Vous êtes sur la page 1sur 20

Drang et temps.

Heidegger et le problème de la
métaphysique
Inga Römer
Dans Philosophie 2020/4 (N° 147), pages 34 à 52
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0294-1805
ISBN 9782702346490
DOI 10.3917/philo.147.0034
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-philosophie-2020-4-page-34.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de Minuit.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Inga Römer

DRANG ET TEMPS.
HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA
MÉTAPHYSIQUE

À Klaus Held

Heidegger est surtout connu pour son identification de la métaphysique


avec l’onto-théo-logie et son projet d’une Verwindung, d’un dépassement-
acceptation de la métaphysique en faveur d’une « autre pensée ». Pourtant,
après la publication d’Être et temps, il y a une période pendant laquelle il
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
cherche une autre métaphysique, une métaphysique qu’il appelle « méta-
physique du Dasein » 1 ou « métaphysique de l’existence » 2. Cette période
n’a été étudiée que récemment comme une étape à part entière de la pensée
de Heidegger 3. L’intérêt croissant pour cette phase de la pensée heideggé-
rienne s’explique peut-être par le fait que nous assistons actuellement à une
renaissance de la métaphysique. Il ne va plus de soi que la métaphysique
soit « finie ». Plusieurs champs de la philosophie contemporaine ont redé-
couvert le problème de la métaphysique, que ce soit dans le cadre d’une
speculative metaphysics des catégories modales, d’une metaphysics of science,
d’une métaphysique de type réaliste ou au sein de l’historiographie philoso-
phique de la métaphysique. Ce n’est donc pas par hasard que l’on accorde
aussi une attention plus importante au fait que Heidegger, l’un des grands
critiques de la métaphysique, ait lui même employé le terme de « métaphy-
sique » de façon positive pendant une certaine période de sa pensée. Deux
questions se posent tout particulièrement dans ce contexte. D’une part, que
signifie « métaphysique » dans cette période de la pensée de Heidegger ? Et
la « métaphysique » qu’il vise ouvre-t-elle une perspective qui pourrait être
féconde pour les débats contemporains ?

1. Martin HEIDEGGER, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz [Prin-
cipes métaphysiques de la logique, à partir de Leibniz], § 10, éd. K. Held, Francfort sur le Main,
Klostermann, GA 26, p. 175.
2. Metaphysische Anfangsgründe, « Anhang », GA 26, p. 199.
3. Sans prétendre donner une bibliographie exhaustive, nous souhaitons évoquer notam-
ment la mise en avant de cette période par Alexander Schnell (De l’existence ouverte au monde
fini. Heidegger 1925-1930, Paris, Vrin, 2005, chap. IV et V), les deux grandes études sur la
métaphysique heideggérienne de François Jaran (La métaphysique du Dasein. Heidegger et la
possibilité de la métaphysique (1927-1930), préface de J. Grondin, Bucarest, Zeta Books, 2010)
et de László Tengelyi (Welt und Unendlichkeit. Zum Problem phänomenologischer Metaphysik,
Fribourg en Brisgau/Munich, Alber, 2014, pp. 228-263), et finalement les études thématiquement
plus orientées de Rudolf Bernet (Force – pulsion – désir. Une autre philosophie de la psychanalyse,
Paris, Vrin, « Problèmes et controverses », 2013, pp. 103-115) et de Stefan Schmidt (Grund und
Freiheit. Eine phänomenologische Untersuchung des Freiheitsbegriffs Heideggers, Phaenomenolo-
gica no 217, Dordrecht, Springer, 2016).

34

MP_Philo_147.indd 34 15/07/2020 14:06


DRANG ET TEMPS. HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

En essayant de répondre à ces deux questions, les réflexions suivantes


seront consacrées à un seul cours de cette période d’une métaphysique du
Dasein. Il s’agit du cours Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang
von Leibniz, professé par Heidegger pendant son dernier semestre à Mar-
bourg, en été 1928. Klaus Held en a édité le manuscrit, difficilement lisible 4.
Cette édition a été publiée en 1978 comme volume 26 de la Gesamtausgabe.
À ce jour, la traduction française n’en est toujours pas publiée. Une partie
de ce cours a déjà attiré l’attention des interprètes : il s’agit de l’introduction,
du § 10 et de l’annexe, dans lesquels Heidegger esquisse dans ses grandes
lignes son programme d’une métaphysique du Dasein et où il introduit briè-
vement le problème d’une « métontologie ». Pourtant, ce ne sont là que des
passages limités au sein d’un cours important, complexe et assez hétérogène.
Le propos de la présente étude est de mettre au jour la forme spécifique
que la métaphysique du Dasein adopte dans le cadre de l’appropriation
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
heideggérienne de Leibniz, une appropriation qui est à son tour tacitement
marquée par la pensée du dernier Scheler. Notre propos principal est alors
plus spécifiquement de caractériser la métaphysique du Dasein de l’été 1928,
alors soutenu par une interprétation philosophique de la métaphysique de
Leibniz.
Pour répondre à cette question, nous procéderons en quatre temps. La
première partie propose une reconstruction du programme d’une méta-
physique du Dasein développée par Heidegger dans le cours de 1928, une
reconstruction qui met au jour la différence entre les propos de 1928 et
ceux de la période antérieure. La deuxième partie interprète l’appropriation
heideggérienne de Leibniz à partir de ce programme. Une troisième partie
contient une critique de la métaphysique du Dasein en vue des considé-
rations métapolitiques développées par Heidegger dans cette période. La
dernière partie pose la question de l’importance éventuelle de la conception
heideggerienne dans le cadre de la renaissance actuelle du problème de la
métaphysique.

LE PROGRAMME D’UNE MÉTAPHYSIQUE DU DASEIN EN 1928

Pour comprendre le programme d’une métaphysique du Dasein esquissé


en 1928, il faut tout d’abord rappeler la nature de la pensée heideggérienne
à ce moment de son développement, ainsi que certains des problèmes prin-
cipaux auxquels elle se trouvait confrontée. Nous en soulignons trois qui
concernent la temporalité, le monde et enfin la métaphysique elle-même.
Le grand projet entamé dans Être et temps est de mettre au jour l’idée
que le sens de l’être en tant qu’être est le temps ; pourtant, les deux sec-
tions publiées montrent uniquement que le sens de l’être du Dasein est la
temporalité. Dans le cours de l’été 1927, Les problèmes fondamentaux de la

4. Voir les remarques de Klaus Held sur l’état du manuscrit dans sa postface à l’édition :
« Nachwort des Herausgebers », in Metaphysische Anfangsgründe, GA 26, pp. 287-291.

35

MP_Philo_147.indd 35 15/07/2020 14:06


INGA RÖMER

phénoménologie, Heidegger tente une « [n]ouvelle élaboration de la troi-


sième section de la première partie de Sein und Zeit 5 ». Dans les deux derniers
paragraphes de ce cours, il essaie de distinguer la Temporalité (Temporalität)
de l’être de la temporalité (Zeitlichkeit) du Dasein 6, tentative qui reste éga-
lement inachevée. Heidegger semble être confronté à un dilemme : soit on
lie trop étroitement la Temporalité à la temporalité du Dasein et à son exis-
tence individuelle, soit on vide la notion de Temporalité jusqu’au point où
elle ne peut plus servir de fil conducteur à la compréhension de l’être et des
différentes régions de l’être 7. Un deuxième problème concerne le monde.
Les analyses de la temporalité originaire et authentique du Dasein proposées
dans Être et temps ont une certaine tendance à comprendre toute relation
aux choses mondaines comme une déchéance (Verfallen), bien que cela reste
ambigu 8. Cela s’exprime, comme l’a souligné Derrida, dans une ambiguïté
de l’emploi du mot « dispersion (Zerstreuung) », qui signifie parfois une
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
« structure générale du Dasein », comme dans le § 12 qui porte sur l’être-
au-monde, parfois un « mode de l’inauthenticité » qui est caractéristique du
« On » 9. Un troisième défi relève au moins en partie de la première récep-
tion d’Être et temps en tant qu’ouvrage d’anthropologie et de philosophie

5. HEIDEGGER, Die Grundprobleme der Phänomenologie, § 1, éd. F.-W. von Herrmann, Franc-
fort sur le Main, Klostermann, 19973, GA 24, p. 1 (trad. fr. J.-F. Courtine, Les problèmes fon-
damentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 17).
6. Die Grundpr. d. Phänom., §§ 21 et 22.
7. Nous avons proposé cette interprétation dans Das Zeitdenken bei Husserl, Heidegger und
Ricœur, Phaenomenologica no 196, Dordrecht, Springer, 2010, chap. 3.3.1. Entre-temps, nous
avons pu trouver une confirmation pour notre interprétation du problème d’un concept vide de
Temporalité dans l’auto-commentaire suivi de Heidegger, écrit en 1936 sur Être et temps. Dans
le contexte de ce regard rétrospectif sur son livre de 1927, Heidegger rédige un paragraphe
« 77. Der noch nicht recht erkannte, aber doch wirksame Grund für das Abbrechen der Veröf-
fentlichung von Sein und Zeit », « 77. La raison effective, même si pas encore véritablement saisie,
pour l’interruption de la publication de Être et temps ». Et il y écrit : cette raison « lag in der
Vorahnung, daß die Auslegung des Seins aus der Zeit in der ersten Gestalt ins Leere von dünnen
heimatlosen “Bedingungen” verlaufe », elle aurait donc été « le pressentiment que l’interprétation
de l’être à partir du temps se déroule sous sa forme initiale dans le vide de “conditions” maigres et
apatrides » ; cette première interprétation aurait été « ein Irrweg – Holzweg », « un chemin erroné
– un chemin de bois », ou comme le dit la traduction officielle du recueil célèbre « un chemin
qui ne mène nulle part » (HEIDEGGER, Zu eigenen Veröffentlichungen, éd. F.-W. von Herrmann,
Francfort sur le Main, V. Klostermann, 2018, GA 82, texte no 77, p. 182).
8. Nous avons discuté ce problème dans le cadre du problème d’un présent authentique qui
semble ou bien impossible, ou bien tendant toujours déjà vers la déchéance. Voir notre analyse
dans Das Zeitdenken…, p. 155 (note 160).
9. DERRIDA, « Différence sexuelle, différence ontologique (Geschlecht I) », Heidegger et la
question. De l’esprit et autres essais, Paris, Flammarion, « Champs », 1990, pp. 145-172, ici p. 171.
Pour le premier sens voir le § 12 (p. 56), cité et traduit par Derrida comme suit : « L’In-der-Welt-
Sein du Dasein s’est, par la facticité de ce dernier, toujours déjà dispersé (zerstreut) ou même
morcelé (zersplittert) en modes déterminés de l’In-Sein. » (Loc. cit., p. 170). Pour le deuxième sens,
voir le § 75 : le Dasein inauthentique « doit alors, assiégé qu’il est par ses “affaires” se reprendre
hors de la dispersion (Zerstreuung) et de l’incohérence (Unzusammenhang) de ce qui se passe
dans le moment même s’il veut advenir à lui-même ». Ou : « En tant que On-même, chaque
Dasein est dispersé (zerstreut) dans le On, et il doit commencer par se retrouver. » (HEIDEGGER,
Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 199317, § 75, p. 390, § 27, p. 129 ; trad. fr. E. Martineau,
Être et temps, Paris, Authentica, 1985, p. 268 et 109).

36

MP_Philo_147.indd 36 15/07/2020 14:06


DRANG ET TEMPS. HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

de l’existence. Les commentaires rétrospectifs de Heidegger sur Être et


temps, qui sont désormais publiés dans le tome 82 de la Gesamtausgabe,
témoignent du fait que si Heidegger propose une compréhension métaphy-
sique de sa pensée, c’est aussi pour se distinguer plus clairement d’une vision
anthropologique ou existentiale 10. Dans le cours sur la Critique de la raison
pure professé pendant le semestre d’hiver de l’année 1927/28, il inscrit sa
propre pensée dans le sillage du problème kantien de la possibilité de la
métaphysique 11 ; cette orientation lui permet une distanciation vis-à-vis des
anthropologues et des philosophes de l’existence aussi bien que vis-à-vis des
néokantiens. Mettons les choses au clair. Trois des défis auxquels Heidegger
est confronté au début du cours de l’été 1928 sont les suivants : développer
une Temporalité de l’être qui ne se perde pas dans le subjectivisme ou dans
une forme vide, trouver une relation au monde qui ne soit pas en soi une
déchéance, et résoudre ces deux problèmes dans le cadre de la question de
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
la possibilité de la métaphysique.
Face à ces défis, passons maintenant à l’analyse du cours de 1928. Bien
que Heidegger reste inspiré par l’approche kantienne du problème de la
métaphysique, il confère maintenant une forme aristotélicienne à ce pro-
blème. La philosophie comme philosophie première aurait un « double
caractère » 12 : elle est « ontologie » et « théologie » 13. L’ontologie serait
la « science de l’être » et la théologie serait une « science du sur-puissant
(Übermächtigen) », qui traite d’une « contemplation du κόσμος » 14. Pour
Heidegger, cependant, « εῖον […] signifie : l’étant par excellence – le ciel :
ce qui englobe et subjugue (Umgreifende und Überwältigende), ce sous quoi
(worunter) et sur lequel (woran) nous sommes jetés, d’où nous sommes acca-
parés (benommen) et attaqués (überfallen), le sur-puissant. Le θεολογεῖν est
une contemplation du κόσμος […] 15. » Heidegger comprend donc l’onto-
logie aristotélicienne comme « science de l’être » et interprète la théologie
aristotélicienne comme science du κόσμος.
L’« Annexe » du cours, intitulée « Caractérisation de l’idée et de la fonc-
tion d’une ontologie fondamentale », fait voir comment Heidegger tâche
de s’approprier cette conception aristotélicienne dans le contexte d’une
« métaphysique de l’existence » 16. Tournons-nous vers l’esquisse qu’il

10. Les remarques suivies de 1936 sur le livre commencent par ces mots : « L’essence, c’est-
à-dire le caractère transitoire de l’“ontologie fondamentale”. (L’interprétation fausse comme
“anthropologie” et “philosophie de l’existence”) ». Et par la suite, on trouve de nombreux
passages comme celui-ci : « Non pas existentiel-transcendantal mais “métaphysique”. » Heidegger
parle d’une préparation « à la méta-physique du Dasein » qui serait « [c]ontre toute sorte d’“an-
thropologie” ». Voir HEIDEGGER, Zu eigenen Veröffentlichungen, p. 7, à propos du § 4, p. 29 et 32.
11. Nous avons interprété ce cours ainsi que l’ensemble des interprétations heideggériennes
de Kant dans « Les interprétations heideggériennes de Kant », Archives de philosophie, no 81/2
(2018), pp. 329-352.
12. HEIDEGGER, Metaphysische Anfangsgründe, « Einleitung. III », GA 26, p. 13.
13. Metaph. Anfangsgr., « Einleitung. III », GA 26, p. 17.
14. Metaph. Anfangsgr., « Einleitung. III », GA 26, p. 13.
15. Ibid.
16. Metaph. Anfangsgr., « Anhang », GA 26, p. 199.

37

MP_Philo_147.indd 37 15/07/2020 14:06


INGA RÖMER

donne de son programme. Il distingue trois moments : « 1. l’analytique du


Dasein », « 2. l’analytique de la Temporalité (Temporalität) de l’être » et,
troisièmement, un renversement dans une « ontique métaphysique (meta-
physische Ontik) » 17. Il décrit le passage du deuxième au troisième moment
de la manière suivante : « Mais cette analytique temporelle (temporal) est en
même temps le tournant (Kehre) dans lequel l’ontologie elle-même revient
expressément à l’ontique métaphysique, dans laquelle elle se trouve toujours
implicitement. Il s’agit de conduire l’ontologie au renversement (Umschlag),
latent en elle, à travers le mouvement de radicalisation et d’universalisation.
C’est là que s’accomplit le tournant, qui aboutit au renversement en méton-
tologie » 18. Ce passage dense résume in nuce la transformation heideggé-
rienne de la métaphysique aristotélicienne en une métaphysique du Dasein :
l’analytique du Dasein et l’analytique de la Temporalité, qui composent
ensemble l’ontologie fondamentale heideggérienne, correspondent à l’onto-
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
logie aristotélicienne, la science de l’être ; l’ontique métaphysique, située au
sein d’une métontologie, correspond à la théologie aristotélicienne comme
cosmologie. Heidegger résume : « L’ontologie fondamentale et la métonto-
logie constituent, dans leur unité, le concept de la métaphysique » 19. Tan-
dis que les deux premiers moments de ce programme sont bien connus,
le troisième renvoie à un nouveau lieu architectonique dans la pensée de
Heidegger. Que signifie exactement ce troisième moment ? Et comment
Heidegger cherche-t-il à développer une métontologie qui serait une trans-
formation de la théologie aristotélicienne comprise comme cosmologie ?
Il convient de souligner d’abord que la métontologie à laquelle Heidegger
aspire n’est pas une méta-ontologie au sens d’un discours sur l’ontologie
et son statut, comparable à ce qui se discute aujourd’hui sous le titre de
« metametaphysics ». Heidegger se réfère plutôt à l’expression grecque
μεταβολή, qu’il traduit par « renversement (Umschlag) » 20. On peut penser
ici à la Poétique d’Aristote et à l’idée d’un renversement dans le cours d’une
tragédie 21. Il s’agit d’un renversement de l’ontologie fondamentale en une
autre discipline, une discipline que Heidegger appelle « métontologie » en
raison de son lieu architectonique dans une métaphysique du Dasein, et au
sein de laquelle deviendra possible une « ontique métaphysique ». La dis-
cipline de la métontologie traite de « l’étant en sa totalité (das Seiende im
Ganzen) ». Le Dasein se trouve toujours déjà au sein de cet « étant en sa tota-
lité », mais ce dernier ne pouvait devenir « thème » 22 qu’une fois l’ontologie
fondamentale traversée. Heidegger insiste sur la différence entre l’ontique
métaphysique, qui devient possible dans le cadre d’une métontologie, et une
« ontique sommaire » (summarische Ontik) en tant que « science générale
qui réunirait empiriquement les résultats des sciences singulières dans une

17. Metaph. Anfangsgr., « Anhang », GA 26, p. 201.


18. Ibid.
19. Metaph. Anfangsgr., « Anhang », GA 26, p. 202.
20. Metaph. Anfangsgr., « Anhang », GA 26, p. 201.
21. Voir le chapitre 13 de la Poétique, surtout 1452 b-1453 a.
22. HEIDEGGER, Metaph. Anfangsgr., « Anhang », GA 26, p. 199.

38

MP_Philo_147.indd 38 15/07/2020 14:06


DRANG ET TEMPS. HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

soi-disant vision du monde » (Weltbild) 23. Au lieu de rassembler les résultats


empiriques des sciences et de leur donner une interprétation conceptuelle
unifiée dans une vision du monde, l’ontique métaphysique traite des étants
à partir de la métontologie. Et la métontologie qui aborde l’étant dans sa
totalité est la reprise de la question de la théologie aristotélicienne au sens
d’une cosmologie – elle est la question du monde dans son entier.
Pour éclairer davantage cette esquisse très synthétique de Heidegger,
nous pouvons nous tourner vers deux auteurs qui jouent un rôle tacite dans
la discussion heideggérienne de ce problème d’une métontologie. Il s’agit de
Max Scheler et d’Emmanuel Kant.
Il est fort probable que le terme de « métontologie » fasse écho à la
« métanthropologie » (Metanthropologie) 24 conçue par Scheler dans sa pen-
sée tardive. Scheler est mort le 19 mai 1928, et Heidegger interrompt son
cours pour lui consacrer une nécrologie 25. Dans cet hommage, Heidegger
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
dit non seulement que Scheler était « la force philosophique la plus puis-
sante […] au sein de la philosophie contemporaine » 26, mais il souligne aussi
que le « caractère total de son questionnement » (Totalität des Fragens) était
« caractéristique de son être » (kennzeichnend für sein Wesen), « une irré-
pressible impulsion [Drang] de toujours penser et interpréter en vue de la
totalité [im Ganzen] » 27, une « possession par la philosophie » 28, que « seuls
quelques-uns ont pu vivre directement dans des discussions et des confron-
tations [Auseinandersetzungen und Kämpfen] de jour comme de nuit avec
lui » 29. On peut supposer que Heidegger était l’un de ces « quelques-uns ».
Et l’on voit tout de suite le lien avec la question que Heidegger est en train
de développer, lorsqu’il dit que Scheler aurait posé « la question de savoir ce
qu’était l’homme – cette question encore une fois posée dans la totalité de
la philosophie, au sein de la théologie aristotélicienne » 30. Scheler est pour
Heidegger un penseur de « l’étant dans sa totalité », et ainsi quelqu’un qui
aurait essayé de s’approprier le problème de la théologie aristotélicienne.
Mais comment le regretté Scheler aurait-il abordé ce problème ?

23. Metaph. Anfangsgr., « Anhang », GA 26, p. 199 sqq. Un tel programme se trouve, dans le
sillage de Carnap, dans les récentes metaphysics of science. Voir p. ex. ROSS, LADYMAN et KINCAID
(éd.), Scientific Metaphysics, Oxford, Oxford University Press, 2013.
24. SCHELER, « Philosophische Weltanschauung (1928) » [Vision philosophique du monde],
Späte Schriften, éd. M. S. Frings, Bern et Munich, Francke Verlag, « Gesammelte Werke » t. IX,
pp. 75-84, ici p. 83 ; trad. fr. Ph. Secretan, « Science – philosophie – métaphysique », in SCHE-
LER, Six essais de philosophie et de religion, éd. Ph. Secretan, introduit par H. U. von Balthasar,
Fribourg, Editions Universitaires Fribourg Suisse, 1996, pp. 113-122, ici p. 121 ; traduction
modifiée. Secretan traduit « méta-anthropologie », traduction qui est pertinente pour Scheler,
mais qui cache le lien avec le texte de Heidegger.
25. Voir HEIDEGGER, « In memoriam Max Scheler », Metaph. Anfangsgr., GA 26, pp. 62-64.
26. Metaph. Anfangsgr., GA 26, p. 62.
27. Metaph. Anfangsgr., GA 26, p. 63.
28. Metaph. Anfangsgr., GA 26, p. 64.
29. Metaph. Anfangsgr., GA 26, p. 63.
30. Ibid.

39

MP_Philo_147.indd 39 15/07/2020 14:06


INGA RÖMER

On trouve une réponse à cette question dans la première partie du texte


« Philosophische Weltanschauung » de l’année 1928, ainsi que dans les manus-
crits sur les « métasciences », écrits dans les années 1926-1928 31. Scheler dis-
tingue deux ordres de métaphysique. La « métaphysique de premier rang »
(erster Ordnung) traite « des “problèmes-limites” [Grenzprobleme] des sciences
positives » 32. Elle pose des questions comme celle du sens de la matière ou du
sens de la vie, et conduit ainsi à des « métasciences » comme « la méta-phy-
sique, la méta-biologie, la méta-psychologie, la méta-noétique, la méta-his-
toire et la sociologie, la méta-axiologie etc. » 33. Ces différentes métasciences
trouvent leur « unité » dans la « métascience de l’homme – la métanthropolo-
gie » 34. C’est dans cette métanthropologie que l’on trouverait « en même temps
le passage médiatisant [vermittelnde Übergang] des métasciences […] à la
métaphysique suprême » (oberste Metaphysik) 35. Cette métaphysique suprême
est « la métaphysique de second rang », une « métaphysique de l’absolu » 36 qui
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
est une « métaphysique de l’Ens a se et de ses attributs » 37. Scheler résume son
propos en disant que « la métaphysique moderne n’est plus une cosmologie ni
une métaphysique de l’objet, mais une métanthropologie [Metanthropologie]
et une métaphysique des actes (Aktmetaphysik) » 38. Nous pouvons illustrer le
programme heideggérien et le schélérien par le schéma suivant :

Heidegger Scheler
(renversement (Umschlag) en 3.) (passage (Übergang) à 4.)
3. Métanthropologie (comme unité
des métasciences)
2. Analytique de la Temporalité 2. Métasciences (problèmes limites
des sciences positives)
1. Analytique du Dasein 1. Sciences positives
3. Métontologie (comme pensée du 4. Métaphysique de l’absolu, de
monde) et ontique métaphysique l’Ens a se

Précision
1.-2. = l’ontologie fondamentale 2.-3. = métaphysique du premier ordre
1.-3. = métaphysique 4. = métaphysique de second ordre

31. SCHELER, « Philosophische Weltanschauung » ; « Manuskripte zu den Metaszienzien »


(1926-1928), Schriften aus dem Nachlaß. Band 2 : Erkenntnislehre und Metaphysik, éd. par Manfred
S. Frings, Bern et Munich, Francke Verlag, « Gesammelte Werke » vol. XI, pp. 125-184.
32. « Philosophische Weltanschauung », p. 81 (trad. fr., p. 120).
33. SCHELER, « Manuskripte zu den Metaszienzien », p. 125.
34. Ibid.
35. « Manuskripte zu den Metaszienzien », p. 125 sqq.
36. « Philosophische Weltanschauung », p. 81 (trad. fr., p. 120).
37. « Manuskripte zu den Metaszienzien », p. 126.
38. « Philosophische Weltanschauung », p. 83 (trad. fr., p. 121, ici légèrement modifiée).

40

MP_Philo_147.indd 40 15/07/2020 14:06


DRANG ET TEMPS. HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

L’analogie dans la manière de structurer le problème saute aux yeux.


Pourtant, il y a deux différences essentielles. D’abord, là où Scheler se
contente d’une métanthropologie, Heidegger cherche une analytique de
la Temporalité de l’être ; pour Heidegger une anthropologie, fût-elle une
métanthropologie, ne va pas suffisamment loin, car il s’agit d’atteindre le
sens temporel (temporal) de l’être. Ensuite, là où Scheler voit une méta-
physique de l’absolu et critique explicitement la métaphysique en tant que
cosmologie, Heidegger pense ne pas pouvoir aller plus loin que jusqu’à une
métontologie en tant que pensée du monde. À côté de cette différence de
fond, on s’aperçoit d’une autre différence qui concerne l’usage du préfixe
méta-. Tandis que Heidegger avait explicitement souligné que le méta- dans
le mot « métontologie » se réfère au mot μεταβολή et au fait que la pensée
de l’étant dans sa totalité ne peut être atteinte qu’à partir d’un renverse-
ment de l’analytique de la Temporalité en métontologie, Scheler emploie le
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
préfixe meta- au sens de trans-. Mais il nous semble que cette différence est
plutôt de nature terminologique, sans être liée à une différence de fond à
cet égard. Chez Scheler, nous trouvons aussi l’idée d’un renversement – ici,
un renversement de la métanthropologie en métaphysique de l’absolu. D’un
autre côté, la métontologie heideggérienne pourrait aussi être interprétée au
sens d’une méta-ontologie : au-delà de l’analytique de la Temporalité, il y a
la pensée de l’étant dans sa totalité – mais il s’agit de l’étant en sa totalité, au
sein duquel nous sommes toujours déjà jetés, et qui en ce sens serait en-deçà
de l’analytique du Dasein.
Au-delà de Max Scheler, c’est peut-être Kant qui constitue une source
d’inspiration pour cette nouvelle discipline de la métontologie. C’est de
Christian Wolff que Kant hérite du problème de la cosmologie rationnelle
comme l’une des trois disciplines de la métaphysique spéciale. Sa critique
de cette cosmologie se trouve dans la partie de la Critique de la raison pure
qui aborde les antinomies de la raison pure. Et même si le cours sur la
Critique de la raison pure, professé par Heidegger pendant l’hiver de l’année
1927/28, se termine par l’interprétation de la déduction A et n’arrive pas
jusqu’à la Dialectique transcendantale, on pourrait comprendre la méton-
tologie comme une reprise du problème métaphysique de notre finitude
vis-à-vis du monde.
Après avoir introduit le programme d’une métaphysique du Dasein pro-
posé par Heidegger en 1928, ainsi que ses deux sources probables, nous
pouvons revenir aux trois défis repérés au début de cette section. Nous
avions dit que Heidegger, à l’été 1928, se voyait confronté à trois problèmes :
développer une temporalité de l’être qui ne se perde pas dans le subjecti-
visme ou dans une forme vide, trouver une relation au monde qui ne soit pas
en soi une déchéance, et résoudre ces deux problèmes dans le cadre de la
question de la possibilité de la métaphysique. Comment la métaphysique du
Dasein apporte-t-elle une réponse à ces deux premiers problèmes ?
La réponse à l’objection du subjectivisme démesuré se trouve dans ce
que Heidegger appelle en 1928 « la neutralité métaphysique et l’isolement

41

MP_Philo_147.indd 41 15/07/2020 14:06


INGA RÖMER

du Dasein » 39. Le « projet métaphysique » exige un « engagement existen-


tiel extrême […] du projetant lui-même » (extremen existenziellen Einsatz
[…] des Entwerfenden selbst), engagement qui ne conduit pas précisément
à un individualisme radical, mais révèle « l’inessentialité du soi » (Unwesent-
lichkeit des Selbst) 40 et son « insignifiance personnelle » (personale Belang-
losigkeit) 41. Heidegger ne développe pas cette idée en détail. Il pourrait
s’agir là d’une distanciation du Dasein vis-à-vis du On en faveur d’un mode
d’existence authentique ; ce mode authentique, cependant, n’impliquerait
pas un projet de monde individuel d’un Dasein singulier, mais un « projet
métaphysique » 42 du monde en sa totalité. Ce projet métaphysique serait
le projet de monde du métaphysicien en l’homme. Le Dasein doit s’y abs-
tenir de ses intérêts personnels individuels « par le service et au service de
la totalité à chaque fois possible » (durch den Dienst und im Dienst des je
möglichen Ganzen) 43. Mais comment comprendre cette « totalité à chaque
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
fois possible » ? Sans le préciser, Heidegger semble penser à un projet his-
torique de la totalité, c’est-à-dire de la totalité possible à ce moment de l’his-
toire. Le projet métaphysique du monde serait ainsi une compréhension du
monde possible à ce moment historique précis. C’est cette idée que Heideg-
ger reprend apparemment à la fin du cours lorsqu’il parle de la « liberté en
vue du fondement » (Freiheit zum Grunde) 44, qui serait « le fondement de la
raison (der Grund des Grundes) » 45. Le projet de liberté décrit « différentes
sortes de “raisons” (par exemple les quatre causes) » (verschiedene Arten
von “Gründen” (z. B. die vier Ursachen)) et en général « différentes manières
de questionner, connaître, justifier et prouver » (verschiedene Weisen des
Befragens, Erkennens, Begründens und Beweisens) 46 qui caractérisent un
monde. Ce ne serait qu’à partir d’un tel projet métaphysico-historique du
monde, qui projette différentes sortes de raisons, qu’aurait lieu « l’entrée de
l’étant dans le monde (Welteingang von Seiendem) » 47 : autrement dit, ce ne
serait qu’à partir de son projet métaphysique du monde que le Dasein com-
prendrait l’étant. Et cette compréhension ne se limiterait nullement à une
compréhension du monde par un Dasein individuel, si ce dernier cherche un
« projet métaphysique » dans la « neutralité métaphysique » et par un « enga-
gement existentiel extrême ».
Cela nous ramène à la deuxième question posée plus haut : comment la
métontologie peut-elle éviter le problème de l’interprétation du monde en
termes de déchéance ?

39. HEIDEGGER, Metaphysische Anfangsgründe, § 10, GA 26, p. 176.


40. Ibid.
41. Metaph. Anfangsgr., § 10, GA 26, p. 177.
42. Metaph. Anfangsgr., § 10, GA 26, p. 176.
43. Ibid.
44. Metaph. Anfangsgr., § 13, GA 26, p. 276.
45. Metaph. Anfangsgr., § 13, GA 26, p. 277.
46. Ibid.
47. Metaph. Anfangsgr., § 13, GA 26, p. 274.

42

MP_Philo_147.indd 42 15/07/2020 14:06


DRANG ET TEMPS. HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

Être et temps demeurait encore ambigu sur le sens de la dispersion


(Zerstreuung), et n’avait pas donné une interprétation claire de ce que pour-
rait être une dispersion comme structure générale, et non nécessairement
inauthentique, du Dasein. Le cours de 1928 est à cet égard plus précis, et
introduit en même temps une nouvelle idée. Celle-ci tourne autour des
termes de dissémination et de dispersion, cette dernière étant désormais
comprise en un autre sens que dans l’œuvre de 1927. La « dissémination
(Streuung) » est une « dissémination originaire (ursprüngliche Streuung) »
qui « appartient à l’essence du Dasein en général, selon son concept méta-
physiquement neutre » 48. Et cette « dissémination originaire » (ursprüngliche
Streuung) serait « d’un certain point de vue [Hinsicht] très précis, une dis-
persion [Zerstreuung] » 49. Heidegger fait apparemment une distinction,
qui transforme la différence entre un existential et sa concrétude existen-
tielle : la dissémination essentielle du Dasein n’est pas une simple structure
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
formelle, existentiale, qui pourrait se concrétiser de plusieurs manières
différentes, authentique ou inauthentique. L’appropriation, ici implicite,
de Leibniz fait que Heidegger comprend plutôt la dissémination méta-
physique du Dasein comme « la puissance de l’origine » (Mächtigkeit des
Ursprunges) qui, par une « multiplication » (Mannigfaltigung) ou « diver-
sification » (Vermannigfaltigung) 50, se concrétise dans la dispersion fac-
tuelle de « la corporéité vivante [Leiblichkeit] et, avec cela, la sexualité »
(Geschlechtlichkeit) 51, « l’historialité » (Geschichtlichkeit), « la spatialité »
(Räumlichkeit) et « l’être-avec » au sens d’un « être-les-uns-avec-les-autres
factuellement relié » (faktisch gebundenen Miteinanderseins) 52.
La dispersion factuelle ainsi comprise est par ailleurs toujours déjà liée à
la liberté. Heidegger le dit explicitement pour l’être-les-uns-avec-les-autres,
mais sa phrase fait comprendre qu’il vaut pour tous les moments de la dis-
persion, c’est-à-dire qu’ils sont « ultimement fondés dans la liberté d’exis-
tence en général » (letztlich in der Freiheit des Daseins überhaupt gründet) 53.
Le projet métaphysique du monde, d’une part, et la dispersion factuelle du
Dasein, d’autre part, sont fondamentalement reliés entre eux. Si Heidegger
parle ici d’une relation de fondation, cela ne signifie guère que la dispersion
factuelle en tant que telle serait produite par la liberté. La formule veut
plutôt dire que la dispersion factuelle du Dasein devient accessible à partir
d’un projet de monde émanant de la liberté. Ce n’est qu’à partir d’un tel

48. Metaph. Anfangsgr., § 10, GA 26, p. 173. Pour la traduction par « dissémination », voir
DERRIDA, « Différence sexuelle, différence ontologique (Geschlecht I) », p. 162.
49. HEIDEGGER, Metaph. Anfangsgr., § 10, GA 26, p. 173.
50. Metaph. Anfangsgr., § 10, GA 26, p. 173.
51. Le mot allemand « Geschlechtlichkeit » ne signifie pas seulement « sexualité », mais renvoie
également au lignage. Derrida donne la série suivante de traductions possibles : « “Geschlecht” (du
mot pour sexe, race, famille génération, lignée, espèce, genre) » (DERRIDA, « Différence sexuelle,
différence ontologique (Geschlecht I) », p. 145).
52. HEIDEGGER, Metaph. Anfangsgr., § 10, GA 26, pp. 173, 174 et 175.
53. Metaph. Anfangsgr., § 10, GA 26, p. 175.

43

MP_Philo_147.indd 43 15/07/2020 14:06


INGA RÖMER

projet que la dispersion factuelle est mise au jour ou, plus précisément, mise
au monde.
Si le projet de monde émanant de la liberté met au jour la dispersion
factuelle du Dasein, il se produit aussi ceci : la multiplication (Mannig-
faltigung) et diversification (Vermannigfaltigung) en dispersion factuelle
devient désormais une « multiplicité » (Mannigfaltigkeit) 54 des étants. Le
projet de monde, qui s’enracine dans et se rapporte à la dispersion factuelle,
met au monde une multiplicité des étants et est ainsi responsable d’une
entrée de l’étant dans le monde. Heidegger souligne que la multiplicité des
étants n’est précisément pas première ; elle n’est possible que par l’entrée
de l’étant dans le monde, sur le sol de la liberté et de la dispersion factuelle.
Cette multiplicité (Mannigfaltigkeit) mise au monde semble précisément
être le fondement de ce que Heidegger appelle une « ontique métaphy-
sique » 55. Cette ontique métaphysique préciserait les « différentes sortes de
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
raisons » et les « différentes manières de questionner, connaître, justifier et
prouver » comme des structures des étants mis au monde. Elle conduirait
ainsi à une « connaissance ontique », plus précisément à « différentes pos-
sibilités de compréhension et de connaissance ontique (historique, biolo-
gique, psychologique, cosmologique) » (die verschiedene[n] Möglichkeiten
des ontischen Verstehens und Erkennens (geschichtliche, biologische, psycho-
logische, kosmologische)) 56.
On voit bien que la dispersion factuelle du Dasein n’est pas identique à la
dispersion de la déchéance : la dispersion ici en question est une « dispersion
jetée du Dasein, qui appartient à son essence et est encore comprise d’une
façon tout à fait neutre » (wesenhaft geworfene Zerstreuung des noch ganz
neutral verstandenen Daseins) 57. On voit donc que Heidegger parvient en
1928 à une compréhension métaphysique de la dispersion qui se distingue
du sens ambigu de la dispersion dans Être et temps : en 1928, la disper-
sion dans le monde du « On » serait un mode inauthentique de la dispersion
au sens métaphysique. Au lieu de lier la dispersion en tant que telle à la
déchéance et de poursuivre la tendance augustinienne de 1927, qui est de
comprendre la temporalité authentique du Dasein plutôt comme un retrait
du monde, le cours de 1928 en arrive à l’idée d’une dissémination originaire
qui se multiplie en dispersion factuelle et rend possible, conjointement avec
le projet de monde, l’ontique métaphysique – tout cela demeurant neutre
vis-à-vis de la question de l’authenticité et de l’inauthenticité.
Mais comment ces nouvelles idées se rapportent-elles à l’interprétation de
Leibniz proposée par Heidegger dans le cours de 1928 ?

54. Metaph. Anfangsgr., § 13, GA 26, p. 277.


55. Metaph. Anfangsgr., « Anhang », GA 26, p. 201.
56. Metaph. Anfangsgr., § 13, GA 26, p. 277. On peut voir ici une reprise et une transfor-
mation heideggérienne de l’idée husserlienne des ontologies régionales.
57. Metaph. Anfangsgr., § 10, GA 26, p. 174.

44

MP_Philo_147.indd 44 15/07/2020 14:06


DRANG ET TEMPS. HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

UNE MÉTAPHYSIQUE DU DRANG À PARTIR DE LEIBNIZ

À la recherche d’une réponse à cette question, nous passons maintenant à


l’interprétation heideggérienne de la métaphysique de Leibniz qui est déve-
loppée dans le cours de 1928. Plus tard, Leibniz sera pour Heidegger un
penseur de la métaphysique moderne, de la représentation et de la raison
suffisante. Mais en 1928, il est pour lui un allié dans la recherche d’une méta-
physique du Dasein. Quelle est alors l’orientation philosophique de cette
interprétation ? Comment reflète-t-elle la pensée de Heidegger pendant
cette période ? Et quel est le rapport avec son programme d’une métaphy-
sique du Dasein que nous venons de reconstruire ?
Rappelons-nous encore une fois que Heidegger avait donné un cours sur
Kant au semestre précédent. C’est-à-dire qu’au début du cours de 1928, il
avait encore à l’esprit son interprétation des trois synthèses de l’imagination
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
à partir de la déduction A au moyen des trois extases de la temporalité. La
lecture de la monadologie de Leibniz lui permet ensuite d’interpréter cette
temporalité comme une « impulsion » (Drang) 58 et de lui donner un sens
métaphysique. « Drang » est le mot par lequel Heidegger traduit le trait cen-
tral de la vis activa. Il souligne que la vis activa n’est ni une potentia passiva,
ni une potentia activa 59. Elle se situerait entre les deux, au sens où elle impli-
querait plutôt la positivité d’un certain effort, un conatus, ou, comme le dit
Heidegger, elle se caractérise par un « tendre vers… » (Tendieren nach…) 60.
Si pour Leibniz l’être de l’étant est la substantialité de la substance 61, si la
substance est une monade et si la monade est caractérisée par la vis activa,
alors l’être est Drang.
Même si Heidegger parle de Leibniz, on peut supposer que son choix
du mot Drang est aussi une référence implicite à la philosophie tardive de
Scheler. Cette dernière était caractérisée par les deux concepts de Geist et
Drang, Esprit et Pulsion 62 ou « énergie de poussée 63 ». Les deux concepts
trouvent leur place dans l’idée schélérienne d’un mouvement téléologique
de l’absolu, en lequel la Pulsion est de plus en plus formée par l’Esprit et
l’Esprit de plus en plus pénétré par la Pulsion. Ce mouvement est seulement
possible et imaginable par l’homme, donc relève d’une anthropologie. Mais
à nouveau, Heidegger est plus prudent que Scheler lorsqu’il réduit la pensée
schélérienne de l’absolu à une pensée métaphysique du projet de monde.

58. Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 102. La traduction de Drang par « impulsion » était
proposée par Julien Pieron, Michel Fichant et Dominique Pradelle dans une traduction inédite
de l’extrait « Aus der letzten Marburger Vorlesung (1928) », Wegmarken, éd. F.-W. von Herrmann,
Francfort sur le Main, Klostermann, 20043, GA 9, pp. 79-101. Tandis que cette traduction souligne
à juste titre la référence prioritaire à Leibniz, nous verrons plus loin que ce terme contient chez
Heidegger également une référence implicite à Scheler.
59. Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 101 sqq.
60. Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 102.
61. Voir Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, pp. 89 et 86.
62. Voir cette traduction de Heinz Leonardy dans son article « La dernière philosophie de
Max Scheler », Revue philosophique de Louvain, no 43 (1981), pp. 367-390, ici p. 383.
63. Voir p. ex. Scheler, « Philosophische Weltanschauung », p. 81 (trad. fr., p. 119).

45

MP_Philo_147.indd 45 15/07/2020 14:06


INGA RÖMER

La question qui se pose alors est : comment Heidegger relie-t-il la pensée


du projet métaphysique du monde à l’idée d’un Drang ? La réponse est à
chercher dans un lien entre le Drang et la temporalité.
Heidegger décrit le Drang comme une tendance unitaire qui se développe
en deux moments : d’une part il unit, d’autre part il diversifie (vermannig-
faltigt), ce qui fait que le Drang est une tendance unificatrice-diversifiante.
D’une part, il y a un changement constant et une diversification dans le
Drang lui-même, laquelle est toujours à nouveau réunie ; cette unification est
qualifiée de « transcendante » (ausgreifend) et d’« englobante » (umgreifend),
en ce sens qu’elle comprend une unité dans une « anticipation » (Vorausgrei-
fen) 64. Il n’est pas difficile de reconnaître dans ces mots l’extase temporelle
de l’avenir, avec son caractère de projet. D’autre part, le Drang est aussi
un « multiple » (Mannigfaltige[s]) 65 en mouvement, qui change et est sans
cesse de nouveau réuni. Ce multiple implique que le Drang est également
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
« un poussé » (Ge-drängtes) 66, c’est-à-dire qu’il n’est pas seulement une ten-
dance positive, mais qu’il est aussi poussé et défié par le multiple changeant.
On reconnaît dans ce multiple du Drang une nouvelle figure de l’extase de
l’être-été (Gewesenheit). Finalement, le Drang s’unifie et se diversifie dans la
« tendance vers… », et l’extase du présent semble émerger de cette tension.
Il n’est donc pas surprenant que Heidegger déclare : « Le Drang lui-même
est la source du temps » (Dem Drang selbst entspringt die Zeit) 67. Tandis que
cette phrase suggère une primauté du Drang vis-à-vis du temps, Heidegger
emploiera plus tard une tournure qui semble plus appropriée : il parle de « la
temporalisation (le Drang) » (die Zeitigung (der Drang)) 68, suggérant que le
Drang se déploie comme temporalité extatique.
Ces deux moments du Drang sont précisés d’une manière qui est impor-
tante pour la métaphysique du Dasein. Pour Leibniz, chaque monade
est une perspective individuelle sur l’univers. Cela signifie, aux yeux de
Heidegger, que la transcendance englobante et unifiante s’effectue selon un
« point de vue », comme il le dit en français, selon un « Gesichts-punkt » en
allemand, ou encore selon un « Augen-punkt » 69. Ce point de vue est une
perspective particulière sur la totalité. C’est la finitude qui s’exprime dans le
fait que chaque monade avec son Drang représente « le monde en sa totalité
(das Weltganze) », même si elle « ne le saisit jamais dans sa totalité » 70. En
d’autres termes, le Drang tend vers une compréhension du monde en sa tota-
lité, mais celle-ci ne peut unifier le monde dans lequel il se trouve que dans
la perspective finie qui lui est propre. Heidegger affirme dans ce contexte

64. HEIDEGGER, Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 112. Le verbe allemand ausgreifen signifie
s’étendre vers quelque chose. Nous avons choisi de le traduire par « transcender » pour rendre
le sens visé par Heidegger.
65. Ibid.
66. Ibid.
67. Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 115.
68. Metaph. Anfangsgr., § 12, GA 26, p. 271.
69. Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 117.
70. Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 119.

46

MP_Philo_147.indd 46 15/07/2020 14:06


DRANG ET TEMPS. HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

que chaque monade est une « histoire du monde » (Welt-Geschichte) 71, une
histoire du monde d’un point de vue spécifique. L’autre moment du Drang,
en revanche, dénote la multiplicité, que Heidegger appelle son « caractère
de “monde” » (‘Welt’-Charakter) 72. Le multiple naît du monde dans lequel
existe le Dasein, mais en même temps le multiple (das Mannigfaltige) est
un moment du Drang lui-même, c’est-à-dire que ces moments mondains
sont toujours déjà marqués par le mouvement unificateur et diversifiant du
Drang et par son mode particulier. Le Drang est donc une perspective sur le
monde, et en même temps un multiple qui se nourrit du monde.
Si nous lisons maintenant le programme d’une métontologie à la lumière
de cette interprétation de Leibniz, Heidegger semble s’orienter vers une
métontologie du Drang temporel. Si la métontologie traite de l’étant en sa
totalité dans lequel le Dasein est toujours déjà présent lorsqu’il comprend
l’être, cet étant dans sa totalité devient alors thème dans un double, voire
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
triple mouvement : du Drang surgit l’unification du monde dans sa totalité
à partir d’une perspective historico-métaphysique (projet de l’avenir) ; cette
unification se produit à partir de la diversification de la dissémination en
dispersion factuelle, à savoir en corporéité, spatialité et être-les-uns-avec-
les-autres (être-été) ; de ce double mouvement surgit, toujours à nouveau,
l’ontique métaphysique, avec elle le savoir ontique, par exemple historique,
biologique, psychologique et cosmologique (présent). La transformation
heideggérienne du thème de la théologie aristotélicienne de l’étant dans sa
totalité conduit ainsi en 1928 à une métontologie du Drang temporel. Celle-ci
rend aussi plus clairement compte de la relation précise entre métontologie
et ontique métaphysique. Le concept de temporalité devient un concept
métontologique et métaphysique caractérisé par le Drang. Et dans ce cadre,
c’est l’ekstase du présent qui rend possible l’ontique métaphysique.
Cette conception du cours de 1928 soulève un certain nombre de ques-
tions, dont trois que nous voudrions discuter explicitement dans ce qui suit.
D’abord, une question se pose relativement au statut de l’ontologie fon-
damentale avec ses deux versants que sont l’analytique de la temporalité du
Dasein et l’analytique de la Temporalité de l’être. Dans le programme méta-
physique décrit par Heidegger en 1928, l’ontologie fondamentale devait
remplacer l’ontologie aristotélicienne, la science de l’être. À ses limites, il y a
un renversement qui conduit à la métontologie de l’étant en sa totalité ; cette
métontologie est la transformation heideggérienne de la théologie aristoté-
licienne, une théologie que Heidegger avait interprétée comme cosmologie.
Mais ne devrions-nous pas, à ce stade, nous diriger vers un autre renverse-
ment, un deuxième, qui subordonne à son tour l’ontologie fondamentale à
la métontologie en permettant à l’ontologie fondamentale d’émerger de la
métontologie ? L’ontologie fondamentale n’est-elle pas autant un point de
départ qu’une entreprise à reprendre à la lumière de la métontologie ? Si
tel était le cas, la validité universelle de l’analytique du Dasein serait remise

71. Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 120.


72. Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 114.

47

MP_Philo_147.indd 47 15/07/2020 14:06


INGA RÖMER

en question. Il nous semble que Heidegger se réfère à ce problème lorsqu’il


écrit en 1928 que la « question de savoir jusqu’à quel point on […] serait
à même de concevoir l’interprétation du Dasein comme temporalité d’une
façon universellement ontologique » est « une question que je ne peux pas
décider par moi-même, qui est encore complètement obscure pour moi » 73.
Si cependant un tel deuxième renversement était nécessaire, qui permettrait
à l’ontologie fondamentale de jaillir de la métontologie, cela conduirait à
une historicisation de l’analytique du Dasein elle-même. Une telle histori-
cisation reprendrait une idée qui est mentionnée à plusieurs reprises dans
Être et temps, à savoir que les existentiaux ont simplement le statut d’une
indication formelle et devraient être discutés à nouveau après le passage à la
Temporalité de l’être.
Ensuite, il y a une question qui concerne la forme de cette métonto-
logie du Drang. Ne s’agit-il pas de ce que Heidegger appellera plus tard
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
une métaphysique onto-théo-logique ? Cette métaphysique du Drang ne se
rapproche-t-elle pas de la métaphysique de la volonté de puissance que
Heidegger pense pouvoir déceler chez Nietzsche 74 ? Heidegger propose-t-il
ici lui-même une métaphysique dans laquelle un premier principe fonc-
tionne comme l’origine de l’être de tous les étants ? Il nous semble qu’il y a
des raisons de ne pas voir dans la métontologie du Drang une figure onto-
théologique qui préfigurerait une métaphysique de la volonté de puissance,
critiquée plus tard par Heidegger. Le Drang est en effet un « tendre vers… »
positif, et Heidegger parle même de la neutralité du Dasein comme d’une
« positivité et puissance originaire de l’essence » 75. Pourtant, en raison du
multiple dans le Drang, celui-ci est en même temps poussé ; il est constam-
ment et toujours de nouveau miné, nourri et perturbé par ce qui lui arrive.
Et cela affecte l’ontique métaphysique qui surgit à chaque fois du double
mouvement unifiant-diversifiant : la forme des champs ontiques n’est pas
prescrite une fois pour toutes par le Drang, mais la nature double et ouverte
du Drang fait que cette forme ne peut pas être anticipée. Le Drang ne fonc-
tionne donc pas comme un premier principe déterminant l’être de tous les
étants : « le Drang est ce qui se transforme dans le pousser [Drängen], il est
le poussé [Ge-drängte] » 76. La métontologie du Drang est plutôt une tempo-
ralisation ouverte qui se déploie dans l’unité de l’unification et de la dissé-
mination ; cette coappartenance fait surgir une ontique métaphysique dont
la forme dépend essentiellement de ce qui est vécu en cette dissémination
métaphysique.

73. Metaph. Anfangsgr., § 12, GA 26, p. 271.


74. Derrida évoque une telle objection dans le cadre de son questionnement sur la Geschlecht-
lichkeit en tant que différence sexuelle : « N’est-ce pas d’éloigner la sexualité de toutes les struc-
tures originaires ? la déduire ? ou de la dériver […] ? » (DERRIDA, « Différence sexuelle, différence
ontologique (Geschlecht I) », p. 167). Mais il voit finalement dans les analyses heideggériennes
plutôt un « ordre des implications » qui « ouvre à la pensée d’une différence sexuelle qui ne
serait pas encore dualité sexuelle, différence comme duel. » (Loc. cit., p. 171, nous soulignons).
75. HEIDEGGER, Metaph. Anfangsgr., § 10, GA 26, p. 172.
76. Metaph. Anfangsgr., § 5, GA 26, p. 112.

48

MP_Philo_147.indd 48 15/07/2020 14:06


DRANG ET TEMPS. HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

Enfin se pose une question relative aux limites d’une telle métaphysique du
Drang dans une perspective éthico-politique. Et c’est sur ce point que l’ap-
proche heideggérienne semble rencontrer le problème le plus fondamental.

AUX LIMITES D’UNE MÉTAPHYSIQUE DU DRANG

Au vu des remarques de Heidegger sur l’engagement existentiel qui est


censé être nécessaire à un projet métaphysique, se pose la question suivante :
comment le Dasein peut-il trouver le mode du Drang qui lui permet de
projeter métaphysiquement l’étant en sa totalité d’une façon pertinente à
l’époque historique actuelle ? Comment trouver un mode du Drang qui ne
se perde ni dans le On, ni dans une authenticité purement personnelle du
Dasein individuel ? Heidegger en dit peu sur cette question dans son cours.
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
Mais à travers cet engagement existentiel, il semble penser à un effort qui se
libère des contraintes du On pour trouver le projet de monde pour lequel
« il est temps » (der an der Zeit ist). Il s’agit apparemment d’un Drang qui
s’immerge entièrement dans la dissémination de la corporéité, de la spatia-
lité et de l’être-les-uns-avec-les-autres, afin de transformer et d’unir les dif-
férents moments de la dissémination dans un projet de monde. La question
est alors : quels pourraient être le mode du Drang et la nature de son projet
qui saisissent ce que nous ressentons réellement dans notre corporéité, ce
que nous vivons réellement dans notre spatialité et ce que nous vivons réelle-
ment dans notre être-les-uns-avec-les-autres ? Et quelle pourrait être l’union
de l’étant en son ensemble qui tiendrait compte de toutes ces sources ?
Il s’agirait probablement d’un projet de monde qui tienne compte de la
situation historique et de la tonalité (Stimmung) qui s’exprime dans la corporé-
ité, la spatialité et l’être-les-uns-avec-les-autres. Dans « De l’essence du fonde-
ment ou de la raison », écrit également en 1928, on lira en ce sens : « La trans-
cendance signifie le projet d’un monde, de telle sorte que le projetant, accordé,
est déjà habité par l’étant qu’il transcende » (Transzendenz heißt Weltentwurf,
so zwar, daß das Entwerfende vom Seienden, das es übersteigt, auch schon
gestimmt durchwaltet ist) 77. L’orientation finie spécifique du projet métaphy-
sico-métontologique de l’étant dans sa totalité est donc nourrie par la situation
et par la tonalité concrètes, au lieu de surgir, par exemple, à partir d’une raison
humaine conçue comme pure. Ce que sont les étants, dans quels domaines
ils se répartissent, quelles relations ils entretiennent entre eux – tout cela ne
devient d’abord compréhensible que dans le résultat d’une analyse du Drang
unifiant-diversifiant, qui rend possible l’entrée de l’étant dans le monde.
Mais ce même moment fait affleurer une difficulté fondamentale.
Heidegger semble penser que tous les Dasein d’une même époque, d’une

77. HEIDEGGER, « Vom Wesen des Grundes », Wegmarken, éd. F.-W. von Herrmann, Francfort
sur le Main, Klostermann, GA 9, pp. 123-175, ici p. 166, en italiques dans l’original allemand
(trad. fr. H. Corbin, « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou “raison” », Questions I et
II, Paris, Gallimard, 1968, pp. 85-158, ici. p. 145 ; traduction modifiée).

49

MP_Philo_147.indd 49 15/07/2020 14:06


INGA RÖMER

même situation, auront le même projet métaphysique-métontologique, dans


la mesure où ils osent un « engagement existentiel extrême ». Déjà en 1928,
on pouvait penser à cet égard à l’enthousiasme d’avant la Première Guerre
mondiale, qui s’inscrivait dans la conviction généralisée que la guerre libé-
rerait les forces vitales prisonnières d’un monde bourgeois aliéné. Et l’on
n’a guère besoin de mentionner qu’à la fin des années 1920, une radicali-
sation de cette atmosphère se préparait en Allemagne. Dans le Cahier Noir
« Überlegungen und Winke III » de l’automne 1932, nous trouvons une
confirmation de cette appréhension. Heidegger écrit : « La métaphysique
du Dasein doit s’approfondir et s’étendre selon sa structure intérieure dans
la métapolitique “du” peuple historial » (Die Metaphysik des Daseins muss
sich nach ihrem innersten Gefüge vertiefen und ausweiten zur Metapolitik
‘des’ geschichtlichen Volkes) 78. Ou encore, de façon plus concise : « La
métaphysique comme méta-politique » (Metaphysik als Meta-Politik) 79. Ces
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
fragments restent peu commentés dans le cahier, mais l’idée de Heidegger
semble être la suivante : la métaphysique du Dasein est censée conduire à
une métaphysique du peuple allemand, qui assume sa propre existence his-
toriale. Sans entrer ici dans les débats actuels sur les Cahiers Noirs, nous
pouvons souligner une difficulté fondamentale qui ressort déjà de la méta-
physique du Dasein de 1928 : la pensée métaphysique et, avec elle, la pensée
métapolitique que Heidegger envisage ici, est entièrement à la merci d’un
Drang qui se déploie historiquement, sans que soit pensée une instance cri-
tique qui pourrait mettre en question certaines formes d’expression de ce
Drang. Cette difficulté ne semble pas seulement se poser sur le plan poli-
tique, mais aussi sur le plan métaphysique – celui de la métaphysique du
Dasein de 1928.

LA MÉTAPHYSIQUE DU DRANG
ET LA RENAISSANCE ACTUELLE DE LA MÉTAPHYSIQUE

Ces limites de la métaphysique du Drang signifient-elles que la concep-


tion heideggérienne de 1928 soit une impasse philosophique ? Serons-nous
obligés de conclure qu’elle n’a qu’un intérêt purement historique ? Ou y
a-t-il quelque chose en elle qui pourrait nous intéresser philosophiquement,
en vue de la renaissance actuelle du problème de la métaphysique ? Il nous
semble effectivement que le cours de 1928 a un intérêt philosophique impor-
tant, et ce non pas en dépit des problèmes discutés, mais précisément en
raison de ceux-ci. Pour préciser cela, nous proposerons d’abord une inter-
prétation de la préposition dans l’expression « métaphysique du Dasein » ;
cela nous permettra de situer l’approche heideggérienne dans le courant
de la renaissance actuelle de la métaphysique ; enfin, nous esquisserons une

78. HEIDEGGER, Überlegungen II-VI (Schwarze Hefte 1931-1938), texte no 54, éd. P. Trawny,
Francfort sur le Main, Klostermann, GA 94, p. 124 ; c’est Heidegger qui souligne.
79. Überlegungen II-VI, texte no 32, p. 116 ; c’est Heidegger qui souligne.

50

MP_Philo_147.indd 50 15/07/2020 14:06


DRANG ET TEMPS. HEIDEGGER ET LE PROBLÈME DE LA MÉTAPHYSIQUE

perspective par laquelle on pourrait chercher une issue au problème repéré


dans la métaphysique du Drang de 1928.
Au niveau purement grammatical, l’expression « métaphysique du
Dasein » peut avoir deux sens : celui d’une métaphysique prenant pour objet
le Dasein (genitivus objectivus), mais aussi celui d’une métaphysique engen-
drée par le Dasein (genitivus subjectivus). Au terme de nos analyses, nous
pouvons constater que l’expression « métaphysique du Dasein » est à prendre
plutôt au sens d’un genitivus subjectivus. Le Dasein n’y est pas l’objet d’une
métaphysique spéciale qui remplacerait l’objet classique de l’âme immortelle
par le Dasein fini. C’est plutôt le Dasein qui est lui-même source de la méta-
physique. Cette figure du problème semble relever davantage du champ de
ce que Kant appelle une « métaphysique […] comme disposition naturelle
(metaphysica naturalis) » 80, au lieu d’adopter la forme d’une métaphysique à
titre de science. Pourtant, il semble que la métaphysique du Dasein ne puisse
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
être subsumée ni sous l’une, ni sous l’autre catégorie : elle s’interroge sur la
manière dont la métaphysique surgit du Dasein, sans proposer une métaphy-
sique en tant que science, mais en arrivant néanmoins à des réponses aux
problèmes de l’étant en tant qu’étant et de l’étant en sa totalité.
C’est précisément cette approche qui nous semble encore avoir une
importance pour les débats contemporains autour d’une renaissance de la
métaphysique. Heidegger repose la question kantienne de la possibilité de la
métaphysique, et il l’aborde sous les conditions d’une historicité radicale de
la pensée et de l’existence. Si sa conception de 1928 conduit à des difficultés
profondes, c’est parce qu’il prend au sérieux la condition profondément
historique du Dasein. Il nous fait voir – malgré lui – les défis et les dangers
de notre désir de métaphysique, lorsqu’il se déploie sous des conditions his-
toriques. De façon paradoxale, les réflexions heideggériennes sur une méta-
physique du Dasein pourraient finalement servir davantage à la recherche
d’une métaphysique critique contemporaine que ne le font certaines thèses
issues des débats actuels. Nous pensons à des thèses soutenues sans qu’elles
soient précédées par une réflexion approfondie sur les conditions de leur
formulation. Ainsi comprise, la métaphysique du Dasein de 1928 est sus-
ceptible de nous faire réfléchir à nouveau sur les conditions de possibilité
de la métaphysique, et nous montrerait en même temps les risques liés à une
historicisation radicale de ces mêmes conditions.
Cela dit, y a-t-il un moyen pour nous faire sortir du problème métapo-
litique repéré dans la métaphysique du Drang de 1928 ? Ou est-ce tout
simplement, malgré ces conséquences problématiques, la condition dans
laquelle nous existons et dont nous devons assumer les risques ? Nous
pensons qu’il y a l’amorce d’un remède chez Heidegger lui-même, une
amorce qui demeure pourtant insuffisante. À la fin de Kant et le problème
de la métaphysique, Heidegger évoque l’idée d’un infini qui serait peut-être

80. KANT, Kritik der reinen Vernunft, B 21, éd. J. Timmermann, Hambourg, Meiner, « Philo-
sophische Bibliothek » t. 505, 1998 (trad. fr. A. J.-L. Delamarre & F. Marty à partir de la traduction
de J. Barni, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980).

51

MP_Philo_147.indd 51 15/07/2020 14:06


INGA RÖMER

présupposé dans tout projet fini : « Mais la finitude dans le Dasein se laisse-
t-elle développer, ne fût-ce qu’en problème, sans “présupposer” quelque
infinitude ? Et de quelle nature est ce “pré-supposer” [Voraus-setzen] dans
le Dasein ? Que signifie l’infinitude ainsi “posée” ? » 81 Ces questions restent
sans réponse dans le livre. S’il s’annonce ici une perspective critique qui
pourrait mettre à l’épreuve les différents projets de monde issus du Drang,
elle reste à l’état d’allusion. Ce sont peut-être les concepts du retrait (Entzug)
et de la dé-propriation (Enteignis), liés à l’événement appropriant (Ereignis),
qui reprennent cette amorce dans la pensée ultérieure de Heidegger. Y a-t-il
dans ces moments une issue au problème repéré plus haut ? Nous ne pou-
vons pas ici donner de réponse à cette question.
Pour finir, nous nous contenterons de soulever un point qui pourrait faire
signe vers une issue à trouver ailleurs que dans la pensée heideggérienne.
Nous songeons à la pensée de Levinas, pour qui un infini éthique s’ouvre
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)

© Éditions de Minuit | Téléchargé le 18/06/2023 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 77.131.35.70)
dans le visage d’autrui. Cet infini met en question tout projet de la liberté
et convertit cette dernière en désir éthico-métaphysique de l’infini. Heide-
gger, en revanche, conçoit un être-les-uns-avec-les-autres authentique sur le
modèle d’une relation latérale en vue d’une chose visée en commun. Dans
le cours de 1928/29, il caractérise la situation de vis-à-vis comme celle de
deux individus qui « bavardent sans cesse ensemble, ou même se saisissent
réciproquement et se flairent en vue de leur complexes » 82. Ce n’est pas seu-
lement la pointe critique vis-à-vis de la psychanalyse, dans laquelle se pour-
rait même cacher une implication antisémite, qui éloigne Heidegger à des
années-lumière de Levinas. Mais c’est son idée que toute relation authentique
est une relation latérale en vue d’une chose et, en dernière instance, en vue
de l’être, qui s’oppose fondamentalement à l’idée lévinassienne d’un infini
éthique dans le visage qui perturbe et met à l’épreuve tous les projets de
ma liberté. Une métaphysique du Drang ne devrait-elle pas rendre compte
de cette ouverture éthique du désir vers l’infini dans le visage d’autrui 83 ?
Levinas n’aurait-il pas aussi raison pour la métaphysique du Drang lorsqu’il
dit « qu’un homme qui, au XXe siècle, entreprend de philosopher, ne peut pas
ne pas avoir traversé la philosophie de Heidegger, même pour en sortir » 84 ?

81. Voir HEIDEGGER, Kant und das Problem der Metaphysik, § 45, éd. F.-W. von Herrmann,
Francfort sur le Main, Klostermann, 1991, GA 3, p. 246 (trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel,
Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, p. 301 ; trad. modifiée).
82. HEIDEGGER, Einleitung in die Philosophie, § 13, éd. O. Saame et I. Saame-Speidel, Franc-
fort sur le Main, Klostermann, 20012, GA 27, p. 86.
83. Dans son étude sur les sources métaphysique de la psychanalyse, Rudolf Bernet fait
remarquer que « l’interprétation heideggérienne de Leibniz ne se préoccupe guère du désir
humain dans sa triple dimension de “l’inquiétude” du désir “ontologique”, du manque qui
gouverne les désirs “psychologiques” et du désir du désir de l’autre. » (Bernet, Force – pulsion
– désir. Une autre philosophie de la psychanalyse, Paris, Vrin, « Problèmes et controverses », 2013,
p. 107). À partir de la perspective métaphysique que nous avons adoptée ici, il serait au moins
nécessaire de faire une distinction entre le Drang métaphysico-temporel, effectivement analysé
par Heidegger, et un désir éthique de l’infini dans le visage d’autrui.
84. LEVINAS, Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Librairie Arthème Fayard
et Radio-France, 1982, p. 33.

52

MP_Philo_147.indd 52 15/07/2020 14:06

Vous aimerez peut-être aussi