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LULLE RAYMOND (1233 env.

-1316)
 Louis SALA-MOLINS : professeur émérite de philosophie politique, universités de
Paris-I et de Toulouse-II

Pour les Catalans, Raymond Lulle est le créateur de leur langue. Pour les historiens de
la philosophie, il reste un cas. Pour l'Inquisition, il fut un hérétique, mais un saint pour l'école
franciscaine, et un géant pour les spécialistes de la littérature mystique. Pour tout le monde, il
est l'auteur de l'Ars magna. Quant à lui, il se définit volontiers « procureur des infidèles ».
Ceux qui l'aiment l'appellent le « docteur illuminé ». Raymond Lulle apparaît aujourd'hui
comme le témoin éclairé de la rencontre de trois cultures – arabe, juive et chrétienne – vivant
ensemble dans sa Majorque natale. Obsédé par le rêve de les harmoniser, il tire de leurs
diversités fondamentales et de leur fondamentale unité le charme de sa doctrine et la rigueur
de son système. Avant Dante et avant Eckhart, il osa, le premier en Europe médiévale, faire
parler philosophie, théologie et sciences à une langue autre que le latin et le grec.

La passion du dialogue

Né à Majorque, d'une noble famille catalane, Raymond Lulle vit à la cour dès l'âge de douze
ans, il apprend le maniement des armes et l'art de trobar. Adulte, il est nommé précepteur de
l'infant Jacques qui, devenu roi, fait de lui le sénéchal de la maison. Dans sa jeunesse, il jouait
les troubadours auprès des beautés majorquines, courtisant et écrivant selon les bonnes
normes de la civilisation occitane. Rien n'est conservé de cette production du troubadour dont
son autobiographie porte témoignage. À vingt-cinq ans, il se marie ; il aura deux enfants.

La trentaine dépassée, se sentant mystérieusement appelé à changer de vie, il abandonne ses


chansons, quitte sa femme et ses enfants pour vouer au Christ son activité et ses talents. Il
caresse un triple projet : écrire des livres dénonçant les erreurs des infidèles ; fonder des
collèges pour l'enseignement des langues en vue de la prédication ; évangéliser les
musulmans. Il apprend l'arabe, voulant surtout évangéliser ceux qui le parlent, et il écrit en
cette langue, ainsi qu'en catalan et en latin, quelque trois cents ouvrages dont les thèmes vont
du roman à la mystique, en passant par les sciences, la logique, la philosophie, la théologie,
l'ascétique, la lutte contre l'averroïsme, la croisade, la pédagogie, la politique, le droit.
Ses voyages apostoliques le conduisent de Majorque aux rives orientale et méridionale de la
Méditerranée. Il ne prêche pas mais discute. Cependant, il ne se contente pas d'écrire et de
discuter : il mène une activité débordante à Majorque (où il fonde le collège de langues de
Miramar), à Montpellier, à Paris, à Rome, à Naples, à Gênes, à Avignon, etc. Par ces voyages,
il cherche à intéresser les grands de ce monde, en premier lieu les cours royales et la papauté,
à ses projets de croisade intellectuelle. Il veut provoquer entre savants musulmans, orthodoxes
et catholiques des rencontres dont il espère le plus grand bien pour l'unification du monde. À
Paris, il veut barrer la route à l'averroïsme.

Partout, il se bat pour faire prendre réalité à l'unité de culture, de foi et de vie sociale qu'il
aperçoit dans son rêve philosophique. Octogénaire, il entreprend, seul, sa dernière campagne
africaine, au retour de laquelle il s'éteint dans sa ville de Majorque.

La doctrine lullienne

Entre le non-être et l'être : l'agir

L'expérience pluriconfessionnelle de Lulle l'amène à fonder sa doctrine sur des critères


philosophiques qui puissent être acceptés par les trois grandes religions du Livre. Sa
conviction d'avoir reçu d'en haut, par une faveur spéciale de la divinité, sa méthode de
raisonnement explique qu'il ne sente presque jamais le besoin de mélanger à son discours des
arguments empruntés explicitement à d'autres philosophes, ou aux théologiens. Il greffe
néanmoins sa réflexion sur les raisonnements formant l'axe de la tradition augustiniano-
anselmienne ; mais, en les faisant siens, il y introduit trois nouveautés différentielles : la
théorie des « dignités », celle des « corrélatifs », la notion d'agentia.

Par les dignités, il explique l'unité divine, mais raisonne sur la diversité intrinsèque de l'agir
divin et sa pluralité extrinsèque. Grâce à la théorie des corrélatifs, il décompose l'action,
quelle qu'elle soit, divine, humaine, matérielle, en trois constitutifs – l'« agissant »,
l'« agible », l'« agir » –, dont elle est le point de convergence et qui constituent le nexus de
l'être ; il prétend ainsi subordonner à l'agir l'être lui-même et l'exister. L'être, n'ayant de statut
qu'agissant, apparaît dans la philosophie lullienne comme discontinu ; et le non-être, sous
l'apparence du non-faire, y sera doué d'une « réalité » toute particulière. Au fond des
explications que Lulle propose de l'agir souverain, de l'agir humain et de l'agir naturel, il y a
toujours un combat entre l'être, qui entend demeurer, et le non-être – dont toute chose est tirée
–, qui entend réabsorber les étants dans une otiositas totale.

Ce tiraillement donne à toute la philosophie lullienne une couleur particulièrement


dramatique. La trilogie divine, elle, est pur agir. La trilogie humaine, ou n'importe quelle
trilogie créée, lorsqu'elle est véritablement, n'est qu'agir, mais les inactions réduisent au non-
être l'inactif. La nature, subordonnée à l'homme, peut être condamnée à l'oisiveté
anéantissante lorsque celui-ci la détourne de sa propre finalité. Et l'homme lui-même ne peut
jamais dominer totalement son penchant co-essentiel pour le retour au non-être dont il est
sorti. Le drame de la situation de l'homme, à mi-chemin entre l'être et le non-être, est
manifeste. Et, par conséquent, est manifeste aussi l'altérité infinie de l'Autre dans la mystique
lullienne : le néant dont l'homme est porteur ne saurait se confondre, s'unifier avec l'Agissant
plus que parfait, c'est-à-dire Dieu.

Ainsi, le fin mot de la mystique de Raymond Lulle est l'établissement d'un rapport purement
agentiel entre la créature et le créateur, et ce rapport est établi par la parole et par elle seule,
au-dessus d'une infinie distance. Car la parole, formulée par l'agir trilogique qu'est l'homme,
est la seule réalité qui échappe totalement au non-faire, la seule donc qui convienne à la
perfection de la suprême trilogie. Par cette sauvegarde farouche de la distance entre Dieu et
l'homme et par cette vision d'un dynamisme outrancier (qui va bien au-delà d'un simple
trinitarisme) – tout aussi bien que par l'insistance sur le rôle des épiphanies divines (les
« dignités »), sur l'universelle positivité d'un néant qui précède l'être et l'absolue négativité
d'un néant qui l'annihile –, l'œuvre de Lulle, tout en demeurant chrétienne, manifeste
franchement sa vocation d'intégrer certains types de réflexion musulmane et juive.

La médiation de l'homme

Cette synthèse suppose un cheminement et un aboutissement pratique au-delà d'elle-même. La


réflexion philosophique de Lulle est précédée du désarroi éprouvé par celui qui, voulant se
tenir sur une voie, se trouve placé au milieu d'un carrefour. La découverte quasi simultanée de
son existence propre et de l'Être divin ébranle alors la faculté de penser. C'est le
premier émerveillement qui ouvre la voie du philosopher ou de la quête de merveilles. Chacun
a conscience de sa propre existence : seul celui qui connaît la relation entre l'idée de Dieu et
l'idée de soi se réjouit d'une joie dont la splendeur illumine les profondeurs de l'esprit.
Cette première réflexion philosophique est, en réalité, la captation d'un message, par lequel se
manifeste en l'homme la présence du signe de l'Infini solitaire. La sagesse ne consiste dès lors
qu'en la formulation, en langage, de ce signe muet. Ce langage éclaire le monde et en perce
les secrets ; il situe celui qui le parle au milieu d'une trilogie préétablie, dont les trois termes
sont Dieu, l'homme, le monde. Ainsi, l'homme rend intelligibles les perfections de Dieu au
monde, qui, incapable de les manifester clairement, n'en montre que les vestiges ; il ne crée ni
Dieu ni le monde, mais dialogue avec la vie divine, en l'humanisant, et avec le monde, qu'il
divinise.

La doctrine des dignités porte ce dialogue. L'Ars magna ne fait que lui fournir une rigueur
scientifique et un fondement logique, car il est surtout un contenant, ce qui explique que la
Renaissance l'ait fait sien pour le remplir de mille contenus divers. La théorie des corrélatifs
sert à tenir ensemble la totalité du discours, de l'intuition première à la formulation dernière.
Mais elle sert aussi à expliquer philosophiquement la perfectibilité du sujet, qui n'est
qu'agissant et dont la nature trilogique est portée par une constante : celle du désir né de
l'appel. L'appel de la perfection dans l'être est co-essentiel à l'esprit (défini par l'agir), qui ne
sera que pour approcher le plus possible la perfection agentielle des dignités divines dont il a
l'idée et qui sont les causes et archétypes de ses propres perfections.

« Personnes communes » et circulation de vie

À côté de cette philosophie, la science de Raymond Lulle est l'instrument que le sage se
donne pour déceler d'abord, puis pour mettre en lumière l'omniprésence d'un agir unificateur
et des dignités. Qu'il parle des principes du droit, de ceux de la médecine ou des
mathématiques, qu'il traite du chaos initial ou de la cité ordonnée, Lulle montre que, en deçà
des postulats de chaque science, l'intellect humain peut et doit trouver des critères constants et
harmonieux capables de fonder en l'unité la diversification des sciences et leur convergence
ultime. La société lullienne est le résultat logique de toute cette philosophie.

Pour la construire, Lulle recourt à la théorie des « personnes communes », qui découle
directement de celles des dignités et des corrélatifs. Il faut entendre par persona
communis toute personne ayant autorité sur un groupe. À la manière du tronc d'un arbre, qui
véhicule la sève et contient la potentialité de toute floraison et germination, chaque personne
commune contient, en puissance, les formes générales devant être actualisées dans les
personnes particulières qui se trouvent sous son autorité. La conduite des personnes
communes, en tant que telles, doit se fonder sur les dignités, véritables racines de l'arbre
social, qui communiquent leur sève au tronc et, par lui, aux branches. Ainsi, la perversion de
la personne commune constitue un obstacle à l'influx des dignités : le tronc n'actualise que du
vide, l'arbre social s'étiole et crève.

Fondée sur ces théories, la société lullienne – on devine l'importance du rôle des deux
personnes les plus « communes », le pape et l'empereur – aboutit à établir sur
un amour « sympathique » les rapports entre le prince et le peuple, à sauvegarder
la personnalité et la spécificité de chaque citoyen et, en fin de compte, à unifier la foi et la
culture de tout le genre humain vivant dans une paix universelle.

L'accomplissement mystique

Si la société pacifiée est un but pour la communauté, elle n'en est pas un pour le sujet.
Lorsque Blaquerne a réussi à faire régner la paix dans le monde, au faîte de sa gloire et de sa
puissance, il se retire et se consacre à la contemplation. Sa contemplation est faite du dialogue
constant avec l'irréductiblement Autre. C'est dire, si l'on songe à la fonction agentielle de la
parole, que, selon Lulle, l'accomplissement le plus parfait de soi se mérite. On a le droit de
vaquer exclusivement à sa poursuite seulement après avoir rendu la société et la nature à leur
finalité première : tel est le sens, au-delà du système, de la mystique qui est fondée sur lui et le
couronne.

La poésie lullienne est riche de tous ces thèmes. Particulièrement examinés dans tel ou tel
traité, on peut les découvrir tous dans l'immense somme mystique qu'est Le Livre de
contemplation. Le Liber de ascensu et descensu intellectus montre au philosophe le chemin à
suivre pour articuler constamment intuition et analyse, perfections divines et principes
naturels. Le Livre de Blaquerne permet de contempler la fresque de la société lullienne et la
lecture du Livre de l'ami et de l'aimé permet d'expliquer pourquoi on parle, à propos de Lulle,
de perfection littéraire et de gigantisme mystique.

— Louis SALA-MOLINS

Bibliographie

Œuvres de Raymond Lulle


Opera, 8 vol., Mayence, 1721-1742 ; Opera latina, 5 vol., Fribourg-en-Brisgau-Palma de
Majorque, 1959-1967 et 5 vol., Turnhout (Belgique), 1968-1982 ; Obres, 21 vol., Palma de
Majorque, 1905-1950 ; Obres essencials, 2 vol., Barcelone, 1957-1960 ; Le Livre de l'ami et
de l'aimé (Libre d'amic e amat), trad. G. Levis Mano et J. Palau, Paris, 1953 ; Le Livre des
bêtes (Libre de les besties), A. Llinarès éd., Paris, 1964 ; Le Livre du gentil et des trois
sages (Libre del gentil e los tres savis), id. Paris, 1966 ; Livre d'Evast et de Blaquerne (Libre
d'Evast e de Blanquerna), id. Paris, 1970 ; L'Art bref (Ars brevis), id., Paris, 1991 ; L'Arbre de
philosophie d'Amour. Le livre de l'ami et de l'aimé (Arbre de filosofia d'amor. Libre d'amic e
amat), L. Sala-Molins éd., Paris, 1967. Études E. ALLISON PEERS, Ramon Lull. A Biography,
Londres, 1929

M. BATLLORI, Ramon Llull en el mon del seu temps, Barcelone, 1960

T. & J. CARRERAS Y ARTAU, Historia de la filosofīa española : filosofīa cristiana de los siglos
XIII al XV, 2 vol., Madrid, 1939-1943

D. DE COURCELLES, La Parole risquée de Raymond Lulle, Vrin, Paris, 1993

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