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Introduction
1La philosophie de Meillassoux semble opérer un « tournant théologique » au sein de la tradition
dite « continentale » : cette dernière privilégiait, pour décrire le monde, les concepts de jeu, de
chaos, d'immanence, d'athéologie, ou de multiplicité. Tout en revendiquant cet héritage,
Meillassoux fait de l'immanence la condition même de la possibilité d'un Dieu à venir : sa théologie
ou plutôt sa « divinologie » se conjugue au futur, mais dans un futur toujours incertain et
caractérisé non pas comme événementialité répétitive (retour du Christ) ou d'interruption certaine
(arrivée du Messie), plutôt comme annonce hésitante. Le philosophe est celui qui sait que l'homme
peut devenir infini, puisque Mallarmé le lui a appris via son geste d'absolutisation du hasard, et qui
sait dans le même temps que l'homme ne pourra être sauvé que si les lois de la nature changent
radicalement et si un nouveau Dieu advient pour instaurer la justice, l'égalité et l'abolition de la
mort inévitable. Nous montrerons en quoi l'athéisme « actuel » et le théisme « virtuel » sont
compatibles, avant d'interroger la figuration dans l'art de la venue du Dieu ex nihilo, et enfin, nous
étudierons la redéfinition de la vertu de l'espérance, qui cherche à s'affranchir à la fois des idées de
maîtrise de l'histoire et de retour nécessaire du messie.
4Sur ce point, Meillassoux s'éloigne irrémédiablement du paradigme épicurien, pour lequel la mort
n'est pas sentie et ne peut donc être à l'origine d'une crainte rationnelle [Épicure 1994, p. 193]. Il
ne réintroduit pourtant pas la notion d'un Dieu existant actuellement, puisque cela constituerait un
scandale à la fois théologique et affectif d'imaginer qu'il y a une puissance capable de sauver les
hommes de la mort et qui ne le fait pas, qui reste passive face à cet état de fait. Le présupposé
fondamental est qu'il est sophistique et inadmissible d'affirmer que Dieu sauve les hommes après
la mort, c'est-à-dire en compensation d'une expérience horrible qu'ils ont vécue lors de leur séjour
terrestre. Nous pouvons tirer de ces arguments l'idée que l'homme est incapable de faire son deuil,
étant en proie à la crainte s'il nie Dieu, et en proie à l'indignation s'il croit en Dieu. Il risque bien
plutôt de sombrer dans l'état pathologique de la mélancolie, tel que Freud le définit :
[…] une dépression profondément douloureuse, une suspension de l'intérêt pour le monde extérieur, la
perte de la capacité d'aimer, l'inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d'estime de soi
qui se manifeste en des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu'à l'attente délirante du châtiment.
[Freud 1968, p. 146-147]
5En d'autres termes, l'homme perdra toute capacité d'initiative et de réalisation de projets, tout
comme il perdra son désir de faire pleinement partie d'une communauté, justement parce qu'il se
perçoit comme un être fini dont l'existence est vaine, et qui ressent la culpabilité du survivant qui
voit les autres mourir les uns après les autres, et qui, lorsqu'il jette un regard sur l'histoire,
s'aperçoit que d'innombrables vies innocentes ont été prises sans qu'aucun principe moral ne
puisse justifier cela. Et Meillassoux refuse de penser que le deuil essentiel, concernant l'ensemble
des morts de l'humanité, soit possible sans intervention « divine », même par l'intermédiaire d'une
psychanalyse telle que la conçoit Freud. En fait, l'acceptation « non pathologique » de la mort
qu'est le deuil selon Freud ne résout pas davantage le problème de l'injustice qu'elle représente, de
« l'absence de raisons », que le raisonnement épicurien sur le caractère non vécu de la mort.
6Il y a néanmoins une alternative : tout homme n'est pas nécessairement « hanté » par les
spectres des morts horribles, particulièrement chez les athées stricts (ceux qui n'admettent aucune
vie après la mort, aucun salut). L'autre expérience psychologique qui peut remplacer la mélancolie
et l'impossibilité de faire le deuil, c'est le déni ou encore le cynisme. C'est la « goguenardise de
l'athée » positiviste, celui qui n'est nullement effrayé par les spectres essentiels car il ne se soucie
pas de la Justice et de l'Égalité universelles, lesquelles sont conçues comme des concepts vides et
abstraits, un « conte de fée sympathique » [Meillassoux 2009, p. 64]. La difficulté principale est
que le dilemme spectral ne relève pas de l'argumentation mais de la persuasion : il est impossible
de « convaincre » un cynique ou un nihiliste que les morts horribles sont injustes, et le système
spéculatif de Meillassoux n'a pas cette fonction : il a pour but de sortir du dilemme de l'athéisme
strict ou positiviste et de la théodicée inadmissible, en proposant une troisième possibilité originale.
Le fait de ressentir au fond de soi l'angoisse face aux spectres essentiels est indécidable, elle est du
même ressort que la reconnaissance de l'événement telle que l'identifie Meillassoux dans la
philosophie d'Alain Badiou. Nous pouvons toujours nier que quelque chose d'important se soit
produit :
Un événement est toujours indécidable au regard du savoir, et peut donc toujours être annulé par celui
qui ne croit qu'aux faits bruts : y a-t-il révolution politique, ou simple accumulation de désordres et de
crimes ? Rencontre amoureuse, ou simple désir sexuel ? Nouveauté picturale, ou amas informe et
imposture ? [Meillassoux 2008]
7Le cynique pourra toujours, spectateur ricanant et désabusé du monde, réduire l'amour à une
affaire de chimie, la révolution à une affaire d'ambition personnelle, l'art à une escroquerie, et la
résolution de l'angoisse spectrale à un conte de fée pour âmes en détresse, ou « confusion
hallucinatoire bienheureuse », comme le fait Freud lui-même [Freud 1995, p. 45]. C'est une
question de décision existentielle et non de savoir et d'argumentation : rompre avec l'athéisme
positiviste suppose un sentiment et un choix, prendre au sérieux la vanité des vies humaines si
elles ne sont pas sauvées d'une quelconque manière, dès leur existence présente. Meillassoux
laisse peut-être ici la voie ouverte pour un discours de style exhortatif, qui aurait pour but de
sensibiliser les hommes au soin de la Justice et de l'Égalité, et donc de les sortir du cynisme, de la
même façon que la poésie pourrait éveiller les hommes à l'amour. C'est la fonction du Coup de
dés de Mallarmé : préparer les hommes à leur possible sortie du dilemme entre la finitude radicale
et l'impossible théodicée.
9Nous pourrions demander la chose suivante : comment peut-on penser un Dieu à venir, si cette
venue est radicalement contingente, c'est-à-dire que Dieu peut aussi bien ne jamais exister,
laissant les hommes dans leur détresse existentielle à jamais ? Si l'existence du Dieu ne peut pas
être anticipée, et qu'il nous est impossible de prévoir les changements affectant les lois de la
nature elle-même, quel discours la philosophie peut-elle tenir à son propos ? Comment une
« divinologie » [Meillassoux 2009, p. 54] est-elle possible ?
10Il ne suffit pas de démontrer la contingence des lois de la nature pour construire un discours sur
la virtualité du divin, puisque les lois de la nature conditionnent la perception que nous avons du
monde et qu'il paraît inconcevable de « sauter par-dessus ». Cette objection a été faite par
Poincaré [Poincaré 1894, p. 7] :
[…] il semble qu'il y ait des cas où nous pourrions affirmer qu'avant telle date le monde doit périr ou
changer ses lois ; si par exemple le calcul nous montre qu'à cette date, l'une des quantités que nous
avons à envisager doit devenir infinie, ou prendre une valeur physiquement impossible. Périr, ou changer
ses lois, c'est à peu près la même chose ; un monde qui n'aurait plus les lois du nôtre, ce ne serait plus
notre monde, c'en serait un autre.
11Cela signifie que tout tentative de comprendre le monde s'appuie sur le présupposé que ses lois
sont constantes, afin de construire la chaîne causale qui part du passé lointain jusqu'à l'avenir et
relie chaque étape. C'est la notion même d'« évolution des lois qui est suspecte », et le dilemme
poincaréen est le suivant : soit nous devons supposer que les lois ont toujours été les mêmes et ne
changeront pas, pour que la science soit possible, soit nous pouvons supposer que les lois ont
changé ou changeront, et dans ce cas il nous est impossible de dire quoi que ce soit sur le passé
géologique ou sur l'avenir incertain. Meillassoux a conscience de cette objection, d'autant plus qu'il
envisage la venue du Dieu comme la structuration d'un « quatrième monde », faisant référence à
l'apparition « miraculeuse » de la vie à partir de la matière inerte, et de la pensée à partir de la vie
[Meillassoux 2009, p. 56]. La situation du quatrième monde est la même que chacun des mondes
actuels par rapport à celui qui l'a précédé : nous ne pouvons expliquer comment la matière a pu
donner naissance à la vie, et comment la vie a pu donner naissance à la pensée, ce qui nous oblige
à spéculer sur une rupture miraculeuse ou événementielle entre chacun de ces mondes, bien qu'ils
interagissent. Le quatrième monde est décrit dans des termes qui rappellent évidemment l'au-delà
chrétien, puisqu'il est celui de la Justice, dans lequel la mort naturelle a été abolie tout comme
l'inégalité sociale et politique : à la fois communisme réalisé et résurrection effective des morts.
Dès lors, comment concevoir ce quatrième monde autrement que comme un conte de fées ou une
énième utopie dont le siècle dernier nous a montré le danger et la faillite ?
12Puisque la naissance du quatrième monde, qui surgira en même temps que le Dieu à venir,
supposera un changement des lois de la nature, la tâche du philosophe est de penser les contours
de ce monde, de tenter d'imaginer le changement des lois en train de se faire. Et il s'avère (mais
c'est peut-être provisoire), que la figuration du changement effectif des lois de la nature est avant
tout au pouvoir de l'artiste. Meillassoux cherche notamment dans la science-fiction les moyens
d'imaginer ce changement : sous sa version « faible », il s'agit en fait des miracles ou du
paranormal, « événements physiquement invraisemblables » ou « phénomènes hors-norme »
[Meillassoux 2013, p. 44]. S'il se produisait de temps en temps des incohérences dans le cours du
monde, des glitches ou des bugs par analogie avec les systèmes électroniques, cela ne remettrait
pas fondamentalement en cause la science, à cause de leur rareté. Elle pourrait d'ailleurs s'en
prémunir en qualifiant de fous ou de superstitieux ceux qui constatent de telles déviations dans le
flux ordonné des choses. Mais la version faible ne suffit pas à nous faire envisager la rupture,
l'imagination spéculative doit s'élever jusqu'à une version forte.
13Celle-ci nous est fournie, pour Meillassoux, par le roman Ravage de René Barjavel, dans lequel
un événement à grande portée et aux conséquences catastrophiques se produit, tout en n'ayant
pas pu être anticipé par les scientifiques (preuve qu'il échappe aux lois de la nature) : la disparition
soudaine de l'électricité. Cet événement imprévu et positivement imprévisible, relatif à une
incertitude fondamentale quant au comportement de la matière (et non une simple incertitude
négative tenant à l'avancement insuffisant de nos connaissances scientifiques et technologiques)
figure ce que pourra être un événement qui modifie les lois de la nature au point que la vie pourra
être prolongée indéfiniment et non prendre nécessairement fin comme c'est le cas actuellement.
L'impuissance du scientifique face au surgissement ex nihilo d'un phénomène de grande portée
rappelle d'ailleurs le personnage de John, dans le film Melancholia de Lars von Trier (2011). John
démontre à sa femme et à son fils, de façon ludique (au moyen d'un cercle formé avec une tige de
métal flexible), que l'astre censé entrer en collision avec la Terre va la contourner. Pourtant, contre
toute attente, l'astre fait une déviation inattendue et revient vers la planète, annonçant la fin du
monde. Enfin, la modification des lois de la nature, en plus du roman et du cinéma, est figurée
dans les œuvres du plasticien Pierre Huyghe [Katz 2013, p. 54]. Son art réunit deux conditions :
d'abord la reproduction en miniature d'un « écosystème », analogue à l'expérimentation
scientifique. Il s'agit de recréer des conditions naturelles et de laisser les choses se faire sans
intervention, par exemple en laissant des insectes (fourmis ou araignées) se déplacer (Umwelt,
2001). Cela nous suggère une « processualité » des choses qui n'a aucune corrélation avec notre
conscience ; l'objectif est de retirer tout caractère symbolique à la nature et de neutraliser la
recherche de significations en elle. La deuxième condition de l'art de Pierre Huyghe est
l'hybridation de ces phénomènes naturels avec des objets de nature fictive ou artificielle, non pas
dans le but de montrer la maîtrise supposée de l'homme sur la nature, mais au contraire pour en
interroger les possibles contingents et radicalement imprévisibles par notre intelligence. C'est le
cas du chien à la patte rose (A Way in Untilled, 2012) ou de la statue à la tête de ruche d'abeilles
(Liegender Frauenakt, 2012). Nous pourrions résumer la leçon de ce type d'art en disant que le
Dieu à venir, tout en étant « antinaturel » dans les conditions physiques actuelles (et donc
impossible), pourrait se manifester et parvenir à l'existence lors d'un changement radical au niveau
de ces mêmes lois physiques, entraînant une hybridation intime de ce qui n'est pour le moment
concevable que séparément (nature et artifice, réalité et fiction).
La fascination actuelle pour ses travaux est peut-être le symptôme d'une impatience ressentie à l'égard
de conceptions plus traditionnelles du social et du changement politique, conceptions qui ne postulent
pas que nous pourrions abruptement être autres que nous-mêmes, mais bien plutôt que nous pourrions
renouer avec les processus par lesquels nous sommes devenus ce que nous sommes, et ainsi peut-être
effectivement commencer à devenir autres. [Hallward 2009]
15Ce qui veut dire que la philosophie de Meillassoux serait incapable de s'élever à la pensée d'une
transformation sociale effective, dont les hommes sont les acteurs conscients. Alexander Galloway
va encore plus loin, repérant dans cette philosophie un an-historisme radical, ou une négation du
constructivisme social : la contingence étant une qualité objective de l'être lui-même, toute
conception de la subjectivité en termes d'ancrage social et historique, c'est-à-dire d'après les
catégories de classe, de race et de genre, est annulée, ce qui ne nous permettrait pas de penser
l'émancipation de ceux qui sont particularisés d'après ces catégories [Galloway 2012, p. 111]. De
l'ontologie du chaos à la politique égalitariste, le pont ne pourrait être construit, puisque le Grand
Dehors se situe dans une éternité absolue et intemporelle, complètement séparé de la vie humaine
qui n'en serait, à la limite, qu'un accident.
16Il faut noter que Meillassoux est conscient de ces critiques, et sa métaphysique de la
contingence radicale lui permet de se passer d'un concept selon lui nuisible à l'émancipation
sociale : la maîtrise. En effet, il attribue l'échec et le caractère criminel du communisme historique
à l'illusion de la maîtrise que pourraient avoir les hommes sur leur destin historique, fantasme sur
lequel s'est édifié la société de l'U.R.S.S.
Le prométhéisme technico-totalitaire n'est donc pas fondé, comme le veut une vulgate indéfiniment
propagée, sur l'hybris d'une humanité devenue trop orgueilleuse et pleine du sentiment illusoire de sa
toute-puissance : il est fondé au contraire sur le renoncement à l'hybris de la justice eschatologique due
à tout homme sans exception, et c'est cette limitation infinie des exigences égalitaires qui a fait sombrer
le communisme dans le schème de la « maîtrise » technique. [Meillassoux 2009, p. 49]
17La limitation concerne notamment les morts passés et les générations à venir : ceux qui ont
construit le « socialisme réel » ont oublié tous ceux qui sont morts injustement dans le passé, et
ont par la suite sacrifié les générations présentes pour l'âge d'or à venir, notamment par le travail
forcé (présenté cyniquement comme « volontaire ») et la violence exercée à l'encontre des
opposants. C'est pourquoi l'éthique de l'égalité selon Meillassoux, ou l'éthique authentiquement
« communiste », consiste à mettre sur un même plan les morts, les vivants et ceux qui vont
naître ; or la justice et le salut de tous ces individus ne pourra passer que par l'avènement d'un
Dieu : il n'est pas en notre pouvoir de sauver les morts et les vivants, ni même celles et ceux qui
ne sont pas encore nés. Meillassoux renoue ici avec une éthique de nature religieuse : impuissance
des hommes, puissance de Dieu, et c'est pourquoi l'attitude du philosophe qui prépare la venue du
Dieu est caractérisée en termes de « culte civique », expression que Meillassoux reprend à
Mallarmé [Meillassoux 2011a, p. 29]. Le culte civique ne s'inscrit pas dans une ancienne religion,
dont il ne peut exister qu'une « parodie » : il ne s'agit pas de former de nouveaux rites,
institutions, ou communautés, mais plutôt d'espérer. L'éthique de Meillassoux nous paraît être une
éthique de l'espérance : une fois le paradigme de la maîtrise aboli, et le recours à l'ancienne
religion écarté, il reste le militantisme en vue d'abolir le militantisme. Meillassoux propose de
distinguer le militantisme « faute de mieux », en vue d'atteindre un jour la fin de l'histoire, si l'on
peut dire, c'est-à-dire le moment où il ne sera plus nécessaire de faire de la politique, étant
entendu que la politique n'existe que parce que les hommes subissent l'injustice et l'inégalité
actuellement, d'un militantisme comme « fin en soi », ouverture des hostilités et de la séparation
entre l'ami et l'ennemi sans espoir de résolution du conflit. Ainsi, le culte civique est la conscience
de la possibilité de l'infinitisation, telle que l'a vécue Mallarmé en écrivant le Coup de dés et en
absolutisant, dans un geste à la fois artistique et théologique, le hasard (ou le « peut-être ») : le
« Hasard » doit être « posé comme le nouvel Infini succédant au Dieu ancien », ce qui est rendu
possible par l'« hésitation à lancer les dés » transmuée en poème [Meillassoux 2011a, p. 120]. En
effet, le lancer de dés lui-même implique la fermeture des options autre que celle qui est décidée
au terme du jeu, tandis que l'hésitation à lancer les dés n'est même pas le commencement du
choix d'une probabilité : c'est l'indétermination pure et positive. L'éthique de l'espérance de
Meillassoux se présente comme un nouveau messianisme : contrairement au militantisme tourné
vers l'avènement certain du paradis terrestre (cas du schème communiste de la maîtrise), et tout
aussi contrairement au messianisme tourné vers la venue ou le retour certains du Sauveur
(schèmes du judaïsme et du christianisme), signe de la fin du monde et de la résurrection dans
l'au-delà, il s'agit d'espérer en agissant concrètement pour l'égalité tout en sachant que ce travail
est un compromis provisoire et ne pourra être parachevé que par la venue éventuelle d'un Dieu
surgissant ex nihilo, venue qui peut arriver comme ne pas arriver. Ce messianisme est très proche
de celui de Walter Benjamin, qui attendait de l'histoire le salut des opprimés et des vaincus du
passé, sans le « ressort théologique » qui nous fait illusoirement entrevoir soit la maîtrise de notre
destin (le sens de l'histoire via la lutte des classes), soit la certitude absolue du jugement dernier
(le sens de l'histoire via la providence divine) [Benjamin 2013, p. 53]. Ce qui est rejeté sans appel
par Benjamin, c'est cette étrange alliance du matérialisme historique et de la théologie, renvoyés
dos-à-dos comme des trahisons de l'espérance : la véritable espérance est actuellement sans
espoir.
18L'éthique de Meillassoux nous semble proche du « saut dans l'absurde » (c'est-à-dire de ce qui
n'a pas de raisons a priori d'être cru ou considéré). Il faut préparer la venue du Dieu à venir sans
avoir de garanties, puisque nous n'avons pas de raisons a priori d'être certains de cette venue et
de fonder sur cette certitude une éthique, par exemple au moyen d'un raisonnement probabiliste :
« nous serons bons et charitables car il est très probable que sa venue survienne. ». La seule
« garantie » que nous ayons, et qui fait appel à des arguments rationnels, c'est la possibilité de
cette venue du Dieu. Ainsi, il nous faut œuvrer pour la justice et l'égalité en vertu d'une décision
existentielle, qui suit la prise de conscience de la mélancolie infinie, causée par l'événement de la
mort.
19Et nous ne pouvons pas non plus nous rapprocher indéfiniment du Dieu comme on chercherait à
ressembler à un modèle moral, puisque le Dieu sera ou ne sera pas, ici-bas, et de sa venue seule
dépend l'instauration définitive de la justice.
20Il s'agit de choisir la figure de saint Jean Baptiste, l'éternel annonciateur, contre celle de saint
Paul, le militant de la fidélité à l'événement déjà produit et qui doit se répéter [Badiou 1997,
p. 15]. Jouer le « peut-être » de façon tout à fait sérieuse.
Conclusion
21Même si Meillassoux qualifie sa philosophie d'« irréligieuse », souhaitant ainsi se démarquer des
religions traditionnelles et surtout du fidéisme (le renoncement aux moyens rationnels de
connaissance de Dieu), force est de constater qu'elle se présente comme une théologie rationnelle,
bien que redéfinie. En effet, la tâche du philosophe spéculatif est de nous préparer à la fois
intellectuellement et pratiquement au surgissement possible d'un Dieu venu rehausser le monde
d'un quatrième niveau de réalité, celui de la spiritualité sans mort (autre que celle choisie, c'est-à-
dire le suicide). Intellectuellement, en démontrant la contingence et le caractère fondamentalement
chaotique du monde tel qu'il existe, ce qui nous permet d'anticiper, notamment grâce à l'art de
type « fiction hors science » (art qui présuppose la rupture possible du cours habituel de la nature),
la venue d'un Dieu actuellement impossible mais virtuellement existant, que nous devrions peut-
être affubler d'une majuscule, étant donné qu'il a le caractère de puissance apportant le salut et la
justice aux hommes. Pratiquement, en fondant une éthique sur la vertu de l'espérance, l'attente
active et militante débarrassée de l'illusion de la maîtrise de l'histoire, qui conserve néanmoins
contre le cynisme et le nihilisme la conscience du scandale de la misère sociale chez les hommes
de ce monde.
Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, Paris, Payot & Rivages, 2013
Peter Hallward, « Tout est possible », dans La Revue des Livres, Paris, n°9, 12 janvier 2009
Flora Katz, « Pierre Huyghe », dans Zérodeux, Nantes, http://www.zerodeux.fr/, n°68, 2013
Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006
Quentin Meillassoux, « Deuil à venir, Dieu à venir », dans Critique n° 704-705 : Dieu, Paris,
Éditions de Minuit, 2006a
Quentin Meillassoux, « Potentiality and virtuality », dans Collapse II, Oxford, Urbanomic, 2007
Quentin Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes hors-science, Paris, Aux Forges de
Vulcain, 2013
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Préparer la venue de Dieu ou la tâche du
philosophe spéculatif selon Quentin
Meillassoux
Electronic reference
Frédéric Blondeau, “Préparer la venue de Dieu ou la tâche du philosophe spéculatif selon Quentin
Meillassoux”, ThéoRèmes [Online], 6 | 2014, Online since 21 June 2014, connection on 21 November
2022. URL: http://journals.openedition.org/theoremes/623; DOI:
https://doi.org/10.4000/theoremes.623
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Frédéric Blondeau
Lycée Théophile Roussel – Saint Chély d'Apcher (48)
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