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CAUSE LAWYERING ET ANTICOLONIALISME : ACTIVISME POLITIQUE ET

ÉTAT DE DROIT DANS L’AFRIQUE FRANÇAISE, 1946-1960

Meredith Terretta, Traduction Christine Deslaurier

Karthala | « Politique africaine »

2015/2 n° 138 | pages 25 à 48


ISSN 0244-7827
ISBN 9782811114626
DOI 10.3917/polaf.138.0025
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Politique africaine n° 138 • juin 2015 • p. 25-48
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Le Dossier

Meredith Terretta

Cause lawyering
et anticolonialisme :
activisme politique et État de droit
dans l’Afrique française
1946-1960
Par leurs alliances avec des militants du RDA en Afrique française à
partir de 1946, des avocats français de gauche ont déployé des
stratégies juridiques pour poursuivre des objectifs anticoloniaux et
nationalistes devant des tribunaux en AOF. Cet article se fonde sur des
dossiers personnels, des archives officielles, et des compte-rendus des
procès pour montrer comment ces stratégies de « cause lawyering »
anticolonial ont façonné les procédures judiciaires et le débat public
sur l’État de droit dans l’Union française entre 1946 et 1960. Les
rapports entre avocats de gauche de la métropole et militants politiques
africains illustrent les jeux d’échos par lesquels des idées concernant
les libertés civiles et politiques, les droits de l’Homme et la politique ont
voyagé entre France d’Outre-mer et métropole. L’exemple du Cameroun
montre qu’au moment des indépendances, l’usage du droit était déjà
détourné à des fins de répression politique.
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Sous la Quatrième République, une poignée d’avocats du barreau de Paris
s’investirent dans la défense de dirigeants et militants politiques en trans­
formant les salles d’audience de Madagascar, de Côte d’Ivoire ou du Cameroun
français en places fortes de la défense d’une cause anticoloniale en évolution.
Entre 1948 et 1958, certains avocats métropolitains tissèrent des relations
personnelles avec des avocats africains anticolonialistes, voire indépen­
dantistes, notamment par le biais de luttes politiques communes et de
stratégies de défense juridique développées par la gauche française dans
l’entre-deux-guerres et intensifiées pendant la résistance1. Ces batailles
politico-judiciaires engagées devant les tribunaux coloniaux au cours de cette
décennie éclairent les enchevêtrements politiques réciproques entre Paris et

1. L. Israël, « From Cause Lawyering to Resistance : French Communist Lawyers in the Shadow of
History », in A. Sarat et S. A. Scheingold (dir.), The Worlds Cause Lawyers Make : Structure and Agency
in Legal Practice, Stanford, Stanford University Press, 2005, p. 162 ; « La résistance dans les milieux
judiciaires. Action collective et identités professionnelles en temps de guerre », Genèses, n° 45, 2001,
p. 45-68.
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les confins de l’Empire qui caractérisèrent la France d’après-guerre, de la


fugace Union française à la transition vers la Cinquième République de 1958.
Du côté des administrateurs coloniaux français, l’instauration de la Qua­
trième République engendra une crise juridique : en appliquant une norme
unique pour l’ensemble de l’Union française, la Constitution de 1946 abolissait
la distinction entre le système de justice de la France métropolitaine et celui
de la France coloniale. L’établissement d’une norme universelle de justice dans
l’Union française clarifiait les limites entre ce qui était légal et ce qui ne l’était
pas, alors qu’historiquement, dans tout l’Empire français, celles-ci avaient
fluctué ou étaient restées dans un flou répondant aux circonstances politiques
et écono­miques. Durant les quelque douze années que dura la Quatrième
République, les cause lawyers2 anticoloniaux qui défendirent les intérêts de
détenus politiques dans l’Afrique française virent dans cette crise juridique,
si déstabi­lisante pour l’Empire, une occasion idéale pour remettre en question
le colo­nialisme, rendre possible la participation politique des habitants de la
France d’outre-mer désormais détenteurs de droits et, ce faisant, coopter des
alliés politiques dans les assemblées législatives françaises.
Les rapports entre avocats métropolitains de gauche et militants politiques
africains illustrent bien le jeu des flux et reflux impériaux par lesquels les
valeurs concernant les libertés civiles et politiques, les droits humains ou la
politique circulaient depuis l’Empire de l’outre-mer français vers la métropole3.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs avocats français se ren­
dirent dans les territoires français d’Afrique pour transposer une mobilisation
du droit comme modalité de résistance, que nombre d’entre eux avaient testée
contre l’occupant allemand4, vers la défense de prisonniers politiques. Le cause
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lawyering anticolonial n’engageait pas simplement une réforme du système
judiciaire dans la France d’outre-mer : il impulsa également un engagement
politique, juridique et professionnel conduisant à terme à contester et renverser

2. Ndlr : On a choisi de conserver ici les terminologies anglaises « cause laywer » et « cause lawyering »
qui n’appellent pas de traductions françaises évidentes et sont généralement conservées telles
quelles. Il s’agit d’une pratique du droit qui est le fait « des avocats qui usent de leurs talents et des
ressources qui sont à leur disposition pour atteindre des objectifs politiques et sociaux… ». Voir
L. Israël, « Quelques éclaircissements sur l’invention du cause lawyering. Entretien avec Austin Sarat,
Stuart Scheingold », Politix, vol. 16, n °62, 2003, p. 31.
3. Voir les travaux de B. Ibhawoh, notamment Imperial Justice : Africans in Empire’s Court, Oxford,
Oxford University Press, 2013, p. 13-14 ; M. Terretta, « “We Had Been Fooled into Thinking that
the UN Watches over the Entire World” : Human rights, UN Trust Territories, and Africa’s
Decolonization », Human Rights Quarterly, vol. 34, n° 2, 2012, p. 329-360.
4. Voir L. Israël, « From Cause Lawyering to Resistance… », art. cité, p. 162 ; Robes noires, années
sombres. Avocats et magistrats en résistance pendant la Seconde guerre mondiale, Paris, Fayard, coll. « Pour
une histoire du xxe siècle », 2005.
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Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

l’ordre colonial5. Pourtant, si les stratégies de ces avocats français anti­


colonialistes visaient à politiser les procédures judiciaires en pointant les
irrégularités procédurales du système judiciaire dans l’Afrique française,
l’enjeu, au départ, n’était pas de défendre des causes nationalistes et la lutte
pour l’indépendance6. Ils insistaient plutôt sur le droit des inculpés à s’expri­
mer, agir et se réunir librement au nom de leurs causes politiques. Le Secours
populaire français (SPF), une association apparentée au Parti communiste
français (PCF), finança largement les activités de ces avocats anticolonialistes,
dont celles de Pierre Kaldor – secrétaire général du SPF de 1943 à 19477. Ces
avocats du barreau de Paris, engagés à gauche, mirent leur pratique juridique
au service des opposants politiques à Madagascar dès la fin des années 1940,
en Côte d’Ivoire au début de la décennie suivante et au Cameroun français
tout au long des années 1950. En retour, ils furent influencés par leurs clients
dans leur manière de concevoir l’État de droit, la justice métropolitaine
française et internationale et les droits humains. Beaucoup de ceux qui,
dans les années 1940, avaient vu dans l’Union française naissante une
opportunité pour réformer la justice dans les territoires de la France d’outre-
mer, se convertirent, à la fin des années 1950, à la lutte pour l’indépen-
dance. L’activisme juridique anticolonial, de même que les interventions du
gouvernement français pour contourner, réduire ou supprimer ces alliances
politico-juridiques entre la France et le continent, eurent des effets durables
sur les usages politiques et les perceptions populaires de l’État de droit, au
moment du passage de l’Afrique française à l’indépendance − et ultérieurement.
Cet article rappelle d’abord que l’instauration de la Quatrième République
coïncida avec la création du système de tutelle des Nations unies et celle du
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Rassemblement démocratique africain (RDA), qui contribuèrent à mettre
en exergue les contradictions des objectifs affichés par l’Union française.
Il retrace ensuite les trajectoires des hommes et des femmes qui composaient
le réseau des avocats anticolonialistes de France au travers de leurs enga­
gements, tout d’abord à Madagascar en 1948 puis en Côte d’Ivoire entre 1949
et 1959 pour ensuite s’attacher plus en détail au cas du Cameroun français
entre 1950 et 1958 – date à laquelle le communiste Pierre Kaldor, avocat engagé
et secrétaire général du Comité de défense des libertés démocratiques en
Afrique noire, fut définitivement expulsé du territoire. Ce dernier cas souligne

5. S. Elbaz, « L’avocat et sa cause en milieu colonial : la défense politique dans le procès de


l’Organisation spéciale du Mouvement pour le triomphe des libertés en Algérie (1950-1952) », Politix,
vol. 16, n° 62, 2003, p. 65-66.
6. Voir V. Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politiques (1947-1962), Paris, CNRS Éditions,
2012, p. 344.
7. V. Codaccioni, Punir les opposants…, op. cit., p. 347 ; A. Brodiez, Le Secours populaire français,
1945-2000. Du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 53-56.
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en retour le legs laissé par les politiques répressives engagées par l’État
français contre ces luttes politico-juridiques sur l’évolution du régime des lois
dans les pays francophones devenus indépendants.

L’Union française le système de tutelle des Nations unies


et le RDA

Ce sont les ambiguïtés elles-mêmes de la Constitution de la Quatrième


République qui ouvrirent le champ à une contestation devant les tribunaux
coloniaux, dans la mesure où elle contredisait les particularités juridictionnelles
supranationalles de la tutelle onusienne. Pour leur part, les projets des leaders
africains de créer une fédération ouest-africaine8 posaient également un
défi pour la Constitution de la Quatrième République, en introduisant la pos­
sibilité d’un niveau supplémentaire de souveraineté, remettant en cause le
principe de centralisation métropolitaine. Les assemblées constituantes
françaises de 1945 et 1946 redéfinirent les limites du territoire français en
incluant les territoires impériaux d’outre-mer au sein de l’Union française.
À partir de janvier 1946, au moment du lancement des débats sur les accords
de tutelle à l’Assemblée générale des Nations unies, des représentants onu-
siens mirent en doute la légalité de l’intégration du Togo et du Cameroun
français – des territoires administrés par la France, mais sous le contrôle du
Conseil de tutelle de l’Onu – au sein de l’Union française. Les ministères
de la France d’outre-mer et des Affaires étrangères demandèrent alors à des
juristes de rédiger un argumentaire démontrant que la Constitution était
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compatible avec la Charte des Nations unies et les accords de tutelle. Jusqu’à
la fin des années 1940, le représentant français au Conseil de tutelle répondit
à toutes les requêtes et les remises en cause de l’Onu en prétendant que les
sections de la Constitution relatives à la structure de l’Union française pou­
vaient être interprétées de manière flexible9. Cette ambiguïté de la Consti­
tution ouvrait donc une marge de manœuvre au ministre de la France
d’outre-mer à l’égard des prescriptions du droit international, concernant
les territoires sous tutelle sous tutelle de l’Onu.
Parallèlement à ces développements en France et à l’Onu, les leaders
politiques de toute l’Afrique française se réunissaient à la Conférence de
Bamako du 18 au 21 octobre 1946 – soit une semaine avant l’entrée en vigueur

8. Voir F. Cooper, Citizenship between Empire and Nation: Remaking France and French Africa, 1945-1960,
Princeton, Princeton University Press, 2014.
9. Archives nationales d’outre-mer (ANOM), France métropolitaine (FM), Affaires politiques, Box
2313/4, « Du ministre des Affaires étrangères (secrétariat des conférences) au ministre de la France
d’outre-mer, directeur des Affaires politiques », 8 avril 1948.
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Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

de la Constitution de la Quatrième République dans l’ensemble des territoires


de l’Union française, le 27  octobre  – pour créer le RDA affilié à l’Union
républicaine et résistante (URR), cette dernière étant apparentée au Parti
communiste français10. Parmi les seize députés africains élus lors des élections
législatives françaises de novembre 1946, onze étaient membres du RDA et
en décembre suivant, sept des conseillers de la République l’étaient aussi11.
Bien que les dirigeants du RDA ne devinrent pas membres du PCF12, les
communistes français y virent l’opportunité de former, avec les députés de
ce parti, un bloc « démocratique » et, partant, d’élargir l’influence politique de
leur parti dans le système législatif français en profitant de cette nouvelle
configuration transrégionale de la Quatrième République.
Ce contexte contribua à faire de l’Afrique française le théâtre des luttes
politiques de la France métropolitaine. Les enjeux étaient particulièrement
saillants dans les tribunaux coloniaux où la justice avait longtemps servi
de vecteur essentiel du contrôle des populations assujetties13. De manière
générale, dans l’ensemble de l’Afrique française, les autorités coloniales
appliquèrent systématiquement des décrets et autres règlements administratifs
pour réprimer tout activisme anticolonial ainsi que pourchasser les chefs
politiques de ces mouvements de lutte, en particulier les syndicalistes ou les
nationalistes qui revendiquaient l’indépendance plutôt que l’intégration au
sein de l’Union française14. Les avocats français de gauche qui se mobilisèrent
pour leur défense envisageaient cet engagement sur le terrain du droit comme
partie intégrante d’une stratégie anticoloniale cohérente. Pour autant, comme
nous l’avons signalé plus haut, il convient de souligner qu’à ce stade, pour la
plupart des militants africains et leurs défenseurs, cet engagement anti­
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colonial ne s’assimilait pas à une apologie de l’indépendance ou d’un natio­
nalisme pro-indépendance. À la fin des années 1940 et jusqu’au début de
la décennie suivante, l’anticolonialisme désignait plutôt le combat contre la
discrimination politique fondée sur la distinction raciale dans les secteurs
exécutif, législatif et judiciaire de l’administration d’outre-mer française.

10. E. Schmidt, Cold War and Decolonization in Guinea, 1946-1958, Athens, Ohio University Press,
p. 25-30.
11. Lors des élections législatives de novembre 1946, le PCF obtint 168 sièges et l’URR en remporta 15,
ce qui portait le total pour les partis alliés à 183 sièges, soit la plus grande coalition à l’Assemblée
française.
12. E. Schmidt, Cold War and Decolonization…, op. cit., p. 206.
13. Sur ce point, se référer à V. Codaccioni, Punir les opposants…, op. cit., p. 349.
14. Voir T. Chafer, The End of Empire in French West Africa. France’s Successful Decolonization?, Oxford,
Berg, 2002 ; E. Schmidt, Cold War and Decolonization…, op. cit., p. 33-44 ; M. Thomas, Fight or flight.
Britain, France, and their Roads from Empire, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 190-207 ;
T. Deltombe, M. Domergue et J. Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique,
1948-1971, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2011, p. 149-186.
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Ce n’est qu’à partir de 1957, lorsque la torture en Algérie fut propulsée au-
devant du débat politico-médiatique de la France métropolitaine, que nombre
de ces avocats anticolonialistes commencèrent à plaider publiquement en
faveur de l’indépendance, à l’unisson des nationalistes qu’ils défendaient15.
Pendant une décennie avant cela néanmoins, ils avaient défendu des Africains
confrontés au harcèlement judiciaire du fait de leurs activités politiques.
Les développements suivants relatent leurs engagements à Madagascar
entre 1947 et 1950, en Côte d’Ivoire de 1948 à 1952, puis au Cameroun français
sur la quasi-totalité des années 1950, engagements qui firent de ces lieux des
sites expérimentaux du cause lawyering anticolonialiste, terrains précurseurs
des stratégies juridiques des avocats engagés en Algérie de 1950 à 1962, qui
ne sont pas traitées ici16.

Prémisses du cause lawyering anticolonial :


Madagascar, 1947-1948

Dans l’après-guerre à Madagascar, le Mouvement démocratique de la


rénovation malgache (MDRM), favorable à l’indépendance, fut le fer de lance
d’un mouvement nationaliste qui se transforma en insurrection et s’étendit
des villes du centre aux régions littorales de l’Est du pays17. À l’origine, début
1946, le MDRM fut créé pour promouvoir, au travers de moyens légaux,
l’indépendance de Madagascar. Mais en mars 1947, alors que le mouvement
comptait quelque 300 000 adhérents, la population malgache se révolta dans
les zones côtières et attaqua des bâtiments administratifs, des postes mili-
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taires, des colons français ou des Malgaches considérés comme partisans
de la France18. L’armée coloniale française écrasa l’insurrection au cours du
tri­mestre suivant, et trois députés de l’Assemblée nationale ainsi que trois
conseillers malgaches de la République furent arrêtés et poursuivis pour
« atteinte à la sûreté de l’État ». Dans le même temps, 67 des 92 députés
des assemblées provinciales furent également appréhendés, aux côtés
d’innombrables autres membres de la base du MDRM19.

15. Sur ce point, voir V. Codaccioni, Punir les opposants…, op. cit., p. 347-366.


16. S. Elbaz, « Les avocats métropolitains dans les procès du Rassemblement démocratique africain
(1949-1952) : un banc d’essai pour les collectifs d’avocats en guerre d’Algérie ? », Bulletin de l’Institut
d’histoire du temps présent, n° 80, 2002, p. 44-60.
17. M. Thomas, Fight or flight…, op. cit., p. 205-206.
18. E. Schmidt, Foreign Intervention in Africa. From the Cold War to the War on Terror, Cambridge,
Cambridge University Press, 2013, p. 170.
19. A. Berchadsky, « Aux origines d’un parcours d’avocat anticolonialiste : Henri Douzon à
Madagascar, juillet-octobre 1947 », in F. Arzalier et J. Suret-Canale (dir.), Madagascar 1947. La tragédie
oubliée, Paris, Le Temps des cerises, 1999, p. 170-171.
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Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

Des membres fondateurs de ce qui allait devenir plus tard le collectif des
avocats anticolonialistes se rendirent à Tananarive pour défendre les diri­
geants et militants du MDRM – y compris les parlementaires incriminés. Le
premier à faire le voyage fut Pierre Stibbe. Il arriva dans la capitale malgache
le 1er mai 1947, à la requête du député malgache Joseph Raseta, qui se trouvait
à Paris au moment des arrestations20. Le lendemain de son arrivée, trente
détenus l’engagèrent comme conseiller juridique pour les auditions liées à
l’enquête. Estimant qu’il fallait davantage d’avocats à ses côtés, Stibbe appela
en renfort d’autres confrères communistes, dont sa propre épouse, Renée
Plasson-Stibbe, ainsi qu’Yves Dechezelles et Henri Douzon, à l’époque jeune
stagiaire de 22 ans21. La présence de cette équipe juridique fut cruciale
dans les mois précédant les procès, car le bâtonnier de Tananarive et le député
de Madagascar Roger Duveau, du Mouvement républicain populaire (MRP),
avaient interdit aux membres du barreau local d’assister les détenus avant
que le tribunal ne les désigna pour cette tâche22. Aussi, dans ces conditions,
seuls les avocats qui n’étaient pas inscrits au barreau de Tananarive furent
en mesure d’offrir leurs services aux détenus au cours des interrogatoires et
des auditions préparatoires aux procès. Lors de cette phase préliminaire,
Stibbe put observer, à l’issue des interrogatoires, des marques de torture sur
le corps des prisonniers23.
Les procédures judiciaires à Tananarive mirent au jour les anomalies de la
justice coloniale, l’arrestation des députés à Madagascar ayant notamment
été effectuée en violation de l’article 22 de la Constitution garantissant
l’immunité parlementaire. Par la suite, l’Assemblée nationale vota la levée
de celle-ci et le bureau du procureur de Madagascar modifia les chefs d’ac­
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cusation pesant sur les députés pour y inclure l’« incitation à la rébellion » et
la « complicité d’assassinat », toutes deux punissables de la peine de mort24.
Le procureur ordonna aussi que les procès se déroulent à huis clos, s’assurant
de la sorte que le public malgache ne puisse y assister et qu’ils ne reçoivent
que peu, ou pas, de couverture médiatique. Plusieurs des prévenus jugés à
Tananarive, dont les députés et les conseillers de la République, risquaient
la peine capitale pour leur rôle présumé dans la révolte de 1947. Bien que les

20. A. Berchadsky, « Aux origines d’un parcours… », art. cité, p. 171. Raseta intervint depuis Paris
avant que l’immunité parlementaire des députés malgaches ne fût levée en juin 1947. Par après,
il fut lui aussi arrêté.
21. V. Codaccioni, Punir les opposants…, op. cit., p. 348-349. Voir aussi A. Berchadsky, « Aux origines
d’un parcours… », art. cité, p. 169-176.
22. A. Berchadsky, « Aux origines d’un parcours… », art. cité, p. 171.
23. Ibid ; P. Stibbe, Justice pour les Malgaches, Paris, Le Seuil, 1954, p. 60.
24. V. Codaccioni, Punir les opposants…, op. cit., p. 151.
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peines de mort aient été commuées en peines d’emprisonnement à perpétuité,


28 condamnés furent effectivement exécutés. Quelque 1 600 autres restèrent
emprisonnés jusqu’à l’adoption d’une amnistie en 1956, en grande partie
grâce aux campagnes que Pierre Stibbe continuait de mener en France
en faveur de mesures de clémence. Les dirigeants du MDRM ne furent, quant
à eux, libérés qu’après l’indépendance de Madagascar, en juillet 196025.
Les procès de Tananarive montrèrent clairement aux avocats qui y plai­
dèrent que pour défendre les nationalistes malgaches, il fallait mobiliser
des moyens de circonvenir, endiguer, contester, rendre public ou surmonter
d’une manière ou d’une autre des pratiques judiciaires spécifiques aux
territoires d’outre-mer qui auraient été absolument impensables en France
métropolitaine26. Les procès de Tananarive en 1948 permirent de développer
diverses stratégies de ce cause lawyering anticolonial qui allaient être testées
pendant la décennie suivante de manière répétée en Côte d’Ivoire, au Togo,
au Cameroun puis en Algérie. Ces stratégies s’appuyaient sur une contestation
des procédures judiciaires, la politisation du procès pour souligner les
irrégularités des systèmes de justice coloniale, et la médiatisation de ces
affaires devant l’opinion publique27.

Genèse du collectif anticolonial des avocats métropolitains :


engagements autour du RDA et en Côte d’Ivoire, 1948-1952

En 1949, un collectif d’avocats anticolonialistes se forma en France métro-


politaine, en réponse à la répression systématique organisée dans l’ensemble
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de l’Afrique française par l’administration coloniale contre les militants du
RDA28. Son fondateur, Henri Douzon, arriva à Abidjan en mars 1949, un mois
après l’arrestation, le 6 février, de presque tous les membres de la branche
ivoirienne du RDA, dont deux conseillers généraux des assemblées repré­
sentatives territoriales créées en Afrique occidentale française (AOF), accusés
de « complicité de violence en bande organisée et de pillage29 ». Les premiers
membres du collectif, aux côtés de Douzon, étaient les mêmes que ceux
qui avaient défendu les militants du MDRM à Tananarive, à savoir Yves

25. S. Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, coll.
« L’espace de l’Histoire », 2001, p. 26.
26. V. Codaccioni, Punir les opposants…, op. cit., p. 355 ; P. Stibbe, Justice pour les Malgaches…, op. cit..
27. V. Codaccioni, Punir les opposants…, op. cit. p. 350.
28. S. Thénault, « Défendre les nationalistes algériens en lutte pour l’indépendance. La “défense de
rupture” en question », Le Mouvement social, n° 240, 2012/3, p. 121-135 ; S. Elbaz, « Les avocats
métropolitains… », art. cité.
29. C. Gérard, « Procès monstres à Grand-Bassam », Esprit, vol. 19, n° 12, 1951, p. 832-838 ; S. Elbaz,
« Les avocats métropolitains… », art. cité.
Meredith Terretta
33
Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

Dechezelles, Pierre Stibbe et sa femme Renée Plasson-Stibbe. D’autres avocats


les rejoignirent ensuite, dont Pierre Braun, âgé d’une vingtaine d’années,
et Pierre Kaldor, qui finit par prendre la tête du collectif dans l’Afrique
subsaharienne française.
Pierre Kaldor figurait parmi les jeunes avocats formés dans les années 1930
aux stratégies juridiques de défense des syndicalistes et des droits des
travailleurs par Marcel Willard, au sein de l’Association juridique inter­
nationale30. En 1947, alors qu’il était secrétaire général du Secours populaire
français, il avait contesté la ligne centrale du PCF en remettant en cause
l’attention exclusive de l’organisation portée aux « victimes de la réaction
et du fascisme » de l’après-guerre31. En conséquence, le bureau politique
du PCF décida de le démettre de ses fonctions à la tête du SPF le 13 mars 1947.
Il retourna alors à sa pratique d’avocat à plein-temps, et utilisa cette position
comme tremplin, sans doute pour court-circuiter cette sanction symbolique
et professionnelle32. Il mobilisa ensuite sa pratique juridique et ses contacts
personnels auprès d’autres avocats parmi les militants de la Confédération
générale du travail (CGT)33, pour fournir une assistance juridique et morale
et un soutien matériel aux prisonniers politiques africains.
Le but initial du collectif était de favoriser la disponibilité quasi-permanente
d’avocats français en Afrique, susceptibles de défendre les partisans du RDA
soumis à une répression politique par voie judiciaire34. Contrairement à ce
que Douzon avait initialement prévu, ses membres ne s’installèrent pas
en Afrique française pour y pratiquer localement le droit, mais ils restèrent
plutôt inscrits au barreau de Paris35. Le collectif fut structuré de manière à
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pouvoir mener à bien son travail dans les prisons, où les noms des « avocats
démocratiques » – comme ils se surnommaient eux-mêmes dans leurs
correspondances avec les Africains36 − circulaient par le bouche-à-oreille37.
Renée Plasson-Stibbe, en particulier, entretint une correspondance régulière
avec de nombreux prisonniers en Côte d’Ivoire, faisant le point sur les
éléments juridiques concernant leur cas, échangeant avec eux des vœux de

30. L. Israël, « From Cause Lawyering to Resistance… », art. cité, p. 147-154.


31. V. Codaccioni, Punir les opposants…, op. cit., p. 348.
32. Ibid.
33. Ces liens apparaissent dans les archives Kaldor conservés aux Archives départementales de
Seine-Saint-Denis (ADSSD), fonds Kaldor (FK), non classé.
34. S. Elbaz, « Les avocats métropolitains… », art. cité.
35. Ibid.
36. ADSSD, FK, non classé, « De Pierre Kaldor au journal La Lumière, Lomé (Togo) », 16 novem-
bre 1953.
37. S. Elbaz, « L’avocat et sa cause… », art. cité, p. 75 ; S. Thénault, « Défendre les nationalistes
algériens… », art. cité, p. 124.
Politique africaine n° 138 • juin 2015
34
Juristes, faiseurs d’État

circonstance ou leur donnant des nouvelles des activités d’autres avocats38.


Le comité de coordination du RDA supervisa le financement du collectif,
avec le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), la branche territoriale
ivoirienne du RDA prenant en charge les frais de déplacement et les hono-
raires par des fonds supplémentaires apportés par le Comité de défense des
libertés démocratiques en Afrique noire39.
Les avocats engagés en Côte d’Ivoire exposèrent les violations procédu-
rales des tribunaux coloniaux, comme Stibbe et ses confrères l’avaient fait à
Tananarive peu de temps auparavant40. En contestant ces entorses à la
régularité des procédures dans le cadre colonial et en sollicitant l’intervention
du barreau de Paris dans les affaires judiciaires de l’Afrique française, le
collectif transforma délibérément les salles d’audience coloniales en forum
d’expression politique, dans un contexte où l’administration française avait
pour usage d’étouffer les libertés civiles et politiques par la voie judiciaire41.
Ce faisant, les avocats métropolitains et, par conséquent, les opposants
qu’ils défendaient, remirent en cause la légitimité de l’Union française
en démontrant l’application inégale de l’État de droit sur l’étendue de son
territoire42.
Cependant, un groupe non négligeable de dirigeants du RDA, mené par
Félix Houphoüet-Boigny, commença à considérer que l’alliance avec les
communistes français était la cause principale de la répression du RDA dans
l’Afrique française. Le 18 octobre 195043, le RDA mit finalement un terme à
son affiliation au PCF et en août 1951, après que le nombre de sièges du PCF
à l’Assemblée nationale fut tombé à 95, le comité directeur du Parti démo­
cratique de Côte d’Ivoire (PDCI) ordonna aux détenus en attente d’un jugement
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devant la cour d’assises de Grand Bassam d’engager de nouveaux avocats
métropolitains, en lieu et place de ceux qui œuvraient au sein du collectif
anticolonialiste44. L’argument mis en avant était que les détenus faisaient

38. Voir la série de lettres adressées par Renée Plasson-Stibbe à des détenus ivoiriens, conservées
à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), Archives personnelles
et familiales, Stibbe Pierre, carton 1, division 6, correspondance professionnelle.
39. ADSSD, PCF, Archives de la section Polex (ASP), Afrique subsaharienne, carton 97, RDA,
« Rapport sur la gestion des fonds du comité de coordination présenté par Félix-Tchicaya, Gabriel
Lisette et Tiemoko Diara », 17 octobre 1949-4 avril 1950.
40. Voir, par exemple, « Renée Stibbe à Henri Douzon », Abidjan, 14 juin 1949, archives privées, cité
dans S. Elbaz, « Les avocats métropolitains… », art. cité ; ADSSD, FK, non classé, « Courrier de Pierre
Kaldor au bâtonnier de Paris », 18 juin 1950.
41. S. Elbaz, « Les avocats métropolitains… », art. cité.
42. Ibid.
43. E. Schmidt, « Cold War in Guinea: the Rassemblement Démocratique Africain and the Struggle
over Communism, 1950-1958 », Journal of African History, vol. 48, 2007, p. 105.
44. Les efforts du RDA pour négocier une nouvelle alliance parlementaire étaient alors vigoureux,
et aboutirent finalement à la coalition RDA-UDSR créée au début de 1952. Pour de plus amples
Meredith Terretta
35
Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

face à de plus grandes difficultés en prison et devant les tribunaux à cause


des avocats qui les défendaient45 ; les prisonniers politiques suivirent alors
cette ligne dictée par le PDCI. Renée Plasson-Stibbe fit part de son sentiment
de trahison à un certain nombre de ses correspondants en détention, dont
Jean-Baptiste Mockey, un conseiller territorial appartenant à la direction
du PDCI46. Plusieurs des prisonniers politiques que le couple Stibbe avait
défendus répondirent qu’eux aussi avaient trouvé cette rupture imposée rude
au point de vue émotionnel et promirent de garder en mémoire l’aide que le
collectif leur avait fourni au moment où ils en avaient fort besoin47.
Après avoir été congédiés par le bureau dirigeant du PDCI, les avocats
anticolonialistes tournèrent de facto la page ivoirienne, mais le collectif ne fut
pas pour autant dissout. Au contraire, désormais dirigés par Pierre Kaldor
aux commandes du Comité de défense des libertés démocratique en Afrique
noire, les avocats militants tournèrent leur attention vers le Cameroun
français, un territoire sous tutelle des Nations unies, dont l’administration
avait été confiée à la France, et où l’Union des populations du Cameroun
(UPC), un mouvement nationaliste, conservait des liens étroits avec le PCF
et la CGT.

De la Côte d’Ivoire au Cameroun français


sous tutelle onusienne

Le collectif des avocats anticolonialistes acquit une certaine notoriété à


travers l’Afrique française grâce à son action en Côte d’Ivoire et à l’influence
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interterritoriale exercée par le RDA. Ruben Um Nyobé, le secrétaire général
de l’UPC, entra ainsi en contact avec Henri Douzon au moment où le collectif
s’apprêtait, en 1949, à défendre les dirigeants du PDCI en Côte d’Ivoire. Dans
une lettre qu’il lui adressa en mars 1950, Um Nyobé expliquait que la répression
contre les anticolonialistes au Cameroun était devenue systématique et qu’à
ce titre « la présence d’un avocat serait d’un intérêt politique considérable »

détails, se reporter à E. Schmidt, Cold war and decolonization…, op. cit., p. 49-51.


45. BDIC, Stibbe Pierre, carton 1, division 6, « Correspondance professionnelle : de la délégation du
comité de coordination du RDA, Paris, au collectif des avocats chargés de la défense du RDA à
Paris », 4 septembre 1951.
46. BDIC, Stibbe Pierre, carton 1, division 6, « Correspondance professionnelle : de Renée Plasson-
Stibbe à Jean-Baptiste Mockey », 5 octobre 1951.
47. BDIC, Stibbe Pierre, carton 1, division 6, « Correspondance professionnelle : de Jean-
Baptiste Mockey à Renée Plasson-Stibbe, 15 octobre 1951 et d’Albert Paraïso à Renée Plasson-
Stibbe », 15 octobre 1951.
Politique africaine n° 138 • juin 2015
36
Juristes, faiseurs d’État

pour l’UPC48. Peut-être cette lettre explique-t-elle l’arrivée sur place au


Cameroun, peu de temps après, de l’avocat communiste Pierre Braun ?
Toujours est-il qu’en 1950-1951, celui-ci passa huit mois au total en Afrique
française, dont la moitié au Cameroun où il défendit des « upécistes » dès que
nécessaire dans des procès, tout en offrant des conseils juridiques quasi
quotidiens à Um Nyobé49.
Dans le Cameroun français du début des années 1950, comme en Côte
d’Ivoire et à Madagascar, les administrateurs coloniaux réprimaient l’activisme
politique par le biais du système judiciaire. Ainsi, Braun se souvient qu’en 1950
et 1951 les « patriotes » camerounais étaient systématiquement poursuivis en
justice50. Après son départ, les dirigeants de l’UPC incorporèrent dans leur
pratique politique les stratégies juridiques qu’il leur avait conseillées 51.
Ils développèrent alors une rhétorique juridique articulant les niveaux
national et international, en jouant du fait que le statut juridictionnel du
Cameroun devait leur offrir une protection juridique en cas de violation par
la France des termes de l’accord de tutelle signé avec les Nations unies. C’est
en décembre 1952, après la période camerounaise de Braun, que Ruben Um
Nyobé et Abel Kingue, le leader de la Jeunesse démocratique du Cameroun,
voyagèrent pour la première fois à New York pour assister aux réunions de
la quatrième commission de l’Assemblée générale de l’Onu52.
Après le départ de Braun du Cameroun en 1951, de nombreux avocats
anticolonialistes concentrèrent leur énergie et leurs ressources sur le procès
de l’Organisation spéciale, la branche armée du Mouvement pour le triomphe
des libertés (MTLD) en Algérie (1950-1952)53, mais certains d’entre eux
continuèrent à se rendre régulièrement au Cameroun afin de prêter assistance
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juridique aux détenus politiques. Comme ils l’avaient fait à Tananarive, ces
avocats anticolonialistes s’employèrent à médiatiser auprès du public métro­
politain les injustices, les violations procédurales, la répression extrajudiciaire,
la torture et les conditions de détention en vigueur en Afrique. En 1953, Maître
Roger Cevaer livra ainsi un rapport détaillé sur les conditions de vie dans la
prison de Douala, dans un article publié dans la revue Droit et Liberté, la revue

48. « Lettre de Ruben Um Nyobé à Henri Douzon, Douala, 11 mars 1950 », citée dans S. Elbaz, « Les
avocats métropolitains… », art. cité.
49. Entretien avec Pierre Braun, Paris, 14 avril 2014.
50. Ibid.
51. Voir, par exemple, ADSSD, FK, non classé, de Ruben Um Nyobé à Pierre Kaldor, au sujet du
recours en annulation des élections territoriales du 30 mars 1952 dans la région de la
Sanaga-Maritime.
52. Voir M. Terretta, Nation of Outlaws, State of Violence. Nationalism, Grassfields Tradition and State
Building in Cameroon, Athens, Ohio University Press, 2013, p. 103.
53. S. Elbaz, « L’avocat et sa cause… », art. cité, p. 65-91.
Meredith Terretta
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Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP)54.


La même année, Maître Yves Henry Louisia, né en Martinique en 1921, arriva
au Cameroun français et établit un cabinet à Nkongsamba où il fournit des
conseils juridiques aux dirigeants de l’UPC, comme Braun l’avait fait durant
les quatre mois qu’il avait passés dans le territoire55.
À mesure qu’ils en apprenaient davantage sur les ficelles juridiques et la
violation systématique des procédures judiciaires au Cameroun, les militants
de l’UPC intégrèrent, dans les usages de leur mouvement, une stratégie de
défense politique fondée sur une approche juridique, en documentant sys­
tématiquement les arrestations, les procédures judiciaires et les emprison­
nements de nationalistes locaux. En octobre 1954, le bureau directeur de l’UPC
publia ainsi une « note sur la répression au Cameroun » soulignant qu’aussi
bien les lois françaises que les lois internationales, telles qu’énoncées dans
la Charte des Nations unies et l’accord de tutelle, devaient être respectées
sur le territoire56. Les dirigeants de l’UPC y envisageaient les actes signés à
l’Onu comme des garde-fous supplémentaires que la France, en tant qu’autorité
administrante, était tenue de respecter, tandis qu’il incombait à l’Onu d’en
imposer l’application. Néanmoins, ils faisaient valoir que jusque-là, plutôt
que de leur offrir une plus grande protection, le statut juridique du territoire
avait conduit à une répression extrajudiciaire plus importante que partout
ailleurs dans l’Afrique française.
La « note sur la répression » affirmait que l’administration française avait
lancé une répression secrète et détournée contre les upécistes, surtout dans
les régions constituant des bastions du parti. Même si l’administration pré­
tendait à la « séparation des pouvoirs » au Cameroun, le Haut-commissaire
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de la France dans ce territoire, qui supervisait tous les services publics, y
compris le secteur pénitentiaire, exerçait en réalité une influence déterminante
sur le système judiciaire. La note signalait des exemples caractéristiques
pour étayer ces allégations et indiquait que la liberté de défense des prévenus
était menacée au Cameroun parce que l’autorisation d’exercer, pour les
avocats venant de l’extérieur du territoire était du ressort du seul ministère
public qui la délivrait. En outre, les avocats locaux étaient placés sous l’auto-
rité directe du ministère public. Certains, craignant des représailles de la
part du procureur, préférèrent délaisser leurs clients plutôt que de risquer
une expulsion du territoire. Ce fut le cas par exemple de Maître Cazenave,

54. R. Cevaer, « Justice et discrimination raciale au Cameroun. L’Africain a toujours un pied dehors


et l’autre en prison », Droit et Liberté, n° 128, novembre 1953, p. 5.
55. ANOM, FM, Affaires politiques 3283/2, « du Haut-commissaire de la République française au
Cameroun au ministre de la France d’outre-mer », 25 octobre 1957.
56. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32, UPC, bureau du comité directeur, « Note
au sujet de la répression au Cameroun », 23 octobre 1954.
Politique africaine n° 138 • juin 2015
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Juristes, faiseurs d’État

un avocat de Yaoundé, qui ne parvint pas à fournir une assistance effective


à son client, Pastor Song, en 195257. En outre, la note dénonçait la méthode
par laquelle des gendarmes, des administrateurs, les agents des forces du
maintien de l’ordre, voire des magistrats contraignaient des détenus politiques,
dont la majorité était analphabète, à signer des déclarations ne reflétant pas
leur témoignage.
En ce qui concernait les violations régulières de l’accord de tutelle, la note
décrivait les mesures de représailles imposées aux individus soumettant
des plaintes à l’Onu. Elle abordait également la question de la torture dans
les geôles du Cameroun, en citant le cas de Benoît Mvogo qui, arrêté pour
des imputations de vol et malgré ses dénégations devant le tribunal, fut
enfermé pendant dix jours sans nourriture et sans eau et mourut finalement
sans avoir été examiné par un médecin. Plusieurs autres cas individuels
étaient également détaillés dans ce document, qui précisait également les
lieux et les chefs d’accusation spécifiques, les déviations de la procédure,
les dates de procès ou de mise en détention, les éventuels actes de torture
subis ou les décès constatés. Cette note montrait donc que le bureau directeur
de l’UPC avait, à partir de 1954, formellement adopté un langage juridique
et, comme les avocats métropolitains militants, l’utilisait pour dénoncer
l’injustice coloniale, et plus particulièrement la violation par la France de ses
engagements auprès des Nations unies dans le cadre de l’accord de tutelle.
En 1955, Ruben Um Nyobé ainsi que d’autres membres dirigeants du bureau
directeur de l’UPC restaient en contact régulier avec Louis Odru, un conseiller
communiste de l’Union française, enseignant et résistant pendant la guerre,
qui avait voyagé en Côte d’Ivoire pour observer et rendre compte des procès
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de Grand Bassam et d’ailleurs58. Les lettres que les leaders de l’UPC échan­
gèrent avec lui cette année-là en disent long sur leur relation avec le PCF et
le collectif des avocats anticolonialistes. Ainsi par exemple, le 14 avril 1955,
Um Nyobé remerciait Odru pour deux brochures de Mao Tsé Tsung qu’il
venait de recevoir et indiquait qu’il en avait commandé une centaine d’exem­
plaires pour les étudiants de l’école des cadres que l’UPC venait d’ouvrir à
Douala59. De même, début mai, quelques semaines seulement avant les
soulèvements qui eurent lieu dans différentes villes du pays entre les 22 et
25 mai 1955, et juste après qu’Um Nyobé n’entra en clandestinité après qu’un
mandat d’arrêt fut émis contre lui pour diffamation, Moumié écrivit à Odru

57. Les noms des avocats locaux exerçant au Cameroun français n’apparaissent qu’au coup par
coup dans les archives.
58. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 97, « De Louis Odru à Léon Féix, Voyages en
Afrique », sd [1951].
59. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32, « Répression 1955, documentation UPC,
d’Um Nyobé à Odru », Dla, 14 avril 1955.
Meredith Terretta
39
Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

pour lui faire part de l’espoir des dirigeants du parti de voir un représentant
du PCF présent au procès d’Um Nyobé à Yaoundé le 6 juin 195560.
Le procès d’Um Nyobé passa au second plan, suite aux événements de
la fin mai, lorsque des émeutes éclatèrent à Yaoundé et que des groupes
d’upécistes armés de gourdins, machettes, frondes, pierres et couteaux
envahirent les rues des quartiers administratifs ou des sites fréquentés par
les colons européens à Douala et Nkongsamba61. Ces soulèvements permirent
à l’administration française de justifier l’interdiction du parti à compter du
13 juillet 195562. L’UPC et ses différentes branches d’affiliation (union des
femmes, des jeunes, syndicat et coopérative) furent alors les premiers mou­
vements politiques à être bannis dans un territoire sous tutelle de l’Onu,
en contradiction avec l’accord de tutelle. L’administration tenta aussi d’em­
pêcher les avocats métropolitains de venir défendre ceux qui furent arrêtés
dans la foulée des événements de mai63, mais leurs protestations vigoureuses
auprès du procureur général du Cameroun et du procureur de Douala
permirent de contourner en partie ces obstacles. En fait, en juin 1955, le climat
général conduisit les avocats engagés à conclure qu’ils se trouvaient « en
présence d’une volonté délibérée de l’administration « d’en finir avec l’UPC »
et que cette volonté s’est exprimée par la nomination de Roland Pré [au poste
de Haut-commissaire] à qui mission a été donnée de liquider l’UPC64 ».
La majorité des personnes arrêtées à la suite des émeutes de mai 1955
furent inculpées pour participation à la violence, à une rébellion, ou à des
bandes armées, mais des accusations pour atteinte à la sûreté de l’État, assas­
sinat ou complicité d’assassinat furent également avancées65. Les chefs d’ac­
cusation les plus graves furent portés contre les membres du bureau exécutif
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de l’UPC et contre les individus soupçonnés d’être impliqués dans le meurtre
de trois Européens à Douala. Dans la plupart des cas, il n’y avait aucun
élément de preuve étayant ces accusations. De fait, les avocats de la métro-
pole constatèrent que les audiences d’enquête préliminaires semblaient être
fondées sur une claire présomption de culpabilité des accusés upécistes.

60. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32, « Répression 1955, documentation UPC,
de Moumié à Odru », 7 mai 1955.
61. M. Terretta, Nation of Outlaws…, op. cit., p. 126-130. Pour des récits rédigés par les individus
emprisonnés après les événements, voir ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32,
« Répression 1955, documentation UPC, de Tagny à Odru, depuis la prison de Yaoundé »,
22 juin 1955.
62. À propos de cette interdiction de l’UPC, fondée sur une loi du 10 janvier 1936, voir T. Deltombe,
M. Domergue et J. Tatsitsa, Kamerun !..., op. cit., p. 153-167.
63. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32, « Répression 1955, documentation UPC,
Douala », 24 juin 1955.
64. Ibid.
65. Ibid.
Politique africaine n° 138 • juin 2015
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Juristes, faiseurs d’État

La stratégie du collectif des avocats consista à mettre en avant les provocations


délibérées ayant déclenché les émeutes, à tenter d’établir des alibis, de manière
à obtenir la libération d’autant de détenus que possible et à alerter l’opinion
publique française du transfert d’un certain nombre des personnes arrêtées
vers le camp de travaux forcés de Mokolo, à l’extrême nord du pays, loin
de leur famille et de leurs avocats66. Au-delà de la défense des upécistes
­incriminés dans les événements de mai, le collectif aida également l’UPC à
déposer un recours contre le ministère de la France d’outre-mer pour contester
sa décision de dissoudre le parti devant les juridictions administratives
fran­ç aises, mais l’illégalité de l’interdiction fut rejetée en appel par le
Conseil d’État67.
Après les procès et le rejet de la procédure contestant la légalité de
l’interdiction du parti, les dirigeants de l’UPC se regroupèrent dans la partie
britannique du territoire camerounais. Les lettres qu’ils adressèrent au PCF
durant la première moitié de l’année 1956, soit les mois précédant l’adoption
de la loi-cadre par l’Assemblée nationale, exprimaient le sentiment de trahison
ressenti par les upécistes. L’UPC s’opposait en effet à l’application de la loi-
cadre pour le Cameroun, considérant l’autonomie interne du territoire comme
acquise, de par l’accord de tutelle et l’article 76b de la Charte des Nations
unies. En outre, elle voyait dans l’intégration du territoire à une « grande
France » une violation de l’accord de tutelle et un obstacle évident à la possible
réunification avec le Cameroun administré par les Britanniques. Mais le PCF
et un certain nombre des avocats anticolonialistes qui lui étaient associés se
détournèrent alors du Cameroun pour se concentrer sur le cas de l’Algérie,
en estimant que les problèmes coloniaux ne pourraient être résolus qu’une
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fois la paix négociée dans ce pays68. Les leaders upécistes comprirent que
leur lutte ne figurait désormais plus parmi les priorités du PCF et furent
déçus par ses réticences à condamner l’Union française et à soutenir leur
appel à l’indépendance totale du Cameroun.
Lorsque le président de l’UPC, Félix Moumié, écrivit à Pierre Braun en 1956,
il l’avertit de l’intention des dirigeants du parti de recourir à la violence si le
gouvernement et les partis politiques français continuaient à sous-estimer
[leur] lutte :
« Une certaine tradition a voulu qu’à Paris on ne remue le Parlement que lorsque coule à
gros flots le sang humain ou lorsque surviennent des Dien-Bien Phu… Mais s’il faut des

66. Ibid.
67. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32, « Répression 1955, documentation UPC,
Conseil d’État, Section du contentieux, défense pour le ministre de la France d’outre-mer contre
Mr Mpaye, Ngom, Moumié, Recours n° 36 214 (rejeté) ».
68. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32, « Répression 1955, documentation UPC,
lettre du PCF aux dirigeants de l’UPC », 4 avril 1956.
Meredith Terretta
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Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

fellagahs pour que l’on s’occupe de nous, nous saurons en faire éclore… Avant d’en arriver
à une solution de désespoir, nous lançons l’ultime appel aux Français honnêtes de tous
horizons et nous croyons que nos amis sont les seuls habilités pour diffuser cet appel à
la compréhension et à la solution pacifique de notre problème69 ».

L’appel resta cependant sans effet : le PCF s’éloigna de l’UPC, et les diri­
geants de l’UPC formèrent des maquisards qui menèrent une guérilla depuis
les forêts et l’arrière-pays camerounais. Seul Yves Henry Louisia, aidé par
intermittence par René Colombé, resta dans le territoire après l’interdiction
de l’UPC, pour dispenser ses services et conseils juridiques aux nationalistes.
Louisia demeura surtout actif à Nkongsamba, qui était un carrefour de
rencontre stratégique pour les nationalistes en raison de sa proximité avec la
frontière anglo-française, de l’implantation du maquis dans les montagnes
entourant la ville, de l’importance des immigrants Bamiléké – dont la plupart
étaient upécistes –, et de la place de choix réservée à l’activité syndicale dans
cette région qui accueillait les plus grandes et les plus lucratives plantations
et fermes d’élevage de tout le territoire70. En 1956, Louisia et Colombé se
donnèrent pour tâche prioritaire – parfois avec succès – de plaider pour la
libération de prisonniers sur la base des irrégularités procédurales consta­tées,
d’interjeter en appel auprès des tribunaux supérieurs ou d’arguer pour des
peines plus clémentes71. Louisia se saisit également du problème de la police
et de la surveillance extraterritoriale effectuée par les administrateurs et le
personnel de sécurité et du renseignement français dans la partie britannique
du territoire camerounais72.
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Le Cameroun français de 1957 à 1959 :
un État à trois statuts juridictionnels

Les rapports entre pouvoirs exécutif et judiciaire au Cameroun furent


définis entre 1957 et 1959, au moment de la création d’un l’État administré
par un gouvernement franco-camerounais sous tutelle de l’Onu. Cet État
quasi autonome, géré par un gouvernement camerounais en formation, une
administration française et sous tutelle de l’Onu au Cameroun, fut officialisé

69. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32, « Répression 1955, documentation UPC,
de Moumié à Braun », 14 mai 1956.
70. Voir M. Terretta, Nation of Outlaws…, op. cit., p. 97-133.
71. ANOM, Délégation de Paris Cameroun-Togo (DPCT), Box 20, « Note de renseignements au sujet
de l’UPC », Douala, 9 avril 1956 ; « Lettre du Haut-commissaire au ministre de la France d’outre-mer,
direction des Affaires politiques, services judiciaires, au sujet des poursuites judiciaires à l’égard
des membres de l’UPC », 28 mai 1957.
72. ANOM, FM, Affaires politiques 3283/2, « De Pierre Messmer à Maître Meignie, président de
l’Association nationale des avocats », Paris, 28 janvier 1958.
Politique africaine n° 138 • juin 2015
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Juristes, faiseurs d’État

le 10 mai 1957, lorsque le Cameroun français passa du statut de territoire sous


tutelle à celui d’État sous tutelle. Que représentait ce statut juridictionnel
plutôt confus en termes juridiques, législatifs, exécutifs et politiques ?
Il s’agissait d’un État hybride toujours sous contrôle de l’Onu et dirigé par un
Haut-commissaire français (Pierre Messmer), un Premier ministre camerou­
nais (André-Marie Mbida) et une assemblée territoriale élue en décembre 1956
et transformée en assemblée législative en avril 195773. Le Haut-commissaire
avait pouvoir de nommer le Premier ministre, il présidait le Conseil des
ministres et supervisait les forces armées et les services de sécurité (comme
la sûreté) et judiciaires. Cet État franco-camerounais, sous tutelle onusienne,
perdura jusqu’au 1er janvier 1959, lorsque la gestion des affaires internes fut
transférée à l’État du Cameroun, plaçant sous son contrôle l’organisation
judiciaire, la législation pénale et commerciale, et le maintien de l’ordre
public74. Le régime de la tutelle ne fut effectivement aboli qu’à partir du
1er janvier 1960, lorsque le Cameroun français devint indépendant et prit le
nom de République du Cameroun.
Cette période du chevauchement de trois statuts juridictionnels au
Cameroun français se caractérisa par les efforts déployés par le Premier
ministre Mbida pour obtenir de la justice qu’elle soit plus sévère à l’encontre
des militants de l’UPC75. Ainsi, dès juillet 1957, ce dernier demanda avec
insistance une révision des clauses judiciaires du statut du Cameroun, tandis
que de son côté, le Haut-commissaire Messmer écrivit à plusieurs reprises au
ministre de la France d’outre-mer et au président de la République pour leur
expliquer que le gouvernement camerounais trouvait les autorités judiciaires
trop indulgentes vis-à-vis des dirigeants de l’UPC, et que cela l’amenait à
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remettre en cause les dispositions du statut concernant les juridictions
françaises sur le territoire76. Le ministre Jacquet chargea Pierre Messmer de
convaincre le procureur général d’expliquer aux magistrats sous ses ordres
que le gouvernement camerounais avait été désigné dans le cadre d’une
démocratie parlementaire, appuyée sur une assemblée législative, et que les
« jeunes États » étaient particulièrement vulnérables à l’action de partis
d’opposition cherchant à compromettre – par des moyens légaux ou illégaux –

73. M. Michel, « Une décolonisation piégée, Pierre Messmer, Haut-commissaire au Cameroun »,


manuscrit inédit. Je remercie Marc Michel d’avoir bien voulu partager cet article avec moi.
74. M. Antangana, The End of French Rule in Cameroon, Lanham, The University Press of America,
2010.
75. Télégramme du Premier ministre André-Marie Mbida, Paris, 7 juillet 1957 ; ANOM, DPCT
Box 20 , « Lettre du Premier ministre, État-tutelle du Cameroun, au Président de la République »,
Paris, 19 septembre 1957.
76. ANOM, DPCT, Box 20, « Du Ministre de la France d’outre-mer au Haut-commissaire de la
République au Cameroun », 5 juillet 1957.
Meredith Terretta
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Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

l’établissement des nouvelles institutions77. Peu de temps après, le ministère


de la France d’outre-mer, sous l’impulsion du Haut-commissaire Messmer,
fit pression sur le président du Conseil supérieur de la magistrature afin
qu’il démette de leurs fonctions les magistrats considérés sympathisants
de l’UPC par le gouvernement Mbida78. En juillet 1957, Messmer demanda
ainsi la mutation disciplinaire de Louis Viaud-Murat, juge d’instruction au
tribunal de première instance de Yaoundé, qui paraissait à maints égards
trop favorable aux upécistes puisqu’il facilitait leur libération, intervenait
pour qu’ils retrouvent leur emploi ou les autorisait à le consulter dans son
cabinet79. Au milieu du mois de septembre, le Premier ministre Mbida écrivit
alors au Président français en soutenant que le départ de Louis Marchand,
premier président de la cour d’appel de Yaoundé, contribuerait à « renforcer
les mesures que nous préconisons pour la lutte contre les nationalistes
extrémistes qui donnent l’impression de porter sans cesse atteinte à l’ordre
public tout à fait impunément80 ». Le président organisa la mutation de
Marchand « pour des raisons politiques ». Prenant en compte le fait que ces
manœuvres soulevaient « un certain nombre de difficultés pratiques en raison
du statut de la magistrature », il proposa au ministre de la France d’outre-mer
d’adresser une lettre au président du Conseil supérieur de la magistrature
« … exposant que le premier président de la cour d’appel de Yaoundé doit
être en même temps le conseiller du gouvernement camerounais pour la
préparation des textes relatifs à la simplification de la procédure pénale ».
Il fallait donc remplacer Marchand, « persona non grata auprès du gouver-
nement camerounais » par un magistrat « auquel le gouvernement camerounais
accorderait sa confiance81 ». Le départ de Marchand fut suivi par l’expulsion,
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fin octobre 1957, de Maître Louisia, à la demande de Mbida et sur ordre officiel
du Haut-commissaire Pierre Messmer, approuvé par le ministre de la France
d’outre-mer82. Selon les informations contenues dans son dossier d’expulsion,
l’avocat Louisia assistait régulièrement aux réunions de l’UPC et se trouvait

77. Ibid.
78. ANOM, DPCT, Box 20, « Du Haut-commissaire Messmer au Ministre de la France d’outre-mer,
concernant M. Marchand, magistrat, premier président de la cour d’appel de Yaoundé »,
18 septembre 1957.
79. ANOM, DPCT, Box 20, « Du Haut-commissaire de la République française au Cameroun au
ministre de la France d’outre-mer », 6 juillet 1957 ; « Note au sujet du malaise de la magistrature
outre-mer », [sans date].
80. ANOM, DPCT, Box 20, « Du Premier ministre, État-tutelle du Cameroun, au président de la
République », Paris, 19 septembre 1957.
81. ANOM, DPCT, Box 20, « Du Haut-commissaire Messmer au ministre de la France d’outre-mer,
concernant M. Marchand, magistrat, premier président de la cour d’appel de Yaoundé »,
18 septembre 1957.
82. ANOM, FM, Affaires politiques 3283/2, « De Pierre Messmer à Maître Meignie, président de
l’Association nationale des avocats », Paris, 28 janvier 1958.
Politique africaine n° 138 • juin 2015
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Juristes, faiseurs d’État

présent dans la partie britannique du territoire camerounais quand les


upécistes y reconstituèrent leur parti sous l’appellation « One Kamerun ». Aux
yeux de l’administration coloniale, Louisia était un « employé » de l’UPC dans
la mesure où le parti rémunérait ses services.
À chaque niveau de l’administration, depuis le bureau du Haut-
commissariat du Cameroun jusqu’à la présidence de la République en
passant par le ministère de la France d’outre-mer, les autorités françaises
consentirent aux demandes du Premier ministre camerounais de contraindre
l’indépendance de la magistrature, afin de neutraliser politiquement les
membres et sympathisants de l’UPC. Le gouvernement français souhaitait
que le territoire camerounais sous son contrôle reste membre de la communauté
française et que l’État camerounais en formation demeure dans sa sphère
d’influence. Il était donc évidemment acquis à l’idée que l’UPC et sa milice
intégrée devaient être supprimés au moment où le territoire se dirigeait vers
l’indépendance. Les demandes de Mbida fournirent surtout aux autorités
françaises une opportunité pour contourner les normes judiciaires en vigueur
en métropole, y compris en 1957-1958, alors même que les services judiciaires
du territoire étaient encore du ressort de l’administration française. Ce mode
de gouvernance, qualifié par l’historien Jean-Pierre Bat d’« illégalisme d’État »,
fut facilité par l’existence d’un réseau de l’ombre dirigé par Jacques Foccart
et organisé par la France dans ses anciens territoires africains sous les
présidences successives du Général de Gaulle et de Georges Pompidou83.
Les ressorts de cette forme d’illégalisme d’État transparaissent sans doute
dans la manière par laquelle Messmer tira profit des « requêtes » de Mbida
concernant le système judiciaire dans le Cameroun français en 1957. L’indé­
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pendance du pouvoir judiciaire fut sans conteste gravement compromise par
le gouvernement français en 1957-1958. Un certain nombre de nationalistes
de l’UPC, en particulier ceux qui avaient développé des connaissances
juridiques dans les années précédentes, comprirent non seulement les
irrégularités judiciaires qu’ils observaient mais les dénoncèrent également, à
chaque occasion possible. Peu après l’expulsion de Louisia, Chrétien Dzukam,
qui avait été reconnu coupable de trafic d’armes et purgeait sa peine dans
la prison de New Bell à Douala, écrivit au procureur général : « S’il est de la
tradition de la magistrature d’un pays qui se dit démocratique de demeurer
indépendante dans toutes les circonstances, il me semble que tel n’est pas le
cas en ce moment en ce qui nous concerne au Kamerun84 ». Dzukam soutenait

83. J.-P. Bat, Le Syndrome Foccart. La politique française en Afrique de 1959 à nos jours, Paris, Gallimard,
coll. « Folio histoire », 2012, p. 333.
84. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32, « Répression 1955, documentation UPC,
de Chrétien Dzukam, prison de Douala, au procureur général, chef du service judiciaire au
Kamerun », Yaoundé, novembre 1957. Dzukam écrivait Kamerun avec « K » pour signaler son
Meredith Terretta
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Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

qu’il n’y avait « aucune différence » entre le bureau du procureur et la police


du Cameroun ; il identifiait des magistrats ayant eux-mêmes porté des
coups sur les détenus qui se présentaient devant leur cour85. En l’absence
d’avocats français, la stratégie juridique de défense politique survivait au
Cameroun par le biais des actions et des écrits des prisonniers politiques
tels que Dzukam.
Le procès des upécistes pour des crimes passibles, au pénal, de la peine de
mort, conduisit l’avocat militant Pierre Kaldor à Nkongsamba en août 1958,
pour défendre une quinzaine de personnes poursuivies pour un double
assassinat à Mantem. Six d’entre elles risquaient la peine capitale, mais à
l’issue du procès, seul Maurice Kouam fut effectivement condamné à mort86.
Bien que le ministre de l’Intérieur ait ordonné l’expulsion de Kaldor au
lendemain du procès, ce dernier parvint à visiter les détenus politiques
dans les prisons de Yaoundé, Eséka, Edéa et Douala87. Après son départ, il
continua à correspondre avec tous les prisonniers politiques qui s’adressaient
à lui et à leur envoyer les publications qu’ils requéraient, comme la Déclaration
universelle des droits de l’Homme, la Charte des Nations unies, l’accord de
tutelle avec l’Onu, le quotidien communiste L’Humanité ou encore des ouvrages
sur la guerre d’Algérie88. Il avait lui-même encouragé les détenus à faire
appel devant la Cour de cassation de Paris et promit d’en assurer le suivi.
Après sa visite, des avocats métropolitains comme Colombé, Louisia ou Braun
se virent systématiquement refuser l’autorisation de défendre les prisonniers
politiques au Cameroun. Les appels auprès de la Cour de cassation de Paris
restèrent l’unique recours offert aux détenus politiques qui emplissaient
les prisons camerounaises jusqu’à l’indépendance officielle du territoire,
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le 1er janvier 1960.

V oici maintenant plus de 60 ans que des avocats français, anticolonialistes,


ont participé à la défense de militants dans les procès politiques qui se dérou­
lèrent en France d’outre-mer. Les divers avocats anticolonialistes de la France
d’après-guerre engagés dans la défense d’opposants politiques combinèrent

appartenance à un mouvement politique désirant l’indépendance ainsi que la réunification du


Cameroun français et des British Cameroons.
85. ADSSD, PCF, ASP, Afrique subsaharienne, carton 32, « Répression 1955, documentation UPC,
de Chrétien Dzukam, prison de Douala, au procureur général, chef du service judiciaire au
Kamerun », Yaoundé, novembre 1957.
86. ADSSD, FK, non classé, « De Pierre Kaldor à Charlotte Kaldor », 12 août 1958.
87. Ibid.
88. Voir, par exemple, ADSSD, FK, non classé, « De Jean-Marie Manga, détenu politique à la prison
de Yoko, à Pierre Kaldor », 3 septembre 1958.
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Juristes, faiseurs d’État

le droit français, le droit international, leur orientation politique et la rhétorique


des droits humains pour aborder les divers problèmes juridiques et judiciaires
qui prévalaient dans la France d’outre-mer, entre autres les incompatibilités
entre la Constitution de la Quatrième République et l’accord de tutelle des
Nations unies (en ce qui concernait le Cameroun, mais également le Togo),
les violations des droits humains ou encore la réduction systématique des
libertés civiles et politiques à travers toute l’Afrique française, en Algérie et
à Madagascar. La rhétorique juridique d’une application en droit comme en
pratique de l’État de droit devint partie intégrante des revendications poli­
tiques dans toute l’Afrique française, via les réseaux et les relations personnelles
que les avocats militants construisirent avec les dirigeants et militants politi­
ques africains à partir de la fin des années 1940. Les nouvelles formes de
stratégie et de pratique juridiques influencèrent les processus politiques dans
toute l’Afrique française d’après-guerre de manière significative et durable.
La présence d’avocats anticolonialistes dans l’Afrique française politisa le
terrain judiciaire à un degré tel que les procès, les procédures et la composition
même du pouvoir judiciaire ont émergé comme lieux centraux des luttes
contre le colonialisme. Mais ils devinrent aussi, du même coup, enjeux de
luttes politiques dans la France métropolitaine de la Quatrième République.
Le Cameroun français fut sans doute un cas particulier parmi les territoires
africains sous contrôle français, en raison de son statut sous tutelle et de la
longue lutte armée en faveur de l’indépendance, qui se poursuivit au-delà
même de la date de l’indépendance officielle. En dépit de sa particularité,
le cas du Cameroun nous permet de comprendre les pratiques juridiques
issues des collaborations entre métropolitains et Africains − collaborations
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qui caractérisèrent à la fois la construction de l’État postcolonial et l’op-
position politique à ce dernier. Alors que la Quatrième République cédait
la place à la Cinquième en 1958, ce sont les accords bilatéraux liant la France
aux États autonomes africains de la « communauté française » qui définissaient
le cadre juridique de l’État de droit sur la base duquel ces territoires allaient
accéder à l’indépendance, pour la plupart en 1960.
Les activités des avocats de gauche dans l’après-guerre en France d’outre-mer
démontrent que le cause lawyering, que l’on considère souvent dans la littérature
scientifique comme un phénomène contemporain est loin d’être nouveau89.

89. S. Ellman, « Cause Lawyering in the Third World », in A. Sarat (dir.), Cause Lawyering : Political
Commitments and Professional Responsibilities, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 349-430.
Au sujet du cause lawyering voir également : A. Sarat et S. Scheingold (dir.), Cause Lawyering and
the State in a Global Era, New York, Oxford University Press, coll. « Oxford Socio-Legal Studies »,
2001 ; A. Sarat et S. Scheingold (dir.), The Worlds Cause Lawyers Make. Structure and Agency in Legal
Practice, Standford, Stanford University Press, 2005.
Meredith Terretta
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Cause lawyering et anticolonialisme : activisme politique et État de droit

En réalité, s’il plonge plutôt ses racines dans la période de l’entre-deux-guerres,


il se diffusa progressivement en articulation avec les processus politiques
à l’œuvre dans la France d’outre-mer après la Seconde Guerre mondiale.
Au départ, les avocats français qui défendaient les militants africains anti­
colonialistes adhérèrent au programme post-conflit du PCF, consistant à
s’allier aux hommes politiques africains pour bâtir une coalition de gauche
majoritaire dans l’assemblée de l’Union française90. Comme l’expression
juridique de la cause anticolonialiste dominait la scène politico-judiciaire
dans la France d’outre-mer, ces militants africains poussèrent leurs avocats à
adopter une position de plus en plus radicale et anticolonialiste, fort éloignée
dans certains cas de la ligne plus centriste des partis communiste ou socialiste.
Les avocats anticolonialistes tirèrent parti de la jurisprudence constituée par
la défense stratégique et politique que les communistes français avaient
développée durant l’entre-deux-guerres91 pour s’adapter à l’évolution rapide
de la situation dans les territoires sous domination française, aux plans
juridique et politique, tout en intégrant de nouveaux éléments dans leur
stratégie, comme le droit international ou les appels des nationalistes pour
une indépendance totale, hors de tout contrôle politique et économique de la
France. L’exclusion systématique et définitive des opposants politiques de
l’État de droit fut un projet collaboratif entrepris par les administrateurs
français avant leur retrait, et souvent d’ailleurs à la demande d’administrateurs
africains. Les régimes indépendants, soutenus par des accords bilatéraux avec
la France, échouèrent à établir une quelconque indépendance judiciaire. Les
territoires africains sous domination française ne devinrent indépendants
que lorsque l’État de droit, revendiqué par les activistes africains et les avocats
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engagés qui les défendaient, bascula durablement pour être détourné en
instrument de répression que les régimes en place utilisèrent pour éliminer
leurs opposants de la sphère politique publique.

Meredith Terretta
Université d’Ottawa

Traduction : Christine Deslaurier (IRD)

90. A. Ruscio, « Le monde politique métropolitain et l’Union française, 1944-1947 », in F. Arzalier et


J. Suret-Canale (dir.), Madagascar 1947…, op. cit., p. 99-100.
91. Voir M. Willard, La Défense accuse, Paris, Éditions sociales, 1951 [1938].
Politique africaine n° 138 • juin 2015
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Juristes, faiseurs d’État

Abstract
Anticolonial Cause Lawyering, Political Activism and the Rule of Law in French
Africa, 1946-1960
In connecting with RDA activists throughout postwar French Africa, leftist lawyers
from Overseas and metropolitan France mobilized knowledge about the Law’s
potential to advance anticolonial and nationalist goals. This article draws on lawyers’
papers, official archival documents, published accounts of political trials, and legal
correspondence to reveal how anticolonial cause lawyering shaped judicial processes
and public understandings of the rule of law in French Africa from the late 1940s to
the late 1950s. The relationship between leftist metropolitan lawyers and African
political activists illustrates the imperial counterflows through which ideas about civil
and political liberties, human rights, and politics travelled from Overseas France to
the metropole. However, as French Africa transitioned to independence, the rule of
law shifted from upholder of rights to instrument of political repression.
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