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La dégradation de la politique

Alfredo Pucciarelli
Dans Matériaux pour l’histoire de notre temps 2006/1 (N° 81), pages 26 à 34
Éditions La contemporaine
ISSN 0769-3206
DOI 10.3917/mate.081.0005
© La contemporaine | Téléchargé le 19/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.125.143.50)

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La dégradation
Alfredo PUCCIARELLI

de la politique
A vec le changement de président à la fin de
1999, le régime démocratique en Argentine semblait
propre cadre et se légitime en promouvant depuis l’État
la diminution de l’inégalité sociale, ou, au contraire,
avoir éloigné définitivement les vieux fantômes qui l’inégalité sociale s’exacerbe, créant une distance réel-
avaient provoqué son instabilité chronique pendant le encore plus grande par rapport aux postulats égali-
plus d’un demi-siècle, et avoir achevé une longue et taires de la proclamation libéral-démocratique, géné-
complexe période de transition. Le système institution- rant des revendications l’intérieur et à l’extérieur du
nel en vigueur présentait d’innombrables limites, mais système institutionnel.
se maintenait stable, fonctionnait raisonnablement bien Sur cette voie, un nouveau processus de dégénéra-
et semblait pratiquement consolidé. Ainsi, la stabilité tion du système démocratique paraît inévitable. Une
démocratique, la participation électorale et le respect fois éliminée la lutte contre la menace d’un coup
de la souveraineté populaire se présentaient, sur le plan d’État militaire et aussi, pour le moment, contre la mili-
politique, comme le pôle opposé du processus social, tarisation du régime politique qui caractérisa des
prolongé et complexe, de décadence, d’appauvrisse- périodes antérieures, la démocratie perdure, se renfor-
ment, de fragmentation et de segmentation que la ce et se légitime, à l’heure actuelle, d’une manière
majorité de la population subissait depuis longtemps. paradoxale, c’est-à-dire en se vidant de son contenu et
en dénaturant ses objectifs. Nous ne pensons plus,
comme dans les années quatre-vingt, à l’existence de
Une démocratie qui exclut démocraties « sottes », « imparfaites », « impuissantes »
ou « de basse intensité », ni à des démocraties unique-
Cette contradiction entre société et politique n’a ment corrompues et inefficaces, liées par complicité ou
pas encore trouvé de solution et oblige, pour cette rai- compromises par omission avec la dégradation sociale,
mais plutôt à quelque chose de sensiblement différent :
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son, à s’interroger sur la nature du lien qui s’est établi
pendant la dernière décennie entre le processus d’ap- à l’expansion d’un nouveau tissu politique institution-
pauvrissement et d’exclusion sociale, provoqué par nel qui, ajoutant à l’exclusion sociale l’expropriation et
l’instauration d’un nouveau type de « capitalisme sau- la spoliation de tout ce qui constitue l’identité sociale,
vage et prédateur », et le projet renouvelé de participa- culturelle et politique des secteurs sociaux subalternes,
tion des citoyens, associé à la construction d’un nou- se transforme en un instrument stratégique du proces-
veau type de régime politique démocratique, stable, sus de déclin économique, de décadence sociale et de
légitime et doté de la capacité de gouverner. Autrement décomposition institutionnelle subi par le pays au
dit, l’insatisfaction sociale croissante d’une portion cours de ces vingt-cinq dernières années.
chaque fois plus grande de la population, pas encore Le terme « expropriation » que nous avons utilisé ne
formulée en termes politiques clairs, génère un nou- se réfère pas au profit tiré de l’exploitation du travail
veau type de menace qui réinstalle, d’une manière d’autrui, propre à l’organisation sociale de la production
pressante et différente, le vieux dilemme historique de capitaliste, ni à aucune autre forme d’appropriation
la démocratie : trouver un point d’équilibre entre la « traditionnelle » qui lui est associée, mais au fait de
création permanente de positions sociales inégales et « spolier », c’est-à-dire de s’approprier abusivement de
asymétriques et la proclamation, tout aussi permanen- biens déjà obtenus et d’éliminer des conquêtes sociales
te mais incongrue, de droits égalitaires dans l’exercice déjà consacrées, considérées comme faisant partie des
de la politique. Ou l’égalité politique transcende son biens appartenant aux secteurs sociaux expropriés et
« spoliés ». Même si la plupart des biens expropriés sont
de nature économique (emploi, salaire direct, salaire
Alfredo PUCCIARELLI, politologue et historien,
indirect, etc.), les processus qui culminent avec l’exac-
professeur à l’Université de Buenos Aires et à l’Université
tion et la spoliation ne sont pas majoritairement écono-
nationale de La Plata, chercheur au CONICET.
miques, mais fondamentalement politico-étatiques.
L’Argentine de Perón à Kirchner, 1973-2003 • 27

Conduite jusqu’à sa limite, cette politique d’expro-


priation, élaborée dans les différentes instances de l’ap-
pareil d’État et mise en œuvre par une grande variété
d’acteurs divers, génère dans les secteurs les plus
démunis de la société une grave situation d’exclusion
temporaire qui, par effet des plans successifs d’« ajus-
tement structurel » et des crises économiques à répéti-
tion, se transforme, ces derniers temps, en une grave
situation d’exclusion permanente, qui ne fait que s’ac-
croître. La logique de la spoliation élargit le champ de
la pauvreté, transforme une partie de la pauvreté en
indigence et en marginalité, et la marginalité indigente
en exclusion. À cause de cela, il est hautement pro-
bable que l’un des traits caractéristiques de la société
argentine actuelle, responsable de nombreux pro-
blèmes sociaux, soit en rapport direct avec la construc-
tion de situations d’exclusion sociale, dans lesquelles
se combinent sous des formes diverses les privations
matérielles et la privation de l’autonomie personnelle
et de tout ce qui faisait partie du pouvoir symbolique
des personnes concernées. Par conséquent, par rapport
au modèle politique-démocratique la spoliation est
l’équivalent de la corruption par rapport au modèle
corporatif-étatique, de l’appauvrissement-exclusion par
rapport au processus de décadence sociale, et du chô-
mage, de l’endettement, de la concentration du capital
(de plus en plus aux mains d’étrangers), etc., par rap-
port au modèle néo-libéral d’accumulation.
L’exclusion est donc le résultat d’une production
sociale complexe, dans laquelle interviennent l’État, la
dynamique du marché et aussi le régime politique. Tous Manifestation populaire
ces éléments sont imbriqués les uns dans les autres et en défense de la
engagés mutuellement dans l’aggravation de la « ques- sociales collectives qui, à travers un processus com- démocratie pendant
tion sociale », jusque dans sa forme plus extrême, l’ex- plexe d’interactions, réalisaient le travail dit d’« agréga- le rébellion militaire
clusion sociale. Pour souligner la responsabilité énor- tion des demandes » : un vaste système interactif qui de la semaine de Pâques
me de la production politique démocratique dans ce transformait en symboles, rituels, idées et projets les de 1987
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processus, c’est-à-dire dans l’articulation entre spolia- aspirations plus ou moins répandues qui surgissaient en
tion matérielle et spoliation symbolique des secteurs son sein. Par conséquent, le pacte implicite de déléga-
populaires, nous appelons « démocraties d’exclusion » tion de pouvoir inhérent à la représentation électorale
ou « démocraties qui excluent » ce nouveaux type de était plein de contenu, n’était pas le produit exclusif
démocraties qui produisent différentes modalités de d’une campagne électorale, mais l’aboutissement
marginalité, d’indigence et d’exclusion sociale. d’une longue histoire de compénétration réciproque
entre les groupes sociaux et les partis et, en même
temps, le début d’une phase supérieure par laquelle le 1. Novaro M., « Crisis
La démocratie d’exclusion travail institutionnel du « représentant » permettait en y renovación de los
partidos », in Entre el
et la crise de la politique général d’établir des conditions favorables pour un pos- abismo y la ilusión,
sible pacte futur 1. Buenos Aires, Norma,
1999 ; Hagopian F.,
La manière de faire de la politique qui fut à la base Dans nos démocraties actuelles ce lien s’est trans- « Democracia y
du processus de consolidation du système démocra- formé, s’est dénaturé, s’est évanoui ou, dans les cas les representación política
tique dans sa dernière période de reconstruction a pro- plus extrêmes, a été purement et simplement éliminé. en América latina en los
años noventa : ¿ pausa,
duit une énorme quantité de contradictions et traverse La mutation radicale qui s’est produite (hétérogénéité reorganización o
maintenant, selon la plupart des analystes politiques, croissante des structures sociales, dissolution des delinación ? », in
une grave crise, provoquée par l’extinction virtuelle des anciennes identités de classe, disparition d’anciens Democracia: discusiones
y nuevas
anciens pactes de représentation, ce qui met en crise, à acteurs sociaux, changements survenus dans le contenu aproximaciones,
son tour, le noyau central du système démocratique. et la diversité des demandes, etc.) a modifié le sens et E. Lopez y S. Mainwaring
Dans le passé, la représentation politique s’était surtout la direction de la représentation, conçue comme (dir.), Buenos Aires,
Ediciones de la
construite à partir de niveaux relativement élevés d’ar- agrégation de demandes produites au sein de la socié- Universidad Nacional
ticulation entre les partis politiques et les identités té. Sans nier que cet ensemble complexe de facteurs de Quilmes, 2000.
28 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 81 / janvier-mars 2006

conditionne le contenu et la dynamique de la politique générale de la société, se définit par quatre éléments : le
dans la démocratie et que chacun d’entre eux joue un pragmatisme, l’immédiateté, l’élimination des proposi-
rôle spécifique qu’il faudra étudier systématiquement tions et du débat politique, la transformation du travail
dans le futur, nous voulons souligner que les aspects les politique électoral en une pratique frivole. Ces éléments
plus déterminants du changement du politique et de la relèvent d’une nouvelle stratégie qui ne vise pas à vider,
politique sont, au moment actuel, différents et doivent mais à occulter les contenus actuels, renouvelés, de la
être pensés avec une autre perspective analytique. politique. L’occultation prend la forme de, ou est pré-
L’analyse de l’évacuation des idées, des proposi- sentée comme, une perte, c’est-à-dire comme un efface-
tions et des stratégies politiques, réalisée par le jour- ment, alors qu’en réalité c’est tout le contraire.
nalisme spécialisé et approfondie plus systématique-
ment par quelques travaux universitaires, doit être
considérée rigoureusement valable si l’on se réfère à la
politique publique, c’est-à-dire à la manière dans
laquelle des discours, des images, des actions et des
acteurs se croisent dans ce scénario essentiellement
médiatique qui, aujourd’hui, s’adresse passivement à
la majorité des citoyens. En utilisant de nouvelles stra-
tégies, sursaturées d’images, vidées d’information sub-
Affiche de la JSA
dénonçant le massacre
stantielle et de réflexions enrichissantes, les messages
de Trelew politiques inscrits dans l’espace public entremêlent,
confondent et, en définitive, escamotent précisément
tout ce qui est essentiel et indispensable pour « com-
prendre », pour définir des problèmes, identifier des
besoins, situer des interlocuteurs, faire appel à des ins-
titutions, construire des organisations, susciter des
comportements et projeter des actions. Ainsi la poli-
tique publique qui permet la reproduction des règles
du jeu démocratique a été spoliée, et l’espace public
— qui dans le passé était un espace d’échanges, de
confrontations, de luttes, d’élaboration de projets et de
définition de problèmes — est désormais vide, n’a plus
d’importance et ne peut plus produire des significa-
tions nouvelles, capables de contrebalancer l’effet
dévastateur exercé par l’avancée irrésistible du spec-
tacle électoral télématique, les stratégies de marketing
et le remplacement de l’opinion-participation militan-
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te par les sondages et les enquêtes d’opinion 2.
Mais la crise de la pratique politique publique en
démocratie ne correspond pas à une crise de définition
de la politique elle-même comme instrument d’élabo- Si l’on analyse le travail politique réalisé par l’infi-
ration de projets ou, plus encore, comme élément sub- me secteur privilégié de cette société, regroupé autour
stantiel de transformation de la réalité ; la crise est plu- de la nouvelle classe dominante, apparaît une nouvel-
tôt une image, le trait le plus remarquable, la manière le trame, inconnue jusque-là, de relations entre les
la plus directement perceptible dans lesquels se pré- nouveaux protagonistes centraux de la politique (fon-
sente un processus obscur, encore ambigu et contra- dations, sociétés de consultants, cabinets d’évaluation
dictoire, difficile à percer à jour jusqu’à présent. La financière, organismes de contrôle international, etc.)
politique ne s’appauvrit pas, elle s’enrichit en chan- et vieilles institutions traditionnelles, spécialement
geant de fonction et de contenu dans la mesure où elle modifiées en fonction des nouveaux rôles qu’exige
répond à l’existence d’un nouveau type de corrélation l’opportunité (syndicats, corporations, partis politiques,
de forces dans la société argentine et à la nécessité de etc.). Toutes sont coordonnées, ou du moins fortement
prévenir et neutraliser l’énorme quantité de conflits contrôlées, par de nouveaux ou anciens organismes
potentiels produits, comme nous le verrons, par la internationaux (FMI, Banque mondiale, Groupe des 7,
consolidation du type de démocratie d’exclusion qui etc.) soucieux de garantir la capacité de paiement et la
prédomine actuellement dans le pays. solvabilité à court terme des pays fortement endettés.
En effet, à la lumière de l’impressionnante succes- Les uns en se développant, d’autres en se transformant
sion d’événements qui se sont produits ces dernières d’eux-mêmes, et la majorité en s’adaptant à la nécessité
2. Pasquini Durán J.,
« Protagonistas »,
années, il n’est pas risqué d’affirmer que la décadence de changer la politique conformément au changement
Página 12, 9 juin 2001. de la politique publique, comme partie de la décadence de la société, de l’État et du contexte international, ils
L’Argentine de Perón à Kirchner, 1973-2003 • 29

ont créé un centre hégémonique de pouvoir qui, en rai- eux nous ont conduit à penser que l’on était confronté
son des changements très importants produits dans à un nouveau type de démocratie. Nous l’avons appe-
l’imaginaire de la société, résulte jusqu’à maintenant lée « démocratie complice », afin de souligner ce qui
inexpugnable, malgré l’état de décadence et de crise était, à notre avis, sa caractéristique centrale : le fait de
dans lequel il a plongé la majorité du pays. justifier, par des moyens et des procédés symboliques,
Sa force provient, paradoxalement, de son image le processus de décadence sociale qui accompagnait
de faiblesse, de sa crise publique et de son incapacité sa consolidation pendant la période dite de transition.
à proposer des alternatives viables à la succession Plus tard, nous avons constaté que la « justification
interminable de politiques de réduction des biens et symbolique » était très importante, mais qu’elle n’était
des conquêtes populaires qui constituent l’essence des qu’un fragment mineur de cet autre processus crucial
stratégies gouvernementales néolibérales. Cette straté- de « pillage symbolique » que nous venons d’évoquer.
gie d’« ajustement structurel » interminable a produit, Voyons, tout d’abord, quelques caractéristiques du
comme on sait, un état de décomposition et de déca- processus de « transformation corporatiste » des pra-
dence sociale qui affecte l’immense majorité de la tiques et des acteurs de la politique démocratique.
population et qui devrait, pour cette raison, entrer natu- Transformés en protagonistes dominants et quasi exclu-
rellement en contradiction avec le contenu des offres sifs de processus électoraux basés sur les médias, par
destinées à attirer les majorités électorales. Elle se pré- lesquels la société sélectionne des candidats sans exi-
sente comme faible et impuissante et se cache derrière ger ni pratiquer la discussion et l’élaboration de projets
les crises supposées de la politique et du système poli- politiques différents, les partis politiques commencent
tique parce qu’elle ne trouve pas une meilleure maniè- à développer un nouveau système de règles politiques
re de résoudre positivement cette contradiction. destiné principalement à préserver les mécanismes
Vue dans cette perspective, la crise de la représen- déjà établis de la concurrence électorale et à dévelop-
tation est un fait réel et indiscutable, mais elle n’abou- per de nouveaux critères implicites de cohabitation ins-
tit pas nécessairement à la crise de la politique ou du titutionnelle, qui acquièrent plus d’importance par eux-
système politique. Au contraire, la crise de la représen- mêmes que par la manière dans laquelle ils permettent
de remplir plus facilement la fonction sociale qui leur
tation devient un point de départ et une composante
est attribuée. Ils commencent ainsi à créer une série
centrale des nouvelles formes de faire une politique de
d’intérêts spécifiques, nés de leur double condition
contenu antipopulaire, dans le cadre d’un système
d’opérateurs du système électoral et de représentants
démocratique fondé sur le respect de la volonté popu-
populaires au sein de l’appareil institutionnel ; ces inté-
laire exprimée lors de consultations électorales pério-
rêts se superposent au respect des intérêts et des
diques. Elle est en rapport, alors, avec la rupture dras-
demandes qui devraient émaner de leurs contrats de
tique que les deux grands partis traditionnels ont effec-
représentation respectifs. Cela conduit à un processus,
tuée avec leur propre passé, dans lequel ils représen-
prévisible, d’autonomisation de besoins et d’objectifs,
taient des cultures fortes qui défendaient le progrès et
qui contribue à son tour à former un nouveau type
le bien-être social ; elle est aussi liée à la dissolution
d’esprit corporatif.
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des grands leaderships charismatiques qui leur permi-
rent d’occuper le centre de la scène politique pendant L’esprit corporatif produit, par conséquent, une
la plus grande partie du XXe siècle. contradiction insoluble : ceux qui ont été élus pour pen-
ser et agir comme représentants de divers intérêts de la
société et pour trouver dans les institutions gouverne-
mentales la manière de s’y confronter et de les concilier,
Dérive corporatiste se transforment dans l’exact contraire. Ils forment une
et crise de légitimité corporation factieuse et auto-référentielle qui subordon-
ne toute forme de représentation d’intérêts diversifiés de
du système politique
la société à la nécessité, partagée par la majorité de ses
membres, de garantir la survie et la reproduction du
Dans une précédente recherche sur les formes de la
« corps » politico-électoral-institutionnel.
campagne politique lors des dernières élections, nous
avons identifié certains traits empiriques du processus En regardant de plus près, on peut découvrir, en
de « construction » de cette crise, et de la fonction plus, que le processus d’« évolution corporatiste » 4 de
qu’elle remplit dans l’harmonisation du fonctionne- la classe politique a créé, en se développant, un large
ment politique institutionnel qui caractérise la démo- réseau de relations variées et croisées qui a abouti à
cratie argentine actuelle 3. Nous avons regroupé ces une sorte de méga-corporation, composées de diffé- 3. Pucciarelli A.,
rentes instances. « ¿Democracia
phénomènes autour de deux grands processus fonda- impotente o cómplice? »,
mentaux : la transformation corporatiste du système L’instance strictement politique est la plus visible, Sociedad, Facultad de
politique et la désaffection de la majorité de la société parce qu’on y trouve les groupes, les directions et les pro- ciencias sociales de la
Universidad de Buenos
à l’égard de la politique. Tout en les considérant cédés qui permettent la reproduction de la « corporation Aires, Buenos Aires,
comme des parties interdépendantes d’un même des partis politiques », dans une situation d’extinction vir- n° 16, 2000.
ensemble, les relations que nous avons établies entre tuelle des pactes de représentation. La rupture du pacte 4. Corporativización.
30 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 81 / janvier-mars 2006

se produit au moment même où le contrôle monopo- Les réseaux antérieurs semblent trouver fondement,
liste de l’appareil de parti sur les procédures électorales justification et explication dans l’apparition de ce nou-
s’accentue et rend possibles ces faux engagements de veau conglomérat politique, institutionnel et patronal
représentation, utilisés comme voie presque exclusive qui donne forme à la troisième instance et qui définit,
d’accès au pouvoir gouvernemental. Pour atténuer à son tour, la nature d’un nouveau type d’État. La
cette contradiction, les partis deviennent fantoma- dégradation des méthodes politiques et de gouverne-
tiques, se détachent des gens, ne recueillent et ne poli- ment est non seulement liée à la construction d’une
tisent plus les demandes, évitent les contrôles sur leur nouvelle forme de pouvoir politique institutionnel,
gestion et abandonnent toute forme d’orientation idéo- mais est devenue aussi la pierre angulaire d’une nou-
logique et de direction politique sur leurs représentants velle forme de collusion entre la gestion des affaires
et fonctionnaires. privées et l’administration des intérêts publics. Tout
À tout cela s’associe une instance politico-institu- cela a donné lieu à la formation d’un nouveau type de
tionnelle, liée à la gestion des mesures prises par le gou- classe dominante et d’un nouveau bloc de pouvoir
vernement et par l’État. Elle a été créée par une trame politico-étatique. Au sein de ce bloc, il est très difficile
dense, secrète ou semi-secrète, d’accords — entre fonc- d’établir une distinction, comme on le faisait dans le
tionnaires, juges, législateurs, membres du gouverne- passé, entre le noyau formé par les entrepreneurs pro-
ment, hommes politiques, etc. — destinés à prendre un prement dits et l’autre noyau qui, installé dans l’admi-
certain type d’initiatives législatives ; à en freiner nistration d’institutions stratégiques de l’État, les favori-
d’autres, lorsqu’elle lèsent des intérêts défendus par des se et les appuie, légalement et illégalement. Bien que
lobbyistes professionnels ; à approuver des initiatives nous sachions que la nouvelle classe dominante est
« impopulaires » du pouvoir exécutif ou à promouvoir dirigée par un noyau très puissant, enraciné dans les
toutes sortes de décisions gouvernementales. Ce système affaires financières, il est très difficile d’élucider dans
d’accords bâtards commença à apparaître au grand jour quelles circonstances l’énormes augmentation des pro-
quand un de ses principaux représentants décida de fits réalisés dans la dernière décennie par les grandes
dénoncer l’existence de pots-de-vin versés à un groupe banques et les grandes entreprises privatisées est le fruit
de sénateurs pour obtenir l’approbation d’une modifica- d’affaires plus ou moins normales dans le cadre du
tion onéreuse de la législation en vigueur sur le travail. marché ou bien le résultat d’une série d’« arrange-
Une étude approfondie de ces événements confirma, ments » établis entre les banques et la corporation poli-
avec des données spécifiques, l’existence de ce système tico-gouvernementale.
parallèle qui traverse horizontalement tous les orga- Dans ces « arrangements » il semble y avoir un jeu
nismes de parti et de gouvernement 5. Elle montra aussi constant d’allées et venues, dans lequel se mêlent fonc-
comment la population perçoit son existence et qu’elle tionnaires, initiatives, stratégies, intérêts, et même les
doute, en même temps, de la possibilité de réussir à institutions publiques et privées en tant que telles. Tous
modifier effectivement le pouvoir et les manigances de semblent atteindre leurs objectifs — la croissance des
ce système. L’évidence de la corruption génère impuis- affaires, l’accumulation subite de capital, l’enrichisse-
sance ; sa transformation en un spectacle médiatique ment sans justification, etc. — grâce au maniement illi-
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intrigant crée indifférence et désaffection. Les données cite des pouvoirs étatiques. Toutefois, même s’ils
d’une telle étude permettent aussi d’entrevoir les carac- convergent vers la formation d’un bloc unique, ils ont
téristiques et les énormes dimensions du pouvoir poli- des origines différentes, utilisent des procédés diffé-
tique et social accumulé par la corporation et la maniè- rents et remplissent des fonctions différentes : les uns
re dans laquelle elle s’en est servie pour se rendre prati- proviennent du groupe des entrepreneurs et sont des
quement imperméable aux critiques formulées contre spécialistes de l’accumulation de capital proprement
elle, et surtout pour continuer à maintenir secrets les dit ; les autres proviennent du champ politique et sont
pactes qui ont permis les « arrangements » et donc l’ap- des spécialistes de l’accumulation de capital politico-
probation de la loi, déjà citée, voulue par le pouvoir exé- électoral. À eux deux, ces groupes ont créé une sorte
cutif. Elles montrent aussi la rapidité des réflexes avec de gigantesque association illicite qui contrôle et admi-
laquelle cette corporation se referme sur elle-même et nistre un nouveau type d’État, bourré d’institutions dont
donne naissance à des pactes de silence entre la plupart la mission fondamentale est de favoriser le développe-
de ses membres ; sur ces procédés secrets, destinés à ment de profits privés de caractère extraordinaire ou
5. Granovsky, M.,
perpétuer son impunité ou, dans le pire des cas, à diffé- presque monopolistiques 6. De par leur nature, ces pro-
El Divorcio, rer ou à fausser des mises en examen et à éviter que ceux fits se font au détriment des intérêts généraux de la
Buenos Aires, éditorial qui ont eu des comportements fortement associés à la société, mais en même temps ils ont besoin d’être légi-
El Ateneo, 2001.
criminalité et à la corruption soient sanctionnés politi- timés par cette dernière à travers le consensus, du
6. La Economía argentina
a fin de siglo:
quement. Elles montrent, en somme, que le réseau extrê- moins passif, que leur confère la participation à des
fragmentación presente y mement complexe de complicités qui la soutient a géné- processus électoraux périodiques, organisés par les
desarrollo ausente, ré une sorte de filet de sécurité qui lui permet de survivre grands partis traditionnels. Chacun y apporte sa contri-
Notchef, H., (dir.),
Buenos Aires,
tranquillement et d’éviter d’être mise en cause par le bution et, en fonction de celle-ci, on définit la répartition
Flacso/Eudeba, 2001. débat politique sérieux. des gains obtenus. Les éléments de preuve apportés par
L’Argentine de Perón à Kirchner, 1973-2003 • 31

des recherches récentes montrent une situation de col-


lusion tellement complexe que toute tentative de faire
des distinctions devient presque impossible et inutile.
Un secteur très réduit de la société s’approprie ces
bénéfices économiques, politiques et sociaux grâce à
un nouveau type d’exercice, composé de façon entre-
mêlée des formes de pouvoir et d’une nouvelle maniè-
re de subordonner la fonction de l’État aux stratégies
d’accumulation de ce même secteur.
C’est naturellement de là que provient la substance
qui alimente la série également interminable de méca-
nismes individuels et collectifs de corruption occasion-
nelle, périodique ou systématique. Toutes les formes et
tous les niveaux de corruption politique, des entre-
prises comme de l’État, sont présentes dans ce bloc.
Toutefois, l’élément qui définit tant le bloc social domi-
nant et la forme de l’État que le caractère « néo-pré-
bendaire » de ce modèle d’accumulation du capital,
n’est pas la corruption, mais la « collusion ». Cet État Sous bonne garde
(E. Gil)
est, en outre, l’artisan, le conducteur, le principal pro- duisent des évaluations négatives réitérées, la préféren-
tagoniste du processus de redistribution régressive du ce électorale peut se déplacer vers d’autres groupe-
revenu, d’appauvrissement et d’exclusion sociale, déjà ments, cependant ce déplacement n’est pas accompa-
évoqués, à travers un mécanisme pervers d’autodes- gné par de nouvelles affiliations, mais par la conviction
truction. Le système politique sur lequel il s’appuie et croissante que l’échec politique du parti de référence
qui lui apporte ce minimum de légitimité dont il a s’insère dans l’échec de tout le système. Dans ce cas, il
absolument besoin est, à son tour, le principal respon- se produit comme un changement de degré : la désaf-
sable du processus qui le vide idéologiquement et qui filiation se transforme en perte d’intérêt, au moment où
le « dépouille » au niveau symbolique, c’est-à-dire le citoyen commence à considérer l’offre électorale
d’une politique qui cherche à approfondir et à élargir comme dépourvue d’importance, comme une sorte de
le processus de « désaffection » des secteurs popu- jeu de simulation qui, dans certains cas, évite de don-
laires pour les plonger, à travers la sensation d’impuis- ner une réponse, et, dans d’autres, interprète fausse-
sance, dans un état presque permanent d’inanition, en ment les termes de la question et occulte délibérément
les transformant en spectateurs passifs, éteints, inca- les problèmes qui intéressent les gens.
pables de réagir. Ce qui unit les deux mouvements, l’« évolution cor-
En effet, le pendant du processus d’« évolution cor- poratiste » du personnel politique et la tendance de la
majorité de la population à la désaffection, est un autre
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poratiste » est la désaffection, un phénomène que nous
avons étudié dans un livre déjà cité, en prenant comme processus également significatif : la production com-
base les idées formulées il y a un certain temps par plexe de nouvelles significations, générées par les agis-
divers spécialistes des processus de transition démocra- sements politiques à travers l’élaboration d’un nouveau
tique 7, mais qui reste encore insuffisamment exploré. type de discours de consécration et l’élimination de
La désaffection est un processus qui se développe dans toute sorte de discours d’anticipation. Ce phénomène
une forme fragmentaire et ambiguë et qui touche les rompt avec les expériences du passé et ouvre la voie
comportements, les attitudes et les évaluations des aux nouvelles activités de l’« ex-dirigeant-représentant »,
citoyens ordinaires à propos de la valeur et de l’effica- désormais reconverti en « opérateur corporatif ». En
cité de la politique, conçue comme une pratique de effet, même s’ils se présentent et s’ils sont vus comme
transformation du social. Elle se développe en trois faisant partie d’une troupe frivole spécialisée dans la
étapes : la désaffiliation, la perte d’intérêt et la désaf- tâche de rendre attractif le spectacle électoral réitéré et
fection proprement dite. La désaffiliation semble être vide de contenu politique de cette démocratie, les can-
l’un des premiers signes distinctifs des nouvelles démo- didats, les représentants et les gouvernants, assistés
craties. Elle suppose la dissolution des liens de fidélité comme il se doit par une véritable armée de techni-
politique traditionnelle d’une partie de la société avec ciens, conseillers et spécialistes venant du secteur des
un certain type de groupement politico-électoral ; l’ex- entreprises, ont montré qu’ils possèdent une capacité
« sympathisant » rompt les relations d’appartenance et énorme de remodeler la subjectivité d’un très large sec-
7. Paramio L., 1993,
élabore une relations nouvelle qui signifie une plus teur multiclassiste de la société et de produire une « Consolidación
grande indépendance et le développement d’un esprit complexe idéologie d’acceptation résignée de la déca- democrática,
critique dans l’évaluation de son apport spécifique dence et de la spoliation, qui a généré, à son tour, un desafección política y
neoliberalismo »,
dans chaque circonstance particulière. Quand l’indé- consensus passif mais consistant autour de la consoli- Cuadernos
pendance et l’application d’un jugement critique pro- dation d’une démocratie inégalitaire et d’exclusion del CLAEH, n° 61.
32 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 81 / janvier-mars 2006

On peut donc affirmer que la politique n’est ni vide


ni en crise, mais qu’elle a subi un mutation et qu’elle a
changé de fonction et de contenu : au lieu de renforcer
et amplifier les luttes sociales, en établissant un ordre
de priorité entre elles, elle cherche à les inhiber en pro-
duisant impuissance, résignation, découragement et la
nouvelle croyance selon laquelle la démocratie sert
exclusivement à sélectionner une « nomenklatura » de
gouvernants qui n’ont pas l’obligation de respecter un
pacte de représentation quel qu’il soit. Des gouver-
nants qui utilisent le peu d’initiative politique dont ils
sont capables pour, d’un côté, maintenir calmes les
investisseurs étrangers, satisfaire les exigences de leurs
institutions représentatives et garantir la réalisation d’un
ordre dans lequel la logique des marchés détermine les
rapports de force qui ont rendu possibles la spoliation de
la majorité de la population et, de l’autre côté, une
concentration incroyable de la propriété, du capital, du
revenu et du pouvoir dans un secteur chaque fois plus
minoritaire et rétrograde de la société 8.

Carlos Menem,
candidat à la présidence
de la République L’élimination du débat public
et l’élaboration privée
et semi-secrète de la politique
Tous les aspects que nous venons d’évoquer se
basent, comme nous l’avons dit, sur une transformation
radicale des stratégies des partis politiques dans la dis-
sociale. Cette opération quotidienne constante s’ap- pute électorale et des élites gouvernementales dans le
puie sur une articulation complexe d’acteurs, actions, champ politico-institutionnel. La transformation du tra-
représentations et discours guidés exclusivement par vail politique en une activité frivole fait partie d’un
une logique — une sorte de chantage politico-culturel, nouveau processus qui a deux grandes composantes :
avec de fortes conséquences psychologiques — qui d’un côté, il est tributaire de la privatisation du travail
vise à convaincre et à subordonner, et qui non seule- politique et, de l’autre, il est le résultat d’une nouvelle
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ment veut faire accepter la spoliation, mais qui se trans- stratégie qui vise à occulter le contenu de la politique
forme elle-même en une forme de spoliation. et qui se présente, ou est présentée, sous la forme d’une
Considéré dans cette perspective, le système poli- perte ou d’un vide. La politique, en réalité, n’a pas
tique ne semble pas être en crise parce qu’il aurait cessé un seul instant de jouer son rôle stratégique tra-
perdu une nature qu’il pourrait réussir à récupérer, mais ditionnel, qui consiste à fixer des objectifs et des conte-
parce qu’il a subi une profonde mutation, dans laquelle nus. Mais cette politique créative, quoique rétrograde,
la production théâtralisée et permanente de sa crise se est devenue la pratique d’un seul secteur de la société,
dresse comme un élément fondamental qui lui permet elle est élaborée en secret et a été, en plus, privatisée.
de se reproduire et de remplir l’une de ses fonctions fon- Elle est aussi inavouable, puisqu’elle constitue le fon-
damentales : générer de la désaffection. Au lieu de dement de l’expropriation et de la spoliation.
devenir le noyau permettant de rétablir les droits De par leur propre nature et en raison de leur inca-
sociaux durement violés pendant la dictature militaire, pacité évidente d’atteindre les objectifs qu’ils se propo-
les nouveaux représentants du pouvoir populaire démo- sent, les projets d’inspiration néolibérale ne suscitent
cratique, bien au-delà de leurs intentions, ont agi en l’adhésion que d’une minorité de la population, et cela
sens contraire, en créant un nouveau type de régime depuis longtemps ; ils ne peuvent pas susciter un
politique démocratique, fortement associé à l’implanta- consensus majoritaire, ni créer une base de légitimité
tion, à la consolidation et à la reproduction du projet étatique plus ou moins permanente. Pour cette raison,
néolibéral : ce régime a articulé en un seul processus le ils obligent à élaborer une division minutieuse du tra-
déclin économique, l’endettement extérieur, la déca- vail au sein même de la corporation : ils sont élaboré
dence sociale et la spoliation matérielle, avec la crise, la en demi-secret au sein de nouvelles officines privées,
8. En italique dans
subordination et la spoliation de la politique dans le chargées de projets spécifiques (bureaux de consul-
le texte original. cadre institutionnel de la démocratie. tants, fondations, organismes internationaux, etc.) ; ils
L’Argentine de Perón à Kirchner, 1973-2003 • 33

sont ensuite présentés, diffusés et justifiés ouvertement Malgré ses innombrables variations, la « gouverna-
par les nouveaux spécialistes médiatiques (journalistes bilité » se construit autour de trois axes centraux : la
spécialisés, consultants, etc.) et soustraits astucieuse- production d’un message complexe et multiforme
ment à l’attention publique par une série de discours d’inanition et d’impuissance, qu’on appellera « impos-
allusifs des dirigeants des partis politiques, en particu- sibiliste » ; la transformation de cette idéologie de l’im-
lier dans les périodes électorales. possibilité en « sens commun », c’est-à-dire en un critè-
Cette nouvelle manière de « faire de la politique », re qui se trouve présent, sans qu’on s’en rende compte,
en lui enlevant tout son potentiel réel de transforma- dans les processus de représentation et d’analyse de la
tion, se base sur la construction sophistiquée et sur la réalité sociale environnante ; enfin, la transformation de
reproduction insistante d’un message, adressé à la l’impuissance générée par cette croyance ou conviction
société, que nous définissons comme « le message de « impossibiliste » en fondement d’un processus tout
l’impuissance » et qui constitue, par ailleurs, l’une des aussi complexe, multiforme et opaque, de « chantage »
composantes fondamentales des processus qui tendent politique relativement aux problèmes de la gouvernabi-
à transformer, comme nous l’avons vu, la « désaffilia- lité et de la stabilité du régime démocratique.
tion » en « désaffection ». Le message de l’impuissan- La rapidité avec laquelle s’est répandue cette forme
ce a trois objectifs. L’objectif immédiat est d’organiser aujourd’hui dominante de représentation de la réalité
avec succès le spectacle électoral, en le rendant tout à dans différents secteurs de la société argentine est due
fait superficiel et en le vidant de contenu. L’objectif à une combinaison de multiples facteurs : nous n’en
spécifique est de justifier chacune des mesures éta- prendrons en considération ici que quelques-uns, ceux
tiques qui conduisent directement à, ou qui permettent, qui font partie de la complexe opération qui consiste à
l’exécution des mesures d’expropriation qui alimentent faire allusion, à éluder et à nier les problèmes. Cette
la stratégie de la spoliation. L’objectif intermédiaire est opération se produit dans presque toutes les instances
plus important et a des effets plus profonds et durables : institutionnelles et non institutionnelles de la société,
il s’agit d’obtenir qu’une vieille prémisse, qui définit les dans le système politique et dans l’État ; elle s’alimen-
mécanismes de construction d’hégémonie, devienne te et s’« enrichit », en outre, par sa propre réitération,
dominante dans la représentation de notre identité : en faisant défiler sans cesse une série ininterrompue de
« nous nous transformons en ce que nous croyons, ou symboles, idées, notions, représentations, structures
en ce qu’on nous fait croire que nous sommes », y argumentatives, axiomes « naturalisés », images, pro-
compris lorsque ce que nous croyons ou qu’on nous cédés politiques et critères d’évaluation. Les formes
induit à croire est fragmentaire, sciemment déformé ou dans lesquelles certaines de ces variantes sont
directement faux, et qu’il devient une image aux effets construites et les manières dans lesquelles ces variantes
pervers qui détruit toute possibilité de créer des senti- peuvent être combinées entre elles, nous offrent ce
ments d’identité et d’autonomie et de transformer des qu’on pourrait appeler les sous-espèces génératrices de
potentialités occultes en la capacité d’élaborer et de l’idéologie « impossibiliste ».
mettre en œuvre des projets de changements sociaux et À la différence du néolibéralisme, l’idéologie
politiques. Il se base, comme nous le verrons, sur la « impossibiliste » ne justifie pas explicitement l’existence
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« naturalisation » d’un processus historique de pertes de structures d’exploitation, de domination ou de pouvoir
et de défaites des secteurs populaires qui s’est trans- dans la société ; elle ne considère pas non plus que l’in-
formé actuellement en une situation d’absence de égalité sociale reflète, à sa manière, inévitablement et
défense. À partir de cette situation, toute — absolu- positivement, les différences d’aptitudes, de capacités et
ment toute — la capacité de modeler son propre des- d’attitudes entre les individus ou dans les groupes. Elle
tin et celui des autres est transférée à une nouvelle condamne, parfois de manière explicite, les multiples
génération de pouvoirs indéfinis, multiformes et mys- situations d’injustice qui alimentent la multiplication des
térieux, c’est-à-dire non identifiables, qui déterminent inégalités matérielles, sociales et culturelles. Son raison-
le cap de notre univers et qui s’expriment à travers nement semble prendre toujours en compte le problème
leurs intermédiaires, nos interlocuteurs politiques ami- de la distribution injuste de la richesse et peut aller, à la
caux quoique redoutables 9. limite, jusqu’à essayer quelque discours de type égalitai-
Cette reconnaissance de l’impuissance des sec- re. Sa particularité ne réside pas dans la définition d’ob-
teurs populaires et des organisations sociales et poli- jectifs, ni dans l’énonciation de ses valeurs, mais dans le
tiques qui prétendent les représenter, en essayant de diagnostic qu’elle élabore à propos des nouveaux traits
protéger leurs intérêts et leurs droits acquis, alimente actuels des structures de domination et de l’impossibilité,
chaque fois plus largement un nouveau type de mes- pour les classes subalternes et même pour les États natio-
sage et une nouvelle manière de définir la portée et la naux, de les modifier à cause des rapports inflexibles de
fonction de la politique dans une démocratie que nous pouvoir que ces structures ont construits et consolidés en
définirons comme le « possibilisme » ; un phénomène s’appuyant sur le marché.
idéologique et politique alimenté par un mélange, en L’hypothèse générale de l’idéologie « impossibiliste » 9. Scavino, D.,
La Era de la desolación,
proportions variables, d’hypocrisie, de cynisme et de est précisément que les transformations technologiques, Buenos Aires, Editorial
pragmatisme. économiques, culturelles et institutionnelles qui sont Manantial, 1999.
34 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 81 / janvier-mars 2006

Affiches (de gauche


à droite) : intervenues dans le monde au cours des vingt dernières qu’à présent le consensus et la participation électorale,
• De la Rúa et Alvarez, années ont éliminé, en pratique, toutes les formes d’au- il est devenu un discours de médiation symbolique qui
candidats de l’Alianza à tonomie et de liberté que les classes subalternes avaient génère des formes de représentation et de réflexion
l’élection présidentielle réussi à conquérir dans leur histoire de luttes et d’af- adaptées, à leur tour, à la fonction de médiation et
de 1999 ; frontements pendant tout le siècle précédent. Cette d’occultation par rapport aux stratégies surgies au sein
• Eduardo Duhalde, perte aurait influé de manière substantielle sur l’extinc- du pouvoir exercé par les partis, les représentants et les
président provisoire tion d’un certain type d’idéologie, sur la disparition de divers opérateurs du système politique. Avec la pro-
de la République
(2001-2003) ; l’idée de projet politique, sur la transformation radica- gression de la crise générale, qui s’est déclenchée ces
• Nestor Kirchner,
le de ceux qui auparavant en étaient les vecteurs, c’est- dernières années, l’« impossibilisme » s’est répandu
1973. à-dire les organisations syndicales et les partis poli- beaucoup plus largement que dans la décennie précé-
tiques, et surtout sur la perte de fonctions, d’autonomie dente et est devenu le seul moyen de justifier les poli-
et de pouvoir de la part de l’État. tiques officielles et aussi les attitudes d’accompagne-
L’idéologie « impossibiliste » se définit alors par le ment complice de l’opposition. Toutefois, le recours
contenu du diagnostic qu’elle élabore : les puissants indistinct à ce type de justification, qu’on peut consta-
sont maintenant plus riches, forts, autonomes et domi- ter jusque dans la présentation des décisions étatiques
nants que dans le passé, tandis que les autres mortels les plus infimes et dans le discours des fonctionnaires
évoluent en sens contraire et ne semblent avoir d’autre les plus insignifiants, a commencé à révéler la nature
alternative pour le futur que de rester enfermés ou, en des véritables intentions qui l’alimentent, les grandes
tout cas, de se démener à l’intérieur de cette nouvelle faiblesses de sa stratégie d’argumentation et le type de
constellation de cercles de pouvoirs qui définissent les paralysie institutionnelle qu’il provoque 10. Il se présen-
traits dominants des sociétés entraînées dans le proces- te à ses destinataires potentiels à travers un large réper-
sus de globalisation. Cette manière d’exercer le pouvoir toire de variantes spécifiques, déjà identifiées et que
à partir des différents monopoles économiques, sociaux nous ne pouvons pas analyser, faute d’espace, dans le
et politiques par les puissants rend les autres plus cadre de cet article 11.
pauvres, moins nécessaires, plus hétéronomes, avec Opérant de cette manière, le système politique et le
une capacité très amoindrie de discuter les conditions gouvernement de la démocratie ferment le cercle
imposées par les puissants et sans aucune capacité de vicieux de leur propre décadence : par la menace et
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construire une autre forme de pouvoir alternatif. En l’extorsion contenues dans les différentes variantes du
dépit de ses différentes variantes, c’est toujours un dis- discours possibiliste, ils métamorphosent le rôle tradi-
cours conservateur, immobiliste, destiné à reproduire ce tionnel de la politique, qui est de mobiliser et de trans-
qui existe déjà, récepteur passif et acritique des innom- former, en son contraire, en un sermon qui génère des
brables restrictions que présente la réalité actuelle, jus- mises en garde, des freins et des obstacles à l’expres-
tificateur de l’inanition suscitée par le fait de reconnaître sion et à la canalisation institutionnelle des demandes
qu’il n’y a actuellement presque pas de marges pour sectorielles et du conflit social. Quand ce discours pos-
10. O’Donnell, G.,
« Entretien », Página 12,
construire des courants d’action alternatifs et des projets sibiliste apocalyptique 12 se combine à la pression du
15 octobre 2000. qui, étant différents, deviennent impossibles. C’est un capital financier et des organismes internationaux et
Terragno, R., « Hay discours négatif qui ne convainc pas, ne s’appuie pas que l’extorsion pratiquée par les politiciens et par l’État
resignación »,
supplément Cash de
sur des noyaux rationnels importants et ne développe atteint son point de tension maximum, on a ce que plu-
Página 12 du pas d’arguments attrayants, mais au contraire inquiète, sieurs observateurs ont défini comme un « putsch de
29 novembre 2000. assombrit, minimise, nous fait sentir beaucoup moins ce marché ». Le discours apocalyptique et l’extorsion poli-
11. Pucciarelli, A, que nous avons été et beaucoup plus ce que nous tique deviennent alors les visages visibles d’un nou-
La Democracia que
tenemos, Buenos Aires,
serons. En définitive, c’est un discours de mort. veau type de coup d’État qui ne se présente pas comme
editorial Los Libros del Par le fait de réunir toutes ces caractéristiques, ce une « invasion » externe contre le système politique et
Rojas, 2002. gouvernemental, du type « coup d’État militaire », mais
discours est devenu le message préféré de la fraction
12. De la Rúa, F., comme un déplacement à l’intérieur des institutions
« Discurso del presidente
proprement politique des classes dominantes, celle qui
de la Nación, a la responsabilité d’élaborer une offre politique sus- qui modifie la composition du groupe dominants et/ou
anunciando las nuevas ceptible d’attirer le plus grand nombre d’électeurs. Si les rapports de force existants au sein de l’État. A. P.
medidas económicas
en diario », Clarín,
l’on considère que la principale source de légitimité de
18 juillet 2001. l’État, assujetti à ce nouveau corporatisme, a été jus- (Traduction de Bruno Groppo)

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