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Par Kamel Daoud
« C'est un homme sans histoire », conclut, lors d'un aparté avec le chroniqueur, un célèbre
académicien à propos de Macron. Comprendre : c'est un enfant des Indépendances, pas des
colonisations. Et ce n'est pas plus mal. Voilà donc un président qui ne subit pas le poids de
l'Histoire, ce qui à la fois le libère des précautions et des hésitations pour traiter la question de
la colonisation, mais aussi du piège d'une position trop technicienne, presque sans empathie,
face aux « communautés » que la guerre d'Algérie a enfantées : pieds-noirs, immigrés,
victimes, tortionnaires, vétérans, nationalistes ou déportés, harkis ou dépossédés.
Par exemple, les islamistes l'ont bien compris, autant que les communautaristes et les
identitaires : tant que l'on consolide le lien, désormais artificiel, entre la confession et la
mémoire de la colonisation, l'islam français ne sera pas français. Il sera ce qui rallie les
mémoires des victimes, et ce qui offre leur pain aux victimaires et autres indigénistes
virulents. Il a été le moyen de résistance à la colonisation ? On en fera un moyen de résistance
à la francité qui refuse son passé. Dès lors, le seul moyen de faire de cette confession un
patrimoine soumis à la loi de la république, c'est de le dissocier de son statut de propriété
exclusive des victimaires et de raconter l'histoire réelle.
Avocats du diable
« Vous ne pouvez pas être français, car vous êtes musulmans et vous êtes musulmans parce
que vous êtes victimes de la colonisation, et c'est l'islam qui vous a préservés de l'effacement.
Voilà l'idée-force des avocats du diable. Régler la question de la mémoire, c'est donc couper
ce lien, le dissoudre dans le texte de la loi et les bancs des institutions. Il en naîtra un islam de
France et une histoire française mieux partagés. C'est douloureux, blessant pour l'orgueil,
toujours insuffisant comme justice, mais vital.
Par ailleurs, Macron semble avoir bien déchiffré que cette « question coloniale » sans
réponses assumées a un effet domino sur le repli identitaire, le communautarisme, le
séparatisme, le lobbyisme d'États tiers ou la guerre faite à la France par l'internationale
islamiste. Erdogan l'illustre on ne peut mieux. À chaque charge de discours anti-français, il
convoque la mémoire de la colonisation et l'islam. Il en fait sa routine haineuse. Il y a donc
urgence à « décoloniser » l'islam, guérir le souvenir des Français d'origines maghrébines et
assumer.
Mais en se préservant des pentes faciles des repentances démagogiques qui ne peuvent que
provoquer les effets contraires et nourrir les extrémismes identitaires qui proposeront d'y
résister par le repli sur la généalogie, le royaume d'avant, les populismes ravageurs. Le pays
ne gagne rien ni avec le déni face à la France ni avec le déni au nom de la France. Des
citoyens nés après les indépendances rejouent aux colonisés et d'autres nés après la
colonisation sont accusés de son crime. Des jeux de rôles trop faciles.
Du coup, le rapport de Stora remis cette semaine à l'Élysée a au moins un double avantage :
mettre des mots sur ce qui est possible, identifier ce qui fait mal et participer à la thérapie. Car
ce rapport est une thérapie française avant de prétendre être une thérapie de couple. Il
permettra à la France d'avancer. En effet, si des Français ne comprennent pas l'exigence
algérienne et si des Algériens ne s'expliquent pas le refus de responsabilités chez des Français,
c'est parce qu'une partie de l'Histoire n'a pas été racontée autrement que par des hurlements et
des silences. Un trop-plein de mémoires « communautarisées » en France, face à un trop-plein
d'histoire officielle des apparatchiks en Algérie.
La vérité est que le rapport Stora ne fera pas bouger les lignes en Algérie, mais il permettra,
brièvement, de mettre les rentiers de la décolonisation en face de leur réalité. Celles d'élites et
de communautés qui ne veulent pas sortir du mythe trop parfait de leur guerre de Libération,
et qui trouvent dans la position de la victime de quoi manger et s'habiller en costume de héros
permanent. Il faut alors expliquer (et c'est laborieux) que les « excuses » de la France sont
parfois plus utiles quand on les demande, que lorsqu'on les obtient. Et que mettre fin à la
guerre des mémoires par le recours à l'histoire, ou, à l'extrême, clore le dossier par un acte de
repentance ou de reconnaissance, obligera en Algérie à endosser le présent, qui est l'ennemi
universel des vétérans.
Lucidité
Les fameuses « excuses » sont une exigence morale pour beaucoup d'Algériens. Leur
préalable cependant fausse le récit de l'histoire et occulte le véritable récit du passé et du
présent. Elles peuvent se justifier, mais c'est un préalable de mauvaise foi, sinon stérile
aujourd'hui. Pour surmonter le déni des uns et la ruse politique des autres, il faut un travail
d'historiens, de récit, de mots à trouver et de sortie de la mythologie d'entretien, un deuil des
narcissismes collectifs. Ce qui en Algérie n'est pas encore le cas, ni en France. L'acte de
lucidité sur soi et les autres menace tant de royaumes de vétérans.
“Ce que l’Algérie attend de la France, ce ne sont ni des excuses ni de la repentance et encore
moins des indemnisations financières. Elle attend de ce grand pays qu’il participe à son
développement économique en ouvrant son marché aux produits algériens, qu’il accueille plus
d’étudiants en postgraduation universitaire, qu’il lève les barrières sociales qui maintiennent
les Français d’origine maghrébine dans une sorte de néo-indigénat, et qu’il use son droit de
veto au Conseil de sécurité pour faire respecter le droit international dans les zones de
conflit.”
C’est le titre du paragraphe du rapport Stora où il évoque l’économie pour donner du poids
aux propositions qu’il préconise. Il évoque des chiffres du commerce extérieur pour rallier
une partie de l’opinion française réticente à faire refluer la mémoire. Il explique que le marché
algérien est significatif pour certains produits français, ce qui devrait inciter à accepter des
gestes symboliques.
Il écrit : “En 2019, les exportations françaises vers l’Algérie ont atteint près de 5 milliards
d’euros… L’Algérie demeure un partenaire économique important de la France, elle se
présente comme son premier client, le premier marché des entreprises françaises en
Afrique.”(p. 34) Benjamin Stora ne souligne pas dans ce passage que la structure du
commerce entre les deux pays obéit à la logique de l’échange inégal de la période coloniale :
produits manufacturés contre matières premières.
On dit que le commerce adoucit les mœurs. Peut-être que le commerce entre la France et
l’Algérie n’est pas suffisamment puissant pour faire taire l’imaginaire colonial qu’entretient
l’extrême droite. Lors d’une visite à Alger, Emmanuel Macron avait affirmé que “la
colonisation a été un crime contre l’humanité”. Cette phrase, lourde de sens, invite à la
déconstruction de la perception du passé colonial comme geste épique. Le récit national
français est encore incarné et entretenu par des monuments et des noms de rue qui rappellent
les conquêtes coloniales. Une majorité de Français est-elle prête à accepter de débaptiser des
rues portant les noms de Bugeaud, Pélissier, Cavaignac… B. Stora évite cette question
sensible, mais il propose de faire transférer les cendres de Gisèle Halimi au Panthéon. Elle
mérite cet honneur, et l’Algérie aussi devrait l’honorer officiellement.
Mais ce serait incohérent si une rue adjacente au Panthéon porte encore le nom d’un chef
militaire qui aura gagné ses galons dans les champs de bataille des colonies. Soit on célèbre
Gisèle Halimi, militante anticolonialiste, soit on célèbre Galliéni, chanté comme le conquérant
du Sénégal. Cette question n’est pas algéro-française ; elle est franco-française et sera
tranchée par un rapport de force idéologico-politique au sein de la société. Tant que les
Français d’origine maghrébine ou africaine ne constituent pas une force sociale dans
l’économie, dans les médias, dans l’université, tant qu’ils n’auront pas une influence sur le
champ électoral, Bugeaud et Galliéni continueront d’être des héros du récit national.
Sur ce plan, la France postcoloniale intègre trop lentement les Français issus de l’immigration.
Est-ce une fatalité que cette catégorie de la population française soit sur-représentée dans le
système carcéral et sous-représentée dans le système universitaire ? Au lieu de se référer aux
travaux sociologiques qui pointent les causes sociales de la pauvreté dans les banlieues, la
presse de droite fait porter la responsabilité à “une culture hostile aux valeurs françaises”,
décrivant les banlieues comme “des territoires perdus par la République et gagnés par
l’islam”. Ce discours est issu d’une mémoire coloniale nostalgique ; c’est une construction
sociale façonnée par un rapport de force politique et idéologique. Pour la modifier, il faut aller
aux causes sociales qui la favorisent et qui la perpétuent.
Du côté algérien, tout n’est pas blanc pour autant. Le discours mémoriel continue de réduire la
France à une seule dimension, le colonialisme, comme si celui-ci était une essence culturelle,
alors qu’il est un phénomène historique lié à la naissance du capitalisme. Sans diminuer la
pertinence politique des mouvements de libération nationale, la décolonisation était devenue
inéluctable après la défaite du nazisme. L’économie de l’Algérie coloniale ne profitait ni aux
autochtones ni aux Français de la métropole ; elle profitait à une minorité de colons qui
s’enrichissaient en faisant “suer le burnous”, selon l’expression utilisée par les adversaires du
parti colonial.
Le plus célèbre d’entre eux était Georges Clémenceau, adversaire de Jules Ferry sur la
question. Il y a eu en France des courants opposés à la colonisation, notamment le mouvement
ouvrier et les syndicats qui ont été à l’écoute des nationalistes des colonies. Messali Hadj a été
aidé par les communistes dans les années 1920, avant de s’éloigner d’eux dans les années
1930. Par ailleurs, les fondateurs du nationalisme algérien, Messali Hadj, Ferhat Abbas et
Abdelhamid Ben Badis, n’étaient pas hostiles à la France comme civilisation, alors qu’ils
étaient des adversaires farouches du système colonial. Les deux premiers avaient épousé des
Françaises et le troisième revendiquait la nationalité française dans le respect de l’islam et la
langue arabe.
Kateb Yacine considérait la langue française comme un butin de guerre. Alors qu’en 1954, il
y avait à peine 15% d’enfants autochtones scolarisés, dix ans plus tard, en 1964, il y en avait
près de 80%, apprenant, entre autres, le français. Cela permet de tirer comme conclusion que
le mouvement national ne combattait pas la France ; il combattait le système colonial
français.
Le déséquilibre universitaire
Certaines propositions du rapport de Benjamin Stora auront des effets positifs si elles sont
appliquées, en particulier celles relatives à la création d’une commission “Mémoire et Vérité”,
à l’exploitation des archives et à la coopération universitaire en matière d’histoire. Fort
heureusement, B. Stora ne suggère pas une écriture commune de l’histoire. Entre les deux
pays, il y a un passé commun, mais les historiens des deux côtés de la Méditerranée
l’analyseront différemment pour des raisons épistémologiques liées aux questionnements des
chercheurs. Il est banal de dire que la recherche universitaire est plus développée en France
qu’en Algérie. Le monde académique algérien attend ses historiens de la dimension de
Charles-Robert Ageron, André Nouschi, Gilbert Meynier… Ce déséquilibre est frustrant et
perpétue objectivement un rapport inégal. Les Algériens ont accès à leur passé en grande
partie grâce à des historiens français ou étrangers. En voulant faire du passé une mémoire
gérée par l’administration et en se méfiant des universitaires, les autorités algériennes ont une
responsabilité dans la perpétuation de ce déséquilibre. Cela est illustré par le choix fait par les
deux présidents : Emmanuel Macron a chargé un historien, auteur d’une vingtaine de livres
pour rédiger un tel rapport, alors qu’Abdelmadjid Tebboune a désigné à cette tâche un
fonctionnaire. Exit Mohammed Harbi, Dahou Djerbal, Hosni Kitouni, Hassan Remaoun...