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Notes de lecture critiques

Dans Revue française des affaires sociales 2011/1, pages 223 à 236
Éditions La Documentation française
ISSN 0035-2985
DOI 10.3917/rfas.111.0223
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NOTES DE LECTURE CRITIQUES
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The Impact of Legalized Abortion on Crime
de John J. Donohue III et Steven D. Levitt, Berkeley Program in Law
and Economics, Working Paper Series, 2000-18

Ce document de travail de l’université de Berkeley (Californie) 1 a connu une


diffusion et une popularité inhabituelles pour ce type de littérature grise (n’ayant
pas donné lieu à publication dans une revue à comité de lecture ou grand public
et destinée avant tout aux universitaires). La thèse en est la suivante  : légaliser
l’avortement permet d’éviter des naissances non désirées et, ce faisant, réduit les
conséquences de ces naissances non désirées, dont la criminalité.
La motivation de l’étude de Donohue et Levitt est d’expliquer la baisse massive
et soudaine de la criminalité (homicides, crimes violents et attaques contre la
propriété) constatée aux États-Unis d’Amérique (EUA) à partir de 1991 2 ; plusieurs
explications ont été avancées, notamment la croissance économique vigoureuse
des années 1990 ou de nouvelles approches policières et judiciaires, mais les
auteurs proposent un mécanisme causal nouveau qui, selon eux, rend mieux
compte du caractère soudain, rapide et prolongé de la baisse  : la légalisation
de l’avortement en 1973 (après l’arrêt de la Cour suprême dit Roe v. Wade qui
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a imposé la légalisation à tous les États) a permis à 1,8  million d’avortements
d’avoir lieu par an dans les années 1970 (soit un pour deux naissances vivantes)
alors que le nombre d’avortements avant la légalisation, difficile à connaître avec
précision (puisque l’intervention était illégale), était certainement bien moindre.
Un grand nombre d’enfants non désirés n’ont donc pas vu le jour à partir de 1973.
Les auteurs postulent que cette augmentation du nombre d’IVG a pu réduire la
criminalité à partir de 1991 par les trois canaux suivants :
r VOFSÊEVDUJPOEFMBGÊDPOEJUÊ EFTDFOEBODFàOBMFNPZFOOFEFTGFNNFT
RVJTF
traduit par moins de jeunes hommes vivants en 1991, et donc moins de crimes (le
crime violent est une activité très spécialisée par sexe et par âge) ;
r VOFSÊEVDUJPOEFMBGÊDPOEJUÊTQÊDJàRVFEFTGFNNFTOFQPVWBOUPGGSJSEFCPOOFT
conditions de vie à leurs enfants (typiquement, les mères célibataires proches du
seuil de pauvreté), et qui auraient donc plus souvent des enfants délinquants ;
r VO NFJMMFVS ÊUBMFNFOU EFT OBJTTBODFT Æ EFTDFOEBODF àOBMF DPOTUBOUF

permettant de donner à tous les enfants dune fratrie de meilleures conditions de
vie et de développement et diminuant, comme le canal précédent, la proportion de
délinquants dans chaque cohorte.

1. Le document est accessible à l’URL suivante : http ://escholarship.org/uc/item/00p599hk


2. Je ne suis pas un spécialiste de la fiabilité des données officielles de criminalité aux EUA, mais il ne semble
pas y avoir de réel débat sur la rupture de 1991 et un brusque décrochement des taux de criminalité violente à
partir de cette année dans le pays.

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Ces trois phénomènes démographiques ont bel et bien été observés (même si le
deuxième peut prêter à discussion), mais cela ne peut suffire à établir la causalité
entre légalisation de l’avortement, diminution du nombre d’enfants non désirés et
baisse de la criminalité. Tout au plus peut-on dire que le brusque déclin du nombre
d’enfants non désirés à partir de 1973 semble compatible avec un brusque déclin
du nombre de crimes violents à partir de l991. En outre, parce que chaque année
avec avortement légalisé ajoute au stock d’enfants non désirés qui n’ont pas vu
le jour, cette explication rend bien compte de la baisse continue de la criminalité
à partir de 1991 (alors que les nouvelles techniques policières peuvent rendre
compte d’une diminution ponctuelle mais pas véritablement d’une tendance à la
baisse).
Le document de travail tente alors de prouver qu’il n’y a pas seulement
compatibilité mais bel et bien un lien causal entre légalisation de l’avortement et
baisse de la criminalité dix-huit ans plus tard : Donohue et Levitt utilisent pour
ce faire une technique dite de « différence de différence » pour établir un lien
causal sur la base de données observationnelles. Ils exploitent une particularité
de l’histoire de la légalisation de l’IVG aux EUA  : alors que tous les États ont
été contraints de légaliser l’IVG en 1973, cinq d’entre eux (Alaska, Californie,
Hawaï, New York et Washington State) avaient devancé la Cour suprême dès
1969 ou 1970. Donc, si l’hypothèse avancée par les auteurs est vraie, ils devraient
observer que le déclin de la criminalité est plus fort et commence plus tôt dans ces
cinq États que dans le reste du pays. D’une certaine manière, la « différence de
différence » vise à reproduire un traitement expérimental quand l’expérimentation
est impossible pour d’évidentes raisons éthiques : on peut utiliser les cinq États
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comme un groupe « traitement », les quarante-cinq autres formant un groupe
« contrôle ». Si la criminalité commence à baisser (trois ans) plus tôt dans le groupe
« traitement » que dans le groupe « contrôle », on obtiendra une présomption
forte que la légalisation de l’avortement est une cause de la baisse future de la
criminalité. Évidemment, il ne s’agit pas d’une preuve absolue comme en aurait
fourni une réelle expérimentation dans laquelle les États constituant le groupe
« traitement » auraient été choisis totalement au hasard ; par exemple, il est
possible que nos cinq États « libéraux 3 » au regard de l’IVG aient aussi mis en
place dans les années 1970-1973 des programmes d’aides aux femmes pauvres
et aux mères célibataires, ou des programmes éducatifs en direction des enfants
pauvres et de lutte contre les discriminations raciales qui ont pu concourir à la
baisse de la criminalité dix-huit ans plus tard. Notamment, Donohue et Levitt
montrent que non seulement ces cinq États ont légalisé plus tôt mais aussi que
les taux d’IVG y sont restés plus élevés en permanence (parce que certains États,
bien qu’ayant légalisé, n’ont rien fait pour faciliter l’accès). C’est pourquoi on parle
de présomption de preuve plutôt que de preuve ; il reste néanmoins intéressant

3. J’emploie ici le terme au sens qu’il prend dans le contexte américain  : un « libéral » est quelqu’un de
gauche, tolérant sur le plan social et qui pense qu’une grande partie des comportements s’explique par l’envi-
ronnement. Le libéral aura donc tendance à prôner l’intervention de l’État pour redresser un environnement
défavorable et il est en général favorable aux transferts sociaux et aux services sociaux gratuits. On pourrait de
ce fait l’appeler « social-démocrate », mais ce serait oublier la dimension « progressiste » sur le plan des mœurs
(avortement, mariage et adoption homosexuels, contrôle des armes à feu, opposition à la peine de mort), qui ne
fait pas nécessairement partie du bagage culturel social-démocrate.

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de constater que, contrairement à un discours en vogue aujourd’hui en France à
droite et rendant le « laisser-aller » social de la fin des années soixante (mai 1968)
responsable de la délinquance, l’évidence empirique aux EUA semble pointer dans
l’autre direction  : les juridictions les plus libérales (socialement, cf.  supra) sont
aussi celles qui connaissent les baisses de criminalité les plus précoces et les plus
soutenues dans les années quatre-vingt-dix.
Ce document de travail a été énormément discuté, tant dans la presse grand
public que dans les revues académiques. Il a été republié ainsi que les principaux
résultats présentés ici dans le livre Freakonomics (coécrit par Levitt avec le
journaliste Steven Dubner du New York Times, et accessible gratuitement en
ligne 4) en 2005, ce qui a contribué au caractère public de la discussion sur le rôle
de la légalisation de l’avortement sur la baisse de la criminalité. Cependant, la
discussion avait commencé dès la parution du document de travail en 2000.
La méthode empirique utilisée par Donohue et Levitt a fait l’objet de nombreuses
contestations (auxquelles ils ont répondu partiellement dans leur contribution de
2004 citée en référence ci-dessous). Ils calculent que l’augmentation du nombre
d’avortements après l’arrêt Roe v. Wade en 1973 expliquerait 50 % de la baisse
de la criminalité dans les années quatre-vingt-dix, mais ce calcul repose sur une
mesure du lien causal impure comme on l’a dit plus haut (car elle mélange l’effet
pur de la légalisation et celui de normes sociales plus permissives sur l’accès à
l’IVG entre autres). D’autres auteurs utilisant d’autres variables pour mesurer
le « degré de libéralisation » de l’IVG ne trouvent pas du tout d’effet ou bien un
effet très faible de l’IVG sur la criminalité. Techniquement, il est de fait qu’on ne
dispose pas d’une véritable expérience et qu’il reste difficile de trancher sur le lien
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empirique entre IVG et criminalité future.
Mais il est aussi intéressant de noter que ces discussions sur la qualité du
lien empirique mesuré ont été motivées par des réserves plus théoriques ou
idéologiques sur le lien causal proposé par Donohue et Levitt pour expliquer l’effet
de la légalisation de l’avortement sur la criminalité. Ce lien a été décrit tout d’abord
comme un eugénisme implicite (sélection des naissances par élimination des
naissances non souhaitables, par les parents eux-mêmes et non par la société 5),
même si Donohue et Levitt prennent soin de préciser qu’ils ne recommandent pas
l’IVG comme méthode de lutte contre la criminalité, mais souhaitent montrer par
cette expérience quasi naturelle qu’on peut lutter contre le crime en aidant les
familles en difficulté. C’est du côté de la gauche libérale aux EUA que ce lien causal
a tout d’abord provoqué le plus de malaise : il repose en effet sur une conception
assez pessimiste de la nature humaine (en faveur dans les milieux conservateurs)
selon laquelle certains sont en quelque sorte prédestinés par leur naissance à
devenir des délinquants, quels que soient par ailleurs les efforts développés dans
les politiques sociales. Une telle conception consiste aussi à mettre l’accent sur
les effets de sélection (le crime ne dépendrait pas de l’environnement, dans cette

4. Cf. le site http ://freakonomicsbook.com/


5. Ce soupçon d’eugénisme repose en outre sur le fait que ces enfants non désirés élevés par des mères céli-
bataires parfois adolescentes et pauvres sont souvent noirs ou, en tout cas, vus comme un problème spécifique
de la population noire aux EUA. Du coup, Donohue et Levitt étaient non seulement soupçonnés de promouvoir
une forme d’eugénisme, mais en plus de recommander une forme d’eugénisme à base raciale.

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conception, mais de la proportion d’individus prédestinés présents), idée qui passe
mal à gauche de manière générale.
Cependant, l’hypothèse n’a pas été beaucoup mieux reçue à droite  : si on
s’accorde chez les conservateurs à voir les enfants nés dans les familles sans
père ou de mères trop jeunes comme plus susceptibles de devenir délinquants,
on prônerait volontiers le contrôle des rapports sexuels plutôt que l’IVG pour
éviter la naissance de ces délinquants ; en outre, on y est mécontent de voir qu’une
cause autre que la peine de mort, des crédits pour la police, des peines de prison
plus longues et plus dures et la liberté de porter des armes à feu (pour les « gens
honnêtes ») puisse être à l’origine du déclin de la criminalité.
Si la mesure empirique de l’effet positif de l’IVG sur la criminalité telle que
Donohue et Levitt l’ont menée est contestable et si, au total, il est difficile de
conclure quant au lien causal réel entre légalisation de l’avortement et criminalité
future, il reste intéressant de voir qu’aux EUA la discussion sur l’IVG déborde
le cadre normatif (l’IVG est-il bon ou mauvais sur le plan éthique ?) et suscite
des discussions conséquentialistes (quelles sont les conséquences de l’IVG sur la
société ?). On peut parler de « l’IVG au-delà (ou en deçà) du bien et du mal ».
Cette discussion « conséquentialiste » n’est du reste pas limitée aux effets sur le
crime et porte aussi sur les comportements sexuels (avec de possibles conséquences
sur les maladies sexuellement transmissibles), les dépenses d’aide sociale et les
résultats scolaires des femmes. Ces questions sont abordées dans une revue de
littérature menée par Klick en 2004. Les liens testés sont relativement intuitifs – par
exemple, un accès plus facile à l’avortement réduit le coût des pratiques sexuelles
libres, et, sous l’hypothèse que ces pratiques sexuelles libres sont appréciées des
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individus, on devrait observer que leur fréquence augmente quand l’IVG devient
plus accessible. Parce que la mesure des pratiques sexuelles par enquête est difficile
et sujette à biais, les chercheurs s’intéressent aux conséquences de ces pratiques,
comme les maladies sexuellement transmissibles, et trouvent en général un effet
important (de l’ordre de 25 % d’augmentation de la prévalence de MST entre IVG
interdite et IVG légalisée), mais fragile du point de vue statistique 6. Une raison
expliquant la fragilité de ces résultats est que la mesure de la variable « traitement »
(difficulté d’accès à l’IVG) n’est pas aussi simple qu’il y paraît  : certains États
libéralisent tant que l’accès y devient plus simple que dans des États ayant légalisé
avec des contraintes importantes (comme l’autorisation parentale, par exemple) ;
une autre raison pour laquelle il est difficile d’observer un effet significatif sur ces
données est que la fenêtre d’observation pour la différence de différence est très
étroite (en gros, entre 1969 et 1973, tous les États étant restrictifs avant 1969 et
tous étant légalisés après 1973).
Le lien entre IVG et scolarisation des filles semble aussi intuitif : si les jeunes
filles peuvent avorter, une grossesse non désirée ne les obligera pas à quitter
l’école pour élever leur enfant. Une étude confirme que la légalisation de l’IVG
a permis d’améliorer notablement la scolarisation et le salaire des jeunes filles
noires (mais pas autant pour les blanches). C’est un résultat très important

6. Cette augmentation du nombre de maladies sexuelles ne signifie pas nécessairement que l’IVG a une
conséquence négative : tout dépend du prix qu’attachent les individus au plaisir sexuel libre relativement au
coût (en peine) des maladies sexuellement transmissibles.

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car les études en corrélation qui montrent que les mères adolescentes ont de
moins bons résultats scolaires que les autres adolescentes ne permettent pas de
conclure quant à la relation causale : il est effectivement parfaitement imaginable
qu’une caractéristique non observable augmente chez les mêmes jeunes filles la
probabilité d’être enceinte et celle de quitter l’école. Klick montre que les analyses
ayant utilisé une mesure quasi expérimentale de l’accès à l’IVG ont pu indiquer de
manière claire et significative qu’il existait un effet causal négatif des grossesses
adolescentes sur le succès scolaire.
Ce résultat est, me semble-t-il, important pour la discussion sur le droit à
l’IVG et il permet aux économistes d’introduire dans le débat leur outil favori,
le taux d’échange. Voici pourquoi  : alors que la discussion éthique oppose deux
impératifs absolus (le droit à la vie pour le fœtus contre le droit de disposer de
son corps pour la femme), l’économiste aimerait pouvoir décrire une situation
dans laquelle on peut faire des choix intermédiaires et proposer de libéraliser
l’IVG jusqu’à un certain point, celui auquel le coût marginal des uns (le sacrifice
à faire sur le droit à la vie du fœtus) est égal au bénéfice marginal des autres
(le gain pour les femmes dans la liberté à disposer de leur corps). Le fait qu’un
degré supérieur de libéralisation ou de légalisation de l’IVG se traduise par plus de
réussite scolaire et professionnelle des femmes (principalement les plus pauvres)
permet de réaliser ce type de comparaison, de rendre le sacrifice en droit à la vie
du fœtus comparable au gain en qualité de vie des femmes (ou, inversement, de
rendre le sacrifice en droit à une vie décente des mères potentielles comparable
au gain en droit à la vie des fœtus). Du reste, le débat politique aux EUA semble
évoluer dans cette direction  : les tentatives conservatrices de revenir sur l’arrêt
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Roe v. Wade en interdisant l’avortement en toutes circonstances, sur la base d’un
impératif absolu, sont rejetées par les cours suprêmes des États et, plus important,
ne semblent pas rassembler un large soutien populaire si on en juge par les
référendums ou les échecs aux élections des candidats aux positions trop rigides
sur ce sujet ; symétriquement, de plus en plus nombreux sont les démocrates à
proposer des restrictions au droit à l’avortement, revenant là aussi sur l’idée que
le droit de choisir serait absolu (et ils le font le plus souvent pour suivre leur
électorat qui n’accepterait pas l’idée d’un droit absolu à choisir pour les femmes).
Il en résulte une marche vers une forme intermédiaire autorisant l’IVG lorsque
le coût (sacrifice) pour la femme de donner naissance à un enfant compte tenu
des conditions de vie qui sont les siennes serait supérieur à une certaine valeur
attribuée par la société à la vie à venir du fœtus. Par exemple, le dernier sondage
Gallup sur la question trouvait que 26 % des Américains pensaient que l’avortement
devait être légal en toutes circonstances, 17 % estimaient qu’il devait être illégal
en toutes circonstances, et une nette majorité (56 %) pour penser que l’avortement
devait être légal dans certaines circonstances seulement. Bien sûr, cela ne clôt
pas le débat normatif, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, chacun peut accorder
des poids très différents aux sacrifices respectifs de la vie à venir et de la vie à
ne pas ruiner  : les résultats du World Values Survey pour 1999-2001 (selon les
pays) montrent ainsi des écarts importants entre pays sur la question : les Suédois
sont 90  % à déclarer approuver l’IVG en cas de grossesse hors mariage contre
seulement 17 % des Irlandais (69 % des Français, 51 % des Britanniques, 50 % des
Allemands et 39 % des Italiens). De même, ils sont 85 % à dire approuver l’IVG si

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la femme ne souhaite plus avoir d’enfants, contre, là encore, 15 % en Irlande (63 %
en France, 53 % en Grande-Bretagne, 50 % en Allemagne et 39 % en Italie) 7. En
outre, un sondage n’est pas une élection, encore moins un débat ou un arrêt de
Cour suprême. Cependant, le fait que les tenants des positions de principe rigides
exprimées soient minoritaires indique que la discussion peut être entamée et un
point de consensus atteint.

Michel Grignon, McMaster University (Canada)

Références complémentaires

Donohue III J.J., Levitt S.D. (2004), “Further evidence that legalized abortion lowered crime:
A reply to Joyce”, National Bureau of Economic Research Working Paper, 9532.
Klick J. (2004), “Econometric analyses of U.S. abortion policy: A critical review”, Fordham
Urban Law Journal, 31: 751-782.
Levitt S.D., Dubner S.J. (2005), Freakonomics: A Rogue Economist Explores the Hidden Side
of Everything, William Morrow (chapter 4: “The controversial role legalized abortion may
have played in reducing crime” ou “Where have All the Criminals gone ?”).
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7. Une autre question demande aux enquêtés de noter leur position sur l’avortement entre 1 (jamais justi-
fiable) et 10 (justifiable en toutes circonstances). La Suède a le score le plus libéral (7,4), suivie d’assez loin par
la France (5,6) et Israël (5,2), puis un groupe entre 4 et 5 (Espagne à 4,9, Canada à 4,6, Grande-Bretagne à 4,5,
Allemagne et EUA à 4,4), enfin l’Italie à 4,0 et l’Irlande (République) à 2,8.

230 | 2011 - N° 1 - RFAS


Contested Lives: The Abortion Debate in An American
Community
de Faye Ginsburg, University of California Press, 1989 (1998 pour la seconde
édition)

L’anthropologue américaine Faye Ginsburg rend compte dans cet ouvrage


de sa plongée en plein cœur des luttes anti-avortement dans l’un des bastions
de cristallisation du militantisme pro-life, considéré à l’époque comme l’un
des symboles forts, à l’échelle locale, des enjeux du débat sur l’avortement au
niveau national : la petite ville de Fargo (Dakota du Nord) et la première clinique
d’avortement qui y ouvrit, en vertu des législations issues de l’arrêt Roe v. Wade de
1973 1. Son enquête, débutée dès l’ouverture de la clinique fin 1981, va se poursuivre
tout au long des années quatre-vingt. La seconde édition (1998), issue d’un plus
bref retour sur le terrain, aborde dans une nouvelle introduction les tournants
conjoncturels pris au cours des années quatre-vingt-dix par les différentes formes
de militantisme pro-life et pro-choice étudiées dix ans plus tôt et esquisse les
reconfigurations induites au sein du mouvement pro-life par l’émergence d’un
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nouveau militantisme concurrent, de type fanatique et terroriste.
Faye Ginsburg propose en effet, grâce à un travail de terrain particulièrement
abouti, véritable démonstration de maestria de la gestion de la relation d’enquête
en ethnographie, de passer outre les barrières physiques et mentales qui séparent
les deux groupes opposés dans leur lutte afin d’expliquer ce qui a transformé le
parvis de ce tout petit établissement médical, théâtre de cérémoniaux savamment
orchestrés par les militants pro-life, en un interpretive battleground (titre du
chapitre 6), c’est-à-dire un champ de bataille à la fois réel et idéologique, où,
pendant plusieurs années, se confrontent quotidiennement regards, gestes et
discours antagonistes. Mais toutes ces manifestations sont souvent bien plus
équivoques et ambivalentes que ce que peut en percevoir le regard extérieur,
notamment médiatique. En effet, dans cette communauté du Midwest fortement
rurale, où la pratique religieuse, organisée en petites communautés catholiques
et protestantes d’obédiences variées, est particulièrement vivace et organise
une grande partie de la vie sociale, où les interrelations entre individus sont
particulièrement étroites, la prise de position militante au niveau local (le grass-
roots activism) possède des spécificités propres, exigeant un traitement approfondi
auquel le travail ethnographique est particulièrement adapté. Mais l’intérêt de
Faye Ginsburg pour les pro-lifers, couplé initialement à une interrogation sur les
liens supposés de cet engagement avec l’enracinement local de la New Right de
Reagan alors nouvellement au pouvoir, sera amené à être entièrement transformé

1. Arrêt de la Cour suprême relatif à la législation sur l’avortement.

RFAS - 2011 - N° 1 | 231


par la constitution d’un nouveau regard, éloigné des stéréotypes, et enrichi d’une
acuité nouvelle concernant les théories anthropologiques du genre.
Sa démarche s’efforce de creuser différents sillons et niveaux d’analyse. Le
premier, correspondant à une conception des cadres économiques et culturels
généraux qu’elle se propose d’étudier selon le concept de « longue durée »
braudélienne, est surtout développé dans la première partie “Abortion and the
American Body Politic” qui cherche à établir les racines historiques des débuts
du militantisme féministe, tout en analysant les discours qu’il a produits sur la
différence des sexes aux États-Unis au cours des décennies. En retraçant toute
l’histoire du débat national sur l’avortement, débuté au xixe siècle, Faye Ginsburg
souligne l’existence de nombreux retournements idéologiques dans les conceptions
des rôles assignés aux deux sexes, en fonction des conditions technico-matérielles
propres à chaque époque, mais aussi sous les impulsions d’un militantisme
anti-avortement d’emblée très dynamique. Elle insiste cependant aussi sur la
grande hétérogénéité qui a toujours caractérisé les appartenances identitaires et
idéologiques de ces militants (par exemple, un certain nombre de féministes du
début du siècle ont pu rejoindre sans difficulté la lutte contre l’avortement, du fait
qu’elles jugeaient cet acte dégradant pour les femmes), ainsi que sur la grande
diversité de ces mouvements anti-avortement eux-mêmes, dont l’historiographie
mériterait, en ce début des années quatre-vingt aux États-Unis, d’être davantage
creusée.
Dans la deuxième partie “The Abortion Controversy in a Grass-roots Setting”,
Faye Ginsburg s’attache à reconstituer dans les plus fins détails les interactions
qui ont caractérisé le conflit, très médiatisé, concernant l’ouverture et la mise
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en activité de la clinique d’avortement de Fargo, effectuant là encore une
reconstitution historique particulièrement dense, mise en relief par un discours
indigène dont l’évolution est retracée avec précision, au rythme des ponctuations
apportées par les quelques débordements médiatiques qui viennent, à intervalles
de temps réguliers, troubler le militantisme plutôt tranquille de la mouvance locale
majoritaire, la LIFE Coalition, profondément enracinée dans le tissu local, et qui
reste d’esprit plutôt modéré dans son action. Le conflit prend, en effet, les formes
d’un clivage de fond, vécu comme d’ordre éminemment moral pour l’ensemble de la
communauté, et donc analysable en termes fonctionnalistes : l’anthropologue décrit
ainsi le conflit qui partage la petite ville comme un « drame social » (social drama),
concept développé par l’anthropologue britannique V. Turner. Par conséquent, le
militantisme de la LIFE Coalition consiste, du moins lors des premières années
d’activité de la clinique, en un ensemble d’actions correspondant à une mise en
scène de soi avant tout symbolique, tels ces prayers vigilants, qui, comme leur
nom l’indique, organisent été comme hiver une permanence de prières devant la
clinique ; ce n’est qu’au bout de deux ans que ces militants cherchent réellement
à entrer en contact avec les femmes venant à la clinique pour les dissuader et à
organiser une offre matérielle en quelque sorte alternative, en initiant l’ouverture
de foyers d’accueil pour femmes enceintes célibataires.
Le recueil des discours collectifs des militantes (il s’agit presque uniquement de
femmes), en particulier pro-lifers, permet surtout à l’anthropologue une analyse
très poussée du rôle ainsi communément assigné au fœtus et à la femme chez
ces militantes, fruit d’une construction culturelle où un concept semble tenir une

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place tout à fait spécifique, celui de nurturance : terme intraduisible en français,
qui correspond au soin donné à l’enfant à la fois in et ex utero, mais dont l’origine
étymologique suggère avec force le lien intime, physique et affectif, construit autour
de l’activité de nourrissage dès les premiers instants de la vie (et donc dès la
conception). L’avortement introduit la possibilité, intolérable pour ces militantes,
de rompre avec les devoirs inhérents à cette spécificité du corps féminin (selon
des conceptions profondément essentialistes). Selon Faye Ginsburg, les militantes
pro-life refusent la légalisation de l’avortement car elle constitue pour elles une
menace à un ordre culturel où le moment de la grossesse joue un rôle – analysé
une fois encore à partir des concepts de V. Turner – de rite de passage, contribuant
de ce fait à l’édification d’une identité féminine correspondant à l’acceptation
de l’accouchement et de la maternité qui en découlent. Offrir la possibilité à une
femme enceinte de ne pas franchir ce seuil sème alors une confusion profonde
dans les représentations culturelles de ces militants, perceptible par exemple, selon
l’anthropologue, dans l’absence de représentations de femmes enceintes dans les
prospectus édités par les militants pro-life, qui préfèrent illustrer leurs propos par
des photos de fœtus et de produits d’avortement. La crainte affichée par ces militants
de la possibilité d’une rupture dans le processus de reproduction biologique
correspond ainsi métaphoriquement à la crainte d’une rupture fondamentale
dans l’ordre culturel où s’inscrivent leurs propres représentations, à un moment
historique où les identités de genre subissent de profonds remaniements.
Ainsi, le plus passionnant de cette description des discours et des actes militants
réside dans le dernier chapitre de cette seconde partie “Angles of Incidence,
Angles of Reflexion”, qui décortique l’exceptionnelle richesse des regards et des
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discours construits, au fil des contacts, par chacun des membres des deux groupes
de militantes, pro-choice puis pro-life. On découvre, en effet, une surprenante
compréhensivité à l’égard du groupe ennemi chez ces femmes qui se connaissent
intimement, à force d’entretenir entre elles des interactions incessantes, dans
une distribution des rôles qui, routinisée, au fil des années, mène parfois – même
si c’est exceptionnel – à des solutions de collaboration. Les discours recueillis
par Faye Ginsburg montrent comment cette bienveillance à l’égard de l’autre,
pourtant activement combattue, va même parfois, chez certaines d’entre elles,
jusqu’à faire vaciller, le court espace d’un instant, la certitude en ses propres
convictions, soulignant les difficultés inhérentes à la construction de toute identité
militante. Le travail d’immersion ethnographique auprès de ces femmes montre
ainsi que c’est justement parce que cette identité militante ne peut être réduite en
dualismes grossiers (tradition déclinante contre modernité, conservatisme contre
progressisme, etc.) et qu’elle s’appuie sur une « philosophie » de la vie beaucoup
plus vaste, ancrée dans l’expérience quotidienne de chacune d’entre elles, qu’elle
s’avère en fin de compte solide. Les stéréotypes ordinairement appliqués aux
identités pro-life ou pro-choice doivent être, au moins partiellement, déconstruits :
en effet, ce que met ici en relief Faye Ginsburg est la façon dont chacune de ces
femmes interprète son engagement dans l’un ou l’autre camp en invoquant en
premier lieu son histoire personnelle, en particulier sa propre expérience de la
procréation (procreative story), ainsi que les conceptions du genre qu’elle s’est
forgées progressivement face à la question de l’avortement.

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Ainsi, la troisième partie “Procreation Stories” est consacrée à l’étude de récits
de vie, grâce à une vingtaine de portraits de militantes des deux bords aux pro-
fils choisis de préférence pour leur dimension éclectique, permettant de nuan-
cer les différentes représentations identitaires classiquement attachées à chacun
des deux groupes de militantes, en termes d’appartenance religieuse (catholique,
luthérienne, évangélique) ou politique (démocrate ou républicaine, sachant que
le maire de la ville où a eu lieu l’enquête est démocrate)  : ainsi, par exemple,
Kay Bellevue, fille d’un prêtre baptiste, mère de quatre enfants, très attachée aux
valeurs familiales et qui est pourtant à l’origine de la fondation de la clinique. Par
ailleurs, la question du lien entretenu par ces femmes avec les mouvements fémi-
nistes, question considérée comme centrale dans l’étude historique de l’éclosion
des mouvements pro-choice, s’énonce, elle aussi, en des termes plus subtils qu’il
n’y paraît : les récits de vie montrent que presque autant de militantes pro-life que
pro-choice ont participé à des mouvements féministes à un moment ou un autre
de leur parcours. L’enjeu des effets générationnels est aussi pris en compte  : le
moment crucial de la maternité, beaucoup plus tardif chez les jeunes militantes
(celles qui ont entre 25 et 30 ans en 1982), donne lieu à une affirmation et à
une explicitation plus élaborée des choix personnels, en raison notamment de la
rupture dans l’activité professionnelle qu’il implique. Mais l’intérêt central de ces
entretiens réside dans le fait que ces femmes, qui font elles-mêmes spontanément
le lien entre leur engagement militant et leur expérience personnelle de la pro-
création, considèrent cette expérience intime comme le ferment essentiel de leur
engagement. Pour chacune d’entre elles, l’idéologie personnelle qui l’a conduite à
militer au sein de l’un ou l’autre groupe s’est forgée dans une période que l’an-
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thropologue qualifie de « transition » vers l’identité féminine adulte : souvent une
grossesse ayant donné lieu à un avortement ou, au contraire, ayant été poursuivie
avec la volonté de surmonter les difficultés de la situation et de conserver l’enfant ;
la notion d’« effort » à fournir pour accéder à une féminité véritable apparaît en
effet à plusieurs reprises comme centrale dans les conceptions pro-life. Là encore,
la dimension surprenante de l’analyse de Faye Ginsburg réside dans le repérage
de la présence constante d’un moment d’ambivalence dans le récit quand cette
période décisive de la vie est abordée, qui permet à ces femmes d’exprimer, au
contraire d’un rejet violent vis-à-vis de celles qui ont fait le choix inverse, un sen-
timent de compréhension parfois troublant vis-à-vis de ces dernières, dont la por-
tée semble aller bien au-delà du clivage purement théorique et abstrait qui les
oppose. Ces portraits de militantes frappent ainsi autant par leur subtilité que par
la réflexivité sur soi qui naît à partir du regard porté sur l’autre.
C’est ce constat qui a d’ailleurs ainsi pu amener Faye Ginsburg à réaliser un
véritable tour de force au sein de son milieu d’enquête : la lecture de l’un de ses
articles publiés dans le journal local, où l’anthropologue avait ainsi exprimé cer-
tains constats de ses recherches, aura en effet pour retentissement de conduire
à la création spontanée, de la part de certaines militantes, d’un comité « pro-
dialogue » entre certains membres des deux groupes, dont l’auteur détaille les
quelques actions de conciliation menées en guise de clôture prudente mais néan-
moins encourageante à ce travail de terrain qui a ainsi, temporairement, contribué
à ouvrir des perspectives à ses enquêtées elles-mêmes.

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L’ambition théorique de Faye Ginsburg, quant à elle, prend sa consistance finale
dans la quatrième et dernière partie du livre “Reconstructing Gender in America”,
dans laquelle l’ensemble de ces discours recueillis sur l’avortement sont replacés
dans la perspective de « longue durée » entamée en première partie. Pour l’anthro-
pologue, si les discours sur le genre et l’identité féminine se sont peu à peu foca-
lisés sur la question de l’avortement, c’est en raison d’une évolution progressive
qui a conduit, grâce notamment à l’ouverture du marché du travail aux femmes,
à une réduction de la sphère domestique aux enjeux de reproduction et de mater-
nité, expliquant pourquoi ces questions prennent autant de place dans le récit
personnel des militantes. Le « contrôle sur les ventres » (control over the womb)
est le dernier bastion de cristallisation des luttes, non pas d’abord directement
entre les genres, mais entre les conceptions du genre. Ainsi, chez les militants anti-
avortement, dont les conceptions à ce niveau sont profondément essentialistes, la
crainte d’une dénaturation de l’identité féminine par l’essor d’un individualisme
« masculin », dont la législation sur le droit à l’avortement est perçue comme le
dernier avatar (comme a pu l’être le droit de vote des femmes aux yeux des mili-
tants antisuffragistes au début du xxe siècle), a pour aboutissement la revendica-
tion d’une meilleure prise en compte des changements induits par la grossesse au
sein de la sphère domestique de la part des politiques publiques, et donc d’une
meilleure prise en charge économique et sociale. L’anthropologue souligne ainsi en
conclusion le rôle crucial que joue ce type de militantisme, qu’il soit de type pro-
life ou pro-choice, dans la dynamique culturelle, en réorganisant continuellement
le cadre de compréhension du genre ainsi qu’en produisant de nouveaux schémas
d’analyse qui motivent finalement l’action publique.
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La petite communauté du Midwest de Fargo aura ainsi en fin de compte joué un
rôle de laboratoire du militantisme sur l’avortement à l’échelle du pays. En effet, la
fin des années 1980 et le début des années 1990, décrites dans le chapitre intro-
ductif à la nouvelle édition de l’ouvrage (1998), voient en premier lieu l’éclosion çà
et là, d’un État à l’autre, de divers groupes de réflexion inspirés du comité « pro-
dialogue » étudié par Faye Ginsburg à Fargo, intitulés Common Ground. Cependant,
l’auteur souligne la dimension limitée et souvent éphémère de ces mouvements,
mettant l’accent sur l’arrière-fond toujours vif et passionné des débats. L’intensité
des luttes atteint en effet son paroxysme au milieu des années quatre-vingt-dix,
notamment lorsqu’un activisme de caractère terroriste, émanant d’une poignée de
fanatiques religieux (différents groupes aux noms évocateurs : Operation Rescue,
Lambs of the Christ...), continue à maintenir la petite ville de Fargo sous le feu
médiatique, autour de quelques actions spectaculaires visant toujours la clinique,
objet en particulier d’une tentative d’attentat à la bombe en 1992, année de l’élec-
tion du président démocrate Bill Clinton, qui marque le début d’une période d’ac-
tions violentes dont les assassinats de différents médecins et personnels soignants
de cliniques d’avortement dans plusieurs États voisins en 1993 et 1994 constitue-
ront les points d’orgue. Ces actions extrêmes sont vues par Faye Ginsburg comme
une réaction d’impuissance face à la banalisation de l’avortement légalisé et au
sein de la majorité de la population de la petite ville : elle constate en effet que
la clinique, bien que sa fondatrice, Kay Bellevue, ait pris rapidement sa retraite
notamment à cause du caractère éprouvant de sa fonction, est toujours bel et bien
en activité à la fin des années quatre-vingt-dix, dans une atmosphère de relative

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indifférence de la part de la grande majorité de la population locale, même si elle
reste le seul établissement de ce type à pouvoir se maintenir dans tout le Dakota
du Nord grâce à la protection permanente de la police fédérale. Ce contexte évolu-
tif a conduit, conjointement, à l’émergence des mouvements « pro-dialogue », qui a
contribué à réduire les tensions existantes, et au déclin progressif du militantisme
étudié par l’anthropologue au milieu des années 1980. En effet, ce dernier prenait
essentiellement sa source dans les divisions réelles qui traversaient la population :
or ces divisions semblent elles-mêmes avoir fini par perdre de leur vigueur, tandis
que la scène politique et médiatique de la lutte contre l’avortement, occupée par
des individus marginaux dont les actions font l’objet d’un rejet massif de la part
de l’ensemble de la communauté, est partiellement désinvestie par les militantes
pro-life modérées. Si le militantisme pro-choice, déjà minoritaire à l’époque, a
quasiment disparu, l’action toujours dynamique des anciennes militantes pro-life
a donc pris, à la fin des années quatre-vingt-dix, un tour principalement social
(actions de prévention, création de nombreux foyers pour accueillir les femmes
enceintes, etc.).

Élodie Hennequin, École normale supérieure et École des hautes études en sciences
sociales, Centre Maurice-Halbwachs
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