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Nicolas Le Pape
Dans Revue économique 2015/6 (Vol. 66), pages 1089 à 1104
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 0035-2764
ISBN 9782724634150
DOI 10.3917/reco.pr2.0051
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.65.34.24)
The strategic impact of debt on the firms’ behavior in the product market was
originally investigated by Brander and Lewis [1986]. They have shown that debt
increases the level of competition in the industry. However, the lending policy of
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1089
INTRODUCTION
La vision selon laquelle les stratégies réelles poursuivies par les firmes sont
indépendantes de leurs décisions financières (endettement, capitaux propres)
est traditionnellement justifiée par le théorème de Modigliani-Miller [1958]
selon lequel le mode de financement ne modifie pas la valeur de marché d’une
entreprise. Une critique à ce théorème est apportée par brander et Lewis
[1986]. Elle est basée sur la valeur d’engagement stratégique de la dette. L’idée
défendue est que l’endettement affecte la stratégie réelle d’une entreprise sur
un marché oligopolistique. Plus précisément, pour une concurrence en quan-
tités sur un bien homogène, un financement par un contrat de dette risquée
conduit la firme à se comporter de manière plus agressive à l’encontre de ses
concurrentes, ce qui lui confère un avantage concurrentiel puisque les produc-
tions sont des substituts stratégiques. Ce résultat repose sur le statut juridique
des actionnaires qui ne prennent pas en compte l’étendue des pertes encou-
rues en cas de faillite lorsqu’ils sont protégés par la responsabilité limitée.
Le niveau de production d’équilibre qui résulte de la maximisation du profit
résiduel (ou valeur de la firme du point de vue des actionnaires) est supérieur
à celui qui découle de la maximisation du profit d’exploitation. C’est pour-
quoi un contrat de dette risquée conduit à développer une stratégie de rivalité
agressive à l’encontre des rivales et contribue à intensifier la concurrence sur
le marché des produits.
L’intérêt des articles, en économie industrielle, qui étudient le rôle de la dette
sur le comportement de marché, est de ne plus retenir une vision « isolée » de
la firme : l’influence du mode de financement sur la valeur d’une entreprise est
établie en tenant compte des conditions de réalisation du profit dans l’industrie et
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1. Ce constat est déjà souligné par brander et Lewis lorsqu’ils écrivent à propos de la théorie
de l’oligopole : « The literature on financial economics and the literature on oligopoly have at least
one common feature : they both place relatively little emphasis on the strategic relationships between
financial decisions and output market decisions » (brander et Lewis [1986], p. 956).
1090
market are constrained financially, and for understanding how capital structure
and corporate governance contribute to product market strategy » (Riordan
[2003], p. 1).
De plus, la littérature en économie financière cherche à définir une structure
financière optimale sans prendre en compte l’avantage concurrentiel que peut
procurer le mode de financement. Ainsi, Jensen et Meckling [1976] introduisent
une relation d’agence actionnaire/prêteur pour montrer qu’une structure finan-
cière optimale est atteinte lorsque les coûts d’agence de la dette comparés à ceux
des fonds propres sont minimisés. De même, selon Ross [1977], la structure
financière optimale est celle qui permet de révéler des informations privées (rela-
tives à des caractéristiques intrinsèques à la firme) à des investisseurs extérieurs.
Enfin, le modèle de Kim [1978] indique que la structure financière optimale
est atteinte lorsque la déductibilité fiscale de l’intérêt sur la dette permet de
compenser l’augmentation corrélative des coûts de faillite. Une des caractéris-
tiques de ces approches en économie financière est qu’elles ne reconnaissent pas
une fonction supplémentaire de la dette : son rôle dans le comportement et le
positionnement d’une firme face à ses rivales. D’ailleurs, dans leur synthèse de
la littérature relative aux déterminants de la structure financière des entreprises,
Harris et Raviv soulignent l’intérêt que revêtirait la prise en compte des compor-
tements de rivalité dans l’explication de la structure financière des firmes : « In
our view, models which relate capital structure to products and inputs markets
are the most promising. This area is still in its infancy and is short on impli-
cations relating capital structure to industrial organization variables such as
demand and cost parameters, strategic variables […] » (Harris et Raviv [1991],
p. 351).
Cependant, si la littérature récente en économie industrielle met en avant les
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1091
Dans les modèles qui se situent dans la lignée de l’approche brander et Lewis
[1986], le montant de la dette à rembourser en fin de période est considéré
comme variable d’engagement (fixée à la première étape du jeu). Par consé-
quent, les valeurs de la production et du risque de défaut attendu de l’entre-
prise débitrice (fixés en seconde étape) s’ajustent au montant de dette. Dans cet
article, on modifie la variable de la première étape du jeu en reconnaissant à la
probabilité de défaut de l’entreprise la fonction d’engagement stratégique. Dans
ce nouveau contexte, on renverse la nature des variables endogène et exogène
puisque le montant de la dette (et le niveau de production) s’ajuste au risque de
non-remboursement de l’entreprise débitrice.
Pour que le risque de défaut attendu puisse avoir fonction d’engagement stra-
tégique, il faut pouvoir le mesurer et garantir la transparence de cette information
(notamment auprès des firmes concurrentes et du prêteur). Quelles justifications
économiques peut-on apporter à cela ?
En premier lieu, cette vision du risque de défaut paraît cohérente avec la
pratique bancaire qui consiste à n’accorder un prêt qu’à partir d’une mesure du
risque de crédit de l’entreprise débitrice. Il est alors logique de considérer que
le montant du prêt octroyé par la banque s’ajuste au risque crédit anticipé et non
l’inverse. L’approche retenue ici, relative à une possibilité d’engagement sur un
risque de non-remboursement de l’entreprise débitrice, correspond au modèle
de la banque à l’acte2. L’utilisation des modèles internes d’évaluation du risque
crédit est un préalable à la fixation des conditions de l’emprunt3. À titre d’illus-
tration, J.P. Morgan ou le Crédit suisse utilisent comme modèles CreditMetrics
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2. L’examen des modes de relations bancaires au regard des conventions de financement oppose
un modèle de banque à l’acte à un modèle de banque à l’engagement (Rivaud-Danset [1995]).
3. Ces méthodes de mesure et de gestion du risque crédit permettent aussi d’ajuster les besoins
en fonds propres des établissements de crédit : « On considère que le niveau minimal des fonds
propres doit dépendre de la probabilité de défaut que la banque choisit elle-même de supporter »
(Dietsch et Petey [2003], p. 18).
4. On utilise la valeur de marché des fonds propres comme proxy de la valeur de marché des
actifs pour les firmes cotées.
1092
HYPOTHÈSES DU MODÈLE
Revenu aléatoire : Ri
Défaut Solvabilité
(Ri < Bi) (Ri > Bi)
5. La valeur résiduelle de l’investissement étant supposée nulle, en cas de faillite, seul le revenu
d’exploitation peut être saisi par les créanciers.
1093
Actionnaires Ri - Bi
Solvabilité
Bi
Prêteurs
État de
l’entreprise
Actionnaires
0
Défaut
Prêteurs Ri
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avec i = 1, 2 et j ≠ i.
Le paramètre a capture la taille du marché, g représente le niveau de diffé-
renciation des produits (0 g 1) et qi le niveau individuel de production.
Un choc additif sur les prix est introduit par le biais de la variable aléatoire zi
supposée être uniformément distribuée sur l’intervalle [− z , + z ] avec comme
fonction de densité f ( zi ) = 1 / (2 z) . On suppose que les chocs zi et zj sont distri-
bués indépendamment. Les coûts de production sont normalisés à zéro.
La règle de défaut est donnée par la condition suivante. Comme la firme i
rembourse sa dette sur son seul profit d’exploitation, la faillite découlera d’une
insuffisance du profit pour rembourser la dette. Cette situation apparaîtra lorsque
R i (., zi ) < Bi = R i (.,z i ). Autrement dit, la faillite résulte d’une valeur de l’aléa
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z i
z i + z
θi = F(z i ) = −z
f ( zi )dzi =
2z
.
1095
Dans cette expression, la valeur des capitaux propres est actualisée au taux
d’intérêt de l’emprunt (ri) considéré comme le coût d’opportunité des capitaux
propres10.
La valeur de qi maximise VNEi pour une valeur donnée du risque de défaut
sur le prêt (qi ou de manière équivalente z i ).
Au cours de cette même étape, le montant de la dette s’ajuste à la production et
au risque de défaut attendu (pour une valeur donnée du taux d’intérêt) puisque :
B R i (qi , q j ,z i )
Di = i = . Par conséquent, si l’investissement I est exogène,
1 + ri 1 + ri
la répartition de son financement entre E et D est endogène, puisque le montant
8. Cette représentation corrobore certaines visions des relations entre les firmes industrielles et
les banques : « Les relations contractuelles, qui existent entre les banques et les firmes industrielles,
[…] correspondent à un partage des risques » (Gaffard [1990], p. 418).
9. Le taux d est nécessairement inférieur à ri puisqu’au taux ri le profit de la banque est toujours
négatif.
10. Le taux ri, qui correspond au taux de l’emprunt, est utilisé pour l’actualisation des seuls
capitaux propres (expression VNEi). Le choix de ce taux se justifie par le fait que le coût des capi-
taux propres est une fonction croissante du risque pris par les actionnaires (lui-même lié au taux
de l’emprunt). Comme on a ri > d, la rentabilité exigée par les actionnaires est supérieure à celle
demandée par l’ensemble des apporteurs de capitaux à l’entreprise.
1096
de la dette se fixe à l’étape 2 du jeu pour une valeur donnée du risque de défaut
anticipé (déterminée à l’étape 1 du jeu).
En résumé, les variables du modèle se fixent à chaque étape du jeu selon le
schéma donné dans la figure 3.
Étape 1 Étape 2
Résolution du jeu
Les équilibres de Nash parfaits en sous-jeux sont obtenus par induction vers
l’amont. À l’étape 2, la firme i recherche un niveau de production qui maximise
la valeur nette actualisée des capitaux propres (VNEi).
z
VNEi = [ R i (…)− Bi ] f ( zi )dzi −(1 + ri )Ei .
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Comme
R i (qi , q j , zi ) = pi (qi , q j )qi + zi qi
et
Bi = R i (qi , q j ,z i ) = pi (qi , q j )qi + z i qi .
On a nécessairement :
R i (qi , q j , zi )− Bi = ( zi − z i )qi .
Il en résulte :
z
VNEi = qi z i
[ zi − z i ] f ( zi )dzi −(1 + ri )Ei .
1097
Comme
1 ri Di Bi ,
alors
(1 + ri )Ei = (1 + ri )Ii − Bi .
Sachant que f ( zi ) = 1 / (2 z), il en découle :
z
qi
VNEi =
2z z i
[ zi − z i ]dzi + Bi −(1 + ri )Ii .
( z + z i )2
Soit : VNEi (qi , q j ) = qi +(α − qi − γq j )qi −(1 + ri )I i .
4z
On cherche la valeur de qi qui maximise VNEi (qi , q j ) pour une valeur donnée
du risque de défaut sur le prêt. La condition de premier ordre donne :
uVNEi (qi , q j ) ( z + z i )2
= + α − 2qi − γq j = 0.
uqi 4z
1
Sachant que ( z + z i )2 = θi2 , la condition d’optimalité se ramène à :
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uVNG i (θi , θ j )
La condition de premier ordre est donnée par = 0 et s’écrit :
uθ i
4(2 − γ 2 )z θi2 = γ 3 z θ 2j + αγ 2 (2 − γ).
À l’équilibre symétrique, le risque de défaut sur le contrat de prêt est donné
par :
αγ 2
z θ2 = .
−γ 2 + 2 γ + 4
Le niveau d’équilibre de la production correspondant à ce risque de défaut
s’élève à
(−γ 2 + 2 γ + 4)q = 2α 2 .
proposition 1.
i) le risque de non-remboursement d’une firme endettée exerce un effet
pro-concurrentiel.
i.i) une firme endettée produit d’autant plus que le degré de différenciation
uq
des produits est fort : < 0.
uγ
1099
11. Ce résultat est vrai, quel que soit le degré de différenciation des produits.
1100
CONCLUSION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
branDer J.a. et leWis t.r. [1986], « Oligopoly and financial structure: the limited
liability effect », American Economic Review, 76 (5), p. 956-970.
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44, p. 149-161.
Dietsch m. et petey J. [2003], Mesure et gestion du risque de crédit dans les institutions
financières, banque édition.
etro f. [2010], « Endogenous market structures and the optimal financial structure »,
Canadian Journal of Economics, 43 (4), p. 1333-1352.
francK b. et le pape n. [2008], « The commitment value of the debt: a reappraisal »,
International Journal of Industrial Organization, 26, p. 607-615.
1101
a i. démonstration de la proposition 2
( z − z i )2 2
en posant ϕ(z i , z ) = + z i .
4z
upi
La condition d’optimalité à cette étape est donnée par ϕ(z i , z ) = − − qi .
uqi
Comme la production à l’équilibre et la partie non aléatoire du prix sont indépendantes
de z , on a :
uϕ uϕ
uz d z i + uz d z = 0,
i
soit
d z i uϕ uϕ
= − / .
dz uz i uz
1102
uϕ uϕ
Sachant que > 0 et >0,
uz i uz
d z i
il en résulte <0 .
dz
z + z i d θi 1 d z
La probabilité de faillite (θi ) s’écrit θi = , alors = 2 z i − z i .
2z dz
2z d z
d z i
Comme < 0 et z i > 0 ,
dz
on a donc
d θi
< 0.
dz
La probabilité de faillite est une fonction décroissante de z .
Concernant l’impact de z sur la dette, on a : Bi = p i qi +z i qi .
Comme la production et la partie non aléatoire du prix sont indépendantes de z, on a :
dBi d z i
= qi .
dz dz
d z i dBi
Sachant que < 0 , alors <0.
dz dz
La dette est une fonction décroissante de z.
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Dans un modèle où le risque de défaut est utilisé comme variable stratégique (mo-
dèle 1), la production d’équilibre d’une firme endettée est donnée par l’expression :
(4 + 2 γ − γ 2 )q = 2α 2 .
Dans un modèle où la dette est utilisée comme variable stratégique (modèle 2), la
production d’équilibre d’une firme endettée est donnée par l’équation :
Notons q* et q** les niveaux optimaux de production issus respectivement des mo-
dèles 1 et 2.
On a q* > q** si f(q*) > 0.
2
Or f (q*) = αγ4 ((4 + γ 2 )α −(4 + 2 γ − γ 2 )z).
z 4+γ 2
Par conséquent, f (q*)> 0 ⇔ α
< .
4+2 γ−γ 2
Or le risque de défaut est supposé lié à l’endettement. Cela signifie que l’on doit avoir
un revenu d’exploitation toujours positif, même pour des réalisations d’états de la nature
très défavorables. Cette condition de risque de défaut nul en l’absence d’endettement
s’écrit : p(−z)> 0. Or, en l’absence d’endettement, les niveaux individuels de produc-
α
tion sont donnés par (2 + γ)q = α , de sorte que p(−z) = α − z −(2 + γ)q = −z .
2+γ
1103
Donc p(−z)> 0 si z
α
< 2+1 γ .
Comme 1 < 4+γ 2 , il est clair que, sous l’hypothèse p(−z )> 0 , on a nécessai-
2+γ 4+2 γ−γ 2
4+γ 2
rement z
α
< . On en déduit que f (q*)> 0 , ce qui revient à q* > q **.
4+2 γ−γ 2
Dans un modèle d’engagement sur un niveau de dette (modèle 2), à l’étape 2 du jeu, le
niveau de production maximise la valeur actualisée du profit net des actionnaires (VNEi),
soit
z
VNE i (qi , q j ) = z i
[ R i (…)− Bi ] f ( zi )dzi −(1 + ri )E i
z
= [ R i (…)− Bi ] f ( zi )dzi −(1 + ri )Ii + Bi .
z i
Il faut cependant considérer une valeur de bi fixe puisque donnée à la première étape
du jeu.
z
uR i
La condition de premier ordre s’écrit : z i
[
uqi
] f ( zi )dzi = 0,
1104