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Le Prince de Machiavel

Rédigé en 1513 dans un contexte de troubles politiques en Italie, cet ouvrage est un traité politique
consacré au pouvoir politique. Comment les souverains doivent-ils s’emparer du pouvoir et le
conserver ? Ce manuel d’action politique ou guide pratique des techniques de gouvernement a pour
objectif de repenser les mécaniques du pouvoir de manière radicalement moderne. Avec Le Prince,
qui est « fait pour être éternellement lu par tous les politiques et par tous les ministres » selon
Voltaire, on entre dans le pragmatisme et le réalisme politiques.

1. Introduction

Édité tardivement en 1532, Le Prince connait un grand succès et sera réédité à de nombreuses
reprises entre 1535 et 1554. Il sera également très critiqué et interdit à la publication par l’Eglise en
1559 car sujet à d’importantes controverses. Cet ouvrage a été écrit dans un contexte de profonde
instabilité politique. L’Italie est alors un territoire fragmenté et divisé, composé de cités aux régimes
politiques variés. En effet, les armées françaises sont à la fois intervenues dans la chute des Médicis
en 1494 et dans leur retour au pouvoir en 1512. Pour faire face à l’action étrangère, il est
fondamental d’unifier l’Italie, affirme Machiavel dans Le Prince. Cette œuvre est fondatrice de la
pensée politique moderne car elle offre un changement de modèle et renouvelle la réflexion sur la
politique. L’ouvrage de Machiavel est riche d’exemples historiques et de ses contemporains pour
justifier et illustrer son point de vue. Dans son traité, il fait d’abord une typologie des différents Etats
existants, et expose les ressorts pour conquérir un Etat et conserver le pouvoir. Ensuite, il traite des
questions militaires, insistant sur la nécessité de substituer des armées nationales aux mercenaires.
Dans une troisième partie, Machiavel donne des recommandations sur la manière dont le prince doit
gouverner ses sujets et ses amis. En conclusion, il considère que la solution est d’unifier l’Italie pour
remédier à la décadence. La libération de la nation étant son véritable objectif. Les deux questions
centrales qu’il développe tout au long de son ouvrage sont le principe d’efficacité qui est basé sur ce
que Machiavel appelle « la vérité effective des choses » et la virtù (vaillance, valeur, courage), qualité
fondamentale du Prince qui lui permet de réagir face à la réalité et la nécessité.

2. Rupture radicale avec la conception antique de la politique

Machiavel est l’héritier d’auteurs antiques comme Aristote, Polybe ou Tite-Live. Pour autant, il s’en
affranchit et rompt avec la tradition morale et le droit naturel classique. On passe du monde ancien
au monde moderne. Chez les Anciens, la grandeur politique se définit par la combinaison des vertus
cardinales que sont la vertu, le courage, la sagesse et la tempérance. En effet, dans Les Politiques
d’Aristote, le gouvernement est décrit comme devant être vertueux, bon et prudent. En outre, il
s’inscrit et se réalise dans un ordre transcendant et holiste, c'est-à-dire que l’homme n’existe pas
pour lui-même même, il s’inscrit dans un tout (holos en grec), un univers ordonné, avec lequel il est
en accord et dans lequel il se réalise pleinement. Dans la conception antique, la vertu et l’excellence
sont inséparables de l’éthique : la grandeur morale est la condition du succès d’une politique. Cette
vision s’effondre avec l’avènement de la modernité et la relation entre sagesse, vertu et art politique
devient problématique. Machiavel procède à un changement de paradigme pour penser la politique
en différenciant théorie/idéal antique et pratique/réalité de notre temps. En totale opposition avec la
figure du philosophe roi de Platon qui est un modèle politique idéal, le conseiller du prince de
Machiavel écarte l’idéal au profit du réel et juge toute action politique à l’aune de l’efficacité et de la
réussite. Dès lors, la mission de l’homme politique est de confronter le réel pour en déduire les
possibles. Il devient alors nécessaire de rompre avec ceux qui « se sont imaginé[s] des républiques et
des monarchies qui n’ont jamais été vues ni connues pour de vraies » (chapitre XV). Avec Machiavel,
ce n’est plus l’idée qu’on se fait de la politique qui compte, mais l’action inscrite dans la nécessité
politique.

En renversant la conception classique, il donne une nouvelle définition de la politique : elle appartient
au domaine de l’action et de la force et non pas de la contemplation ou de l’idéal ; elle trouve son
fondement non plus dans la transcendance, mais dans son sujet, l’homme. La politique ne relève plus
du devoir être, mais de l’être. C’est l’ordre immanent, humain, terrestre qui prévaut. Aux vertus
morales, à la justice et à l’excellence humaine, Machiavel substitue des vertus politiques simples,
dans un souci d’efficacité et de réussite politique. La vertu devient synonyme d’efficacité, et la sagesse
devient l’intérêt bien compris. La vérité politique ne consiste plus en une connaissance rationnelle
des causes, mais de la nécessité : la vertu du prince ne relève plus de sa grandeur morale, mais de
son pragmatisme qui lui permet de conserver le pouvoir. La politique ne réussit pas parce qu’elle est
juste, mais elle est juste quand elle est efficace. La politique est alors pensée comme une disposition
à agir en fonction du principe d’efficacité (chapitre XVIII) et elle est fondée sur la « vérité effective des
choses ».

3. Virtù et fortunà : la vertu essentielle du prince est de s’adapter à la temporalité politique

Le prince doit être prudent et prévoyant (chapitre III), déterminé (chapitre V) et avoir une intelligence
stratégique (chapitre IV). Mais sa principale vertu consiste à être vaillant et fort (chapitre VI) pour
maîtriser la temporalité politique dans un souci d’efficacité. Les concepts de vertu et de fortune sont
centraux dans la pensée politique de Machiavel. Du latin virtu (force virile), virtù signifie vaillance,
valeur, mérite. La virtù est la qualité majeure du prince, c’est une intelligence politique qui est d’abord
une faculté de discernement, qui permet de triompher des obstacles conjoncturels, de la fortune
(fortunà) et inspire aux princes de grandes ambitions (chapitre VI). Il faut que le prince « ait
l’entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui
commandent, et, […] ne pas s’éloigner du bien, s’il peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il y a
nécessité » (chapitre XVIII).

La virtù ne sert pas une vérité morale ou religieuse figée et imposée mais elle rend le prince capable
de s’adapter au réel. Elle lui permet de supporter les coûts de la fortune (fortunà), c’est-à-dire les
contingences, la réalité que doit gérer le prince, qui est hors de son contrôle et peut lui être nuisible
(chapitre XXV). Par son intelligence politique, le prince doit être capable de distinguer ce sur quoi il
peut agir, ou ce qu’il ne doit pas prendre en compte. Machiavel insiste, par sa virtù, l’homme peut
influencer la fortune. Il y a une marge de manœuvre laissée à l’homme. Si le prince est vaillant, il
résiste à la fortune et peut acquérir les honneurs pour lui-même et la sécurité pour son État. La virtù
permet également au prince de se faire aimer du peuple (chapitre XIX).

La capacité du Prince à maîtriser la contingence et les imprévus politiques lui permet de mener une
politique efficace, donc bonne. Pour ce faire, il doit trouver un juste équilibre entre la virtù et l’usage
de la violence. Le prince doit être respecté tout en étant craint pour maintenir son autorité et
conserver son pouvoir. Il faut donc « être renard pour connaitre les pièges et lion pour effrayer les
loups » (chapitre XVIII). Il poursuit : ceux qui ne sont que lion n’y entendent rien. Si Machiavel
reconnait la nécessité d’un État fort et d’un prince prêt à conserver son pouvoir par l’usage de la
force, cela doit être justifié. Car si la politique consiste dans la conquête et conservation du pouvoir, il
y a deux moyens pour y arriver, la loi qui est propre à l’homme et la force, propre aux bêtes. Le prince
doit savoir jongler entre l’usage des lois et de la force.
4. « La fin justifie les moyens » : amoralité et nécessité chez Machiavel

Cette expression est probablement l’une des plus connues attribuée à Machiavel bien qu’il ne l’ait
jamais écrite en l’état. Elle est pourtant bien représentative de son idée selon laquelle la vertu du
prince consiste à savoir mobiliser tous les moyens nécessaires pour la fin qu’il se donne. Par exemple,
la morale et la religion ne sont plus des fins, des buts, elles sont de simples moyens, d’ailleurs très
efficaces, d’action politique. Plus particulièrement, le prince doit savoir tirer profit de la crainte
suscitée par la morale religieuse. La religion devient un instrument politique au service du pouvoir,
elle n’est plus le fondement du pouvoir, mais devient un moyen politique très utile pour conserver le
pouvoir : en tant qu’autorité suprême, elle appelle l’obéissance, elle permet donc de créer une
cohésion sociale autour d’une transcendance et de garantir la paix intérieure ; d’autre part, toute
action politique violente doit se donner une légitimation religieuse et éthique. Donc, le prince a
besoin de la religion pour se maintenir en place.

Selon Machiavel, le pouvoir ne vient ni de Dieu, et n’est pas non plus le résultat d’un contrat social
mais de la force. L’usage de la force est donc légitimé, voire même rendu nécessaire quand elle
permet d’atteindre l’objectif recherché. « Qu’un Prince donc se propose pour but de vaincre, et de
maintenir l’État : les moyens seront toujours estimés honorables ». Mais la fin ne justifie pas tous les
moyens, il y a un « bon usage » et un « mauvais usage » des cruautés (chapitre VIII). On ne peut
appeler vaillance le fait de tuer un concitoyen, trahir ses amis, ne pas avoir de pitié. La violence doit
être justifiée et proportionnée (chapitre XVII) et elle devient nécessaire seulement quand elle
empêche des maux plus grands. Machiavel constate enfin que le peuple se préoccupe de la fin, du
résultat de l’action, peu importent les moyens.

Ainsi, aucune considération morale ne doit détourner le prince de son but : l’efficacité politique. Son
modèle politique est César Borgia, qu’il a rencontré alors qu’il était Ambassadeur de Florence, car il
est guidé par une intelligence efficace, bien qu’amorale. Le but de la politique n’est pas le bien, elle
ne se fonde pas sur la morale, mais l’imprévu, il y a des tâches à exécuter. Aux règles de la morale
classique se substitue la nécessité politique. Pour autant, la politique n’est pas immorale mais
amorale : elle est au-delà, hors de la morale sans pour autant aller contre la morale. Mais la morale
doit servir le Prince.

On observe bien ici un renversement des valeurs et une conception de la morale politique
radicalement nouvelle : dans cette vision pragmatique et réaliste, la raison d’État prévaut. Tout en
étant amoral, le prince doit agir selon les règles de la morale pour ne par perdre le soutien du peuple,
mais il ne peut être réellement moral s’il veut conserver son pourvoir. L’homme qui reste loyal et
honnête se fait dépasser, cela relève de l’essence de la politique. C’est la loi du plus fort qui règne en
politique, comme il l’a constaté « par expérience », il y a toujours pire que soit. Il s’agit alors d’être
habile, rusé et efficace. Plus tard, Kant (1724-1804), figure emblématique de la philosophie morale va
construire un modèle antithétique à celui de Machiavel. Pour lui, la morale peut et doit être au
fondement de la politique.

5. De l’apparence et de la réalité dans Le Prince ou le rôle politique de l’illusion

Machiavel guide le prince pour qu’il devienne le maître des apparences, notamment par la ruse
(chapitre VIII). Le Prince doit « sembler […] toute miséricorde, toute fidélité, toute intégrité, toute
religion. Et il n’y a chose plus nécessaire que de sembler posséder cette dernière qualité. […] Tout le
monde voit bien ce que tu sembles mais bien peu ont le sentiment de ce que tu es » (chapitre XVIII).
L’illusion elle-même joue un rôle politique. La bonté n’est pas nécessaire en politique, mais
l’apparente bonté est nécessaire car le peuple juge selon les apparences et vote pour quelqu’un qui
lui semble bon. Et sans le peuple, le Prince n’est rien, il lui est donc nécessaire d’avoir son amitié
(chapitre IX). Or « les hommes changent volontiers de maître en croyant trouver mieux. » La
conviction et le vote du peuple changent aisément.

Toute action politique doit se donner une légitimation religieuse ou éthique. Selon Machiavel, cette
légitimation religieuse et éthique n’est qu’une manipulation de l’apparence, car elle s’appuie non pas
sur une morale et une foi véritable, mais sur une apparence de foi et de morale. En effet, le prince «
est souvent contraint, pour maintenir ses États, d’agir contre sa parole, contre la charité, contre
l’humanité, contre la religion » mais il doit tout de même paraître miséricordieux, intègre, honnête et
surtout religieux, car cela rend son action légitime et bonne.

De surcroît, cela permet d’éviter d’éveiller la colère du peuple. Tout en paraissant vertueux et moral,
le Prince doit gérer efficacement les contingences politiques qui sont hors de la sphère de la morale.
Si le peuple est en colère, le Prince peut perdre son pouvoir et ne pas atteindre son but et s’il ne
parvient pas à user de la force intelligemment, il sera renversé par ses ennemis. Alors, la faculté de
paraître autrement permet d’éviter la colère du peuple et de surprendre voire anticiper l’action de ses
adversaires. Elle garantit au prince le contrôle et l’obéissance de ses sujets.

6. Conclusion

Le Prince est sans conteste un grand classique de la pensée politique. Sa conception de la politique
est radicalement moderne, car il considère qu’une politique juste et bonne est une politique efficace
et nécessaire et non plus moralement bonne. Chez ses partisans comme chez ses réfractaires, son
œuvre a stimulé de nombreuses réflexions ou écrits politiques et connait une validité indépassable
en ce qu’elle est toujours d’actualité.

Machiavel inaugure en effet la realpolitik – fondée sur des considérations relatives aux circonstances
plutôt que des notions idéologiques ou prémisses morales et éthiques. Cette conception réaliste et
pragmatique est centrale aujourd’hui dans la politique et les relations internationales. De même, il a
inspiré de nombreux dirigeants et hommes politiques modernes. Pensons entre autres au cardinal de
Richelieu, figure machiavélienne par excellence et grand admirateur de Machiavel.

7. Critique

Le Prince a été très commenté, contesté et critiqué, car Machiavel y remplace la loi divine par la loi
de l’État et soustrait la politique de tout système de référence morale. L’adjectif « machiavélique » est
alors devenu synonyme d’un tyran cynique et cruel prêt à tout pour atteindre ses fins. Or dans le sens
machiavélien, tous les moyens sont bons pour défendre la fin, entendue comme l’intérêt bien
compris de la cité.

Comme le montre bien Quentin Skinner, si l’expérience politique de Machiavel le pousse à


encourager le prince d’user de la force quand cela est nécessaire et d’entrer dans le mal quand il le
faut, cela le conduit aussi à définir une nouvelle éthique de la politique dans laquelle la liberté est
fondamentale. Cette éthique doit être réaliste, moderne et permettre au prince, qui est craint et
respecté, d’unifier l’Italie pour y garantir la paix et la liberté.

Dans son Traité politique, Spinoza, qui est un disciple de Machiavel, le considère comme un homme «
pénétrant » et « sage », « dont il est évident qu’il fut pour la liberté, pour la défense de laquelle il a
donné les conseils les plus salutaires ».

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