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INTRODUCTION : LA NOTION DE FORCE. Le cœur et véritable sujet de l’Iliade, c’est la force : son emprise, ses
effets sur l’âme et sur la chair des hommes. Et le caractère le plus constant de la force est de « faire de quiconque lui est
soumis une chose » : ceux qui la subissent comme ceux qui la manient.
Qui subit la force est ravalé par elle au rang de matière inerte : son état est de se retrouver à la merci d’une entité qui
possède, à tout moment, la puissance de l’anéantir. – «… l’âme, courbée sous la contrainte de la force qu’elle subit. »
Qui manie la force, enivré par la puissance qu’elle lui donne, se ravale au rang d’élan aveugle : son état est de ne plus
rien rencontrer qui lui résiste et le freine. – «… l’âme, entraînée, aveuglée par la force dont elle croit disposer. »
Chez l’un et chez l’autre, qu’elle paralyse ou qu’elle enivre, la force a pour effet de neutraliser en l’homme les effets de
l’amour et de l’intelligence. Il est à noter que si l’Iliade illustre le pouvoir de la force dans une situation de guerre,
l’autrice entend par « force » un principe tout à fait fondamental, dont la guerre n’est qu’une des manifestations – la plus
extrême sans doute, mais pas la seule :
« Ceux qui avaient rêvé que la force, grâce au progrès, appartenait désormais au passé » → l’autrice, en s’en distanciant,
évoque ici l’idée naïve selon laquelle le règne de la force n’aurait été l’apanage que de temps reculés où les sociétés humaines
étaient le plus souvent en guerre, et que le progrès technique et l’unification politique auraient peu à peu apaisé les relations
humaines et substitué aux principes de la force les principes du droit.
« Ceux qui savent discerner la force, aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute histoire humaine » → par opposition,
l’autrice revendique l’idée d’après laquelle l’état de paix n’est qu’une certaine continuation de l’état de guerre, lequel ne
s’interrompt jamais vraiment ; ainsi la force, en temps de paix, continue-t-elle de régner dans l’ensemble des rapports humains
de domination, d’exploitation, d’humiliation ou de servitude que peut contenir la vie sociale – que ce soit dans le champ privé
ou public, professionnel, domestique, politique, sportif, artistique, intellectuel, etc.
L’autrice cite à l’appui de son propos des passages de l’Iliade : tristes visions poétiques de la force tuant et anéantissant
les hommes, sans réconfort ni héroïsme consolateur. L’image des bains chauds qu’Andromaque fait verser en vain pour
Hector qui ne reviendra pas de son combat contre Achille vient ici symboliser la sphère tendre et chaleureuse du foyer,
réduite à l’insignifiance par la force qui broie ceux qu’elle touche. L’opposition entre le réconfort des eaux chaudes que
fait couler Andromaque et l’indifférence glaciale de la mort qui engloutit Hector soutient clairement ici une autre mise en
opposition : celle de l’amour et de la force. (Elle signe, bien sûr, la prédominance de la force sur l’amour.)
3) LA GRANDEUR DE L’ILIADE : SON ÉGALE COMPASSION POUR TOUS CEUX QUE LA FORCE SOUMET
– ET LES VICTIMES QU’ELLE BROIE, ET LES BOURREAUX QU’ELLE ENIVRE
La crudité des scènes de violence dans l’Iliade comme refus de glorifier la force. Deux aspects de l’épopée d’Homère,
aux yeux de l’autrice, révèlent tout particulièrement sa grandeur :
La tendresse avec laquelle sont décrites les manifestations de la grâce : les événements pacifiques extérieurs à la
guerre, les vies et les liens d’amour qu’elle détruit ainsi que les élans d’amitié ou de justice qui lui survivent, sont
évoqués avec dignité et pudeur, et le texte veille à les empreindre de beauté. — « Tout ce qui est absent de la guerre,
tout ce que la guerre détruit ou menace est enveloppé de poésie dans l’Iliade ; les faits de guerre ne le sont jamais. »
La crudité avec laquelle sont décrites les manifestations de la force : les scènes de violence, elles, sont froidement
restituées – effusions de sang, corps mutilés, crânes fracassés, dents qui volent en éclats, etc. – sans essayer de les
embellir ni rien atténuer de leur férocité et de leur laideur. — « La froide brutalité des faits de guerre n’est déguisée
par rien, parce que ni vainqueurs ni vaincus ne sont admirés, méprisés ni haïs. »
L’« extraordinaire équité » de l’Iliade. Ainsi s’établit à la lecture du poème d’Homère un esprit de justice qui, selon
l’autrice, est de nature à grandir l’âme du lecteur. Nous sommes placés en situation de jeter sur les deux camps un regard
impartial, en ceci que l’un et l’autre reçoivent les mêmes égards : estime face aux manifestations d’intelligence, d’amour ou
de vertu ; affliction douloureuse face aux manifestations de la force. — « Quant aux guerriers, les comparaisons qui les
font apparaître, vainqueurs ou vaincus, comme des bêtes ou des choses ne peuvent faire éprouver ni admiration ni mépris,
mais seulement le regret que les hommes puissent être ainsi transformés. (…) Ce poème est une chose miraculeuse.
L’amertume y porte sur la seule juste cause d’amertume, la subordination de l’âme humaine à la force. »
L’impartialité est telle, pointe l’autrice, et la compassion à l’égard des Troyens si manifeste qu’on pourrait à la lecture ne
plus se rendre compte que ce furent des âmes grecques, non troyennes, qui composèrent ces chants. [ N.B. Le poète Homère
est probablement un personnage inventé, de ce qu’en estiment les historiens aujourd’hui ; et l’Iliade tout aussi probablement
une compilation de récits et de chants qui circulaient dans la Grèce des IXème et VIIIème siècles av. J.-C.] Aussi l’autrice
fonde-t-elle sur les écrits historiques de Thucydide (selon qui les Achéens furent à leur tour vaincus quelques décennies
après leur victoire sur les Troyens) l’hypothèse d’après laquelle l’Iliade pourrait avoir été le chant de désespoir d’un peuple
vaincu se remémorant avec amertume la gloire de leurs ancêtres vainqueurs.
On retrouve ici une idée plus tôt mobilisée : à savoir que forts et faibles, vainqueurs et vaincus, tendent d’ordinaire à se
considérer comme deux espèces distinctes, et sont de ce fait incapables de voir dans la condition des autres un reflet de leur
propre condition. → Quelle situation pourrait donc, en toute logique, mener un peuple à voir dans les vainqueurs et dans les
vaincus des « frères dans la même misère » ? La réponse est simple : un peuple qui aurait été à la fois vainqueur et vaincu.
Un peuple qui, ayant tour à tour porté la gloire de la victoire et la misère de la défaite, aurait été capable de garder vifs dans
ses pensées ces deux sentiments, simultanément, et aurait ainsi entraperçu à travers eux le visage de la condition humaine.
Remarque : on peut se demander si cet esprit de justice, dont l’autrice fait de l’Iliade le représentant par excellence au nombre
des grandes épopées, n’est pas avant tout ce qu’elle en dégage du fait de son propre projet philosophique. D’aucuns lisent dans
l’Iliade un récit inscrit dans le pur registre épique, et n’en perçoivent pas comme l’autrice la dimension tragique : ainsi
parcourent-ils l’épopée d’Homère comme un récit exaltant où la vaillance des héros côtoie la bassesse des misérables. Ils ne
font alors pas du tout l’expérience d’une égale compassion envers ceux que la force soumet. Ils font l’expérience ordinaire de
ce que suscitent les mauvais récits épiques dans l’âme humaine : l’admiration des forts (surtout quand ils ont pour eux leur
bon droit) et le mépris des faibles (surtout quand la servitude les a rendus indignes et laids).
Suggestion critique : lue de la sorte, l’Iliade n’est plus du tout l’occasion de faire reculer l’empire de la force dans l’âme du
lecteur comme voudrait l’autrice mais, au contraire, elle en augmente l’emprise. François Truffaut, dans le champ du cinéma,
affirmait qu’il était impossible de faire un film anti-guerre, parce que la représentation de la violence si louable en soit le but
irait toujours exciter chez le spectateur quelque chose de possiblement cruel et mauvais. — « Montrer quelque chose, c’est
déjà l’ennoblir », écrivait-il. Si l’on étend ce constat du cinéma en particulier à l’art en général, littérature incluse, il ne serait
pas absurde de suggérer que, peut-être, le véritable « poème de la force » n’est pas l’Iliade d’Homère, mais bien L’Iliade ou le
poème de la force de Simone Weil.
CONCLUSION : L’HÉRITAGE LITTÉRAIRE ET SPIRITUEL DE L’ÉPOPÉE TRAGIQUE. Le texte se clôture
par l’évocation d’autres épopées qui selon l’autrice ne parviennent à égaler le génie de l’Iliade – soit qu’il leur manque la
compassion, soit qu’il leur manque l’équité : ainsi de l’Odyssée
d’Homère, de l’Énéide de Virgile ou des récits héroïques
médiévaux comme la Chanson de Roland de Turold. Ce qu’elle
entend par cette critique pourrait être illustré par les tout derniers
chants de l’Odyssée, qui mettent en scène la fureur d’Ulysse :
celui-ci, ayant enfin rejoint Ithaque après un interminable
périple, retrouve sa bien-aimé Pénélope encerclée de prétendants
qui, tenant Ulysse pour mort, demandent la main de son épouse.
Ulysse, déguisé en mendiant, aidé de son fils Télémaque, entre-
prend de massacrer les prétendants. Or, cette scène de massacre
n’a aucun accent tragique. Ce qu’éprouve le lecteur qui vient de
traverser le périple avec Ulysse, c’est un sentiment de jubilation
face au spectacle de la victoire éclatante du héros et la déroute Ulysse, massacrant les prétendants de Pénélope,
de ses ennemis. Les prétendants, quant à eux, n’ont droit à dans le chant XXII de l’Odyssée d’Homère
aucun égard : défaut d’équité.
L’authentique héritage de l’Iliade, l’autrice le voit en la tragédie attique, chez Sophocle et Eschyle, puis plus tard dans
l’Évangile : ainsi dessine-t-elle les contours d’une tradition hellénique et chrétienne, fondée sur une juste crainte morale
de la force, qu’elle met en opposition avec une tradition romaine et juive fondée sur la célébration de la force (celle de la
nation chez les Romains, de Dieu et son peuple élu dans le judaïsme). De tels verdicts rendus sur l’esprit de civilisations
entières sont bien sûr sujets à discussion et à contre-exemples, étant assuré qu’aucune civilisation ne saurait constituer un
bloc culturel homogène et unifié, que ce soit par la religion, l’art, la morale, etc. Toutefois la littérature latine et l’ Ancien
Testament, par la piètre place qu’ils accordent généralement aux esclaves ou aux vaincus, appuient le propos de l’autrice.
— « Les Romains méprisaient les étrangers, les ennemis, les vaincus, leurs sujets, leurs esclaves ; aussi n’ont-ils eu ni
épopées ni tragédies. Ils remplaçaient les tragédies par les jeux de gladiateurs. Les Hébreux voyaient dans le malheur le
signe du péché et par suite un motif légitime de mépris ; ils regardaient leurs ennemis vaincus comme étant en horreur à
Dieu même et condamnés à expier des crimes, ce qui rendait la cruauté permise et même indispensable. »
L’admiration des vainqueurs, le mépris des vaincus et, plus généralement, l’idée que le bon droit des forts à disposer des
faibles est juste, ne sauraient toutefois être le vice réservé d’aucune civilisation en particulier puisqu’ils sont les effets du
principe œuvrant universellement dans la matière : la force. Aussi le texte pointe-t-il une rapide perversion de l’héritage
gréco-évangélique que lui-même délimitait plus tôt, dès les premiers moments de l’histoire du christianisme. Ainsi des
martyrs chrétiens jetés aux lions dans les arènes romaines qui allaient heureux, chantant, au-devant de la mort : ce faisant
ils n’assumaient plus le malheur de leur condition mais se le voilaient ; ils ne vivaient plus la foi comme une conjuration
de la force, mais comme un porte d’accès alternative à la force qui, à défaut de leur offrir la domination de leurs ennemis
sur terre, leur offrait la possibilité de les dominer aux cieux. Aucune espèce de foi authentique, rien sinon le sentiment de
tenir sa victoire sur celui qui nous tue (que la victoire soit réelle ou imaginaire), ne peut faire endurer le malheur avec
joie. — « L’homme qui n’est pas protégé de l’armure d’un mensonge ne peut souffrir la force sans en être atteint jusqu’à
l’âme. La grâce peut empêcher que cette atteinte le corrompe, mais elle ne peut pas empêcher la blessure. »
La redécouverte des lettres grecques lors de la Renaissance fait paraître quelque chose de l’héritage de l’épopée tragique
« dans Villon, Shakespeare, Cervantès, Molière, et une fois dans Racine » dit l’autrice ; mais la beauté de cet héritage est
abâtardie en ce que, chez ces auteurs, selon elle, la misère de la condition humaine n’est exprimée qu’à propos d’amour et
non à propos de guerre et de politique, où les effets de la force « devaient toujours être enveloppés de gloire ».
Remarque : s’agissant au moins de William Shakespeare, l’affirmation de Simone Weil est hautement contestable. Il serait en
effet difficile de soutenir que des pièces telles que Richard III, Le Roi Lear ou Macbeth (qui traitent au premier titre de guerre
et de politique) rendent des effets de la force autre chose qu’une description tragique et misérable.
Quoi qu’il en soit, l’esprit de l’Iliade a pour effet le plus admirable, selon l’autrice, de grandir son lecteur : c’est que
l’épopée d’Homère a pour elle le don précieux d’être une expression lucide du malheur. Et « rien n’est plus rare qu’une
juste expression du malheur » précise-t-elle : « en le peignant, on feint presque toujours de croire tantôt que la déchéance
est une vocation innée du malheureux, tantôt qu’une âme peut porter le malheur sans en recevoir la marque. » → Tant
qu’à voir dépeints des malheureux, nous aimons ou bien voir des malheureux infâmes, que le malheur a suffisamment
enlaidis pour que nous puissions à bon droit les mépriser ; ou bien des malheureux sublimes, invulnérables, qui aient le
pouvoir de souffrir sans en être intérieurement atteints – c’est-à-dire de souffrir comme s’ils ne souffraient pas. Et c’est ce
qu’il y a de jouissif à l’image des martyrs qui vont au-devant de la mort la tête haute et sans peur : à travers eux, ce n’est
pas la grâce, mais encore la force que nous admirons.
Un juste portrait du malheur est précieux précisément parce qu’il est capable de renverser en nous toute admiration pour
la force : il faut avoir vu la misère haïssable, sans déguisement ni atténuation, et avoir vu se tenir derrière elle sa cause
maîtresse – la force – si l’on veut convenablement aimer les malheureux. — « Le sentiment de la misère humaine est une
condition de la justice et de l’amour. (…) Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force
et si l’on sait ne pas le respecter. » Alors seulement l’âme ressort grandie, d’une grandeur que la toute fin du texte résume
en ces quelques mots : « ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas
mépriser les malheureux. »