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Les mirages de l'ouverture extérieure

Dani Rodrik
Dans L'Économie politique 2001/2 (no 10), pages 44 à 54
Éditions Alternatives économiques
ISSN 1293-6146
DOI 10.3917/leco.010.0044
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L’Economie Politique n° 10

Les mirages de l’ouverture


extérieure (1)
Dani Rodrik,
professeur d’économie politique internationale à la John
F. Kennedy School of Government, université de Harvard

S elon le Wall Street Journal du 15 mai 2000, un haut


fonctionnaire du Trésor américain a « invité le gouver-
nement mexicain à s’attaquer plus vigoureusement à la
réduction du nombre de crimes de sang, indiquant qu’un
taux de criminalité élevé pouvait effrayer les investisseurs
étrangers ». C’était probablement une remarque faite à l’im-
proviste, mais elle fournit une illustration de la façon dont le
commerce extérieur et l’investissement sont considérés
comme les étalons absolus pour évaluer la politique d’un
gouvernement. Un observateur moins marqué par l’esprit
du temps pourrait penser que la principale cible de la vio-
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lence est la population locale, et que c’est sa sécurité qui
devrait être prise en compte en priorité dans les décisions
politiques. Il est révélateur que de telles déclarations soient
non seulement acceptables, mais qu’elles constituent sou-
vent le seul moyen d’être pris au sérieux par les décideurs.

La citation du fonctionnaire du Trésor met en lumière une


tendance à considérer le développement – et les réformes ins-
titutionnelles nécessaires pour le déclencher et le soutenir –
presque exclusivement du point de vue de l’intégration dans
l’économie mondiale. Cette tendance trouve elle-même sa
source dans l’opinion largement partagée que l’ouverture com-
merciale est le plus puissant moteur de croissance économique
que l’on connaisse. Je citerai Stanley Fischer (2000) : « L’inté-
gration dans l’économie mondiale est pour un pays le meilleur
moyen de se développer. » Peu d’économistes et d’hommes poli-
tiques répondraient par l’affirmative à la question de savoir si l’in-
tégration mondiale peut tenir lieu de stratégie de développement,
mais, en pratique, les deux deviennent de plus en plus synonymes.

[44] )
FMI, Banque mondiale : la fin d’une époque

On sait bien, aujourd’hui, que l’intégration dans l’économie mondiale


suppose de remplir certaines conditions préalables en matière institution-
nelle. Je soutiens que considérer cet investissement préalable comme une
priorité pour le développement ferme les autres voies possibles et, de plus,
bloque d’autres programmes prioritaires qui peuvent être plus urgents, en
détournant des ressources humaines, des compétences administratives et
du capital politique. Ce ne serait pas forcément une mauvaise chose si les
retombées positives de l’intégration dans l’économie internationale étaient
significatives – si l’ouverture était vraiment la clé de la croissance. Hélas,
nous avons la preuve que le lien
entre les barrières douanières d’un
Les décideurs doivent
pays et son taux de croissance éco-
nomique est, au mieux, faible (du évaluer la mondialisation
moins pour les niveaux de restric-
tions commerciales observés pen-
en fonction des besoins
dant les vingt dernières années). de développement
Aucun signe crédible ne nous per-
met de dire qu’il est fortement pro-
et non l’inverse
bable qu’un accroissement soutenu
et significatif de la croissance suivra l’abaissement des barrières freinant
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les échanges commerciaux et l’investissement. Tout ceci m’amène à
conclure que l’ouverture n’est pas un substitut approprié à une stratégie de
développement. Les décideurs doivent évaluer la mondialisation en fonc-
tion des besoins de développement et non l’inverse.

L’intégration est coûteuse…

Les droits d’entrée dans la communauté économique internationale, du


moins telle qu’elle est organisée actuellement, sont élevés. Considérons
quelques-unes des obligations de l’Organisation mondiale du commerce
(OMC). Michael Finger a calculé qu’il en coûterait 150 millions de dollars
à un pays en voie de développement (PVD) représentatif de la moyenne
pour se mettre en conformité avec les obligations découlant des accords de
l’OMC sur la valeur en douane, les mesures sanitaires et phytosanitaires et
les droits de propriété intellectuelle, soit une somme équivalant à un an du

(1) Ce texte a été préparé pour la conférence ABCDE de la Banque mondiale, qui s’est tenue à Paris du 26 au 28 juin
2000 (il est disponible sur le site Web : www.worldbank.org). L’Economie Politique remercie le professeur Rodrik et
la Banque mondiale de lui avoir donné l’autorisation de reproduire cet article. Une version révisée de ce texte est
parue sous le titre « Trading in Illusions » dans le magazine Foreign Policy daté mars-avril 2001 (texte disponible sur
le site Web : www.foreignpolicy.com).

( [45]
L’Economie Politique n° 10

budget de développement de nombreux pays parmi les moins développés.


Cet argent serait-il bien dépensé ? Finger estime que la réponse est non pour
la grande majorité des PVD. Alors que ces pays tireraient profit du renfor-
cement de leurs institutions dans certains domaines bien choisis, on constate
en fait que « les obligations de l’OMC montrent une faible conscience de ce
que sont les problèmes de développement. D’autres choix, par exemple une
éducation de base pour les femmes et les jeunes filles, auraient un taux de
retour nettement plus important » (Finger, 1999).

Ces accords spécifiques de l’OMC ne sont que la partie émergée de


l’iceberg. A mesure que l’intégration mondiale progresse, ses exigences
institutionnelles augmentent. Dans l’arène commerciale, l’OMC impose
déjà un formidable ensemble d’obligations aux PVD, et l’on peut parier
que chaque conférence internationale ajoutera des contraintes (même si
l’on évite les pressions dans les domaines controversés de l’environnement
et de l’emploi). En matière de finance internationale, la crise asiatique a
fait apparaître (ou, dans certains cas, renforcé) un effort ambitieux pour
établir des normes et des codes internationaux. Entrent dans ce champ la
transparence fiscale, la politique monétaire et financière, la surveillance
du système bancaire, la diffusion des informations, la structure et la gou-
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vernance des entreprises, et les normes comptables. Même si ces codes ont
été conçus pour s’appliquer à tous les pays, ils visent particulièrement les
PVD avec des systèmes juridique et financier fragiles. A ma connaissance,
on n’a jamais évalué leur coût, pour voir s’ils résistent à une analyse coûts-
avantages raisonnable (du genre de celle implicitement réalisée par
Michael Finger sur le cas des accords de l’OMC).

L’intégration a aussi d’autres exigences institutionnelles, plus subtiles.


L’ouverture implique une plus grande exposition au risque externe, et par
conséquent une demande plus forte d’assurance collective (2). Fournir un
niveau plus élevé de protection sociale semble être un facteur clé, derrière
celui, empiriquement constaté, que le gouvernement a tendance à être plus
important dans les économies où les échanges commerciaux représentent
un pourcentage élevé du PIB (Rodrik, 1998). Plus généralement, l’ouver-
ture accroît sensiblement l’importance des institutions de gestion des
conflits (Rodrik, 1999).

Aussi, dans le monde réel, ouvrir ne consiste pas simplement à abaisser


vos barrières. Vous devez vous assurer que vous respectez les règles inter-

[46] )
FMI, Banque mondiale : la fin d’une époque

nationales de propriété, que vous vous occupez des causes internes des
faiblesses que vous révélez à cette occasion et que vous savez comment
vous protéger.

On oublie souvent que les « mondialisateurs » de la première vague qui


ont le mieux réussi – les tigres de l’Est asiatique –, avaient à supporter peu
de contraintes internationales et de faibles coûts d’intégration pendant leur
période de croissance (les années 60 et 70). Les règles mondiales du com-
merce leur laissaient toute liberté d’action, et la mobilité des capitaux ne
posait guère de problèmes. C’est pourquoi on peut difficilement considérer
ces pays comme des modèles pour la mondialisation d’aujourd’hui (quoi
qu’en puissent dire les avocats de la mondialisation). La Corée du Sud,
Taiwan et les autres pays de l’Asie de l’Est étaient libres de faire ce qu’ils
voulaient, et ils ne s’en sont pas privé. Ils ont combiné leur confiance dans
le commerce avec des politiques non orthodoxes – subvention des expor-
tations, imposition de quotas de production locale, liens entre les exporta-
tions et les importations, non-respect des brevets et des droits d’auteur, res-
triction des mouvements de capitaux (y compris des investissements directs
étrangers), crédit orienté, etc. – qui sont, soit exclues par les règles
actuelles, soit hautement désapprouvées. Pour les candidats actuels à la
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mondialisation, l’environnement est totalement différent.

Aucune des réformes institutionnelles exigées pour l’insertion dans l’éco-


nomie mondiale n’est mauvaise en soi et, en fait, beaucoup d’entre elles
peuvent être intrinsèquement souhaitables. Pour prendre un exemple impor-
tant, un gouvernement contraint de protéger les droits des investisseurs
étrangers sera peut-être plus enclin à protéger aussi les droits humains fon-
damentaux de ses propres citoyens. Ce fut un argument convaincant dans
le débat qui a récemment eu lieu aux Etats-Unis sur l’établissement de rela-
tions commerciales normales avec la Chine. Mais on doit prendre ce genre
d’argument pour ce qu’il est : une réforme institutionnelle « par déverse-
ment ». Ces réformes peuvent avoir des retombées positives ou non ; et
même si elles en ont, elles constitueront rarement le moyen le plus efficace
de parvenir aux buts souhaités (que l’on cherche à améliorer le système juri-
dique, le respect des droits de l’homme ou à réduire la corruption).

Le changement institutionnel est coûteux et demande qu’on y consacre


(2) En principe, la moindre exposition aux risques internes peut compenser, mais l’observation empirique ne confirme
pas cette théorie.

( [47]
L’Economie Politique n° 10

des ressources humaines, des capacités administratives et du capital poli-


tique, toutes choses peu abondantes dans ces pays. Les priorités détermi-
nées par l’insertion dans l’économie globale ne coïncideront pas toujours
avec celles d’un programme de développement plus complet.

Examinons quelques cas où des compromis doivent être trouvés.


– Education : quelles doivent être les priorités du gouvernement dans son
budget de l’éducation ? Doit-il former plus de contrôleurs financiers et de
comptables, même si cela signifie moins de professeurs de collège ?
– Corruption : quels objectifs le gouvernement doit-il donner à sa stratégie
anticorruption ? Doit-il viser la « grande » corruption, dont les investis-
seurs étrangers se plaignent, ou les
Les priorités déterminées actes mineurs, dont le citoyen ordi-
naire souffre le plus ?
par l’insertion – Réforme juridique : le gouverne-
dans l’économie globale ment doit-il faire porter ses efforts
sur l’« importation » de codes et de
ne coïncideront pas normes juridiques ou sur l’améliora-
toujours avec celles tion des institutions juridiques exis-
tant déjà dans le pays ? (En Turquie,
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d’un programme un fragile gouvernement de coalition
de développement a passé le plus clair de son temps de
l’été 1999 à rechercher des soutiens
plus complet politiques pour une loi assurant aux
investisseurs étrangers la protection
d’un arbitrage international. Réformer le système juridique existant au
bénéfice des investisseurs étrangers et nationaux aurait peut-être été une
meilleure stratégie pour le long terme.)
– Santé publique : le gouvernement doit-il se montrer très exigeant pour la
délivrance d’autorisations de mise sur le marché et/ou importer dans le
même temps des médicaments de base, même si cela va à l’encontre de
règles existantes de l’OMC ?
– Stratégie industrielle : le gouvernement doit-il simplement ouvrir l’éco-
nomie et laisser les choses se faire, ou s’inspirer des politiques industrielles
des pays de l’Asie de l’Est, avec des subventions à l’exportation, un crédit
orienté et une protection sélective ?
– Protection sociale et filets de sécurité : combien le gouvernement peut-il
se permettre de dépenser pour ces programmes, étant donné les contraintes
imposées par la « discipline » de marché en matière fiscale ? (Au Pérou, la

[48] )
FMI, Banque mondiale : la fin d’une époque

Banque centrale détient des réserves en devises équivalant à quinze mois


d’importations, afin de protéger l’économie contre des sorties massives et
soudaines de capitaux. Le coût social de ces réserves surabondantes – au-
delà des trois mois habituels – est de 1 à 2 % du PIB, somme qui aurait pu
servir à alimenter un programme décent de lutte contre la pauvreté.)

Dans chacun de ces domaines, une stratégie d’intégration mondiale


exclut d’autres voies qui auraient été plus favorables au développement.
Même si les prérequis institutionnels à une insertion dans l’économie glo-
bale recoupent en partie ceux du développement, il y a aussi des conflits
entre les deux. Les hommes politiques doivent au minimum avoir
conscience des coûts d’opportunité qu’entraîne une stratégie de « mondia-
lisation avant tout ».

… et les bénéfices sont incertains

Jusqu’ici, j’ai soutenu que mener une politique d’intégration mondiale a


des coûts d’opportunité, du fait des conséquences institutionnelles qui en
découlent. Ces coûts doivent être comparés aux bénéfices attendus.
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Tous les économistes savent que le commerce est bénéfique. Toutefois,
les gains normaux sont plutôt faibles. Dans les discussions politiques, on a
tendance à aller très au-delà de l’évaluation classique des retombées des
échanges commerciaux et à affirmer que le libre-échange fait grimper de
façon significative les taux de croissance économique. Cette thèse est
apparemment soutenue, dans de nombreux pays, par une abondante litté-
rature, sans démonstration scientifique.

Récemment, Francisco Rodríguez et moi-même avons passé en revue


toute la littérature sur les relations entre la politique commerciale et la
croissance (Rodríguez et Rodrik, à paraître). Nous sommes arrivés à la
conclusion qu’il existe un large fossé entre le message que les consomma-
teurs de cette littérature ont pu y trouver et les « faits » qu’elle a réelle-
ment démontrés. Ce décalage a de nombreuses causes. Dans beaucoup de
cas, les indicateurs d’« ouverture » utilisés par les chercheurs sont discu-
tables en tant que mesures des barrières aux échanges ou sont fortement
corrélés avec d’autres facteurs expliquant la faiblesse des performances
économiques. Dans d’autres cas, les stratégies empiriques utilisées pour
vérifier le lien entre la politique commerciale et la croissance ont de

( [49]
L’Economie Politique n° 10

sérieux défauts et, une fois qu’on les a corrigés, les résultats apparaissent
nettement plus faibles (3). Un problème courant est l’attribution erronée
aux politiques commerciales proprement dites de phénomènes macroéco-
nomiques (monnaies surévaluées ou macro-instabilité) ou de déterminants
géographiques (par exemple la localisation dans une zone tropicale). Une
fois que l’on a procédé à la simple rectification de ce genre d’erreurs, on
trouve rarement une relation statistiquement significative entre le niveau
des barrières tarifaires ou non tarifaires et la croissance économique des
pays en question.

On a en fait de bonnes raisons d’être sceptique sur l’existence d’une


relation générale, sans ambiguïté, entre l’ouverture commerciale et la
croissance. La relation est probable-
ment contingente ; elle dépend de
On a en fait de bonnes
quantité de caractéristiques, les unes
raisons d’être sceptique propres au pays, les autres externes.
Le fait que la plupart des pays déve-
sur l’existence
loppés ont commencé leur crois-
d’une relation générale, sance derrière des barrières doua-
nières, et n’ont réduit leur protection
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sans ambiguïté, entre
que par la suite, nous offre sûrement
l’ouverture commerciale quelque chose qui ressemble à un
indice. De plus, la théorie moderne
et la croissance de la croissance endogène fournit
une réponse ambiguë à la question
de savoir si la libéralisation des échanges favorise le développement. La
réponse varie selon que l’avantage comparatif incite à diriger les ressources
économiques vers des activités qui génèrent de la croissance de long terme
(via des externalités en recherche et développement, l’accroissement de la
variété des productions, l’augmentation de leur qualité, etc.) ou à les écar-
ter de telles activités.

Aucun pays n’a réussi son développement en tournant le dos au com-


merce international et aux mouvements de capitaux à long terme. Très peu
ont progressé sur longue période sans connaître une augmentation de la part
du commerce extérieur dans leur produit national. En pratique, le méca-
nisme le plus fort liant le commerce avec la croissance dans les PVD repose
sur la forte probabilité que les principaux produits importés sont meilleur
marché que ceux produits localement. Les politiques qui restreignent les

[50] )
FMI, Banque mondiale : la fin d’une époque

importations de biens d’équipement, qui augmentent le prix des produits


de base dans le pays et qui, de ce fait, réduisent les niveaux d’investisse-
ment sont forcément considérées, de prime abord, comme peu souhaitables.
Les exportations ont aussi de l’importance, puisque ce sont elles qui per-
mettent d’acquérir des ressources pour importer des biens d’équipement.

Mais il est également vrai qu’aucun pays ne s’est développé grâce à une
simple ouverture aux échanges commerciaux et aux investissements étran-
gers. La recette, pour ceux qui ont réussi, a été de combiner les chances
offertes par les marchés mondiaux avec une stratégie d’investissement natio-
nal et de renforcement institutionnel, afin de stimuler l’ardeur des entrepre-
neurs locaux. Dans pratiquement tous les cas remarquables – Asie de l’Est,
Chine, Inde depuis le début des années 80 –, on trouve une ouverture par-
tielle et progressive aux importations et aux investissements étrangers.

La conclusion correcte à tirer de ces constatations n’est pas que l’on doit
par principe préférer le protectionnisme à la libéralisation des échanges.
On ne trouve pas de preuve, dans les cinquante dernières années, que le
protectionnisme ait été systématiquement associé à une croissance plus
importante. Il faut simplement ne pas surestimer les bénéfices de l’ouver-
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ture commerciale. Quand d’autres objectifs qui en valent la peine sont en
concurrence pour des ressources administratives rares et un capital poli-
tique limité, une large libéralisation du commerce ne mérite souvent pas
la priorité absolue qu’on lui donne habituellement dans les stratégies de
développement. C’est une leçon particulièrement importante pour les pays
(comme ceux d’Afrique) qui en sont aux premiers stades de leur réforme.

Les preuves que la libéralisation des comptes de capitaux procure des


bénéfices sont encore plus faibles. Sur le papier, l’attrait de la mobilité des
capitaux est évident. Sans les imperfections du marché, la liberté de com-
mercer augmente l’efficacité, et cela vaut aussi bien pour le commerce des
valeurs mobilières que pour celui des gadgets. Mais les marchés financiers
souffrent de divers syndromes – asymétrie de l’information, prévisions
autoréalisatrices, bulles (rationnelles ou non) et myopie – à un point tel
que leur capacité d’analyse économique est forcément médiocre. Aucun
bricolage institutionnel n’est susceptible de changer significativement cet
état de fait.
(3) Notre analyse détaillée couvre cinq articles qui sont probablement les plus connus dans ce domaine : Dollar
(1992), Sachs et Warner (1995), Ben-David (1993), Edwards (1998) et Frankel et Romer (1999).

( [51]
L’Economie Politique n° 10

En fin de compte, on ne peut répondre que d’une façon empirique à la


question de savoir si les PVD doivent ouvrir leurs comptes de capitaux
(d’une façon « ordonnée et progressive », comme le recommande désor-
mais le FMI). Alors qu’il y a de nombreux exemples de libéralisation
financière suivie d’un krach (Williamson et Mahar, 1998), nous avons peu
de témoignages d’un taux élevé de croissance économique faisant suite à
une libéralisation des comptes de capitaux. Quinn (1997) conclut à une
association positive entre cette ouverture et la croissance à long terme,
alors que Grilli et Milesi-Ferretti (1995), Rodrik (1998) et Kraay (1998)
– ce dernier utilisant l’indicateur de Quinn pour les restrictions sur les
comptes de capitaux – ne trouvent pas de lien. Klein et Olivei (1999)
trouvent une relation positive, mais qui est largement due à la présence des
pays développés dans leur échantillon. C’est un champ de recherche qui
en est à ses balbutiements, et il est clair qu’il nous reste beaucoup à
apprendre. La seule chose que l’on puisse dire à présent, c’est que la
preuve convaincante des bénéfices de la libéralisation des comptes de capi-
taux reste encore à apporter.

Parmi tous les arguments en faveur de la mobilité internationale des


capitaux, le plus attrayant est peut-être qu’elle remplit une fonction très
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utile, qui est de discipliner la politique gouvernementale. Les gouverne-
ments qui doivent assumer une responsabilité vis-à-vis des investisseurs
ne peuvent pas gaspiller aussi facilement les ressources de leur pays. L’idée
est séduisante, mais, une fois encore, on peut s’interroger sur sa pertinence
réelle. Quand les investisseurs étrangers souffrent des syndromes énumérés
plus haut, un gouvernement résolu à faire des dépenses irresponsables les
financera plus facilement s’il peut (directement ou par l’intermédiaire
d’autres acteurs locaux) emprunter à l’extérieur. De plus, quand le com-
portement de l’investisseur est dicté par des fondamentaux qui ne sont pas
facilement observables, l’équilibre qui en résulte peut présenter toutes
sortes d’aspects indésirables. En particulier, le gouvernement peut être
contraint d’adopter des mesures indésirables afin de se « conformer » aux
exigences préalables de l’investisseur (Mukand, 1998).

Remarques conclusives

L’économiste qui fait mine de mettre en question les avantages des


échanges commerciaux court le risque d’être exclu de toute bonne com-
pagnie, aussi vais-je terminer en essayant de clarifier un peu plus ma posi-

[52] )
FMI, Banque mondiale : la fin d’une époque

tion. Ce sur quoi je m’interroge ici n’est pas la thèse classique des « gains
du commerce », qui fait à juste titre la fierté de tous les économistes bien
éduqués, mais sa lointaine cousine, très surfaite, qui est la source d’affir-
mations extravagantes, sans fondement réel, sur les conséquences de l’ou-
verture. En fait, cette dernière met en danger l’acceptation par un large
public de la thèse authentique, car elle provoque des attentes excessives
qui ont peu de chances d’être satisfaites (4).

J’ai soutenu que dans le monde réel il ne suffit pas, pour ouvrir un pays,
de procéder à une révision du code des douanes et de supprimer les barrières
restreignant les investissements étrangers. Il faut une bonne dose de réformes
institutionnelles, qui demande d’y consacrer des ressources financières,
administratives et politiques. Si ces changements institutionnels sont favo-
rables au développement, ce n’est à l’évidence que par un effet de déverse-
ment. Ils ne sont pas directement orientés vers les objectifs clés du dévelop-
pement – croissance économique, meilleure gouvernance, compétences
industrielles et technologiques, diminution de la pauvreté – et il peut arriver
qu’ils détournent l’attention de ces finalités. Les réformes institutionnelles
visant à maximiser les échanges commerciaux et les mouvements de capi-
taux peuvent permettre de réaliser d’importants bénéfices, mais ne consti-
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tuent pas nécessairement la meilleure façon de stimuler le développement.

En bref, l’utilisation stratégique du commerce international et des mou-


vements de capitaux fait partie de la stratégie de développement ; elle ne la
remplace pas.
Traduction de Marc Mousli

(4) Le débat sur l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), il y a quelques années aux Etats-Unis, fournit une
illustration appropriée des dangers qu’il y a à surévaluer le commerce. Les prédictions déraisonnables faites au cours de
ce débat sur les conséquences positives de l’Alena en matière d’emploi par quelques économistes partisans incondi-
tionnels du commerce ont largement contribué à ternir l’image du libre-échange aux Etats-Unis, et sont revenues hanter
ces inconditionnels lorsque le peso mexicain s’est effondré et que la balance commerciale bilatérale s’est inversée.

Bibliographie

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Convergence », Quarterly Journal of Economics n° 108(3), 1993.
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( [53]
L’Economie Politique n° 9

.../... • Edwards Sebastian, « Openness, Productivity and Growth : What Do


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