
coopération.
33. Tels que prévus par le dahir (décret royal) n° 1-99-12 du 18 chaoual 1419 (5 février 1999) portant
promulgation de la Loi n° 13-97 relative aux groupements d’intérêt économique.
34. À savoir les sociétés en nom collectif, ou en commandite simple ou en participation, d’après le
dahir n° 1-97-49 du 5 chaoual 1417 (13 février 1997) portant promulgation de la Loi n° 5-96 qui
règlemente le droit des sociétés au Maroc.
35. Entretien avec un fonctionnaire du ministère de l’Agriculture, El Hajeb, 12 mai 2008.
36. Selon les chiffres fournis par la division des Affaires générales suite à ma demande, Province
d’El Hajeb, juillet 2007 et février 2010.
37. Entretien avec les membres d’une association de développement local, El Hajeb, 9 juillet 2007.
38. Entretien avec le président d’une association de développement rural, El Hajeb, 15 juin 2007.
Politique africaine
33 L’activisme associatif comme marché du travail

Cet ensemble de normes contraste à la fois avec les modalités de production


non-associatives et avec les modalités de fonctionnement des associations
qui ne promeuvent pas d’activités productives : « Pourquoi, au lieu de soutenir
la création d’une école privée, on laisse des jeunes chômeurs réunis en asso-
ciations faire du soutien scolaire ? Pourquoi on ne laisse pas les associations
s’occuper de leur propre travail? », s’interroge à ce propos Ahmed. La méfiance
exprimée par un fonctionnaire de la division des Affaires générales vis-à-vis
des associations qui ne produisent pas pourrait être un argument pour répondre
à sa question: «Dans le tissu associatif, les bons orateurs sont ceux qui donnent
le moindre apport [productif]. Prends, par exemple, ceux qui parlent de
religion. Eux, ils n’ont rien à voir avec les associations : tu ne les trouveras pas
à demander du soutien pour l’engraissement des moutons, ou pour une
coopérative de tricotage… », dit-il en parlant d’une association culturelle dont
la sympathie islamique est connue 39. Selon lui, l’association est donc à compter
au nombre des formes d’organisation de la production, et toute autre activité
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en son sein est perçue comme déplacée.
À partir du moment où la pauvreté doit être combattue par un volontarisme
entrepreneurial individuel, le démantèlement des lois sociales devient légitime
et nécessaire pour éviter qu’elles ne nuisent à l’expression de ce volontarisme.
Le montage financier des AGR répond à cette logique de soutien au volon­
tarisme, mais il s’agit d’un soutien contenu, afin de ne pas pervertir l’esprit
d’entreprise : la contribution de l’INDH ne peut couvrir que le financement
des « équipements nécessaires », « l’acquisition d’intrants », les « frais de for-
mation » et « l’assistance technique » 40. Le promoteur qui n’a pas consommé
les fonds à sa disposition, ou dont le projet n’a pas enregistré de progrès, doit
rembourser ces sommes et, dans ce cas, les équipements « restent propriété
de l’INDH 41 ». L’intervention publique n’est pas privatisée ; elle est intégrée
au « gouvernement entrepreneurial 42 ». Dans une telle logique, où la pauvreté
résulte d’un manque de volonté individuelle, l’action publique préserve sa
centralité, tout en étant moins soumise à un processus de dépolitisation qu’à
un changement de paradigme politique.

39. Entretien avec un fonctionnaire de la division des Affaires générales, El Hajeb, 14 mai 2008.
40. INDH, Activités génératrices des revenus…, doc. cit., p. 15.
41. Pour un exemplaire de la convention entre les parties, voir ibid., p. 30 et suiv.
42. Voir D. Osborne et T. gaebler, Reinventing Government. How the Entrepreneurial Spirit is Transforming
the Public Sector, Reading, Addison-Wesley, 1992; P. Dardot et Ch. Laval, La Nouvelle Raison du
monde…, op. cit.
le Dossier
34 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

Dépossession des pratiques : du savoir-faire populaire à l’expertise


procédurale

Comme on l’apprend dans le manuel de procédures de l’INDH, les AgR


visent le « renforcement de l’aptitude de la femme et de l’homme à la création
d’activités adaptées à leurs savoir­faire et conformes aux spécificités de leur
région, en renforçant leurs capacités et en favorisant le développement de
ces activités 43 ». Une troisième norme apparaît ainsi : elle définit la nature
des activités à soutenir et l’expertise nécessaire à leur promotion en fonction
d’une nomenclature internationale directement issue du kit des institutions
de développement. Les pratiques quotidiennes sont « réinventées », autrement
dit présentées à la fois comme authentiques et comme tout à fait nouvelles
tandis que les projets « novateurs 44 » ne résultent en réalité que d’une
re-labellisation d’activités traditionnelles au Maroc 45. Pour faire de l’élevage
d’escargots, il faudra arrêter la « collecte informelle », dont les jeunes et les
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femmes tiraient traditionnellement un petit revenu complémentaire, et pro-
mouvoir un « élevage » géré par les « auto-entrepreneurs » membres d’une
association productive. Seront installées des « unités de reproduction » et une
«nurserie», gérées avec un business plan. Ces nouveaux dispositifs et procédures
sont présentés comme les sésames de la réussite.
« gérer » et « vendre » selon l’expertise procédurale deviennent des savoir-
faire plus importants que n’importe quel autre. C’est ainsi que j’ai pu rencontrer
une boulangère se disant « en attente d’avoir le renforcement des capacités »
avant de soumettre à l’INDH un projet de création d’une boulangerie, alors
même qu’elle disposait de toutes les compétences techniques nécessaires à
la réalisation concrète du projet 46. Inversement, l’importance de la norme
procédurale explique que des entrepreneurs en herbe puissent se lancer dans
des activités professionnelles qu’ils ne maîtrisent absolument pas. Tel est le
cas de promoteurs d’un projet de catering que j’ai rencontrés et qui, ayant
délégué la réalisation matérielle de leur initiative à deux femmes, l’une chargée
de la cuisine, l’autre de la propreté, ne s’occupaient que de la partie visible de
leur activité : « Nous sommes des gens bien habillés, nous sommes jeunes,
nous travaillons sur la qualité du service et sur la présentation 47 ».

43. INDH, Activités génératrices des revenus…, doc. cit., p. 7.


44. ADS, Guide des projets novateurs, Rabat, s.d., disponible sur <ads.ma>.
45. Il s’agit là d’un autre processus commun des modes d’inclusion néolibéraux. Pour un exemple
dans le cas hongrois, voir T. Junghans, « Marketing Selves. Constructing Civil Society and Selfhood
in Post-Socialist Hungary », Critique of Anthropology, vol. 21, n° 4, 2001, p. 383-400.
46. Entretien avec une aspirante promotrice d’AgR, El Hajeb, 27 juin 2007.
47. Entretien avec les promoteurs d’un projet d’AgR, El Hajeb, 28 avril 2008.
Politique africaine
35 L’activisme associatif comme marché du travail

Selon cette logique, chaque individu doit pouvoir s’approprier des connais-
sances procédurales et des techniques de gestion pour sortir de sa condition
de pauvre et devenir auto-entrepreneur. L’état ne disparaît pas de la scène,
mais son rôle se modifie : il se doit d’éduquer à l’auto­entrepreneuriat. Pour
ce faire, les pouvoirs publics mettent en place un appareil de formation à
l’auto-emploi qui, en dernière instance, devrait être à même d’aboutir à sa
sécurisation. Là encore, on n’assiste pas à une privatisation de l’action publique
mais à un renouvellement du processus de centralisation étatique : il est ainsi
fréquent que dans les formations destinées aux membres d’associations, le
caïd 48 intervienne pour les « encourager ». Le président d’une association
promotrice d’AgR en milieu rural raconte ainsi que, à la veille du troisième
anniversaire du lancement de l’initiative royale, l’agent d’autorité du territoire
a convoqué toutes les associations pour les inviter à s’engager dans le déve-
loppement, « sans attendre les derniers mois de l’INDH pour venir se
lamenter 49 ». Autrement dit, la nouvelle politique sociale centrée sur les AgR
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contribue certes à l’inclusion et, en ce sens, peut-être, à la lutte contre la pau-
vreté, mais elle participe avant tout d’un processus de normalisation sociale
et politique à travers la diffusion de règles procédurales et de comportements
conformes à celles-ci.

Normalisation par rétributions du militantisme

L’activité associative apparaît ainsi intrinsèquement liée à l’accès aux


opportunités offertes par le marché des AgR. Cependant, ce mode d’inclusion
ne peut être seulement compris dans sa dimension économique et sociale.
Il est fondamentalement politique en ce qu’il renvoie à des significations
sociales, des symboles et des modes de fonctionnement liés à l’activité
militante, au sens d’un engagement pour une cause collective. Bien que, dans
la promotion d’AgR, l’association n’ait que la fonction d’« entité formelle »
pour l’encadrement des auto-entrepreneurs, l’activisme associatif est le
milieu d’origine et de socialisation de beaucoup d’acteurs qui y sont aujour-
d’hui engagés. Plusieurs d’entre eux, nous le verrons, tiennent à souligner la

48. « Les caïds sont, en vertu du dahir du 20 mars 1956, les représentants du pouvoir exécutif dans
leur circonscription territoriale. Ils y assurent l’exécution des lois et règlements, y maintiennent
l’ordre, la sécurité et la tranquillité publique et dirigent les services placés sous leurs autorités.
Ils sont, en outre, investis de pouvoirs d’officiers de police judiciaire », in M. Bahi, Les Compétences
du Wali, du Gouverneur et d’autres agents d’autorité, Casablanca, Najah el Jadida, 2005, p. 8.
49. Entretien avec le président d’une association de développement rural, El Hajeb, 19 mai 2008.
le Dossier
36 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

continuité entre leur engagement d’autrefois et leur activité d’aujourd’hui,


qu’ils continuent à justifier en termes de défense d’une cause 50, que ce soit
en faveur du « développement », des « droits des femmes », de la « valorisation
de la culture amazighe » ou de la « promotion de la culture des plantes
médicinales et aromatiques » 51. Cette mise en cohérence est facilitée par
l’appropriation, dans les discours officiels, de certaines des revendications
des mouvements d’antan : démocratie, citoyenneté, inclusion, solidarité,
qui ont autrefois été les mots d’ordre des militants associatifs, sont aujour-
d’hui les valeurs dont cette nouvelle rationalité de l’action publique se
revendique 52.
Pour saisir la dimension politique de ce mode d’inclusion, je propose de
lire les normes qui la régissent en termes de « rétributions du militantisme »
associatif. Daniel gaxie s’est servi de cette expression pour faire allusion à
« des satisfactions, des avantages, des plaisirs, des joies, des bonheurs, des
profits, des bénéfices, des gratifications, des incitations ou des récompenses »
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qui dérivent de l’appartenance à des organisations collectives 53. De telles
« rétributions » ne seraient pas nécessairement recherchées en tant que telles,
mais pourraient dériver de façon inattendue de l’action militante. L’adoption
d’une telle hypothèse pour saisir l’« univers militant » qui se développe autour
des AgR, bien qu’il diffère de celui des mouvements français des années 1970
étudiés par Daniel gaxie, permet d’enrichir l’analyse du champ associatif au
Maroc, souvent considéré comme l’expression d’un nouveau modèle
d’engagement 54 ou d’une stratégie nouvelle de développement 55. En suivant
Daniel gaxie, je me propose ici de lire l’implication des associations dans
le marché des AgR en prenant au sérieux les différentes rétributions du

50. Cette sauvegarde de l’image militante en dépit de rôles désormais « professionnalisés » n’est
pas une spécificité marocaine, mais elle peut se manifester dans toutes les situations où des « pro-
fessionnels de la participation » sont impliqués dans des modes de gouvernement. Pour un exemple
à partir du cas français, voir M. Nonjon, « Professionnels de la participation : savoir gérer son image
militante », Politix, vol. 22, n° 70, 2005, p. 89-112.
51. Expressions tirées des noms de certaines associations promotrices d’AgR à El Hajeb.
52. Cette rationalité n’est pas une spécificité marocaine, mais plutôt une constante de la prise en
charge par les associations des fonctions autrefois assurées par l’état. Voir B. Jobert (dir.) Changing
Images of Civil Society. From Protest to Governance, New york, Routledge, 2008 et, pour le cas italien,
O. De Leonardis, In un diverso welfare. Sogni e incubi, Milan, Feltrinelli 1998.
53. Voir D. gaxie, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Swiss Political
Science Review, vol. 11, n° 9, 2005, p. 160, ainsi que D. gaxie, « économie des partis et rétributions
du militantisme », Revue française de science politique, vol. 27, n° 1, 1977, p. 123-154.
54. Voir entre autres M. Bennani-Chraïbi, « Parcours, cercles et médiations à Casablanca. Tous les
chemins mènent à l’action associative de quartier », in M. Bennani-Chraïbi et O. Fillieule (dir.),
Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 293-352 ;
J. N. Sater, Civil Society and Political Change in Morocco, Londres, Routledge, 2007.
55. Voir entre autres M.-A. Roque (dir.), La Société civile au Maroc…, op. cit.
Politique africaine
37 L’activisme associatif comme marché du travail

militantisme qui peuvent en dériver, tout en suggérant l’émergence de nouvelles


« figures de la réussite » 56.

Des rétributions économiques

Dans cette perspective, l’activisme associatif octroie, en premier lieu,


une rétribution bien spécifique : l’accès autorisé à de nouvelles opportunités
économiques. Pour soumettre un projet, nous avons en effet vu qu’il faut
s’organiser en entités formelles qui sont le plus souvent des associations. La
lutte contre la pauvreté par l’inclusion dans le marché des AgR apparaît ainsi
comme l’autre face de l’explosion associative. Ce lien n’a pas forcément été
pensé comme tel par les pouvoirs publics, mais il n’en reste pas moins que
la forme associative est privilégiée parce qu’elle répond simultanément à des
préoccupations économiques et à des considérations politiques dans le respect
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des normes néolibérales. Du côté des militants, la cohérence avec l’engagement
d’antan est souvent mise en avant. Ainsi en est-il de Mustapha, qui a autrefois
intégré – comme Ahmed – l’association des diplômés chômeurs d’El Hajeb,
et qui participe depuis 2005 à une association promotrice d’AGR. Il affirme :
« J’ai commencé à revendiquer le travail autrement », et explique que les AgR
« sont des projets qui donnent du travail sur le plan privé, mais non pas pour
un intérêt privé 57 ». « Si la confrontation est directe, comme auparavant, le
contraste est énorme. La confrontation indirecte, comme nous le faisons
maintenant, est en continuité avec notre parcours », ajoute-t-il, faisant réfé-
rence au fait que le partenariat scellé avec les pouvoirs publics pour la
promotion d’AgR ne l’empêche pas de revendiquer au nom du droit au travail,
aujourd’hui encore 58.
L’exemple de l’Association pour la promotion des langues vivantes permet
de mieux comprendre cette logique. Créée à El Hajeb en 1998 par de jeunes
diplômés sans emploi, elle a pour but la diffusion de la connaissance des
langues. En parallèle, elle organise des cours payants de soutien scolaire.
L’objectif est de « créer du dynamisme au niveau socioculturel » mais aussi
d’« offrir une occasion d’emploi pour les jeunes diplômés 59 ». Pour faire partie

56. Voir le dossier dirigé par Richard Banégas et Jean-Pierre Warnier, « Figures de la réussite et
imaginaires politiques », Politique africaine, n° 82, juin 2001.
57. Entretien avec Mustapha, promoteur d’AgR, El Hajeb, 9 juillet 2007.
58. La cohérence entre participation militante et participation néolibérale est également notée dans
le cas philippin par J. Hutchison, « The “Disallowed” Political Participation of Manila’s urban
Poor », Democratization, vol. 14, n° 5, 2007, p. 853-872.
59. Entretien avec les membres d’une association pour la promotion des langues vivantes, El Hajeb,
27 avril 2008.
le Dossier
38 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

de l’association, il n’est pas question de payer une cotisation : « les gens ne se


rapprochent pas de l’association pour donner de l’argent, mais pour en
recevoir 60 », m’a ainsi expliqué crûment l’un de ses membres. L’activisme
permet de rétribuer les membres de l’association en leur offrant un travail
et une rémunération. Il existe d’ailleurs une règle non formalisée mais
néanmoins toujours respectée qui explicite ce point : « quand on trouve un
travail, on quitte l’association pour laisser sa place à ceux qui sont encore
au chômage 61 ».
Cette modalité de rétribution du militantisme associatif fait émerger
une norme très spécifique, à savoir la contractualisation 62. La référence à la
celle-ci n’apparaît pas seulement comme une métaphore. Les relations entre
les associations promotrices d’AgR et leurs bailleurs de fonds sont en effet
strictement réglementées par un contrat – c’est d’ailleurs la norme dans les
relations entre bailleurs et associations, bien au-delà du cas marocain. Ce
contrat décrit précisément le projet, sa localisation et son coût total, son
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montage financier, les engagements des partenaires, les modalités d’exécution
et de décaissement, les temps de mise en œuvre et les indicateurs de suivi
et d’évaluation 63.
La négociation continue des opportunités suggère que l’accès à l’inclusion
n’est pas soumis à la logique du pacte social – selon laquelle tout individu est
titulaire de droits dès lors qu’il appartient à la communauté politique – mais
plutôt à une logique de contractualisation. La contradiction entre le faible
rôle joué par le droit public, le droit constitutionnel et, en dernière instance,
l’état-providence dans la réglementation des relations de travail au sein du
marché des AgR 64, et le fait que ces activités sont financées par des fonds
publics, n’est qu’apparente. Elle renvoie en réalité aux lectures qui voient,
dans le moment néolibéral, l’idéal de l’état de droit se confondre avec l’idéal
d’une société de droit privé 65 : l’état ne disparaît pas mais investit pour assurer
le fonctionnement du marché par le biais du droit privé, tout en appliquant
ces mêmes règles à son propre mode de fonctionnement.

60. Ibid.
61. Ibid.
62. Celle-ci va ici de pair avec la porosité entre champ du travail et champ associatif. Il ne s’agit
pas d’une spécificité marocaine, ni des pays en développement, mais plutôt d’une caractéristique
typique des transformations du marché de travail à l’époque néolibérale. Voir, pour le cas anglais,
R. F. Taylor, « Extending Conceptual Boundaries : Work, Voluntary Work and Employment », Work,
Employment & Society, vol. 18, n° 1, 2004, p. 29-49.
63. INDH, Activités génératrices des revenus…, doc. cit., p. 14.
64. g. Cazzetta, « una consapevole linea di confine. Diritto del lavoro e libertà di contratto », Lavoro
e diritto, vol. 21, n° 1, 2007, p. 143-173.
65. Telle que la pensée de Friedrich Hayek est interprétée par P. Dardot et Ch. Laval, La Nouvelle
Raison du monde…, op. cit., p. 261.
Politique africaine
39 L’activisme associatif comme marché du travail

Logiques indemnitaires et incitatives

La rétribution de l’activisme associatif se fait, en deuxième lieu, par


indemnisation et incitation. Il s’agit d’une autre modalité de récompense,
qui concerne ces acteurs qui, par le passé, avaient adopté une posture
d’opposition, voire d’affrontement ouvert vis-à-vis des autorités publiques et
avaient souvent été violemment réprimés 66. Mes observations de terrain
suggèrent que le marché des AgR, à travers la promotion de ces acteurs dans
des AgR ou dans les métiers de fonctionnaires du développement social,
peut créer les conditions pour une forme d’indemnisation des condam-
nations passées et une incitation à abandonner (ou à ne pas adopter) une
posture de contestation ouverte. La continuité avec la militance d’autrefois
est, là aussi, souvent revendiquée. « À quoi cela sert-il de vivre dans le ghetto ?
Être progressiste, démocratique, citoyen, ce sont des valeurs humaines, et
alors pourquoi ne pas les mettre en pratique ? Je continue à avoir une vision
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de gauche, qui a même été choisie par l’état : choisir le développement et les
Activités génératrices de revenus est une vision de gauche 67 », affirme ainsi
un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, après des décennies de mili-
tantisme au sein de l’Association des diplômés chômeurs et du Ciné-club.
De fait, à El Hajeb, ces deux associations sont les principales arènes de pro-
motion de l’activisme associatif selon la logique de l’indemnisation et de
l’incitation. Le Ciné-club, fondé en 1982, a été l’unique association de la ville
pendant de nombreuses années 68 : à une époque où toute forme d’action
politique spontanée était contrôlée ou réprimée, la promotion de la culture
cinématographique permettait de se procurer des espaces de réunion, de

66. Sur l’évolution du mouvement associatif marocain sous Hassan ii, voir J. N. Sater, Civil society
and Political Change…, op. cit., notamment les chapitres 3 et 4. Sur l’expérience contestataire des
années 1960-1980, voir z. Daoud, Les Années Lamalif, 1958­1988. Trente ans de journalisme au Maroc,
Casablanca/Naples, Tarik éditions/Senso unico, 2007.
67. Entretien avec un ancien militant du ciné-club qui est aujourd’hui fonctionnaire, El Hajeb,
10 mai 2008. La nouvelle répartition administrative qui amène à la création de la province d’El
Hajeb en 1991 permet de créer de nombreux postes dans la fonction publique pour les jeunes
diplômés. À l’époque, le mouvement des diplômés chômeurs négociait des recrutements avec les
autorités sur la base d’un principe valorisant la participation : celui qui avait à son actif le plus
grand nombre d’années de militantisme, la plus grande assiduité aux manifestations et dans
l’organisation de la protestation avait la priorité. À El Hajeb, quelques dizaines d’anciens militants
de l’association des diplômés chômeurs ont été embauchés de cette manière au sein de l’adminis-
tration locale. Sur cet aspect, au niveau national, voir M. Emperador, Le Mouvement des diplômés
chômeurs au Maroc : l’idéologisation comme source d’éclatement et de pérennisation d’un mouvement social,
mémoire de master, Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, 2005.
68. Voir I. Bono, « Du Ciné-club à la “communication sociale” : le cas de la province d’El-Hajeb
(Moyen-Atlas marocain) », in K. Boissevain et P.-N. Denieuil (dir.), Socio­anthropologie de l’image au
Maghreb, Tunis/Paris, IRMC/L’Harmattan, 2010, p. 221-235.
le Dossier
40 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

soulever des débats et de parler directement à la population. Certains défi­


nissent ainsi le Ciné-club d’El Hajeb, qui dans les années 1980 rassemblait
plus de 400 adhérents, comme un véritable « espace d’apprentissage de la
participation 69 » tandis que d’autres voient en lui « la mère de toutes les
associations 70 ». La création de la section locale de l’ANDCM, presque dix ans
plus tard, est d’ailleurs le fait d’anciens militants du Ciné-club. Il est intéressant
de noter que, dès le lendemain du lancement de l’INDH, 35 militants associatifs
de cette époque ont été recrutés pour réaliser un « diagnostic participatif ».
« Ils ont choisi les meilleurs d’entre nous, ceux qui avaient la plus solide
expérience dans le domaine associatif », me relatait un membre de plusieurs
associations 71.
La volonté d’indemniser et de promouvoir ces acteurs peut aboutir à une
application des lois qui leur est favorable, comme à soutenir l’alignement sur
la nouvelle norme selon laquelle les associations sont un des rouages du
système productif. Ainsi, les associations promouvant des AGR au profit
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de leurs membres ne sont généralement pas sanctionnées, bien qu’elles
contreviennent au droit des associations, qui interdit le but lucratif et la
répartition de revenus entre les membres 72. « Pourrais-je interdire une asso-
ciation, si elle travaille pour le social ? S’il y a un bénéfice pour la population,
je ferme mes yeux», affirme à ce propos un fonctionnaire en charge du contrôle
de l’activité associative 73. D’après lui (mais il ne fait qu’exprimer à haute voix
un implicite des orientations officielles), il faut faire une distinction entre
le « but lucratif », qui est interdit par la loi, et les revenus que les « associés »
tirent des AgR : « la loi interdit que le bureau d’une association se transforme
en une entreprise, non pas que les membres se partagent une source de
revenu ». On le voit, les logiques d’indemnisation et de normalisation politique
à l’œuvre ici peuvent aussi fonctionner par fragmentation et affaiblissement
des normes juridiques.
La conduite individuelle acquiert ainsi une place primordiale : la logique
de la rétribution est rendue possible par l’ambivalence même de ce que l’on
entend par activisme associatif, dont les paramètres de définition changent
en fonction de ceux qui les énoncent. À titre d’exemple, on peut rappeler
rapidement que pour les bailleurs de fonds, « une association est active si elle

69. Entretien avec un ancien militant du ciné-club, Rabat, 13 mai 2008.


70. Entretien avec un militant du ciné-club, El Hajeb, 20 avril 2007.
71. Entretien avec un membre de plusieurs associations, El Hajeb, 12 mai 2008.
72. Voir Art. 1er de la Loi du 15 novembre 1958 sur le droit d’association, tel qu’elle a été modifiée
et complétée par la Loi n° 75-00 du 23 juillet 2002 : « L’association est la convention par laquelle
deux ou plusieurs personnes mettent en commun d’une façon permanente leurs connaissances ou
leurs activités dans un but autre que de partager des bénéfices ».
73. Entretien avec un fonctionnaire de la division des Affaires générales, El Hajeb, 14 mai 2008.
Politique africaine
41 L’activisme associatif comme marché du travail

promeut des projets » ; pour les responsables de politiques de développement,


« une association est active si elle cible les bénéficiaires » ; pour les militants,
« une association est active si elle poursuit son objectif en se mobilisant auprès
de la population » 74. Au­delà de cette fluidité des définitions, on constate que
pour être promu, il faut bien se comporter : c’est ainsi que « la question sociale
devient une question de conduite sociale 75», tout en induisant des compor-
tements d’autodiscipline.

La participation associative comme « carte de visite »

La rétribution de l’activité associative passe, en troisième lieu, par la recon-


naissance des manières de faire, des compétences et de l’expertise considérées
comme spécifiques à la participation. Cette dernière est alors chargée d’une
valeur positive, celle d’un parcours de formation ou d’apprentissage, autrement
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dit d’une « carte de visite » que l’on affiche pour avoir accès à d’autres oppor­
tunités économiques et sociales 76. une certaine continuité avec l’engagement
d’antan est souvent revendiquée par la pléthore d’anciens militants qui,
aujourd’hui, travaille sur le marché de la consultance dans le domaine du
développement humain. Comme l’exprime un free­lance autrefois actif dans
des associations, la différence entre un militant et un consultant est claire :
le consultant serait « un expert, un chercheur, un technicien » tandis que le
militant est « quelqu’un qui défend sa cause ». Cependant, en vertu de son
engagement d’autrefois, il se présente comme «un consultant avec une approche
de militant » : « moi, je suis les deux choses, je travaille aussi bien pour trans-
mettre des compétences que pour changer des comportements 77 ».
Cette promotion de l’activisme associatif au rang d’expertise explique la
généralisation des techniques participatives et la déconnexion de celles-ci
vis-à-vis du processus sociopolitique de participation 78. En d’autres termes,
la participation prend alors de nouvelles significations : elle peut se vivre mais

74. Respectivement, entretiens avec un fonctionnaire de la coopération internationale, Rabat,


16 mai 2008 ; avec des responsables de l’INDH au niveau local, El Hajeb, 20 avril 2007 ; avec les
fondateurs d’une association culturelle, El Hajeb, 16 mai 2008.
75. Expression de K. Jayasuriya, Economic Constitutionalism, Liberalism and the New Welfare Governance,
working paper n° 121, Perth, Murdoch university, 2005, p. 12.
76. Cela pourrait être lu comme un des préalables à l’émergence de courtiers en développement.
Voir T. Bierschenk, J.-P. Chauveau, J.-P. Olivier de Sardan, Courtiers en développement : les villages
africains en quête de projets, Paris, Karthala, 2000.
77. Entretien avec un consultant en développement participatif, Rabat, 24 avril 2008.
78. Sur la polysémie de la référence à la participation, voir aussi A. Allal, « “Quand l’essentiel est
de participer”. Sociologie politique de projets internationaux de développement au Maroc et en
Tunisie », Économie et institutions, vol. 12, n° 1, 2010, p. 101-122.
le Dossier
42 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

elle peut aussi s’apprendre ; elle implique des militants-consultants qui tirent
leur expertise d’une expérience concrète, mais aussi des apprentis-participants
qui s’approprient des compétences grâce à des programmes de formation.
L’expertise associative peut être demandée dans des secteurs totalement
distincts du développement participatif, telles les activités économiques
productives (comme la micro­finance ou la commercialisation), l’administration,
voire les activités de contrôle et de surveillance du secteur associatif !
Il peut aussi y avoir des agents de développement qui cherchent à contenir
le mécontentement des jeunes chômeurs : alors qu’autrefois, ils auraient mené
des mobilisations dans les associations, ils invitent aujourd’hui ces jeunes à
promouvoir des AgR au sein des associations, et ce en vertu du fait que « les
agents d’autorité se sont transformés en acteurs de développement », comme
me l’expliquait un caïd de la province d’El Hajeb 79. Dans le même temps, les
associations peuvent servir de canal de contrôle, à travers les principes d’in-
clusion et de contractualisation précédemment analysés, mais aussi à travers
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les informations dont elles disposent sur leurs membres, sur le territoire sur
lequel elles opèrent et sur sa population. « Si on est actif dans le domaine asso-
ciatif, on connaît beaucoup de gens, et les gens te connaissent», rapporte un agent
de la micro­finance 80. Puisque la généralisation de l’expertise associative dans
le cadre de la fonction publique touche aussi bien la promotion et le soutien
de la participation que son contrôle et sa répression, les acteurs du marché
des AGR peuvent être des sujets de ce contrôle dans les deux significations
du terme 81 : ils peuvent y être soumis mais ils peuvent tout aussi bien le mettre
en œuvre. Envoyer le procès-verbal d’une réunion aux autorités bien que cela
ne soit prévu par aucun règlement, est un exemple illustrant cette tendance :
d’après les membres d’une association de développement local, « c’est une
manière de démontrer qu’on est dynamique et qu’on travaille bien 82 ». La pro-
motion de l’activisme au rang d’expertise induit ainsi une normalisation des
comportements et des langages qui facilite une certaine confusion des rôles.
Ce mode de rétribution de la participation induit une transformation
profonde des modalités de contrôle de l’activisme associatif. « Autrefois il y
aurait eu un moqqadem 83 présent pendant notre entretien », m’a ainsi expliqué

79. Entretien avec un agent d’autorité, El Hajeb, 2 juillet 2007.


80. Entretien avec un agent de microcrédit, El Hajeb, 8 mai 2008.
81. Comme Jean-François Bayart le suggère à propos des « sujets » de la globalisation dans J.-F. Bayart,
Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004.
82. Entretien avec les membres d’une association de développement local, El Hajeb, 10 mai 2008.
83. Le moqqadem est l’auxiliaire de l’administration au contact immédiat de la population ; nommé
par le caïd sur proposition, ou pour le moins avec le consentement, de la population qu’il aide à
administrer ». Voir R. Leveau, Le Fellah marocain défenseur du trône, Paris, Presses de la FNSP, Paris,
1976 (2e édition, 1985), p. 283.
Politique africaine
43 L’activisme associatif comme marché du travail

Ahmed quand je l’ai rencontré dans les locaux de son association. «Maintenant
ce n’est plus le cas : il va venir me rendre visite après, pour s’informer sur ce
qu’on s’est dit, de façon plus amicale. étant donné que je ne fais rien contre
l’état, je peux lui répondre car je n’ai rien à cacher ». L’activisme associatif, en
tant qu’il est susceptible de constituer une « carte de visite », peut ainsi
apparaître comme un élément fondamental de la normalisation politique, et
la participation comme un espace d’autodiscipline qui transforme les modalités
de la coercition.

L es effets attendus du développement des AgR sont moins économiques


que sociopolitiques 84. En témoignent les faibles montants engagés par les
pouvoirs publics pour les promouvoir, alors même qu’elles sont présentées
comme des piliers du développement humain. De fait, l’ADS n’a consacré en
2008 que 24 % de ses crédits aux AgR, bien qu’elle les considère comme sa
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priorité 85 et l’INDH y a investi dans des proportions encore plus faibles, avec
seulement 5,2 % de son budget total 86.
L’analyse de la promotion des AgR comme « marché de dépossession »
dans lequel l’octroi d’opportunités se fait par le biais de rétributions de
l’activisme associatif invite à parler d’un profond remodelage du politique –
plutôt que d’une dépolitisation et d’une privatisation. Ce remodelage, qui
concerne aussi bien les modalités de gestion du territoire que les orientations
des politiques économiques et les stratégies sécuritaires, présente des traits
caractéristiques à la fois des modes de gouvernement au Maroc et de la
gouvernance néolibérale. La définition d’une catégorie prioritaire de «pauvres»
au détriment d’autres, la promotion de la logique d’entreprise, la réinvention
des savoirs autochtones pour en faire des produits commercialisables sont
des éléments courants dans toute politique d’inclusion néolibérale. Dans le
cas marocain, ces outils confirment en outre des traits typiques de l’exercice
du pouvoir au Maroc : le déclassement des élus au profit des représentants

84. Pour une analyse du « phénomène participatif » marocain avec une telle approche, je me permets
de renvoyer à I. Bono, « Le “phénomène participatif” au Maroc à travers ses styles d’action et ses
normes », Les Études du Ceri, n° 166, juin 2010.
85. un peu plus de 865 000 dirhams (environ 75 000 euros) sur un budget total de 3,6 millions.
Voir ADS, De l’approche guichet à l’approche territoriale. Une nouvelle stratégie 2008­2010, Rabat, s.d.,
disponible sur <ads.ma>.
86. Sur un volume de crédit d’environ 4 millions de dirhams en 2008, seuls 208 400 dirhams
(environ 18 250 euros) ont été mobilisés pour les AgR. Voir Igat/IgF, Audit des opérations réalisées
dans le cadre du programme de l’INDH. Exercice 2008, Rabat, 2009, dont la synthèse est disponible sur
<indh.gov.ma>.
le Dossier
44 Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique

administratifs de l’état central, le remplacement de la logique du pacte social


par celle de la contractualisation, la promotion de l’auto-emploi 87. Dans tous
ces domaines, on assiste à la simultanéité de la privatisation et de l’étatisation
des modes de gouvernement. De plus, l’appel à la rationalité de marché ne se
traduit pas par la substitution du marché au gouvernement, mais par le fait
que les interventions publiques sont guidées par les normes introduites par
les processus de dépossession et de rétribution analysés dans cet article.
La logique contractuelle, nous l’avons vu, est valorisée par des dynamiques
de rétribution de l’activité associative qui se vérifient bien au­delà du cas
marocain. Dans celui-ci, les rétributions sont liées à la valorisation de la
participation ayant un but productif, à l’incitation à refuser toute posture
revendicative au sein des associations et à l’élévation de l’expérience asso-
ciative au rang d’expertise. Chaque individu est ainsi appelé à démontrer
sa capacité d’« individualiser » son apport productif tout en contrôlant sa
conduite sociale, que ce soit en qualité d’auto-entrepreneur, de consultant ou
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de fonctionnaire public. In fine, l’analyse suggère l’importance de l’état
marocain dans le processus de définition des normes de conduite de l’ordre
néolibéral, et dans le contrôle de leur intériorisation par les acteurs n

Irene Bono
Département d’études politiques, Université de Turin

Abstract
Associational activism as a labour market. Social and political normalization
through «Income generating activities» at El Hajeb
Based on a political economy analysis, this article examines the practices of
inclusion of the « poor » into the market through the promotion of Income generating
activities (IGA), in the specific context of El Hajeb, Morocco. IGA’s promotion is
interpreted as a sign of the emergence of a new conception of market, in which the
opportunities of integration are related to associational activism. The social and
political normalization engendered by such a process sheds light over some patterns
of the exercise of power in Morocco, as well as of neoliberal governance.

87. Sur le remodelage engendré par le processus de libéralisation, voir B. Hibou et M. Tozy, « De
la friture sur la ligne des réformes. La libéralisation des télécommunications au Maroc », Critique
internationale, n° 14, 2002, p. 91-118. Sur la centralité des associations dans le processus électoral,
voir L. zaki (dir.), Terrains de campagne au Maroc. Les élections législatives de 2007, Tunis/Paris, IRMC/
Karthala, 2009, notamment la partie intitulée « Les associations au cœur des élections ».

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