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Le droit international relatif à l’esclavage : de la

réglementation du commerce international des captifs au


droit universel de ne pas être traité en esclave
Michel Erpelding
Dans Histoire de la justice 2021/1 (N° 31), pages 203 à 213
Éditions Association Française pour l'Histoire de la Justice
© Association Française pour l'Histoire de la Justice | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.251.252)

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ISSN 1639-4399
ISBN 9782111572980
DOI 10.3917/rhj.031.0203

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-histoire-de-la-justice-2021-1-page-203.htm

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Le droit international relatif
à l’esclavage : de la réglementation
du commerce international
des captifs au droit universel
de ne pas être traité en esclave
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Michel Erpelding
Chargé de recherches à l’Institut Max Planck, Luxembourg

L’interdiction de l’esclavage constitue une norme fondamentale du droit


international contemporain. Figurant dans les principaux instruments de protec-
tion des droits de l’homme 1, elle est également caractérisée comme une norme
constituant à la fois une obligation erga omnes, c’est-à-dire une obligation dont le
respect intéresse la communauté internationale dans son ensemble 2 et relevant
du jus cogens, c’est-à-dire ayant un caractère impératif interdisant que les États n’y
dérogent par voie de traité 3.
Or, le fait que le droit international condamne aujourd’hui universellement
l’esclavage ne doit pas nous faire oublier que ce ne fut pas toujours le cas. Pen-
dant des siècles, des normes de type international servirent en effet à organiser, à
réglementer, voire à assurer la pérennité de pratiques esclavagistes. Le commerce
international des captifs fit ainsi l’objet d’une importante pratique convention-
nelle, dont le contenu varia en fonction des doctrines politiques et économiques
dominantes du moment. Le commerce des captifs africains vers l’Amérique fut
ainsi tout d’abord organisé par le système mercantiliste des traités d’Asiento 4.

1. Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le
10 décembre 1948, A/RES/3/217A, art. 4 ; Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, 4 novembre 1950, STCE, no 5, art. 4 ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
adopté par l’Assemblée générale de l’ONU dans sa résolution 2200 A (XXI) du 16 décembre 1966, RTNU,
vol. 999, pp. 171-346, art. 8 ; Convention américaine relative aux droits de l’homme, signée à San José (Costa
Rica) le 22 novembre 1969, RTNU, vol. 1144, p. 182-212, art. 6 ; Charte africaine des droits de l’homme et
des peuples, 21 octobre 1986, RTNU, vol. 1520, p. 217-292, art. 5.
2. Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), arrêt, CIJ Recueil 1970, p. 32.
Sur la prohibition de l’esclavage en tant qu’obligation erga omnes, voir : Maurizio Ragazzi, The Concept of
International Obligations Erga Omnes, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 105-117.
3. Voir, en particulier : Carlos Espaliu-Berdud, « La prohibition de l’esclavage en droit international comme
norme de jus cogens », RBDI, vol. 47 (2014), p. 255-292.
4. Littéralement, asiento signifie chose réglée, convenue, définitivement « assise ». De fait, les Asientos de
negros prirent d’abord, aux xvie et xviie siècles, la forme de contrats de droit public interne espagnol. Un
particulier ou une compagnie privée s’y engageait, envers le gouvernement espagnol, à remplacer celui-ci
dans l’administration de la traite des esclaves, soit en l’organisant, soit en se chargeant lui-même de l’achat,
du transport et de la vente des captifs. Au xviiie siècle, l’Espagne, affaiblie, dut accepter de leur donner un
fondement conventionnel, d’abord dans un traité avec le Portugal (1701), puis dans un engagement interna-
tional avec la France (1701-1713), enfin avec la Grande-Bretagne qui, par trois traités conclus dans le cadre
des négociations de la paix d’Utrecht de 1713, reçut le monopole de la traite vers les Amériques espagnoles
pour 30 ans. Les derniers Asientos, conclus entre 1750 et 1800, prirent à nouveau la forme de contrats de droit
public espagnol. Georges Scelle, La traite négrière aux Indes de Castille – Contrats et traités d’Assiento, Paris,
J.-B. Sirey, 1906, vol. 1, p. X-XIII.

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Justice et esclavages

Plus tard, on n’hésita pas à allier la liberté du commerce à l’asservissement de


l’individu, comme en témoigne le traité du Pardo conclu entre l’Espagne et le
Portugal en 1778 instaurant un « commerce ouvert, franc et libre de Nègres 5 ». À côté
de ces conventions relatives au commerce international, il exista aussi des traités
devant garantir la pérennité de l’esclavage sur un territoire donné. Un exemple
particulièrement frappant est donné par le second traité d’Aranjuez conclu le
3 juin 1777 entre la France et l’Espagne par rapport à Saint-Domingue. Cet ins-
trument obligeait les deux parties à assurer l’effectivité des droits des propriétaires
d’esclaves, notamment à travers l’extradition des esclaves fugitifs, l’obligation de
« châtier convenablement » les « voleurs d’esclaves », voire l’organisation d’expéditions
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militaires communes contre les communautés d’« esclaves marrons » réfugiés dans
les montagnes de l’arrière-pays 6.
Au regard de cette pratique pluriséculaire, l’apparition, à partir du début du
xixe siècle, de normes conventionnelles condamnant des pratiques esclavagistes et
en organisant la répression – c’est-à-dire de ce que j’ai pu appeler un « droit inter-
national antiesclavagiste 7 » – apparaît à juste titre comme une césure. Toutefois,
l’existence de cette césure ne doit pas faire oublier, d’une part, que l’émergence
d’un droit international antiesclavagiste fut un processus long, et que le contenu
de ce droit était souvent incertain ; d’autre part, que ce droit n’était aucunement
fondé, comme le sont les normes internationales antiesclavagistes actuelles, sur
l’idée que l’individu est un sujet de droit international pouvant directement jouir
de droits au titre de ce dernier.
En effet, entre le début du xixe et la première moitié du xxe siècle, le droit
international antiesclavagiste trouve son principal fondement dans l’idée de « civi-
lisation 8 », qui joua un rôle central en droit international entre le xixe siècle et la
première moitié du xxe siècle 9. Apparu au xviiie siècle, le terme de « civilisation »
exprime trois suppositions. Tout d’abord, il exprime l’idée que les sociétés humaines
suivent un processus constant d’affinement et d’éducation, ce qu’Émile Benveniste
a pu décrire comme un « progrès constant dans l’ordre 10 ». Ensuite, la civilisation
désigne l’état atteint par les sociétés avancées dans ce processus, décrites comme
« civilisées » et se distinguant des autres, dénigrées comme « sauvages » ou « barbares »,
par leur capacité de distinguer entre le bien public et les pulsions individuelles.

5. Traité d’amitié, de garantie et de commerce (Espagne, Portugal), signé au Pardo le 1er mars 1778, Rec.
Martens, vol. 1 (1761-1778), p. 709-721.
6. Traité définitif de police entre les cours de France et d’Espagne sur divers points concernant leurs sujets
respectifs à Saint-Domingue (Espagne, France), signé à Aranjuez le 3 juin 1777, Rec. Moreau de Saint-Méry,
vol. 5 (1766-1779), p. 771-775.
7. Michel Erpelding, Le droit international antiesclavagiste des « nations civilisées » (1815-1945), Bayonne,
Institut universitaire Varenne (diff. LGDJ), 2017.
8. L’idée d’« humanité » a été avancée comme un autre fondement possible des règles internationales antiescla-
vagistes adoptées au xixe siècle. Voir, en ce sens : Fabian Klose, “In the Cause of Humanity” : Eine Geschichte der
humanitären Intervention im langen 19. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2019. Toutefois,
contrairement à la « civilisation », l’idée d’humanité ne permet pas d’expliquer pourquoi le droit international
antiesclavagiste pouvait s’accommoder du recours systématique au travail forcé par les puissances coloniales.
9. Voir à ce sujet : Michel Erpelding, « L’idée de civilisation dans la pratique conventionnelle des États occi-
dentaux aux xixe et xxe siècles », Droits, no 66 (2018), p. 37-55.
10. Émile Benveniste, « Civilisation – Contribution à l’histoire d’un mot », dans É. Benveniste, Problèmes de
linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 340.

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Michel Erpelding

Enfin, la civilisation désigne l’action par laquelle les sociétés « civilisées » en font
accéder d’autres, de gré ou de force, à un état jugé meilleur, en les « civilisant 11 ».
Comprise de cette manière, l’idée de « civilisation » revêt donc des aspects contra-
dictoires : elle est certes optimiste et généreuse, mais revêt également un caractère
discriminatoire et des accents autoritaires.
Dès la fin du xviiie siècle, la « civilisation » est invoquée par les abolitionnistes
pour appeler à l’édiction de normes internes et internationales interdisant et répri-
mant certaines pratiques esclavagistes. Un argument récurrent, utilisé notamment
par le célèbre abolitionniste britannique William Wilberforce, fut d’affirmer que
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la déportation des captifs africains vers les Amériques empêchait la « civilisation »
de l’Afrique : d’une part, elle aboutissait au dépeuplement de régions entières ;
d’autre part, elle incitait les chefs locaux à délaisser toute considération de l’intérêt
public pour se livrer, en barbares, à une activité leur permettant d’assouvir « leur
avarice et leur sensualité personnelles 12 ». Une fois que les abolitionnistes obtinrent
gain de cause, leur discours irrigua aussi les instruments de droit positif dont
ils avaient réclamé l’adoption. On assista ainsi à l’émergence d’un ensemble de
normes antiesclavagistes fondées sur l’idée de civilisation – en d’autres mots, d’un
véritable « droit international antiesclavagiste des “nations civilisées” ».
Ce droit antiesclavagiste des « nations civilisées » fut marqué par des tensions
internes qui permettent de le distinguer – dans une certaine mesure – du droit
antiesclavagiste contemporain. D’un côté, l’idée d’un progrès continu dans l’ordre
pouvait également justifier une extension continue du domaine d’application du
droit international antiesclavagiste : on assista, en effet, à l’émergence et à l’exten-
sion d’une pratique conventionnelle liée à l’idée civilisationnelle, autrement dit,
d’un droit international antiesclavagiste des « nations civilisées ». De l’autre côté,
la dimension autoritaire et discriminatoire de l’idée civilisationnelle aboutissait à
des pratiques parfois difficilement conciliables avec l’idée d’un affinement géné-
ralisé des mœurs : de fait, tout au long de la période considérée, on assista à la
multiplication des interrogations relatives aux pratiques matériellement couvertes
par le droit international antiesclavagiste des « nations civilisées ».

L’émergence et l’extension d’un droit international


antiesclavagiste des « nations civilisées »
À partir de son émergence dans les années 1810, le droit international
antiesclavagiste ne cessa d’étendre son domaine d’application matériel. En effet,
s’il visa d’abord les pratiques esclavagistes dont la dimension internationale était
immédiatement perceptible, il s’étendit bientôt à des pratiques revêtant a priori
un aspect nettement interne.

11. Philippe Bénéton, Histoire de mots : culture et civilisation, Paris, Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques, 1975, p. 34-35.
12. William Wilberforce, The Speech of William Wilberforce, Esq., Representative for the County of York, on the
Wednesday the 13th of May, 1789, on the Question of the Abolition of the Slave Trade, Londres, Logographic
Press, 1789, p. 6 et 47-48.

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Justice et esclavages

Un droit couvrant d’abord des pratiques revêtant d’emblée


une dimension internationale
La première pratique esclavagiste dont l’interdiction fut l’objet de normes
internationales fut la déportation des captifs africains par voie maritime. Il est
vrai que cette pratique, qui impliquait nécessairement le recours au principe de la
liberté des mers, se prêtait particulièrement bien à l’édiction de normes interna-
tionales. Pour des raisons tenant à la fois à mobilisation massive de son opinion
publique et de considérations de realpolitik, la Grande-Bretagne joua un rôle
moteur dans ce domaine. Ayant renoncé à ce commerce en 1807 13, elle n’hésita
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pas à faire usage de sa supériorité navale pour interrompre la traite de ses ennemis
pendant les guerres napoléoniennes sur le fondement du droit des prises 14. Afin
de ne pas voir ses propres colonies placées en situation de désavantage concur-
rentiel une fois la paix revenue, il était dans son intérêt d’obtenir la renonciation
des toutes les puissances maritimes à la traite 15. Après avoir négocié un certain
nombre d’engagements bilatéraux en ce sens 16, elle obtint, le 8 février 1815, lors
du congrès de Vienne, la signature d’une « Déclaration sur l’abolition de la traite
des Nègres ». Au titre de celle-ci, l’ensemble des grandes puissances de l’époque
s’engageaient, au nom de « tous les pays civilisés », à obtenir, fût-ce de manière
progressive, « l’abolition universelle et définitive de la traite des Nègres », décrite
comme « un fléau qui a si longtemps désolé l’Afrique, dégradé l’Europe et affligé
l’humanité 17 ».
L’engagement conclu à Vienne eut pour conséquence une riche pratique
conventionnelle entre nations occidentales. Pour la période entre 1810 et 1914,
nous avons ainsi pu recenser plus de 150 traités à caractère antiesclavagiste publiés
dans les recueils de traités de l’époque 18. Certaines de ces conventions étaient
entièrement dévouées à la répression de la traite maritime, le cas échéant à travers
l’organisation de croisières, la mise en place d’un droit de visite réciproque, et
le jugement des navires capturés par des juridictions internationales 19. D’autres
conventions ne comprenaient qu’une ou deux clauses antiesclavagistes. Tel fut
par exemple le cas de certaines conventions par lesquelles des républiques latino-

13. An Act for the Abolition of the Slave Trade, 25 mars 1807 (47 Geo. III, Session 1, cap. 36), BFSP, vol. 5
(1817-1818), p. 559-568.
14. Voir à ce sujet : « The Nineteenth Century Law of the Sea and the British Abolition of the Slave Trade »,
BYIL, vol. 58 (2007), p. 342-388.
15. Klose, “In the Cause of Humanity” …, op. cit., p. 136.
16. Pour le premier de ces instruments, voir : Treaty of Friendship and Alliance (Grande-Bretagne, Portugal),
signé à Rio de Janeiro le 19 février 1810, BFSP, vol. 2 (1814-1815), p. 348-349, art. 10.
17. Déclaration des puissances sur l’abolition de la traite des Nègres (Autriche, Espagne, France, Grande-
Bretagne, Portugal, Prusse, Russie, Suède-Norvège), signée à Vienne le 8 février 1815, BFSP, vol. 3 (1815-
1816), p. 971-972.
18. Voir : Erpelding, Le droit international antiesclavagiste…, op. cit., p. 611-624.
19. Pour un exemple particulièrement complet d’un tel traité, voir : Treaty for the Suppression of the Traffic in
Slaves (Grande-Bretagne, Portugal), signé à Londres le 3 juillet 1842, BFSP, vol. 30 (1841-1842), p. 527-581.

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Michel Erpelding

américaines fraîchement indépendantes renoncèrent à la traite en échange de leur


reconnaissance par la Grande-Bretagne 20, ou encore certains traités d’extradition
comprenant des dispositions sur les auteurs de faits de traite 21.
Toutefois, dès le début du xixe siècle, on assiste également à la conclusion
de conventions obligeant des entités politique extra-européennes à participer à
la répression de la traite. Les recueils de l’époque comportent ainsi plus de 170
traités de ce type conclus avec des entités politiques africaines 22. Ces traités,
généralement assez courts, peuvent très souvent être considérés comme inégaux
au détriment de la partie africaine, qui pouvait par exemple concéder à la partie
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occidentale le droit d’intervenir sur son territoire terrestre 23. De même, plus de
60 traités furent conclus avec les acteurs de la traite orientale des captifs africains,
de la mer Rouge jusqu’en Malaisie 24. Certains de ces traités, notamment ceux
conclus avec l’Égypte, l’Empire ottoman et la Perse, furent assez proches des traités
conclus entre puissances occidentales 25.
La seconde pratique esclavagiste conventionnellement interdite au xixe siècle
fut la réduction en esclavage de prisonniers de guerre. Ici aussi, des discussions
menées lors du congrès de Vienne jouèrent un rôle majeur. Il ne s’agissait pas, cette
fois-ci, d’interdire cette pratique entre puissances occidentales, dans la mesure où
celle-ci étaient convaincues que c’était déjà le cas, mais d’imposer la renonciation
à cette pratique aux entités politiques du Maghreb, du Moyen-Orient et d’Asie
centrale. Dès 1816, à la suite d’une expédition conjointe de la Royal Navy et de
la marine néerlandaise, Tunis, Tripoli et Alger furent ainsi amenées à renoncer
conventionnellement à cette pratique 26. En tout et pour tout, une quinzaine de
traités de ce type seront conclus au cours du xixe siècle 27. À partir des années
1880, un nouveau type de traité de lutte contre l’esclavage de guerre vit le jour.
En effet, à cette époque, les puissances occidentales commencent à conclure entre
elles des instruments devant organiser la répression de la traite et des guerres
esclavagistes en Afrique, sans que les entités politiques locales n’y soient parties.
Ainsi, l’Acte général de la conférence de Berlin de 1885, qui organise les modalités

20. Voir, p. ex. : Treaty of Amity, Commerce, and Navigation (Grande-Bretagne, Provinces-Unies du Rio
de la Plata), signé à Buenos Aires le 2 février 1825, BFSP, vol. 12 (1824-1825), p. 29-37, art. 14.
21. Voir, p. ex. : Traité pour l’extradition des criminels (Grande-Bretagne, Belgique), signé à Bruxelles le
29 octobre 1901, Nouveau Rec. général Martens, 2e série, vol. 30 (1904), p. 617-630, art. 1er, point 29.
22. Voir : Erpelding, Le droit international antiesclavagiste…, op. cit., p. 679-691.
23. Voir, p. ex., le traité suivant, qui servit de modèle à 48 autres conventions : Treaty for the Abolition of the
Slave Trade (Grande-Bretagne, Bimbia [Cameroun]) signé à King William’s Town le 7 février 1844, BFSP,
vol. 35 (1846-1847), p. 320-321.
24. Voir : Erpelding, Le droit international antiesclavagiste…, op. cit., p. 699-705.
25. Convention pour la suppression du commerce des esclaves (Grande-Bretagne, Égypte), signée à Alexandrie
le 4 août 1877, BFSP, vol. 68 (1876-1877), p. 5-12 ; Convention pour la suppression du trafic des esclaves
d’Afrique (Grande-Bretagne, Empire ottoman), signée à Constantinople le 25 janvier 1880, BFSP, vol. 71
(1879-1880), p. 199-202 ; Convention for the suppression of the traffic in slaves (Grande-Bretagne, Perse),
signée à Téhéran le 2 mars 1882, BFSP, vol. 73 (1881-1882), p. 31-33.
26. Declaration of the Bey of Tunis, relative to the Abolition of Christian Slavery (Grande-Bretagne, Tunis),
signée à Bardo le 17 avril 1816, BFSP, vol. 3 (1815-1816), p. 513 ; Declaration of the Bey of Tripoli, relative to
the Abolition of Christian Slavery (Grande-Bretagne, Tripoli), signée à Tripoli le 29 avril 1816, BFSP, vol. 3
(1815-1816), p. 515-516 ; Declaration of the Dey of Algiers, relative to the Abolition of Christian Slavery
(Grande-Bretagne, Alger), signée à Alger le 28 août 1816, BFSP, vol. 3 (1815-1816), p. 517.
27. Voir : Erpelding, Le droit international antiesclavagiste…, op. cit., p. 671-672.

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Justice et esclavages

de prise de possession de l’Afrique centrale, comporte ainsi l’obligation générale


de réprimer la traite sévissant dans cette zone 28. De même, l’Acte général de la
conférence de Bruxelles de 1890 organise de manière très détaillée la répression
de la traite en Afrique 29.
Si ces deux instruments comprenaient déjà l’obligation de lutter contre
des pratiques esclavagistes purement internes, officialisant l’extension du droit
international antiesclavagiste, ils n’étaient pas les premiers à comporter de telles
obligations.

Un droit progressivement étendu à des phénomènes


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revêtant un caractère nettement interne
L’engagement d’interdire certaines pratiques esclavagistes internes se retrouve
dès la seconde moitié du xixe siècle dans certaines conventions bilatérales. Ainsi,
dans les années 1850, la Grande-Bretagne lia sa reconnaissance des Républiques
boers du Transvaal et de l’État libre d’Orange à leur engagement d’abolir la traite
et l’esclavage 30. De même, dans les années 1860, la France exigea à deux reprises
du damel du Cayor, dans l’actuel Sénégal, de ne plus réduire en esclavage ses
propres sujets 31. Toutefois, ce genre d’obligations pouvait également se retrouver
dans des conventions issues de rapports de forces un peu moins asymétriques.
Ainsi, le traité de répression de la traite conclu en 1877 entre la Grande-Bretagne
et l’Égypte comprenait l’obligation d’interdire la vente d’esclaves de famille à
famille, une pratique revêtant un aspect nettement interne 32. Enfin, et de manière
encore plus expresse, en 1884, la Grande-Bretagne signa avec le Portugal un traité
imposant à celui-ci « l’abolition effective de l’esclavage » dans les possessions que
celui-ci revendiquait alors au Congo 33.
À côté de ces engagements plus limités, on constate également la signature
de premières conventions multilatérales ciblant l’esclavage interne. En Amérique
latine, l’engagement de réprimer l’esclavage fit ainsi partie intégrante du pacte

28. Acte général de la Conférence africaine (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, États-
Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Portugal, Russie, Suède-Norvège, Turquie), signé à Berlin
le 26 février 1885, France, ministère des affaires étrangères : Documents diplomatiques – Affaires du Congo
et de l’Afrique occidentale, Paris, Imprimerie nationale, 1885, p. 295-316.
29. Acte général de la conférence de Bruxelles (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, État
indépendant du Congo, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Perse, Portugal, Russie,
Suède-Norvège, Turquie, Zanzibar), signé à Bruxelles le 2 juillet 1890, dans France, ministère des affaires
étrangères : Conférence internationale de Bruxelles – 18 novembre 1889-2 juillet 1890 – Protocoles et Acte
final, Paris, Imprimerie nationale, 1891, p. 473-496.
30. Convention of Peace, Commerce, Slave Trade, etc. (Grande-Bretagne, Boers du Transvaal), signée à
Sand River le 17 janvier 1852, BFSP, vol. 54 (1863-1864), p. 1112-1114 ; Convention for the Recognition
of the Orange Free State (Grande-Bretagne, État libre d’Orange), signée à Bloemfontein le 23 février 1854,
HCT, vol. 15 (1885), p. 850-853.
31. Traité d’amitié (France, Cayor [Sénégal]), signé à Saint-Louis le 1er février 1861, Rec. de Clercq, vol. 8
(1860-1863), p. 161, art. 6 ; Traité d’amitié (France, Cayor [Sénégal]), signé à Mboul le 4 décembre 1863,
Rec. de Clercq, vol. 8 (1860-1863), p. 619-620, art. 5.
32. Convention pour la suppression du commerce des esclaves…, op. cit.
33. Treaty respecting the Rivers Congo and Zambesi, and the Territory on the West Coast of Africa between
8° and 5° 12’ of South Latitude (Grande-Bretagne, Portugal), signé à Londres le 26 février 1884, BFSP, vol. 75
(1883-1884), p. 476-482 [non ratifié].

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Michel Erpelding

d’Union centraméricaine de 1872 34. En Afrique, les puissances occidentales


signataires de l’Acte général de Berlin se reconnurent formellement l’obligation
de lutter non seulement contre la traite, mais aussi de « concourir à la suppression
de l’esclavage 35 ». Cette obligation fut réaffirmée à l’issue de la Première Guerre
mondiale, dans le cadre de la convention de Saint-Germain de 1919 révisant
les Actes de Berlin et de Bruxelles, comme devant s’étendre à la « suppression de
l’esclavage sous toutes ses formes 36 ».
Initialement incluse dans des traités s’appliquant à une région déterminée,
l’interdiction de l’esclavage fit l’objet d’une première convention d’application
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universelle en 1926, dans le cadre de la SDN 37. Toutefois, en dépit de son carac-
tère universel, cette convention portait l’empreinte des puissances coloniales qui
en avaient dirigé le processus d’élaboration. Ainsi, si la Convention évoquait
l’obligation de supprimer l’esclavage, elle notait que celle-ci pouvait se faire « de
manière progressive, et aussitôt que possible ». De même, si la Convention donnait
une définition juridique internationale de l’esclavage en décrivant celui-ci comme
« l’ état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de
propriété ou certains d’entre eux », cette définition fut dès l’origine sujette à des
interprétations diamétralement opposées 38.
En réalité, loin d’être le fruit d’une rédaction aléatoire, le manque de clarté
de la Convention de 1926 ne fait que refléter les hésitations et les contradictions
du droit international antiesclavagiste de l’époque.

La multiplication des interrogations relatives


aux pratiques couvertes par le droit international
antiesclavagiste des « nations civilisées »
Deux principales interrogations se posèrent régulièrement concernant les
pratiques couvertes par le droit international antiesclavagiste. D’un côté, on
s’interrogea souvent sur l’existence de relations esclavagistes de fait entre personnes
privées. D’un autre côté, la possibilité de qualifier d’esclavagistes certaines formes
de travail forcé imposées par la puissance publique émergea comme question récur-
rente et politiquement très sensible après la « ruée sur l’Afrique » des années 1880.

34. Pacte d’Union centre-américaine (Costa Rica, Guatemala, Honduras, Salvador), signé en la Ville de l’Union
de l’Amérique centrale le 17 février 1872, Rec. Martens et Cussy, 2e série, vol. 2 (1870-1878), p. 209-216, art. 6.
35. Acte général de Berlin, op. cit., art. 6.
36. Convention portant révision de l’Acte général de Berlin du 26 février 1885 et de l’Acte général et de la
Déclaration de Bruxelles du 2 juillet 1890 (États-Unis, Belgique, Grande-Bretagne, France, Italie, Japon,
Portugal), signée à Saint-Germain-en-Laye le 10 septembre 1919, RTSDN, vol. 8, p. 25-38.
37. Convention relative à l’esclavage, signée à Genève le 25 septembre 1926, RTSDN, vol. 60, p. 253-270.
38. Sur les débats menés à cette époque, voir : Erpelding, op. cit., p. 376-388.

209
Justice et esclavages

La question de la qualification des relations esclavagistes


de facto entre personnes privées
Si la question de savoir si des relations esclavagistes peuvent exister de facto,
c’est-à-dire en dehors d’une relation relevant de l’institution esclavagiste formelle-
ment reconnue par un ordre juridique donné, fut âprement débattue au début des
années 2000, dans le sillage des arrêts Kunarac du Tribunal pénal international
pour l’ex-Yougoslavie et Siliadin de la Cour européenne des droits de l’homme 39,
il ne s’agit aucunement d’une controverse récente. À vrai dire, la nécessité d’une
mise en œuvre effective des normes antiesclavagistes relatives à la traite exigea
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assez rapidement la reconnaissance de relations esclavagistes de fait.
Ainsi, presque toutes les conventions de répression de la traite conclues entre
puissances occidentales comprenaient une clause leur imposant d’assurer la liberté
effective des Africains qu’elles avaient pu trouver à bord de navires de traite 40.
De même, pour décider que des personnes avaient été victimes d’un acte de traite
internationalement illicite, les membres de juridictions devant statuer sur le sort de
navires accusés de traite ne s’arrêtaient en règle pas au statut formel des personnes
en question, mais procédaient à un examen détaillé de leur traitement concret aux
mains de leurs ravisseurs 41. Toutefois, dans la mesure où l’idée civilisationnelle
était le plus souvent interprétée comme établissant une distinction nette entre
« civilisés » et « barbares », cette pratique semblait se limiter à certains travailleurs
migrants extra-européens comme les « coolies » 42. À l’opposé, le terme « traite des
Blanches » ne fut jamais réellement considéré comme qualifiant le recrutement forcé

39. Alors que le TPIY avait retenu en 2001 que la définition conventionnelle de 1926 pouvait s’appliquer à des
situations de fait constituées au sein d’un État abolitionniste, la CEDH estima en 2005 qu’elle « [correspondait]
au sens “classique” de l’esclavage, tel qu’il a été pratiqué pendant des siècles » : TPIY, affaire no IT-96-23-T
& IT-96-23/1-T, arrêt de la chambre d’appel du 12 juin 2002, Le procureur c/Dragoljub Kunarac, Radomir
Kovac et Zoran Vukovic ; CEDH, requête no 73316/01, arrêt du 26 juillet 2005, Siliadin c/France, § 122. La
majorité de la doctrine se rangea derrière l’approche retenue par le TPIY. Voir, p. ex. : Allain, Jean (dir.), The
Legal Understanding of Slavery – From the Historical to the Contemporary, Oxford, OUP, 2012. A contrario :
Emmanuel Decaux, Les formes contemporaines de l’esclavage, Leyde/Boston, Martinus Nijhoff, 2009, p. 228-229.
L’évolution du droit positif a également conforté l’approche du TPIY. Ainsi, la loi française du 5 août 2013
créant l’infraction de réduction en esclavage caractérise celle-ci comme « le fait d’exercer à l’encontre d’une
personne l’un des attributs du droit de propriété ». Loi no 2013-711 portant diverses dispositions d’adaptation
dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux
de la France, 5 août 2013, JORF, no 0181, 6 août 2013, p. 13338, art. 3. La CEDH elle-même a entre-temps
fait évoluer sa jurisprudence, qui se réfère désormais à l’arrêt Kunarac : CEDH, requête no 25965/04, arrêt
du 7 janvier 2010, Rantsev c/Chypre et la Russie.
40. Voir, p. ex., l’article 19 du traité franco-suédois de 1836 : « Les deux gouvernements conviennent d’assurer
la liberté immédiate de tous les Esclaves qui seront trouvés à bord des bâtiments visités et arrêtés en vertu des
clauses de la présente Convention, toutes les fois que le crime de Traite aura été déclaré constant par les Tribunaux
respectifs ; néanmoins ils se réservent, dans l’ intérêt même de ces Esclaves, de les employer comme domestiques ou
comme ouvriers libres, conformément à leurs Lois respectives. » Convention pour la répression du Crime de la
Traite des Noirs (France, Suède-Norvège), signée à Stockholm le 21 mai 1836, BFSP, vol. 24 (1835-1836),
p. 556-564. Ce type de clause se retrouve, dans des versions parfois encore beaucoup plus détaillées, dans la
quasi-totalité des conventions spécifiquement consacrées à la répression de la traite conclues au xixe siècle.
41. Voir, p. ex., : Commission mixte anglo-portugaise du Cap, affaire de l’Uniao (1844), British Parliamentary
Papers : Slave Trade, vol. 29 (1846), Class A, no 260, p. 611-663.
42. Pour une affaire concernant des « coolies » chinois embarqués de force sur un navire péruvien et libérés
par les autorités japonaises averties par le consul britannique, voir : Foreign Relations of the United States
(FRUS), 1873-1874, vol. 1, p. 524-630. L’affaire se résolut par la voie d’une sentence arbitrale en faveur du
Japon : Tsar de Russie, affaire du Maria Luz (Pérou, Japon), protocoles du 19 et 25 juin 1873, sentence du
19 (23) mai 1873, dans Henri La Fontaine (dir.), Pasicrisie internationale 1794-1900, Berne, Stämpfli & Cie,
1902, no LIX, p. 197-199.

210
Michel Erpelding

de femmes occidentales à des fins de prostitution comme une forme de traite des
esclaves 43. En revanche, lorsque les femmes en question n’étaient pas occidentales,
leur assimilation à des esclaves était plus facilement admise 44.
Une même différence d’appréciation liée à la discrimination entre « civilisés »
et « non civilisés » peut être observée à propos de la question de la persistance de
l’esclavage ancestral après son abolition formelle. Lorsque les pratiques en question
étaient constatées au sein des empires coloniaux européens, elles furent décrites, soit
comme n’étant pas couvertes par la définition de 1926, soit comme compatibles
avec le caractère progressif de l’obligation de supprimer l’esclavage 45. En revanche,
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dans le cas de l’Éthiopie ou du Liberia, les pratiques existant dans ces États ne
furent pas considérées comme compatibles avec les exigences, pourtant flexibles,
de la convention de 1926. Les accusations d’esclavagisme qui en résultèrent eurent
des conséquences sur l’indépendance de ces pays : si le second put préserver son
intégrité territoriale au prix de mesures favorisant les investisseurs étrangers 46, le
second dut subir l’agression de l’Italie fasciste qui, après avoir été formellement
condamnée par les membres européens de la SDN, fut finalement avalisée par la
quasi-totalité d’entre eux 47.
Accuser un État d’esclavagisme venait à remettre en question son caractère
« civilisé » et, partant, sa capacité même à faire partie de la communauté interna-
tionale. Or, si les puissances occidentales n’éprouvaient pas trop de difficultés à
nier le caractère esclavagiste de certaines relations de type privé, elles eurent de
plus en plus de difficultés à nier la possibilité de relations esclavagistes fondées
sur la puissance publique.

La question du caractère potentiellement esclavagiste


du travail forcé imposé par la puissance publique
Dans les empires coloniaux européens, le recours au travail forcé fondé sur la
puissance publique était très largement répandu, prenant des formes aussi variables
que la corvée (avatar colonial des réquisitions et prestations métropolitaines), les
impôts en nature (souvent difficiles à distinguer de la corvée), l’affectation des
recrues militaires à des travaux publics, le recours systématique aux travaux forcés
comme sanctions pénales et administratives, l’imposition de sanctions pénales
pour non-respect du contrat de travail, voire le remplacement du principe de la
liberté du travail par celui de l’obligation générale de travailler pénalement sanc-

43. Selon la formule d’un auteur de l’époque, le terme de « traite des Blanches » avait été conçu davantage
comme « une métaphore destinée à frapper les imaginations naïves » : Alphonse Rivier, Principes du droit des
gens, vol. 1, Paris, Arthur Rousseau, 1896, p. 379.
44. Ainsi, la législation française contre la traite des esclaves applicable au mandat du Togo visait non
seulement la Convention de 1910 relative à la « traite des Blanches », mais requalifia même l’objet de celle-ci
comme visant en réalité la « traite des femmes et des enfants » : Togo (France), Décret relatif à la répression
de la traite au Togo, 19 décembre 1922, Rec. Penant, vol. 32 (1923), p. 83-84.
45. Erpelding, Le droit international antiesclavagiste…, op. cit., p. 486-496.
46. Ibrahim K. Sundiata, Black Scandal : America and the Liberian Labor Crisis 1929-1936, Philadelphie,
ISHI, 1980, p. 51-79. Voir aussi : Erpelding, op. cit., p. 509-517.
47. Jean Allain, « Slavery and the League of Nations : Ethiopia as a civilised nation », JHIL, vol. 8 (2006),
p. 213-244. Voir aussi : Erpelding, Le droit international antiesclavagiste…, op. cit., p. 517-531.

211
Justice et esclavages

tionnée par le travail forcé 48. Or, cette pratique, très mal vécue par les populations
concernées 49, n’était pas nécessairement vécue comme étant en contradiction avec
la « civilisation », mais comme un mal nécessaire requise par celle-ci, y compris
pour lutter contre les pratiques esclavagistes ancestrales. En effet, en notant que la
réalisation de grands travaux d’infrastructures – travaux pour lesquels il était alors
impossible de trouver de la main-d’œuvre libre – constituait une des meilleures
manières de lutter contre les pratiques esclavagistes africaines, l’Acte général de
Bruxelles de 1890 peut même être lu comme invitant les puissances coloniales à
recourir à la main-d’œuvre forcée 50.
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De fait, pour défendre la compatibilité du travail forcé étatique avec le droit
international antiesclavagiste, les juristes de l’époque, tout en ne renonçant pas au
stéréotype raciste de la « paresse » innée des populations locales, avançaient également
des critères plus techniques, destinées à distinguer le travail forcé « civilisateur »
de l’esclavage « barbare ». Un critère souvent invoqué fut ainsi le fait que l’origine
du travail forcé ne se situait pas dans un droit de propriété privée, mais dans la
puissance publique. Un autre critère, également très répandu, fut celui de l’intérêt
public que le travail forcé était censé subir – même si celui-ci était très largement
défini : les auteurs évoquent moins l’intérêt des populations concernées que ceux
de la métropole, voire de l’humanité entière. Enfin, certains auteurs notaient que,
étant d’origine étatique, le travail forcé comportait nécessairement des garanties
qui contrastent avec le droit théoriquement illimité du maître sur sa chose 51.
Les insuffisances de ces critères furent discutées dès le xixe siècle. En particu-
lier, la question de savoir si un travail forcé étatique excessif pouvait être assimilée
à l’esclavage fut soulevée publiquement par des auteurs et par certains gouverne-
ments lors de grands scandales coloniaux, dont le plus célèbre fut celui de l’État
indépendant du Congo de Léopold II au début du xxe siècle 52. Au cours de la
Première Guerre mondiale, on parut vouloir les surmonter par l’établissement d’un
critère de « civilisation » universel. Ainsi, lorsqu’en 1917 l’Allemagne procéda à la
déportation de civils belges et français en vue du travail forcé, les Alliés accusèrent
formellement l’Allemagne d’avoir violé ses obligations antiesclavagistes et de s’être
mise au ban des États civilisés 53. Toutefois, au cours de l’entre-deux-guerres, les
besoins des puissances coloniales permirent à nouveau de justifier une approche
plus contradictoire. Celle-ci fut illustrée par la convention OIT no 29 relative au
travail forcé, qui non seulement réglementa le travail forcé plutôt que de l’abolir
mais refusa d’aborder la question de la qualification juridique à donner à des
formes de travail forcé internationalement illicites 54.

48. Ibidem, p. 267-296.


49. Pour une étude récente sur cette question, voir : Romain Tiquet, Travail forcé et mobilisation de la main-
d’œuvre au Sénégal – années 1920-1960, Rennes, PUR, 2019.
50. Voir les « mesures à prendre aux lieux d’origine [de la traite] » mentionnées à l’article 1er de l’Acte général
de Bruxelles (note).
51. Pour une appréciation détaillée, voir : Erpelding, Le droit international antiesclavagiste…, op. cit., p. 296-313.
52. Ibidem, p. 316-340.
53. « Protestation des États alliés contre la déportation en masse des civils belges en Allemagne », 6 décembre 1916,
RGDIP, vol. 24 (1917), p. 46-47.
54. Convention (no 29) concernant le travail forcé, 28 juin 1930, BIT : Bulletin officiel, vol. 15 (1930), p. 47-59.

212
Michel Erpelding

Au regard de cette évolution, les changements normatifs intervenus au len-


demain de la Seconde Guerre mondiale marquent bien une rupture avec le droit
international antiesclavagiste de la période entre 1815 et 1945. Désormais, on
n’hésita plus à qualifier d’esclavagistes certaines formes de travail forcé étatique.
En application du statut de Nuremberg, Fritz Sauckel qui, en tant que « Plénipo-
tentiaire général pour l’utilisation de la main-d’œuvre » avait organisé la déportation
de millions de travailleurs forcés vers l’Allemagne nazie, fut condamné à mort
pour « crimes contre l’ humanité 55 », un crime qui comprenait les faits constitutifs
de « réduction en esclavage 56 ». De même, lors des travaux préparatoires de la Décla-
ration universelle des droits de l’homme, les références au caractère esclavagiste du
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travail forcé imposé par les nazis furent nombreuses 57. L’interdiction de l’esclavage
n’était désormais plus présentée comme le critère et le résultat de la « civilisation »,
mais comme la manifestation du droit universel de tout être humain de ne pas
être réduit en esclavage. Si cette approche comporte ses propres insuffisances 58,
elle ne postule plus l’infériorité d’une partie de l’humanité. Or, c’est bien dans ce
postulat que réside « la base la plus ferme de l’existence du travail forcé sous toutes ses
formes », comme le souligna le délégué ouvrier et futur ministre indonésien Haji
Agus Salim dix ans avant le début de la Seconde Guerre mondiale 59.

55. Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, Nuremberg, 1947, vol. 1,
p. 343-345.
56. Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des puissances européennes
de l’Axe et statut du Tribunal international militaire (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Union soviétique),
8 août 1945, RTNU, vol. 82, p. 279-311.
57. Voir, p. ex., les déclarations en ce sens de René Cassin, mais aussi des représentants polonais et sovié-
tique : ONU, Assemblée générale, 3e Commission, 3e session, 110e séance, 22 octobre 1948, A/C.3/SR.110.
58. Celles-ci concernent notamment la capacité émancipatrice limitée de ce discours pour les peuples du « Tiers
monde ». Voir : Balakrishnan Rajagopal, International Law from Below, Cambridge, CUP, 2009, p. 171-232.
59. Conférence internationale du travail, 12e session (1929), 19e séance, 18 juin 1929, p. 408.

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