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HISTOIRES D'ARCHIVES

Philippe Artières

Presses Universitaires de France | « Revue historique »

2009/1 n° 649 | pages 119 à 126


ISSN 0035-3264
ISBN 9782130573104
DOI 10.3917/rhis.091.0119
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-historique-2009-1-page-119.htm
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MÉLANGES

Histoires d’archives1
Philippe ARTIÈRES

Dans le sillage de l’événement est l’archive, cette figure forte-


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ment chargée symboliquement qu’avait mise en évidence Arlette
Farge, au lendemain de la commémoration du bicentenaire
de 1789, dans son fameux livre Le goût de l’archive (Paris, Le Seuil,
1989). Objet de mille catalogues, thème de collections éditoriales2,
relique et trésor pour les uns, source et objet à interpréter pour les
autres, elle est au centre du travail de l’historien. Et s’il est un
combat commun que la profession partage, c’est leur défense : on
signe des pétitions à son endroit, on s’est mobilisé pour l’installer
dans un lieu adapté aux fonctions qui sont les siennes mais aussi à la

1. À propos de : Archives clandestines du ghetto de Varsovie (Archives Emanuel Ringelblum), t. 1 :


Lettre sur l’anéantissement des juifs de Pologne, présentées et éditées par Ruta Sabowska, 334 p. ; t. 2 :
Les enfants et l’enseignement clandestin dans le ghetto de Varsovie, 360 p., Paris, Fayard-BDIC, 2007, 359 p. ;
Sophie Cœuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique (de 1940 à
nos jours), Paris, Payot, 2007, 270 p. ; Mauro Cerutti, Jean-François Fayet et Michel Porret (dir.),
Penser l’archive, Lausanne, Antipodes, « Histoire », 2006, 331 p. ; Delphine Gardey, Écrire, calculer,
classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La
Découverte, 2008, 320 p.
2. De l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition contemporaine) à la Bibliothèque nationale, les
publications d’archives sont devenues légion. Voir en particulier les catalogues d’exposition sui-
vants : Archives des années noires. Artistes, écrivains et éditeurs, documents réunis et présentés par Claire
Paulhan et Olivier Corpet, préface de Jérôme Prieur (Paris, Institut Mémoires de l’Édition
contemporaine, 2004), et le plus classique Brouillons d’écrivains, sous la direction de Marie-Odile
Germain et Danièle Thibault (Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001). Pensons ici aussi à
certaines maisons d’édition, ainsi les Éditions Textuel qui en ont fait leur spécialité en éditant à la
fois des manuscrits préparatoires de Zola et les petits papiers de Serge Gainsbourg ou de Barbara.

Revue historique, CCCXI/1


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forte demande sociale dont elle est l’objet3. Pourtant – et malgré


l’invitation faite par Krzystof Pomian à y aller voir de plus près,
dans son article publié dans Les lieux de mémoire et un peu oublié4 –,
l’archive demeure l’une des grandes inconnues de l’histoire. Que
sait-on au juste sur les archives, mis à part l’histoire de l’archivis-
tique et de l’institution des Archives nationales5 ? Depuis quelques
années, notamment à l’initiative de quelques-uns dont l’historien
Vincent Duclert6, un chantier a été lancé, qui a pris la forme de dif-
férentes entreprises : ici des ateliers et journées d’études faisant se
rencontrer archivistes et historiens, là l’esquisse d’une anthropologie
historique des archives, ailleurs des travaux sur les lieux de l’archive
et leur architecture7. Quatre livres récents – une édition scientifique
d’un fond d’archives, deux monographies d’historiennes et un
ouvrage collectif – viennent chacun à leur manière nourrir cette his-
toire des archives laissée trop longtemps en jachère et en proposer
de nouvelles explorations.
C’est à la découverte d’événements d’archives que nous invitent
les deux premiers ouvrages. Contemporains, ces deux événements
composent une même figure, celle de la formidable force de l’écrit
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conservé, force non pas seulement symbolique, mais aussi effective
et pragmatique au moment des conflits et, tout particulièrement,
lors de la Seconde Guerre mondiale.

« CE QUE NOUS N’AVONS PU TRANSMETTRE


PAR NOS CRIS ET NOS HURLEMENTS,
NOUS L’AVONS ENTERRÉ »

Avec la publication des archives d’Emanuel Ringelblum, histo-


rien du ghetto de Varsovie, c’est un acte d’archivage absolument
extraordinaire qui est donné à voir. Afin d’être en mesure de pro-
duire une grande synthèse sur l’histoire des Juifs polonais durant la

3. Voir l’association « Une cité pour les Archives nationales », présidée par Annette Wie-
viorka.
4. Krzystof Pomian, Les Archives. Du Trésor des chartes au Caran, dans Les lieux de mémoire,
III : Les France, Pierre Nora (éd.), Paris, Gallimard, « Quarto », 1997, p. 3999-4067.
5. Voir l’importante monographie de Lucie Favier, La mémoire de l’État : histoire des Archives
nationales, Paris, Fayard, 2004.
6. Voir son déjà classique « Repères » avec Sophie Cœuré : Les archives, Paris, La Découverte,
2001.
7. Nous pensons ici à deux numéros de revue : Les lieux de l’archive, une nouvelle carto-
graphie : de la maison au musée, Sociétés & Représentations, CREDHESS, 19, 2005, 337 p., et Les bâti-
ments d’archives, Livraisons d’Histoire de l’Architecture, 10, 2e semestre 2005.
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guerre, le groupe Rigelblum dénommé « Oneg Shabat / shabbat


radieux » entreprit, dans l’urgence de la disparition, entre 1940
et 1943, de rassembler clandestinement tous les documents sur les
manifestations et les conséquences de la politique nazie contre les
Juifs de Pologne, mais aussi la documentation la plus large possible
sur les conditions des Juifs face à cette politique.
Tant dans l’histoire des archives que dans l’histoire de la Shoah,
l’édition française des archives Ringelblum est importante. Il faut
souligner à cet égard la qualité de l’édition, qui ne prive le lecteur ni
de la matérialité des archives, dont de nombreux fac-similés sont
reproduits, ni d’un appareil critique nécessaire à leur compréhension.
Levant le voile sur nombre d’aspects méconnus de la survie dans le
ghetto (une exposition a présenté quelques-unes de ces pièces au
mémorial de la Shoah à Paris de décembre 2006 à avril 2007), ces
archives montrent des historiens au travail ; historien de la Pologne,
médiéviste, Rigelblum initie pour le très contemporain à la fois un
centre d’archives et une institution de recherche scientifique interdis-
ciplinaires ; sont ainsi collectées et conservées des traces apparem-
ment anodines de la vie « ordinaire », parmi lesquelles sont des tic-
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kets de rationnement ou de tramway, des emballages, des réclames,
mais également des archives personnelles (journaux intimes, lettres et
rédactions d’enfants). Ce sont ces lettres d’adieux qui sont transcrites
dans le premier tome de la présente édition, tandis que le second
tome s’attache aux archives des enfants et à l’enseignement qui leur
est transmis. Enterrés dans des bidons et des boîtes de fer blanc, les
6 000 documents qui composent le fonds ont été retrouvés en 1946 et
à l’occasion d’une seconde fouille en 1950, l’ultime volonté de leurs
producteurs se trouvant ainsi réalisée : transmettre, par-delà la dispa-
rition et le souci du régime nazi de détruire systématiquement les
Juifs polonais et leur culture. Pour le lecteur, l’émotion est double,
comme est double la découverte, qui est à la fois celle de toutes ces
traces laissées pour faire mémoire (elles sont conservées à Varsovie) et
celle de ces historiens exemplaires. Il faut dire ici l’émotion qui saisit
le lecteur à la découverte de ces archives, qui tient à la fois à la nature
des matériaux collectés – comme, par exemple, les enquêtes menées
par l’équipe Ringelblum auprès des enfants sur leur expérience de la
guerre – et à l’ultime acte de ces historiens du début des années 1940.
De ce point de vue, le livre est un hommage scientifique à leur action
en même temps qu’aux sujets de cette histoire8.
8. Il faut ici évoquer une autre entreprise éditoriale comparable sur ce point, celle, admi-
rable, de Nicole Lapierre : Le Livre retrouvé (traduction du manuscrit en yiddish de Simha
Guterman, édition critique précédée d’une introduction et suivie de deux études), Paris, UGE,
« Bibliothèques 10/18 », 2001 (1re éd., Paris, Plon, 1991).
122 Philippe Artières

Opposer l’écrit, la trace à la barbarie fut un acte de résistance


pour le groupe Rigelblum. Constituer des archives à soi était aussi
une manière de s’opposer à un autre pouvoir des archives : le pou-
voir de l’oppresseur, la capacité sans limite de celui-ci à se saisir des
vies écrites des vaincus. C’est le thème du remarquable ouvrage de
Sophie Cœuré, La mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre
nazi puis soviétique (de 1940 à nos jours), qui étudie le rapport que les
occupants entretinrent avec les archives dans la même période, mais
cette fois en France. Dans cette monographie, Sophie Cœuré pro-
blématise remarquablement l’objet archive et ses usages. Car, si,
dans un moment d’extrême vulnérabilité, s’impose à certains un
devoir d’archiver, comme le montre la BDIC avec la publication des
archives clandestines du ghetto de Varsovie, du côté des puissants,
l’archive n’est pas non plus neutre, puisqu’il s’agit, en même temps
que de dominer les populations, d’en contrôler la mémoire.

MÉMOIRE SOUS CONTRÔLE


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De cette pratique que la guerre radicalise, Sophie Cœuré fait
l’histoire. Elle retrace l’histoire des archives spoliées par les Alle-
mands lors de l’Occupation, puis confisquées en 1945 par les Sovié-
tiques. Son livre est à la fois une formidable et haletante enquête à
travers l’histoire du XXe siècle, avec ses rebondissements et ses
impasses, et une très utile réflexion sur l’histoire de l’histoire et les
manières de l’écrire.
Considéré comme « crime mineur » des totalitarismes, le pillage,
le vol ou la spoliation des papiers n’avaient, en effet, jamais été étu-
diés, sinon sous l’angle de l’autodafé. Or l’arrivée des Allemands en
France en 1940 s’est accompagnée d’une entreprise systématique
d’appropriation des archives. Sophie Cœuré met en évidence les
trois logiques qui ont poussé les nazis à une telle action. La pre-
mière est une logique de guerre ancienne, dont Napoléon fut l’un
des principaux artisans, qui fait des archives des trophées. Cette
pratique est quasi légale depuis la 2e conférence de la paix de La
Haye, en 1907, qui protège les biens culturels en temps de conflits
mais qui autorise la saisie de biens, tels que les archives, lorsqu’ils
sont en rapport avec l’action militaire – ce fut le cas des archives du
ministère de la Défense. Vient ensuite une logique historienne, celle
qui conduit les Allemands, engagés dans une grande relecture de
l’histoire au travers de la notion de germanité, à collecter les pièces
Histoires d’archives 123

susceptibles de composer ce récit et de former le patrimoine de


l’indo-germanité. Enfin, la dernière logique à l’œuvre – mais non la
moindre – est une logique idéologique : il s’agit de s’emparer des
archives des ennemis du IIIe Reich, de la franc-maçonnerie, comme
des familles et des organisations juives.
Au total, ce sont des millions de pièces qui furent donc emmenées
vers l’Allemagne tout au long de l’Occupation, formant plus de 7 km
linéaires. Parmi celles-ci, on compte de nombreuses spoliations
d’archives privées, lettres, journaux, bibliothèques qui, en parallèle
avec la politique génocidaire, accompagnèrent la réquisition des
appartements des Juifs envoyés dans les camps de la mort ; c’est le cas
des archives et de la bibliothèque de l’historien Marc Bloch.
De ces archives envoyées en Allemagne, rares sont celles qui ren-
trèrent en France en 1945. Les Soviétiques en firent, en effet, leur
butin de guerre, et, de Berlin, ces milliers de documents arrivèrent à
Moscou où ces archives firent l’objet d’un reclassement par les fonc-
tionnaires staliniens, matérialisé sur les archives par des notes en
cyrillique, mais qui fut d’un usage restreint parce que ce trophée ne
fut jamais reconnu par les Soviétiques. Reste que, pendant plus de
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quarante ans, ces liasses, qui comprenaient par exemple les archives
de la Ligue des droits de l’homme (aujourd’hui déposées à la BDIC à
Nanterre), prirent la poussière de l’autre côté du rideau de fer. S’en-
gagea alors, à travers de multiples échanges diplomatiques, de lon-
gues négociations pour la restitution boîte après boîte de ce patri-
moine public et privé. Ces négociations aboutirent au milieu des
années 1990 et des centaines de cartons firent le voyage retour d’est
en ouest.
Sophie Cœuré raconte cette histoire sans jamais se perdre dans
les anecdotes dont elle est entourée. Dans les archives des archives,
elle a identifié les protagonistes de cette spoliation, examiné com-
ment certains archivistes contribuèrent à cette entreprise et, surtout,
reconstitué l’histoire minuscule des documents à partir des traces
laissées par chacun des acteurs – français, allemands et russes. Il y a
là une démarche exemplaire qui fait se rencontrer sur un même
objet des cultures archivistiques différentes, des contextes politiques
divers et deux professions, celle des archivistes et celle des historiens.
Ces deux livres, les archives Rigelblum et la monographie de
Sophie Cœuré, contribuent donc aussi au dévoilement d’une his-
toire de l’engagement des historiens pendant l’occupation nazie, non
pas une histoire des individus et de leurs parcours, mais une histoire
construite à partir des objets qu’ils ont produits, manipulés, fait cir-
culer. Car, si l’on s’empare des archives, il arrive aussi qu’on les
cache et qu’on les protège.
124 Philippe Artières

Parallèlement aux questionnements sur les moments de crise où


le pouvoir de l’archive se radicalise, la problématisation des archives
et de leurs usages s’oriente également vers une réflexion en cours
sur l’existence des archives dans le « temps ordinaire » de nos
sociétés démocratiques. C’est le sens du livre de Delphine Gardey et
de celui dirigé par Mauro Cerutti, Jean-François Fayet et Michel
Porret. Quels effets l’archive produit-elle sur nos sociétés ? Et, en
retour, quelles places les fonds d’archives occupent-ils et quels rôles
jouent-ils aujourd’hui ?
Stimulante est la perspective adoptée dans Penser l’archive par
Mauro Cerutti et ses collègues, qui prennent la Suisse contempo-
raine comme un lieu de l’archive et l’interrogent dans ses multiples
dimensions pour donner à lire cet autre aspect de l’histoire politique
des archives. Cette « gouvernance » des archives est révélée par
petites touches, dans l’analyse d’une série de minuscules gestes au
fur et à mesure de la présentation de cas aussi singuliers que
passionnants.
Sans négliger une approche comparative (en mobilisant des
études sur l’Espagne de Franco et de la transition démocratique, sur
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les Kurdes en Turquie ou sur les archives de l’Église catholique à
Kinshasa en République démocratique du Congo, qui à bien des
égards font écho au travail de Sophie Cœuré), les responsables de ce
volume ont choisi de lire ensemble des « dossiers » très différents :
les 3 000 pages du journal d’un jeune « infirme » et les deux auto-
biographies de ses proches dans la seconde moitié du XIXe siècle
(véritable petite énigme d’archives) côtoient les dossiers de justice
militaire de 1 000 Suisses enrôlés dans la légion étrangère française
pendant la guerre d’Algérie ou les dossiers des brevets d’innovation
industrielle de deux entreprises (l’une de machines à écrire, l’autre
de pare-chocs).
En demandant à chacun des jeunes historiens contributeurs de
prendre un peu de distance par rapport à leurs pratiques et
d’analyser la micro-scène des archives à laquelle ils sont confrontés
chacun dans leurs travaux, les responsables du volume proposent
de suivre et de questionner l’ensemble de la chaîne des archives
qui apparaît ainsi comme « une procédure d’inscription » allant de
la production à la consultation. On assiste, comme dans ce cas
d’un hôpital cantonal au début du XXe siècle, à propos du dossier
d’une patiente, à des petites affaires qui mettent en évidence des
conflits de pouvoir autour des archives, mais aussi à l’émergence
de figures qui activent l’archivage ou la conservation (voir, par
exemple, l’article sur le fond particulier de l’Archivum helveto-
polonicum).
Histoires d’archives 125

Archiver/inscrire

Nourri en particulier des analyses du sociologue des sciences


Bruno Latour, l’ouvrage de l’historienne Delphine Gardey, Écrire,
calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés
contemporaines (1800-1940), apporte une contribution décalée mais
aussi un complément fort utile à cette histoire politique des archives,
en la replaçant dans une histoire de l’inscription dans la démocratie
moderne.
À travers une série non exhaustive d’actes – prendre en note,
écrire, calculer, classer –, Delphine Gardey propose de mettre en
évidence des objets de notre culture écrite – la sténographie, la
machine à écrire, le stencil, la fiche. Il s’agit, pour l’auteure, non
seulement d’enrichir les savoirs sur ces pratiques à la fois en France,
en Angleterre et aux États-Unis, mais aussi de montrer le passage
d’un ancien à un nouveau régime de l’écrit, entendu comme une
infrastructure humaine matérielle et cognitive, et avec lui la mise en
place, entre les années 1890 et 1920, d’une économie inédite et
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même d’un nouveau type de représentation du monde. Croisant les
approches, analysant différentes scènes d’écriture (manuels d’ensei-
gnement ou de comptabilité, mais aussi revues de management,
modes d’emploi techniques ou brevets d’inventeurs), entrant dans
les commerces, les bureaux mais également les grandes institutions
démocratiques, le regard de l’historienne dessine un paysage invi-
sible et impensé – parce qu’il constitue notre infra-ordinaire –, celui
de la petite gestuelle, des vies de clavier, des arrière-boutiques de la
reproduction. Cette histoire totale qui va de la publicité à la poli-
tique dessine un paysage qui n’est pas seulement peuplé de
machines et de papiers, mais qui est aussi directement en prise avec
la pratique de la conservation. Ainsi, Delphine Gardey met en évi-
dence l’importance des technologies de classements et elle étudie
avec talent l’introduction en ce domaine d’une série d’innovations.
Partant non plus seulement de l’objet mais de son insertion dans un
ensemble d’autres objets écrits, elle montre en particulier que la
fiche est porteuse d’une certaine manière d’inscrire le monde qui est
aussi une façon de le penser.
Objets périphériques, voire aveugles, les archives – et ces
quatre ouvrages le montrent – ont quitté le pré carré des archivis-
tes pour devenir objet de recherche à part entière. Bientôt nourrie
par les travaux prometteurs de l’anthropologue Christine Jungen
sur l’archivage en Jordanie ou de l’historien Yann Pottin sur l’his-
126 Philippe Artières

toire du Trésor des Chartes9, s’esquisse ici une nouvelle histoire des
archives qui risque bien de peser fortement sur notre écriture de
l’histoire.

Philippe Artières, chargé de recherches au CNRS (Équipe Anthropologie


de l’écriture, IIAC, EHESS Paris), a récemment publié D’après Foucault, avec
Mathieu Potte-Bonneville (Les Prairies ordinaires, 2007), et codirigé, avec
Michelle Zancarini-Fournel, 68, une histoire collective (Paris, La Découverte,
2008).

Mots clés : archives, écriture, Seconde Guerre mondiale, historiographie.

Key words : Archives, Writing, Second World War, Historiography.


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9. Voir, par exemple, Yann Potin, La fabrique de la perpétuité. Le Trésor des Chartes et les
archives du royaume (XIIIe-XIXe siècle), Revue de synthèse, novembre 2004, p. 15-44 ; Christine
Jungen, La reproduction à l’épreuve. Archives, copies et effets spéciaux dans un centre de docu-
ments jordaniens, Communications, 2008 ; sur les archives de l’ethnologie : Jean-françois Bert « De
Marcel Mauss à A. G. Haudricourt, Retour sur la “technologie” », Revue d’histoire des Sciences
Humaines, 2009.

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