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Richard F. Stalley
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I. INTRODUCTION
être la cité idéalement bonne. Cette cité est, bien sûr, fondée sur le principe © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
que chacune des trois classes entre lesquelles sont répartis les citoyens doit
s’en tenir à la tâche pour laquelle elle est faite par nature. La thèse de Platon,
par conséquent, est que ce principe, ou quelque chose d’approchant, constitue
la justice de la cité (433a-b). Parallèlement, il propose une description tri-
partite de l’âme et il affirme que l’individu est juste quand chacune des parties
de son âme accomplit la tâche qui lui est propre. Comme Platon lui-même
le dit clairement, cette stratégie, en elle-même, ne l’oblige pas à dire qu’il
n’y a jamais eu ou qu’il n’y aura jamais une cité complètement juste ou un
homme complètement juste. Il veut simplement dire que, pour découvrir ce
qu’est la justice, il nous faut considérer une cité complètement juste et un
individu complètement juste.
1. Il y a une abondante littérature sur ce sujet. Voir Sachs 1963, discuté par Vlastos 1971 et
Vlastos 1977 ; Demos 1964 ; Annas 1978 ; Annas 1981, p. 118-123, 152-159.
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Le meilleur législateur s’inquiéterait davantage des guerres civiles que des © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
conflits extérieurs et chercherait à éviter de telles guerres en créant la paix
et l’amitié. Le véritable but auquel doit tendre la législation, c’est donc la
paix et l’amitié plutôt que la guerre (627b-628a). Bien que ce ne soit pas
explicité, une implication présente dans le passage est que la paix et l’har-
monie à l’intérieur de l’âme sont, de la même façon, préférables au simple
contrôle de soi 2. Une discussion à propos de Tyrtée et de Théognis conduit
alors à l’idée que l’homme le meilleur est celui en qui on peut avoir confiance
en période de guerre civile. Cela requiert justice, tempérance et sagesse autant
que du courage, car, du simple courage, même des mercenaires peuvent en
montrer. Tout législateur doit par conséquent établir ses lois en ayant en vue
la plus haute vertu (ten megisten areten), que Théognis appela « la loyauté
dans le danger » et qu’on pourrait appeler « la justice achevée (dikaiosune
telea) » (628a-630d).
doit être organisée en ayant cela en tête (631b-d). © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
Ce passage présente plusieurs particularités embarrassantes 5. Il en est une,
évidente : c’est que la vertu de sagesse est maintenant appelée phronesis
plutôt que sophia. Un point peut-être plus important est que les vertus sont
classées par ordre d’importance. La sagesse est la première et la tempérance
rationnelle, deuxième, cependant que la justice est placée en troisième posi-
tion et considérée comme issue des deux premières combinées avec le cou-
3. Noter, par exemple, le parallèle étroit, pour la pensée comme pour le langage, entre Lois,
626d-627a, et République, 430d-431b ; cf. 442c-d.
4. Cette expression s’est révélée particulièrement difficile à traduire. La rational temperance
de Shorey est en gros correcte, la sobriety of spirit de Taylor omet la référence à la raison.
Le habitual self-control of a soul that uses reason de Saunders n’est pas mal, mais manque
peut-être la suggestion qu’un état authentiquement modéré de l’âme est un état qui implique
nécessairement la raison.
5. Certains commentateurs ont considéré la partie introductive des Lois comme incohérente.
Voir Gigon 1954 ; Müller 1968. Pour une analyse plus favorable, voir Görgemanns 1960,
chapitre 4.
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6. Voir Gigon 1954, p. 225 ; Irwin 1995, p. 348, accuse Platon de risquer « la thèse paradoxale
selon laquelle les Spartiates – universellement reconnus comme des soldats courageux – n’ont
pas su cultiver le courage ». C’est négliger la structure dramatique du dialogue. L’Athénien
développe ses idées en prenant pour point de départ celles qu’acceptent ses compagnons. Les
défier directement serait inapproprié à ce moment du dialogue, mais il est possible pour
l’Athénien d’insinuer que les Spartiates se trompent radicalement, même au sujet de la vertu
qu’ils estiment le plus.
7. Barker 1960, p. 343.
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sune dans les Lois, et elles ne semblent pas lui accorder une valeur particu-
lièrement grande. Comme nous venons de le voir, en 631c, ce n’est pas la
tempérance ou sophrosune comme telle qui est placée en deuxième position
parmi les biens divins, mais la tempérance rationnelle, sophrosune meta nou.
De même, en 696b-e, l’Athénien soutient d’abord qu’aucune vertu n’a de
valeur sans la tempérance – il affirme, par exemple, que nous ne voudrions
pas vivre avec quelqu’un qui serait courageux mais intempérant –, puis qu’il
n’y a rien de particulièrement admirable dans la tempérance prise séparément
de toutes les autres vertus. Là, il semble que la tempérance soit moins un
bien en elle-même qu’une condition pour que les autres vertus aient une
quelconque valeur réelle. La situation est peut-être rendue plus claire en
710a-b, où l’Athénien distingue la forme ordinaire de la tempérance, qui
apparaît naturellement, d’une qualité qui est appelée tempérance en un sens
plus spécialisé et qui est identifiée avec la sagesse. L’interprétation évidente
de tout cela, c’est qu’une simple harmonie entre croyance et sentiments n’a
pas grande valeur, à moins que les croyances elles-mêmes s’accordent avec
la raison. La qualité à laquelle il est attaché du prix, c’est donc, non la
tempérance comme telle, mais la tempérance associée à la raison. Quand il
traite de la sophrosune comme d’une vertu ou d’un bien divin, c’est cette
dernière qualité que Platon a en tête.
Dans les premières pages du dialogue, la discussion sur la supériorité (ou
l’infériorité) de la cité par rapport à elle-même est fondée sur l’idée qu’il y
a au sein de la cité des éléments meilleurs ou pires, et qu’elle est supérieure
à elle-même lorsque les meilleurs éléments en ont le contrôle, et inférieure
à elle-même lorsqu’elle est contrôlée par les pires éléments. Puisqu’il est
admis que l’individu peut présenter ces caractéristiques, il pourrait sembler
que l’âme ou la personnalité individuelle doit aussi comporter des parties
distinctes. Mais Platon évite d’expliciter ce point. En 644b, il revient à l’idée
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que l’homme bon est celui qui est capable de se gouverner lui-même, puis © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
il clarifie ce point en affirmant que, bien que chacun d’entre nous soit un,
nous avons chacun en nous deux « conseillers déraisonnables » qui s’oppo-
sent l’un à l’autre. Ce sont le plaisir et la douleur. Nous nous attendons aussi
à souffrir – nous appelons cela de la peur – et à éprouver du plaisir – nous
appelons cela de l’assurance. S’y ajoute le calcul (logismos) qui détermine
ce qui, du plaisir ou de la douleur, est meilleur ou pire. Quand cela s’exprime
dans une décision commune de la cité, cela s’appelle une loi. L’Athénien
clarifie alors ce point en décrivant les êtres humains comme des « marion-
nettes » entre les mains des dieux. Il est de notre devoir de co-opérer avec
la ficelle d’or du calcul, qu’on appelle la loi de la cité. Parce que cette ficelle
est molle et souple, elle a besoin d’aides pour triompher des fils solides et
rigides du plaisir et de la douleur. Cette histoire est supposée nous aider à
voir ce que signifient les termes « supérieur à soi » et « inférieur à soi », et
à nous rendre compte du fait que cité et individu doivent saisir la vérité de
cette doctrine sur les forces qui sont en nous. « Une cité qui reçoit cette
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doctrine d’un dieu ou de quelque homme de savoir doit l’établir comme une
loi qui gouvernera ses relations avec elle-même et avec les autres cités »
(645b). On a vu parfois dans ce passage le signe d’un rejet par Platon de la
théorie de la tripartition de l’âme 8. En fait, ces deux doctrines peuvent pro-
bablement être conciliées 9, mais, au moins dans cette partie des Lois, Platon
semble généralement éviter les références explicites à l’idée que l’âme com-
porte des parties. Cela signifie, bien sûr, qu’il ne peut pas différencier les
vertus exactement de la même façon que dans la République. La sagesse et
le courage ne peuvent pas être localisés dans l’élément qui raisonne ou dans
le siège de la vaillance. La tempérance ne peut plus être conçue comme un
accord ou une harmonie entre les parties de l’âme et, bien sûr, la justice ne
peut être définie comme une condition dans laquelle chacune des parties de
l’âme accomplit la tâche qui lui est propre.
Puisque l’Athénien évite de parler de parties de l’âme, il ne peut exprimer
l’idée que l’âme vertueuse est sous direction rationnelle en parlant de la
domination de l’élément qui raisonne sur les autres. Au lieu de cela, la raison
est représentée par les jugements vrais, qui peuvent être les jugements de
l’individu ou de la communauté (632c, 644c-d). Cela a une conséquence
importante sur la philosophie morale des Lois. L’Athénien pense que la loi
incarne la droite raison et que, par conséquent, nous agissons en accord avec
la raison quand nous obéissons à la loi. Le passage 645b, cité ci-dessus,
suggère que la loi est le don d’un dieu ou de quelque homme de savoir. En
suggérant que la loi peut venir d’un dieu, l’Athénien fait preuve de déférence
à l’égard de ses compagnons crétois et spartiate, mais il est évidemment
conscient du fait que, en pratique, nous ne pouvons nous attendre à ce que,
littéralement, les dieux nous pourvoient d’un ensemble de lois prêt à l’emploi.
La référence à un homme de savoir pourrait suggérer un appel à un législateur
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philosophe comme les gouvernants de la République 10. Mais l’Athénien fait © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
plus souvent appel au jugement et à l’expérience des anciens (659d, 665d-e).
La loi incarne donc la sagesse accumulée de la communauté.
Cela est lié à une autre différence entre la République et les Lois. Dans la
République, la sagesse, c’était la sophia – ce que recherchent les philosophes.
Mais sophia était régulièrement utilisé pour désigner des formes de compé-
simplement une partie de la vertu. Il a ensuite traité de la justice comme de © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
la troisième en importance parmi les vertus. Maintenant, en se concentrant
autant sur la justice, il semble suggérer, soit que la justice, d’une certaine
manière, englobe les autres vertus, soit que, du moins, elle est la plus impor-
tante d’entre elles. Il vaut aussi la peine de remarquer qu’il ne donne aucun
argument pour prouver que justice et bonheur coïncident vraiment. Tout ce
qu’il fait, c’est montrer que la législation, telle que ses compagnons et lui la
comprennent, présuppose que c’est le cas. Dans la République, Platon a bien
sûr essayé de prouver que justice et bonheur coïncident. Un élément clef de
son argumentation était que la justice est moins une question de comporte-
ment extérieur que de constitution interne de nos âmes. L’âme juste, c’est
11. Le seul passage dans lequel sophia est employé sans ambiguïté pour désigner la vertu de
sagesse semble être 689d. Il y a plusieurs passages où le mot est employé dans un sens neutre
ou même désobligeant pour désigner diverses formes de compétence (644a, 677c, 679c, 701a),
et un certain nombre de cas où l’Athénien décrit des formes de stupidité qui sont prises à tort
pour de la sophia (691a, 732a, 747c, 863c).
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une âme dans laquelle chacune des parties accomplit la fonction qui lui est
propre et qui, par conséquent, fonctionne correctement dans son ensemble.
La justice est à l’âme ce que la santé est au corps (444e-445b). Une seconde
idée clef est que chacune des parties de l’âme a des plaisirs qui lui sont
propres, mais que les plaisirs de la partie qui raisonne, plaisirs que goûte au
premier chef le philosophe, sont préférables à ceux des parties inférieures
(580d-586e). Puisque l’Athénien n’a pas distingué des parties de l’âme, il ne
peut pas traiter de la justice comme d’un état interne de l’âme dans lequel
chaque partie fonctionne correctement. En réalité, il semble identifier la
justice avec le comportement juste. En outre, il n’a rien dit de la sagesse
philosophique en tant que telle, ni de la joie qu’elle apporte. Il ne peut par
conséquent invoquer la thèse que les plaisirs intellectuels ont une valeur
particulière à l’appui de la doctrine selon laquelle l’homme juste est plus
heureux que l’injuste.
Il se peut que la conception la plus claire de la justice soit celle qu’on
trouve dans la section du livre IX, où l’Athénien discute de l’injustice en
relation avec le châtiment (859d-864b). Là, il commence par rappeler la
démonstration, faite auparavant dans le dialogue, du fait que toute personne
injuste est injuste involontairement (π αδικο οχ
κν αδικο : 731c,
cf. 734b), ou que, comme il le dit maintenant, « l’homme injuste est bel et
bien mauvais, mais l’homme mauvais l’est involontairement ( µν αδικ
που κακ, δ κακ ακων τοιοτο) » (860d). Il considère que cela
implique que quiconque accomplit une action injuste l’accomplit involontai-
rement, contredisant ainsi l’idée commune selon laquelle, bien que les gens
accomplissent parfois involontairement des actions injustes, beaucoup de ces
actions sont volontaires. La thèse que nul n’agit mal volontairement menace
de saper la distinction qu’on fait généralement dans les tribunaux entre
méfaits volontaires et involontaires. Pour surmonter cette difficulté, l’Athé-
© Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
nien remplace la distinction entre actes injustes volontaires et involontaires © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
par une distinction entre injustice et préjudice. D’après lui, quelqu’un qui
cause un préjudice à autrui sans le vouloir ne commet pas un acte d’injustice.
La justice ou l’injustice d’une action dépend, non pas du fait qu’elle cause
un bien ou un mal, mais du fait qu’elle provient ou non d’un « caractère et
d’une disposition justes (θει κα δικα τρπ χρµενο) » (862b).
Quand il en vient à expliquer ce qu’est l’injustice, l’Athénien fait ce qui
ressemble à une référence indirecte à la doctrine de la tripartition de l’âme.
On dit communément, affirme-t-il, que c’est quelque chose qui peut être
considéré soit comme une partie (meros), soit comme une affection (pathos)
de l’âme, et qui est connu sous le nom d’ardeur ou de passion (thumos :
863b). C’est un élément combatif qui souvent fait capoter les choses par
manque de rationalité. Il y a aussi un élément de plaisir qui n’est pas la même
chose que l’ardeur et qui exerce sur nous un pouvoir par la persuasion et la
tromperie. La troisième cause qui nous fait mal agir est l’ignorance (agnoia :
863c). Nous disons de quelqu’un qu’il est vaincu par le plaisir ou par la
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passion, mais pas qu’il est vaincu par l’ignorance, bien que tous trois poussent
souvent quelqu’un à agir à l’encontre de ce qu’il souhaite. Suit un passage
dont les détails sont très obscurs ; l’Athénien semble dire que l’injustice
consiste soit à avoir des opinions fausses sur le bien, soit à être vaincu par
le plaisir, soit à être vaincu par la peur (863e-864b). Si c’est là ce qu’il veut
dire, cela reprend assez nettement certains des points établis dans les livres
précédents. Comme nous l’avons vu, l’accent y était mis sur l’importance de
réaliser une harmonie entre le jugement droit, d’une part, et les sentiments
de plaisir et de douleur, de l’autre. Cela implique que nous pouvons mal agir,
soit parce que nous faisons des jugements faux sur ce qui est bien, soit parce
que nos sentiments de plaisir et de douleur ne sont pas en accord avec nos
jugements et nous entraînent à faire ce que nous savons être mal. La sagesse
est ce qui nous rend capables de faire des jugements droits, cependant que
la tempérance et le courage garantissent l’harmonie de nos sentiments et de
nos jugements. Rapproché de la définition de la justice du livre IX, cela
implique qu’être injuste, c’est mal agir parce qu’il nous manque une de ces
vertus, ou davantage. Il y a donc un sens en lequel la justice est la totalité
de la vertu, du moins pour autant qu’elle concerne notre comportement envers
les autres.
Cette explication aurait beaucoup d’arguments à faire valoir. Elle aiderait,
par exemple, à résoudre les problèmes soulevés par la définition de la justice
individuelle dans la République. En particulier, elle donne une explication
beaucoup plus claire du lien entre la vertu de justice et l’action juste. À
condition d’admettre que la raison approuve dans une large mesure la moralité
conventionnelle, elle aide aussi à combler le fossé entre la justice platoni-
cienne et la justice telle qu’on la comprend ordinairement. Mis devant
l’opportunité de détourner de l’argent, l’homme juste jugerait à bon droit que
ce serait mal, et, à la pensée du plaisir que cet argent pourrait lui procurer,
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il ne céderait pas à la tentation. L’association de la sagesse et de la tempérance © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
conduit ainsi à l’action juste. L’homme injuste, d’autre part, pourrait juger,
à tort, qu’il serait dans son intérêt de détourner cet argent. Ou alors, tout en
se rendant compte que ce serait mal, il pourrait quand même céder à la
tentation. Sa stupidité (amathia) conduirait donc à une action injuste. Cette
explication pourrait aussi fournir un moyen de s’acquitter de la tâche que
l’Athénien assigne au Conseil Nocturne, voir comment la vertu est à la fois
une et multiple (963c-d, 965c-e). Les termes utilisés pour décrire les quatre
vertus principales désignent chacun un aspect différent de la vertu. Mais, si
ces termes sont pris dans leur plein sens, nous devons reconnaître qu’ils ne
pourraient pas exister l’un sans l’autre. Pour être authentiquement juste, on
doit être sage, tempérant et courageux.
Pour voir comment cette analyse est liée à celle de la République, nous
devons nous rappeler que, dans le dialogue précédent, Platon employait une
méthode idéaliste. Bien que ce ne soit pas évident au livre IV, il devient de
plus en plus clair dans les livres suivants de la République que la prétention
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de la raison à gouverner repose sur sa saisie des formes. Puisque seuls les
philosophes parviennent à cette saisie, cela implique que seuls les philosophes
peuvent être justes au plein sens du mot. Au moment où nous arrivons au
livre IX, l’homme juste est effectivement identifié avec le philosophe.
L’homme ou la femme ordinaire peut atteindre une certaine sorte de justice
en obéissant aux commandements des philosophes tels qu’ils sont incarnés
dans la loi (590e-591a). Les Lois sont directement concernées, non par la
justice idéale du philosophe, mais par le genre de justice qui peut être atteint
par les gens ordinaires. L’image de la marionnette des dieux est beaucoup
plus utile pour décrire cela, puisqu’elle représente la raison, non comme
quelque chose qui vient de l’intérieur de nos propres âmes, mais comme une
forme de guidage qui vient de l’extérieur. Nous pouvons choisir de coopérer
avec elle ou non. Pour le dire d’une autre façon, même si Platon acceptait
encore la doctrine de la tripartition de l’âme quand il a écrit les Lois, cela ne
lui aurait pas été particulièrement utile pour décrire le genre de justice atteint
par les citoyens de Magnésie.
Même si, grâce à cette analyse, nous pourrions résoudre beaucoup des
difficultés soulevées par les façons dont Platon traite de la justice, nous
devons reconnaître qu’elle ne résoudrait pas tous les problèmes. Certaines
des difficultés subsistantes sont liées à la psychologie morale des Lois. Par
exemple, même si nous voyons une référence indirecte à l’âme tripartite au
livre IX, il nous faut reconnaître que l’ardeur se voit donner, apparemment,
un rôle très différent de celui qu’elle avait dans la République 12. Un problème
encore plus sérieux concerne les relations entre la justice et le bonheur. Si le
genre de justice atteint par les citoyens des Lois est différent de celui qu’attei-
gnent les philosophes dans la République, les Lois ne peuvent tout simplement
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12. Comme nous l’avons vu, dans les premiers livres, il ne dit apparemment rien de l’âme © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
tripartite et il utilise un modèle psychologique, la marionnette des dieux, qu’il n’est pas facile
de concilier avec cette doctrine. Le tableau général semble être qu’il y a une opposition entre
raison et sentiment. La tempérance est la vertu qui nous rend capables de résister à l’appel du
plaisir, cependant que le courage nous rend capables de vaincre la douleur. Au livre IX, d’autre
part, nous sommes beaucoup plus proches de la doctrine de la tripartition de l’âme, bien que
l’Athénien n’aille pas jusqu’à parler réellement de parties de l’âme. De plus, les deux types
de tentations que nous avons à combattre proviennent, non du plaisir et de la douleur, mais
du plaisir et de l’ardeur ou colère. Il y a, bien sûr, un lien entre l’ardeur et la douleur, consistant
en ceci que la colère est considérée comme une émotion douloureuse, mais il y a bien sûr,
bien d’autres sortes de douleur qui semblent n’avoir rien à voir avec l’ardeur. Il est vrai
également que l’ardeur peut nous rendre capables de résister à la douleur. C’est l’une des
raisons pour lesquelles l’ardeur, dans la République, est conçu comme le siège du courage,
mais ce n’est pas là le point établi par Platon en Lois IX. Ce qu’il veut montrer, c’est que
nous pouvons mal agir en cédant à des émotions telles que la rage. Il y a donc une divergence
entre différentes parties des Lois. Il y a aussi une divergence, ou du moins une forte différence
d’accent, entre Lois IX et la République. Dans la République, c’est le rôle positif de l’ardeur
qui est souligné ; sa tâche est de venir en aide à la raison et de l’aider à vaincre les tentations
du désir. Dans les Lois, d’autre part, elle apparaît dans un rôle négatif, comme la source des
passions irrationnelles qui s’opposent à la raison.
240 / RFHIP No 16 – ÉTUDES
pas tirer parti des arguments par lesquels la République démontre les avan-
tages de la justice. Mais il ne semble pas y avoir grand-chose à mettre à la
place.
sont sans valeur. Dans la cité authentique que l’Athénien et ses compagnons
construisent, les magistratures ne seront pas conférées aux riches, ni sur des
bases comme la force, la taille ou la naissance ; elles seront conférées à ceux
qui sont le plus respectueux des lois. De fait, ceux qu’on appelle aujourd’hui
« gouvernants », on doit en réalité les appeler « serviteurs » de la loi ("πηρ$-
τα το% νµοι : 715c). C’est de cela que dépend la survie ou la destruction
de la cité. « Car je vois une destruction imminente pour la cité où la loi est
asservie et impuissante. Je vois que ce qui attend celle où la loi règne en
maître et où les gouvernants sont ses esclaves, c’est le salut et tous les biens
que les dieux ont donnés aux cités » (715d).
En choisissant un langage qui rappelle République I, Platon veut faire
comprendre que les Lois et la République sont supposées s’accorder à rejeter
l’idée que la justice dépend purement et simplement de la décision du parti,
quel qu’il soit, qui se trouve être au pouvoir dans la cité. Mais, il y a aussi
d’autres éléments dans cette section qui rappellent la République. L’affirma-
tion de l’Athénien, en 715d, qu’un désastre attend un État où la loi est soumise
aux gouvernants, peut bien nous remettre en mémoire l’affirmation, à Répu-
blique, 473d, que les cités ne cesseront d’être en proie à des troubles avant
que les philosophes deviennent rois ou les rois, philosophes. La différence
entre les deux passages est, bien sûr, que les Lois font appel à la loi comme
sauveur de la cité tandis que la République n’a d’yeux que pour les philo-
sophes-rois. Mais ensuite, en République, 484c, la raison donnée pour mettre
les philosophes au pouvoir est qu’ils sont les mieux équipés pour « garder »
les lois et les coutumes de la cité. En fait, d’un bout à l’autre de la République,
il y a de fréquentes références à l’importance de préserver la loi et de lui
obéir. Socrate parle de ses propositions pour l’organisation de la cité idéale
comme de lois (nomoi) (par exemple République, 409e-410a, 417b, 424c-e,
430a, 458c, 501a, 530c), et il utilise aussi le mot « loi » (nomos) quand il a
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en tête les principes de raison et d’ordre qui caractérisent l’âme de l’homme © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
juste et la constitution de la cité juste (République, 497d, 587a, 590e, 604a-b).
Il désigne même les philosophes-rois comme les « gardiens des lois » (Répu-
blique, 504a, 521c). Les deux dialogues s’accordent donc pour dire que la
cité doit être soumise à la loi et gouvernée par ceux qui sont le plus capables
de la faire respecter. Les deux types de dirigeants sont, en un sens, des
incarnations vivantes de la loi. La différence, c’est que les philosophes qui
sont en contact avec les formes immuables ont une compréhension rationnelle
de la nature de la loi. Les gouvernants de Magnésie incarnent les lois parce
que leur éducation les a conduits à assimiler la législation établie par un sage
législateur.
Cela implique que, aussi bien dans la République que dans les Lois, la cité
est juste lorsqu’elle est gouvernée par la raison. La loi est identifiée avec les
jugements de la raison. Dans la République, Platon envisage des philoso-
phes-rois dont la compréhension du juste et du bien fait qu’ils sont seuls
qualifiés pour faire respecter et pour interpréter les principes de la raison
242 / RFHIP No 16 – ÉTUDES
fixés dans la loi. Pour garantir que la cité soit dirigée par ces principes de la
raison, tout ce qui est nécessaire, c’est de s’assurer que ce soient ces gens-là,
et eux seuls, qui gouvernent. Une cité peut donc être dite juste quand chacun
fait le travail pour lequel il/elle est équipé(e) par la nature et n’intervient pas
dans les tâches qui appartiennent en propre aux autres. Dans les Lois, en
revanche, il n’y a pas de philosophes-rois. La tâche est, par conséquent, de
trouver une autre façon d’établir le gouvernement de la raison. La position
qui y est adoptée est que la raison peut être incarnée dans un code législatif
établi par un sage législateur et confirmé par l’expérience des anciens.
L’accent est donc mis sur le code lui-même plutôt que sur la perspicacité
des gouvernants. Ce qui importe par-dessus tout, c’est de garantir que les
gouvernants adhèrent strictement à ce code. Cela implique à son tour que les
magistratures doivent être confiées à ceux qui sont les plus respectueux des
lois, mais cela a aussi d’autres implications. Cela suggère que les institutions
éducatives et pénales doivent avoir pour but d’inculquer une compréhension
des lois et une attitude d’obéissance envers elles à tous les citoyens, que la
principale condition dont il faille s’assurer dans le choix des magistrats est
leur obéissance à la loi, et que les institutions politiques doivent être conçues
pour encourager la prise rationnelle de décision. Ces points sont tous pris en
compte dans les Lois. Ainsi, bien que leur définition de la justice semble très
différente de celle de la République, les Lois sont fondées sur le même
principe, le gouvernement de la raison. La différence principale entre les
deux dialogues, c’est que les Lois cherchent à interpréter ce principe pour
une cité sans philosophes-rois.
On trouve à 756e-758a un second passage traitant de la justice politique.
À ce moment, l’Athénien vient de décrire des procédures très élaborées pour
choisir les membres du Conseil. Ces procédures comportent des élections,
mais aussi une part de sélection par tirage au sort. L’Athénien fait observer
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qu’une élection conduite de cette manière parvient à un juste milieu entre © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
démocratie et monarchie. Il fait alors une distinction entre l’égalité purement
numérique, qui attribue le même montant à chacun, et l’égalité proportion-
nelle, qui attribue un montant élevé à qui est plus grand, et un montant
inférieur à qui est inférieur. Tout comme les esclaves ne peuvent jamais être
les amis de leurs maîtres, de même il ne peut jamais y avoir d’amitié entre
les hommes de bien et les mauvais, si les honneurs leur sont distribués à
égalité. Donner des parts égales à des gens qui sont inégaux a pour résultat
l’inégalité, à moins que ne soit réalisée une proportion (ε& µ τυγχάνοι το
µ$τρου : 757a). L’égalité numérique est relativement facile à obtenir en
procédant à une sélection par tirage au sort. L’égalité proportionnelle, qui
est l’espèce la plus vraie et la meilleure d’égalité, est plus difficile à obtenir,
mais elle constitue le jugement de Zeus (∆ι κρσι : 757b). Bien qu’elle
ne soit appropriée aux être humains que dans une mesure limitée, là où elle
est appropriée, elle procure toute sorte de biens aux cités et aux individus.
« Elle attribue plus à la personne de plus grand mérite et moins à celle de
LA JUSTICE DANS LES LOIS / 243
limite est fourni par les démocrates, qui croient que la seule qualité à retenir © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
est la liberté, de sorte que tous les citoyens doivent avoir une chance égale
14. Le langage employé ici suggère que l’équité (τ πιεικ$) est une entorse à la justice
plutôt que d’en être un perfectionnement. Platon diffère donc d’Aristote (Éthique à Nicomaque,
V, 10), qui tient l’équité pour supérieure à la justice légale.
Il y a un problème à propos du rapport entre ce passage et 744b-c, où sont introduites les
classes censitaires. À cet endroit, l’Athénien remarque que la distribution des magistratures
aura à tenir compte de la richesse. Les citoyens se verront par conséquent attribuer magistra-
tures et honneurs « le plus également possible selon une inégalité symétrique » (+ &σατατα
τ. α/νσ συµµ$τρ). Certains commentateurs voudraient voir ici comme une référence à
l’égalité proportionnelle de 757b-c (Barker 1960, p. 338-390 ; Saunders 1972, p. 31-32). Si
cela est vrai, l’Athénien confond la richesse ou l’utilisation de la richesse avec la vertu. Mais
744b-c distingue explicitement l’attribution des magistratures en fonction de la richesse de
leur attribution en fonction de la vertu. Il semble par conséquent que Platon considère les
concessions faites à la richesse comme une autre entorse à la stricte justice.
15. Voir Éthique à Nicomaque, 1131a10 sqq. ; Politique, 1280a7-1280b12, 1282b14-1283c22.
16. Aréopagitique, 20 ; cf. Nicoclès, 14-16.
17. Vlastos 1997 ; pour une critique de cette interprétation, voir Heinaman 1998.
244 / RFHIP No 16 – ÉTUDES
CONCLUSION
Comme nous l’avons vu, la République et les Lois ont des buts différents
et suivent des stratégies argumentatives différentes. La République cherche
à découvrir la justice en elle-même et le moyen qu’elle utilise pour parvenir
à cette fin est d’étudier la cité idéalement juste. Les Lois ont pour but de
proposer une constitution qui pourrait être mise en pratique dans la nouvelle
cité crétoise. Dans la mesure où elles ont affaire avec la justice de l’individu,
elles décrivent, non la forme idéale de cette vertu, mais une forme qui peut
être atteinte par les gens ordinaires. Du point de vue de cet article, le résultat
principal de cette différence est que les Lois se passent de la division de la
cité en trois classes et de la division tripartite de l’âme. Cela ne veut pas dire
que tous les citoyens sont supposés avoir les mêmes capacités, mais simple-
ment qu’il n’y a pas entre eux de divisions nettement définies. On ne peut
pas supposer d’emblée, par conséquent, que certains sont seuls en mesure de
gouverner alors que d’autres sont seuls en mesure de combattre ou de pra-
tiquer l’agriculture. Les Lois conservent l’idée que la cité doit être gouvernée
par la raison, mais la raison est maintenant incarnée dans la législation, plutôt
que dans la classe des philosophes-rois. Cela conduit à l’idée que l’État est
juste quand il est organisé de façon à garantir le respect de la loi. Ce qui
implique à son tour que magistratures et honneurs doivent être attribués à
ceux qui sont les plus capables d’obéir aux lois et de les appliquer. Ainsi,
les hypothèses de base sur lesquelles sont fondées les philosophies politiques
de la République et des Lois sont très similaires, mais elles conduisent à des
conceptions différentes de la justice quand elles sont appliquées à différentes
sortes d’État.
Nous pouvons nous demander si les Lois résolvent ou évitent les problèmes
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soulevés par la définition de la justice de la République. À un certain niveau, © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
la réponse est qu’elles y parviennent d’une façon assez évidente. Du fait
qu’elles se concentrent sur la justice de la personne ordinaire, elles évitent
le problème consistant à mettre en rapport la justice idéale et la conception
ordinaire de cette vertu. Et du fait qu’elles renoncent à la stricte analogie
entre la justice dans la cité et la justice dans l’âme, elles évitent les difficultés
soulevées par cette analogie. Puisque la justice individuelle consiste dans les
dispositions qui nous conduisent à respecter les lois, il n’y a aucun problème
à rapporter la justice individuelle à la justice dans la cité. Une cité juste sera
une cité où les lois seront respectées, et elle aura, bien sûr, des citoyens qui
seront aptes à obéir à la loi. En outre, puisque Platon suppose que les lois
incarneront la plus grande part de la moralité traditionnelle, il n’y a pas de
problème au sujet de la relation entre cette conception de la justice et la
conception ordinaire. Malheureusement, cela ne signifie pas nécessairement
que la définition de la justice dans les Lois soit supérieure à celle de la
République. La difficulté fondamentale réside dans la supposition que la loi
246 / RFHIP No 16 – ÉTUDES
est l’incarnation de la raison. Les Lois ne font pas grand-chose pour justifier
cette supposition ou pour montrer en quoi les lois proposées par l’Athénien
(qui pour la plus grande part incarnent une conception largement conven-
tionnelle de la moralité) sont dérivées de la raison. Si cette supposition est
rejetée, alors nous serons forcés d’admettre que les lois tirent toute leur
autorité de la convention ou des décisions de gouvernants humains faillibles.
La justice se révèlerait alors relative aux normes d’une communauté parti-
culière.
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