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revue trimestrielle
publiée par l’Institut français
des relations internationales
Directeur de la publication
ONTBRIAL
N° Commission paritaire
0520 G 81088
N° ISSN
0032-342 X
ISBN numérique
979-10-373-0479-7
Rédaction et administration
Ifri
27, rue de la Procession
75740 Paris Cedex 15
Courriels : david@ifri.org – pe@ifri.org
Tél. : 01 40 61 60 00
Dépôt légal
juin 2022
© Ifri
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Politique étrangère est une revue de débats et d’analyses sur les grandes questions
internationales : politiques, économiques ou de sécurité. Son ambition est de proposer
aux décideurs économiques ou politiques, et aux milieux académiques, des analyses
approfondies de l’actualité internationale, des mises en perspective des grands débats
en matière de relations internationales, et de constituer un instrument de référence
pour le long terme.
Chaque numéro comporte au moins un dossier concernant un événement ou une
dimension du débat international, ainsi que plusieurs articles s’attachant à décrypter
les questions d’actualité. Politique étrangère consacre en outre une large place à
l’actualité des publications françaises et étrangères en matière de relations
internationales.
Rédacteurs en chef
Dominique DAVID
Marc HECKER
Comité de rédaction
Alain ANTIL (Ifri, directeur Afrique subsaharienne), Denis BAUCHARD (Ifri, conseiller,
Moyen-Orient), Norbert GAILLARD (économiste et consultant indépendant), Thomas
GOMART (Ifri, directeur), Jolyon HOWORTH (université de Harvard, professeur), Ethan
KAPSTEIN (Institut européen d’administration des affaires, professeur), Jean KLEIN
(université de Paris 1, professeur émérite), Jacques MISTRAL (Ifri, conseiller, Études
économiques), Philippe MOREAU DEFARGES, Laurence NARDON (Ifri, responsable, Amérique
du Nord), Françoise NICOLAS (Ifri, directeur, Centre Asie – université de Marne-la-
Vallée), Jean-Luc RACINE (CNRS, directeur de recherche émérite), Dorothée SCHMID (Ifri,
responsable, Turquie contemporaine et Moyen-Orient), Hans STARK (Sorbonne
Université, professeur), Élie TENENBAUM (Ifri, directeur, Études de sécurité).
Conseil scientifique
Thierry de MONTBRIAL (président) – Hélène CARRÈRE D’ENCAUSSE – Jean-Claude CASANOVA –
Jean-Luc DOMENACH – Jean-Marie GUÉHENNO – François HEISBOURG – Jean-Pierre RIOUX –
Pierre ROSANVALLON – Olivier ROY – Jacques RUPNIK – Georges-Henri SOUTOU – Maurice
VAÏSSE
Rédaction
Amaranta CASTANET, Sharleen LAVERGNE
politique étrangère | 2:2022
Sommaire
Éditorial
DOSSIER
UKRAINE : ENTRE DEUX PAIX ?
Ukraine : comprendre la résistance
Par Hervé Amiot
La rapidité et l’ampleur de la mobilisation militaire et humanitaire, à la fin
février 2022, s’expliquent d’abord par l’existence de réseaux de solidarité constitués
en 2014. Certains d’entre eux ont été réactivés rapidement, tandis que d’autres
n’avaient jamais cessé de fonctionner.
DOSSIER
ALGÉRIE, DE L’INDÉPENDANCE AU HIRAK
ACTUALITÉS
Influence et nuisance dans les relations internationales
Par Pierre Buhler et Frédéric Charillon
Les Européens de l’Ouest n’aiment pas le concept d’influence. Peut-être parce qu’ils
l’assimilent à celui de propagande, qui rappelle des époques sombres sur le Vieux
Continent. Peut-être parce qu’il évoque à leurs yeux davantage l’idée de
manipulation ou d’intrusion chez l’autre que la défense de ses intérêts propres.
REPÈRES
LECTURES
Sous la responsabilité de Marc Hecker
Not One Inch. America, Russia and the Making of Post-Cold War Stalemate, par
Mary E. Sarotte
Par Jolyon Howorth
When France Fell: The Vichy Crisis and the Fate of the Anglo-American Alliance
par Michael S. Neiberg
Hitler. Le monde sinon rien par Brendann Simmis
Europa! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste par
Georges-Henri Soutou
Par Thomas Gomart
ABSTRACTS
La sidération s’entête. Après le retour de la guerre : son installation.
Accoutumés à l’instantanéité, à l’enchaînement bref des événements,
nous voici contraints de suivre – comme on ne l’a encore jamais fait –
la guerre en direct, proche de nous, et dans toute sa longueur.
Hervé Amiot, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de géographie, est
doctorant à l’université Bordeaux-Montaigne et chargé d’enseignement à l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 n’a pas abouti au résultat escompté par
Vladimir Poutine. Les troupes russes ont en effet été confrontées à une forte résistance de
l’armée ukrainienne et, plus largement, de la population. L’ampleur et l’efficacité de cette
résistance peuvent être expliquées par le développement du sentiment national ukrainien depuis
2014 et par la mise en place, à partir de la même année, d’un réseau de volontaires lié au conflit
dans le Donbass.
politique étrangère
Au niveau des autorités, le pays est dirigé par les élites issues de la
nomenklatura soviétique, qui composent avec l’intelligentsia nationale-
démocrate. Par exemple, l’ukrainien est instauré comme seule langue
nationale ; dans le domaine mémoriel, le mythe de l’unification des
peuples slaves par la Russie tsariste et soviétique est abandonné au
profit d’un récit centré sur la lutte du peuple ukrainien pour son
indépendance. Dans les faits, une marge de manœuvre est laissée aux
autorités locales et les monuments aux héros soviétiques restent
3
largement en place dans les villes du Centre et de l’Est .
Bien que les autorités jouissent d’un prestige bien moindre, leurs
discours et leurs politiques influencent aussi la société. Au-delà d’un
discours constant sur le « terrorisme » et l’« agression russe » dans le
Donbass, d’importantes lois de « décommunisation » ont été votées en
2015, visant une rupture radicale avec le passé russo-soviétique. Si la
politique linguistique a été plus prudente, la mise en place de quotas
de programmes en langue ukrainienne à la radio et à la télévision
impacte également la vie quotidienne des Ukrainiens.
Mots clés
Guerre en Ukraine
Russie
Donbass
Nationalisme ukrainien
Guerre en Ukraine : Schumpeter au pays des Soviets ?
Par Michel Goya
Michel Goya, ancien colonel de l’armée de Terre, est historien militaire. Il a récemment publié
Le Temps des Guépards. La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, Paris, Tallandier,
2022.
Le 24 février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine. Le plan initial imaginé par Moscou visait à
conquérir rapidement Kiev, à la manière de la doctrine américaine « choc et effroi ». Les Russes
avaient cependant sous-estimé la cohésion de la nation ukrainienne et l’efficacité des troupes de
ce pays. Ne réussissant plus à progresser, l’armée russe a choisi de concentrer ses opérations
sur le Donbass et la côte de la mer Noire, où elle fait face à une forte résistance.
politique étrangère
Dans les espaces vides – l’air, la mer et dans une moindre mesure le
cyberespace plus facilement disputable –, la stratégie ukrainienne
consiste à en disputer l’accès par un réseau antiaérien multicouche
assez dense, fondé en particulier sur le système à longue portée et
haute altitude S-300, et une bonne capacité de défense des côtes. Si la
flotte maritime est minuscule, la force aérienne de combat (parc
théorique de 90 avions, 35 hélicoptères d’attaque Mi-24 et au moins
6 drones MALE TB-2 au début de la guerre) est organisée pour résister
autant que possible aux attaques russes et mener une guérilla air-sol.
Il suffit d’une semaine pour comprendre que le plan initial russe est
compromis. Les prémisses stratégiques comme la faiblesse du pouvoir
ukrainien ou l’accueil favorable de la population russophone se sont
avérées fausses. Au niveau tactique, les affrontements se terminent le
plus souvent à l’avantage des unités ukrainiennes, d’une gamme
tactique presque toujours supérieure à celle des Russes. En position
défensive le plus souvent, bénéficiant de la supériorité
informationnelle notamment grâce à l’apport de volontaires et de
technologies civiles, les Ukrainiens ouvrent le feu en premier et avec
efficacité. S’il est une seule révélation technique de cette guerre, c’est
déjà l’importance de l’arsenal de tir « haut vers le bas » de la petite
aviation de drones armés comme les TB2 Bayraktar ou les engins civils
bricolés jusqu’aux missiles antichars au tir courbe Javelin en passant
par l’artillerie guidée par drones, ou simplement les roquettes
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antichars tirées depuis les hauteurs . Cet arsenal tombant du ciel à
basse altitude explique en grande partie les pertes élevées de chars
russes, très protégés à l’avant mais pas sur le toit.
Dans les deux camps, les pertes matérielles peuvent souvent être
remplacées non pas par une production industrielle atone mais en
puisant dans des stocks qui constituent une véritable profondeur
stratégique. Dans ces stocks, on trouve d’ailleurs les prises à l’ennemi,
supérieures du côté ukrainien aux pertes subies, et également le stock
des pays occidentaux, en particulier des États-Unis, qui prennent une
part de plus en plus écrasante dans la coalition de soutien militaire à
l’Ukraine. La Turquie continue à fournir discrètement des drones
TB2 ; les autres pays de la coalition ont offert des équipements de
toutes sortes, des armes légères antichars ou antiaériennes à courte
portée, puis ont élargi rapidement le spectre des moyens jusqu’aux
plus modernes et aux plus lourds. Le flux d’aide, que les Russes n’ont
jamais envisagé de couper sinon par des frappes sur le réseau ferré,
est désormais bien établi. À court terme, le problème est surtout celui
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de leur absorption par les forces ukrainiennes .
Mots clés
Guerre en Ukraine
Armée russe
Armée ukrainienne
Stratégie militaire
Une nouvelle architecture de sécurité pour l’Europe ?
Par Dmitri Trenin
Dmitri Trenin est membre du Council on Foreign and Security Policy et du Russian International
Affairs Council, à Moscou.
politique étrangère
Du conflit à la guerre
Ayant sans doute déjà conclu que la Russie devrait se battre pour
éviter que la menace ukrainienne ne devienne une sombre réalité,
Poutine tenta de donner sa chance à la paix, à condition que ses
exigences de sécurité fondamentales soient remplies – et rapidement.
Tandis que les troupes russes se massaient à la frontière ukrainienne,
le Kremlin rendait publique en décembre 2021 une liste d’exigences
destinées aux États-Unis et à l’OTAN. Décrites comme « demandes de
garanties de sécurité », elles comprenaient : l’exclusion de l’entrée de
l’Ukraine dans l’OTAN (« no Ukraine in NATO ») ; l’engagement à ne
déployer en Ukraine ni bases, ni forces, ni armes, et à n’y mener aucun
exercice (« no NATO in Ukraine ») ; et un retrait des infrastructures
militaires de l’OTAN en deçà de la ligne respectée jusqu’en 1997, date
de la signature de l’Acte fondateur des relations Russie/OTAN –
c’est-à-dire avant son expansion vers l’est. Poutine précisait que ces
exigences étaient pour l’essentiel non négociables et devaient être
acceptées comme un tout (et non comme un menu dans lequel on
pourrait faire son choix), en ajoutant qu’une réponse rapide était
attendue.
Mots clés
Politique étrangère russe
Guerre en Ukraine
États-Unis
OTAN
L’Europe centrale et orientale face au concept de zone d’influence
Par Roman Kuzniar
Ancien directeur de l’Institut polonais des relations internationales et ancien conseiller pour les
Affaires étrangères du président Komorowski, Roman Kuzniar dirige le département des
Études stratégiques et de sécurité internationale de la Faculté des sciences politiques de
l’université de Varsovie.
Le concept de zone d’influence est aussi ancien que la politique internationale. Il a connu un
essor particulier avec la rivalité des empires au centre de l’Europe et les écoles géopolitiques du
XXe siècle. La fin de la guerre froide a fait disparaître du continent ce concept que Poutine tente
de restaurer à travers ses fantasmes de retour à l’empire russe et à l’hégémonie régionale. La
réponse de l’Occident est garante de la sécurité globale en Europe face à un dangereux retour
en arrière.
politique étrangère
Mots clés
Europe centrale et orientale
Zones d’influence
Expansionnisme russe
Alliance atlantique
Les conséquences de la guerre d’Ukraine pour le secteur de
l’énergie
Par Marc-Antoine Eyl-Mazzega
Le déclenchement de la guerre en Ukraine a renforcé les chocs sur les marchés énergétiques.
L’Union européenne a compris soudainement le coût de sa dépendance aux hydrocarbures
russes et cherche depuis lors à accélérer la diversification de ses approvisionnements et de son
mix énergétique. Elle devra aussi apprendre à réduire sa consommation. Au-delà de l’Europe, les
impératifs de sécurité énergétique semblent avoir pris le pas sur les objectifs climatiques.
politique étrangère
Ces cinq années de prix bas ont été une aubaine pour les pays de
l’UE, qui ont disposé d’une énergie bon marché et ont pu progresser
dans le projet de construction d’une économie neutre en carbone.
Après les élections de mai 2019 au Parlement de Strasbourg, les
Européens ont validé une loi Climat qui vise la neutralité climatique
en 2050 et une sérieuse accélération des efforts de décarbonation d’ici
à 2030, en passant de -24 % de baisse des émissions de gaz à effet de
serre (GES) en 2021 par rapport à 1990 à -55 %.
Cette période a néanmoins une face cachée : l’endormissement
stratégique des Européens qui, à de rares exceptions près, n’ont plus
prêté attention à la sécurité des approvisionnements et au
renforcement sournois ou assumé de leur dépendance à la Russie.
C’est tout particulièrement le cas de l’Allemagne, qui a choisi de
réduire ses émissions de GES en développant les énergies
renouvelables et les centrales à gaz (près de 25 gigawatts de nouvelles
capacités étaient programmés par l’accord de coalition de
novembre 2021), alimentées par du gaz essentiellement russe, et a
laissé les entreprises étatiques russes développer leurs positions sur le
marché allemand.
Les Européens n’ont ainsi pas d’autre choix que d’anticiper un arrêt
progressif – ou brutal – des fournitures russes, et de chercher des
solutions de court et plus long terme. Seule certitude à ce stade : la
relation énergétique entre la Russie et le reste de l’Europe, ouverte
dans les années 1960 à l’époque soviétique, est brisée. Il n’y aura plus
d’investissements européens en Russie, ni de prêts. La fourniture de
technologies occidentales est compromise et la transition énergétique
européenne devra se construire sans la Russie. Côté russe, la
production d’hydrocarbures s’inscrira dans une tendance baissière.
Mais si les États sont replongés dans la gestion des urgences, une
partie des solutions repose sur la poursuite inexorable du déploiement
des technologies et solutions bas-carbone. Celles-ci sont stratégiques
car elles garantissent la sécurité énergétique, économique et
climatique. L’autre partie repose sur une réduction accélérée de la
consommation, qui passe inévitablement par une participation des
citoyens, des administrations publiques, des commerces, et qu’il faut
encore susciter.
Mots clés
Guerre en Ukraine
Politique énergétique russe
Sécurité énergétique européenne
Politique environnementale
Algérie : une restauration musclée
Par Akram Belkaïd
politique étrangère
Comme toujours, l’armée a joué dans cette lutte un rôle clé. Elle
était au départ aux côtés de Bouteflika contre les « ingrats » – pour
reprendre le terme du général Ahmed Gaïd Salah. Mais, très vite, le
chef d’état-major et ses pairs ont compris que la rue ne désarmerait
pas. Bouteflika a donc été sacrifié, poussé sans ménagement à la
démission. À partir de ce moment, sans entrer dans le détail des
différents événements qui marquèrent l’année 2019, on peut affirmer
que les objectifs des manifestants et ceux de l’armée n’ont plus jamais
été les mêmes, même s’il convient de rappeler que la paix civile fut
toujours préservée. D’un côté, les « hirakistes » voulaient le
changement, voire la rupture avec un mode d’exercice du pouvoir mis
en place au lendemain de l’indépendance. De l’autre, le régime,
symbolisé par l’omniprésence médiatique de Gaïd Salah, estimait que
la rue avait déjà eu gain de cause avec le retrait de Bouteflika ainsi que
l’emprisonnement de plusieurs membres de son clan, et qu’il fallait
s’en contenter. Le message, répété à l’envi par le général, était clair :
terminé le désordre, les choses doivent revenir à la normale.
Il y a, bien sûr, le fait que ce dernier n’a jamais voulu tendre la main
aux manifestants, du moins de manière sincère. Au faîte de sa
campagne électorale, puis immédiatement après son élection,
A. Tebboune a même revendiqué d’être « le candidat du Hirak ». Il
n’évoquait pas celui des opposants qui continuaient à manifester mais
le « vrai » Hirak : entendre celui qui avait obtenu la démission de
Bouteflika et qui, ensuite, aurait été dévoyé. Jusqu’à son décès fin
décembre 2019, le général Gaïd Salah ne disait pas autre chose. Pour
lui, le « vrai » Hirak avait atteint son but et les Algériennes et
Algériens étaient priés de ne plus sortir dans la rue, de ne pas suivre
les « bandes égarées » et autre « détritus » qui s’échinaient à
manifester pour réclamer un changement de régime. Outre la
tentative de disqualifier le (véritable) Hirak populaire, cette stratégie
relevait d’un fondement dogmatique qui a toujours conditionné
l’attitude du régime algérien : c’est lui, et lui seul, qui décide des
changements et des ouvertures politiques. Il n’est donc pas question
pour lui de négocier avec l’opposition, quelle qu’elle soit, et il rechigne
à lâcher du lest sous la pression des événements.
Cela est d’autant plus vrai que les difficultés du Hirak tenaient aussi
à l’incapacité des manifestants à s’organiser en force politique à la fois
unifiée, crédible et clairement identifiée. Certes, plusieurs tentatives
de regroupement ont existé et nombre d’initiatives menées par des
représentants de la société civile (avocats, journalistes, syndicalistes,
défenseurs des droits humains, hommes d’affaires, etc.) ont proposé
des textes et des plateformes à partir desquels il aurait été possible
d’entamer un dialogue constructif entre pouvoir et « hirakistes ». Mais
tout cela n’a pas abouti. Le Hirak est demeuré un mouvement
populaire, impressionnant par sa capacité de mobilisation mais sans
véritable représentation.
Enfin, il faut relever que le Hirak algérien n’a guère été soutenu de
l’extérieur. Contrairement aux révolutions « de couleurs » d’Europe
de l’Est – on pense notamment à l’Ukraine de 2014 –, il a même subi
une certaine forme de désaffection. Les premières semaines, l’intérêt
médiatique occidental fut réel mais les journalistes furent rapidement
lassés par l’absence de bouleversements majeurs et, surtout,
immédiats – exception faite de la démission de Bouteflika ; ainsi que
par l’impossibilité de décrire les événements sous un angle binaire (tel
parti politique contre le pouvoir). Par ailleurs, ils rencontraient
beaucoup de difficultés à se rendre en Algérie en raison d’une
politique très restrictive en matière de visas de presse.
Répression à tout-va
En accédant aux plus hautes responsabilités, Abdelmadjid Tebboune
avait déclaré « tendre la main » au Hirak. Une promesse vague, qui ne
garantissait en rien une démarche réformatrice ou de changement
interne au système. Bien au contraire, c’est à un processus de
restauration de l’ordre que s’est très vite attelé le président élu, avec
l’appui du nouveau chef d’état-major, le général Saïd Chengriha.
Mots clés
Algérie
Hirak
Relations algéro-marocaines
Relations algéro-françaises
L’Algérie à la recherche d’une diplomatie égarée
Par Kader A. Abderrahim
Hier phare du tiers-monde, la diplomatie algérienne connaît une éclipse depuis la fin des
années 1980. En dépit des efforts des débuts de la présidence Bouteflika, Alger s’est
marginalisée face aux désordres de la région : Sahara occidental, printemps arabes, instabilité
tunisienne, anarchie libyenne, déstabilisation du Sahel. L’Algérie amorce un réengagement
régional mais, au-delà, le rapprochement vis-à-vis des États-Unis et de l’Union européenne reste
ambigu, et la carte chinoise ambivalente.
politique étrangère
Si, pour le Maroc, le Sahara n’est pas négociable, il ne l’est pas non
plus pour le régime algérien, qui a érigé le problème en dogme. À
Alger, la question sahraouie constitue un enjeu de pouvoir ; au Maroc,
il s’agit d’une question d’identité. À son arrivée à la présidence en
1999, Bouteflika avait laissé entendre qu’il était peut-être temps de
faire évoluer le dossier. En août de la même année, le général
Khaled Nezzar, alors chef d’état-major, siégeait au premier rang de la
réunion du Front Polisario à Tindouf. La leçon fut entendue par
Bouteflika, qui adopta dès lors une position radicale. Cette centralité
du problème Polisario dans le débat politique algérien rend toute
évolution impossible dans le contexte d’une Algérie qui n’est pas
parvenue à opérer une mue géostratégique lui permettant de s’inscrire
dans la géographie de nouveaux rapports de force.
Mots clés
Diplomatie algérienne
Maghreb
Sahel
Chine
Algérie et Maroc : deux visions géopolitiques et sécuritaires
Par Riccardo Fabiani
Riccardo Fabiani est directeur du projet de recherche sur l’Afrique du Nord de l’International
Crisis Group.
politique étrangère
Mots clés
Algérie
Maroc
Sahara occidental
Israël
Alger au Sahel : stabilité et sécurité
Par Yahia H. Zoubir et Abdelkader Abderrahmane
Entourée d’une Libye et d’un Sahel plongés dans la tourmente, Alger tente de redéfinir son rôle
régional après la longue parenthèse Bouteflika. Puissance incontournable de la région, elle joue
pour ce faire de son héritage d’une diplomatie de dialogue, affirmant de plus en plus ses choix
propres : coopérations bilatérales, organisation d’une réponse régionale à l’instabilité, diplomatie
économique, dans une logique qui demeure méfiante vis-à-vis des acteurs extérieurs à la zone.
politique étrangère
L’Algérie a donc tissé des liens sécuritaires solides avec les États-
Unis, qui la voient comme un acteur clé : en 2010, l’ambassadeur
américain à Alger David D. Pearce a ainsi reconnu qu’aucun pays au
Sahel et en Afrique du Nord n’était plus important que l’Algérie dans
la lutte contre le terrorisme et Al-Qaïda au Maghreb islamique
5
(AQMI) . Pour lui, l’Algérie assumait 60 % du fardeau de la lutte
6
contre le terrorisme dans la région. Un avis repris par Amanda Dory ,
ex-secrétaire adjointe chargée des Affaires africaines au département
américain de la Défense, devant le Sénat américain : « en raison de sa
position stratégique, et de sa longue expérience dans la lutte contre le
terrorisme sur son propre territoire, l’Algérie est un partenaire
stratégique essentiel des États-Unis ».
Le G5 Sahel
Un certain malentendu peut exister entre une Algérie qui souhaite
construire une architecture de sécurité régionale pour prévenir les
interventions étrangères, et des voisins qui s’appuient toujours plus
sur leur ancienne puissance coloniale.
Mali
Au Mali, l’Algérie a déployé beaucoup d’efforts pour aider à résoudre
la crise, proposant ses bons offices pour négocier des accords de paix
entre Bamako et les différents groupes d’opposition, tels les Touareg.
Bamako a demandé à plusieurs reprises à l’Algérie d’être le médiateur
entre la capitale malienne et l’opposition touareg.
Diplomatie économique
L’activisme politico-économique régional de l’Algérie peut aussi être
perçu à travers la relance du projet de gazoduc transsaharien, qui vise
à exporter le gaz du Nigeria vers l’Europe en passant par l’Algérie. En
février 2022, l’Algérie, le Niger et le Nigeria ont signé la Déclaration
de Niamey pour la reprise du projet de gazoduc transsaharien, évalué
à plusieurs milliards de dollars. Ce gazoduc, d’une longueur de
4 128 kilomètres, reliera Warri au Nigeria à Hassi R’Mel en Algérie, en
passant par le Niger. Une fois achevé, il pourra délivrer chaque année
30 milliards de mètres cubes de gaz naturel du Nigeria, de l’Algérie et
du Niger vers les marchés européens via la côte méditerranéenne
stratégique de l’Algérie, et alimentera les stations intérieures tout au
long de son tracé. Grâce à ce gazoduc, l’Europe pourra puiser
directement dans les importantes réserves de gaz naturel des trois
pays, diversifiant ainsi son approvisionnement dans le sillage de la
crise énergétique actuelle, tout en créant des sources de revenus
27
essentielles pour ces marchés gaziers africains .
Mots clés
Diplomatie algérienne
Libye
Sahel
Mali
L’Union européenne peut-elle apaiser les rapports Paris-Alger ?
Par John O’Rourke
L’Algérie et l’Union européenne (UE) sont liées par un accord d’association entré en vigueur en
2005, mais cet accord n’a pas permis d’insuffler les réformes attendues par Bruxelles. La
Politique européenne de voisinage offre néanmoins des avantages et opportunités. Son côté
technocratique et pragmatique peut permettre de conduire des coopérations de manière
dépassionnée, même si les tensions récurrentes entre Paris et Alger ne manquent pas d’affecter
la relation avec l’UE.
politique étrangère
L’UE, de son côté, insiste sur la nécessité des réformes pour que
l’Algérie se mette au diapason de la globalisation et diversifie son
économie. Les investissements durables et productifs – domestiques
ou étrangers – viendront si le climat des affaires est propice ; la fuite
des capitaux cessera lorsque la confiance dans l’économie algérienne
sera rétablie et quand le dinar deviendra convertible. Pour Alger, ce
sont des promesses de lendemains qui chantent : les dirigeants
algériens pensent que c’est à l’UE de prendre les mesures qui
apporteront les IDE.
Le vent du Hirak
En février 2019, un mouvement de protestation pacifique contre le
cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika se met soudainement – et
semble-t‑il spontanément – en place. Son ampleur prend de court les
autorités. En à peine plus d’un mois, le président démissionne et
Abdelkader Bensalah, président par intérim, reporte au 4 juillet les
élections initialement prévues le 18 avril. Les demandes du Hirak ne
s’arrêtent pas là : lors des marches hebdomadaires, les manifestants
réclament le départ de l’ensemble du « système », une nouvelle
constitution avant la tenue des élections et, in fine, la non-ingérence de
l’armée dans la sphère politique.
L’UE et ses États membres ne savent pas sur quel pied danser. En
principe, le Hirak est de bon augure pour une plus grande ouverture
du pays et le déverrouillage d’un régime sclérosé, mais on craint que
la transition ne mène à une période d’instabilité politique prolongée,
ou qu’elle ne soit prise en otage par les islamistes. Surtout, on estime
que le pouvoir a une capacité de résilience avérée. Temporairement
ébranlé, il saura se reconstituer face à un mouvement d’opposition
amorphe et hétéroclite.
Le triangle Alger-Bruxelles-Paris
En 2016, l’auteur de ces lignes étant sur le point d’assumer ses
fonctions d’ambassadeur, chef de la délégation de l’Union européenne
en Algérie, il se rendit à Paris pour un échange de vues au Quai
d’Orsay. Son interlocuteur y soulignait l’importance, pour la France,
de sa relation avec l’Algérie : ce n’était pas – ou pas seulement – une
mise en garde contre la tentation d’empiéter sur les plates-bandes
françaises, mais bien le constat d’une réalité objective, une donnée de
4
base nécessaire à la compréhension de toute question liée à l’Algérie .
Pour ces raisons, le rôle que la PEV peut jouer sur les rapports entre
Alger et Paris est forcément modeste. Il s’agit de les infléchir, mais
certainement pas de les refonder. Trois aspects de la PEV s’avèrent
utiles pour faciliter une évolution positive de la relation franco-
algérienne : les instruments d’appui aux réformes, le poids politique
de l’UE dans les domaines de ses compétences, et le découplage de la
PEV des questions historiques bilatérales. L’expérience de
collaboration de l’auteur avec trois ambassadeurs français successifs
suggère que Paris est parfaitement conscient de ces possibilités et
œuvre pour les exploiter à bon escient.
S’affranchir de l’histoire
Tant pour Paris que pour Alger, la PEV ouvre la possibilité d’évacuer
le passif historique franco-algérien de certains dossiers, en leur
assurant un traitement plus technocratique.
Mots clés
Algérie
Relations franco-algériennes
Politique européenne de voisinage
Diplomatie européenne
Influence et nuisance dans les relations internationales
Par Pierre Buhler et Frédéric Charillon
Pierre Buhler, ancien ambassadeur et président de l’Institut français, est enseignant à Sciences
Po et consultant au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de
l’Europe et des Affaires étrangères.
Frédéric Charillon est professeur des universités en science politique, enseignant et conseiller
à l’ESSEC, ancien directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).
Pour imposer leur volonté sans utiliser la force, certains États déploient des stratégies
d’influence. Selon la nature de leur régime, ils recourent plus ou moins à la séduction,
l’attractivité, la contrainte, la nuisance ou encore la rémunération. Ces stratégies se déploient par
différents canaux : médias, culture, éducation, entrisme et technologies numériques. Les pays
européens prennent progressivement conscience de ces défis, mais ils se doivent d’agir plus
vigoureusement.
politique étrangère
Déstabilisation autoritaire
Tout autre est la perspective des régimes autoritaires. Plutôt que de
vouloir séduire (même si le conservatisme autoritaire d’un
Vladimir Poutine attire, ou si le modèle chinois de développement a
ses émules au Sud), ils jouent de l’influence pour faire douter les
sociétés des régimes démocratiques. Des médias militants insistent sur
ce qui fonctionne mal ou ce qui est susceptible de créer des tensions
(crise des Gilets jaunes en France, accueil des réfugiés syriens,
5
vaccination contre le Covid-19…). Le libéralisme est jugé obsolète et
la démocratie est présentée comme une intrusion, une croyance
« folle » (« democrazy », pour la rhétorique chinoise).
Croyance rémunérée
Enfin, un troisième modèle, plus spécifique et principalement inspiré
par les pays du Golfe, tente de jouer la carte des réseaux religieux,
immenses ressources financières à l’appui. Il s’agit de mobiliser
davantage des segments de la population à l’étranger, en l’occurrence
les croyants musulmans, pour y augmenter l’influence d’appareils
d’État moyen-orientaux. Le Qatar (avec des instruments comme la
Qatar Charity Society), les Émirats arabes unis ou l’Arabie Saoudite
ont ainsi fait l’objet de plusieurs études à charge. Le rôle innovant en
termes de diplomatie publique de la chaîne qatarie Al Jazeera a été
6
souvent étudié . En Turquie, l’Union des affaires culturelles turco-
islamiques (Diyanet İşleri Türk İslam Birliği) régule la pratique
religieuse des expatriés, relayant les positions d’Ankara et du parti au
pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP). Les séries
télévisées turques, très regardées dans le pourtour de la Méditerranée,
font l’éloge de l’Empire ottoman.
La Chine dispose d’un autre atout : avec plus de 700 000 étudiants à
l’étranger en 2019 – plus de la moitié aux États-Unis et 120 000 au
Royaume-Uni –, elle est le premier pourvoyeur d’étudiants
internationaux dans le monde. La dépendance de certaines
universités, dont les modèles économiques sont tributaires des droits
de scolarité, offre un levier d’action au régime, qui a créé des
« associations d’étudiants et enseignants chinois ». Elles opèrent sous
la supervision des ambassades, incitant leurs membres à « défendre
l’image de la Chine » sur les campus ou à dissuader la tenue
13
d’événements ou débats sur des sujets jugés sensibles par le Parti ,
avec, pour les réfractaires, des pressions sur les familles restées au
pays.
Épreuves à venir
Le tableau peut faire froid dans le dos. Ces pratiques sont néanmoins
devenues la norme dans les relations internationales contemporaines,
ainsi que le rappelait un rapport parlementaire britannique sur les
20
interférences russes au Royaume-Uni . Dès lors, autant s’y préparer
et développer des moyens d’y faire face, de sensibiliser les opinions
démocratiques, et de répliquer. Les Européens y sont-ils prêts ? Et que
nous apprennent les premières leçons de la guerre en Ukraine sur ce
point ?
Leçons ukrainiennes
En quoi l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, a-t‑elle
rendu la question de l’influence plus urgente, ou l’a-t‑elle modifiée, en
l’éclairant d’un jour nouveau ?
Mots clés
Diplomatie d’influence
Diplomatie culturelle
Propagande
Soft power
Syrie : un conflit gelé en trompe-l’œil
Par Fabrice Balanche
La baisse des violences pourrait laisser penser que la guerre en Syrie est en passe de prendre
fin. En fait, le conflit est temporairement gelé mais les conditions d’une reprise des hostilités sont
bel et bien présentes. Le pays est actuellement divisé en quatre zones contrôlées
respectivement par le régime épaulé par Moscou et Téhéran ; par l’administration autonome du
Nord-Est soutenue par Washington ; par la Turquie ; et les djihadistes d’Hayat Tahrir Al-Sham.
Le statu quo risque de ne pas durer.
politique étrangère
D’octobre 2019 à mars 2020, le nord de la Syrie a été marqué par deux
offensives complémentaires : la Turquie s’est emparée d’une bande de
territoire au détriment des Forces démocratiques syriennes (FDS),
tandis que l’armée syrienne – épaulée par la Russie et l’Iran –
1
reprenait la moitié de la poche rebelle d’Idleb . Depuis, les principaux
fronts sont gelés. L’armée syrienne s’est contentée de réduire les
derniers bastions rebelles de Deraa à l’été 2021. Dans le Nord-Est,
Daech a lancé une attaque contre la prison de Hassakeh pour tenter de
libérer ses combattants en janvier 2022. L’organisation terroriste
connaît une forte résurgence et harcèle l’armée syrienne et les FDS
dans l’est du pays. Enfin, Israël frappe régulièrement les positions
pro-iraniennes, tout comme les États-Unis qui répliquent en Syrie aux
attaques perpétrées par des milices chiites pro-iraniennes contre ses
bases en Irak.
Mots clés
Guerre en Syrie
Kurdistan
Politique étrangère de la Turquie
Djihadisme
La Chine et le concept de troisième pôle
Par Olga V. Alexeeva et Frédéric Lasserre
Pour légitimer son intérêt pour la gouvernance et les ressources de l’Arctique, la Chine promeut
le concept de troisième pôle, constitué de l’Himalaya et du plateau tibétain. Ce concept fait
l’objet de représentations cartographiques originales qui placent la Chine au centre du monde,
entre l’Arctique et l’Antarctique. Ces représentations tranchent avec les cartes européocentrées
qui prédominent dans les pays occidentaux. Elles font partie du soft power de Pékin.
politique étrangère
Ces deux cartes ont été conçues par le chercheur chinois Hao
Xiaoguang et son équipe de l’Institut de géodésie et géophysique de
Wuhan. La première (carte 1), publiée en 2002, est centrée sur
l’Arctique et fait valoir pour la Chine l’intérêt de ce premier pôle dans
ses relations commerciales avec l’Europe et les États-Unis. Dans la
version adoptée par la suite par la China State Oceanic Administration
(carte 2), les routes arctiques apparaissent comme nettement plus
courtes que celles passant par Panama ou Suez, une réalité exagérée
par la projection cartographique qui agrandit les distances en
périphérie de la carte. Cette carte est utilisée par cette administration
depuis 2004 pour cartographier les voyages dans l’Arctique et
l’Antarctique et, depuis 2006, par l’Armée populaire de libération
5
comme carte militaire officielle .
Carte 2 : Première carte du monde produite par Hao Xiaoguang, version de la China State
Oceanic Administration (2004)
Le texte dans la carte précise Shanghai, Rotterdam, New York, la « route maritime du Nord-
Est » (en gris) et la « route maritime du Nord-Ouest » (en noir).
7
Source : Institut international de recherche sur la paix de Stockholm .
17
Source : Institut d’études géologiques des États-Unis .
Ces idées sont activement promues par l’AICCC, créée par Huang
en 2010 pour développer et populariser le concept du « troisième pôle
culturel ». L’académie organise des conférences internationales (Third
Pole Culture Symposium) et publie de nombreux articles dans sa
revue anglophone International Communication of Chinese Culture, dans
le but « d’introduire et diffuser la culture chinoise à travers le monde
de manière plus efficace en contribuant ainsi à la création de la culture
40
mondiale harmonieuse ». Les activités de l’AICCC s’appuient sur
des ressources fournies par l’Université normale de Pékin, mais aussi
sur celles offertes par les différentes structures gouvernementales
chinoises. L’analyse de la production académique chinoise, répertoriée
41
par la base de données CNKI , montre que l’expression « troisième
pôle culturel » apparaît dans les titres ou résumés de 147 publications
rédigées entre 2004 et 2021. Si, en Occident, cette expression reste peu
connue, elle semble faire partie en Chine du nouveau discours
académique voulu par Xi Jinping pour endiguer l’influence du
42
discours occidental .
Si l’image des deux cartes présentées ici est peu usuelle, ces
dernières ne constituent cependant pas une innovation
cartographique majeure, la projection mobilisée étant déjà connue
depuis longtemps. Ce qui est novateur, c’est le discours, le symbole
que l’on souhaite diffuser à travers ces cartes.
Mots clés
Chine
Arctique
Troisième pôle
Cartographie
Not One Inch: America, Russia and The Making
of Post-Cold War Stalemate
Mary E. Sarotte
New Haven, Yale University Press, 2021, 568 pages
En mars 1995, le président Bill Clinton explique au Premier ministre
néerlandais Willem Kok, en visite à Washington, la clé de sa stratégie
vis-à-vis de l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord (OTAN) vers les pays de l’Europe centrale et orientale (PECO). Il
note l’extrême faiblesse économique de la Russie de Boris Eltsine, qui
offre aux États-Unis un levier de pression inespéré. Il reconnaît que la
politique d’élargissement risque de provoquer avec Moscou un bras
de fer aux conséquences potentiellement dramatiques : « ce sera
difficile » constate Clinton, « mais je pense que la Russie peut être
achetée [bought off] ». La remarque, reproduite par Sarotte dans ce
livre majestueux (p. 223), illustre l’arrogance d’une politique
américaine qui, selon Vladimir Poutine, constitue le casus belli de
l’actuel conflit d’Ukraine.
Se fondant sur la consultation exhaustive de dix-huit fonds d’archives
des deux côtés de l’Atlantique et sur plus d’une centaine d’interviews
des principaux acteurs du drame, Sarotte reconstruit minutieusement,
presque au jour le jour, l’histoire des rapports entre les États-Unis et la
Russie tout au long des années 1990.
Le 9 février 1990, le secrétaire d’État américain James Baker, en visite à
Moscou, tente de faire accepter à Mikhaïl Gorbatchev l’unification des
deux Allemagnes et, surtout, de lui faire retirer de l’Allemagne de
l’Est (RDA) les centaines de milliers de soldats soviétiques qui y
stationnent. Baker propose à son interlocuteur l’hypothèse « d’une
Allemagne réunifiée, liée à l’OTAN, mais avec l’assurance que la
juridiction de l’OTAN ne se déplacera pas d’un centimètre vers l’Est »
(p. 55). Not one inch : voilà le terme qui provoquera des controverses
ininterrompues durant les trente années suivantes.
Mary Sarotte éclaire le processus par lequel ce not one inch, au départ
si restrictif, se fait au fil des ans infiniment extensible. Aucune partie
du territoire de l’Europe centrale et orientale ne sera exclue de la
perspective d’élargissement de l’Alliance. Sarotte décèle trois
moments clés – des tournants irréversibles – où une décision d’un
président américain exclut tout autre perspective que celle d’une
avancée de l’OTAN. La question cruciale fut bien la manière dont
l’élargissement fut envisagé et mis en œuvre.
Le premier tournant advient peu après le retour de Baker à
Washington en février 1990. Le président George H. W. Bush rejette
d’un revers de main toute interdiction d’élargissement de l’OTAN :
« To hell with that! ». Son « nouvel ordre mondial » sera forgé autour
d’une OTAN extensible. Mais en contrepartie, Bush savait qu’il fallait
faire des concessions à Moscou, reconnaissant même que, à mesure
que l’OTAN se rapprocherait de la Russie, le prix à payer, « au
centimètre », augmenterait. Le territoire de l’ex-RDA reste le seul en
Europe centrale où la présence d’armes nucléaires est interdite –
concession tangible que Bush consentit à Boris Eltsine.
Le deuxième tournant date de 1993 – après l’élection de Bill Clinton en
novembre 1992. Au début, celui-ci souhaite tout faire pour éviter de
créer une nouvelle ligne de division au centre de l’Europe. Il repousse
les demandes, de plus en plus insistantes, provenant des PECO, pour
une accession rapide à l’OTAN. Il privilégie le processus de
Partenariat pour la paix (PfP) qui offre à tous les pays d’Europe – y
compris à la Russie – une association avec l’Alliance : lente,
pragmatique, diffuse et échelonnée, au terme de laquelle l’accession
pourrait être envisagée selon des critères clairs. Eltsine saluait ce
projet comme « génial » (p. 178). Pour Sarotte, la formule PfP, si elle
avait été poursuivie jusqu’au bout, aurait pu forger des rapports
sensiblement moins tendus entre États-Unis et Russie. On ne le saura
jamais.
Le troisième tournant intervient en 1995. Clinton abandonne
brutalement le PfP et décide de poursuivre rapidement l’expansion de
l’OTAN. Trois facteurs expliquent ce changement de cap aux
conséquences in fine dramatiques. D’abord, en 1994, la victoire aux
élections de mi-mandat du Parti républicain de Newt Gingrich. Très à
l’écoute des communautés polonaise et lituanienne du Midwest, il
avait fait campagne en faveur de l’expansion rapide de l’OTAN.
Clinton estime que, pour être réélu en 1996, il se doit d’emboucher lui-
même la trompette otanienne. Lors d’une réunion houleuse avec
Eltsine à Moscou en mai 1995, les deux présidents discutent de leurs
perspectives de réélection en automne 1996. Eltsine confie que toute
annonce d’élargissement de l’OTAN lui serait fatale. Clinton lui
répond avoir le problème inverse. Les Républicains, qui prônaient en
1994 l’élargissement, avaient spectaculairement réussi dans les États
du Wisconsin, de l’Illinois et de l’Ohio, États ayant sensiblement
contribué à son élection en 1992, mais qu’il avait remportés dans un
mouchoir. Il lui fallait absolument les gagner de nouveau en 1996
(p. 231). Clinton accepte pourtant de retarder l’annonce de la première
vague d’élargissement jusqu’en 1997, après la réélection d’Eltsine.
Deuxième facteur derrière la mise en veilleuse du PfP : l’abandon par
Eltsine d’une politique de paix, avec le déclenchement en
décembre 1994 de la première guerre de Tchétchénie. Ce fut là, pour
Washington, la preuve indiscutable que la Russie des années 1990
n’était pas encore convertie aux normes de la démocratie libérale.
Le troisième facteur fut le rôle décisif de conseillers proches de
Clinton – Madeleine Albright, Strobe Talbott ou Richard Holbrooke –,
pour qui le dossier otanien était devenu quasi obsessionnel. Leur
« victoire » contre le secrétaire à la Défense William Perry, qui
s’opposait farouchement à l’élargissement, fut indirectement facilitée
par l’éclatement au grand jour de l’affaire Monica Lewinsky. Avant
cette affaire, lors de chaque réunion géostratégique importante,
Clinton était entouré d’une équipe diplomatique et militaire qui
l’aidait à se focaliser sur l’essentiel de chaque dossier. À compter de
janvier 1998, quand l’affaire Lewinsky a dominé la une des médias, on
a découvert un président distrait, entouré d’avocats, incapable de se
concentrer sur autre chose que sa propre survie politique.
Dans l’histoire de l’élargissement de l’OTAN, l’Ukraine a dès l’origine
occupé un rôle central. En 1993, alors que Washington essayait de
persuader l’Ukraine de se débarrasser de son arsenal nucléaire, on fit
miroiter l’accession à l’OTAN comme prix de l’acquiescement de Kiev
(p. 160). Le président Koutchma a pris très au sérieux cette perspective
et tenté de marchander avec les Américains, mais ceux-ci savaient
pertinemment qu’un tel aboutissement serait le franchissement d’une
ligne rouge absolue pour Moscou. Au fil des ans, pour Washington, la
non-accession de l’Ukraine à l’Alliance devient politiquement
impensable (refus de toute nouvelle ligne de division en Europe),
alors que l’accession devient militairement impossible (risque de
guerre OTAN-Russie). Ce casse-tête annonçait immanquablement, tôt
ou tard, une crise sécuritaire – ceci bien avant l’avènement en 1999 de
Vladimir Poutine.
Dans les débats qui font rage depuis l’invasion de l’Ukraine par
l’armée russe le 24 février 2022, le mémorandum de Budapest a
souvent été cité comme exemple parfait de la mauvaise foi russe. Le
5 décembre 1994, la toute neuve Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE), que Moscou souhaitait mettre en
valeur comme base de l’ordre sécuritaire futur en Europe, organise un
sommet dans la capitale hongroise. Plusieurs documents y sont signés
par la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et le Royaume-Uni. L’Ukraine,
ayant enfin transféré à la Russie son arsenal nucléaire, signe le traité
de non-prolifération nucléaire. Les États-Unis et la Russie signent les
instruments de ratification du traité Start 1. Enfin, Moscou,
Washington et Londres signent un document « assurant » Kiev de
« son indépendance, sa souveraineté et ses frontières existantes ». Les
Ukrainiens avaient demandé des « garanties » plutôt que des
« assurances », voire carrément un traité. Devant le refus américain, ils
durent se contenter d’une phrase : les parties « se consulteront dans le
cas où une question se poserait au sujet des engagements énoncés ci-
dessus ». Un juriste américain aurait déclaré que le mémorandum de
Budapest fut un « morceau de papier dépourvu de toute valeur »
(p. 203).
Dans son discours liminaire à Budapest, le président Clinton avait
saisi l’occasion d’affirmer sa nouvelle ligne géopolitique, en déclarant
que « l’OTAN reste la pierre angulaire de la sécurité en Europe » et en
affirmant qu’aucun pays ne pourrait opposer son véto à l’expansion
de l’Alliance. Eltsine et, surtout, son ministre des Affaires étrangères
Andrei Kozyrev en furent stupéfiés. À peine née, l’OSCE était écartée
de la « première division » géostratégique. Le président russe accusait
Clinton d’instaurer « une paix froide ». À partir de ce moment, selon
Sarotte, la coopération entre la Russie et les États-Unis s’effondre.
La Russie n’a jamais cessé de protester contre « l’humiliation » que
représentait pour elle l’élargissement de l’OTAN. S’agissant de l’acte
fondateur Russie-OTAN par lequel Moscou était contrainte en 1997 de
se résigner à la première vague d’élargissement (Pologne, Hongrie,
Tchécoslovaquie), un juriste américain a pu noter : « tout ce qu’on leur
promet ce sont des réunions mensuelles » (p. 267).
En mai 1991, le président George H. W. Bush demandait au président
hongrois Arpad Gonez si l’affaiblissement de la Russie serait
souhaitable pour les Hongrois. Et Arpad répondait que même une
Russie affaiblie « restera une grande puissance et, dans une ou deux
générations, tentera de rétablir son influence » (p. 115).
Pour qui veut comprendre l’effondrement des rapports russo-
américains des années 1990 et leurs conséquences actuelles, le livre de
Mary Sarotte constitue une source historique indispensable. Ne lirait-
on qu’un seul livre sur cette question, Not One Inch s’imposerait
comme un chef-d’œuvre du genre.
Jolyon Howorth
Professeur émérite de politique européenne
à l’université de Bath et fellow à la Harvard Kennedy School
When France Fell: The Vichy Crisis and the Fate
of the Anglo-American Alliance
Michael S. Neiberg
Cambridge, Harvard University Press, 2021, 320 pages
Brendan Simms
Paris, Flammarion, 2021, 912 pages
Georges-Henri Soutou
Paris, Tallandier, 2021, 544 pages
Déclenchée le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie
renvoie non seulement aux conditions de la chute de l’URSS en 1991,
mais aussi aux conceptions de l’ordre européen nées de la Première
Guerre mondiale. Trois livres d’historiens aident à se repérer dans le
brouillard stratégique actuel en retraçant la généalogie des projets
initiés pour réorganiser le continent et le dominer. En ce sens, ils vont
bien au-delà du débat historiographique traditionnel, car ils
permettent une mise en perspective historique indispensable en ces
temps de confusion intellectuelle, savamment alimentée par des forces
politiques qui ne se privent ni de raccourcis ni de contre-vérités. À
l’heure de « débats » reposant davantage sur les opinions du moment
que sur les faits historiques, la lecture de ce type d’ouvrages – fondés
sur des recherches de longue haleine et des réflexions patiemment
mûries – est une nécessité civique.
Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Paris-
Sorbonne, membre de l’Académie des sciences morales et politiques,
Georges-Henri Soutou est parfaitement conscient des risques du
métier d’historien qui, en l’espèce, consistent à identifier les traces du
projet européen de l’Axe alors que, pour beaucoup, « l’Europe est
devenue aujourd’hui une idéologie ou une quasi-religion, ou
représente en tout cas le Bien face au Mal absolu du nazisme ».
Dédiant son ouvrage à Jorge Semprún (1923-2011), Georges-Henri
Soutou pense en Européen grâce à une grande maîtrise
historiographique. Europa ! vient enrichir une œuvre indispensable à
la compréhension des relations stratégiques au XXe siècle, en
complétant notamment La Grande Illusion (Paris, Tallandier, 2015). Il
reprend, approfondit et revisite la thèse défendue par l’historien
américain John Lukacs (1924-2019), selon laquelle les Européens
auraient été, fin 1940-1941, résignés à accepter l’ordre nouveau, auquel
ils prêtaient intérêt, si la guerre s’était arrêtée à ce moment-là. En
d’autres termes, le projet européen des puissances de l’Axe était
convaincant pour nombre de milieux, qui en garderont certains
aspects après la guerre.
Dès les années 1920, de nombreux industriels et banquiers œuvrent à
une organisation de l’Europe pour éviter de renouveler la catastrophe
de 1914, résister à la puissance économique américaine et à
l’expansion du communisme. Cette dynamique se retrouve sur le plan
intellectuel à travers la renaissance de la notion de civilisation
européenne. Georges-Henri Soutou analyse dans le détail cette
« européanisation » des idéologies et leur diffusion dans différents
milieux, en rappelant notamment que l’antisémitisme ne se limita
nullement à l’Allemagne nazie. Sur le plan géopolitique, il distingue
les ambitions italiennes et allemandes. Les premières portaient sur un
ensemble euro-méditerranéen incluant les Balkans, la Méditerranée et
l’Afrique en ajoutant deux traits : la « romanité » comme héritage
d’une civilisation prestigieuse et la « régénération » d’une Europe
malade grâce au fascisme. Mais Mussolini oublia rapidement les
principes de Machiavel : « ce fut la limite de la Rome fasciste ». Les
secondes sont plus difficiles à démêler, d’autant que le thème
européen n’apparaît pas dans Mein Kampf. Georges-Henri Soutou
trouve des points de convergence entre différents courants
(conservateur, national et racial) : mettre fin à la division de l’Europe
en petits États, construire un « grand espace européen » pour
contrecarrer le mondialisme libéral américain, et liquider l’empire
britannique. Cette conception de l’Europe charrie une profonde
hostilité aux Anglo-Américains, souvent masquée par l’antisémitisme,
l’antibolchevisme et l’antislavisme du régime, bien plus étudiés.
Après celle de race, la notion la plus importante pour le IIIe Reich était
celle de « grand espace » : « C’est très consciemment que Hitler
voulait opposer un grand espace euro-africain au mondialisme
américain ».
Dans sa biographie, Brendan Simms, professeur d’histoire des
relations internationales à l’université de Cambridge, explore aussi
cette piste en analysant la dimension internationale du projet d’Adolf
Hitler, et en soulignant l’importance cruciale qu’il accordait à
l’Amérique et l’Empire britannique. Selon lui, le futur führer fut
fasciné par l’arrivée, en 1917, des soldats américains en qui il voyait
les descendants « d’émigrants allemands perdus pour la patrie faute
d’un “espace vital” suffisant pour les nourrir ». Dans son esprit, ce
sont les surplus démographiques de l’Allemagne qui auraient
retraversé l’Atlantique pour combattre le Reich sous le drapeau
américain, et la guerre mondiale était donc une guerre civile
allemande : « c’était là le trauma originel qui allait guider sa politique
et son programme ultérieurs ». En 1900, environ un dixième de la
population américaine était d’ascendance allemande. Dans les années
1920, l’Amérique du Nord occupait une place considérable et positive
dans l’imaginaire allemand, « et ce bien plus que la Russie
soviétique ».
La vision du monde de Hitler se construisit ensuite dans la prison de
Landsberg grâce à ses lectures et à ses discussions avec Rudolf Hess
(1894-1987), qui était en contact avec Karl Haushofer (1869-1946),
théoricien de la géopolitique allemande. En naquit l’idée d’« espace
vital », selon laquelle chaque pays avait besoin d’un Lebensraum pour
accueillir une population grandissante, au moment où le Reich voyait
une émigration de son surplus démographique vers les États-Unis.
Adolf Hitler, qui ne pensait plus désormais en années mais en siècles,
se détourna du projet d’alliance russo-allemande pour songer à
conquérir des terres à l’Est, ce qui avait moins à voir avec la haine du
bolchevisme et des Juifs « qu’avec la nécessité de préparer le Reich à
une confrontation ou une coexistence à égalité avec une “Anglo-
Amérique” dont le dynamisme fascinait plus que jamais Hitler ». Pour
ce dernier, les principales puissances ennemies du Reich étaient moins
l’URSS ou la France que l’« Union américaine », vis-à-vis de laquelle il
entretenait « une relation ambivalente d’amour-haine ». Les États-
Unis et le Royaume-Uni étaient à ses yeux deux pays
fondamentalement similaires et apparentés, qui cherchaient à exercer
une domination mondiale grâce à leur maîtrise des rouages du
capitalisme international. Dès novembre 1938, Adolf Hitler considérait
que le monde anglo-américain et la communauté juive internationale
se dressaient contre lui : « Il s’agissait d’une lutte politique,
diplomatique, économique et raciale ».
Et la France dans tout cela ? Georges-Henri Soutou revient dans le
détail sur les différentes conceptions de sa place dans le nouvel ordre
européen, en citant notamment le diplomate Jean Chauvel (1897-
1979) : « Je ne sais ce qu’eût été la suite de la guerre si la France […]
avait été incluse en élément actif dans l’effort de guerre continental.
Mais je pense qu’un tel développement eût été possible
psychologiquement, donc politiquement, aussitôt après l’armistice. Je
pense que le peuple français y était préparé ». Il existait plusieurs
lignes à Vichy : elles se rejoignaient « pour rejeter la mondialisation
libérale d’avant-guerre et ce qui apparaissait comme l’inféodation à la
Grande-Bretagne ». La défaite de 1940 fut un choc profond pour les
États-Unis, obligés à revoir les principes fondamentaux de leur
géopolitique.
C’est tout l’intérêt du livre de Michael Neiberg, professeur d’histoire à
l’US Army War College, d’expliquer pourquoi elle entraîna une
hausse spectaculaire des dépenses militaires et la mise en place de la
conscription. En 1937, les États-Unis consacraient 1,5 % de leur
produit intérieur brut aux dépenses militaires (9,1 % pour la France,
23,5 % pour l’Allemagne et 28,2 % pour le Japon). Avec la défaite de
juin 1940, « l’entière architecture de la grande stratégie américaine
s’est effondrée » dans la mesure où les États-Unis avaient délégué à la
France des pans entiers de leur sécurité en ayant « foi dans l’armée
française ». Michael Neiberg combine une histoire diplomatique
serrée – avec notamment l’analyse de tous les contacts établis par les
services américains en Afrique du Nord – avec des réflexions
géopolitiques permettant, là-aussi, de comprendre l’importance des
« grands espaces » et des manœuvres géostratégiques pour dessiner
un nouvel ordre européen dans lequel les États-Unis joueront un rôle
de premier plan après la guerre.
Ces trois ouvrages sont passionnants à lire car ils parviennent à relier
plusieurs niveaux d’analyse et à proposer des interprétations
historiques convaincantes et utiles à la compréhension de situations
actuelles. Ce qui frappe en les lisant ensemble, c’est la déclinaison,
toujours très rapide, entre des constructions intellectuelles, à la
généalogie souvent complexe, et leur mise en œuvre politico-militaire.
En d’autres termes, hier comme aujourd’hui, il faut accorder la plus
grande attention aux représentations du monde développées aussi
bien par les adversaires que par les partenaires, ainsi qu’à leurs
discours : ils sont toujours annonciateurs. A fortiori quand ils
s’accompagnent d’une organisation. En outre, ces trois livres
rappellent, chacun à leur manière, que l’Europe de l’Axe s’inscrivait
dans les courants généraux de l’époque, et a exercé une influence
durable, sous certains traits, jusqu’à nos jours. C’est évidemment à
garder à l’esprit pour tenter de saisir le comportement actuel de la
Russie.
Thomas Gomart
Directeur de l’Ifri
Relations internationales
Dominique David
SIX FACES OF GLOBALIZATION: WHO WINS, WHO LOSES, AND WHY IT MATTERS
Anthea Roberts et Nicolas Lamp
Cambridge, Harvard University Press, 2021, 400 pages
Anthea Roberts, professeure à l’Université nationale australienne, et
Nicolas Lamp, professeur à la Queen’s University dans l’Ontario,
analysent avec une remarquable intelligence les diverses formes de
contestation de la globalisation observées ces dernières années.
Norbert Gaillard
Frédéric Ramel
Nadia Picon
Économie
Hugo Le Picard
Sécurité/Stratégie
La première est celle des sprinters, qui ont fait le choix de la vitesse :
les cinq premiers États dotés de l’arme (États-Unis, Royaume-Uni,
Chine, Russie et France), puis l’Inde. Narang réfute ainsi l’hypothèse
classique qui présente chaque État proliférant comme ayant intérêt à
acquérir l’arme nucléaire le plus rapidement possible. Ce choix de
sprinter ne fut possible que pour les premiers États proliférants, avant
que les mécanismes de non-prolifération se mettent en place.
Héloïse Fayet
THE INHERITANCE: AMERICA’S MILITARY AFTER TWO DECADES OF WAR
Mara E. Karlin
Washington, Brookings Institution Press, 2022, 320 pages
Alors que le débat stratégique semble à Washington accaparé par la
compétition stratégique entre les États-Unis d’un côté et la Chine et la
Russie de l’autre, le livre de Mara E. Karlin vient nous rappeler
combien la guerre contre le terrorisme a façonné l’armée américaine
au cours des vingt dernières années. L’ouvrage se présente comme un
véritable audit de l’outil de défense à l’aune de deux décennies de
conflits au Moyen-Orient. Le propos de Karlin se veut donc moins
géopolitique que sociologique. Laissant temporairement de côté la
question éternelle des priorités stratégiques américaines entre Asie,
Europe et Moyen-Orient, l’auteur se penche sur les traces laissées par
les guerres d’Irak et d’Afghanistan sur le moral des troupes, ainsi que
sur le processus décisionnel du Pentagone.
Jean-Loup Samaan
Morgan Paglia
THE WIRES OF WAR: TECHNOLOGY AND THE GLOBAL STRUGGLE FOR POWER
Jacob Helberg
New York, Simon & Schuster, 2021, 384 pages
Dans la lignée de nombreux travaux américains sur la « nouvelle
guerre froide » entre États-Unis et Chine, l’ouvrage de Jacob Helberg
alerte sur la « guerre grise » (Grey War) en cours, véritable
« affrontement mondial entre démocraties et autocraties » dont les
armes sont principalement technologiques.
Mathilde Velliet
Europe
Dominique David
Afrique
L’auteur fait une analyse fine des regards croisés que se portent les
deux pays. Du côté français, la guerre d’Algérie reste d’autant plus
présente dans les mémoires que l’on estime en France « à 7 millions,
soit quasiment 10 % de la population, le nombre de personnes
liées directement ou indirectement à l’Algérie ». Les débats sur
l’immigration, le terrorisme ou l’islamisme mettent souvent en cause
l’Algérie. Subsiste encore une véritable « imprégnation » de notre vie
politique par l’Algérie. De l’autre côté de la Méditerranée se mêlent
paranoïa et schizophrénie, et on est persuadé que la France – l’Élysée,
la DGSE, l’ambassade – s’ingère dans la vie politique, voire complote
contre les intérêts de l’Algérie. La France est repoussoir, bouc
émissaire, et aussi référence, modèle, point d’entrée sur le monde : la
pression pour obtenir un visa est plus forte que jamais…
Denis Bauchard
BAMAKO. DE LA VILLE À L’AGGLOMÉRATION
Monique Bertrand
Marseille, IRD Éditions, 2021, 340 pages
Plus de trente ans de recherche sur la capitale malienne nourrissent
un volume au format original qui propose sur 300 pages plus de 100
tableaux et infographies, une centaine de cartes et de planches, et
plusieurs dizaines de photos documentant les multiples variables
spatiales, socio-économiques et démographiques de la transformation
rapide d’une métropole ouest-africaine en pleine expansion (avec un
taux de croissance urbaine de 5 % par an).
Les résultats de cette étude sont exposés dans un texte dense, semé
de termes techniques empruntés aux études urbaines. Leur
compréhension est donc en partie réservée aux urbanistes,
démographes et experts sectoriels, ainsi qu’aux lecteurs ayant des
connaissances préalables sur la morphologie de Bamako. En revanche,
la pédagogie et la clarté des cartes et infographies, qui constituent la
grande valeur ajoutée du travail, rendent les contenus accessibles et
plus compréhensibles au public le plus large. Si cet atlas reste un
travail monographique sur Bamako, en dépit de l’effort comparatif
annoncé en introduction, il propose plusieurs approches
méthodologiques susceptibles de nourrir les études d’autres villes et
agglomérations : la confrontation de données quantitatives et
qualitatives, le croisement des secteurs urbains et l’utilisation de la
cartographie sont des pistes prometteuses.
Sina Schlimmer
THE WAR THAT DOESN’T SAY ITS NAME. THE UNENDING CONFLICT IN THE CONGO
Jason K. Stearns
Princeton, Princeton University Press, 2022, 328 pages
L’ouvrage de Jason K. Stearns répond à une question que posent
tous les conflits enlisés : pourquoi la guerre dure-t‑elle ? L’est de la
République démocratique du Congo est en conflit depuis 1996, un
conflit qui semble sans fin. Après avoir été très (trop) médiatisé, il fait
partie de la liste des conflits oubliés. Pourtant, l’Ituri, le Nord et le
Sud-Kivu – les trois provinces qui sont le théâtre du conflit – comptent
environ 20 millions d’habitants, avec une superficie cumulée qui
représente plus de quatre fois la Belgique.
Thierry Vircoulon
Asie
Les quatre domaines qui ont, selon les auteurs, conduit à la défaite
sont le refus d’une solution politique à l’insurrection, les ambiguïtés
envers le Pakistan, la corruption et sa gigantesque propagation, et
enfin l’échec des initiatives de développement. Au-delà, ils
reconnaissent également – et ce n’est pas le moindre de leurs mérites –
à quel point leurs propres théories de counterinsurgency, redécouvertes
sur le tas, se sont révélées inadaptées aux problématiques posées et au
contexte dans lequel elles étaient déployées. Plus encore, cet ouvrage
semble montrer qu’en dépit de l’énergie et du dévouement de
nombreux acteurs occidentaux – le plus souvent sur le terrain, et
l’hommage aux soldats est ici appuyé –, jamais il n’a été réellement
possible de relever le défi afghan.
Laurent Bansept
KASHMIR AT THE CROSSROADS. INSIDE A 21st-CENTURY CONFLICT
Sumantra Bose
New Haven, Yale University Press, 2021, 352 pages
Avec ce nouvel ouvrage sur le Cachemire, Sumantra Bose,
professeur à la London School of Economics, offre un travail de
référence. L’histoire du territoire contesté, objet de quatre guerres
entre l’Inde et le Pakistan et de tensions entre l’Inde et la Chine, est
structurée en quatre mouvements. « La dispute » porte sur les
quarante premières années du conflit. Elle commence en 1947, après la
partition de l’Empire des Indes, quand le maharajah du Cachemire
signe l’acte d’accession de son État à l’Inde, qui permet à celle-ci de
bloquer l’avance des milices du Pakistan, sans récupérer les terres du
Nord ni le ruban occidental de l’ancien royaume qui deviendront,
pour New Delhi, le « Cachemire occupé par le Pakistan ». Double
dispute, entre l’Inde et le Pakistan d’une part, et entre l’Inde et les
Cachemiris sous son contrôle. L’article 370 de la Constitution
indienne, qui accordait une grande autonomie au Cachemire, étant
peu à peu grignoté, et le jeu politique local grandement manipulé par
New Delhi, tandis que dans leur bastion du Jammu, des mouvements
hindous demandent la pleine intégration à l’Inde.
Jean-Luc Racine
Moyen-Orient
Clément Therme
THE POLITICS OF CYBERSECURITY IN THE MIDDLE EAST
James Shires
Londres, Hurst, 2021, 312 pages
Depuis le début des années 2000, la cybersécurité est devenue une
dimension à part entière des rivalités géopolitiques et des pratiques de
gouvernance autoritaires au Moyen-Orient. Dans son ouvrage The
Politics of Cybersecurity in the Middle East, James Shires fait œuvre de
pionnier autant que de pédagogue, en explorant les différentes
facettes d’une cybersécurité aux contours changeants. En plein essor
dans cette région, les technologies cyber y sont devenues un sujet de
préoccupation majeur au regard des possibilités considérables qu’elles
offrent en matière de développement économique et social. Les
sociétés les plus connectées du monde arabe, telles que l’Arabie
Saoudite, les Émirats ou encore l’Égypte, sont naturellement les plus
exposées aux menaces créées par la diffusion massive de ces
technologies. La contribution des réseaux sociaux à la mobilisation des
acteurs du printemps arabe et à la diffusion rapide des messages
contestataires à l’échelle régionale a profondément marqué les
pouvoirs en place.
Chloé Berger
Russie
RAMSES
Le Rapport annuel mondial sur
le système économique et les
stratégies (RAMSES), ouvrage
publié chaque année sous la
direction de Thierry de
Montbrial et Dominique
David, offre un panorama
approfondi de l’actualité
internationale et fournit une
analyse prospective de
l’évolution du monde.
RAMSES 2022. Au-delà du
Covid, Thierry de Montbrial
et Dominique David (dir.),
Paris, Ifri/Dunod,
septembre 2021, 376 pages,
32 euro
Près d’une décennie après sa guerre victorieuse contre le terrorisme au Mali, la France est
aujourd’hui en passe de tourner une page de son histoire militaire en Afrique. La fin
prochaine, et pourtant programmée depuis le printemps 2021, de l’opération Barkhane
survient cependant dans un contexte stratégique particulièrement dégradé.
Alors que la constitution d’un solide partenariat de combat avec les armées locales
constituait le cœur de la stratégie française, le drapeau tricolore quitte le Mali dans un
contexte de rupture diplomatique et de progrès sans équivoque de l’influence russe dans le
pays.
La France et l’Union européenne (UE) ont publié ces dernières années leurs stratégies
indopacifiques respectives et un Forum ministériel réunissant plus de 60 chefs des
diplomaties des pays européens et des partenaires de la région s’est tenu le 22 février
dernier à Paris.
Il s’agit, pour la France et l’UE, de réinvestir cette zone stratégique, centre de gravité
économique et politique, dont la stabilité est menacée par des risques transnationaux
(changement climatique, épidémies, pression sur les ressources naturelles) et des tensions
interétatiques exacerbées par la rivalité sino-américaine.