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FICHE D’ACCOMPAGNEMENT POUR LA LECTURE

L’Iliade ou le poème de la force


STRUCTURE DU TEXTE
 INTRODUCTION : la notion de force
I – LES EFFETS DE LA FORCE
1) Les effets de la force sur qui la subit
2) Les effets de la force sur qui la manie
II – L’ÂME DE L’ÉPOPÉE TRAGIQUE
1) L’empire de la force comme malédiction universelle
2) Le regret de la beauté sacrifiée : essence du sentiment tragique
3) La grandeur de l’Iliade : son égale compassion pour ceux que la force
soumet – et les victimes qu’elle broie, et les bourreaux qu’elle enivre
 CONCLUSION : l’héritage littéraire et spirituel de l’épopée tragique

PRÉSENTATION DE L’AUTRICE ET DE L’ŒUVRE


Simone WEIL (née le 3 février 1909 et décédée le 24 août 1943) est une
philosophe française dont les thèmes de réflexion privilégiés furent la
condition ouvrière, l’exploitation des travailleurs, le totalitarisme, la guerre,
l’hellénisme et le mysticisme chrétien. Ses principales sources d’inspiration
furent l’idéalisme de Platon, le rationalisme de René Descartes, la pensée
politique de Jean-Jacques Rousseau ou Karl Marx, ainsi que le christianisme.
Sa pensée est parfois rattachée au courant de l’existentialisme chrétien,
quoique elle-même ne s’y soit jamais associée nommément. Elle affirme en
effet la possibilité pour l’homme de faire l’expérience intime de Dieu et d’y
puiser l’inspiration des principes d’après lesquels mener son existence, mais
affirme également qu’aucune institution sociale – ni religieuse, ni profane –
n’est à même d’indiquer au croyant à quelles règles soumettre sa vie. Or, c’est
là l’idée commune des pensées existentialistes : la vie nous est donnée sans
rien pour nous indiquer ce que nous sommes censés en faire. Simone Weil ira,
à cet égard, jusqu’à affirmer que Dieu s’est retiré de sa Création : « La vérité
de Dieu, dans le monde, c’est son absence. » Dans la figure du Christ crucifié,
abandonné par son Père à l’injustice, au supplice et à la mort, elle verra une
image par excellence de cette absence de Dieu et, de là, de la condition de
solitude où son absence délaisse les créatures sur terre. Ainsi n’y a-t-il nulle
part, dans le monde, d’indication laissée à l’homme quant à sa vocation ; il
n’y a que dans l’expérience spirituelle intime que puisse lui apparaître ce qui,
au sein de l’existence, revêt un caractère sacré.
Sa compréhension du réel s’articule autour de la dualité fondamentale de deux ordres distincts : la pesanteur et la grâce.
L’ordre de la pesanteur est l’ordre des phénomènes naturels : ceux qu’engendre la force. Son principe est la tendance
universelle de chaque chose à affirmer son être. Son effet notable sur l’homme est la recherche de la puissance, l’admiration
de la force en général et la jouissance prise à éprouver la sienne en particulier, mais aussi l’excitation des passions grégaires.
La « force », telle que l’entend Weil, peut être associée à la notion de « Volonté » chez Arthur Schopenhauer.
L’ordre de la grâce est l’ordre des phénomènes surnaturels : ceux qu’engendre l’attention. Son principe est, tout au
contraire, un mouvement de retrait de la force qui procède, chez l’être doué d’attention, de la capacité à considérer une chose
non comme un moyen à mobiliser en vue d’actualiser sa puissance, mais comme une chose méritant d’être considérée pour
elle-même. Ainsi, l’attention à autrui aura pour effet notable l’amour ; l’attention à une situation politique donnée, le sens de
la justice ; l’attention à un problème de mathématiques ou à un raisonnement logique, le sens de la vérité ; l’attention aux
formes de la nature, à un chant ou à une œuvre d’art, le goût de la beauté. L’attention pure – attention à vide – prendra quant
à elle la forme de la prière. L’« attention », telle que l’entend Weil, peut à son tour être associée à la notion d’« intellect » :
aptitude mentale de l’être humain à se donner une représentation de ses états, dont Arthur Schopenhauer faisait un « miroir »
tendu à la volonté – miroir dans lequel la volonté, prenant conscience de soi, peut se retourner contre soi et vouloir suspendre
son propre cours. Une telle suspension du cours de la force est ce que Weil désigne par la « grâce ». Lorsqu’elle parle de
« surnaturel », il ne faut donc pas comprendre par là des phénomènes magiques qui enfreindraient les lois physiques, mais
bien une toute autre espèce de miracle : l’interruption, par l’attention, du cours naturel de la force.
L’Iliade ou le poème de la force (texte rédigé en 1939 et publié en 1941) se situe à la croisée de deux périodes dans la vie
de l’autrice : une, jusqu’à la fin des années 30, dominée par la réflexion sur la condition ouvrière, les totalitarismes et la
guerre, et une autre, jusqu’à sa mort en 1943 à l’âge de 34 ans, dominée par son mysticisme chrétien ardent. Simone Weil y
décrit son admiration pour l’épopée d’Homère, dans laquelle elle voit un miroir tendu à la condition humaine. En effet, dans
la description que l’Iliade dresse de la guerre, ce qui est dépeint, c’est la domination écrasante de la pesanteur sur la grâce :
l’empire universel de la force et, sous sa chape de plomb, les accents tragiques de l’attention impuissante.
Les citations qui sont de la main de Simone Weil figurent en bleu
LE TEXTE Toute citation provenant d’une autre source figure en rouge

 INTRODUCTION : LA NOTION DE FORCE. Le cœur et véritable sujet de l’Iliade, c’est la force : son emprise, ses
effets sur l’âme et sur la chair des hommes. Et le caractère le plus constant de la force est de « faire de quiconque lui est
soumis une chose » : ceux qui la subissent comme ceux qui la manient.
 Qui subit la force est ravalé par elle au rang de matière inerte : son état est de se retrouver à la merci d’une entité qui
possède, à tout moment, la puissance de l’anéantir. – «… l’âme, courbée sous la contrainte de la force qu’elle subit. »
 Qui manie la force, enivré par la puissance qu’elle lui donne, se ravale au rang d’élan aveugle : son état est de ne plus
rien rencontrer qui lui résiste et le freine. – «… l’âme, entraînée, aveuglée par la force dont elle croit disposer. »
Chez l’un et chez l’autre, qu’elle paralyse ou qu’elle enivre, la force a pour effet de neutraliser en l’homme les effets de
l’amour et de l’intelligence. Il est à noter que si l’Iliade illustre le pouvoir de la force dans une situation de guerre,
l’autrice entend par « force » un principe tout à fait fondamental, dont la guerre n’est qu’une des manifestations – la plus
extrême sans doute, mais pas la seule :
 « Ceux qui avaient rêvé que la force, grâce au progrès, appartenait désormais au passé » → l’autrice, en s’en distanciant,
évoque ici l’idée naïve selon laquelle le règne de la force n’aurait été l’apanage que de temps reculés où les sociétés humaines
étaient le plus souvent en guerre, et que le progrès technique et l’unification politique auraient peu à peu apaisé les relations
humaines et substitué aux principes de la force les principes du droit.
 « Ceux qui savent discerner la force, aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute histoire humaine » → par opposition,
l’autrice revendique l’idée d’après laquelle l’état de paix n’est qu’une certaine continuation de l’état de guerre, lequel ne
s’interrompt jamais vraiment ; ainsi la force, en temps de paix, continue-t-elle de régner dans l’ensemble des rapports humains
de domination, d’exploitation, d’humiliation ou de servitude que peut contenir la vie sociale – que ce soit dans le champ privé
ou public, professionnel, domestique, politique, sportif, artistique, intellectuel, etc.
L’autrice cite à l’appui de son propos des passages de l’Iliade : tristes visions poétiques de la force tuant et anéantissant
les hommes, sans réconfort ni héroïsme consolateur. L’image des bains chauds qu’Andromaque fait verser en vain pour
Hector qui ne reviendra pas de son combat contre Achille vient ici symboliser la sphère tendre et chaleureuse du foyer,
réduite à l’insignifiance par la force qui broie ceux qu’elle touche. L’opposition entre le réconfort des eaux chaudes que
fait couler Andromaque et l’indifférence glaciale de la mort qui engloutit Hector soutient clairement ici une autre mise en
opposition : celle de l’amour et de la force. (Elle signe, bien sûr, la prédominance de la force sur l’amour.)

I – LES EFFETS DE LA FORCE


1) LES EFFETS DE LA FORCE SUR CELUI QUI LA SUBIT
Être réduit vivant à l’état de matière inerte. « Quand la force s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au
sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre » écrit Simone Weil dans l’introduction ; mais, précise-t-elle, « la force qui
tue est une forme sommaire, grossière de la force » et c’est précisément lorsque la force ne tue pas, parce qu’elle aurait la
puissance de tuer celui sur qui elle est suspendue sans pourtant le tuer encore, qu’elle acquiert son pouvoir le plus grand :
celui de soumettre un vivant comme s’il était déjà mort. — « Du pouvoir de transformer un homme en chose en le faisant
mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d’un homme qui reste vivant. »
Ne plus produire sur autrui l’effet d’une présence humaine. Reprenant tour à
tour la supplique adressée par Hector à Achille avant que celui-ci ne le tue,
puis celle adressée par Priam à Achille afin que le corps d’Hector lui soit
restitué, l’autrice pointe l’état de paralysie qui s’empare du suppliant lorsque la
force est suspendue sur lui : c’est qu’aucun de ses mouvements ne lui
appartient plus, puisqu’à tout moment la force menace de le tuer. — « L’aspect
proche ou le contact d’une chose horrible ou terrifiante fait sursauter
n’importe quel paquet de chair, de nerfs et de muscles. Seul un pareil
suppliant ne tressaille pas, ne frémit pas ; il n’en a plus licence. » Lorsque
Priam et Achille réalisent ensemble la situation où ils sont jetés, tous deux
fondent en larmes : Priam parce qu’il vient d’embrasser la main qui a tué son
fils, Achille parce que Priam lui rappelle son propre père. Pourtant, insiste
l’autrice, le poème indique que dans le même temps, Achille repousse Priam.
Ça n’est pas que la supplique du vieil homme ait manqué de l’émouvoir (elle
l’a fait fondre en larmes !) ; mais le corps du suppliant, le corps prostré de La supplique de Priam à Achille,
marbre du IIème siècle, retrouvé au Liban
Priam, n’inspire plus les égards qu’inspire une présence humaine ; il apparaît
semblable à une chose – et c’est à la façon d’une chose qui l’importune, donc, qu’Achille repousse ce corps sur le côté.
L’idée centrale de ce passage est que le suppliant que la force écrase n’exerce plus sur nous l’effet caractéristique que la
présence humaine exerce en temps normal : il ne nous inspire plus cet « instant d’arrêt », dans notre action, où la pensée
vient habituellement se loger pour prendre en considération qu’il y a là un semblable. Devant de tels suppliants, « les
autres se meuvent comme s’ils n’étaient pas là ; et eux, à leur tour, dans le danger où ils se trouvent d’être en un instant
réduits à rien, ils imitent le néant ». L’effet de la force sur celui qui la subit est de lui faire imiter le néant.
 Le suppliant imite le néant ponctuellement, puis ressort de l’état de chose pour retrouver son état de personne.
 Le malheureux, en revanche, imite le néant durablement : il est celui qui, tout le temps de la vie, se trouve à la merci
de la force, et vit donc paralysé. La figure principale associée au malheur dans le texte est celle de l’esclave.
Devenir servile. S’attardant sur l’exemple de Briséis (jeune femme enlevée et réduite en servitude par Achille après qu’il
ait tué ses trois frères et son mari), l’autrice pointe un fait remarquable : Briséis aime son bourreau ! Quand Achille pleure
la mort de Patrocle, Briséis et les femmes asservies joignent leurs larmes à celles d’Achille ; quand Achille va au-devant de
la mort au nom de la gloire, Briséis lui adresse une plainte d’amour éploré. L’esclavage, s’il atteint l’âme, a pour effet d’y
insuffler non la colère d’une telle condition mais, au contraire, la soumission servile et l’amour du maître . Le mécanisme
en est simple : l’amour du maître est le seul amour permis. — « En aucune occasion l’esclave n’a licence de rien exprimer,
sinon ce qui peut complaire au maître. C’est pourquoi si, dans une vie aussi morne, un sentiment peut poindre et l’animer
un peu, ce ne peut être que l’amour du maître ; tout autre chemin est barré au don d’aimer. »
Le propre du malheur, c’est qu’il ne se contente pas de soumettre le corps du malheureux : il corrompt son âme. Il avilit.
Il abaisse la dignité de ceux qu’il touche. Les malheureux sont, au plus intime de leur être, enlaidis par le malheur : celui-ci
les rend serviles ; il les rend honteux ; il les rend misérables. Et c’est pourquoi les malheureux inspirent souvent le dégoût
plus que la compassion. — Dans ses Cahiers (des carnets de notes personnelles qu’elle ne destinait pas à la publication),
Simone Weil écrit : « Un malheur trop grand met un être humain au-dessous de la pitié : dégoût, horreur et mépris. La
pitié descend jusqu’à un certain niveau et non au-dessous. Comment la charité fait-elle pour descendre au-dessous ? Ceux
qui sont tombés si bas ont-ils pitié d’eux-mêmes ? »
 Remarque : on pourrait relever, en passant, combien il est révélateur de notre tendance collective à dédaigner les malheureux
que des mots tels que « pitié » (qui signifiait à l’origine compassion, mais signifie davantage aujourd’hui mépris) ou
« charité » (qui signifiait à l’origine amour, sous sa forme pure et désintéressée, mais signifie davantage aujourd’hui aumône,
dans un sens péjoratif et humiliant) se soient ainsi dégradés et mêlés, au gré de leur usage, de connotations de dégoût.
Finir par ne plus sentir sa propre misère. L’autrice recourt à la figure de Niobé : reine mythique de Thèbes, dont les
douze fils et filles furent massacrés par Artémis et Apollon, et qui suite à cela se promit de porter définitivement le deuil de
ses enfants, mais finit par rompre le deuil parce que la faim la taraudait. Via cette image de la faim qui, inexorablement,
reprend le dessus sur le deuil, le texte pointe le pouvoir qu’a la force de faire plier l’âme : à celui que la force a soumis,
tout – même ce qui était le plus précieux ! – finit par paraître insignifiant en comparaison de ce que la force exige . Et c’est
bien pourquoi l’horreur finit par ne plus faire tressaillir le corps sur lequel un glaive est suspendu ; pourquoi Priam peut
embrasser la main qui a tué Hector ; pourquoi Briséis verse des larmes d’amour sur Achille… Ils ne parviennent plus à
sentir l’horreur de leur condition. Tous ploient, et n’ont plus d’yeux que pour ce que le fort ordonne.
2) LES EFFETS DE LA FORCE SUR CELUI QUI LA MANIE
Présumer de sa force, et se heurter à plus fort que soi. « Aussi impitoyablement la force écrase, aussi impitoyablement
elle enivre quiconque la possède, ou croit la posséder. Personne ne la possède véritablement. » Weil entame ce segment du
texte par une succession d’épisodes marquants de l’Iliade, mettant en scène des forts qui, s’étant écrasés contre plus fort
qu’eux, en sortent humiliés aux larmes. Eux qui se pensaient détenteurs de la force, parce que celle-ci les accompagnait,
brusquement ils basculent de la force à la faiblesse, sans comprendre ce qui leur arrive :
 Ainsi de soldats, forts de leurs armes, qu’un supérieur réprimande abruptement ; ainsi de Thersite, fier, qui se retrouve en quelques
instants brutalement battu et moqué par Achille ; ainsi d’Achille, à son tour, humilié par Agmemnon lorsqu’il lui ravit Briséis ; et
Agamemnon, de même, s’inclinant piteusement devant Hector, qui bientôt frémira devant Ajax, etc.
 Le mot célèbre de Jean-Jacques Rousseau vient à l’esprit : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître. »
Vivre par le glaive, périr par le glaive. Le propre du fort est que, si longtemps qu’il manie la force, plus rien ne résiste à
ses mouvements ni à sa volonté. Il est alors inévitable qu’il en vienne à éprouver une forme d’ivresse de la puissance, qui a
au moins deux effets notables :
 La perte de tout égard envers les plus faibles , qui est le contrecoup de la tendance des faibles à « imiter le néant » ;
car après tout, comment considérer autrement que comme un néant ce qui a perdu la propriété fondamentale de tout
être, qui est d’opposer une résistance ? Ainsi l’autrice pointe-t-elle l’aisance avec laquelle les guerriers victorieux
achèvent les vaincus ou leur décrivent les outrages qu’ils feront subir à leur dépouille ; l’aisance encore avec laquelle
Achille égorge douze adolescents troyens sur le bûcher de Patrocle. — « Celui qui possède la force marche dans un
milieu non résistant, sans que rien, dans la matière humaine autour de lui, soit de nature à susciter entre l’élan et
l’acte ce bref intervalle où se loge la pensée. Où la pensée n’a pas de place, la justice ni la prudence n’en ont. C’est
pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement. »
 La témérité aveugle et l’imprudence , qui viennent de ce que le fort croit posséder la force et ne réalise toujours que
trop tard que c’est en fait la force qui le possède : puisqu’il a pris pour habitude que rien ne lui résiste, il finit par
naître en lui l’idée folle que rien n’est capable de lui résister… jusqu’au jour où quelque chose lui résiste, sans qu’il
sache quoi faire, puisqu’il ne s’y était jamais préparé. — « Les forts vont au-delà de la force dont ils disposent. Ils
vont inévitablement au-delà, ignorant qu’elle est limitée. Ils sont alors livrés sans recours au hasard, et les choses
ne leur obéissent plus. (…) Les voilà exposés nus au malheur, sans l’armure de puissance qui protégeait leur âme,
sans plus rien désormais qui les sépare des larmes. »
Ainsi le hasard aveugle des jeux de la force finit-il par établir « une sorte de justice, aveugle elle aussi », un « châtiment
d’une rigueur géométrique, qui punit automatiquement l’abus de la force ». Un tel principe de justice, puisque précisément
il est aveugle, est un principe brutal et hasardeux : il ne s’agit en aucun cas d’une justice qui puisse réparer les torts subis
ou réhabiliter ceux que la force abîme ; il s’agit d’une simple application de la causalité qui, mécaniquement, punit les forts
en les prenant aux piège du déséquilibre de leur propre force. De multiples avatars d’une telle notion sont à relever :
 Grèce antique : « Qui vit par l’épée périra par l’épée » lit-on dans l’Agamemnon d’Eschyle ; dans la tragédie attique en général, la
figure de Némésis (déesse de la colère divine et du châtiment, qui se chargeait d’abattre son courroux sur le destin des hommes qui
s’étaient rendus coupables d’hubris – c’est-à-dire de démesure, que ce soit par l’orgueil, l’ambition, le pouvoir, etc.) ; dans l’Iliade
même, l’autrice relève combien les dieux veillent à accabler chaque camp, grec et troyen, de mort et de dévastation. — « Arès est
équitable, et il tue ceux qui tuent » ; « Zeus le père déploya sa balance en or. Il y plaça deux sorts de la mort qui fauche tout. Un
pour les Troyens dompteurs de chevaux, un pour les Grecs bardés d’airain. »
 Christianisme : dans l’Évangile selon Matthieu, au chapitre 26, tandis que les Romains viennent arrêter Jésus au mont des Oliviers
avant qu’aient lieu son procès et sa crucifixion, un des adeptes du Christ prend sa défense, tire son glaive et tranche l’oreille d’un
centurion ; Jésus, reprenant la formule d’Eschyle, lui ordonne alors de ranger son arme : « Rengaine ton glaive, car ceux qui
prennent le glaive périront par le glaive. » (Matthieu, 26, 52.)
 Hindouisme & bouddhisme : la notion de karma réfère au principe cosmique d’équilibre d’après lequel chaque acte est porteur de
conséquences qui, tôt ou tard, affecteront (positivement ou négativement) la destinée de celui qui l’a commis.
Devenir insatiable. Dans leur ivresse, les forts, si longtemps qu’ils se sentent forts, ne posent plus de limite à leurs désirs ;
ils sont portés par une sorte de fureur qui obscurcit leur jugement et les fait agir follement. — « Ce qu’ils veulent, ce n’est
rien moins que tout. » Le texte souligne cet aspect de l’Iliade, dont le moteur narratif même consiste dans l’ivresse des
vainqueurs qui, à chaque reprise, se sentent invincibles une fois portés par la victoire, et en abusent jusqu’à endurer à leur
tour la défaite – leurs ennemis éprouvant alors, eux aussi, cette ivresse d’avoir vaincu, jusqu’à ce qu’elle les trahisse et que
leur revienne la défaite, perpétuant ainsi un funeste « jeu de bascule ».
 L’autrice cite les épisodes successifs de victoire, d’excès de confiance puis de déroute, que ce soit du côté des troupes grecques ou
des troupes troyennes : Hector, voyant se profiler une probable défaite, tremble d’effroi pour Troie ; mais sitôt sa première victoire
obtenue sur Agamemnon lors de la bataille tant redoutée, le voilà qui déborde du désir d’infliger aux Grecs une défaite intégrale ;
le lendemain, il est lui-même mis en déroute par Agamemnon ; puis Hector reprend le dessus face à un bataillon de Myrmidons
conduit par Patrocle ; mais Achille, enragé par la mort de Patrocle, vient bientôt défier Hector qui, épuisé par une semaine de
batailles incessantes, s’effondre lors du duel, perdant face à Achille son aura, sa force, son courage et sa dignité.
 À quoi l’on pourrait ajouter que ce cycle de mort et de destruction se perpétue encore après l’Iliade : en effet, l’épopée d’Homère
s’achève sur la restitution par Achille du corps d’Hector à Priam, et sur les funérailles d’Hector. Mais après cet épisode, d’autres
poèmes antiques nous informent qu’Achille, à son tour, périt d’une flèche au talon tirée par Pâris ; que Pâris est massacré lors de
l’entrée des Grecs dans Troie ; qu’Agamemnon, victorieux, rentre à Mycènes et s’y fait assassiner par son épouse Clytemnestre (et
l’amant de celle-ci, Égisthe) car elle ne lui avait pas pardonné le sacrifice de leur fille Iphigénie ; que Clytemnestre et Égisthe, des
années plus tard, sont à leur tour assassinés par Oreste, le plus jeune frère d’Iphigénie, qui n’a lui non plus jamais pardonné à sa
mère d’avoir fait assassiner son père… Et de la sorte, le funeste jeu de bascule se perpétue indéfiniment.
Ainsi se dégage de ce segment une idée directrice : la force maudit tous ceux qu’elle touche, qu’elle les porte à la défaite
ou qu’elle les porte à la victoire ; et à ceux qu’elle a rendu un temps victorieux, elle vient toujours tôt ou tard réclamer
son tribut de mort et de malheur.

II – L’ÂME DE L’ÉPOPÉE TRAGIQUE


1) L’EMPIRE DE LA FORCE COMME MALÉDICTION UNIVERSELLE
La commune misère des vainqueurs et des vaincus. Idée a priori étrange, même possiblement choquante : Weil affirme
un lien de fraternité entre la condition des bourreaux et celle des victimes. Les uns et les autres l’ignorent, et se perçoivent
comme deux espèces d’hommes entièrement distinctes : forts et faibles. Pourtant il existe, dissimulé à leurs yeux, un lien
secret par lequel ils sont frères : c’est que tous sont soumis au joug de la force et que, d’une façon ou d’une autre, tous sont
avilis par la violence qu’elle commande, ceux dont elle fait des brutes comme ceux dont elle fait des misérables . — « Ainsi
la violence écrase ceux qu’elle touche. Elle finit par apparaître extérieure à celui qui la manie comme à celui qui la
souffre ; alors naît l’idée d’un destin sous lequel les bourreaux et les victimes sont pareillement innocents, les vainqueurs
et les vaincus frères dans la même misère. »
 Ici encore, l’inspiration hellénique et l’inspiration chrétienne de l’autrice se rencontrent : ce qu’elle aperçoit dans le tableau
pathétique que dresse Homère de la violence, c’est l’équivalent de l’idée que communique le Christ, priant pour ses bourreaux
venu le moment de sa crucifixion, quand il s’écrie dans l’Évangile selon Luc (23, 34) : « Père, pardonne-leur car ils ne savent
pas ce qu’ils font. »
Le piège de la force : elle ne se fait pas assez craindre, et on la prend trop longtemps pour un jeu. Il y a un premier
mécanisme insidieux qui fait que les hommes ne réalisent toujours que trop tard le caractère effroyable de la violence, et
que dans un premier temps elle apparaît amusante : c’est que l’idée de la violence précède sa réalité. On se prépare pour un
duel ; on affûte ses armes. On se sent vaillant, on se sent armé, on se galvanise de se sentir fort. Mais c’est que l’ennemi
n’est pas encore là. Bientôt, l’ennemi arrive, son arme est pointée sur nous, et d’un coup l’imminence de la mort apparaît à
visage découvert. Alors la vaillance s’effondre et elle laisse place à l’effroi. Ainsi, de même, les jeunes gens qui s’en vont
insouciants à la guerre. — « Au départ, leur coeur est léger comme toujours quand on a pour soi une force et contre soi le
vide. Leurs armes sont dans leurs mains ; l’ennemi est absent. (…) Un absent n’impose pas le joug de la nécessité. »
S’agissant de la guerre, spécifiquement : le plus clair du temps, l’ennemi est physiquement absent ; le temps ainsi libéré
s’emploie en une foule d’activités oisives, auxquelles les soldats n’ont pas été habitués par l’organisation autrement plus
productive des journées de travail en temps de paix ; le danger n’est présent qu’abstraitement, par son idée ; la mort paraît
encore lointaine ; les postures héroïques sont une fanfaronnade. Puis ce temps de légèreté passe, et les batailles adviennent.
La mort envahit tout l’espace, elle pénètre l’âme. Enfin la guerre se rappelle pour ce qu’elle est : un cauchemar.
Une fois crainte, la guerre ampute l’âme de toute capacité à penser. Un autre mécanisme insidieux que renferme la
guerre est que, une fois son horreur prise au sérieux, elle rend l’idée de la mort si palpable, si imminente et omniprésente
que l’âme en est paralysée. Tout mouvement qu’elle pourrait amorcer en pensée vers l’avenir est immédiatement intercepté
par la représentation de la mort possible. Ce qui, paradoxalement, traduit bientôt l’horreur en une attitude de passivité et de
résignation face à la violence, qui apparaît comme une fatalité inarrêtable. — « Il est vrai que tout homme est destiné à
mourir, et qu’un soldat peut vieillir parmi les combats ; mais pour ceux dont l’âme est soumise au joug de la guerre, le
rapport entre la mort et l’avenir n’est pas le même que pour les autres hommes. (…) Chaque matin l’âme se mutile de toute
aspiration, parce que la pensée ne peut passer d’un jour au lendemain sans traverser l’image de la mort. Ainsi la guerre
efface toute idée de but, même l’idée des buts de la guerre. Elle efface la pensée même de mettre fin à la guerre. »
Le retour à la paix n’apparaît possible qu’à la condition d’une destruction totale de l’ennemi. Troisième mécanisme
insidieux : la violence en général, et la guerre en particulier, sont des phénomènes autoentretenus. L’âme qui a trop souffert
la violence, certes, aspire à retrouver la paix – car nul ne pâtit de gaieté de cœur sous le joug de la force, et Hector, bien sûr,
aurait aspiré aux bains chauds d’Andromaque bien plus qu’il n’aspirait au glaive d’Achille ! Mais la paix elle-même paraît
impossible s’il elle n’a été obtenue au prix de la destruction de l’ennemi. Après avoir tant souffert, tant perdu, l’idée d’un
compromis avec l’ennemi paraît bâtarde et indigne ; pourtant un compromis serait le chemin raisonnable vers la paix. Mais
sous l’empire de la force, l’âme n’est plus du tout raisonnable, et le désespoir commande d’être ou bien entier vainqueur, ou
bien entier vaincu, tout intermédiaire paraissant intolérable. Ainsi la guerre, à mesure qu’elle essaime la souffrance et la
détestation dans les cœurs (quand bien même ces cœurs désireraient-ils dans l’absolu que la violence cesse) garantit les
conditions afin que la violence continue. — « L’âme soumise à la guerre crie vers la délivrance ; mais la délivrance même
lui apparaît sous une forme tragique, extrême, sous la forme de la destruction. (…) La terreur, la douleur, l’épuisement, les
massacres, les compagnons détruits, on ne croit pas que toutes ces choses puissent cesser de mordre l’âme si l’ivresse de la
force n’est venue les noyer. L’idée qu’un effort sans limites pourrait n’avoir apporté qu’un profit nul ou limité fait mal. »
L’âme trop longtemps exposée à la violence perd sa capacité à éprouver la pitié. Dernier et plus terrible mécanisme de
la force que relève le texte : à ceux qu’elle a fini d’accoutumer à la violence, aux outrages ou à la mort, la force finit par
faire pénétrer la cruauté dans l’âme ; alors ils perdent alors toute considération pour la vie humaine, qu’il s’agisse de la leur
ou de celle d’autrui. L’autrice mobilise pour illustrer cette idée deux épisodes de l’ Iliade qui mettent en scène Achille : un
premier où, partant affronter Hector, il se résout à sa mort possible et semble même l’appeler de ses vœux, en un état mêlé
d’appétit de gloire, de lassitude morbide et de mélancolie ; puis un deuxième où, recevant la plainte de Lycaon (demi-frère
de Pâris et Hector, qui le supplie de l’épargner), Achille répond par une glaciale impatience, courroucé que ce misérable ne
sache accueillir la mort plus dignement. — La raison en est simple : celui qui « a détruit en lui-même la pensée que voir la
lumière est doux » n’a plus de raison d’accorder valeur à cette même pensée dans une plainte, quand autrui l’implore .
 Remarque : l’autrice évoque la possibilité qu’une âme abîmée par la violence trouve encore en soi la ressource pour respecter
autrui, mais la condition en est « un effort de générosité à briser le cœur ». Ce dont il est question par cette formule, c’est du
pouvoir – aussi rare que sublime – qu’a la grâce de défier la force. La capacité d’attention requise afin qu’une âme opère une
telle chose relève du miracle (« une âme placée au contact de la force n’y échappe que par une espèce de miracle ») et l’état
d’une âme capable d’un effort d’attention si pur a un nom, à travers les écrits de Simone Weil : la sainteté.
Sans pareils élans de sainteté, l’empire de la force a, dans le grand nombre des hommes, les effets décrits dans la première
moitié du texte : paralysie des faibles (« matière inerte qui n’est que passivité ») et ivresse des forts (« fléaux de la nature »,
« forces aveugles qui ne sont qu’élan »). Quand cet empire prend son extension maximale, dans la guerre, il détruit partout
où il règne les aptitudes humaines à penser, raisonner, compatir. — Aussi les belligérants n’apparaissent-ils plus comme des
êtres raisonnables « qui calculent, combinent, prennent une résolution et l’exécutent » mais comme des forces physiques
brutes, dénuées de conscience et jetées les unes contre les autres.
2) LE REGRET DE LA BEAUTÉ SACRIFIÉE : ESSENCE DU SENTIMENT TRAGIQUE
Les élans d’amour qui parviennent à subsister sous l’empire de la force sont d’autant plus purs. Le tableau que peint
l’Iliade serait d’une horreur morne, ajoute l’autrice, s’il n’y demeurait épisodiquement des manifestations de grâce, par
lesquelles les hommes recouvrent quelques instants leur âme, en sa plus pure aspiration au bien. Tôt la force reprend le
dessus, et ces élans se perdent. Mais quelques instants voici que l’amour aura défié la force ; que le courage aura défié la
veulerie ; le sens de la justice, la cruauté ; l’attention, la brutalité. Et du contraste poignant que fait ainsi jaillir la beauté qui,
effrontément, subsiste dans l’âme malgré l’horreur qui l’étouffe, naît le tragique.
 Une série d’élans d’amour ou de justice sont mentionnés : Agamemnon honorant le respect dû aux hôtes ; amour de Thétis pour
son fils Achille ; de Briséis pour ses frères défunts ; d’Andromaque pour son époux Hector ; d’Achille pour son ami Patrocle.
 « Mais le triomphe le plus pur de l’amour, la grâce suprême des guerres, c’est l’amitié qui monte au cœur des ennemis mortels »,
ajoute Simone Weil : et sans doute est-ce pourquoi l’épisode de la supplique de Priam parvenant à attendrir le cœur implacable
d’Achille représente le point culminant et aboutissement de l’Iliade. Un tel amour, capable de naître entre des êtres que la force
destinait à se haïr mutuellement, ne peut être qu’un amour pur : il n’est mêlé d’aucun jeu d’intérêts réciproques ; il n’apporte
aucune gloire ; il se fait aux dépens des sentiments d’hostilité qui auraient autrement pu exciter les désirs permettant d’obtenir
victoire… L’amour « qui monte au cœur des ennemis » apparaît comme une espèce de fulgurance par laquelle les ennemis
réalisent soudain – fût-ce confusément – qu’ils sont « frères dans la même misère ».
L’« extrême regret de ce que la violence fait et fera périr » : une « amertume qui procède de la tendresse ». Une autre
raison, soulevée un peu plus loin dans le texte, justifie la pureté particulière des élans de grâce qui naissent sous le joug de
la force : tout ce qui était beau, juste et doux avant que la force ne le saccage est regretté amèrement ; or, le regret, s’il est
sincère, fait saillir d’autant plus vivement l’objet regretté : parce qu’on le perd, on en ressent la noblesse, et parce qu’on en
ressent la noblesse, on ne le travestit pas, on ne l’amoindrit pas. On l’aime d’un amour pur. — « Les brèves évocations du
monde de la paix font mal, tant cette autre vie, cette vie des vivants, apparaît calme et pleine. »
L’amour est le fond de l’amertume qui fait sentiment tragique. On ne pleure que ce qu’on estime ; que ce dont on perçoit
assez la valeur pour s’affliger de son gâchis. Or, c’est précisément ce que réalise l’épopée d’Homère : l’Iliade est ce poème
qui ne méprise aucun de ceux qu’il met en scène et, partout, s’afflige du gâchis humain que la guerre consomme.
 Remarque : mentionnant « la tendresse » que l’Iliade « étend sur tous les humains, égale comme la clarté du soleil », l’autrice
lie une fois encore tradition hellénique et tradition chrétienne, à travers une évocation de l’Évangile selon Matthieu (5, 45) :
« Dieu fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons. » — Ce qui, par association, qualifie l’esprit déployé par
l’épopée d’Homère comme quelque chose de l’ordre de l’amour divin. La grâce, par définition, est ce qui vient de Dieu.

3) LA GRANDEUR DE L’ILIADE : SON ÉGALE COMPASSION POUR TOUS CEUX QUE LA FORCE SOUMET
– ET LES VICTIMES QU’ELLE BROIE, ET LES BOURREAUX QU’ELLE ENIVRE
La crudité des scènes de violence dans l’Iliade comme refus de glorifier la force. Deux aspects de l’épopée d’Homère,
aux yeux de l’autrice, révèlent tout particulièrement sa grandeur :
 La tendresse avec laquelle sont décrites les manifestations de la grâce : les événements pacifiques extérieurs à la
guerre, les vies et les liens d’amour qu’elle détruit ainsi que les élans d’amitié ou de justice qui lui survivent, sont
évoqués avec dignité et pudeur, et le texte veille à les empreindre de beauté. — « Tout ce qui est absent de la guerre,
tout ce que la guerre détruit ou menace est enveloppé de poésie dans l’Iliade ; les faits de guerre ne le sont jamais. »
 La crudité avec laquelle sont décrites les manifestations de la force : les scènes de violence, elles, sont froidement
restituées – effusions de sang, corps mutilés, crânes fracassés, dents qui volent en éclats, etc. – sans essayer de les
embellir ni rien atténuer de leur férocité et de leur laideur. — « La froide brutalité des faits de guerre n’est déguisée
par rien, parce que ni vainqueurs ni vaincus ne sont admirés, méprisés ni haïs. »
L’« extraordinaire équité » de l’Iliade. Ainsi s’établit à la lecture du poème d’Homère un esprit de justice qui, selon
l’autrice, est de nature à grandir l’âme du lecteur. Nous sommes placés en situation de jeter sur les deux camps un regard
impartial, en ceci que l’un et l’autre reçoivent les mêmes égards : estime face aux manifestations d’intelligence, d’amour ou
de vertu ; affliction douloureuse face aux manifestations de la force. — « Quant aux guerriers, les comparaisons qui les
font apparaître, vainqueurs ou vaincus, comme des bêtes ou des choses ne peuvent faire éprouver ni admiration ni mépris,
mais seulement le regret que les hommes puissent être ainsi transformés. (…) Ce poème est une chose miraculeuse.
L’amertume y porte sur la seule juste cause d’amertume, la subordination de l’âme humaine à la force. »
L’impartialité est telle, pointe l’autrice, et la compassion à l’égard des Troyens si manifeste qu’on pourrait à la lecture ne
plus se rendre compte que ce furent des âmes grecques, non troyennes, qui composèrent ces chants. [ N.B. Le poète Homère
est probablement un personnage inventé, de ce qu’en estiment les historiens aujourd’hui ; et l’Iliade tout aussi probablement
une compilation de récits et de chants qui circulaient dans la Grèce des IXème et VIIIème siècles av. J.-C.] Aussi l’autrice
fonde-t-elle sur les écrits historiques de Thucydide (selon qui les Achéens furent à leur tour vaincus quelques décennies
après leur victoire sur les Troyens) l’hypothèse d’après laquelle l’Iliade pourrait avoir été le chant de désespoir d’un peuple
vaincu se remémorant avec amertume la gloire de leurs ancêtres vainqueurs.
On retrouve ici une idée plus tôt mobilisée : à savoir que forts et faibles, vainqueurs et vaincus, tendent d’ordinaire à se
considérer comme deux espèces distinctes, et sont de ce fait incapables de voir dans la condition des autres un reflet de leur
propre condition. → Quelle situation pourrait donc, en toute logique, mener un peuple à voir dans les vainqueurs et dans les
vaincus des « frères dans la même misère » ? La réponse est simple : un peuple qui aurait été à la fois vainqueur et vaincu.
Un peuple qui, ayant tour à tour porté la gloire de la victoire et la misère de la défaite, aurait été capable de garder vifs dans
ses pensées ces deux sentiments, simultanément, et aurait ainsi entraperçu à travers eux le visage de la condition humaine.
 Remarque : on peut se demander si cet esprit de justice, dont l’autrice fait de l’Iliade le représentant par excellence au nombre
des grandes épopées, n’est pas avant tout ce qu’elle en dégage du fait de son propre projet philosophique. D’aucuns lisent dans
l’Iliade un récit inscrit dans le pur registre épique, et n’en perçoivent pas comme l’autrice la dimension tragique : ainsi
parcourent-ils l’épopée d’Homère comme un récit exaltant où la vaillance des héros côtoie la bassesse des misérables. Ils ne
font alors pas du tout l’expérience d’une égale compassion envers ceux que la force soumet. Ils font l’expérience ordinaire de
ce que suscitent les mauvais récits épiques dans l’âme humaine : l’admiration des forts (surtout quand ils ont pour eux leur
bon droit) et le mépris des faibles (surtout quand la servitude les a rendus indignes et laids).
 Suggestion critique : lue de la sorte, l’Iliade n’est plus du tout l’occasion de faire reculer l’empire de la force dans l’âme du
lecteur comme voudrait l’autrice mais, au contraire, elle en augmente l’emprise. François Truffaut, dans le champ du cinéma,
affirmait qu’il était impossible de faire un film anti-guerre, parce que la représentation de la violence si louable en soit le but
irait toujours exciter chez le spectateur quelque chose de possiblement cruel et mauvais. — « Montrer quelque chose, c’est
déjà l’ennoblir », écrivait-il. Si l’on étend ce constat du cinéma en particulier à l’art en général, littérature incluse, il ne serait
pas absurde de suggérer que, peut-être, le véritable « poème de la force » n’est pas l’Iliade d’Homère, mais bien L’Iliade ou le
poème de la force de Simone Weil.
 CONCLUSION : L’HÉRITAGE LITTÉRAIRE ET SPIRITUEL DE L’ÉPOPÉE TRAGIQUE. Le texte se clôture
par l’évocation d’autres épopées qui selon l’autrice ne parviennent à égaler le génie de l’Iliade – soit qu’il leur manque la
compassion, soit qu’il leur manque l’équité : ainsi de l’Odyssée
d’Homère, de l’Énéide de Virgile ou des récits héroïques
médiévaux comme la Chanson de Roland de Turold. Ce qu’elle
entend par cette critique pourrait être illustré par les tout derniers
chants de l’Odyssée, qui mettent en scène la fureur d’Ulysse :
celui-ci, ayant enfin rejoint Ithaque après un interminable
périple, retrouve sa bien-aimé Pénélope encerclée de prétendants
qui, tenant Ulysse pour mort, demandent la main de son épouse.
Ulysse, déguisé en mendiant, aidé de son fils Télémaque, entre-
prend de massacrer les prétendants. Or, cette scène de massacre
n’a aucun accent tragique. Ce qu’éprouve le lecteur qui vient de
traverser le périple avec Ulysse, c’est un sentiment de jubilation
face au spectacle de la victoire éclatante du héros et la déroute Ulysse, massacrant les prétendants de Pénélope,
de ses ennemis. Les prétendants, quant à eux, n’ont droit à dans le chant XXII de l’Odyssée d’Homère
aucun égard : défaut d’équité.
L’authentique héritage de l’Iliade, l’autrice le voit en la tragédie attique, chez Sophocle et Eschyle, puis plus tard dans
l’Évangile : ainsi dessine-t-elle les contours d’une tradition hellénique et chrétienne, fondée sur une juste crainte morale
de la force, qu’elle met en opposition avec une tradition romaine et juive fondée sur la célébration de la force (celle de la
nation chez les Romains, de Dieu et son peuple élu dans le judaïsme). De tels verdicts rendus sur l’esprit de civilisations
entières sont bien sûr sujets à discussion et à contre-exemples, étant assuré qu’aucune civilisation ne saurait constituer un
bloc culturel homogène et unifié, que ce soit par la religion, l’art, la morale, etc. Toutefois la littérature latine et l’ Ancien
Testament, par la piètre place qu’ils accordent généralement aux esclaves ou aux vaincus, appuient le propos de l’autrice.
— « Les Romains méprisaient les étrangers, les ennemis, les vaincus, leurs sujets, leurs esclaves ; aussi n’ont-ils eu ni
épopées ni tragédies. Ils remplaçaient les tragédies par les jeux de gladiateurs. Les Hébreux voyaient dans le malheur le
signe du péché et par suite un motif légitime de mépris ; ils regardaient leurs ennemis vaincus comme étant en horreur à
Dieu même et condamnés à expier des crimes, ce qui rendait la cruauté permise et même indispensable. »
L’admiration des vainqueurs, le mépris des vaincus et, plus généralement, l’idée que le bon droit des forts à disposer des
faibles est juste, ne sauraient toutefois être le vice réservé d’aucune civilisation en particulier puisqu’ils sont les effets du
principe œuvrant universellement dans la matière : la force. Aussi le texte pointe-t-il une rapide perversion de l’héritage
gréco-évangélique que lui-même délimitait plus tôt, dès les premiers moments de l’histoire du christianisme. Ainsi des
martyrs chrétiens jetés aux lions dans les arènes romaines qui allaient heureux, chantant, au-devant de la mort : ce faisant
ils n’assumaient plus le malheur de leur condition mais se le voilaient ; ils ne vivaient plus la foi comme une conjuration
de la force, mais comme un porte d’accès alternative à la force qui, à défaut de leur offrir la domination de leurs ennemis
sur terre, leur offrait la possibilité de les dominer aux cieux. Aucune espèce de foi authentique, rien sinon le sentiment de
tenir sa victoire sur celui qui nous tue (que la victoire soit réelle ou imaginaire), ne peut faire endurer le malheur avec
joie. — « L’homme qui n’est pas protégé de l’armure d’un mensonge ne peut souffrir la force sans en être atteint jusqu’à
l’âme. La grâce peut empêcher que cette atteinte le corrompe, mais elle ne peut pas empêcher la blessure. »
La redécouverte des lettres grecques lors de la Renaissance fait paraître quelque chose de l’héritage de l’épopée tragique
« dans Villon, Shakespeare, Cervantès, Molière, et une fois dans Racine » dit l’autrice ; mais la beauté de cet héritage est
abâtardie en ce que, chez ces auteurs, selon elle, la misère de la condition humaine n’est exprimée qu’à propos d’amour et
non à propos de guerre et de politique, où les effets de la force « devaient toujours être enveloppés de gloire ».
 Remarque : s’agissant au moins de William Shakespeare, l’affirmation de Simone Weil est hautement contestable. Il serait en
effet difficile de soutenir que des pièces telles que Richard III, Le Roi Lear ou Macbeth (qui traitent au premier titre de guerre
et de politique) rendent des effets de la force autre chose qu’une description tragique et misérable.
Quoi qu’il en soit, l’esprit de l’Iliade a pour effet le plus admirable, selon l’autrice, de grandir son lecteur : c’est que
l’épopée d’Homère a pour elle le don précieux d’être une expression lucide du malheur. Et « rien n’est plus rare qu’une
juste expression du malheur » précise-t-elle : « en le peignant, on feint presque toujours de croire tantôt que la déchéance
est une vocation innée du malheureux, tantôt qu’une âme peut porter le malheur sans en recevoir la marque. » → Tant
qu’à voir dépeints des malheureux, nous aimons ou bien voir des malheureux infâmes, que le malheur a suffisamment
enlaidis pour que nous puissions à bon droit les mépriser ; ou bien des malheureux sublimes, invulnérables, qui aient le
pouvoir de souffrir sans en être intérieurement atteints – c’est-à-dire de souffrir comme s’ils ne souffraient pas. Et c’est ce
qu’il y a de jouissif à l’image des martyrs qui vont au-devant de la mort la tête haute et sans peur : à travers eux, ce n’est
pas la grâce, mais encore la force que nous admirons.
Un juste portrait du malheur est précieux précisément parce qu’il est capable de renverser en nous toute admiration pour
la force : il faut avoir vu la misère haïssable, sans déguisement ni atténuation, et avoir vu se tenir derrière elle sa cause
maîtresse – la force – si l’on veut convenablement aimer les malheureux. — « Le sentiment de la misère humaine est une
condition de la justice et de l’amour. (…) Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force
et si l’on sait ne pas le respecter. » Alors seulement l’âme ressort grandie, d’une grandeur que la toute fin du texte résume
en ces quelques mots : « ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas
mépriser les malheureux. »

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