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DE L'HÉGÉMONIE SANS CLASSE À LA POLITIQUE COMME

REPRÉSENTATION
Remarques sur la « construction du peuple » selon Laclau

Guillaume Sibertin-Blanc

Éditions Kimé | « Tumultes »

2013/1 n° 40 | pages 275 à 295


ISSN 1243-549X
DOI 10.3917/tumu.040.0275
Article disponible en ligne à l'adresse :
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TUMULTES, numéro 40, 2013

De l’hégémonie sans classe à la politique


comme représentation
Remarques sur la « construction du peuple »
selon Laclau

Guillaume Sibertin-Blanc
Université de Toulouse

Dans La raison populiste, ouvrage paru en 2005, Ernesto


Laclau poursuit son élaboration théorique entreprise avec
Chantal Mouffe depuis les années 19801, d’une pensée politique
capable de faire face à la crise des stratégies socialistes forgées
au fil de l’histoire du mouvement ouvrier du dix-neuvième et du
vingtième siècle. Il en reprend à la fois les décisions
fondamentales et la conceptualité technique ; il en radicalise
même, semble-t-il, certaines conclusions, tout en en étendant la
portée et les implications à un nouvel objet : le populisme. Objet
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à la fois classique des sciences politiques, avec lesquelles
Laclau débat, trouvant dans la caractérisation fréquente du
populisme par sa « rhétorique » l’occasion d’en renverser le sens
dépréciatif (cette rhétorique étant identifiée à une inconsistance
idéologico-politique) pour remettre en jeu son idée d’une
« rhétorique généralisée » investissant les trames discursives
dont se font et défont les espaces politiques. Objet de
questionnement, surtout, mis à l’ordre du jour par l’essor de

1. E. Laclau, C. Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste (1985), 2e éd., New


York, Verso, 2001 ; trad. fr. Julien Abriel, Paris, Les Solitaires Intempestifs,
2009.
276 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

nombreux mouvements politiques où l’on pense voir, que ce soit


en Europe ou en Amérique latine, les signes contrastés d’une
tendance d’ensemble. Évoquant en passant, dans la préface à la
seconde édition de Hégémonie et stratégie socialiste (2000), les
« populismes de droite » de Berlusconi et de Haider, Laclau y
pointait une « désaffection du processus démocratique »
précipitée dans les « sociétés libérales-démocratiques » par
l’effondrement de leur « adversaire communiste ». Dans
l’ouvrage de 2005, il s’agit plutôt de montrer que le populisme,
qu’il soit de droite ou de gauche, loin d’être un accident
pathologique des démocraties, condense la logique interne sans
laquelle il n’y aurait nulle démocratie possible. Ce qui doit se
lire dans les deux sens : pas d’espace démocratique sans des
stratégies d’hégémonisation et de contre-hégémonisation qui
comprennent nécessairement un temps, un moment ou une
« dimension populiste », suivant la thèse qu’il n’y a pas de
politique démocratique sans un sujet constitué comme son
agent, dans la figure générique d’un peuple dont la constitution
répond elle-même aux luttes pour s’en approprier le nom ;
inversement, pas de disqualification en bloc du populisme qui
ne masque le fantasme d’une « démocratie sans peuple »,
déniant ses dynamiques antagoniques propres, et faisant de ce
signifiant vide, « populisme », l’instrument d’une lutte contre
tout mouvement se réclamant du « nom du peuple ».
La réflexion sur le populisme remet ainsi en jeu tout le
programme de refonte d’une stratégie indexée sur la « lutte
hégémonique », jusqu’à ses implications épistémologiques et
philosophiques. Elle touche au nœud problématique entre la
politique et la théorie, et plus précisément, aux limites que les
dynamiques politiques imposent à leur propre théorisation en
plaçant en son centre la contingence (et suivant le terme
emprunté à la déconstruction derridienne, l’indécidabilité) des
« articulations hégémoniques » et des frontières antagoniques
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qu’elles tracent. Elle touche corrélativement aux rapports entre
la pensée politique (et son implication dans les formes
stratégiques qu’elle analyse) et les positivités sociales et
économiques, l’idée défendue par Laclau et Mouffe étant que la
pensée politique requise par le problème actuel de ce qu’ils
appellent une « démocratie radicale et plurielle » ne se soutient
de rien de moins qu’une nouvelle ontologie. Elle conduit à
envisager « le politique non comme une superstructure mais
comme ayant le statut d’une ontologie du social2 », autrement

2. E. Laclau, C. Mouffe, « Préface » (2000), in Hégémonie et stratégie


socialiste, op. cit., p. 27.
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dit, à considérer que les rapports politiques, pensés sous le


concept générique d’« articulation discursive », sont constitutifs
des groupes « sociaux ». L’enjeu n’est plus seulement de
déterminer l’autonomie des dynamiques de constitution des
acteurs collectifs à travers leurs alliances et leurs conflits, par
rapport aux structures sociales et économiques déterminables
dans la représentation objective d’un savoir3. Il est de replacer
l’ordre des positivités déterminables par concepts objectifs
(sociologiques, économiques, culturels) sous la dépendance des
pratiques politiques d’alliance et de division elles-mêmes
conçues comme des pratiques sémiologiques (de différenciation
signifiante, d’équivalence métaphorique, de contiguïté
métonymique), et en dernière analyse, comme des pratiques
symboliques de nomination et d’auto-dénomination. « Le
“peuple” ne constitue pas une expression idéologique, mais une
relation réelle entre des acteurs sociaux. Autrement dit, c’est une
manière de constituer l’unité du groupe4 ». Dans l’expression
qui focalise nos discussions, « les noms du peuple », la question
du nom importe donc pour Laclau autant sinon plus que le
concept de peuple, précisément parce qu’il n’est pas un concept
mais le signifiant vide, ou plutôt le « signifié flottant5 » que peut
venir porter un signifiant vide quelconque dès lors qu’il se
trouve en position d’incarner, dans un espace discursivo-
institutionnel donné, une multitude de revendications
démocratiques hétérogènes, dont il nomme et par là constitue
symboliquement en les homogénéisant, l’unité équivalentielle.
Peut-être cependant l’extension de la « stratégie
hégémonique » au nouveau problème traité dans le livre de 2005
permet-elle, en raison même du passage à la limite qu’indique
l’idée d’un « populisme constitutif », de mesurer en retour,
mieux encore que dans les ouvrages précédents, les points
difficultueux qui méritent discussion. Je souhaiterais notamment
interroger ces difficultés au regard de ce à quoi Laclau entend
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faire pièce en épinglant, dans la continuité de Hégémonie et
stratégie socialiste qui y avait trouvé sa motivation première,
l’inexpugnable essentialisme du concept marxiste de « classe »,

3. Ainsi Laclau épingle comme un débat d’époque les efforts faits, en


particulier par les althussériens, pour préciser un concept d’« autonomie
relative ».
4. E. Laclau, La raison populiste (2005), tr. fr. J.-P. Ricard, Paris, Seuil, 2008,
p. 91.
5. J’emprunte ce détournement du « signifiant flottant » de la sémiologie
structurale à Éric Fassin, à propos d’un autre problème de « chaîne
équivalentielle » : É. Fassin, « Pourquoi les Roms ? », in Lignes, n°35, juin
2011, pp. 115 sq.
278 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

et les impasses qui en découleraient dans la grammaire politique


de la lutte des classes. À rebours des allers-retours entre un
essentialisme économiste et une sociologisation naturalisante
des groupes individués comme classes, l’analyse formelle des
modalités d’individuation collective proposée par Laclau, en
termes de constitution « ontologique » des identités politiques
(par opposition aux descriptions classiques de leur formation à
partir de structures dites « ontiques », de relations sociales,
d’intérêts, de « vécus », supposés donnés dans un espace
préexistant de détermination), vise d’abord et fondamentalement
la contingence qui affecte les groupements de puissances
antagoniques, leurs variations, la relative imprévisibilité des
points autour desquels un conflit se cristallise ou une crise
politique se déclenche, l’étendue du spectre des convergences
populaires et des alliances stratégiques. Elle entend ainsi
prendre acte de la perte de centralité d’un affrontement de classe
bipolarisé, et en proposer une lecture non mélancolisante,
réouvrant une attention vigilante aux formes de politisation dans
un champ non structuré au préalable par des coupures de classes
prédéterminées6. Mais c’est également souligner que la logique
hégémonique de Laclau n’élimine pas tout concept de lutte de
classes. Elle l’inclut comme un type de configuration
hégémonique parmi d’autres, un type d’« articulation
populaire » qui, aussi déterminante fût-elle historiquement, n’a
aucun privilège a priori non plus qu’une exclusivité fixée par un
axiome « méta-historique » et « méta-politique ». La « classe »
est alors identifiée à la classe des mots de la classe7, soit les
signifiants-clés autour desquels s’est organisée, dans une série
de séquences historiques, une multiplicité de revendications, de
résistances et d’exigences, qui y ont gagné à la fois une relative
unité nominale (par exemple « la question sociale ») et une
forme de « corporalité qu’elles n’auraient pas eu autrement »,
cessant d’être « des occurrences flottantes, transitoires », et
« devenant des éléments de ce que Gramsci a appelé une “guerre
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de position”, c’est-à-dire un ensemble discursivo-institutionnel
qui assure sa survie à long terme8 ». La logique hégémonique
entend ici encore rappeler à la contingence de sa formation et de

6. Voir sa réponse, significative à cet égard, à la critique que lui avait adressée
Slavoj Žižek dans Contingency, Hegemony, Universality (New York, Verso,
2000) : La raison populiste, op. cit., pp. 269-277.
7. F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972, rééd. La
Découverte, 2003, p. 181.
8. E. Laclau, La raison populiste, op. cit., pp. 109-110. Ce point était acquis
dès Hégémonie et stratégie socialiste, voir notamment pp. 204-205 sur
l’« énumération communiste ».
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ses transformations cette configuration politique, certes d’une


ampleur historique et aux effets considérables, mais qui n’épuise
pas le champ des articulations hégémoniques possibles.
Pour discuter cette décision théorique et mesurer les effets
qu’elle entraîne en retour sur la théorie de Laclau lui-même,
commençons par rappeler que cette critique d’une conception
essentialiste des classes socioéconomiques, dont au demeurant
certains traits sont aujourd’hui aussi convenus que la critique,
avec laquelle elle a partie liée, de la représentation mécaniste de
la causalité historique par l’économie « en dernière instance », a
été menée par différents biais de l’intérieur du matérialisme
marxiste, tant pour des raisons d’intelligibilité sociohistorique
que sous la pression d’exigences stratégiques et l’urgence de
certaines conjonctures (question paysanne, problème des
fragmentations de la classe ouvrière, divisions internes de la
classe capitaliste, émergence dans l’État social d’après-guerre
de « classes moyennes », etc.). Autrement dit, la
problématisation matérialiste des concepts de classe et de lutte
des classes dans l’histoire du marxisme a elle-même conduit à
remettre en cause cet essentialisme, dans une voie cependant
différente de celle que propose Laclau9. On peut
schématiquement considérer que cette remise en cause est
passée au moins par trois gestes, le premier concernant le
rapport de l’analytique et du stratégique, le second le rapport
entre économie et politique, le troisième le rapport entre le plan
des pratiques de classe et la question de leurs modes
hétérogènes d’institutionnalisation10.
1. D’une part elle implique une re-dissociation entre deux
notions de lutte des classes que la philosophie de l’histoire
marxiste avait fait fusionner, ou une division de son concept qui
oblige à repenser l’articulation entre sa fonction d’analyseur
sociohistorique des luttes sociales (des mouvements dans
lesquels elles se sont développées, des organisations qu’elles ont
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suscitées et des effets institutionnels dans lesquels elles ont
inscrit leurs effets), et sa fonction de schéma stratégique : ou
autrement dit, entre la lutte des classes comme principe
d’intelligibilité des transformations sociales, et la lutte des

9. Il faudrait examiner ici en détail le passage, dans Hégémonie et stratégie


socialiste déjà, entre les deux chapitres « historiques », et la formalisation de la
stratégie hégémonique sur laquelle ils débouchent au chapitre 3.
10. Je m’appuierai ici sur les analyses d’Étienne Balibar dans « De la lutte des
classes à la lutte sans classes », in É. Balibar, I. Wallerstein, Race, nation,
classe (1988), rééd. Paris, La Découverte, 1997, pp. 207-244.
280 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

classes comme instrument politique de repérage des rapports de


forces et d’intervention dans leurs compositions et divisions.
2. Elle implique par suite une refocalisation sur le sens de
la « critique de l’économie politique » et de la double
transformation et de l’économique et du politique, qu’elle
entraîne chez Marx. C’est attirer d’abord l’attention sur le fait
que l’économie, loin d’être le lieu où s’individuent des groupes
d’intérêts homogènes qui porteraient après-coup pour ainsi dire
leurs revendications sur la scène politique, est un espace
hautement contradictoire de coopérations et de divisions, de
répressions et de résistances, qui font de la classe dite
« socioéconomique » le résultat de pratiques politiques internes
à la production (ce pour quoi il n’y a pas de définition ou
d’analyse purement économique de l’économie capitaliste). De
l’autre côté, l’attention est portée sur le fait que la politique,
considérée en ses institutions juridiques, gouvernementales,
parlementaires — et pour autant que ces institutions incorporent
dans l’État les rapports de forces socioéconomiques cependant
que l’État se socialise et devient lui-même un rouage du système
de production —, entre dans des jeux d’inclusion différentielle
et inégale qui empêchent de réduire les classes à de purs
supports ou porteurs des fonctions économiques du capital. Ce
qui revient à admettre que l’État, « par ses institutions, ses
fonctions de médiation et d’administration, ses idéaux et ses
discours », mais aussi par ses interventions socio-économiques
(de la reproduction de cette « marchandise spéciale » qu’est la
force de travail par la formation scolaire et professionnelle, aux
différents procédés de redistribution par le salaire indirect) « est
toujours déjà présent dans la constitution des classes11 ».
3. Dès lors, et en troisième lieu, cela conduit à considérer
la lutte des classes non comme un système d’antagonismes
prédéterminés par des identités socio-économiques stables, mais
au contraire comme le processus de désidentification et de
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reconfiguration des identités sociales — ce qui impose à tout le
moins de tenir l’unité toujours problématique de la « classe »,
comme effet de dialectiques complexes entre des pratiques
différenciées (sociales, économiques, culturelles), des
organisations et des mouvements collectifs. Aucune de ces trois
instances — pratiques, organisations, mouvements — n’étant
congruente ou isomorphe aux autres, aucune ne peut être réduite
à l’expression des autres, les écarts qui les séparent obligeant au
contraire à reproblématiser l’individuation et l’unité d’une

11. Ibid., p. 230.


Guillaume Sibertin-Blanc 281 281

« classe » à travers une lutte des classes qui se mène sans cesse
en chacune d’elles.
On peut considérer enfin, en suivant ici encore Étienne
Balibar, que sur le plan théorique l’un des principaux obstacles à
cette série de reproblématisations internes au marxisme s’est
trouvé dans la thèse à prétention historique, en réalité « méta-
historique » — ou si l’on veut, idéologique — d’une
simplification tendancielle des antagonismes, thèse elle-même
liée à une chaîne de postulats d’homogénéisation tendancielle,
de la population laborieuse par la prolétarisation, de la force de
travail par la forme-marchandise, du travail lui-même en travail
simple et déqualifié, etc. À rebours de quoi le schème de la lutte
des classes a pu être réinterrogé sous les différents aspects
susmentionnés, au prix d’une désaturation du concept de classe,
d’une reconnaissance de son « impureté » épistémologique (ou
du fait qu’il est toujours déjà contaminé par ses investissements
pratiques et politiques), ce qui revenait bien à rompre avec
l’idée d’un concept de classe ontologiquement plein, mais non à
en faire le non-concept d’un pur acte de langage ou d’une
simple fonction symbolique de nomination, donc sans souscrire
à l’alternative entre l’essentialisation des concepts maniés par la
politique, et le monisme d’une praxis discursive qui ne
rencontrait jamais d’autre altérité que ses propres
« sédimentations ». C’était peut-être anticiper déjà ce qu’il
pourrait y avoir de réducteur, pour contrer la tendance à
substantialiser des identités sociales définies par les rapports
socio-économiques, à lui substituer la tendance inverse faisant
de l’individuation des groupes sociaux le pur effet
d’articulations « discursivo-institutionnelles », et à troquer la
naturalisation des rapports sociaux contre leur
« artificialisation » comme pur produit de stratégies politiques.
Il serait toutefois caricatural de réduire l’entreprise de
Laclau à cette dernière extrémité. Il sera instructif en revanche
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de revenir au formalisme de sa démarche. Formalisme critique,
il ne vise pas tant la construction d’un « modèle » qu’à
contrecarrer au contraire, tant les critériologies du « populisme »
par des contenus sociaux ou idéologiques s’avérant à l’épreuve
des situations concrètes chaque fois trop larges ou trop
restreints, que sa caractérisation par des traits formels n’ayant de
signification politique que privative ou déficitaire (son
simplisme idéologique, son anti-intellectualisme, son caractère
transitoire, etc12.). Formalisme heuristique également, conçu
non comme « une entéléchie fixée transcendantalement dont il

12. E. Laclau, La raison populiste, op. cit., pp. 17-33.


282 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

suffit de détecter la présence dans des situations concrètes, mais


comme un terrain fertile sur lequel l’analyse concrète et
l’exploration transcendantale doivent se nourrir mutuellement à
l’infini13 ». L’analyse du populisme comme logique discursive
de « construction du “peuple” », susceptible d’opérer à partir de
positions de classe et de contenus socio-idéologiques les plus
divers, permet ainsi à Laclau de contrer les représentations
normatives du populisme, non évidemment pour en inverser
simplement le présupposé axiologique, mais pour statuer sur le
caractère constitutivement litigieux de son concept et, à travers
lui, construire l’idée d’un « populisme constitutif » de tout
espace démocratique. Pas de démocratie sans démos, la
formation de ce dernier étant à la fois la condition, l’effet et
l’enjeu de procès antagoniques d’hégémonisation et de contre-
hégémonisation, dont la « raison populiste » décrit la logique
immanente, logique qui ne prédétermine pas les contenus
progressistes ou réactionnaires, voire fascistes, des mouvements
dans lesquels il est susceptible de se développer dans telle ou
telle conjoncture, mais qui les comprend comme autant de ses
destins possibles. L’ambivalence du populisme constitutif est en
ce sens l’ambivalence de la possibilité démocratique elle-même,
comme espace d’organisation du conflit sur ce qui y tient lieu de
démos, c’est-à-dire de ce qui instancie dans l’espace politique sa
propre universalité, et l’y inscrit ainsi comme une universalité
constitutivement polémique.
De là la proximité que Laclau se reconnaît avec la pensée
de Rancière, dans leur commune opposition à une vision
sociale-libérale de la démocratie comme administration du
consensus, ou comme saine gestion distributive des attributs
sociaux et des satisfactions économiques ; dans leur commune
insistance sur le caractère intrinsèquement litigieux de la
démocratie conçue comme pratique politique structurée autour
d’un point d’excès ou de soustraction par rapport à l’ordre
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distributif du consensus social (l’ordre de la « police » chez
Rancière, la « logique de la différence » chez Laclau) ; dans leur
conception de la subjectivation politique comme procès de
« désidentification » par rapport aux assignations identitaires de
l’ordre établi, ou dans les termes de Laclau, par rapport au
système institutionnalisé de prise en charge des « différences ».
Mais cette proximité est bien sûr paradoxale ou contrastive, si
l’on tient cette différence, déterminante, qu’une telle
désidentification ne prend pour Laclau d’effectivité politique
que comme revers d’une réidentification dans une nouvelle

13. Ibid., p. 258.


Guillaume Sibertin-Blanc 283 283

individuation collective, capable d’étendre la revendication


égalitaire à d’autres litiges dans une force commune, et
indissociable de puissants investissements affectifs d’un
signifiant-maître — là où Rancière mise sur une autoposition
radicale de l’action politique comme « démonstration »
égalitaire, ou sur une performativité de la supposition d’égalité
dont le caractère inconditionné pourrait aussi bien l’exposer, du
point de vue d’une stratégie hégémonique, à n’avoir de portée
aussi fragile que velléitaire. S’ensuit une divergence manifeste
entre deux interprétations, affines en leur point de départ mais
finalement diamétralement opposées dans leur conséquence, du
signifiant vide du « peuple » dont se supporte une partie
paradoxale qui, exclue « inclusivement » du système des places
reconnues, en fait chuter la complétude imaginaire tout en
métonymisant l’universel ou le tout imprésentable de la
communauté14. Tandis que chez Laclau ce signifiant-maître
corrèle — dans une voie initialement gramscienne mais qui doit
peut-être tout autant à Carl Schmitt — le tracé toujours instable
de frontières antagoniques inséparables de la construction
discursive de « l’ennemi », tout le dispositif rancérien s’efforce
de retenir le « moment » politique en amont, pour ainsi dire, de
sa cristallisation en un antagonisme, c’est-à-dire aussi hors du
lien interne posé par la pensée politique moderne, qu’elle se
réclame de Hegel, de Clausewitz ou de Marx, entre la politique
et la guerre (fût-ce « de position15 »).
Disons enfin que le problème politique pour Laclau réside
moins dans une instance des sans-part, que dans le fait qu’il y en
ait plusieurs, dont les langages et les exigences sont
hétérogènes, dont les points de « désidentification » ou de
contre-interpellation par rapport à l’ordre établi et au décompte
de ses places ne sont pas les mêmes, dont les significations qu’y
prend chaque fois l’axiome égalitaire lui-même ne sont pas
isomorphes, dont les « démonstrations » ne sont donc pas
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spontanément convergentes et doivent ainsi être d’une manière
ou d’une autre politiquement articulées. À la fin de son ouvrage,
Laclau suggère lui-même, à travers une double confrontation de
sa démarche avec celle de Negri et Hardt d’une part (dont il
s’estime au plus loin), de Rancière d’autre part (dont il entend
prolonger à sa manière le geste), un rapport de symétrie inverse

14. J. Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995.


15. Sur la substitution de la disjonction exclusive politique-police à la
disjonction inclusive politique-guerre, voir par exemple J. Rancière, « La
cause de l’autre » (1995), rééd. in Au bord du politique, Paris, La Fabrique,
1998.
284 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

entre leurs positions respectives. Pour les premiers, la


multiplicité des foyers de contestation sont supposés converger
spontanément (« multitude »), à la faveur du vis-à-vis qu’offre
un adversaire lui-même unifié du type « l’Empire » ; pour le
second, cette multiplicité ne pose problème, pour ainsi dire,
qu’au-delà de la politique qui n’existe que là où elle se fait, dans
l’autoposition d’une performance égalitaire où se concentre la
marque de l’émancipation. Chez les premiers le problème de
l’hégémonie est toujours déjà réglé ; pour le second, il est
toujours encore différé. Entre les deux s’étend l’espace même de
la lutte hégémonique, et de la pratique politique comme procès
de construction d’une force majoritaire : l’espace où se pose
précisément le problème du ressort « populiste » de la
démocratie.
Cela étant rappelé, cette thèse d’un populisme constitutif,
et l’entreprise de formaliser sa logique interne permettant d’en
suivre, hors de toute prédétermination de leur « sens » ou de leur
contenu politique et idéologique, les développements les plus
contrastés, posent des difficultés assez massives. D’abord, les
divergences entre populismes de gauche ou de droite, les figures
extrêmes de mouvements révolutionnaires, ou encore la figure
asymptotique de mouvements fascistes où l’appel démocratique
au démos se renverse en son contraire ou s’auto-détruit,
l’ensemble de ces bifurcations paraissent renvoyées au seul
niveau des « contenus ontiques », sociaux, économiques ou
culturels des « demandes » qui entrent dans les chaînes
d’équivalence hégémonique. Ce qui semble dès lors exclu a
priori, c’est une diversité stratégique dans les voies de
constitution d’un agent politique « peuple » : voies discursives
mais aussi organisationnelles, prises dans des dialectiques entre
pratiques, organisations et mouvements. La formalisation de
Laclau inclut bien l’antagonisme comme temps central d’un
processus de « constitution d’un “peuple” », et même
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l’antagonisme qui se noue autour du tracé même de cette
frontière antagonique, qui devient ainsi à la fois sa condition et
son enjeu. Mais cette frontière instable ne va pas jusqu’à diviser
la raison populiste elle-même, qui reste dans sa configuration
globale identique quels que soient les « camps » individués de
part et d’autre de cette frontière. On glisse alors de la plasticité
conceptuelle qui confère à la formalisation de Laclau sa grande
opérativité descriptive, au flou complet sur les dynamiques
spécifiques qui peuvent faire de la « raison populiste » une
politique et une stratégie. Autrement dit le problème n’est pas
seulement de penser qu’il n’y a peut-être pas d’espace de luttes
démocratiques sans un populisme constitutif — ce que montre
Guillaume Sibertin-Blanc 285 285

très bien Laclau — ; il est aussi d’envisager que ce populisme


constitutif rende impossible ce qu’il est censé constituer, et loin
d’ouvrir un champ politique, donne lieu à des formes
paradoxales de « populisme institutionnel », de « populisme
sans peuple » voire de populisme anti-populaire16.
Tâchons de préciser cette difficulté en considérant une
seconde implication de la construction formelle de Laclau.
Celle-ci n’affiche ici pas d’autres prétentions que de dégager
une « raison » (populiste), au sens d’une « logique » qui suppose
l’isomorphie du processus effectif de constitution d’un peuple et
du processus théorique de son intelligibilité. Cette congruence
supposée installe dans un même élément homogène les
opérations de formation d’un agent collectif à travers
l’hégémonisation du langage dans lequel se construisent ses
intérêts et ses exigences, et les catégories d’analyse permettant
d’en rendre compte. C’est ce qui permet par exemple à Laclau
de faire jouer sa distinction entre « concept » et « nom », tantôt
sur le plan des décisions théoriques nécessaires pour accéder à
une pensée de la stratégie hégémonique, tantôt sur le plan du
mouvement effectif de constitution d’une chaîne populaire.
C’est qu’il est question de « discours », c’est-à-dire de pratiques
articulatoires, différentielles ou équivalencielles, dans les deux
cas. Mais cela implique, au sein même de l’analyse de Laclau,
que la politique n’a l’autonomie et la portée constituante que lui
confère son dispositif, qu’à la condition de s’identifier sans reste
à la lutte idéologique, là où l’on pourrait dire que la question des
luttes de classes (ou des dialectiques entre les positions dans les
divisions sociales-techniques du travail, les rapports entre
populations intégrées au procès de valorisation du capital et
« surpopulations relatives », les mouvements « de masse », et
les organisations qui les inhibent ou les catalysent) est d’inscrire
la politique dans un double écart, entre des pratiques
socioéconomiques et entre des positions idéologiques, leurs
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différentielles respectives n’étant pas isomorphes ou
expressives, ce qui fait dépendre sa consistance de la manière

16. C’est globalement ce qu’on observe dans l’appropriation par la


gouvernementalité libérale de la stigmatisation des « privilégiés »… identifiés
aux « fonctionnaires », aux classes moyennes, aux classes populaires. Les
droits sociaux, vidés de leurs contenus de classe, des luttes qui les ont conquis,
des rapports de force qui en réalisaient tant bien que mal le maintien, sont
transformés en des « avantages » hérités. La reprise de ce topos populiste
donne lieu à un singulier populisme d’État, différent du « populisme étatique »
répertorié par Laclau (La raison populiste, op. cit., 3e partie) : populisme sans
peuple, voire anti-populaire, qui fait valoir le démantèlement de l’État social
comme une mesure d’égalisation de ce « peuple » de privilégiés.
286 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

dont elle y intervient, déplaçant ces positions et transformant ces


pratiques en les déplaçant17. Cela implique en retour, du côté
cette fois de l’objet de l’analyse, que la « Raison populiste » ne
remet en jeu les opérations d’une stratégie d’hégémonisation
qu’à la condition que la stratégie s’identifie sans reste à la forme
d’un langage commun, dont Laclau dit bien qu’il ne peut jamais
l’être tout à fait et reste traversé de conflits internes (bien qu’il
privilégie l’euphémisme de « tensions discursives »), tout en ne
pouvant en rendre compte que par la particularité « ontique »
(ou de contenu social, économique, « culturel ») des
revendications, et non par la manière de construire ce langage
commun lui-même, ni par la manière de traiter politiquement ce
qui résiste à s’y traduire. En faisant valoir une « rhétorique
généralisée » unifiant les ressorts de la politique comme
représentation (représentation des forces collectives comme
représentation collectivisante des forces, ou représentation des
antagonismes comme représentation constitutive d’une frontière
antagonique), la conception de Laclau minimise ce qu’il faudrait
appeler, au risque de surenchérir sur sa propre métaphore, les
« styles » de pratiques politiques, soit les modalités différentes
d’exercer des pouvoirs et des résistances, en tant qu’elles
affectent indissociablement les contenus ontiques des rapports
sociaux et des « intérêts », et la forme discursive ou
sémiologique qui en construit la représentation dans un espace
public (j’y reviendrai).
Notons que cette oblitération devient singulièrement
délicate si l’on observe que l’identité tacite pointée
précédemment, entre le plan de l’analyse de Laclau, et le plan
du procès sur lequel cette analyse porte (une « construction du
“peuple” »), l’expose tendanciellement à un usage
amphibologique de certaines notions-clefs de son dispositif,
comme par exemple le couple ordre/désordre, que Laclau fait
intervenir fréquemment. Ainsi dans ce passage où il explique
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l’extrême-droitisation qu’on observerait en France depuis la fin
des années 1980 d’une partie d’un électorat populaire ouvrier
supposé jusqu’alors acquis au PCF, et de là, étend la portée
explicative de son analyse au « réveil des populismes de droite
en Europe occidentale » dans son ensemble :

17. En fait, on pourrait se demander si, pour aborder cette question sans quitter
le terrain « discursif » au sens où le définit Laclau, il ne faudrait pas ré-
imaginer une « topique des discours », du type de celle tentée par les
althussériens dans les années 1966-1967, ou l’année suivante par Lacan dans
L’envers de la psychanalyse. Mais ce n’est ni la piste de l’althussérisme qu’il
discute, ni le Lacan qu’il réinterprète.
Guillaume Sibertin-Blanc 287 287

« En France, il y avait traditionnellement un vote de


gauche protestataire, essentiellement capté par le Parti
communiste, qui remplissait ce que Georges Lavau a appelé une
“fonction tribunicienne” : il était la voix de ceux qui étaient
exclus du système. Donc, s’opérait ainsi clairement une
tentative visant à créer un “peuple de gauche”, fondé sur la
construction d’une frontière politique. Avec l’effondrement du
communisme et la formation d’un establishment au centre, dans
lequel le Parti socialiste et ses alliés n’étaient guère différents
des gaullistes, la division entre la gauche et la droite devint de
plus en plus floue. Le besoin d’un vote protestataire demeura
néanmoins, et comme les signifiants de gauche avaient
abandonné le camp de la division sociale, ce dernier fut occupé
par les signifiants de droite. La nécessité ontologique
d’exprimer la division sociale fut plus forte que l’attachement
ontique à un discours de gauche, lequel, de toute façon, ne
tentait plus de la construire. Cela se traduisit par un
déplacement considérable des anciens électeurs du Parti
communiste vers le Front national. […] Je pense que l’actuel
réveil du populisme de droite en Europe occidentale peut dans
une large mesure s’expliquer de la même façon. Étant donné
que je parle du populisme, j’ai présenté l’asymétrie entre la
fonction ontologique et sa satisfaction ontique en rapport avec
les discours du changement radical, mais cette asymétrie se
trouve également dans d’autres configurations discursives.
Comme je l’ai dit ailleurs, quand les gens sont confrontés à une
situation d’anomie radicale, le besoin d’une forme quelconque
d’ordre devient plus important que l’ordre ontique réel qui
permet d’y parvenir. L’univers hobbesien est la version extrême
de ce vide : parce que la société se trouve confrontée à une
situation de désordre total (l’état de nature), toutes les actions
accomplies par le Léviathan sont légitimes — quel qu’en soit le
contenu — du moment que ces actions ont pour résultat
l’ordre18. »
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Que devons-nous exactement entendre ici par
« désordre » ? S’agit-il, pour reprendre la distinction de Laclau,
d’un concept ou bien d’un nom ? Est-ce une notion descriptivo-
analytique d’un certain état du corps social qui appelle, en creux
ou négativement, une « reconstitution » politique d’un ordre
« quel qu’il soit » ? Ou bien faut-il considérer (comme
pourraient le laisser penser les surenchères dans l’hyperbole,
« situation d’anomie radicale », « situation de désordre
total »…) qu’« ordre » et « désordre » ne sont pas des concepts

18. E. Laclau, La raison populiste, op. cit., p. 109.


288 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

mais déjà des signifiants vides, comptés parmi ces « opérateurs


discursivo-stratégiques » qui n’expliquent rien d’une stratégie
d’hégémonisation par des facteurs « infrastructurels », mais
relèvent de la représentation du corps social que projette une
idéologie hégémonique ou en voie d’hégémonisation,
contreposant ainsi l’image d’un état de chaos absolu tel que s’en
trouve légitimé le groupement de puissance qui prétend y
remédier (comme on le voit par excellence en France, avec ce
signifiant vide dans lequel s’énoncent les représentations du
désordre radical de l’époque : l’insécurité). On comprend que la
première perspective, pourtant incompatible avec la perspective
de Laclau, soit la plus visible (dans le passage cité, comme en
bien d’autres du livre) et que la seconde, ne pouvant être
absente, demeure pourtant discrète. En fait les deux points de
vue sont nécessaires pour Laclau mais, suivant l’accent porté sur
l’un ou l’autre, au prix d’un double déséquilibre. Car le premier
conduirait à réintroduire une polarité réactionnaire au sein du
populisme constitutif lui-même, réinscrivant en son sein le
couple fétiche de la pensée contre-révolutionnaire de l’Ordre et
du Désordre, faisant de ce populisme constitutif l’autre nom
d’une exigence fondamentale d’ordre, et à la limite d’un ordre
absolu, comme revers du désordre absolu que l’on perçoit dans
le réel et auquel il s’agit de remédier. Si bien que même ce que
Laclau appelle cum grano salis les « discours du changement
radical » ne seraient que des manières de réclamer, fût-ce à leur
insu, l’Ordre Nouveau, faisant de la révolution conservatrice la
vérité profonde d’un populisme constitutif finalement assez peu
« ambivalent »… Le point de vue adverse imposerait alors de
comprendre cette « anomie » comme un effet politique de la
désarticulation des « demandes populaires », ce qui impliquerait
de réintroduire une dialectique entre les processus politiques
d’hégémonisation (les articulations discursives inscrivant les
revendications dans une chaîne d’équivalence populaire) et les
manières d’exercer des pouvoirs et des contre-pouvoirs dont le
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repérage reste indissociable des rapports sociaux d’exploitation,
de domination et de résistance, à travers les procédés
contradictoires de solidarité et de mise en concurrence des
individus et des groupes. Mais cette seconde voie ne nous ferait
pas moins perdre le fil conducteur proposé par Laclau : elle
obligerait au minimum à réinterroger le statut des « demandes
populaires », ces politèmes minimaux de la logique
hégémonique dont Laclau part tout en oscillant entre des
positions instables. Il en postule le plus souvent
« l’hétérogénéité » comme un donné, de façon à contrer la
tentation de faire des revendications politiques l’expression de
classes sociales ou de groupes d’intérêts individués à un niveau
Guillaume Sibertin-Blanc 289 289

« prépolitique ». Mais il arrive aussi, à l’inverse, que soit posée


la question des facteurs qui produisent cette hétérogénéité,
hétérogénéisent les revendications, et donnent le « donné19 » :
Laclau invoque alors la conjoncture générale d’un « capitalisme
mondialisé ». La difficulté est que, commençant par refuser de
subordonner le problème de la construction politique du
« peuple » à l’ordre du concept socio-économico-culturel, pour
faire valoir au contraire l’antécédence d’une logique discursive
dont relèvent les opérations de nomination, il doit en venir à
suggérer un jeu de co-variation « entre le concept et le nom »,
suivant un rapport de proportions inverses qui lui-même varie en
fonction… du degré de structuration ou de déstructuration de la
société dont dépend le degré d’homogénéité des groupes
sociaux20. Le problème de l’hétérogénéité des revendications
égalitaires, donc de la multiplicité irréductible des noyaux de
subjectivation politique, qui constituent à la fois le terrain et
l’enjeu des luttes hégémoniques, se trouve alors déplacé sur le
plan d’une « objectivité sociale ». Celle-ci, qui se devait d’être
au préalable neutralisée, se retrouve invoquée ici pour porter la
thèse d’une complexification croissante des sociétés
contemporaines, des modes d’interaction, des différenciations
sociales, des relations de communication et de pouvoir
auxquelles elles donnent lieu. Une fois évacués par la grande
porte les rapports sociaux et leur matérialité hétéronomique par
rapport aux dynamiques de décomposition et de recomposition
des identités politiques, la complexité dont ils permettaient de
rendre compte revient par la fenêtre, mais cette fois comme une
détermination épochale des sociétés contemporaines, par

19. De manière symptomatiquement elliptique, en fait, en deux pages de la


conclusion : La raison populiste, op. cit., pp. 266-269.
20. « Dans les sociétés où les diverses positions subjectives des acteurs
sociaux ont une gamme limitée de variations horizontales, celles-ci pourraient
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être vues comme l’expression de l’identité des mêmes acteurs sociaux. Par
exemple, les travailleurs qui vivent dans un certain quartier, qui exercent des
métiers comparables, qui ont un accès égal aux biens de consommation, aux
biens culturels, aux loisirs, etc., peuvent avoir l’illusion que malgré leur
hétérogénéité, toutes leurs demandes émanent du même groupe, et qu’il existe
un lien naturel et essentiel entre elles. Quand ces demandes deviennent plus
hétérogènes dans l’expérience vivante du peuple, c’est leur unité autour d’un
groupe “allant de soi” qui est mise en question. À ce moment-là, les logiques
construisant le “peuple” comme une entité contingente deviennent plus
autonomes par rapport à toute forme d’immanence sociale mais, pour cette
raison même, plus constitutives dans leurs effets. C’est le point où le nom, en
tant que point de ralliement faisant l’objet d’un fort investissement, n’exprime
pas l’unité du groupe mais devient son fondement. » (E. Laclau, La raison
populiste, op. cit., p. 267).
290 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

contraste avec les sociétés plus « homogènes » du dix-neuvième


siècle (l’adjectif retrouve ici justement son sens sociologique)21.
En même temps, cette thèse méta-sociologique sur la
« complexité » doit être maintenue dans l’implicite pour pouvoir
préserver l’autonomie de la logique politique comme logique
des articulations hégémoniques. Elle doit être posée pour être
aussitôt oblitérée : les sociétés contemporaines seraient
beaucoup plus complexes qu’auparavant, et cette complexité
ferait que les structures sociales et économiques deviendraient
non pertinentes pour comprendre les jeux de construction,
d’identification et de division des agents politiques22. Au point
qu’il devient difficile de déterminer si cette clause de
complexité oblige à réintroduire une négativité dans l’objet de
l’analyse de Laclau (anomie ou désordre in re), ou si cette
analyse elle-même ne s’adosse finalement qu’à une dénégation
de ses propres conditions sociohistoriques de possibilité. Au
point précis de ce déplacement-dénégation, la référence au
« capitalisme globalisé » fonctionne comme l’invocation d’un
mot magique, un mot-mana d’où Laclau tire l’hétérogénéité des
« demandes populaires », appelant en creux la stratégie
hégémonique qu’il formalise. Mais les « conditions
historiques » en question dans ce capitalisme globalisé restent
singulièrement elliptiques. Celui-ci paraît n’avoir de fait, dans le
dispositif de Laclau, aucune signification historique, mais ne
soutenir en définitive qu’un postulat méta-historique d’une
dissémination originaire qui, pour verrouiller la disqualification
du schéma de la lutte des classes, reprend exactement la thèse de
la simplification de l’antagonisme de classe, en l’inversant.
Il reste encore une autre manière d’envisager le problème,
qui est de considérer que la référence hobbesienne n’a pas
seulement la commodité d’un lieu commun philosophique
facilitant un raccourci argumentatif, mais informe en fait en
profondeur la réflexion de Laclau. Balibar a pointé ce fait que,
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voulant contrer un essentialisme qui logerait les « classes »
antagoniques dans une structure socio-économique naturalisée,
tout en esquivant toute reproblématisation matérialiste des
antagonismes de classe, Laclau s’en trouve mené à un

21. Voir en ce sens déjà E. Laclau, « “The Time is out of joint” »,


Emancipation(s), London-New York, Verso, 1996, 2e éd., 2007, p. 82.
22. La formulation que Laclau et Mouffe donnaient de ce problème dans
Hégémonie et stratégie socialiste, ne me paraît guère résoudre la difficulté,
mais seulement, si je comprends bien, rendre cette « complexité » relative au
discours théorique qui tenterait de la résorber dans une structure maîtrisable
tant conceptuellement que politiquement : voir Hégémonie et stratégie
socialiste, op. cit., p. 182.
Guillaume Sibertin-Blanc 291 291

schématisme adverse comme si, à une telle vision naturaliste qui


placerait la constitution de l’espace politique et de ses acteurs
dans la stricte continuité d’une structure sociale dont on pourrait
la dériver linéairement, il devait opposer un artificialisme
radical qui le rapproche paradoxalement d’une problématique du
contrat social23. Un contrat certes retranscrit dans une
problématique post-gramscienne et post-schmittienne de
l’antagonisme, mais précisément au sens où l’antagonisme
prend maintenant sur lui la fonction constituante, créatrice d’un
ordre politique dont dépendent les relations sociales elles-
mêmes. Un contrat qui a également troqué sa formalisation
empruntée aux pratiques du droit privé, de l’aliénation de droits
naturels et de leur transfert à un Tiers, contre une formalisation
discursive et ses opérations rhétoriques, de déplacement
métaphorique et de contiguïté métonymique, scellées autour
d’un signifiant-maître. Ce ne sont plus les individus naturels et
leurs droits particuliers qui s’aliènent et se transfèrent à une
instance universelle représentante de la collectivité ; ce sont les
« demandes socio-politiques », politèmes de la logique
politique, qui entrent dans des chaînes d’équivalence relative,
cédant une part de leurs contenus ontiques particuliers pour se
faire les supports plus ou moins stables d’un signifiant vide
représentant la totalité présente-absente de la collectivité, dont
l’investissement imaginaire et affectif forme le substrat libidinal
d’une « volonté collective unifiée24 ».
De là une dernière série de remarques. D’abord, cette
perspective de lecture permettrait de mettre la logique
hégémonique de Laclau en débat avec un courant de la pensée
politique qui s’est soucié des opérations sémiotiques impliquées
par cette constitution de la souveraineté, et qui permettrait de ne
pas tant en minimiser les difficultés. De Spinoza à Deleuze-
Guattari en passant par Rousseau et Nietzsche, la question s’est
posée par exemple des rapports de pouvoir qui s’organisent
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autour du signifiant vide lorsqu’il devient support d’une
universalité souveraine. Le signifiant est vide, et c’est pourquoi
il est à interpréter25 : c’est un opérateur de production et de
transformation discursives, et non de seule mise en commun
d’énoncés existants. L’interprétation noue ici, à l’instar du

23. É. Balibar, « Populisme et politique : le retour du contrat » (2008), rééd. in


La proposition de l’égaliberté, Paris, PUF, 2010, pp. 229-238, en particulier
pp. 235-236 sur ce point.
24. E. Laclau, La raison populiste, op. cit., p. 133.
25. Laclau croise cette question sans s’y arrêter dans son analyse passionnante
du péronisme et singulièrement du statut de l’énonciation clandestine de Perón
durant l’exil : La raison populiste, op. cit., pp. 250-252.
292 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

prêtre dans le Traité théologico-politique ou dans L’Antéchrist,


la fonction de pouvoir qui assure l’équivalençage des demandes
en leur imposant une réduction de complexité, une
homogénéisation forcée, mais aussi une hiérarchisation interne
qui réintroduit la lutte contre-hégémonique à l’intérieur même
de la chaîne populaire, non seulement en raison des « contenus
ontiques » des « demandes » de telle de ses composantes, mais
encore en raison de sa construction discursive même, qui ne
peut homogénéiser ses maillons sans les inégaliser (quelles
demandes se laissent plus ou moins homogénéiser dans le
langage commun, lesquelles « résistent » à l’équivalençage,
etc. : bref tout un échelonnement des revendications suivant leur
plus ou moins grande distance au signifiant-maître). Je ne
développe pas davantage ce point, qui conduirait également à
confronter l’approche de Laclau avec les problèmes développés
dans les études subalternes, postcoloniales et féministes, relatifs
aux « violences épistémiques », qui ont largement exploré les
difficultés d’un tel « langage commun » entre luttes minoritaires
hétérogènes. De façon plus générale, cela mène à interroger les
fractures internes à la « logique populiste », en considérant la
formalisation qu’en propose Laclau comme tout sauf neutre
politiquement, à commencer par la fonction qu’il fait tenir au
signifiant vide. Reprenons l’exemple évoqué plus haut en
passant, renvoyant au débat électoral en France ces dernières
années : le signifiant « insécurité » satisfait tous les réquisits de
la raison populiste dégagée par Laclau : signifiant vide, pouvant
être investi par les « demandes » et les « contenus ontiques » les
plus hétérogènes, se structurant autour d’une frontière
antagonique (tout ce qui, ou tous ceux qui insécurisent : les
étrangers, l’Europe, les délinquants, les banquiers, les Rroms, le
capitalisme, etc.). Loin pourtant de soutenir une « construction
du peuple », il paraît orchestrer une atomisation dépolitisante
promettant son refoulement prolongé. Le problème en
l’occurrence n’est pas seulement cernable au niveau des tropes
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rhétoriques (métonymie, métaphore), mais touche à la
grammaire politique impliquée par les signifiants clés de la
chaîne équivalencielle. Ce qui revient à dire qu’un signifiant-
maître, aussi vide soit-il, ne peut être neutre, configurant déjà un
certain « style pratique » de la politique. Quelles demandes peut
en effet rallier équivalentiellement un tel signifiant vide, sinon
des « demandes de sécurité » adressées à un Tiers protecteur ?
Quelle stratégie hégémonique peut-il découler d’un opérateur
symbolique qui n’unifie des demandes qu’en les faisant
converger vers un grand Autre sécurisant, mère féroce extrême-
droitière ou mère bienveillante social-libérale, et entre elles
toutes les combinaisons d’infantilisation dépolitisante, de
Guillaume Sibertin-Blanc 293 293

gestion technocratique et de racisme de classe ? Au point qu’il


devient douteux de réduire ce signifiant vide à un simple
opérateur d’unification de revendications hétérogènes, sauf à
s’aviser de ce que ce signifiant lui-même a pour premier effet de
transformer des énoncés collectifs divers en des « demandes ».
Laclau est sans doute fondé à reprocher à Rancière d’« identifier
exagérément la possibilité de la politique à la possibilité d’une
politique émancipatrice26 ». Le problème reste que la possibilité
de la politique, pensée dans la forme de ce « populisme
constitutif », risque à l’inverse de rendre d’avance impossible
toute pratique émancipatrice quelle qu’elle soit.
Il y aurait enfin lieu de reprendre dans ce contexte le
problème de l’essentialisme, que critique Laclau en tant que
position théorique, mais en passant étrangement sous silence le
problème de l’essentialisation des identités politiques elles-
mêmes, et notamment le problème soulevé par la proposition
émise un moment par Spivak d’un « essentialisme stratégique »,
qui a pour pendant celui de savoir si l’essentialisme, lorsqu’il
renvoie non à une décision théorique mais à un processus
effectivement en prise sur une identification collective, peut être
manié stratégiquement (ou encore, de savoir jusqu’à quel point
les identifications sont « performables » sur une scène
politique). C’est à mon sens également le problème qui est
l’horizon de l’objection soulevée par Balibar, notant que la
logique populiste proposée par Laclau se supporte
inévitablement d’un signifié transcendantal : la nation27.
Autrement dit, non seulement le signifiant vide ne peut jamais
être tout à fait neutre politiquement, mais il ne peut jamais être
tout à fait vide. Que Laclau trouve dans l’histoire politique de
l’Italie contemporaine un cas d’examen privilégié pour analyser,
au terme de son livre, les limites de la raison populiste, se
comprend aisément. Mais il n’est pas moins notable qu’il en
vienne à analyser comme un cas-limite spécifique
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« l’ethnopopulisme » (soit une substantialisation du groupement
politique telle que toute frontière antagonique interne et tout
remaniement des chaînes équivalentielles y deviennent
impraticables, par quoi se trouve déniée la contingence du
« peuple » comme construction politique tandis que la frontière
antagonique est projetée sur un ennemi extérieur absolutisé),

26. E. Laclau, La raison populiste, op. cit., pp. 285-286.


27. É. Balibar, « Populisme et politique : le retour du contrat », op. cit., p. 236.
Sur la récusation par Laclau et Mouffe de tout « signifié transcendantal »,
signant « l’impossibilité pour tout discours donné d’accomplir une clôture
finale », ou d’arrimer le flux des différences à une littéralité ou signification
principielle, voir Hégémonie et stratégie socialiste, op. cit., pp. 206 sq.
294 De l’hégémonie sans classe à la politique comme représentation

sans interroger en retour la tendance « ethnicisante » qu’induit


l’idéologie nationale dans la logique populiste en tant que telle,
et sans poser alors la question des contre-tendances susceptibles
de la contrecarrer, voire la nécessité d’une stratégie « anti-
hégémonique » ou « minoritaire » au sein même de la
« construction du peuple28 » (critère formel d’un « populisme de
gauche » ?). Prenant le problème à l’autre extrémité, on jugera
significative la complète forclusion du problème de
l’internationalisme29. Bien plus, les deux problèmes sont liés si
l’on tient compte du fait que, à rebours de Laclau qui paraît les
distinguer de façon univoque, la frontière qu’il qualifie
d’« interne » est toujours aussi à quelque degré une frontière
externe ; autrement dit — et c’est bien un problème majeur posé
par l’horizon national de la logique populiste —, que l’ennemi
discriminé par cette frontière interne risque toujours d’être
réversible avec, rattaché à ou projeté comme un ennemi
extérieur (faisant de l’ennemi du peuple d’une manière ou d’une
autre le « parti de l’étranger30 »). Il ne s’agit donc pas d’opposer
abstraitement populisme et internationalisme, mais bien
d’interroger, plutôt qu’un « patriotisme constitutionnel31 », les
conditions d’un nouvel internationalisme capable d’introduire
au sein d’une construction hégémonique des contre-tendances,
ou des tendances contre-populistes luttant à rebours des fusions
entre frontières « interne » et « externe »32. Second critère
formel d’un « populisme de gauche » ? C’est dire au moins qu’il
ne peut suffire de pointer les ambivalences internes d’un
populisme constitutif ouvrant et fermant un espace de luttes
28. Sur l’idée de « stratégie minoritaire », voir É. Balibar, Violence et civilité.
« Wellek Library Lectures » et autres essais de philosophie politique, Paris,
Galilée, 2011, pp. 143 sq.
29. Laclau n’aborde cette question qu’à l’occasion d’une analyse de l’échec du
PCI à se constituer en « parti national », pour ne retenir de l’internationalisme
que la forme que lui a donnée la direction monolithiquement administrée et
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imposée par le PCUS aux partis communistes occidentaux.
30. Laclau croise lui-même ce fait, sans lui donner cependant d’importance, au
fil de ses analyses concrètes, par exemple à propos de la manière dont les
jeffersoniens et les jacksoniens qualifiaient « l’élite » : « fraction
probritannique de marchands » pour les uns, « “pouvoir financier” dirigé par
des cosmopolites bien nés » pour les autres (La raison populiste, op. cit.,
p. 236, citant M. Kazin, The Populist Persuasion, New York/Londres, Cornell
University Press, 1998).
31. Voir la brève discussion d’Habermas dans La raison populiste, op. cit.,
pp. 231-232.
32. Cf. dans une autre perspective les propositions récentes de Sadri Khiari
autour d’un « internationalisme décolonial » : « Quitter l’univers colonial »,
URL : http://www.regards.fr/web/quitter-l-univers-decolonial,5985, consulté
le 11 janvier 2013.
Guillaume Sibertin-Blanc 295 295

d’hégémonisation ; encore faut-il demander ce qui peut politiser


ce populisme pour qu’il puisse donner lieu à autre chose qu’un
populisme constitué, et spécifiquement, quelles sont les forces
contradictoires qui de l’intérieur « démocratisent » la stratégie
hégémonique elle-même. Et ce serait un mobile de plus pour
repenser le schéma de la lutte des classes, non seulement dans
les situations où l’affirmation ou la forclusion des contenus de
classe interviennent directement dans le tracé des frontières
antagoniques33, mais en recentrant le débat sur ce qui, de ce
schéma, excède et les coordonnées étatico-nationales de
l’antagonisme politique, et l’assimilation du groupement
politique à un ralliement identitaire autour d’un signifiant-
maître.
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33. Comme c’est le cas dans la conjoncture de crise actuelle en Europe : on le


voit nettement par exemple dans les significations politiques, idéologiques, et
économiques, que revêt antithétiquement le « protectionnisme » aux extrêmes
du spectre politique.

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