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Éditions Albin Michel, 2019

ISBN : 978-2-226-44693-0

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


En mémoire du génocide des Yézidis
d’Irak (2014),
présumés « Adorateurs du diable ».

À Robert Redeker,
banni en France pour « blasphème ».
« J’ai compris que tout le malheur des
hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas
un langage clair. »

Jean Tarrou dans La Peste,


Albert Camus

« On est dans une étrange erreur quand on


dit… que nous ne sommes occupés qu’à
combattre un chef de partisans qui mène
avec lui sept ou huit cents cavaliers. On
oublie que c’est à la nation arabe tout entière
que nous avons affaire… (Abdelkader) est un
prétendant légitime par tous les services qu’il
a rendus à la nationalité arabe et à la religion.
»

Thomas Robert Bugeaud,


gouverneur général de l’Algérie,
chargé de sa conquête.
Lettre au ministre de la Guerre,
8 janvier 1844.
Introduction

La France semble ne s’être jamais remise de la guerre


d’Algérie. Ce combat de trop d’une République française
affaiblie et mutilée par la Deuxième Guerre mondiale et la
guerre d’Indochine a été la faute que nos élites françaises
ne cessent d’expier depuis un demi-siècle, sans que nous en
ayons pris conscience. La guerre d’Algérie est au cœur de la
fondation de la Cinquième République. Or tout le spectre
politique national a contribué à cette guerre, du Parti
communiste à l’OAS, les socialistes et les démocrates-
chrétiens s’y taillant la part du lion. Et si le paysage
politique a changé depuis 1958, l’inconscient collectif
politique français ne cesse de porter la marque de cette
origine.
Comment se reconstruire après le fiasco algérien ? La
réponse se déploya à deux échelles : internationale d’une
part, avec la fameuse « politique arabe » de la France, faite
de compromission, de proximité et d’intérêts matériels
partagés avec des régimes dictatoriaux ; à l’intérieur
d’autre part, quand les élites républicaines décidèrent par
étapes, en vertu de considérations avant tout morales, de
transformer le pays par l’accueil de millions de musulmans,
d’abord surtout algériens. Sur ces deux politiques, le peuple
français ne fut pas consulté pour se prononcer, lui à qui l’on
avait par ailleurs vendu la pacifique construction
européenne.
Lorsque l’on évoque les aléas de la « politique arabe »
française de 1962 à aujourd’hui, il faut mêler et non
dissocier les histoires du dehors et du dedans, car elles sont
imbriquées. Ainsi de l’Arabie Saoudite qui, à la suite du
Qatar et des Émirats arabes unis, nos chers clients et
investisseurs, veut entrer dans l’organisation de la
francophonie, tandis que la France est devenue observatrice
à l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Les
indices d’une interpénétration franco-arabe sont partout
patents.
Une minorité des élites françaises ayant vécu ou servi en
Algérie a pensé reconstruire, sur le sol national, la cité
idéale que la France républicaine et assimilationniste a
échoué à bâtir en Algérie coloniale. Dans une logique
voisine, les dirigeants français des années 1970, en majorité
catholiques, ont ouvert leur pays comme une forme de
pénitence – doublée d’intérêts matériels bien établis – au
regard de leurs erreurs passées. La société communautaire
et multiculturelle de l’Algérie française a été reconstruite de
toutes pièces sur le territoire national. Cela a pris cinquante
ans mais, comme en 1950 quand l’Algérie était intégrée à
notre territoire administratif, la France compte aujourd’hui
20 % de naissances d’enfants musulmans selon l’INSEE en
2018, et 20 % de ses soldats sont « musulmans ».
Il n’est pas fortuit que notre regard se porte vers cette
nouvelle société musulmane, transférée en quelques
décennies sur le sol français avec ses millions de croyants
(et d’athées, d’ailleurs), et désormais ses milliers de lieux
de prière. Nombre de figures intellectuelles et politiques
françaises, aussi peu religieuses que possible, ont estimé
que l’apport migratoire musulman serait digéré dans la
société française, regardant la religion comme un reliquat
des temps anciens. Les adeptes de la déconstruction ont
perçu l’idée d’une contre-société musulmane comme un
fantasme, au mieux comme un décor transitoire, ignorant
ou refusant de penser que l’islam, au sens de civilisation,
est un tout culturel, social, politique et religieux qui n’a rien
d’un mirage.
La question empiète largement sur la sphère
économique et les circuits de la production et de la finance.
L’immigration nord-africaine en France et en Europe est
partie intégrante des économies du Maghreb, de même que
le « business de banlieue » – mi-légal mi-illégal – nourrit les
territoires de nos banlieues autant que l’économie française.
Les échanges déséquilibrés que la France entretient avec
ses partenaires arabes sont devenus une variable
d’ajustement capitale d’une économie française affaiblie et
réduite à quelques grands domaines de compétence comme
la finance, le luxe, l’énergie, l’armement, l’agroalimentaire
et les transports. L’argent de la corruption et des circuits
financiers internationaux cimente en outre la fragile stabilité
d’un système politique et économique plus fragilisé qu’il n’y
paraît 1.
Or, la donne a changé à partir de 2001 avec l’irruption du
djihadisme terroriste en Occident, qui dévoila au grand jour
l’œuvre patiente de réislamisation à la mode fréro-salafiste
des populations musulmanes partout dans le monde. Il a
bien fallu cette fois ouvrir les yeux, sans qu’on puisse
vraiment affirmer être sorti du déni français.
Depuis 2011, trois séries d’événements ont brutalement
bouleversé les rapports de la France et des Français au
monde arabe et à l’islam : les « printemps arabes » en
2011, la guerre en Syrie à partir de 2012, qui impliqua leurs
autorités, et enfin la vague d’attentats islamistes qui a
frappé la France et l’Europe dès 2015. En 2014, quand la
guerre est déclarée à la France par l’État islamique d’Irak et
de Syrie, produit de synthèse idéologique et religieux de
toutes les revanches à prendre contre l’Occident et de la «
maladie de l’islam 2 », on comprit la convergence entre
l’histoire intérieure de la France et cette histoire
internationale. Le djihad prôné par l’État islamique attira
très vite quelques milliers de Français et étrangers de
France. Les paramètres et les certitudes sur lesquels étaient
établies ces relations ont volé en éclats, et les cartes ont dû
être totalement rebattues. Cela concerne en premier lieu la
politique arabe de la France, inventée par de Gaulle en
1967-1968, et qui avait survécu jusque-là, bon an mal an.
Le cœur battant de la relation franco-arabe est la «
relation spéciale » que la France entretient avec le Maroc,
l’Algérie et la Tunisie, qui surplombe l’essentiel des relations
que la France nourrit, d’une part avec l’Afrique, et de l’autre
avec le monde arabe. L’Afrique du Nord est pour la France le
principal point de départ et d’arrivée de tous les flux qui la
relient au monde arabe : immigration, tourisme, finance,
commerce extérieur, énergie, francophonie, islam,
enseignement supérieur, relations sécuritaires et vecteurs
de déstabilisation. Et ces trois pays du Maghreb n’ont de
facto jamais entièrement quitté l’orbite étatique française
depuis la décolonisation. Toutefois, les événements récents
ont profondément affecté cette relation, nous verrons
longuement comment.
À ces turbulences de la relation franco-maghrébine,
s’ajoute l’effet de souffle sans précédent provoqué par la
guerre de Syrie, perdue par la France, et qui a dévasté sa
diplomatie au Moyen-Orient. Quand cette guerre a fait
irruption sur son sol en 2015 avec une violence inouïe, elle a
fait trembler l’édifice européen par ses conséquences
guerrières, migratoires et populistes. Il est rare dans
l’histoire des démocraties libérales qu’une telle séquence,
par son intensité comme par sa durée, affecte autant un
vieil État aussi stable que la République française.
C’est contre la France que le nationalisme arabe s’est
construit, et elle fut chassée du monde arabe après l’avoir si
durablement occupé. Elle en a conçu un rapport singulier à
son histoire et à cette relation, dont le déni freudien nous
semble être une qualification pertinente. Ce concept,
inventé en 1923, évoque un mode de défense infantile : le
refus inconscient de reconnaître la réalité d’un traumatisme
extérieur, tout en sachant confusément qu’il existe. C’est de
cette manière que nombre de nos dirigeants et penseurs
perçoivent ce qu’ils appellent le monde arabe et sa
puissante intrusion inédite dans notre société.
La France est aujourd’hui débordée et bousculée, mais
ses élites politiques, en charge de sa protection, paraissent
à bien des égards tétanisées entre le déni et un silence
effaré.
D’où vient ce déni, de quoi est-il le nom, et peut-on y
remédier ?
Première partie

L’idéologie du déni
1.
Des failles intellectuelles

Aux origines historiques du déni


Pour les élites politiques, économiques et intellectuelles
françaises, l’Afrique du Nord et le monde arabe sont une
arrière-cour. Pour l’armée française, ils constituent son
principal champ de bataille et d’intervention depuis deux
siècles. L’armée moderne française est intrinsèquement liée
à l’Afrique du Nord, au Sahara et au Moyen-Orient. L’épisode
fondateur en fut l’expédition d’Égypte de Bonaparte en
1798, puis celle d’Alger, en 1830, a apporté une bouffée
d’oxygène à une armée française interdite de combats en
Europe : le corps des officiers ne lâcherait plus son immense
et nouveau terrain d’action.
De 1834 à 1964, l’armée d’Afrique a été la deuxième
armée française. Paris feint souvent de contrôler une
situation qui lui échappe sur des terrains éloignés, mais qui
lui offre un immense empire africain. Cette armée
coloniale 1, où les « indigènes » constituent la majorité des
hommes, est le bras armé de la conquête, de
l’administration coloniale, et le garant de la colonisation
face à des peuples très supérieurs en nombre. L’armée a
davantage transformé les Nord-Africains et leurs mentalités
que l’école. Les « tirailleurs algériens » ont contribué à
toutes les campagnes des armées françaises au XIXe siècle,
puis aux guerres coloniales, et aux deux guerres mondiales
en Europe. En 1914-1918, 5 % des combattants et des
victimes de la France sont des colonisés. En 1939-1945,
l’armée d’Afrique devient la structure mère de la nouvelle
armée française qui combat aux côtés des Alliés jusqu’à la
victoire. L’effort intense se poursuit lors des deux guerres
de décolonisation.
Depuis 1962, les interventions militaires de la France au
Maghreb, au Sahara et au Moyen-Orient, et même dans la
Corne de l’Afrique, n’ont jamais cessé. Sous uniforme
onusien ou en OPEX (opérations extérieures de l’armée
française), la France est engagée dans une cinquantaine
d’opérations.
Avec plus de cent opérations militaires ou guerres en
deux siècles, la France est la puissance la plus
interventionniste dans le monde arabe. Elle veut y tenir son
rang, contribue à le défendre, à le réorganiser et à l’armer.
Des milliers de stagiaires arabes fréquentent les écoles
militaires et les industries d’armement françaises, une
activité capitale dans la structuration des liens entre
appareils d’État. Comparée à d’autres administrations,
l’armée française a mieux gardé sa connaissance de la
région.
 
Pourtant la France revient de loin. Entre 1940 et 1945,
les élites françaises ayant perçu le risque d’une disparition
de la scène internationale, elles ont reconstitué leur
puissance sous la IVe République en profitant d’abord de la
première guerre israélo-arabe (1948-1949). Les Français
rétablissent une position au Moyen-Orient dont ils ont été
pourtant chassés par les Anglais, en consolidant leurs liens
avec les Israéliens, et en prenant langue avec les Arabes de
Palestine, les deux acteurs étant brouillés avec les
Britanniques. La France garde en outre une position forte au
Liban, dont les élites demeurent des intermédiaires
essentiels avec les pays arabes. Les élites syriennes,
quoique nationalistes, restent en partie sous imprégnation
intellectuelle et politique française, ainsi le parti Baas fut
créé par des étudiants syriens de retour d’études à la
Sorbonne. Quant à l’Arabie, en dépit de la protection
américano-britannique, elle trouve l’oreille des Français,
trop heureux de manifester leur amitié auprès d’un pays qui
n’a pas grand-chose à leur reprocher.
Les Britanniques, bien qu’ayant soutenu en sous-main la
création de la Ligue arabe au Caire en 1945, puis porté le
pacte régional de sécurité dit « de Bagdad » en 1955,
perdent peu à peu leur crédit régional. Ce déclassement
britannique, très fort en Égypte et auprès des Palestiniens,
profite finalement assez peu à la France. En effet, en
quelques années, la guerre d’Algérie opère un retournement
et suscite de puissantes préventions arabes contre la
France.
Les premiers actes d’hostilité sont commis par la France
au Maghreb. Elle exile en 1953 le futur roi Mohammed V,
alors que son capital sympathie était fort au Maroc. Puis elle
s’empêtre dans la crise tunisienne, dont elle ne sort qu’avec
le choc de la défaite indochinoise de Diên Biên Phu en mai
1954. Enfin, dès novembre 1954, elle laisse monter le conflit
en Algérie, et se montre incapable de l’endiguer, le laissant
même dégénérer en une deuxième guerre de décolonisation
de huit ans, après l’Indochine. Pire, en 1956, par esprit de
vengeance envers le président égyptien Nasser qui soutient
le Front de libération nationale algérien, elle s’attire, du fait
de l’opération de Suez montée avec les Britanniques et les
Israéliens en octobre, l’hostilité de l’Égypte et des
nationalistes arabes. Son purgatoire dure jusqu’à la fin du
conflit algérien, que de Gaulle impose à son armée et aux
pieds-noirs en 1962. En 1968-1969, la France peut enfin
renouer durablement avec les pays arabes.
Entre 1962 et 1964, l’appareil d’État français a dû
congédier sa longue histoire coloniale et arabo-berbère et
tout se termine là où tout avait commencé en 1830 : à
Alger. Les unités coloniales et l’armée d’Afrique sont
démantelées, elles quittent le Maroc en 1961, puis l’Algérie
en 1964. Nombre de régiments conservent la mémoire de
leurs exploits africains et leurs insignes, mais une page est
tournée. Les services administratifs spécialisés, y compris
de renseignement comme la Sûreté d’Algérie, le Service de
liaison nord-africaine ou les services spécialisés pour les «
Nord-Africains » de la préfecture de police de Paris sont
démantelés en quelques mois, et les archives détruites ou
entreposées dans des dépôts. On est « DÉ-BA-RA-SSÉ ! »
déclare de Gaulle en Conseil des ministres.
Les fonctionnaires sont mis en retraite, mutés ou
reclassés par milliers, de sorte que l’État français se sépare
de sa compétence très poussée et séculaire en matière de
populations et d’affaires arabes et berbères. Cela devient
une question sociale marginale qui se résume aux 350 000
travailleurs algériens et 50 000 Marocains vivant en France
en 1962, confiés à une poignée d’institutions comme la
SONACOTRA, l’hôpital musulman de Bobigny ou la Grande
Mosquée de Paris. S’ajoutent bientôt à ces travailleurs
immigrés 91 000 rapatriés harkis et leurs familles, d’abord
pris en charge par l’armée et quelques officiers en retraite,
et quelques dizaines de milliers de notables algériens ayant
opté pour la France. Quant à la politique extérieure de la
France avec ses anciennes colonies et ses anciens
protectorats, elle relève désormais de l’Élysée, des Affaires
étrangères et du ministère de la coopération.
Pendant les années soixante et soixante-dix, des dizaines
de milliers de fonctionnaires français sont envoyés au
Maghreb dans les services techniques (ingénieurs,
forestiers…), dans les services culturels et éducatifs, et dans
une moindre mesure dans la santé ou l’assistance aux
gouvernements ; des compétences techniques ou de pointe
sont envoyées au Liban et au Maroc, beaucoup moins en
Algérie et en Tunisie qui professent le socialisme d’État. En
revanche, la coopération de tous les services de l’État
français, y compris dans les fonctions régaliennes, se
matérialise partout dès les indépendances par l’envoi en
France de stagiaires et d’élèves fonctionnaires dans les
grandes écoles de la fonction publique et dans les
administrations.
 
Politiquement, la génération qui est arrivée aux affaires
en 1958 avec de Gaulle, largement issue des milieux et des
familles de la résistance, s’installe au pouvoir jusqu’en
1981. Dans l’armée comme dans les affaires civiles, les
officiers et les hauts fonctionnaires qui ont été proches des
putschistes de 1961 et de l’OAS sont écartés. Nombre de
rapatriés et de pieds-noirs, anciens activistes très hostiles
au pouvoir gaulliste, se replient dans la sphère privée. Quoi
qu’il en soit, l’essentiel des Français, y compris des
fonctionnaires civils et militaires, n’ont plus de lien avec le
monde arabe et les anciennes colonies. Les coopérants sont
l’exception, et l’expatriation est souvent une prison dorée.
Les salaires y sont plus élevés qu’ailleurs dans des pays
souvent en crise, au sujet desquels les régimes politiques et
les Affaires étrangères françaises exigent le silence et
l’absence d’engagement politique.
Autrement dit, en dépit de son importance politique,
numérique et financière, la coopération ne prend pas le
relais de la colonisation. Elle fournit à des États amis
souvent dépendants un personnel technique et éducatif
compétent sous réserve de son silence, voire de sa
corruption. La coopération n’intervient pas dans la politique
intérieure des États, et demeure extérieure à l’État français.
Ses fonctionnaires sont en détachement, et lors de leur
retour au pays, parfois après des décennies, ils sont
réaffectés pour les plus sensibles avec soin et attention, ou
pour les autres remis dans le lot commun.
De leur côté, les fonctionnaires stagiaires étrangers
s’instruisent en France, mais y restent trop peu de temps
pour s’intégrer et rayonner. De sorte que sous la conduite
d’un haut personnel politique et administratif, qui garde, de
De Gaulle à Jacques Chirac, le souvenir direct de la conduite
des affaires coloniales et de la décolonisation,
fonctionnaires, militaires et personnel politique s’éloignent
irrémédiablement du Maghreb et de l’ancien monde
colonial. En dehors des ministères des Affaires étrangères,
de la Coopération (1959-1999) et de la Défense, la plupart
des compétences, des savoirs et des connaissances
linguistiques, géographiques, historiques, etc., accumulés
pendant la colonisation, s’effondrent entre les années 1960
et la fin du XXe siècle. En quatre décennies, l’Afrique du Nord
et le monde arabe deviennent des terres de tourisme de
masse, de méconnaissance et de fantasmes.
Au fil des décennies, un éloignement de plus en plus
patent s’est donc établi entre d’une part la France et ses
élites, et de l’autre les rives sud et orientale de la
Méditerranée. La déconnexion est autant humaine
qu’intellectuelle et politique. Les causes de ce phénomène
sont multiples, mais l’essentiel tient aux conditions de la
séparation coloniale. Par sa violence meurtrière inutile, la
guerre d’Algérie a créé une fracture irrémédiable.
Les hommes d’État et l’appareil d’État français en ont
tiré plusieurs enseignements : il est désormais impensable
de s’ingérer dans les affaires du Maghreb, et du monde
arabe en général. Il faut instaurer des relations
interétatiques nouvelles, faisant fi de la morale et des
valeurs constitutives de notre histoire républicaine. Il faut
forger un nouvel horizon pour les Français, ce sera la
construction européenne, dans laquelle la France réinvestit
ses valeurs et ses utopies politiques.
Cette situation se vérifie par le nombre infime de hauts
fonctionnaires, diplomates, et officiers parlant l’arabe ou le
berbère, à rebours de la période coloniale. Après les
attentats du 11 septembre 2001, qui faisaient suite à
plusieurs campagnes de terrorisme en provenance du Liban,
de Syrie et d’Algérie, et à dix ans de guerre civile en Algérie,
un article du Canard enchaîné révèle qu’il y a moins
d’arabisants à la DST que de doigts d’une main. Cela a
changé depuis en raison de la situation devenue intenable
dans ce secteur de l’antiterrorisme très particulier. Mais la
situation globale reste identique, ainsi que le déplorent
souvent Gilles Kepel ou Catherine Mayeur-Jaouen.
 
Une conséquence pratique de cette situation peut être
tirée : l’État est resté aveugle à une suite de mutations
régionales. La montée de l’islam politique puis l’arrivée de
la guerre civile en Algérie ont été ignorées. La même
surprise jaillit à nouveau lors des printemps arabes. À leur
suite, la fragilité et l’échec des régimes Frères musulmans
au Moyen-Orient ont surpris, tout comme la résistance du
régime baasiste en Syrie. Les conséquences terroristes de
l’avènement de l’État islamique n’ont pas non plus été
mesurées. Le bilan français est donc assez pitoyable.
L’absence de réflexion intellectuelle et politico-scientifique
sur les mutations dans cette région du monde située en
Méditerranée tient en réalité à la nature des relations que
l’appareil d’État entretient avec les États arabes.
En effet, depuis la décolonisation, tout ce qui a trait à
l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient relève de la realpolitik
et du jeu des relations internationales. Certes, une relation
spéciale subsiste avec les pays du Maghreb et le Liban, due
à l’interconnaissance entre les élites et les dirigeants de ces
pays et les dirigeants français. Mais cette connaissance et
ces amitiés partagées se situent à un niveau infrapolitique.
Les choses sérieuses se déroulent en Europe, avec les
grandes puissances mondiales et dans les organisations
internationales, tandis que les relations avec les anciennes
colonies d’Afrique et du monde arabe se déroulent dans un
cadre presque privé.
L’historien Jean-Pierre Bat, spécialiste de l’Afrique de
Jacques Foccart, montre que nos relations avec ce continent
sont directement pilotées par la présidence de la
République, ce qu’autorise la Constitution de la Ve
République, court-circuitant le ministère des Affaires
étrangères. Cela crée des relations intimes et
interpersonnelles entre chefs d’État et une poignée de très
hauts fonctionnaires français, échappant au contrôle
ordinaire du Parlement. Cela débouche sur la constitution de
réseaux en partie liés à la diplomatie parallèle, aux services
de renseignement et à des intérêts marchands, industriels
et financiers, souvent portés par de grandes entreprises
publiques ou privées mais protégées par l’État.
Concernant le monde arabe, les choses sont différentes
parce que la décolonisation a été bien plus rude qu’en
Afrique, et qu’elle a été imposée par un nationalisme arabe
en armes. Le Maghreb, cœur de l’ancien empire colonial,
dont les élites sont francophones, s’il échappe au ministère
de la Coopération, ne relève pas pour autant du droit
commun. Comme les pays d’Afrique, les affaires d’Afrique
du Nord sont directement traitées par l’Élysée, puisque tous
les présidents de la Ve République entretiennent des
relations privilégiées avec ses chefs d’État et pas seulement
avec le palais et la famille royale de Rabat comme on
pourrait le penser.
Enfin, les relations franco-maghrébines relèvent depuis
les indépendances du ministère de l’Intérieur français.
Plusieurs facteurs l’expliquent. D’abord la densité des
relations migratoires qui se met en place avec la diaspora
maghrébine en France qui passe de 500 000 personnes en
1962 à environ 8 millions de personnes vers 2015 ; sans
compter les pieds-noirs et juifs nord-africains installés en
France. En second lieu, la nature des relations et le type de
questions traitées avec ces États concernant des thèmes
aussi variés que les visas, l’immigration légale et
clandestine, la guerre civile algérienne des années 1990,
l’islamisme et la lutte contre le terrorisme, la délinquance et
le trafic de drogue, la contrebande et les transferts de
capitaux. Tout ceci implique directement le ministère de
l’Intérieur, et ses services spécialisés.
L’industrie de la drogue tient là une place centrale. Cette
excroissance cancéreuse se niche au cœur des relations
franco-maghrébines 2. Affaire de police et de sécurité
publique, ses ramifications financières sont tentaculaires
après 40 ans de trafic toléré de facto. À la revente en
Europe, le haschisch marocain du Rif pèse désormais au
moins 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires par an en
Europe latine (les chiffres officiels français ne sont pas
crédibles 3). 3 500 à 4 500 tonnes de cannabis sont
annuellement exportées via une logistique internationale
très sophistiquée qui va du Maroc aux Pays-Bas, irriguant la
France, le premier marché, et l’ensemble de la Méditerranée
occidentale. Les jeunes Français sont devenus les plus
grands consommateurs d’Europe de ce psychotrope, dont la
distribution occupe 200 000 personnes des cités en France,
y produisant d’énormes revenus. Derrière la double
catastrophe sanitaire et sécuritaire qui épuise l’Etat français
et anéantit des centaines de milliers d’existences 4,
d’énormes enjeux politiques, économiques et internationaux
sont posés. La non-résolution de cette tragédie, dont tous
les responsables ont connaissance, en fait un des
symptômes les plus avancés du déni français, statut du
producteur oblige.
Avec le reste du monde arabe, les choses sont un peu
plus simples bien que des interférences particulières
existent. D’une part, la présidence de la République
entretient des relations spéciales et très suivies avec le
Liban, en raison de son rôle particulier. Du fait de sa
situation et de son histoire, ce pays ami est un grand
pourvoyeur de traducteurs, de diplomates, d’intermédiaires
officiels ou interlopes, de négociateurs et d’hommes
d’affaires qui travaillent pour les relations franco-arabes.
Mais le sommet de l’exécutif français est aussi en lien étroit
avec d’autres pays selon les affinités. On peut ainsi citer les
liens de Jacques Chirac avec le régime de Saddam Hussein ;
François Mitterrand et l’Égypte de Moubarak, ou la direction
de l’OLP ; Nicolas Sarkozy et le Qatar ; François Hollande et
Jean-Yves Le Drian et l’Arabie Saoudite ; et peut-être
Emmanuel Macron et les Émirats arabes unis. Depuis les
années 1990, on observe que les autorités françaises
entretiennent des liens de grande proximité avec certaines
monarchies du Golfe, notamment les familles régnantes du
Qatar, d’Arabie Saoudite et surtout des Émirats arabes unis,
en passe de devenir le principal allié de la France au Moyen-
Orient, mais aussi le nouveau leader du monde arabe.
Ces relations interétatiques si particulières expliquent
que la connaissance réelle et les relations directes avec les
sociétés arabes indiffèrent nos élites puisque la médiation
directe avec leurs dirigeants tient lieu de martingale
politique.

La charité mal ordonnée de


l’Église catholique
Les catholiques français sont moteurs dans la vision du
monde que se font les Français et leurs dirigeants. Cela vaut
aussi pour leurs représentations des musulmans, de l’islam,
y compris du fondamentalisme islamique. À rebours de sa
longue histoire au cours de laquelle elle a constamment
rejeté l’islam comme hérésie, l’Église catholique a
brutalement changé son enseignement et son approche vis-
à-vis de l’islam avec le concile Vatican II au début des
années 1960. Certains théologiens français de premier plan
ont profondément évolué par rapport à la position historique
de l’Église, du fait de la cohabitation avec les musulmans en
Algérie et au Maroc. C’est d’ailleurs sous le coup de la
guerre d’Algérie et d’une théologie nouvelle dite de la
convivance, ou de l’Église du silence, que ces théologiens
ont influencé le concile, instaurant un nouveau mode de
relation à l’islam et aux musulmans.
Ce changement de doctrine est un événement
considérable au regard de l’histoire longue. C’est en effet
principalement au détriment du christianisme et des
chrétiens que s’est développé l’islam historique, que ce soit
sur les terres d’origine du christianisme au Moyen-Orient ou
en Afrique du Nord, qui fut un des principaux foyers du
christianisme à la fin de l’Empire romain, ou encore dans
l’Empire byzantin héritier de Rome pendant un millénaire. Il
ne s’agissait pas d’une querelle théologique ou de
susceptibilité, mais d’une question de survie pour l’Église,
qui n’a eu de cesse de convertir les païens au nord et à l’est
de l’Europe pour agrandir sa cité assiégée. Au XXe siècle,
choquée par les violences coloniales envers les musulmans,
et par le destin du peuple juif dans l’Europe hitlérienne,
l’Église a opéré un revirement complet : elle a reconnu dans
l’islam un mode d’accès à Dieu, et instauré un dialogue
avec cette religion.
 
L’histoire des cinquante dernières années n’est pas
seulement celle d’un affaiblissement du catholicisme en
France, passé d’une position dominante à celle de
minoritaire, c’est aussi celle d’un changement complet de
position et de ligne théologique et politique face à l’islam.
Or bien qu’elle soit affaiblie par le recul de l’Église sous
l’effet puissant de la sécularisation, cette position a eu une
grande importance sur les dirigeants français : toutes les
barrières et les préventions jadis dressées vis-à-vis de ce
culte sont tombées, laissant place à une reconfiguration et à
une ouverture sans limites apparentes. La position du pape
argentin et jésuite François, élu en 2013, démontre à quel
point la position de l’Église de France est devenue celle de
l’Église universelle : ouverture et assistance aux migrants,
refus d’associer Europe et civilisation chrétienne,
acceptation de relations très déséquilibrées avec les pays
islamiques, y compris les plus intolérants à la liberté
religieuse, promotion du dialogue islamo-chrétien, etc. La
position de l’Église est un mélange de culpabilité et de
repentance chrétienne pour le passé, de volontarisme pour
voir le travail de Dieu en chaque homme, et d’incitation au
dialogue et à la paix dans tous les conflits, y compris là où
deux cents millions de chrétiens vivent en situation
minoritaire, trop souvent persécutés ou discriminés. Elle est
regardée avec grande méfiance, voire désespoir, par les
chrétiens d’Orient.
Cette attitude de l’Église à l’intérieur des frontières se
double en effet d’une attitude tout aussi étonnante à
l’extérieur, notamment vis-à-vis des chrétiens d’Orient.
Refusant toute approche politique, et soucieuse en
apparence de préserver le sort des derniers chrétiens face
aux tragédies qu’ils vivent dans cette région, l’Église s’y fait
extrêmement discrète, en dehors d’une poignée
d’associations comme l’Œuvre d’Orient. Aujourd’hui,
étrangement, il revient à certaines Églises protestantes et
aux États-Unis de Trump de protester contre la persécution
dont les derniers religieux chrétiens font l’objet dans la
Turquie d’Erdogan, ou à l’orthodoxie russo-poutinienne de
protéger les chrétiens de Syrie.
 
Tout cela résulte d’une attitude très évangélique de la
part de l’Église qui se traduit en France par une
surreprésentation des militants chrétiens dans les
associations de droits de l’Homme et d’assistance aux
migrants et aux pauvres. Des années soixante aux années
quatre-vingt-dix, des milliers de prêtres et plus encore de
religieuses ont vécu dans les futures banlieues de l’islam, au
milieu des « pauvres », ce qui n’a pas empêché la montée
d’un communautarisme identitaire islamique de plus en plus
rugueux. Cela s’est traduit aussi par une volonté constante
de dialogue, même si l’on déplore souvent en privé qu’il ne
puisse mener à rien sur le plan théologique, et guère plus
sur le plan communautaire, puisque la liberté religieuse des
musulmans n’est pas acceptée par les instances islamiques,
y compris en France. Enfin, cette volonté de dialogue
débouche très souvent sur la promotion par l’Église elle-
même des Frères musulmans locaux et des organisations
islamiques fondamentalistes : ceux-ci y trouvent un surcroît
d’honorabilité, ce qui leur permet ensuite de prendre langue
avec les édiles politiques et les intellectuels. Les hommes
d’Église trouvent d’ailleurs que les islamistes, dont ils
peinent à mesurer l’hostilité et dont ils admirent les
convictions et le rigorisme apparents, constituent
d’honorables représentants des musulmans en France. Dans
toutes les grandes villes où les islamistes ont pignon sur
rue, il y a un travail préalable de validation par le diocèse
local.
En 1983, l’Église de Lyon, à travers le père Christian
Delorme, ancien militant politique devenu prêtre, connu
sous le nom de « curé des Minguettes », eut un rôle
déterminant dans l’organisation de la « Marche des beurs »,
première expérience collective de demande d’intégration
politique pour les enfants d’immigrés musulmans. À la suite
à cet événement, des militants de gauche allaient se
tourner vers cette nouvelle clientèle électorale. Dans les
années 1990 et 2010, lors des grandes vagues
d’immigration de musulmans en France en provenance
d’Algérie d’abord, puis d’Afrique subsaharienne, les
permanents catholiques des associations comme Emmaüs,
le CCFD ou le Secours catholique avec Caritas et la Cimade
protestante, mais aussi d’autres associations d’apparence
plus laïques, sont parmi les plus actifs, avec les militants
d’extrême gauche, pour aider, nourrir, vêtir et loger les
migrants, voire entraver l’action de la police et des forces
de l’ordre ayant la charge de faire respecter la loi. Cette
politique très généreuse fait fi des contingences politiques,
économiques et sociales, et érige l’ancienne « charité », une
vertu privée, en impératif catégorique de la collectivité
politique nationale. Cette attitude très idéologique marque
profondément les esprits et les comportements des
dirigeants de gauche comme de droite, mais elle heurte des
segments de plus en plus larges de l’opinion publique. Ce
qui fait dire à un des hauts responsables du renseignement
français que nous avons rencontré en juin 2018 pour
préparer ce livre : « En France, nous avons un énorme
problème avec les catholiques et l’Église catholique. »

Une gauche angélique ou


dépassée ?
L’autre grand pôle intellectuel qui joue un rôle essentiel
dans l’appréciation et les relations à l’islam et aux
musulmans se situe à gauche. Contrairement aux idées
reçues, la bienveillance des intellectuels et des partis
politiques français de gauche vis-à-vis des musulmans, y
compris les plus conservateurs, est récente. Elle remonte
pour l’essentiel à la guerre d’Algérie dans le cas des
communistes et de certaines fractions trotskystes, et au
début des années quatre-vingt pour les socialistes. Quant
aux sympathies pour le fondamentalisme islamique, elles se
sont fait jour chez des intellectuels au moment de la
révolution islamique d’Iran. L’intellectuel iranien Ali Shariati,
quand il étudiait à Paris durant les années 1960, a joué un
grand rôle au contact des intellectuels parisiens, dont Jean-
Paul Sartre, en tentant de leur démontrer que l’islam était
une forme de socialisme. Ces sympathies islamistes ont
éclaté en 1979 et se sont étendues à de plus grands
secteurs de l’opinion à partir de la guerre civile algérienne
dans les années 1990. A priori, au pays de Voltaire, de la
Révolution et de la laïcité, où se combattirent violemment
pendant plus d’un siècle le parti catholique royaliste et les
républicains, la gauche n’aurait pas dû avoir une sympathie
particulière pour l’islam, qu’elle considérait jadis comme
une idéologie obscurantiste et archaïque, sexiste et
superstitieuse, vouée à disparaître avec l’avènement de la
civilisation industrielle et démocratique moderne.
Les combattants anticolonialistes du FLN et du
nationalisme arabe, puis palestinien avec le surgissement
de l’OLP sur la scène internationale au début des années
1970, ont pris une place croissante dans l’imaginaire des
gauches. La guerre du Liban (1975-1990) a joué un rôle de
bascule, avec l’avènement du fondamentalisme islamique
en 1979 en Iran, et bientôt au Liban avec le Hezbollah. Tout
cela est capital pour comprendre comment une gauche
française fascinée par la violence politique des masses a
progressivement substitué ces révolutions arabes aux
combats du prolétariat européen. Les nationalistes arabes
et leurs succédanés islamistes sont devenus les « damnés
de la terre », les prolétaires européens ayant échoué dans
leur mission historique ; l’intégration de ces derniers à la
société de consommation les a rendus caducs. Par transferts
successifs, le rôle du « damné de la terre » est aujourd’hui
occupé par les migrants, surtout s’ils sont à la fois
musulmans, déracinés et prolétaires, incarnation vivante de
la mauvaise conscience européenne depuis 1945, qu’elle
soit chrétienne ou d’extrême gauche, dont la pensée est
une version sans Dieu d’un christianisme radical.
Comment les sympathies des partis de gauche ont-elles
été progressivement gagnées par la cause arabo-
musulmane ? Plusieurs courants y ont concouru : les partis
communistes algérien, iranien et libanais, le FLN, des
organisations de masses comme les partis nationalistes
d’Égypte, de Palestine ou de Syrie, puis les Frères
musulmans.
Avant cette période de sympathie tardive pour les
organisations politiques islamiques ou de musulmans,
surtout si elles luttent contre l’Occident colonial et
capitaliste, il existait une longue tradition culturelle et
littéraire anti-islamique en France, qu’on passe aujourd’hui
sous silence par cordialité, par amnésie et par déni. Or celle-
ci n’émane pas seulement de l’Église et des écrivains
catholiques ou voltairiens. André Malraux, l’écrivain et
intellectuel antifasciste, écrivait ainsi au début de la guerre
d’Algérie, à rebours de ses contemporains qui n’avaient
aucune sorte d’intérêt, de connaissance, ni de compassion
pour l’islam :
« C’est le grand phénomène de notre époque que la
violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la
plupart de nos contemporains, cette montée de l’islam est
analogiquement comparable aux débuts du communisme
du temps de Lénine. […] Les données actuelles du problème
portent à croire que des formes variées de dictature
musulmane vont s’établir successivement à travers le
monde arabe. […] Actuellement, il est trop tard (pour
endiguer le courant de l’islam) ! Les “misérables” ont
d’ailleurs peu à perdre. Ils préféreront conserver leur misère
à l’intérieur d’une communauté musulmane. Leur sort sans
doute restera inchangé. Nous avons d’eux une conception
trop occidentale. […] Tout ce que nous pouvons faire, c’est
prendre conscience de la gravité du phénomène et tenter
d’en retarder l’évolution. » 5
Dans ce texte, on détecte à la fois la peur et la lucidité
de l’intellectuel le plus proche de De Gaulle, qui pourrait
avoir influencé sa politique d’abandon de l’Algérie, décidée
dès son retour au pouvoir en 1958, quoiqu’en pensaient
militaires et pieds-noirs. On y décèle également des relents
colonialistes déçus, et on peut tout autant y lire une
anticipation des réalités politico-religieuses islamiques,
ignorées par ses contemporains, ceux-ci ne voyant dans la «
rébellion » algérienne que communisme ou banditisme.
 
Qui irait nier qu’une solidarité organique s’est construite
entre PCF et FLN ? Pourtant, jamais les hommes et les
femmes de gauche français, marqués au fer rouge par le
combat laïc et anticatholique, qui s’adonnaient jusqu’aux
années soixante-dix à des « banquets républicains » le 21
janvier pour célébrer l’exécution de Louis XVI et ironiser sur
le Vendredi saint, n’ont pris au sérieux les croyances
religieuses des musulmans. Et ce jusqu’à nos jours. L’islam
est à leurs yeux une force de mobilisation sociale, un ordre
égalitaire, jamais une voie d’accès à Dieu par le biais d’un
monothéisme intransigeant, et encore moins une
eschatologie ou un mode d’existence régi par des centaines
d’interdits et de règles consignés dans le Coran de par la
parole même de Dieu. De même, on aime l’aspect
communautaire mais on peine à reconnaître la minorisation
juridique et sociale des femmes et des filles.
Bref, certains Français de gauche qui aiment l’islam pour
son potentiel révolutionnaire 6 l’aiment car ils pensent
toujours que Dieu est mort et que les rites ne sont qu’un «
opium du peuple » que les damnés de la terre embrassent
du fait de leur aliénation, situation vouée à disparaître.
Certains Français de gauche aiment le ramadan car ils ne le
font pas, il recèle pour eux un aspect folklorique et ludique :
un ftour (l’iftar oriental), la rupture du jeûne quotidien de
ramadan, est beaucoup plus festif qu’un maigre dîner de
carême honni par les honnêtes « bouffeurs de curés ». Son
potentiel communautaire et mobilisateur est préféré à
l’individualisme contemporain, car il serait porteur de
mutations sociales et politiques. Certains Français de
gauche regardent le voile islamique, y compris celui des
petites filles promu par les Frères musulmans et les
salafistes, comme un fichu de grand-mère dépourvu de
signification, et de toute propension à la domination au sens
bourdieusien, alors qu’il est la marque de la malédiction que
le Dieu de l’islam aurait jetée sur les femmes, objets de
désir prompts à détourner les hommes pieux et purs vers le
désir charnel. Il est vrai qu’il donne lieu à toute une
fantasmagorie orientaliste sur la sexualité des musulmanes.
 
Pendant quinze ans, Erdogan, Premier ministre puis
président de la Turquie, a été considéré en Europe de
l’Ouest comme un modèle. Cette étrange vision provient
d’une incompréhension coupable quant à la nature du
régime turc. Rappelons que l’Empire ottoman comptait
encore une majorité de chrétiens au milieu du XIXe siècle et
e
les a vus chuter à moins d’un tiers au début du XX siècle,
pertes territoriales obligent, puis à 10-15 % dans la Turquie
kémaliste des années vingt, suite aux génocides arménien
et syriaque, et à l’expulsion des Grecs. Les chrétiens
représentent aujourd’hui 0,2 % de la population turque. Ce
nettoyage ethno-religieux évoque celui auquel ont procédé
les Almohades du Maghreb au XIIe siècle, qui en ont éradiqué
le christianisme. Comment cette politique a-t-elle été
achevée par un régime se prétendant « laïc » ? C’est que,
n’en déplaise aux Français, le laïcisme d’Atatürk n’a jamais
séparé le politique du religieux, il a simplement confié à
l’État la direction des affaires islamiques. Cette « laïcité » à
la turque a confondu islam et Turquie, ce qui a fait à long
terme le lit des fondamentalistes, préparant par étapes
depuis les années soixante l’avènement de l’AKP.
Or à gauche comme chez les catholiques français, de
même que la démocratie chrétienne d’après guerre a
accompagné en France le déclin d’un christianisme de
masse, on se plaisait à penser que l’AKP jouerait ce rôle en
Turquie. C’était ignorer l’affiliation de l’AKP à l’organisation
mondiale des Frères musulmans et la mise en œuvre
progressive de son programme religieux de délaïcisation de
la Turquie, avec l’autorisation du voile dans les universités,
puis dans les administrations, la reconstruction de
l’enseignement religieux, le rapprochement des pays
islamistes, l’éloignement d’Israël, la construction de
dizaines de milliers de mosquées en Turquie puis dans le
monde, l’exportation d’imams fréristes, la reprise en main et
l’islamisation des diasporas turques.
La gauche française pensait que la modernisation
économique emporterait l’islam, et que l’intégration des
religieux dans les rouages du pouvoir les ferait disparaître.
Au lieu de quoi, la Turquie est devenue le modèle et
finalement l’Alma mater des Frères musulmans. Tandis que
l’Europe débattait de l’intégration de ce pays dans une
Union européenne laïque, Erdogan détruisait ses opposants
de l’intérieur, exportait son savoir-faire religieux en Libye et
en Syrie, soutenait Daesh en lui achetant son pétrole et en
faisant transiter les djihadistes du monde entier, insultait les
régimes européens qui lui résistaient, tenait campagne en
Europe devant des foules séparées selon les sexes, et
engageait son pays sur la voie de la guerre civile et de la
ruine financière. À l’image d’une religion inventée sinon
fantasmée, l’islamisme turc en acte a tenu ses promesses et
ruiné les attentes de ses faux amis européens.

Des médias irresponsables


Les grands médias sont pourvus d’un ou deux
journalistes en charge du monde arabe, parfois un pour le
Moyen-Orient et un ou deux pour le Maghreb. Le turnover
est important, de telle sorte que des journalistes non avertis
peuvent être en charge d’immenses régions. Ils subissent
des pressions dont ils peinent souvent à mesurer l’ampleur
et les enjeux. Les États les plus liés à la France comme le
Maroc, l’Égypte ou le Liban servent de pouponnière pour de
jeunes journalistes en fin de formation, pris en main et mis
sous surveillance à leur insu. Pour ces États, il est capital de
former ces médiateurs qui, demain, vont fabriquer et
façonner l’opinion française pour des décennies.
Comment dès lors peuvent-ils surmonter une
contradiction majeure : souvent issu d’un milieu bourgeois,
pétri de bonnes intentions, culturellement porté à la
tolérance et aux préoccupations démocratiques, se pensant
en mission au service de bonnes causes, le jeune journaliste
formé en France est confronté d’un coup à la violence
extrême des rapports économiques, sociaux et politiques
des sociétés du Sud. Il est face au réel, celui de la dureté
des rapports hommes-femmes, de l’indifférence aux
pauvres, du chômage de masse, de l’absence de services
publics efficaces et de filets de protection sociale, de la loi
de la jungle économique, des élections truquées, de
l’absence de culture et d’attentes démocratiques, de
l’omniprésence de la religion et du conservatisme religieux,
du règne de la censure et de la police politique, des
brutalités policières. Plusieurs attitudes sont possibles face
à ce réel pour le journaliste français : le déni et la volonté de
regarder ces réalités avec les yeux de Chimène ; la
consternation, la révolte et la fuite ; le compromis et le
relativisme avec des hiérarchies de priorités propres à ces
sociétés, ce qui éloigne du traitement de l’information en
France ; ou un aveuglement mêlé de compromissions, qui
place les initiés du côté des puissants et des dominants du
Sud contre des avantages matériels allant de séjours
hôteliers à des propositions sexuelles diverses, en passant
par des sursalaires et divers passe-droits. Tout service se
paye et les États autoritaires rémunèrent généreusement
ceux qui les servent, surtout s’ils peuvent s’assurer ainsi un
relais positif pour leur image à l’étranger.
 
L’objectif est en effet qu’ils dépeignent le régime
autoritaire et corrompu en rose, ou par défaut, en gardant le
silence sur les zones d’ombre. Cela a été fréquent, même si
quelques fortes têtes de l’AFP ou de la presse écrite ont
encouru des rétorsions telles que des journaux étrangers
censurés, des accréditations suspendues ou relevées, des
expulsions d’office. Au début des années 2010, au moment
des printemps arabes, plusieurs affaires de gros sous et de
corruption de médias français auprès du régime tunisien ont
défrayé la chronique. Ben Ali était passé maître dans l’art de
corrompre et de soudoyer les journalistes étrangers, à
défaut de pouvoir les soumettre au régime strict qu’il
infligeait aux médias nationaux. De même au Maroc,
plusieurs grandes signatures de la presse écrite et
télévisuelle française ont été mêlées à une affaire qui a tiré
un petit fil des mœurs médiatiques encouragées par le
régime de ce pays. Quatre grands éditorialistes et
signatures des médias parisiens ont été rémunérés pour des
articles ou des ménages de complaisance dans un journal
marocain étatique. La justice française a établi ces faits en
2018, confortant le journal en ligne Orient XXI qui avait
révélé l’affaire au grand public. Plus récemment, un média
algérien en ligne émanant certainement des services
extérieurs de ce pays a dévoilé que l’ancien journaliste du
Canard enchaîné, Nicolas Beau, en délicatesse avec ce
journal, avec les chiraquiens et avec la DGSE, aurait touché,
en tant que directeur de Mondafrique, un journal en ligne
consacré au continent, 150 000 euros d’un opposant
mauritanien installé au Maroc, c’est-à-dire probablement du
Maroc lui-même. Cet ancien contempteur de la Françafrique
et du Makhzen avait été ainsi amadoué. Autre exemple, le
célèbre journaliste Éric Laurent est tombé en 2015 dans le
piège grossier qui lui avait tendu l’État marocain, dont il a
admis avoir reçu de l’argent pour ne pas publier son livre à
charge contre le régime chérifien. Dans un autre registre, le
régime syrien héberge depuis plusieurs années l’intellectuel
français Thierry Meyssan, grand propagandiste de la rumeur
du 11 septembre 2001, qu’il prétend être un événement
inventé de toute pièce.
Du côté des États autoritaires, il est de coutume de
rémunérer et d’activer des personnalités ou des journalistes
présentés comme indépendants pour porter la bonne parole
de tel ou tel régime dans les médias français. Au moment
de la guerre en Syrie, comme lors de la guerre civile
algérienne il y a vingt ans, on a vu surgir dans les médias
français des porte-parole déguisés, sincères ou non,
nationaux ou étrangers, journalistes ou « intellectuels »,
mais toujours stipendiés, même si la chose est rarement
établie, pour défendre la parole officielle du régime agressé.
Certains sont des journalistes-fonctionnaires en poste à
l’étranger, parfois depuis longtemps, qui ont réussi à
conquérir une place dans les médias du pays hôte, et y
expriment un point de vue présenté comme le fruit de
savantes analyses. Les télévisions d’information en continu
ont de tels besoins en « experts », commentateurs et
débattants quotidiens qu’elles ont recours aux personnes
les plus disponibles, or, c’est bien la situation du journaliste
stipendié à dessein par un service de renseignement
extérieur étranger.
 
En vertu désormais des quotas de la « diversité » dans
les médias, il est facile pour ces services de renseignement
étrangers d’y placer quelques agents. Ainsi, voici plusieurs
années que le Maroc, l’Algérie et le Qatar placent dans le
petit groupe des experts attitrés un de leurs agents,
régulièrement invité sur les chaînes françaises comme
expert ès monde arabe et affaires islamiques. Les débats
qui surgissent régulièrement à propos des affaires de
terrorisme sont à cet égard de véritables pépinières. Or,
aucun débat déontologique, aucun garde-fou n’existe face
au pouvoir souverain des médias de sélectionner leurs
intervenants. D’autant que la bonne parole peut être
délivrée depuis l’étranger par de faux témoins ou, en
France, par de prétendus intellectuels indépendants, qui
sont activés et rémunérés en fonction de leurs prestations.
Ces manipulations concourent à brouiller l’accès à de réelles
informations, ou à des interrogations fondées sur l’actualité.

La mutation de « l’orientalisme
»
On ne saurait occulter la place des chercheurs et
professeurs travaillant sur les civilisations de « l’Orient ». En
France, le terme d’« orientalisme » est tombé en désuétude,
mais des centaines de fonctionnaires travaillent à
comprendre et étudier l’aire arabo-islamique. C’est une
grosse machinerie intellectuelle qui remplit des missions
d’enseignement, de recherche, de conseil ou de formation,
et dont l’influence sur la formation de l’esprit public et les
représentations des décideurs n’est pas négligeable. Et
dans ce petit milieu, la vie n’est pas un long fleuve
tranquille : les tensions y sont extrêmement vives.
Des recompositions importantes ont eu lieu à la fin du XXe
siècle, avec le départ en retraite des importants bataillons
de la coopération des années 1960 et 1970. Un glissement
a eu lieu du Maghreb, alors dominant, vers le Moyen-Orient
et l’Afrique. La mutation idéologique de l’orientalisme s’est
ainsi poursuivie. C’est d’autant moins anodin que
l’orientalisme français se distingue tant par son ancienneté
que par sa réputation internationale.
Les connaissances orientalistes du XIXe siècle ont
précédé, accompagné et justifié l’expansion coloniale et
l’impérialisme. L’orientalisme n’a provoqué ni la guerre ni la
conquête, mais il en a tiré profit. L’Afrique du Nord, avec sa
diversité linguistique, a été la région du monde la plus
étudiée en France. L’orientalisme fut ainsi à la fois un
romantisme et une science coloniale, un académisme
savant, un esthétisme et un outil aux mains des coloniaux.
Dans les années 1980, le procès de cet orientalisme a été
dressé par Edward Saïd, universitaire palestino-américain
reconnu, dans son ouvrage L’Orientalisme, l’Orient créé par
l’Occident. Il y dévoile la manière dont les savants
européens ont fabriqué un Orient imaginaire. Les sociétés
froides et immobiles des anthropologues coloniaux étaient
invitées à entrer dans l’histoire, au contact de la «
civilisation » conquérante. L’Orient des orientalistes était un
beau décor, témoin de la splendeur de civilisations déchues
ou endormies qu’il fallait réveiller.
La décolonisation a pointé la « collaboration » des
savants à la colonisation, poussant leurs successeurs dans
trois directions divergentes. La première consiste à
persévérer, mais discrètement. C’est le choix de
l’académisme, de l’art pour l’art, de la tour d’ivoire, du repli
sur les livres et les textes. Ces linguistes et historiens
étudient souvent les sociétés orientales sur des manuscrits,
comme on le fait en études latines. Cette tendance savante
n’a pas disparu. Attachée aux langues orientales, à la lettre
coranique ou aux arts des sociétés arabes, au contact des
minorités du monde arabe et de leurs traditions, elle
encourage les chercheurs à traverser et côtoyer les
événements politiques et sanglants de cette région sans
trouble excessif. Le passé est leur refuge et la science leur
mantra.
La seconde mutation de l’orientalisme consiste à prendre
fait et cause pour les sociétés du Sud, leurs passions
religieuses, leurs revendications et leurs luttes politiques
dans le champ intellectuel du post-colonialisme. La jeune
génération de chercheurs et de professeurs anti-
impérialistes des années soixante s’est engagée dans les
combats politiques rompant avec l’orientalisme : des
historiens, portés par le marxisme universitaire, ont
accompagné le nationalisme et le socialisme arabe. Puis des
politologues et des sociologues, au risque de la « fascination
de l’islam 7 » et de l’identification à leur objet de recherche,
ont pris fait et cause pour l’islamisme, regardé comme le
moyen d’accès des sociétés musulmanes à la modernité,
voire comme une manière de régénérer le politique ici et là-
bas. En associant l’islamisme aux damnés de la terre, ils ont
fait preuve d’un grand aveuglement, négligeant les
monarchies pétrolières du Golfe qui ont transformé l’islam
mondial grâce à leurs pétrodollars. Entre aveuglement et
idéologie, on peut ainsi, en 2018, dans un grand
établissement scientifique français chargé d’éclairer nos
contemporains sur l’islam, donner la parole à l’avocate du
Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) – lié aux
Frères musulmans – dans un séminaire sur les normes en
islam, afin qu’elle démontre « l’islamophobie d’État en
France ». De jeunes historiens et sociologues ont adopté en
France depuis les années 2000 les modes universitaires
anglo-saxonnes des années 1970 et 1980 : les études
consacrées aux « subalternes » et aux discriminés, raciaux
ou « genrés », sont les nouvelles figures obligées des études
coloniales et de la connaissance des Sud.
La troisième direction s’intéresse à l’immigration et aux
immigrés, au phénomène diasporique, le plus souvent dans
leur seul rapport à la terre d’arrivée. Souvent oublieux des
sociétés de départ méconnues, ils réfléchissent davantage
aux difficultés d’insertion ou d’accueil de ces immigrants ici
en Occident, plutôt qu’aux souffrances et aux humiliations
qui poussent à l’émigration : réseaux mafieux, esclavage et
traite modernes, échec des projets nationaux et brutalité
des élites du tiers-monde. De même qu’ils ignorent la
fascination exercée par la société de consommation
individualiste et de loisir sur cette jeunesse du Sud
connectée à la mondialisation.
Par ailleurs, de nombreux savants et chercheurs, fascinés
par l’altérité, ont inversé la problématique du premier
orientalisme : ce ne sont plus des ruines qui sont observées,
mais des potentialités culturelles et intellectuelles
précoloniales qui ont fécondé l’Occident, voire permis son
décollage. Médiévistes, linguistes, et philosophes jouent ici
un rôle premier. Jacques Berque fut emblématique de ce
mouvement. L’Andalousie médiévale est devenue un totem.
Le regard civilisateur et distant des orientalistes est devenu
admiratif et inconditionnel. L’Autre a désormais pour
mission de « me re-civiliser ». Cette vision est partagée par
les deux grandes familles de chercheurs sur les civilisations
islamiques : les chrétiens et/ou les intellectuels de gauche.
 
Deux ultimes points méritent d’être soulignés car ils
contribuent à orienter le regard des spécialistes des
sociétés des mondes arabo-berbères. Le premier tient à
l’anthropologie de ces mondes, le second aux carences de
la recherche française.
Grandes sont les conséquences de la fascination exercée
par les sociétés dites arabes, encore patriarcales, dans
lesquelles règne un ordre mâle, tant dans les faits que dans
les représentations. L’« obsession française autour des
hommes arabes », selon l’expression de l’historien
américain Todd Shepard 8, touche en premier lieu ceux qui
ont voué leur vie professionnelle à l’étude des sociétés
arabes. Dès l’époque coloniale, Tanger ou Tunis ont attiré
des écrivains et intellectuels français homosexuels, car
l’amour des garçons – jeunes ou vieux – n’y était pas
vraiment prohibé. D’éminents responsables politiques,
intellectuels, religieux, écrivains et officiers français ont
aimé et vécu une sexualité alternative au Maghreb. À un de
ses amis, qui s’étonnait de son amitié pour le dictateur
Kadhafi, l’ancien collaborateur devenu orientaliste, Jacques
Benoist-Méchin, apôtre de la réconciliation franco-arabe,
déclara : « Mais il est si beau… » Ce réservoir de virilité,
rarement évoqué par la recherche scientifique, prolonge
puissamment « l’orientalisme arabophile » du XIXe siècle. Les
mâles conditions de la décolonisation ont redistribué les
cartes, forgeant un nouveau rapport à l’homme arabe qui
oriente et influence certains regards.
Le second point tient aux conditions économiques,
souvent faméliques, de la recherche française. La liberté
des chercheurs français a un prix : des moyens financiers
modestes, une bureaucratisation croissante, et une faible
intégration à l’appareil d’État. C’est loin d’être le cas en
Allemagne ou aux États-Unis. De ce fait, chercheurs,
journalistes et instituts de recherche français sont souvent si
démunis que la perspective de davantage de moyens
financiers ou matériels est tentante. Certains États « amis »
s’en chargent discrètement, au risque d’ingérences parfois
d’une indécence décomplexée : elles peuvent concerner la
nomination d’enseignants, la promotion de chercheurs
douteux, le sauvetage d’éditeurs, la publication d’ouvrages
ou leur mise à l’index, la désignation de prix, le financement
de colloques ou leur obstruction.
Quatre think tanks ou cercles de réflexions français sur le
monde arabe se dégagent 9. Leurs revenus sont faibles et
dépendants de leurs clients. Les États du Maghreb, soucieux
de leur influence et de leur image de marque à Paris, s’en
méfient. Mais avec les États du Golfe, ils n’hésitent pas à
influencer ces think tanks et à orienter leurs travaux, même
s’ils préfèrent garder le monopole de la communication sur
leurs pays. Cette région du Maghreb, si proche et si liée à la
France, est devenue pourtant une des moins étudiées.
Certains pays achètent une influence directe à travers des
espaces de communication, en finançant des événements et
des débats publics 10. Ainsi, à Oxford, le Qatar a versé 11
millions de livres sterling pour créer en 2005 une chaire
pour Tarik Ramadan en études islamiques contemporaines
au Middle East Center du St Antony’s College. Une telle
pratique serait impossible en France, car l’État finançait
jusqu’alors les universités publiques. Mais l’influence, bien
que plus subtile, n’est pas moindre, car tout service se
paye, surtout en contexte de pénurie.
2.
Des failles politiques

L’angle mort du religieux et du


colonial
Les problématiques relatives au monde arabe et au
Maghreb renvoient à un angle mort, forgé par deux tabous
de l’histoire intellectuelle et politique française, au point
qu’ils ne sont enseignés, dans le cursus général, ni au lycée
ni à l’université hors de quelques niches : l’histoire de la
colonisation et l’histoire des religions.
Si l’histoire de la religion islamique est relativement
ignorée, c’est aussi parce que la place et le rôle de la
religion catholique dans notre construction nationale restent
le grand tabou. La situation si longtemps écrasante du
catholicisme au cœur de la monarchie puis tout au long du
e
XIX siècle sous les différents régimes est un non-dit, tout

comme les violences de l’arrachement au catholicisme,


religion d’État et religion des Français, le vandalisme
révolutionnaire et la Vendée, la séquestration de deux
papes par la Révolution et Napoléon, la difficile marche vers
la laïcité. Pour ne pas avoir à explorer les héritages du
catholicisme français, ainsi que les révoltes et les
reniements qu’il a suscités, ce sont les phénomènes
religieux dans leur ensemble qui sont tus et refoulés.
Quand on parle des juifs et des protestants, on loue leur
longue résistance au catholicisme et aux périls endurés.
Quand on parle du bouddhisme, on aime ses différences
avec le christianisme, notamment sa prise en compte du
corps. Quand on parle de l’islam, on en loue
paradoxalement ce qui a été en France violemment rejeté
du catholicisme : la pratique du jeûne, l’affirmation d’une
morale rigoureuse, d’un monothéisme exclusif, et la
minorisation des femmes. Autant le dire clairement, la
bienveillance dont bénéficie l’islam dans de nombreux
milieux médiatiques et politiques français tient avant tout à
son anti-christianisme, au poids d’une puissante culpabilité
judéo-chrétienne envers la religion des « dominés », et à la
folklorisation dont sont nimbées ses pratiques religieuses
rarement prises au sérieux. Si des Français acceptent que
les petites filles soient voilées par les Frères musulmans,
c’est que leur regard folklorise une discrimination
improprement travestie en coutume, d’autant plus qu’elle
fut longtemps peu répandue au Maghreb !
 
Le second tabou contemporain est l’histoire coloniale
rejetée dans l’opprobre final lié aux dix-sept ans de guerres
coloniales aussi meurtrières qu’inutiles. Encore faudrait-il
comprendre pourquoi une nation exsangue, sortie laminée
de deux guerres mondiales, a trouvé la force de conduire
deux guerres qui ont achevé de décimer une partie de sa
jeunesse et de ses finances ? Cela supposerait de
s’interroger sur la place des colonies dans l’histoire des
Républiques françaises, sur leur rôle dans le grand jeu
européen pour une puissance démographique et politique
déclinante. Mais il faudrait également explorer le
messianisme révolutionnaire et républicain français issu de
la Grande Révolution, les dynamiques économiques et
capitalistes de la France encore paysanne du XIXe siècle, et
surtout les enjeux militaires dans la reconstruction et le
maintien d’une puissance militaire française. On se garde
bien de scruter à la loupe les sociétés coloniales et la
manière dont elles ont mis en contact des sociétés aux
niveaux de développement et aux temps historiques
totalement divergents. La fin désastreuse de l’histoire
coloniale française la condamne à être criminalisée. L’actuel
président de la République, tôt dans sa campagne, n’avait-il
pas déclaré à la télévision algérienne lors de son séjour que
la colonisation avait été un « crime contre l’humanité » ?
C’est dire si la mauvaise conscience est omniprésente
lorsqu’on s’intéresse à des sociétés du Sud qui accordent
une place démesurée à la religion et vivent dans le souvenir
à la fois vindicatif, très présent et parfois nostalgique des
temps coloniaux, contrairement à la jeunesse européenne
ignorante de ce temps.
 
Pour solder ce passé, les élites françaises ont décidé de
favoriser les migrations et de privilégier les questions
migratoires avec leurs corollaires, à savoir les cités des
quartiers dits populaires, les « jeunes », les banlieues de
l’islam, les migrants, la discrimination positive. Il s’agit ainsi
d’évacuer les questions qui fâchent autour de ces deux
tabous sur lesquels les sociétés du Maghreb et du Moyen-
Orient « insistent », en continuant de nous interpeller qui
sur la question religieuse, qui sur la question coloniale.
Vu de Paris, le facteur religieux est quantité négligeable
dans les rapports de forces et conflits internationaux. C’est
oublier que les guerres multicausales d’Afrique et du Moyen-
Orient s’inscrivent souvent dans des dynamiques
religieuses. Plusieurs conflits mettent aux prises des
groupes islamiques, ce qu’il fallut bien finir par reconnaître
face à la politique ultra-radicalisée de l’État islamique.
Occulter l’aspect confessionnel d’un conflit tient souvent de
l’ignorance, et lorsqu’il oppose chrétiens et musulmans, le
déni du réel s’ajoute à une forme de paralysie, comme en
témoigne le long silence sur l’épuration des chrétiens et de
la minorité yézidie en Irak et en Syrie.
Véritable angle mort des relations internationales, depuis
la guerre froide, la religion n’a pas été étudiée en tant que
telle dans le champ de ces relations, sauf au titre de décor
culturel. Les élites parisiennes « sorties du religieux » ont
tardivement compris la dynamique du clergé chiite iranien
dans la révolution de 1979. De même, le prosélytisme
agressif et parfaitement transparent de nos « amis »
wahhabites du Qatar et d’Arabie Saoudite fut longtemps
perçu comme une aimable activité culturelle, dont l’armée
française a pourtant fini par combattre les émules en
Afghanistan, au Sahel, en Irak, en Syrie puis en Libye.
L’occultation d’un moteur essentiel des sociétés
humaines est à risque. À regarder le monde au prisme d’un
« rationalisme » laïc francocentré, l’action internationale
française agit à tâtons. Les hommes d’État de la IIIe
République avaient en leur temps estimé que la « laïcité
n’est pas un article d’exportation » (Léon Gambetta, 1885),
et qu’« aux colonies, la religion est partout » (Georges
Hardy, directeur de l’école coloniale, 1940). Mais nos élites
françaises actuelles postmodernes, persuadées de
l’obsolescence du religieux, ont méconnu ces lourdes
dynamiques. Ainsi la France a-t-elle ignoré la dimension
religieuse de la guerre d’Algérie qui, pour le moudjahid
(combattant du djihad) de base, haché par la mitraille d’une
force très supérieure, relevait d’un combat pour la terre de
Dieu, quand nos intellectuels y voyaient l’anti-impérialisme,
et nos militaires une subversion communiste. La « mort de
Dieu » n’est pas une option soutenable en Afrique ni au
Moyen-Orient, à supposer qu’elle le soit ailleurs.
 
Bien qu’il combatte le djihadisme au Sahel et ailleurs,
l’État français reste ambigu vis-à-vis de l’islam politique, ce
qui brouille son action internationale. Il tient ainsi pour
secondaires des manifestations d’extrême violence. Au
Soudan, les chrétiens du Sud ont lutté dans d’atroces
guerres durant des décennies contre le régime islamiste de
Khartoum. Au Nigéria, les milices islamistes de Boko Haram
commettent de furieux massacres antichrétiens depuis les
centaines de morts de Jos en 2010.
Le refus d’intégrer cette dimension confessionnelle dans
la guerre civile libanaise des années 1980, puis dans la
guerre civile syrienne des années 2010, a mis à mal
l’analyse des conflits et en a ruiné leur compréhension. Si le
facteur religieux n’est jamais exclusif, et même parfois
secondaire, l’occulter, voire le nier, ne rend service ni à la
vérité ni aux tentatives de sortie de guerre. Il était
saisissant de voir comment l’ancien conseiller pour le
Moyen-Orient de François Hollande, avec une très active
diplomate arabisante, sous l’égide du Centre d’analyse
politique (CAP) du ministère des Affaires étrangères, avaient
essayé d’euphémiser le conflit opposant chiites et sunnites
au Moyen-Orient, à travers les deux grandes puissances
régionales que sont l’Iran et l’Arabie Saoudite. À force de
minorer le religieux au grand Sahel ou au Moyen-Orient,
l’État et son bras armé cumulent les contresens et
l’impuissance. Les passions à l’œuvre qui font l’histoire
cadrent mal avec l’euphémisation et la rationalité
technocratique dans lesquelles sont formées et enfermées
nos élites.

De l’inculture religieuse des


Français en général
Voici trois décennies que les élites françaises et l’opinion
publique en général ont pris de grandes distances avec la
religion, plus encore avec la connaissance des phénomènes
religieux. À force de confondre laïcité et refoulement du
religieux dans la sphère intime, la familiarité avec le
religieux institutionnel a déserté la population. La
transmission familiale et celle assurée par l’Église
catholique jusqu’aux années soixante-dix se sont effondrées
sans qu’il n’y ait eu de laïcisation des connaissances
afférentes. Malgré les efforts d’une poignée d’intellectuels
comme Régis Debray, favorable à l’enseignement du fait
religieux, l’institution scolaire se contente de délivrer une
instruction extrêmement sommaire, souvent très réductrice,
de l’histoire et des doctrines religieuses, de Ganesh à
Mahomet en passant par le Christ.
La sortie de la civilisation chrétienne aussi brutale que
marquée en France pour la génération née dans les années
1970 et 1980 a répondu à deux phénomènes. D’abord le
recul massif des rites religieux comme en témoigne le taux
de baptisés en France, passant de 95 % au début du XXe
siècle à un tiers actuellement. Ensuite, la déculturation
religieuse, qui rend incompréhensible le symbolique
chrétien et a fortiori la théologie et la métaphysique. Le
refus d’enseigner le fait religieux auprès du grand nombre
traduit de la part des institutions un refoulement organisé
plus qu’une déperdition naturelle, accentué par la réduction
très rapide du clergé.
Ce tournant majeur et inédit dans l’histoire de la France
s’inscrit lentement dans les statistiques, bien que les
baptisés de France demeurent majoritaires (autour de 40
millions de personnes) du fait de la structure par âges de la
population. Cependant, même s’il reste vigoureux dans
certains territoires et certains milieux sociaux, le
catholicisme de pratique est devenu minoritaire, voire très
minoritaire. On estime à environ un quart le taux de
pratiquants. Dans le même temps, d’autres religions
chrétiennes se renforcent, telles que les évangélistes et les
orthodoxes. L’islam quant à lui a connu une très forte
croissance depuis les années soixante passant de moins de
1 % d’affiliés, pour la plupart étrangers, à 20 % des
naissances, et donc des futurs citoyens, à constater l’octroi
des prénoms originaires des pays musulmans à la naissance
en 2018 en France selon l’INSEE. Parallèlement, la
régression des prénoms perçus comme chrétiens s’accélère
avec la distribution de prénoms de choses ou
d’anagrammes divers 1.
 
Dans ce contexte, rien ne prédispose les Français à
connaître ni à comprendre l’islam et les phénomènes
religieux qui lui sont liés. Hormis dans une partie de la
population d’origine ou de pratique musulmane, la
connaissance de l’islam est quasi nulle hors de la vulgate
médiatique. Mais au-delà, c’est le religieux en général qui
est fort mal appréhendé par les Français, en particulier par
les plus jeunes. Cette « sainte ignorance », selon
l’expression de l’islamologue Olivier Roy, est devenue un
trait commun à toutes les cultures religieuses en France, un
fait qui se superpose avec les phénomènes ordinaires liés à
l’ignorance : amalgame, caricature, désinformation,
analogies réductrices, vagues idées reçues ou clichés.
Toutefois, on finit par se rendre compte que les idées
reçues et certaines connaissances approximatives sont bien
plus répandues aujourd’hui que dans les années 1980.
L’actualité très forte autour de l’islam et des musulmans en
France depuis le début du XXIe siècle nous a fait passer d’une
information exceptionnelle à la délivrance quasi quotidienne
d’informations touchant à l’islam, qu’il s’agisse d’actualité
nationale ou internationale. Ainsi, la pratique annuelle du
ramadan et le sacrifice du mouton (fête de l’Aïd) sont
devenus des marronniers de la presse française, chassant le
carême et de nombreuses fêtes catholiques ignorés par
l’appareil médiatique.
Mais derrière ce vernis, lorsque ce défaut de
connaissance touche aussi la classe dirigeante, les hauts
fonctionnaires, les politiciens, les intellectuels et les
journalistes français, la situation devient hautement
problématique. Plusieurs phénomènes s’enchevêtrent pour
expliquer cette réalité qui n’est pas sans répercussion dans
un pays devant prendre en charge sur son sol une
population musulmane en forte croissance. Les musulmans
vivant en France appartiennent à des courants religieux très
divers, relevant pour certains du fondamentalisme
islamique et du salafisme. Mais au niveau international
également, cela a des conséquences, d’autant que la France
se targue d’excellentes relations et d’interventionnisme
dans les pays musulmans les plus prosélytes. Elle est en
outre devenue observatrice à l’Organisation de la
coopération islamique. Le président Sarkozy, pourtant
soucieux du fait religieux auquel il a consacré un livre, a
ainsi découvert l’existence des confessions chiite et sunnite
quand il est apparu que la guerre civile syrienne s’inscrivait
dans cette dimension religieuse. Quand cette culture est
très faible, ce qui semble avoir été le cas chez le président
Hollande, elle exprime un rejet voire un parti pris hostile au
religieux, habillé en sanctuarisation de la laïcité. Plusieurs
fractions de la gauche et la majorité du milieu maçonnique
français sont dans cet état d’esprit. Cette situation tient
enfin à la sociologie des élites : du fait de l’installation assez
récente de la minorité musulmane en France, rares sont
encore les élites musulmanes insérées dans l’appareil
d’État, surtout dans la tranche d’âge dirigeante.
 
Pour toutes ces raisons, l’islam est appréhendé ici
comme un autre christianisme, auquel on prête des traits et
des pratiques ayant plus à voir avec le catholicisme de
Vatican II qu’avec ce qu’est réellement l’islam d’aujourd’hui.
La culture chrétienne et catholique a si profondément
imprégné les Français qu’ils sont enfermés dans un système
culturel régi par les fondamentaux de liberté, d’égalité entre
les individus, de droits de la « personne », ce concept
chrétien fondateur de l’individualisme moderne et de la
laïcité. Dès lors, les Français estiment que toute civilisation,
culture ou religion s’étalonnent sur leurs représentations.
Même s’il n’y a pas qu’une manière d’être chrétien ni une
seule manière d’être musulman, puisque ces identités
varient dans le temps et dans l’espace, il n’en demeure pas
moins que les textes fondateurs, les valeurs qu’ils
produisent et les siècles de pratique ont façonné des
rapports d’être au monde et aux autres singuliers.
Donnons un seul exemple : le Christ a aboli la loi juive –
ou l’a « accomplie » selon ses dires – et avec elle tous les
interdits alimentaires au profit de la seule loi d’amour ; le
rite islamique, à l’inverse, a restauré les interdits
alimentaires, notamment par la pratique du ramadan,
considéré comme une obligation « sacrée » par la grande
majorité des musulmans. Quand la chrétienté médiévale a
restauré le carême et certains interdits alimentaires, elle l’a
fait au nom de la tradition mais contre les enseignements
du Christ. La récente sortie de ces interdits, considérée
comme une sécularisation normale par les chrétiens et les
non-croyants d’origine chrétienne, est strictement
impossible pour la majorité des musulmans, puisqu’une telle
pratique est considérée comme une obligation imposée par
Dieu, par la voix de son envoyé. Les élus de la République
qui festoient lors de quelques ftour – repas de rupture du
jeûne quotidien – de ramadan, dits désormais « républicains
», sacrifient à une obligation religieuse impérative qu’ils
regardent comme une douce coutume appelée à se
dissoudre. Mais le ramadan n’est pas le carême. L’erreur
d’appréciation est ici pour le moins manifeste et
problématique.

Un renseignement français
déconnecté ?
Les services de renseignement français dans la politique
arabe de la France ont été déstabilisés par les printemps
arabes et leurs suites, avec de dramatiques effets en France
comme à l’étranger. Il faut ici analyser l’architecture du
système pour en mesurer les conséquences.
Depuis 1962, la relation de la France avec les pays du
Maghreb n’a pas rompu les liens historiques entre
l’ancienne « Afrique du Nord française » et le ministère
français de l’Intérieur. Les causes de cette situation
atypique sont complexes. Pour des raisons policières,
migratoires et de sécurité intérieure, les pays du Maghreb,
et l’Algérie d’abord en tant que premier pays pourvoyeur
d’immigrants et d’échanges au Maghreb, sont restés liés
d’une manière singulière à l’ancienne métropole coloniale.
Cette situation évoque les problèmes sécuritaires des
DROM-COM 2 et leurs 2,7 millions d’habitants en 2017,
importants pourvoyeurs de migrants, de clandestins, de
drogue (Antilles-Guyane), et de records de délinquance.
Mais une différence est toutefois capitale : les DROM-COM
sont demeurés français.
Le Maghreb est la principale zone d’échanges et
d’interactions entre une région étrangère et le ministère
français de l’Intérieur et ses différentes directions. Par le
biais d’Interpol à Lyon, la coopération est certes forte avec
les autres polices européennes, a fortiori depuis l’abolition
des frontières intérieures dans l’espace Schengen. Pour
autant, les relations interétatiques classiques avec les États
étrangers relèvent de la diplomatie (Quai d’Orsay), du
ministère de la Défense (Coopération militaire, DGSE) et des
principaux pouvoirs publics (Élysée, Matignon, Parlement,
collectivités locales). La seule exception est le réseau des
ambassades et consulats français sous protection partagée
de la Défense et de l’Intérieur. Or au Maghreb, les liens sont
directs entre la Place Beauvau (ministère de l’Intérieur),
avec ses services (préfecture de police, DST alias DCRI,
etc.), et ses homologues du Maghreb, surtout avec les
directions générales de la sûreté nationale (DGSN), lointains
héritages des polices coloniales, qu’elles relèvent de la
Défense comme en Algérie, ou de l’Intérieur comme au
Maroc et en Tunisie.
 
Il existe un rapport particulier entre Beauvau et le
Maghreb, et tout le monde interprète cette situation à
l’aune de l’histoire coloniale, puis de celle de la guerre
d’Algérie et de la guerre froide, ou de l’islamisme et de
l’expansion de l’islam en France, associés aux effets de la
guerre civile algérienne et du terrorisme. La situation
sécuritaire globale a également un impact sur la poursuite
et même la densification de cette relation, autour des
questions de migrations, de trafics humains et marchands,
de drogue, d’évasion fiscale, d’affaires judiciaires, de police
des cultes. Lorsqu’il est Place Beauvau, le ministre français
de l’Intérieur, qu’il s’appelle Charles Pasqua, Pierre Joxe,
Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Sarkozy, Manuel Valls ou
Christophe Castaner, devient un fin connaisseur des affaires
d’État franco-maghrébines, un interlocuteur privilégié de
ses homologues ministres, des patrons des services de
renseignement et des chefs d’État. Dans cette petite
communauté internationale d’une vingtaine de personnes,
tout le monde se connaît, s’observe et échange, à Alger,
Paris, Rabat ou Tunis. Aussi, lorsque le directeur de la DST
marocaine, par ailleurs chevalier de la Légion d’honneur, se
voit notifier en février 2014 à la résidence neuilléenne de
l’ambassadeur du Maroc en France une convocation chez le
juge pour crime contre l’humanité, cela devient
immédiatement une affaire d’État aux retentissements tous
azimuts.
Pour résumer, disons que la DGSI et les services anti-
terroristes de l’Intérieur ont des liens serrés et denses avec
leurs homologues du Maghreb. Les policiers traitent
quotidiennement un grand nombre d’affaires, suivent les
mêmes clients, les mêmes familles, les mêmes groupes
islamistes ou mafieux qui traversent la Méditerranée, les
mêmes passeurs, les filières d’évasions de capitaux. Ils
échangent des informations secrètes, des services, des
indicateurs, des hommes et des affaires, bref, ils font en
commun leur métier. Des relations aussi denses sont très
rares, mais une langue commune, une expérience
commune, des formations ou stages en commun et la
connaissance entre les chefs les facilitent.
 
Dans le reste du monde arabe, les choses sont plus
complexes, même si le Liban constituait une exception
avant que la Syrie n’occupe ce pays par étapes à partir de
juin 1976, quand la Sûreté nationale est passée sous
contrôle du renseignement syrien. Outre la Turquie et
l’Arabie Saoudite, la question de relations denses, amicales
et suivies entre services de renseignement concernait
essentiellement la Syrie, l’Égypte et la Libye. Le principal
pôle pour la DST était alors Damas.
La DGSE est en première ligne dans les relations avec
l’Égypte qui a réintégré le camp occidental en 1978. La DST
a dû suivre les nombreux islamistes ou apprentis islamistes
français de passage ou en séjour au Caire et la politique de
la Sécurité d’État égyptienne, hostile aux Frères, facilitait les
choses jusqu’en 2011. En Libye, l’ancien ennemi discute
avec la DGSE depuis 2003 et, malgré la complexité de l’État
libyen, celle-ci a assuré jusqu’en 2011 les échanges
traditionnels comme les formations, les renseignements sur
al-Qaïda et Aqmi, et la vente de matériels électroniques 3. La
DGSE a gardé la main même si l’Intérieur français tenta de
pousser ses pions sous le ministère de Claude Guéant qui
avait côtoyé Moussa Koussa, le chef du renseignement
libyen, lors de l’affaire des infirmières bulgares et pour la
conférence de l’Union pour la Méditerranée lancée par
Nicolas Sarkozy.
La ruine de cette proximité avec le régime libyen
explique le coup de colère visionnaire de l’ancien patron de
la DST, Yves Bonnet, passé à la vie politique mais resté
proche de ses multiples contacts, contre la coalition anti-
Kadhafi. Après une enquête en Libye en mai 2011, il déclare
: « Le principal danger, c’est la partition du pays. Avec pour
conséquence la déstabilisation des pays voisins
subsahariens comme le Niger ou le Mali […]. Certains
dirigeants politiques occidentaux semblent ne pas avoir lu
les rapports de leurs services de renseignement. Avec la
Libye, nous disposions d’un verrou solide contre al-Qaïda et
contre l’immigration clandestine. Il vient de sauter 4. » Ses
trois prédictions n’allaient pas tarder à se réaliser.
La DGSE peut-elle travailler au Maghreb, chasse gardée
de la DST ? La DGSE, dont l’objectif est de renseigner sur la
partie adverse et dès lors ennemie, peut-elle travailler chez
des amis ? Si l’on met à part la petite Tunisie, très liée à la
France jusqu’en 2011 – et qui le reste autrement –, et
protégée par sa faiblesse économique et stratégique, et un
personnel politique aux aguets, comment les choses se
déroulent-elles avec les frères ennemis marocain et algérien
? Les choses étaient très simples avec le Maroc, à
l’exception de deux crises : l’affaire Ben Barka, de 1965 à
l’arrivée de Marenches, et la crise de 2014-2015, dont les
deux États peinent à sortir. Deux anciens officiers marocains
de l’armée française ont créé le renseignement du royaume,
qui n’a de facto jamais cessé de travailler avec la France,
alliée tour à tour dans la guerre froide, la guerre du Sahara
(1975-1988) puis celle contre le terrorisme après 1992. Les
deux armées se méfiant à des titres divers de l’Algérie, et
les intérêts croisés des deux États étant devenus
considérables, la DGSE n’empiète pas sur le terrain de la
DST, qui est aussi chez elle au Maroc. Du moins jusqu’en
2014.
 
Les choses sont très différentes en Algérie. Après la
guerre d’indépendance, les relations sont totalement
coupées entre la Sécurité militaire algérienne et les services
français. La future DGSE (SDECE) porte aux yeux d’Alger la
marque indélébile de l’armée française, et la DST et le
renseignement colonial quittent le pays avec les services de
l’État. La France garde certainement des indics et des
agents dans le pays, mais fait profil bas pendant deux
décennies. Pour le SDECE, il est très difficile de coopérer en
Algérie, comme on le voit encore dans les premiers épisodes
de la série Le Bureau des légendes de 2015 5. Outre le passif
militaire, les Algériens se représentent les officiers de ce
service comme des catholiques de droite dont ils préjugent
qu’ils les méprisent par une sorte d’atavisme de classe.
Cette représentation fréquente est un héritage colonial. Leur
vision des policiers de la DST est en revanche bien
différente : ils les regardent comme s’ils étaient les anciens
policiers et gendarmes de l’Algérie coloniale, corses aux
trois quarts et d’origine modeste. Leurs préjugés portaient
donc plutôt les services algériens vers la DST.
La DST est en effet parvenue à renouer des liens avec
l’espionnage algérien à l’occasion de l’affaire Farewell, cette
grande affaire d’espionnage de la guerre froide entre 1980
et 1982, qui a permis à la France de partager avec les
Américains des milliers d’informations ultrasecrètes du KGB.
Les Algériens avaient fortuitement découvert la source
française à Moscou, les Français ont acheté leur silence en
échange d’informations. C’est ce que raconte Raymond
Nart, chef de la division Union soviétique à la DST à cette
date, devenu par la suite l’interlocuteur privilégié des
Algériens, notamment du général Smaïn Lamari, numéro 2
du DRS. En 1989, Nart est numéro 2 de la DST, et son amitié
avec Lamari se révèle très utile sous le ministère Pasqua
(1993-1995), puis pendant la campagne d’attentats de l’été
1995 6.
L’Algérie est donc assez proche de la DST et de
l’Intérieur depuis les années 1980, tandis que le Maroc se
retrouve davantage dans la DGSE. Les choses ont toutefois
changé depuis François Hollande. Les présidents ont en effet
nommé à la tête de la DGSE d’anciens ambassadeurs de
France en Algérie. Pour autant, des deux côtés, les services
et les amitiés se croisent et s’épient. Les Algériens se
trompent sur la DGSE truffée depuis les années soixante
d’anciens coloniaux et de Corses du Maghreb, souvent
arabisants, comme feu le célèbre arabisant Wladimir
Glasman, né au Maroc, tandis que la DST est peuplée de
notables corses métropolitains passés par les concours de
recrutement les plus sélectifs, comme le préfet Marchiani.
C’est avec ces outils que la France est entrée dans les
printemps arabes.
Il faut pointer la désorganisation complète de ce système
intervenue dès 2011, avec la rupture des liens entre le
renseignement extérieur français et ses homologues arabes.
En quelques mois, la désactivation des services de
renseignement de plusieurs pays amis (Tunisie, Égypte) ou
coopératifs (Libye, Syrie), et le refus de coopérer de
plusieurs autres (Turquie), ont rendu borgne le
renseignement extérieur français, et par voie de
conséquence le renseignement intérieur sur le terrorisme.
Ainsi se prépare la catastrophe des grands attentats de la
séquence 2015-2016. En 2011 en effet, les pays des
printemps arabes, la Tunisie, la Libye et l’Égypte – sans
même parler de l’Irak – ont des services dévastés. Les
moukhabarat, bras armés de l’autoritarisme, ont même été
une cible spécifique des révolutionnaires : ainsi Amn ed
Daoula en Égypte (Sécurité d’État) dont le quartier général
a été brûlé. Puis la Syrie ne communique plus rien à la
France à partir d’août, exigeant en préalable pendant des
années le rétablissement des relations diplomatiques, ce qui
crucifie nos espions étant donné ce qui s’y déroule… Quant
à la Turquie, toute à son opération de soutien aux Frères
musulmans arabes, elle ne dialogue plus avec ses alliés
traditionnels, et laisse délibérément s’intensifier le djihad
dont les combattants transitent par son territoire. Et cette
situation dure des années. Même le si proche allié marocain,
essentiel du fait de sa grande diaspora en Europe, ne
communique plus avec la France à partir de février 2014
suite à l’affaire Hammouchi. La veille de l’attentat de
Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, Le Figaro relève ainsi que
« la coopération antiterroriste [est] au point mort entre la
France et le Maroc 7 ».
Or, les évènements de 2015 et l’implication d’un grand
nombre de Franco et Belgo-Marocains dans les attentats
parisiens, activée depuis l’État islamique, démontre que
cela est désastreux. Les deux États renouent d’ailleurs les
fils de la coopération moyennant de substantielles
concessions françaises. Non seulement la France remet la
Légion d’honneur au patron de la DST marocaine, mais elle
sort le Maroc de la clause de compétence universelle des
magistrats français pour crime contre l’humanité ; un
privilège insigne que le régime algérien s’empresse
discrètement d’obtenir pour ses ressortissants.
Il n’est pas étonnant qu’après le désastre du Bataclan,
l’ancien directeur en retraite de la DGSE Alain Juillet
constate amer la « faillite des services de renseignement 8 ».

Les émirs sont-ils vraiment nos


amis ?
La relation entre la France et les monarchies du Golfe sur
fond de printemps arabes, puis de guerres en Syrie et au
Sahel, n’a jamais été facile. De 2011 à 2017, elle a obligé
les présidents français, les Premiers ministres, les ministres
de la Défense et des Affaires étrangères à s’illusionner sur le
rôle économique et diplomatique des monarchies du Golfe,
à l’exception des Émirats. Depuis que les autorités émiraties
ont démantelé en juillet puis en décembre 2012 deux
grands complots pilotés par al-Qaïda composés de
takfiristes saoudiens et émiratis pour s’emparer du pays et
abattre la monarchie, le cheikh Khalifa ben Zayed al
Nahyane est devenu le champion arabe et international de
la lutte contre le salafisme et les Frères musulmans. Mais au
lieu de s’appuyer sur la détermination de celui qui est
devenu de fait, depuis la victoire du régime de Damas dans
la guerre de Syrie, le « patron » du monde arabe, les
dirigeants français ont gardé plusieurs fers au feu : le Qatar,
de manière flamboyante sous Nicolas Sarkozy de 2007 à
2012 (grâce à la Qatar Investment Authority), qui semble
garder de belles positions sous Emmanuel Macron malgré
son statut de « tyrannie islamiste » dénoncé par Jean-Pierre
Marongiu, qui a passé 1 744 jours dans ses geôles avec le
mutisme des autorités françaises, puis l’Arabie Saoudite,
érigée en partenaire stratégique sous François Hollande de
2012 à 2017. Ces choix n’ont pas été rationnels, même du
point de vue financier, les Émirats ayant davantage investi
dans l’Hexagone en dix ans que le Qatar et l’Arabie
Saoudite. Mais la question est secondaire.
En étant les alliés privilégiés et irrationnels des deux
monarchies wahhabites du Golfe, les dirigeants français ont
inconsciemment et durablement nui aux intérêts de leur
pays. En juillet 2015, Salman Rushdie – qu’on ne peut
soupçonner de travailler pour la République islamique –
déclarait à L’Express à propos des Saoudiens : « Ces gens
ne sont pas nos amis, ils sont la source du poison. »
Aveuglés par des promesses financières et d’habiles
placements (dans l’hôtellerie de luxe, les industries
stratégiques ou le sport), et par de grasses compensations
qui impressionnent nos politiciens issus des classes
moyennes et fascinés par l’argent et le luxe, ils ont entraîné
la France dans des aventures et des alliances militaires
contre nature.
 
C’est grâce à leurs pétrodollars que les monarchies du
Golfe, principalement l’Arabie Saoudite, le Qatar, le Koweït
et les Émirats arabes unis, sont devenues des actrices
majeures de la relation franco-arabe. Elles ont acquis une
place disproportionnée dans les relations extérieures de la
France, à la mesure de leur soutien à la vie politique et
économique nationale. Nos très chers émirs est le titre d’un
livre écrit par deux journalistes d’expérience en affaires
moyen-orientales, Christian Chesnot et Georges Malbrunot 9.
Il résulte d’un vaste et sérieux travail d’enquête conduit en
France et dans le Golfe, auprès d’une centaine d’enquêtés,
souvent diplomates ou issus de services de renseignement,
militaires ou acteurs politiques français. Il corrobore de
nombreux blogs et des informations disparates parues dans
des médias étrangers, mais aussi la chronique
hebdomadaire tenue par Claude Angeli dans Le Canard
enchaîné qui bénéficie des informations confidentielles de
ses contacts dans les services d’espionnage et de contre-
espionnage, interdits d’expression publique.
La corruption de nombreux dirigeants français 10,
soucieux de financer la vie politique, leur plan de carrière et
parfois leur train de vie, tout en assurant des commandes à
l’industrie française et un surplus de croissance, ont offert à
ces petits pays de grandes opportunités. Bien des
journalistes, consultants et chercheurs sont régulièrement
appointés pour leurs services dans des domaines aussi
divers que le football, le tourisme, la finance islamique ou la
géopolitique. Bien qu’ils soient principalement clients et
partenaires des États-Unis et de l’Angleterre, ces émirats
offrent plusieurs milliards de dollars à la France dont ils
usent avec expertise, faisant miroiter à nos dirigeants
d’immenses opportunités rarement réalisées.
Les Saoudiens ont promis à Laurent Fabius, en avril 2015,
100 milliards d’investissements auprès des entreprises
françaises, alimentant sa passion pour la « diplomatie
commerciale », et pour nourrir le pacte franco-saoudien
contre Damas, Téhéran, et la guerre annoncée au Yémen. La
France attend toujours la réalisation de cette promesse
mirifique, d’autant plus que le successeur de Laurent Fabius,
l’ancien ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, est resté
fidèle à cette diplomatie marchande. Mais à l’ère Ben
Salman, une fois établi le fiasco de la politique syrienne, la
catastrophe en cours au Yémen, le surgissement de Trump,
la baisse des revenus pétroliers et le retour de la violence
politique en Arabie, plus rien ne va de soi.
 
La France a soutenu l’Arabie Saoudite en Syrie puis au
Yémen. Elle y a parfois armé les groupes djihadistes qu’elle
a combattus en Libye puis au Sahel. Al-Qaïda et ses filiales
comme al-Nosra en Syrie ont été nos alliés de la guerre
contre Bachar al-Assad, tandis que la France combattait ses
filiales-sœurs au Sahara. Le Qatar et le Koweït, directement
et de manière bien établie, et l’Arabie Saoudite, de manière
plus subtile et indirecte après le 11 septembre 2001, ont
armé, entraîné et alimenté, à hauteur de centaines de
millions de dollars chacun, les groupes djihadistes du
Moyen-Orient et d’Afrique.
L’ouvrage de Chesnot et Malbrunot explique par le menu
les contradictions de la politique diplomatique et militaire
française dans ce maelstrom, les tensions, les doutes voire
les colères à l’intérieur de l’appareil d’État 11. Les
incohérences de nos alliances affleurent partout et demeure
cette étonnante faculté de certains dirigeants politiques à
refuser de voir, d’entendre et de comprendre. Le ministre
d’État Laurent Fabius s’est ainsi entêté contre vents et
marées, pendant cinq ans, à nourrir la quadrature du cercle
: ventes d’armes et de contrats aux monarchies du Golfe ;
lutte acharnée contre Damas aux côtés d’al-Qaïda ;
agressivité vis-à-vis de Téhéran ; lutte contre le djihadisme
en Afrique. Quand nos alliés d’ici finançaient nos ennemis
de là-bas, voire, dans le cas du Qatar, œuvraient à
déstabiliser nos alliés africains au risque de transformer le
Sahel en poudrière pour les décennies à venir, le Quai
d’Orsay s’entêtait. De même, le ministre de la Défense s’est
concentré sur le soutien à l’ASL 12 puis des groupes armés
djihadistes syriens, alors que ses services de renseignement
d’une part, et Le Canard enchaîné de l’autre, rapportaient le
double jeu criminel de nos alliés proclamés 13. La
contradiction a donné lieu à des scènes surréalistes : avant
d’intervenir au Nord-Mali en janvier 2013, les commandos
français ont dû attendre que le Qatar évacue par avions
entiers ses instructeurs et ses commandos venus répandre
le djihad, avant de donner le coup d’envoi à l’opération
Serval. En Libye puis en Syrie, les services français ont dû
constamment pister et parfois récupérer les armes
françaises offertes par les commandos qataris aux groupes
affiliés à al-Qaïda, et bientôt à Daesh, née des décombres
de cette furie révolutionnaire. Mais parfois, la France est
prise la main dans le sac : les quatre missiles Javelin
français que les autorités légales de Libye ont trouvé en
juillet 2019 aux mains de l’armée d’Haftar aux portes de
Tripoli confirment notre don d’ubiquité 14. Enfin, au
printemps 2019, c’est au Yémen que des armes françaises –
a priori létales en dépit des efforts de communication – font
parler d’elles : vendues aux monarchies du Golfe, elles
servent à frapper le Yémen assiégé, ce qui entraîne de vives
tensions avec l’Allemagne qui a placé ce pays sous
embargo.
Tout cela n’a pas été dévoilé, même après coup, mais
était parfaitement établi et connu de nos autorités durant
les événements, dès 2011 et 2012. L’« allié » turc a pu faire
transiter en toute impunité les djihadistes du monde entier,
Français inclus, sur son sol, et en retour acheter le pétrole à
l’État islamique, transféré par des milliers de camions-
citernes durant plus quatre ans à raison de 3 millions de
dollars par jour. Il aura fallu attendre que les Russes
dévoilent en décembre 2015 les photos aériennes des 8 500
camions assurant la vente du pétrole de Daesh à la Turquie,
qu’ils ont ensuite pilonnés, pour que les tabous officiels
soient brisés. De même lorsque le président Trump intronisé
en janvier 2017 a présenté six mois plus tard à l’émir du
Qatar les preuves de sa complicité active avec les
djihadistes. Les autorités françaises n’apprirent alors rien
qu’elles ne savaient déjà. L’affaire de l’usine Lafarge dans le
désert syrien, invitée par les services de l’État français à
payer le prix de sa tranquillité auprès de Daesh en
attendant l’après-guerre, est devenue emblématique du
double discours français 15.
La suite de l’histoire a démontré que cet implacable
engrenage, de l’ASL à Daesh, avec le soutien de princes
saoudiens et qataris de plus en plus déterminés à détruire
l’État syrien, est allé à son terme : les groupes djihadistes
de l’État islamique qui ont mis au point, assisté, planifié et
coordonné la campagne d’attentats en France et en Europe
occidentale ne les ont pas punis pour la guerre menée à
Bachar al-Assad et son soutien aux groupes djihadistes et à
leurs alliés ; mais ils ont instrumentalisé de jeunes
djihadistes venus d’Europe pour porter la guerre sur le
continent « mécréant », comme ils l’ont portée en Afrique et
au Sahel, afin d’y susciter la guerre civile et d’y provoquer,
dans une vision apocalyptique, un tsunami révolutionnaire
favorable à la conquête islamique. La Turquie ne s’est pas
vraiment opposée à l’entreprise jusqu’à ce que l’opération
se retourne contre elle sous forme d’attentats sur son sol et
sur fond de fuite en avant désespérée encore non éteinte de
la dynamique djihadiste à ses frontières.
Deuxième partie

La mécanique du déni
1.
La faillite de notre «
politique arabe »

La France, Monsieur Loyal de la


politique arabe
Au lendemain de la guerre des Six Jours de juin 1967, le
général de Gaulle, qui cherche vainement à se réconcilier
avec les pays arabes, change de politique vis-à-vis d’Israël.
À l’été 1965, il envisageait de s’appuyer sur le jeune Hassan
II pour renouer avec une Arabie Saoudite que la guerre
d’Algérie avait rendue hostile. Mais l’affaire Mehdi Ben
Barka, cet opposant socialiste marocain enlevé en plein
Paris au nez et à la barbe des autorités françaises en
octobre 1965, avant d’être assassiné, avait ruiné la bonne
entente avec le régime chérifien. Pour se rapprocher de ces
États, de Gaulle se saisit donc du traumatisme de « juin
1967 » sur les opinions et les États arabes pour réprouver
Israël de l’annexion des territoires occupés (Cisjordanie,
Gaza, Golan et le Sinaï), condamnée par l’ONU.
Toutefois, de Gaulle est au soir de sa longue présidence.
S’il prend ses distances avec Israël lors de sa conférence de
presse de novembre 1967, très critiquée dans les journaux
parisiens, Le Monde y voyant des « relents d’antisémitisme
», il n’a guère le temps de mettre en œuvre sa « politique
arabe ». L’inflexion est donnée, mais elle reste à inventer.
En 1969, Georges Pompidou se réconcilie avec Hassan II,
qui fait un geste en reconnaissant la Mauritanie, dont l’acte
d’indépendance date de 1960. Puis en novembre 1970, il
nomme à la tête du SDECE, le renseignement extérieur
français, l’homme qui allait inventer et mettre en œuvre la
nouvelle politique arabe de la France, Alexandre de
Marenches. Il occupa ce poste jusqu’à sa démission en juin
1981. Cet ancien résistant et aide de camp du général Juin
est un aristocrate polyglotte issu de vieilles familles
européennes, il est américain d’origine huguenote par sa
mère, et fils d’officier d’état-major par son père. Anti-
communiste de combat, il est l’homme idoine pour
rapprocher la France des régimes arabes pro-occidentaux.
Ami proche du shah d’Iran et surtout de Hassan II, il forge
avec sa petite équipe, sous les deux présidences de
Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, la politique
arabe de la France. Les rapports sont rugueux avec Jacques
Foccart, maintenu en dehors du SDECE et des pays arabes.
La nouvelle politique, mise en œuvre sans discontinuer,
consiste à fédérer le Maghreb et le Moyen-Orient dans
l’anticommunisme, et après 1992 dans l’antiterrorisme. Pour
ce faire, il faut soutenir sans condition ni réserve les États
alliés y compris les plus brutaux avec leurs opposants : le
Maroc de Hassan II, l’Iran du shah, l’Arabie Saoudite de
Fayçal et Khaled. Très écouté par les Américains, et
notamment par Ronald Reagan, Marenches devient après
1979 un conseiller très suivi sur la politique à mener contre
l’invasion soviétique en Afghanistan, et les moyens d’y
résister. La CIA forge alors le concept de guérilla islamiste
arabe orchestrée par Ben Laden et financée par les
Saoudiens. Marenches crée le Safari Club, groupe informel
qui rassemble les services de renseignement pro-
occidentaux du Maroc (dont la DST, les services intérieurs,
et la DGED, les services extérieurs, créés en mars 1973 par
Ahmed Dlimi), d’Iran (la fameuse police politique SAVAK),
d’Arabie Saoudite (dirigés par le prince Turki al-Fayçal de
1977 à 2001), de la France, le tout en lien avec la CIA, et
plus discrètement avec le Mossad. Les connexions sont
établies avec les pays du Golfe devenus indépendants vers
1970, Français et Marocains contribuant à former
militairement Émiratis et Omanais, mais aussi avec l’Égypte,
qui réintègre l’alliance occidentale par étapes jusqu’aux
accords de Camp David en 1978. Le vice-président de l’Irak
Saddam Hussein de 1968 à 1979, devenu l’ami de Jacques
Chirac en 1975, devient incontournable à partir de la
révolution islamique d’Iran de 1979. Il est alors seul maître à
bord dans son pays.
Alexandre de Marenches s’appuie sur une poignée
d’hommes, dont ses deux intimes, Hassan II et le shah
d’Iran Reza Pahlavi. Au SDECE, il place en 1975 Claude
Grossmann à la tête du secteur A (monde arabe), qui y
dirige ses 150 « gus » jusqu’en 1990. Cet officier a passé
douze ans au Maroc et en Algérie. Formé au Maroc,
lieutenant au 1er RTM, il y fait la connaissance d’Oufkir et de
Dlimi, puis devient capitaine pendant la guerre d’Algérie, et
instituteur à Ouargla dans le Sud algérien. Plus tard, il tire
de ce séjour deux mémoires de recherche soutenus à la
Sorbonne sur les ibadites. Entré au SDECE en 1968, il offre à
Marenches une connaissance intime de l’armée marocaine,
mais aussi ses préventions contre les hommes qui dirigent
l’Algérie. Dans les années 1970, il arrive qu’Alexandre de
Marenches, Claude Grossmann et Ahmed Dlimi, le patron du
renseignement marocain, voyagent ensemble en jet « pour
affaires » entre Suisse et Moyen-Orient.
Un ensemble de familiarité dû à des rapprochements
matrimoniaux éclaire les liens entre la France et ces acteurs
arabes. Le pivot en est Hassan II, dont le frère Moulay
Abdallah est marié à la deuxième fille de Riad el-Solh, le
premier Premier ministre libanais. C’est le roi du Maroc qui
ouvre à son ami Marenches les palais du Moyen-Orient
arabe. Le frère de l’émir du Qatar, totalement inconnu à
l’époque, le cheikh Sheem, est aussi un proche de Moulay
Abdallah. L’aînée des belles-sœurs de Moulay Abdellah est
mariée à un écrivain palestinien ; la deuxième est l’épouse
du prince Talal ibn Abdelaziz (un des 53 fils du créateur du
royaume d’Arabie Saoudite, et père du magnat Al-Walid,
devenu la vingtième fortune mondiale) ; les deux autres
sont mariées à des familles chiites libanaises, dont celle des
Hamadé ; enfin, une cousine maternelle de Lamia, la femme
d’Abdallah, est mariée au ministre sunnite syrien de la
Défense, Moustapha Tlass depuis 1972, et patron de
l’armée et chef des redoutables services de renseignement
dans les années 1980 et 1990. Cette dernière connexion est
déterminante pour la France, qui connaît par ailleurs les
militaires alaouites depuis le mandat syrien. Ajoutons
qu’Hassan II est très proche du cheikh Zayed des Émirats,
puisque dans les années 1970, leurs deux fils et futurs rois
partagent leur scolarité au Collège du palais royal de Rabat
(cofinancé par la France), et que Lamia Solh connaît depuis
toujours Arafat. Le cheikh Zayed est en outre un protecteur
et financier d’Abdelaziz Bouteflika en exil. Claude
Grossmann résume crûment la politique arabe de la France
dans ces années 1980 : « La France décide, l’Arabie paye et
le Maroc exécute », ce qui témoigne du degré d’intégration
du système.
Le chef de cabinet de Marenches à la tête du SDECE de
1977 à 1981, l’officier de gendarmerie Michel Roussin,
poursuit sa carrière auprès de Jacques Chirac, qu’il initie au
Maroc, ce qui assure, comme à la DGSE, la poursuite de la
politique arabe de Marenches des années après son départ.
Un changement s’amorce avec la constitution de nouvelles
équipes au SDECE et à la Présidence, à l’occasion de la
guerre civile algérienne qui s’ouvre en 1992, puis sous
Lionel Jospin de 1997 à 2002, qui s’essaye à desserrer ce
pesant héritage. Pourtant les fondamentaux, sous le
contrôle du président Jacques Chirac, demeurent inchangés.
En effet, le soutien presque inconditionnel aux États arabes
perdure, comme l’absence de contacts avec les opposants
politiques, islamistes notamment, et leur surveillance en
France. Au Maroc, seul l’ambassadeur de France Frédéric
Grasset (2002-2004) initie la rencontre avec les dirigeants
islamistes du PJD. Dans le cadre de la traque des terroristes
et des mouvements islamistes, la France traite directement
avec les patrons des services de renseignement arabes.
Dans le même temps, la République poursuit sa politique de
ventes d’armes et de coopération militaire appuyée aux
États pétroliers et alliés. Pays arabes pro-occidentaux
(Maroc, Tunisie, Égypte), monarchies du Golfe, pays
baasistes, Liban, Autorité palestinienne, tout le monde est
embarqué. Seuls la Libye, l’Algérie, voire le Yémen et le
Soudan échappent à cette chaîne. Mais l’Algérie comme la
Libye ont leurs propres réseaux…
Hassan II exerce un ascendant incontestable sur ses «
frères arabes », ce qui épaule la politique française. Son
neveu Moulay Hicham écrit, à propos des sommets arabes
que son oncle organisait : « Hassan II ouvre les
réjouissances par un discours destiné à montrer combien il
est plus intelligent que les autres. Entre Bédouins et
usurpateurs ou lieutenants de caserne, il se donne le rôle de
commandeur des croyants. Il prend tout le monde de haut. Il
n’y a que Saud al-Fayçal qui peut décemment lui tenir tête,
en bon princetonien. Pendant les délibérations qui suivent,
Hassan II garde des écouteurs à l’envers et fume des
Marlboro light avec son fume-cigarette […]. Pour finir,
Hassan II est mandaté pour aller expliquer aux États-Unis la
position arabe 1. »
Durant quatre décennies, c’est avec de tels alliés que les
dirigeants français ont entretenu des relations privilégiées,
faisant fi de la réalité sociale et politique de ce monde
arabe, espace le plus autocratique du monde, presque
totalement insensible aux vagues de démocratisation
jusqu’en 2011. Pour doter cette coopération militaro-
étatique d’un supplément d’âme, Valéry Giscard d’Estaing a
lancé la construction de l’Institut du monde arabe à Paris,
que François Mitterrand a inauguré en 1987. Cette
institution culturelle très politique devait être financée à
parité par la France et par les pays arabes, lesquels ont très
longtemps oublié de contribuer. Cela n’a pas empêché les
royaumes du Maroc et d’Arabie Saoudite, via tout un
personnel marocain et libanais interposé, outre l’appui des
présidents français de l’institution, de verrouiller de A à Z
cette institution.

La France ne sait pas jouer de


ses atouts
La France a progressivement abandonné les chrétiens
d’Orient et les diverses minorités du monde arabe comme
les Kurdes ou les Kabyles afin de gagner en influence auprès
des États arabes, leurs chefs, leurs armées et leurs services
de renseignement, car ce sont les institutions qui
gouvernent cette région du monde. La France n’a pas que
ses armes et sa protection à offrir, elle sert aussi de
médiatrice entre la riche Union européenne et cette région
du monde qui n’a pas toujours les moyens ni les
connaissances pour assurer sa protection et défendre ses
intérêts.
La France fut très marrie, au début des années soixante,
quand sa politique algérienne la coupa du monde arabe, elle
qui peina à renouer avec les États de cette région. Mais une
fois les fils renoués dans les années soixante-dix, elle a
retrouvé son influence et son rôle presque « naturel » du fait
de son histoire et de sa géographie entre la rive sud de la
Méditerranée et la riche Europe du Nord. Même si la France
joue un rôle particulier dans cette médiation, d’autres États
européens occupent un rôle majeur auprès des pays arabes,
et n’ont nullement besoin de la France.
Ainsi en est-il de l’Espagne qui entretient des liens
privilégiés avec la monarchie marocaine d’une part, et la
république algérienne de l’autre, pour des raisons évidentes
de proximité et d’échanges divers. De même, l’Italie est
restée très proche de la Libye, en dépit des turbulences de
cet État failli, mais aussi de la Tunisie, où nombre de
dirigeants en délicatesse avec la justice italienne ont élu
résidence.
Le Royaume-Uni tient lui aussi une place privilégiée dans
les relations euro-arabes, en particulier avec le Golfe. À la
différence de la France, les liens privilégiés que la Grande-
Bretagne entretient avec les pays musulmans passent
principalement par le sous-continent indien dont sont
originaires la grande majorité de ses immigrés et résidents
musulmans. Mais les riches pétromonarchies du Golfe sont
très actives et très engagées sur la place financière de
Londres, la plus importante du monde, à tel point que
l’afflux de leurs pétrodollars depuis les années 1970 a
contribué à réorienter l’économie britannique vers sa
financiarisation, et que la City est le leader mondial de
l’évasion et du blanchiment de capitaux autant que de la
finance islamique 2. La capitale britannique a ainsi
logiquement abrité le « Londonistan » jusqu’en 2004, si tant
est qu’on puisse affirmer qu’il ait été réduit depuis lors. De
puissantes fondations et compagnies financières arabes et
islamiques ont leur siège à Londres, ainsi que les grands
journaux arabes internationaux et de nombreuses chaînes
de télévision, y compris algérienne islamiste privée.
Toutefois, ces affaires anglo-arabo-islamiques sont assez
autonomes par rapport à la sphère européenne et
bruxelloise, la Grande-Bretagne ayant su préserver des
relations financières et politiques directes avec ses anciens
États clients, auxquels elle laisse ériger en contrepartie sur
son sol une puissance islamiste hors de contrôle, ainsi que
l’ont révélé plusieurs crimes de masse sordides 3.
Deux États extérieurs à l’Union européenne ont en outre
des relations très fortes avec certains États et milieux
arabes. La Suisse, qui est l’autre grande place financière
arabe offshore en Europe, s’agissant des capitaux arabes du
Golfe, des États militaires (Algérie, Libye, Irak) ou des
monarchies (Maroc, Arabie). Les confidences des banquiers
suisses et des services de renseignement sont rares, mais
tout porte à croire que les banques suisses hébergent
nombre de fortunes arabes vu le traitement privilégié dont
jouissent magnats, potentats, islamistes et opposants
arabes en Suisse. En effet le régime des visas, les libéralités
offertes au culte musulman, les écoles privées, la discrétion
bancaire et politique, ou le droit de propriété sont autant de
signes de connexions puissantes entre les banques et leurs
clients, ce qui n’est pas sans provoquer des votations de
plus en plus courroucées. Il semble que les capitaux
maghrébins, notamment algériens, y seraient considérables
selon d’anciennes indiscrétions du Canard enchaîné.
Enfin, la Russie joue un rôle crucial comme l’a révélé la
guerre en Syrie sur laquelle nous reviendrons. Les Russes,
du fait de leur histoire et de leur géographie comptent dans
leur pays 25 millions de musulmans, et contrôlent d’une
main de fer de petites nations clientes turbulentes comme
les Tchétchènes. Ils ont des liens anciens et protecteurs au
Moyen-Orient. Protecteurs des chrétiens orthodoxes de la
région depuis le XIXe siècle, ils sont en passe de le faire avec
toutes les minorités depuis le retrait de la France. Mais le
soutien très efficace des Russes à la République militaire
syrienne, qui est une revanche sur la manière dont les
Occidentaux ont traité leurs alliés serbe et libyen, n’a pas
échappé aux Algériens, ni aux Irakiens, ni aux Égyptiens.
Ces anciens alliés du camp soviétique, et dans le cas de
l’Algérie toujours alliée à la Russie, qui assistent depuis
2018 au bombardement quotidien de l’ancien Yémen du
Nord par les monarchies du Golfe et leurs alliés occidentaux,
constatent que la Russie ne trahit pas ses alliés, qu’elle les
couvre et les défend en cas de besoin, comme le faisait la
France jusqu’en 2011.
 
La France garde une réelle valeur diplomatique et
politique aux yeux de certains pays arabes, notamment
ceux d’Afrique ainsi que les monarchies arabes, en ce
qu’elle est une des principales puissances de l’Union
européenne, qu’elle dispose d’un siège permanent au
conseil de sécurité de l’ONU, et qu’elle initie au monde
arabe les petits et grands pays d’Europe du Nord et de l’Est.
Pendant longtemps, à Bruxelles, les Français sont parvenus
à protéger leurs alliés au Parlement européen et dans les
instances européennes, obtenant des crédits pour le Maroc,
pour la Tunisie benaliste et post-révolutionnaire, ou pour
l’Autorité palestinienne. Elle y a neutralisé les critiques
adressées à ces États autoritaires par des groupes
parlementaires attachés au respect des droits de l’Homme.
Il faut ici souligner à quel point le lobbying des États arabes
à Bruxelles est désormais en plein essor, ce qui amuse
beaucoup certaines ONG et parlementaires des Verts qui
tentent de les recenser.
Ainsi parmi tant d’autres, un exemple récent : les
eurodéputées Michèle Alliot-Marie et Rachida Dati votent
contre la résolution du 31 mai 2018 du Parlement européen
dénonçant les atteintes aux droits des femmes en Arabie
Saoudite (texte RC-B8-0259/2018), tandis que d’autres
députés du groupe ont voté en sa faveur après avoir infléchi
le texte. Le fait que la très démocratique Union européenne
vote si peu de condamnations relatives aux droits de
l’Homme chez ses partenaires, qu’il s’agisse de violences
politiques et policières (Turquie, Maroc, Algérie) ou de
corruption (Autorité palestinienne par exemple), tient
beaucoup à l’action de la France et à ses parlementaires.
Familiers des États arabes et de leurs pratiques, ils ont
expliqué aux pays du Nord qu’il fallait être « tolérants »,
jusqu’à ce qu’un excès de violence médiatisé finisse par
entraîner une condamnation.
Grâce à leurs moyens financiers et à la décentralisation
de leur système politique, les Allemands ont fini par sortir
de cette dépendance à la médiation française. Par le biais
de leurs fondations politiques partisanes, ils financent
depuis les attentats du 11 septembre 2001 des programmes
de recherche et de coopération très poussés et très
diversifiés avec les sociétés du Maghreb, qui sont devenus
supérieurs aux programmes français. En salariant et en
offrant une grande liberté intellectuelle à des chercheurs
maghrébins et arabes, et en employant parfois des
chercheurs étrangers ou franco-arabes l’Allemagne s’est
dotée de sa propre capacité d’analyse et d’intervention.
Ainsi la médiation française entre l’Union européenne, le
Maghreb et certains pays du Moyen-Orient, si elle est loin
d’avoir disparu, n’est-elle plus ce qu’elle était. Les liens
interpersonnels restent puissants, mais les Français jouent
davantage les émissaires des États autoritaires auprès de
l’Union qu’ils n’utilisent la puissance d’une Union libérale au
service de la démocratisation.

Le tournant néo-conservateur
de notre politique arabe
L’effondrement des régimes arabes de Tunisie puis
d’Égypte en janvier 2011 frappe comme la foudre dans un
ciel serein. Contre toute attente, leurs présidents sont
exfiltrés au bout de quelques semaines. Pour nos autorités,
garantes de la stabilité arabe, c’est un incroyable séisme.
Du jour au lendemain, la France se retrouve sans repères ni
contacts dans ces pays, alors que la contagion menace la
région, et que les États-Unis sont déjà à la manœuvre.
Nicolas Sarkozy prend acte de la situation : les Frères
musulmans, qui n’ont pas déclenché la révolution, sont en
passe de devenir l’alternative. Les Cassandre de la
recherche et du renseignement français qui annonçaient
cette hypothèse sont désormais écoutées. Une chose est
sûre, la France ne doit plus être dépassée par l’histoire : il
faut sauver la monarchie du Maroc, mais accompagner le
mouvement s’il frappait d’autres républiques militaires.
En 2007, Nicolas Sarkozy s’était péniblement réconcilié
avec Kadhafi en faveur des infirmières bulgares, moyennant
10 milliards d’euros de contrats jamais honorés. Lorsque la
crise gagne la Libye à la mi-février 2011, Nicolas Sarkozy
mobilise ses contacts arabes : son meilleur ami, le cheikh
Hamad ibn Khalifa al-Thani, l’émir du Qatar propriétaire d’Al-
Jazeera qui propage avec gourmandise la « révolution arabe
», et son autre ami le cheikh émirati Zayed, qui veille à ce
que la France ne fasse pas cavalier seul avec le Qatar.
Le 25 février, Nicolas Sarkozy enterre d’une phrase le
Guide de la révolution : « Kadhafi doit partir. » Le 27, il
nomme Alain Juppé au Quai d’Orsay tandis que voit le jour
en Libye le Conseil national de transition (CNT). À 62 ans,
Bernard-Henri Lévy ronge son frein en mémoire de Malraux,
rêvant de sauver Benghazi après son échec de Sarajevo. Le
5 mars, il se rend sur place et rencontre le patron du CNT
Mustapha Abdeljalil, auquel il propose de but en blanc de
rencontrer le président français. Nicolas Sarkozy le reçoit le
10 mars à l’Élysée, en présence de l’écrivain et d’Alain
Juppé, du jamais vu dans la diplomatie franco-arabe. Deux «
folies s’emboîtent », commente Alain Minc 4.
Il n’est pas simple de proposer aux Français d’intervenir
en Libye avec les Anglo-Saxons, après avoir expliqué qu’une
intervention occidentale en Irak en 2003 serait une
tragédie. Mais l’esprit « néo-conservateur » washingtonien
tant vilipendé à Paris a traversé l’Atlantique grâce au « droit
d’ingérence » humanitaire théorisé par Bernard Kouchner.
Le 17 mars, la résolution 1973 du Conseil de sécurité de
l’ONU poussée par la France est adoptée sous chapitre VII
(autorisant une intervention armée) par 10 voix sur 15.
Russes, Chinois et Allemands, pourtant très méfiants, se
sont abstenus pour éviter un massacre à Benghazi. « Toutes
les mesures jugées nécessaires pour protéger les
populations civiles » seront prises. Le 19 mars, le sommet
de Paris réunit les alliés dont le Qatar et les Émirats, et
annonce une opération militaire aérienne déclenchée le jour
même. La coalition s’engage dans une guerre aérienne qui
passe sous commandement opérationnel de l’OTAN le 30 :
son objectif devient de facto la défaite et la destitution de
Kadhafi. Les Russes ont été bernés.
Du 19 mars au 20 août, Sarkozy offre une belle victoire
stratégique à son armée grâce à l’intendance américaine,
sans lever les réticences du corps des officiers et des
services antiterroristes, notamment la DST, conscients de la
fureur des Algériens et des Syriens, et de la légèreté prise
avec le droit onusien. Syrte tombe le 20 octobre et Kadhafi
est tué dans le convoi qui l’exfiltrait. La guerre a coûté 350
millions d’euros à la France, qui a réalisé 35 % des frappes
aériennes, outre ses commandos au sol qui ont fomenté la
prise de Tripoli.
La rupture avec la politique arabe de la France, de 1967
comme de 2003, est très brutale, suscitant des controverses
à la mesure du séisme. Le président français est soupçonné
par les Italiens d’avoir agi pour les intérêts pétroliers
français. Russes, Algériens, et les clients de Kadhafi sont
furieux. Alger dénonce la politique coloniale de la
canonnière et condamne en bloc, d’autant que 1 000
missiles sol-air de longue portée, ainsi que des millions
d’armes et munitions sont sortis des arsenaux libyens, pour
partie expédiés au Sahel par les mercenaires de Kadhafi.
Sur le terrain, les Frères musulmans libyens sont assistés
par Turcs et Qataris ; et pour faire diversion, le Qatar
rachète pour 40 millions d’euros le Paris-Saint-Germain en
mai 2011. Bernard-Henri Lévy et Nicolas Sarkozy sont
étrangement devenus les promoteurs de la révolution arabe
que les Frères musulmans considèrent comme leur. La
guerre en Libye a fait rejouer le clivage français sur l’Algérie
de 1992-1995 entre éradicateurs et islamistes, mais à front
renversé. Tout est prêt pour la Syrie.

Le désastre syrien
Élu à la présidence en 2007, Nicolas Sarkozy a repris
langue avec Damas par l’entremise de Ziad Takieddine.
Bachar al-Assad a assisté en 2008 au sommet de l’UPM à
Paris puis au défilé du 14 Juillet. Trois ans durant, les
présidents syrien et français se rencontrent à plusieurs
reprises. L’ambassade de France à Damas se compromet
avec des figures honnies du régime, mais en vain puisque
Washington interdit tout contrat en Syrie, hormis la future
cimenterie Lafarge.
Toutefois, la France est furieuse contre Damas qui est
soudain intervenue au Liban quelques semaines avant la «
révolution » syrienne qui débute le 15 mars 2011. La
répression est tout de suite violente. En pleine tempête
libyenne, il faut désormais s’occuper de la Syrie. Le
président Sarkozy n’accorde guère de crédit à son
ambassadeur à Damas, Éric Chevallier, qui est convaincu
que « le régime d’Assad ne tombera pas, Assad [étant] fort
». Il déclare au Quai d’Orsay avoir « visité diverses régions
de la Syrie et [qu’il n’a] pas le sentiment que le régime en
place [soit] en train de s’effondrer ». Dans le bureau du chef
de cabinet d’Alain Juppé, le conseiller diplomatique du
président Nicolas Galey admoneste l’ambassadeur : «
Arrêtez de dire des bêtises ! Il ne faut pas s’en tenir aux
faits, il faut voir plus loin que le bout de son nez. » « Vos
informations ne nous intéressent pas. Bachar al-Assad doit
tomber et il tombera. » L’hybris s’est donc emparée de
l’exécutif français, qui après des décennies de défense des
dictatures arabes, s’est converti à leur renversement. La
ligne de l’Élysée et du Quai d’Orsay est coulée dans le
marbre pour six ans.
En avril, Nicolas Sarkozy juge la répression de Damas «
inacceptable ». Déjà, le Qatar et l’Arabie Saoudite sont à la
manœuvre en appui des Frères musulmans et des salafistes
entrés en révolution. Dès 2011, 5 000 personnes sont tuées
en Syrie. Mais pour Paris, qui demande le départ de Bachar
el-Assad en juillet et rappelle son ambassadeur, la situation
est complexe. La Russie et la Chine refusent toute résolution
du Conseil de sécurité de l’ONU hostile à la Syrie, et la
France, qui est engagée en Libye, n’a pas les moyens
d’intervenir seule et peinerait à convaincre son opinion
publique.
Le 16 avril, Alain Juppé réuni à l’Institut du monde arabe
un colloque « Printemps arabes : enjeux et espoirs d’un
changement ». Outre des diplomates, il a convié des
chercheurs français favorables aux islamistes ou proches
des monarchies du Golfe, aux côtés de femmes arabes et de
Frères musulmans. La conversion est violente pour ce
gaulliste hostile à l’intervention en Irak de 2003, qui
endosse le costume du néo-conservateur œuvrant à une
démocratisation révolutionnaire et islamiste. Le ministre
conclut ainsi le colloque : « M. Ben Salem [un membre du
parti tunisien al-Nahda présent] nous a dit tout à l’heure que
les islamistes allaient nous surprendre. Chiche ! Surprenez-
nous, je ne demande que cela. Et nous allons nous aussi
vous surprendre, parce que nous ne sommes pas du tout
dans une disposition d’esprit qui consiste à stigmatiser le
monde musulman ou la religion musulmane, mais, bien au
contraire, à dialoguer avec elle. »
Début juillet 2011, Bernard-Henri Lévy organise au
cinéma Saint-Germain-des-Prés un petit congrès franco-
syrien financé par les Frères musulmans, afin de présenter
aux dirigeants français les opposants syriens vivant à Paris.
L’idée est de pousser la France à refaire le coup de la Libye,
avec des opposants recrutés cette fois à Paris. Fin juillet en
Syrie, autour de déserteurs de l’Armée syrienne libre (ASL),
puis en octobre à Istanbul, se constitue un Conseil national
syrien (CNS), dominé par les Frères musulmans, mais dont
la présidence est d’abord confiée à l’universitaire parisien
Burhan Ghalioun. Le 10 octobre 2011 au théâtre de l’Odéon,
Olivier Py reçoit le gratin de l’opposition syrienne en
présence d’Alain Juppé : « La France est aux côtés du peuple
syrien dans son combat pour la liberté. »
La guerre civile débute en décembre 2011. La France se
démène au Conseil de sécurité de l’ONU pour faire
condamner les violences. Fraîchement battu par François
Hollande, Nicolas Sarkozy persifle en août 2012 : face aux
bombes sur Alep, la France devrait intervenir. La réponse du
nouveau ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius,
fait date : « Bachar al-Assad ne mériterait pas d’être sur la
terre ; […] le régime syrien devait être abattu et
rapidement. » La France s’engage fortement aux côtés de
l’opposition syrienne, et la DGSE commence bientôt en
secret ses premières livraisons d’armes à l’ASL. Mais ironie
de l’histoire, l’attention de Paris et des médias est captée en
janvier 2013 par l’opération Serval déclenchée au Mali
contre les islamistes du MNLA (Mouvement national de
libération de l’Azawad). Les faucons parisiens sont sur tous
les fronts.
À la suite du massacre au gaz sarin de la Ghouta le 21
août 2013, qui a probablement tué 1 500 Syriens, le
président Hollande, poussé par un petit groupe de
journalistes et d’experts virulents, emmenés par l’ancien
espion feu Wladimir Glasman, par le biais de son blog « Un
œil sur la Syrie », et d’une poignée de conseillers et
d’universitaires va-t-en-guerre, décide de bombarder
Damas. Tout était prêt, ce 31 août 2013, pour frapper les
sites chimiques syriens, gardés par les meilleures unités du
régime, et changer le rapport de forces sur le terrain. Le
palais présidentiel était-il visé ? L’accord du Parlement
britannique et du président américain, hors ONU, étaient
toutefois nécessaires, mais les deux se dérobent. Le 6
septembre, Vladimir Poutine présente en secret à Obama sa
proposition de désarmement chimique unilatéral du régime
de Damas sous contrôle international. Damas ne sera pas
bombardée. Le coup est rude tant pour l’Élysée que pour
l’opposition syrienne, car comme en Libye, un objectif
louable en cachait un inavouable : la chute du régime de «
Bachar ». Or, ce dernier sort renforcé de l’accord russo-
américain.
Les Français ont-ils péché par idéologie ou par naïveté,
grisés par les impressions de victoires faciles en Libye et au
Mali ? La séquence néo-conservatrice française commencée
en 2011 tourne à plein régime. En décembre 2013,
l’opération Sangaris est déclenchée en République
centrafricaine. Dans son projet de guerre sur Damas, aux
conséquences incalculables, le président Hollande a fait
l’impasse sur les trois guerres occidentales précédemment
déclenchées en Afghanistan (2001), en Irak (2003) puis en
Libye (2011), aux résultats décevants ou dramatiques.
L’autre impasse est celle du conflit syrien lui-même, et des
alliances de Damas. À l’été 2013, la guerre civile syrienne
est devenue un conflit mondialisé. Les groupes et les
puissances islamistes sunnites, en premier lieu l’Arabie
Saoudite, y voient l’opportunité de frapper la République
islamique chiite d’Iran alliée de Damas et leurs alliés
régionaux.
Mais le régime de Bachar al-Assad, le Baas et l’armée,
sont inconditionnellement soutenus par les puissances et les
groupes chiites de la région. Le Hezbollah, dès 2013, a prêté
à Damas des milliers de combattants qui ont renversé le
front là où ils sont intervenus. Quant aux Russes, pouvaient-
ils renoncer à leur politique méditerranéenne ? Avec des
dizaines de milliers de femmes et d’enfants russes vivant en
Syrie, ainsi que quelques milliers de soldats sur la base
russe de Tartous, le soutien à Bachar al-Assad n’était pas
une option pour Moscou, a fortiori contre une coalition alliée
aux djihadistes du Caucase russe. Et l’Algérie pourtant
proche de François Hollande soutenait elle aussi Damas.
Mais la politique française persiste et signe. Seule
l’émergence de l’État islamique, qui proclame le califat de
Bagdadi le 29 juin 2014 pousse les Français à s’interroger.
Des frappes françaises sont engagées en Irak le 19
septembre 2014 dans le cadre de la coalition internationale
dirigée par les États-Unis, mais pas en Syrie. Il faut attendre
la déflagration du Bataclan, le 13 novembre 2015, pour que
le président déclare : « La France est en guerre. » Mais
contre qui ?
Pour les Russes, qui ont bloqué en septembre 2013 une
résolution onusienne contraignante, l’essentiel est acquis
puisque les Français et les monarchies du Golfe sont
condamnés à l’impuissance. Damas est en effet le principal
allié de Moscou en Méditerranée et dans le monde arabe, et
le plus ancien depuis 1946. Poutine a repris dès 2003 les
ventes d’armes à l’armée syrienne, et la Russie, qui dispose
de la base navale de Tartous, peut utiliser l’aéroport de
Lattaquié, prenant la Turquie à revers. La Russie a livré des
armes et du matériel à Damas dès 2011, puis a envoyé des
milliers de mercenaires en 2013, montrés dans des films de
propagande militaire sur Internet. Poutine déclare le 15
septembre 2015 : « Nous soutenons le gouvernement de
Syrie. Nous fournissons, et nous continuerons à [lui] fournir
aide et assistance technique et militaire. » En août, des
soldats russes ont été vus aux côtés des troupes régulières
syriennes. Et le 30 septembre 2015 débute l’intervention
lourde aérienne et au sol, en coordination avec les
gouvernementaux, le Hezbollah et les Iraniens. Il s’agit
d’écraser Daesh et al-Nosra – qui est soutenu par les
Occidentaux – pour éviter une dispersion du terrorisme.
Grâce à l’affaiblissement extrême de Damas, les Russes
imposent leurs vues pour reconquérir le terrain.
Les Occidentaux acceptent le partage de la maîtrise de
l’espace aérien avec les Russes, négocié par les Américains
en 2015, et les Français assistent stupéfaits au sauvetage
du régime de Damas contre leur volonté. En juin 2015, Le
Monde annonçait encore le retrait russe de Syrie, et certains
analystes en chambre continuent d’affirmer contre toute
évidence que personne ne pouvait prévoir l’intervention
russe en Syrie.
Pour la France, la séquence tourne au supplice chinois.
En témoigne l’impossibilité de reconnaître la victoire russe
jusqu’en 2017. Une note du CAPS (Quai d’Orsay) du 3
janvier 2017 tente d’imposer l’idée que la France est partie
prenante du conflit : « Il faudra rassurer sur nos intentions :
bâtir dans les zones qui jouxtent leur frontière des
institutions à même de conjurer le spectre d’une
radicalisation des acteurs […]. » Mais la France a perdu la
partie, et l’acteur russe, fort de ses nouveaux alliés (Liban
et Hezbollah, Iran, Jordanie, et bientôt Turquie, voire
Kurdes), est décisionnaire. Au début de la présidence
Macron, un colonel français, historien de l’armée, Michel
Goya, ose dans son blog du Monde, le 13 septembre 2017,
poser la question qui fâche : « Pourquoi l’intervention
militaire russe en Syrie est-elle un succès ? » Dans Le
Figaro, en janvier 2018, le géopoliticien Bruno Tertrais,
atlantiste très actif des cercles néo-conservateurs français
de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), refuse
de reconnaître la victoire russe et la défaite stratégique
française. L’analyse est pertinente mais il fait l’impasse sur
les fondamentaux de cette nouvelle « retraite de Russie » :
comment une Europe désunie et sans armée de classe
mondiale pourrait-elle imposer sa volonté, et à défaut la
faire endosser par d’autres ?
 
Les quatre hommes qui ont conduit la politique arabe
néo-conservatrice de la France entre 2011 et 2017 n’avaient
ni intimité ni vraie connaissance du monde arabe. Les
idéologues qui les ont conseillés se sont souvent heurtés à
la prudence du Quai d’Orsay ou de la Défense, hélas
discrédités par le fiasco initial de 2011. La France s’était
alors ralliée au panache des Frères musulmans et de leurs
protecteurs qatari et turc. Elle les a ensuite suivis en Syrie
jusqu’à leur défaite finale, malgré la radicalisation criminelle
observée sur le terrain. Le soutien inconditionnel aux forces
« révolutionnaires », y compris al-Qaïda (alias al-Nosra), a
buté sur la barbarie génocidaire de l’État islamique (2014)
et les attentats de masse en France de 2015, qui ont poussé
les autorités à l’aggiornamento acté par Emmanuel Macron.
La réputation française entachée dans le monde arabe a
donné libre cours au Maghreb, au Liban et au sein des élites
intellectuelles arabes aux thèses complotistes sur Internet
et les réseaux sociaux. Il existerait selon ces thèses une
alliance tripartite objective et ancienne entre Israël, les
monarchies du Golfe et les États-Unis, à laquelle se sont
ralliés les dirigeants français. La question qui se pose face
au désastre qui a résulté des positions françaises est de
savoir comment une poignée d’hommes et d’idéologues ont
pu entraîner dans leurs aventures deux présidents que tout
opposait, ainsi que leurs deux ministres, parfaites
incarnations de la technocratie gouvernementale française,
atlantiste, libérale, social-démocrate et pro-européenne ?
Le plus cruel et radical contempteur du fiasco français en
Syrie est le journaliste franco-libanais René Naba : «
L’Histoire retiendra, rétrospectivement, que Nicolas Sarkozy,
Alain Juppé, François Hollande, Laurent Fabius, BHL, Bernard
Kouchner et Burqa-Burgat [sic] auront été les grands
vaincus de la guerre de Syrie, entraînant la France dans leur
naufrage moral signant par là même la déconfiture de la
pensée stratégique française. […] La Syrie, six ans après, se
présente comme un vaste cimetière de la classe politico-
médiatique française, un naufrage de l’ampleur du désastre
de Trafalgar, à l’effet de marginaliser considérablement la
France dans la gestion des affaires du monde. »
L’Histoire dira si la guerre en Syrie fut notre guerre
d’Espagne. Mais la France a perdu beaucoup de sa
crédibilité dans la région. En 2011, elle a lâché ses alliés
historiques. Après des décennies de soutien inconditionnel,
l’assurance-vie française était donc réversible ! Il n’est pas
exclu que le Maroc, en rompant la coopération franco-
marocaine en février 2014, ait pris acte de ce soutien
fluctuant. Ensuite, la France s’est discréditée par ses
changements de position successifs. Ainsi en Égypte par
exemple, la France épaulait Moubarak avant de soutenir les
révolutionnaires, puis le gouvernement des Frères
musulmans. En 2013, elle s’est tue lors des tueries contre
les Frères musulmans, avant de soutenir le général-
président al-Sissi, élu en 2014 puis en mars 2018 avec 90 %
des voix. La France a fourni entre-temps de nombreux
armements à l’Égypte de Sissi financés par Riyad.
Pour l’analyste français de Washington Fabrice Balanche :
« Il serait peut-être temps de cesser de suivre les pays qui
poussent à la prolongation du conflit en Syrie sans en subir
les conséquences […]. Mais il faudrait aussi interpeller les
analystes du CAPS et tous les artisans français de cette
politique étrangère sans issue. […] Si nous n’avions alors
pas les moyens d’une intervention militaire comparable à
celle des États-Unis en Irak : 200 000 hommes qui
stationnent dans le pays pendant dix ans, nous allions vers
une guerre civile sanglante. Par conséquent, il valait mieux
éviter de jeter de l’huile sur le feu, car le retour de flamme
est effectivement pour nous, Européens. Il fallait aussi
comprendre que la parenthèse géopolitique qui s’était
ouverte avec la chute de l’URSS en 1991 s’était refermée en
2011 : la Libye est la dernière intervention unilatérale des
Occidentaux. » Ainsi notre politique arabe est-elle à rebâtir.
Sommes-nous pour autant en position de le faire ?
2.
La corruption des élites
françaises

Une classe politique faible ou


complice ?
La corruption n’est pas le privilège des médiateurs, qui
ne représentent que la fine couche des relations de
corruption entre États. L’essentiel est affaire de gros sous,
de contrats industriels et d’intérêts. Dans ce jeu
international, les données sont finalement assez simples.
Les potentats du Sud (chefs d’État, capitaines d’industrie,
banquiers, officiers supérieurs, famille présidentielle)
s’adonnent à l’évasion fiscale ou au blanchiment de
capitaux. Au XXIe siècle, le flux Sud-Nord de capitaux
dépasse annuellement le flux Nord-Sud, ce qui indique
l’ampleur internationale du phénomène. Ces dirigeants,
contestés et parfois haïs, savent que leur règne peut
s’interrompre, comme cela est arrivé aux familles Ben Ali,
Kadhafi, Moubarak, Saleh, Bouteflika. Leurs avoirs à
l’étranger ont été évalués à plusieurs milliards voire
dizaines de milliards de dollars. En outre, leur argent n’est
pas en sécurité dans leur propre pays où ils supposent qu’ils
auraient à rendre compte, un jour ou l’autre, de leurs
pratiques politiques et mafieuses, ainsi que le démontre
l’emprisonnement des milliardaires algériens au printemps
2019. Ils ne le placent d’ailleurs pas non plus chez leurs
voisins autocrates, soumis aux mêmes incertitudes. En
revanche, l’économie financière internationale recycle tous
les capitaux et leur assure de confortables primes de risque.
En face de ces potentats, les dirigeants occidentaux ont
des intérêts complémentaires, en France en particulier. Les
premiers sont matériels et immédiats, et ont trait au
financement de la vie politique. Très contrôlé et de plus en
plus encadré par la législation et la justice, celui-ci donne
lieu à des transferts monétaires illégaux, phénomène
qualifié par une littérature abondante de « République des
mallettes 1 ». Des intermédiaires ont dénoncé ce trafic ; des
repentis ou des concurrents éconduits l’ont confirmé ; des
juges ont jugé, des hommes politiques du Nord et du Sud
ont dévoilé ces mystères.
La désindustrialisation de la France, passée en un demi-
siècle de 40 à 10 % du PIB, a affaibli notre production de
richesses, et la France a besoin d’accueillir des capitaux
dans de nombreux secteurs, notamment financiers et
tertiaires. La France reste en outre spécialisée dans les gros
contrats d’armement, d’aviation, de transport, de
maintenance énergétique, etc. Ses grandes entreprises sont
devenues un secteur d’exportation vital qui permet de
maintenir des taux d’intérêt bas, et la crédibilité de la
maison France sur les marchés financiers. Aucun
responsable politique gouvernemental ou élyséen ne peut
s’en désintéresser : officiers supérieurs, hauts
fonctionnaires, ministres et ambassadeurs, tous sont des
VRP de la France. Or elle exporte en grande partie vers les
pays du grand Moyen-Orient où les contrats se négocient
durement par le biais d’intermédiaires. C’est ce métier
qu’ont exercé pour la France Alexandre Djouhri, Robert
Bourgi ou Ziad Takkiedine, et depuis 2008 Dominique de
Villepin.
 
« J’accuse Jacques Chirac et Dominique de Villepin, à
l’Élysée, et leurs “hommes”, le diplomate Maurice
Gourdault-Montagne [proche de Jacques Chirac, Alain Juppé
et Dominique de Villepin, NdA] et, notamment, un homme
de l’ombre, Alexandre Djouhri, d’avoir, par leurs
agissements, fait que la France passe aujourd’hui pour un
des pays les plus corrompus au monde et ne vende plus rien
à l’international. » Cette déclaration date de 2010, on la doit
au grand rival de Djouhri, Ziad Takieddine, mais on peut la
considérer comme une parole d’expert 2. Ces réseaux
affairistes constitués à la fois d’élus, de grands patrons, de
hauts fonctionnaires, d’intermédiaires douteux et d’avocats
d’affaires aux rôles parfois interchangeables du fait du
pantouflage, forment des équipes ad hoc très performantes.
L’affaire consiste, pour ces intermédiaires, à rapatrier ou
à disperser, sur des comptes à l’étranger, les
rétrocommissions occultes négociées avec l’aval de la
présidence ou parfois son refus. En effet, en 2004, Jacques
Chirac aurait ainsi bloqué in extremis une commission de
350 millions d’euros négociée par Takieddine sur le contrat
Miska de surveillance électronique des frontières du
royaume saoudien, une des obsessions de ce régime. Ces
rétrocommissions servent accessoirement à financer la
scène politique française, à enrichir les avoirs des
intermédiaires, ceux des hommes politiques concernés, et
ceux des acheteurs qui exportent ainsi quelques avoirs.
Elles accélèrent également les procédures d’exportation et
ouvrent des portes closes de certains marchés en graissant
la patte des acheteurs réticents, voire des vendeurs si les
technologies sont trop sophistiquées.
Dominique de Villepin, précédemment Premier ministre
de Jacques Chirac, fait fructifier ses affaires depuis qu’il est
devenu avocat d’affaires, en avril 2008. Il n’est d’ailleurs
pas le premier ministre des Affaires étrangères ou des
Finances dans ce cas, ainsi qu’en atteste la fin de carrière
de Dominique Strauss-Kahn. Dominique de Villepin, en une
trentaine d’années passées aux postes les plus sensibles de
l’État, a acquis une connaissance incomparable des réseaux
franco-arabes, et son discours de 2003 à la tribune de l’ONU
en a fait un totem de la vieille politique arabe de la France
qu’il convertit en monnaie sonnante et trébuchante au
Moyen-Orient. Son cabinet d’avocats, Villepin International,
est un facilitateur de business, que la présence de ses amis
Claude Guéant au secrétariat général de l’Élysée sous
Nicolas Sarkozy et de Bernard Squarcini à la tête de la DGSE
n’ont pas dû beaucoup déranger. Avec sa société au capital
social de 1 000 euros, il brasse entre 1,5 à 2 millions d’euros
de chiffre d’affaires par an, notamment dans le Golfe avec la
Qatar Fondation, propriété de la mère de l’actuel émir,
quand elle investit en France. De 2008 à 2010, il aurait
réalisé, selon l’Office central de lutte contre la corruption,
des prestations modestes facturées 4,2 millions d’euros
pour la riche famille saoudienne Bugshan, par ailleurs très
proche de son ami Djouhri.
C’est d’ailleurs une tradition et une coutume très suivie
des chefs d’États arabes, eux-mêmes plutôt soucieux de
leur avenir personnel, que de demeurer solidaires
amicalement et financièrement des anciens dirigeants
français. On reviendra sur le cas de la famille Hariri. On se
rappelle aussi l’ancien patron du parti socialiste italien
condamné et hébergé à Tunis. Dominique Strauss-Kahn
comme Nicolas Sarkozy, et tant d’autres, ont riad privatif
ouvert au Royal Mansour de Marrakech, le plus beau palace
du pays, propriété du roi, et les titulaires de riads en
possession directe ou en prêt dans cette ville sont légion
pour la nomenklatura française en préretraite, y compris
parmi les Franco-Marocains, si nécessaires au bon
fonctionnement de ces échanges. La loyauté entre
dirigeants et la fidélité sont des marques du système.
D’ailleurs tout au long des XIXe et XXe siècles, la France a
accueilli et hébergé ses anciens amis et alliés tombés en
disgrâce, qu’ils soient ottomans (le dernier sultan), russes,
algériens, égyptiens (le roi Farouk), marocains (les sultans
déchus), etc.
Enfin, ce tableau ne serait pas complet sans évoquer les
petites faiblesses de nos dirigeants, et l’appétence des
régimes arabes à les combler. Le Maroc, la Tunisie de Ben
Ali, le Qatar, pour ne citer qu’eux, sont passés maîtres en la
matière. La corruption des ambassadeurs en poste ou
anciennement en poste, spécialement ceux issus du tour
extérieur, est un art complexe. Mais des formes de
corruption ou du moins de compromission touchent parfois
le sommet de l’État. Il y a quelques années les trois têtes de
l’exécutif (le président, le Premier ministre et le ministre des
Affaires étrangères) étaient parallèlement engagées en
affaires sexuelles au Maroc, selon trois orientations
différentes. Certains régimes arabes n’ont jamais été
regardants sur les pratiques sexuelles déviantes de leurs
hôtes, notamment la pédophilie 3. On sait qu’une saillie
médiatique de Luc Ferry en 2011 (un ministre aurait été «
poissé à Marrakech ») avait dévoilé en France ces mœurs
criminelles. Mais ils sont une bonne demi-douzaine
d’anciens hauts responsables politiques français dont les
rumeurs insistantes et convergentes à Rabat et à Paris
dénoncent les pratiques, ce qui pétrifie les services de l’État
concernés faute de coopération possible.
La légèreté des élites françaises, qui ne cesse d’intriguer
les Allemands, va de pair avec une forme de cupidité chez
certains. L’argent du pétrole et des ventes d’armes n’est
pas une affaire de galéjade ni de pulsions. C’est un pilier de
l’économie française qui fait de nous un des premiers
exportateurs mondiaux d’armement. En outre, Total est le
major français et sa première entreprise nationale. Il est
inutile de revenir sur cette entreprise à laquelle tant
d’ouvrages et d’affaires ont été consacrés, mais ce « cœur
nucléaire » de la France demeure, et a même survécu à
Areva, ce qui est un comble.
Et puis, faiblesse et insouciance obligent, il a fallu
attendre que l’État confetti du Qatar offre à la France une
équipe de football de dimension internationale, qu’aucune
de ses grandes entreprises n’avait jamais voulu lui payer
faute d’intérêt. Grâce à quelques dizaines de millions de
dollars du Qatar, les présidents Sarkozy et Hollande,
amoureux du football, ont certainement passé parmi les
plus belles heures de leur présidence au Parc des Princes ;
un privilège qui ne s’oublie pas au milieu d’un championnat
de France pathétique.

Des présidents incultes ou


corrompus ?
Jusqu’à la présidence de Jacques Chirac (1995-2007), ses
prédécesseurs de la Ve République sont des hommes forts
de leur expérience historique, ayant connu une ou des
tragédies de l’histoire, la guerre et/ou l’expérience du feu, la
violence des combats politiques. Ils sont dotés d’une très
longue expérience politique depuis Vichy, aux côtés de De
Gaulle, pendant la guerre d’Algérie, ou sous la guerre froide.
La relation à l’islam, au monde arabe et aux musulmans
relève pour eux de la politique extérieure, et est toujours
perçue au prisme du legs colonial 4 ; personne ne
s’embarrasse de considérations ni de connaissances jugées
inutiles, mais l’essentiel est connu et maîtrisé.
Ces chefs d’État traitent avec les souverains et les chefs
d’État, gouvernant, au-delà des diplomates, grâce à des
conseillers, intermédiaires et collaborateurs qui sont
d’excellents connaisseurs du Maghreb et du monde arabe, à
l’image du général Philippe Rondot, des diplomates Hubert
Védrine et Frédéric Grasset, ou de l’officier de gendarmerie
Michel Roussin, qui furent en charge des dossiers les plus
importants. Mais la dissymétrie des relations, héritée du
passé, et leur personnalisation, restent considérables :
Hassan II a confié son fils à Jacques Chirac à sa mort en
1999, Bouteflika n’est pas dénué d’un véritable respect pour
le même Chirac, qui a su tenir tête avec panache à ses amis
comme à ses adversaires, et ce dernier s’est
successivement comporté en mentor de Bachar al-Assad en
2000, puis de Saad Hariri en 2005-2007. Rafik Hariri avait
été si proche du couple Chirac qu’il avait tenté de faire
soigner leur fille, et qu’il les logea à vie dans un hôtel
particulier parisien depuis la fin du dernier quinquennat. En
cas de besoin, la République française fait appel à ses amis
comme Hassan II, qui apparaît sur le plateau d’Anne Sinclair
le 14 mai 1993 pour parler aux Français et les rassurer sur
les affaires de l’islam et de l’immigration, dans une période
de grande inquiétude face à la guerre civile algérienne.
Dans d’autres cas, l’Algérie et le Maroc volent au secours de
la République, comme pendant la vague d’attentats de
1995, ou lors des émeutes nationales de novembre 2005,
quand les deux pays proposent discrètement à l’Élysée
d’aider la police française à rétablir l’ordre.
Cette période de complicité et de services rendus,
mélange selon certains de paternalisme, de néo-
colonialisme et de relations incestueuses, car hommes,
familles et réseaux se connaissent souvent intimement, et
depuis longtemps, prend fin après l’élection de Nicolas
Sarkozy en 2007. Depuis cette date, trois présidents ont
gouverné et gouvernent la France : Nicolas Sarkozy, né en
1955, François Hollande, né en 1954, et Emmanuel Macron,
né en 1977. Bien que très différents et sans liens entre eux,
ces trois hommes ont des ressemblances : du fait de leurs
générations, ils n’ont jamais connu jusqu’à leur élection les
tragédies de l’histoire et n’ont ni parcouru ni fréquenté les
anciennes colonies ou les sociétés du Sud, si l’on excepte
les six mois de François Hollande comme stagiaire ENA à
Alger, qui lui fit mieux connaître l’administration française
que l’Algérie ! Lorsqu’ils arrivent au pouvoir, ces trois
présidents n’ont ni relations ni amitiés anciennes avec des
responsables étrangers, surtout en Afrique. Ils n’ont pas
étudié ces histoires intimes, les deux premiers étant connus
pour ne pas avoir été de grands lecteurs avant l’Élysée. Ils
sont donc dépendants de leurs conseillers diplomatiques.
Quand des conseillers et hauts fonctionnaires un peu
foutraques parlaient à Jacques Chirac des affaires arabes, il
savait à quoi s’en tenir. Mais quand les mêmes parlent à ses
successeurs, sont-ils capables de faire la part des choses ?
 
Les nouveaux présidents sont donc placés en position de
faiblesse face à des États, à des gouvernements et à des
groupes de pression et de pouvoirs qui les attendent de pied
ferme, et tentent d’user de cette connaissance à leur seul
profit. L’étude et l’approche des candidats à la présidence
française sont une pratique que les gouvernements arabes
et du Maghreb pratiquent assidûment. Les États du Maghreb
ont successivement espéré que Dominique Strauss-Kahn,
Dominique de Villepin, Alain Juppé voire Manuel Valls soient
élus à la présidence de la République. Tout était prêt pour
les introniser et les accueillir. Dominique de Villepin était lié
d’amitié à un proche du roi du Maroc, mais aussi au
personnage interlope franco-algérien Alexandre Djouhri 5.
Dominique Strauss-Kahn possède depuis 2000 un riad à
Marrakech qu’il fréquente régulièrement, et est proche du
même Djouhri. Alain Juppé a passé de fréquentes vacances
au Maroc, il connaît très bien Oran et le personnel politique
tant marocain qu’algérien. Manuel Valls a été décoré il y a
des années du grand Wissam alaouite, la Légion d’honneur
marocaine créée par Lyautey, et la commune d’Évry dont il
fut maire héberge ce qui fut la plus Grande Mosquée de
France en cogérance avec Rabat. Mais les mystères de la
monarchie républicaine en ont décidé autrement.
Lorsque Nicolas Sarkozy est élu à l’Élysée en mai 2007,
c’est la consternation dans le monde arabe, spécialement à
Alger, qui a fait campagne pour sa rivale Ségolène Royal.
Mis à part ses fonctions de ministre de l’Intérieur qui l’ont
conduit au Maghreb, on ne lui sait aucune connaissance
préalable de ces sociétés, il n’est familier ni de l’islam, ni
des immigrés maghrébins, fort peu présents à Neuilly dont il
fut maire. Il n’est personnellement proche d’aucun des
dirigeants du Maghreb. De surcroît, une rumeur quant à ses
origines juives par son grand-père maternel originaire de
Salonique, qu’il ne cache nullement, a été répandue dans le
monde arabe avant son élection. On lit ainsi dans des
journaux du Maghreb que ce candidat libéral serait l’ami
d’Israël et des Américains. « Sarkozy l’Américain » rêve de
réconcilier la France et l’Amérique après la brouille de 2003
sur la guerre d’Irak avec les États-Unis.
Dès son élection, la bataille s’engage entre Abdelaziz
Bouteflika et Mohammed VI pour le séduire. Le président
algérien le reçoit longuement lors de sa tournée maghrébine
de juillet 2007, son premier séjour à l’étranger comme
président. Le fait que l’Algérie soit le premier pays hôte
blesse le palais royal de Rabat, d’autant que le président
algérien lui parle pendant des heures pour lui expliquer sa
vision du Maghreb et du monde. Sarkozy reçoit un
camouflet quand le roi annule dans la foulée sa visite de
deux jours au Maroc sous un prétexte fallacieux. Un voyage
officiel est organisé à Rabat quelques mois après, en
octobre 2007, pour engager des relations « normales », qui
ne peuvent être qu’exceptionnelles aux yeux de Rabat.
C’est l’année suivante que les Marocains remportent cette
bataille d’amitié.
Nicolas Sarkozy avait peu apprécié que l’Algérie continue
d’entretenir des liens privilégiés avec des dirigeants
socialistes, il est en outre invité par ses proches à privilégier
le Maroc. Sa ministre de la Justice Rachida Dati, d’origine
maroco-algérienne, est devenue en quelques mois une
fervente défenseuse de la cause marocaine à l’Élysée, ce
qui a soulevé nombre d’interprétations. Le président lui-
même est invité à se reposer à Marrakech du choc affectif
de la rupture d’avec Cécilia qui a convolé avec un
publicitaire d’origine juive marocaine issu d’une vieille
famille de serviteurs du palais royal de Rabat. Pendant
plusieurs semaines à l’été 2008, le roi du Maroc, attention
exceptionnelle, lui offre tous les charmes de son palais royal
dans la ville rose. Cet épisode établi, tous les doutes sont
levés, et Nicolas Sarkozy revient aux fondamentaux du
chiraquisme sur le Maroc et l’Algérie, sans parler du soutien
inconditionnel porté au président déclinant Ben Ali.
 
Il en va très différemment sous François Hollande, dont
l’élection surprise a été précédée d’une offensive de charme
à son encontre par bien des relais des amitiés et intérêts
algériens en France. Il est exclu de renouveler l’échec du
précédent mandat. Dès sa première sortie de campagne,
son ami Benjamin Stora fait intervenir le candidat sur la
commémoration du 17 octobre 1961 à Paris : le ton est
donné.
Entre-temps, la « catastrophe du printemps arabe », vu
de Rabat comme d’Alger, a eu lieu, et la France a montré la
volatilité de sa nouvelle politique étrangère, comme les
États-Unis. Lorsqu’il arrive à l’Élysée, François Hollande est
entouré d’amis et conseillers défenseurs de l’amitié
algérienne que sont Jacques Attali, Benjamin Stora, Julien
Dray, Yamina Benguigui. Des intellectuels, hommes
politiques et financiers français pour partie d’origine juive
algérienne ont pris une grande importance dans la vie du
Parti socialiste depuis les années 1980, ils estiment que
François Hollande leur doit sa résurrection. Sa première
visite d’État comme président à Alger, en décembre 2012,
est annoncée comme l’acte final de la réconciliation entre
les deux pays depuis 1962 ! Mais les choses sont
sensiblement plus compliquées qu’un discours historique
devant le Parlement d’Alger.
Un an après, en février 2014, un acte judiciaire français
envers le Maroc est jugé hostile par ce pays : le patron de la
DST marocaine en séjour à Neuilly s’est vu notifier une
convocation judiciaire dans une affaire de torture. Cela
déclenche la plus grande crise franco-marocaine depuis
l’affaire Ben Barka. Pendant plus d’un an, les relations entre
les deux États sont au point mort, avec des conséquences
très graves dans le domaine du renseignement.
Mais au-delà de ces tensions et de ce jeu de bascule haut
en couleurs, le nouveau tour des relations entre l’Élysée et
le monde arabe verse dans une diplomatie parallèle et une
périlleuse confusion des genres. L’éloignement progressif
d’intimes connaisseurs français du Maghreb et du Moyen-
Orient – DGSE mise à part –, par le renouvellement des
générations, laisse place à toute une frange
d’intermédiaires souvent bi-nationaux.
Les parcours sinueux de certains personnages
secondaires, qui jouent à partir de la présidence Sarkozy la
carte binationale pour se prétendre « experts », échappent
au grand public même s’ils empoisonnent la présidence,
leurs exploits sont ainsi fréquemment relatés par Le Canard
enchaîné, et parfois jugés par nos tribunaux. Issus des
milieux populaires, passés par la petite délinquance pour
certains, par le militantisme pour d’autres, ils donnent à nos
présidents l’illusion d’être en contact avec les mauvais
garçons de l’immigration, qui est devenue un vivier
électoral. En se prévalant de leur double nationalité pour
jouer les intermédiaires qu’ils ne sont pas, ils s’exposent à
être utilisés sans scrupule par les services de
renseignement étrangers, notamment du Maghreb, leur
famille restée au pays servant de moyen de pression.
Certains s’y sont grillé les ailes.
À cet égard, l’affaire Benalla qui éclate en juillet 2018 a
pris sous la présidence Macron une ampleur inégalée,
dévoilant la face interlope à laquelle ont conduit des
pratiques élyséennes sujettes à caution expérimentées
depuis François Hollande en matière de recrutement de
Français d’ascendance maghrébine. Certes, plusieurs
enquêtes établies un an après présentent l’aventure de
Benalla comme la banale success story d’un jeune
ambitieux promu lieutenant-colonel de la réserve citoyenne
qui, à quelques semaines de son mariage, s’est brûlé les
ailes. Relevons seulement que quand l’affaire éclate, elle
fait dans les 48 heures l’objet d’une étrange guerre de
communiqués des services marocains et algériens par leurs
canaux de presse en ligne. Puis dans les semaines qui ont
suivi, l’assistance juridique du jeune Benalla aurait été selon
la presse épaulée par le Maroc, où celui-ci s’est rendu, avant
que les Saoudiens et d’autres hommes d’affaires arabes
(notamment un Syrien et même le franco-kabyle Alexandre
Djouhri) n’interviennent à ses côtés. La connexion russe
n’est arrivée que par la suite, faisant oublier ces éléments
matériels mis sur le compte du complotisme ambiant.

Des pratiques d’influence à


l’ingérence
Un des traits les plus originaux de la présidentielle
française de 2017 est que ce fut une des élections les plus
mondialisées de l’histoire. En pleines élections
parlementaires algériennes, dont on peut se demander si la
date du 3 mai n’a pas été choisie à dessin pour détourner
les regards, les Algériens n’ont en fait d’yeux que pour la
présidentielle française. Cela tient certes à la proximité
politique et affective entre les deux pays, à la francophonie,
à la diaspora algérienne, et au succès des chaînes
françaises en Algérie y compris les chaînes internationales
arabophones, mais surtout au fait que les élections
algériennes n’intéressent alors guère les Algériens puisque
le résultat est connu d’avance. Dans l’attente de la
succession du président Bouteflika, il était plus divertissant
de suivre les rodomontades de Mélenchon, les costumes de
Fillon, l’étonnante épouse de Macron, ou les intentions de «
Marine ».
L’Algérie n’est pas un cas isolé. Un phénomène analogue
a été observable au Liban, au Maroc, sur l’arabophone Al-
Jazeera, au Sénégal, au Sahel, en Afrique centrale, voire en
Belgique. Bien sûr, la présidentielle française a affolé les
partenaires européens, priés d’attendre le bon vouloir des
Français sur le devenir de l’Europe. Bien sûr, les démocrates
américains avaient l’angoisse de voir doublonner la victoire
de Trump par celle de Marine Le Pen à Paris, un pays cher à
leur cœur. Dans le désordre, Poutine, Erdogan, Netanyahou,
Xi Jinping et même le califat de Daesh avaient tous une idée
précise des résultats qu’ils escomptaient. Daesh n’est
parvenue qu’à activer quelques commandos qui ont fait «
chou blanc ».
Dans le monde arabe et en Afrique, c’est une autre
affaire. Si l’on s’est passionné pour les débats, les enquêtes,
les déclarations et les interviews de la présidentielle
française, si l’on a appelé couramment ses candidats par
leur prénom, que l’on a scruté et soupesé leurs propos, c’est
d’abord parce que les élites de ces pays, et une partie des
classes moyennes, sont interdites de vie démocratique
propre. Les élections y sont le plus souvent truquées et sans
enjeux. En interne, la participation est très faible, à
quelques exceptions près comme la Tunisie ou le Sénégal
lors des grands rendez-vous. Hormis cela, rares sont les
citoyens qui s’y intéressent.
À l’extérieur, les médias français n’ont rien dit du résultat
des législatives algériennes de mai 2017, pas davantage de
la crise gouvernementale marocaine qui s’est déliée en
avril, huit mois après les législatives. De passage au Maroc
au lendemain de la présidentielle française, on a pensé que
le nouveau gouvernement marocain animerait les
conversations. Mais tout le monde parlait de la victoire de
Macron, de la stratégie de Bayrou, des ambiguïtés et
divisions des républicains, des saillies de Mélenchon et du
renoncement de « Marion »…
Il ne faut pas s’illusionner sur la profondeur de cet intérêt
dans les sociétés du Maghreb et d’Afrique. Les couches
populaires, ultra-majoritaires, ont d’autres chats à fouetter
que de s’occuper d’une élection par procuration. Mais cette
passion des cadres arabes, maghrébins et africains pour le
scrutin français le dévoile comme mondialisé. De vastes
populations à travers le monde en attendent quelque chose.
Cela dépasse le seul divertissement, et masque au moins
trois attentes. La première tient à l’absence locale de vie
démocratique, que la télévision et la familiarité avec une
vraie compétition électorale viennent combler. La seconde
tient au rôle de la France comme puissance régionale en
Afrique et en Méditerranée. Tant de facteurs entrent en
compte pour faire espérer ou redouter une inflexion de la
politique française, et européenne, du nouveau président.
La France est le lieu de débats et d’actions qui mobilisent
l’attention : des interventions militaires multiples, la
controverse française sur l’islam, sur les immigrés et les
visas, la rhétorique et les actions sur le terrorisme, les
conflits israélo-palestinien et du Sahara occidental, le
contentieux franco-algérien, les positions sur la question
kurde, les Berbères, les djihadistes.
Les candidats français ont répondu à ces attentes.
Macron, qui a rencontré en février 2017 la fine fleur des
autorités et des grands patrons algériens lors d’un séjour
éclair à Alger, a associé la colonisation en Algérie à un «
crime contre l’humanité », discours reçu 100 % en Algérie et
bien au-delà. Puis en déclarant qu’il n’y a « pas de culture,
ni d’art français », il a offert à peu de frais une victoire
d’estime à ceux qui continuent de dénoncer « l’œuvre
coloniale de civilisation ». Même Marine Le Pen a cru bon
d’annoncer son premier voyage « présidentiel » en Afrique.
Et le président Hollande a consacré son dernier discours à la
traite esclavagiste, et sa dernière réception au roi du Maroc
et à son ami Jamel Debbouze.
La troisième raison, très prégnante au Maghreb et au
Sénégal, tient au fait que l’on espère un traitement national
privilégié, incarné par la nomination de tel ministre,
secrétaire d’État, conseiller, voire haut fonctionnaire par le
nouveau chef d’État. Même si le promu est binational ou de
nationalité française, son origine nationale ne tarde pas à
être commentée, revendiquée ou critiquée à l’étranger. Au
Maghreb, les quinquennats Sarkozy et Hollande ont prouvé
que ce qui est perçu à Paris comme la promotion de la
diversité est compris au Maghreb comme un geste de
défiance ou d’amitié envers le Maroc ou l’Algérie, pour s’en
tenir à l’essentiel. Chaque pays compte les ministres qu’il lui
juge acquis.
Dans un étrange jeu de dupes, tout le monde s’est
passionné pour cette campagne pour les raisons les plus
diverses. Journaux et chaînes arabophones ont abondé en
débats et commentaires, au-delà des questions de
francophonie. L’immigration est tout aussi capitale, puisque
des millions d’Africains et de Nord-Africains résident en
France, naturalisés ou non : à travers leurs familles restées
au pays, une communauté transnationale existe bel et bien.
Toute déclaration sur tel pays ou tel dirigeant, toute
annonce, même sibylline, est infiniment commentée. On ne
peut exclure que le livre de François Fillon où il expose sa
détermination future à lutter contre le « totalitarisme
islamique » lui ait coûté cher, car les États arabes sont
extrêmement sensibles à cette dimension. La détermination
bravache de Robert Bourgi (« je vais le niquer ! »), relayée
par les médias après coup, avec laquelle l’avocat du
Libanais raconte l’affaire des costumes qui a achevé la
crédibilité du candidat, fait naître des questions, quand on
connaît le rôle et les relations de cet individu dans les
échanges franco-africains. Cet héritier de Foccart, né en
1945 dans une famille chiite libanaise de Dakar, a roulé tant
pour les principaux chefs d’État de la Françafrique
(notamment les Bongo) que pour les chefs de la droite
française, de Chirac à Sarkozy. Autoproclamé homme des «
mallettes » de billets dans les années 1990, il se vante
d’avoir beaucoup contribué à la vie politique française, ce
qui lui a valu des ennuis avec la justice, la Légion d’honneur
ou le barreau de Paris. Sa révélation de l’ingérence directe
d’intérêts étrangers dans cette présidentielle française, qui
n’a d’ailleurs pas donné lieu à des poursuites, dévoile
l’ampleur de sa mondialisation et de sa corruption.
Une ingérence aussi visible n’aurait pas pu se produire
jusqu’à la présidence de Jacques Chirac, car les candidats
d’alors, très bons connaisseurs de l’Afrique et du monde
arabe, tenaient leurs commanditaires. Le financement
occulte de leurs campagnes électorales était fait de
contributions dans l’espoir d’un retour. Mais depuis 2007,
c’est-à-dire depuis les candidats « nouvelle génération » à la
présidentielle, la politique d’influence s’est transformée en
ingérence directe.
Après le choix ou l’élimination des candidats, il faut
s’attacher à toute force l’amitié du nouvel élu. Ainsi a-t-on
vu le Maroc et l’Algérie, parmi d’autres États arabes, se
livrer à une mémorable compétition pour s’arracher l’amitié
des présidents élus Sarkozy, Hollande et Macron. Si l’on en
croit Marc Endeweld, l’Algérie n’a pas lésiné sur les réseaux
franco-algériens pour pousser son avantage auprès du
candidat puis du président Macron. Avant que le Hirak
d’Alger ne balaye tout.
Aussi convient-il de distinguer deux éléments. D’une
part, une immense demande d’affection, d’estime et de
reconnaissance qui émane des sociétés civiles de ces pays
dépendants, tenus à l’écart de la démocratie et de
l’opulence en dehors des monarchies du Golfe et qui
trouvent dans ce débat mondialisé une forme de
compensation et de participation. Deux élections se sont
ainsi superposées : l’élection nationale officielle, qui traite
d’affaires intéressant les Français et donne lieu à de
multiples polémiques ; et celle qui se déroule au Sud, par le
biais de la télévision et des Français résidant à l’étranger
(dont les ressortissants étrangers naturalisés), qui donne
lieu à autant de micro-campagnes présidentielles à
l’étranger. De cette dialectique entre une citoyenneté
politique et territoriale héritée, et cet aspect de la
mondialisation qui bouscule tout sur son passage, dépendra
aussi la pérennité du pacte républicain français et de sa
nature.
D’autre part, à l’initiative des appareils et des chefs
d’État étrangers, une politique d’ingérence et d’influence
sur la présidentielle française est désormais menée sans
scrupule au gré de leurs intérêts patrimoniaux ou nationaux,
par le biais de nombreux vecteurs et réseaux. Le président
français, du fait de son élection au suffrage universel,
couplée à la politique française dans le monde arabe et en
Afrique, est le chef d’État occidental le plus exposé, et le
seul dont il soit possible d’influencer le choix et la politique.
Le général de Gaulle ne pouvait même pas l’imaginer.
3.
Pressions et clientélisme

Catholiques et juifs : un étrange


silence
Dans le monde arabe, les pays sont dans leur quasi-
totalité des États centralisés et autoritaires : tout remonte à
la tête de l’État. Les universitaires et fonctionnaires sont
contrôlés dans leur expression ; les journalistes qui refusent
les règles de l’État sont sanctionnés ; les ONG vivent
presque toujours dans les mains des États ; et l’islam est
l’affaire de l’État. En France, en revanche, bien des
institutions, groupes, lobbys, partis, médias, entreprises
privées s’intéressent dans un cadre pluraliste et en fonction
souvent de leur intérêt propre au champ des relations avec
les pays du Sud.
Faisons un rapide tour d’horizon de ces acteurs. Les
groupes économiques, discrets mais extrêmement actifs par
le biais de leurs pôles médias et des instances patronales
sont des acteurs incontournables. Certains titres de la
presse disposent d’une relative autonomie par rapport aux
actionnaires. Les groupes de mémoire comme les pieds-
noirs sont très actifs sur Internet et influents dans certaines
villes ou régions. Les partis politiques mènent une action
internationale publique, au sein des assemblées élues et de
groupes d’amitiés parlementaires, ou indépendante, par le
biais de l’Internationale socialiste par exemple.
Mais il convient de s’attarder sur les acteurs religieux,
davantage méconnus. Les retombées de leurs activités sont
capitales sur la société française, sa place et ses relations
dans le monde. En première ligne on trouve l’Église
catholique et les instances israélites, dont les intérêts et les
représentations sont souvent inversés. L’Église catholique,
avec ses déclinaisons décentralisées que sont les
congrégations, les églises nationales, les services
apostoliques et diocésains de dialogue interreligieux, est un
acteur méconnu des relations entre la France, Rome et les
pays arabes. Pour faire simple, disons que se mêlent
plusieurs histoires et intérêts contradictoires qui entraînent
une confusion des rôles et des objectifs. L’Église de France,
du fait de son histoire, a des relations privilégiées avec les
pays d’islam. Depuis Vatican II, quand elle a cessé de mettre
l’islam à l’index, la circulation des clercs est forte entre la
France, le Liban, l’Égypte et l’Afrique du Nord, Rome y étant
très attentive. En effet, la langue française dominante dans
l’Église catholique en Méditerranée joue un rôle
déterminant. Or, trois logiques contradictoires s’affrontent.
L’Église de France est durablement affaiblie, mortifiée
par une histoire coloniale – bien qu’elle ne fut pas
strictement la sienne – qu’elle ne cesse d’expier. Ainsi le
père Peyriguère, l’héritier de Charles de Foucauld au Maroc,
où il vécut en ermite au milieu des Berbères durant des
décennies, avait parlé de « péché mortel » dans les années
cinquante. Très soucieuse de se racheter, elle aspire à être
le meilleur partenaire des musulmans en métropole, quitte à
tolérer des mouvements fort hostiles comme les Frères
musulmans.
En Afrique du Nord, grâce à ses efforts dans la
décolonisation, l’Église, qui vit en situation d’enfouissement
depuis les années cinquante, a été la première surprise de
pouvoir conserver des cathédrales et des diocèses, même si
l’essentiel de son patrimoine a été démantelé. En revanche,
ces Églises n’ont pas le droit de prêcher pour convertir, et
doivent refuser les demandes de conversion émanant de
musulmans. Faibles, étrangères, allogènes et menacées, ces
Églises ont souvent peur de leur ombre.
À l’inverse, la petite Église du Liban est une Église
puissante d’affirmation de son identité et de ses
convictions. L’histoire a enseigné aux chrétiens d’Orient que
tout recul devant l’islam peut leur être fatal. Même si le
Liban a changé devant la montée des musulmans,
notamment sous influence chiite, il n’y a pas de Liban sans
ses chrétiens, dont émanent bien des institutions d’État,
dont la présidence de la République. Ces chrétiens du Liban
sont très vigilants et en pointe dans la dénonciation du
martyre et des nettoyages ethno-religieux appliqués aux
chrétiens orientaux, tour à tour en Turquie, en Irak dans les
années 2000, et en Syrie depuis une décennie.
Sous le regard perplexe de Rome, ces trois influences
contradictoires s’exercent simultanément sur et dans
l’Église de France. Contrairement à une longue tradition de
méfiance disparue au moment de Vatican II, l’Église de
France et le Vatican posent désormais un regard
exclusivement bienveillant sur les musulmans et sur l’islam.
L’épiscopat et les diocèses ont délégué le dialogue
interreligieux à des prêtres ou laïcs marqués par la guerre
d’Algérie, ou ayant été au contact des bidonvilles algériens
de France et des premières cités ; leur approche n’a pas
changé en dépit de la transformation complète des
conditions de l’islam de France, passé en cinquante ans
d’une mosquée à 2 500 lieux de culte musulman, tandis que
l’islam mondialisé est partout à l’offensive.
À l’inverse, les chrétiens d’Orient et une partie des
catholiques français militant à l’œuvre d’Orient sont
effrayés des « compromissions » de l’Église de France, et
insupportés par le « deux poids deux mesures » : liberté
religieuse pour les musulmans en France (qu’ils ne
contestent pas), versus absence de libertés religieuses au
Maghreb où la conversion entraîne la prison. L’éradication
des chrétiens de régions entières du Moyen-Orient est une
réalité, mettant leur survie en péril, qui rappelle le passé de
la péninsule arabique, du Maghreb puis de la Turquie post-
ottomane. Parmi d’autres, le père jésuite égypto-libanais
Henri Boulad, né en 1931 au Caire, accuse l’actuel dialogue
interreligieux de n’être que mascarade et mensonge, tout
en se présentant en fervent militant des droits de l’Homme
pour tous. Face à lui, la pastorale des migrants de l’Église de
France, où d’autres jésuites s’activent, tient un discours aux
antipodes. Cette seconde tendance est au contact des
autorités françaises, qu’elle affole.
Dans l’ensemble, les institutions israélites sont elles
aussi très actives dans leur rapport à l’islam, et surtout dans
son observation. Plus que chez les catholiques où l’affaire
est confiée à des spécialistes, les instances communautaires
sont davantage mobilisées : le consistoire qui représente le
rabbinat sur le territoire national selon la logique
napoléonienne qui l’a fondé, l’association du Conseil
représentatif des institutions juives de France (CRIF) née en
1945, qui ambitionne de représenter tous les juifs de
France, y compris les laïcs, les revues et les radios
communautaires, les intellectuels juifs ashkénazes, et les
séfarades amis d’Israël. Dans ce dernier groupe, il faut
s’attarder sur le million de juifs du Maroc dont 80 % ont
émigré au fil du temps en Israël et jouent un rôle essentiel
entre le Maroc et Israël, et accessoirement la France,
comme l’illustre la famille Azoulay au plus près du pouvoir à
Rabat et à Paris.
Les tendances sont aussi extrêmement contradictoires, à
l’image des radios partagées entre la gauche et la droite,
les patriotes français et les sionistes liés à Israël. Dans le
cadre des instances de dialogues interreligieux impulsées
par l’État et les collectivités locales, le rabbinat est tenu,
comme l’épiscopat de déléguer des représentants souvent
peu investis, mais témoins des relations interreligieuses
avec la République. Quant au CRIF, qui s’est
progressivement droitisé selon ses détracteurs, il possède
des instances de dialogue et d’échange avec la Grande
Mosquée de Paris. En 2017, son délégué aux relations avec
l’islam a démissionné, dépité que la Grande Mosquée de
Paris, pourtant interpellée à plusieurs reprises, et qui passe
pour modérée, laisse en ligne sur son site officiel des
contrevérités historiques véhémentes contre les juifs et les
chrétiens 1. Dans une biographie d’Abraham, on dénonce «
les légendes immorales, les invraisemblances et les
niaiseries de la Bible », la « falsification de la Bible » comme
le sacrifice d’Isaac, quoique ce texte soit antérieur de près
de 2 000 ans au Coran, et in fine « le faussaire anonyme
[NdA, juif], [sa] détermination intéressée et donc obstinée, à
convaincre ses lecteurs, malgré la matérialité des faits,
d’une contrevérité patente 2 ». Dans un autre texte présenté
comme signé par le recteur, « Connaissance de l’islam », il
est écrit que la confession et l’absolution des péchés
(sacrement majeur chez les catholiques et orthodoxes),
mérite aux yeux de l’islam, comme le « paganisme » ou «
l’exploitation du sentiment religieux », une « condamnation
majeure en tant qu’imposture flagrante » 3. Sur de telles
bases, on mesure les limites du dialogue interreligieux.
Toutefois, en dépit de leur modération, ces instances
communautaires ou officielles sont submergées depuis le
début des années 2000 par les peurs des populations juives
de France. Soumises à une pression croissante de ce qu’il
convient d’appeler le « nouvel antisémitisme » islamique
des banlieues de France, qui a tué quinze juifs en France et
à Bruxelles depuis 2005 au seul motif de leur identité juive.
Les statistiques annuelles des violences antisémites en
témoignent depuis deux décennies a minima et ont
notamment pour conséquences un phénomène d’émigration
interne et externe. Selon l’historien Marc Knobel, pour
échapper aux violences et au climat menaçant, 60 000 juifs
de France se seraient installés en Israël depuis 2000, soit 10
% de la population juive de France, et un nombre équivalent
a déménagé de la Seine-Saint-Denis et du Val-d’Oise vers
Paris, la banlieue ouest ou d’autres villes de province
(exceptées Toulouse et Grenoble où sévit dans certains
milieux un antisémitisme islamiste virulent). Ajoutons à cela
la disparition contrainte des jeunes juifs de la plupart des
écoles publiques dans certains départements 4. Ces
phénomènes nationaux soumettent les représentants des
juifs de France et les pouvoirs publics à d’intenses pressions
mais les confrontent aussi à leur impuissance. La situation
faite aux Français juifs les plus fragiles vivant dans les
banlieues est sans doute un des plus frappants échecs de la
République en la matière depuis 1945.
Cette situation tient au véritable bouillon de culture qui a
donné naissance à l’idéologie dite de l’« islamo-gauchisme
», expression du chercheur Pierre-André Taguieff datant de
janvier 2002, dans son livre La Nouvelle Judéophobie. Pour
lui, ce terme est consubstantiel de l’antisionisme dans sa «
nouvelle configuration tiers-mondiste, néo-communiste et
néo-gauchiste, plus connue sous la désignation médiatique
de “mouvement antimondialisation” » (à Durban en Afrique
du Sud, du 2 au 9 septembre 2001, une conférence de
l’UNESCO contre le racisme a défini le « sionisme » comme
un « racisme »). Il ajoute : « Des Juifs peuvent être tolérés,
voire acceptés, dans cette mouvance islamo-gauchiste, à
condition qu’ils fassent preuve de palestinophilie
inconditionnelle et d’antisionisme fanatique. »
Dans la brève séquence historique fondatrice de 2001 à
2005, les antisionistes répliquent. Ainsi en 2003, Vincent
Geisser publie à La Découverte La Nouvelle Islamophobie,
réponse au livre de Taguieff. À travers ce livre se nouent
quatre filiations parmi les promoteurs de cette nouvelle
arme de combat idéologique : les contempteurs de la France
coloniale autour d’Edwy Plenel ; les soutiens de l’islam
révolutionnaire en Algérie au sortir de la guerre civile autour
de Geisser et François Gèze, son éditeur ; les antisionistes
soutenant l’Intifada de Palestine comme le réseau associatif
France-Palestine solidarité, et enfin les islamistes autour de
Tariq Ramadan et le Collectif contre l’islamophobie en
France (CCIF), créé en 2003.
Assimiler antisémitisme et islamophobie s’avéra une
bataille capitale, en particulier à l’extrême gauche. Ainsi
que l’expliquait, dix ans plus tard, le dessinateur Charb,
grand contempteur de cette idéologie avant de succomber
sous les balles des islamistes : « Si demain les musulmans
de France se convertissent au catholicisme ou bien
renoncent à toute religion, ça ne changera rien au discours
des racistes : ces étrangers ou ces Français d’origine
étrangère seront toujours désignés comme responsables de
tous les maux. […] Les militants communautaristes qui
essaient d’imposer aux autorités judiciaires et politiques la
notion d’“islamophobie” n’ont pas d’autre but que de
pousser les victimes de racisme à s’affirmer musulmanes 5.
» Le second objectif repris par les Frères musulmans du CCIF
est en outre d’assimiler les musulmans à un peuple, afin
d’interdire toute critique de l’islam. Ceci afin de translater
l’islamophobie sur l’antisémitisme qui ne désigne pas la
haine du judaïsme, mais celle des Juifs individuellement ou
collectivement. Or s’il existe à travers l’histoire un peuple
juif, on n’a jamais entendu parler de peuple musulman ni de
peuple chrétien au sens strict, puisque ces deux religions se
perçoivent comme universelles.
Les Frères sont de bons clients
Le rapport particulier que la classe politique française
entretient avec les musulmans, et surtout avec leurs
représentants, est incompréhensible si l’on omet le rapport
de force politique créé dans de nombreuses communes
urbaines à partir des années 1990. L’immigration
musulmane croissante et territorialement concentrée a-t-
elle rendu une forme de clientélisme inévitable ? Nombre de
maires, avant tout soucieux de leur réélection, et par voie
de conséquence de la paix civile dans leur commune, se
sont peu à peu intéressés à cette nouvelle population, pour
des raisons électorales plutôt que philosophiques,
économiques ou religieuses.
Dès octobre 1981, quand les étrangers présents en
France ont eu le droit de créer librement des associations
propres, de nombreuses associations cultuelles islamiques
ont vu le jour sur l’ensemble du territoire. Celles-ci ont
progressivement présenté des revendications religieuses et
communautaires : carré musulman dans le cimetière
communal, salle de prières puis mosquée dans la ville ou le
quartier, questions alimentaires dans les cantines, etc. Au
cours des années 1990, les maires ont pris conscience de la
croissance démographique et de l’enracinement de cette
population en observant les effets du regroupement familial
et du droit du sol sur le corps social et électoral de leur
commune. C’est alors que le nombre de mosquées en
France métropolitaine, souvent des salles de prières, y
compris dans des foyers de travailleurs, des appartements
ou des garages, passe de 200 en 1979 à 1 035 en 1987,
puis à 2 200 en 2015.
Dans de nombreuses villes, les années 1990 sont le
moment où a été scellé un accord entre associations
islamiques et municipalités, les premières s’engageant à
soutenir la municipalité avec des consignes de vote
communautaires ou la promesse d’une action en faveur de
la sécurité des quartiers, en échange de quelques élus et du
soutien aux activités cultuelles. Ici la construction de
mosquées est évidemment centrale, avec des
revendications de plus en plus difficiles à satisfaire pour les
édiles locaux quand chaque groupe de fidèles musulmans
d’une ville réclame sa propre mosquée en fonction de ses
origines. Les pressions sont fortes pour le choix d’un terrain
à faible coût grâce aux baux emphytéotiques et sa
viabilisation, sans parler des requêtes pour obtenir de la
municipalité une aide financière directe pour les activités
dites « culturelles », comme ce fut le cas à Nantes ou Paris.
Après la Grande Mosquée de Paris édifiée dans les années
vingt pour honorer les morts musulmans de la Grande
Guerre, la seconde mosquée de grande taille a été
construite à Évry-Courcouronnes entre 1984 et 1994. Elle
résulte d’un accord entre le maire socialiste Jacques Guyard
et une association locale à faibles moyens, soutenue par le
cheikh saoudien Akram Aadja, garant financier du projet,
puis la fondation Hassan-II du Maroc.
Dans ce partenariat entre municipalités et associations
islamiques, les Frères musulmans sont une des parties les
plus actives et les plus efficaces, aujourd’hui rejoints et
épaulés par les Turcs. Implantés dans les plus grandes villes,
les Frères contrôlent une trentaine de grandes mosquées,
outre 200 lieux de culte en 2002 et jusqu’à 220 en 2017,
soit autant que le réseau dirigé par la Grande Mosquée de
Paris. Quant aux Turcs, ils en contrôlent 300, dont les
mosquées-cathédrales de Nantes et Strasbourg, alors la
plus grande d’Europe, inaugurée en 2012.
Les Frères sont organisés en associations politiques
militantes très au fait de la vie politique et associative
locale. C’est leur marque de fabrique et leur stratégie
conçue par le fondateur égyptien Hassan al-Banna dans les
années 1920. Ils prospèrent aisément sur l’inculture
religieuse des dirigeants municipaux français. Martine Aubry
à Lille, comme Alain Juppé à Bordeaux ou Jean-Marc Ayrault
à Nantes, ont chapeauté les patrons maroco-français des
Frères musulmans, alias l’Union des organisations
islamiques de France (UOIF), notamment Amar Lasfar,
Hassan Iquioussen et Tareq Oubrou. Rappelons que cette
organisation mondiale a inventé l’islam politique
révolutionnaire et qu’elle est en guerre avec de nombreux
États musulmans, dont l’Égypte. La confrérie des Frères
musulmans qui codirige le Qatar ou la Turquie est
considérée comme une organisation terroriste par plusieurs
pays, comme les Émirats arabes unis ou l’Égypte et demain
peut-être par les États-Unis.
Dans le Nord, en Pays-de-la-Loire ou en Aquitaine, et
d’une manière générale dans la France de l’Ouest, les Frères
musulmans, souvent issus du Maroc, ont profité de
l’absence de concurrence algérienne consistante. La
situation est inverse dans la France de l’Est, comme à Paris,
Lyon ou Marseille. Après avoir tenté d’amadouer ses
opposants historiques venus du Maroc et réfugiés en France,
la monarchie marocaine les a marginalisés au profit de gens
plus fiables pour elle, mais leurs affaires ont néanmoins
prospéré.
Prenons l’exemple de l’Association des musulmans de
Gironde (AMG), créée en 1985 par de jeunes exilés
marocains, sous les auspices fréristes de l’UOIF, elle-même
créée à Nancy en 1983 et ainsi baptisée en 1989. Parmi
eux, Tareq Oubrou, cofondateur de la mosquée de
Bordeaux, est issu de la rigoriste cité de Taroudant au sud
du Maroc, où le jeune islamiste, après l’échec de ses études
scientifiques à Bordeaux, se lance dans l’imamat, domaine
quasi vierge en France dans les années 1980. L’autodidacte
devient imam de Bordeaux au début des années 1990. C’est
le moment où le Qatar devient le bailleur mondial des
Frères, et où la tête de l’organisation mondiale, au Caire,
donne partout la priorité aux stratégies nationales. Oubrou
aménage ainsi sa mosquée au centre de Bordeaux.
Se présentant en « recteur » de Bordeaux, il en impose
avec sa coiffe blanche si particulière empruntée au grand
chérif Amin el-Husseini de Jérusalem, discrédité pour ses
amitiés nazies pendant la guerre. Il s’autoproclame
également « grand mufti » du Sud-Ouest, fonction
habituellement étatique, à l’égal du roi du Maroc. C’est ainsi
que Tareq Oubrou commence sa médiatisation à partir de
2002. Il fut ainsi consacré, par les médias généralistes, des
intellectuels catholiques, et les politiques français, imam
modèle et dûment décoré comme tel. En 2013, il reçut la
Légion d’honneur des mains d’Alain Juppé maire de
Bordeaux et faillit obtenir la construction d’une mosquée-
cathédrale dans sa ville.
Bordeaux a suscité d’autres vocations. Lhaj Thami Breze,
étudiant à Rabat puis à Bordeaux, fut le président durant
quatre mandats de l’UOIF (1992-2008). Il revendique en
2003 la phrase d’El Banna, « le Coran est notre
Constitution 6 ». En 2009, il devient président du Conseil
régional du culte musulman (cellule régionale du CFCM 7
créé par Nicolas Sarkozy) Centre/Île-de-France, une place
stratégique. Un troisième Frère musulman marocain, Fouad
Alaoui, docteur en neurosciences de Bordeaux, a créé dans
cette ville le premier syndicat d’étudiants musulmans
(1993). Il succède à Breze à la tête de l’UOIF sous Sarkozy,
dont il fut un homme-lige au sein du CFCM. Enfin, le
Mauritanien Mahmoud Doua, arrivé en France en 1990,
docteur en sciences politiques de Bordeaux et chargé de
cours en « affaires islamiques », est devenu, en 2004, imam
de Cenon, situé sur la rive droite de la Garonne. Il est
l’adjoint d’Oubrou et son alter ego médiatique.
Par leurs fonctions à la tête de l’UOIF puis du CFCM, par
leur place dans les médias et leur surface politique entre
Rabat, Bordeaux et Paris, ces Frères sont devenus les
notables de l’islam de France. Le Maroco-Lillois Amar Lasfar,
élu président de l’UOIF en 2013, complète l’équipe. La
confrérie ne jouissant pas d’une réputation des plus nobles,
ces Frères musulmans de France nient régulièrement y
appartenir. L’UOIF est pourtant officiellement affiliée à son
organisation européenne ; en outre, ses bailleurs de fonds
sont le Qatar, l’Azerbaïdjan, et la Turquie, et ses activités
religieuses comme ses parrains sont sans équivoque ; les
frères Ramadan par exemple sont proches de l’UOIF.
Pourtant, ils ne se lassent pas d’annoncer qu’ils ont changé.
Le recteur Oubrou s’est ainsi une nouvelle fois officiellement
désaffilié des Frères en 2018, alors que, deux ans
auparavant, il niait son appartenance à la confrérie ! Quand
en 2017, à quelques encablures de l’élection présidentielle,
l’UOIF a changé de nom pour devenir Musulmans de France,
elle a maintenu à sa tête l’homme de la continuité, Amar
Lasfar. Le nouveau nom visait à masquer ce lourd passif,
tout en préemptant la représentation de tous les
musulmans de France.
Pour les municipalités, la facilité est de négocier des
accords à l’amiable avec le (ou les) plus offrant(s). Les élus
ou candidats n’ont souvent ni les connaissances, ni les
réseaux, ni les connexions intellectuelles, religieuses,
policières ou internationales qui leur permettraient
d’apprécier sereinement la situation. De ce fait, ce sont les
médias ou des citoyens vigilants, voire des scandales, qui
font éclater ces marchés de dupes. À Nantes, Jean-Marc
Ayrault a pratiqué un clientélisme ayant abouti à la
construction de trois, et bientôt quatre, mosquées
nationales et communautaires distribuées entre les Frères,
le Maroc, et les Turcs, outre une mosquée salafiste en
banlieue de sa ville. Il est accusé, comme l’ancien maire de
Paris, d’avoir enfreint la loi sur le financement des cultes. À
Lille, Martine Aubry a essuyé de nombreuses critiques suite
au scandale des horaires de piscines, puis des polémiques
récurrentes sur le lycée Averroès, premier lycée islamique
français sous contrat avec l’Éducation nationale, aux mains
de l’UOIF et financé principalement par l’Arabie Saoudite et
le Qatar. À Bordeaux, Alain Juppé a annulé le projet de
Grande Mosquée quand il s’est avéré que les fonds sollicités
provenaient du Qatar et d’Azerbaïdjan. En Seine-Saint-
Denis, les élections municipales de 2014 ont montré à la
fois l’efficacité et la volatilité du vote communautaire.
Département où le vote musulman est très puissant
puisque, selon le préfet en 2015, 45 % de la population
légale est musulmane, ce bastion des gauches a perdu sept
municipalités au profit de candidats du centre ou de droite,
qui ont su séduire un vote hostile au mariage pour tous, si
vigoureux qu’il a fait basculer le département à droite avec
22 mairies sur 40. Il n’est pas exclu en outre que ces
relations de clientélisme soient soumises à de purs actes de
chantage. On songe ainsi à une commune d’Île-de-France
qui édifie une vaste mosquée, et dont il est de notoriété
publique au Maghreb que son maire est à la merci des
autorités locales pour ses frasques. En contradiction avec
les textes de loi, le maire d’une commune française est le
roi en son conseil. De tels dysfonctionnements de la
démocratie locale à la française se payent au prix fort.
Troisième partie

Le déni extérieur
et intérieur
1.
La guerre d’Algérie est-
elle vraiment finie ?

Notre inconscient collectif


algérien
La guerre d’Algérie s’est achevée en 1962. Elle a été
gagnée par le FLN. La République populaire algérienne est
née de cette guerre, et cet État, quels que soient sa
légitimité, ses qualités et ses défauts, existe, et dirige la
jeune nation algérienne. Cette guerre laissa dans son
sillage, tant en France qu’en Algérie, de profondes douleurs
et de sévères traumatismes : « La mémoire saigne »,
écrivait Benjamin Stora dans La Gangrène et l’Oubli au
début des années 1990.
Trente ans après l’indépendance, un nouveau conflit se
met en place en Algérie. Il a déchiré et consumé en silence
ce pays à partir de 1992. Pour la deuxième fois en quarante
ans, l’Algérie profonde est coupée du monde par la guerre,
une décennie durant, localement nommée la « décennie
noire ». Tous les observateurs s’accordent à dire que des
mécanismes et des enjeux sociaux, mémoriels, militaires,
familiaux et politiques de la guerre d’indépendance ont
rejoué durant la guerre civile.
Mais cette guerre n’est pas restée confinée à l’Algérie.
Elle est d’abord devenue le conflit fondateur et archétypal
de la lutte, en pays sunnite, entre un régime autoritaire et
une partie de sa population gagnée au djihadisme
révolutionnaire d’inspiration salafiste. Un peu plus de dix
ans après la révolution islamique d’Iran, le Moyen-Orient
sunnite était à la croisée des chemins. La résistance
afghane soutenue par la brigade arabe islamiste de Ben
Laden, l’Arabie Saoudite, la CIA et leurs alliés, venaient de
vaincre en 1989 l’Union soviétique. Tandis que le régime
baasiste, socialiste et « laïc » de Saddam Hussein, soutenu
par la France, les Occidentaux et les Saoudiens, avait
échoué à endiguer la révolution islamique iranienne et
chiite. Quel serait l’avenir du Moyen-Orient ? Nationaliste
arabe ou islamiste ? L’islam politique sunnite révolutionnaire
allait-il renverser et s’emparer des États arabes sunnites ?
Dès cette période, des politologues spécialistes de l’islam
politique concluent que l’islamisme, le mot valise à la mode,
a perdu la bataille face aux États arabes sunnites.
L’islamisme avait échoué 1.
Or pendant dix ans (1992-2001), la lointaine Algérie fut
un impitoyable round d’observation à huis clos. La France,
isolée, soutenait Alger dès 1993, comme elle avait soutenu
Bagdad. De leur côté, les États-Unis négociaient en secret
avec les dirigeants du FIS en exil afin de préparer leur
arrivée au pouvoir, pour ne pas rééditer le fiasco iranien. En
réalité, tout pouvait basculer jusque 1996-1997. Alors
seulement, la victoire de l’armée algérienne apparut
inéluctable dans un pays aussi exsangue que traumatisé,
qui devait subir encore plusieurs années de guerre.
Mais cette guerre civile algérienne fut aussi un conflit
franco-français. La guerre civile algérienne, qui mettait aux
prises de la manière la plus brutale et la plus sanglante «
éradicateurs » et « islamistes », trouva à Paris de nombreux
partisans. À Paris, on trouvait des adeptes et des défenseurs
de l’État algérien, du Parti communiste à la droite. Autour de
Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur de 1993 à 1995, on
rencontrait des soutiens déterminés de l’armée algérienne,
quand dans le même temps des islamistes étaient recrutés
en France dans l’immigration algérienne, et que dans des
milieux politisés plutôt très à gauche, surgissaient des
compagnons de route, des partisans sincères, revanchards
ou convaincus de l’islam révolutionnaire. Les adeptes du
compromis politique s’invitèrent dans le jeu, soutiens en
1994-1995 de l’initiative catholique de Sant’Edigio à Rome,
sans compter les militants pour la paix en Algérie et le
respect des droits de l’Homme. Pour d’autres enfin, peu
mécontents que l’Algérie semble périr par la guerre dont
elle était née, il fallait laisser faire.
De nombreux commentateurs, à partir de 1995,
instillèrent, en outre, le doute sur la réalité et les acteurs
véritables de cette guerre ; à cet égard on parlerait
aujourd’hui probablement de complotisme ou de fake news.
Le « qui tue qui en Algérie ? » désignait clairement
l’armée et les services de renseignement algériens comme
les fauteurs (et manipulateurs en chef) de cette guerre et
de ses tueries. Cette idée passa de la rumeur à la
campagne idéologique et éditoriale une fois la guerre civile
terminée. Le Maroc soutient discrètement cette campagne,
bien qu’elle se situe essentiellement très à gauche en
France, notamment dans Libération à l’initiative de la
journaliste José Garçon. On atteint le point culminant au
début des années 2000, quand il s’avéra, après l’élection de
Bouteflika en 1999, que c’était bien l’armée et l’État
algériens qui avaient gagné cette guerre et anéanti dans le
sang le projet de révolution islamique. À écouter ses
détracteurs et nombre d’auteurs, présentés comme des
témoins directs des massacres et de la machine de guerre
algérienne, l’armée algérienne et l’ancienne Sécurité
militaire (alias le DRS) auraient rejoué, contre leur peuple, la
scène fondatrice de la guerre d’indépendance, endossant
cette fois le rôle de l’armée coloniale. Un colonialisme
intérieur dénoncé par les islamistes du FIS pour justifier leur
cause et soulever le peuple contre le « Hizb Fransa », le
parti de la France.
 
L’importance des événements algériens de la « décennie
noire » et l’héritage de la guerre d’Algérie constituent un
ensemble de récits qui forgent une sorte de poupée gigogne
historique intéressant des millions de Français. Lorsque la
France est saisie par les attentats du 11 septembre 2001,
puis par les guerres d’Irak, les printemps arabes, la guerre
syrienne et les campagnes terroristes qui s’ensuivent, tout
cela se surimpose aux mémoires algériennes. L’Algérie a
été directement et indirectement, dans les années
cinquante, puis dans les années quatre-vingt-dix, le théâtre
de la conflictualité en pays arabe et de l’implication de la
France dans ces affaires.
En France, tout événement moyen-oriental est considéré
au prisme de la mémoire et des lunettes algériennes. Les
acteurs analysent fréquemment les dictatures militaires, la
place des minorités dans ces pays, le terrorisme,
l’islamisme, en fonction de leur connaissance et de leur
implication dans les événements algériens anciens ou
récents. À cela s’ajoute que près d’un musulman sur deux
vivant en France est d’origine algérienne, ce qui accentue
logiquement un tel biais. Dans tous les partis politiques, du
Rassemblement national au Parti communiste, la mémoire
algérienne et les fils ou filles biologiques ou spirituels
d’acteurs de la guerre d’Algérie sont légion.
La guerre d’Algérie ayant été à la fois la dernière grande
défaite politico-militaire de la France et la « dernière
catastrophe » de notre histoire, selon l’expression d’Henri
Rousso, les événements du temps présent sont souvent
interprétés au regard de ce précédent historique, comme ils
le sont sur d’autres sujets au regard des événements de
1939-1945. Edwy Plenel, dont la jeunesse passée à Alger fut
un moment fondateur, et qui fut directeur de la rédaction du
Monde de 1996 à 2005 qu’il peupla de ses amis politiques,
lance au début des années 2000 dans le journal du soir, en
symétrie avec l’État algérien, une vaste campagne sur la
torture de l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Il
s’agit de réactiver la guerre civile française des années
cinquante par une remise en mémoire de la « sale guerre »
de l’armée française. Le vieux général Paul Aussaresses se
prête avec forfanterie à l’exercice, avec l’appui du nouveau
président algérien, Abdelaziz Bouteflika, élu en 1999,
soucieux de remobiliser son opinion intérieure contre la
France après la tragédie de la décennie noire aux 200 000
morts. Or au même moment, en 2001, les éditions La
Découverte publient La Sale Guerre d’Habib Souaïdia, un
récit sujet à caution mais qui criminalise l’armée algérienne
pendant la guerre civile des années 1990. L’effet miroir
n’est pas fortuit, créant de virulentes controverses.
Dans les années 2000, ces brasiers ne sont jamais
éteints. L’historien Benjamin Stora, qui creuse le sillon de la
« Françalgérie », prend ses distances avec son éditeur
historique (La Découverte) au moment où celui-ci accueille
les accusateurs de l’armée algérienne et les héritiers
idéologiques du FIS vaincu. Une double filiation, à la fois
anticoloniale et hostile aux dictatures arabes proches de la
France et de l’Occident – soit tous les États du Nord de
l’Afrique pour les militants –, s’incarne dans le Parti des
indigènes de la République (PIR) créé en 2005, dans certains
journaux comme Le Monde diplomatique, mais aussi dans
l’islam révolutionnaire. Ce dernier est porté par des
journalistes et intellectuels français et arabes proches des
islamistes qui seront les futurs acteurs des printemps
arabes, à l’instar du président tunisien Moncef Marzouki, qui
est alors un exilé opposant résolu de Ben Ali. On y retrouve
aussi des intellectuels tiers-mondistes et anti-impérialistes,
inventeurs du concept d’islamophobie, les Frères
musulmans et les indigénistes qui se côtoient dans les
années 2000. Lorsque éclatent les printemps arabes en
2011, et que l’heure de l’islam politique, dans sa version
Frères musulmans désormais, semble sonner pour la
deuxième fois, cette machine idéologique est en ordre de
bataille.
Les illusions perdues de l’islam
colonial
Le souvenir de la longue domination coloniale n’a pas
laissé aux Français qu’un souvenir traumatique. Les
dirigeants de la France et l’armée française ont découvert
l’islam de l’époque, ses croyants et ses chefs, dans le cadre
du rapport colonial inégalitaire. La France coloniale les a
soumis et dominés. Comme au Maroc, elle s’est même
rêvée en protectrice et en réformatrice de l’islam. Ainsi les
Français sont-ils à la fois très ignorants et très confiants vis-
à-vis de l’islam, en raison de cette longue expérience
coloniale en pays d’islam, même s’il n’en reste que des
traces mémorielles 2. Cela leur donne l’illusion de la
connaissance. France et Royaume-Uni ont dominé l’essentiel
du monde musulman au XIXe siècle et dans la première
e
moitié du XX siècle, devenant de fait les deux plus grandes
puissances islamiques du monde durant un temps.
 
La transaction religieuse et la corruption des chefs
musulmans étaient des pratiques ordinaires que les
administrateurs coloniaux pratiquaient sans complexe 3.
Depuis Abdelkader, il a certes fallu combattre le djihad
défensif des musulmans lors de la phase de soumission
militaire ; mais ensuite, les transactions ont pris le dessus.
Certes les colonisateurs ont pris conscience en 1871
(révolte de Moqrani dans l’Est algérien) que l’islam était une
force de résistance susceptible de ruiner leur domination,
mais ils ont ensuite tout fait pour le neutraliser. Ainsi, durant
la guerre d’Algérie, dont on sait aujourd’hui qu’elle fut aussi
un djihad porté par la foi des croyants de l’islam ainsi que la
dénomination « moudjahidin » (les combattants du djihad)
le prouve, hommes politiques et officiers français n’ont
jamais pris conscience de cette réalité. Leur culture
politique laïque et leurs convictions idéologiques ont
empêché les Français de comprendre la dimension
islamique du combat du FLN, considéré comme une affaire
de communistes, de bandits (fellaghas) ou de terroristes.
Plusieurs officiers de cette guerre nous ont dit n’avoir jamais
envisagé cette dimension islamique pourtant capitale.
L’islam algérien et nord-africain avait certes été
cannibalisé par le colonisateur. Les confréries, qui ont animé
les trois premières grandes révoltes et soulèvements en
Algérie (Abdelkader 1832-1847, les Ouled Sidi Cheikh dans
les années 1860, et la révolte d’El Moqrani en 1871), ont fini
par être vaincues et corrompues. Cette force armée de
l’islam a été neutralisée par une savante politique de
division, de corruption et de gratification des chefs
confrériques et tribaux. À côté des grands colons, ces chefs
musulmans sont devenus les plus grands propriétaires
fonciers d’Algérie. Pour préserver leurs privilèges et
continuer à régner sur leurs ouailles, ils ont su calmer les
ardeurs de leurs adeptes.
Par ailleurs, les Français ont pris en main l’islam urbain.
Les imams et autres responsables des quelques centaines
de mosquées d’Algérie ont été pendant plus d’un siècle
formés et rémunérés par l’administration coloniale, qui se
garda bien d’appliquer la loi de 1905 dans les trois
départements algériens. Si bien que le gouvernement
général à Alger avait la haute main sur un islam
institutionnalisé, francophone voire francophile, désactivé
de son potentiel révolutionnaire et résistant. Cette
configuration s’est poursuivie durant la guerre d’Algérie, et
des centaines de collaborateurs algériens du culte
musulman ont été assassinés par les hommes du FLN.
L’héritage n’a d’ailleurs pas tout à fait disparu puisque les
hommes qui dirigent la Grande Mosquée de Paris sont les
héritiers de cette histoire, du moins aux yeux de nos
autorités.
Deux autres forces de l’islam ont été canalisées par la
France coloniale. La première est le pouvoir du sultan : celui
d’Istanbul a été constamment sur la défensive au XIXe siècle
face aux puissances impérialistes. Puis à l’issue de la
Première Guerre mondiale, son pouvoir et l’Empire ottoman
ont été détruits. Le califat oriental a disparu en 1924. Quant
au califat marocain, la France l’a affaibli au cours du XIXe
siècle par le truchement de l’endettement, au point qu’en
1912, c’est un sultan ruiné et sans armée qui signe le traité
de protectorat avec la France. L’armée coloniale a mis trois
décennies à conquérir le Maroc, combattant les 350 tribus
marocaines au nom du sultan, ce qui a poussé ce pouvoir
califal et chérifien dans les bras de la France, en dépit des
vicissitudes historiques. Cette alliance séculaire a traversé
la décolonisation et n’a cessé de produire ses effets, au
point que les autorités françaises ont oublié que l’État
marocain avait une politique islamique et des intérêts
propres.
L’autre force que les Français ont canalisée dans l’Algérie
coloniale est l’Association des oulémas musulmans d’Algérie
(AOMA), créée en 1931. Ce parti réformiste dit de l’islah est
en réalité l’émanation locale du salafisme, ce mouvement
de rénovation de l’islam né au Caire à la fin du XIXe siècle.
Cette réforme idéologique s’est diffusée au Maghreb au
début du XXe siècle, prenant le contrôle des universités de
théologie islamique à Tunis et à Fès, alors sous le contrôle
de l’autorité coloniale française, puis elle a gagné l’Algérie.
Ce mouvement aspire au retour aux origines de l’islam : le
salafisme prend source dans l’islam des « salaf », les
compagnons du prophète Mahomet, les premiers
musulmans. Il s’est heurté aux formes de l’islam dominé par
les colonisateurs : le confrérisme, l’islam des mosquées, et
le pouvoir califal. Mais les autorités coloniales sont passées
à côté de la dangerosité du salafisme, qu’elles percevaient
comme un antidote au confrérisme (l’islam soufi), alors
perçu comme la menace principale.
Les lois sur l’indigénat et le contrôle policier interdisaient
toute liberté intellectuelle et politique aux musulmans, mais
l’administration coloniale a favorisé la diffusion du
réformisme islamique. Des centaines d’écoles réformées, à
l’insu du pouvoir colonial, sont devenues des pouponnières
de combattants contre l’Algérie française. Ces chefs
réformistes cachaient leur jeu, faisant assaut de loyalisme
envers la France réclamant même en 1947 l’application de
la loi de 1905 en Algérie pour reprendre en main les
mosquées officielles. Ce n’est qu’en 1956 que l’AOMA
rejoint le FLN, lui offrant son assise religieuse et idéologique
quand l’État algérien est fondé en 1962.
 
Les autorités coloniales n’ont jamais perçu le danger
qu’elles ont couvé en leur sein. Jusqu’en 1962, elles se sont
bercées d’illusions, croyant que l’islam était une religion
contrôlable, opportuniste et neutralisée. Les officiers
français qui croyaient combattre une insurrection
communiste soutenue par les pays de l’Est avaient
excessivement transposé leur guerre du Vietnam. C’est sur
ces idées simples et ce passé ambigu que les autorités
françaises sont demeurées jusqu’à présent dans leur
connaissance de l’islam. C’est pourquoi elles n’ont pas
compris la guerre impitoyable livrée pendant des décennies
par le pouvoir égyptien aux Frères musulmans. C’est
pourquoi elles n’ont perçu que très tardivement le danger
de la révolution islamique qui, en dix ans, a tué quatre fois
plus d’opposants iraniens que la police politique du shah.
Elles ont assisté, ébahies, à l’explosion de violence en
Algérie, qui fait plonger en 1992 le pays dans la guerre
civile. Il faut attendre les attentats commis en France en
1995 par des islamo-djihadistes algériens pour que le
danger commence d’être perçu au-delà des réseaux Pasqua.
Mais immédiatement, certains groupes militants ont accusé
le pouvoir algérien d’en être le réel commanditaire.
En définitive, les autorités françaises n’ont pas pris
conscience que l’islam de l’Algérie coloniale avait disparu,
ou du moins qu’il est très affaibli face aux autres forces,
notamment l’« islam mondialisé » dont parle Olivier Roy, et
l’islam rigoriste de revanche des Frères musulmans,
précocement analysé par Olivier Carré et Gilles Kepel.
Plusieurs internationales ont pris en main les réseaux
fondamentalistes au niveau mondial. D’abord l’organisation
mondiale pyramidale des Frères musulmans, qui avait son
siège au Caire jusqu’à la chute de Mohamed Morsi en 2013,
aujourd’hui relayée par Istanbul et l’AKP sous la coupe du
président Erdogan, par le Qatar qui héberge et finance les
grands idéologues des Frères, et par la confrérie en Europe,
très vigoureuse en Allemagne grâce au soutien turc, en
France et en Angleterre. Ensuite la Ligue islamique
mondiale, sous la coupe de l’Arabie Saoudite, qui porte les
organisations salafistes, au moins jusqu’à l’avènement de
Mohammed Ben Salmane en 2017. Enfin les réseaux chiites
d’exportation de la révolution pilotés par la République
islamique d’Iran 4.
Depuis les années 1970, partout dans le monde
musulman ont été édifiées des centaines de milliers de
mosquées, souvent ex nihilo, financées par les pétrodollars
du Golfe ou de Turquie, au service du salafisme. Des
centaines de millions de vidéos, de livres et de disques ont
été distribués, gratuitement dans le monde entier, pour
accompagner cette islamisation rigoriste. Elle a été
amplifiée d’une part par les milliers d’imams conservateurs
formés à la va-vite dans les médersas du Proche-Orient, et
d’autre part par les chaînes de télévision islamiques
internationales financées par les Saoudiens, les Qataris et
les Iraniens. Lorsque les États occidentaux et surtout les
États musulmans ont pris conscience de cette situation, il
était souvent trop tard pour interrompre voire contenir
l’incendie idéologique.

L’islam en France : une bataille


d’influences
Suite à la vague d’attentats perpétrés en France et en
Europe par l’État islamique à partir de 2015, les autorités se
sont intéressées à l’islam de France. Le Premier ministre
Manuel Valls a même proposé d’en finir avec le financement
et les imams étrangers dans les mosquées de France, vaste
programme… En effet, la part d’argent étranger pour les
mosquées est estimée de 20 à 30 % pour sa partie officielle,
selon Bernard Godard, ancien spécialiste de l’islam et fin
connaisseur du Maroc au ministère de l’Intérieur. La
nationalité des imams est à 80 % étrangère, très peu
d’imams étant nés et formés en France. La Turquie forme et
finance intégralement ses imams. Quant à la langue de
prédication dans les mosquées, même si elle est parfois
bilingue du fait que les jeunes musulmans sont
francophones à plus de 80 %, ils sont prononcés en majorité
en arabe, une obligation chez les malékites, majoritaires
dans l’immigration maghrébine.
Connexions et affiliations nationales des différentes
communautés islamiques ont été passées à la loupe par
l’Intérieur au titre du ministère des Cultes 5. Le produit de
ces enquêtes fut une découverte pour les responsables
politiques concernés. À vrai dire, la France a pris l’habitude
de partager la responsabilité des affaires islamiques avec
les États du Maghreb, et plus généralement avec ses alliés
arabo-berbères et méditerranéens. De 1962 à la guerre
civile algérienne, l’Algérie a exercé l’essentiel de la
surveillance et du suivi du culte musulman en France,
centrée autour de la Grande Mosquée de Paris, elle-même
confiée à de vieilles familles issues de l’Algérie coloniale. Le
recteur Dalil Boubakeur, fils de l’imam Hamza, précédent
imam de la Grande Mosquée de Paris, est le descendant des
saints des Ouled Sidi Cheikh, ralliés à la France depuis la fin
de leur révolte armée dans les années 1880. Puis, du fait de
l’extrême difficulté de l’État algérien à maîtriser ses
islamistes, la France a accordé des responsabilités
croissantes au Maroc devenu à son tour le plus grand
pourvoyeur d’imams et de fonds de l’islam en France. C’est
ce qu’on appelle à Paris l’islam consulaire, dont les origines
sont clairement coloniales. L’Algérie verse ainsi plus de 2
millions d’euros par an à la Grande Mosquée de Paris, et
finance en permanence à grands frais plusieurs centaines
d’imams en France à titre temporaire (pour 3 ou 4 ans) ou
provisoire (ramadan).
Pour l’État algérien, il s’agissait moins d’un partenariat
avec la France que d’une volonté clairement établie de
surveiller ses ouailles dans l’immigration algérienne.
Jusqu’au regroupement familial de la fin des années 1970,
l’immigration des travailleurs masculins était d’ailleurs
perçue par tous les acteurs comme temporaire, et la
surveillance des Algériens et des premiers lieux de culte
(100 en 1970) était très politique. L’Amicale des Algériens
de France était le bras armé du FLN et de la Sécurité
militaire pour cette surveillance. Puis, au tournant des
années 1980, les choses ont changé avec l’immigration
familiale avant que l’Algérie n’entre en crise au milieu de
cette décennie. Le contrôle étatique algérien s’est
fortement affaibli, surtout après les émeutes d’octobre 1988
à Alger et la libéralisation du régime.
C’est dans cet intermède que l’islamisme a pris pied en
France. Sous la poussée migratoire estudiantine marocaine
et tunisienne des années 1970 et 1980, des étudiants ont
multiplié des espaces de prière autonomes. Parmi eux, des
étudiants marxistes et islamistes marocains, opposés à
Hassan II, ont profité de la liberté politique et religieuse en
France pour construire des espaces de radicalité comme
l’UNEM (Union nationale des étudiants marocains), qui était
alors marxiste avant de verser dans les années 1990 dans
l’islamisme. Les bailleurs de fonds saoudiens des Frères
musulmans jusqu’à la guerre du Golfe en 1990, saisissent
l’opportunité pour implanter la confrérie en France. Elle
émerge ainsi en 1983 avec la naissance de l’UOIF en
Lorraine et va s’étendre très rapidement aux autres grandes
villes de France.
Les musulmans de France et leurs divers islams sont
ainsi pris en étau entre deux hégémonies. La première est
celle des États étrangers, qui entendent dicter leur islam et
soumettre à leurs normes les musulmans de France pour
mieux les surveiller. Du fait de la transmission héréditaire de
l’islam par le père, ces États considèrent de jure leurs
descendants comme leurs ressortissants. L’Algérie tient une
comptabilité très précise de ses cinq millions de
ressortissants en France, selon ses chiffres internes donnés
depuis 2010. Et cela est encore plus net dans le cas du
Maroc, puisque cette « filiation » repose sur l’allégeance
personnelle au commandeur des croyants et calife (le roi du
Maroc), dont nul ne saurait s’abstraire en droit religieux.
Mais d’autres États (Arabie Saoudite, Qatar, Iran et encore
Turquie), qui sont les grands prosélytes mondiaux de l’islam
politique, veulent aussi influencer la plus grande
communauté islamique d’Europe qu’est celle de France. La
liberté d’agir n’est pas aussi grande qu’en Belgique où, à
l’inverse de la France, on n’avait pas donné carte blanche
aux États du Maghreb pour la régulation religieuse de leurs
émigrés, laissant la porte grande ouverte aux wahhabites
du Golfe ou aux Iraniens.
En 2019, dans un nouveau livre-enquête, Qatar papers 6,
Chesnot et Malbrunot établissent par des faits et des
documents comptables ce que les spécialistes constatent
depuis des décennies : l’ingérence proactive du Qatar au
profit des Frères musulmans européens et de leur
nébuleuse. La fondation Qatar Charity (désormais Nectar
Trust) – dont l’Élysée feint de croire qu’elle n’est pas liée à
l’État du Qatar – est l’outil du prosélytisme islamique de la
famille El Thani en France et en Europe. Or les documents
recueillis prouvent que la fondation a versé, à la date de
2014, 71 millions d’euros à plus de 130 projets de
mosquées et centres islamiques dits « culturels », dont
toutes les grandes mosquées des Frères en France. La
contribution s’ajoute à l’aide directe aux écoles et lycées
privés (programme El Guess), aux centres de formation
d’imams fréristes, et à d’autres personnalités ou
manifestations. 14 millions d’euros sont ainsi donnés à la
mosquée Nour de Mulhouse pour créer un environnement
culturel et sportif intégré, afin que les musulmans
échappent aux activités municipales. En outre, le principal
agent d’influence et prédicateur des Frères musulmans en
Europe, Tariq Ramadan, touchait du Qatar un salaire de 35
000 euros par mois. D’autres organismes financés par le
Qatar payent en partie sa défense judiciaire actuelle, soit 19
000 euros, venant de la Ligue des musulmans de Suisse,
l’annexe locale des Frères. Cette ingérence, loin d’être
dénoncée par les hommes politiques européens, vaut des
remerciements au Qatar, puisque nos élus y voient le
moyen à bon compte de satisfaire leurs électeurs.
Or, les États ne sont qu’un acteur parmi d’autres d’une
ingérence protéiforme, car s’y ajoute un ensemble de
structures fondamentalistes, salafistes ou fréristes,
paraétatiques ou privées, qui exercent une influence
internationale notable. La plus connue est l’Union des
organisations islamiques en Europe (UOIE), maison-mère de
l’UOIF (alias Musulmans de France) et de ses filiales telles
que le Collectif contre l’islamophobie en France. Il faut
également compter sur le rôle des confréries religieuses
islamiques, comme la Tijaniya (basée au Maroc et en
Algérie), la Naqshbandiya (basée en Turquie et en Syrie), la
Mouridiya (basée au Sénégal), la Alaouia (basée en Algérie),
la Qadiriya (basée notamment au Maroc), la Boutchichiya
(basée au Maroc). Toutes ont leur siège et leurs cheikhs à
l’étranger. Même si leur influence est souvent présentée
comme spirituelle et modératrice, elles ne sont pas
exemptes d’interventionnisme ni de sectarisme religieux.
Les télévisions et les sites internet islamistes basés par
centaines au Moyen-Orient jouent aussi leur rôle, en
inondant de leur apologétique aux accents guerriers les
musulmans d’Europe dans les langues vernaculaires les plus
variées. Enfin, les organisations islamiques internationales,
comme l’Organisation de la coopération islamique ou la
Grande Mosquée du Caire, participent activement du débat
et de l’influence.
 
Lorsque le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy crée le
Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003, il
entend moins remédier à ces maux qu’il ne veut doter les
pouvoirs publics français d’un interlocuteur collectif pour le
culte islamique. De fait, cette réorganisation administrative
a peu d’impact sur l’islam consulaire et n’entrave en rien les
ingérences des États ou des organisations islamiques
prosélytes qui utilisent le CFCM à leur profit pour influencer
l’islam de France. Sans le vouloir, le ministère de l’Intérieur
a aggravé cette situation en 2008 en établissant que les
élus du CFCM correspondraient désormais au nombre de
mètres carrés de mosquées contrôlés par tel ou tel groupe.
L’incitation à construire des milliers de mètres carrés de
mosquées qui en résulte a créé une compétition
internationale entre bailleurs. Par exemple, le roi du Maroc,
en pleine crise économique dans son pays, verse 787 000
euros au chantier de la Grande Mosquée de Blois en mai
2012 quand la même année était inaugurée la Grande
Mosquée de Strasbourg (en attendant la Très Grande). Le
Maroc a contribué à hauteur de quatre millions d’euros sur
douze pour cette seule mosquée. Certes, l’association
marocaine du Rassemblement des musulmans de France
(RMF, fortement soutenu par l’achat de voix en sous-main
par le Maroc) l’a emporté en 2008, avec 20 sièges sur 41 au
CFCM. Il en résulte alors le boycott des élections par la
Grande Mosquée de Paris, qui représente l’islam algérien,
ainsi le Marocain Mohammed Moussaoui, agréé par Rabat,
a-t-il été élu à cette date président du CFCM. En 2012
encore, le RMF récolte 25 voix sur 44. Mais il faut maintenir
cette avance à long terme, ce qui suppose de nouvelles
constructions, avec le soutien des amis du Maroc comme
l’Arabie Saoudite et les Émirats.
L’UOIF en revanche contrôle trop peu de mètres carrés
(250 associations, dont une trentaine de « grandes »
mosquées pour remporter les élections du CFCM. C’est
pourquoi elle boycotte les scrutins de 2011 et 2013. La
construction de très grandes mosquées est bien perçue
comme une condition sine qua non pour peser au CFCM. Les
imams de Bordeaux ont ainsi persuadé leurs interlocuteurs
(mairie, département, évêché, presse locale) qu’ils ne sont
plus Frères musulmans pour favoriser la construction d’une
Grande Mosquée. Mais lorsqu’il s’avèra que le Qatar et
l’Azerbaïdjan, pays promoteurs de l’idéologie frériste,
étaient les premiers contributeurs de la Grande Mosquée de
Bordeaux, dite « Centre cultuel et culturel musulman »,
Alain Juppé dut renoncer au projet en 2016. L’objectif dit du
« centre culturel » était d’obtenir des fonds publics 7 et 12
000 m2 convertibles en voix…
Mais bien d’autres projets ont abouti ou sont en passe de
le faire, notamment en Alsace avec le soutien des Turcs.
Cette dynamique a permis aux Frères dans leur obédience
turque de revenir à la tête du CFCM en juillet 2017, en
partenariat avec la Grande Mosquée de Paris. Ainsi de 2017
à 2021, une présidence tournante est successivement
offerte à l’ingénieur franco-turc Ahmet Ogras, qui fut un
militant politique proche d’Erdogan, puis au médecin franco-
algérien Dalil Boubakeur (1er juillet 2019-30 juin 2021).
Celui-ci est le recteur de l’Institut musulman de la Grande
Mosquée de Paris depuis 1992, et il a déjà présidé le CFCM
de 2003 à 2008, puis de 2013 à 2015.
2.
Zones de turbulence
intérieures

Le prélude : l’affaire Merah


Comment qualifier autrement qu’un acte de guerre,
l’assassinat, par un commando, de militaires d’active à
quatre jours d’intervalle ? Lorsque des médias annoncent,
de manière discrète eu égard aux événements, que des
militaires français ont été tués ou grièvement blessés à
deux reprises à Toulouse et Montauban, les 11 et 15 mars
2012 en plein après-midi, toute personne attentive songe à
des actes de guerre. Mais en France, on ne commente pas
les « faits divers », auxquels sont assignés presque tous les
actes de délinquance et crimes de sang quotidiens. Seuls de
rares cas emblématiques sont médiatisés pour les besoins
de la machine à infos ou pour cause d’émotion populaire. En
mars 2012, les autorités, plongées dans la campagne
présidentielle, tentent d’étouffer cette nouvelle qui les
tétanise. Dans les médias, des rumeurs évoquent la piste de
l’extrême droite, puisque les militaires seraient «
musulmans ».
Lorsque, le 19 mars 2012 à 8 heures du matin, un
homme casqué pénètre dans une école juive de Toulouse, et
abat à l’arme de guerre quatre personnes, un père et ses
deux enfants, et une petite fille de huit ans tuée à bout
portant d’une balle dans la tête, il n’est plus possible
d’étouffer l’affaire. Pendant quelques heures encore, on
feint de s’interroger sur l’origine des coupables. Mais
comme ceux qui l’ont précédé, ce 17e attentat antisémite ou
anti-israélien perpétré en France depuis 1978 est lié au
Proche-Orient. Quinze personnes ont été tuées à cette date
en France parce que juives ou israéliennes.
Après sept morts en huit jours, dont cette tuerie
perpétrée le jour des cinquante ans du cessez-le-feu en
Algérie, la campagne présidentielle s’interrompt. Mohamed
Merah est identifié, traqué, et abattu lors de l’assaut de son
appartement à Toulouse le 22 mars 2012. La France l’ignore
mais elle vient d’entrer dans une nouvelle époque tragique
de son histoire. L’événement frappe le pays un an après la
grande joie mêlée de stupeur qui avait accompagné les «
printemps arabes », et quatre mois après le début de la
guerre civile en Syrie.
Pour la classe dirigeante française, l’événement est
catastrophique, car, au-delà de la tragédie, il risque de
peser sur le scrutin présidentiel, voire de déstabiliser la
société. C’est pourquoi les autorités colmatent les brèches :
le patron de la DCRI (ex-DST), très proche du président
Sarkozy, Bernard Squarcini, déclare le 23 mars au Monde à
propos de Merah : « Il s’est autoradicalisé tout seul, en
prison, en lisant le Coran. C’est un acte volontaire,
spontané, isolé […] il n’y a aucune appartenance à un
réseau. » […] Son passage à l’acte « relève davantage d’un
problème médical et de fanatisme que d’un simple parcours
djihadiste ». L’enquête révèlera que cette déclaration était
fausse de bout en bout 1.
Pendant des années, ce qui vient de se jouer avec Merah
allait se répéter à l’occasion des plus de soixante-dix
tentatives d’attentats ou attentats, y compris les plus
meurtriers de la séquence 2015-2018. Les pouvoirs publics,
la classe politique, la presse, des intellectuels, les milieux
religieux (catholiques, protestants, musulmans et même
juifs), et bien sûr les milieux islamistes, tentent
d’euphémiser et de dépolitiser les acteurs et leurs actes.
Les arguments sociaux, médicaux, psychiatriques,
familiaux, contextuels sont préférés aux arguments
politiques, idéologiques, religieux et internationaux. Le
malade est préféré au militant, le déviant au croyant. Tout
est déjà dans l’affaire Merah.
 
L’élection présidentielle passée, journalistes, juges,
policiers et responsables politiques évoquent un « loup pas
si solitaire 2 », ce que confirme en septembre le ministre de
l’Intérieur Manuel Valls, qui dément la thèse officielle. La
biographie du jeune Mohamed Merah, mort à 23 ans, révèle
l’ampleur des carences de l’État, et l’impunité totale dans
laquelle vit une partie de la jeunesse délinquante de
banlieue en France, quand bien même constamment au
contact des services publics, même quand on est fiché S
pour terrorisme.
Les activités identifiées du jeune Mohamed Merah lui ont
valu 14 condamnations au tribunal des mineurs, et 21 mois
de peine de prison (dont 18 effectués), soit 18 motifs de
condamnation. C’est un « petit » délinquant : trafic de
drogue, go-fast (convoi de haschisch) entre l’Espagne et la
France, trafic de voitures, vol de véhicules et car-jacking,
braquage, insultes, agressions, vols divers, agressions de sa
mère, d’une assistante sociale, de jeunes filles, de son frère,
d’éducatrices, menaces de mort, course-poursuite blessant
deux gendarmes, rodéos dans son quartier des Izards.
Après sa radicalisation en prison commence sa deuxième
vie d’apprenti terroriste. Selon le juge Marc Trévidic, cette
activité est beaucoup plus discrète avec une volonté de
tromper l’ennemi, en jouant au touriste plutôt qu’au
terroriste, en vertu du principe de takia, la dissimulation
religieuse pour tromper les incroyants. Pourtant, les
activités de Merah sont si visibles qu’il est fiché S dès 2008.
Il est tour à tour signalé par les services algérien, américain
(la CIA l’interdit de territoire), syrien, irakien, israélien,
pakistanais, égyptien… Merah est en relations
téléphoniques avec plus de vingt pays dans le monde, il
effectue des séjours en Algérie en 2010, puis trois grands
périples au Moyen-Orient : Syrie et Égypte (pays où il
séjourne quatre fois), Afghanistan, Pakistan, où il se rend
dans les zones de guerre contre les talibans, et dans une
mosquée salafiste d’Islamabad. Il y suit des cours de
religion, rencontre des imams salafistes. Mais l’essentiel de
sa « formation » s’est déroulée en France : prison et cours
du soir coranique avec la phase de conversion et la passion
pour les vidéos criminelles de Daesh regardées en commun
avec ses coreligionnaires. Il se fait photographier devant un
Coran, couteau de boucher à la main. Il se lie au djihadiste
tunisien Sabri Essid qui est le fils du nouveau conjoint de sa
mère, et entre ainsi en relation avec les recruteurs de la
filière irakienne des années 2000, à savoir les frères Clain et
l’émir Corel installé dans le Sud de la France. Merah
contracte alors un mariage religieux illégal en France puis se
met à acheter des armes de guerre et des munitions. Il
transfère des fonds sur son compte. Tout cela se déroule
alors que son frère est un salafiste notoire, que sa famille
islamiste est connue, des violences interfamiliales ayant
conduit un des frères à poignarder son aîné pour avoir
fréquenté une femme réputée juive. Leur père a fait de la
prison pour trafic de drogue et subornation de témoin avant
de devenir clandestin.
Mohamed Merah a passé sa vie au contact des
administrations françaises : il a fréquenté de nombreuses
écoles, des services sociaux, des éducateurs, cinq foyers de
placement, le tribunal, des avocats, des juges, la prison, les
services de police et de renseignement. Qu’il s’agisse du
renseignement intérieur (DCRI) ou extérieur (DGSE), tous
ont reçu des signalements le concernant depuis des
services étrangers. La théorie du loup solitaire masque
l’ampleur de la faillite des services de l’État, et d’une
machinerie administrative si tentaculaire qu’elle en devient
impotente : tout le monde fait son travail, mais personne ne
semble se coordonner ni réfléchir collectivement. Entre
désintérêt des responsables, qui « gèrent » le tout-venant
sans regarder les individus, et le débordement provoqué par
l’ampleur de la délinquance et de la détresse sociale,
auxquels s’ajoute l’ignorance des phénomènes religieux et
de politique internationale, une immense chaîne de
responsabilités non assumées conduit à la tragédie de mars
2012.
Pour autant, l’État n’est pas responsable de la dérive
idéologique qui conduit un jeune homme à de telles
extrémités criminelles. Celle-ci a une autre histoire et une
autre généalogie, ainsi que l’a révélé le procès du frère aîné
Abdelkader Merah en 2017, très éclairant sur
l’antisémitisme viscéral inoculé en milieu familial,
qu’aucune école n’était en mesure de combattre.
Face aux premières révélations, Nabil Ennasri, président
du Collectif des musulmans de France, d’obédience Frères
musulmans, publie fin mars 2012 sur un site
communautaire un article sur l’affaire Merah. Il relève une
accumulation de « zones d’ombres » et questionne le «
discours officiel » de l’État. Le complot affleure : Merah
n’est-il pas le coupable idéal, fabriqué de toutes pièces,
quand bien même a-t-il filmé ses crimes et s’en est vanté
pendant qu’il était encerclé par le Raid ? Dans la pensée
islamo-complotiste, comme à propos du 11 septembre,
l’incapacité des services de renseignement occidentaux à
anticiper les passages à l’acte devient la preuve de leur
complicité. Pour Marwan Muhammad, autre figure des Frères
musulmans qui a présidé le CCIF, la classe politique a
surréagi en arrêtant la campagne présidentielle, il faut
passer à autre chose. L’ignominie qui consiste à assassiner
des enfants dans leur école, inconnue en France, est en
effet gênante dans la stratégie huilée de l’islam politique
qui l’a rendue possible. « Ni le soleil ni la mort ne se
regardent en face », écrit La Rochefoucauld. Mais Toulouse
n’était qu’un prélude.
Radicalisation :
loups solitaires versus islam
armé
Bien que fortement abattu par les scènes de carnages
qu’il a dû visiter à Charlie Hebdo, puis au Bataclan en
novembre 2015, où gisent le jour des attentats des
centaines de corps tués, mutilés et blessés, le président
Hollande n’est pas parvenu à incriminer l’idéologie mortifère
et les groupes responsables de ces crimes, quand bien
même ceux-ci les revendiquent et en font des outils de
propagande. Le président ne prononce pas le mot « État
islamique », au point d’euphémiser Daesh (Daoulat islamiya
fi-l-Irak ou-al-Cham, État islamique en Irak et au Levant) en
Dash, comme l’innocente marque de lessive des années
1970. Le Premier ministre Manuel Valls est le premier à
nommer l’ennemi ayant déclaré cette guerre, quand il
évoque l’acte du 14 juillet 2016 à Nice, qui serait de «
nature islamiste ». L’Obs tente encore le 18 juillet de
temporiser : « “Terroriste islamiste” à Nice : le
gouvernement a-t-il parlé trop vite ? », titre le magazine. Un
an et demi après Charlie, la réalité s’imposait pourtant.
Daesh avait en effet annoncé la couleur dans les
nombreux messages adressés à ses émules. En septembre
2014, l’État islamique appelle à tuer « de n’importe quelle
manière » (pierre, couteau, voiture, étranglement, etc.) les «
incroyants », et « en particulier les méchants et sales
Français ». Il s’ensuit pendant des années une série
d’attentats collectifs et individuels, ratés ou réussis,
militairement préparés ou improvisés par des amateurs,
dont les plus saillants ont stupéfait le monde. L’attentat du
14 juillet 2016 sur la promenade des Anglais ne laissait
guère de doute quant à ses objectifs et à sa symbolique.
L’analyse à chaud de ces faits de « guerre », terme
prononcé par François Hollande au lendemain du Bataclan, a
été poussée dans cinq directions dominantes : la théorie du
loup solitaire encore utilisée à Nice avant d’être invalidée,
bientôt permutée en « radicalisation » ; la folie et la maladie
mentale ; le nihilisme suicidaire ; la sanction des « crimes »
commis par la France et l’Occident (la colonisation, la
Palestine, les guerres en Irak et en Syrie) ; le produit du
salafisme né au Moyen-Orient.
 
Éclate alors une virulente polémique interprétative, dont
les intellectuels et les politiques français sont coutumiers.
D’autres voix se sont certes fait entendre, comme celle des
praticiens de l’antiterrorisme travaillant depuis des
décennies sur le terrorisme islamique au Liban, en Israël, en
Algérie et en Irak, mais deux interprétations principales ont
été retenues quand la théorie du loup solitaire devint
intenable.
Pour Olivier Roy, ce terrorisme exprimerait l’«
islamisation de la radicalité », ce qui semble accorder peu
de crédit au fait, à la pensée et à l’idéologie islamistes bien
qu’il en ait dressé la « généalogie » dans un livre de 1995.
Pour Roy, ces crimes seraient le produit d’une idéologie
nihiliste. « Ils sont plus nihilistes qu’utopistes […]. Ils ne
représentent jamais une tradition qui se révolterait contre
l’occidentalisation. Ils sont occidentalisés, ils parlent mieux
le français que leurs parents. » La démonstration est
évidemment un peu courte concernant les milliers de
Bosniaques, Tunisiens, Saoudiens ou Tchétchènes ayant
rejoint Daesh, à moins d’estimer qu’il existe une voie
spécifique occidentale très éloignée des motifs
d’engagement des autres djihadistes. La matrice moyen-
orientale du djihadisme serait dès lors un sous-produit de
l’Occident ? François Burgat s’accorde au moins sur ce
dernier point.
Mais pour cet islamologue proche des Frères
musulmans 3, Olivier Roy pèche par insuffisance : « Si la
thèse de l’“islamisation de la radicalité” peut séduire, le
diagnostic de pathologies, sociale ou mentale, tout comme
la vieille et opaque accusation de “nihilisme” […], pour
expliquer l’origine de la radicalité de “nos” djihadistes
posent à mes yeux bien plus de problèmes qu’ils n’en
résolvent. » Pour Burgat, le djihadisme est une « contre-
violence » en réponse à celle des Occidentaux, en quoi il
serait politique et non nihiliste. Comme chez Edwy Plenel, la
recherche des causes mène aux victimes : « Je ne m’en
prends pas aux Occidentaux, je m’en prends aux dominants.
Quand un individu sent qu’il ne peut pas devenir un Français
à part entière, il devient un individu (entièrement) à part. Ce
qui est intéressant ce n’est pas de réformer l’islam, de
couper une sourate ici ou là… on doit retrouver notre part
de responsabilité qui est essentielle 4. » Pour Burgat, cette «
contre-violence » répond à la prétention universaliste de
l’Occident, à l’histoire coloniale et post-coloniale, et aux
guerres arabes conjointement menées par l’Occident et ses
alliés. L’Occident démiurge produit l’Histoire et sécrète sa
contre-histoire, démonstration qui nous fut déjà assénée par
les théories complotistes lors des printemps arabes de
2011.
Seconde interprétation : pour Gilles Kepel en revanche, il
est stupide de considérer que les djihadistes n’ont rien à
voir avec le salafisme. Il décrit d’ailleurs une généalogie du
djihadisme français, avatar de l’histoire mondiale de cette
idéologie, dont il a cerné trois âges : le terrorisme émanant
du djihadisme algérien des années 1990 ; celui de
l’organisation pyramidale d’al-Qaïda chapeautée depuis
l’Afghanistan dans les années 2000 ; et le djihadisme
réticulaire théorisé par al-Souri dans les années 2010.
Revendiquant son travail ancien sur la littérature djihadiste
arabe, Gilles Kepel dénonce : « Tout le monde a l’impression
de comprendre sans y avoir travaillé. Or, personne ne se
rend en Syrie uniquement par le biais d’Internet. Cela passe
par un réseau de pairs, par la progression du salafisme
comme modèle de rupture en valeurs et culturelle. La
porosité entre salafisme et djihadisme demeure grande,
même si les salafistes affirment ne pas être violents 5. » Au
fil des années, les yeux se dessillent en effet sur la nature
de cette idéologie de rupture culturelle absolue et ses
conséquences, bien éloignée d’un quiétisme bouddhiste à la
mode occidentale.
Pour Gilles Kepel, l’efficacité et la puissance symbolique
du djihadisme renvoient à la longue histoire de l’islam
politique. L’idéologie wahhabite ne s’est-elle pas structurée
au XVIIIe siècle en Arabie islamique, avant que l’Europe ne
pose un pied en terre d’islam ? Les salafistes, qui en sont les
héritiers, s’adonnent à une lecture littérale de la geste
coranique, faite de conquêtes glorieuses et de soumission
e
des Infidèles. Sur ce corps se sont greffées, au XX siècle en
situation coloniale, des idéologies importées, le léninisme
révolutionnaire et le nationalisme. Toutefois, la diffusion du
wahhabo-salafisme n’a été possible que par la destruction
du califat en 1924 qui, depuis des siècles, monopolisait
l’interprétation de l’islam, délégitimant toute dissidence
religieuse ou doctrinale alternative à l’orthodoxie sunnite
rationalisée et maîtrisée. Ainsi s’est répandue la « maladie
de l’islam » pour reprendre le titre de l’ouvrage
d’Abdelwahab Meddeb.
Le djihadisme international est une réalité quarantenaire
née en Afghanistan. En Syrie, la révolution, al-Nosra puis
Daesh ont attiré des volontaires d’une centaine de pays, et
des groupes combattants nationaux : Jaych al-Mouhajirine
wal-Ansar (l’Armée des compagnons du Prophète) est
tchétchène, et Jound-el Cham (l’Armée du Levant) est
saoudienne. Enfermer ce phénomène dans le face-à-face
entre islamistes et occidentaux ou entre décolonisés et
colonisateurs est une analyse par trop réductrice : le régime
syrien des Assad reste le plus antioccidental des régimes
arabes, le protecteur des groupes palestiniens les plus
radicaux, tandis que la coalition qui a tenté de l’abattre a
été armée et soutenue par les Occidentaux et leurs alliés du
Golfe.

Charlie et le Bataclan : le voile


se déchire
Jusqu’en janvier 2015, la classe politique française vit
dans une certaine insouciance. Si la plupart des politiques
sont davantage tournés vers leur circonscription électorale
que vers la politique internationale, ils sont souvent dotés
d’une réelle bonne conscience en ce domaine. La France a
été et est « l’amie des Arabes », elle l’a prouvé en
n’intervenant pas pendant la guerre d’Irak aux côtés des
Américains ; elle est l’amie des Palestiniens ; elle a soutenu
les « printemps arabes » ; elle n’a fait que des guerres
justes aux effets positifs en Libye, au Mali, en Centrafrique.
Et si elle ne peut pas intervenir en Syrie pour détruire le
régime de Damas, c’est la faute d’Obama, jugé peu
courageux. Enfin, même si cette guerre civile est atroce, et
que l’État islamique y commet des actes barbares relevant
de crimes contre l’humanité, cela cessera à la victoire de la
révolution démocratique, prouvant que la France avait
raison de vouloir intervenir.
Cette bonne conscience dont presque tous les arguments
sont discutables est renforcée par l’aveuglement quant aux
signaux d’alerte. La France peut s’honorer d’avoir échappé à
la terrible vague d’attentats qui a successivement frappé les
États-Unis, Casablanca, Madrid et Londres entre 2001 et
2005. Ces attentats spectaculaires de masse, pour s’en tenir
à la sphère occidentale, ont démontré du point de vue
français que nous n’étions pas une cible à l’inverse des
États-Unis et leur politique israélo-arabe déséquilibrée, de
l’Espagne et du Royaume-Uni associés à la guerre
américaine en Irak. Sur le Maroc, les certitudes sont plus
floues, d’autant qu’on évoque rarement en France qu’en
2003, à Casablanca, ce sont des symboles juifs et
occidentaux qui ont été ciblés, même si les morts sont
surtout des musulmans marocains. La classe politique
française et les médias à l’unisson estiment que la guerre
d’Irak, qui n’a été close qu’en 2010, et la nébuleuse
djihadiste qu’elle draine et nourrit ne la concernent pas
directement. La France soutient très vite avec enthousiasme
les peuples arabes en révolution en 2011, puis les Frères
musulmans qui récupèrent cette situation. Elle n’a rien à se
reprocher !
Les responsables constatent certes que des filières
djihadistes d’origine française se sont constituées lors de la
guerre en Irak, ce que Gilles Kepel qualifie de second âge du
djihadisme lié à l’histoire d’al-Qaïda. Mais ils perçoivent fort
mal l’engrenage à l’œuvre depuis la découverte du gang de
Roubaix en 1996, première expérience collective de
djihadisme français par une dizaine d’hommes. Ce gang est
considéré comme une affaire de délinquance sur fond de
misère sociale et économique et, déjà, on tait les
motivations religieuses, intellectuelles et politiques.
Pourtant, d’autres gangs et alertes existent. En un peu
plus de vingt ans, la filière de Toulouse-Artigat constituée
par Olivier Corel (né Abdelilah el-Dandachi à Homs en Syrie)
a formé plusieurs dizaines de convertis (Thomas Barnouin,
Quentin Le Brun), reborn-islamistes (Mohamed Merah, Sabri
Essid), apprentis djihadistes (Abdelouahab el-Baghdadi,
époux de Souad Merah, Abdelkader Merah) et djihadistes
expérimentés et déterminés (les frères Clain, Thomas
Barnouin, Mohamed et Najib Megherbi…) qui deviendront de
hauts cadres dans l’État islamique, auquel ils ont offert des
attentats aux répercussions planétaires. Depuis leur
installation à Artigat en 1987, les époux Corel, Frères
musulmans syriens réfugiés, ont forgé un milieu religieux
pathogène d’accueil de jeunes gens en difficulté pour en
faire des candidats prêts au djihad, une activité qu’ils
apprennent en dehors du hameau surveillé d’Artigat.
Libération évoque un « gourou parfait » pour qualifier «
l’émir blanc ». Jusqu’à son assignation à résidence en 2015
après le Bataclan, Corel a pu structurer deux groupes
conséquents qui ont encadré l’affaire Merah, dont faisait
partie Thomas Barnouin. Le premier de ces groupes a tenté
le djihad en 2006 en Irak, avant de se faire intercepter en
Syrie. Le second, composé de plus de vingt personnes, s’est
installé en Syrie au printemps 2014. Gourou religieux et
idéologue, l’émir blanc d’Artigat a pu pousser des dizaines
de personnes vers une mort probable sans compter leurs
victimes inconnues. Olivier Corel n’a jamais été incarcéré ni
expulsé, il est protégé par son statut de réfugié et par
l’incurie administrative ordinaire.
D’autres signes et alertes surviennent, sans même
évoquer ce qui se passe sur le territoire français : campagne
contre Charlie Hebdo dont les locaux sont incendiés dès
2011, multiplication des foyers et mosquées salafistes,
affaire Merah, etc. Les journalistes Georges Malbrunot et
Christian Chesnot sont enlevés en Irak en août 2004. En
janvier 2005, c’est au tour de la journaliste Florence
Aubenas et de son chauffeur, à Bagdad. Puis les journalistes
Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier en Afghanistan en
décembre 2009. Tous sont finalement libérés. Ajoutons que
dix-sept otages français sont enlevés au Sahel par des
groupes islamistes entre 2009 et 2016, dont plusieurs
seront tués. Le 28 avril 2011 à Marrakech, un attentat au
café Argana fait dix-sept morts, dont huit Français. L’affaire
est rapidement évacuée des médias pour ne pas
déstabiliser un Maroc aux abois. En juin 2013, les
journalistes Nicolas Hénin et Pierre Torrès sont enlevés en
Syrie par l’État islamique. En avril 2014, le Franco-Algérien
Mehdi Nemmouche, fiché S au lourd casier judiciaire, qui
s’est rendu en Turquie puis au djihad syrien, commet
l’attentat du musée juif de Bruxelles. En septembre 2014, le
guide alpin Hervé Gourdel est enlevé et décapité en Kabylie
par un groupe djihadiste.
La France et les Français ne sont nullement épargnés par
les divers groupes islamistes sur tous les fronts du djihad
(Afghanistan, Irak, Syrie, Sahel), même si l’on peut
considérer qu’il s’agit d’actes de guerre de « basse intensité
» eu égard à leur nombre. Les responsables politiques
français, dans le contexte international de recrudescence
d’attentats islamistes à travers le monde, sont donc très
mal inspirés ou de très mauvaise foi s’ils estiment que la
France n’est pas concernée. Pourtant, tout a été fait pour
oublier l’affaire Mohamed Merah de mars 2012, présentée
comme l’affaire d’un jeune paumé ayant dérivé à la suite de
drames familiaux et sociaux, en dépit de l’enquête policière
et judiciaire en cours et dans l’attente du procès de son
frère complice Abdelkader, qui ne survient qu’en 2018. Une
rhétorique analogue est présentée à propos de Mehdi
Nemmouche, dont le dossier judiciaire et le parcours sont
très proches.
De même, à la suite de l’affaire des caricatures de
Mahomet publiées par Charlie Hebdo en février 2006, en
reprise du journal danois, nombre de journalistes et
d’intervenants semblent soutenir les « musulmans »
supposément choqués plutôt que de défendre la liberté
d’expression. La thèse du blasphème, imposée dans le
débat par les Frères musulmans, trouve une oreille parfois
bienveillante, en dépit du caractère laïque des institutions
nationales. Lorsque le local et les archives de Charlie Hebdo
brûlent, dans la nuit du 2 décembre 2011, rares sont ceux
qui font (ou osent faire) le lien avec les événements de
2006.
C’est dire si les attentats de janvier 2015 et la traque des
frères Kouachi ont tonné dans un ciel encore serein.
L’assassinat à la Kalachnikov de la rédaction de Charlie
Hebdo le 7 janvier 2015 agit comme un tremblement de
terre dans un pays insouciant. La monstruosité de cet acte
ne relève pas de la politique, fût-elle tyrannique, mais de la
guerre. Une guerre aux idées et à la liberté d’expression. La
coloration idéologique et politique de ces crimes est claire,
pourtant dans d’étroits milieux des thèses complotistes
fleurissent, bien que l’attentat soit revendiqué le 14 janvier
2015 par al-Qaïda en péninsule arabique. La France est
touchée au cœur de sa « sacralité » républicaine.
Cet attentat, qui est alors le plus important en France par
le nombre de morts (12) depuis la guerre d’Algérie, est suivi
par la mort de cinq autres personnes (dont quatre juifs à
l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes et une policière à
Montrouge, toutes victimes d’Amedy Coulibaly. Les trois
terroristes seront abattus par les forces de l’ordre. On sait,
après avoir lu Lançon, que la tragédie qui frappe les
personnes traumatisées et grièvement blessées ne fait que
commencer. L’attentat soulève une telle émotion que le
dimanche 11 janvier se déroule, par solidarité à Paris et
dans le reste de la France, la plus grande manifestation que
le pays ait jamais connue, qui sera néanmoins suivie
d’analyses et de polémiques sociologiques plus ou moins
fumeuses. En outre, le 15 janvier suivant, le numéro spécial
de Charlie Hebdo bat tout les records de la presse
périodique française avec 7 millions d’exemplaires. La
France prend conscience qu’elle n’est plus le sanctuaire
qu’elle avait cru ; ses responsables vont très vite mesurer
que ce pays a été aveuglé.

Des recruteurs de l’État


islamique implantés en France
Lorsque l’État islamique proclame son califat au Moyen-
Orient le 29 juin 2014, les autorités françaises ont-elles
conscience de la catastrophe humaine qui se prépare pour
la France ? D’après les services de Manuel Valls, 800 départs
sans retour depuis la France sont déjà actés à cette date, et
le ministère annonce deux à trois départs par jour. La masse
est inédite, puisque pendant la guerre d’Irak (2003-2011),
seuls 30 à 80 djihadistes venus de France se sont préparés à
combattre sur place. Ce qui devrait être mieux connu de la
part des autorités et des Français, c’est l’emprise de
l’islamisme djihadiste sur la « révolution syrienne », mais
comme nous l’avons indiqué, nous services de
renseignement sont devenus borgnes.
 
Certes, un an après le début de la guerre en Syrie, la
présence massive de djihadistes internationaux dans ce
pays est connue. Leur structure d’accueil est al-Qaïda,
rebaptisée al-Nosra, que les Américains viennent de
dénoncer comme terroriste après un rapport détaillé de
l’Agence du renseignement de la défense pointant une
dérive sectaire effroyable. Le Conseil national syrien (CNS)
puis la France déplorent ce traitement. L’historien Frédéric
Pichon continue en 2013, dans La Croix, dans la même
veine, précisant que le financement du groupe est assuré
massivement par des « ONG » saoudiennes et qataries, les
armes étant importées des arsenaux libyens. Tout en
reconnaissant le rôle du régime de Damas « dans la
militarisation de la révolte », il s’interroge sur la cohérence
d’avoir laissé « dès le début » les pays du Golfe piloter le
soutien à la révolution. C’est donc dans un contexte
criminogène précocement identifié qu’un an et demi plus
tard naît l’État islamique, fortement charpenté cette fois par
des généraux venus de l’appareil militaire de Saddam
Hussein. L’afflux des djihadistes étrangers s’intensifie et se
poursuit jusqu’en 2015, soutenu par des complicités qui
n’épargnent ni nos alliés ni certains idéologues français en
poste au Moyen-Orient.
Frédéric Pichon poursuit sur sa thématique : « Il y a
longtemps que les djihadistes ont pris le pouvoir dans
l’opposition syrienne armée. On fait semblant de découvrir
que l’Armée syrienne libre est faible, qu’elle n’existe pas. En
fait, l’ASL a été une franchise commode. Elle était composée
des mêmes combattants qui aujourd’hui sont dans le front
islamique, financés par les Saoudiens, ou des combattants
du Front al-Nosra ou des groupes affiliés à al-Qaïda. Il y a
toujours eu une grande porosité entre ces groupes de
combattants. » Ces groupes syriens sont d’ailleurs soutenus
par al-Qaïda en Irak, avant que le groupe ne s’autonomise
en partie et se rebaptise État islamique.
En 2014, cette dynamique est parfaitement lancée par
ce qu’on allait bientôt appeler en France la djihadosphère :
une myriade d’individus et de petits groupes à l’écoute des
blogueurs et des recruteurs attitrés qui tentent de rameuter
des combattants de toute l’aire islamique mondiale.
D’après des estimations américaines précises publiées le
8 décembre 2015 6, les djihadistes étrangers ayant rejoint
l’Irak et la Syrie seraient entre 27 000 et 31 000, ce qui
constitue le point haut de la guerre. À partir de là, des
pertes de plus en plus massives empêchent de dépasser ce
total. En dehors des combattants syriens et irakiens qui
constituent les groupes numériquement dominants, ce
rapport comptabilise 8 240 djihadistes issus du Moyen-
Orient (dont 2 500 Saoudiens, les plus nombreux) ; 8 000
Maghrébins (dont 5 à 6 000 Tunisiens) ; 5 000 Ouest-
Européens (dont 1 700 Français, soit 40 % de l’UE-28) ; 4
700 de l’ex-espace soviétique (dont 2 400 Russes, souvent
Tchétchènes) ; 900 d’Asie du Sud-Est, 875 des Balkans, et
280 d’Amérique du Nord. Selon David Thomson, « ces
chiffres sont imprécis et paraissent très gonflés à la hausse
mais les tendances qui ressortent de ce rapport sont
exactes 7 ».
Le chiffre de 1 700 départs de Français était exact,
puisqu’il correspond toujours au chiffre officiel de 2018. Les
départs se sont très fortement ralentis à partir des attentats
du Bataclan du 13 novembre 2015, la grande majorité des
partants étant désormais interceptés, ou rapatriés par les
Turcs. Jusqu’au Bataclan, les départs depuis la France
n’étaient pas vraiment interdits, ce qui a pour conséquence
que la surveillance des revenants de cette phase ne sont
pas punissables, sauf fait criminel avéré, alors que ceux qui
sont partis après ce crime de masse encourent une
réclusion criminelle de trente ans.
Le groupe des Français est assez conséquent puisque, en
dehors des Syriens et des Irakiens, il constitue le sixième
groupe national mondial, et le troisième non arabe (après
Tchétchènes et Turcs). En réalité, le calcul est biaisé car
parmi ces 1 700 départs de France se trouvent des
nationaux (convertis ou musulmans de naissance), des
binationaux et des étrangers résidents. Par le jeu des
nationalités multiples, un pays comme le Maroc, qui
possède des ressortissants dans plusieurs pays d’Europe,
est loin devant la France dans ce classement. Le chiffre n’en
reste pas moins considérable rapporté au nombre total de
musulmans français. Ce ratio est toutefois battu de très loin
tant par les Belges que par les Néerlandais, dont les
musulmans sont presque tous d’origines marocaine et
turque.
La brigade française de l’État islamique s’est
caractérisée par plusieurs faits. Elle a été la tête du groupe
des francophones de l’État islamique, soit le tiers des
djihadistes étrangers en Syrie et en Irak. Par le jeu des
origines nationales, les ressortissants du Maghreb, de
plusieurs pays d’Europe et du Liban sont francophones ;
beaucoup sont ou auraient pu être arabophones, mais si
l’on prend le cas des musulmans de Belgique ou des Pays-
Bas, leurs origines rifaines du Nord du Maroc les excluent de
l’arabisme (berbérophones, francophones et/ou
néerlandophones). Ensuite, il faut souligner que ce groupe,
dont les chefs ont grimpé dans l’appareil en Syrie
notamment dans le bastion de Raqqa, s’est distingué par
trois faits majeurs : le zèle communicatif via Internet et les
réseaux sociaux notamment le darknet et les messageries
cryptées, mais aussi les tweets, dont 40 000 sont postés par
jour en français par l’État islamique en 2015. Ceci explique
aussi pour partie l’ampleur des recrutements : plus de 1 000
individus ont été appréhendés en France sur le point de
partir en Syrie. Le deuxième fait est la cruauté mise en
scène par une fraction de ces jeunes hommes, identifiés
dans certains des actes les plus barbares commis par l’État
islamique. On se rappelle du Belgo-Marocain Abdelhamid
Abaaoud qui a traîné vivants au sol avec son véhicule des
condamnés à mort. Le troisième fait est que ces
francophones et leurs mentors ont organisé les attentats les
plus spectaculaires et meurtriers de la séquence 2015-2017
en Europe, notamment en France et en Belgique.
Parmi les 1 700 « Français » se trouvent plus de 700 à
800 hommes djihadistes. Les femmes sont 295, parties faire
le djihad, notamment en procréant pour fournir les «
lionceaux du califat » français, selon la terminologie locale ;
ils seraient 600 début 2019 (89 sont rentrés en 2019 et 150
détenus par les Kurdes de Syrie, le nombre de morts est
inconnu). Selon les derniers chiffres disponibles à l’été
2019, 300 à 500 djihadistes français auraient été tués au
Moyen-Orient. Sur les revenants adultes, 192 sont en prison
en France, et 69 en liberté sous surveillance.
En février-mars 2019, au moment de la reddition du
dernier carré combattant de l’État islamique à Baghouz en
Syrie peuplée de 70 000 personnes en janvier, quelques
centaines de Français sont faits prisonniers, notamment des
femmes et des enfants. Certains chefs sont tués, comme les
deux frères Clain. 330 djihadistes sont rentrés en France à
cette date, dont 80 mineurs, de sorte que des centaines se
trouveraient encore en Syrie et en Irak(morts ou vivants) ou
se seraient volatilisés. Après la chute de la poche de
Baghouz en mars 2019, les Unités de protection du peuple
kurde détiennent 40 combattants et une quarantaine de
familles françaises. Mais les autorités françaises sont
polarisées par les 305 « fantômes » de l’État islamique.
Morts ou vivants, ils mobilisent tous les services de l’État
qui traquent le moindre indice pour les localiser, car il n’est
pas exclu que les survivants se cachent au Moyen-Orient,
soient rentrés en Europe ou partis en Afghanistan. La
menace que constituent ces guerriers aux abois est donc
intacte.
 
Entre octobre 2013 et avril 2019, soit cinq ans et demi,
ce sont 93 projets d’attentats islamistes, dont 61 tentatives,
17 attentats avortés et 15 ayant abouti, qui ont ciblé la
France métropolitaine. Cette comptabilité a été réalisée par
Le Monde en mars 2018, et l’on y a ajouté les événements
s’étant produits depuis cette date 8. Le Monde ne parle pas
d’attentats islamistes mais de « projets terroristes liés au
djihad irako-syrien ». Mais sont-ils vraiment tous liés à l’État
islamique ? 255 à 260 tués (non comptés les 27 terroristes
abattus ou suicidés) et plus de 1 000 blessés ont été
dénombrés en France métropolitaine en cinq ans et demi.
En moyenne, plus de 16 attentats et tentatives ont été
perpétrés sur le sol français chaque année, soit un et demi
par mois. Plus de 160 terroristes sans parler des complices
et donneurs d’ordre ont été impliqués, dont une vingtaine
de femmes et autant de mineurs. Cette population passée à
l’acte est infime par rapport aux personnes fichées en
France pour radicalisme islamique.
En septembre 2016, Manuel Valls annonçait qu’en
France, 15 000 personnes étaient entrées dans un «
processus de radicalisation » et suivies à cette fin, et que 1
400 personnes étaient poursuivies par la justice pour
terrorisme islamique. En novembre 2018 (dernier pointage
connu à l’été 2019), 20 459 individus étaient inscrits au «
Fichier des signalements pour la prévention et la
radicalisation à caractère terroriste » (FSPRT), qui cible les
personnes dites « radicalisées » 9. En deux ans, le nombre
de « radicalisés » islamistes fichés S en France a plus que
doublé.
Pendant que se déroulaient ces événements
dramatiques, sur fond d’attentats d’ampleur, la presse, la
classe politique, les services administratifs et une poignée
d’intellectuels ont cherché à comprendre la nature du
salafisme, la prégnance de l’islam révolutionnaire et du
djihadisme, le profil des militants concernés (avant que les
premières thèses basées sur des entretiens avec des
djihadistes soient soutenues à partir de l’été 2019 10).
Dans un magazine d’informations, au lendemain du
Bataclan, un long article fait le point sur la question à partir
des connaissances et des rares experts disponibles 11.
L’article reprend l’antienne à la mode selon laquelle il
existerait trois salafismes : le premier, quiétiste, majoritaire
et pacifique, refusant le mode de vie occidental, mais sans
volonté de le modifier ; le second, moins étoffé, d’obédience
Frères musulmans, voulant modifier le cadre législatif pour
qu’il s’adapte à sa foi ; et le troisième, encore plus
minoritaire, dit salafiste révolutionnaire ou djihadiste,
voulant imposer par la force le changement du cadre
politique. Or, la suite des événements a démontré d’une
part le caractère artificiel de ces prétendues différences,
que ne soutient aucune catégorisation scientifique sérieuse,
d’autre part l’extrême porosité entre elles. Un djihadiste est
un salafiste qui a les moyens, l’opportunité voire l’audace
de passer à l’acte, car on lui a inculqué que la plus belle
mort du musulman est le martyre. Cela ne consiste pas à
être tué pour avoir professer sa foi, comme chez les
premiers chrétiens, mais à mourir au combat pour imposer
sa foi, ou « punir les mécréants ».
Cette catégorisation est d’autant plus étrange à
l’époque, que des spécialistes patentés déclarent d’une part
que les djihadistes sont le « pur produit de la modernité
occidentale » comme l’explique Samir Amghar, semblant
ignorer l’existence de djihadistes moyen-orientaux ou
africains, et d’autre part que pour certains la « radicalisation
précède l’islamisation 12 » chez les jeunes terroristes issus
d’Occident ; c’est le mantra de Farhad Khosrokhavar. Ainsi y
aurait-il une déconnexion entre le djihadisme, considéré
comme une extériorité monstrueuse, n’ayant pas de rapport
avec l’islam, et les mots et la pratique du djihad, qui
appartiennent pourtant à l’histoire coranique telle qu’elle
est écrite dans le récit partagé par tous les musulmans et
telle que l’histoire islamique en témoigne. Dans ces
conditions, pourquoi parler des trois salafismes, s’ils sont
sans rapport avec ce qui nous préoccupe ?
Ces raisonnements tentent de conjurer une réalité
d’autant plus visible qu’elle est étayée par le discours des
acteurs, qui revendiquent, théorisent et justifient leurs actes
au regard de la pratique de leur foi. Mais l’ambiguïté tient
aussi à l’identité des commentateurs et des analystes.
Citons cet article :
« Il convient de parler de courants précis », estime
Romain Caillet, chercheur et consultant sur les questions
islamiques. « Il y a les takfiristes, le mouvement Tabligh, les
Frères musulmans, les salafistes… La mouvance djihadiste
est une sorte de sous-forme du salafisme », indique-t-il. «
D’ailleurs, les fondamentalistes religieux sont souvent
engagés contre le mouvement djihadiste car ils sont, d’une
certaine manière, concurrents », ajoute-t-il. «
Généralement, les discours rigoristes des fondamentalistes
assèchent les visées djihadistes », confirme Samir Amghar.
« Enfin, comme le montrent les profils des djihadistes qui
passent à l’acte, le salafisme purement religieux n’apparaît
pas nécessairement comme l’antichambre du courant
djihadiste. »
Depuis lors, il est établi que Romain Caillet, converti à 20
ans (alias « colonel salafi » selon son pseudonyme
Facebook), qui fut doctorant au Liban sous la direction de
François Burgat, était fiché S pour radicalisation, et qu’il
militait pour sa propre chapelle, en l’occurrence le
fondamentalisme islamique, si l’on comprend ses propos 13.
Quant au docteur Samir Amghar, qui a soutenu sa thèse
sous la direction d’Olivier Roy en 2010, bien que
violemment dénoncé par les salafistes par la suite, il a été
en 2018 confondu de plagiat massif pour ses recherches
doctorales, ce qui relativise la portée de ses propos. De tels
analystes, que très peu d’observateurs et commentateurs
de bonne foi avaient alors les moyens de remettre en cause,
ont obscurci l’analyse des phénomènes en cours (Caillet
ayant même été le consultant de BFMTV ès-djihadisme).
Ajoutons aussi que la guerre djihadiste est d’autant plus
complexe qu’elle n’est pas circonscrite à un territoire, mais
présente sur plusieurs continents. Elle mêle en outre des
victimes tuées au hasard, en France et à l’étranger, des
combattants des deux camps, des forces de l’ordre et
militaires versus des djihadistes et leurs familles, des
journalistes, divers otages et prisonniers.
S’ajoutent aux morts provoqués par le djihadisme
beaucoup plus encore de blessés, qui portent dans leur
chair les stigmates des attentats et agressions, les
traumatisés et leurs familles à divers degrés. Cette guerre
déborde toutes les significations et limites qu’on a voulu lui
assigner.
3.
Qui contrôlera les
musulmans de France ?

La guerre des chiffres


Depuis 1945, principal héritage conjoint de la période
coloniale et de notre politique arabe, une population
musulmane en croissance exponentielle s’est installée en
France. Elle est passée d’environ 200 000 hommes en 1954
à un nombre difficile à établir situé entre 4 et 10 millions de
personnes en 2019 selon les différents démographes 1, dont
il est vrai des millions d’étrangers. Plus éclairant, nous
sommes passés de 3 % des naissances de personnes ayant
un prénom « musulman » en 1968 à près de 20 % en 2017
selon l’INSEE. À prolonger ces courbes, c’est la nature et la
culture de la société française qui se métamorphosent ainsi
que le relève Jérôme Fourquet 2.
Un immense flou entoure cette évolution capitale et
unique au monde. Cela tient d’une part à l’interdiction des
statistiques ethniques et religieuses en France, à l’inverse
de ce qui se faisait dans les colonies, et se pratique dans
près d’une centaine de pays. Cela tient d’autre part à la
nature de l’islam. Dans la religion catholique, l’Église tient
ses propres statistiques : une personne est réputée
catholique si elle est baptisée ; pour se convertir, un long
processus validé en deux ans est nécessaire pour l’adulte.
En islam, rien de tout cela : est musulman tout enfant né de
père musulman, et musulmane toute fille ou femme de
musulman ; personne ne peut vraiment sortir de cet état de
fait juridique. La qualité de musulman n’est pas choisie mais
assignée. En outre, la conversion à l’islam est rapide et
sommaire, il suffit de prononcer une profession de foi (la
Fatiha), parfois récitée phonétiquement par le converti sans
en comprendre le sens. Dans les théocraties musulmanes
qui se sont succédé dans l’histoire, ce système allait de soi.
Du fait de l’immigration vers des pays non islamiques, la
situation perdure mais avec des éléments inédits jusqu’ici
pour l’islam : un musulman de France, soumis aux lois
françaises, est libre de quitter l’islam et d’échapper à son
assignation religieuse de naissance. Il peut même se
convertir à une autre religion ou devenir athée, en le
proclamant ou non. Ainsi, toute la gamme existe des
diverses attitudes religieuses, a fortiori dans un pays où les
premières familles musulmanes sont entrées dans la
citoyenneté depuis 1865 en Algérie. En effet, 7 000
musulmans d’Algérie avaient opté pour le Code civil et la
pleine citoyenneté française – renonçant au droit musulman
– de 1865 à 1954, puis 5 000 pendant la guerre d’Algérie.
Cela dit, l’essentiel de l’immigration en provenance des
pays musulmans, et d’Afrique du Nord en particulier, est
arrivé dans les années 1960 et 1970, et pour les familles qui
sont restées, elles en sont globalement à la troisième
génération.
Il y a dès lors deux manières de dénombrer les
musulmans en France, selon la manière dont on considère le
fait religieux. Pour les États musulmans, pour les religieux,
pour les islamistes, et pour les tenants de la fixité des
identités, est réputée musulmane toute personne ayant eu,
dans un délai indéterminé, des ascendants masculins
musulmans. C’est à ce titre que les Algériens revendiquent
depuis quelques années la présence de cinq millions de «
musulmans » d’origine algérienne sur le sol français. Et
c’est pourquoi les consulats du Maghreb exigent en général
qu’un descendant d’émigré, souvent sur délit de faciès ou
de patronymes, se dote de passeports nationaux, ce qui est
aussi une contribution fiscale déguisée collectée par les
consulats. Dans cette perspective, la France compterait près
de 10 millions de musulmans réputés, réels ou par
ascendance. Dans la vision administrative et juridique
française en revanche, est réputée musulmane toute
personne qui se dit et se perçoit comme musulmane. Le
rapport El Karoui de 2016 établit ainsi qu’il y aurait en
France près de 4 millions de musulmans 3, quand le
ministère de l’Intérieur en dénombre 5 à 6.
Or la question est de grande importance pour organiser
l’islam en France. Quand Nicolas Sarkozy crée le CFCM en
2003, avec l’appui des militants de l’islam et les consulats
qui ont tout intérêt à garder le contrôle de leurs ouailles, il
s’appuie sur une conception étroite de la religion : les
pratiquants assidus des 2 200 à 2 500 lieux de cultes
musulmans en France. Cela arrange ce petit monde qui veut
diriger le culte, orienter les consciences et récupérer la
manne financière et honorifique ainsi draînée. Mais les
mêmes qui réclament une instance représentative des
pratiquants, sont parfois ceux qui se revendiquent d’une
communauté de 7 à 10 millions de membres, voire plus. Or,
à s’en tenir aux chiffres présentés par El Karoui, si l’on
compte 41 % de pratiquants dans le cercle resserré des
musulmans assumés (c’est-à-dire déclaratifs), le chiffre
tombe à 20 % de l’ensemble de la communauté d’origine…
ce qui est très différent. Cela se rapproche des 25 % de «
pratiquants » catholiques, au sens déclaratif du terme, qui
dépassent largement le noyau dur des 7 % de catholiques
allant à la messe chaque dimanche, soit 11 sur 44 millions
de catholiques nominaux 4. Autrement dit, est-ce qu’il y a en
France 10 millions de musulmans et 44 millions de
catholiques, ou 4 et 11 ?
L’enjeu est donc extrêmement sensible et politique. Car
cette communauté islamique française, du fait de son
importance numérique et stratégique au cœur de l’Europe
de l’Ouest – plus de 40 % des personnes d’origine
musulmane d’Europe de l’Ouest vivent en effet en France –,
est un enjeu crucial pour la France d’une part, pour
plusieurs États musulmans d’autre part, et enfin pour
plusieurs organisations islamiques, notamment de l’orbite
islamiste. On connaît de manière précise ce dernier cercle
grâce à la nouvelle enquête publiée en septembre 2018 par
Hakim El Karoui 5, qui permet d’en mesurer l’influence
exacte, notamment sur la jeunesse. Hakim El Karoui,
géographe et consultant d’origine franco-tunisienne,
poursuit un projet politique spécifique en publiant ses
rapports et ses livres sur l’islam en France, de même
lorsqu’il promeut en avril 2017 « L’appel des 41 » pour
réformer l’islam de France. Son objectif est clair : il veut
impliquer les notables musulmans français, alors que l’islam
de France, à l’inverse du catholicisme français actuel, se
caractérise – du fait de la nature historique de l’immigration
en France – par une surreprésentation des pratiquants et
des cadres d’origine et de milieu prolétarien, un facteur
favorisant la radicalisation politique et islamiste selon les
notables musulmans 6.
Cela lui vaut immédiatement d’être attaqué, et pas
seulement par des laïcs et des républicains, qui l’accusent
de promouvoir une vision concordataire et communautariste
de l’islam de France, sous l’égide de l’État garant. Ses
principaux adversaires sont l’islam consulaire, représentés
dans le CFCM (Turquie et Algérie), ou en dehors comme par
l’intellectuel franco-marocain Rachid Benzine, qui n’a
aucune envie de céder la tutelle qu’il exerce sur leurs
nationaux ou assimilés 7. Les islamistes non plus n’ont
aucune envie que l’État accentue sa présence dans leurs
affaires, ni que les flux financiers liés aux mosquées et au
halal leur échappent, ni que les bourgeois de l’islam culturel
(des « musulmans sans islam », selon eux) s’érigent en
parrains d’un islam prolétarien, jeune et sous leur coupe.
Car s’il est une nouveauté du rapport El Karoui, c’est
d’avoir démontré la prégnance de l’islam radical, dans ses
différentes versions, sur les musulmans de France – et en
particulier dans la jeunesse – c’est-à-dire sur l’avenir de cet
islam. Depuis les attentats, il était de bon aloi à Paris de
présenter l’islam fondamentaliste, et a fortiori salafiste,
comme ultra-minoritaire chez les musulmans de France. Or
le rapport El Karoui de 2016 dévoile qu’au sein du noyau
d’affirmation des musulmans de France, 28 %, soit plus d’un
million de personnes, sont des radicaux en rupture avec la
République, ses lois et ses institutions. Ainsi, presque un
tiers des musulmans d’affirmation de France considèrent
que la loi islamique est supérieure aux lois de la République.
Dans le détail, entre un et deux tiers de ces musulmans
refusent de se rendre dans une piscine mixte ou de faire la
bise à une femme, et considèrent comme illégitime la loi de
2004 sur la prohibition des signes religieux ostentatoires à
l’école. Selon un sondage de l’Ifop auprès des musulmans
établi pour le rapport El Karoui, 47 % de ces musulmans
seraient sécularisés, ce qui donne au fondamentalisme un
matelas d’approbation très confortable (53 %) sur lequel les
islamistes jouent, notamment chez les plus jeunes et chez
les convertis, surreprésentés dans la minorité radicalisée.
Plus de la moitié des musulmans d’affirmation revendiquent
l’affichage et la présence de leur foi dans l’espace public 8.
L’islamisme, défini par le conseiller d’État Thierry Tuot
comme « la revendication publique de comportements
sociaux présentés comme des exigences divines et faisant
irruption dans le champ public et politique », est un
processus ascendant. 80 % des musulmans pensent que les
enfants devraient pouvoir manger halal à la cantine, ce qui
traduit la vigoureuse réislamisation des musulmans de
France, conforme à la doxa des Frères musulmans. Elle
déborde en affirmation identitaire dans nombre de
quartiers, incitant les non-musulmans au départ ou à la
conversion, notamment les Afro-Antillais. Cette situation ne
se retrouve presque nulle part ailleurs dans le monde, du
fait de la concentration propre à la France des populations
immigrées de toute nature dans des ghettos urbains
dominés par les populations musulmanes. Ces phénomènes
œuvrent à l’homogénéisation ethno-confessionnelle de
centaines de quartiers ou villes françaises. Pour les Frères
musulmans, il n’y a rien là que de très banal et normal.
Toute tentative de nommer un « imam de France », de
reprendre en main le halal, la rue, les mosquées ou de
relativiser la place des religieux ou des obligations
islamiques, fussent-elles politiques et manipulées, ne
relèverait que d’une « gestion indigéniste » de l’islam, c’est-
à-dire coloniale 9.

Influences et radicalisation
Après les émeutes urbaines de novembre 2005, les
pouvoirs publics se sont empressés de nier la dimension
ethno-confessionnelle de l’affaire pour porter la controverse
sur l’abandon des banlieues. Il en est résulté un double déni
des discours publics sur la qualité des émeutiers, et sur la
nature des quartiers qui se sont embrasés pendant près
d’un mois. Pourtant, quand des « émeutes raciales » ont
secoué les États-Unis des années soixante puis la Grande-
Bretagne des années quatre-vingt, elles ont été largement
commentées en tant que telles en France. Mais le mythe de
l’intégration à la française ne pouvait souffrir une telle
comparaison.
Il n’empêche qu’à la suite de ces émeutes de 2005, des
orientations communes ont été instillées à l’initiative de
diverses instances : la question noire est désormais abordée
frontalement en métropole ; la question des ghettos urbains
et ethniques est reconnue ; la question de l’islam « en
France » et « de France » est mise en débat. Une «
discrimination positive » est mise en œuvre dans les grands
partis politiques et visible dans le gouvernement Sarkozy
dès 2007, dans les publicités et dans les médias où le CSA
promeut une « politique de la diversité » pro-active, avec
des effets rebonds au cinéma, etc. La loi Borloo pour «
l’égalité des chances » est votée en mars 2006, et un plan
banlieue dit « nouvelle politique en faveur des banlieues »,
promu par le président Sarkozy en 2008 déverse des
milliards pour la « politique de la Ville ». Enfin, les forces de
l’ordre reçoivent de discrètes consignes de ne pas susciter
d’émeutes, ce qui revient à trouver un modus vivendi avec
le milieu des cités.
Après les attentats de 2015 et 2016, il a été difficile de
passer outre la réflexion sur la gangrène islamiste. Les
retombées politiques et symboliques sont telles, et les
risques politiques si grands, que l’État lance de nombreuses
actions. Au-delà des réponses sécuritaires, militaires et
judiciaires mises en œuvre, il ouvre plusieurs chantiers de
front. Pour désamorcer pressions et tensions, une série
d’enquêtes et de missions d’études tous azimuts sont
lancées.
On analyse l’état de la jeunesse populaire et musulmane,
mais aussi la situation de l’islam et sa porosité aux
influences extérieures. L’islamisme français et européen, la
situation de la langue arabe, le culte musulman et la
formation des imams font l’objet de rapports spécifiques.
Même la politique arabe de la France est relue. En vérité,
tous les aspects de la vie économique et sociale sont passés
au crible, de la situation dans les établissements scolaires à
la place de l’islam en entreprise, en passant par la
radicalisation dans les prisons où 75 % des prisonniers sont
musulmans selon des sources officieuses, et dans l’armée 10.
Un autre domaine d’analyse concerne l’état de la laïcité, et
l’enseignement du fait religieux. Enfin, la situation des
femmes en banlieue et l’égalité homme-femme est très
observée, tout comme la vie dans les cités et dans les zones
déshéritées. Solutions et projets donnent lieu à une inflation
bureaucratique inédite, d’autant plus tardive que des études
très alarmantes plus anciennes, qualitatives et analytiques,
ont déjà été publiées sur ces sujets, et que les populations
sorties de la pauvreté sont immédiatement remplacées par
des déshérités primo-arrivants 11.
De tout cela résulte aujourd’hui une connaissance
beaucoup plus fine de la question essentielle des jeunes
musulmans de France. Une tendance qui se dégage est la
forte résilience islamique chez ces jeunes musulmans, leur
tendance à la radicalité, et leur résistance à une
sécularisation qui progresse dans les autres secteurs de la
jeunesse française. Ces études, menées selon divers
échantillons et méthodes, dans des conditions et des lieux
différents, aboutissent à des résultats sensiblement
identiques quant à leur direction générale 12.
La propagande des Frères musulmans et des salafistes
est parvenue à réislamiser et à éloigner de la sécularisation
une grande partie des jeunes qui se disent musulmans, y
compris la minorité radicalisée des convertis. En outre, le
fossé se creuse avec les principes et les lois de la
République. En vertu de cet « effet Ramadan », 65 % des
musulmans se déclarent favorables au port du voile, et 24
% au principe du voile intégral (interdit par la loi en 2010),
même si la majorité des musulmanes ne le portent pas. On
estimait en 2016 que la France abritait 15 à 20 000
salafistes, dont un quart à un tiers de convertis, et 60 %
issus de familles maghrébines. En 2018, selon le deuxième
rapport El Karoui, les salafistes sont désormais estimés de
30 à 50 000 13. Cette minorité dans la minorité en forte
croissance n’est pourtant que le fer de lance du million de
croyants salafisés.
Une enquête dirigée par Olivier Galland et Anne Muxel,
portant sur un grand échantillon de lycéens français, a
établi un groupe test de 1 753 élèves musulmans, dont les
résultats ont été mesurés à un échantillon représentatif de
la jeunesse française 14. Les conclusions de ce rapport sont
extrêmement précieuses, car elles montrent le terreau dans
lequel se nourrit la frange activiste « radicalisée », partie
émergée du salafisme. Rappelons que les lycéens sont la
frange la mieux positionnée socialement d’une génération,
puisque encore un quart à un tiers des jeunes des milieux
populaires échappent au lycée. Selon Galland, « la radicalité
religieuse ne semble pas avoir sa racine dans un sentiment
aigu de victimisation […]. Ni le statut social des familles, ni
même les perspectives subjectives des jeunes relatives à
leur avenir professionnel n’ont d’impact sur leur degré
d’adhésion à des idées religieuses radicales. D’après nos
résultats, la théorie de la victimisation semble donc
invalidée […], le processus qui mène à la radicalité
religieuse n’est pas produit par l’exclusion économique ». Il
s’agit donc d’un « phénomène culturel et idéologique ».
Ainsi tombe un grand argument de la doxa française, que le
11 septembre avait déjà mis à jour : la dynamique islamiste
est autonome par rapport aux conditions socio-économiques
d’existence.
Dans un commentaire de cette étude, le chercheur
Gérard Grunberg constate 15 que « la montée de la
religiosité chez les jeunes musulmans semble être un
phénomène de grande ampleur », validant le rôle
fondamental du salafisme dans la radicalisation, dévoilé par
Kepel. « Il s’agit bien d’une radicalisation de l’islam dans les
jeunes générations de musulmans. »
Cette dérive doit enfin être reliée à deux autres
phénomènes. Le premier est l’identification des jeunes
musulmans à l’Oumma (la communauté des croyants), le
second est la dérive complotiste, qui touche une majorité de
la jeunesse française, puisque selon les deux chercheurs «
une petite moitié de l’ensemble des lycéens et 64 % des
musulmans pensent que les attentats du 11 septembre ont
pu être organisés par la CIA », même si seuls 7 % pensent
que « c’est tout à fait vrai ». La mise en doute systématique
est un message adressé à tous les médias jugés inféodés à
des groupes de pression, et dévoile la grande difficulté de
l’école à offrir une alternative idéologique crédible à cet
unilatéralisme religieux.
Il existe donc un rejet assez massif, dans une large
frange de la jeunesse réislamisée, de l’étrange brouet
culturel proposé aux jeunes Français et Occidentaux par la
société de consommation et le système médiatique. Il n’est
pas ici le lieu de rentrer dans la vision extrêmement
dépréciative de notre société qui est proposée et véhiculée
par les idéologues salafistes auprès de leurs jeunes adeptes.
Eux sont en effet convaincus de la supériorité absolue de
leur modèle de civilisation, face à l’indigence d’un Occident
couramment qualifié de « dégénéré », auquel il convient de
résister, et à terme de lui substituer un modèle conforme à
leur vision du monde. C’est la raison pour laquelle les
conditions et niveaux de vie comptent moins que les
projections idéologiques et religieuses. De sorte que la
salafisation peut toucher tous les milieux sociaux et
culturels.

Le retour au Maghreb ?
Les pays du Maghreb considèrent leurs émigrés comme
des moyens de pression directs ou indirects sur les
gouvernants français. Lors des quatre dernières
présidentielles françaises, les gouvernements marocain et
algérien avaient de fortes attentes : le vote des électeurs
musulmans qui ont participé au scrutin s’est porté très
largement (85 à 90 %) sur les candidats Hollande et Macron.
Leur victoire peut-elle pour autant être imputée à cet apport
de voix ? En tout cas, l’incidence est loin d’être négligeable.
De même, nombre d’élus nationaux ou locaux originaires du
Maroc ou d’Algérie bénéficient discrètement du soutien de
leur pays d’origine, ce qui atteste de l’implication forte de
ces pays dans la vie politique française. D’une manière plus
générale, Mohammed VI attache une grande importance à «
ses » élites émigrées présentes dans la vie politique,
intellectuelle, le journalisme, le sport, le show-business,
l’islam, etc. Il n’hésite pas à récompenser, parfois en
espèces sonnantes, les meilleurs lauréats, et à soutenir
activement (par une assistance judiciaire, financière,
familiale) les personnalités en difficulté. Ce soft power à la
marocaine, qui n’est pas inconnu de l’Algérie, vise
notamment la classe politique, car le Maroc en attend
beaucoup sur des thèmes comme le contrôle de l’islam de
France, le contrôle politique et policier de ses émigrés, le
soutien dans les dossiers européen et saharien, le soutien
pour les compétitions internationales.
Selon El Karoui dans son « Rapport sur l’islam de France
», 38 % de musulmans français seraient d’origine algérienne
et 25 % d’origine marocaine, soit 63 % au total. Près des
deux tiers des musulmans français sont donc d’origine
marocaine ou algérienne. Et avec les Tunisiens, le seuil de 7
sur 10 est dépassé. Ce seul chiffre explique l’extrême
attention que portent les appareils d’État maghrébins à leur
communauté d’origine nationale établie en France. La
situation religieuse de ces musulmans est une affaire d’État
pour le Maroc, dont la nature théocratique repose sur la
commanderie des croyants, c’est-à-dire la sujétion
religieuse des Marocains. C’est aussi le cas de l’Algérie
puisque, à la domination de l’islam algérien en France,
héritée de la colonisation, s’ajoutent les risques politico-
sécuritaires, apparus pendant la décennie noire, d’autant
que l’émigration algérienne est concentrée en France.
La surveillance des émigrés et de leurs descendants ne
peut donc être traitée à la légère par ces États. Des
organismes, des fonctionnaires et des institutions leur sont
dédiés, même si ces populations s’en passeraient
volontiers. Le maintien de relations avec la famille au pays,
avec la terre, le village, les ascendants et les cousins,
impose aux émigrés de première voire de deuxième
génération d’accepter cette tutelle. Le retour au pays est
difficile sans un passeport national en règle même pour les
binationaux. Pourtant, ces communautés émigrées
distendent les liens avec le pays d’origine – les enfants
parlent mal la langue du pays, se sentent étrangers dans
une société autoritaire et patriarcale où ils sont vus comme
rétifs aux bonnes mœurs –, ayant à l’étranger la possibilité
de s’autonomiser, de s’ouvrir à d’autres influences, et de se
libérer d’une tutelle policière et religieuse omniprésente.
Mouvement que contrarient toutefois les mariages
communautaires majoritaires, alimentés par le
regroupement familial qui constitue à lui seul près de 10 %
des mariages en France.
L’immigration n’est pas synonyme d’émancipation ni
d’ouverture à l’individualisme libéral européen, car jouent
des influences contradictoires. Certains individus et familles
s’émancipent, profitant de la liberté nouvelle, quand
d’autres, notamment dans les milieux populaires, trouvent
dans le communautarisme d’exil une protection en terre
jugée hostile ou méconnue, et versent dans un patriotisme
inédit. La coupe d’Afrique des Nations et la victoire de
l’Algérie en juillet 2019 ont été l’occasion d’assister à des
démonstrations de ce surinvestissement patriotique
fantasmé qu’observent tous les professeurs attentifs à leurs
élèves, de la part de jeunes qui ne connaissent souvent pas
la terre de leurs ancêtres, mais qui surjouent ce
communautarisme d’exil. Cette attitude se retrouve en
religion. Dans le Rif ou en Kabylie, certaines influences
islamiques extrémistes ont été renforcées du fait des
émigrés. La liberté et le pluralisme religieux, que les Rifains
ont découverts au Benelux dans les années 1990, ont
paradoxalement introduit ou renforcé le salafisme, le
wahhabisme et le chiisme au nord du Maroc. Lors des
élections de 2011, les Tunisiens de l’étranger, notamment
de France, ont davantage voté Ennahda (parti islamiste lié
aux Frères musulmans) que les citoyens de Tunisie. Cette
propension à un vote nationaliste et islamiste se retrouve
chez les Turcs d’Europe de l’Ouest, où l’AKP a fait des scores
plus importants qu’en Turquie. C’est pourquoi le Maroc, en
dépit des promesses de Mohammed VI, n’accorde pas le
droit de vote à ses émigrés : le risque d’un vote pro-PJD ou
salafiste est jugé trop élevé.
L’enjeu est moindre en Algérie, longtemps soucieuse de
rattacher ses émigrés à la communauté nationale, qui a, de
ce fait, assuré un contrôle très dense en faveur du FLN. Le
résultat est un taux de participation aux élections
algériennes en France et à l’étranger très réduit. Les
réseaux islamistes sont certes présents, mais la guerre
civile des années 1990 a brisé beaucoup d’espérances et
d’illusions.
Dans ces conditions, qu’en est-il du regard que le Maroc
et l’Algérie portent à leurs ressortissants et à leurs familles,
même françaises ? Le temps n’est plus aux provocations,
comme ce fut le cas sous Boumediene, appelant à un
peuplement de l’Europe par les femmes du Sud (dans son
célèbre discours à la tribune de l’ONU d’avril 1974), ou sous
Hassan II, affirmant en mai 1993 à la télévision française
que jamais ses émigrés ne deviendraient de bons Français.
L’histoire et les difficultés du développement ont rendu les
dirigeants du Sud plus modestes. Mais ce n’est ni le retrait
ni la fin des ambivalences. Les dirigeants du Maghreb
regardent d’abord les émigrés comme des fournisseurs de
devises : 7 % du PIB marocain provient des transferts, soit 7
milliards de dollars, idem en Tunisie, et 1,2 % en Algérie soit
2 milliards de dollars. Les effets sont très supérieurs dans
les régions de forte émigration, souvent les plus pauvres.
Surtout, ces transferts ne prennent pas en compte le
rapatriement des capitaux officieux, par exemple 500 000
voitures débarquent annuellement au nord du Maroc,
transférant une part importante des plus-values liées à la
revente du haschisch en Europe. Ces retombées sont donc
capitales.
L’attention portée aux plus entreprenants (footballeurs
franco-algériens, champions de sports, humoristes comme
Jamel Debbouze ou Gad Elmaleh, artistes et chanteurs
comme Rachid Bouchareb ou Saad Lamjarred,
entrepreneurs, écrivains comme Sensal, Khadra, Ben Jelloun
ou Slimani) et aux plus exposés (ministres et députés de la
République, de Rachida Dati et Najet Vallaud-Belkacem à
Yamina Benguigui et Kader Arif, chefs ou penseurs religieux
comme Dalil Boubakeur, Rachid Benzine ou les patrons du
CFCM, journalistes vedettes) des émigrés et de leurs
descendants a un prix. Ils bénéficient d’un soutien verbal,
moral, juridique et parfois financier. Certains élus de la
République, binationaux, bénéficient ainsi de sursalaires
payés par leur pays, voire de dons en terres ou villas pour
les plus capés, ils sont défendus quand ils sont attaqués ou
bousculés en tant que Maghrébins, musulmans, émigrés –
voire parfois comme droits communs. Néanmoins, ils
peuvent aussi faire l’objet d’un grand mépris car, dans
l’inconscient maghrébin, ceux qui sont partis ont fui leurs
responsabilités et leur mission. Ils sont devenus des
étrangers, mettent parfois en péril leur pays, leur foi et leur
nation, à moins de redonner des gages de loyauté et de
fidélité. Sans parler de ceux qui ont donné une mauvaise
image de leur pays en se faisant défavorablement
remarquer. Certains profitent de leur présence à l’étranger
pour échapper à la communauté et se livrer à des activités
ou à des croyances illicites. D’autres sont considérés
comme dénaturés « m’tournis », surtout les enfants qui ne
parlent plus l’arabe ou le berbère, comme si les parents
avaient eu honte de leur pays. Certains sont devenus des
Français que l’on remet vite en place dès la douane, dans la
rue ou dans les transports en commun, d’autres sont jugés
bruyants, vulgaires, exhibant à tort leur argent. Certains
enfin profitent de leurs moyens pour se remarier à de très
jeunes femmes pauvres, ce qui ne les grandit pas aux yeux
de leurs compatriotes.
Ajoutons qu’il y a deux sortes d’émigrés. D’une part, les
cadres, les étudiants et les bourgeois, souvent perçus par
leurs gouvernants comme des talents qu’il faut respecter et
séduire dans l’attente ou l’espoir d’un retour. Mais aucun
cadeau ne leur sera fait, sauf s’ils sont liés à telle grande
famille dirigeante, ou si leur position haut placée en France
est intéressante. Bien des jeunes Franco-Algériens tentent
leur chance en Algérie, mais peu réussissent, car la
bureaucratie, la corruption et la rapacité des acteurs
laissent peu de chance à ces « revenants ». D’autre part, la
majorité des émigrés appartiennent aux classes populaires
et paysannes, souvent originaires de régions déshéritées.
Pour les étroites bourgeoisies nationales dirigeantes qui
représentent à peine 2 % de la population et qui contrôlent
l’administration et le gouvernement, l’armée et l’économie,
qui peuvent circuler librement à l’étranger car ils détiennent
souvent la double nationalité et des résidences, ces
émigrés-ci sont un bas peuple, une classe dangereuse dont
il faut se méfier.
Les habitudes contractées à l’étranger, salafistes ou
politiques, syndicales et libérales, font des émigrés des gens
sortis du cadre. Leur retour n’est souhaitable que s’il est
contrôlé et qu’il rapporte des devises. Officiellement, tout le
monde soutient le retour, mais dans les faits, qui le souhaite
? La police refuse le retour des expulsables, légaux comme
illégaux, notamment en Algérie et en Tunisie. Rien n’est fait
pour insérer les cadres et les entrepreneurs soucieux de
revenir au pays.
L’idée n’est pas de faciliter le retour des émigrés, plutôt
d’accroître les départs. Les gouvernements se sont habitués
à réguler leurs problèmes économiques et sociaux par
l’émigration, qui a toujours accompagné les pires crises au
Maghreb. La semi-fermeture de l’Europe des années 2010
s’accompagne de poussées migratoires : depuis la Tunisie
en 2011-2012, à partir de la Libye en 2013, et depuis 2017
à partir de Maroc. Délinquants, salafistes, mineurs des rues,
malades, cas sociaux sont invités à partir. C’est ainsi que
dans les grandes villes françaises, des milliers de mineurs
marocains abandonnés arpentent les rues depuis quelques
années. Les autorités nationales ou locales ont-elles jugé
qu’il fallait alléger la pression interne, en attendant des
subventions européennes comme cela fut négocié avec les
Turcs ? En 2018, le Maroc a touché 148 millions d’euros de
l’Union européenne pour surveiller sa frontière, ce qui l’a
incité à réduire les passages clandestins de Subsahariens au
profit de ses propres ressortissants.
Dans ces conditions difficiles, la jeunesse maghrébine
immigrée en Europe, paradoxalement très fière de ses
origines, mais aussi consciente de ces limites, n’est-elle pas
pour partie contrainte de rêver à une Oumma
déterritorialisée, objet de fantasmes plus que de raison ?
Seul un événement de grande importance, comme la
révolution algérienne en cours au printemps 2019, et son
éventuelle et souhaitable réussite, sera susceptible de
contrarier de telles échappatoires. Une Algérie
démocratique si longtemps attendue depuis 1962, serait un
événement majeur. Mais la démocratie ne se décrète pas.
Par ailleurs, le double désastre que constitue la situation
géopolitique au Moyen-Orient et la politique française dans
les guerres de Syrie et du Yémen incite un nombre inédit
d’acteurs français à envisager le retour du balancier de la
politique arabe de la France vers le Maghreb. Pour s’en tenir
aux faits : que ce soit dans la francophonie, dans les
migrations et les échanges intellectuels et universitaires,
dans les échanges extérieurs matériels et immatériels, ou
dans le poids des investissements et de l’histoire, le
Maghreb pèse davantage pour la France que le Moyen-
Orient 16. Rappelant ces faits, des voix se font récemment
entendre en faveur d’une réorientation de notre diplomatie,
à charge pour Paris d’entraîner ses partenaires européens.
Alors que certains intellectuels arabes comme René Naba
ou Randa Kassis pilonnent la politique arabe de la France au
Moyen-Orient, et en Syrie en particulier, en appelant le Quai
d’Orsay à se défaire de ses néo-conservateurs, puis à
changer radicalement de politique vis-à-vis du Qatar, de
Riad, de la Syrie et du Yémen, de hauts fonctionnaires et
diplomates français, rassemblés dans le groupe Avicenne,
défendent leur politique, tout en se montrant favorables à
un basculement de la politique française en faveur de
l’Afrique du Nord. Un rapport de ce groupe, consacré à la
politique méditerranéenne de la France intitulé « Contribuer
à la solution des crises régionales », publié en mars 2017 et
appuyé par une campagne de presse 17, précise : « Nous
devons réaffirmer notre intérêt prioritaire pour le Maghreb
avec lequel nous avons des liens particulièrement forts. En
Libye […] il convient d’œuvrer pour le rapprochement entre
les forces politiques et militaires qui s’affrontent afin de
rétablir les structures étatiques et administratives
indispensables à la stabilisation du pays. […] Le Maroc,
l’Algérie, la Tunisie, auxquels la France a été liée par
l’Histoire, présentent pour notre pays un intérêt majeur.
Notre action en direction de ces pays du Maghreb doit être
une des fortes priorités de notre politique étrangère. Ces
trois pays ont des caractéristiques et des problèmes de
nature très différente. »
Cette position ne va pas de soi, tant la France s’est
engagée profondément au Moyen-Orient depuis 1967, pour
toutes les bonnes et les mauvaises raisons déjà évoquées.
Aux préjugés culturels et culturalistes, en vertu desquels
c’est au Moyen-Orient que coulent les vraies sources de
l’arabité, s’ajoutent en effet des raisons mercantiles liées au
mirage des pétrodollars. Or la diplomatie française et les
services de l’État sont parfaitement au fait des invariants
géographiques de proximité du Maghreb, des héritages
historiques majeurs, et de la réalité de nos échanges
extérieurs. L’accumulation des échecs au Moyen-Orient, et
le conglomérat russo-américain sur cette région incitent au
retour vers les fondamentaux.
« Un autre rapport publié par El Karoui en août 2017,
Nouveau monde arabe, nouvelle “politique arabe” pour la
France », est encore plus explicite et volontariste. Le rapport
de cet intellectuel engage l’institut Montaigne et semble
soutenu par l’Élysée, par la presse mainstream et l’Institut
du monde arabe dont la France est le principal contributeur.
L’appareil d’État et les cercles dirigeants du patronat
français souscrivent en outre à ces analyses d’El Karoui. Le
rapport définit six priorités pour la France dans le monde
arabe, dont la définition d’une nouvelle doctrine (1), la lutte
contre l’islamisme (2), et en troisième position, « Priorité au
Maghreb ! ». Il est d’emblée affirmé que la France doit «
faire du Maghreb la priorité stratégique de sa politique dans
la région – plutôt que le Levant ou le Golfe – en mettant en
œuvre une politique reposant sur trois piliers : la sécurité, le
développement économique et l’influence culturelle ».
À partir de ce postulat, le rapport déroule des
propositions qui érigent le Maghreb en priorité extérieure
pour la France, et pour ses partenaires méditerranéens sud-
européens. Comme le rapport des diplomates, l’idée est
d’investir la structure de dialogue et de coopération du
groupe 5 + 5, en y associant l’Allemagne, poids politique et
financier oblige. Les mots sont très forts : « Le Maghreb est
autant un morceau du monde arabe qu’un territoire clé pour
notre profondeur stratégique, qui va jusqu’au golfe de
Guinée. Nos liens avec le Maghreb sont sans commune
mesure avec nos intérêts au Moyen-Orient et exigent un
investissement particulier dans cette région. La “politique
arabe” doit faire place à une politique maghrébine
entraînant un nouvel élan franco et euro-maghrébin. »
Ces propositions peuvent certainement séduire le Maroc,
et dans une moindre mesure les milieux dirigeants
tunisiens. Elles sont d’ailleurs soutenues d’emblée par les
relais de l’opinion marocaine en France. Mais rien ne dit que
cette vision trouve un écho positif dans l’appareil d’État
algérien, qui a sa propre vision de la géopolitique régionale,
et fait montre d’un nationalisme rigide. Tout dépendra des
futures autorités d’Alger.
Le Maghreb devrait donc devenir à l’Europe du Sud ce
que l’Europe de l’Est est à l’Allemagne, ce qui revient à
renforcer la stratégie d’intégration économique engagée par
l’Union européenne, en utilisant « les avantages comparatifs
de chacun et une dynamique de spécialisation régionale ».
Cette vision bute néanmoins sur des obstacles
considérables. D’abord, le tissu industriel est d’une fragilité
extrême, et d’autre part, la main-d’œuvre y est très mal
formée : la moitié de la main d’œuvre est analphabète au
Maroc, et ni le Maroc ni l’Algérie n’ont eu la volonté et la
capacité de réformer des systèmes d’enseignement
exsangues, ni même de trancher clairement en faveur d’une
langue réellement maîtrisée. Le multilinguisme de fait et de
droit plonge la majorité des élèves, des étudiants et même
de nombreux enseignants dans une situation kafkaïenne
très pénalisante et très peu efficiente. À cette difficile
situation, le rapport propose des transferts de technologie
par création de filiales industrielles, et par un soutien de
filières d’enseignement industriels et techniques.
Autre problème, la faiblesse extrême des niveaux de vie
au Maghreb, sept/huit fois inférieur à l’Europe de l’Ouest.
Puis la montée des pressions nationalistes en Europe, dont
rien ne dit qu’elles laisseront partir vers le sud sans
s’opposer de nouveaux pans d’une industrie française déjà
très diminuée, sauf hypothétique création d’un véritable
marché maghrébin de 100 millions d’habitants, mais là,
c’est la question du Sahara occidental qui fait obstacle.
Enfin, la situation sociopolitique du Maghreb demeure
compartimentée et très fragile. Le rapport répond à ces
questions, mais quels sont les moyens de les imposer ?
Deux ans plus tard, la France s’interroge toujours sur la
place de sa coopération avec l’Arabie Saoudite, affaire
Khashoggi et fiasco la guerre au Yémen obligent, et les
appareils d’État du Maghreb sont polarisés à juste titre par
les événements politiques d’ampleur en Algérie.
Au moins les points forts de la France au Maghreb ont été
mis en avant, notamment la puissance et la densité des
rapports humains et culturels entre les deux rives de la
Méditerranée. Le soft power français au Maghreb reste très
important même s’il ne faut pas le surestimer (il n’y a qu’un
tiers de francophones au Maghreb). Et le Maghreb est très
implanté en France par ses relais religieux, migratoires,
politiques et économiques. Le rapport rêve de rétablir
l’équivalent du « Haut comité méditerranéen », institution
coloniale défunte datant du Front populaire, transmuté en
Secrétariat général au Maghreb, comme existent les Affaires
africaines (Élysée) et les Affaires européennes (Matignon).
Mais les instances de la technocratie française sont la
traduction des volontés politiques.
Or, il est difficile de savoir ce que veulent réellement les
présidents français successifs : traité de réconciliation avec
l’Algérie sous Chirac et amitié avec le Maroc et le Liban,
Union pour la Méditerranée pour Sarkozy et amitié avec le
Maroc et le Qatar, retour à l’Algérie sous Hollande et liens
privilégiés avec les Saoudiens, retour d’amitié avec le Qatar,
l’Algérie et le Maroc sous Macron… Ce dernier s’est appuyé
pendant deux ans sur le diplomate chiraquien Maurice
Gourdault-Montagne, secrétaire général du Quai d’Orsay et
véritable vice-ministre des affaires étrangères. Très averti en
affaires algériennes, il marque un retour aux fondamentaux
d’avant la Syrie. Au bout du compte, leurs initiatives n’ont
jamais vraiment abouti. Peut-être est-il temps d’écouter des
intellectuels, des journalistes, des cinéastes et des
romanciers arabes critiques, dissidents ou en rupture de
ban, que notre diplomatie a souvent tenus à l’écart, car ils
n’allaient pas dans le sens de la coopération interétatique ?
Des voix se sont toujours élevées contre les États
autoritaires et répressifs, contre les islamistes devenus un
temps intouchables après 2011, contre les formes
d’obscurantisme dans lesquelles sont tenus les peuples et
les opinions arabo-berbères. L’Algérie offre un exemple
inédit de transition pacifique en cet été 2019, et en fonction
de son évolution, des figures qui comptent dans le débat
public pourraient en être renforcées.
Il s’agit moins de les suivre que d’écouter ces voix, ces
récits, leurs propositions, de lire leurs textes et leurs
romans, de regarder leurs films et d’apprécier leur humour.
Certaines de ces voix sont tonitruantes et inaptes à l’action
publique, mais elles disent ce qu’éprouvent les peuples et
ce à quoi ils aspirent. Ni les islamistes ni les États n’ont le
monopole de l’expression des peuples, même s’ils sont les
forces dominantes, et qu’ils intimident. De nombreux
intellectuels et dissidents, comme Aziz Krichen, Boualem
Sansal, Kamel Daoud, Aboubakr Jamaï, Abdelhak Serhane,
Nabil Ayouche, Hélé Béji, Ali Dilem, Zineb El Rhazoui, pour
s’en tenir à une dizaine d’entre eux, portent un regard libre,
souvent dérangeant, ironique ou constructif, distancé et
franc sur leur pays, leurs élites ou les rapports à l’étranger,
à la culture, aux idéologies 18… Ces médiateurs et de
nombreux autres donneraient à nos dirigeants une vision
radicalement différente de la parole publique compassée,
qui ne suffit manifestement plus à décrire un monde au
bord de la rupture.

La poudrière maghrébine
« Au début des années 2000, la plupart des pays
d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient connaissaient des
régimes autocratiques vieillissants, “non inclusifs”, voire
prédateurs et corrompus, qui, ayant perdu leur légitimité de
plus en plus contestée, s’appuyaient essentiellement sur
l’armée et la police. Le rôle des services de renseignement –
les moukhabarat – au sein du pouvoir était prédominant.
Face à une pression démographique non maîtrisée, leur
gouvernance était jugée désastreuse sur le plan
économique comme en matière sociale. Ces pays étaient
incapables de fournir des emplois à une jeunesse de plus en
plus connectée sur les réseaux sociaux, mais frustrée car
ayant reçu une formation de médiocre qualité et inadaptée
au monde du travail. […] Il est à craindre que cette situation
ne se pérennise, les causes et ingrédients qui expliquent la
situation actuelle étant toujours présents et pouvant
déboucher sur l’implosion de certains États […] ». Ainsi
s’expriment début 2017 les diplomates du groupe Avicenne
pour décrire les pays arabes à la veille des révolutions de
2011. À les écouter, la situation n’aurait guère changé
quelques années après, ce que confirment a posteriori les
événements algériens de 2019.
Il est en effet difficile de les démentir, notamment au
Maghreb. Certes, la Tunisie a connu un authentique
processus de démocratisation depuis 2011, et les élections
générales se sont déroulées dans un réel pluralisme et avec
une neutralité de l’appareil d’État, un exploit. Mais la
situation sociale et économique est extrêmement pesante
et volatile, se dégradant pour les familles et les travailleurs
qui ont perdu plus de la moitié de leur pouvoir d’achat en
huit ans. La stabilité politique et idéologique demeure
incertaine, longtemps dominée par la confrontation entre le
camp moderniste, dirigé jusqu’en juillet 2019 par un
président nonagénaire qui a échoué à placer son fils pour lui
succéder, et le camp islamiste, dirigé par un homme de 78
ans, qui a donné des preuves de sa grande habileté, voire
de sa bonne volonté, mais aussi de la porosité de son camp
à la violence. Leurs partisans se sont largement désengagés
des urnes, de sorte que les deux principaux partis de 2014
ne représentent désormais qu’une étroite minorité de la
population, à tel point que le résultat des élections
générales de l’automne 2019 est extrêmement incertain.
Mais 53 % des jeunes Tunisiens souhaitent partir à
l’étranger 19, du fait de l’effondrement du PIB tunisien par
habitant entre 2011 et 2018, une véritable alerte pour la
seule démocratie arabe.
L’environnement sahélo-saharien instable ne dispense
pas non plus la république algérienne et le royaume du
Maroc de problèmes intérieurs. La situation de ces deux
pays est très différente, même s’ils ont constitué une sorte
de glacis au moment des printemps arabes, qui leur a
permis d’échapper au tsunami régional. L’Algérie a réagi à
la fois du point de vue sécuritaire, en noyant les
manifestations initiales sous une masse de policiers, mais
surtout en distribuant à la population des milliards d’euros
issus du fonds de souveraineté, soit près de 200 milliards à
cette date, dont il ne reste pas grand-chose en 2019. Cela
n’a calmé qu’un temps les revendications prêtes à se faire
jour, puisqu’une véritable révolution politique surgit à l’hiver
2019.
En effet, l’Algérie a été dirigée de 1999 à 2019 par le
président élu et réélu Abdelaziz Bouteflika, né en 1937,
frappé par un AVC en 2013. Dès lors, le président n’a plus
prononcé de discours public, mais a pourtant été réélu au
terme d’une campagne muette et surréaliste en 2014, que
nos présidents de la République successifs ont validée en
faisant croire à sa capacité de décider. La tentative ultime
de se représenter aux élections d’avril 2019 pour un
cinquième mandat a mis le feu aux poudres : une véritable
révolution algérienne est née. Dans cette république
militaire très centralisée, la difficulté à dépasser la légitimité
politique issue de la guerre d’indépendance a bloqué un
système économique et politique corrompu qui n’a pas
développé le pays, se contentant de dépenser 1 000
milliards de dollars en 15 ans sans créer les conditions d’un
sursaut économique.
En 2018, les Algériens étaient inquiets : la machine
économique tournant à vide sans se réformer, les réserves
financières ayant été consommées, le baby-boom en cours
depuis 2012 n’augurant pas une situation sociale facile avec
plus d’un million de naissances par an, et les oppositions
étant en miettes. D’après une étude du Boston Consulting
Group (BCG), 84 % des Algériens se disaient prêts à l’exil
professionnel 20, ce qui traduit une absence totale de
perspectives internes. Or les conditions internationales de
l’émigration n’ont jamais été aussi difficiles depuis les
années soixante. Les Algériens sont donc face à eux-
mêmes. Si leur expérience de la guerre civile des années
1990 leur fait redouter l’aventure politique, ils ont fini par se
soulever contre un pouvoir opaque, corrompu et autoritaire.
En jouant la carte de l’armée contre le clan Bouteflika, la
rue, qui a montré une grande sagesse et une grande
maturité politique, sait que les enjeux de la transition en
cours sont considérables, et que les défis d’une Algérie
stabilisée, moins conservatrice et sur la voie d’un véritable
développement économique et social sont immenses. Cette
révolution à chaud se poursuivait sans violence à l’été 2019,
sans qu’il soit possible d’en définir les modalités à venir. Au
moins peut-on relever que l’État profond a jeté en prison
tous les chefs de l’ancienne nomenklatura de Bouteflika, et
que les aspirations démocratiques sont extrêmement fortes
dans la population et une partie des élites.
Quant au Maroc, plus désargenté, il a offert une réponse
politique d’opportunité en 2011 qui a permis une réforme
éclair de la Constitution et, dans la foulée, l’accession des
islamistes du PJD à la tête du gouvernement. La situation
est-elle aujourd’hui plus favorable au Maroc ? Elle est en
apparence moins incertaine. Au fil des ans, les questions
posées en 2011 ont trouvé peu de réponses, mais les leviers
des contestations ont été méthodiquement désactivés par
le palais qui se retrouve sans véritable opposition
constituée. Il s’en suit des révoltes locales ou sporadiques,
comme celle du Rif, la région nord déshéritée du royaume,
qui a couvé durablement en 2017-2018. Après ces
événements, le royaume est entré dans une véritable
paranoïa sécuritaire poussant les autorités à réprimer
durement toute velléité oppositionnelle, sans que quiconque
à l’étranger n’y voit à redire, géopolitique régionale oblige.
Les longues absences du roi, son divorce et le resserrement
du pouvoir autour d’une poignée de responsables de son
entourage confèrent à l’anniversaire de ses vingt ans de
règne en juillet 2019 une sorte d’étrange apesanteur.
Le pays poursuit sa décélération démographique et
l’économie tourne sur des bases plus saines qu’en Algérie,
et plus rondement qu’en Tunisie, bien qu’elle soit incapable
d’endiguer la misère de masse du Maroc des montagnes et
des périphéries. Le pays est assez éloigné des champs de
bataille du Sahel et de Libye et, surtout, la situation
politique et religieuse est stable. Pourtant, selon Maghreb
confidentiel d’octobre 2018, « tous les voyants sociaux sont
au rouge. Au soulèvement du Rif (le Hirak) en début
d’année se sont ajoutées des protestations plus ciblées
(accès à l’eau, aux soins…), tandis que les départs
clandestins vers l’Europe se multiplient 21 ». La situation
sociale au Maroc est si tendue que le pays est redevenu
d’un coup « exportateur » de migrants en 2016 avec 65 000
clandestins en 2018, dont un tiers de Marocains, proportion
passée à 50 % l’année suivante 22. Cela a eu pour effet de
tendre ses relations avec ses voisins européens. Entre deux
maux, le Maroc hésite. D’un côté, 91 % des actifs marocains
voudraient quitter leur pays 23, ce qui traduit une profonde
crise sociale à prendre en compte, et les policiers ont donc
ouvert à dessein la soupape migratoire. De l’autre, le Maroc
s’expose à des risques croissants et assumés de tensions
avec l’Europe sur la question des migrants, des terroristes 24,
des stupéfiants, de la gestion de l’islam et des mosquées,
de la surveillance des émigrés. Les tensions avec l’Espagne
et la France débouchent néanmoins sur des accords qui
servent les intérêts du royaume. Le Maroc a reçu début
2019 120 millions d’euros de l’Union européenne pour tenir
sa frontière (ce qui n’empêche pas la reprise des pateras à
l’été 2019), et 170 millions sur quatre ans pour l’accord de
pêche avec l’UE qui lui est très favorable, puisqu’il inclut les
eaux territoriales du Sahara occidental qui ne lui appartient
pas en droit international. Les autorités marocaines, qui
savent les élites européennes faibles et inquiètes, estiment
que c’est le prix du « sale boulot » du contrôle de Gibraltar
et des remontées migratoires depuis le Sahel.
La situation est fort peu satisfaisante et incertaine au
Maghreb. Il n’est certes pas un champ de bataille, bien que
cerné par les périls (Sahel, Libye, Moyen-Orient). Il est
même non seulement souhaitable mais probable qu’il
échappe à la violence. Mais des initiatives s’imposent
d’urgence pour sortir de situations nationales précaires qui
pourraient aboutir à une déstabilisation d’un État de la
région. La question économique est centrale car les accords
de libre échange avec l’Europe et la Chine ont montré leur
profonde toxicité au Maghreb qui est incapable de
s’industrialiser et de s’équiper. Tous les spécialistes français
de la question sont inquiets car ils savent que les réserves
financières de l’Europe du Sud sont à plat, et que la montée
de la contestation populiste n’est pas faite pour calmer le
jeu des relations régionales.
4.
Quel islam en France ?

Les Frères musulmans à la


manœuvre
Fidèles à leur devise : « Allah est notre objectif. Le
Prophète est notre chef. Le Coran est notre loi. Le djihad est
notre voie. Mourir dans la voie d’Allah est notre plus grande
espérance 1 », les Frères musulmans, une organisation
mondiale née au Caire en 1928, poursuivent leur combat
politico-religieux. Forts de l’assurance du soutien de Dieu à
leur projet, les Frères travaillent de manière explicite à
l’islamisation de leur société, qu’elle soit moyen-orientale
ou européenne. Les déclarations explicites de leurs
responsables en témoignent régulièrement. Le problème est
que de tels propos militaro-religieux, qui sont parfaitement
entendus pour ce qu’ils sont au Maroc ou en Tunisie, sont
perçus comme obscènes (littéralement qui « révoltent la
pudeur ») dans la langue française du XXIe siècle ; ils sont en
réalité inaudibles, comme intraduisibles. Depuis les guerres
de religion du XVIe siècle, ces termes et ces expressions ne
font plus sens dans la langue française, et auraient déjà été
perçues comme anachroniques au XVIIIe siècle. Il y a
véritablement là une rupture de sens (comme il y a des
ruptures de charge dans le transport), ce qui renvoie aux
travaux de l’historien François Hartog sur les régimes
d’historicité 2. Parce que comme la langue de nos ancêtres,
devenue indicible ou totalement insignifiante sur certains
points, le seul fait de rapporter ces mots et expressions –
auxquels doit adhérer tout militant des Frères musulmans –
risque de faire basculer le scientifique ou le journaliste
français dans le camp du mal (que celui-ci soit contre-
révolutionnaire ou totalitaire). A contrario, le militant ou
l’idéologue des Frères musulmans ne risque rien, car ses
propos sont tellement inaudibles qu’ils sont banalisés,
folklorisés, dévitalisés. Un peu comme si un Romain venait
nous menacer des foudres de Zeus ! Nous sommes là au
cœur du déni français. C’est pourquoi cette pensée
totalitaire peut tranquillement se diffuser auprès de ses
adeptes.
Youssef al-Qaradawi, l’Égyptien maître à penser mondial
des Frères musulmans, auteur prolixe de 130 livres, dont
nombre de best-sellers, est l’infatigable prescripteur de
normes islamiques, notamment sexuelles, qui a inondé
pendant des années Al-Jazeera de ses prêches et avis
religieux dans son émission « La charia et la vie ». Depuis
son expulsion d’Égypte à 35 ans en 1961, il est hébergé par
le Qatar jusqu’en 2011, où il a organisé l’enseignement
islamique, œuvrant avec prosélytisme grâce aux
pétrodollars de cet État confetti à l’islamisation de la
planète. « L’islam va retourner en Europe, comme un
conquérant et un vainqueur, après en avoir été expulsé à
deux reprises (d’Andalousie et des Balkans, NdA). Cette fois-
ci, la conquête ne se fera pas par l’épée, mais par le
prosélytisme et l’idéologie », déclare-t-il en 1999 3. Ainsi ce
prédicateur a pu tranquillement appeler à une grande
collecte pour financer la mosquée géante de Mulhouse.
Nombre de prédicateurs et idéologues l’ont suivi, dans la
fidélité au maître fondateur de la confrérie, Hassan El
Banna, mort en 1949, qu’il s’agisse de la descendance de
celui-ci, comme les Ramadan (qu’il protège), ou de leurs
épigones.
Le Franco-Égyptien Marwan Muhammad, ancien directeur
du CCIF, devenu proche de l’AKP qu’il fréquente
régulièrement comme lors de ses deux voyages du
printemps 2018 en Turquie, se rêve, depuis l’éviction pour
présomption de viols de Tarik Ramadan en 2017, en chef
des musulmans de France. En dépit de ses nombreuses
dénégations quant à son appartenance ancienne et avérée
aux Frères musulmans, Tareq Oubrou déclarait plus
modestement : « L’UOIF (l’association des Frères
musulmans) reste la structure la mieux adaptée à
l’émergence d’un islam de France 4. » Quelques années
auparavant en 2003, il avait repris à son compte l’antienne
des Frères musulmans : « Le Coran est notre Constitution 5. »
Si les mots ont un sens, cela dit en quelle estime il tenait les
textes constitutionnels de la République. Mais il affirme et
écrit aujourd’hui avoir révisé de fond en comble sa pensée.

Une poignée d’idéologues fréristes ont une grande influence
sur de nombreux croyants adeptes qu’ils impressionnent, et
travaillent à l’islamisation de l’Europe. Cette terre de
mission leur paraît très prometteuse et très molle depuis la
fragilisation de l’Europe, et de la France en particulier, entre
l’été 1914 et l’été 1962. En 48 ans, l’Europe a été ravagée
par deux guerres mondiales suicidaires, par une crise
mondiale désastreuse ; elle a perdu tous ses empires
coloniaux, a été fracturée, et a perdu l’estime pour sa
propre civilisation et ses valeurs. Le génocide des juifs et les
guerres coloniales ont achevé d’anéantir sa conscience
morale. La traduction très concrète en est l’effondrement de
la natalité du continent qu’aucun gouvernement n’a eu
besoin de décider, à la différence de la Chine.
Les Frères musulmans croient à l’action directe de Dieu
(Allah) dans l’Histoire. Cela explique que al-Qaradawi
présente le génocide nazi comme un « châtiment divin ».
Allah est également immanent dans la vie des hommes et
des sociétés. Les Frères musulmans voient dans leur
présence en terre occidentale une revanche sur l’arrogante
Europe du XIXe siècle qui s’est emparée des terres
islamiques. Ils considèrent que Dieu a mis fin à la phase
coloniale parce que les musulmans sont redevenus dignes
de ses enseignements, et que la prédication salafiste et
wahhabite a été déterminante. Le temps de l’offensive est
donc revenu selon eux, qu’il s’agisse de la conquête des
territoires par les berceaux ou par la prédication. Des
mosquées en France s’intitulent d’ailleurs Fatah, « conquête
islamique victorieuse », comme à Bourges, Besançon,
Bordeaux, Tours, Sainte-Livrade, Vandœuvre, Creutzwald,
Dunkerque, Hem, Louvroil, Maubeuge, Avion, Haguenau,
Saint-Louis, Macon, Champagné, Amiens, Fréjus, Noisy-le-
Sec, avec des variantes équivalentes, Tarek ibn Zyad – le
conquérant musulman de l’Andalousie – à Dreux ou Les
Mureaux, Ennasr – la victoire – à Hénin-Beaumont,
Montigny-en-Gohelle et Mulhouse, ou Ibn Tanmiyya, le
premier idéologue salafiste médiéval – à Tourcoing.
Il ne s’agit pas là de vues de l’esprit, mais d’une doctrine
aujourd’hui bien connue, parce qu’elle s’exprime à la fois
dans des textes internes ou dans des discours publics. Ainsi
en est-il d’un « mémorandum explicatif des Frères
musulmans » en arabe, daté du 22 mai 1991, découvert à
Genève dans une banque islamique par la police, dans le
cadre de l’enquête postérieure au 11 septembre 2001. Cet
appel programmatique qui concerne l’Amérique et
l’Occident est clair : « Les Frères musulmans doivent
comprendre que leur action en Amérique est une variante
du grand jihad. Le peuplement est un processus de jihad de
civilisation qui élimine et détruit la civilisation occidentale
de l’intérieur. Il s’agit de saboter leur misérable maison, et
par leurs propres mains et par les mains des croyants. Ainsi,
en éliminant cette civilisation, c’est la religion d’Allah qui
sera victorieuse sur toutes les autres religions. » Il est
d’ailleurs conforme à des milliers d’autres déclarations.
C’est pourquoi, sans vraiment le cacher – puisque telle
est la volonté de Dieu –, ils n’hésitent pas à multiplier les
déclarations bellicistes et revanchardes, promettant la
reconquête de l’Europe et l’extension de l’islam, qui reprend
ainsi sa marche historique un temps interrompue. On ne
s’étonnera pas que les chefs les plus puissants, Boumediene
hier ou Erdogan aujourd’hui, soient les auteurs des
déclarations les plus martiales. Dans un discours qu’il
voulait certainement prophétique, Houari Boumediene, qui
fut dans sa jeunesse un militant des Frères musulmans au
Caire durant ses années de formation, devenu président de
l’Algérie en 1965, déclarait à la tribune de l’ONU en 1974 : «
Un jour, des millions d’hommes quitteront l’hémisphère sud
pour faire irruption dans l’hémisphère nord. Et certainement
pas en amis. Car ils y feront irruption pour le conquérir. Et ils
le conquerront en le peuplant de leurs fils, c’est le ventre de
nos femmes qui nous offrira la victoire. »
Dans une veine tout aussi guerrière, le futur chef d’État
de la Turquie, qui n’était pas encore le leader mondial des
Frères musulmans qu’il est devenu, le Premier ministre
Recep Tayyip Erdogan, déclarait en 2003 : « Nous vous
conquerrons par vos valeurs démocratiques et nous vous
dominerons par nos valeurs musulmanes. » Quelques
années plus tôt, dans un discours resté célèbre prononcé le
6 décembre 1997 en Anatolie, l’encore maire d’Istanbul en
butte aux contestations politiques de l’establishment
républicain déclara devant 5 000 partisans : « Même si les
cieux se déchirent, même si la terre s’entr’ouvre, même si
les tornades et les éruptions s’abattent sur nous, nous ne
changerons pas de route […]. Les mosquées sont nos
casernes, les coupoles de nos mosquées nos casques, les
minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats. » Bien
qu’à usage politique interne, ce discours, qui n’a jamais été
démenti, use d’une rhétorique qui dit en quelle estime
l’homme qui dirige la Turquie tient une laïcité qu’il s’est
promis d’abolir.
L’ensemble de ces déclarations, faites dans des
contextes et devant des publics très divers, peut être
regardé comme des tirades d’estrade, de la forfanterie ou
des propos si excessifs qu’ils en deviennent anodins. On
peut à l’inverse les sacraliser et les prendre au pied de la
lettre. Mais on peut aussi les regarder comme une
manifestation vivante des « régimes d’historicité » : oui, les
hommes et les civilisations vivent et évoluent au rythme de
représentations et d’horizons d’attente très divergents. Si le
« présentisme » est le régime d’historicité que l’Occident a
adopté depuis 1945, qui se caractérise à la fois par la
condamnation de son passé, et par le refus et l’incapacité à
penser l’avenir (no future), l’horizon d’attente des Frères
musulmans est tout autre. Immergés dans une théologie
politico-religieuse islamique fidèle aux sources de la
révélation coranique, ils considèrent que l’humanité
commence réellement avec la révélation de Mahomet, et
que l’action terrestre de Dieu sur Terre vise l’expansion
universelle de l’islam : quand les musulmans et leurs chefs
respectent à la lettre les prescriptions de Dieu, le règne de
l’islam s’étend, ce qui est le cas depuis la décolonisation ; à
l’inverse, si l’islam stagne ou régresse, c’est que Dieu veut
punir ses croyants mal agissants. De l’incompréhension
complète de ces modes d’être au monde naissent
évidemment beaucoup de malentendus.
Souvent accusés de dissimulation quand ils sont faibles
ou menacés, les Frères musulmans pratiquent de nos jours
en Europe une politique très visible 6, ce qui ne veut pas dire
qu’elle soit vue ni comprise. L’UOIF, actuelle MDF, mène
ainsi une politique internationale et nationale parfaitement
visible, à l’exception de ses circuits de financement. Elle est
membre de l’Union des organisations islamiques en Europe,
son organisation mère. Celle-ci est assistée d’un Conseil
européen pour la fatwa et la recherche (CEFR) basé à
Dublin, composé de vingt-neuf oulémas, présidé par Youssef
al-Qaradawi, le théologien suprême de la confrérie, qui n’est
pas cantonné à son rôle qatari. Il a été de nouveau expulsé
d’Égypte en 2014 après avoir été interdit de séjour en
France en 2012 après les attentats de Toulouse, alors qu’il
devait discourir au Rassemblement annuel des musulmans
de France au Bourget, la grande foire annuelle des Frères. Il
y était venu à plusieurs reprises par le passé, invité par ses
amis de l’UOIF : en 1992, il a remis les diplômes de la
première promotion dudit « Institut européen des sciences
humaines » dans la Nièvre, qui forme les imams de
l’UOIF/MDF. Le Rassemblement annuel du Bourget le week-
end pascal, qui n’est pas sans évoquer les anciens banquets
républicains du Vendredi saint – version islamique –, avait
pour maître d’œuvre Tareq Oubrou, et Tarik Ramadan était
sa principale star.
Certaines métropoles d’Europe revêtent une grande
importance dans l’imaginaire historique des Frères, et il faut
symboliquement les islamiser. Trois catégories se dégagent :
les grandes villes et capitales qui ont historiquement vaincu
l’islam (Paris, Marseille, Toulon, Londres, Barcelone, Moscou,
Madrid) ; les villes historiques qui ont été musulmanes ou
qui ont connu de grandes batailles musulmanes (Toulouse,
Poitiers – avec sa Grande Mosquée « Balat-el-Chouhada »,
nom arabe de la bataille de 732 –, Vienne – deux fois
assiégée en vain –, les villes andalouses, Sarajevo, le
Kosovo) ; les capitales religieuses et politiques de l’Europe
(Saint-Denis – ville du patron spirituel de la France et
nécropole des rois de France –, Reims – ville du sacre des
mêmes rois – (où la plus Grande Mosquée du pays est
inaugurée en 2019, grâce au soutien financier du Qatar et
du Koweït, car l’enjeu est majeur), Rome (capitale de
l’empire et de la chrétienté), Moscou, Bruxelles, Strasbourg,
Genève. Toutes ces villes font l’objet d’une attention
particulière des Frères et de leurs alliés, sans aller jusqu’à
évoquer la géographie des attaques terroristes. Les trois
plus grandes mosquées du continent se situent à Moscou (la
nouvelle Rome après la chute de Constantinople), à Rome
(qui compte pourtant peu de musulmans) et bientôt à
Strasbourg (capitale de l’Europe où les Turcs du Milli Görus
font construire la mosquée Eyyup Sultan qui sera achevée
en 2022 ; ne pouvant être en reste, les Arabes du Golfe
financent celle de Mulhouse tout aussi monumentale). La
plus Grande Mosquée va ainsi passer de Reims, la capitale
symbolique des Francs, à celle de l’Europe, Strasbourg. La
population musulmane est en passe de devenir majoritaire à
Bruxelles, autre capitale de l’Union européenne, avec plus
de la moitié des naissances. Dans un autre registre,
Sarajevo et le Kosovo ont été le théâtre de véritables
guerres où l’islam a joué un rôle essentiel. Vienne et
Strasbourg font partie des villes que le président Erdogan a
visitées pour ses discours politiques de combat en Europe.
Tout cela n’est pas dénué de signification.

Islam en France ou islam de


France
En France, alors que se multiplient les rapports
académiques et administratifs sur les islams, tant ils sont
divers dans leurs pratiques comme par leurs origines, les
islamistes ont réussi depuis quelques années, « effet
attentats » et « islamophobie » aidant, à saturer l’espace
médiatique et social. Ce ne sont pourtant pas les imams
salafistes qui ont besoin d’une protection policière
rapprochée, mais quinze Français qui se sont illustrés dans
une critique voltairienne de l’islam, du philosophe Robert
Redeker à la journaliste Zineb El Rhazoui. Dans ce contexte
volatile, les pouvoirs publics voudraient passer de l’islam en
France à un « islam de France », afin d’arracher les
musulmans d’ici aux déterminismes et aux influences
extérieures. Cette recherche est l’objet du rapport El Karoui
de 2018, soucieux d’émanciper l’islam français de ses
parrains étrangers et idéologiques, qui veulent le contrôler à
leur seul profit, dynamitant au passage la citoyenneté
française en nuisant gravement à l’intégration. C’est
d’ailleurs la cause de la levée de boucliers qui s’est abattue
sur ce travail après sa présentation, poussant l’Élysée à
faire marche arrière sur certains aspects de la réforme
envisagée. El Karoui, mandaté par le président Macron pour
réformer l’islam de France, pousse néanmoins sa réforme en
2019 comme nous le verrons.
Cette préoccupation n’est pas nouvelle. La France
coloniale tirait les ficelles pour neutraliser l’islam d’Algérie,
en s’appuyant sur des élites consentantes et, plus tard,
Charles Pasqua, Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Sarkozy
ont apporté leur contribution. Mais aux yeux des
musulmans, la France transforme l’or en plomb dès qu’elle
s’érige en gardienne du temple islamique : qu’elle choisisse
et institutionnalise des interlocuteurs (les imams ou
marabouts d’Algérie ou du Maroc), qu’elle opte pour un
comité ad hoc (le CFCM de Sarkozy), qu’elle désigne un État
pour former ses imams (le Maroc), qu’elle nomme et forme
ses imams (projet Chevènement), qu’elle désigne de « bons
musulmans » (Oubrou pour Juppé, Chalghoumi pour le CRIF,
Lasfar pour Aubry, et autres figures médiatisées), ou qu’elle
érige un « grand imam » (projet El Karoui), ceux-ci risquent
d’être démonétisés. C’est le syndrome du « musulman de
service ». À long terme, le « vrai » musulman (moudjahid ou
salafiste) auto-proclamé ne remporte-t-il pas la victoire
morale et politique ?
Pétris de culture monarchiste et cléricale, héritiers sans
en avoir conscience de Napoléon, les dirigeants français
pensent qu’une religion c’est un clergé, et qu’un clergé, ça
se gouverne ! Or l’islam sunnite n’a ni clergé ni pape, et
toute figure cléricale ou politique qui s’en réclame est
délégitimée, surtout si elle est contrôlée par une main
étatique « chrétienne » ou laïque. En mars 2016, le
président Hollande a reçu un rapport public commandé à
trois auteurs, dont un homme de confiance du Maroc 7, sur
la formation des imams. Ce rapport, pour lequel de
nombreux imams, dont ceux des Frères musulmans, ont été
auditionnés, propose de renforcer le rôle de l’université.
Devant l’impossibilité d’étendre le concordat alsacien-lorrain
à l’islam puisqu’une réforme de la Constitution serait
nécessaire, les auteurs estiment que les universités doivent
contribuer à former les imams à la laïcité, voire davantage.
Mais des diplômes universitaires ou DU, instaurés dans la
foulée des grands attentats, peuvent-ils contrebalancer les
influences reçues pendant leur formation initiale, en Algérie,
au Maroc ou chez les Frères en France même ? Assurément
non. Les universités devraient en outre relancer
l’enseignement de la théologie islamique, or la théologie a
été sortie des universités à la fin du XIXe siècle. « On tourne
un peu en rond. L’état des lieux, on le connaît. S’appuyer
sur les DU, la dimension laïcité, ce n’est plus le cœur du
sujet. Le cœur du sujet c’est la théologie, comment on
l’enseigne et avec qui. Il faudrait pouvoir s’appuyer sur des
instituts universitaires à l’étranger ou des Français »,
commente Didier Leschi 8.
En août 2016, le président Hollande nomme Jean-Pierre
Chevènement à la tête de la Fondation de l’islam de France
(remplacé depuis par l’imam Bencheikh). Cet événement
est l’occasion de vérifier les vieilles habitudes et pratiques
présidant l’islam en France 9. Qu’on en juge : « La vivacité
des réactions à la création de la Fondation et à la
nomination de Chevènement renseigne aussi sur les
nouvelles ambitions nées chez une nouvelle catégorie
d’acteurs qui se croient compétents sur l’islam […]. Tout bon
socialiste cède au réflexe consistant à faire sous-traiter ces
questions complexes par… SOS Racisme. Cette règle se
trouve confirmée par la faillite de l’Institut des cultures
d’islam, fleuron de l’“islam de France” […]. Pour lui éviter la
fermeture, Anne Hidalgo décida de renvoyer tous les
anciens de SOS Racisme nommés par Bertrand Delanoë,
pour nommer présidente Bariza Khiari, la sénatrice
fabiusienne d’origine algérienne, et néanmoins membre du
groupe d’amitié France-Maroc du Sénat, ce qui lui vaut des
invitations répétées à l’émission dite islamique par
Abderrahim Hafidi, pour qui la monarchie alaouite serait la
seule habilitée à former […] des imams “républicains” et
francophones […]. C’est Dalil Boubakeur qui contesta avec
le plus de vigueur la nouvelle fondation […]. Mais sa fronde
[…] prit fin quand Alger lui recommanda de rentrer dans le
rang. […] Chevènement fit appel au romancier marocain
Tahar Ben Jelloun, caution marocaine du projet […]. Puis
pour faire bonne mesure et éviter la relance des querelles
algéro-marocaines, il fit entrer Ghaleb Bencheikh […] qui
convoite le fauteuil de recteur de la Mosquée de Paris. »
Alors que faire pour sortir de ce jeu de dupes sans laisser
les clés de « l’islam de France » à des islamistes
omniprésents ? Peut-être faut-il seulement appliquer les lois
et les principes généraux de la République que sont la
laïcité, l’obligation scolaire, la neutralité de l’Etat, la
garantie de l’ordre public, la non-discrimination, l’égalité
homme-femme, l’obligation d’état-civil, les lois de
protection animale, les lois sur les signes religieux.
Mais en 2018, le rapport El Karoui propose de supprimer
tout financement extérieur à destination des musulmans de
France, et de dégager un financement interne spécifique et
contrôlé à l’islam national. Les organisations islamistes ne
sont-elles pas interdites dans des pays arabes, notamment
chez l’allié émirati ? Or, les musulmans de France, en forte
croissance, riches au regard de leurs anciens compatriotes
et socialement diversifiés, génèrent une richesse produite
annuellement égale voire supérieure à celle du Maghreb
(hors Libye 10), ce qui offre des marges de manœuvre. Mais
le misérabilisme obstrue notre regard.
Un rapport parlementaire relève que les financements
étrangers annuels à l’islam en France ne dépassent pas 15
%, avec 6 millions d’euros du Maroc, au moins 2 millions
d’Algérie, 3,7 millions d’Arabie Saoudite, plusieurs millions
du Qatar, etc., pour la partie officielle, car témoignages et
conjectures vont bon train pour la partie immergée 11. Même
si c’est devenu faible par rapport aux dizaines de millions
d’euros de dons annuels des fidèles (L’Obs évoque même
des dons annuels allant jusqu’à 300 ou 400 millions ?),
l’emploi de ces sommes peut être stratégique : forcer la
main d’un élu ou d’une commune pour construire une
mosquée, soutenir un salon islamique, une association ou
un colloque, etc. Est-il sain par ailleurs que 90 millions de
Maghrébins, dont le niveau de vie moyen est nominalement
huit fois inférieur à celui de la France, contribuent (même
indirectement) à la consolidation de l’islam de France ? Le
rapport El Karoui envisage un montage financier complexe,
mixant une taxe sur le marché halal (60 %), des
contributions et des dons (25 à 30 %), et des exemptions
fiscales ou une taxe sur le pèlerinage à La Mecque. Ce
policy mix est-il nécessaire et pertinent ? Qui va vraiment
en bénéficier ? Car en l’état actuel, les frères musulmans et
les entrepreneurs du halal, n’ayant souvent qu’un lointain
rapport avec toute spiritualité, se frottent les mains.
Si les musulmans de France veulent former des imams et
construire des mosquées, qui les en empêche ? La loi de
1901, en l’espèce, accorde la liberté d’association aux
mosquées. La loi de 1905 a obligé les paroisses à créer des
associations locales cultuelles (dites diocésaines)
autofinancées pour gérer leurs affaires conformément aux
lois. Faut-il appliquer la loi de 1905 aux mosquées comme le
désire le président Emmanuel Macron, ou prendre le temps
d’une « parenthèse concordataire » comme le souhaite
Alain Minc ? Toute autre attitude ne serait-elle pas
infantilisante ? C’est ce que considère Mohamed Louizi,
ancien Frère musulman parti en campagne via son blog
ultra-documenté contre ses anciens amis, qui milite pour un
islam apolitique, et que les Frères pilonnent de procès en
diffamation.
La réforme de l’islam de France annoncée initialement
par le président Macron pour le début 2018 a été repoussée,
mais est toujours promise dans le discours de politique
générale du Premier ministre en juin 2019. Face à la
puissance des réseaux islamistes, plus ou moins contenus
par les mosquées et les imams consulaires, même si dans le
cas de la Turquie on observe une fusion des deux cercles, la
route est étroite. Appliquer sans faiblir les lois de la
République, ne rien concéder aux musulmans en tant que «
nation », mais offrir une pleine citoyenneté aux individus est
souhaitable, mais ne résout pas la question institutionnelle.
Certains, comme Ivan Rioufol, journaliste au Figaro,
considèrent qu’une « idéologie politique se combat par des
ripostes politiques. Ceux qui croient voir dans l’islamisme
une religion à qui la laïcité pourrait être imposée se
trompent de diagnostic ». Et d’ajouter : « Il n’est pas
demandé à l’État d’organiser l’islam, mais de briser les reins
d’un projet de contre-société totalisante et théocratique. »
C’est la politique que proposait chacun à leur manière,
en dépit de leurs positions aux antipodes du spectre
politique, le défunt Charb comme le candidat Fillon, et vers
laquelle poussent plusieurs intellectuels, notamment des
femmes bien connues, de culture ou d’origine musulmane
engagées dans le combat laïc sur l’ensemble du spectre
politique. C’est la politique que mènent désormais certains
pays arabes, avec une excessive violence, et que la
République a mise en place contre l’Église sous la
République radicale d’Étienne Combes. Tout est ouvert à ce
stade de l’indécision politique.

La langue arabe, problème ou


solution ?
Lorsque le rapport El Karoui de 2018 propose de «
relancer l’apprentissage de la langue arabe », quel est
l’objectif ? Il écrit que cet enjeu est « majeur tant les cours
d’arabe sont devenus pour les islamistes le meilleur moyen
d’attirer des jeunes dans leurs mosquées et écoles ». Parmi
les centaines d’inculpés en France en matière de terrorisme,
il n’y a que 20 % d’arabophones, pour la plupart des natifs.
Seuls les cadres islamistes les plus déterminés ont appris
l’arabe : mais c’est l’arabe coranique qu’ils recherchent, et
l’arabe laïc des écoles de France n’a aucun intérêt pour eux.
L’engouement de nos élites pour une langue qu’elles ne
connaissent pas, sauf exception, n’est-il pas l’ultime
mouture de l’héritage orientaliste dénoncé par Edward Saïd
?
Suite à la publication de ce rapport, le ministre de
l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a proposé en
septembre 2018 d’étendre et d’améliorer l’enseignement de
l’arabe dans les écoles et lycées de France. Cette
thématique désormais ancienne tient au fait que, dans le
secondaire, le nombre d’élèves ayant choisi cette langue
s’est effondré en quinze ans, tombant à 11 200 élèves soit 4
élèves pour 1 000. Le chiffre en primaire se monte en
revanche à 50 000 élèves, car les parents musulmans
acceptent de confier leurs enfants à des maîtres venus de
l’étranger pour enseigner cette langue à raison d’une heure
trente par semaine. Pour les milieux populaires musulmans,
l’arabe est la langue de l’islam et donc de Dieu,
conformément aux stipulations du Coran, et seuls peuvent
l’enseigner des maîtres musulmans.
Le dispositif parascolaire en primaire, appelé ELCO –
enseignement de langue et culture d’origine – date de 1977.
Créés au moment où est entérinée la politique du
regroupement familial, il s’agissait paradoxalement de
préparer les immigrés au retour dans leur pays d’origine.
Assuré par des maîtres étrangers, ces cours d’arabe étaient
dotés d’une pédagogie traditionnelle fondée sur le par
cœur, délivrant de fait une formation para-coranique.
Quarante ans plus tard, à la suite de multiples rapports
d’inspection condamnant ces méthodes et toute idée de
retour étant oubliée, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de
l’Éducation nationale, a rebaptisé l’ELCO en EIEL –
Enseignements internationaux de langues étrangères. Cela
n’a pas eu les effets escomptés, le Maroc et la Turquie, gros
pourvoyeurs de maîtres, ne voulant nullement modifier les
pratiques. 100 000 élèves étudient en outre l’arabe à la
mosquée, dans les associations islamiques et consulaires. Il
y a donc bien eu transfert, depuis vingt ans, à l’initiative de
certains parents musulmans, des cours d’arabe des écoles
publiques vers les cours privés et coraniques.
Pour ces parents musulmans, l’apprentissage de l’arabe
est essentiellement lié à l’islam et à l’apprentissage du
Coran. Cet héritage multiséculaire renvoie à l’école
traditionnelle du msid dans laquelle était appris par cœur le
Coran. L’arabe standard moderne et international enseigné
par les professeurs du secondaire n’intéresse pas grand
monde dans les deux premiers cycles. La plupart des
classes d’arabe sont situées dans deux types de lycées : les
prestigieux lycées de centre-ville, qui accueillent les
brillants élèves marocains et tunisiens en classes
préparatoires, et les lycées de ZEP, où les classes d’arabe
sont souvent ghettoïsées. Cela a provoqué une baisse des
recrutements d’enseignants français diplômés en arabe.
Dans le supérieur en revanche, une batterie d’étudiants
brillants, curieux ou à la recherche de racines perdues, et
par ailleurs de salafistes francophones, se mettent à l’arabe.
Ainsi, à l’INALCO, le plus grand institut européen
d’enseignement de cette langue, et dans quelques dizaines
d’universités et grandes écoles, l’arabe est une langue
attractive. Des établissements spécifiques à l’étranger
dépendant du Quai d’Orsay offrent des relais pour
approfondir cette langue à Tunis, à Beyrouth et au Caire.
Mais cette infrastructure en mutation n’épuise ni le sujet
de l’enseignement de l’arabe et des langues étrangères en
France, ni le statut et la nature spécifiques de l’arabe en
général. L’enseignement des langues en France, vieille
puissance dominante, est problématique : longtemps, ce
sont les étrangers qui ont appris notre langue, ce qui est
toujours le cas dans les anciennes colonies françaises
francophones. Depuis vingt ou trente ans, le système
français forme une minorité signifiante de bons
anglophones, notamment grâce aux classes spécialisées et
aux efforts inouïs de la bourgeoisie en faveur de ses
enfants. Mais cela a causé la quasi-disparition des langues
anciennes, et l’effondrement de l’allemand et de l’italien.
Seul l’espagnol surnage, mais comme l’anglais globish, il
peine à former des élèves capables de s’exprimer
correctement.
Qu’en est-il des langues rares ? En chinois par exemple,
un élève est supposé sortir du secondaire avec 500
idéogrammes connus, quand la langue en compte 50 000,
et que 10 000 sont nécessaires pour être alphabétisé. En
arabe, langue moins complexe, enseignée dans de
mauvaises conditions et à des élèves souvent faibles, il n’y
a aucune chance de la maîtriser après une scolarité
normale. Pour avoir connu des dizaines (voire plus)
d’apprenants de cette langue dans divers pays, notamment
des professeurs et des étudiants, j’ai observé que seul un
nombre infime parvient à ses fins. Est-ce la difficulté de
l’arabe ? La qualité souvent médiocre de son enseignement
? Ou la faible appétence des Maghrébins à partager cette
langue jugée intime, qu’elle soit dialectale, sacrée, ou
lettrée et que personne ne parle spontanément au Maghreb
?
Dans l’imaginaire musulman (et parfois orientaliste),
l’arabe est regardé comme la langue sacrée du Coran,
érudite, mystérieuse et très compliquée. Mais rappelons que
les présumés « Arabes » de France sont à près de 60 % des
berbérophones d’origine, et que l’arabe n’est pas leur
langue maternelle, contrairement à ce qui est souvent dit.
En Seine-Saint-Denis, où vit la plus grosse communauté
maghrébine de France, il n’y a que 30 % de musulmans
arabophones, Berbères, Turcs et Africains ne parlant pas
cette langue.
Au Maghreb, jusqu’au milieu du XXe siècle, l’arabe n’était
enseigné qu’à une minorité de jeunes garçons, car, partout,
on parle les langues vernaculaires. Le monde arabe est
comme l’ancien Empire romain : on y parle des langues
arabes (maghrébin, égyptien, syro-libanais, irakien, langue
de la péninsule arabique) comme ici les langues romanes
(portugais, espagnol, français, italien, roumain), qui sont
assez différentes. La diglossie est ce phénomène
linguistique selon lequel langue écrite unifiée et langues
parlées sont différentes. Au Maghreb, devenu arabophone
par volontarisme depuis les indépendances (seule la Tunisie
l’était déjà), on parle l’arabe maghrébin. Même les chefs
politiques peinent à faire un discours en arabe, et sont vite
obligés de passer au « dialectal », la langue vernaculaire.
La langue arabe standardisée, modernisée à la fin du XIXe
siècle avec l’aide des jésuites au Levant lors de la nahda, la
renaissance arabe, est enseignée aux jeunes Arabes à
l’école et à l’université. C’est la langue de la télévision, mais
surtout de l’écrit. Bien qu’enrichie des vocables modernes,
elle est éloignée des langues parlées du Maroc à l’Égypte.
Les natifs parlent une langue qui n’est pas enseignée à
l’école. Il existe donc trois langues arabes : la langue
coranique, difficile à étudier, à comprendre et polysémique ;
l’arabe standard des médias et de l’écrit ; et les langues «
dialectales » évidentes, car on les parle, mais honteuses,
car les « Arabes » ont un complexe vis-à-vis de la langue
sacrée jugée plus légitime.
Dès lors, que signifie apprendre l’arabe ? D’abord,
apprendre plusieurs langues à la fois, ce qui est compliqué.
Ensuite, passer quelques milliers d’heures à cette activité,
ce qui nécessite un cursus spécial et des séjours prolongés
très malaisés dans un pays francophone comme ceux du
Maghreb ou le Liban, où l’étranger est systématiquement
abordé dans la vie quotidienne en français. Pour surmonter
ces obstacles, les volontaires de la paix américains, appelés
Peace corps, après un stage intensif, sont immergés plus de
six mois dans des villages arabophones ou berbérophones.
Cet apprentissage efficace est analogue à celui des petits
bourgeois français envoyés dans des familles australiennes.
Mais les Français ne pratiquent pas cela en monde arabo-
berbère.
Une fois cette langue apprise, l’arabe écrit demeure
essentiellement religieux : plus de 90 % des livres imprimés
dans le monde arabe au début du XXIe siècle sont
islamiques. Les foires du livre, du Maroc à l’Égypte, sont des
salons où s’écoulent des millions de livres arabes religieux
du Moyen-Orient, pour quelques milliers de livres
francophones, anglophones ou profanes arabes. Un rapport
onusien avait remarqué que les 22 pays arabes publient
annuellement moins de livres que l’Espagne. Il reste
actuellement une quinzaine de vraies librairies au Maroc et
le double en Égypte ! Nombre de livres publiés le sont en
anglais ou en français. De réels efforts sont faits pour
traduire des thèses, des travaux scientifiques, essais ou
romans, mais faute de lecteurs de livres profanes, cela reste
superficiel.

Former étudiants et
fonctionnaires
À l’époque coloniale, il avait fallu un siècle pour que
l’administration définisse un modèle stable d’études et de
compréhension des sociétés musulmanes. L’Afrique et les
sociétés coloniales ont fait leur entrée à la Sorbonne et au
Collège de France au début du XXe siècle, puis fut inaugurée
l’université d’Alger. Peu avant avait été créée l’École
coloniale, rebaptisée en 1956 École de la France d’outre-
mer, tandis qu’un Centre des hautes études
d’administration musulmane (CHEAM) était rattaché au
Premier ministre dans les années trente. Tout cela disparut
après 1962.
Au nom de l’indivisibilité de la République et de
l’universalité de la condition du citoyen français, toute la
formation administrative française est de portée générale,
et l’étude des aires culturelles réservée à l’étranger. Après
cinquante ans d’indépendances, comment répondre à
l’ignorance des fonctionnaires français en matière de
mœurs, langues, cultures du Maghreb et de normes
islamiques ? Comment peuvent-ils, eux qui ne connaissent
rien en matière de religion, faire la différence entre un pieu
et pacifique croyant de l’islam, et un prosélyte islamiste prêt
à embraser un quartier ? D’autant plus que les apparences
peuvent être très trompeuses ! Nos contemporains peinent
à reconnaître l’existence de cultures rivales et concurrentes,
notamment du fait de l’immigration. Le passage de la
frontière abolirait les cultures. Les carences dans la
compréhension et la connaissance des populations
musulmanes et de l’islam en général, sans parler de
l’inculture géopolitique générale, auxquelles sont sujets les
fonctionnaires et responsables politiques, économiques et
des ressources humaines, suscitent de multiples initiatives,
susceptibles de se chevaucher.
Les responsables du culte musulman voudraient
bénéficier des avantages de la laïcité, à savoir la neutralité
de l’État et des services publics, sans en subir ses
contraintes que sont l’absence de financement public, la
surveillance des règles de neutralité, etc. Le débat a rebondi
en novembre 2018, quand les pistes du projet Macron sur la
laïcité ont été évoquées : les imams veulent bien que l’islam
entre dans la loi de 1905 en place de la loi de 1901 sur les
associations, mais sans en subir la rigueur financière. L’État
veut mettre son nez dans la formation des imams, dont il
sait qu’elle est une foire d’empoigne entre États du
Maghreb, Turquie et associations islamistes. La majorité des
imams viennent du Maghreb, quand les Frères musulmans
ont formé 200 des leurs à Château-Chinon, et les Turcs une
centaine d’imams en Turquie, et bientôt 200. La centaine
d’imams salafistes a été formée sur le tas, par des séjours
en Arabie Saoudite et en Égypte. Quant à l’Algérie, elle
finance en permanence 120 imams sur le sol français,
rejoints par une centaine d’autres pour le ramadan, et le
double de Marocains. Enfin, la France envoie depuis 2017
quelques dizaines et bientôt centaines d’apprentis imams se
former au Maroc. Mais la question du culte n’épuise pas le
sujet.
Il y a la formation des cadres de l’islam dans les
institutions publiques, notamment les aumôneries : dans les
hôpitaux, dans les prisons où on compte près de 300
aumôniers musulmans, ce qui est insuffisant pour répondre
à la demande, et dans l’armée on en compte une
quarantaine. La question est cruciale.
Il faut également penser la formation des fonctionnaires
en contact ou en charge de populations musulmanes :
personnels de direction des établissements pénitentiaires,
hospitaliers, des diverses administrations, magistrats, etc.
La gestion de la sécurité et de la prévention a rebondi
depuis les attentats dans les administrations chargées de la
sécurité et de la protection du territoire ; les forces de
sécurité ayant leurs propres formateurs. Pour s’en tenir à la
sphère publique, la formation concerne aussi les
responsables des administrations d’enseignement, de
sécurité sociale, les services sociaux, les collectivités
locales, et tous les ministères qui interviennent à l’étranger.
Le gros enjeu autour la formation initiale ou continue a
aiguisé les appétits. Ce « marché » de la formation est la
porte ouverte à toutes les dérives. L’État tente d’y mettre
bon ordre, mais les initiatives privées fleurissent. Les
universités et les organismes de recherche publique, dont
ce n’est pas a priori la vocation de faire de la formation
dans ces domaines, ne peuvent répondre à toutes les
demandes. La théologie ayant été sortie des universités, il
faut jongler entre l’islamologie, le droit musulman (assez
rare), l’anthropologie, la linguistique, l’histoire ou la
sociologie. Or l’État ne s’occupe ni des programmes ni des
recrutements à l’université. Quelques initiatives ont
toutefois été prises.
En 1999 est créé à Paris l’IISMM (Institut d’études de
l’islam et des sociétés du monde musulman), une
plateforme qui fédère à l’EHESS les chercheurs parisiens
travaillant sur les sociétés d’islam. Cette structure se
consacre en partie à la formation continue auprès des
administrations, ce qui constitue autant de chasses gardées.
À Strasbourg est créé en 2009 un master d’islamologie,
unique en France. Mais il ferme ses portes en 2018, car la
plateforme envisagée de formation des imams français est
interdite par la loi. En 2017, suite au rapport Mayeur, une
vingtaine de postes d’enseignants-chercheurs sont créés en
islamologie ou en droit musulman dans les universités
françaises, chaque université tirant à elle la couverture.
Depuis les attentats de 2015, 22 diplômes d’université
ont été créés pour former les imams à la laïcité. Mais que
faire quand de nombreux imams fréristes ou venant de
certains pays regardent la laïcité comme un athéisme ? Le
premier DU de ce genre, imaginé par Bernard Godard,
consultant au Bureau des cultes de l’Intérieur de 2002 à
2014, a ouvert en 2006 à la Catho de Paris. Mais en dépit de
leur multiplication, sur les 400 personnes formées
annuellement, il y a moins de 50 imams, dont ceux d’Algérie
qui sont contraints, le reste du public étant très
hétérogène 12. En outre, les instituts de formation d’imams
sous la tutelle d’organisations ou d’États étrangers ne
goûtent guère ces initiatives publiques.
L’État hésite et est mal à l’aise : entre le Bureau des
cultes à l’Intérieur, l’Observatoire de la laïcité, le médiateur
de la République, l’Élysée, Matignon et sa DILCRA, les
services de renseignement, les commissions
parlementaires, l’enseignement supérieur, la Fondation de
l’islam de France… Le char de l’État tire à hue et à dia en
attendant la réforme annoncée par le président Macron pour
2019. Bien qu’absorbé par la révolte des Gilets jaunes, le
président semble piloter à distance la réforme de l’islam. En
avril 2019 est créée l’Association musulmane pour l’islam
de France (AMIF), qui est une construction juridique confiant
le culturel musulman à une AMIF-1901, sous la conduite d’El
Karoui, et le cultuel islamique à une AMIF-1905 sous la
conduite des imams Oubrou et Bajrafil, donc à la mouvance
des Frères musulmans repentis. Le juteux business du halal
(qui dépasserait 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires),
inventé de toutes pièces pour armer économiquement la
communauté musulmane et créer des emplois réservés,
permettrait de financer les activités culturelles et cultuelles,
dont on n’a jamais établi qu’elles étaient séparées (la taxe
sur la viande hallal rapporterait 60 millions d’euros selon le
projet El Karoui). Le Conseil des imams de France, annoncé
par ailleurs, sera-t-il le moyen de tuer le CFCM et l’islam
consulaire ? Ou les deux structures vont-elles donc
cohabiter ? Tout cela reste assez mystérieux, car il en va
d’une part d’un électorat devenu influent, et de l’autre des
États clients de la France.
Comment l’État en vient-il à s’en remettre à la mouvance
si contestée des Frères, même s’ils sont « repentis », et
même s’il s’agit d’abaisser leur influence ? Cela tient à leur
inlassable activisme et à leur prétention à représenter tous
les musulmans de France : sur Internet (Oumma.com,
Saphirnews.com, Al-Kanz), dans la presse (journal Salem
News), dans les associations (CCIF, Lallab, UOIF/MDF, CRI,
JMF, EMF, Fils de France)… Leurs militants n’hésitent pas à
faire de l’entrisme systématique, à l’UNEF comme dans les
associations locales. Ils ont des associations dédiées aux
femmes, aux jeunes, aux étudiants, des associations
religieuses, caritatives, de médecins, économiques… Ils sont
derrière l’Union démocrate des musulmans de France
(UDMF) qui a fait quelques petits scores notables aux
Européennes de 2019, et d’une manière générale derrière
tous les élus avec qui ils négocient préalablement. Ils sont
enfin au centre d’un réseau de financement international
parrainé par le Qatar et la Turquie (voire le Koweït et
l’Azerbaïdjan) qui passe sous les radars, mais irrigue une
partie de l’économie sociale des cités de banlieue voire de
centre ville.
Prenons un cas concret de leur influence, la
manifestation publique du 22 juin 2013, la « Deuxième
rencontre annuelle des musulmans du Havre », sur le
modèle des Rencontres annuelles des musulmans de France
du Bourget. Elle est organisée par l’association frériste «
Havre de savoir » dans la ville d’Édouard Philippe. En pleine
euphorie, en 2013, quand les Frères dirigeaient l’Égypte, la
Tunisie, le Maroc et s’apprêtaient à prendre la Syrie et le
Yémen, ils estiment avoir gagné la confiance de
l’establishment français depuis 2011. L’association invitante
est dirigée par Moncef Zenati, membre de l’UOIF, traducteur
d’Hassan El Banna en français, très connu sur les réseaux
sociaux, présenté comme un « savant ». En 2015, en plein
génocide yézidi en Irak, il prend position sur YouTube contre
les « Yézidis, adorateurs de Satan », une parole glaçante. «
Havre de savoir » est une association parrainée par le
rappeur Médine, bien connu au Havre. Ils sont rejoints par
les deux frères Ramadan Hani et Tarik. À côté des guest
stars se retrouvent Nabil Ennasri, le doctorant de Burgat sur
Qaradawi, expulsé de Beyrouth, alors président du Collectif
des musulmans de France ; l’imam Hassan Iquioussen, dit le
« prêcheur des cités » et fondateur des Jeunes musulmans
de France (JMF), l’organisation étudiante des Frères,
confondu d’antisémitisme ; et Marwan Muhammad, alors
porte-parole du CCIF. Les cadors de l’état-major des Frères
musulmans en France assuraient le spectacle de ce
lendemain de fête de la musique au Havre. Mais qui pouvait
déceler la nature de ce bel aréopage en Seine-Maritime en
2015 ? L’entrisme presque parfait ouvre à terme les portes
du pouvoir suprême.
Conclusion

Solutions ou soumission ?

L’Europe occidentale, la France en particulier, sera dans


une situation inconfortable et dangereuse aussi longtemps
que l’Afrique du Nord vivra sous le joug de régimes
autoritaires, et que rôdera l’hypothèque de la violence. La
fracturation et la désunion qui interdisent toute synergie de
croissance régionale sont également un frein au
développement et à la paix. Tant que les Maghrébins seront
humiliés de vivre dans des sociétés pauvres et
culturellement à la traîne ou d’en être originaires, la
situation sera sous tension des deux côtés de la
Méditerranée. Enfin, l’activisme des salafistes du Moyen-
Orient, des boutefeux locaux et désormais européens, fait
son miel de ces fragilités et recrute nombre d’apprentis
terroristes dans les populations maghrébines, y compris
émigrées.
Ce qui pourrait être une synergie positive de voisinage et
de codéveloppement est un voisinage rugueux, méfiant et
déséquilibré, donnant lieu à tous les dysfonctionnements
évoqués jusqu’ici. Tout ce qui perpétue la situation actuelle,
faite de séparation, de déni, de fracture, d’ignorance,
d’hostilité et de frustrations, crée un risque systémique. Les
élites maghrébines vivant au nord de l’Afrique partagent
très souvent en privé le diagnostic des élites françaises les
plus radicales dans les domaines des migrations, de l’islam,
de la délinquance ou du terrorisme. L’establishment
marocain s’est acheté des résidences secondaires en
Andalousie, qui deviendront principales en cas de besoin.
Les élites algériennes investissent de longue date à Paris,
où elles viennent passer leur retraite. Pour l’heure, à
l’inverse des Italiens, des Espagnols et des Portugais, les
immigrés originaires du Maghreb n’ont pas la possibilité de
rentrer dans leur pays pour jouir d’une retraite au soleil. La
situation économique et sociale est si instable, si rude, les
droits politiques et sociaux si inexistants, que la migration
est à sens unique. Il en résulte chez les immigrés une
grande honte, et parfois un fort ressentiment, qui porte tant
sur la nation d’accueil que sur celle de départ. Marc Ferro
nous a appris la puissance du ressentiment en histoire ; si
des centaines de milliers de jeunes Franco-Algériens
surjouent en France le nationalisme algérien, c’est qu’ils
savent ne pouvoir l’envisager au pays de leurs parents.
Tous ces sentiments et frustrations hantent la relation
franco-maghrébine. La France ne pourra pas l’occulter
indéfiniment ; pas plus qu’elle ne reconstruira dans une
bulle l’islam sur son sol. C’est au Maghreb qu’auront lieu, ou
pas, la réforme et la reprise en main d’un islam sorti des
griffes du salafisme. Encore faudrait-il que les États
autoritaires cessent de jouer avec lui, et que l’on éduque
autrement la jeunesse de cette région. Le jeu qui se joue
entre les élites françaises et celles du Maghreb est pervers,
car il ne crée pas de perspectives viables. Il produit des
frustrations, qui inquiètent d’ailleurs bien davantage les
élites et les intellectuels du Maghreb que nos intellectuels,
qui ignorent à peu près tout de cette région. Certains
intellectuels algériens vont très loin dans la peur et dans la
description des conséquences redoutables du salafisme.
Les événements qui se sont déroulés en Algérie au
printemps 2019 ont dévoilé, une fois de plus, les aspirations
profondes des peuples du Maghreb à la liberté, à la
démocratie et à la normalité économique et sociale. Cela
n’enlève rien au conservatisme islamique pesant sur ces
sociétés qui est aussi la contrepartie du mode de
gouvernement autoritaire et de la pauvreté endémique. Le
Maghreb souffre d’une économie de misère. Avec ses 350
milliards de dollars de PIB annuel pour une population plus
nombreuse que la Turquie et ses plus de 1 000 milliards,
l’Afrique du Nord est très loin de l’Europe. Le PIB de la
diaspora maghrébine en Europe équivaut à peu près à ces
350 milliards de dollars… avec 7 fois moins d’habitants !
Sur le plan sociétal, on peut considérer que le
conservatisme religieux n’est pas l’islamisme, et moins
encore le djihadisme. Dans la Tunisie post-Ben Ali, en trois
ans (2011-2013), les dirigeants islamistes ont réussi, en
ouvrant le pays aux prédicateurs du Moyen-Orient, à
susciter des milliers de vocations au djihadisme que la
Tunisie et ses voisins n’ont pas fini de payer. Cette page est
tournée. Le parti islamiste Ennahda a ruiné son capital
électoral, et sur les 8 millions d’électeurs potentiels du pays,
il ne récolterait plus que deux ou trois cent mille voix
d’après les sondages de l’été 2019. Le danger n’est pas
écarté, car la crise économique épuise cette société, mais
les Tunisiens aspirent en majorité à un autre mode de vie et
d’existence que celui offert par le modèle islamiste. La
situation des musulmans d’Europe méditerranéenne est
directement connectée à la situation de l’Afrique du Nord.
Le romancier algérien Boualem Sansal, qui a vécu la
guerre civile contre les djihadistes de l’AIS et des GIA en
Algérie, a beaucoup de mal à comprendre l’insouciance et la
désinvolture des Français et des Européens 1 : « La belle,
riche et naïve Europe a quelque chose de la mythique
Agapia, havre de paix et d’amour, où le mal n’existe pas
parce que tout simplement il est nié. » Or, face à
l’inconscient collectif et satisfait des Européens, un ennemi
minoritaire mais déterminé s’active aux marges de leur
continent. Les littérateurs de l’État islamique, souvent
regardés comme des hurluberlus à psychiatriser d’urgence,
ont bénéficié du soutien d’États, de complices et de
financiers qui ont répondu présents, ainsi 400 donateurs
français identifiés à ce jour ont abondé l’État islamique.
Mais selon Sansal, le terrorisme, à l’état endémique en
Europe, serait devenu une erreur stratégique parce que
cette arme de guerre des désespérés ne sert à rien quand la
victoire est possible : « L’Europe a peur de l’islamisme, elle
est prête à tout lui céder, à se bâillonner. Par exemple, à
changer de vocabulaire. » C’est ce dont sont persuadés les
idéologues des Frères musulmans et leurs parrains.
Quand « l’islamophobie » devient synonyme de «
racisme envers les musulmans » (on ne sait pas qu’ils sont
une « race » ?), que le week-end pascal devient celui de la «
Rencontre des musulmans de France du Bourget », et que
tout vocable chrétien est en cours de bannissement de
l’espace public, alors que le halal et le ramadan sont
honorés, les attentats deviennent contre-productifs. Le halal
est un excellent exemple de cette schizophrénie : alors qu’il
contrevient en tout point aux lois européennes de protection
des animaux d’élevage, l’abattage qu’il induit fournit un
marché très supérieur aux seuls musulmans religieux,
tandis que d’autres militent pour le véganisme, et que
certains réclament le statut de « personne » pour l’animal.
Dans un tel état de confusion mentale et morale des élites,
il n’y a qu’à laisser faire. « Selon la littérature islamique, la
victoire est assurée. L’Occident est un tigre de papier, il
résiste encore mais il est vieux, usé, divisé, corrompu, il
donne des signes d’affaissement. Déjà, il cherche à négocier
pour retarder la fin et préserver ses petites habitudes de
sybarite impénitent », conclut Sansal.
Intellectuels et commentateurs français sont pris dans
une double pensée contradictoire : tandis que certains
promeuvent le « pas de vague », et sont prêts à des «
accommodements raisonnables », quitte à détricoter la loi
de 1905, d’autres regardent les islamistes comme des
produits archaïques et périmés qu’on peut mépriser sans
risque. Une erreur funeste dont des centaines de jeunes
Français ont payé le prix du sang. L’historien médiéviste
Gabriel Martinez-Gros pointe justement que « le djihadisme
rompt avec la morale des masses et se renforce de
l’aversion qu’il suscite dans la majorité de la population 2 ».
Les penseurs islamistes savent que ce sont les minorités qui
font l’histoire.
« Dans la communauté musulmane, la guerre sainte est
un devoir religieux parce que l’islam a une mission
universelle, et que tous les hommes doivent s’y convertir de
gré ou de force 3. » Ce constat, tous les princes musulmans
l’ont suivi, avant d’écraser les libertés de l’islam une fois
leur pouvoir établi. Quand les Occidentaux et la Turquie
d’Atatürk ont réduit puis détruit le califat ottoman en 1924,
ils ont rouvert la boîte de Pandore islamique. C’est pourquoi
de nos jours, les chefs musulmans d’Arabie, d’Algérie, des
Émirats, du Maroc ou d’Égypte sont les plus impitoyables
contre le salafo-djihadisme qui rêve de les écraser, avant de
convertir le reste du monde.
Face aux salafistes et djihadistes qui ont renoué avec
l’islam des origines, répondent à la fois l’hostilité des États
et le soutien implicite d’une grande partie des musulmans,
curieux, pieux, disponibles, goguenards, et
malheureusement « humiliés ». L’écrivain algérien Wassyla
Tamzali en a dressé l’implacable constat 4. Les élites
occidentales, en revanche, selon Martinez-Gros, « cherchent
des motivations plus accessibles à la raison occidentale :
misère sociale, combat contre les discriminations, etc. ».
Pour l’auteur de Fascination du djihad, la guerre qui
s’annonce sera longue, mais supposerait que nous
répondions clairement à « la question de savoir si nous
avons mérité d’être libres 5 ». Entre la soumission (mot à
mot, islam) de Houellebecq et l’insurrection de Sansal, la
porte est plus étroite qu’il n’y paraît. Dans la guerre, c’est le
mouvement qui sauve. L’Europe doit, avec leur accord,
aider nos voisins du Sud à se désenclaver.
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—, Le Choc des décolonisations, de la guerre d’Algérie aux
printemps arabes, Odile Jacob, Paris, 2015.
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Paris, 2016.
—, La France qui déclasse. Les Gilets jaunes, une jacquerie
au XXIe siècle, Tallandier, Paris, 2019.
Zineb El Rhazoui, Détruire le fascisme islamique, Éditions
Ring, Paris, 2016.
DU MÊME AUTEUR
e
La France qui déclasse, une jacquerie au XXI siècle, Tallandier, Paris, 2019.
Les Dissidents au Maghreb (1956-2018), rédigé avec Khadija Mohsen-Finan,
Belin, Paris, 2018.
Histoire du Moyen-Orient de l’Empire ottoman à nos jours. Au-delà de la
question d’Orient, avec Olivier Bouquet et Philippe Pétriat, Publications de la
Sorbonne, Libres cours, Paris, 2016.
e e
La France en terre d’islam. Empire colonial et religions, XIX -XX siècles, Belin,
coll. « Histoire », Paris, 2016.
Le Choc des décolonisations, de la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Odile
Jacob, Paris, 2015.
Misère de l’historiographie du « Maghreb » postcolonial (1962-2012),
Publications de la Sorbonne, Paris, 2012.
Le Maroc de Mohammed VI, la transition inachevée, La Découverte, Paris, 2009
(Poche, 2011).
Idées reçues sur le Maroc, Le Cavalier bleu, Paris, 2007 (rééd. 2010).
Maghreb : La démocratie impossible ? Fayard, Paris, 2004 (Poche Pluriel avec
postface, Maghreb, aux origines de la révolution démocratique, 2011).
Histoire du Maroc depuis l’indépendance, Repères, La Découverte, Paris, 2002
(rééd. 2006, 2010, 2016). Édition en arabe au Maroc.
Maroc, élite et pouvoir, Alizés, Rabat, 2002. Coédité à La Découverte, La
Formation des élites au Maroc et en Tunisie. Des nationalistes aux
islamistes, 1920-2000, Recherches, Paris, 2002.
Le Maroc en transition, La Découverte, Paris, 2001 (Poche 2002). Traduit et
publié en arabe (Tarek Édition, Casablanca) et en espagnol (Almed,
Grenade).

COLLECTIFS (DIR.)
Politique et confréries au Maghreb et en Afrique de l’Ouest (éditeurs invités
Odile Moreau et Pierre Vermeren), vol. 7, éditions Claire Maisonneuve, coll. «
Journal d’histoire du soufisme », Paris, 2018.
Une histoire du Proche-Orient au temps présent. Études en hommage à Nadine
Picaudou, (sous la direction de Philippe Pétriat et Pierre Vermeren),
Publications de la Sorbonne, Paris, 2015.
Autour des morts de guerre (sous la direction de Raphaëlle Branche, Nadine
Picaudou et Pierre Vermeren), Publications de la Sorbonne, Paris, 2013.
Idées reçues sur le Monde arabe (sous la direction de Pierre Vermeren), Le
Cavalier bleu, Paris, 2012.
Table des matières

Titre

Copyright

Introduction

Première partie - L'idéologie du déni

1. - Des failles intellectuelles

Aux origines historiques du déni

La charité mal ordonnée de l'Église catholique

Une gauche angélique ou dépassée ?

Des médias irresponsables

La mutation de « l'orientalisme »

2. - Des failles politiques

L'angle mort du religieux et du colonial

De l'inculture religieuse des Français en général

Un renseignement français déconnecté ?

Les émirs sont-ils vraiment nos amis ?

Deuxième partie - La mécanique du déni


1. - La faillite de notre « politique arabe »

La France, Monsieur Loyal de la politique arabe

La France ne sait pas jouer de ses atouts

Le tournant néo-conservateur de notre politique arabe

Le désastre syrien

2. - La corruption des élites françaises

Une classe politique faible ou complice ?

Des présidents incultes ou corrompus ?

Des pratiques d'influence à l'ingérence

3. - Pressions et clientélisme

Catholiques et juifs : un étrange silence

Les Frères sont de bons clients

Troisième partie - Le déni extérieur et intérieur

1. - La guerre d'Algérie est-elle vraiment finie ?

Notre inconscient collectif algérien

Les illusions perdues de l'islam colonial

L'islam en France : une bataille d'influences

2. - Zones de turbulence intérieures

Le prélude : l'affaire Merah

Radicalisation : loups solitaires versus islam armé


Charlie et le Bataclan : le voile se déchire

Des recruteurs de l'État islamique implantés en France

3. - Qui contrôlera les musulmans de France ?

La guerre des chiffres

Influences et radicalisation

Le retour au Maghreb ?

La poudrière maghrébine

4. - Quel islam en France ?

Les Frères musulmans à la manœuvre

Islam en France ou islam de France

La langue arabe, problème ou solution ?

Former étudiants et fonctionnaires

Conclusion

Bibliographie
1. Du même auteur, La France qui déclasse. Les Gilets jaunes, une jacquerie au
e
XXI  siècle, Tallandier, 2019.

2. Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l’islam, Seuil, 2005.


1. À ne pas confondre avec les troupes coloniales – devenues les troupes de
Marine – basées en Afrique subsaharienne et en Asie, et liées à la marine.
2. Richard Schittly, La Guerre des stups. Le flic et l’indic : enquête sur un
scandale d’État, Tallandier, 2019.
3. Le prétendu milliard d’euros est la seule somme laissée aux paysans du Rif,
d’autant plus que le cannabis est la porte ouverte à de nombreux autres trafics
de stupéfiants ou autres. Par exemple, Gérard Fauré, Dealer du Tout-Paris, le
fournisseur des stars parle, Nouveau Monde, 2018.
4. Les malades psychiatriques, les asociaux et les personnes déscolarisées du
fait de cette drogue sont en effet bien plus nombreux que les victimes physiques
de ce marché maffieux pourtant extrêmement violent.
5. Élisabeth de Miribel, transcription par sténographie,
https://malraux.org/islam1956-2/.
6. Edwy Plenel et Benjamin Stora, Le 89 arabe, Stock, 2011.
7. Maxime Rodinson, La Fascination de l’islam, Maspero, 1980.
8. Todd Shepard, Mâle décolonisation : L’« homme arabe » et la France, de
l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, traduction de l’anglais
(États-Unis) par Clément Baude, Payot.
9. L’IFRI (Institut français des relations internationales) a été créé en 1979 par
Thierry de Montbrial, diplomate qui a créé le CAP au Quai d’Orsay (il a un
modeste budget de 6,5 millions d’euros en 2013, dont 30 % publics) ; l’IRIS
(Institut des relations internationales et stratégiques), créé en 1991 par
l’universitaire Pascal Boniface (3 millions d’euros en 2014, dont 10 % publics, et
un gros appareil de formation) ; l’Observatoire des pays arabes (un cabinet de
conseil) créé en 1992 par le journaliste libanais Antoine Basbous ; et l’iReMMO
(Institut de recherches sur la Méditerranée et le Moyen-Orient), créé en janvier
2011 par l’universitaire Jean-Paul Chagnollaud, qui s’autofinance par ses
prestations.
10. Voir à cet égard le livre de Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget, Le Vilain
Petit Qatar. Cet ami qui nous veut du mal, Fayard 2013, qui explique certains
aspects édifiants de la politique conduite par ce pays.
1. Jerôme Fourquet, L’Archipel français, naissance d’une nation multiple et
divisée, Le Seuil, 2019.
2. DROM-COM, départements et régions d’outre-mer (DROM), et collectivités
d’outre-mer (COM), les ex-DOM-TOM.
3. C’est ce qu’a appris l’ONG Human Rights Watch à la lecture des archives
ouvertes du renseignement libyen, au lendemain de la chute de Kadhafi.
Jacques Follerou, « Échanges d’infos, entraînements : les visages de la
coopération franco-libyenne », Le Monde, 7 septembre 2011.
4. Yves Bonnet, « Le verrou contre al-Qaida et les clandestins en Libye a sauté
», 17 juin 2011, France-Soir version numérique.
5. Cette série a été plus ou moins commanditée par le directeur général de la
DGSE, Bernard Bajolet, grand connaisseur de l’Algérie où il fut ambassadeur, de
sorte que ce qu’elle rapporte est à prendre au sérieux.
6. Raymond Nart, L’Affaire Farewell vue de l’intérieur, Nouveau Monde, 2013.
Suivi d’un entretien avec l’auteur en mai 2017.
7. Christophe Cornevin, « La coopération antiterroriste au point mort entre la
France et le Maroc », Le Figaro, 6 janvier 2015.
8. Sur France Inter, le 20 novembre 2015.
9. Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Nos très chers émirs, Michel Lafon,
2016.
10. La liste est complétée par Bérengère Bonte dans La République française du
Qatar. Petits arrangements et grandes compromissions, Fayard, 2017.
11. Par exemple : Syrie – « Ce n’est pas en armant des salafistes qu’on trouvera
une solution », ancien chef de poste de la DGSE à Damas, puis cadre supérieur
des services secrets, Alain Chouet conteste la décision française de livrer des
armes à l’opposition syrienne. Propos recueillis par Jean Guisnel, 16 mars 2013,
lepoint.fr.
12. Armée syrienne libre.
13. « La Turquie (membre de l’Otan), l’Arabie Saoudite et le Qatar (alliés et
clients des États-Unis et de la France) arment et financent cette Armée de la
conquête [NdA, Fatah al-Cham] », une force « dirigée par le front al-Nosra
(branche syrienne d’al-Qaïda) », Le Canard enchaîné, 6 octobre 2015.
14. Claude Angeli, « Une présence française gênante en Libye », Le Canard
enchaîné, 17 juillet 2019.
15. Mathilde Golla, « En Syrie, Lafarge a versé des centaines de milliers d’euros
aux terroristes », Le Figaro, 20 septembre 2017.
1. Moulay Hicham El Alaoui, Journal d’un prince banni. Demain, le Maroc,
Grasset, 2014.
2. Le Canard enchaîné dans son édition du 19 juin 2019 remarquait que la lutte
mondiale contre les paradis fiscaux engagée après la grande crise de 2008 a
poussé les capitaux des pays de l’OCDE à rentrer dans leur propre pays, mais
que les deux tiers des capitaux déposés dans les paradis fiscaux n’ont pas
bougé puisqu’il appartiennent aux oligarques, mafieux et chefs d’État des pays
autoritaires et mal développés qui n’ont de comptes à rendre à personne.
3. Hadrien Mathoux, « Angleterre : pourquoi les viols commis par un gang
d’origine pakistanaise ont été tus par la presse », Marianne, 22 octobre 2018.
4. Nathalie Nougayrède, « BHL, porte-étendard libyen », Le Monde, 8 novembre
2011.
1. Pierre Péan, La République des mallettes, Fayard, 2011.
2. Ziad Takieddine, « J’accuse Chirac et Villepin », Le JDD, 30 mai 2010.
3. Voir à ce sujet une chronique du journaliste franco-algérien Akram Belkaïd
reprise par Courrier international, qui dénonce dans un article du Quotidien
d’Oran, « Maghreb. Ce tourisme sexuel que l’on préfère taire », 28 octobre 2009.
4. Christophe Boltanski et Éric Aeschimann, Chirac d’Arabie : les mirages d’une
politique française, Grasset, 2006.
5. Dont Marc Endeweld croque un portrait édifiant dans Le grand manipulateur.
Les réseaux secrets de Macron, Stock, 2019.
1. Aurélien Marq, « Islam : le dangereux discours de la Mosquée de Paris »,
Causeur, 28 juin 2017.
2. https://www.mosqueedeparis.net/le-coran/les-prophetes/abraham/
3. https://www.mosqueedeparis.net/new/le-coran/connaissance-de-lislam/
4. Emmanuel Brenner (alias Georges Bensoussan), dir., Les Territoires perdus de
la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, collectif,
Mille et une nuits, 2002.
5. Charb, Lettres aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, Les
Échappés, 2015.
6. Abderrahmane Dahmane, « Sarkozy donne le pouvoir aux fondamentalistes
», Le Parisien, 12 février 2003.
7. Conseil français du culte musulman.
1. Olivier Roy, L’Échec de l’islam politique, Le Seuil, 1992 ; Gilles Kepel, Jihad.
Échec et déclin de l’islamisme, Gallimard, 2000 ; Antoine Basbous, L’Islamisme,
une révolution avortée ?, Hachette, 2000.
2. Pierre Vermeren, La France en terre d’islam. Religion et colonisation, Belin,
2016.
3. Ibid.
4. L’article 11 de la Constitution de la République islamique d’Iran stipule : « Le
gouvernement islamique a l’obligation de mener sa politique (étrangère) sur le
principe de l’unité islamique et d’entreprendre une action suivie pour la
réalisation de l’unité politique, économique et culturelle du monde musulman. »
Pour le guide suprême Ali Khamenei, successeur de Khomeiny, « l’exportation
de la révolution est une responsabilité constante de la République islamique ».
5. Godard, Bernard, La Question musulmane en France : un état des lieux sans
concessions, Fayard, 2016.
6. Malbrunot, Georges et Chesnot, Christian, Qatar Papers, Michel Lafon, 2019.
7. http://www.aqui.fr/societes/l-imam-de-cenon-laquo-nbsp-on-a-l-appui-de-l-
azerbaidjan-et-le-qatar-pour-la-grand-mosquee-de-bordeaux-raquo9844.html.
Comme ce fut le cas à Paris avec la mosquée du « Centre des cultures d’islam »
dans le 18e arrondissement ; ce montage visant à contourner la loi de 1905 fut
condamné en justice pour subventions publiques illégales, et finalement
entièrement financé par l’Algérie à hauteur de trois millions d’euros.
1. Sylvain Duchampt, « Le petit Califat de Toulouse, le récit complet de l’ancien
directeur du renseignement intérieur de Toulouse », 29 mars 2019, France 3.
2. Le Monde, 2 août 2012.
3. À propos de son livre, Comprendre l’islam politique, le politologue franco-
algérien Haoues Seniguer écrit : « Le musulman “authentique” serait par
conséquent à ses yeux [de F. Burgat, NdA] celui qui accepterait, assentirait et
consentirait sans rechigner [à] l’islamisme comme religion politique par
excellence des sociétés majoritairement musulmanes. Gilbert Achcar parle à ce
propos d’“orientalisme à rebours”. J’y souscris totalement. C’est pourquoi
François Burgat parle si peu du contenu réel de l’idéologie des islamistes
fussent-ils légalistes puisque l’examen de celui-ci le mettrait face à ce qu’il ne
veut/peut pas voir. » Entretien à Mondafrique, « Pour François Burgat, les
islamistes ont toujours raison », 21 août 2017.
4. Émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut du 7 janvier 2017, « Le terrorisme
en face ».
5. Gilles Kepel, « L’émergence du salafisme est un signe des failles de notre
société », L’Humanité, 26 février 2016.
6. Par The Soufan Group, un groupe de sécurité défense.
7. Déclaration de David Thomson (auteur de Les Français jihadistes, Les Arènes,
2014) sur i-Télé, 14 décembre 2015.
8. Soren Seelow, Agathe Dahyot, Jérémie Baruch et Francesca Fattori, « De 2013
à 2018, la France au rythme des attentats », Le Monde, 30 mars 2018. Précisons
que d’autres comptabilités intégrant les affaires liées au terrorisme, notamment
son financement et sa logistique, évaluent à plus de 200 les affaires liées à ce
terrorisme.
9. « Cinq questions sur le FSPRT, le fichier qui recense les personnes
radicalisées en France », la rédaction de LCI, 23 mars 2018.
10. Ainsi la thèse d’Hugo Micheron soutenue à l’ENS sous la direction de Gilles
Kepel, « Les territoires du jihad : quartiers, prisons, Levant. Sociologie politique
du jihadisme français (1989-2019) », juin 2019.
11. Jean-Louis Dell’Oro, « Combien y a-t-il de djihadistes en France et quels sont
leurs profils ? », Challenges, 20 novembre 2015.
12. Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Éditions de la Maison des sciences de
l’Homme, 2014.
13. « Romain Caillet. Un djihadiste derrière le chercheur ? », L’Hebdo magazine,
Beyrouth, 13 mai 2016.
1. Il est toutefois à noter que des chiffres beaucoup plus fantasmagoriques
circulent, notamment à l’initiative du sociologue franco-algérien Azouz Begag,
ancien ministre délégué du gouvernement De Villepin, qui évoque jusqu’à 20
millions de musulmans ; à l’inverse, Le Monde évoquait 2,1 millions de
musulmans en 2016.
2. Jérôme Fourquet, L’Archipel français, op. cit., 2019.
3. Rapport de Hakim El Karoui pour la fondation Montaigne, « Un islam français
est possible », septembre 2016. Il reprend ici un chiffre établi par Antoine Jardin.
4. Grand sondage Ifop d’août 2006 sur les catholiques de France pour La Croix.
5. Rapport de Hakim El Karoui pour la fondation Montaigne, « La fabrique de
l’islamisme », septembre 2018.
6. « Il faut engager l’insurrection culturelle contre l’islamisme. Et les musulmans
sont les mieux placés pour le faire », Hakim El Karoui, L’Islam, une religion
française, Gallimard, 2018.
7. Rachid Benzine, « Le rapport El Karoui est bien loin de renforcer l’“islam des
gens” », Le Monde, 12 septembre 2018.
8. Frédéric Saint-Clair, « Sondage du JDD sur l’islam en France : l’échec de
l’intégration culturelle », FigaroVox, 9 septembre 2016.
9. Fateh Kimouche, fondateur du site islamiste Al Kanz, « Islam : “Le rapport El
Karoui relève d’une gestion indigéniste” », Le Point, 10 septembre 2018.
10. Selon un article de 2005 de Christophe Bertossi, de l’Institut français des
relations internationales (IFRI), l’armée française comptait entre 10 et 20 % de
soldats musulmans. Le sociologue Elyamine Settoul évoque 15 % en 2018, mais
des officiers d’état-major évoquent en off le chiffre de 20 %.
11. Emmanuel Brenner (dir.), Les Territoires perdus de la République.
Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, op. cit. Réédition
augmentée chez Hachette Pluriel, 2015.
12. Les rapports déjà cités de l’institut Montaigne sur l’islam (2016) et sur
l’islamisme (2018) confortent les analyses conduites par Gilles Kepel,
localement dans Banlieue de la République. Société, politique et religion à
Clichy-sous-Bois et Montfermeil (Gallimard, 2012), et à l’échelle nationale, dans
Quatre-Vingt-Treize (Gallimard, 2012) ; puis par le tandem Olivier Galland et
Anne Muxel, chercheurs et professeurs à l’IEP de Paris, dans La Tentation
radicale. Enquête sur les lycéens (PUF, 2018). Ces études ne divergent pas avec
la littérature et les remontées de terrain de plus en plus abondantes (travaux de
Hugues Lagrange par exemple). Des journalistes du Monde ont aussi décidé
d’illustrer ces résultats, avec une double enquête sur Trappes (« La
Communauté », ou l’Histoire d’une ghettoïsation à la française, de Raphaëlle
Bacqué et Ariane Chemin, Albin Michel, 2018), la ville aux 67 départs vers la
Syrie (pour 32 000 habitants), et la Seine-Saint-Denis, dont la moitié de la
population est musulmane, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Inch’allah :
l’islamisation à visage découvert, Fayard, 2018.
13. Jean Chichizola et Christophe Cornevin, « L’alarmante progression de
l’idéologie salafiste », Le Figaro, 9 septembre 2009.
14. Alexandre Devecchio, grand entretien avec Olivier Galland, FigaroVox, 1er
juin 2018. À propos du livre dirigé par Olivier Galland et Anne Muxel, La
Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, op. cit.
15. Gérard Grunberg, « La radicalisation religieuse des jeunes musulmans en
France », Telos-eu.com, 5 avril 2018.
16. C’est notamment ce que démontre très clairement chiffres à l’appui le
rapport de Hakim El Karoui, « Nouveau monde arabe, nouvelle “politique arabe”
pour la France », rapport de la fondation Montaigne, août 2017.
17. Tribune Le Monde, 3 juillet 2017, par Bruno Tertrais, Benjamin Haddad,
Joseph Bahout, Olivier Schmitt et Nicolas Tenzer.
18. Khadija Mohsen-Finan et Pierre Vermeren, Dissidents du Maghreb depuis les
indépendances, Belin, octobre 2018.
19. « Le Maghreb sera-t-il confronté demain à un exode massif de sa population
? », Oumma.com, 26 septembre 2018.
20. Ibid.
21. « Comment M6 reprend les rênes de son royaume », Maghreb confidentiel,
no 1313, Paris, 25 octobre 2018.
22. Selon des sources officieuses espagnoles.
23. Oumma.com, op. cit., selon une étude réalisée par le portail de recrutement
ReKrute.com (ce qui par définition, biaise l’échantillon, mais n’en est pas moins
signifiant).
24. D’après le rapport El Karoui, sur les 20 terroristes islamistes ayant tué des
Français en France de 2012 à 2018, 19 sur 20 sont d’origine maghrébine, dont 7
issus du Maroc, 8 issus d’Algérie, et 2 Algéro-Marocains.
1. Page d’accueil du site du Muslim Brotherhood Movement, le 22 décembre
2004.
2. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps,
Le Seuil, 2003.
3. https://www.youtube.com/watch?v=RDLinMUhn3Q
4. « Tareq Oubrou, Allah cool », Le Canard enchaîné, 21 janvier 2015.
5. Le Parisien, 12 février 2003.
6. Khadija Mohsen-Finan, « Tariq Ramadan, sa famille, ses réseaux, son
idéologie », Point de bascule, Canada, 7 septembre 2012.
7. Catherine Mayeur-Jaouen, Mathilde Philip-Gay et Rachid Benzine, rapport
public du 16 mars 2016 sur « la formation des imams et des cadres religieux
musulmans », LeMonde.fr avec AFP, 17 mars 2016.
8. Didier Leschi, Misère(s) de l’islam de France, Éditions du Cerf, 2017.
9. Louise Dimitrakis, « L’ami des généraux algériens en charge de l’Islam de
France ! », Mondafrique, septembre 2016.
10. En numéraire, le PIB officiel du Maghreb équivaut à 12-13 % de celui de la
France.
11. Matthieu Aron, « Valises de billets et dons hors contrôle : la très opaque
gestion de l’islam de France », in Enquête exclusive, « L’argent caché de l’islam
de France », L’Obs, 30 mai 2018. Voir aussi le livre Qatar Papers, op. cit., 2019.
12. Caroline Beyer, « Laïcité : les échecs en série de la formation des imams »,
Le Figaro, 21 septembre 2018.
1. Entretien de Boualem Sansal avec Alexandre Devecchio, « Oui, l’Europe a
peur de l’islamisme, elle est prête à tout lui céder », FigaroVox, 31 août 2018.
2. Gabriel Martinez-Gros, entretien, « La violence de Daech se nourrit de notre
désarmement », par Catherine Calvet et Anastasia Vécrin, Libération, 13
septembre 2016, suite à la sortie de Fascination du djihad : Fureurs islamistes et
défaite de la paix, PUF, 2016.
3. Entretien de Gabriel Martinez-Gros à Hérodote à propos de son livre, 21 août
2017.
4. Wassyla Tamzali, « L’homme arabe est un homme humilié », LeMonde.fr, 3
juillet 2018, propos recueillis par Jean Birnbaum.
5. Gabriel Martinez-Gros, op. cit., 2016.

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