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LA JUSTICE DANS LES LOIS DE PLATON

Richard F. Stalley

Picard | « Revue Française d'Histoire des Idées Politiques »

2002/2 N° 16 | pages 229 à 246


ISSN 1266-7862
ISBN 9782708406858
DOI 10.3917/rfhip.016.0229
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politiques1-2002-2-page-229.htm
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É T U D E S

LA JUSTICE DANS LES LOIS DE PLATON


par Richard F. STALLEY*

I. INTRODUCTION

Le but principal de la République de Platon est de procurer une définition


de la justice et de montrer pourquoi il est de notre intérêt d’être juste. Il est
important de reconnaître qu’en entreprenant cette tâche, Platon n’essaye pas
d’analyser le langage ordinaire. Il est conscient du fait que des communautés
différentes et, au sein des communautés, des factions différentes ont des
conceptions différentes de la justice. La tâche de la République est de décou-
vrir ce qu’est véritablement la justice. La stratégie utilisée par Platon pour
atteindre ce but est fondée sur l’idée que c’est dans la meilleure cité possible
qu’on trouvera la justice authentique. Il décrit, par conséquent, ce qu’il croit
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être la cité idéalement bonne. Cette cité est, bien sûr, fondée sur le principe © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
que chacune des trois classes entre lesquelles sont répartis les citoyens doit
s’en tenir à la tâche pour laquelle elle est faite par nature. La thèse de Platon,
par conséquent, est que ce principe, ou quelque chose d’approchant, constitue
la justice de la cité (433a-b). Parallèlement, il propose une description tri-
partite de l’âme et il affirme que l’individu est juste quand chacune des parties
de son âme accomplit la tâche qui lui est propre. Comme Platon lui-même
le dit clairement, cette stratégie, en elle-même, ne l’oblige pas à dire qu’il
n’y a jamais eu ou qu’il n’y aura jamais une cité complètement juste ou un
homme complètement juste. Il veut simplement dire que, pour découvrir ce
qu’est la justice, il nous faut considérer une cité complètement juste et un
individu complètement juste.

* Richard F. Stalley est professeur de philosophie à l’Université de Glasgow (Royaume-Uni).


Texte original en anglais.
230 / RFHIP No 16 – ÉTUDES

« ... si nous parvenons à découvrir ce qu’est la justice, exigerons-nous que


l’homme juste n’en diffère en rien, mais se conforme en toutes choses à
l’idéal ? Ou nous suffira-t-il qu’il s’en approche aussi près que possible
et qu’il y ait plus de part que les autres ? – Nous nous contenterons de
cela, dit-il. – Un modèle (paradeigma), dis-je, voilà donc ce que nous
cherchions quand nous étions en quête de la nature de la justice idéale et
que nous demandions ce que serait le caractère de l’homme parfaitement
juste, à supposer qu’il existe, et quand nous faisions de même concernant
l’injustice et l’homme complètement injuste. » (République, 472b-c).
Parce que La République décrit un État idéalement juste et un individu
idéalement juste, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que sa définition
de la justice corresponde directement à aucune compréhension ordinaire de
la justice, mais nous nous attendrions malgré tout à ce qu’elle ait quelque
rapport avec les conceptions ordinaires. Il est par conséquent embarrassant,
c’est le moins qu’on puisse dire, que la définition que donne Platon de la
justice dans la cité semble n’avoir aucun lien avec les conceptions ordinaires
de la justice, comme, par exemple, d’exiger une sorte quelconque d’équité
ou d’égalité. De même, la définition platonicienne de la justice dans l’âme
ne ressemble en rien à la conception ordinaire d’un individu juste. Elle fait
de la justice une question de constitution interne de l’âme plutôt que de
comportement extérieur, et ne contribue que peu à expliquer pourquoi on
devrait s’attendre à ce que l’homme juste, au sens platonicien, agisse juste-
ment, et elle implique que seul un philosophe peut être juste au sens strict
du terme 1. De plus, il n’apparaît pas clairement pourquoi nous devrions nous
attendre à ce que l’État juste de Platon soit habité par des individus justes
au sens platonicien.
Les Lois diffèrent de la République en ce que la justice n’en est pas le
sujet principal, et qu’elles suivent une stratégie argumentative tout à fait
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différente. La cité des Lois n’est pas conçue comme un paradigme de la
justice et elle ne possède pas la structure tripartite de la cité de la République.
Elle ne peut donc présenter la justice exactement de la même manière. D’autre
part, il n’y a aucun doute que Platon la considère comme une cité qui, autant
qu’il est possible, est juste et encourage la justice chez ses citoyens. Mon
propos, dans cet article, est donc d’examiner quelle définition de la justice
est proposée dans les Lois, et quels en sont les liens avec la définition donnée
dans la République. Les Lois indiquent-elles que Platon a modifié sa concep-
tion de cette vertu postérieurement à la rédaction de la République, ou peu-
vent-elles être considérées comme une application de la doctrine de la Répu-
blique à une cité qui pourrait exister réellement ? Je poserai aussi la question
de savoir si la définition des Lois résout ou évite les problèmes posés par la
définition de la République.

1. Il y a une abondante littérature sur ce sujet. Voir Sachs 1963, discuté par Vlastos 1971 et
Vlastos 1977 ; Demos 1964 ; Annas 1978 ; Annas 1981, p. 118-123, 152-159.
LA JUSTICE DANS LES LOIS / 231

II. L’ÂME ET LA CITÉ DANS LOIS I (624-632c)

Les premières pages des Lois pourraient induire le lecteur à s’attendre à


ce que l’analogie entre la cité et l’individu y soit aussi importante qu’elle
l’était dans la République. L’Athénien part de l’idée, que Clinias, le Crétois,
et Mégillos, le Spartiate, considèrent comme fondamentale dans leurs propres
systèmes, que toute cité est dans un état de guerre non déclarée avec toutes
les autres cités. La législation devrait être conçue de façon à donner la victoire
à la guerre (626a-c). L’Athénien fait facilement admettre à ses compagnons
que le même principe s’applique aux relations entre villages, entre familles
dans un village, et entre individus. Ils admettent ensuite que chaque individu
est en guerre avec lui-même et que la victoire sur soi-même est la plus
importante de toutes. Cela permet à l’Athénien d’inverser le sens de l’argu-
mentation et d’affirmer que familles, villages et cités ont besoin de remporter
la victoire sur eux-mêmes, ou, comme nous pourrions dire, d’être « supérieurs
à eux-mêmes ». Une cité dans laquelle les meilleurs éléments assurent la
victoire sur les plus mauvais pourrait être appelée « supérieure à elle-même »,
tandis qu’une cité où les citoyens injustes se sont associés pour asservir les
justes pourrait être appelée « inférieure à elle-même » (626d-627b). L’Athé-
nien imagine alors une famille où il y a une querelle entre frères justes et
injustes, et où on fait appel à un juge pour trancher la question. Le meilleur
juge ne serait pas celui qui anéantirait les mauvais frères et permettrait aux
bons de se gouverner eux-mêmes, ni même celui qui amènerait les mauvais
frères à se soumettre de leur plein gré aux bons, mais celui qui réconcilierait
les factions et qui, en leur donnant des lois, les rendrait capables de vivre en
amitié les uns avec les autres. L’Athénien applique alors ces idées à la cité.
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Le meilleur législateur s’inquiéterait davantage des guerres civiles que des © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
conflits extérieurs et chercherait à éviter de telles guerres en créant la paix
et l’amitié. Le véritable but auquel doit tendre la législation, c’est donc la
paix et l’amitié plutôt que la guerre (627b-628a). Bien que ce ne soit pas
explicité, une implication présente dans le passage est que la paix et l’har-
monie à l’intérieur de l’âme sont, de la même façon, préférables au simple
contrôle de soi 2. Une discussion à propos de Tyrtée et de Théognis conduit
alors à l’idée que l’homme le meilleur est celui en qui on peut avoir confiance
en période de guerre civile. Cela requiert justice, tempérance et sagesse autant
que du courage, car, du simple courage, même des mercenaires peuvent en
montrer. Tout législateur doit par conséquent établir ses lois en ayant en vue
la plus haute vertu (ten megisten areten), que Théognis appela « la loyauté
dans le danger » et qu’on pourrait appeler « la justice achevée (dikaiosune
telea) » (628a-630d).

2. Tel semble être le sens de la référence au bonheur individuel à 628d5.


232 / RFHIP No 16 – ÉTUDES

Beaucoup de choses ici nous rappellent la République 3. En particulier, il


semble y avoir un parallèle entre la vertu dans la cité et la vertu dans l’âme
individuelle. Une cité bien gouvernée sera placée sous la direction des meil-
leurs et des plus sages parmi ses citoyens, tout comme une âme vertueuse
est sous la direction des meilleurs parmi les éléments qu’elle contient. Dans
les deux cas, l’idéal est une situation où les éléments mènent leur existence
dans la paix et l’harmonie mutuelles, plutôt qu’une situation où un élément
impose sa volonté aux autres. Tout cela semblera familier aux lecteurs de la
République, bien que peut-être ils puissent être troublés quand l’Athénien
décrit la victoire des meilleurs éléments sur les plus mauvais, dans une
communauté, comme une victoire du juste sur l’injuste (627b-c). Cela sug-
gérerait que la définition de la vertu dans l’État présuppose une conception
de la justice dans l’individu, tandis que, dans la République, la justice dans
la cité est utilisée pour élucider la justice dans l’individu.
En fait, il devient bientôt clair que les Lois ne vont pas simplement répéter
la philosophie morale de la République. L’Athénien entreprend de critiquer
ceux qui supposent que les législateurs de Crète et de Sparte avaient pour
seul souci d’inculquer le courage. Cela revient à suggérer qu’ils ont fait tendre
leur législation à une partie plutôt qu’au tout de la vertu (630d-631a). Le vrai
législateur doit viser ce que l’Athénien appelle « les biens divins ». La sagesse
(phronesis) vient en premier parmi ces biens divins. Elle est suivie par la
« tempérance rationnelle » (sophrosune meta nou) 4. De ces deux vertus naît
la justice (dikaiosune), cependant que vient au quatrième rang le courage
(andreia). Le législateur doit proclamer aux citoyens que les biens
« humains » tels que la santé, la beauté, la force et la richesse sont subor-
donnés aux biens divins et que les biens divins considèrent la raison comme
leur guide (eis ton hegemona noun xumpanta blepein). Toute sa législation
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doit être organisée en ayant cela en tête (631b-d). © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
Ce passage présente plusieurs particularités embarrassantes 5. Il en est une,
évidente : c’est que la vertu de sagesse est maintenant appelée phronesis
plutôt que sophia. Un point peut-être plus important est que les vertus sont
classées par ordre d’importance. La sagesse est la première et la tempérance
rationnelle, deuxième, cependant que la justice est placée en troisième posi-
tion et considérée comme issue des deux premières combinées avec le cou-

3. Noter, par exemple, le parallèle étroit, pour la pensée comme pour le langage, entre Lois,
626d-627a, et République, 430d-431b ; cf. 442c-d.
4. Cette expression s’est révélée particulièrement difficile à traduire. La rational temperance
de Shorey est en gros correcte, la sobriety of spirit de Taylor omet la référence à la raison.
Le habitual self-control of a soul that uses reason de Saunders n’est pas mal, mais manque
peut-être la suggestion qu’un état authentiquement modéré de l’âme est un état qui implique
nécessairement la raison.
5. Certains commentateurs ont considéré la partie introductive des Lois comme incohérente.
Voir Gigon 1954 ; Müller 1968. Pour une analyse plus favorable, voir Görgemanns 1960,
chapitre 4.
LA JUSTICE DANS LES LOIS / 233

rage. Le courage lui-même arrive en quatrième place. Dans la République,


la justice était la vertu clef, principalement parce qu’elle était considérée
comme une condition de l’existence des autres. Ici, cependant, la justice
semble naître des autres vertus et donc en dériver à titre de conséquence. Il
est également étrange de placer le courage en quatrième position. Puisque le
courage est, semble-t-il, aussi nécessaire à la justice que la tempérance, un
classement logique semblerait exiger qu’il soit placé au même rang que la
tempérance, ou au moins en troisième position, avec la justice au quatrième
rang. Ou bien il pourrait sembler que la justice doit être placée en premier,
les autres vertus qui l’engendrent venant après. Si l’on suppose que le texte
est bon, la seule explication semble être que Platon pense ici essentiellement
à la législation, et qu’il veut faire observer que le courage, qui est l’objectif
principal des systèmes crétois et spartiate, est loin d’être la préoccupation la
plus importante 6.
L’analyse des vertus est développée à travers la discussion sur les beuveries
qui occupe la plus grande partie des livres I et II. Le but principal de ces
beuveries est d’entraîner les jeunes à résister aux plaisirs (635b-c). Elles
procurent donc une éducation que l’Athénien décrit en ces termes :
Par éducation, donc, j’entends la vertu, sous la forme où un enfant
l’acquiert d’abord. En fait, si le plaisir et l’amitié, la douleur et l’aversion,
s’implantent correctement en un enfant avant qu’il ait atteint l’âge de
raison, et si, quand il arrive à cet âge, ces sentiments sont en accord avec
la raison, grâce à un dressage précoce à de bonnes habitudes – cet accord,
considéré en bloc, c’est la vertu. Mais si l’on considère ce qui en est le
facteur essentiel, le contrôle correct des plaisirs et des peines grâce auquel,
du début à la fin, un homme abhorrera ce qu’il doit abhorrer et chérira ce
qu’il doit chérir – si vous isolez ce facteur et l’appelez éducation, vous
lui donnerez son vrai nom véritable (653b-c).
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L’accent est donc mis, dans cette section, sur le besoin d’harmonie entre
nos sentiments et nos désirs, d’une part, et la connaissance ou l’opinion
droite, de l’autre. Étant donné que, dans la République (430e-432a, 442c-d),
la tempérance ou la maîtrise de soi (sophrosune) est décrite comme un accord
ou une harmonie entre les meilleurs et les pires éléments de l’âme ou de
l’État, cela peut nous induire à supposer que c’est elle, maintenant, la vertu
clef. De fait, Barker affirme que la « maîtrise de soi » est le « ressort prin-
cipal » des Lois 7. Mais il y a comparativement peu de références à la sophro-

6. Voir Gigon 1954, p. 225 ; Irwin 1995, p. 348, accuse Platon de risquer « la thèse paradoxale
selon laquelle les Spartiates – universellement reconnus comme des soldats courageux – n’ont
pas su cultiver le courage ». C’est négliger la structure dramatique du dialogue. L’Athénien
développe ses idées en prenant pour point de départ celles qu’acceptent ses compagnons. Les
défier directement serait inapproprié à ce moment du dialogue, mais il est possible pour
l’Athénien d’insinuer que les Spartiates se trompent radicalement, même au sujet de la vertu
qu’ils estiment le plus.
7. Barker 1960, p. 343.
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sune dans les Lois, et elles ne semblent pas lui accorder une valeur particu-
lièrement grande. Comme nous venons de le voir, en 631c, ce n’est pas la
tempérance ou sophrosune comme telle qui est placée en deuxième position
parmi les biens divins, mais la tempérance rationnelle, sophrosune meta nou.
De même, en 696b-e, l’Athénien soutient d’abord qu’aucune vertu n’a de
valeur sans la tempérance – il affirme, par exemple, que nous ne voudrions
pas vivre avec quelqu’un qui serait courageux mais intempérant –, puis qu’il
n’y a rien de particulièrement admirable dans la tempérance prise séparément
de toutes les autres vertus. Là, il semble que la tempérance soit moins un
bien en elle-même qu’une condition pour que les autres vertus aient une
quelconque valeur réelle. La situation est peut-être rendue plus claire en
710a-b, où l’Athénien distingue la forme ordinaire de la tempérance, qui
apparaît naturellement, d’une qualité qui est appelée tempérance en un sens
plus spécialisé et qui est identifiée avec la sagesse. L’interprétation évidente
de tout cela, c’est qu’une simple harmonie entre croyance et sentiments n’a
pas grande valeur, à moins que les croyances elles-mêmes s’accordent avec
la raison. La qualité à laquelle il est attaché du prix, c’est donc, non la
tempérance comme telle, mais la tempérance associée à la raison. Quand il
traite de la sophrosune comme d’une vertu ou d’un bien divin, c’est cette
dernière qualité que Platon a en tête.
Dans les premières pages du dialogue, la discussion sur la supériorité (ou
l’infériorité) de la cité par rapport à elle-même est fondée sur l’idée qu’il y
a au sein de la cité des éléments meilleurs ou pires, et qu’elle est supérieure
à elle-même lorsque les meilleurs éléments en ont le contrôle, et inférieure
à elle-même lorsqu’elle est contrôlée par les pires éléments. Puisqu’il est
admis que l’individu peut présenter ces caractéristiques, il pourrait sembler
que l’âme ou la personnalité individuelle doit aussi comporter des parties
distinctes. Mais Platon évite d’expliciter ce point. En 644b, il revient à l’idée
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que l’homme bon est celui qui est capable de se gouverner lui-même, puis © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
il clarifie ce point en affirmant que, bien que chacun d’entre nous soit un,
nous avons chacun en nous deux « conseillers déraisonnables » qui s’oppo-
sent l’un à l’autre. Ce sont le plaisir et la douleur. Nous nous attendons aussi
à souffrir – nous appelons cela de la peur – et à éprouver du plaisir – nous
appelons cela de l’assurance. S’y ajoute le calcul (logismos) qui détermine
ce qui, du plaisir ou de la douleur, est meilleur ou pire. Quand cela s’exprime
dans une décision commune de la cité, cela s’appelle une loi. L’Athénien
clarifie alors ce point en décrivant les êtres humains comme des « marion-
nettes » entre les mains des dieux. Il est de notre devoir de co-opérer avec
la ficelle d’or du calcul, qu’on appelle la loi de la cité. Parce que cette ficelle
est molle et souple, elle a besoin d’aides pour triompher des fils solides et
rigides du plaisir et de la douleur. Cette histoire est supposée nous aider à
voir ce que signifient les termes « supérieur à soi » et « inférieur à soi », et
à nous rendre compte du fait que cité et individu doivent saisir la vérité de
cette doctrine sur les forces qui sont en nous. « Une cité qui reçoit cette
LA JUSTICE DANS LES LOIS / 235

doctrine d’un dieu ou de quelque homme de savoir doit l’établir comme une
loi qui gouvernera ses relations avec elle-même et avec les autres cités »
(645b). On a vu parfois dans ce passage le signe d’un rejet par Platon de la
théorie de la tripartition de l’âme 8. En fait, ces deux doctrines peuvent pro-
bablement être conciliées 9, mais, au moins dans cette partie des Lois, Platon
semble généralement éviter les références explicites à l’idée que l’âme com-
porte des parties. Cela signifie, bien sûr, qu’il ne peut pas différencier les
vertus exactement de la même façon que dans la République. La sagesse et
le courage ne peuvent pas être localisés dans l’élément qui raisonne ou dans
le siège de la vaillance. La tempérance ne peut plus être conçue comme un
accord ou une harmonie entre les parties de l’âme et, bien sûr, la justice ne
peut être définie comme une condition dans laquelle chacune des parties de
l’âme accomplit la tâche qui lui est propre.
Puisque l’Athénien évite de parler de parties de l’âme, il ne peut exprimer
l’idée que l’âme vertueuse est sous direction rationnelle en parlant de la
domination de l’élément qui raisonne sur les autres. Au lieu de cela, la raison
est représentée par les jugements vrais, qui peuvent être les jugements de
l’individu ou de la communauté (632c, 644c-d). Cela a une conséquence
importante sur la philosophie morale des Lois. L’Athénien pense que la loi
incarne la droite raison et que, par conséquent, nous agissons en accord avec
la raison quand nous obéissons à la loi. Le passage 645b, cité ci-dessus,
suggère que la loi est le don d’un dieu ou de quelque homme de savoir. En
suggérant que la loi peut venir d’un dieu, l’Athénien fait preuve de déférence
à l’égard de ses compagnons crétois et spartiate, mais il est évidemment
conscient du fait que, en pratique, nous ne pouvons nous attendre à ce que,
littéralement, les dieux nous pourvoient d’un ensemble de lois prêt à l’emploi.
La référence à un homme de savoir pourrait suggérer un appel à un législateur
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philosophe comme les gouvernants de la République 10. Mais l’Athénien fait © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
plus souvent appel au jugement et à l’expérience des anciens (659d, 665d-e).
La loi incarne donc la sagesse accumulée de la communauté.
Cela est lié à une autre différence entre la République et les Lois. Dans la
République, la sagesse, c’était la sophia – ce que recherchent les philosophes.
Mais sophia était régulièrement utilisé pour désigner des formes de compé-

8. Voir Fortenbaugh 1974, p. 23-32, 41-44 ; Bobonich 1994, p. 18-21.


9. Le fait que Platon utilise une image différente pour décrire l’expérience morale n’implique
pas en lui-même qu’il a changé d’avis sur le mécanisme sous-jacent. L’idée sous-jacente,
qu’on doit s’accrocher à l’opinion droite et résister aux tentations du plaisir et de la douleur,
est à la base de la description des vertus de la classe des soldats dans la République, 412d-413d.
Il n’y a rien qui suggère que la doctrine de ce passage soit abandonnée dans la suite de la
République. Le passage sur la marionnette des dieux n’est donc pas nécessairement incom-
patible avec la théorie de la tripartition.
10. 709e sqq. semble envisager une situation où un sage législateur conseille un jeune tyran.
Cela rappelle la relation que Platon espérait avoir avec le jeune Denys à Syracuse. Le singulier
« quelque homme de savoir » semble exclure une référence au Conseil Nocturne.
236 / RFHIP No 16 – ÉTUDES

tence technique, et pouvait avoir un sens désobligeant quand elle désignait


des savoirs ou des talents qui peuvent être inutiles, voire pires. Dans les Lois,
l’Athénien, normalement, parle de la phronesis, qui n’a pas ces implications
et il oppose, à plusieurs reprises, cette forme de sagesse à la simple astuce 11.
Platon peut avoir continué à penser que le vrai philosophe pouvait saisir la
nature du bien, mais il se rend compte que ce genre de sagesse est si rare, si
même elle existe, qu’en pratique nous ne pouvons nous en remettre à elle
pour diriger tant nos vies privées que les affaires publiques.
Une complication supplémentaire, dans l’analyse des vertus, est suggérée
à 660d-663d. Là, l’Athénien loue les Crétois et les Spartiates d’exiger de
leurs poètes qu’ils enseignent que l’homme de bien qui est tempéré et juste
doit être aussi heureux. Ils s’opposent ainsi à la majorité des gens qui croient
que ce qui compte en réalité, ce sont les prétendus biens humains. L’Athénien,
de son côté, insiste sur le fait que ces biens humains n’ont de valeur que
lorsqu’ils s’accompagnent de justice (661a-b). Puis il demande que, dans la
nouvelle cité, les poètes soient tenus d’enseigner que la justice et le bonheur
coïncident (661b-c). Si les législateurs ne se rallient pas à ce point de vue,
ils se contredisent, car ils affirment chercher le bonheur de leur peuple et ils
lui demandent aussi d’être justes (662c-663a). De plus, puisqu’il est impos-
sible de concevoir comment une vie pourrait être heureuse mais désagréable,
ils doivent aussi adhérer à l’idée que vivre de manière juste, c’est vivre
agréablement. L’Athénien a certainement raison de suggérer que la concep-
tion globale des buts de la législation dans les Lois requiert que la justice et
le bonheur coïncident, mais l’importance donnée à la justice dans ce passage
peut suggérer un certain nombre de problèmes. L’un de ces problèmes est
que, dans les premières pages du dialogue, l’Athénien a insisté sur le fait que
les législateurs doivent viser à inculquer la vertu en totalité, et non pas
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simplement une partie de la vertu. Il a ensuite traité de la justice comme de © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
la troisième en importance parmi les vertus. Maintenant, en se concentrant
autant sur la justice, il semble suggérer, soit que la justice, d’une certaine
manière, englobe les autres vertus, soit que, du moins, elle est la plus impor-
tante d’entre elles. Il vaut aussi la peine de remarquer qu’il ne donne aucun
argument pour prouver que justice et bonheur coïncident vraiment. Tout ce
qu’il fait, c’est montrer que la législation, telle que ses compagnons et lui la
comprennent, présuppose que c’est le cas. Dans la République, Platon a bien
sûr essayé de prouver que justice et bonheur coïncident. Un élément clef de
son argumentation était que la justice est moins une question de comporte-
ment extérieur que de constitution interne de nos âmes. L’âme juste, c’est

11. Le seul passage dans lequel sophia est employé sans ambiguïté pour désigner la vertu de
sagesse semble être 689d. Il y a plusieurs passages où le mot est employé dans un sens neutre
ou même désobligeant pour désigner diverses formes de compétence (644a, 677c, 679c, 701a),
et un certain nombre de cas où l’Athénien décrit des formes de stupidité qui sont prises à tort
pour de la sophia (691a, 732a, 747c, 863c).
LA JUSTICE DANS LES LOIS / 237

une âme dans laquelle chacune des parties accomplit la fonction qui lui est
propre et qui, par conséquent, fonctionne correctement dans son ensemble.
La justice est à l’âme ce que la santé est au corps (444e-445b). Une seconde
idée clef est que chacune des parties de l’âme a des plaisirs qui lui sont
propres, mais que les plaisirs de la partie qui raisonne, plaisirs que goûte au
premier chef le philosophe, sont préférables à ceux des parties inférieures
(580d-586e). Puisque l’Athénien n’a pas distingué des parties de l’âme, il ne
peut pas traiter de la justice comme d’un état interne de l’âme dans lequel
chaque partie fonctionne correctement. En réalité, il semble identifier la
justice avec le comportement juste. En outre, il n’a rien dit de la sagesse
philosophique en tant que telle, ni de la joie qu’elle apporte. Il ne peut par
conséquent invoquer la thèse que les plaisirs intellectuels ont une valeur
particulière à l’appui de la doctrine selon laquelle l’homme juste est plus
heureux que l’injuste.
Il se peut que la conception la plus claire de la justice soit celle qu’on
trouve dans la section du livre IX, où l’Athénien discute de l’injustice en
relation avec le châtiment (859d-864b). Là, il commence par rappeler la
démonstration, faite auparavant dans le dialogue, du fait que toute personne
injuste est injuste involontairement (π  αδικο ο χ κν αδικο : 731c,
cf. 734b), ou que, comme il le dit maintenant, « l’homme injuste est bel et
bien mauvais, mais l’homme mauvais l’est involontairement ( µν αδικ
που κακ,  δ κακ ακων τοιοτο) » (860d). Il considère que cela
implique que quiconque accomplit une action injuste l’accomplit involontai-
rement, contredisant ainsi l’idée commune selon laquelle, bien que les gens
accomplissent parfois involontairement des actions injustes, beaucoup de ces
actions sont volontaires. La thèse que nul n’agit mal volontairement menace
de saper la distinction qu’on fait généralement dans les tribunaux entre
méfaits volontaires et involontaires. Pour surmonter cette difficulté, l’Athé-
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nien remplace la distinction entre actes injustes volontaires et involontaires © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
par une distinction entre injustice et préjudice. D’après lui, quelqu’un qui
cause un préjudice à autrui sans le vouloir ne commet pas un acte d’injustice.
La justice ou l’injustice d’une action dépend, non pas du fait qu’elle cause
un bien ou un mal, mais du fait qu’elle provient ou non d’un « caractère et
d’une disposition justes (θει κα δικα τρπ χρµενο) » (862b).
Quand il en vient à expliquer ce qu’est l’injustice, l’Athénien fait ce qui
ressemble à une référence indirecte à la doctrine de la tripartition de l’âme.
On dit communément, affirme-t-il, que c’est quelque chose qui peut être
considéré soit comme une partie (meros), soit comme une affection (pathos)
de l’âme, et qui est connu sous le nom d’ardeur ou de passion (thumos :
863b). C’est un élément combatif qui souvent fait capoter les choses par
manque de rationalité. Il y a aussi un élément de plaisir qui n’est pas la même
chose que l’ardeur et qui exerce sur nous un pouvoir par la persuasion et la
tromperie. La troisième cause qui nous fait mal agir est l’ignorance (agnoia :
863c). Nous disons de quelqu’un qu’il est vaincu par le plaisir ou par la
238 / RFHIP No 16 – ÉTUDES

passion, mais pas qu’il est vaincu par l’ignorance, bien que tous trois poussent
souvent quelqu’un à agir à l’encontre de ce qu’il souhaite. Suit un passage
dont les détails sont très obscurs ; l’Athénien semble dire que l’injustice
consiste soit à avoir des opinions fausses sur le bien, soit à être vaincu par
le plaisir, soit à être vaincu par la peur (863e-864b). Si c’est là ce qu’il veut
dire, cela reprend assez nettement certains des points établis dans les livres
précédents. Comme nous l’avons vu, l’accent y était mis sur l’importance de
réaliser une harmonie entre le jugement droit, d’une part, et les sentiments
de plaisir et de douleur, de l’autre. Cela implique que nous pouvons mal agir,
soit parce que nous faisons des jugements faux sur ce qui est bien, soit parce
que nos sentiments de plaisir et de douleur ne sont pas en accord avec nos
jugements et nous entraînent à faire ce que nous savons être mal. La sagesse
est ce qui nous rend capables de faire des jugements droits, cependant que
la tempérance et le courage garantissent l’harmonie de nos sentiments et de
nos jugements. Rapproché de la définition de la justice du livre IX, cela
implique qu’être injuste, c’est mal agir parce qu’il nous manque une de ces
vertus, ou davantage. Il y a donc un sens en lequel la justice est la totalité
de la vertu, du moins pour autant qu’elle concerne notre comportement envers
les autres.
Cette explication aurait beaucoup d’arguments à faire valoir. Elle aiderait,
par exemple, à résoudre les problèmes soulevés par la définition de la justice
individuelle dans la République. En particulier, elle donne une explication
beaucoup plus claire du lien entre la vertu de justice et l’action juste. À
condition d’admettre que la raison approuve dans une large mesure la moralité
conventionnelle, elle aide aussi à combler le fossé entre la justice platoni-
cienne et la justice telle qu’on la comprend ordinairement. Mis devant
l’opportunité de détourner de l’argent, l’homme juste jugerait à bon droit que
ce serait mal, et, à la pensée du plaisir que cet argent pourrait lui procurer,
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il ne céderait pas à la tentation. L’association de la sagesse et de la tempérance © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
conduit ainsi à l’action juste. L’homme injuste, d’autre part, pourrait juger,
à tort, qu’il serait dans son intérêt de détourner cet argent. Ou alors, tout en
se rendant compte que ce serait mal, il pourrait quand même céder à la
tentation. Sa stupidité (amathia) conduirait donc à une action injuste. Cette
explication pourrait aussi fournir un moyen de s’acquitter de la tâche que
l’Athénien assigne au Conseil Nocturne, voir comment la vertu est à la fois
une et multiple (963c-d, 965c-e). Les termes utilisés pour décrire les quatre
vertus principales désignent chacun un aspect différent de la vertu. Mais, si
ces termes sont pris dans leur plein sens, nous devons reconnaître qu’ils ne
pourraient pas exister l’un sans l’autre. Pour être authentiquement juste, on
doit être sage, tempérant et courageux.
Pour voir comment cette analyse est liée à celle de la République, nous
devons nous rappeler que, dans le dialogue précédent, Platon employait une
méthode idéaliste. Bien que ce ne soit pas évident au livre IV, il devient de
plus en plus clair dans les livres suivants de la République que la prétention
LA JUSTICE DANS LES LOIS / 239

de la raison à gouverner repose sur sa saisie des formes. Puisque seuls les
philosophes parviennent à cette saisie, cela implique que seuls les philosophes
peuvent être justes au plein sens du mot. Au moment où nous arrivons au
livre IX, l’homme juste est effectivement identifié avec le philosophe.
L’homme ou la femme ordinaire peut atteindre une certaine sorte de justice
en obéissant aux commandements des philosophes tels qu’ils sont incarnés
dans la loi (590e-591a). Les Lois sont directement concernées, non par la
justice idéale du philosophe, mais par le genre de justice qui peut être atteint
par les gens ordinaires. L’image de la marionnette des dieux est beaucoup
plus utile pour décrire cela, puisqu’elle représente la raison, non comme
quelque chose qui vient de l’intérieur de nos propres âmes, mais comme une
forme de guidage qui vient de l’extérieur. Nous pouvons choisir de coopérer
avec elle ou non. Pour le dire d’une autre façon, même si Platon acceptait
encore la doctrine de la tripartition de l’âme quand il a écrit les Lois, cela ne
lui aurait pas été particulièrement utile pour décrire le genre de justice atteint
par les citoyens de Magnésie.
Même si, grâce à cette analyse, nous pourrions résoudre beaucoup des
difficultés soulevées par les façons dont Platon traite de la justice, nous
devons reconnaître qu’elle ne résoudrait pas tous les problèmes. Certaines
des difficultés subsistantes sont liées à la psychologie morale des Lois. Par
exemple, même si nous voyons une référence indirecte à l’âme tripartite au
livre IX, il nous faut reconnaître que l’ardeur se voit donner, apparemment,
un rôle très différent de celui qu’elle avait dans la République 12. Un problème
encore plus sérieux concerne les relations entre la justice et le bonheur. Si le
genre de justice atteint par les citoyens des Lois est différent de celui qu’attei-
gnent les philosophes dans la République, les Lois ne peuvent tout simplement
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12. Comme nous l’avons vu, dans les premiers livres, il ne dit apparemment rien de l’âme © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
tripartite et il utilise un modèle psychologique, la marionnette des dieux, qu’il n’est pas facile
de concilier avec cette doctrine. Le tableau général semble être qu’il y a une opposition entre
raison et sentiment. La tempérance est la vertu qui nous rend capables de résister à l’appel du
plaisir, cependant que le courage nous rend capables de vaincre la douleur. Au livre IX, d’autre
part, nous sommes beaucoup plus proches de la doctrine de la tripartition de l’âme, bien que
l’Athénien n’aille pas jusqu’à parler réellement de parties de l’âme. De plus, les deux types
de tentations que nous avons à combattre proviennent, non du plaisir et de la douleur, mais
du plaisir et de l’ardeur ou colère. Il y a, bien sûr, un lien entre l’ardeur et la douleur, consistant
en ceci que la colère est considérée comme une émotion douloureuse, mais il y a bien sûr,
bien d’autres sortes de douleur qui semblent n’avoir rien à voir avec l’ardeur. Il est vrai
également que l’ardeur peut nous rendre capables de résister à la douleur. C’est l’une des
raisons pour lesquelles l’ardeur, dans la République, est conçu comme le siège du courage,
mais ce n’est pas là le point établi par Platon en Lois IX. Ce qu’il veut montrer, c’est que
nous pouvons mal agir en cédant à des émotions telles que la rage. Il y a donc une divergence
entre différentes parties des Lois. Il y a aussi une divergence, ou du moins une forte différence
d’accent, entre Lois IX et la République. Dans la République, c’est le rôle positif de l’ardeur
qui est souligné ; sa tâche est de venir en aide à la raison et de l’aider à vaincre les tentations
du désir. Dans les Lois, d’autre part, elle apparaît dans un rôle négatif, comme la source des
passions irrationnelles qui s’opposent à la raison.
240 / RFHIP No 16 – ÉTUDES

pas tirer parti des arguments par lesquels la République démontre les avan-
tages de la justice. Mais il ne semble pas y avoir grand-chose à mettre à la
place.

III. LA JUSTICE DANS L’ÉTAT

C’est en Lois, 712e-715d, où il est apparemment fait plusieurs fois allusion


à la République, que la question de la justice dans la cité est traitée de la
manière la plus explicite. Dans ce passage, l’Athénien soutient que démo-
craties, oligarchies, aristocraties et monarchies ne sont pas des constitutions
authentiques mais des systèmes politiques par lesquels une partie de la cité
est asservie par une autre. Pour expliquer à quoi ressemblerait une véritable
constitution, l’Athénien conte la légende de l’âge de Cronos. Se rendant
compte qu’aucun être humain n’est capable d’exercer un contrôle absolu sur
les affaires humaines sans devenir plein d’orgueil et d’injustice, le dieu établit
des êtres divins pour régner sur les hommes. La signification de cette histoire,
c’est que les cités ne cesseront d’être en proie à des troubles que si elles sont
gouvernées par un dieu plutôt que par un mortel (713c-e). Nous devons donc
imiter le règne de Cronos en obéissant à tout élément d’immortalité qu’il
peut y avoir en nous – c’est-à-dire en suivant « la part de raison qui nous est
attribuée » et qu’on appelle la loi (τν το νο διανοµν πονοµάζοντα
νµον). Si, d’autre part, une cité, ou un individu, est sous le contrôle d’un
gouvernement humain, dont l’âme est pleine de concupiscence et de désir et
qui foule aux pieds la loi, il n’y a aucun moyen qu’il/elle puisse être sauvé(e)
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(713e-714a). © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)


L’Athénien développe ce point en expliquant que selon ce qu’on pense
ordinairement, il y a autant de sortes différentes de lois que de sortes de cités
(714b). Cela soulève, une fois de plus, le problème des critères de la justice
et de l’injustice. La conception populaire est que les lois doivent viser, non
pas le courage ou la vertu dans sa totalité, mais l’intérêt du gouvernement
établi. Ces gens-là, par conséquent, définissent la justice comme « l’intérêt
du plus fort ». Ils entendent par là que chaque forme de gouvernement établit
des lois pour servir les intérêts qui sont les siens. Ce sont ces mesures qu’on
appelle « justice », et quiconque les transgresse est puni pour injustice (714b-
c). La pensée et le style de ce passage sont manifestement destinés à rappeler
les thèses de Thrasymaque en République I 13. Mais les États organisés de
cette façon n’ont pas de vraies constitutions (politeiai). Ce sont des « sociétés
factieuses » (stasioteiai) (715b). De la même façon, leurs thèses sur la justice

13. Voir, en particulier, République, 338c, 338e-339a.


LA JUSTICE DANS LES LOIS / 241

sont sans valeur. Dans la cité authentique que l’Athénien et ses compagnons
construisent, les magistratures ne seront pas conférées aux riches, ni sur des
bases comme la force, la taille ou la naissance ; elles seront conférées à ceux
qui sont le plus respectueux des lois. De fait, ceux qu’on appelle aujourd’hui
« gouvernants », on doit en réalité les appeler « serviteurs » de la loi ("πηρ$-
τα το% νµοι : 715c). C’est de cela que dépend la survie ou la destruction
de la cité. « Car je vois une destruction imminente pour la cité où la loi est
asservie et impuissante. Je vois que ce qui attend celle où la loi règne en
maître et où les gouvernants sont ses esclaves, c’est le salut et tous les biens
que les dieux ont donnés aux cités » (715d).
En choisissant un langage qui rappelle République I, Platon veut faire
comprendre que les Lois et la République sont supposées s’accorder à rejeter
l’idée que la justice dépend purement et simplement de la décision du parti,
quel qu’il soit, qui se trouve être au pouvoir dans la cité. Mais, il y a aussi
d’autres éléments dans cette section qui rappellent la République. L’affirma-
tion de l’Athénien, en 715d, qu’un désastre attend un État où la loi est soumise
aux gouvernants, peut bien nous remettre en mémoire l’affirmation, à Répu-
blique, 473d, que les cités ne cesseront d’être en proie à des troubles avant
que les philosophes deviennent rois ou les rois, philosophes. La différence
entre les deux passages est, bien sûr, que les Lois font appel à la loi comme
sauveur de la cité tandis que la République n’a d’yeux que pour les philo-
sophes-rois. Mais ensuite, en République, 484c, la raison donnée pour mettre
les philosophes au pouvoir est qu’ils sont les mieux équipés pour « garder »
les lois et les coutumes de la cité. En fait, d’un bout à l’autre de la République,
il y a de fréquentes références à l’importance de préserver la loi et de lui
obéir. Socrate parle de ses propositions pour l’organisation de la cité idéale
comme de lois (nomoi) (par exemple République, 409e-410a, 417b, 424c-e,
430a, 458c, 501a, 530c), et il utilise aussi le mot « loi » (nomos) quand il a
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en tête les principes de raison et d’ordre qui caractérisent l’âme de l’homme © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
juste et la constitution de la cité juste (République, 497d, 587a, 590e, 604a-b).
Il désigne même les philosophes-rois comme les « gardiens des lois » (Répu-
blique, 504a, 521c). Les deux dialogues s’accordent donc pour dire que la
cité doit être soumise à la loi et gouvernée par ceux qui sont le plus capables
de la faire respecter. Les deux types de dirigeants sont, en un sens, des
incarnations vivantes de la loi. La différence, c’est que les philosophes qui
sont en contact avec les formes immuables ont une compréhension rationnelle
de la nature de la loi. Les gouvernants de Magnésie incarnent les lois parce
que leur éducation les a conduits à assimiler la législation établie par un sage
législateur.
Cela implique que, aussi bien dans la République que dans les Lois, la cité
est juste lorsqu’elle est gouvernée par la raison. La loi est identifiée avec les
jugements de la raison. Dans la République, Platon envisage des philoso-
phes-rois dont la compréhension du juste et du bien fait qu’ils sont seuls
qualifiés pour faire respecter et pour interpréter les principes de la raison
242 / RFHIP No 16 – ÉTUDES

fixés dans la loi. Pour garantir que la cité soit dirigée par ces principes de la
raison, tout ce qui est nécessaire, c’est de s’assurer que ce soient ces gens-là,
et eux seuls, qui gouvernent. Une cité peut donc être dite juste quand chacun
fait le travail pour lequel il/elle est équipé(e) par la nature et n’intervient pas
dans les tâches qui appartiennent en propre aux autres. Dans les Lois, en
revanche, il n’y a pas de philosophes-rois. La tâche est, par conséquent, de
trouver une autre façon d’établir le gouvernement de la raison. La position
qui y est adoptée est que la raison peut être incarnée dans un code législatif
établi par un sage législateur et confirmé par l’expérience des anciens.
L’accent est donc mis sur le code lui-même plutôt que sur la perspicacité
des gouvernants. Ce qui importe par-dessus tout, c’est de garantir que les
gouvernants adhèrent strictement à ce code. Cela implique à son tour que les
magistratures doivent être confiées à ceux qui sont les plus respectueux des
lois, mais cela a aussi d’autres implications. Cela suggère que les institutions
éducatives et pénales doivent avoir pour but d’inculquer une compréhension
des lois et une attitude d’obéissance envers elles à tous les citoyens, que la
principale condition dont il faille s’assurer dans le choix des magistrats est
leur obéissance à la loi, et que les institutions politiques doivent être conçues
pour encourager la prise rationnelle de décision. Ces points sont tous pris en
compte dans les Lois. Ainsi, bien que leur définition de la justice semble très
différente de celle de la République, les Lois sont fondées sur le même
principe, le gouvernement de la raison. La différence principale entre les
deux dialogues, c’est que les Lois cherchent à interpréter ce principe pour
une cité sans philosophes-rois.
On trouve à 756e-758a un second passage traitant de la justice politique.
À ce moment, l’Athénien vient de décrire des procédures très élaborées pour
choisir les membres du Conseil. Ces procédures comportent des élections,
mais aussi une part de sélection par tirage au sort. L’Athénien fait observer
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qu’une élection conduite de cette manière parvient à un juste milieu entre © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
démocratie et monarchie. Il fait alors une distinction entre l’égalité purement
numérique, qui attribue le même montant à chacun, et l’égalité proportion-
nelle, qui attribue un montant élevé à qui est plus grand, et un montant
inférieur à qui est inférieur. Tout comme les esclaves ne peuvent jamais être
les amis de leurs maîtres, de même il ne peut jamais y avoir d’amitié entre
les hommes de bien et les mauvais, si les honneurs leur sont distribués à
égalité. Donner des parts égales à des gens qui sont inégaux a pour résultat
l’inégalité, à moins que ne soit réalisée une proportion (ε& µ τυγχάνοι το
µ$τρου : 757a). L’égalité numérique est relativement facile à obtenir en
procédant à une sélection par tirage au sort. L’égalité proportionnelle, qui
est l’espèce la plus vraie et la meilleure d’égalité, est plus difficile à obtenir,
mais elle constitue le jugement de Zeus (∆ι κρσι : 757b). Bien qu’elle
ne soit appropriée aux être humains que dans une mesure limitée, là où elle
est appropriée, elle procure toute sorte de biens aux cités et aux individus.
« Elle attribue plus à la personne de plus grand mérite et moins à celle de
LA JUSTICE DANS LES LOIS / 243

moindre mérite, donnant à l’une et à l’autre des parts appropriées à la nature


qui leur est propre. Dans la mesure où il s’agit d’honneurs, elle en donne de
plus grands à ceux qui sont de plus grande vertu, tandis que, à l’inverse, elle
donne ce qui leur convient proportionnellement à ceux qui ont moins de part
à la vertu. » (757c) C’est là ce qui constitue la justice politique (to politikon
dikaion) et ce qui doit être le but de quiconque fonde une cité. Mais, pour
éviter les conflits, elle ne peut être appliquée que dans une version modifiée.
L’Athénien affirme que, puisque l’équité 14 et l’indulgence (τ πιεικ κα
σ*γγνωµον) contreviennent à la stricte justice, il sera nécessaire d’introduire
une part de l’espèce d’égalité que procure le tirage au sort (757c-758a).
Cette conception de la justice comme égalité proportionnelle rappelle la
définition aristotélicienne de la justice 15 et elle est peut-être même plus proche
d’Isocrate 16. Certains auteurs, notamment Vlastos, ont compris ce passage
comme présentant une conception de la justice radicalement différente de
celle de la République 17, mais il semble y avoir une référence à cette concep-
tion dans la République elle-même, quand Socrate décrit la démocratie
comme « accordant l’égalité aux égaux et inégaux de la même façon » (558c).
Superficiellement du moins, « faire son propre travail » et « attribuer des
choses égales aux égaux et des choses inégales aux inégaux », cela semble
très différent. Mais, comme Aristote, en fait, le souligne, la conception de la
justice comme égalité proportionnelle est purement formelle (Politique,
1282b18-23). Elle peut donner lieu à des notions tout à fait différentes de la
justice, en fonction de la nature des choses que l’on distribue et des qualités,
chez les bénéficiaires, retenues comme donnant droit à cette distribution. Les
oligarques pensent qu’une plus grande part des magistratures et des honneurs
doit être donnée à ceux qui ont plus d’argent. Les aristocrates pensent que
la plus grande part doit aller à ceux qui sont de noble extraction. Le cas
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limite est fourni par les démocrates, qui croient que la seule qualité à retenir © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
est la liberté, de sorte que tous les citoyens doivent avoir une chance égale

14. Le langage employé ici suggère que l’équité (τ πιεικ$) est une entorse à la justice
plutôt que d’en être un perfectionnement. Platon diffère donc d’Aristote (Éthique à Nicomaque,
V, 10), qui tient l’équité pour supérieure à la justice légale.
Il y a un problème à propos du rapport entre ce passage et 744b-c, où sont introduites les
classes censitaires. À cet endroit, l’Athénien remarque que la distribution des magistratures
aura à tenir compte de la richesse. Les citoyens se verront par conséquent attribuer magistra-
tures et honneurs « le plus également possible selon une inégalité symétrique » (+ &σατατα
τ. α/νσ συµµ$τρ). Certains commentateurs voudraient voir ici comme une référence à
l’égalité proportionnelle de 757b-c (Barker 1960, p. 338-390 ; Saunders 1972, p. 31-32). Si
cela est vrai, l’Athénien confond la richesse ou l’utilisation de la richesse avec la vertu. Mais
744b-c distingue explicitement l’attribution des magistratures en fonction de la richesse de
leur attribution en fonction de la vertu. Il semble par conséquent que Platon considère les
concessions faites à la richesse comme une autre entorse à la stricte justice.
15. Voir Éthique à Nicomaque, 1131a10 sqq. ; Politique, 1280a7-1280b12, 1282b14-1283c22.
16. Aréopagitique, 20 ; cf. Nicoclès, 14-16.
17. Vlastos 1997 ; pour une critique de cette interprétation, voir Heinaman 1998.
244 / RFHIP No 16 – ÉTUDES

d’obtenir magistratures et honneurs. Mais même eux reconnaîtraient qu’il est


inapproprié d’accorder un traitement égal aux citoyens et aux non-citoyens.
Étant donné que cette idée de la justice comme égalité proportionnelle est
purement formelle, il peut sembler que pratiquement n’importe quelle
conception de la justice peut être mise en cohérence avec elle. Dans la
République, Platon affirme qu’il y a trois groupes de citoyens, chacun avec
des aptitudes naturelles différentes. Ce qui importe, c’est que les citoyens ne
doivent accomplir que les tâches auxquelles ils sont aptes et pour lesquelles
ils ont été formés. En particulier, seuls ceux qui ont une aptitude et une
formation à la philosophie doivent gouverner. Cela est manifestement en
accord avec le principe de l’égalité proportionnelle, puisque ceux qui ont des
aptitudes et une formation égales se voient donner une part égale dans le
gouvernement, alors que ceux dont les aptitudes et la formation sont inégales
sont traités de façon inégale à cet égard. Mais, puisque le principe d’égalité
proportionnelle est purement formel, le fait qu’une conception particulière
de la justice puisse être exprimée de cette façon n’est guère significatif. Ce
qui différencie une conception des autres, c’est la réponse qu’elle donne aux
questions (a) Quels magistratures, honneurs ou autres avantages sont distri-
bués ? et (b) Quelles qualités, chez les bénéficiaires, sont considérées comme
donnant droit à la distribution ?
Les hypothèses sur lesquelles est fondée la définition de la justice de la
République incluent ce qui suit :
(1) la cité doit être aussi forte et stable que possible ;
(2) cela ne se produira que si chacun se limite à accomplir les tâches
auxquelles il/elle est le mieux adapté(e) par nature ;
(3) la tâche de gouverner exige des capacités rationnelles ;
(4) les êtres humains peuvent être divisés en trois types généraux ;
(5) seul un de ces groupes a des capacités rationnelles pleinement déve-
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loppées. © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)


De ces hypothèses, il suit que chaque classe de citoyens ne doit accomplir
que les tâches auxquelles elle est le mieux adaptée par nature et, en particulier,
que ceux qui ont des capacités rationnelles doivent gouverner et recevoir le
plus d’honneurs. D’autre part, les gouvernants doivent s’abstenir d’activités
économiques. La cité est juste quand les tâches sont distribuées de cette
manière. Les Lois, probablement parce qu’elles sont davantage centrées sur
la réalisation pratique, supposent que (4) ne s’appliquera pas. En d’autres
termes, on ne peut pas, en pratique, diviser les citoyens en trois classes et
réserver le gouvernement aux philosophes. Honneurs et magistratures doivent
par conséquent être distribués d’une manière différente et plus complexe. La
qualité fondamentale requise chez ceux qui détiennent des magistratures est
le respect de la loi, mais puisque les classes ne peuvent pas être divisées
aussi nettement qu’il est suggéré dans la République, d’autres facteurs doivent
aussi être pris en compte.
LA JUSTICE DANS LES LOIS / 245

CONCLUSION

Comme nous l’avons vu, la République et les Lois ont des buts différents
et suivent des stratégies argumentatives différentes. La République cherche
à découvrir la justice en elle-même et le moyen qu’elle utilise pour parvenir
à cette fin est d’étudier la cité idéalement juste. Les Lois ont pour but de
proposer une constitution qui pourrait être mise en pratique dans la nouvelle
cité crétoise. Dans la mesure où elles ont affaire avec la justice de l’individu,
elles décrivent, non la forme idéale de cette vertu, mais une forme qui peut
être atteinte par les gens ordinaires. Du point de vue de cet article, le résultat
principal de cette différence est que les Lois se passent de la division de la
cité en trois classes et de la division tripartite de l’âme. Cela ne veut pas dire
que tous les citoyens sont supposés avoir les mêmes capacités, mais simple-
ment qu’il n’y a pas entre eux de divisions nettement définies. On ne peut
pas supposer d’emblée, par conséquent, que certains sont seuls en mesure de
gouverner alors que d’autres sont seuls en mesure de combattre ou de pra-
tiquer l’agriculture. Les Lois conservent l’idée que la cité doit être gouvernée
par la raison, mais la raison est maintenant incarnée dans la législation, plutôt
que dans la classe des philosophes-rois. Cela conduit à l’idée que l’État est
juste quand il est organisé de façon à garantir le respect de la loi. Ce qui
implique à son tour que magistratures et honneurs doivent être attribués à
ceux qui sont les plus capables d’obéir aux lois et de les appliquer. Ainsi,
les hypothèses de base sur lesquelles sont fondées les philosophies politiques
de la République et des Lois sont très similaires, mais elles conduisent à des
conceptions différentes de la justice quand elles sont appliquées à différentes
sortes d’État.
Nous pouvons nous demander si les Lois résolvent ou évitent les problèmes
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soulevés par la définition de la justice de la République. À un certain niveau, © Picard | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.249.80.168)
la réponse est qu’elles y parviennent d’une façon assez évidente. Du fait
qu’elles se concentrent sur la justice de la personne ordinaire, elles évitent
le problème consistant à mettre en rapport la justice idéale et la conception
ordinaire de cette vertu. Et du fait qu’elles renoncent à la stricte analogie
entre la justice dans la cité et la justice dans l’âme, elles évitent les difficultés
soulevées par cette analogie. Puisque la justice individuelle consiste dans les
dispositions qui nous conduisent à respecter les lois, il n’y a aucun problème
à rapporter la justice individuelle à la justice dans la cité. Une cité juste sera
une cité où les lois seront respectées, et elle aura, bien sûr, des citoyens qui
seront aptes à obéir à la loi. En outre, puisque Platon suppose que les lois
incarneront la plus grande part de la moralité traditionnelle, il n’y a pas de
problème au sujet de la relation entre cette conception de la justice et la
conception ordinaire. Malheureusement, cela ne signifie pas nécessairement
que la définition de la justice dans les Lois soit supérieure à celle de la
République. La difficulté fondamentale réside dans la supposition que la loi
246 / RFHIP No 16 – ÉTUDES

est l’incarnation de la raison. Les Lois ne font pas grand-chose pour justifier
cette supposition ou pour montrer en quoi les lois proposées par l’Athénien
(qui pour la plus grande part incarnent une conception largement conven-
tionnelle de la moralité) sont dérivées de la raison. Si cette supposition est
rejetée, alors nous serons forcés d’admettre que les lois tirent toute leur
autorité de la convention ou des décisions de gouvernants humains faillibles.
La justice se révèlerait alors relative aux normes d’une communauté parti-
culière.

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