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ISBN : 978-2-226-44693-0
À Robert Redeker,
banni en France pour « blasphème ».
« J’ai compris que tout le malheur des
hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas
un langage clair. »
L’idéologie du déni
1.
Des failles intellectuelles
La mutation de « l’orientalisme
»
On ne saurait occulter la place des chercheurs et
professeurs travaillant sur les civilisations de « l’Orient ». En
France, le terme d’« orientalisme » est tombé en désuétude,
mais des centaines de fonctionnaires travaillent à
comprendre et étudier l’aire arabo-islamique. C’est une
grosse machinerie intellectuelle qui remplit des missions
d’enseignement, de recherche, de conseil ou de formation,
et dont l’influence sur la formation de l’esprit public et les
représentations des décideurs n’est pas négligeable. Et
dans ce petit milieu, la vie n’est pas un long fleuve
tranquille : les tensions y sont extrêmement vives.
Des recompositions importantes ont eu lieu à la fin du XXe
siècle, avec le départ en retraite des importants bataillons
de la coopération des années 1960 et 1970. Un glissement
a eu lieu du Maghreb, alors dominant, vers le Moyen-Orient
et l’Afrique. La mutation idéologique de l’orientalisme s’est
ainsi poursuivie. C’est d’autant moins anodin que
l’orientalisme français se distingue tant par son ancienneté
que par sa réputation internationale.
Les connaissances orientalistes du XIXe siècle ont
précédé, accompagné et justifié l’expansion coloniale et
l’impérialisme. L’orientalisme n’a provoqué ni la guerre ni la
conquête, mais il en a tiré profit. L’Afrique du Nord, avec sa
diversité linguistique, a été la région du monde la plus
étudiée en France. L’orientalisme fut ainsi à la fois un
romantisme et une science coloniale, un académisme
savant, un esthétisme et un outil aux mains des coloniaux.
Dans les années 1980, le procès de cet orientalisme a été
dressé par Edward Saïd, universitaire palestino-américain
reconnu, dans son ouvrage L’Orientalisme, l’Orient créé par
l’Occident. Il y dévoile la manière dont les savants
européens ont fabriqué un Orient imaginaire. Les sociétés
froides et immobiles des anthropologues coloniaux étaient
invitées à entrer dans l’histoire, au contact de la «
civilisation » conquérante. L’Orient des orientalistes était un
beau décor, témoin de la splendeur de civilisations déchues
ou endormies qu’il fallait réveiller.
La décolonisation a pointé la « collaboration » des
savants à la colonisation, poussant leurs successeurs dans
trois directions divergentes. La première consiste à
persévérer, mais discrètement. C’est le choix de
l’académisme, de l’art pour l’art, de la tour d’ivoire, du repli
sur les livres et les textes. Ces linguistes et historiens
étudient souvent les sociétés orientales sur des manuscrits,
comme on le fait en études latines. Cette tendance savante
n’a pas disparu. Attachée aux langues orientales, à la lettre
coranique ou aux arts des sociétés arabes, au contact des
minorités du monde arabe et de leurs traditions, elle
encourage les chercheurs à traverser et côtoyer les
événements politiques et sanglants de cette région sans
trouble excessif. Le passé est leur refuge et la science leur
mantra.
La seconde mutation de l’orientalisme consiste à prendre
fait et cause pour les sociétés du Sud, leurs passions
religieuses, leurs revendications et leurs luttes politiques
dans le champ intellectuel du post-colonialisme. La jeune
génération de chercheurs et de professeurs anti-
impérialistes des années soixante s’est engagée dans les
combats politiques rompant avec l’orientalisme : des
historiens, portés par le marxisme universitaire, ont
accompagné le nationalisme et le socialisme arabe. Puis des
politologues et des sociologues, au risque de la « fascination
de l’islam 7 » et de l’identification à leur objet de recherche,
ont pris fait et cause pour l’islamisme, regardé comme le
moyen d’accès des sociétés musulmanes à la modernité,
voire comme une manière de régénérer le politique ici et là-
bas. En associant l’islamisme aux damnés de la terre, ils ont
fait preuve d’un grand aveuglement, négligeant les
monarchies pétrolières du Golfe qui ont transformé l’islam
mondial grâce à leurs pétrodollars. Entre aveuglement et
idéologie, on peut ainsi, en 2018, dans un grand
établissement scientifique français chargé d’éclairer nos
contemporains sur l’islam, donner la parole à l’avocate du
Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) – lié aux
Frères musulmans – dans un séminaire sur les normes en
islam, afin qu’elle démontre « l’islamophobie d’État en
France ». De jeunes historiens et sociologues ont adopté en
France depuis les années 2000 les modes universitaires
anglo-saxonnes des années 1970 et 1980 : les études
consacrées aux « subalternes » et aux discriminés, raciaux
ou « genrés », sont les nouvelles figures obligées des études
coloniales et de la connaissance des Sud.
La troisième direction s’intéresse à l’immigration et aux
immigrés, au phénomène diasporique, le plus souvent dans
leur seul rapport à la terre d’arrivée. Souvent oublieux des
sociétés de départ méconnues, ils réfléchissent davantage
aux difficultés d’insertion ou d’accueil de ces immigrants ici
en Occident, plutôt qu’aux souffrances et aux humiliations
qui poussent à l’émigration : réseaux mafieux, esclavage et
traite modernes, échec des projets nationaux et brutalité
des élites du tiers-monde. De même qu’ils ignorent la
fascination exercée par la société de consommation
individualiste et de loisir sur cette jeunesse du Sud
connectée à la mondialisation.
Par ailleurs, de nombreux savants et chercheurs, fascinés
par l’altérité, ont inversé la problématique du premier
orientalisme : ce ne sont plus des ruines qui sont observées,
mais des potentialités culturelles et intellectuelles
précoloniales qui ont fécondé l’Occident, voire permis son
décollage. Médiévistes, linguistes, et philosophes jouent ici
un rôle premier. Jacques Berque fut emblématique de ce
mouvement. L’Andalousie médiévale est devenue un totem.
Le regard civilisateur et distant des orientalistes est devenu
admiratif et inconditionnel. L’Autre a désormais pour
mission de « me re-civiliser ». Cette vision est partagée par
les deux grandes familles de chercheurs sur les civilisations
islamiques : les chrétiens et/ou les intellectuels de gauche.
Deux ultimes points méritent d’être soulignés car ils
contribuent à orienter le regard des spécialistes des
sociétés des mondes arabo-berbères. Le premier tient à
l’anthropologie de ces mondes, le second aux carences de
la recherche française.
Grandes sont les conséquences de la fascination exercée
par les sociétés dites arabes, encore patriarcales, dans
lesquelles règne un ordre mâle, tant dans les faits que dans
les représentations. L’« obsession française autour des
hommes arabes », selon l’expression de l’historien
américain Todd Shepard 8, touche en premier lieu ceux qui
ont voué leur vie professionnelle à l’étude des sociétés
arabes. Dès l’époque coloniale, Tanger ou Tunis ont attiré
des écrivains et intellectuels français homosexuels, car
l’amour des garçons – jeunes ou vieux – n’y était pas
vraiment prohibé. D’éminents responsables politiques,
intellectuels, religieux, écrivains et officiers français ont
aimé et vécu une sexualité alternative au Maghreb. À un de
ses amis, qui s’étonnait de son amitié pour le dictateur
Kadhafi, l’ancien collaborateur devenu orientaliste, Jacques
Benoist-Méchin, apôtre de la réconciliation franco-arabe,
déclara : « Mais il est si beau… » Ce réservoir de virilité,
rarement évoqué par la recherche scientifique, prolonge
puissamment « l’orientalisme arabophile » du XIXe siècle. Les
mâles conditions de la décolonisation ont redistribué les
cartes, forgeant un nouveau rapport à l’homme arabe qui
oriente et influence certains regards.
Le second point tient aux conditions économiques,
souvent faméliques, de la recherche française. La liberté
des chercheurs français a un prix : des moyens financiers
modestes, une bureaucratisation croissante, et une faible
intégration à l’appareil d’État. C’est loin d’être le cas en
Allemagne ou aux États-Unis. De ce fait, chercheurs,
journalistes et instituts de recherche français sont souvent si
démunis que la perspective de davantage de moyens
financiers ou matériels est tentante. Certains États « amis »
s’en chargent discrètement, au risque d’ingérences parfois
d’une indécence décomplexée : elles peuvent concerner la
nomination d’enseignants, la promotion de chercheurs
douteux, le sauvetage d’éditeurs, la publication d’ouvrages
ou leur mise à l’index, la désignation de prix, le financement
de colloques ou leur obstruction.
Quatre think tanks ou cercles de réflexions français sur le
monde arabe se dégagent 9. Leurs revenus sont faibles et
dépendants de leurs clients. Les États du Maghreb, soucieux
de leur influence et de leur image de marque à Paris, s’en
méfient. Mais avec les États du Golfe, ils n’hésitent pas à
influencer ces think tanks et à orienter leurs travaux, même
s’ils préfèrent garder le monopole de la communication sur
leurs pays. Cette région du Maghreb, si proche et si liée à la
France, est devenue pourtant une des moins étudiées.
Certains pays achètent une influence directe à travers des
espaces de communication, en finançant des événements et
des débats publics 10. Ainsi, à Oxford, le Qatar a versé 11
millions de livres sterling pour créer en 2005 une chaire
pour Tarik Ramadan en études islamiques contemporaines
au Middle East Center du St Antony’s College. Une telle
pratique serait impossible en France, car l’État finançait
jusqu’alors les universités publiques. Mais l’influence, bien
que plus subtile, n’est pas moindre, car tout service se
paye, surtout en contexte de pénurie.
2.
Des failles politiques
Un renseignement français
déconnecté ?
Les services de renseignement français dans la politique
arabe de la France ont été déstabilisés par les printemps
arabes et leurs suites, avec de dramatiques effets en France
comme à l’étranger. Il faut ici analyser l’architecture du
système pour en mesurer les conséquences.
Depuis 1962, la relation de la France avec les pays du
Maghreb n’a pas rompu les liens historiques entre
l’ancienne « Afrique du Nord française » et le ministère
français de l’Intérieur. Les causes de cette situation
atypique sont complexes. Pour des raisons policières,
migratoires et de sécurité intérieure, les pays du Maghreb,
et l’Algérie d’abord en tant que premier pays pourvoyeur
d’immigrants et d’échanges au Maghreb, sont restés liés
d’une manière singulière à l’ancienne métropole coloniale.
Cette situation évoque les problèmes sécuritaires des
DROM-COM 2 et leurs 2,7 millions d’habitants en 2017,
importants pourvoyeurs de migrants, de clandestins, de
drogue (Antilles-Guyane), et de records de délinquance.
Mais une différence est toutefois capitale : les DROM-COM
sont demeurés français.
Le Maghreb est la principale zone d’échanges et
d’interactions entre une région étrangère et le ministère
français de l’Intérieur et ses différentes directions. Par le
biais d’Interpol à Lyon, la coopération est certes forte avec
les autres polices européennes, a fortiori depuis l’abolition
des frontières intérieures dans l’espace Schengen. Pour
autant, les relations interétatiques classiques avec les États
étrangers relèvent de la diplomatie (Quai d’Orsay), du
ministère de la Défense (Coopération militaire, DGSE) et des
principaux pouvoirs publics (Élysée, Matignon, Parlement,
collectivités locales). La seule exception est le réseau des
ambassades et consulats français sous protection partagée
de la Défense et de l’Intérieur. Or au Maghreb, les liens sont
directs entre la Place Beauvau (ministère de l’Intérieur),
avec ses services (préfecture de police, DST alias DCRI,
etc.), et ses homologues du Maghreb, surtout avec les
directions générales de la sûreté nationale (DGSN), lointains
héritages des polices coloniales, qu’elles relèvent de la
Défense comme en Algérie, ou de l’Intérieur comme au
Maroc et en Tunisie.
Il existe un rapport particulier entre Beauvau et le
Maghreb, et tout le monde interprète cette situation à
l’aune de l’histoire coloniale, puis de celle de la guerre
d’Algérie et de la guerre froide, ou de l’islamisme et de
l’expansion de l’islam en France, associés aux effets de la
guerre civile algérienne et du terrorisme. La situation
sécuritaire globale a également un impact sur la poursuite
et même la densification de cette relation, autour des
questions de migrations, de trafics humains et marchands,
de drogue, d’évasion fiscale, d’affaires judiciaires, de police
des cultes. Lorsqu’il est Place Beauvau, le ministre français
de l’Intérieur, qu’il s’appelle Charles Pasqua, Pierre Joxe,
Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Sarkozy, Manuel Valls ou
Christophe Castaner, devient un fin connaisseur des affaires
d’État franco-maghrébines, un interlocuteur privilégié de
ses homologues ministres, des patrons des services de
renseignement et des chefs d’État. Dans cette petite
communauté internationale d’une vingtaine de personnes,
tout le monde se connaît, s’observe et échange, à Alger,
Paris, Rabat ou Tunis. Aussi, lorsque le directeur de la DST
marocaine, par ailleurs chevalier de la Légion d’honneur, se
voit notifier en février 2014 à la résidence neuilléenne de
l’ambassadeur du Maroc en France une convocation chez le
juge pour crime contre l’humanité, cela devient
immédiatement une affaire d’État aux retentissements tous
azimuts.
Pour résumer, disons que la DGSI et les services anti-
terroristes de l’Intérieur ont des liens serrés et denses avec
leurs homologues du Maghreb. Les policiers traitent
quotidiennement un grand nombre d’affaires, suivent les
mêmes clients, les mêmes familles, les mêmes groupes
islamistes ou mafieux qui traversent la Méditerranée, les
mêmes passeurs, les filières d’évasions de capitaux. Ils
échangent des informations secrètes, des services, des
indicateurs, des hommes et des affaires, bref, ils font en
commun leur métier. Des relations aussi denses sont très
rares, mais une langue commune, une expérience
commune, des formations ou stages en commun et la
connaissance entre les chefs les facilitent.
Dans le reste du monde arabe, les choses sont plus
complexes, même si le Liban constituait une exception
avant que la Syrie n’occupe ce pays par étapes à partir de
juin 1976, quand la Sûreté nationale est passée sous
contrôle du renseignement syrien. Outre la Turquie et
l’Arabie Saoudite, la question de relations denses, amicales
et suivies entre services de renseignement concernait
essentiellement la Syrie, l’Égypte et la Libye. Le principal
pôle pour la DST était alors Damas.
La DGSE est en première ligne dans les relations avec
l’Égypte qui a réintégré le camp occidental en 1978. La DST
a dû suivre les nombreux islamistes ou apprentis islamistes
français de passage ou en séjour au Caire et la politique de
la Sécurité d’État égyptienne, hostile aux Frères, facilitait les
choses jusqu’en 2011. En Libye, l’ancien ennemi discute
avec la DGSE depuis 2003 et, malgré la complexité de l’État
libyen, celle-ci a assuré jusqu’en 2011 les échanges
traditionnels comme les formations, les renseignements sur
al-Qaïda et Aqmi, et la vente de matériels électroniques 3. La
DGSE a gardé la main même si l’Intérieur français tenta de
pousser ses pions sous le ministère de Claude Guéant qui
avait côtoyé Moussa Koussa, le chef du renseignement
libyen, lors de l’affaire des infirmières bulgares et pour la
conférence de l’Union pour la Méditerranée lancée par
Nicolas Sarkozy.
La ruine de cette proximité avec le régime libyen
explique le coup de colère visionnaire de l’ancien patron de
la DST, Yves Bonnet, passé à la vie politique mais resté
proche de ses multiples contacts, contre la coalition anti-
Kadhafi. Après une enquête en Libye en mai 2011, il déclare
: « Le principal danger, c’est la partition du pays. Avec pour
conséquence la déstabilisation des pays voisins
subsahariens comme le Niger ou le Mali […]. Certains
dirigeants politiques occidentaux semblent ne pas avoir lu
les rapports de leurs services de renseignement. Avec la
Libye, nous disposions d’un verrou solide contre al-Qaïda et
contre l’immigration clandestine. Il vient de sauter 4. » Ses
trois prédictions n’allaient pas tarder à se réaliser.
La DGSE peut-elle travailler au Maghreb, chasse gardée
de la DST ? La DGSE, dont l’objectif est de renseigner sur la
partie adverse et dès lors ennemie, peut-elle travailler chez
des amis ? Si l’on met à part la petite Tunisie, très liée à la
France jusqu’en 2011 – et qui le reste autrement –, et
protégée par sa faiblesse économique et stratégique, et un
personnel politique aux aguets, comment les choses se
déroulent-elles avec les frères ennemis marocain et algérien
? Les choses étaient très simples avec le Maroc, à
l’exception de deux crises : l’affaire Ben Barka, de 1965 à
l’arrivée de Marenches, et la crise de 2014-2015, dont les
deux États peinent à sortir. Deux anciens officiers marocains
de l’armée française ont créé le renseignement du royaume,
qui n’a de facto jamais cessé de travailler avec la France,
alliée tour à tour dans la guerre froide, la guerre du Sahara
(1975-1988) puis celle contre le terrorisme après 1992. Les
deux armées se méfiant à des titres divers de l’Algérie, et
les intérêts croisés des deux États étant devenus
considérables, la DGSE n’empiète pas sur le terrain de la
DST, qui est aussi chez elle au Maroc. Du moins jusqu’en
2014.
Les choses sont très différentes en Algérie. Après la
guerre d’indépendance, les relations sont totalement
coupées entre la Sécurité militaire algérienne et les services
français. La future DGSE (SDECE) porte aux yeux d’Alger la
marque indélébile de l’armée française, et la DST et le
renseignement colonial quittent le pays avec les services de
l’État. La France garde certainement des indics et des
agents dans le pays, mais fait profil bas pendant deux
décennies. Pour le SDECE, il est très difficile de coopérer en
Algérie, comme on le voit encore dans les premiers épisodes
de la série Le Bureau des légendes de 2015 5. Outre le passif
militaire, les Algériens se représentent les officiers de ce
service comme des catholiques de droite dont ils préjugent
qu’ils les méprisent par une sorte d’atavisme de classe.
Cette représentation fréquente est un héritage colonial. Leur
vision des policiers de la DST est en revanche bien
différente : ils les regardent comme s’ils étaient les anciens
policiers et gendarmes de l’Algérie coloniale, corses aux
trois quarts et d’origine modeste. Leurs préjugés portaient
donc plutôt les services algériens vers la DST.
La DST est en effet parvenue à renouer des liens avec
l’espionnage algérien à l’occasion de l’affaire Farewell, cette
grande affaire d’espionnage de la guerre froide entre 1980
et 1982, qui a permis à la France de partager avec les
Américains des milliers d’informations ultrasecrètes du KGB.
Les Algériens avaient fortuitement découvert la source
française à Moscou, les Français ont acheté leur silence en
échange d’informations. C’est ce que raconte Raymond
Nart, chef de la division Union soviétique à la DST à cette
date, devenu par la suite l’interlocuteur privilégié des
Algériens, notamment du général Smaïn Lamari, numéro 2
du DRS. En 1989, Nart est numéro 2 de la DST, et son amitié
avec Lamari se révèle très utile sous le ministère Pasqua
(1993-1995), puis pendant la campagne d’attentats de l’été
1995 6.
L’Algérie est donc assez proche de la DST et de
l’Intérieur depuis les années 1980, tandis que le Maroc se
retrouve davantage dans la DGSE. Les choses ont toutefois
changé depuis François Hollande. Les présidents ont en effet
nommé à la tête de la DGSE d’anciens ambassadeurs de
France en Algérie. Pour autant, des deux côtés, les services
et les amitiés se croisent et s’épient. Les Algériens se
trompent sur la DGSE truffée depuis les années soixante
d’anciens coloniaux et de Corses du Maghreb, souvent
arabisants, comme feu le célèbre arabisant Wladimir
Glasman, né au Maroc, tandis que la DST est peuplée de
notables corses métropolitains passés par les concours de
recrutement les plus sélectifs, comme le préfet Marchiani.
C’est avec ces outils que la France est entrée dans les
printemps arabes.
Il faut pointer la désorganisation complète de ce système
intervenue dès 2011, avec la rupture des liens entre le
renseignement extérieur français et ses homologues arabes.
En quelques mois, la désactivation des services de
renseignement de plusieurs pays amis (Tunisie, Égypte) ou
coopératifs (Libye, Syrie), et le refus de coopérer de
plusieurs autres (Turquie), ont rendu borgne le
renseignement extérieur français, et par voie de
conséquence le renseignement intérieur sur le terrorisme.
Ainsi se prépare la catastrophe des grands attentats de la
séquence 2015-2016. En 2011 en effet, les pays des
printemps arabes, la Tunisie, la Libye et l’Égypte – sans
même parler de l’Irak – ont des services dévastés. Les
moukhabarat, bras armés de l’autoritarisme, ont même été
une cible spécifique des révolutionnaires : ainsi Amn ed
Daoula en Égypte (Sécurité d’État) dont le quartier général
a été brûlé. Puis la Syrie ne communique plus rien à la
France à partir d’août, exigeant en préalable pendant des
années le rétablissement des relations diplomatiques, ce qui
crucifie nos espions étant donné ce qui s’y déroule… Quant
à la Turquie, toute à son opération de soutien aux Frères
musulmans arabes, elle ne dialogue plus avec ses alliés
traditionnels, et laisse délibérément s’intensifier le djihad
dont les combattants transitent par son territoire. Et cette
situation dure des années. Même le si proche allié marocain,
essentiel du fait de sa grande diaspora en Europe, ne
communique plus avec la France à partir de février 2014
suite à l’affaire Hammouchi. La veille de l’attentat de
Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, Le Figaro relève ainsi que
« la coopération antiterroriste [est] au point mort entre la
France et le Maroc 7 ».
Or, les évènements de 2015 et l’implication d’un grand
nombre de Franco et Belgo-Marocains dans les attentats
parisiens, activée depuis l’État islamique, démontre que
cela est désastreux. Les deux États renouent d’ailleurs les
fils de la coopération moyennant de substantielles
concessions françaises. Non seulement la France remet la
Légion d’honneur au patron de la DST marocaine, mais elle
sort le Maroc de la clause de compétence universelle des
magistrats français pour crime contre l’humanité ; un
privilège insigne que le régime algérien s’empresse
discrètement d’obtenir pour ses ressortissants.
Il n’est pas étonnant qu’après le désastre du Bataclan,
l’ancien directeur en retraite de la DGSE Alain Juillet
constate amer la « faillite des services de renseignement 8 ».
La mécanique du déni
1.
La faillite de notre «
politique arabe »
Le tournant néo-conservateur
de notre politique arabe
L’effondrement des régimes arabes de Tunisie puis
d’Égypte en janvier 2011 frappe comme la foudre dans un
ciel serein. Contre toute attente, leurs présidents sont
exfiltrés au bout de quelques semaines. Pour nos autorités,
garantes de la stabilité arabe, c’est un incroyable séisme.
Du jour au lendemain, la France se retrouve sans repères ni
contacts dans ces pays, alors que la contagion menace la
région, et que les États-Unis sont déjà à la manœuvre.
Nicolas Sarkozy prend acte de la situation : les Frères
musulmans, qui n’ont pas déclenché la révolution, sont en
passe de devenir l’alternative. Les Cassandre de la
recherche et du renseignement français qui annonçaient
cette hypothèse sont désormais écoutées. Une chose est
sûre, la France ne doit plus être dépassée par l’histoire : il
faut sauver la monarchie du Maroc, mais accompagner le
mouvement s’il frappait d’autres républiques militaires.
En 2007, Nicolas Sarkozy s’était péniblement réconcilié
avec Kadhafi en faveur des infirmières bulgares, moyennant
10 milliards d’euros de contrats jamais honorés. Lorsque la
crise gagne la Libye à la mi-février 2011, Nicolas Sarkozy
mobilise ses contacts arabes : son meilleur ami, le cheikh
Hamad ibn Khalifa al-Thani, l’émir du Qatar propriétaire d’Al-
Jazeera qui propage avec gourmandise la « révolution arabe
», et son autre ami le cheikh émirati Zayed, qui veille à ce
que la France ne fasse pas cavalier seul avec le Qatar.
Le 25 février, Nicolas Sarkozy enterre d’une phrase le
Guide de la révolution : « Kadhafi doit partir. » Le 27, il
nomme Alain Juppé au Quai d’Orsay tandis que voit le jour
en Libye le Conseil national de transition (CNT). À 62 ans,
Bernard-Henri Lévy ronge son frein en mémoire de Malraux,
rêvant de sauver Benghazi après son échec de Sarajevo. Le
5 mars, il se rend sur place et rencontre le patron du CNT
Mustapha Abdeljalil, auquel il propose de but en blanc de
rencontrer le président français. Nicolas Sarkozy le reçoit le
10 mars à l’Élysée, en présence de l’écrivain et d’Alain
Juppé, du jamais vu dans la diplomatie franco-arabe. Deux «
folies s’emboîtent », commente Alain Minc 4.
Il n’est pas simple de proposer aux Français d’intervenir
en Libye avec les Anglo-Saxons, après avoir expliqué qu’une
intervention occidentale en Irak en 2003 serait une
tragédie. Mais l’esprit « néo-conservateur » washingtonien
tant vilipendé à Paris a traversé l’Atlantique grâce au « droit
d’ingérence » humanitaire théorisé par Bernard Kouchner.
Le 17 mars, la résolution 1973 du Conseil de sécurité de
l’ONU poussée par la France est adoptée sous chapitre VII
(autorisant une intervention armée) par 10 voix sur 15.
Russes, Chinois et Allemands, pourtant très méfiants, se
sont abstenus pour éviter un massacre à Benghazi. « Toutes
les mesures jugées nécessaires pour protéger les
populations civiles » seront prises. Le 19 mars, le sommet
de Paris réunit les alliés dont le Qatar et les Émirats, et
annonce une opération militaire aérienne déclenchée le jour
même. La coalition s’engage dans une guerre aérienne qui
passe sous commandement opérationnel de l’OTAN le 30 :
son objectif devient de facto la défaite et la destitution de
Kadhafi. Les Russes ont été bernés.
Du 19 mars au 20 août, Sarkozy offre une belle victoire
stratégique à son armée grâce à l’intendance américaine,
sans lever les réticences du corps des officiers et des
services antiterroristes, notamment la DST, conscients de la
fureur des Algériens et des Syriens, et de la légèreté prise
avec le droit onusien. Syrte tombe le 20 octobre et Kadhafi
est tué dans le convoi qui l’exfiltrait. La guerre a coûté 350
millions d’euros à la France, qui a réalisé 35 % des frappes
aériennes, outre ses commandos au sol qui ont fomenté la
prise de Tripoli.
La rupture avec la politique arabe de la France, de 1967
comme de 2003, est très brutale, suscitant des controverses
à la mesure du séisme. Le président français est soupçonné
par les Italiens d’avoir agi pour les intérêts pétroliers
français. Russes, Algériens, et les clients de Kadhafi sont
furieux. Alger dénonce la politique coloniale de la
canonnière et condamne en bloc, d’autant que 1 000
missiles sol-air de longue portée, ainsi que des millions
d’armes et munitions sont sortis des arsenaux libyens, pour
partie expédiés au Sahel par les mercenaires de Kadhafi.
Sur le terrain, les Frères musulmans libyens sont assistés
par Turcs et Qataris ; et pour faire diversion, le Qatar
rachète pour 40 millions d’euros le Paris-Saint-Germain en
mai 2011. Bernard-Henri Lévy et Nicolas Sarkozy sont
étrangement devenus les promoteurs de la révolution arabe
que les Frères musulmans considèrent comme leur. La
guerre en Libye a fait rejouer le clivage français sur l’Algérie
de 1992-1995 entre éradicateurs et islamistes, mais à front
renversé. Tout est prêt pour la Syrie.
Le désastre syrien
Élu à la présidence en 2007, Nicolas Sarkozy a repris
langue avec Damas par l’entremise de Ziad Takieddine.
Bachar al-Assad a assisté en 2008 au sommet de l’UPM à
Paris puis au défilé du 14 Juillet. Trois ans durant, les
présidents syrien et français se rencontrent à plusieurs
reprises. L’ambassade de France à Damas se compromet
avec des figures honnies du régime, mais en vain puisque
Washington interdit tout contrat en Syrie, hormis la future
cimenterie Lafarge.
Toutefois, la France est furieuse contre Damas qui est
soudain intervenue au Liban quelques semaines avant la «
révolution » syrienne qui débute le 15 mars 2011. La
répression est tout de suite violente. En pleine tempête
libyenne, il faut désormais s’occuper de la Syrie. Le
président Sarkozy n’accorde guère de crédit à son
ambassadeur à Damas, Éric Chevallier, qui est convaincu
que « le régime d’Assad ne tombera pas, Assad [étant] fort
». Il déclare au Quai d’Orsay avoir « visité diverses régions
de la Syrie et [qu’il n’a] pas le sentiment que le régime en
place [soit] en train de s’effondrer ». Dans le bureau du chef
de cabinet d’Alain Juppé, le conseiller diplomatique du
président Nicolas Galey admoneste l’ambassadeur : «
Arrêtez de dire des bêtises ! Il ne faut pas s’en tenir aux
faits, il faut voir plus loin que le bout de son nez. » « Vos
informations ne nous intéressent pas. Bachar al-Assad doit
tomber et il tombera. » L’hybris s’est donc emparée de
l’exécutif français, qui après des décennies de défense des
dictatures arabes, s’est converti à leur renversement. La
ligne de l’Élysée et du Quai d’Orsay est coulée dans le
marbre pour six ans.
En avril, Nicolas Sarkozy juge la répression de Damas «
inacceptable ». Déjà, le Qatar et l’Arabie Saoudite sont à la
manœuvre en appui des Frères musulmans et des salafistes
entrés en révolution. Dès 2011, 5 000 personnes sont tuées
en Syrie. Mais pour Paris, qui demande le départ de Bachar
el-Assad en juillet et rappelle son ambassadeur, la situation
est complexe. La Russie et la Chine refusent toute résolution
du Conseil de sécurité de l’ONU hostile à la Syrie, et la
France, qui est engagée en Libye, n’a pas les moyens
d’intervenir seule et peinerait à convaincre son opinion
publique.
Le 16 avril, Alain Juppé réuni à l’Institut du monde arabe
un colloque « Printemps arabes : enjeux et espoirs d’un
changement ». Outre des diplomates, il a convié des
chercheurs français favorables aux islamistes ou proches
des monarchies du Golfe, aux côtés de femmes arabes et de
Frères musulmans. La conversion est violente pour ce
gaulliste hostile à l’intervention en Irak de 2003, qui
endosse le costume du néo-conservateur œuvrant à une
démocratisation révolutionnaire et islamiste. Le ministre
conclut ainsi le colloque : « M. Ben Salem [un membre du
parti tunisien al-Nahda présent] nous a dit tout à l’heure que
les islamistes allaient nous surprendre. Chiche ! Surprenez-
nous, je ne demande que cela. Et nous allons nous aussi
vous surprendre, parce que nous ne sommes pas du tout
dans une disposition d’esprit qui consiste à stigmatiser le
monde musulman ou la religion musulmane, mais, bien au
contraire, à dialoguer avec elle. »
Début juillet 2011, Bernard-Henri Lévy organise au
cinéma Saint-Germain-des-Prés un petit congrès franco-
syrien financé par les Frères musulmans, afin de présenter
aux dirigeants français les opposants syriens vivant à Paris.
L’idée est de pousser la France à refaire le coup de la Libye,
avec des opposants recrutés cette fois à Paris. Fin juillet en
Syrie, autour de déserteurs de l’Armée syrienne libre (ASL),
puis en octobre à Istanbul, se constitue un Conseil national
syrien (CNS), dominé par les Frères musulmans, mais dont
la présidence est d’abord confiée à l’universitaire parisien
Burhan Ghalioun. Le 10 octobre 2011 au théâtre de l’Odéon,
Olivier Py reçoit le gratin de l’opposition syrienne en
présence d’Alain Juppé : « La France est aux côtés du peuple
syrien dans son combat pour la liberté. »
La guerre civile débute en décembre 2011. La France se
démène au Conseil de sécurité de l’ONU pour faire
condamner les violences. Fraîchement battu par François
Hollande, Nicolas Sarkozy persifle en août 2012 : face aux
bombes sur Alep, la France devrait intervenir. La réponse du
nouveau ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius,
fait date : « Bachar al-Assad ne mériterait pas d’être sur la
terre ; […] le régime syrien devait être abattu et
rapidement. » La France s’engage fortement aux côtés de
l’opposition syrienne, et la DGSE commence bientôt en
secret ses premières livraisons d’armes à l’ASL. Mais ironie
de l’histoire, l’attention de Paris et des médias est captée en
janvier 2013 par l’opération Serval déclenchée au Mali
contre les islamistes du MNLA (Mouvement national de
libération de l’Azawad). Les faucons parisiens sont sur tous
les fronts.
À la suite du massacre au gaz sarin de la Ghouta le 21
août 2013, qui a probablement tué 1 500 Syriens, le
président Hollande, poussé par un petit groupe de
journalistes et d’experts virulents, emmenés par l’ancien
espion feu Wladimir Glasman, par le biais de son blog « Un
œil sur la Syrie », et d’une poignée de conseillers et
d’universitaires va-t-en-guerre, décide de bombarder
Damas. Tout était prêt, ce 31 août 2013, pour frapper les
sites chimiques syriens, gardés par les meilleures unités du
régime, et changer le rapport de forces sur le terrain. Le
palais présidentiel était-il visé ? L’accord du Parlement
britannique et du président américain, hors ONU, étaient
toutefois nécessaires, mais les deux se dérobent. Le 6
septembre, Vladimir Poutine présente en secret à Obama sa
proposition de désarmement chimique unilatéral du régime
de Damas sous contrôle international. Damas ne sera pas
bombardée. Le coup est rude tant pour l’Élysée que pour
l’opposition syrienne, car comme en Libye, un objectif
louable en cachait un inavouable : la chute du régime de «
Bachar ». Or, ce dernier sort renforcé de l’accord russo-
américain.
Les Français ont-ils péché par idéologie ou par naïveté,
grisés par les impressions de victoires faciles en Libye et au
Mali ? La séquence néo-conservatrice française commencée
en 2011 tourne à plein régime. En décembre 2013,
l’opération Sangaris est déclenchée en République
centrafricaine. Dans son projet de guerre sur Damas, aux
conséquences incalculables, le président Hollande a fait
l’impasse sur les trois guerres occidentales précédemment
déclenchées en Afghanistan (2001), en Irak (2003) puis en
Libye (2011), aux résultats décevants ou dramatiques.
L’autre impasse est celle du conflit syrien lui-même, et des
alliances de Damas. À l’été 2013, la guerre civile syrienne
est devenue un conflit mondialisé. Les groupes et les
puissances islamistes sunnites, en premier lieu l’Arabie
Saoudite, y voient l’opportunité de frapper la République
islamique chiite d’Iran alliée de Damas et leurs alliés
régionaux.
Mais le régime de Bachar al-Assad, le Baas et l’armée,
sont inconditionnellement soutenus par les puissances et les
groupes chiites de la région. Le Hezbollah, dès 2013, a prêté
à Damas des milliers de combattants qui ont renversé le
front là où ils sont intervenus. Quant aux Russes, pouvaient-
ils renoncer à leur politique méditerranéenne ? Avec des
dizaines de milliers de femmes et d’enfants russes vivant en
Syrie, ainsi que quelques milliers de soldats sur la base
russe de Tartous, le soutien à Bachar al-Assad n’était pas
une option pour Moscou, a fortiori contre une coalition alliée
aux djihadistes du Caucase russe. Et l’Algérie pourtant
proche de François Hollande soutenait elle aussi Damas.
Mais la politique française persiste et signe. Seule
l’émergence de l’État islamique, qui proclame le califat de
Bagdadi le 29 juin 2014 pousse les Français à s’interroger.
Des frappes françaises sont engagées en Irak le 19
septembre 2014 dans le cadre de la coalition internationale
dirigée par les États-Unis, mais pas en Syrie. Il faut attendre
la déflagration du Bataclan, le 13 novembre 2015, pour que
le président déclare : « La France est en guerre. » Mais
contre qui ?
Pour les Russes, qui ont bloqué en septembre 2013 une
résolution onusienne contraignante, l’essentiel est acquis
puisque les Français et les monarchies du Golfe sont
condamnés à l’impuissance. Damas est en effet le principal
allié de Moscou en Méditerranée et dans le monde arabe, et
le plus ancien depuis 1946. Poutine a repris dès 2003 les
ventes d’armes à l’armée syrienne, et la Russie, qui dispose
de la base navale de Tartous, peut utiliser l’aéroport de
Lattaquié, prenant la Turquie à revers. La Russie a livré des
armes et du matériel à Damas dès 2011, puis a envoyé des
milliers de mercenaires en 2013, montrés dans des films de
propagande militaire sur Internet. Poutine déclare le 15
septembre 2015 : « Nous soutenons le gouvernement de
Syrie. Nous fournissons, et nous continuerons à [lui] fournir
aide et assistance technique et militaire. » En août, des
soldats russes ont été vus aux côtés des troupes régulières
syriennes. Et le 30 septembre 2015 débute l’intervention
lourde aérienne et au sol, en coordination avec les
gouvernementaux, le Hezbollah et les Iraniens. Il s’agit
d’écraser Daesh et al-Nosra – qui est soutenu par les
Occidentaux – pour éviter une dispersion du terrorisme.
Grâce à l’affaiblissement extrême de Damas, les Russes
imposent leurs vues pour reconquérir le terrain.
Les Occidentaux acceptent le partage de la maîtrise de
l’espace aérien avec les Russes, négocié par les Américains
en 2015, et les Français assistent stupéfaits au sauvetage
du régime de Damas contre leur volonté. En juin 2015, Le
Monde annonçait encore le retrait russe de Syrie, et certains
analystes en chambre continuent d’affirmer contre toute
évidence que personne ne pouvait prévoir l’intervention
russe en Syrie.
Pour la France, la séquence tourne au supplice chinois.
En témoigne l’impossibilité de reconnaître la victoire russe
jusqu’en 2017. Une note du CAPS (Quai d’Orsay) du 3
janvier 2017 tente d’imposer l’idée que la France est partie
prenante du conflit : « Il faudra rassurer sur nos intentions :
bâtir dans les zones qui jouxtent leur frontière des
institutions à même de conjurer le spectre d’une
radicalisation des acteurs […]. » Mais la France a perdu la
partie, et l’acteur russe, fort de ses nouveaux alliés (Liban
et Hezbollah, Iran, Jordanie, et bientôt Turquie, voire
Kurdes), est décisionnaire. Au début de la présidence
Macron, un colonel français, historien de l’armée, Michel
Goya, ose dans son blog du Monde, le 13 septembre 2017,
poser la question qui fâche : « Pourquoi l’intervention
militaire russe en Syrie est-elle un succès ? » Dans Le
Figaro, en janvier 2018, le géopoliticien Bruno Tertrais,
atlantiste très actif des cercles néo-conservateurs français
de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), refuse
de reconnaître la victoire russe et la défaite stratégique
française. L’analyse est pertinente mais il fait l’impasse sur
les fondamentaux de cette nouvelle « retraite de Russie » :
comment une Europe désunie et sans armée de classe
mondiale pourrait-elle imposer sa volonté, et à défaut la
faire endosser par d’autres ?
Les quatre hommes qui ont conduit la politique arabe
néo-conservatrice de la France entre 2011 et 2017 n’avaient
ni intimité ni vraie connaissance du monde arabe. Les
idéologues qui les ont conseillés se sont souvent heurtés à
la prudence du Quai d’Orsay ou de la Défense, hélas
discrédités par le fiasco initial de 2011. La France s’était
alors ralliée au panache des Frères musulmans et de leurs
protecteurs qatari et turc. Elle les a ensuite suivis en Syrie
jusqu’à leur défaite finale, malgré la radicalisation criminelle
observée sur le terrain. Le soutien inconditionnel aux forces
« révolutionnaires », y compris al-Qaïda (alias al-Nosra), a
buté sur la barbarie génocidaire de l’État islamique (2014)
et les attentats de masse en France de 2015, qui ont poussé
les autorités à l’aggiornamento acté par Emmanuel Macron.
La réputation française entachée dans le monde arabe a
donné libre cours au Maghreb, au Liban et au sein des élites
intellectuelles arabes aux thèses complotistes sur Internet
et les réseaux sociaux. Il existerait selon ces thèses une
alliance tripartite objective et ancienne entre Israël, les
monarchies du Golfe et les États-Unis, à laquelle se sont
ralliés les dirigeants français. La question qui se pose face
au désastre qui a résulté des positions françaises est de
savoir comment une poignée d’hommes et d’idéologues ont
pu entraîner dans leurs aventures deux présidents que tout
opposait, ainsi que leurs deux ministres, parfaites
incarnations de la technocratie gouvernementale française,
atlantiste, libérale, social-démocrate et pro-européenne ?
Le plus cruel et radical contempteur du fiasco français en
Syrie est le journaliste franco-libanais René Naba : «
L’Histoire retiendra, rétrospectivement, que Nicolas Sarkozy,
Alain Juppé, François Hollande, Laurent Fabius, BHL, Bernard
Kouchner et Burqa-Burgat [sic] auront été les grands
vaincus de la guerre de Syrie, entraînant la France dans leur
naufrage moral signant par là même la déconfiture de la
pensée stratégique française. […] La Syrie, six ans après, se
présente comme un vaste cimetière de la classe politico-
médiatique française, un naufrage de l’ampleur du désastre
de Trafalgar, à l’effet de marginaliser considérablement la
France dans la gestion des affaires du monde. »
L’Histoire dira si la guerre en Syrie fut notre guerre
d’Espagne. Mais la France a perdu beaucoup de sa
crédibilité dans la région. En 2011, elle a lâché ses alliés
historiques. Après des décennies de soutien inconditionnel,
l’assurance-vie française était donc réversible ! Il n’est pas
exclu que le Maroc, en rompant la coopération franco-
marocaine en février 2014, ait pris acte de ce soutien
fluctuant. Ensuite, la France s’est discréditée par ses
changements de position successifs. Ainsi en Égypte par
exemple, la France épaulait Moubarak avant de soutenir les
révolutionnaires, puis le gouvernement des Frères
musulmans. En 2013, elle s’est tue lors des tueries contre
les Frères musulmans, avant de soutenir le général-
président al-Sissi, élu en 2014 puis en mars 2018 avec 90 %
des voix. La France a fourni entre-temps de nombreux
armements à l’Égypte de Sissi financés par Riyad.
Pour l’analyste français de Washington Fabrice Balanche :
« Il serait peut-être temps de cesser de suivre les pays qui
poussent à la prolongation du conflit en Syrie sans en subir
les conséquences […]. Mais il faudrait aussi interpeller les
analystes du CAPS et tous les artisans français de cette
politique étrangère sans issue. […] Si nous n’avions alors
pas les moyens d’une intervention militaire comparable à
celle des États-Unis en Irak : 200 000 hommes qui
stationnent dans le pays pendant dix ans, nous allions vers
une guerre civile sanglante. Par conséquent, il valait mieux
éviter de jeter de l’huile sur le feu, car le retour de flamme
est effectivement pour nous, Européens. Il fallait aussi
comprendre que la parenthèse géopolitique qui s’était
ouverte avec la chute de l’URSS en 1991 s’était refermée en
2011 : la Libye est la dernière intervention unilatérale des
Occidentaux. » Ainsi notre politique arabe est-elle à rebâtir.
Sommes-nous pour autant en position de le faire ?
2.
La corruption des élites
françaises
Le déni extérieur
et intérieur
1.
La guerre d’Algérie est-
elle vraiment finie ?
Influences et radicalisation
Après les émeutes urbaines de novembre 2005, les
pouvoirs publics se sont empressés de nier la dimension
ethno-confessionnelle de l’affaire pour porter la controverse
sur l’abandon des banlieues. Il en est résulté un double déni
des discours publics sur la qualité des émeutiers, et sur la
nature des quartiers qui se sont embrasés pendant près
d’un mois. Pourtant, quand des « émeutes raciales » ont
secoué les États-Unis des années soixante puis la Grande-
Bretagne des années quatre-vingt, elles ont été largement
commentées en tant que telles en France. Mais le mythe de
l’intégration à la française ne pouvait souffrir une telle
comparaison.
Il n’empêche qu’à la suite de ces émeutes de 2005, des
orientations communes ont été instillées à l’initiative de
diverses instances : la question noire est désormais abordée
frontalement en métropole ; la question des ghettos urbains
et ethniques est reconnue ; la question de l’islam « en
France » et « de France » est mise en débat. Une «
discrimination positive » est mise en œuvre dans les grands
partis politiques et visible dans le gouvernement Sarkozy
dès 2007, dans les publicités et dans les médias où le CSA
promeut une « politique de la diversité » pro-active, avec
des effets rebonds au cinéma, etc. La loi Borloo pour «
l’égalité des chances » est votée en mars 2006, et un plan
banlieue dit « nouvelle politique en faveur des banlieues »,
promu par le président Sarkozy en 2008 déverse des
milliards pour la « politique de la Ville ». Enfin, les forces de
l’ordre reçoivent de discrètes consignes de ne pas susciter
d’émeutes, ce qui revient à trouver un modus vivendi avec
le milieu des cités.
Après les attentats de 2015 et 2016, il a été difficile de
passer outre la réflexion sur la gangrène islamiste. Les
retombées politiques et symboliques sont telles, et les
risques politiques si grands, que l’État lance de nombreuses
actions. Au-delà des réponses sécuritaires, militaires et
judiciaires mises en œuvre, il ouvre plusieurs chantiers de
front. Pour désamorcer pressions et tensions, une série
d’enquêtes et de missions d’études tous azimuts sont
lancées.
On analyse l’état de la jeunesse populaire et musulmane,
mais aussi la situation de l’islam et sa porosité aux
influences extérieures. L’islamisme français et européen, la
situation de la langue arabe, le culte musulman et la
formation des imams font l’objet de rapports spécifiques.
Même la politique arabe de la France est relue. En vérité,
tous les aspects de la vie économique et sociale sont passés
au crible, de la situation dans les établissements scolaires à
la place de l’islam en entreprise, en passant par la
radicalisation dans les prisons où 75 % des prisonniers sont
musulmans selon des sources officieuses, et dans l’armée 10.
Un autre domaine d’analyse concerne l’état de la laïcité, et
l’enseignement du fait religieux. Enfin, la situation des
femmes en banlieue et l’égalité homme-femme est très
observée, tout comme la vie dans les cités et dans les zones
déshéritées. Solutions et projets donnent lieu à une inflation
bureaucratique inédite, d’autant plus tardive que des études
très alarmantes plus anciennes, qualitatives et analytiques,
ont déjà été publiées sur ces sujets, et que les populations
sorties de la pauvreté sont immédiatement remplacées par
des déshérités primo-arrivants 11.
De tout cela résulte aujourd’hui une connaissance
beaucoup plus fine de la question essentielle des jeunes
musulmans de France. Une tendance qui se dégage est la
forte résilience islamique chez ces jeunes musulmans, leur
tendance à la radicalité, et leur résistance à une
sécularisation qui progresse dans les autres secteurs de la
jeunesse française. Ces études, menées selon divers
échantillons et méthodes, dans des conditions et des lieux
différents, aboutissent à des résultats sensiblement
identiques quant à leur direction générale 12.
La propagande des Frères musulmans et des salafistes
est parvenue à réislamiser et à éloigner de la sécularisation
une grande partie des jeunes qui se disent musulmans, y
compris la minorité radicalisée des convertis. En outre, le
fossé se creuse avec les principes et les lois de la
République. En vertu de cet « effet Ramadan », 65 % des
musulmans se déclarent favorables au port du voile, et 24
% au principe du voile intégral (interdit par la loi en 2010),
même si la majorité des musulmanes ne le portent pas. On
estimait en 2016 que la France abritait 15 à 20 000
salafistes, dont un quart à un tiers de convertis, et 60 %
issus de familles maghrébines. En 2018, selon le deuxième
rapport El Karoui, les salafistes sont désormais estimés de
30 à 50 000 13. Cette minorité dans la minorité en forte
croissance n’est pourtant que le fer de lance du million de
croyants salafisés.
Une enquête dirigée par Olivier Galland et Anne Muxel,
portant sur un grand échantillon de lycéens français, a
établi un groupe test de 1 753 élèves musulmans, dont les
résultats ont été mesurés à un échantillon représentatif de
la jeunesse française 14. Les conclusions de ce rapport sont
extrêmement précieuses, car elles montrent le terreau dans
lequel se nourrit la frange activiste « radicalisée », partie
émergée du salafisme. Rappelons que les lycéens sont la
frange la mieux positionnée socialement d’une génération,
puisque encore un quart à un tiers des jeunes des milieux
populaires échappent au lycée. Selon Galland, « la radicalité
religieuse ne semble pas avoir sa racine dans un sentiment
aigu de victimisation […]. Ni le statut social des familles, ni
même les perspectives subjectives des jeunes relatives à
leur avenir professionnel n’ont d’impact sur leur degré
d’adhésion à des idées religieuses radicales. D’après nos
résultats, la théorie de la victimisation semble donc
invalidée […], le processus qui mène à la radicalité
religieuse n’est pas produit par l’exclusion économique ». Il
s’agit donc d’un « phénomène culturel et idéologique ».
Ainsi tombe un grand argument de la doxa française, que le
11 septembre avait déjà mis à jour : la dynamique islamiste
est autonome par rapport aux conditions socio-économiques
d’existence.
Dans un commentaire de cette étude, le chercheur
Gérard Grunberg constate 15 que « la montée de la
religiosité chez les jeunes musulmans semble être un
phénomène de grande ampleur », validant le rôle
fondamental du salafisme dans la radicalisation, dévoilé par
Kepel. « Il s’agit bien d’une radicalisation de l’islam dans les
jeunes générations de musulmans. »
Cette dérive doit enfin être reliée à deux autres
phénomènes. Le premier est l’identification des jeunes
musulmans à l’Oumma (la communauté des croyants), le
second est la dérive complotiste, qui touche une majorité de
la jeunesse française, puisque selon les deux chercheurs «
une petite moitié de l’ensemble des lycéens et 64 % des
musulmans pensent que les attentats du 11 septembre ont
pu être organisés par la CIA », même si seuls 7 % pensent
que « c’est tout à fait vrai ». La mise en doute systématique
est un message adressé à tous les médias jugés inféodés à
des groupes de pression, et dévoile la grande difficulté de
l’école à offrir une alternative idéologique crédible à cet
unilatéralisme religieux.
Il existe donc un rejet assez massif, dans une large
frange de la jeunesse réislamisée, de l’étrange brouet
culturel proposé aux jeunes Français et Occidentaux par la
société de consommation et le système médiatique. Il n’est
pas ici le lieu de rentrer dans la vision extrêmement
dépréciative de notre société qui est proposée et véhiculée
par les idéologues salafistes auprès de leurs jeunes adeptes.
Eux sont en effet convaincus de la supériorité absolue de
leur modèle de civilisation, face à l’indigence d’un Occident
couramment qualifié de « dégénéré », auquel il convient de
résister, et à terme de lui substituer un modèle conforme à
leur vision du monde. C’est la raison pour laquelle les
conditions et niveaux de vie comptent moins que les
projections idéologiques et religieuses. De sorte que la
salafisation peut toucher tous les milieux sociaux et
culturels.
Le retour au Maghreb ?
Les pays du Maghreb considèrent leurs émigrés comme
des moyens de pression directs ou indirects sur les
gouvernants français. Lors des quatre dernières
présidentielles françaises, les gouvernements marocain et
algérien avaient de fortes attentes : le vote des électeurs
musulmans qui ont participé au scrutin s’est porté très
largement (85 à 90 %) sur les candidats Hollande et Macron.
Leur victoire peut-elle pour autant être imputée à cet apport
de voix ? En tout cas, l’incidence est loin d’être négligeable.
De même, nombre d’élus nationaux ou locaux originaires du
Maroc ou d’Algérie bénéficient discrètement du soutien de
leur pays d’origine, ce qui atteste de l’implication forte de
ces pays dans la vie politique française. D’une manière plus
générale, Mohammed VI attache une grande importance à «
ses » élites émigrées présentes dans la vie politique,
intellectuelle, le journalisme, le sport, le show-business,
l’islam, etc. Il n’hésite pas à récompenser, parfois en
espèces sonnantes, les meilleurs lauréats, et à soutenir
activement (par une assistance judiciaire, financière,
familiale) les personnalités en difficulté. Ce soft power à la
marocaine, qui n’est pas inconnu de l’Algérie, vise
notamment la classe politique, car le Maroc en attend
beaucoup sur des thèmes comme le contrôle de l’islam de
France, le contrôle politique et policier de ses émigrés, le
soutien dans les dossiers européen et saharien, le soutien
pour les compétitions internationales.
Selon El Karoui dans son « Rapport sur l’islam de France
», 38 % de musulmans français seraient d’origine algérienne
et 25 % d’origine marocaine, soit 63 % au total. Près des
deux tiers des musulmans français sont donc d’origine
marocaine ou algérienne. Et avec les Tunisiens, le seuil de 7
sur 10 est dépassé. Ce seul chiffre explique l’extrême
attention que portent les appareils d’État maghrébins à leur
communauté d’origine nationale établie en France. La
situation religieuse de ces musulmans est une affaire d’État
pour le Maroc, dont la nature théocratique repose sur la
commanderie des croyants, c’est-à-dire la sujétion
religieuse des Marocains. C’est aussi le cas de l’Algérie
puisque, à la domination de l’islam algérien en France,
héritée de la colonisation, s’ajoutent les risques politico-
sécuritaires, apparus pendant la décennie noire, d’autant
que l’émigration algérienne est concentrée en France.
La surveillance des émigrés et de leurs descendants ne
peut donc être traitée à la légère par ces États. Des
organismes, des fonctionnaires et des institutions leur sont
dédiés, même si ces populations s’en passeraient
volontiers. Le maintien de relations avec la famille au pays,
avec la terre, le village, les ascendants et les cousins,
impose aux émigrés de première voire de deuxième
génération d’accepter cette tutelle. Le retour au pays est
difficile sans un passeport national en règle même pour les
binationaux. Pourtant, ces communautés émigrées
distendent les liens avec le pays d’origine – les enfants
parlent mal la langue du pays, se sentent étrangers dans
une société autoritaire et patriarcale où ils sont vus comme
rétifs aux bonnes mœurs –, ayant à l’étranger la possibilité
de s’autonomiser, de s’ouvrir à d’autres influences, et de se
libérer d’une tutelle policière et religieuse omniprésente.
Mouvement que contrarient toutefois les mariages
communautaires majoritaires, alimentés par le
regroupement familial qui constitue à lui seul près de 10 %
des mariages en France.
L’immigration n’est pas synonyme d’émancipation ni
d’ouverture à l’individualisme libéral européen, car jouent
des influences contradictoires. Certains individus et familles
s’émancipent, profitant de la liberté nouvelle, quand
d’autres, notamment dans les milieux populaires, trouvent
dans le communautarisme d’exil une protection en terre
jugée hostile ou méconnue, et versent dans un patriotisme
inédit. La coupe d’Afrique des Nations et la victoire de
l’Algérie en juillet 2019 ont été l’occasion d’assister à des
démonstrations de ce surinvestissement patriotique
fantasmé qu’observent tous les professeurs attentifs à leurs
élèves, de la part de jeunes qui ne connaissent souvent pas
la terre de leurs ancêtres, mais qui surjouent ce
communautarisme d’exil. Cette attitude se retrouve en
religion. Dans le Rif ou en Kabylie, certaines influences
islamiques extrémistes ont été renforcées du fait des
émigrés. La liberté et le pluralisme religieux, que les Rifains
ont découverts au Benelux dans les années 1990, ont
paradoxalement introduit ou renforcé le salafisme, le
wahhabisme et le chiisme au nord du Maroc. Lors des
élections de 2011, les Tunisiens de l’étranger, notamment
de France, ont davantage voté Ennahda (parti islamiste lié
aux Frères musulmans) que les citoyens de Tunisie. Cette
propension à un vote nationaliste et islamiste se retrouve
chez les Turcs d’Europe de l’Ouest, où l’AKP a fait des scores
plus importants qu’en Turquie. C’est pourquoi le Maroc, en
dépit des promesses de Mohammed VI, n’accorde pas le
droit de vote à ses émigrés : le risque d’un vote pro-PJD ou
salafiste est jugé trop élevé.
L’enjeu est moindre en Algérie, longtemps soucieuse de
rattacher ses émigrés à la communauté nationale, qui a, de
ce fait, assuré un contrôle très dense en faveur du FLN. Le
résultat est un taux de participation aux élections
algériennes en France et à l’étranger très réduit. Les
réseaux islamistes sont certes présents, mais la guerre
civile des années 1990 a brisé beaucoup d’espérances et
d’illusions.
Dans ces conditions, qu’en est-il du regard que le Maroc
et l’Algérie portent à leurs ressortissants et à leurs familles,
même françaises ? Le temps n’est plus aux provocations,
comme ce fut le cas sous Boumediene, appelant à un
peuplement de l’Europe par les femmes du Sud (dans son
célèbre discours à la tribune de l’ONU d’avril 1974), ou sous
Hassan II, affirmant en mai 1993 à la télévision française
que jamais ses émigrés ne deviendraient de bons Français.
L’histoire et les difficultés du développement ont rendu les
dirigeants du Sud plus modestes. Mais ce n’est ni le retrait
ni la fin des ambivalences. Les dirigeants du Maghreb
regardent d’abord les émigrés comme des fournisseurs de
devises : 7 % du PIB marocain provient des transferts, soit 7
milliards de dollars, idem en Tunisie, et 1,2 % en Algérie soit
2 milliards de dollars. Les effets sont très supérieurs dans
les régions de forte émigration, souvent les plus pauvres.
Surtout, ces transferts ne prennent pas en compte le
rapatriement des capitaux officieux, par exemple 500 000
voitures débarquent annuellement au nord du Maroc,
transférant une part importante des plus-values liées à la
revente du haschisch en Europe. Ces retombées sont donc
capitales.
L’attention portée aux plus entreprenants (footballeurs
franco-algériens, champions de sports, humoristes comme
Jamel Debbouze ou Gad Elmaleh, artistes et chanteurs
comme Rachid Bouchareb ou Saad Lamjarred,
entrepreneurs, écrivains comme Sensal, Khadra, Ben Jelloun
ou Slimani) et aux plus exposés (ministres et députés de la
République, de Rachida Dati et Najet Vallaud-Belkacem à
Yamina Benguigui et Kader Arif, chefs ou penseurs religieux
comme Dalil Boubakeur, Rachid Benzine ou les patrons du
CFCM, journalistes vedettes) des émigrés et de leurs
descendants a un prix. Ils bénéficient d’un soutien verbal,
moral, juridique et parfois financier. Certains élus de la
République, binationaux, bénéficient ainsi de sursalaires
payés par leur pays, voire de dons en terres ou villas pour
les plus capés, ils sont défendus quand ils sont attaqués ou
bousculés en tant que Maghrébins, musulmans, émigrés –
voire parfois comme droits communs. Néanmoins, ils
peuvent aussi faire l’objet d’un grand mépris car, dans
l’inconscient maghrébin, ceux qui sont partis ont fui leurs
responsabilités et leur mission. Ils sont devenus des
étrangers, mettent parfois en péril leur pays, leur foi et leur
nation, à moins de redonner des gages de loyauté et de
fidélité. Sans parler de ceux qui ont donné une mauvaise
image de leur pays en se faisant défavorablement
remarquer. Certains profitent de leur présence à l’étranger
pour échapper à la communauté et se livrer à des activités
ou à des croyances illicites. D’autres sont considérés
comme dénaturés « m’tournis », surtout les enfants qui ne
parlent plus l’arabe ou le berbère, comme si les parents
avaient eu honte de leur pays. Certains sont devenus des
Français que l’on remet vite en place dès la douane, dans la
rue ou dans les transports en commun, d’autres sont jugés
bruyants, vulgaires, exhibant à tort leur argent. Certains
enfin profitent de leurs moyens pour se remarier à de très
jeunes femmes pauvres, ce qui ne les grandit pas aux yeux
de leurs compatriotes.
Ajoutons qu’il y a deux sortes d’émigrés. D’une part, les
cadres, les étudiants et les bourgeois, souvent perçus par
leurs gouvernants comme des talents qu’il faut respecter et
séduire dans l’attente ou l’espoir d’un retour. Mais aucun
cadeau ne leur sera fait, sauf s’ils sont liés à telle grande
famille dirigeante, ou si leur position haut placée en France
est intéressante. Bien des jeunes Franco-Algériens tentent
leur chance en Algérie, mais peu réussissent, car la
bureaucratie, la corruption et la rapacité des acteurs
laissent peu de chance à ces « revenants ». D’autre part, la
majorité des émigrés appartiennent aux classes populaires
et paysannes, souvent originaires de régions déshéritées.
Pour les étroites bourgeoisies nationales dirigeantes qui
représentent à peine 2 % de la population et qui contrôlent
l’administration et le gouvernement, l’armée et l’économie,
qui peuvent circuler librement à l’étranger car ils détiennent
souvent la double nationalité et des résidences, ces
émigrés-ci sont un bas peuple, une classe dangereuse dont
il faut se méfier.
Les habitudes contractées à l’étranger, salafistes ou
politiques, syndicales et libérales, font des émigrés des gens
sortis du cadre. Leur retour n’est souhaitable que s’il est
contrôlé et qu’il rapporte des devises. Officiellement, tout le
monde soutient le retour, mais dans les faits, qui le souhaite
? La police refuse le retour des expulsables, légaux comme
illégaux, notamment en Algérie et en Tunisie. Rien n’est fait
pour insérer les cadres et les entrepreneurs soucieux de
revenir au pays.
L’idée n’est pas de faciliter le retour des émigrés, plutôt
d’accroître les départs. Les gouvernements se sont habitués
à réguler leurs problèmes économiques et sociaux par
l’émigration, qui a toujours accompagné les pires crises au
Maghreb. La semi-fermeture de l’Europe des années 2010
s’accompagne de poussées migratoires : depuis la Tunisie
en 2011-2012, à partir de la Libye en 2013, et depuis 2017
à partir de Maroc. Délinquants, salafistes, mineurs des rues,
malades, cas sociaux sont invités à partir. C’est ainsi que
dans les grandes villes françaises, des milliers de mineurs
marocains abandonnés arpentent les rues depuis quelques
années. Les autorités nationales ou locales ont-elles jugé
qu’il fallait alléger la pression interne, en attendant des
subventions européennes comme cela fut négocié avec les
Turcs ? En 2018, le Maroc a touché 148 millions d’euros de
l’Union européenne pour surveiller sa frontière, ce qui l’a
incité à réduire les passages clandestins de Subsahariens au
profit de ses propres ressortissants.
Dans ces conditions difficiles, la jeunesse maghrébine
immigrée en Europe, paradoxalement très fière de ses
origines, mais aussi consciente de ces limites, n’est-elle pas
pour partie contrainte de rêver à une Oumma
déterritorialisée, objet de fantasmes plus que de raison ?
Seul un événement de grande importance, comme la
révolution algérienne en cours au printemps 2019, et son
éventuelle et souhaitable réussite, sera susceptible de
contrarier de telles échappatoires. Une Algérie
démocratique si longtemps attendue depuis 1962, serait un
événement majeur. Mais la démocratie ne se décrète pas.
Par ailleurs, le double désastre que constitue la situation
géopolitique au Moyen-Orient et la politique française dans
les guerres de Syrie et du Yémen incite un nombre inédit
d’acteurs français à envisager le retour du balancier de la
politique arabe de la France vers le Maghreb. Pour s’en tenir
aux faits : que ce soit dans la francophonie, dans les
migrations et les échanges intellectuels et universitaires,
dans les échanges extérieurs matériels et immatériels, ou
dans le poids des investissements et de l’histoire, le
Maghreb pèse davantage pour la France que le Moyen-
Orient 16. Rappelant ces faits, des voix se font récemment
entendre en faveur d’une réorientation de notre diplomatie,
à charge pour Paris d’entraîner ses partenaires européens.
Alors que certains intellectuels arabes comme René Naba
ou Randa Kassis pilonnent la politique arabe de la France au
Moyen-Orient, et en Syrie en particulier, en appelant le Quai
d’Orsay à se défaire de ses néo-conservateurs, puis à
changer radicalement de politique vis-à-vis du Qatar, de
Riad, de la Syrie et du Yémen, de hauts fonctionnaires et
diplomates français, rassemblés dans le groupe Avicenne,
défendent leur politique, tout en se montrant favorables à
un basculement de la politique française en faveur de
l’Afrique du Nord. Un rapport de ce groupe, consacré à la
politique méditerranéenne de la France intitulé « Contribuer
à la solution des crises régionales », publié en mars 2017 et
appuyé par une campagne de presse 17, précise : « Nous
devons réaffirmer notre intérêt prioritaire pour le Maghreb
avec lequel nous avons des liens particulièrement forts. En
Libye […] il convient d’œuvrer pour le rapprochement entre
les forces politiques et militaires qui s’affrontent afin de
rétablir les structures étatiques et administratives
indispensables à la stabilisation du pays. […] Le Maroc,
l’Algérie, la Tunisie, auxquels la France a été liée par
l’Histoire, présentent pour notre pays un intérêt majeur.
Notre action en direction de ces pays du Maghreb doit être
une des fortes priorités de notre politique étrangère. Ces
trois pays ont des caractéristiques et des problèmes de
nature très différente. »
Cette position ne va pas de soi, tant la France s’est
engagée profondément au Moyen-Orient depuis 1967, pour
toutes les bonnes et les mauvaises raisons déjà évoquées.
Aux préjugés culturels et culturalistes, en vertu desquels
c’est au Moyen-Orient que coulent les vraies sources de
l’arabité, s’ajoutent en effet des raisons mercantiles liées au
mirage des pétrodollars. Or la diplomatie française et les
services de l’État sont parfaitement au fait des invariants
géographiques de proximité du Maghreb, des héritages
historiques majeurs, et de la réalité de nos échanges
extérieurs. L’accumulation des échecs au Moyen-Orient, et
le conglomérat russo-américain sur cette région incitent au
retour vers les fondamentaux.
« Un autre rapport publié par El Karoui en août 2017,
Nouveau monde arabe, nouvelle “politique arabe” pour la
France », est encore plus explicite et volontariste. Le rapport
de cet intellectuel engage l’institut Montaigne et semble
soutenu par l’Élysée, par la presse mainstream et l’Institut
du monde arabe dont la France est le principal contributeur.
L’appareil d’État et les cercles dirigeants du patronat
français souscrivent en outre à ces analyses d’El Karoui. Le
rapport définit six priorités pour la France dans le monde
arabe, dont la définition d’une nouvelle doctrine (1), la lutte
contre l’islamisme (2), et en troisième position, « Priorité au
Maghreb ! ». Il est d’emblée affirmé que la France doit «
faire du Maghreb la priorité stratégique de sa politique dans
la région – plutôt que le Levant ou le Golfe – en mettant en
œuvre une politique reposant sur trois piliers : la sécurité, le
développement économique et l’influence culturelle ».
À partir de ce postulat, le rapport déroule des
propositions qui érigent le Maghreb en priorité extérieure
pour la France, et pour ses partenaires méditerranéens sud-
européens. Comme le rapport des diplomates, l’idée est
d’investir la structure de dialogue et de coopération du
groupe 5 + 5, en y associant l’Allemagne, poids politique et
financier oblige. Les mots sont très forts : « Le Maghreb est
autant un morceau du monde arabe qu’un territoire clé pour
notre profondeur stratégique, qui va jusqu’au golfe de
Guinée. Nos liens avec le Maghreb sont sans commune
mesure avec nos intérêts au Moyen-Orient et exigent un
investissement particulier dans cette région. La “politique
arabe” doit faire place à une politique maghrébine
entraînant un nouvel élan franco et euro-maghrébin. »
Ces propositions peuvent certainement séduire le Maroc,
et dans une moindre mesure les milieux dirigeants
tunisiens. Elles sont d’ailleurs soutenues d’emblée par les
relais de l’opinion marocaine en France. Mais rien ne dit que
cette vision trouve un écho positif dans l’appareil d’État
algérien, qui a sa propre vision de la géopolitique régionale,
et fait montre d’un nationalisme rigide. Tout dépendra des
futures autorités d’Alger.
Le Maghreb devrait donc devenir à l’Europe du Sud ce
que l’Europe de l’Est est à l’Allemagne, ce qui revient à
renforcer la stratégie d’intégration économique engagée par
l’Union européenne, en utilisant « les avantages comparatifs
de chacun et une dynamique de spécialisation régionale ».
Cette vision bute néanmoins sur des obstacles
considérables. D’abord, le tissu industriel est d’une fragilité
extrême, et d’autre part, la main-d’œuvre y est très mal
formée : la moitié de la main d’œuvre est analphabète au
Maroc, et ni le Maroc ni l’Algérie n’ont eu la volonté et la
capacité de réformer des systèmes d’enseignement
exsangues, ni même de trancher clairement en faveur d’une
langue réellement maîtrisée. Le multilinguisme de fait et de
droit plonge la majorité des élèves, des étudiants et même
de nombreux enseignants dans une situation kafkaïenne
très pénalisante et très peu efficiente. À cette difficile
situation, le rapport propose des transferts de technologie
par création de filiales industrielles, et par un soutien de
filières d’enseignement industriels et techniques.
Autre problème, la faiblesse extrême des niveaux de vie
au Maghreb, sept/huit fois inférieur à l’Europe de l’Ouest.
Puis la montée des pressions nationalistes en Europe, dont
rien ne dit qu’elles laisseront partir vers le sud sans
s’opposer de nouveaux pans d’une industrie française déjà
très diminuée, sauf hypothétique création d’un véritable
marché maghrébin de 100 millions d’habitants, mais là,
c’est la question du Sahara occidental qui fait obstacle.
Enfin, la situation sociopolitique du Maghreb demeure
compartimentée et très fragile. Le rapport répond à ces
questions, mais quels sont les moyens de les imposer ?
Deux ans plus tard, la France s’interroge toujours sur la
place de sa coopération avec l’Arabie Saoudite, affaire
Khashoggi et fiasco la guerre au Yémen obligent, et les
appareils d’État du Maghreb sont polarisés à juste titre par
les événements politiques d’ampleur en Algérie.
Au moins les points forts de la France au Maghreb ont été
mis en avant, notamment la puissance et la densité des
rapports humains et culturels entre les deux rives de la
Méditerranée. Le soft power français au Maghreb reste très
important même s’il ne faut pas le surestimer (il n’y a qu’un
tiers de francophones au Maghreb). Et le Maghreb est très
implanté en France par ses relais religieux, migratoires,
politiques et économiques. Le rapport rêve de rétablir
l’équivalent du « Haut comité méditerranéen », institution
coloniale défunte datant du Front populaire, transmuté en
Secrétariat général au Maghreb, comme existent les Affaires
africaines (Élysée) et les Affaires européennes (Matignon).
Mais les instances de la technocratie française sont la
traduction des volontés politiques.
Or, il est difficile de savoir ce que veulent réellement les
présidents français successifs : traité de réconciliation avec
l’Algérie sous Chirac et amitié avec le Maroc et le Liban,
Union pour la Méditerranée pour Sarkozy et amitié avec le
Maroc et le Qatar, retour à l’Algérie sous Hollande et liens
privilégiés avec les Saoudiens, retour d’amitié avec le Qatar,
l’Algérie et le Maroc sous Macron… Ce dernier s’est appuyé
pendant deux ans sur le diplomate chiraquien Maurice
Gourdault-Montagne, secrétaire général du Quai d’Orsay et
véritable vice-ministre des affaires étrangères. Très averti en
affaires algériennes, il marque un retour aux fondamentaux
d’avant la Syrie. Au bout du compte, leurs initiatives n’ont
jamais vraiment abouti. Peut-être est-il temps d’écouter des
intellectuels, des journalistes, des cinéastes et des
romanciers arabes critiques, dissidents ou en rupture de
ban, que notre diplomatie a souvent tenus à l’écart, car ils
n’allaient pas dans le sens de la coopération interétatique ?
Des voix se sont toujours élevées contre les États
autoritaires et répressifs, contre les islamistes devenus un
temps intouchables après 2011, contre les formes
d’obscurantisme dans lesquelles sont tenus les peuples et
les opinions arabo-berbères. L’Algérie offre un exemple
inédit de transition pacifique en cet été 2019, et en fonction
de son évolution, des figures qui comptent dans le débat
public pourraient en être renforcées.
Il s’agit moins de les suivre que d’écouter ces voix, ces
récits, leurs propositions, de lire leurs textes et leurs
romans, de regarder leurs films et d’apprécier leur humour.
Certaines de ces voix sont tonitruantes et inaptes à l’action
publique, mais elles disent ce qu’éprouvent les peuples et
ce à quoi ils aspirent. Ni les islamistes ni les États n’ont le
monopole de l’expression des peuples, même s’ils sont les
forces dominantes, et qu’ils intimident. De nombreux
intellectuels et dissidents, comme Aziz Krichen, Boualem
Sansal, Kamel Daoud, Aboubakr Jamaï, Abdelhak Serhane,
Nabil Ayouche, Hélé Béji, Ali Dilem, Zineb El Rhazoui, pour
s’en tenir à une dizaine d’entre eux, portent un regard libre,
souvent dérangeant, ironique ou constructif, distancé et
franc sur leur pays, leurs élites ou les rapports à l’étranger,
à la culture, aux idéologies 18… Ces médiateurs et de
nombreux autres donneraient à nos dirigeants une vision
radicalement différente de la parole publique compassée,
qui ne suffit manifestement plus à décrire un monde au
bord de la rupture.
La poudrière maghrébine
« Au début des années 2000, la plupart des pays
d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient connaissaient des
régimes autocratiques vieillissants, “non inclusifs”, voire
prédateurs et corrompus, qui, ayant perdu leur légitimité de
plus en plus contestée, s’appuyaient essentiellement sur
l’armée et la police. Le rôle des services de renseignement –
les moukhabarat – au sein du pouvoir était prédominant.
Face à une pression démographique non maîtrisée, leur
gouvernance était jugée désastreuse sur le plan
économique comme en matière sociale. Ces pays étaient
incapables de fournir des emplois à une jeunesse de plus en
plus connectée sur les réseaux sociaux, mais frustrée car
ayant reçu une formation de médiocre qualité et inadaptée
au monde du travail. […] Il est à craindre que cette situation
ne se pérennise, les causes et ingrédients qui expliquent la
situation actuelle étant toujours présents et pouvant
déboucher sur l’implosion de certains États […] ». Ainsi
s’expriment début 2017 les diplomates du groupe Avicenne
pour décrire les pays arabes à la veille des révolutions de
2011. À les écouter, la situation n’aurait guère changé
quelques années après, ce que confirment a posteriori les
événements algériens de 2019.
Il est en effet difficile de les démentir, notamment au
Maghreb. Certes, la Tunisie a connu un authentique
processus de démocratisation depuis 2011, et les élections
générales se sont déroulées dans un réel pluralisme et avec
une neutralité de l’appareil d’État, un exploit. Mais la
situation sociale et économique est extrêmement pesante
et volatile, se dégradant pour les familles et les travailleurs
qui ont perdu plus de la moitié de leur pouvoir d’achat en
huit ans. La stabilité politique et idéologique demeure
incertaine, longtemps dominée par la confrontation entre le
camp moderniste, dirigé jusqu’en juillet 2019 par un
président nonagénaire qui a échoué à placer son fils pour lui
succéder, et le camp islamiste, dirigé par un homme de 78
ans, qui a donné des preuves de sa grande habileté, voire
de sa bonne volonté, mais aussi de la porosité de son camp
à la violence. Leurs partisans se sont largement désengagés
des urnes, de sorte que les deux principaux partis de 2014
ne représentent désormais qu’une étroite minorité de la
population, à tel point que le résultat des élections
générales de l’automne 2019 est extrêmement incertain.
Mais 53 % des jeunes Tunisiens souhaitent partir à
l’étranger 19, du fait de l’effondrement du PIB tunisien par
habitant entre 2011 et 2018, une véritable alerte pour la
seule démocratie arabe.
L’environnement sahélo-saharien instable ne dispense
pas non plus la république algérienne et le royaume du
Maroc de problèmes intérieurs. La situation de ces deux
pays est très différente, même s’ils ont constitué une sorte
de glacis au moment des printemps arabes, qui leur a
permis d’échapper au tsunami régional. L’Algérie a réagi à
la fois du point de vue sécuritaire, en noyant les
manifestations initiales sous une masse de policiers, mais
surtout en distribuant à la population des milliards d’euros
issus du fonds de souveraineté, soit près de 200 milliards à
cette date, dont il ne reste pas grand-chose en 2019. Cela
n’a calmé qu’un temps les revendications prêtes à se faire
jour, puisqu’une véritable révolution politique surgit à l’hiver
2019.
En effet, l’Algérie a été dirigée de 1999 à 2019 par le
président élu et réélu Abdelaziz Bouteflika, né en 1937,
frappé par un AVC en 2013. Dès lors, le président n’a plus
prononcé de discours public, mais a pourtant été réélu au
terme d’une campagne muette et surréaliste en 2014, que
nos présidents de la République successifs ont validée en
faisant croire à sa capacité de décider. La tentative ultime
de se représenter aux élections d’avril 2019 pour un
cinquième mandat a mis le feu aux poudres : une véritable
révolution algérienne est née. Dans cette république
militaire très centralisée, la difficulté à dépasser la légitimité
politique issue de la guerre d’indépendance a bloqué un
système économique et politique corrompu qui n’a pas
développé le pays, se contentant de dépenser 1 000
milliards de dollars en 15 ans sans créer les conditions d’un
sursaut économique.
En 2018, les Algériens étaient inquiets : la machine
économique tournant à vide sans se réformer, les réserves
financières ayant été consommées, le baby-boom en cours
depuis 2012 n’augurant pas une situation sociale facile avec
plus d’un million de naissances par an, et les oppositions
étant en miettes. D’après une étude du Boston Consulting
Group (BCG), 84 % des Algériens se disaient prêts à l’exil
professionnel 20, ce qui traduit une absence totale de
perspectives internes. Or les conditions internationales de
l’émigration n’ont jamais été aussi difficiles depuis les
années soixante. Les Algériens sont donc face à eux-
mêmes. Si leur expérience de la guerre civile des années
1990 leur fait redouter l’aventure politique, ils ont fini par se
soulever contre un pouvoir opaque, corrompu et autoritaire.
En jouant la carte de l’armée contre le clan Bouteflika, la
rue, qui a montré une grande sagesse et une grande
maturité politique, sait que les enjeux de la transition en
cours sont considérables, et que les défis d’une Algérie
stabilisée, moins conservatrice et sur la voie d’un véritable
développement économique et social sont immenses. Cette
révolution à chaud se poursuivait sans violence à l’été 2019,
sans qu’il soit possible d’en définir les modalités à venir. Au
moins peut-on relever que l’État profond a jeté en prison
tous les chefs de l’ancienne nomenklatura de Bouteflika, et
que les aspirations démocratiques sont extrêmement fortes
dans la population et une partie des élites.
Quant au Maroc, plus désargenté, il a offert une réponse
politique d’opportunité en 2011 qui a permis une réforme
éclair de la Constitution et, dans la foulée, l’accession des
islamistes du PJD à la tête du gouvernement. La situation
est-elle aujourd’hui plus favorable au Maroc ? Elle est en
apparence moins incertaine. Au fil des ans, les questions
posées en 2011 ont trouvé peu de réponses, mais les leviers
des contestations ont été méthodiquement désactivés par
le palais qui se retrouve sans véritable opposition
constituée. Il s’en suit des révoltes locales ou sporadiques,
comme celle du Rif, la région nord déshéritée du royaume,
qui a couvé durablement en 2017-2018. Après ces
événements, le royaume est entré dans une véritable
paranoïa sécuritaire poussant les autorités à réprimer
durement toute velléité oppositionnelle, sans que quiconque
à l’étranger n’y voit à redire, géopolitique régionale oblige.
Les longues absences du roi, son divorce et le resserrement
du pouvoir autour d’une poignée de responsables de son
entourage confèrent à l’anniversaire de ses vingt ans de
règne en juillet 2019 une sorte d’étrange apesanteur.
Le pays poursuit sa décélération démographique et
l’économie tourne sur des bases plus saines qu’en Algérie,
et plus rondement qu’en Tunisie, bien qu’elle soit incapable
d’endiguer la misère de masse du Maroc des montagnes et
des périphéries. Le pays est assez éloigné des champs de
bataille du Sahel et de Libye et, surtout, la situation
politique et religieuse est stable. Pourtant, selon Maghreb
confidentiel d’octobre 2018, « tous les voyants sociaux sont
au rouge. Au soulèvement du Rif (le Hirak) en début
d’année se sont ajoutées des protestations plus ciblées
(accès à l’eau, aux soins…), tandis que les départs
clandestins vers l’Europe se multiplient 21 ». La situation
sociale au Maroc est si tendue que le pays est redevenu
d’un coup « exportateur » de migrants en 2016 avec 65 000
clandestins en 2018, dont un tiers de Marocains, proportion
passée à 50 % l’année suivante 22. Cela a eu pour effet de
tendre ses relations avec ses voisins européens. Entre deux
maux, le Maroc hésite. D’un côté, 91 % des actifs marocains
voudraient quitter leur pays 23, ce qui traduit une profonde
crise sociale à prendre en compte, et les policiers ont donc
ouvert à dessein la soupape migratoire. De l’autre, le Maroc
s’expose à des risques croissants et assumés de tensions
avec l’Europe sur la question des migrants, des terroristes 24,
des stupéfiants, de la gestion de l’islam et des mosquées,
de la surveillance des émigrés. Les tensions avec l’Espagne
et la France débouchent néanmoins sur des accords qui
servent les intérêts du royaume. Le Maroc a reçu début
2019 120 millions d’euros de l’Union européenne pour tenir
sa frontière (ce qui n’empêche pas la reprise des pateras à
l’été 2019), et 170 millions sur quatre ans pour l’accord de
pêche avec l’UE qui lui est très favorable, puisqu’il inclut les
eaux territoriales du Sahara occidental qui ne lui appartient
pas en droit international. Les autorités marocaines, qui
savent les élites européennes faibles et inquiètes, estiment
que c’est le prix du « sale boulot » du contrôle de Gibraltar
et des remontées migratoires depuis le Sahel.
La situation est fort peu satisfaisante et incertaine au
Maghreb. Il n’est certes pas un champ de bataille, bien que
cerné par les périls (Sahel, Libye, Moyen-Orient). Il est
même non seulement souhaitable mais probable qu’il
échappe à la violence. Mais des initiatives s’imposent
d’urgence pour sortir de situations nationales précaires qui
pourraient aboutir à une déstabilisation d’un État de la
région. La question économique est centrale car les accords
de libre échange avec l’Europe et la Chine ont montré leur
profonde toxicité au Maghreb qui est incapable de
s’industrialiser et de s’équiper. Tous les spécialistes français
de la question sont inquiets car ils savent que les réserves
financières de l’Europe du Sud sont à plat, et que la montée
de la contestation populiste n’est pas faite pour calmer le
jeu des relations régionales.
4.
Quel islam en France ?
Former étudiants et
fonctionnaires
À l’époque coloniale, il avait fallu un siècle pour que
l’administration définisse un modèle stable d’études et de
compréhension des sociétés musulmanes. L’Afrique et les
sociétés coloniales ont fait leur entrée à la Sorbonne et au
Collège de France au début du XXe siècle, puis fut inaugurée
l’université d’Alger. Peu avant avait été créée l’École
coloniale, rebaptisée en 1956 École de la France d’outre-
mer, tandis qu’un Centre des hautes études
d’administration musulmane (CHEAM) était rattaché au
Premier ministre dans les années trente. Tout cela disparut
après 1962.
Au nom de l’indivisibilité de la République et de
l’universalité de la condition du citoyen français, toute la
formation administrative française est de portée générale,
et l’étude des aires culturelles réservée à l’étranger. Après
cinquante ans d’indépendances, comment répondre à
l’ignorance des fonctionnaires français en matière de
mœurs, langues, cultures du Maghreb et de normes
islamiques ? Comment peuvent-ils, eux qui ne connaissent
rien en matière de religion, faire la différence entre un pieu
et pacifique croyant de l’islam, et un prosélyte islamiste prêt
à embraser un quartier ? D’autant plus que les apparences
peuvent être très trompeuses ! Nos contemporains peinent
à reconnaître l’existence de cultures rivales et concurrentes,
notamment du fait de l’immigration. Le passage de la
frontière abolirait les cultures. Les carences dans la
compréhension et la connaissance des populations
musulmanes et de l’islam en général, sans parler de
l’inculture géopolitique générale, auxquelles sont sujets les
fonctionnaires et responsables politiques, économiques et
des ressources humaines, suscitent de multiples initiatives,
susceptibles de se chevaucher.
Les responsables du culte musulman voudraient
bénéficier des avantages de la laïcité, à savoir la neutralité
de l’État et des services publics, sans en subir ses
contraintes que sont l’absence de financement public, la
surveillance des règles de neutralité, etc. Le débat a rebondi
en novembre 2018, quand les pistes du projet Macron sur la
laïcité ont été évoquées : les imams veulent bien que l’islam
entre dans la loi de 1905 en place de la loi de 1901 sur les
associations, mais sans en subir la rigueur financière. L’État
veut mettre son nez dans la formation des imams, dont il
sait qu’elle est une foire d’empoigne entre États du
Maghreb, Turquie et associations islamistes. La majorité des
imams viennent du Maghreb, quand les Frères musulmans
ont formé 200 des leurs à Château-Chinon, et les Turcs une
centaine d’imams en Turquie, et bientôt 200. La centaine
d’imams salafistes a été formée sur le tas, par des séjours
en Arabie Saoudite et en Égypte. Quant à l’Algérie, elle
finance en permanence 120 imams sur le sol français,
rejoints par une centaine d’autres pour le ramadan, et le
double de Marocains. Enfin, la France envoie depuis 2017
quelques dizaines et bientôt centaines d’apprentis imams se
former au Maroc. Mais la question du culte n’épuise pas le
sujet.
Il y a la formation des cadres de l’islam dans les
institutions publiques, notamment les aumôneries : dans les
hôpitaux, dans les prisons où on compte près de 300
aumôniers musulmans, ce qui est insuffisant pour répondre
à la demande, et dans l’armée on en compte une
quarantaine. La question est cruciale.
Il faut également penser la formation des fonctionnaires
en contact ou en charge de populations musulmanes :
personnels de direction des établissements pénitentiaires,
hospitaliers, des diverses administrations, magistrats, etc.
La gestion de la sécurité et de la prévention a rebondi
depuis les attentats dans les administrations chargées de la
sécurité et de la protection du territoire ; les forces de
sécurité ayant leurs propres formateurs. Pour s’en tenir à la
sphère publique, la formation concerne aussi les
responsables des administrations d’enseignement, de
sécurité sociale, les services sociaux, les collectivités
locales, et tous les ministères qui interviennent à l’étranger.
Le gros enjeu autour la formation initiale ou continue a
aiguisé les appétits. Ce « marché » de la formation est la
porte ouverte à toutes les dérives. L’État tente d’y mettre
bon ordre, mais les initiatives privées fleurissent. Les
universités et les organismes de recherche publique, dont
ce n’est pas a priori la vocation de faire de la formation
dans ces domaines, ne peuvent répondre à toutes les
demandes. La théologie ayant été sortie des universités, il
faut jongler entre l’islamologie, le droit musulman (assez
rare), l’anthropologie, la linguistique, l’histoire ou la
sociologie. Or l’État ne s’occupe ni des programmes ni des
recrutements à l’université. Quelques initiatives ont
toutefois été prises.
En 1999 est créé à Paris l’IISMM (Institut d’études de
l’islam et des sociétés du monde musulman), une
plateforme qui fédère à l’EHESS les chercheurs parisiens
travaillant sur les sociétés d’islam. Cette structure se
consacre en partie à la formation continue auprès des
administrations, ce qui constitue autant de chasses gardées.
À Strasbourg est créé en 2009 un master d’islamologie,
unique en France. Mais il ferme ses portes en 2018, car la
plateforme envisagée de formation des imams français est
interdite par la loi. En 2017, suite au rapport Mayeur, une
vingtaine de postes d’enseignants-chercheurs sont créés en
islamologie ou en droit musulman dans les universités
françaises, chaque université tirant à elle la couverture.
Depuis les attentats de 2015, 22 diplômes d’université
ont été créés pour former les imams à la laïcité. Mais que
faire quand de nombreux imams fréristes ou venant de
certains pays regardent la laïcité comme un athéisme ? Le
premier DU de ce genre, imaginé par Bernard Godard,
consultant au Bureau des cultes de l’Intérieur de 2002 à
2014, a ouvert en 2006 à la Catho de Paris. Mais en dépit de
leur multiplication, sur les 400 personnes formées
annuellement, il y a moins de 50 imams, dont ceux d’Algérie
qui sont contraints, le reste du public étant très
hétérogène 12. En outre, les instituts de formation d’imams
sous la tutelle d’organisations ou d’États étrangers ne
goûtent guère ces initiatives publiques.
L’État hésite et est mal à l’aise : entre le Bureau des
cultes à l’Intérieur, l’Observatoire de la laïcité, le médiateur
de la République, l’Élysée, Matignon et sa DILCRA, les
services de renseignement, les commissions
parlementaires, l’enseignement supérieur, la Fondation de
l’islam de France… Le char de l’État tire à hue et à dia en
attendant la réforme annoncée par le président Macron pour
2019. Bien qu’absorbé par la révolte des Gilets jaunes, le
président semble piloter à distance la réforme de l’islam. En
avril 2019 est créée l’Association musulmane pour l’islam
de France (AMIF), qui est une construction juridique confiant
le culturel musulman à une AMIF-1901, sous la conduite d’El
Karoui, et le cultuel islamique à une AMIF-1905 sous la
conduite des imams Oubrou et Bajrafil, donc à la mouvance
des Frères musulmans repentis. Le juteux business du halal
(qui dépasserait 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires),
inventé de toutes pièces pour armer économiquement la
communauté musulmane et créer des emplois réservés,
permettrait de financer les activités culturelles et cultuelles,
dont on n’a jamais établi qu’elles étaient séparées (la taxe
sur la viande hallal rapporterait 60 millions d’euros selon le
projet El Karoui). Le Conseil des imams de France, annoncé
par ailleurs, sera-t-il le moyen de tuer le CFCM et l’islam
consulaire ? Ou les deux structures vont-elles donc
cohabiter ? Tout cela reste assez mystérieux, car il en va
d’une part d’un électorat devenu influent, et de l’autre des
États clients de la France.
Comment l’État en vient-il à s’en remettre à la mouvance
si contestée des Frères, même s’ils sont « repentis », et
même s’il s’agit d’abaisser leur influence ? Cela tient à leur
inlassable activisme et à leur prétention à représenter tous
les musulmans de France : sur Internet (Oumma.com,
Saphirnews.com, Al-Kanz), dans la presse (journal Salem
News), dans les associations (CCIF, Lallab, UOIF/MDF, CRI,
JMF, EMF, Fils de France)… Leurs militants n’hésitent pas à
faire de l’entrisme systématique, à l’UNEF comme dans les
associations locales. Ils ont des associations dédiées aux
femmes, aux jeunes, aux étudiants, des associations
religieuses, caritatives, de médecins, économiques… Ils sont
derrière l’Union démocrate des musulmans de France
(UDMF) qui a fait quelques petits scores notables aux
Européennes de 2019, et d’une manière générale derrière
tous les élus avec qui ils négocient préalablement. Ils sont
enfin au centre d’un réseau de financement international
parrainé par le Qatar et la Turquie (voire le Koweït et
l’Azerbaïdjan) qui passe sous les radars, mais irrigue une
partie de l’économie sociale des cités de banlieue voire de
centre ville.
Prenons un cas concret de leur influence, la
manifestation publique du 22 juin 2013, la « Deuxième
rencontre annuelle des musulmans du Havre », sur le
modèle des Rencontres annuelles des musulmans de France
du Bourget. Elle est organisée par l’association frériste «
Havre de savoir » dans la ville d’Édouard Philippe. En pleine
euphorie, en 2013, quand les Frères dirigeaient l’Égypte, la
Tunisie, le Maroc et s’apprêtaient à prendre la Syrie et le
Yémen, ils estiment avoir gagné la confiance de
l’establishment français depuis 2011. L’association invitante
est dirigée par Moncef Zenati, membre de l’UOIF, traducteur
d’Hassan El Banna en français, très connu sur les réseaux
sociaux, présenté comme un « savant ». En 2015, en plein
génocide yézidi en Irak, il prend position sur YouTube contre
les « Yézidis, adorateurs de Satan », une parole glaçante. «
Havre de savoir » est une association parrainée par le
rappeur Médine, bien connu au Havre. Ils sont rejoints par
les deux frères Ramadan Hani et Tarik. À côté des guest
stars se retrouvent Nabil Ennasri, le doctorant de Burgat sur
Qaradawi, expulsé de Beyrouth, alors président du Collectif
des musulmans de France ; l’imam Hassan Iquioussen, dit le
« prêcheur des cités » et fondateur des Jeunes musulmans
de France (JMF), l’organisation étudiante des Frères,
confondu d’antisémitisme ; et Marwan Muhammad, alors
porte-parole du CCIF. Les cadors de l’état-major des Frères
musulmans en France assuraient le spectacle de ce
lendemain de fête de la musique au Havre. Mais qui pouvait
déceler la nature de ce bel aréopage en Seine-Maritime en
2015 ? L’entrisme presque parfait ouvre à terme les portes
du pouvoir suprême.
Conclusion
Solutions ou soumission ?
COLLECTIFS (DIR.)
Politique et confréries au Maghreb et en Afrique de l’Ouest (éditeurs invités
Odile Moreau et Pierre Vermeren), vol. 7, éditions Claire Maisonneuve, coll. «
Journal d’histoire du soufisme », Paris, 2018.
Une histoire du Proche-Orient au temps présent. Études en hommage à Nadine
Picaudou, (sous la direction de Philippe Pétriat et Pierre Vermeren),
Publications de la Sorbonne, Paris, 2015.
Autour des morts de guerre (sous la direction de Raphaëlle Branche, Nadine
Picaudou et Pierre Vermeren), Publications de la Sorbonne, Paris, 2013.
Idées reçues sur le Monde arabe (sous la direction de Pierre Vermeren), Le
Cavalier bleu, Paris, 2012.
Table des matières
Titre
Copyright
Introduction
La mutation de « l'orientalisme »
Le désastre syrien
3. - Pressions et clientélisme
Influences et radicalisation
Le retour au Maghreb ?
La poudrière maghrébine
Conclusion
Bibliographie
1. Du même auteur, La France qui déclasse. Les Gilets jaunes, une jacquerie au
e
XXI siècle, Tallandier, 2019.