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politique étrangère

revue trimestrielle
publiée par l’Institut français
des relations internationales

Directeur de la publication
ONTBRIAL

N° Commission paritaire
0520 G 81088

N° ISSN
0032-342 X

ISBN numérique
979-10-373-0479-7

Rédaction et administration
Ifri
27, rue de la Procession
75740 Paris Cedex 15
Courriels : david@ifri.org – pe@ifri.org
Tél. : 01 40 61 60 00
Dépôt légal
juin 2022

Revue publiée avec le concours du Centre national du livre.

© Ifri
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Politique étrangère est une revue de débats et d’analyses sur les grandes questions
internationales : politiques, économiques ou de sécurité. Son ambition est de proposer
aux décideurs économiques ou politiques, et aux milieux académiques, des analyses
approfondies de l’actualité internationale, des mises en perspective des grands débats
en matière de relations internationales, et de constituer un instrument de référence
pour le long terme.
Chaque numéro comporte au moins un dossier concernant un événement ou une
dimension du débat international, ainsi que plusieurs articles s’attachant à décrypter
les questions d’actualité. Politique étrangère consacre en outre une large place à
l’actualité des publications françaises et étrangères en matière de relations
internationales.

Rédacteurs en chef
Dominique DAVID
Marc HECKER

Comité de rédaction
Alain ANTIL (Ifri, directeur Afrique subsaharienne), Denis BAUCHARD (Ifri, conseiller,
Moyen-Orient), Norbert GAILLARD (économiste et consultant indépendant), Thomas
GOMART (Ifri, directeur), Jolyon HOWORTH (université de Harvard, professeur), Ethan
KAPSTEIN (Institut européen d’administration des affaires, professeur), Jean KLEIN
(université de Paris 1, professeur émérite), Jacques MISTRAL (Ifri, conseiller, Études
économiques), Philippe MOREAU DEFARGES, Laurence NARDON (Ifri, responsable, Amérique
du Nord), Françoise NICOLAS (Ifri, directeur, Centre Asie – université de Marne-la-
Vallée), Jean-Luc RACINE (CNRS, directeur de recherche émérite), Dorothée SCHMID (Ifri,
responsable, Turquie contemporaine et Moyen-Orient), Hans STARK (Sorbonne
Université, professeur), Élie TENENBAUM (Ifri, directeur, Études de sécurité).

Conseil scientifique
Thierry de MONTBRIAL (président) – Hélène CARRÈRE D’ENCAUSSE – Jean-Claude CASANOVA –
Jean-Luc DOMENACH – Jean-Marie GUÉHENNO – François HEISBOURG – Jean-Pierre RIOUX –
Pierre ROSANVALLON – Olivier ROY – Jacques RUPNIK – Georges-Henri SOUTOU – Maurice
VAÏSSE

Rédaction
Amaranta CASTANET, Sharleen LAVERGNE
politique étrangère | 2:2022

revue trimestrielle publiée par l’Institut français des relations internationales

Sommaire
Éditorial
DOSSIER
UKRAINE : ENTRE DEUX PAIX ?
Ukraine : comprendre la résistance
Par Hervé Amiot
La rapidité et l’ampleur de la mobilisation militaire et humanitaire, à la fin
février 2022, s’expliquent d’abord par l’existence de réseaux de solidarité constitués
en 2014. Certains d’entre eux ont été réactivés rapidement, tandis que d’autres
n’avaient jamais cessé de fonctionner.

Guerre en Ukraine : Schumpeter au pays des Soviets ?


Par Michel Goya
Il suffit d’une semaine pour comprendre que le plan initial russe est compromis. Les
prémisses stratégiques comme la faiblesse du pouvoir ukrainien ou l’accueil
favorable de la population russophone se sont avérées fausses. Les affrontements se
terminent le plus souvent à l’avantage des unités ukrainiennes.

Une nouvelle architecture de sécurité pour l’Europe ?


Par Dmitri Trenin
Toute architecture de sécurité a un soubassement, plus ou moins stable, de relations
de puissance, qui constitue un système de sécurité – ou, simplement, un ordre
mondial. L’architecture en question dépend fondamentalement de ces fondations et
doit leur correspondre.

L’Europe centrale et orientale face au concept


de zone d’influence
Par Roman Kuzniar
Si les leaders occidentaux devaient se montrer une fois encore indulgents pour la
politique brutale de Moscou, dans vingt ou quarante ans un autre Staline, un autre
Poutine, terroriserait ses voisins et ferait chanter l’Europe.

Les conséquences de la guerre d’Ukraine pour


le secteur de l’énergie
Par Marc-Antoine Eyl-Mazzega
La guerre a précipité les marchés de l’énergie dans une situation chaotique. L’Union
européenne s’est brutalement rendu compte de sa dépendance et de sa vulnérabilité
aux exportations russes. En 2021, la Russie a représenté environ 30 % de la demande
européenne de gaz et 44 % de ses importations.

DOSSIER
ALGÉRIE, DE L’INDÉPENDANCE AU HIRAK

Algérie : une restauration musclée


Par Akram Belkaïd
Bien que boudée par un grand nombre d’électeurs, l’élection d’Abdelmadjid
Tebboune a marqué une inflexion majeure dans une séquence caractérisée par
l’irruption du peuple algérien dans l’arène politique, et son refus permanent d’un
retour à la normale.

L’Algérie à la recherche d’une diplomatie égarée


Par Kader A. Abderrahim
Dans le bilan sans concession que dressent les Algériens de l’évolution de leur pays
sur les vingt dernières années – et plus précisément depuis les débuts de la
présidence Bouteflika –, l’éclipse de la diplomatie algérienne est un sujet passionnel
et récurrent.

Algérie et Maroc : deux visions géopolitiques et sécuritaires


Par Riccardo Fabiani
L’antagonisme entre les deux pays est loin d’être nouveau. Il remonte aux
lendemains de l’indépendance algérienne et dure donc depuis des décennies,
opposant deux conceptions divergentes de l’espace géopolitique et sécuritaire.

Alger au Sahel : stabilité et sécurité


Par Yahia H. Zoubir et Abdelkader Abderrahmane
Avec sa doctrine traditionnelle de non-intervention et la légitimité que lui donne son
rôle historique dans la médiation des conflits au Sahel, Alger, qui a plus à gagner à la
paix que d’autres acteurs externes, se veut un acteur incontournable de la région.

L’Union européenne peut-elle apaiser les rapports


Paris-Alger ?
Par John O’Rourke
Il est difficile d’imaginer qu’une relation plus stable entre Paris et Alger puisse être
construite si elle fait abstraction des valeurs et du modèle socio-économique de
l’Union européenne. Pour l’Algérie, qui hésite encore entre autarcie et ouverture,
l’enjeu est de taille.

ACTUALITÉS
Influence et nuisance dans les relations internationales
Par Pierre Buhler et Frédéric Charillon
Les Européens de l’Ouest n’aiment pas le concept d’influence. Peut-être parce qu’ils
l’assimilent à celui de propagande, qui rappelle des époques sombres sur le Vieux
Continent. Peut-être parce qu’il évoque à leurs yeux davantage l’idée de
manipulation ou d’intrusion chez l’autre que la défense de ses intérêts propres.

Syrie : un conflit gelé en trompe-l’œil


Par Fabrice Balanche
La division actuelle du territoire syrien ne préfigure pas un fédéralisme ou un
confédéralisme de facto qui pourrait être entériné à Genève ou à Astana. Le conflit
n’est que provisoirement gelé par le manque d’appétence au combat des différents
acteurs extérieurs.

REPÈRES

La Chine et le concept de troisième pôle


Par Olga V. Alexeeva et Frédéric Lasserre
Si la Chine n’est pas à l’origine du concept de troisième pôle, elle a contribué à la
populariser et à le mettre en scène, notamment à travers des représentations
cartographiques particulières, qui lui permettent de valoriser sa légitimité de
puissance polaire.

LECTURES
Sous la responsabilité de Marc Hecker

Not One Inch. America, Russia and the Making of Post-Cold War Stalemate, par
Mary E. Sarotte
Par Jolyon Howorth

When France Fell: The Vichy Crisis and the Fate of the Anglo-American Alliance
par Michael S. Neiberg
Hitler. Le monde sinon rien par Brendann Simmis
Europa! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste par
Georges-Henri Soutou
Par Thomas Gomart

ABSTRACTS
La sidération s’entête. Après le retour de la guerre : son installation.
Accoutumés à l’instantanéité, à l’enchaînement bref des événements,
nous voici contraints de suivre – comme on ne l’a encore jamais fait –
la guerre en direct, proche de nous, et dans toute sa longueur.

Sommes-nous en guerre ? Oui, si l’on se réfère à la langue


médiatique ou aux déclarations martiales, de part et d’autre, sur la
réduction de l’« ennemi » – en bref nous sommes en guerre parce que
nous pourrions l’être… Et pourtant non, parce que livrer des armes,
soutenir l’un des adversaires, c’est s’insérer dans le conflit mais pas le
faire. Puisque faire la guerre, c’est accepter d’y mourir.

Seule certitude : la guerre ouvre sur l’enchaînement des tragédies.


Pour l’Ukraine certes, avec la dévastation humaine et économique
d’un pays déjà épuisé par une interminable sortie des logiques
soviétique et post-soviétique – l’affirmation nationale se paie cher.
Pour la Russie aussi. Marginalisée ou exclue de canaux internationaux
essentiels, elle retrouve ses démons : la résignation à une autorité
brutale, une idéologie nationaliste à la fois impériale et religieuse, la
paranoïa d’un destin solitaire et assiégé, une résilience infinie sans
autre objet que la survie.

Pour nous Occidentaux, la difficulté est de croire en notre solidarité


et en notre unité, au-delà de la peur. Pense-t‑on bien la même chose au
centre et à l’ouest de l’Europe, à l’est et à l’ouest de l’Atlantique ? Plus
au fond, la tragédie ukrainienne éclaire brutalement la faillite des
illusions économistes de l’après-guerre froide. Non, l’ouverture des
marchés, la multiplication des échanges, l’économie de l’information
ouverte ne créent pas la démocratie. L’illusion était belle –
l’Allemagne en a fait le cœur de sa renaissance. Mais déjà minée par
la Chine, elle s’effondre à Moscou avec fracas. Pour nous, Européens,
le constat est un drame : il met en cause la base même de la
construction d’une Union européenne supposée demeurer « civile » –
c’est-à-dire marginalisant les logiques antagoniques (les
interdépendances fonctionneraient in fine positivement) et militaires
(la diplomatie et le droit remplaceraient partout la voix des armes).
L’impasse se traduit dans les seules armes dont nous disposions pour
peser dans la crise : l’interminable succession des « paquets » de
sanctions, à l’effet stratégique tout relatif, sauf sans doute sur nos
propres économies.

Si la guerre est « la continuation de la politique… », elle est aussi sa


fin, en ce sens qu’elle fracture les problèmes politiques non résolus,
imposant ses propres logiques. Elle est toujours un échec intellectuel,
cachant illusoirement des questions qui demeurent. Ici : la place du
Vieux Continent dans les équilibres mondiaux, sa structuration
institutionnelle, les garanties de sécurité qui devront y être
redessinées, les conditions de cohabitation avec une énorme Russie
qui, agressive ou endormie, restera près de nous…

L’entre-deux – entre deux paix, entre deux guerres – nous fera-t‑il


réfléchir sur cet avenir ? À quoi ressemblera l’Europe géopolitique de
demain, après l’affirmation ukrainienne, l’échec stratégique russe –
déjà acté –, la re-légitimation et l’élargissement du camp atlantique,
avec une fracture sans doute durable, et bien pire pour la Russie que
le vieux Rideau de fer ? L’Union européenne restera-t‑elle un
appendice économique du camp occidental caché derrière la
puissance militaire américaine, ou voudra-t‑elle initier la
réorganisation politique du continent ? Dans un monde où les
rapports de force globaux seront sans fard, s’affirmera-t‑elle plus
forte, plus autonome, plus comptable de son propre destin ? La
tragédie ukrainienne ouvre sur l’inconnu. L’entracte post-bipolarité se
clôt ; la pièce qui va reprendre n’est pas encore écrite.

Algérie 1962-2022. On a envie d’écrire « 60 ans déjà ? », tant ce pays


nous demeure proche et tant, en dépit de malheurs répétés, il semble
se perdre dans une étrange immobilité…
Effets décalés de l’éminente souffrance des années 1990 : le
printemps arabe ne fut en Algérie qu’un clapotis au regard d’autres
ruptures, contrairement au récent Hirak, spectaculaire mais
finalement impuissant. Impuissant à briser le paradoxe d’une société
jeune, riche, active, largement ouverte par son histoire, ses médias, ses
mouvements de population, et pourtant figée dans son
fonctionnement, ses institutions et l’idée même qu’elle se fait de son
avenir politique.

Sur le mystérieux système politique du pays, que dire sinon pour


commenter son admirable opacité, et une efficacité marginale fondée
sur la rente et l’exaltation du combat d’indépendance ? Mais jusqu’à
quand la marge de manœuvre énergétique et la mémoire du sang
assureront-elles le silence d’une opinion résignée ?

C’est sur son poids régional, héritier de la grande tradition de


l’Algérie non alignée, et aujourd’hui questionné par les
déstabilisations périphériques, qu’est attendue Alger. Longtemps
réticente à articuler action diplomatique et mouvement militaire au-
delà de ses frontières, Alger prend de plus en plus en compte les
exigences d’une vaste région instable : incertitudes tunisiennes, chaos
libyen, lente déconstruction des États du Sahel…

Alger, qui dispose de multiples cartes diplomatiques et


économiques, paraît pourtant freinée par son obsession marocaine
ainsi que par une méfiance durable vis-à-vis des acteurs extérieurs à la
zone, de plus en plus présents, en particulier au Sahel dans le cadre de
la lutte anti-terroriste. Puissance déterminante dans la région par son
économie et le poids de son armée, l’Algérie peut-elle se contenter
d’appuis régionaux en faux-semblants, d’institutions de coopération
mort-nées, se refusant à penser stratégiquement, pour le long terme,
ses relations avec les États-Unis (et donc l’Alliance atlantique), avec
l’Union européenne (c’est-à-dire avec, aussi, la France), avec la Russie
(toujours lourdement présente par ses armes) ou la Chine ?

L’ombrageuse Algérie va devoir se repenser dans l’action collective,


L’ombrageuse Algérie va devoir se repenser dans l’action collective,
repenser son insertion régionale. L’alternance de fausse modestie et de
poussées d’arrogance traduit souvent, en diplomatie comme ailleurs,
quelque défiance de soi : l’Algérie a pourtant toutes les raisons de
croire en son destin, si elle se saisit de ses cartes. La construction d’un
Maghreb collectivement dynamique et la relance de liens plus
structurés avec la rive nord de la Méditerranée – qui permettraient
d’affadir les aigreurs de l’histoire franco-algérienne – relèveront-ils
toujours de l’espoir fou ?

Les premiers mois de 2022 confirment violemment que le monde


bouge, change, et radicalement : au Sahel, où les expéditions
occidentales s’enlisent dans des efficacités limitées et des
incompréhensions locales de plus en plus violentes ; en Europe, où les
stabilités incommodes mais finalement pacifiques de ces sept
dernières décennies volent en éclats ; pour ne rien dire des
incertitudes asiatiques… Le temps est au dessin d’une nouvelle
alliance entre le Vieux Continent et son vis-à-vis africain, intimement
liés par l’histoire et les défis déjà visibles. Et qui ne voit que la France
sur une rive, l’Algérie sur l’autre, ont là des rôles décisifs à jouer ?
Ukraine : comprendre la résistance
Par Hervé Amiot

Hervé Amiot, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de géographie, est
doctorant à l’université Bordeaux-Montaigne et chargé d’enseignement à l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 n’a pas abouti au résultat escompté par
Vladimir Poutine. Les troupes russes ont en effet été confrontées à une forte résistance de
l’armée ukrainienne et, plus largement, de la population. L’ampleur et l’efficacité de cette
résistance peuvent être expliquées par le développement du sentiment national ukrainien depuis
2014 et par la mise en place, à partir de la même année, d’un réseau de volontaires lié au conflit
dans le Donbass.

politique étrangère

Nombre d’observateurs ont été déconcertés par l’ampleur de l’attaque


ouverte par la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022, mais la
résistance ukrainienne a encore plus surpris. Alors que les
gouvernements occidentaux estimaient que Kiev risquait de tomber
en quelques jours, submergée par l’offensive éclair de la Russie, les
troupes russes n’ont en fait pas réussi à encercler la capitale et ont fini
par se retirer du nord du pays à la fin avril.

Les faiblesses structurelles de l’armée russe et les problèmes


logistiques rencontrés sur le terrain y sont probablement pour
beaucoup, tout comme l’importante aide militaire fournie à l’Ukraine
par les pays occidentaux. Mais parmi les explications majeures, on
soulignera l’intensité de la résistance offerte par l’armée ukrainienne,
par les groupes d’autodéfense constitués dès les premiers jours de
l’invasion et par une grande partie de la population. De nombreuses
images d’habitants insultant les troupes russes ou tentant de bloquer
l’avancée de leurs tanks ont ainsi circulé sur les réseaux sociaux dès le
début de la guerre. Comment expliquer l’ampleur de cette résistance
ukrainienne ?
Sous-estimée a priori tant par les observateurs occidentaux que par
les élites russes, celle-ci n’est pourtant pas étonnante si l’on considère
les profondes recompositions de la société ukrainienne de ces huit
dernières années, marquées par le mouvement de Maïdan, l’annexion
de la Crimée, la guerre du Donbass et le tournant euro-atlantique des
autorités.

2014 : la fin du statu quo postsoviétique

Le 24 août 1991, l’Ukraine devient indépendante dans les frontières de


la République socialiste soviétique éponyme. Ses différentes régions
sont héritières de trajectoires socio-historiques variées : au moment où
le mouvement national ukrainien se développe, au début du XIXe
siècle, le territoire correspondant à l’Ukraine actuelle est partagé entre
l’Autriche-Hongrie à l’ouest et l’Empire russe au centre et à l’est.
Après la Première Guerre mondiale, la République socialiste
soviétique d’Ukraine naît sur les territoires ukrainiens de l’Empire
russe, tandis que la Galicie passe sous contrôle de la Pologne. Celle-ci
n’est intégrée à l’Ukraine soviétique qu’en 1945.

Ces appartenances différenciées ont profondément influencé les


structures socio-économiques (Ouest rural, Est urbain et industriel),
les pratiques culturelles (usage de la langue ukrainienne plus réduit à
1
l’Est, en raison des politiques de russification et des migrations
depuis la Russie) ou encore le rapport au passé (célébration des
mouvements nationalistes de « libération » à l’Ouest, attachement aux
mythes soviétiques à l’Est). Cette diversité se maintient après
l’indépendance, se traduisant par des clivages de préférences
politiques : en faveur des nationaux-démocrates et de l’orientation
euro-atlantique à l’Ouest ; pour les élites postsoviétiques et le
2
maintien des liens avec la Russie à l’Est .

Le maintien de la cohésion nationale dans les années 1990


et 2000
Ces différences ne remettent toutefois pas en cause la cohésion de
l’Ukraine indépendante. Un statu quo pacifié se met alors en place,
mêlant volonté de construire une nation indépendante, tournée vers
l’Europe, et attachement au passé russo-soviétique.

Au niveau des autorités, le pays est dirigé par les élites issues de la
nomenklatura soviétique, qui composent avec l’intelligentsia nationale-
démocrate. Par exemple, l’ukrainien est instauré comme seule langue
nationale ; dans le domaine mémoriel, le mythe de l’unification des
peuples slaves par la Russie tsariste et soviétique est abandonné au
profit d’un récit centré sur la lutte du peuple ukrainien pour son
indépendance. Dans les faits, une marge de manœuvre est laissée aux
autorités locales et les monuments aux héros soviétiques restent
3
largement en place dans les villes du Centre et de l’Est .

L’attitude ambivalente des autorités répond à celle d’une large


fraction de la société ukrainienne, qui se traduit en pratiques et
4
identifications hybrides héritées de la période soviétique . La
question linguistique l’illustre bien : si les recensements indiquent une
séparation stricte entre une minorité russophone (30 % en 2001) et une
majorité ukrainophone (68 %, en augmentation depuis 1989), la
situation est plus complexe. Une partie des personnes ayant déclaré
l’ukrainien comme langue maternelle est, dans la vie quotidienne,
5
russophone ou bilingue . Le bilinguisme, largement répandu et
accepté en Ukraine, fait que les questions ethno-linguistiques n’ont
jamais été un sujet de tension ou une menace à l’intégrité territoriale
du pays. Les récriminations populaires qui ont alimenté les
mouvements séparatistes en Crimée entre 1992 et 1995, puis dans le
Donbass au printemps 2014, portaient avant tout sur la situation
économique de ces régions, perçue comme menacée par les politiques
6
du Centre .

Un statu quo remis en cause par des forces internes et


externes
À partir du milieu des années 2000, ces différences sont
instrumentalisées par les élites politiques ukrainiennes. Dans le
contexte des élections de 2004, le candidat du Parti des régions,
Viktor Ianoukovytch, tente de discréditer son concurrent pro-
européen Viktor Iouchtchenko en le décrivant comme un nationaliste
représentant l’ouest du pays et menaçant les intérêts économiques,
7
politiques et cultuels des Ukrainiens du Donbass et du sud-est . Une
fois au pouvoir, Viktor Iouchtchenko remet lui aussi en cause le statu
8
quo en promouvant un récit historique nationaliste et en rapprochant
l’Ukraine de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).
Cette réification des différences Est/Ouest s’accentue encore lors des
élections présidentielles de 2010 – remportées par Ianoukovytch – et
législatives de 2012.

Le statu quo postsoviétique est également remis en cause par des


facteurs externes. Alors que l’Ukraine, au vu de son commerce
9 10
extérieur ou des liens humains , est très proche de la Russie dans
les années 2000, l’Union européenne (UE) lance le Partenariat oriental
de la Politique européenne de voisinage en 2009, qui vise à associer
l’Ukraine à un espace économique et réglementaire européen. Sur le
plan militaire, l’OTAN s’étend vers l’Est : après l’adhésion des
anciennes démocraties populaires et des États baltes en 1999 et 2004, le
sommet de Bucarest décide que l’Ukraine et la Géorgie
« deviendraient membres » de l’Alliance. La Russie répond de deux
manières à ce qu’elle considère comme une intrusion dans son
« étranger proche ». D’abord par des projets d’intégration régionale
concurrents (Union économique eurasiatique) ou des instruments
d’influence culturelle auprès des populations russes et russophones
(fondation Russkiy Mir, créée en 2007). Ensuite par une politique de
puissance qui s’exprime par des pressions sur le transit gazier, des
interventions militaires directes (comme en Géorgie en août 2008) ou
11
le financement d’organisations pro-russes, par exemple en Crimée à
la fin des années 2000.
La conjonction de ces facteurs aboutit à la remise en cause de
l’intégrité territoriale de l’Ukraine au printemps 2014. Le
renversement du président Ianoukovytch par le mouvement de
Maïdan entraîne des réactions de rejet dans le sud et l’est du pays,
alimentées par un discours politico-médiatique russe qui insiste sur sa
12
composante ultranationaliste . L’annexion de la Crimée, préparée
par l’intervention de soldats russes sans insignes, est effective au mois
de mars. À Odessa, Kharkiv et dans de nombreuses localités des
régions de Donetsk et Louhansk, des mouvements anti-Maïdan et pro-
russes voient le jour et tentent de s’emparer de bâtiments
administratifs. La sécession s’installe dans le Donbass début avril, où
deux républiques séparatistes sont proclamées. Après vingt-trois ans
de stabilité, l’Ukraine connaît des troubles majeurs.

De profondes reconfigurations des identités politiques et


nationales depuis 2014
Hors Crimée et Donbass, la dynamique séparatiste ne prend pas. Le
projet des séparatistes et des élites politiques russes était pourtant la
sécession de la Novorossia (Nouvelle-Russie), territoire composé des
huit régions orientales et méridionales de l’Ukraine, considéré comme
russe sur le plan ethnoculturel. Si le Donbass a basculé dans le
séparatisme, en raison des particularités de ses structures socio-
économiques (importance de l’activité minière) et d’un sentiment
d’abandon par le pouvoir central – savamment entretenu par le clan
Ianoukovytch et les élites économiques locales –, ce dernier n’a reçu
que peu de soutien dans les autres oblasts du Sud et de l’Est.

Au-delà des différences de structures socio-économiques, de


référentiels identitaires et d’intensité de l’activisme russe, la principale
raison de l’échec du séparatisme à Kharkiv, Dnipropetrovsk ou
Zaporijia réside dans le positionnement stratégique des élites
13
économiques et politiques locales , ainsi que dans l’activisme d’une
minorité pro-Maïdan en faveur du maintien de l’intégrité territoriale
de l’Ukraine. L’exemple de Dniepropetrovsk est emblématique :
l’oligarque Igor Kolomoïsky, après s’être positionné dans le camp pro-
Maïdan, est nommé gouverneur régional par le nouveau régime et
contribue à financer des bataillons de défense territoriale destinés à
combattre sur le front du Donbass.

La consolidation d’une majorité pro-ukrainienne


L’annexion de la Crimée et le séparatisme du Donbass vont avoir
l’effet inverse de celui qui était recherché par la Russie. La première a
bouleversé les repères de nombreux individus qui, jusqu’alors, ne
pouvaient imaginer qu’un pays considéré comme amical porte
atteinte aux frontières de l’Ukraine. L’événement entraîne une
première vague d’engagements dans les bataillons de volontaires
14
pour défendre l’intégrité territoriale . Face à l’agitation séparatiste
du printemps, certains Ukrainiens de l’Est et du Sud radicalisent
certes leurs sentiments pro-russes, mais une majorité passe d’une
certaine passivité à une véritable position de défense de l’intégrité du
territoire ukrainien. La prolongation du conflit du Donbass, une
succession de batailles meurtrières et les preuves croissantes de
15
l’implication directe et indirecte de la Russie marquent la « fin de
16
l’ambivalence » pour les Ukrainiens postsoviétiques . Si l’on excepte
une minorité pro-russe, la consolidation et la large diffusion d’une
identité civique ukrainienne, basée sur la loyauté envers l’État et la
défense des frontières de 1991, sont désormais réelles.

Ce changement des positionnements politiques est perceptible dans


l’évolution de l’emblématique carte électorale de l’Ukraine, brandie
depuis 2004 pour diviser un « Ouest » pro-européen et un « Est » pro-
russe. Déjà amorcée aux présidentielles de 2014, la disparition du
clivage se confirme en 2019 : Volodymyr Zelensky, tenant d’une ligne
moins patriotique que Petro Porochenko mais attaché à l’intégration
euro-atlantique du pays, arrive en tête dans une vaste majorité de
17
circonscriptions, allant du centre-ouest au centre-est de l’Ukraine .
Une reconfiguration des identités ethno-nationales
Parallèlement à la consolidation de ces positionnements pro-
ukrainiens, on assiste à un mouvement plus lent et plus profond,
gagnant en importance au fil des années : la diffusion de référentiels
ethno-nationaux jusqu’alors surtout cantonnés à l’ouest de l’Ukraine
et aux élites nationales-libérales.

Il s’agit d’abord de l’identification ethnolinguistique. Selon les


données du Centre international de sociologie de Kiev, la part des
individus s’auto-identifiant comme « Ukrainiens » et désignant
18
l’ukrainien comme leur langue maternelle a augmenté entre 2012
et 2017, passant respectivement de 81 à 88 % et de 58 à 68 %.
L’identification « russe » – en termes de nationalité et de langue
maternelle – suit la trajectoire inverse, et les évolutions sont d’autant
plus marquées au sud et à l’est de l’Ukraine (hors Crimée et Donbass,
exclus des sondages). En outre, on observe une évolution récente en
faveur d’un plus large usage quotidien de la langue ukrainienne et
une diminution de l’usage exclusif du russe. Que ces résultats soient
liés à une évolution réelle des pratiques ou à une plus grande pression
sociale pour déclarer un usage accru de l’ukrainien, ils témoignent
d’une « dérussification par le bas » en marche.

Ce mouvement concerne aussi les référentiels historiques à la base


de la construction nationale. Des figures et des symboles controversés
du nationalisme ukrainien historique – comme Stepan Bandera, le
drapeau rouge et noir ou le slogan Gloire à la nation, mort aux
19
ennemis –, jusque-là surtout célébrés en Ukraine de l’ouest, sont de
plus en plus acceptés par une large frange de la société ukrainienne et
20
ont de ce fait perdu leur caractère radical .

Le rôle clé des « volontaires » et de l’État ukrainien


La politique de puissance de la Russie en Crimée et dans le Donbass
est une des causes principales de cette évolution des positionnements
et identités politiques. Il faut pourtant se garder de voir celle-ci
comme un « réveil spontané » de la nation ukrainienne, et se pencher
sur le rôle clé de certains entrepreneurs politiques.

Le mouvement de « volontaires », qui a émergé au moment de


Maïdan et s’est amplifié aux premières heures du conflit du Donbass,
a contribué à construire l’État – en revendiquant un contrôle sur les
affaires intérieures – et la nation – dans un sens de rupture avec la
21
Russie et l’héritage soviétique . Bien que minoritaires dans certaines
localités, notamment à l’est et au sud du pays, les groupes de
volontaires, par leur expérience du front ou leur engagement civique
et humanitaire, ont acquis une autorité morale auprès d’une grande
partie de la population, leur permettant de peser sur le débat public.

Bien que les autorités jouissent d’un prestige bien moindre, leurs
discours et leurs politiques influencent aussi la société. Au-delà d’un
discours constant sur le « terrorisme » et l’« agression russe » dans le
Donbass, d’importantes lois de « décommunisation » ont été votées en
2015, visant une rupture radicale avec le passé russo-soviétique. Si la
politique linguistique a été plus prudente, la mise en place de quotas
de programmes en langue ukrainienne à la radio et à la télévision
impacte également la vie quotidienne des Ukrainiens.

Des compétences militaires et humanitaires


développées en huit ans de guerre
La diffusion de positionnements politiques basés sur la distanciation
avec la Russie explique le rejet massif des troupes russes fin
février 2022, y compris dans les villes du sud et de l’est de l’Ukraine.
Mais rejet ne signifie pas résistance. Si cette dernière atteint une telle
ampleur, c’est qu’une partie de la société ukrainienne est mobilisée
depuis huit ans par la guerre et les activités qui lui sont associées.

Des réseaux d’aide militaire et humanitaire réactivés

La rapidité et l’ampleur de la mobilisation militaire et humanitaire fin


La rapidité et l’ampleur de la mobilisation militaire et humanitaire fin
février 2022 s’expliquent d’abord par l’existence de réseaux de
solidarité constitués en 2014. Certains d’entre eux ont été réactivés
rapidement, tandis que d’autres n’avaient jamais cessé de fonctionner.

Euromaïdan (novembre 2013 – février 2014) avait déjà constitué un


premier temps de mobilisation, rompant avec la relative inertie de la
22
société civile ukrainienne avant 2013 . Les mobilisations citoyennes
gagnent en ampleur avec l’annexion de la Crimée et le début de la
guerre du Donbass. Face à la désorganisation de l’armée et
l’incapacité de l’État à prendre en charge les conséquences
humanitaires du conflit, des bataillons de volontaires se forment pour
aller combattre les séparatistes, tandis que des groupes se créent pour
approvisionner l’armée, les hôpitaux militaires et prendre en charge le
traitement des blessés ou l’accueil des personnes déplacées.

Ces initiatives bénévoles ont émergé sur un mode largement


informel, reposant d’une part sur des réseaux d’interconnaissance
(famille, amis, collègues), d’autre part sur des solidarités locales. Les
réseaux sociaux ont joué un rôle clé dans la mise en relation entre
23
donateurs et groupes de volontaires . Progressivement, des relations
d’interconnaissance et de confiance se sont tissées entre groupes de
bénévoles, et entre la population locale et ces derniers. Lorsque les
besoins réémergent en février 2022, les locaux savent qui contacter et
où se rendre pour effectuer leurs dons, tandis que les bénévoles se
coordonnent pour rendre leur action plus efficace.

Entre 2014 et 2022, certaines de ces initiatives bénévoles se sont


structurées, parfois professionnalisées, acquérant une renommée
nationale, voire internationale. Ces grandes associations ont joué un
rôle important, aux côtés des réseaux informels, dans
l’approvisionnement d’urgence en matériel militaire et médical dès le
24 février 2022. Les collectes de fonds de l’organisation non
gouvernementale Reviens vivant (Povernys’ Zhyvym), initiative d’aide
à l’armée créée en mai 2014, ont été très largement relayées sur les
réseaux sociaux et dans les médias internationaux dès le premier jour
de l’invasion russe.

Ce sont enfin les réseaux de la diaspora ukrainienne, qui permettent


aux bénévoles d’Ukraine d’augmenter quantitativement et
qualitativement leurs ressources, qui sont réactivés dans le contexte
24
actuel . L’association franco-ukrainienne Aide aux hôpitaux
d’Ukraine a, par exemple, très rapidement mobilisé son réseau de
donateurs en France (hôpitaux, EHPAD) et d’associations partenaires
en Ukraine (chargées de réceptionner et redistribuer l’aide) pour
envoyer des ambulances et du matériel médical dans des localités en
proie aux combats.

Des savoir-faire développés depuis 2014


Dès le mouvement de Maïdan, dont la plupart des participants étaient
25
des « citoyens ordinaires » sans expérience d’engagement préalable ,
un apprentissage des techniques d’autodéfense et d’auto-organisation
(approvisionnements, soins aux blessés) a dû se faire. Il en va de
même pour le conflit du Donbass, où de nombreux combattants
volontaires n’avaient aucune expérience du maniement des armes.
Dans le domaine « civil », les volontaires, au fil d’années de pratique,
ont développé d’importants savoir-faire dans le domaine de
26
l’approvisionnement militaire ou des secours aux blessés .

Ces savoir-faire sont aujourd’hui réactivés. Dans la diaspora


ukrainienne de Paris, ce sont les individus et groupes habitués depuis
huit ans à l’organisation de manifestations (demandes d’autorisation
et logistique) qui tiennent, plusieurs fois par semaine depuis le
24 février, des rassemblements de soutien au peuple ukrainien. De
même, celles et ceux qui ont une expérience de soutien à l’armée – du
fait de leurs activités entre 2014 et 2016 – expliquent fréquemment sur
les réseaux sociaux où se procurer du matériel militaire à meilleur prix
ou quelles sont les différentes classes de gilets pare-balles à utiliser. En
Ukraine, ce sont des volontaires aguerris depuis 2014 qui ont dirigé,
dans les semaines précédant l’attaque russe de février 2022, des
formations au maniement des armes à destination de la population
civile.

Une société influencée par la guerre


Au-delà de la diffusion de savoir-faire militaires et paramilitaires, la
prolongation du conflit du Donbass et du mouvement de volontaires
qui lui est associé ont entraîné une certaine routinisation de la guerre,
27
et sa pénétration au plus profond de la société ukrainienne .

D’une part, si le nombre de volontaires actifs – mesuré en termes de


temps consacré à des activités bénévoles – est resté modeste, une vaste
frange de la population ukrainienne a été impliquée indirectement
dans le mouvement : 30 % de la population aurait aidé financièrement
28
une ou plusieurs initiatives bénévoles entre 2014 et 2016 . Au-delà,
les volontaires ont contribué à diffuser dans la société la double idée
de sacrifice et de possibilité de changement social par le bas.

D’autre part, les volontaires militaires et civils ont contribué à


rendre la guerre présente dans l’espace public et politique. À Kharkiv,
ville de l’est de l’Ukraine qui a failli basculer dans le séparatisme au
printemps 2014, les volontaires pro-Maïdan ont par exemple installé
une tente sur la place publique, qui a d’abord servi de point de
collecte puis, ces dernières années, de marqueur symbolique du
caractère ukrainien de la ville. Des commémorations des « défenseurs
de l’Ukraine » tombés dans le Donbass sont régulièrement organisées,
contribuant sans cesse à rappeler l’existence du conflit.

Comment l’Ukraine sortira-t‑elle de la guerre ?


Les deux dynamiques évoquées – consolidation d’un sentiment
national ukrainien et développement d’un vaste mouvement de
volontaires lié au conflit depuis 2014 – expliquent l’ampleur de la
résistance des Ukrainiens face à l’armée russe, et font qu’il est très
difficile d’imaginer une issue rapide à la guerre. Quelles peuvent être
les perspectives d’évolution de la situation militaire et politique pour
l’Ukraine et les Ukrainiens ?

Sur le court terme : de quoi la Russie se contentera-t‑elle ?


La première phase de l’offensive russe, visant des percées vers des
villes majeures, n’a pas permis de prendre le contrôle de Kiev, ni de
faire tomber le pouvoir ukrainien. Un mois après le début de
l’« opération militaire », la Russie semble se concentrer sur un objectif
de second ordre, dans l’est de l’Ukraine. Quel pourrait-il être ? A
minima, étendre les républiques séparatistes dans leurs frontières
revendiquées : celles des régions administratives de Donetsk et de
Louhansk. Au maximum, établir une continuité territoriale entre le
Donbass et la région séparatiste de Transnistrie, en Moldavie. Une
solution intermédiaire serait de relier le Donbass et la Crimée, en
consolidant l’emprise sur les régions de Kherson et Zaporijia. Mais
même avec ces objectifs réduits, on peut s’interroger sur le contrôle de
ces territoires. D’une part, en raison de la résistance de l’armée et des
groupes d’autodéfense, les villes mettent du temps à tomber et
subissent des bombardements de grande ampleur – Marioupol en
offrant un exemple saisissant. Ensuite, la ligne de front du Donbass est
consolidée depuis huit ans par l’armée ukrainienne, rendant une
avancée frontale de la Russie plus difficile qu’ailleurs. Enfin, de
grands mouvements de protestation émergent dans les villes
occupées. Comment la Russie pourra-t‑elle asseoir son autorité sur des
populations qui lui sont hostiles ? Probablement par une répression
brutale, comme cela a été le cas dans plusieurs localités de la région de
Kiev fin mars.

En dépit des difficultés militaires, il est difficile d’imaginer que


Poutine puisse se retirer sans avoir obtenu, sinon des gains
territoriaux, du moins un minimum de concessions du côté ukrainien :
renonciation à l’adhésion à l’OTAN, statut de neutralité,
reconnaissance des Républiques du Donbass, voire du rattachement
de la Crimée à la Russie. Face à l’acharnement de la Russie sur les
populations civiles, le président Zelensky sera peut-être amené à
céder sur certains points. Mais la question du coût politique d’une
telle négociation se pose. La popularité du président, qui battait de
l’aile depuis un an, est remontée en flèche à partir du 24 février 2022.
Zelensky s’est forgé une image de chef de guerre patriote qui lui avait
toujours manqué face à ses opposants. Des concessions trop
importantes à la Russie pourraient lui attirer les foudres du camp
« patriotique », constitué du parti de l’ancien président Porochenko et
d’une fraction du mouvement des volontaires, prompt à brandir
l’anathème de la « capitulation ».

Sur le long terme : une Ukraine et des Ukrainiens définitivement


détachés de la Russie
Sur le long terme, il est hautement probable que la guerre actuelle
parachève la rupture avec la Russie amorcée depuis 2014.

L’annexion de la Crimée, le soutien russe aux séparatistes du


Donbass et le tournant pro-européen des gouvernements post-Maïdan
avaient déjà entraîné une importante évolution des sentiments de la
29
société ukrainienne vis-à-vis de l’UE et de l’OTAN , bien que des
différences régionales subsistent en termes d’âge et de classe sociale.
Dans ce contexte, l’invasion russe de 2022 pourrait sceller
30
définitivement le désir d’orientation euro-atlantique des Ukrainiens .
Mais il n’est pas dit que l’UE et l’OTAN accèdent aux demandes
d’intégration de l’Ukraine. L’Alliance atlantique refuse par exemple
l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne instamment demandée
par l’Ukraine, de peur de s’engager dans une guerre de grande
ampleur avec la Russie. Du côté de l’UE, alors que la Politique
européenne de voisinage n’ouvrait sur aucune perspective
d’adhésion, on peut se demander comment la candidature déposée le
28 février 2022 sera reçue. Même si l’Union engage une procédure
d’adhésion, celle-ci ne peut aboutir qu’à l’issue d’un long processus
d’adoption de l’acquis communautaire, bien loin de la demande
d’intégration « sans délai » réclamée par Zelensky. Les éventuelles
réticences et lenteurs des organisations euro-atlantiques à intégrer
l’Ukraine entraîneront-elles à terme une déception, voire un sentiment
d’injustice, susceptible de détourner les Ukrainiens de ces institutions,
31
sur le modèle des relations entre les Turcs et l’UE ?

Enfin, alors que la révolution de Maïdan et le mouvement


d’engagement pro-ukrainien qui l’a suivie ont constitué un « troisième
32 33
temps fort » dans la rupture avec la Russie , le 24 février 2022 en
marque sans doute le quatrième et dernier. Le processus de
refondation de l’unité nationale autour d’une séparation stricte et
d’une opposition à la Russie, qui s’est approfondi depuis 2014, risque
de gagner l’ensemble de la population. Rupture avec les mythes
soviétiques, usage accru de la langue ukrainienne ou encore
considération des Russes comme un peuple séparé des Ukrainiens,
sont liés à la disparition progressive des générations nées et éduquées
en Union soviétique, et largement accélérés par les bouleversements
post-2014. La guerre de 2022, et en particulier les massacres perpétrés
par l’armée russe, risquent de parachever ces évolutions et de leur
donner un tournant plus radical : la défiance vis-à-vis de la Russie
comme État, bien installée depuis 2014, pourrait se transformer en
sentiment anti-russe – jusque-là peu présent –, au vu des sondages
indiquant le soutien des Russes à l’« opération militaire » décidée par
34
Vladimir Poutine .

Mots clés
Guerre en Ukraine
Russie
Donbass
Nationalisme ukrainien
Guerre en Ukraine : Schumpeter au pays des Soviets ?
Par Michel Goya

Michel Goya, ancien colonel de l’armée de Terre, est historien militaire. Il a récemment publié
Le Temps des Guépards. La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, Paris, Tallandier,
2022.

Le 24 février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine. Le plan initial imaginé par Moscou visait à
conquérir rapidement Kiev, à la manière de la doctrine américaine « choc et effroi ». Les Russes
avaient cependant sous-estimé la cohésion de la nation ukrainienne et l’efficacité des troupes de
ce pays. Ne réussissant plus à progresser, l’armée russe a choisi de concentrer ses opérations
sur le Donbass et la côte de la mer Noire, où elle fait face à une forte résistance.

politique étrangère

Dans leur forme, les opérations militaires en Ukraine ouvertes le


24 février 2022 relèvent de l’« industriel tardif ». Les armées sont
proches, dans leur organisation et leurs méthodes, de l’optimum de la
fin de la Seconde Guerre mondiale – avec un volume des forces plus
faible et quelques nouveautés qui n’annoncent pas forcément de
révolution. En maîtrisant moins que prévu l’art industriel de la guerre,
les forces russes n’ont pas réussi à utiliser à fond leur potentiel,
contrairement à celles de l’Ukraine qui sont aidées par une puissante
coalition de soutien.

Après une phase dynamique, où les Russes ont bénéficié de


l’avantage initial de la puissance et de la surprise, les opérations se
sont donc stabilisées sur un front rigide, à la manière des combats en
Belgique et en France en 1914. Comme à l’époque, les moyens
employés ont rapidement connu des rendements opérationnels
décroissants, ce qui est la définition d’une crise schumpetérienne.
Pour sortir de cette impasse, il n’est pas d’autre solution que de
rompre l’équilibre des forces par l’engagement massif de ressources
nouvelles, et surtout par l’innovation.
Un modèle opérationnel russe trop ambitieux, sur des
bases trop faibles

Une armée est toujours l’association d’hommes et d’équipements,


dans des structures données et avec une culture particulière. La
combinaison de ces quatre éléments induit ce que cette armée est
réellement capable de faire face à l’ennemi.

Dans ses équipements, l’armée de Vladimir Poutine a semblé


émerger de la crise de l’après-guerre froide à partir de 2010, et surtout
2015, avec une nouvelle génération d’équipements très avancés, et
complaisamment présentés, comme le système antiaérien S-400, les
chasseurs Su-57 de cinquième génération, les missiles hypersoniques
Kinjar ou les chars de bataille T-14 Armata. Toute une panoplie parfois
sans équivalent dans le reste du monde.

Sans même parler de la corruption interne du complexe militaro-


industriel russe, cette modernisation technique était cependant fragile.
Les ressources budgétaires et le capital de savoirs étaient
effectivement insuffisants pour soutenir simultanément la
modernisation de toutes les composantes militaires – arsenal nucléaire
pléthorique, grande force aérospatiale, marine, force aéroterrestre
1
massive – d’une puissance qui se veut globale . Cette modernisation
dépendait aussi beaucoup des apports de la technologie occidentale
importée, une ressource qui s’est tarie d’un coup après les sanctions
de 2014 liées à l’annexion de la Crimée. Au bout du compte, le groupe
d’armées réuni pour l’invasion de l’Ukraine en 2022 ressemble
beaucoup, avec quelques innovations, au Groupe des forces armées
soviétiques en Allemagne qui préparait l’attaque contre la République
fédérale allemande dans les années 1980.

Il y fait également penser par ses structures et son esprit. L’armée


russe a bien tenté d’imiter les forces professionnelles occidentales, en
particulier américaines, après leurs victoires spectaculaires contre
l’Irak en 1991 et 2003 mais, là encore, la transformation a été très
incomplète. Faute d’un nombre de volontaires suffisant, le système
militaire russe est resté hybride, combinant un tiers de conscrits –
inutilisables hors du territoire de la fédération sauf guerre déclarée –
et deux tiers de soldats sous contrats, par ailleurs souvent courts.
Parmi les problèmes qu’engendre cette hétérogénéité, l’incapacité à
constituer un corps de sous-officiers solide sur cette faible base
2
professionnelle n’est pas le moindre .

Carte 1 : L’Ukraine et son environnement régional


On retrouve les mêmes tâtonnements dans les structures. À partir
de 2007, sous la direction de l’énergique ministre Anatoli Serdioukov,
les divisions blindées et motorisées de la force terrestre ont été
remplacées par de petites brigades interarmes, avant qu’on
s’aperçoive que des armées combinées commandant jusqu’à une
dizaine de brigades différentes – comportant elles-mêmes jusqu’à
15 unités distinctes – constituaient une organisation ingérable. Le
général Choïgou, successeur de Serdioukov en 2012, a donc
réintroduit des corps d’armée et des divisions, mais lentement et en
conservant des brigades. Le « groupe d’armées Ukraine » – lui-même
partagé en trois fronts commandés par des états-majors de district –
comprend toutes ces structures différentes en même temps, dans un
grand désordre de commandement.

À l’échelon inférieur, la structure de base russe pour mener les


combats est le groupement tactique (GT). Les GT sont constitués ad hoc
dans les brigades et régiments, en écartant les conscrits. Il s’agit en fait
de l’association d’un bataillon de combat blindé-mécanisé et d’un
bataillon d’artillerie : une structure puissante, de type phalange,
écrasant les résistances par les obus. Elle est toutefois complexe à
gérer pour un petit état-major, dépendante des axes routiers, et
gourmande en logistique. Chacune des neuf armées du « groupe
d’armées Ukraine » est ainsi composée de 10 à 20 GT, appuyés par un
second échelon de brigades d’artillerie de tous types et soutenus –
point faible – par une unique brigade logistique forte de 400 camions.

Pour faciliter leur pénétration, espérée très rapide, en direction de


Kiev et du Dniepr, les armées combinées sont normalement précédées
par des forces d’appui air-sol – fournies par un potentiel de
900 hélicoptères et avions d’attaque – et d’assaut par air – quatre
divisions et quatre brigades aéromécanisées ainsi que la 45e brigade
de forces spéciales. C’est là un point fort russe, qui implique
néanmoins de disposer au préalable de la supériorité aérienne.
En résumé, le groupe d’armées russe est une énorme machinerie
industrielle. Composée d’une gigantesque artillerie entourée de
bataillons blindés, équipés de matériels soviétiques modernisés, elle
exige une somme considérable de compétences, ainsi que des
structures de commandement et de logistique bien organisées pour
3
fonctionner à plein rendement . Or ces flux d’informations et de
ravitaillement, qui n’ont plus été testés à une très grande échelle
depuis 1945, ne sont clairement pas à la hauteur.

Face à la menace russe


Si les forces armées russes se doivent d’être un système global
susceptible d’affronter éventuellement l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord, celles de l’Ukraine ont l’avantage de pouvoir se
concentrer sur une mission unique : résister à une attaque russe.

Avec des composantes initialement assez proches de celles de


l’armée russe post-soviétique, et après une série de défaites en 2014 et
2015, l’armée ukrainienne a davantage innové que sa voisine, en
particulier à partir de 2016, lorsque le pouvoir politique a eu
suffisamment de force pour s’imposer au conservatisme « soviétique »
4
de l’institution .

Avec des ressources budgétaires limitées à 5,5 milliards d’euros en


2021 – soit un doublement en cinq ans –, les efforts ont surtout porté
sur les innovations de structure ou de culture associées à
l’amélioration du parc d’équipements existant, et quelques ajouts
précis.

Dans les espaces vides – l’air, la mer et dans une moindre mesure le
cyberespace plus facilement disputable –, la stratégie ukrainienne
consiste à en disputer l’accès par un réseau antiaérien multicouche
assez dense, fondé en particulier sur le système à longue portée et
haute altitude S-300, et une bonne capacité de défense des côtes. Si la
flotte maritime est minuscule, la force aérienne de combat (parc
théorique de 90 avions, 35 hélicoptères d’attaque Mi-24 et au moins
6 drones MALE TB-2 au début de la guerre) est organisée pour résister
autant que possible aux attaques russes et mener une guérilla air-sol.

La défense du territoire est structurée en quatre zones, commandant


chacune des éléments organiques d’appui et cinq brigades de
manœuvre. Les brigades de manœuvre sont ordonnées classiquement
en petits bataillons de mêlée, un bataillon d’artillerie et un bataillon de
commandement, d’appui et de soutien. Si la densité d’artillerie y est
moins importante, ces brigades sont d’un emploi beaucoup plus
souple que les unités russes.

Le commandement central dispose de son côté de la brigade des


forces spéciales, de l’artillerie à longue portée, des sept brigades
d’assaut par air et deux brigades d’infanterie de marine. L’ensemble
des forces d’active se monte à environ 200 000 hommes. Il faut y
ajouter autant de réservistes pour former quatre brigades de
manœuvre de plus et surtout 25 brigades territoriales, soit une par
province. Avec la garde nationale et les différentes milices
commandées par le ministère de l’Intérieur, cette force de réserve est à
5
peu près équivalente en volume à l’armée d’active .

De manière moins visible mais tout aussi importante, l’armée


ukrainienne s’est professionnalisée, dans tous les sens du terme, sur le
modèle occidental avec l’aide des États-Unis et du Royaume-Uni. Un
effort particulier a été fait sur la formation des sous-officiers et
l’organisation d’un commandement plus souple et décentralisé que
6
celui, toujours très rigide, des Russes .

Au bilan, l’armée ukrainienne du début de l’année 2022 était en


cours de transformation, avec encore beaucoup de problèmes et des
évolutions trop récentes pour être complètement opérationnelles. Elle
était cependant déjà bien adaptée à la menace. Avec le stimulant de la
détermination patriotique qui a surgi au moment de l’invasion russe
du 24 février, elle s’est révélée très supérieure à celle qu’elle était en
2015 déjà contre les Russes, alors que ces derniers ont, au contraire,
surpris par leur médiocrité opérative et tactique.

La confrontation dans la profondeur


Avec la supériorité manifeste des forces russes dans les espaces vides
– ciel, mer et cyberespace –, on pouvait s’attendre à une campagne de
« choc et effroi ». Sur le modèle américain, celle-ci visait à détruire ou
au moins à paralyser tout le système nerveux ukrainien – réseaux de
commandement et de communications, défense aérienne,
infrastructures clés, bases et dépôts – par une combinaison d’attaques
électroniques, de frappes de missiles, de raids aériens ou de coups de
main. Cette campagne a bien été lancée le 24 février, avec toutefois
une mise en œuvre très éloignée des normes américaines.

Dans le cyberespace, la société Microsoft a identifié


237 cyberattaques en deux mois, menées par six unités de hackers
russes, parfois en lien avec des frappes cinétiques afin de détruire le
7
réseau de communication ukrainien et d’entraver celui de l’énergie .
C’est un échec. Les communications ukrainiennes ne sont pas
coupées, près de 90 % des tours de téléphonie mobile fonctionnent
toujours. La société américaine SpaceX, qui devient ainsi un acteur
politico-militaire à part entière, contribue à maintenir l’accès à internet
via son réseau satellitaire Starlink. Pilotés par le ministère du
Numérique, les groupes de hackers de la vaste communauté cyber
ukrainienne défendent le pays contre les attaques, et contre-attaquent
contre les pirates russes, ou multiplient les opérations d’information
8
ainsi que les attaques à l’intérieur de la Russie .

Par ailleurs, la quantité et la qualité des renseignements dont


disposent les forces ukrainiennes, qu’ils viennent de pays alliés – les
États-Unis en particulier – ou de civils en zone occupée effectuant du
9
ciblage par smartphone, est un incontestable atout .
L’attaque générale depuis le ciel a bien lieu le 24 février, mais pas
autant que l’on aurait pu penser. Un peu plus de 150 missiles sont
utilisés le premier jour de l’offensive et une quarantaine dans chacun
des jours qui suivent, tandis que l’aviation russe – forte pourtant de
300 avions de combat – est plutôt rare dans le ciel. De toute évidence,
la planification de la campagne de ciblage a été approximative. Les
objectifs semblent être frappés de manière isolée, au fur et à mesure de
leur découverte, et non selon un plan précis. On s’aperçoit aussi du
retard de l’avionique russe par rapport aux aviations occidentales :
manque de munitions guidées, défaut de coordination des forces
aériennes avec les forces de défense antiaérienne terrestres et
10
insuffisance de l’entraînement des pilotes russes en milieu hostile .

Les avions russes sont donc employés avec prudence, et ce d’autant


plus que l’armée ukrainienne maintient une capacité de dispute du
ciel depuis le sol, en premier lieu grâce au réseau S-300. La persistance
de cette menace contraint les forces aériennes russes à voler à très
basse altitude, et donc à perdre en efficacité tout en rencontrant un
armement sol-air courte portée de plus en plus dense grâce à l’aide
occidentale. Il faudra plusieurs semaines, et la perte de plusieurs
dizaines d’aéronefs (26 avions et 39 hélicoptères documentés au
1er mai 2022), pour adapter les méthodes d’emploi des forces
aériennes, plutôt selon le mode traditionnel d’artillerie volante.

Les frappes en grande profondeur sont quant à elles réservées aux


missiles. Les Russes disposaient au début de la guerre d’un stock d’au
moins 1 500 missiles balistiques ou de croisière, depuis les modernes
Kinjal hypersoniques jusqu’aux vieux Tochka-U, en passant par les 3M-
54 Kalibr de la flotte de la mer Noire et surtout les sol-sol Iskander
9M729. Cet arsenal a été largement réduit depuis, peut-être de 70 %.

L’échec à détruire complètement l’aviation ukrainienne a permis à


celle-ci de profiter de l’incomplétude de la surveillance du ciel par les
Russes, de leurs procédures rigides et de l’intégration insuffisante de
tous leurs moyens de défense aérienne pour réussir à son tour des
coups en Russie. Plusieurs missiles Tochka-U ont frappé avec succès
les bases aériennes russes de Millerovo et Taganrog ; un audacieux
raid héliporté a détruit un dépôt de carburant à Belgorod et un autre
mené par drones fait de même à Briansk. Les Ukrainiens, qui ont
rapidement perdu toute capacité navale, sont également parvenus à
infliger des coups sévères à la flotte russe de la mer Noire, en frappant
par missiles balistiques les navires amphibies dans le port occupé de
Berdiansk, en détruisant par drones trois patrouilleurs et surtout en
parvenant le 14 avril à couler le croiseur Moskva avec leurs missiles
antinavires Neptune. La capacité anti-accès ukrainienne impose la
prudence à la flotte russe de la mer Noire à l’approche des côtes.

Une des solutions face à la présence d’un bouclier anti-accès efficace


est l’emploi de commandos infiltrés. Le commandement des forces
spéciales ukrainiennes, sans doute en liaison avec des activistes
biélorusses, a réussi à perturber le fonctionnement du réseau ferré au
Bélarus. Il a également organisé durant le mois d’avril plusieurs
destructions de points d’infrastructure sur le territoire russe, en
arrière de la nouvelle zone principale de combat. Sans être décisif, cela
perturbe la logistique ennemie, alors qu’on constate peu de réciproque
de la part des forces spéciales russes, à l’exception de l’infiltration
d’éléments précurseurs dans les grandes villes. Tout se passe comme
si les Russes avaient tout misé sur la grande offensive aéroterrestre, en
négligeant son environnement et surtout la possibilité de son échec.

L’offensive aéroterrestre initiale russe et son échec


Le plan russe prévoyait la prise rapide de Kiev par un groupement
d’assaut par air, une division et une brigade d’assaut aérien, qui
s’emparerait tout de suite par héliportage et aérotransport des
aéroports de l’ouest de Kiev, en avant des 36e et 41e armées venant du
Bélarus. Après une progression initiale qui bénéficie de la surprise,
cette offensive est rapidement enrayée et les unités d’assaut par air
échouent avec de lourdes pertes. Il n’est plus tenté par la suite
d’opérations de ce type, les forces russes spécifiques étant reléguées à
un rôle d’infanterie d’élite.
Pendant ce temps, la 36e armée est entravée dans sa progression au
nord-ouest de Kiev par la rareté des routes, les inondations
provoquées, les coupures de ponts et la résistance ukrainienne.
L’avance russe est finalement stoppée dans les petites villes d’Irpin et
Boutcha dans la banlieue de Kiev. Au nord-est, la 41e armée est
bloquée dès l’entrée en Ukraine par la résistance de la 1re brigade
blindée et des forces territoriales ukrainiennes dans la ville de
Tchernihiv.

À l’est du pays, les trois armées venant de Russie sont également


rapidement stoppées. La progression de la 2e armée est entravée par la
résistance de Konotop puis celle de Nijyn, au sud de Tchernihiv,
tandis que la 1re armée blindée, la plus puissante de toutes, est gênée
par celle de Soumy. La 6e armée pénètre dans Kharkiv avant d’y être
arrêtée à son tour.

Le district Sud réussit mieux. Le nord de la province de Louhansk,


faiblement peuplé et défendu, est conquis par la 20e armée avant
qu’elle ne bute sur la zone de Sievierodonetsk. La 8e armée, qui
englobe les deux corps d’armée des républiques séparatistes, a surtout
pour mission de fixer les forces ukrainiennes dans le Donbass et ne
progresse pas. Renforcée par un groupement d’assaut par air et le
22e corps d’armée de reconnaissance, la 58e armée – la meilleure de
toutes – parvient à sortir de Crimée et à pousser à l’ouest vers
Kherson, qui est prise, et à l’est vers Melitopol et Marioupol, qui est
11
assiégée. C’est le plus grand succès russe de la guerre .

Il suffit d’une semaine pour comprendre que le plan initial russe est
compromis. Les prémisses stratégiques comme la faiblesse du pouvoir
ukrainien ou l’accueil favorable de la population russophone se sont
avérées fausses. Au niveau tactique, les affrontements se terminent le
plus souvent à l’avantage des unités ukrainiennes, d’une gamme
tactique presque toujours supérieure à celle des Russes. En position
défensive le plus souvent, bénéficiant de la supériorité
informationnelle notamment grâce à l’apport de volontaires et de
technologies civiles, les Ukrainiens ouvrent le feu en premier et avec
efficacité. S’il est une seule révélation technique de cette guerre, c’est
déjà l’importance de l’arsenal de tir « haut vers le bas » de la petite
aviation de drones armés comme les TB2 Bayraktar ou les engins civils
bricolés jusqu’aux missiles antichars au tir courbe Javelin en passant
par l’artillerie guidée par drones, ou simplement les roquettes
12
antichars tirées depuis les hauteurs . Cet arsenal tombant du ciel à
basse altitude explique en grande partie les pertes élevées de chars
russes, très protégés à l’avant mais pas sur le toit.

L’aspect qualitatif n’est pas tout : encore faut-il qu’il y ait


suffisamment d’unités de combat de bonne qualité pour qu’il y ait
assez de victoires permettant un effet opératif. Les brigades de
manœuvre ukrainiennes équivalent à peu près aux deux tiers de la
masse des GT russes. Cependant, avec l’appoint des brigades
territoriales, de la garde nationale et des milices diverses, les forces
ukrainiennes de contact sont sans doute supérieures en nombre à
celles des Russes. Les unités mobilisées, quoique très motivées, sont
de gamme tactique inférieure aux brigades de manœuvre mais elles
soulagent celles-ci de missions secondaires, de contrôle de zone par
exemple, et peuvent augmenter leur niveau grâce au multiplicateur
défensif du milieu urbain.

Un des aspects les plus étonnants de l’opération russe est d’ailleurs


sa complète impréparation au combat urbain. Comme dans la guerre
de l’époque classique en Europe, les lourdes armées russes sont
canalisées par les routes et bloquées par les forteresses, en l’occurrence
les villes tenues par les Ukrainiens. Or ces villes sont nombreuses en
Ukraine. Plus de 30 d’entre elles peuvent constituer des bastions de la
taille minimum de Tchernihiv, qui résiste plus d’un mois à une armée
russe complète ; et il y a quatre villes super-bastions de plus d’un
million d’habitants à l’est du Dniepr.

La difficulté du combat dans les grandes villes aurait pourtant dû


être prise en compte par l’armée russe après les expériences en
Tchétchénie et en Syrie. A contrario des armées occidentales qui
s’entraînent depuis vingt ans à combattre dans ce milieu particulier,
cela n’a visiblement pas été le cas en Russie. Peut-être les nécessités de
ce combat spécifique – forte intégration interarmes et interarmées
jusqu’au plus petit échelon, action décentralisée, petites unités de
combat rapproché de grande qualité – étaient-elles trop éloignées de la
pratique russe, et les efforts d’adaptation nécessaires trop importants.
On aurait dans ce cas un bel exemple militaire d’inertie consciente. Les
Russes jouaient sans doute sur la surprise, ce qui fut le cas dans le Sud
à Melitopol prise dès le 25 février et à Kherson le 2 mars avec, ce n’est
pas anodin, l’emploi des meilleures troupes d’infanterie russe du
théâtre. Toutefois, en dehors de ces deux exemples, cela n’a jamais
réussi.

Face à une résistance urbaine bien organisée, les forces russes ne


savent pas combattre autrement qu’en essayant de l’écraser
méthodiquement par la puissance de feu. En admettant que la ville
soit encerclée – préalable indispensable –, il faut comme à Marioupol
compter une semaine à une armée combinée russe pour s’emparer de
20 kilomètres carrés de bastion urbain. C’est évidemment
incompatible avec l’idée de s’emparer en deux ou trois semaines de
Kiev et de tout l’est de l’Ukraine.

En difficulté sur les points de contact, surtout urbains, l’armée


d’invasion russe connaît également des problèmes sur ses arrières. Les
armées russes sont lourdes et très gourmandes en carburant et obus,
ce qui suppose une queue logistique très importante, donc
dépendante du réseau ferré. Les grandes gares, comme Gomel au
Bélarus ou Belgorod en Russie, constituent leurs bases arrière. En
pénétrant en Ukraine, ces armées se relient à ces bases par des
colonnes, toujours insuffisantes, de centaines de camions qui font des
allers-retours. Le ravitaillement devient évidemment de plus en plus
problématique au fur et à mesure que l’armée s’enfonce à l’intérieur
du territoire ukrainien, d’autant plus que les axes étroits et mal
sécurisés sont attaqués par les Ukrainiens.

Après le blocage des armées vers Kiev, l’état-major russe tente de


Après le blocage des armées vers Kiev, l’état-major russe tente de
relancer la manœuvre en engageant sa seule réserve opérative – la 36e
armée – depuis le Bélarus pour contourner par l’ouest la 35e armée.
Évoluant dans une météo et un milieu difficiles sur de rares axes
souvent coupés, la 36e armée est bloquée à son tour sur une grande
route et harcelée pendant des jours. À l’est, la 2e armée et la 1re armée
blindée, sans doute détournée de son objectif initial, contournent les
poches de résistance près de la frontière pour essayer d’atteindre Kiev.
Elles s’étalent ainsi sur plus de 200 kilomètres et sont obligées de
laisser des forces tout le long pour tenter de sécuriser des axes
harcelés en permanence, tout en poursuivant le siège des villes
laissées en arrière. Au bout du compte, il ne reste plus que sept
groupements sur un potentiel de 40 pour aborder la périphérie est de
Kiev dans la région de Brovary. Ils s’y font par ailleurs stopper à
partir du 6 mars par des unités ukrainiennes de niveau supérieur.

Une crise militaire schumpetérienne


À la mi-mars 2022, l’armée d’invasion russe a atteint son point
culminant et ne progresse plus nulle part. Il faut néanmoins encore
deux semaines pour changer de plan et annoncer officiellement, le
29 mars, le passage à une opération plus cohérente entre les buts et les
moyens réellement disponibles, qui concentre les forces sur le
Donbass. Commence alors pendant une semaine une phase de repli
des armées de la zone nord, relativement bien menée par les trois
armées à l’est de la capitale mais qui s’avère catastrophique dans la
poche ouest, sous la pression ukrainienne. Les forces ukrainiennes
découvrent une grande quantité de matériels abandonnés. Elles
mettent surtout au jour les nombreuses exactions auxquelles se sont
livrées les troupes russes dans le secteur, en particulier dans la petite
ville de Boutcha.

La ligne de front est désormais réduite à 900 kilomètres, de Kharkiv


à Mykolayiv, avec un rapport de force plus équilibré qu’au début de
la guerre. Le nombre de véhicules de combat blindés et la puissance
de feu – artillerie et forces aériennes – sont toujours à l’avantage des
Russes, tandis que les Ukrainiens bénéficient d’une qualité tactique
moyenne supérieure, soutenue par une grande détermination, d’un
arsenal léger abondant et de positions défensives solides dans les
villes et dans le Donbass. On se trouve dès lors dans une situation de
rendement décroissant. On combattait pour des grandes villes au
début du conflit, on déploie désormais beaucoup d’efforts et de temps
pour s’emparer de simples villages.

Sortir de ce blocage impose de rompre l’équilibre des rapports de


force. Pressées par le temps et désormais organisées sous un
commandement unique de théâtre, les troupes russes sont
redistribuées de manière plus rationnelle. Dans l’attente de celles de
Marioupol, les forces retirées de la bataille de Kiev sont utilisées pour
renforcer le front principal centré autour de la zone des trois villes de
Sievierodonetsk, Sloviansk et Kramatorsk, au nord de la province de
Donetsk dans le Donbass. Les lignes de communication sont plus
courtes et mieux sécurisées, et l’artillerie russe, relativement
préservée, peut être utilisée à fond sur tout le front pour fixer autant
que possible les forces ukrainiennes ou, selon le slogan de 1917,
conquérir par de grandes concentrations de feu les positions que les
forces de mêlée occuperont. Ces forces de manœuvre sont cependant
très affaiblies par l’usure, les pertes, les échecs et, ce qui va avec, une
motivation très incertaine.

Faisant fi de tout lien organique, le commandement russe envoie


dans la poche d’Izioum – au nord de Sloviansk et autour de
Sievierodonetsk – tous les groupements russes ou de la République
populaire de Louhansk disponibles. Plus de 20 groupements sont
ainsi réunis à Izioum sur six kilomètres de front. Si cet effort permet
de petites progressions, il n’offre cependant pas de possibilité de
percée. Les Ukrainiens ont également redistribué leurs moyens,
résistent dans les zones d’attaque russes, contre-attaquent dans les
zones faibles, en particulier dans la région de Kharkiv, et menacent
l’arrière russe. La crise schumpetérienne n’est donc pas résolue par la
redistribution des forces. Reste la recherche de leur augmentation.

Au début du mois d’avril, l’armée d’invasion russe a perdu entre


1 000 et 1 500 véhicules de combat blindés (chars de bataille et
véhicules d’infanterie), soit l’équipement de 25 à 35 GT, ou presque un
quart de ses forces. Significativement, les deux tiers de ces véhicules
ont été abandonnés, souvent par manque de carburant, ou capturés.
Les pertes humaines sont plus difficiles à déterminer, mais elles sont
considérables avec sans doute entre 800 et 1 000 tués, blessés et
prisonniers perdus par jour de combat. Les pertes humaines et
matérielles ukrainiennes sont encore plus difficiles à estimer. Au
regard des pertes prouvées de véhicules, on peut les considérer entre
le tiers et la moitié de celles des Russes.

Dans les deux camps, les pertes matérielles peuvent souvent être
remplacées non pas par une production industrielle atone mais en
puisant dans des stocks qui constituent une véritable profondeur
stratégique. Dans ces stocks, on trouve d’ailleurs les prises à l’ennemi,
supérieures du côté ukrainien aux pertes subies, et également le stock
des pays occidentaux, en particulier des États-Unis, qui prennent une
part de plus en plus écrasante dans la coalition de soutien militaire à
l’Ukraine. La Turquie continue à fournir discrètement des drones
TB2 ; les autres pays de la coalition ont offert des équipements de
toutes sortes, des armes légères antichars ou antiaériennes à courte
portée, puis ont élargi rapidement le spectre des moyens jusqu’aux
plus modernes et aux plus lourds. Le flux d’aide, que les Russes n’ont
jamais envisagé de couper sinon par des frappes sur le réseau ferré,
est désormais bien établi. À court terme, le problème est surtout celui
13
de leur absorption par les forces ukrainiennes .

Du côté russe, il n’y a pas d’équivalent humain aux grands stocks


d’équipements, hormis quelques dizaines de milliers de réservistes
opérationnels. Pour simplement compléter les effectifs perdus, après
avoir récupéré la plupart des unités de combat encore disponibles, la
Russie fait feu de tout bois en faisant appel à la garde nationale – en
particulier ses unités tchétchènes – puis en ratissant le maximum de
volontaires en Russie et en recourant à des mercenaires étrangers
(syriens ou libyens en particulier). Si cela permet de compenser en
partie les pertes, cela ne contribue pas à augmenter la qualité
moyenne des unités – à l’exception peut-être du groupe Wagner.

Les pertes humaines sont sans doute moins élevées du côté


ukrainien, mais restent très importantes. La différence est ici que
l’Ukraine est officiellement en guerre, contrairement à la Russie, et
que le potentiel humain y est beaucoup plus important. Reste à
transformer des centaines de milliers de mobilisés en combattants,
puis en unités de combat.

C’est désormais la bataille d’été qui se prépare, celle qui permettra


d’obtenir à nouveau des gains opérationnels significatifs grâce à une
modification du rapport de force. Les Russes seront peut-être toujours
dans une posture offensive, cherchant à s’emparer enfin de la totalité
du Donbass et de la côte de la mer Noire jusqu’à la Transnistrie, qui
semblent être leurs objectifs stratégiques. À moins qu’ils ne soient
dans une posture défensive, face à une armée ukrainienne plus forte et
cherchant à libérer son territoire. Tout va dépendre des efforts qui
seront faits de part et d’autre pour disposer du ciel, et pour constituer
le plus possible d’unités de contact de gamme tactique élevée. Celui
qui fera le plus grand effort d’innovation et de formation aura un
avantage certain.

Mots clés
Guerre en Ukraine
Armée russe
Armée ukrainienne
Stratégie militaire
Une nouvelle architecture de sécurité pour l’Europe ?
Par Dmitri Trenin

Dmitri Trenin est membre du Council on Foreign and Security Policy et du Russian International
Affairs Council, à Moscou.

Traduit de l’anglais par Dominique David.

Une architecture de sécurité est un ensemble normatif et institutionnel surplombant un système


plus ou moins stable de sécurité. Quels que soient les résultats sur le terrain, la guerre d’Ukraine
se soldera sans doute par une nouvelle fracture européenne, avec une ligne de division
beaucoup plus à l’est que celle de la guerre froide. Une nouvelle architecture de sécurité n’est
donc pas en vue, même si les puissances peuvent s’accorder sur des normes de stabilisation
visant à réduire le danger.

politique étrangère

Au fil de la guerre d’Ukraine, de son escalade, et avec une perspective


de sortie toujours incertaine, il peut sembler quelque peu prématuré
de parler d’un nouveau système de sécurité, voire même d’une
architecture de sécurité pour l’Europe. Il n’est pourtant pas trop tôt
pour revenir sur les raisons qui expliquent l’échec de la précédente
architecture – ou de ce qui se faisait passer pour tel – et pour en tirer
les leçons, en espérant qu’au moins elles ne soient pas ignorées, le
temps venu.

Les architectures successives de la sécurité européenne


Il faut tout d’abord bien avoir à l’esprit qu’une « architecture de
sécurité » n’existe pas en soi. Comme superstructure d’institutions, de
normes, de principes, de conventions, toute architecture a un
soubassement, plus ou moins stable, de relations de puissance, lequel
constitue un « système de sécurité » – ou, simplement, un ordre
mondial. L’architecture en question dépend fondamentalement de ces
fondations et doit leur correspondre.
Ces fondations, par contre, peuvent exister sans architecture
élaborée. L’équilibre des puissances européen qui exista tout au long
du XVIIIe siècle, avant que Napoléon ne l’abatte en installant une
provisoire domination continentale de la France, n’avait d’abord
nécessité aucune architecture paneuropéenne. Par la suite, le rapport
des forces s’imposa : Napoléon fut battu et le congrès de Vienne mit
sur pied non seulement un règlement de paix, mais l’architecture
nécessaire pour le gérer.

Cette architecture prit la forme du Concert européen, soit un


ensemble de conventions organisant les relations entre les grandes
puissances du temps, et un pôle plus structuré en Sainte-Alliance, qui
réunissait les principaux acteurs du continent autour des valeurs
conservatrices des légitimités monarchiques. L’une des réalisations
majeures de cette architecture viennoise fut la pleine inclusion, après
1818, de la France, puissance vaincue, à parité avec les vainqueurs.
Cette architecture réussit à éviter la guerre de revanche, à assurer la
paix entre puissances majeures pour quatre décennies et une paix
paneuropéenne durant presque un siècle.

Cet équilibre des puissances devait être contesté par l’Allemagne,


qui déclencha et perdit le premier conflit mondial. Un nouvel
équilibre fut restauré mais l’architecture de sécurité construite à
Versailles, avec un traité de paix et la création d’une Société des
Nations censée gérer les relations internationales, était clairement
discriminatoire à l’égard de la puissance vaincue. L’Allemagne devait
endosser la responsabilité de la guerre, perdait des territoires – y
compris des territoires peuplés majoritairement d’Allemands –, devait
payer de très lourdes réparations, voyait ses moyens militaires
considérablement limités et était d’entrée exclue de la Société des
Nations.

L’architecture de Versailles avait ainsi des fondations précaires. Des


acteurs majeurs se trouvaient soit exclus du système des puissances
(la Russie), soit choisissaient de ne pas l’intégrer (les États-Unis). Les
deux puissances pleinement acteurs du système, la France et le
Royaume-Uni, n’avaient pas les moyens de maintenir les équilibres de
base, et de toute façon ne se coordonnaient pas suffisamment pour le
faire. L’Allemagne, humiliée mais toujours forte, défia une nouvelle
fois le système, non seulement en s’éloignant de l’architecture de
sécurité, mais en brisant l’équilibre des puissances sur le continent.
Quant à la Russie, si elle avait réintégré le système après une longue
attente, les puissances occidentales ne lui faisaient pas assez confiance
pour former avec elle une alliance qui aurait pu tenir en échec une
Allemagne revanchiste et en plein retour.

La Seconde Guerre mondiale conduisit à une nouvelle défaite


allemande, reléguant l’Europe au statut de théâtre parmi d’autres
dans la rivalité globale entre l’Amérique et la Russie. Il n’y eut pas de
paix formelle, le nouveau système fut basé sur un ensemble d’accords
négociés entre puissances alliées à Yalta et à Postdam, et pour
l’essentiel sur l’état politico-militaire du continent à la fin de la guerre.
Le système bipolaire qui s’affirma progressivement pendant la guerre
froide s’appuyait principalement sur une dissuasion nucléaire
mutuelle et sur les déploiements militaires massifs des États-Unis et
de l’Union soviétique de part et d’autre de la ligne divisant
l’Allemagne et l’Europe. Une architecture couronnée d’un Conseil de
sécurité des Nations unies le plus souvent paralysé.

Ce fut seulement trente ans après la fin du second conflit mondial


qu’une réelle architecture vint organiser le système. Cela se passa à
Helsinki, sur le territoire neutre de la Finlande, et fut codifié dans
l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en
Europe (CSCE), lequel reconnaissait le découpage territorial et socio-
politique hérité de la guerre, avec des dispositions de protection des
droits de l’homme qui devaient, sur le long terme, éroder la sphère
d’influence dominée par l’Union soviétique. Le système bipolaire
avait réussi à s’assurer que la puissance défaite, l’Allemagne – ou
plutôt les deux nouveaux États allemands –, était intégrée, de manière
sûre sinon heureuse, à l’ordre de l’après Seconde Guerre mondiale.
Mais cet ordre devait cesser de fonctionner dès lors que l’un des deux
piliers – la superpuissance soviétique – s’effondrait sous son propre
poids.

En termes de relations internationales, la guerre froide a


naturellement été un conflit majeur, équivalant à une guerre
mondiale. Mais l’Union soviétique n’a jamais été défaite, dans nulle
bataille, et elle n’a pas trébuché sous la pression extérieure : elle s’est
désintégrée au cours d’un processus de réforme erratique. Quant à
son État successeur, la Fédération de Russie, elle n’avait plus le statut
de superpuissance. Dès lors, le système de sécurité post-guerre froide
est devenu unipolaire, clairement basé sur la domination globale des
États-Unis. Pour la première fois dans l’histoire, une unique puissance
se trouvait dans cette position. Un état de fait travesti par de multiples
documents proclamant une supposée « victoire commune » à l’issue
de la guerre froide : la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, la
transformation de la CSCE en organisation (l’OSCE), l’adoption à
Istanbul du traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) et à
Astana du concept de sécurité de l’OSCE… L’Alliance atlantique,
pourtant, n’était pas dissoute comme l’était le Pacte de Varsovie dirigé
par Moscou et elle entreprit de s’étendre en direction du territoire de
son rival d’hier.

La Russie post-soviétique a bien cherché à intégrer comme élément


de poids le système dirigé par Washington ; et elle a aussi voulu
établir une relation systémique avec une Union européenne proche
des États-Unis. Moscou a même pensé à intégrer l’Organisation du
traité de l’Atlantique nord (OTAN), qu’elle voyait comme le cœur du
système de puissance américain. Elle a réussi à construire un
partenariat avec l’Union européenne et à devenir membre du Conseil
de l’Europe. L’Ouest a pourtant voulu garder la Russie à distance,
sans accepter de l’intégrer pleinement – sur le modèle de l’Allemagne
de l’Ouest ou du Japon de l’après-guerre –, se méfiant toujours de ses
ambitions de grande puissance, susceptibles de menacer la
prééminence américaine. Sur le fond, la Russie devenait donc
dépendante de l’Occident sans être invitée à le rejoindre.
Cet état de fait a, bien sûr, eu de multiples conséquences. Tout en
préservant pour elle-même son image de grande puissance, la Russie
s’est trouvée exclue de l’Ouest et s’en est détachée progressivement.
Ses élites, toujours obsédées par la sécurité, ont considéré l’avancée de
l’OTAN vers les frontières russes – en dépit des protestations de
Moscou – comme un défi majeur. Elles ont vu dans les interventions
militaires conduites par les États-Unis un peu partout dans le monde,
avec un objectif de changement de régime – des Balkans au monde
musulman, de l’Afghanistan jusqu’à la Libye –, un modèle de ce à
quoi il fallait désormais s’attendre. Et elles ont interprété le
démontage du régime de maîtrise des armements – retrait du traité
Anti-Ballistic Missile (2002), du traité sur les Forces nucléaires à portée
intermédiaire (2018), du traité sur l’Espace (2020), refus de ratifier la
nouvelle version du traité FCE (1999) – comme le signe qu’une
architecture de sécurité négociée (à la seule exception, sans doute
temporaire, du traité Start de réduction des armes stratégiques) n’était
plus considérée comme utile à Washington, qui souhaiterait la
remplacer par ses propres conceptions et décisions unilatérales. Dans
son discours de 2007 devant la Conférence sur la sécurité de Munich,
le président Poutine, pour la première fois, se dressa publiquement
contre cette domination globale de l’Amérique.

Du conflit à la guerre

Pour Poutine, l’appui américain à la candidature de l’Ukraine à


l’OTAN, évident depuis 2008, était la marche de trop. Ce que l’on
nomma « révolution de la dignité » en Ukraine en 2014 fut vu à
Moscou comme un coup d’État soutenu par l’Occident pour renverser
le gouvernement constitutionnel de Kiev, et conduisit à l’intervention
militaire russe pour prendre le contrôle de la Crimée – peuplée
majoritairement de Russes – et au soutien de Moscou aux
sécessionnistes du Donbass. Kiev se refusa à appliquer la partie qui lui
revenait des accords de Minsk, sous l’œil bienveillant de l’Occident,
durant sept années… Dès lors, Poutine se trouvait face à un dilemme.
Ou accepter que l’Ukraine devienne ce qu’il appelait une « anti-
Russie » – soit une alternative politique et idéologique à la Fédération
de Russie et en même temps, avec l’aide de l’Amérique, du Royaume-
Uni, du Canada et des pays membres de l’UE et de l’Alliance, une
sorte de porte-avions insubmersible sous commandement américain
virtuellement aux portes de Moscou. Ou donner un coup d’arrêt à
cette dérive, si nécessaire par des moyens militaires. Pour reprendre
les termes mêmes de Poutine, la Russie se trouvait, fin 2021, face à une
menace existentielle, sans possibilité de retraite.

Ayant sans doute déjà conclu que la Russie devrait se battre pour
éviter que la menace ukrainienne ne devienne une sombre réalité,
Poutine tenta de donner sa chance à la paix, à condition que ses
exigences de sécurité fondamentales soient remplies – et rapidement.
Tandis que les troupes russes se massaient à la frontière ukrainienne,
le Kremlin rendait publique en décembre 2021 une liste d’exigences
destinées aux États-Unis et à l’OTAN. Décrites comme « demandes de
garanties de sécurité », elles comprenaient : l’exclusion de l’entrée de
l’Ukraine dans l’OTAN (« no Ukraine in NATO ») ; l’engagement à ne
déployer en Ukraine ni bases, ni forces, ni armes, et à n’y mener aucun
exercice (« no NATO in Ukraine ») ; et un retrait des infrastructures
militaires de l’OTAN en deçà de la ligne respectée jusqu’en 1997, date
de la signature de l’Acte fondateur des relations Russie/OTAN –
c’est-à-dire avant son expansion vers l’est. Poutine précisait que ces
exigences étaient pour l’essentiel non négociables et devaient être
acceptées comme un tout (et non comme un menu dans lequel on
pourrait faire son choix), en ajoutant qu’une réponse rapide était
attendue.

Sur le fond, l’acceptation par l’Occident des exigences du Kremlin


aurait transformé l’architecture de sécurité européenne d’un modèle
post-guerre froide dominé par les États-Unis et contrôlé par l’OTAN,
en un modèle à deux piliers, où la sécurité, au moins à l’est du
continent, aurait reposé sur des accords entre Washington et Moscou.
À divers égards, les demandes de 2021 de Poutine se rapprochaient de
la proposition de traité sur la sécurité avancée par le président
Medvedev en 2008 – juste après que l’OTAN eut promis à Kiev et à
Tbilissi une future adhésion à l’Alliance sans précision de date. Une
proposition qui n’avait alors ouvert qu’une discussion sans résultat.
Cette fois, la réponse de Washington tomba plus rapidement, mais elle
n’était pas moins négative. Tout en réaffirmant sa disposition à
discuter de maîtrise des armements et de mesures de confiance,
Washington et ses alliés insistaient sur le fait que les relations entre
l’Ukraine et eux, ainsi que la perspective d’adhésion – même si les
Américains ne semblaient guère disposés à avancer dans cette
direction – n’étaient pas négociables. Kiev n’était pas, non plus,
fermement incitée à appliquer les accords de Minsk. Poutine considéra
dès lors le « non » américain comme une réponse définitive. Trois
mois après avoir avancé ces exigences, le président russe lançait son
« opération militaire spéciale » contre l’Ukraine.

La guerre en Ukraine peut être justement qualifiée de « guerre par


procuration » (proxy war), entre un Occident emmené par les États-
Unis, lui-même allié à Kiev, et la Russie. L’entrée en guerre a
transformé la confrontation russo-américaine ouverte en 2014 en ce
qu’on nomme désormais une guerre hybride – un conflit comparable
à la guerre froide du XXe siècle, mais très différent quant aux moyens
employés et à leur impact global. Les combats en Ukraine constituent
une partie seulement d’un conflit qui inclut une guerre économique
quasi totale de l’ensemble de l’Occident contre Moscou ; une guerre
de l’information particulièrement intense ; ainsi que d’autres
dimensions opérationnelles. Les enjeux sont élevés pour les deux côtés
bien que, vu la dissymétrie des forces, ils paraissent beaucoup plus
hauts pour la Russie. Il reste que les stratégies des deux parties seront
décisives ; et le résultat de la partie, même si les ressources des
antagonistes sont largement connues, est tout sauf prévisible. C’est
pourtant ce résultat qui déterminera le futur système de sécurité
européen et son type d’architecture.

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le président


Poutine a rendu publics les objectifs russes. Ceux-ci incluent : un
statut de neutralité pour l’Ukraine, inscrit dans sa constitution et
garanti internationalement ; la démilitarisation du pays – ce qui
signifie probablement une drastique réduction de ses forces armées et
l’interdiction de toute assistance militaire extérieure, de toute
coopération militaire ; sa « dénazification », autrement dit l’exclusion
des éléments ultra-nationalistes de la scène politique et idéologique
ukrainienne ; la reconnaissance par Kiev de l’indépendance des
républiques de Donetsk et de Louhansk ; et la reconnaissance de la
Crimée comme partie intégrante de la Russie. L’Ukraine, pour sa part,
entend préserver son intégrité territoriale et refuse de discuter de
démilitarisation ou de dénazification. Elle est ouverte à des
négociations sur la neutralité mais demande à Washington et à ses
alliés des garanties de sécurité comparables à celles qu’assure
l’article 5 du traité de Washington. Après plusieurs rounds de
négociations, celles-ci sont aujourd’hui bloquées.

Un continent européen profondément affecté


Le futur de la sécurité européenne dépendra du résultat de la guerre
sur le terrain, mais aussi de celui de cette vaste guerre hybride entre
Occident et Russie et de la confrontation Chine-Amérique qui
s’approfondit. Tous mouvements de long terme.

Dans un premier scénario, la phase intensive de la guerre en


Ukraine pourrait se poursuivre jusqu’à ce qu’un relatif équilibre sur le
terrain permette à la Russie de considérer que ses gains justifient
l’effort entrepris. Ce point pourrait être atteint avec le contrôle par les
forces russes, et celles de leurs alliés du Donbass, de l’est et du sud de
l’Ukraine, cette dernière gardant la maîtrise du reste du pays. Il
pourrait dès lors y avoir une accalmie de facto des combats – mais
certainement pas un nouvel accord du style de Minsk.

À l’étape suivante, l’Ukraine pourrait se servir de l’accalmie pour


renforcer le soutien des alliés de l’OTAN, regrouper ses forces et
tenter de lancer une contre-offensive pour regagner du terrain. Si des
succès limités ne peuvent être exclus, il devrait être très difficile pour
Kiev de reprendre le contrôle du Donbass. Quant à une éventuelle
tentative de reprendre la Crimée, elle pourrait déboucher sur une
escalade majeure dans la guerre, bien au-delà de ce que nous avons
connu jusqu’alors. Où que s’établisse dans l’avenir la ligne de front,
l’Ukraine sera un pays divisé. Les régions Est et Sud pourraient
rejoindre la Russie, ou en tout état de cause demeurer très proches
d’elle.

Il se pourrait que le conflit ukrainien demeure longtemps sans


solution. Les réalités géopolitiques créées par la guerre dans cette
région pourraient ne pas être reconnues et le découplage commercial,
économique, humanitaire et culturel entre la Russie et l’Union
européenne s’approfondir. De fait, la relation entre la Russie et
l’Occident se ferait encore plus antagonique que durant la guerre
froide. La notion de sécurité paneuropéenne perdrait alors tout sens.
La plus grande partie de l’Europe, sous leadership américain et à
travers l’OTAN et l’UE, s’efforcerait de contenir et de dissuader la
Russie ; quant à la Russie, elle chercherait à se protéger de l’historique
menace en provenance de l’Ouest. Une profonde défiance, une totale
absence de respect mutuel – renforcées par l’isolement –,
empoisonneraient l’atmosphère. Ceci pour une longue période : au
moins une génération, peut-être plus…

Même l’idée d’une coexistence pacifique, datant de la guerre froide,


ne pourrait être reprise rapidement. Tout d’abord, la paix elle-même
ne serait pas très stable. Une Ukraine-croupion, ni démilitarisée ni
dénazifiée, véritable « anti-Russie » soutenue par tous les moyens par
l’Amérique et ses alliés, serait perçue à Moscou comme un danger
réel, concret. Pour sa part, l’Ukraine, avec le soutien allié, pourrait
travailler à fomenter des troubles au-delà de la ligne de front, sur
l’arrière russe. De plus, l’idée de coexistence pourrait susciter quelque
scepticisme dans une Russie où l’Occident aurait regagné son image
d’ennemi héréditaire. À l’Ouest, la Russie se trouve déjà totalement
discréditée, et même déshumanisée, avec pour conséquence que tout
compromis avec elle est désormais émotionnellement difficile et
politiquement impossible.
Au-delà même de l’Ukraine, la ligne de bataille entre l’Occident et
la Russie s’est redessinée, excluant non seulement la pratique, mais
l’idée de neutralité, maintenant largement considérée en Occident
comme obsolète, voire amorale. En mer Baltique, la Suède et la
Finlande se préparent à rejoindre l’OTAN, mettant fin à une longue
tradition de non-alignement et de neutralité. Par ailleurs, des États
européens non-membres de l’OTAN participent pleinement à toutes
les sanctions prises contre la Russie. Jusqu’à la revendication de
neutralité de la Suisse, qui n’est désormais plus pleinement reconnue
par Moscou…

L’extinction progressive de la catégorie des États neutres


approfondit la division de l’Europe. Sur le continent, seul le Bélarus
s’est rangé aux côtés de Moscou. La Serbie et la Republika Srpska – et
tout particulièrement leurs populations – sont pro-Russes, mais leurs
responsables politiques doivent tenir compte d’un contexte
géopolitique qui fait de la perspective d’adhésion à l’UE à la fois une
chance et une nécessité. Quant à la Turquie, puissance régionale et
membre de l’OTAN, elle a joué son propre jeu dans des équilibres
multiples, à la fois en compétition avec la Russie et à ses côtés.

Un rôle pour les Européens ?

Dans cet environnement instable et explosif, bien plus que de discuter


de nouveaux concepts de sécurité pour l’Europe, il est urgent de
s’assurer que la dangereuse confrontation entre la Russie et l’Ouest ne
conduira pas à une guerre générale sur le continent, qui tournerait
presque inévitablement à l’annihilation nucléaire générale. D’où la
nécessité d’une approche très différente de celles qui furent en cause
durant la guerre froide ou la période post-guerre froide. Cette
nouvelle approche pourrait suivre les pistes suivantes.

Dans le domaine militaire, les deux centres de décision sont la


Maison-Blanche et le Kremlin. Leurs objectifs sont radicalement
différents, mais aucun des deux ne peut aller volontairement au
suicide nucléaire. Pourtant, si l’on considère la lourde asymétrie de
puissance entre l’Amérique et la Russie, Moscou pourrait un jour se
penser acculée et en conclure, pour reprendre les termes du président
Poutine, qu’elle n’a plus d’intérêt à un monde sans Russie… Dans
cette logique, la recherche par l’OTAN d’une victoire conventionnelle
sur la Russie dans une guerre par procuration devient très
dangereuse.

De fait, les Européens n’ont qu’un rôle subordonné dans les


développements qui interviennent à leur porte. Aux yeux du Kremlin,
ils sont collectivement dévalués comme satellites disciplinés de
l’Amérique. Dans la situation actuelle, le seul leader européen qui,
après le départ d’Angela Merkel, garde quelque crédibilité de
partenaire pour Moscou est le président français Emmanuel Macron.
Cette ouverture est unique et doit être préservée pour toute
éventualité d’échange urgent, bien qu’elle ne puisse remplacer les
contacts directs entre leaders américains et russes.

Les Européens peuvent cependant influer sur la situation, et dans


une direction différente. Les membres centre-européens de l’UE et de
l’OTAN, qui redoutent la Russie aujourd’hui plus que jamais, peuvent
faire monter la pression contre Moscou et ainsi pousser cette dernière
à des décisions qu’elle n’eût pas spontanément initié. On peut ici
penser, en particulier, à la situation autour de Kaliningrad, « exclave »
russe entourée de territoire polonais et lituanien. Il serait fort utile de
revoir l’histoire de Berlin-Ouest durant la guerre froide, afin de
pondérer d’éventuelles analogies… Ceux qui se préoccupent du
corridor de Suwalki feraient bien de s’aviser de l’importance
existentielle pour la Russie du transit avec Kalininigrad. D’autres
provocations pourraient avoir lieu : par exemple l’introduction, sous
quelque prétexte, de forces terrestres de l’OTAN sur le territoire
ukrainien ; ou bien une autorisation donnée aux forces aériennes
ukrainiennes d’utiliser des bases voisines de l’OTAN ; ou une
tentative de bloquer la petite garnison russe présente en Transnistrie.
Un nouvel équilibre continental
À moyen terme, à condition que l’on évite une guerre nucléaire, et si
l’on exclut l’hypothèse peu vraisemblable d’une nette défaite russe en
Ukraine qui entraînerait un changement de régime à Moscou et se
traduirait par un désordre interne et un alignement sur l’Occident, un
nouvel équilibre devra émerger en Europe. Russie et OTAN resteront
méfiants l’un envers l’autre, sceptiques sur la valeur des garanties de
sécurité et même des accords écrits, et se reposeront d’abord sur leurs
propres forces et ressources. Dans de telles conditions, un futur ordre
politico-militaire en Europe ne peut être basé que sur la dissuasion
croisée russo-américaine et sur le dispositif militaire séparant
linéairement la Russie de l’OTAN. Un retour, en quelque sorte, aux
deux premières décennies de la guerre froide mais avec une ligne de
séparation nettement plus à l’est…

Ce nouvel ordre nécessitera sans doute un peu d’architecture, mais


relativement peu. L’OSCE, en dépit ou à cause de son inefficacité en
matière de prévention des conflits, survivra sans doute comme
plateforme minimale de contacts et de discussions occasionnelles. Les
lignes de communication entre les hiérarchies militaires – le chef
d’état-major russe d’un côté, le chef d’état-major interarmées
américain et le commandant suprême de l’OTAN de l’autre – seront
maintenues de manière à éviter toute mauvaise interprétation, tout
mauvais calcul. Il pourrait également exister une ligne de
communication directe entre les Russes et les responsables du Conseil
de sécurité nationale. Des mesures de confiance (notifications avant le
lancement de missiles ou avant des manœuvres d’importance, etc.)
comme certains protocoles destinés à prévenir ou à gérer d’éventuels
incidents pourraient également demeurer.

D’autres éléments sont plus incertains. Un traité général sur la


sécurité européenne posant des limites à l’expansion de l’OTAN n’a
aucune chance de se concrétiser en raison de l’opposition claire des
États-Unis. C’était l’issue recherchée lors de la guerre de Géorgie en
2008 ; en 2014 à propos de la Crimée et du Donbass ; et même en 2022
avec la guerre en Ukraine. Mais ces conflits n’ont pas pu convaincre
Washington de changer de position. Si Washington demeure
aujourd’hui comme hier réticent à accorder des garanties de sécurité à
l’Ukraine et à la Géorgie, l’Amérique reste attentive à ce que la Russie
ne puisse disposer d’un droit de véto sur l’admission de nouveaux
membres à l’OTAN. Une attitude différente se solderait par une perte
de prestige, de crédibilité et de leadership pour Washington.

Dans les faits, l’OTAN se prépare à accueillir de nouveaux membres


au nord-est, allongeant significativement sa ligne de contact direct
avec la Russie. L’Ukraine et la Géorgie restent hors de l’Alliance mais
la Suède et la Finlande vont la rejoindre dans la foulée de la guerre
d’Ukraine. Les Russes considèrent depuis longtemps la Suède – en
dépit de sa position officielle hors blocs – comme un membre non
déclaré de l’OTAN. L’adhésion de Stockholm aura sans doute quelque
effet sur la perception russe de la menace. Mais c’est la sortie de la
Finlande de sa position de neutralité qui affectera le plus les calculs
stratégiques de Moscou car avec ses 1300 kilomètres de frontière avec
la Russie, très proche de Saint-Pétersbourg et de Severomorsk (siège
de l’état-major de la flotte du Nord), elle cessera de constituer une
zone tampon protégeant le nord-est russe. Moscou devra non
seulement déployer plus de troupes dans la région, mais aussi se
reposer davantage sur l’arme nucléaire pour parer à une éventuelle
attaque sur cette direction.

Si l’on considère le Grand Nord, on doit aussi souligner que


l’accession de la Finlande et de la Suède à l’OTAN aggrave l’actuelle
tendance à la militarisation de l’Arctique. Plus qu’une aire de
coopération, l’Arctique devient rapidement une autre ligne de front
dans l’affrontement croissant entre la Russie et l’Occident. Très
symboliquement, le Conseil de l’Arctique, que préside actuellement la
Russie, s’est trouvé bloqué par le refus de ses membres occidentaux de
parler avec la Russie après le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Les revendications concurrentes sur le plateau continental arctique,
soumises pour décision aux instances compétentes dépendantes de
l’Organisation des Nations unies, pourraient désormais conduire à
des prises de contrôle contestées et à de possibles chocs.

Un accord sur les frontières en Europe et le statut de divers


territoires disputés apparaît également hors de portée. À côté des
problèmes posés par l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud, la Transnistrie, le
Nagorny-Karabagh, le Kosovo ou Chypre du Nord, la question
ukrainienne semble massive… Avant de lancer son opération militaire
spéciale, le président Poutine a signé une loi reconnaissant
l’indépendance du Donetsk et de Louhansk. L’un des objectifs clé de
la campagne militaire russe était d’étendre le contrôle des deux oblasts
sur l’intégralité de leur territoire administratif – dont Marioupol, par
exemple, toujours sous contrôle de Kiev. Les forces russes ont réussi à
s’emparer de parties du sud ukrainien – les oblasts de Kherson et
Zaporijia, qui pourraient se séparer de Kiev, voire opter pour
rejoindre la Russie. La reconnaissance de ces réalités, même de facto,
restera interdite aux leaders ukrainiens pour une longue période. Si,
en sus, la Russie réussissait à s’assurer d’Odessa et de sa région, elle
pourrait établir un lien avec la Transnistrie, où une garnison russe
maintient depuis 1992 son ancrage russe.

Des accords de maîtrise des armements pourraient, par contraste, se


concrétiser, suivant les lignes des conversations russo-américaines de
janvier et début février 2022. De tels accords pourraient réaffirmer un
bannissement d’Europe des systèmes FNI, ainsi que d’autres systèmes
de frappe. Par contre, il semble impossible de prévoir un retrait des
déploiements nucléaires américains d’Europe, comme demandé par
Moscou. De même, au lieu d’être démantelées selon le vœu russe, les
infrastructures et forces de l’OTAN sur le flanc est se verront
renforcées. De son côté, la Russie pourrait développer sa coopération
militaire avec le Bélarus, Minsk étant disposée à autoriser le
déploiement d’armes nucléaires sur son territoire. L’Acte fondateur
des relations OTAN/Russie est pour l’essentiel mort, et les relations
entre Moscou et l’Alliance ne dépasseront sans doute pas, dans
l’avenir prévisible, les communications entre commandements
militaires. Les mesures de confiance pourraient s’avérer les seules
solutions pour maintenir un minimum de compréhension entre la
Russie et l’Occident.

Résumons : une nouvelle architecture de sécurité pour l’Europe,


dans sa définition géographique, semble impossible pour les court et
moyen termes. À sa place, nous aurons affaire à un dispositif de
tranchées autour de concentrations militaires. Un dispositif
fondamentalement basé sur la réalité d’une dissuasion réciproque, et
d’une assurance de capacité de destruction mutuelle entre Russie et
Amérique. Pour le dire différemment : la posture de sécurité de la
Russie sur son flanc ouest servira à la fois à défendre ses intérêts dans
la région et à dissuader l’alliance occidentale. De même, la posture de
sécurité de l’OTAN visera à contenir et à dissuader la Russie. Le seul
point sur lequel les deux côtés pourront s’accorder est la nécessité de
prévenir une guerre totale entre eux, parce qu’elle conduirait à
l’annihilation nucléaire.

Au lieu de rêver à un Helsinki 2, il vaut mieux accepter la réalité de


l’impasse d’un continent divisé, alors que l’Ukraine, qui a échoué à
incarner un rôle de pont, ou de tampon, entre la Russie et l’Ouest,
aura perdu une partie de son territoire et de sa population. Quant aux
concentrations militaires, l’attention doit être constante pour réduire
des risques qui sont d’ores et déjà plus hauts que ceux des
années 1980, 1970, et beaucoup plus haut que ceux des années 1960…
Des mécanismes d’assurance spécifiques, plutôt qu’une architecture
globale de sécurité, sont ici nécessaires. Certains d’entre eux – lignes
rouges entre leaders ; canaux de communication entre responsables
militaires et de la sécurité ; dispositifs de notification et d’inspection
dans la logique des traités de réduction des armements stratégiques ;
mécanismes de « déconfliction » sur le modèle syrien… – sont d’ores
et déjà en place.

Même si l’on se concentre sur le sujet européen, on ne peut négliger


un environnement plus large. La guerre hybride russo-américaine ne
constitue pas la rivalité centrale entre grandes puissances des
années 2020. La principale compétition oppose États-Unis et Chine.
Elle se fait plus intense, plus militarisée, et, au fur et à mesure qu’elle
s’aggrave, la relation entre Pékin et Moscou devient plus profonde.
Elle est officiellement dite « sans limite » et « plus qu’une alliance
militaire ». La possible constitution de deux blocs opposés – États-
Unis/Occident versus Chine/Russie – ne transformerait pas seulement
le rapport des puissances dans le monde, mais l’intégralité de la scène
internationale.

Si la tendance actuelle à un nouveau découplage global, à une


nouvelle division permanente, devient réalité, la situation politico-
militaire de l’Europe deviendra hautement dépendante de la
dynamique des relations entre les deux blocs. Cela n’est pas encore
certain, mais il est un fait : l’expansion politico-idéologique de l’Ouest
a atteint ses limites. Ni la Chine, ni (cette fois) la Russie ne sont prêtes
à embrasser l’universalisme libéral-démocratique promu par
l’Occident. Quant à l’avenir de l’Union européenne, la question est ici
de savoir si ses États membres continueront à se contenter d’être les
(très) junior partners des États-Unis dans l’OTAN, ou si une forme
d’autonomie stratégique de l’UE finira par s’affirmer. C’est en
définitive ce facteur qui décidera de l’existence ou non de solides
fondations pour une nouvelle architecture de sécurité européenne – et
de quel type de fondations il s’agit. Mais beaucoup de choses peuvent
encore arriver avant que ne surgisse la réponse à cette question…

Mots clés
Politique étrangère russe
Guerre en Ukraine
États-Unis
OTAN
L’Europe centrale et orientale face au concept de zone d’influence
Par Roman Kuzniar

Ancien directeur de l’Institut polonais des relations internationales et ancien conseiller pour les
Affaires étrangères du président Komorowski, Roman Kuzniar dirige le département des
Études stratégiques et de sécurité internationale de la Faculté des sciences politiques de
l’université de Varsovie.

Le concept de zone d’influence est aussi ancien que la politique internationale. Il a connu un
essor particulier avec la rivalité des empires au centre de l’Europe et les écoles géopolitiques du
XXe siècle. La fin de la guerre froide a fait disparaître du continent ce concept que Poutine tente
de restaurer à travers ses fantasmes de retour à l’empire russe et à l’hégémonie régionale. La
réponse de l’Occident est garante de la sécurité globale en Europe face à un dangereux retour
en arrière.

politique étrangère

Le phénomène des zones d’influence se manifeste dans la vie


internationale, sous des formes différentes, depuis l’Antiquité mais sa
définition dans le discours public reste peu précise. Dans la pratique,
il accompagne les concepts divers de domination, d’hégémonie,
d’empire, d’impérialisme, les remplaçant parfois.

On peut classer dans ce type de phénomène le système tributaire


développé par la Chine ou celui des relations entre puissances
« précaires » (en comparaison avec la Chine) du Proche et du Moyen-
Orient dès le IIe millénaire avant J.-C. On gardera cependant en
mémoire que certains tributaires – des États plus ou moins petits –
pouvaient tirer bénéfice de leur inclusion dans la zone d’influence
chinoise.

Une question intéressante demeure : peut-on parler d’une zone


d’influence à l’intérieur même d’un empire ? Rome fut le premier
empire – presque parfait – connu dans l’histoire, un système
géopolitique fermé réunissant plusieurs nations sous un seul pouvoir
et une unique capitale. À l’époque moderne, l’Europe a connu
l’empire habsbourgeois et l’empire russe. Il est difficile de dire si
l’ancienne Rome eut une zone d’influence car les territoires et régions
conquis étaient incorporés à l’empire comme provinces. Tout ce qui
restait hors des frontières n’intéressait pas Rome fondamentalement,
sinon comme objet de future conquête.

L’empire russe n’avait pas de zone d’influence en Europe, tous les


territoires sous son influence se trouvaient à l’intérieur de ses
frontières, bordées par d’autres empires : l’empire habsbourgeois, la
puissance montante de la Prusse et plus tard l’empire allemand.
Aucune zone tampon ne les séparait, sauf la Pologne du XVIIIe siècle,
incorporée aux zones d’influence des trois puissances voisines qui, à
sa chute, devaient solidairement l’absorber.

Autre question : durant la période impériale, définie par


1
J. Hobson , les territoires coloniaux constituaient-ils des zones
d’influence des puissances colonisatrices ou étaient-ils partie de leurs
empires ? Je penche plutôt pour le second choix. Assez unanimement,
on a considéré l’Amérique latine comme zone d’influence des États-
Unis une fois les puissances européennes, ex-métropoles coloniales,
chassées. Mais nous sommes ici confrontés à un autre problème : peut-
on qualifier de zone d’influence un territoire (un État) sur lequel on
exerce une hégémonie, c’est-à-dire une domination par la force, alors
que l’influence se définit comme une action de soft power, promue par
l’autorité ou l’exemple ?

L’expérience historique nous enseigne que tout État gagnant en


force devient une puissance, se dotant des outils lui permettant
d’influer sur son environnement dans le sens de ses propres intérêts.
C’est ce que faisait la Pologne des Jagellons par exemple, en installant
sur les trônes voisins des représentants de sa dynastie. Après les
Jagellons, les Vasa ont même souhaité s’accaparer le trône moscovite.
Les autres puissances européennes agissaient de même, parfois au
prix de guerres aux effets contraires aux buts visés (pertes
d’influence).
D’un point de vue formel, il semble que l’on puisse parler de zones
d’influence sciemment instaurées seulement quand des empires
chutent et que des États nationaux souverains apparaissent. Ceux qui
préservent leur puissance suite à l’éclatement tentent d’influencer des
pays plus petits, qui constitueront avec le temps leurs zones
d’influence.

La zone d’influence, concept géopolitique

Le concept de zone d’influence est partie intégrante de la pensée


géopolitique, bien que le sens même de ce terme diffère beaucoup
d’une école à l’autre. La géopolitique allemande est la plus attachée à
ce concept. Karl Haushofer, son plus éminent représentant, utilise le
terme d’« espace », aire vitale dont l’État doit disposer pour exister et
se développer dans une dynamique d’expansion. Haushofer attribue
des sphères d’expansion aux grandes puissances. L’espace dont la
nation a ainsi besoin pour se développer peut être incorporé à son État
ou constituer un espace voisin, de réserve, exploitable sans limites.
Haushofer prévoyait la constitution de quatre grandes zones
d’expansion au profit de l’Allemagne, des États-Unis, de l’Union
soviétique et du Japon, l’étendue de ces zones étant fonction des
2
forces susceptibles de les créer . On rappellera que Hitler intégrait
dans le Lebensraum une Europe centrale (Mitteleuropa) vue comme
zone d’influence naturelle de l’Allemagne, et depuis le Moyen Âge
comme un espace d’expansion et de peuplement.

Dans l’école anglo-saxonne, on s’arrêtera sur Halford Mackinder,


qui s’attachait particulièrement à la « bande » Baltique / Adriatique
constituant l’Europe centrale et orientale. Sa valeur géopolitique était
liée à sa position géographique entre Allemagne et Russie : « celui qui
règne sur l’Europe centrale et orientale […] domine le monde ». À tort
ou à raison, Mackinder a rendu d’autres puissances attentives à la
valeur d’une région jusqu’alors perçue comme une zone d’influence
locale, sous « prépondérance » allemande. Quant à Nicholas
Spykman, il n’était pas un déterministe géopolitique : il attribuait une
valeur stratégique particulière aux pays entourant l’URSS (le Heartland
de Mackinder) et au développement technologique. Ses conceptions
ont fondé la stratégie d’endiguement de l’URSS pendant la guerre
froide et les États-Unis ont alors tout fait pour garantir une influence
occidentale dans ces pays. La logique géopolitique, une fois introduite
dans l’« abrégé » de la politique internationale, y est demeurée comme
un élément important de la pensée politique et de la stratégie de
sécurité de nombre de pays, et au premier chef des grandes
puissances.

Pour ces pays « tombés » dans de telles zones d’influence, le plus


souvent malgré eux et se trouvant parfois loin des puissances
concernées mais dont le potentiel stratégique était particulier, il était
important de mesurer quelle liberté leur laissaient les dominants, en
matière intérieure et de politique étrangère. La puissance dominante
pouvait exiger un alignement du régime sur le sien (l’URSS) ; ou
attendre « seulement » une subordination diplomatique et en matière
de sécurité. Les pays de la zone d’influence pouvaient parfois
recueillir des avantages économiques ; ou devoir se défendre contre
l’exploitation du dominant.

Dans son approche de la question des zones d’influence, l’école


réaliste ne prenait en considération ni les coûts ni les sentiments ou
aspirations des États ainsi subordonnés. Par définition, cette école
accorde aux puissances le « droit » d’établir leurs sphères d’influence.
Ce n’est pas le petit pays qui doit avoir des garanties de sécurité face
aux puissants mais l’inverse : l’essentiel étant la sécurité, mais aussi le
prestige, la légitimité de statut ou les besoins économiques de l’État le
plus fort. John Mearsheimer, « gourou » contemporain des réalistes,
avance que l’Alliance atlantique a commis une erreur en s’élargissant
aux pays appartenant à la zone d’influence de la Russie (hier de
l’URSS). Il justifie ainsi la politique de confrontation de Moscou et du
président Poutine face à l’Occident (« une pure géopolitique » écrit-
3
il) .
En général, l’école libérale n’utilise pas le concept de zone
d’influence, le rejetant ou plus exactement l’annulant comme tout ce
qui est imposé contre la volonté des pays. La vie internationale doit se
construire sur des éléments autres que la force, ou une obsession
sécuritaire menant jusqu’au conflit. L’approche libérale met au
premier plan la démocratie, le commerce international, les
négociations et le compromis, le droit international, le principe
d’autodétermination, le contrôle des armements, l’interdépendance et
le multilatéralisme. Si certaines zones d’influence sont admises, il
s’agit seulement de celles qui se fondent sur une force d’attraction,
4
d’exemplarité, et sur une adhésion volontaire des États .

Il faut admettre que les puissances qui se réclament de cette


conception libérale ont péché contre ces principes, mais surtout dans
la phase impérialiste de leur évolution. Les zones d’influence
imposées par la force par les puissances libérales ont pratiquement
disparu depuis la fin de la guerre froide.

Les zones d’influence dans l’histoire européenne


Le concept et la pratique des zones d’influence sont relativement
récents dans la tradition européenne. La faiblesse géopolitique de
l’Europe féodale n’autorisait pas la mise en place de véritables zones
d’influence, même si les instincts expansionnistes n’étaient pas
étrangers aux gouvernants de l’époque. Le souci des influences et de
leur équilibre fut au demeurant une des causes de la guerre de Trente
Ans ; ou la guerre de succession d’Espagne au tournant des XVIIe et
XVIIIe siècles.

Les zones d’influence comme causes directes de guerre et objets de


négociation apparaissent de façon durable quand la politique
dynastique se transforme en politique nationale, quand de grandes
puissances stables commencent à agir suivant une logique
géopolitique, avant même que l’idée et son appareillage conceptuel ne
soient entrés officiellement dans leur diplomatie. Le passage à une
géopolitique systématique s’effectue lors des guerres napoléoniennes,
qui font apparaître en Europe ce que nous appelons le « concert des
nations ». Les puissances d’alors (G5) étaient convaincues que la paix
et la stabilité en Europe dépendaient d’un « juste équilibre » défini par
des catégories géopolitiques. Leurs besoins et aspirations devaient
ainsi se trouver satisfaits, dans leurs propres frontières et par la
configuration politique de l’Europe entière et au-delà.

Deux congrès berlinois ont précisément départagé les zones


d’influence : le premier a défini en 1878 les aires d’influence de
quelques puissances européennes dans les Balkans ; le second a tracé,
en 1884-1885, les frontières des zones coloniales en Afrique pour
quelques empires européens.

Au même moment, l’Europe orientale, ou plus exactement


orientale-médiane, et l’Europe sud-orientale devenaient une zone
classique d’influence, du fait des trois éléments cités par
Hans Morgenthau comme causes de l’impérialisme vu comme
capacité à instaurer des zones d’influence : guerres victorieuses,
guerres perdues et faiblesse, ou vide politique, des territoires
5
concernés . La Pologne a joué un rôle significatif dans la mise en place
de ce mécanisme. Sa chute au XVIIIe siècle, quelque part méritée à
peine deux siècles après qu’elle eût compté parmi les puissances
européennes, marque le début du traitement de cette région comme
zone d’influence disputée par les autres États. Situation
paradoxalement aggravée après le premier conflit mondial. Les trois
empires qui contrôlaient l’Europe centre-orientale et centre-
méridionale avaient perdu la guerre, et leur emprise sur les nations de
la région. On voyait donc naître une nébuleuse d’États petits ou
faibles, incapables de mettre en place une alliance susceptible de
contrer les tentatives de deux puissances révisionnistes qui
cherchaient à ébranler l’ordre géopolitique dessiné à Versailles.

La République de Weimar et la Russie soviétique cherchaient en


effet dès 1922 – avec le traité de Rapallo – à s’allier pour détruire
l’ordre européen et regagner le plein contrôle de la région. Leur
coopération trouvait son achèvement dans l’accord Ribbentrop-
Molotov d’août 1939. Les différences idéologiques, au fond pas si
grandes entre l’Allemagne hitlérienne et la Russie soviétique,
n’empêchaient pas Berlin et Moscou de sceller une alliance contre
l’indépendance des pays de l’Europe centrale et orientale.

La fin de la Seconde Guerre mondiale permettait à l’URSS seule,


sans l’Autriche-Hongrie ni l’Allemagne, d’étendre son pouvoir sur les
territoires situés entre trois mers : la Baltique, la mer Noire et
l’Adriatique. Ces régions étaient occupées par l’Armée rouge, et les
puissances occidentales, reconnaissant la contribution de l’Union
soviétique à la défaite de l’Allemagne nazie, n’étaient de toute
évidence pas prêtes à mener une nouvelle guerre au nom de la
libération de l’Europe orientale du joug communiste. À Yalta, elles ne
réalisaient d’ailleurs pas bien que l’influence de Moscou dans les pays
libérés par l’Armée rouge y imposerait des régimes totalitaires.
L’argumentation de Staline était alors totalement géopolitique (la
création d’une zone tampon empêcherait une autre expansion
allemande), et la déclaration finale sur l’Europe libérée parlait du
retour de la démocratie dans ces pays… L’emprise soviétique sur
l’Europe orientale était un cadeau inattendu de Hitler : elle eût été
impossible sans la guerre provoquée par le Troisième Reich.

On pourrait parler ici d’une zone d’influence soviétique mais


l’expression serait éloignée de la réalité. De même, le principe cujus
regio, ejus religio ne décrirait qu’imparfaitement la situation. Le
communisme n’était pas seulement une idéologie, mais un système
politique et économique fonctionnant grâce à l’imposition immédiate :
l’ambassadeur soviétique jouait dans ces pays le rôle de gouverneur,
surveillant étroitement le pouvoir des communistes locaux installés
par Moscou. La prise du pouvoir de ces derniers s’accompagnait de la
terreur, dans une situation proche d’une guerre civile aux victimes
nombreuses. Terreur et répression furent indissociables de ces
pouvoirs qui représentaient les intérêts de Moscou dans la région,
presque jusqu’à la fin du bloc communiste, à la fin des années 1980.
L’opposition des sociétés incluses dans cette zone soviétique se
manifestait à la fois contre un régime communiste imposé, étranger à
leur tradition, contre des tentatives de russification de leurs cultures
nationales et contre un isolement vis-à-vis d’une culture occidentale
dont elles avaient fait partie durant des siècles. Un système
économique artificiel et autarcique les séparait des dynamiques
globales, les menant à la pauvreté ainsi qu’au mal-développement.

La souveraineté des pays du bloc communiste n’était pas seulement


limitée à l’intérieur, elle touchait aussi les choix extérieurs. Moscou
mettait en garde l’Occident contre toute tentative d’aider un pays à
s’éloigner du bloc, au motif que cela signifierait un déséquilibre entre
l’Est et l’Ouest, impliquant le risque d’une nouvelle guerre mondiale.
L’Ouest est donc resté passif face au soulèvement de Budapest en 1956
ou au printemps de Prague en 1968. Toutes les tentatives de ce type
furent étouffées sans ménagement avec l’aide des forces de l’ordre
internes, ou les armées soviétiques ou « alliées » – du pacte de
Varsovie. Ce fut le cas pour la Pologne en 1956, 1968, 1970 et 1981. Le
principe soviétique de l’internationalisme socialiste présupposait la
supériorité des intérêts du bloc communiste par rapport aux intérêts
nationaux de chaque pays, ce qui fut traduit dans la doctrine Brejnev
sous le terme de « souveraineté limitée ».

Ce rappel du fonctionnement de la « zone d’influence » soviétique


est important pour comprendre les évolutions de l’Europe centrale et
orientale ainsi que de l’Europe centre-méridionale après la guerre
froide. Durant toute la période « soviétique », l’Ouest a respecté la
zone d’influence de l’URSS, conscient que toute atteinte active au statu
quo pouvait entraîner un conflit armé. À partir de l’Acte final
d’Helsinki de 1975, les mouvements démocratiques dans certains pays
du bloc ont cependant pu recevoir un soutien discret de l’Occident.
L’Allemagne de l’Ouest, qui reconnaissait à l’URSS la disposition
d’une zone de contrôle en Europe de l’Est et se montrait critique à
l’égard des mouvements dissidents réclamant une rupture du statu
quo (par exemple Solidarnośc en Pologne), faisait figure d’exception.
L’implosion subite du système communiste et l’éclatement de la zone
d’influence soviétique prenaient tout le monde de court. Tout avait
commencé à Gdan´sk avec la naissance de Solidarnos´c, qui incarnait
le refus total du communisme et de l’emprise soviétique sur l’Europe
orientale.

La fin de la guerre froide et la liquidation des zones


d’influence
Après leur expérience dramatique d’appartenance au bloc
communiste (pour la Pologne s’ajoute la mémoire de partages
multiples), les nations de l’Europe centre-orientale et centre-
méridionale ont concentré leurs efforts diplomatiques pour se
prémunir contre une éventuelle hégémonie de la Russie. Cette fois, les
pays de la région bénéficiaient d’une ouverture politique, une
« fenêtre de tir » rare dans cette partie de l’Europe. Après l’éclatement
de l’URSS, Moscou s’occupait d’abord de ses propres affaires, des
problèmes économiques et sociaux liés au changement de régime. Elle
devait également gérer l’instabilité dans son entourage immédiat, des
États issus des ex-républiques soviétiques. Moscou a essayé, on le sait,
de leur imposer un statut de zone sous influence. Elle y a
généralement réussi, à l’exception des trois pays baltes.

Cela ne signifie pas que la Russie a alors oublié l’Europe centrale :


les documents officiels des années 1990 définissent cette région
comme une zone « d’intérêts historiquement légitimes pour la sécurité
de la Russie ». Mais les problèmes internes et le besoin d’aide
occidentale rendaient plus difficiles les pressions et velléités
géopolitiques néo-impériales.

De l’autre côté, une fois le mur de Berlin tombé, le voisinage de


l’Europe centrale changeait. Des puissances en conflit du premier XXe
siècle, on passait à un Occident uni idéologiquement et
institutionnellement ; les puissances et les institutions multilatérales
de l’Ouest développaient une logique d’ordre libéral, étranger au
concept de zones d’influence. La victoire de l’Ouest et la dislocation
du bloc communiste ouvraient la voie à un élargissement de cet ordre
vers des pays qui y étaient culturellement prêts. À l’été 1993,
Samuel Huntington évoquait dans Foreign Affairs la nécessité d’élargir
6
des institutions occidentales aux pays de l’Europe centrale . Une idée
qui devait mûrir politiquement quelques bonnes années.

Il fallait préparer ce rapprochement, vaincre les résistances,


s’adapter. Les pays d’Europe centrale ont donc passé plusieurs années
dans un sas : une « sphère de sécurité raréfiée » ou une « zone grise de
sécurité ». Leurs craintes que ne se referme la fenêtre d’opportunité et
la peur de retomber sous domination russe étaient suffisamment
fortes pour que de grands efforts d’adaptation soient fournis pour
intégrer l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), efforts
encore plus exigeants pour entrer dans l’Union européenne (UE).
Tous ces processus d’accession ont permis à ces pays de se libérer
lexicalement de la dénomination générique d’« Europe de l’Est » qui
les renvoyait à l’ex-bloc soviétique, au profit d’une nouvelle marque :
l’« Europe centrale ».

La réticence initiale de l’Occident et les protestations russes étaient


vaincues – le scepticisme occidental provenant d’ailleurs en grande
part justement des protestations menaçantes de Moscou à l’idée de
l’élargissement de l’OTAN. La Russie ne s’opposait cependant pas à
l’élargissement de l’Alliance pour des raisons tenant à sa propre
sécurité. L’argument n’avait pas plus cours quand l’Union soviétique
avait annexé les pays baltes en 1940 ou, un an plus tôt, la moitié de la
Pologne ; il s’agissait seulement d’impérialisme. Et dans les années
1990, le pouvoir de Moscou était bien conscient que l’entrée des pays
d’Europe centrale dans l’OTAN les séparait définitivement d’une zone
d’influence russe qu’il aimait à croire reconstructible.

La liquidation de la zone d’influence de la Russie – ou plutôt la fin


de son hégémonie en Europe centrale – ne s’est pourtant pas faite
contre Moscou. Au contraire, l’Ouest en s’élargissant souhaitait en
faire son partenaire proche, sur le plan économique et de la sécurité.
La Russie est ainsi entrée dans des organes et mécanismes de
coopération, à commencer par le Conseil OTAN-Russie suivi par
l’admission au G7, devenu le G8. Elle devenait également membre du
Conseil de l’Europe, sans même remplir les conditions préalables à
l’adhésion. L’ambassadeur russe auprès de l’OTAN s’y sentait
pratiquement chez lui ; le président Medvedev était accueilli au
sommet atlantique de Lisbonne presque comme « l’un des nôtres »,
deux ans à peine après le conflit en Géorgie. L’élargissement de
l’OTAN ne pouvait donc pas être perçu par Moscou comme une
menace pour sa sécurité.

Le « tampon » de l’Europe centrale avait cessé d’être utile. La Russie


construisait ses liens organiques avec les pays et institutions
occidentales, y compris l’UE, avec laquelle elle établissait un
partenariat et une collaboration. Moscou était certes critique face aux
opérations out of area (surtout, en 1999, contre l’ex-Yougoslavie) et
exprimait fort ses craintes quant à l’éventuelle adhésion de l’Ukraine
et de la Géorgie à l’OTAN. La guerre avec cette dernière mettait fin
aux espoirs géorgiens d’intégration dans l’Alliance. Et les perspectives
d’adhésion de l’Ukraine, en dépit des déclarations de l’Alliance
d’avril 2008, n’étaient pas réelles, ce dont Moscou était parfaitement
consciente.

Poutine et le fantasme du retour à l’empire

Le retour de Poutine au Kremlin en 2012 a radicalement changé la


politique russe, étrangère et intérieure. À l’intérieur, cap est mis sur
l’autoritarisme qui, ces dernières années, frôle le totalitarisme sous
7
nombre d’aspects . C’est une rupture avec la démocratie : la Russie de
Nicolas II était sans doute, avant la Première Guerre mondiale,
beaucoup plus démocratique que la Russie poutinienne de nos
années 2020. En politique étrangère, Poutine a misé sur une attitude
de confrontation avec l’Ouest, bien qu’il ait continué à volontiers
rencontrer des leaders occidentaux affectant de ne pas voir le profond
changement dans les choix du chef du Kremlin depuis 2012.
L’agression de l’Ukraine en 2014 et l’occupation d’une partie de son
territoire ont été le premier signe, brutal, de cette évolution. Bien que
l’Ouest ait mis en place des sanctions à son encontre, son approche à
l’égard de Moscou est vite revenue au business as usual et l’ingérence
du Kremlin dans les élections présidentielles américaines de 2016 n’y
a rien changé. Mais quand Donald Trump, favori de Poutine, a perdu
les élections de 2020, celui-ci a décidé de passer à la contre-offensive
ouverte dans les affaires touchant au statut géopolitique de l’Europe
centrale et orientale. La Russie a d’abord intensifié sa pression
militaire sur l’Ukraine au printemps 2021, brièvement interrompue
après les échanges à Genève avec le président Biden en juin 2021. La
phase suivante de cette poussée de la Russie pour restaurer un statu
quo géopolitique et géostratégique dans la région correspond à la
guerre menée contre l’Ukraine depuis le 24 février 2022. Cette guerre
renvoie à une obsession de Poutine. Refusant à l’Ukraine la légitimité
étatique, le président russe a décidé de prendre le contrôle d’une
partie de son territoire et d’en vassaliser le reste, sans doute selon le
8
modèle du régime de Vichy . Pour lui, l’Ukraine n’est même pas dans
une zone d’influence : elle doit être un protectorat sous hégémonie
9
russe .

Poutine a lié ses plans pour l’Ukraine à son révisionnisme


géopolitique à l’égard de l’Europe centrale. L’ultimatum présenté à
l’Occident à la mi-décembre 2021 (projet de deux traités Russie-États-
Unis et Russie-OTAN) incluait l’exigence d’un accord de l’Occident
pour démilitariser les pays d’Europe centrale membres de l’OTAN
depuis 1997. Il s’agissait bien de retirer de leurs territoires les
infrastructures de défense et les troupes de l’OTAN déployées suite à
l’agression russe contre l’Ukraine en 2014. La Russie souhaite donc
modifier le statut géostratégique de la région et priver ces pays des
garanties crédibles que leur apporte l’Alliance et son article 5.

Il est certes difficile de dire si ces exigences étaient des propositions


négociables (« nous y renonçons si l’Ouest nous rend l’Ukraine »),
même si elles étaient ancrées dans la tradition de la (géo)politique
russe. En tout cas, elles n’étaient nullement fondées sur des besoins de
sécurité : ce n’est pas l’OTAN qui menace la Russie mais Moscou qui
menace la sécurité des pays de la région. Les agissements de la Russie
depuis février 2022 nous renvoient à un âge lointain : nul argument ne
peut les justifier, hors une certaine nostalgie de la Russie impériale…

John Mearsheimer, « idiot utile » du Kremlin, se trompe quand,


après l’agression russe, il répète ses arguments sur la responsabilité
occidentale dans cette guerre et sur une prétendue « autodéfense »
sécuritaire de Moscou – bel exemple de perte de contact avec la réalité
d’un prestigieux intellectuel… D’abord, la perspective d’entrée de
l’Ukraine dans l’UE et dans l’OTAN n’avait aucune réalité, Moscou en
était parfaitement consciente. Et l’idée selon laquelle l’Alliance
pourrait menacer une Russie pourvue du nucléaire est parfaitement
mythique. Le gourou des réalistes fait semblant d’ignorer l’attitude
fondamentale de Poutine à l’égard de l’Ukraine. Et, finalement, il
refuse à l’Ukraine une indépendance sécurisée face aux ambitions
néo-impériales de la Russie. Accepter l’interprétation de Mearsheimer
équivaut à considérer que l’Union soviétique est intervenue en
10
Hongrie en 1956 pour défendre sa propre sécurité …

À la lumière de l’agression russe et du front commun qu’elle a


suscité entre pays de l’UE et de l’OTAN – et surtout en Europe
centrale –, on ne voit nulle justification, et encore moins de possibilité,
pour la restauration d’une zone d’influence ou d’une zone tampon
dans la région. Aucune puissance ne peut disposer d’une zone
d’influence si les pays concernés ne le souhaitent pas. La Russie n’est
tout simplement pas une puissance d’attraction : elle n’a rien à offrir.
Si l’on se réfère à Morgenthau et aux méthodes qu’il identifie pour
constituer des zones d’influence impériales – une guerre gagnée, ou
perdue, et la faiblesse des autres protagonistes –, on constate
qu’aucune de ces conditions n’est réunie en Europe centrale. Les pays
de la région sont en tous points semblables aux autres pays européens
(système gouvernemental et niveau de développement, bien qu’ils
soient légèrement moins riches) et ils font partie de l’UE et de
l’OTAN.

Moscou ne réussira pas à constituer une telle zone par chantage ou


par menace. Ses tentatives d’usage de la force ne peuvent qu’aggraver
le conflit entre la Russie et l’Occident, et repousser encore plus loin
d’elle les pays de la région. Vladimir Poutine se trompe d’époque,
perdu dans « un autre monde » – pour reprendre l’expression de la
chancelière Merkel après une conversation téléphonique de mars 2014.
De plus, il a gravement mésestimé les rapports de force entre la Russie
et l’Occident (y compris la force des volontés), et surestimé sa capacité
de forcer l’Ouest à « céder » l’Europe centrale à l’influence de la
Russie. Certaines concessions excessives des leaders occidentaux dans
le passé récent, leur indifférence face à une politique de plus en plus
autoritaire et à l’arrogance militaire, ont sans aucun doute joué un rôle
néfaste.

Poutine est revenu à ses racines : la politique impériale de la Russie


et l’hégémonie expansionniste de l’URSS. Mais les relations
internationales ont changé. S’il existe bien un déclin de l’ordre
international libéral, celui-ci touche seulement l’ordre global. Sur les
frontières des États qui l’ont bâti en Occident, cet ordre est toujours de
mise et les pays occidentaux disposent d’une force suffisante pour le
11
défendre chez eux, y compris contre des ennemis comme la Russie .
Un certain retour au power politics, que nous pourrions voir émerger
dans les années à venir, ne signifierait pas un retour aux habitudes de
l’entre-deux-guerres : accords de Munich, pacte Ribbentrop-Moloto ou
appeasement…

Le cours des choses dépendra beaucoup de la manière dont agira


l’Occident à l’égard de la Russie après la guerre contre l’Ukraine. Il
faut exiger que les hommes politiques responsables de cette agression
soient éliminés du pouvoir. Si c’est impossible, il faudra les isoler de la
scène internationale : pas de contacts directs, de coups de fil… De
plus, les coupables de crimes de guerre – Poutine en tête – devront
être punis. Enfin, la Russie devra payer à l’Ukraine de justes
réparations de guerre, comme celles qui ont été réglées par l’Irak au
Koweït.

Ces trois points doivent conditionner d’éventuelles limitations des


sanctions. Ainsi, après des années de bienfaits à l’égard des autorités
et des oligarques russes, l’Occident pourrait s’intéresser aux Russes
ordinaires… Dans cette hypothèse seulement, leur propre État
pourrait leur devenir bienveillant et la Russie, au lieu d’exiger la
soumission de son environnement, pourrait devenir un pays puissant,
normal, respectant le droit international et les droits des autres à la
sécurité et à choisir leur propre voie de développement.

Si les leaders occidentaux devaient se montrer une fois encore


indulgents pour la politique brutale de Moscou, dans vingt ou
quarante ans un autre Staline ou Poutine terroriserait ses voisins et
ferait à nouveau chanter l’Europe.

Il est peu probable que le retour à l’âge de pierre proposé par la


Russie avec son agression contre l’Ukraine suscite des imitateurs. La
défaite politique de Moscou constituera une mise en garde pour
d’éventuels suiveurs. Ce qui ne signifie pas que d’autres puissances
abandonneront leurs rêves, et parfois leurs tentatives, d’établir leurs
propres zones d’influence : la Chine dans le sud de la mer de Chine, la
France en Afrique ou la Turquie dans son voisinage. Paradoxalement,
les États-Unis pourraient aujourd’hui apparaître comme une grande
puissance sans zone d’influence, tant il est difficile de spécifier leur
poids actuel en Amérique latine.

Quant à l’appréhension européenne du rogue power qu’est devenue


la Russie de Poutine, il faut citer Paul Johnson et son Histoire du
12
monde : « L’essentiel de la géopolitique consiste en la capacité de
distinguer les différentes formes du mal ». L’UE a quelque problème
13
avec cette exigence. À ce propos, j’ai déjà cité Zaki Laïdi, qui
évoquait la nécessité, pour l’UE, d’élargir ses compétences
géopolitiques. En 2014, après l’agression russe contre l’Ukraine, j’ai
aussi écrit que, pour l’UE, était venu le moment hic Rhodus, hic salta.
14
Hélas, il n’en a rien été . À la lumière des événements récents
d’Europe orientale, les ambitions géopolitiques de la Russie, y
compris son soutien aux forces autoritaires sur le continent,
s’imposent au cœur des discussions sur la boussole stratégique de
l’UE.

Mots clés
Europe centrale et orientale
Zones d’influence
Expansionnisme russe
Alliance atlantique
Les conséquences de la guerre d’Ukraine pour le secteur de
l’énergie
Par Marc-Antoine Eyl-Mazzega

Marc-Antoine Eyl-Mazzega est directeur du Centre Énergie et Climat de l’Ifri.

Le déclenchement de la guerre en Ukraine a renforcé les chocs sur les marchés énergétiques.
L’Union européenne a compris soudainement le coût de sa dépendance aux hydrocarbures
russes et cherche depuis lors à accélérer la diversification de ses approvisionnements et de son
mix énergétique. Elle devra aussi apprendre à réduire sa consommation. Au-delà de l’Europe, les
impératifs de sécurité énergétique semblent avoir pris le pas sur les objectifs climatiques.

politique étrangère

L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque le retour de la guerre


interétatique à grande échelle en Europe et plonge le Vieux Continent
dans une multitude de crises qui se renforcent mutuellement. Cette
guerre a des impacts globaux car la Russie est le premier exportateur
mondial de gaz (pour l’essentiel par gazoducs) ; de liquides
d’hydrocarbures (pétrole brut et produits raffinés) ; l’un des premiers
exportateurs de charbon, d’uranium, de métaux et minerais ; et enfin
de matières premières agricoles et d’engrais. La Russie était aussi sur
le point de se hisser au tout premier rang des exportateurs de gaz
naturel liquéfié (GNL), talonnant les États-Unis, le Qatar et l’Australie.
L’inflation qui sévit désormais dans la plupart des économies et les
tensions sans précédent sur les marchés agricoles et des
hydrocarbures attestent l’impact du conflit, tout comme le
ralentissement de la croissance économique mondiale ainsi que la
multiplication des zones et foyers d’instabilité.

Un système énergétique tenu par la Russie


Lorsque Vladimir Poutine annexe la Crimée en 2014 et lance des
opérations armées dans le Donbass, les prix du pétrole et du gaz
s’effondrent quelques mois plus tard pour des raisons systémiques. Le
président russe limite alors ses opérations militaires, ouvrant la voie
aux deux accords de Minsk. Ce qui se dessine aujourd’hui aurait pu
avoir lieu il y a huit ans, mais le contexte ne s’y prêtait pas. Les
sanctions occidentales avaient pour objectif de réduire la capacité de
la Russie à renforcer sa production et ses exportations
d’hydrocarbures à long terme, et de bloquer les partenariats entre
compagnies pétrolières occidentales et sociétés nationales russes. Elles
n’ont pas provoqué de hausse des prix, les flux énergétiques entre la
Russie et l’Union européenne (UE) se sont poursuivis, voire renforcés,
et la Russie a été confrontée à cinq années de prix bas pour ses
exportations entre 2015 et 2020.

Vladimir Poutine a mis à profit ces années pour poursuivre quatre


objectifs : renforcer la diversification des exportations pétrolières et
gazières russes pour accéder à de nouveaux marchés (GNL, Chine par
gazoduc) ; accentuer la dépendance des Européens aux hydrocarbures
russes, notamment de l’Allemagne, avec des livraisons abondantes et
le lancement du projet Nord Stream 2 ; susciter des tensions
géopolitiques en Europe et au sein de l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord ; consolider ses alliances au Moyen-Orient pour
renforcer la capacité de la Russie à influencer le prix du pétrole
(l’alliance avec l’Arabie Saoudite et l’Organisation des pays
exportateurs de pétrole, dite OPEP+). Autrement dit, dans la période
2015-2020, Moscou a fait preuve de patience stratégique et consolidé
ses positions pour mieux préparer la suite.

Ces cinq années de prix bas ont été une aubaine pour les pays de
l’UE, qui ont disposé d’une énergie bon marché et ont pu progresser
dans le projet de construction d’une économie neutre en carbone.
Après les élections de mai 2019 au Parlement de Strasbourg, les
Européens ont validé une loi Climat qui vise la neutralité climatique
en 2050 et une sérieuse accélération des efforts de décarbonation d’ici
à 2030, en passant de -24 % de baisse des émissions de gaz à effet de
serre (GES) en 2021 par rapport à 1990 à -55 %.
Cette période a néanmoins une face cachée : l’endormissement
stratégique des Européens qui, à de rares exceptions près, n’ont plus
prêté attention à la sécurité des approvisionnements et au
renforcement sournois ou assumé de leur dépendance à la Russie.
C’est tout particulièrement le cas de l’Allemagne, qui a choisi de
réduire ses émissions de GES en développant les énergies
renouvelables et les centrales à gaz (près de 25 gigawatts de nouvelles
capacités étaient programmés par l’accord de coalition de
novembre 2021), alimentées par du gaz essentiellement russe, et a
laissé les entreprises étatiques russes développer leurs positions sur le
marché allemand.

Après 2020, une année noire de chute des exportations et des


revenus, le Kremlin a multiplié les déclarations dénonçant
l’« agression verte » des Européens à son encontre, jugeant que le
pacte vert européen (ou Green Deal) mis en place à Bruxelles visait à
affaiblir et déstabiliser la Russie en la privant de ses exportations.
C’est alors que Vladimir Poutine a sans doute vu une opportunité se
profiler. Les marchés mondiaux du pétrole et du gaz commencent à se
tendre pour des questions structurelles de sortie de crise, de rebond
de la croissance et de la demande, de production perturbée et de sous-
investissement. La Russie réagit en commençant à réduire ses
approvisionnements gaziers vers l’Europe à l’été 2021, ce qui renforce
ces tendances et fait progressivement monter les prix. Dans le même
temps, Moscou orchestre savamment avec Riyad une gestion très
prudente de l’accroissement de la production du cartel pétrolier,
nourrissant ainsi la hausse des cours. Rien d’alarmant alors, si ce n’est
que les menaces américaines de sanctions contre le gazoduc Nord
Stream 2 sont accompagnées d’un message de la Russie : pour obtenir
plus de gaz, les Européens doivent faciliter la mise en service du
gazoduc très controversé venant doubler les capacités de Nord Stream
déjà installé en mer Baltique. Fin 2021, et de manière très inhabituelle,
Gazprom n’a guère rempli ses stockages en Europe, pas plus que
l’industrie européenne qui, dans certains cas, n’est pas exempte de
reproches.
Lorsque Vladimir Poutine envahit l’Ukraine, il sait que les revenus
de ses exportations d’hydrocarbures sont sanctuarisés. Un certain
nombre d’États européens sont en effet drogués aux hydrocarbures
russes, sans alternative de court terme. Si l’opération militaire est
rapide et efficace comme il l’imagine, la Russie n’aura rien à perdre,
voire tout à gagner : des prix qui flambent, des Européens vulnérables
qui n’oseront pas s’en prendre à ces flux et qui modéreront leurs
sanctions de peur de provoquer l’ire russe, une clientèle solide de
lobbyistes et d’affairistes qui s’activera pour jouer l’apaisement, avec
une grande campagne de communication… Tout cela formant un
socle solide pour reprendre des relations « normales » quelques mois
plus tard, une fois le choc passé.

Tensions sur les marchés et pression sur les Européens


La guerre a précipité les marchés de l’énergie dans une situation
chaotique. L’UE s’est brutalement rendu compte de sa dépendance et
vulnérabilité aux exportations russes. En 2021, la Russie a représenté
environ 30 % de la demande européenne de gaz et 44 % de ses
importations. Pour l’Allemagne, le gaz russe représentait jusqu’à 50 %
de la demande totale. Cette forte dépendance s’est doublée de
multiples vulnérabilités du fait du rôle central du gaz pour l’industrie,
la production d’électricité et le chauffage résidentiel. La Russie
représente également 25 % des importations européennes de liquides
d’hydrocarbures, avec une vulnérabilité particulière dans certains
marchés en Allemagne de l’Est et en Europe centrale, mais aussi vis-à-
vis du diesel que l’Europe ne produit pas suffisamment dans ses
raffineries pour satisfaire sa propre demande.

La guerre a déjà renforcé ou provoqué de multiples chocs


énergétiques : les prix du gaz se sont envolés sur les marchés à des
niveaux jamais atteints. Le prix du baril s’est durablement installé au-
dessus des 100 $, avec des pointes bien au-delà. Comme le coût de
production de l’ammoniaque repose à 80 % sur celui du gaz, le prix
des engrais a bondi. Les prix de gros de l’électricité dans la plupart
des marchés européens ont également décollé : la fixation de ces prix
de gros dépend en effet de l’unité marginale de production appelée
sur le réseau pour satisfaire la demande, et cette unité est typiquement
une centrale thermique au gaz. Des industries intensives en énergie,
comme la pétrochimie ou le verre, ont réduit voire arrêté leur
production, incapables de payer les factures et de transférer ces
surcoûts sur les prix des biens finaux. L’inflation importée est
devenue systémique.

L’ensemble des échanges énergétiques entre la Russie et l’UE sont


désormais remis en cause. La question de l’arrêt des achats
d’hydrocarbures russes, voire de sanctions visant ce secteur
stratégique, est progressivement devenue centrale. L’impensable s’est
imposé à l’agenda, avec deux approches distinctes.

Du côté européen, si à l’exception du gel du projet Nord Stream 2


les gouvernements n’ont pas mis en place de sanctions qui nuiraient à
la capacité de production et d’exportation russe à court terme, le
secteur privé a réagi de manière résolue. Certaines majors occidentales
ayant investi en Russie ont rapidement déclaré cesser tout
investissement et vouloir se séparer de leurs actifs. L’écosystème de
l’achat de pétrole, qui comprend les banques, les sociétés d’assurance,
les traders et les importateurs, a commencé à réduire ou arrêter les
transactions, si bien que de nombreuses cargaisons russes acheminées
par tankers n’ont plus trouvé preneur. Les livraisons de gaz se sont
poursuivies, y compris par l’Ukraine, situation paradoxale qui illustre
l’interdépendance gazière entre la Russie, l’Ukraine et l’Europe. L’UE
a ensuite décrété un embargo sur les importations de charbon russe à
partir de fin août et commencé à discuter de restrictions sur les
importations de pétrole, voire ensuite de gaz.

Du côté russe, jusqu’à début mai 2022, la stratégie a été de chercher


à renforcer la pression sur les marchés en jouant de leur volatilité et en
agitant la menace géopolitique. L’objectif étant de nourrir la spirale de
hausse des prix et faire craindre aux Européens l’irruption d’une crise
des approvisionnements. Ainsi, le Kremlin n’a-t‑il eu de cesse de faire
monter ou baisser les flux dans les gazoducs, notamment le Yamal-
Europe, de menacer de couper le gaz – ce qui fut fait fin avril pour la
Pologne et la Bulgarie – et d’exiger un paiement en roubles pour le
gaz, qui aurait remis en cause les contrats de long terme. En Ukraine,
l’armée russe ne s’est pas privée d’occuper non seulement des
centrales nucléaires, mais aussi des stations de compression qui
poussent le gaz dans les conduites. La baisse des volumes exportés de
gaz a été largement compensée par une hausse des prix de vente.
Dans le domaine pétrolier, Moscou a dû encaisser une chute de sa
production et des diminutions de prix pour revendre ces volumes
ailleurs, notamment en Inde ou en Chine. Jusqu’à présent, les revenus
des exportations russes se sont maintenus à des niveaux records.

Dans ce bras de fer, la Russie fait le pari que les économies


européennes ne peuvent pas encaisser un arrêt des livraisons russes,
et que les gouvernements européens vont être déstabilisés par
l’inflation et ses conséquences économiques et sociales. Les autorités
russes estiment que la Russie sera la plus résiliente car elle dispose de
toutes les matières premières à prix bas, et se prépare à réorienter les
flux d’exportations de l’Europe vers l’Asie (ce qui prendra du temps et
sera coûteux).

Les Européens n’ont ainsi pas d’autre choix que d’anticiper un arrêt
progressif – ou brutal – des fournitures russes, et de chercher des
solutions de court et plus long terme. Seule certitude à ce stade : la
relation énergétique entre la Russie et le reste de l’Europe, ouverte
dans les années 1960 à l’époque soviétique, est brisée. Il n’y aura plus
d’investissements européens en Russie, ni de prêts. La fourniture de
technologies occidentales est compromise et la transition énergétique
européenne devra se construire sans la Russie. Côté russe, la
production d’hydrocarbures s’inscrira dans une tendance baissière.

À moyen terme, la Russie devrait perdre son statut de


superpuissance énergétique capable de jouer sur toutes les ressources
et d’influencer les marchés sur tous les continents. Cela ne signifie pas
forcément que ce rétrécissement russe sera de nature à déstabiliser le
pays. Dans un premier temps, les revenus pourront être conséquents
et la volonté de basculer vers l’Asie peut donner lieu à quelques
résultats. Mais dans l’ensemble, si Vladimir Poutine a plongé l’Europe
et le monde dans une crise énergétique sévère, et engrangé
d’immenses revenus à court terme, les conséquences de long terme de
la guerre sur le secteur énergétique russe seront graves, tandis que la
Russie ne pourra pas, ou ne saura pas, tirer avantage de son énergie
bon marché pour créer des industries d’exportation compétitives.

En Europe, les réponses de court terme face aux


impératifs de long terme
En Europe, l’équation pour mener les politiques publiques de la
transition énergétique était jusqu’à récemment cantonnée à un
triptyque : sécurité des approvisionnements, compétitivité et
durabilité. Ces cinq dernières années, seule la durabilité a finalement
retenu l’attention, la sécurité des approvisionnements et la
compétitivité étant assurées. Avec l’objectif de neutralité carbone et
d’accélération d’ici à 2030, auquel s’ajoute la guerre en Ukraine,
l’équation des politiques publiques européennes s’est
considérablement compliquée et les contradictions se multiplient. La
sécurité énergétique et la compétitivité sont menacées et complétées
par d’autres enjeux cruciaux : l’acceptabilité des populations et les
niveaux abordables des prix de l’énergie, la vitesse de transformation
et les différents horizons temporels, le contrôle sur les chaînes de
valeur, l’efficacité-coût des mesures et l’intégration des technologies et
trajectoires à l’échelle européenne. Les réactions de l’UE et de ses États
membres aux crises des derniers mois l’attestent : le risque est celui
d’une fragmentation croissante, voire irréductible, à l’intérieur de
l’Europe, accompagnée d’une crise économique et sociale marquée
par des destructions d’emplois et de l’inflation.

Côté offre, les Européens se mobilisent pour tenter de chercher des


alternatives au gaz russe, à la fois dans l’urgence et à plus long terme.
La diplomatie gazière a remplacé la diplomatie climatique. L’objectif
immédiat est de s’assurer que les stockages gaziers européens soient
remplis d’ici à novembre 2022 à hauteur de 80 % – ils ne l’étaient plus
qu’à 15 % fin avril. Second paradoxe pour des Européens qui affichent
l’objectif de sortir des énergies fossiles : sécuriser des alternatives au
gaz russe requiert de nouvelles infrastructures d’importation de GNL
et la signature de contrats de long terme, avec des fournisseurs
américains notamment. Or cette industrie a une empreinte
environnementale problématique et a vécu l’administration Trump
comme une opportunité pour ne rien changer. L’Allemagne va
construire deux terminaux d’importation de GNL (ironiquement,
c’était une exigence formulée à l’époque par le président Trump). En
attendant leur mise en service, elle va se doter de terminaux flottants
de regazéification installés sur des barges, qui sont flexibles et
peuvent être acheminés et installés sur place en quelques mois. Enfin,
certains États membres entendent relancer leurs activités de forage
pour trouver du gaz, comme la Grèce ou le Danemark.

Autre paradoxe : les centrales à charbon qui devaient fermer


prochainement ont été prolongées dans nombre d’États membres.
L’Allemagne s’est même lancée dans une grande opération visant à
diversifier ses importations de charbon. L’option consistant à renoncer
à la fermeture des trois dernières centrales nucléaires du pays,
produisant 5 % de son électricité, n’a pas été retenue pour des raisons
techniques et juridiques.

La plupart des gouvernements européens ont choisi de généraliser


les mesures de réduction des prix des énergies à tous les
consommateurs, par exemple la baisse du prix de l’essence ou le prix
du gaz gelé en France. Chacun a certes agi selon les circonstances
nationales, mais dans l’ensemble les Européens ont réintroduit des
subventions aux énergies fossiles. Non certes par cynisme, mais du
fait d’urgences économiques et sociales souvent légitimes, et de la
difficulté à mettre en œuvre rapidement des mesures ciblées à
destination des plus vulnérables. Résultat : les riches sont autant aidés
que les pauvres. Une autre conséquence est qu’avec des niveaux de
dépense de l’ordre de 25 à 30 milliards d’euros jusqu’à présent pour
les grands États comme la France ou l’Italie, ces mesures de soutien au
pouvoir d’achat et de lutte contre l’inflation énergétique ne sont pas
tenables. Des mesures de soutien beaucoup plus ciblées et réduites
sont inévitables.

Jusqu’à présent, l’échec des gouvernements européens réside


également dans l’absence de mesures pour encourager, ou imposer,
des baisses de la consommation d’énergie. Limitation de la vitesse sur
les autoroutes, décalage des pointes de consommation, télétravail,
journées sans voiture, transports en commun moins chers,
sensibilisation aux économies d’énergie avec des réflexes simples… Le
gel des prix de l’énergie en France soulage de nombreux ménages et
entreprises mais neutralise toute incitation à changer d’équipements
ou de comportements. L’enjeu est de mobiliser les citoyens
consommateurs et leur donner les moyens de résister à la hausse des
prix ainsi que de contribuer à renforcer la résilience des systèmes
énergétiques européens. De telles mesures, indispensables, seront
peut-être commencées ces prochains mois. Le cas du Japon montre à
quel point ce type de mobilisation, si elle est bien organisée, peut
avoir un impact. Après un récent tremblement de terre qui a provoqué
la fermeture de six centrales à charbon, les Japonais ont eu le bon
réflexe de suivre les recommandations des autorités et ont ainsi pu
éviter les coupures de courant. Enfin, manquent encore à ce stade une
volonté et des propositions concrètes pour réformer le marché
européen de l’électricité, qui doit être découplé des prix incontrôlables
du gaz naturel. Si les prix de gros en hausse sont en soi une bonne
nouvelle pour déclencher les investissements, ils ne peuvent pas
dépasser ceux des autres grands concurrents de l’Europe, pour ne pas
entraver la compétitivité des économies.

À moyen terme, les Européens consomment encore les fonds du


plan de relance européen (Next Generation EU) et ont pris des
mesures attendues, en insistant sur l’impératif de renforcer et
d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables ainsi que les
investissements dans l’efficacité énergétique. Il faut toutefois constater
qu’une certaine fuite en avant se manifeste face aux difficultés : alors
que les Européens doivent déployer au moins 500 gigawatts (GW) de
nouvelles capacités photovoltaïques et éoliennes en huit ans et demi
(contre 400 GW installés au cours des 30 dernières années), la
Commission européenne a proposé de renforcer encore cet objectif en
visant 80 GW de renouvelables supplémentaires pour produire de
l’hydrogène destiné à remplacer du gaz naturel. La volonté de
renforcer la production de biométhane paraît, à cet égard, plus
réaliste.

Face à ce mur d’investissements supplémentaires qui peut être


estimé à 2,5 trilliards d’euros d’ici à 2030 (soit environ 2 % du produit
intérieur brut) – contre 1 trilliard d’euros qui aurait été investi dans un
scénario de continuité avec la décennie passée –, il faudra
impérativement un cadre réglementaire, politique, fiscal et
économique des plus favorables. Ce surcoût provient pour un quart
des énergies renouvelables, pour un quart des réseaux et pour un tiers
de l’efficacité énergétique. Cela implique d’abord que les capitaux
soient orientés vers ces investissements et que l’épargne européenne
reste en Europe, au lieu d’être, par exemple, partiellement orientée
vers les bons du Trésor américain.

Il faudra ensuite garder le cap des objectifs fixés, et un prix du


carbone qui se renforce mais de façon progressive et prévisible. Des
simplifications administratives seront indispensables pour que ces
infrastructures puissent être construites partout plus rapidement, avec
moins de risques. Cela veut dire aussi que les populations devront
accepter une certaine transformation des paysages : c’est le prix à
payer non seulement pour la sécurité énergétique, mais pour la
décarbonation et la réindustrialisation – de nombreux emplois étant
liés à ces industries. L’électrification des usages va entraîner un tel
accroissement de la demande d’électricité qu’un consensus sur la
complémentarité d’un mix combinant énergies renouvelables,
solutions de stockage et de flexibilité, et énergie nucléaire est
indispensable.

Enfin, c’est toute l’architecture du système énergétique européen


Enfin, c’est toute l’architecture du système énergétique européen
qui devrait être repensée. S’il est acquis que la sortie du gaz russe se
fera le plus vite possible, les niveaux de prix actuels du gaz laissent
augurer d’une sortie accélérée du gaz naturel en général. Les
industriels vont se préparer à passer à d’autres sources d’énergie et,
une fois les investissements validés, il n’y aura plus de retour en
arrière. Pour l’Allemagne, qui ne veut ni du nucléaire ni de la
séquestration à grande échelle du carbone, l’équation de politique
énergétique devient encore plus compliquée. Or la crédibilité des
choix est cruciale. Si l’UE s’est trouvée confrontée à un tel choc
énergétique en 2021-2022, c’est aussi largement parce que de
nombreux gouvernements n’ont pas suffisamment avancé ces
dernières années. Outre-Rhin, il faudra impérativement un débat de
fond sur la manière de parvenir à la neutralité carbone en 2045, soit
cinq ans avant les autres Européens, en évitant cette fois une
opposition avec des voisins qui entendent garder ou développer le
nucléaire.

Dernier élément majeur : l’enjeu de la souveraineté énergétique


européenne. Si le principe de l’autonomie stratégique est désormais
largement accepté par les États membres, qui ont par ailleurs
progressé dans la construction d’un consensus sur les défis et menaces
que représente la Chine, les développements actuels portent atteinte à
ce concept : les États-Unis ou le Royaume-Uni vont renforcer leurs
exportations de défense en Europe, au détriment des coopérations
européennes ; l’Europe s’apprête à substituer à une dépendance au
gaz russe une dépendance au GNL américain et à de l’hydrogène
importé de pays qui ne sont pas tous aussi vertueux que la
Norvège… ; enfin, les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni vont
se positionner sur l’exportation de technologies nucléaires civiles en
Europe continentale. A minima, l’UE doit s’assurer qu’un maximum de
technologies dont elle a et aura besoin sont fabriquées sur le Vieux
Continent, notamment grâce aux contraintes d’empreinte carbone, aux
normes des équipements, ou au mécanisme d’ajustement carbone aux
frontières. Elle doit aussi renforcer encore ses capacités d’innovation
et de déploiement de nouvelles technologies.
Dans le reste du monde : sécurité énergétique contre
climat

Dans le reste du monde, la situation est contrastée. Les États-Unis


apparaissent comme les grands vainqueurs de la situation : leurs
exportations de GNL augmentent fortement, de nombreux
investissements vont être validés – plaçant le pays au premier rang
mondial non seulement des capacités, mais aussi des volumes
exportés – et l’industrie américaine continue de bénéficier de coûts
énergétiques parmi les plus bas au monde.

Dans le domaine climatique, la hausse de la production


d’hydrocarbures aux États-Unis va provoquer un accroissement des
émissions américaines de gaz à effet de serre. L’Infrastructure Package
va considérablement renforcer le déploiement de technologies bas-
carbone dans le pays, mais les États-Unis ne devraient pas parvenir à
atteindre leur objectif de décarbonation pour 2030 (bien inférieur à
celui de l’UE). Ils sont aussi confrontés à des obstacles géopolitiques
car ils ne sont pas parvenus à obtenir des Émirats arabes unis et de
l’Arabie Saoudite qu’ils augmentent leur production pour faire baisser
les prix et la pression inflationniste. Celle-ci se ressent également aux
États-Unis, où les Républicains peuvent inverser l’équilibre du
pouvoir au Congrès lors des prochaines élections de mi-mandat.
Comme arme de dernier ressort, le président Biden a libéré des stocks
stratégiques de pétrole, ce qui a eu un impact marginal sur les prix qui
ont fini par se stabiliser aux alentours de 100 $ le baril après les
annonces de reconfinement en Chine. L’Australie, qui fournit tout ce
dont a besoin le monde d’aujourd’hui (à l’exception du pétrole) et
dispose de toutes les ressources du monde de demain, est aussi
gagnante.

En Chine, le président Xi mise désormais sur le renforcement de la


sécurité énergétique du pays, en ordonnant la relance de la
production intérieure de charbon pour le secteur électrique
notamment. Cette mauvaise nouvelle pour le climat en est une bonne
pour les Européens : les importations chinoises de GNL ont fortement
baissé au cours des premiers mois de 2022, libérant des cargaisons.

En Inde, le gouvernement a aussi préféré relancer le charbon plutôt


que d’importer du GNL devenu hors de prix. La vague de chaleur qui
a frappé le pays début mai a toutefois provoqué des tensions majeures
sur des systèmes électriques mis à rude épreuve. L’Inde n’est pas un
cas isolé : tous les pays ayant des centrales à charbon en ont renforcé
l’utilisation, ce qui a par ailleurs provoqué une très forte hausse des
cours du charbon sur les marchés mondiaux et contribué à aggraver
les difficultés économiques et budgétaires des pays importateurs, déjà
confrontés à la flambée du pétrole et du gaz. Reste à savoir si le
gouvernement indien se saisira de la vague de chaleur comme d’un
électrochoc, pour remettre en cause le rôle du charbon et renforcer les
contributions des pays émergents.

Dans l’ensemble, la crise des prix du gaz, et le fait que le marché


européen siphonne les volumes disponibles dans le monde en payant
des prix stratosphériques, peut remettre en cause le rôle du gaz
comme soutien aux énergies renouvelables dans les pays émergents
dépourvus de réserves nationales. La volatilité sur les prix du gaz et
les volumes, qui dure déjà depuis près d’un an, est de nature à
décourager les nouveaux investissements dans des infrastructures
côtières de gaz.

Les producteurs du Moyen-Orient profitent aussi de ces crises.


Leurs revenus issus des exportations atteignent des niveaux inégalés,
au moment même où les technologies bas-carbone sont les moins
chères. Une double dynamique se met en place : ces pays vont
progressivement réduire leurs émissions (les Émirats se sont fixé un
objectif de neutralité carbone et vont présider la COP28 en 2023), pour
libérer des hydrocarbures à l’export et en tirer le meilleur (et dernier)
parti, tandis que de nouvelles opportunités d’exportations vont se
développer, notamment de produits dérivés de l’hydrogène, mais
aussi de biens industriels bas-carbone. Stabilité politique, géopolitique
apaisée, éducation et gestion de la problématique de l’accès à l’eau
conditionneront le succès de ces projets.

Le tour d’horizon serait incomplet sans un regard sur les avancées


technologiques : les crises sont des accélérateurs, et celle-ci confirmera
la règle. Les systèmes décentralisés de production et de consommation
d’énergie vont se développer, les industriels vont multiplier les
contrats d’achat de long terme d’électricité (dits corporate power
purchase agreements), les batteries vont se développer avec de
nouvelles chimies, l’Intelligence artificielle et l’internet des objets vont
améliorer les procédés et systèmes, et les technologies solaires, de
l’hydrogène, les petits réacteurs nucléaires, les solutions de stockage
ou réutilisation du charbon, et plus tard la fusion, changeront la
donne. Enfin, l’économie circulaire devrait connaître un engouement
si les cadres réglementaires évoluent.

Une stratégie de sécurité climatique pour un monde


dégradé en voie de fragmentation
La guerre russe en Ukraine a provoqué le retour des préoccupations
de sécurité énergétique et remis le charbon au centre du jeu.
L’Allemagne est apparue comme le maillon faible du système
énergétique européen. Par malchance, la France connaît actuellement
des déboires sur un nombre important de centrales nucléaires mises à
l’arrêt, ce qui a encore renforcé ces difficultés. Les crises actuelles
posent la question de la crédibilité de la trajectoire européenne de
décarbonation pour 2030 – elle semble désormais plus réaliste pour
2033-2035. À l’échelle globale, il apparaît désormais impossible
d’atteindre l’objectif de limitation du réchauffement à 1,5 °C, et l’enjeu
de l’adaptation devient central.

Mais si les États sont replongés dans la gestion des urgences, une
partie des solutions repose sur la poursuite inexorable du déploiement
des technologies et solutions bas-carbone. Celles-ci sont stratégiques
car elles garantissent la sécurité énergétique, économique et
climatique. L’autre partie repose sur une réduction accélérée de la
consommation, qui passe inévitablement par une participation des
citoyens, des administrations publiques, des commerces, et qu’il faut
encore susciter.

En Europe, la guerre et les crises multiples qu’elle entraîne


devraient structurer un agenda politique autour du concept de
sécurité climatique. Cette notion est entendue comme la capacité des
Européens à renforcer la résilience et la décarbonation de leurs
systèmes énergétiques et économiques tout en garantissant leur
compétitivité ainsi que la maîtrise technologique. Ceci en développant
des outils d’influence, et de contrainte, sur le monde extérieur pour
qu’il s’aligne progressivement sur une lecture ambitieuse de l’Accord
de Paris.

Dans la dimension intérieure et d’ici à 2030, cet agenda devrait


reposer sur une large sortie du charbon, un déploiement à très grande
échelle des énergies renouvelables, et des solutions de stockage et de
flexibilité, ainsi que sur une décarbonation des industries consommant
du gaz naturel. Bien entendu, le tout accompagné d’une stratégie
visant à des avancées en matière d’efficacité énergétique, notamment
pour le résidentiel chauffé au gaz ou au fioul, et à un essor de la
mobilité routière propre. Enfin, il faudra impérativement se prémunir
contre la prochaine crise énergétique, qui sera celle des métaux et
minerais, en déployant une stratégie minérale ambitieuse, et s’assurer
que la main-d’œuvre soit disponible pour l’ensemble de ces chantiers.

Dans le domaine extérieur, cela passera par cinq objectifs


principaux :

• la préservation des forêts et océans ;


• le recul de la consommation de charbon dans le secteur électrique au
profit des énergies renouvelables via la fermeture, avant la fin de
leur durée de vie technique, d’une partie des 2 200 GW de centrales
à charbon en activité dans le monde ;

• la réduction des émissions fugitives de méthane du secteur des


• la réduction des émissions fugitives de méthane du secteur des
hydrocarbures et la limitation de la production de viande bovine
dans le monde, qui génère des émissions élevées et ponctionne les
ressources agricoles et l’eau ;
• l’amorce d’une décarbonation du transport maritime et
l’électrification, ou le passage à l’hydrogène, du fret ferroviaire ;
• la mise en œuvre d’un système progressif et différencié de prix du
carbone à l’échelle mondiale, mission ardue mais possible, à l’image
de la taxation minimale des grandes entreprises négociées sous
l’égide de l’Organisation de coopération et de développement
économiques.

Mots clés
Guerre en Ukraine
Politique énergétique russe
Sécurité énergétique européenne
Politique environnementale
Algérie : une restauration musclée
Par Akram Belkaïd

Akram Belkaïd est journaliste au Monde diplomatique et membre du comité de rédaction


d’Orient XXI.

L’élection du président Tebboune, suivie de la pandémie de Covid-19, a marqué l’épuisement


d’un Hirak massif, mais qui avait échoué à se constituer en alternative politique. La répression ne
peut cependant masquer l’absence de renouvellement du pouvoir et la persistance des
problèmes économiques. À l’extérieur, les relations avec le Maroc se dégradent suite à son
rapprochement avec Israël, et les relations avec la France sont toujours marquées par les
rivalités de mémoires.

politique étrangère

Le 12 décembre 2019, Abdelmadjid Tebboune était élu président de la


République algérienne dès le premier tour du scrutin avec 58,13 % des
suffrages exprimés, soit l’équivalent de 4,9 millions d’électeurs.
Ancien wali (préfet), ministre à plusieurs reprises et même chef du
gouvernement durant quelques mois en 2017, A. Tebboune succédait
ainsi à Abdelaziz Bouteflika. Lâché par l’armée, ce dernier avait
renoncé en avril à briguer un cinquième mandat en raison d’une très
forte opposition populaire née au début de l’année. Bien que boudée
par un grand nombre d’électeurs (14,7 millions d’entre eux ne se sont
pas déplacés aux urnes, soit un taux d’abstention record de 60,12 %),
cette élection marquait un point d’inflexion majeur dans une séquence
jusque-là caractérisée par l’irruption du peuple algérien dans l’arène
politique et son refus persistant d’un retour à la normale.

Début et fin (provisoire ?) du Hirak


En février 2019, l’annonce d’une candidature d’Abdelaziz Bouteflika à
un cinquième mandat provoquait la colère de nombreux Algériens.
Malade, diminué physiquement et invisible sur les scènes nationale et
internationale depuis plusieurs années, le locataire du palais
d’El Mouradia, ainsi que sa garde rapprochée personnifiée par son
frère Saïd, entendait donc garder la main sur les affaires de l’État,
refusant un quelconque passage de témoin. La cérémonie de
proclamation de candidature, dans la salle de la Coupole sur les
hauteurs d’Alger, organisée, entre autres, par le parti du Front de
libération nationale, constitua le catalyseur d’une réaction populaire à
laquelle ne s’attendait visiblement pas le pouvoir.

Des centaines de sympathisants furent acheminés des quatre coins


du pays, à qui l’on distribua des sandwichs au cachir – charcuterie
locale désormais synonyme de prévarication. Ils furent encouragés à
acclamer non pas le candidat, absent, mais son portrait dûment
encadré – d’où le surnom donné à ce rassemblement électoral de
« cérémonie du cadre ». Trop sûrs d’eux, les organisateurs ont
finalement provoqué l’humiliation de trop, et donc la colère
immédiate d’un peuple jusque-là réticent à s’engager dans une
manifestation d’envergure contre le régime. Il faut rappeler que le
souvenir de la transformation du printemps algérien (1989-1991) en
décennie noire (1992-2002) a longtemps pesé dans les mémoires. C’est
ce qui a poussé la population à préférer jusque-là le statu quo, fût-il
insatisfaisant, à l’aventure incertaine que pouvait représenter
l’expérience d’une nouvelle ouverture démocratique.

Après plusieurs manifestations à l’intérieur du pays, celles,


massives, du vendredi 22 février ont constitué le point de départ du
Hirak – mot arabe tiré de la racine h-r-k, signifiant « mouvement ». Un
mouvement, pacifique et national, qui ne s’est pas contenté d’exiger le
retrait de la candidature de Bouteflika (elle interviendra le 1er avril),
mais a aussi revendiqué la remise à plat de tout un système politique,
ainsi qu’en témoignent deux de ses slogans majeurs : « yetnahaw ga’ »
(« Qu’ils dégagent tous ») et « dawla madania machi ‘askariya » (« Un
État civil, pas militaire »). D’avril à décembre, le bras de fer entre les
manifestants et le pouvoir n’a pas cessé.

Comme toujours, l’armée a joué dans cette lutte un rôle clé. Elle
était au départ aux côtés de Bouteflika contre les « ingrats » – pour
reprendre le terme du général Ahmed Gaïd Salah. Mais, très vite, le
chef d’état-major et ses pairs ont compris que la rue ne désarmerait
pas. Bouteflika a donc été sacrifié, poussé sans ménagement à la
démission. À partir de ce moment, sans entrer dans le détail des
différents événements qui marquèrent l’année 2019, on peut affirmer
que les objectifs des manifestants et ceux de l’armée n’ont plus jamais
été les mêmes, même s’il convient de rappeler que la paix civile fut
toujours préservée. D’un côté, les « hirakistes » voulaient le
changement, voire la rupture avec un mode d’exercice du pouvoir mis
en place au lendemain de l’indépendance. De l’autre, le régime,
symbolisé par l’omniprésence médiatique de Gaïd Salah, estimait que
la rue avait déjà eu gain de cause avec le retrait de Bouteflika ainsi que
l’emprisonnement de plusieurs membres de son clan, et qu’il fallait
s’en contenter. Le message, répété à l’envi par le général, était clair :
terminé le désordre, les choses doivent revenir à la normale.

Pour autant, la contestation était telle qu’il fut impossible pour le


régime d’organiser le scrutin présidentiel au mois de juillet, comme le
prévoyait pourtant la Constitution. Aussi, dès la rentrée, le pouvoir
durcit le ton, le chef d’état-major multipliant les discours et les sorties
sur le terrain. Il espérait, d’un côté, imposer au plus vite une élection
présidentielle qui serait synonyme de retour au cadre constitutionnel
et, de l’autre, maintenir la cohésion de l’armée et, surtout, éviter que la
troupe ne devienne perméable aux revendications du Hirak.

Les manifestations du vendredi n’ont pas perdu de leur vigueur (ce


fut le cas, par exemple, le vendredi précédant la date du 1er novembre,
jour anniversaire du déclenchement de la guerre d’Indépendance)
mais la tenue du scrutin du 12 décembre 2019 constitua un revers
majeur pour le Hirak, même si l’importante abstention témoignait
d’un désaveu flagrant concernant le régime. Pour autant, les
manifestations continuèrent et, à l’approche du printemps, le
président Tebboune se retrouvait confronté à une contestation
toujours vive. C’est dans ce contexte qu’apparut l’épidémie de Covid-
19, qui provoqua l’interruption des manifestations à partir de mi-
mars. Depuis, chaque tentative de redémarrage du Hirak a échoué.
Les raisons d’un échec
Il serait tentant d’attribuer à la pandémie, et aux confinements répétés
qu’elle a imposés à la population algérienne, l’unique raison de
l’échec, fût-il provisoire, d’un Hirak finalement incapable de changer
l’ordre établi. Mais il est évident que de multiples facteurs expliquent
cette incapacité à contraindre le régime à négocier une sortie de crise
par une transition démocratique.

Il y a, bien sûr, le fait que ce dernier n’a jamais voulu tendre la main
aux manifestants, du moins de manière sincère. Au faîte de sa
campagne électorale, puis immédiatement après son élection,
A. Tebboune a même revendiqué d’être « le candidat du Hirak ». Il
n’évoquait pas celui des opposants qui continuaient à manifester mais
le « vrai » Hirak : entendre celui qui avait obtenu la démission de
Bouteflika et qui, ensuite, aurait été dévoyé. Jusqu’à son décès fin
décembre 2019, le général Gaïd Salah ne disait pas autre chose. Pour
lui, le « vrai » Hirak avait atteint son but et les Algériennes et
Algériens étaient priés de ne plus sortir dans la rue, de ne pas suivre
les « bandes égarées » et autre « détritus » qui s’échinaient à
manifester pour réclamer un changement de régime. Outre la
tentative de disqualifier le (véritable) Hirak populaire, cette stratégie
relevait d’un fondement dogmatique qui a toujours conditionné
l’attitude du régime algérien : c’est lui, et lui seul, qui décide des
changements et des ouvertures politiques. Il n’est donc pas question
pour lui de négocier avec l’opposition, quelle qu’elle soit, et il rechigne
à lâcher du lest sous la pression des événements.

Cela est d’autant plus vrai que les difficultés du Hirak tenaient aussi
à l’incapacité des manifestants à s’organiser en force politique à la fois
unifiée, crédible et clairement identifiée. Certes, plusieurs tentatives
de regroupement ont existé et nombre d’initiatives menées par des
représentants de la société civile (avocats, journalistes, syndicalistes,
défenseurs des droits humains, hommes d’affaires, etc.) ont proposé
des textes et des plateformes à partir desquels il aurait été possible
d’entamer un dialogue constructif entre pouvoir et « hirakistes ». Mais
tout cela n’a pas abouti. Le Hirak est demeuré un mouvement
populaire, impressionnant par sa capacité de mobilisation mais sans
véritable représentation.

Comment expliquer un tel décalage entre la vigueur des marches


populaires et leurs faibles incidence et représentativité politiques ? Les
réponses ne sont pas évidentes, mais l’une d’elles oblige à réfléchir à
cette constante, désormais très répandue dans le monde, qui veut que
nombre de mouvements récents de protestation refusent
l’organisation politique traditionnelle, autrement dit la constitution de
partis, au bénéfice de regroupements horizontaux et sans hiérarchie.
Qui sait, peut-être a-t‑il manqué au Hirak une figure emblématique et
consensuelle – de la carrure d’un Hocine Aït Ahmed ou d’un
Mohamed Boudiaf, tous deux disparus –, qui aurait endossé le rôle
d’opposant principal et forcé le régime à négocier.

À cela s’ajoute une autre raison majeure, celle de l’atonie persistante


de l’activité partisane. La question posée par l’émergence du Hirak
était simple : comment faire de la politique quand la vie des partis est
totalement inexistante depuis au moins trois décennies ? En 1999,
lorsqu’il fut élu pour la première fois à la tête du pays,
Abdelaziz Bouteflika avait refusé de renouer avec l’élan de l’ouverture
démocratique née des émeutes d’octobre 1988. Alors que la vie
politique s’était réduite à sa plus simple expression durant les
années 1990, en raison des violences armées qui ensanglantaient le
pays, le président œuvra à empêcher toute renaissance des partis,
notamment par le biais de législations contraignantes et une pression
continue contre toute forme de contestation pacifique. Cela fut le cas,
notamment, quand des Algériens regroupés en collectifs tentèrent de
l’empêcher de réviser la Constitution pour briguer un troisième
mandat en 2009, ou quand, déjà malade, il imposa sa réélection en
2014 pour une quatrième mandature.

Le résultat est qu’aucun parti politique n’était capable de prendre le


relais du Hirak, ou même de bénéficier de sa dynamique. Il y eut
certes des réunions, des communiqués, des initiatives de la part de
représentants de formations plus ou moins actives comme le Front des
forces socialistes (FFS) ou le Rassemblement pour la culture et la
démocratie (RCD), mais pour beaucoup de manifestants, et surtout
chez les jeunes nés à la fin des années 1990 et n’ayant connu que
Bouteflika au pouvoir, tout cela relevait d’un temps ancien à bannir.
Même les islamistes issus de la mouvance radicale jadis symbolisée
par l’ex-Front islamique du salut n’ont pas échappé à ce désaveu.
Durant les marches, les tentatives de certains de ses militants
d’orienter les revendications dans un sens politico-religieux, favorable
à l’instauration d’une dawla islamiya (État islamique), ont provoqué la
colère des manifestants et obligé les islamistes à remiser leurs slogans.
Il aurait fallu plus de temps au Hirak pour qu’il puisse donner
naissance à de nouvelles formations politiques, qui soient susceptibles
de rencontrer l’adhésion d’une grande partie des contestataires,
notamment des plus jeunes.

Enfin, il faut relever que le Hirak algérien n’a guère été soutenu de
l’extérieur. Contrairement aux révolutions « de couleurs » d’Europe
de l’Est – on pense notamment à l’Ukraine de 2014 –, il a même subi
une certaine forme de désaffection. Les premières semaines, l’intérêt
médiatique occidental fut réel mais les journalistes furent rapidement
lassés par l’absence de bouleversements majeurs et, surtout,
immédiats – exception faite de la démission de Bouteflika ; ainsi que
par l’impossibilité de décrire les événements sous un angle binaire (tel
parti politique contre le pouvoir). Par ailleurs, ils rencontraient
beaucoup de difficultés à se rendre en Algérie en raison d’une
politique très restrictive en matière de visas de presse.

Quant aux chancelleries européennes, elles n’ont pas témoigné d’un


enthousiasme débordant à l’égard des manifestants. Le cas français fut
en cela emblématique. Dans un premier temps, Paris a applaudi la
proposition de Bouteflika de prolonger son mandat de deux ans (à
l’image du « glissement » pratiqué dans plusieurs pays africains),
avant de soutenir timidement le Hirak, tout en souhaitant un retour
rapide à l’ordre constitutionnel via des élections. Par la suite, le
président Emmanuel Macron endossait le discours savamment distillé
par les porte-voix du régime, selon lesquels le Hirak n’aurait été qu’un
mouvement urbain déconnecté du pays profond, et notamment d’une
Algérie rurale qui serait restée fidèle au régime. Pourtant, les
manifestations ont eu lieu dans tout le pays, y compris dans ses
endroits les plus reculés, et la population algérienne est aujourd’hui
pour l’essentiel urbaine… Quoi qu’il en soit, il est évident que la
France, et le reste de l’Europe, a été échaudée par les dérapages des
printemps arabes, notamment en Libye et en Syrie, et que le maître-
mot dans les relations entre Paris et l’Algérie demeure celui du
maintien de la stabilité.

Répression à tout-va
En accédant aux plus hautes responsabilités, Abdelmadjid Tebboune
avait déclaré « tendre la main » au Hirak. Une promesse vague, qui ne
garantissait en rien une démarche réformatrice ou de changement
interne au système. Bien au contraire, c’est à un processus de
restauration de l’ordre que s’est très vite attelé le président élu, avec
l’appui du nouveau chef d’état-major, le général Saïd Chengriha.

Il faut ici rappeler que la répression des manifestants du Hirak a,


dès l’origine, été une réalité. Si, dans la rue, les forces de l’ordre
veillaient simplement à canaliser les flux humains et à empêcher que
les cortèges ne s’approchent de bâtiments officiels (comme la
présidence de la République sur les hauteurs d’Alger), il n’en était pas
de même en dehors des grandes marches. Des militants furent arrêtés
dès avril 2019, rarement au cœur de la foule mais le plus souvent de
manière isolée. Parmi les premiers à être ciblés, on compte les
manifestants qui brandissaient un drapeau symbolisant l’identité
amazighe (« berbère ») de l’Algérie. Mais ils ne furent pas les seuls.
Anonymes ou connues, plusieurs dizaines de personnes devaient faire
face à des poursuites judiciaires avant même l’élection présidentielle
de décembre 2019. La tendance ne s’est pas inversée : en trois ans,
l’Algérie a enregistré un nombre record d’arrestations et de
poursuites, toutes en lien avec une contestation du régime ou une
critique en règle des institutions, à commencer par l’armée. Des
journalistes, des activistes, des travailleurs sociaux, mais aussi des
syndicalistes, ont subi, ou subissaient encore à la mi-mai 2022, une
implacable répression judiciaire. Selon une estimation établie par des
avocats, plus de trois cents détenus d’opinion, dont certains en
détention préventive, attendaient de connaître le détail des charges
retenues contre eux.

Après l’incroyable libération de la parole qui a accompagné le Hirak


en 2019 est donc venue l’heure d’une coercition susceptible de toucher
tout le monde. L’un des exemples les plus emblématiques est celui de
Khaled Drareni, journaliste ayant couvert le mouvement dès ses
débuts et ayant contribué à le faire connaître à l’extérieur du pays
grâce à ses collaborations avec plusieurs médias étrangers. Arrêté fin
mars 2020, il a été condamné à trois ans de prison ferme le 10 août
2020 pour « incitation à un attroupement non armé » et « atteinte à
l’unité nationale ». Il a finalement écopé en appel (15 septembre 2020)
d’une peine de deux ans de prison, et passé onze mois derrière les
barreaux avant sa libération, le 19 février 2021. Karim Tabbou est une
autre personnalité ayant eu des démêlés avec le pouvoir. Responsable
politique du FFS, il a été détenu plusieurs mois en 2019 et en 2020,
poursuivi notamment pour « atteinte à l’unité nationale » et « atteinte
au moral de l’armée ». Si cette dernière charge a été abandonnée, la
justice a tout de même retenu celles d’« incitation à la violence »,
d’« incitation à attroupement non armé » et d’« outrage à corps
constitué durant l’exercice de ses fonctions ». Ces charges se
retrouvent dans nombre de poursuites visant les « hirakistes », y
compris les « clicktivistes », plus enclins à protester via les réseaux
sociaux que dans la rue.

Empêcher le Hirak de renaître


Personnalités du Hirak mais aussi anonymes coupables d’avoir
simplement publié leurs opinions via Facebook demeurent les cibles
d’une répression qui entend empêcher toute critique contre le régime.
Mais l’objectif est plus large car, pour le pouvoir algérien, il n’est pas
question que le Hirak et ses manifestations renaissent. Le recours à
une justice expéditive, maintes fois dénoncée par les avocats algériens
mais aussi par Amnesty International ainsi que des institutions
comme le Parlement européen, vise donc à installer un climat de peur,
susceptible de dissuader Algériennes et Algériens de s’exprimer. Il
s’agit ainsi d’empêcher que ne se reproduisent les conditions qui
avaient précédé l’émergence du Hirak, voire le déclenchement des
printemps arabes de 2011.

Les réseaux sociaux, par leur capacité de partage des informations,


de relais des différents appels, ou de supports mobilisateurs, sont vus
comme des outils favorisant la subversion et nécessitant des actions
autant en amont qu’en aval. Comme dans d’autres pays arabes, des
doubabs (mouches électroniques) sont chargés de surveiller les
comptes les plus actifs avec, au besoin, mission d’y perturber les
échanges et de déprécier les contenus trop critiques à l’égard du
régime.

Cette stratégie de fermeté extrême a réussi à court terme. Elle a


certes bénéficié des effets délétères de la pandémie. Confinements,
couvre-feu, restrictions de déplacements, mais aussi pénuries de
médicaments ou, comme ce fut le cas à l’été 2021, d’oxygène médical,
ont effectivement épuisé la société et empêché toute velléité de
reprendre la contestation. Mais c’est la répression judiciaire qui a le
plus marqué les esprits. Les réflexes de prudence et d’attentisme ont
repris le dessus, encouragés par quelques relais du régime qui ne
cessent de mettre en garde leurs compatriotes contre les perturbations
menées de l’extérieur contre la « stabilité » – maître-mot de cet
argumentaire – de l’Algérie. Le sort des détenus d’opinion ne mobilise
guère, y compris à l’étranger où la diaspora, privée de retour au pays
du fait de la pandémie, est plus discrète dans ses contestations. De
même, les partis politiques, pourtant très discrédités, sont confrontés à
d’inlassables tracasseries administratives et judiciaires, le pouvoir
allant même jusqu’à reprocher à certains d’entre eux de… mener des
activités partisanes.
Cette dérive autoritariste, qui pousse certains commentateurs à
rappeler qu’il n’en a jamais été ainsi sous la présidence
d’Abdelaziz Bouteflika, interroge quant à ses conséquences de plus
long terme. L’Algérie de 2022 est confrontée aux mêmes enjeux
structurels que ceux qui existaient déjà voici plusieurs décennies. La
question de l’introuvable diversification économique pour échapper
aux effets calamiteux de la rente pétrolière demeure posée. De même,
la guerre en Ukraine a rappelé à ce pays que sa dépendance à l’égard
des importations de biens alimentaires est trop importante. À cela
s’ajoute la persistance d’une émigration illégale, notamment dans les
rangs de la jeunesse, que les autorités préfèrent ignorer. Sur tous ces
points, le gouvernement algérien semble tâtonner, se contentant de
profiter du répit apporté par la hausse des cours du pétrole et du gaz
provoquée par la guerre russo-ukrainienne. À bien des égards,
A. Tebboune donne l’impression qu’il assure une transition dont le
but unique est de renforcer les assises du régime en convainquant les
Algériens qu’il est inopportun d’exiger le changement. Ce qui passe
par un mélange de répression et d’instrumentalisation de la situation
régionale et internationale.

Grave crise avec le Maroc


On l’a dit, l’un des éléments de langage récurrents du pouvoir
algérien est l’usage du terme « stabilité ». Un autre peut s’y ajouter :
« complot ». Une analyse, même sommaire, du discours officiel le
prouve. Aux Algériens tentés par l’idée de faire renaître le Hirak, le
régime ne cesse de répéter que la menace extérieure rôde et que le
pays pourrait facilement être entraîné dans un chaos comparable à
celui des années 1990, ou encore à ce qui se passe dans la Libye
voisine. La dégradation continue des relations avec le Maroc donne de
sérieux arguments au pouvoir.

Le climat ne s’est jamais vraiment apaisé depuis la fermeture de la


frontière terrestre entre Alger et Rabat en 1994, suite à des attentats
commis dans le royaume par des islamistes armés franco-algériens et
franco-marocains. L’arrivée au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika en
1999 n’a pas modifié la donne, et une « paix froide » a caractérisé les
relations entre les deux pays divisés par la question de l’ex-Sahara
espagnol – le royaume revendiquant ce territoire tandis que son voisin
réclame un référendum d’autodétermination des populations, tout en
soutenant les indépendantistes du Front Polisario. Entre 2000 et 2020,
les deux voisins n’ont pas lésiné sur les moyens pour étoffer leurs
équipements et capacités militaires. Les crises bilatérales ont été
nombreuses, souvent avivées par le comportement de médias
pratiquant une surenchère chauvine ; mais les passions finissaient
pourtant, à chaque fois, par se calmer.

En 2020, la défiance mutuelle s’est aggravée à la faveur de plusieurs


événements. Le 20 décembre, le Maroc annonçait la normalisation de
ses relations avec Israël dans la foulée de la reconnaissance américaine
de la « marocanité » du Sahara occidental. Pour Alger, il s’agissait là
d’une décision belliciste, provoquant la rupture d’un équilibre certes
précaire, mais vieux de plusieurs décennies, dans la région. La
publication d’informations de presse, en juillet 2021, établissant que
les services secrets marocains avaient espionné le téléphone de plus de
six mille personnalités algériennes grâce à l’usage du logiciel israélien
Pegasus, a provoqué la colère d’Alger. Le 24 août, le ministre des
Affaires étrangères algérien Ramtane Lamamra annonçait en
conséquence la rupture des relations diplomatiques avec Rabat, puis
le 22 septembre l’espace aérien algérien était interdit aux avions
marocains. Le 31 octobre, l’Algérie fermait les vannes du gazoduc
Maghreb-Europe, qui alimentait en gaz, depuis 1996, l’Espagne et le
Portugal via le Maroc.

La tension est encore montée d’un cran après la signature d’un


accord de sécurité entre le Maroc et Israël, le 24 novembre, à l’occasion
d’une visite dans le royaume du ministre de la Défense israélien
Benny Gantz. Depuis cette date, les relations algéro-marocaines sont
scrutées de près, l’hypothèse d’un conflit – le premier depuis ceux de
la Guerre des sables en 1963 et les affrontements d’Amgala en 1975 et
1976 – n’étant plus à exclure. Fidèles à leur capacité à calmer le jeu
après des séquences tendues, Alger et Rabat donnaient toutefois
l’impression, mi-mai 2022, de ne pas secouer la queue du diable…
Mais, faute d’initiative diplomatique de conciliation – rôle
traditionnellement dévolu aux monarchies du Golfe –, les deux géants
du Maghreb n’ont guère l’intention de donner un nouveau souffle à
une Union du Maghreb arabe en totale déshérence. L’intégration
régionale demeure pourtant un horizon souhaitable dans une zone où
une partie de la jeunesse, qu’elle soit algérienne, marocaine ou
tunisienne, voit dans l’émigration l’unique moyen de s’en sortir,
même au risque de perdre la vie en Méditerranée.

Tensions avec la France


Le Maroc n’est pas le seul pays avec lequel l’Algérie connaît une
phase de tensions. C’est aussi le cas, bien qu’à un degré moindre, de la
France. Le 2 octobre 2021, après des polémiques mémorielles à
répétition, Alger décidait le rappel « pour consultations » de son
ambassadeur à Paris et la fermeture de son espace aérien aux avions
militaires français qui intervenaient au Mali dans le cadre de l’ex-
opération Barkhane. Les raisons de ce coup de colère étaient, une fois
de plus, liées aux appréciations françaises à l’égard du passé algérien,
mais aussi sur la nature du régime en place à Alger.

Le 30 septembre, recevant au palais de l’Élysée dix-huit jeunes gens


descendants de protagonistes de la guerre d’Algérie (1954-1962), le
président Emmanuel Macron affirmait en effet que l’Algérie s’était
construite sur une « rente mémorielle », entretenue par un « système
politico-militaire » ayant réécrit l’histoire et diffusant « un discours
qui repose sur une haine de la France ». Emmanuel Macron
s’interrogeait même sur l’existence d’une « nation algérienne avant la
colonisation française ». Des propos jugés « irresponsables » par le
gouvernement algérien. Aussitôt, plusieurs médias proches du
pouvoir déclenchaient une énième campagne pour dénoncer l’hostilité
de Paris à son égard.
Soixante ans après l’indépendance, comment décrypter ces brouilles
récurrentes, qui finissent toujours par se tasser (l’ambassadeur
d’Algérie a repris son poste quelques semaines plus tard) mais
provoquent le lot habituel de diatribes et de discours ombrageux ?
Décidées à empêcher la résurgence du Hirak, les autorités algériennes
savent que le discours anti-français continue de faire mouche auprès
d’une partie de la population. Certes, il n’est plus aussi efficace que
par le passé et beaucoup de jeunes Algériens ne sont pas dupes de la
manœuvre. Mais cela reste mobilisateur, surtout quand le président
Macron va plus loin que ses prédécesseurs et s’aventure sur un terrain
dangereux en niant l’existence d’une nation algérienne avant 1830, un
propos qui rappelle celui des plus farouches partisans de l’Algérie
française. À y regarder de près, les relations entre les deux pays
demeurent marquées par l’échec des négociations du début des
années 2000, quand Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika
envisageaient la signature d’un traité d’amitié entre les deux pays. Un
tel texte aurait balisé les rapports franco-algériens et entériné l’entrée
dans une nouvelle phase de leurs relations, définitivement
débarrassée du poids colonial.

Au lieu de cela, le passif mémoriel demeure alors que dans nombre


de domaines la coopération entre les deux pays, qu’elle soit
universitaire, économique ou même culturelle, suit son bonhomme de
chemin. Bon an, mal an, en dépit de la concurrence de la Chine et
d’autres pays (Italie, Turquie, Espagne), la France demeure le premier
partenaire économique de l’Algérie. Malgré leur attirance pour de
nouvelles destinations (Canada, États-Unis, Royaume-Uni, pays du
Golfe), c’est le pays qui arrive en tête dans les choix des étudiants
algériens. Enfin, la guerre en Ukraine a rappelé à Alger que les
céréaliers français étaient ses plus proches et, surtout, plus fiables
fournisseurs de blé tendre.

Dans cette perspective, il apparaît que les questions mémorielles


continueront de poser problème surtout si, d’un côté comme de
l’autre, elles continuent d’être instrumentalisées à des fins de politique
intérieure. Les perceptions du passé commun ne seront jamais les
mêmes à Alger et à Paris. En prendre conscience permettrait d’éviter
polémiques et crises, et pourrait ouvrir la voie à une coopération plus
ambitieuse.

Mots clés
Algérie
Hirak
Relations algéro-marocaines
Relations algéro-françaises
L’Algérie à la recherche d’une diplomatie égarée
Par Kader A. Abderrahim

Kader A. Abderrahim, maître de conférences à Sciences Po, a notamment publié Géopolitique


de l’Algérie, Paris, BiblioMonde, 2020.

Hier phare du tiers-monde, la diplomatie algérienne connaît une éclipse depuis la fin des
années 1980. En dépit des efforts des débuts de la présidence Bouteflika, Alger s’est
marginalisée face aux désordres de la région : Sahara occidental, printemps arabes, instabilité
tunisienne, anarchie libyenne, déstabilisation du Sahel. L’Algérie amorce un réengagement
régional mais, au-delà, le rapprochement vis-à-vis des États-Unis et de l’Union européenne reste
ambigu, et la carte chinoise ambivalente.

politique étrangère

Dans le bilan sans concession que dressent les Algériens de l’évolution


de leur pays sur les vingt dernières années – et plus précisément
depuis l’accession de Bouteflika à la présidence –, l’éclipse de la
diplomatie algérienne est un sujet passionnel et récurrent. De fait, ce
thème pèse parmi les arguments cités pour convaincre l’observateur
extérieur de la gravité, de l’importance, de la crise politique mais aussi
de la régression d’une nation qui offrait tellement de promesses, tant
sur le plan intérieur qu’extérieur, au lendemain de son indépendance,
le 5 juillet 1962.

Ajoutées aux affres de la décennie noire (1992-1998) et de son


cortège de violences infligées à l’ensemble de la société, des phrases
comme « nous avons perdu toute influence dans le monde », « nous
ne pesons plus grand-chose », ou encore « qui fait attention à ce que
dit l’Algérie ? » témoignent d’une blessure d’orgueil et d’une lucidité
teintée de réalisme impuissant autour de la disparition de ce qui est
considéré outre-Méditerranée comme l’âge d’or de la diplomatie
algérienne : les années 1960-1970.

L’élan brisé et les premiers signes de déclin


La disparition du ministre algérien des Affaires étrangères Mohamed
Seddik Benyahia le 3 mai 1982, alors qu’il tentait une mission de
conciliation entre l’Irak et l’Iran, a symbolisé une perte d’influence
diplomatique. Il avait été l’un des artisans d’un succès majeur de la
diplomatie algérienne : la libération des ressortissants américains pris
en otages dans leur ambassade à Téhéran, avec les Accords d’Alger de
janvier 1981. Sa disparition brutale, encore aujourd’hui inexpliquée,
amorce le retrait progressif de l’Algérie des questions touchant aux
conflits du Proche-Orient. Un retrait qui ne touche cependant pas les
services secrets algériens dans la région, notamment au Liban où leur
présence sera fort utile à la France durant la crise des otages du milieu
des années 1980.

Le repli diplomatique va encore s’accentuer au cours de la période


1988-2000. Isolé, confronté à de graves problèmes de sécurité mais
aussi financiers (le pays frôle la cessation de paiements en 1994), le
régime algérien n’a plus le temps, ni les moyens, de s’intéresser aux
affaires du monde, comme en témoigne par exemple sa totale absence
durant le conflit de l’ex-Yougoslavie.

Dans les années 1990, l’objectif prioritaire de la diplomatie


algérienne est d’éviter l’isolement définitif du pays. Il s’agit alors de
faire accepter par les grandes capitales la décision d’interrompre le
processus électoral du 26 décembre 1991, qui avait vu la victoire du
Front islamique du salut (FIS). De même, il faut empêcher
l’Organisation des Nations unies (ONU) et certains États de
s’intéresser de trop près aux dérives de la lutte contre les groupes
islamistes armés. Partout, le message porté par les diplomates
algériens est le même : il s’agit là d’affaires intérieures et nul ne doit
s’en mêler. Mieux, il faut également convaincre l’Occident et les pays
arabes qu’il ne saurait y avoir de solution viable avec l’intégration
dans le jeu politique des islamistes du FIS (parti dissous en
mars 1992). Le propos est clair : c’est « Nous [le régime] ou le chaos ».
Cette dialectique sera entendue, en dépit des multiples réserves
exprimées en Europe ou aux États-Unis.
On relèvera que c’est durant ces années terribles (la décennie noire
des années 1990) que le Maroc a pu rééquilibrer le rapport de force
diplomatique en sa faveur. Moins courtisés par une diplomatie
algérienne empêtrée dans ses problèmes internes, nombre de pays
africains choisissent alors de rompre les ponts avec le Front Polisario
et la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Cet
opportunisme n’est pas près d’être oublié en Algérie. Il explique
pourquoi, aujourd’hui encore, la question du Sahara est loin d’être
réglée, contrairement aux espoirs de ceux qui attendaient de
Bouteflika qu’il trouve enfin une solution avec le royaume chérifien.

Bouteflika : une tentative de restauration du prestige


algérien
Ce n’est qu’en prenant la mesure du rôle qu’a joué la diplomatie
algérienne de 1962 à 1976, puis de son retrait progressif du milieu des
années 1980 à la fin des années 1990, que l’on peut comprendre
l’action diplomatique du président Bouteflika au lendemain de sa
première élection, en avril 1999.

Une précision s’impose d’entrée : depuis 1999, le président algérien


est le seul véritable « patron » de la diplomatie algérienne, les
ministres successifs des Affaires étrangères ne disposant que d’une
maigre marge de manœuvre. À peine élu, Abdelaziz Bouteflika a mis
en branle une action diplomatique qu’il a lui-même conduite sur le
plan international, négligeant les questions intérieures alors même
que la société algérienne se remettait juste de la décennie noire. Au
début des années 2000, le président algérien affirme à ses proches qu’il
a pour objectif prioritaire de redonner sa place à l’Algérie. Cet objectif
est pour lui tout aussi important que la conclusion de la « Concorde
civile », qui a progressivement permis le retour au calme, sans que
l’on puisse pour autant parler d’un retour à la paix, dans la mesure où
les responsabilités des exactions commises contre les civils dans les
années 1990 n’ont pas fait l’objet d’investigations, ni de poursuites
judiciaires.
Constatant le repli de son pays sur la scène internationale durant la
guerre menée par l’État contre les groupes islamistes armés, et le
ressentiment de nombreux Algériens à l’égard des pays occidentaux
(durcissement des conditions d’octroi des visas, fermetures
d’ambassades, interruption des liaisons aériennes…), Bouteflika se
lance dès l’automne 1999 dans un programme soutenu de
déplacements à l’étranger et de visites d’État. Durant ces voyages, il
n’a de cesse de réaffirmer que la crise est terminée et que l’Algérie,
toujours debout, entend repartir de l’avant. Ce faisant, il écarte le
risque d’une prise en compte par la justice internationale des
accusations portées à l’encontre de l’armée algérienne autour des
disparitions et massacres de civils.

L’amélioration de l’image de l’Algérie est une des réussites à porter


au crédit du premier mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Avec le temps,
grâce au retour progressif à la paix civile et à une situation financière
améliorée, Alger redevient audible sur la scène internationale. Le
président algérien est l’invité des grandes nations comme des petites,
et l’image d’un pays enfin sorti du cauchemar s’impose, largement
relayée par les médias internationaux. Dès lors, Bouteflika décide qu’il
est temps de lancer le second étage de la fusée. L’Algérie n’a pas
seulement à restaurer son image ; il faut encore qu’elle joue à nouveau
un rôle d’envergure sur le continent africain. Pour cette raison, le
gouvernement algérien s’implique dans le projet du Nouveau
partenariat pour le développement économique de l’Afrique
(NEPAD), lancé à Lusaka en juillet 2001.

Enfin, troisième étage de la fusée, Bouteflika entend renouer avec la


diplomatie des bons offices. Il a notamment obtenu que l’Érythrée et
l’Éthiopie signent un accord de paix à Alger le 12 décembre 2000. À
l’issue du règlement de ce conflit, nombre d’observateurs estimaient
même que le président algérien pourrait obtenir le prix Nobel de la
paix – d’autant qu’il avait aussi œuvré au rétablissement de la paix
dans son propre pays.

Dans les commentaires des experts, le terme d’« incertitude »


Dans les commentaires des experts, le terme d’« incertitude »
revient pourtant comme un leitmotiv. En définitive, la diplomatie
algérienne est à l’image de la situation du pays : instable. La visite
d’État du président algérien en France au printemps 2009 fut une
occasion manquée de relancer la relation bilatérale. L’objectif du
voyage était aussi d’envoyer un message à destination d’un Maroc qui
n’en finit pas de réclamer l’ouverture de la frontière terrestre entre les
deux pays. Cette ouverture, espérée par Rabat et attendue par les
Algériens, aurait pu déboucher sur un règlement négocié de la
question du Sahara et sur une relance de la construction maghrébine :
un chantier diplomatique d’envergure, en jachère depuis la création
de l’Union du Maghreb arabe (UMA) en février 1989.

Cette perception tenace d’incertitude ne relève pas seulement de la


nostalgie d’une Algérie qui sut être un havre sur le plan sécuritaire. Il
faut garder en mémoire le rôle joué par la diplomatie algérienne alors
que Houari Boumédiène était au pouvoir (1965-1978), et même dans
les premiers temps de la présidence de Chadli Bendjedid (1979-1992).
Très active et engagée auprès de plusieurs pays arabes et africains, la
diplomatie fut une des marques de fabrique de l’Algérie
indépendante, qui faisait de la révolution (al-thawra) le fondement de
son action internationale. Une révolution pour chasser le colonisateur
français mais aussi pour édifier un pays moderne, nationaliser ses
ressources agricoles et en hydrocarbures, enfin pour exprimer sa
solidarité avec les « damnés de la terre » qui en appelaient au soutien
d’un pays frère auréolé du prestige de la guerre d’Indépendance.

En son temps, le premier président de l’Algérie indépendante,


Ahmed Ben Bella (1963-1965), fit tout pour porter à l’étranger la bonne
parole de son pays. Reposant déjà sur les épaules
d’Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, l’action
extérieure de l’Algérie était motivée par la volonté d’imposer le pays
comme interlocuteur incontournable des grandes puissances sur les
questions maghrébines, mais aussi africaines. Cette diplomatie – qui
avait fait ses premières armes avant même l’indépendance, alors qu’il
s’agissait d’œuvrer à l’isolement de la France, y compris dans le camp
occidental – a très vite été confrontée au défi marocain pour le
leadership du Maghreb, un défi toujours d’actualité. Après la Guerre
des sables (octobre-novembre 1963), qui opposa les armées algérienne
et marocaine pour un différend frontalier au sujet de Tindouf, il était
urgent pour les autorités algériennes de convaincre la communauté
internationale que le Maroc était l’agresseur. Diplomates algériens et
marocains rivalisèrent alors dans leurs tentatives de se concilier des
alliés, dans le camp arabe mais plus largement parmi les pays
musulmans, voire même les non-alignés vis-à-vis desquels le royaume
chérifien s’était toujours montré méfiant.

Les printemps arabes : une douloureuse surprise


Depuis la décolonisation, les leaders du Maghreb – fort différents les
uns des autres – s’accordaient globalement sur une « démocratie
relative », sur une lutte acharnée contre les islamistes et sur une
confortable exploitation des richesses de leurs pays respectifs.
L’effondrement brutal en Tunisie du régime de Ben Ali, puis de celui
de Moubarak, puis de Kadhafi, plongea l’Algérie dans la sidération.
Le mouvement toucha bien le pays mais, après quelques
embrasements limités, l’ingénierie sécuritaire algérienne réussit à
canaliser la protesta. La redistribution de la rente permit au régime de
réguler la contestation.

Une fois passé le choc des soulèvements populaires dans le monde


arabe, le gouvernement algérien ne manqua pas de fustiger les
« aventures » politiques issues du désordre. C’est pourquoi la
diplomatie algérienne prit fait et cause en faveur du régime syrien de
Bachar Al-Assad, confronté lui aussi à une révolte, puis à une
révolution. Pour les dirigeants algériens, Al-Assad et son régime
constituaient un rempart contre l’effondrement du Proche et Moyen-
Orient, et sa prise de contrôle par Daech. Pour les mêmes raisons,
l’Algérie a approuvé la chute des Frères musulmans égyptiens et
l’avènement de la nouvelle république du maréchal Al-Sissi. À ce jour,
cette position n’a pas varié d’un iota.
Les relations avec les États-Unis : de la confrontation à
l’ennemi commun

La relation entre l’Algérie et les États-Unis est et demeure ambiguë.


Les Américains ont favorablement accueilli la naissance du nouvel
État à son indépendance. Cependant, durant la guerre froide, le choix
de Boumédiène de se rapprocher de l’Union soviétique poussa les
dirigeants américains à classer l’Algérie nouvelle dans l’autre camp,
en dépit de son non-alignement officiel. La guerre des Six Jours entre
Israël et les pays arabes en 1967 entraîna même la rupture unilatérale
des relations diplomatiques du fait d’Alger. Le contentieux fut
aggravé par l’accueil d’opposants de tous types, y compris terroristes
(Cubains, Carlos, activistes afro-américains, etc.), dans la « Mecque
des révolutionnaires » – ou « Second Cuba ».

Avec l’arrivée de Chadli Bendjedid à la présidence, forte de sa


relative neutralité, Alger se lança dans une politique de bons offices, et
joua notamment un rôle dans la libération des otages de l’ambassade
américaine de Téhéran. La relation bilatérale est néanmoins restée
plombée dans la durée par le dossier du Sahara occidental,
Washington soutenant le royaume chérifien dans sa lutte contre les
Sahraouis. Les efforts de l’ancien secrétaire d’État américain
James Baker, en faveur d’un règlement pacifique du conflit dans un
cadre onusien, ne réussirent pas à lever les préventions algériennes.

Qui plus est, la première partie de la décennie noire fut marquée


par les suspicions du gouvernement algérien à l’égard des États-Unis,
qui avaient commencé à nouer un dialogue politique discret mais réel
avec le FIS. Le vrai changement se produisit lorsque les Américains
devinrent la cible d’Al-Qaïda. À compter de 1998, et surtout après les
attentats du 11 septembre 2001, les bouleversements du contexte
géopolitique permirent au régime algérien de se repositionner et de
tirer profit des recompositions politiques en cours. Le nouveau
positionnement de Washington vis-à-vis de l’Algérie fut réaffirmé lors
d’une visite du président Bouteflika en novembre 2001. La lune de
miel se concrétisa avec des échanges de renseignements et un soutien
à la mise en œuvre d’un Comité opérationnel conjoint des chefs d’état-
major à Tamanrasset, chargé de coordonner la lutte contre les
terroristes du Sahel. L’Algérie adhéra également au Partenariat
transsaharien pour la lutte contre le terrorisme.

La participation algérienne au Dialogue méditerranéen de


l’Organisation du traité de l’Atlantique nord peut aussi être lue
comme une façon de poursuivre le dialogue avec les États-Unis.
Certains observateurs attribuent le rapprochement entre les deux pays
à une certaine perte de centralité de la puissance américaine, et pour
l’Algérie à la nécessité de diversifier ses partenariats militaires.

Algérie-Union européenne : une méfiance jamais


démentie
Les relations entre l’Algérie et l’Union européenne (UE) ont toujours
été « sensibles ». Si Alger a bien vu l’intérêt d’une coopération
économique avec l’UE, elle a toujours ressenti une profonde méfiance
vis-à-vis du caractère intrusif de cette dernière, notamment dans les
domaines de la démocratie et des droits de l’homme. De plus, la
démarche profondément libérale qui présidait au Partenariat euro-
méditerranéen issu de la déclaration de Barcelone (1995) – auquel
adhéra pourtant l’Algérie – ne convenait pas vraiment à un modèle
économique arc-bouté sur l’économie de rente et les privilèges.

Alger s’engagea donc dans sa relation avec l’Europe à petits pas et


avec suspicion. Par ailleurs, la guerre des années 1990 fut un temps de
confrontation directe avec l’UE, les entités européennes – notamment
le Parlement européen – s’indignant du sort des prisonniers politiques
et des disparus. Alger prit très mal ces remarques, perçues comme une
immixtion dans ses affaires intérieures. Depuis, les relations sont
restées hésitantes. L’Algérie a accepté d’adhérer – sans
enthousiasme – à l’Union pour la Méditerranée. Dans le cadre de la
Politique européenne de voisinage, le pays est bien entré dans le
processus de contractualisation des plans d’action bilatéraux en
septembre 2005 mais a ensuite gelé les négociations, considérant
l’adoption du plan d’action comme prématurée.

Finalement, c’est dans une coopération plus informelle que l’Algérie


trouve sa voie. À preuve, le succès confirmé du processus « 5 + 5 »,
qui réunit pays du Maghreb et pays européens de la Méditerranée
occidentale dans un cadre de coopération non contraignant, fait
d’échanges de bonnes pratiques, y compris dans le domaine de la
défense.

Sahara : statu quo…


La récupération unilatérale du Sahara – colonie espagnole – par le
Maroc en 1975 fut, après une brève période d’atermoiement, contestée
par l’Algérie. Elle apporta son soutien au Front Polisario puis à la
RASD, son gouvernement provisoire dont le siège se situe en territoire
algérien, à Tindouf. Après de violents combats, le Maroc est parvenu à
contrôler 80 % du territoire contesté et a investi des sommes
considérables dans le développement des « provinces du Sud ». Un
processus de négociation est ouvert depuis 1991, en vue de
l’organisation d’un référendum piloté par les Nations unies. Aucun
accord n’a été trouvé à ce jour.

Si, pour le Maroc, le Sahara n’est pas négociable, il ne l’est pas non
plus pour le régime algérien, qui a érigé le problème en dogme. À
Alger, la question sahraouie constitue un enjeu de pouvoir ; au Maroc,
il s’agit d’une question d’identité. À son arrivée à la présidence en
1999, Bouteflika avait laissé entendre qu’il était peut-être temps de
faire évoluer le dossier. En août de la même année, le général
Khaled Nezzar, alors chef d’état-major, siégeait au premier rang de la
réunion du Front Polisario à Tindouf. La leçon fut entendue par
Bouteflika, qui adopta dès lors une position radicale. Cette centralité
du problème Polisario dans le débat politique algérien rend toute
évolution impossible dans le contexte d’une Algérie qui n’est pas
parvenue à opérer une mue géostratégique lui permettant de s’inscrire
dans la géographie de nouveaux rapports de force.

Médiations et multilatéralisme constitutionnel


Le multilatéralisme a aussi constitué un marqueur algérien. L’Algérie
a participé à la création de l’Organisation de l’unité africaine, devenue
Union africaine, dont elle abrite le Centre africain d’études et de
recherche sur le terrorisme. Elle a souscrit à la création de l’UMA en
1989 (au point mort) et a participé à la création du NEPAD avec
l’Afrique du Sud et le Nigeria.

À l’été 2012, forte de ces expériences, Alger invitait au dialogue des


envoyés d’Ansar Eddine, du Mouvement national de libération de
l’Azawad (MNLA) et même du Mouvement pour l’unicité et le djihad
en Afrique de l’Ouest – sans succès. Le 1er mars 2015, un accord de
paix (encore un) était pourtant signé avec la Coordination des
mouvements de l’Azawad (MNLA, Haut conseil pour l’unité de
l’Azawad et CUA), sous l’autorité du ministre des Affaires étrangères
algérien Ramtane Lamamra. L’accord fut finalement paraphé le
14 mai 2015 par des membres des organisations touarègues non
présents en Algérie…

Le mur des principes s’effrite : depuis le changement de régime en


Tunisie, l’Algérie, avec l’accord de Tunis, agit militairement des deux
côtés de la frontière, autour des monts du Chaambi. Les actions
algériennes sur le territoire tunisien sont très fréquentes et la présence
algérienne massive.

L’attaque du site gazier d’In Amenas, du 16 au 19 janvier 2013, par


une katiba de Mokhtar Belmokhtar venue de Libye, et la mort
consécutive de 37 travailleurs algériens et étrangers, mit en évidence
la faiblesse du dispositif algérien de sécurisation de la frontière est.
Difficultés tunisiennes, effondrement libyen, déstabilisation de la zone
sahélienne : tout devrait conduire l’Algérie à faire évoluer ses
principes stratégiques. Le temps est clairement venu d’intervenir de
l’autre côté de ses frontières pour faire face au dehors à un ennemi
déjà présent à l’intérieur.

Le système algérien est fondé sur des rapports de forces et


d’équilibres entre l’intérieur et l’extérieur. Aujourd’hui, le
déséquilibre pèse surtout à l’extérieur. Alger hésite encore, mais c’est
à une révision globale que devra s’astreindre la politique étrangère
algérienne. En l’espace de quelques années, la mondialisation a fait
son œuvre, l’État-nation ancien est remis en cause. Rien ne dit qu’il
sera possible de restaurer la Libye, la Syrie ou l’Irak du passé. Quel
sera le sort des pays du Sahel, à la taille gigantesque et aux
gouvernements faibles et contestés ? L’ONU et les grandes puissances
sont sur la sellette. L’après-pétrole a commencé, et la rente s’effrite.

L’Algérie se trouve ainsi à la croisée des chemins. Les réflexions


entendues et lues à Alger, sur la conservation des principes ou
l’accusation de se conduire en « supplétif de la France », montrent
surtout qu’un certain nombre de commentateurs vivent encore sur les
schémas d’un passé révolu. Si l’Algérie ne veut pas un jour rejoindre
la longue liste des États faillis, elle va devoir se livrer à l’examen, puis
à une révision profonde, de sa doctrine stratégique. Où se jouent
désormais la sécurité et le développement, avec quoi, avec qui ? La
dimension africaine est de toute évidence fondamentale. Mais si
l’ouverture à la Bouteflika a favorisé une forte internationalisation, et
pu donner l’illusion d’un dialogue égalitaire avec les BRICS (le Brésil,
la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud), l’Algérie va devoir se
recentrer sur son espace périphérique. Et le lien avec la France en fait
partie.

La symbolique de la grande stratégie chinoise


Les relations entre Alger et Pékin s’inscrivent dans la dynamique
générale de l’expansion économique chinoise en Afrique, et en
épousent les principales caractéristiques. La Chine pénètre les
marchés africains par sa capacité à répondre aux besoins immédiats
de ces pays et sa contribution à la croissance de leur produit intérieur
brut. En contrepartie, au Maghreb (comme en Afrique), elle est attirée
par un marché régional de 150 millions de consommateurs et à la
recherche de fournisseurs pour son approvisionnement en matières
premières, énergétiques et minières.

La stratégie chinoise, en Afrique comme au Maghreb, consiste à


investir les pays ou secteurs délaissés par les Occidentaux – du fait
d’une faible rentabilité, de l’insécurité, du mauvais climat des affaires
ou des conflits géopolitiques. La crise financière accentue cette
tendance, en tarissant les flux d’investissements directs venant du
Nord, alors même que la présence chinoise constitue un facteur de
résilience.

L’Algérie tient à garder une attitude équilibrée vis-à-vis de la Chine.


Du point de vue des échanges économiques, sa stratégie est soumise à
deux logiques contradictoires. D’un côté, elle tend à confiner la
présence chinoise à des domaines ne concurrençant pas ses
partenaires traditionnels en limitant les importations à des produits
bon marché et bas de gamme, visant la consommation populaire, et en
cantonnant les entreprises au secteur de la construction. De l’autre,
elle est tentée de s’appuyer sur les performances chinoises pour
donner une impulsion à sa propre croissance, en s’ouvrant à des
produits et coopérations dans des domaines technologiquement plus
sophistiqués.

La force de la Chine et de ses dirigeants est d’avoir une stratégie de


long terme, à trente ans au moins, rendue possible par la stabilité du
régime et des institutions, une forme naturelle de patience stratégique
et de prudence, et surtout par l’image de durabilité d’un pouvoir en
place qui n’a pas d’échéances électorales ouvertes à horizon visible.
Dès 2019, le président Xi Jinping a clairement énoncé son objectif : la
Chine devra être devenue la première puissance mondiale en 2049,
pour le centième anniversaire de la République populaire
communiste. Pour l’atteindre, les dirigeants chinois savent qu’il leur
faut d’abord répondre aux aspirations de base d’une population de
1,4 milliard d’habitants : nourriture, toit et emploi pour chacun, avec
un niveau de vie suffisant pour pouvoir consommer dans un
environnement vivable qui ne soit pas trop pollué.

La Chine est devenue au fil des décennies l’usine du monde, même


si ce rôle lui échappe progressivement. Ses dirigeants savent aussi que
leur pays vieillit et qu’il est tiraillé par des forces séparatistes, comme
la volonté de ses mégapoles devenues riches de gagner en autonomie.
Ils misent donc sur un parti unique fort, jouant à la fois le rôle
d’ascenseur social et d’outil coercitif pour préserver la cohésion
nationale. C’est la raison pour laquelle la question de Taïwan reste
sans doute la plus cruciale pour les dirigeants chinois qui ne
toléreront pas de voir l’île déclarer son indépendance. De ce point de
vue global, le concept des Nouvelles routes de la soie, terrestres et
maritimes, sert à la fois à pénétrer les marchés d’Asie centrale, du
Moyen-Orient, d’Afrique et d’Europe orientale, tout en étouffant
progressivement le rival régional indien.

Le Moyen-Orient et le bassin méditerranéen représentent donc pour


la Chine un réservoir d’énergie qui alimente la moitié de sa
consommation pétrolière. C’est aussi un carrefour stratégique qui lui
permet de poursuivre son expansion économique et politique en
direction de l’Europe, l’Afrique et l’Amérique latine. Pour la seule
sécurisation de ses approvisionnements en hydrocarbures, la Chine
devra sans doute demain s’engager davantage au Moyen-Orient.

Sur le plan militaire, au-delà de la croissance spectaculaire de ses


forces aériennes et navales, la Chine fait face à un dilemme. Elle veut à
tout prix éviter une confrontation majeure avec les États-Unis, l’Inde
ou la Russie – tous trois dotés de l’arme nucléaire –, et également
éviter une guerre avec le Japon (rival historique) dont elle ne serait
pas sûre de sortir vainqueur. Cependant, pour monter en gamme et en
crédibilité, mais aussi aguerrir ses combattants, Pékin sait qu’il lui
faudra sans doute accepter d’entrer dans des affrontements limités.
Ceux-ci pourraient survenir à Taïwan bien sûr, tout comme en Asie
du Sud-Est, en mer de Chine et dans l’océan Indien. En attendant, la
Chine intègre la menace de la force militaire dans une approche
globale qui articule les domaines informationnel, culturel,
économique, financier, politique, légal, normatif, écologique,
biologique, cyber… Elle cherche en priorité à rattraper son retard
technologique, espérant dépasser dans ce domaine les États-Unis. La
conquête spatiale représente à cet égard pour elle un champ idéal qui
réunit prestige et progrès scientifique.

La désindustrialisation que l’on constate actuellement dans de


nombreux pays occidentaux trouverait sa « cause dans le grand
bouleversement qui frappe les économies mondiales » – grand
bouleversement dont la Chine pourrait être responsable. En dépit de
la mondialisation de l’économie, le développement, ou le mal
développement, se manifeste en dernière instance là où se trouvent les
populations. En ce sens, il ne saurait y avoir de réel développement
que local. C’est dans le cadre d’une économie mondialisée que se
construit aujourd’hui l’industrialisation des territoires d’une nation.
La définition d’une politique industrielle nationale sous ses divers
aspects doit donc se donner pour objectif de faire de ses territoires des
ensembles attractifs pour les investissements internationaux, de
manière à générer de nouveaux flux d’échanges et acquérir de
nouveaux savoir-faire… Les choix de politique économique doivent
donc être faits pour insérer l’économie des territoires dans l’économie
globale.

Dans quelle mesure la présence d’entreprises chinoises en Algérie


ou dans les pays africains – très grandes, généralement à capitaux
publics et sous la tutelle directe du gouvernement chinois, ou plus
petites à capitaux privés et gérées par une diaspora de petits
entrepreneurs – initie-t‑elle, soutient-elle ou, à l’inverse, contrarie-
t‑elle une dynamique de croissance qui pourrait fonder une nouvelle
industrialisation ? Les dirigeants algériens, qui voient leur influence
diplomatique se réduire, tentent de profiter de la présence chinoise
pour réindustrialiser le pays sur des bases nouvelles, ne
s’embarrassant pas de normes ou de droits et visant directement à
l’efficacité et à l’accession au statut de leader continental. La relation
privilégiée avec la Chine est ici vue comme un instrument
déterminant.

C’est pourtant, sur le fond, une véritable évolution de la nature du


régime politique, un vrai renouvellement qui proposerait à la
population un projet novateur susceptible de mobiliser les énergies,
qui seraient seuls à même de fonder la relance de l’économie et de la
diplomatie du pays.

Mots clés
Diplomatie algérienne
Maghreb
Sahel
Chine
Algérie et Maroc : deux visions géopolitiques et sécuritaires
Par Riccardo Fabiani

Riccardo Fabiani est directeur du projet de recherche sur l’Afrique du Nord de l’International
Crisis Group.

La rivalité entre l’Algérie et le Maroc remonte à l’indépendance algérienne et au débat sur la


délimitation des frontières post-coloniales. L’affaire du Sahara occidental est venue se greffer sur
cette opposition géopolitique. Après une relative accalmie, la rivalité a repris au début de cette
décennie, poussant les deux pays à chercher des soutiens extérieurs en matière diplomatique
et d’armement. La rivalité locale pourrait désormais s’inscrire dans une dynamique élargie.

politique étrangère

Au cours de l’année 2021, la rivalité entre l’Algérie et le Maroc s’est


intensifiée, en raison du dégel du conflit au Sahara occidental, de la
normalisation des rapports entre le royaume chérifien et Israël puis de
la course régionale aux armements qui s’en est suivie. L’antagonisme
entre les deux pays est loin d’être nouveau. Il remonte aux lendemains
de l’indépendance algérienne et dure donc depuis des décennies,
opposant deux conceptions divergentes de l’espace géopolitique et
sécuritaire. Si la fin de la guerre froide, le cessez-le-feu au Sahara
occidental et l’équilibre militaire précaire entre les deux États ont
permis une relative accalmie entre 1991 et 2020, les événements des
deux dernières années ont balayé cette stabilité et risquent désormais
de provoquer une nouvelle escalade militaire au Maghreb.

Aux origines de la rivalité algéro-marocaine


L’indépendance algérienne a lieu en 1962 et les relations avec le Maroc
sont alors au beau fixe, en raison du soutien que le royaume chérifien
a apporté au Front de libération nationale pendant la guerre contre
l’occupant français. Tout au long du conflit en Algérie, le Maroc joue
le rôle de base de repli et de déploiement des combattants algériens,
1
lesquels reçoivent l’aide discrète de l’armée marocaine .

Toutefois, peu après l’indépendance de l’Algérie, Alger et Rabat


sont confrontées à la question de la définition de la frontière commune
et de la répartition des ressources minières de la zone contiguë. En
1961, le président du Gouvernement provisoire de la République
algérienne Ferhat Abbas et le roi du Maroc Mohammed V signent une
convention reconnaissant le problème de la délimitation territoriale
entre les deux pays, et renvoyant sa résolution à de futures
2
négociations bilatérales . Rabat réclame la révision de la frontière
coloniale établie par la France en 1952 seulement, à l’occasion de la
découverte d’un gisement de ressources minières et pétrolifères que
3
Paris choisit d’intégrer au territoire de l’Algérie française .

Quelques mois après cet accord, Ahmed Ben Bella et l’armée


algérienne évincent Abbas puis annoncent leur refus de rediscuter les
démarcations coloniales et de céder au royaume chérifien une part
d’un territoire algérien libéré par le sang. Après une tentative
marocaine de s’emparer de la zone de Tindouf en juillet 1962 et
l’intervention de l’armée algérienne en octobre pour en reprendre le
contrôle, un violent accrochage le 8 octobre 1963 entre les troupes des
deux pays près des postes frontaliers de Tinjoub et Hassi Beïda
marque le début de la Guerre des sables. S’ensuit une série
d’escarmouches qui se terminent seulement le 2 novembre de la même
année, grâce à la médiation de l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié et
4
du président malien Modibo Keïta .

La détérioration des relations algéro-marocaines s’explique


également par d’autres facteurs. D’une part, on trouve le rôle du
nationalisme marocain et de la théorie du Grand Maroc qui, selon la
définition du père spirituel de l’indépendance marocaine
Allal El Fassi, inclurait le Sahara occidental, la Mauritanie et certaines
provinces maliennes et surtout algériennes, comme Tindouf et Béchar.
Cette thèse séduit graduellement la monarchie marocaine mais est
5
perçue par les États voisins comme une menace sur leur sécurité .

D’autre part, l’Algérie peine à reconstruire son identité nationale


après 130 ans de colonisation, une lutte très dure pour chasser
l’occupant et un conflit interne non résolu entre civils et militaires –
tous facteurs marquant profondément la psychologie collective et la
culture de l’élite algérienne. De ces expériences historiques découlent
le soutien aux mouvements anti-coloniaux, le respect du principe de
non-intervention et la participation au mouvement des non-alignés,
mais aussi une politique étrangère hésitant souvent entre tentation du
6
compromis et jusqu’au-boutisme .

Associées à des politiques et alliances incompatibles en période de


guerre froide (une monarchie marocaine alignée sur les États-Unis et
défenseure de l’économie de marché ; une Algérie républicaine et
socialiste, ouverte à la coopération avec l’Union soviétique), ces
positions antagonistes dans l’espace maghrébin génèrent des
approches géopolitiques et sécuritaires inévitablement opposées.

Bien que la Guerre des sables n’ait pas eu de graves répercussions,


l’épisode, indissociable du processus de décolonisation, marque
profondément les relations bilatérales et prépare le terrain à de
nouvelles tensions. Si le Maroc renonce officiellement à Tindouf et
Béchar lors du sommet d’Ifrane en 1969, reconnaissant l’indépendance
de la Mauritanie la même année, Alger et Rabat échouent à signer un
accord de délimitation de leur frontière commune. La méfiance
réciproque est installée. C’est alors que l’explosion de la question du
Sahara occidental dans les années 1970 vient raviver la rivalité entre
les deux États. En 1975, lors du retrait de l’Espagne du Sahara
occidental, Rabat proclame sa souveraineté historique sur ce territoire.
Les responsables politiques algériens restent divisés entre deux
approches : reconnaître les prétentions marocaines en contrepartie
d’un accord officiel portant sur la frontière bilatérale (qui comporterait
la renonciation formelle marocaine aux provinces algériennes) –
comme le prône le ministre des Affaires étrangères de l’époque,
Abdelaziz Bouteflika ; ou refuser toute entente avec le Maroc, État
expansionniste déterminé à poursuivre son rêve du Grand Maroc. Le
président Houari Boumédiène choisit la deuxième option et rejette les
7
demandes du Maroc .

Le 7 novembre 1975, le roi Hassan II réunit 350 000 Marocains pour


entrer dans les zones sous contrôle espagnol et revendiquer ses droits
sur ce territoire. La « Marche verte » force la main de l’Espagne, qui
décide de quitter le territoire. Les accords de Madrid de
novembre 1975 assignent les deux tiers de ce territoire au Maroc et le
dernier tiers à la Mauritanie. Pour Rabat, cette annexion s’inscrit certes
dans le cadre des aspirations au Grand Maroc, mais la mobilisation
autour du Sahara occidental représente également une opportunité
pour orienter l’opinion vers une autre cible, le roi ayant été l’objet de
8
deux tentatives de coup d’État en 1971 et 1972 .

En dépit de ses tergiversations initiales, l’Algérie finit par prendre le


parti du Front Polisario, l’organisation sahraouie qui réclame
l’indépendance du Sahara occidental. Alger le soutient financièrement
et militairement, tout en accueillant sur son territoire (précisément
dans la symbolique Tindouf) des milliers de réfugiés, ainsi que la
direction de l’organisation elle-même. La guerre qui s’ensuit permet
au Polisario de remporter des victoires militaires, forçant la
Mauritanie à se retirer en 1979. Cela n’empêche pas le Maroc de
renforcer son contrôle sur le Sahara occidental, notamment grâce à la
construction de murs de protection : le « mur de sable ».

Le conflit au Sahara occidental s’enlise graduellement, sans que le


Maroc ou le Polisario parvienne à s’imposer. C’est ainsi qu’en 1991,
sous l’impulsion de l’administration américaine, l’impasse militaire
amène les deux parties à accepter un plan de règlement sous l’égide
de l’ONU. Ce plan impose un cessez-le-feu et divise le territoire le
long du mur de sable, créant une zone tampon sous l’égide des
Nations unies, pour séparer les deux armées. Il prévoit également une
résolution du conflit passant par un référendum d’autodétermination,
mais le jeu politique marocain fera que ce référendum n’aura jamais
lieu. Toutefois, l’absence de solution diplomatique n’alimente pas un
9
retour à la guerre, gelant ainsi le conflit .

Cette impasse diplomatique ossifie, pour ainsi dire, la rivalité


algéro-marocaine. Depuis, les deux pays se contentent d’une guerre
froide dans laquelle les relations n’évoluent pas, demeurant comme
figées dans l’attente d’une intervention extérieure susceptible de
modifier le statu quo et de promouvoir une solution concrète. Celle-ci
n’interviendra pas. Le désintérêt occidental et l’acceptation du statu
quo entre les deux protagonistes renforcent la passivité de l’Europe et
des États-Unis, lesquels préfèrent la paralysie diplomatique à un
conflit ouvert dans une zone stratégique pour les flux énergétiques
mondiaux. De même, l’initiative de l’Union du Maghreb arabe
(UMA), fondée en 1989 dans le but d’unifier économiquement et
politiquement l’Afrique du Nord, reste paralysée. La guerre froide
algéro-marocaine alimentée, entre autres, par le différend du Sahara
10
occidental sape toute possibilité de coopération régionale .

Un équilibre précaire (1991-2020)


Trois éléments peuvent expliquer cette relative accalmie des tensions
entre le Maroc et l’Algérie. Premièrement, la difficile conjoncture
politico-économique des deux pays et l’émergence d’un nouvel ordre
mondial dirigé par les États-Unis bouleversent les priorités
géopolitiques de la région. Dans les années 1990, la situation
algérienne est profondément instable. La guerre civile entre les
groupes islamistes et le régime militaire à partir de 1992, la crise
économique et financière, le programme d’ajustement structurel
négocié avec le Fonds monétaire international en 1994, ainsi que la
nécessité de réorienter la politique étrangère après l’effondrement du
bloc soviétique et la perte d’influence du mouvement des non-alignés
ébranlent le pays et réduisent sa marge de manœuvre régionale. Alger
est loin d’être en position de force face à son voisin de l’ouest et a tout
intérêt à apaiser les tensions avec lui.

De son côté, Rabat traverse aussi une période délicate. Le roi


Hassan II s’apprête à céder le trône à son fils, jetant les bases d’une
libéralisation politique graduelle et limitée, au moment où il tente de
réduire le fardeau budgétaire de l’impasse militaire au Sahara
occidental, sans toutefois lâcher ce territoire devenu hautement
stratégique pour la légitimité interne de la monarchie. Dans ce
contexte, les interférences étrangères n’ont pas leur place, d’autant
que l’hyperpuissance américaine (et européenne, en un sens) limite la
marge de manœuvre des acteurs régionaux maghrébins et a tout
intérêt au maintien du statu quo. Les États-Unis (et, dans une certaine
mesure, les Européens) imposent leur « hégémonie bienveillante »
(pour utiliser l’expression de Robert Kagan), veillant à préserver la
stabilité d’une région importante en termes de flux énergétiques et
migratoires.

Deuxième facteur : la création d’un cadre diplomatique pour gérer


la question du Sahara occidental. L’acceptation du plan de
l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1991 par le Maroc et le
Front Polisario déplace quelque peu le conflit de la sphère militaire
vers la sphère diplomatique. Les deux parties prenantes comprennent
que la solution militaire n’est plus de mise, même si le coût d’une
éventuelle « guerre chaude » pourrait être limité en termes de pertes
humaines et de dégâts matériels. Au demeurant, la médiation
onusienne finit par orienter le conflit au Sahara occidental vers une
solution pacifique, Rabat et le Polisario étant chacun initialement
convaincu qu’il gagnerait le référendum d’autodétermination. La
dynamique s’enraye lorsque le Maroc réalise que ses chances de
remporter ce vote sont trop faibles et qu’il est donc préférable de jouer
politiquement pour empêcher la tenue du scrutin. Grâce au soutien
des États-Unis et de la France au Conseil de sécurité des Nations
unies, le royaume chérifien parvient à faire échouer le plan de l’ONU.
La situation s’enlise, mais les conditions politiques internes et externes
font que ni le Maroc ni l’Algérie ne sont prêts à amorcer un retour à la
violence. Le cadre diplomatique onusien pose les fondements d’un
nouveau statu quo : le Maroc garde le contrôle de la plus grande part
du Sahara occidental, tandis que le Polisario et l’Algérie peuvent
continuer à contester cette situation en vertu du droit international,
tout en mettant en lumière la vulnérabilité de la position marocaine.

Le troisième élément de stabilisation des antagonismes algéro-


marocains renvoie à la sphère militaire. Dans le sillage de la Guerre
des sables et des décennies suivantes, le rapport de force entre les
armées algérienne et marocaine a atteint un point d’équilibre précaire.
Grâce aux ressources financières du pétrole et à l’approvisionnement
en armes de l’Union soviétique, l’Algérie parvient à mettre en place
un dispositif militaire directement inspiré par la doctrine tactique du
Pacte de Varsovie (hiérarchie rigide et conçue pour faciliter les percées
rapides en territoire ennemi). Toujours sur le plan militaire, Alger
entame, à l’issue de la chute du bloc soviétique et de la décennie noire,
un processus de mise à niveau opérationnel qui est axé sur les
divisions blindées, les défenses antiaériennes et une flotte aérienne à
large rayon d’action.

De son côté, Rabat peut compter sur un nombre équivalent


d’hommes, une armée de métier, une collaboration étroite et de
longue haleine avec une partie des principales forces militaires
occidentales (notamment les États-Unis et la France), une artillerie
11
moderne et une aviation capable d’opérer des frappes de précision .
Bien que l’Algérie puisse se targuer d’un budget militaire plus
important que son voisin, la réalité est que les deux armées
s’équilibrent et qu’en cas de conflit direct, ni l’une ni l’autre ne
l’emporterait de manière certaine. Ce relatif équilibre des forces suffit
à convaincre les officiers des deux côtés que l’option militaire est peu
envisageable.

C’est ainsi qu’une stabilité tout précaire s’installe au Maghreb. En


dépit de l’absence d’une architecture institutionnelle régionale pour
rapprocher les visions géopolitiques et sécuritaires antagoniques, le
relatif équilibre en termes de forces militaires et diplomatiques permet
un certain apaisement des tensions. Loin de hâter la réconciliation,
l’UMA, otage d’incompréhensions réciproques, s’avère incapable de
promouvoir toute forme d’intégration régionale. Le Maroc et, dans
une moindre mesure, l’Algérie choisissent de mettre l’accent sur une
intégration verticale plutôt qu’horizontale, c’est-à-dire de renforcer
leurs relations politiques, économiques et sécuritaires avec l’Union
européenne, la France, l’Espagne et les États-Unis, en lieu et place de
leurs relations avec leurs voisins maghrébins. Pourtant, à intervalles
réguliers, certains incidents (comme l’attentat terroriste de Marrakech
en 1994, qui pousse le Maroc à fermer ses frontières, les services de
renseignement soupçonnant l’implication des services algériens ; ou
encore l’enlisement du processus onusien au Sahara occidental)
éclairent la fragilité du statu quo, tout comme la méfiance persistante
entre Alger et Rabat.

Vers une nouvelle escalade ?


Le 13 novembre 2020 brise symboliquement cet équilibre, en
marquant la fin du cessez-le-feu entre le Maroc et le Front Polisario, et
le retour aux affrontements armés au Sahara occidental. Les tensions
se focalisent sur la route de Guerguerat. Créée en 2016, elle relie le
Maroc à la Mauritanie en passant par le Sahara occidental. Pour Rabat,
suite au renforcement des liens commerciaux entre le Maroc, la
Mauritanie et d’autres régions d’Afrique de l’Ouest, cette route est
cruciale. Mais le Polisario condamne la construction de cette route,
qu’il considère une entorse unilatérale au cessez-le-feu. En
octobre 2020, la situation atteint un point de non-retour lorsqu’un
groupe de civils pro-Polisario établit un campement sur la route de
Guerguerat, bloquant allées et venues des véhicules. Le 13 novembre
2020, après l’échec d’une tentative de médiation de dernière minute
du secrétaire général des Nations unies, les troupes marocaines
interviennent pour rouvrir la route. Le Polisario déclare la fin du
12
cessez-le-feu le lendemain, et la reprise des hostilités avec le Maroc .
Autre élément de rupture de l’équilibre : le rôle de l’administration
Trump en décembre 2020. Rabat remporte en effet une importante
victoire diplomatique lorsque le président américain Donald Trump
annonce que les États-Unis reconnaissent officiellement la
souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. En contrepartie, le
Maroc accepte de renouer officiellement ses relations diplomatiques
avec Israël, de façon graduelle. De surcroît, les États-Unis proposent
de vendre, pour un montant d’un milliard de dollars, drones et armes
à guidage de précision au royaume chérifien. Soudainement,
Washington fait voler en éclat les trois éléments qui avaient permis de
stabiliser le Maghreb pendant plusieurs décennies : l’alignement de la
Maison-Blanche sur les thèses marocaines et l’irruption d’Israël dans
la région marquent l’abandon de la posture de neutralité américaine et
ouvrent la voie à l’ingérence d’une puissance extérieure ; la
reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental
fragilise le cadre diplomatique onusien ; enfin, le transfert de drones
et d’armes à guidage de précision menace à moyen ou long terme de
renverser le rapport de force au profit du Maroc.

Dans les mois qui suivent, le dégel du conflit conduit l’Algérie et le


Maroc au bord de la confrontation armée. En juillet 2021, les relations
bilatérales commencent à se détériorer lorsque les médias
internationaux font état d’un scandale d’espionnage impliquant Rabat
et Alger. Selon une enquête menée par les organisations non
gouvernementales Forbidden Stories et Amnesty International, le
Maroc aurait installé des logiciels espions sur les téléphones portables
de milliers de fonctionnaires et citoyens algériens pour écouter leurs
13
conversations . L’Algérie condamne vivement cette attitude et
rappelle son ambassadeur à Rabat, rompant toute relation
diplomatique avec son voisin.

La querelle s’aggrave les semaines suivantes. Lors d’une réunion du


mouvement des non-alignés à New-York, l’ambassadeur du Maroc
aux Nations unies répond au soutien d’Alger au droit à
l’autodétermination du Sahara occidental en appelant à son tour à
l’autodétermination de la région historique algérienne de Kabylie, à
majorité amazighe. En août 2021, le ministre algérien des Affaires
étrangères Ramtane Lamamra attaque de manière virulente Rabat sur
la normalisation de ses relations diplomatiques avec Israël, l’accuse de
soutenir deux organisations interdites par le gouvernement algérien –
le Mouvement d’autodétermination pour la Kabylie et Rachad, un
groupe islamiste – et de saper le processus de paix au Sahara
occidental. L’Algérie décide de fermer son espace aérien aux avions
marocains en septembre 2021 et de ne pas reconduire son contrat
d’approvisionnement de gaz avec le Maroc à compter du 31 octobre
2021. Depuis 1996, le Maroc était un pays de transit pour le gaz
algérien exporté vers l’Espagne et le Portugal à travers le gazoduc
Maghreb-Europe. Le royaume chérifien recevait 58 milliards de
dollars de droit de passage pour ce gaz et bénéficiait de prix au mètre
cube très avantageux, avec d’incomparables facilités de paiement,
pour un total d’environ 700 millions de mètres cubes. Si l’Espagne et
le Portugal continuent de recevoir leurs livraisons de gaz algérien par
un autre gazoduc, le Medgaz, soudainement Rabat se trouve dans
l’obligation de chercher des solutions alternatives pour satisfaire sa
14
propre demande d’énergie .

Le 1er novembre 2021, les tensions bilatérales montent encore d’un


cran lorsqu’au Sahara occidental trois camionneurs algériens, qui
opèrent la liaison entre Nouakchott et Ouargla, sont tués par une
frappe que les responsables algériens attribuent aux forces
marocaines. Cette nouvelle est rendue publique deux jours plus tard
dans un communiqué officiel de la présidence algérienne, qui qualifie
l’incident de « terrorisme d’État ». Toutefois, si Alger annonce des
représailles contre Rabat, sa réponse se limite dans les semaines
suivantes à une offensive diplomatique : l’Algérie saisit l’ONU, la
Commission de l’Union africaine, la Ligue des États arabes et
l’Organisation de la coopération islamique pour dénoncer ces
15
attaques .

Pendant ce temps, la normalisation avec Israël offre au royaume


Pendant ce temps, la normalisation avec Israël offre au royaume
chérifien une opportunité sans précédent de renforcer et moderniser
ses infrastructures militaires. Le 24 novembre 2021, lors d’une visite
historique à Rabat du ministre israélien de la Défense Benny Gantz, le
Maroc et Israël concluent un accord de coopération sécuritaire. Ce
document lance formellement une coopération en termes de planning
opérationnel, d’achats, de recherche et développement, et ce une
année seulement après la normalisation des relations diplomatiques.
Les mois suivants, Israel Aerospace Industries fournit au Maroc le
Barak MX, système de défense antiaérienne capable d’intercepter des
missiles de courte, moyenne et longue portées. Rabat s’équipe
16
également de drones kamikazes Harop et du Skylock Dome, bouclier
israélien susceptible de détecter, identifier, neutraliser ou détruire tout
drone.

Rien ne semble pouvoir arrêter la montée des tensions entre les


deux voisins. En février 2022, le Maroc annonce la création d’une zone
militaire à l’est, près de sa frontière avec l’Algérie, sur une distance de
1 559 kilomètres. Jusqu’alors, le Maroc disposait d’une seule zone
militaire située au Sahara occidental. De fait, les trois secteurs
militaires qui s’articulent autour des villes d’Oujda, d’Errachidia et de
17
Ouarzazate intègrent ce nouveau commandement de la zone Est .
Deux mois plus tard, l’Algérie accuse à nouveau le Maroc d’avoir tué
trois civils dans la partie du Sahara occidental contrôlé par le
Polisario. L’attaque a eu lieu non loin de la frontière mauritanienne,
visant un camion algérien et un convoi de véhicules civils, à quelques
centaines de mètres du poste-frontière de Aïn Ben Tili, à l’extrême
18
nord de la Mauritanie .

Deux approches sécuritaires antagonistes


Si la rupture de l’équilibre du rapport de force entre l’Algérie et le
Maroc ne s’est pas encore traduite par un affrontement militaire
direct, le risque qu’une rivalité tenace ne dégénère en confrontation
armée est aujourd’hui au plus haut. Face à l’escalade des tensions au
Maghreb, les États-Unis et les gouvernements européens réagissent en
ordre dispersé, semblant incapables de bâtir une stratégie commune
pour éviter une guerre. En 2022, l’Allemagne puis l’Espagne reculent
face aux pressions marocaines et accordent leur soutien à la solution
diplomatique prônée par le royaume chérifien pour le Sahara
occidental, en l’occurrence un « plan d’autonomie » (qui combinerait
la souveraineté marocaine sur le territoire et le transfert d’une partie
des compétences de l’État marocain aux populations sahraouies). À
son tour, l’administration Biden évite de préciser sa position par
rapport à la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara
occidental et préfère relancer le processus diplomatique en poussant
le Maroc et le Polisario à accepter un nouvel envoyé de l’ONU,
Staffan de Mistura.

L’espoir de limiter la montée des tensions grâce à la reconstruction


du cadre onusien sur le Sahara occidental semble voué à l’échec,
puisque les principaux facteurs à l’origine de la nouvelle escalade
(implication d’acteurs internationaux, comme Israël, course aux
armements…) échappent à cette initiative. Face à une coopération de
plus en plus étroite entre le Maroc et Israël, l’Algérie semble
rechercher un contrepoids militaire avec son partenaire de long
terme : la Russie. En juillet 2021, le chef d’état-major algérien
Saïd Chengriha signait un contrat avec Moscou portant sur
l’acquisition d’avions bombardiers de type Mig-29 M2, de missiles
antiaériens S-300 VM et S-400 Triumph et de deux nouveaux sous-
19
marins Kilo . Qui plus est, en avril 2022 l’Algérie et la Russie
annonçaient des manœuvres militaires conjointes pour novembre
20
dans la zone de Béchar, près de la frontière avec le Maroc .

Faute d’une architecture institutionnelle en mesure de rapprocher


les deux pays, les approches géopolitiques et sécuritaires
antagoniques semblent condamnées à se heurter à nouveau. L’absence
de dialogue bilatéral et d’accord de délimitation de la frontière
commune, de même que le différend sur le Sahara occidental,
alimente les inquiétudes respectives : la crainte algérienne d’un
royaume chérifien expansionniste et la hantise marocaine d’un voisin
peu fiable et hésitant, sur fond de recherche permanente de soutiens
extérieurs en mesure de renforcer leur sécurité territoriale réciproque.
Dans ce contexte, la nouvelle polarisation à l’échelle mondiale entre
États-Unis et Europe occidentale d’un côté, Russie et Chine de l’autre,
pourrait venir se superposer à la rivalité intra-maghrébine et
encourager Maroc et Algérie dans des divergences d’apparence
irréductibles, dans leurs ambitions, dans des perceptions d’insécurité
plus ou moins tenaces, au lieu de limiter l’opposition de leurs
approches géopolitiques et sécuritaires.

Mots clés
Algérie
Maroc
Sahara occidental
Israël
Alger au Sahel : stabilité et sécurité
Par Yahia H. Zoubir et Abdelkader Abderrahmane

Yahia H. Zoubir est professeur en études internationales et directeur de recherche en


géopolitique à Kedge Business School et senior non-resident fellow au Middle East Council on
Global Affairs à Doha (Qatar).

Abdelkader Abderrahmane est chercheur senior dans le programme ENACT de l’Institut


d’études de sécurité à Dakar (Sénégal) et senior non-resident fellow à l’Atlantic Council.

Entourée d’une Libye et d’un Sahel plongés dans la tourmente, Alger tente de redéfinir son rôle
régional après la longue parenthèse Bouteflika. Puissance incontournable de la région, elle joue
pour ce faire de son héritage d’une diplomatie de dialogue, affirmant de plus en plus ses choix
propres : coopérations bilatérales, organisation d’une réponse régionale à l’instabilité, diplomatie
économique, dans une logique qui demeure méfiante vis-à-vis des acteurs extérieurs à la zone.

politique étrangère

Depuis la chute de Kadhafi en 2011, la Libye a par effet domino


plongé le Sahel dans une interminable tourmente géopolitique et
sécuritaire. La situation du Mali, au cœur de l’instabilité régionale,
reste préoccupante pour les Maliens, leurs voisins et au-delà. En
février 2022, l’annonce du retrait des troupes françaises de Barkhane
ainsi que de la mission européenne Takuba constitue une opportunité
pour Alger de réinvestir les dossiers malien et sahélien en mettant en
avant ses principes de dialogue, pierre angulaire de sa politique
étrangère depuis l’indépendance de 1962.

Depuis l’élection de Abdelmadjid Tebboune en décembre 2019, qui


fait suite à des années de léthargie diplomatique sous
Abdelaziz Bouteflika, Alger a accéléré son retour diplomatique pour
retrouver le rôle qu’elle tenait sur les plans régional et international
dans les années 1960-1990. À cet égard, l’Algérie est un acteur de
premier rang pour la stabilité politique, sécuritaire et économique de
la région.
Une diplomatie régionale
Autrefois décrite par Amílcar Cabral comme la « Mecque des
révolutionnaires », l’Algérie a longtemps joué un rôle politique de
premier plan en Afrique subsaharienne. Évoluant dans un voisinage
instable, elle est préoccupée par les guerres civiles de Libye (2011,
2014 et 2019-2020) ; l’instabilité politique de la Tunisie depuis 2011 ; et
la situation volatile au Sahel, en particulier au Mali. À cet
environnement géopolitique instable s’ajoute la rivalité idéologique et
géopolitique avec le Maroc, qui a conduit à une rupture diplomatique
en août 2021.

C’est dans ce contexte turbulent qu’Alger s’est lancée, depuis 2020,


dans une offensive diplomatique à tous niveaux. Le ministre des
Affaires étrangères Ramtane Lamamra joue un rôle crucial dans ce
nouveau paradigme : une diplomatie active et préventive. Avec
Le Caire, un rapprochement s’est récemment imposé du fait de la crise
sahélienne, l’instabilité en Libye ou la dispute entre Égypte, Soudan et
Éthiopie sur le grand barrage éthiopien de la Renaissance (GERD).
Alger a engagé des discussions bilatérales sur le GERD avec les trois
parties, afin de pouvoir présenter une feuille de route acceptable pour
1
tous les protagonistes . Lors de sa visite au Caire en juillet 2021,
2
Lamamra a rappelé que « de par son histoire, son poids et ses
responsabilités, l’Algérie est plus que jamais prête à aider les pays de
la région pour décoller à nouveau et avec force vers la réalisation de
cet objectif escompté ». Pour lui, « l’Algérie s’érigera en pays pivot qui
agira, comme par le passé, en ce qui concerne l’exportation de la paix,
de la stabilité et de la sécurité, à commencer par l’espace sahélo-
saharien, jusqu’aux foyers de tension partout à travers le
continent africain ».

Alger a souvent usé d’un discret leadership, loin des projecteurs et


3
des interventions militaires. État pivot de la région , l’Algérie s’est
impliquée dans le passé pour ramener la paix chez ses voisins malien,
libyen et tunisien. Troisième puissance militaire africaine après
l’Égypte et l’Afrique du Sud, elle demeure la première dans la région
maghrébo-sahélienne. Puissance moyenne, son influence et sa
diplomatie ont fait d’elle un interlocuteur régional indispensable de
l’Union africaine (UA), des États-Unis, de la Russie, de la Chine, de la
France et, plus largement, de l’Union européenne (UE).

L’Algérie, « pays exportateur de stabilité et de sécurité »


L’instabilité régionale et la présence de groupes terroristes à ses
frontières constituent des menaces directes à la stabilisation de
l’Algérie. Pour combattre ce fléau, les autorités algériennes ont opté
pour des stratégies diplomatique et militaire complémentaires.

En 2015, Alger a développé la notion de « pays exportateur de


stabilité et de sécurité ». Cette conception s’inspire de l’expérience
nationale qui a opposé forces de sécurité et groupes islamistes de 1992
à 2002, puis établi un dialogue inclusif avec l’ensemble des acteurs
impliqués dans le conflit et trouvé une solution dans un cadre
juridique. Cette politique trouve son origine dans la loi de la
« Rahma » (clémence), annoncée en 1994 sous présidence de
Liamine Zéroual, et celles sur la « Concorde civile » et la
« Réconciliation nationale ». Ces lois ont donné une couverture
4
politique à un processus qui a définitivement clos le conflit .

Après des années d’ostracisme dues à la crise politique et sécuritaire


interne, l’Algérie a réussi à se repositionner sur la scène internationale.
Le 11 septembre 2001 a largement permis un tournant des États-Unis
vers une plus profonde collaboration avec Alger dans le cadre de leur
guerre mondiale contre le terrorisme (GWOT), Washington ayant pris
conscience de son importance dans cette guerre.

L’Algérie a donc tissé des liens sécuritaires solides avec les États-
Unis, qui la voient comme un acteur clé : en 2010, l’ambassadeur
américain à Alger David D. Pearce a ainsi reconnu qu’aucun pays au
Sahel et en Afrique du Nord n’était plus important que l’Algérie dans
la lutte contre le terrorisme et Al-Qaïda au Maghreb islamique
5
(AQMI) . Pour lui, l’Algérie assumait 60 % du fardeau de la lutte
6
contre le terrorisme dans la région. Un avis repris par Amanda Dory ,
ex-secrétaire adjointe chargée des Affaires africaines au département
américain de la Défense, devant le Sénat américain : « en raison de sa
position stratégique, et de sa longue expérience dans la lutte contre le
terrorisme sur son propre territoire, l’Algérie est un partenaire
stratégique essentiel des États-Unis ».

Dans le même esprit, lors d’une visite en Algérie en septembre 2020,


le chef du Commandement américain pour l’Afrique Stephen
Townsend déclarait que l’Algérie joue un rôle essentiel dans la lutte
contre le terrorisme et pour la sécurité de l’Afrique du Nord et de la
Méditerranée. Plus généralement, Alger entretient également de
bonnes relations avec différents partenaires. Si les relations avec la
France peuvent parfois sembler difficiles, la coopération en matière de
contre-terrorisme n’en est pas affectée, les deux pays entretenant de
bonnes relations en termes de partage de renseignements.

L’Algérie est devenue un acteur majeur de la GWOT en participant


à des exercices du Partenariat transsaharien pour la lutte contre le
terrorisme. Elle est aussi membre fondateur du Forum mondial de
lutte contre le terrorisme (GCTF) et coprésidente du groupe de travail
sur le renforcement des capacités de la région du Sahel du GCTF. Elle
utilise ce forum pour défendre le mémorandum d’Alger sur les
bonnes pratiques pour la prévention et la prohibition de paiements de
rançons aux terroristes pour la libération d’otages. Après une intense
et active diplomatie algérienne, l’Organisation des Nations unies
(ONU) a ainsi prescrit l’interdiction du paiement de rançons en
échange de la libération d’otages, paiement qui nourrit le terrorisme et
les activités terroristes. De même, lorsque le Conseil de sécurité des
Nations unies a adopté la résolution 2 178 condamnant les
combattants terroristes étrangers, l’Algérie a publiquement exprimé
son soutien et son engagement pour la stratégie mondiale de l’ONU
de lutte contre le terrorisme, rappelant son expérience antérieure avec
les combattants étrangers de retour d’Afghanistan dans les années
1990 et la nécessité d’aborder le phénomène de manière globale.

La politique régionale de l’Algérie


En dépit de ses immenses ressources naturelles, le Sahel demeure
confronté à des défis titanesques : démographie galopante, pauvreté,
terrorisme, crime organisé… La région est aussi d’une importance
capitale pour l’Algérie, qui la perçoit comme hautement vulnérable
pour sa propre sécurité et stabilité. De ce fait, ses dirigeants estiment
que, de par sa situation géographique et sa puissance militaire,
l’Algérie doit y jouer son rôle de leader naturel – statut au demeurant
reconnu par les acteurs régionaux et d’autres partenaires comme l’UE
7
ou les États-Unis, qui considèrent que « notre coopération [avec
l’Algérie] en matière de sécurité et notre lutte commune contre le
terrorisme continueront d’être la pierre angulaire de nos relations
bilatérales ».

Sous Kadhafi, la rivalité entre la Libye et l’Algérie avait


considérablement affecté à la fois la dynamique des conflits au Sahel
8
et les processus de médiation et de consolidation de la paix . Suite à la
chute de Kadhafi et à l’affaiblissement de l’État libyen, l’Algérie se
retrouve être l’un des principaux, si ce n’est le principal garant de la
paix dans la région. À cet égard, Alger s’efforce de ramener la paix et
la stabilité chez ses voisins malien, libyen et tunisien, sécurisant la
région du Sahel via ses relations bilatérales et, notamment, la
coordination militaire et sécuritaire. Pour ce faire, l’Algérie préconise
une approche endogène et régionale impliquant les pays voisins,
renforçant ses frontières et celles de ses voisins au prix d’une lourde
9
charge financière et humaine . À cet égard, l’Algérie continue de
jouer un rôle important pour former et entraîner des forces spéciales
ainsi que pour fournir équipements adéquats et aide technique à ses
voisins. Elle a ainsi, depuis une dizaine d’années, dépensé plus de
100 millions de dollars au Mali, au Tchad, au Niger, en Libye et en
Mauritanie. Concernant le secteur de la défense et de la sécurité, le
Niger et l’Algérie poursuivent une coopération exemplaire,
10
soulignée lors de la réunion de la Commission mixte militaire
bilatérale tenue en août 2021. L’Algérie a également fourni une aide
financière régulière à ses voisins et au-delà, et annulé leurs dettes.

Les pays d’Afrique du Nord subissent une intense pression de flux


de migrants subsahariens qui rejoignent clandestinement l’Algérie à
partir du Niger, certains continuant jusqu’au Maroc. Du fait de la
pression de leurs partenaires européens pour empêcher les migrants
de traverser la Méditerranée, les pays du Maghreb jouent un rôle
prépondérant pour la sécurisation des frontières de l’UE par la
prévention de l’immigration illégale. L’Algérie se montre proactive
dans la région sahélo-saharienne avec la construction d’une série de
fortifications sophistiquées, qui couvrent d’importantes étendues le
long des frontières avec le Maroc, le Mali, le Niger, la Libye et la
11
Tunisie .

Après la désastreuse intervention militaire de l’Organisation du


traité de l’Atlantique nord en Libye de 2011, les relations entre Alger
et Tripoli ont été axées sur la recherche d’une solution durable à la
dangereuse impasse libyenne. L’Algérie a ainsi préconisé une
réconciliation nationale via un processus inclusif réunissant les rivaux,
y compris les islamistes et responsables de l’ère Kadhafi, et excluant
les djihadistes de Daech et d’AQMI. Alger a donc favorisé une
solution consensuelle et démocratique, pour aboutir à des élections et
une nouvelle constitution, et collaboré avec les envoyés spéciaux de
l’ONU en poursuivant ses efforts pour une solution passant par des
moyens préservant l’unité et l’intégrité territoriale de la Libye. En
mai 2021, le Premier ministre du Gouvernement d’union nationale
libyen a souligné l’importance de renforcer la coopération de sécurité
entre Tripoli et Alger afin de lutter contre la criminalité
transfrontalière et le terrorisme, et de parvenir à un développement
12
global en faisant face aux interférences négatives dans la région .
La préoccupation algérienne pour la stabilité et la sécurité de la
Libye est partagée par l’Égypte. En août 2021, Alger et Le Caire se sont
rapprochées et ont renforcé leur coordination sur la situation de leur
voisin commun, pour « faire respecter la volonté du peuple libyen en
soutenant les institutions libyennes et en appuyant les efforts actuels
pour réaliser la sécurité et la stabilité et maintenir l’intégrité
13
territoriale et la souveraineté de la Libye ». Pour Lamamra, l’Algérie
et l’Égypte, en tant que voisins de la Libye, ont une « responsabilité
spéciale » pour aider à restaurer sa stabilité.

Au-delà, Alger pousse son agenda panafricain et son processus de


construction de la paix à travers l’UA. L’Algérie y joue un rôle central
car elle fait partie des Big Five (avec le Nigeria, l’Éthiopie, l’Afrique du
Sud et l’Égypte). Au lendemain de son 35e sommet, l’Algérie et
l’Afrique du Sud ont réussi à geler la décision de l’UA d’accorder le
statut d’observateur à Israël. Lors du même sommet, Alger a insisté
sur la nécessité de combattre et de prévenir le terrorisme violent et
l’extrémisme en Afrique.

Le Comité opérationnel conjoint des chefs d’état-major


face aux initiatives rivales
Pour être plus efficace au Sahel, l’Algérie a tenté de mettre en place
une réponse régionale coordonnée au terrorisme transfrontalier, à la
contrebande et à d’autres activités impliquant des groupes armés. Ce
processus de terrain s’est traduit par la mise en place du plan de
Tamanrasset, validé en 2009 par les pays du champ – Algérie, Niger,
Mali et Mauritanie. Il a conduit à la création, en 2010, d’un centre
d’opérations militaires conjoint, le Comité opérationnel conjoint des
chefs d’état-major (CEMOC), qui siège à Tamanrasset, et d’une cellule
de renseignement conjointe, l’Unité de fusion et de liaison (UFL), sise
à Alger. Il s’agit là de la première tentative d’une architecture de
sécurité régionale au Sahel dotée d’une dimension opérationnelle. La
doctrine des « pays du champ », telle que la conçoivent les autorités
algériennes, consiste à développer les capacités des États concernés à
gérer les défis sécuritaires de la région sans recourir à des acteurs
extérieurs, sans toutefois exclure la coopération avec les États-Unis ou
l’UE – le rôle de ces derniers devant se limiter à une aide spécifique
(formation, soutien logistique et renseignement).

Si les résultats tangibles ne sont pas à la hauteur des attentes du


CEMOC, cette coopération pour la conduite d’opérations, l’analyse
des menaces sécuritaires et le partage des responsabilités aux
frontières, constitue un modèle louable qui témoigne d’une réelle
14
volonté de collaboration .

L’initiative s’est heurtée à deux obstacles majeurs. Le premier


découle du principe algérien de non-intervention au-delà des
frontières, principe adopté depuis l’indépendance mais qui ne permet
pas une stratégie de sécurité collective efficace. La nouvelle
Constitution de 2020 autorise certaines opérations à l’étranger après
l’aval des deux tiers des parlementaires, et pourrait donc permettre de
surmonter ce handicap. Le CEMOC a également montré ses limites
quand l’Algérie a refusé d’intervenir directement au Mali pour
stopper l’avancée d’Ansar Dine et d’AQMI au sud du pays en 2013,
avancée qui devait entraîner l’intervention de la France. De 2010
jusqu’au coup d’État de 2012, Amadou Toumani Touré (ATT) a
15
demandé l’intervention des Algériens dans le nord du Mali .
16
L’establishment sécuritaire d’Alger s’y était opposé , craignant de
« s’enliser dans les sables du nord du Mali ».

Deuxième obstacle : l’absence de confiance, qui a constitué un


facteur déterminant en 2010-2012. Des officiers supérieurs du
renseignement algérien reconnaissaient qu’ils ne pouvaient pas
toujours faire confiance aux responsables de la sécurité malienne, en
raison des liens que certains d’entre eux entretenaient avec AQMI et
les narcotrafiquants – certains facilitant même le paiement de rançons
aux kidnappeurs terroristes. Pour les autorités algériennes, une lutte
résolue contre le terrorisme nécessite une coopération régionale et
opérationnelle structurée, ainsi qu’une volonté politique commune.
Durant le mandat d’ATT au Mali, les Algériens ont été agacés par son
inertie dans le nord du pays, où AQMI et d’autres groupes avaient
17
établi un véritable sanctuaire .

Le G5 Sahel
Un certain malentendu peut exister entre une Algérie qui souhaite
construire une architecture de sécurité régionale pour prévenir les
interventions étrangères, et des voisins qui s’appuient toujours plus
sur leur ancienne puissance coloniale.

Il est en effet important de souligner qu’en dépit du cadre de


Tamanrasset, les États du Sahel (Mauritanie, Mali et Niger) ont
constamment maintenu et cherché à élargir leur coopération
sécuritaire directement avec des puissances extérieures comme la
France ou les États-Unis. Ils ont même parfois travaillé les uns avec les
autres dans des opérations militaires conjointes, sans aucune
coordination avec l’Algérie. En outre, depuis son intervention
militaire au Mali en 2013 et afin de faciliter les déploiements rapides
en Afrique, la France a revu son positionnement militaire sur le
continent avec le Tchad, le Mali, le Niger et d’autres pays africains.

Au Niger, par exemple, Paris a renforcé sa coopération militaire


avec Niamey en étendant sa base militaire à Niau Sahel. Cette étroite
coopération semble toujours d’actualité à en croire le président
18
Mohamed Bazoum , pour qui « quelles que soient les raisons qui
peuvent être au fondement d’une action d’opposition à la France, ici,
au Niger, l’opinion majoritaire, que je représente, et en vertu de
laquelle je suis ici, n’a que foutre de savoir si c’est bien de pactiser
avec les Français pour lutter contre les terroristes. Et si je leur dis que
c’est une bonne chose d’aller avec les Français et les Européens, nous
irons ».
À plusieurs reprises, l’Algérie a été confrontée à des initiatives
extérieures émanant de la France et de ses alliés africains qui, dans
une certaine mesure, font double emploi avec les siennes. Ainsi, ce
n’est pas une coïncidence si la France a convoqué à Nouakchott un
sommet extraordinaire du G5 Sahel initié par Paris pour promouvoir
la coordination de la paix et de la sécurité entre la Mauritanie, le Mali,
le Burkina Faso, le Tchad et le Niger, un jour après le lancement du
19
processus de Nouakchott . De même, en 2014, la France a lancé une
unité régionale de fusion des renseignements qui présente des
similitudes frappantes avec l’UFL basée à Alger. Deux ans plus tard,
la France a aussi tenté de convoquer un sommet sur la Libye à Paris
sans inviter un seul responsable algérien, ce qui pourrait indiquer que
« Paris voudrait torpiller les efforts d’Alger et de l’ONU pour apporter
20
une solution de paix durable en Libye ».

Cette coopération régionale ambivalente explique pourquoi les


responsables algériens soutiennent que les services de renseignement
de nombreux pays sahéliens sont peu fiables et trop proches de la
France. Alger le perçoit comme une tentative constante de
contrecarrer l’influence et la politique de l’Algérie au Sahel, et donc
comme un obstacle majeur à la pleine efficacité du CEMOC. En outre,
21
les autorités algériennes estiment que la multiplication des
initiatives en matière de sécurité, en particulier celles menées par des
puissances étrangères à la région – comme celle du G5 Sahel –, est
préjudiciable à la lutte contre le terrorisme. Une évaluation confirmée
par des études, qui parlent d’un regional security traffic jam
(embouteillage sécuritaire régional).

Concernant le G5 Sahel, il est important de souligner que, outre ses


faiblesses militaires, il repose sur de larges failles géostratégiques.
D’un point de vue sécuritaire, le G5 Sahel et ses alliés divisent de facto
la région géographique et politique qui s’étend du golfe de Guinée à
l’Afrique du Nord en trois sous-régions : le Maghreb, le Sahel et
l’Afrique de l’Ouest, ignorant ainsi leurs profondes interdépendances
22
politiques, géographiques et sécuritaires . Pourtant, le Sahara
constitue le lien et le prolongement géographique et topographique
naturel entre le Sahel et le Maghreb. C’est aussi une immense région
que les hommes et leurs animaux traversent depuis des siècles, sans
tenir compte d’aucune frontière. Dans son format actuel, la logique
horizontale (est-ouest) du G5 Sahel ignore donc les dynamiques nord-
sud et interrégionales, alors même que la contagion des crises suit
aujourd’hui des dynamiques verticales, du Mali au Burkina Faso ou
23
au Nigeria. Ce qui fait dire au président nigérien Mohamed Bazoum
que, huit ans après sa mise en place, le G5 Sahel a « du plomb dans
l’aile […]. Peut-être n’était-il pas bien conçu sur le plan opérationnel.
Il faut envisager des modes d’opération pertinents qui peuvent
combiner des armées de pays différents ».

Mali
Au Mali, l’Algérie a déployé beaucoup d’efforts pour aider à résoudre
la crise, proposant ses bons offices pour négocier des accords de paix
entre Bamako et les différents groupes d’opposition, tels les Touareg.
Bamako a demandé à plusieurs reprises à l’Algérie d’être le médiateur
entre la capitale malienne et l’opposition touareg.

Alger a donc été le médiateur principal du dialogue inter-malien


qui a finalement réuni les principaux protagonistes vers l’accord de
Bamako signé en avril 2015. L’ancien ministre malien des Affaires
24
étrangères, Soumeylou Boubèye Maïga, a pu souligner la
disponibilité de l’Algérie pour aider le Mali à élaborer une nouvelle
loi d’entente nationale : « l’Algérie joue depuis toujours un rôle
majeur et essentiel dans la stabilité du Mali. À deux reprises au moins,
elle est intervenue pour aider les Maliens à se retrouver entre eux, que
ce soit en 1992 ou en 2015 ».

Lors de sa visite à Bamako en août 2021, Lamamra a réaffirmé


l’engagement algérien pour la mise en œuvre de l’Accord de paix et
de réconciliation au Mali issu du processus d’Alger, à travers la
poursuite du dialogue avec l’ensemble des parties et des efforts visant
à accélérer le rythme de sa mise en œuvre. Durant leur rencontre avec
Lamamra, les responsables des mouvements signataires ont
unanimement réaffirmé leur soutien à l’accord de paix, qui constitue
le cadre optimal pour consolider le retour durable à la stabilité du
pays, tout en saluant l’engagement constant de l’Algérie en faveur du
Mali. Lamamra a pour sa part insisté sur la poursuite du dialogue et
l’engagement de l’Algérie à jouer pleinement son rôle de médiateur.

L’implication de l’Algérie dans le dossier malien est également due


à ses propres dynamiques nationales. Depuis l’indépendance, elle a
réussi à intégrer son importante population targuie dans une identité
nationale commune. La question des Touareg au Mali, et de leur
éventuelle tentative de sécession ou d’indépendance, revêt donc une
25
grande importance pour sa propre sécurité nationale . Les autorités
algériennes craignent un effet de contagion qui, du Mali, pourrait en
venir à déstabiliser l’Algérie.

Il est important de rappeler que les Accords d’Alger constituent un


document très élaboré, à partir duquel peut se reconstruire la paix au
Mali. Comme déjà souligné, « l’Algérie devrait continuer à soutenir la
mise en œuvre de l’Accord de paix et de réconciliation de 2015. Ce
faisant, elle devrait contribuer à renforcer la confiance entre le
gouvernement central et les acteurs non étatiques impliqués dans la
crise malienne. Elle devrait également s’efforcer de mettre en place un
processus régional de médiation au Sahel par le biais de l’UA, plutôt
que de travailler en tant qu’acteur individuel. En travaillant avec
d’autres acteurs de la région, elle peut développer un processus
collectif de résolution des conflits et de consolidation de la paix avec
26
des ressources et un effet de levier plus importants ».

Diplomatie économique
L’activisme politico-économique régional de l’Algérie peut aussi être
perçu à travers la relance du projet de gazoduc transsaharien, qui vise
à exporter le gaz du Nigeria vers l’Europe en passant par l’Algérie. En
février 2022, l’Algérie, le Niger et le Nigeria ont signé la Déclaration
de Niamey pour la reprise du projet de gazoduc transsaharien, évalué
à plusieurs milliards de dollars. Ce gazoduc, d’une longueur de
4 128 kilomètres, reliera Warri au Nigeria à Hassi R’Mel en Algérie, en
passant par le Niger. Une fois achevé, il pourra délivrer chaque année
30 milliards de mètres cubes de gaz naturel du Nigeria, de l’Algérie et
du Niger vers les marchés européens via la côte méditerranéenne
stratégique de l’Algérie, et alimentera les stations intérieures tout au
long de son tracé. Grâce à ce gazoduc, l’Europe pourra puiser
directement dans les importantes réserves de gaz naturel des trois
pays, diversifiant ainsi son approvisionnement dans le sillage de la
crise énergétique actuelle, tout en créant des sources de revenus
27
essentielles pour ces marchés gaziers africains .

Du point de vue économique régional, ce gazoduc permettra


également au Niger de valoriser ses énormes réserves de gaz. Elles
sont estimées à 34 milliards de mètres cubes, sans compter des
réserves récupérables de 24 milliards de mètres cubes. Le Niger sera
également en mesure d’utiliser son gaz domestique pour développer
une industrie pétrochimique, avec la production de sous-produits tels
que l’ammoniac, l’urée et les engrais.

La position stratégique de l’Algérie et son statut d’exportateur


mondial de gaz pourraient lui permettre d’être un facteur de stabilité
régionale, mais aussi un partenaire gazier majeur de l’UE, en
particulier des pays du Sud comme l’Espagne et l’Italie. Preuve en est
qu’à la suite de la guerre entre l’Ukraine et la Russie, les pays
européens, largement dépendants du gaz russe, ont sollicité Alger
pour que le pays leur fournisse davantage de gaz. En février 2022,
Rome a été la première à ouvrir des discussions avec les autorités
algériennes pour une augmentation du gaz exporté vers l’Italie, afin
de compenser une éventuelle diminution du gaz russe. Le président
du Conseil italien, Mario Draghi, s’est ensuite rendu à Alger le 11 avril
2022 pour signer un accord visant à accroitre les quantités de gaz
algérien de 50 %. L’Italie est actuellement le premier client du gaz
algérien et l’Algérie le deuxième fournisseur de gaz de l’Italie, après la
Russie qui lui fournit 40 % de ses besoins.

L’Algérie, grâce à sa longue expérience en matière de médiation


pour la paix, demeure le seul pays de la région susceptible de jouer un
rôle politique clé et proactif au Sahel. Partageant une frontière
commune avec le Niger et le Mali et ayant sa propre population
touareg, l’Algérie est directement affectée par les conflits dans ces
deux États. Elle a donc plus à gagner dans la paix que d’autres acteurs
externes et se veut un acteur incontournable dans la région. Avec sa
doctrine traditionnelle de non-intervention, et la légitimité que lui
donne son rôle historique dans la médiation des conflits au Sahel,
l’Algérie constitue un acteur idéal pour ce rôle.

Alger demeure en outre la puissance régionale incontournable pour


la lutte contre le terrorisme et l’insécurité au Sahel. L’actuel contexte
géopolitique du Maghreb-Sahel lui impose une redynamisation
soutenue de sa politique étrangère pour confirmer ce statut de
puissance régionale. État pivot de la région, l’Algérie doit également
maintenir son rôle de tête de pont entre les deux rives de la Mare
Nostrum, en écho aux coopérations et alliances nouées dans la région
entre puissances locales et acteurs extérieurs.

Mots clés
Diplomatie algérienne
Libye
Sahel
Mali
L’Union européenne peut-elle apaiser les rapports Paris-Alger ?
Par John O’Rourke

John O’Rourke a été ambassadeur, chef de la délégation de l’Union européenne en Algérie de


2016 à 2021.

L’Algérie et l’Union européenne (UE) sont liées par un accord d’association entré en vigueur en
2005, mais cet accord n’a pas permis d’insuffler les réformes attendues par Bruxelles. La
Politique européenne de voisinage offre néanmoins des avantages et opportunités. Son côté
technocratique et pragmatique peut permettre de conduire des coopérations de manière
dépassionnée, même si les tensions récurrentes entre Paris et Alger ne manquent pas d’affecter
la relation avec l’UE.

politique étrangère

Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale se termine en Europe. Le


Vieux Continent est en ruines et ses hommes d’État réfléchissent à la
manière d’y construire une paix durable. Cinq ans plus tard, au
lendemain de l’anniversaire de l’armistice, la déclaration du ministre
des Affaires étrangères français Robert Schuman pose les jalons de la
construction européenne, dont l’Union européenne (UE) actuelle est le
fruit.

En Algérie, le 8 mai 1945 a tourné au drame. Alors que des défilés


sont organisés pour fêter la fin des hostilités en Europe, les partis
nationalistes algériens manifestent dans plusieurs villes de l’est du
pays pour rappeler à la France leurs revendications nationalistes. Les
manifestations virent à l’émeute et sont réprimées brutalement par les
autorités françaises. Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata
auraient fait, selon Benjamin Stora, entre 20 000 et 30 000 morts. Cette
date présage des événements des Aurès neuf ans plus tard, et sert de
référence au lancement de la guerre de libération.

Ainsi l’Algérie indépendante et le projet européen trouvent-ils leurs


origines dans les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale. La
Charte de l’Atlantique (1941) comprend d’ailleurs les bases de la
décolonisation et du dépècement des empires européens, comme les
principes de l’intégration européenne.

En dépit d’un point de départ commun, l’État algérien et


l’intégration européenne obéissent à des dynamiques très différentes,
voire antinomiques. L’Algérie indépendante est née d’une
confrontation. Elle s’est construite en mettant en place un État jacobin,
centralisateur et dirigiste, ainsi qu’une identité nationale mettant
l’accent sur la souveraineté. Les trois piliers de l’Algérie indépendante
étaient l’arabisme, l’islamisme et le socialisme : tous éléments la
différenciant du colonisateur.

La Communauté européenne résulte, elle, d’une dynamique


d’apaisement. Construite sur la base d’une coopération solidaire entre
ses États membres, de la subsidiarité et du partage de la souveraineté,
elle développe une identité supranationale qui met en exergue les
valeurs partagées par les États membres plutôt que leurs singularités.
Le projet européen a aussi beaucoup emprunté aux piliers de la
République française. Dans les années 1990, une paraphrase de
Clausewitz circulait à Bruxelles : « l’Europe est la continuation de la
France par d’autres moyens ». La France, ancien colonisateur et pays
fondateur de la Communauté européenne, est la première à ressentir
l’impact de ces trajectoires divergentes.

Les rapports entre la France et l’Algérie sont caractérisés par leur


densité et leur volatilité, et ils n’ont pas manqué de s’inviter dans la
campagne présidentielle française de 2022. Comment la relation entre
l’Algérie et l’UE joue-t‑elle sur ces rapports ? L’Europe pourrait-elle
contribuer à les rendre plus sereins ?

Axiomes et narratifs de la politique algérienne

L’héritage de la guerre d’Indépendance

La guerre d’Indépendance a laissé d’importantes séquelles en Algérie.


La guerre d’Indépendance a laissé d’importantes séquelles en Algérie.
La conscience d’avoir arraché l’indépendance du pays par les armes,
dans un combat inégal, est ancrée dans le subconscient algérien. Un
sentiment savamment entretenu par le pouvoir pour asseoir sa
légitimité, et particulièrement celle de l’armée, garante de la
souveraineté nationale. En avril 2021, le ministre algérien du Travail et
de la Sécurité sociale Hachemi Djaâboub qualifiait la France
d’« ennemi traditionnel et éternel ».

Il est tentant d’utiliser le « narratif » des complots étrangers pour


entretenir un sentiment d’omniprésence des menaces extérieures. En
2018, Djamel Ould Abbès, vice-président du Conseil de la nation et
secrétaire général du Front de libération nationale (FLN), affirmait à
un visiteur du Parlement européen que des États européens avaient
non seulement abrité des terroristes algériens durant la décennie noire
mais avaient, de surcroît, financé leurs opérations en Algérie. Si de
telles thèses sont évidemment paranoïaques, la crainte de l’ingérence
étrangère est nourrie par l’histoire récente du monde arabe. La chute
de Mouammar Kadhafi en 2011 est, pour Alger, la preuve que les
puissances occidentales n’hésitent pas à se retourner contre un régime
voisin lorsque celui-ci devient gênant.

L’expérience de la jeune République algérienne devrait la


prédisposer favorablement au système multilatéral. Le 18 février 1957,
l’Organisation des Nations unies (ONU) a reconnu le droit du peuple
algérien à l’autodétermination et, trois mois après son indépendance,
l’Algérie devenait membre de l’organisation. Son jeune et
charismatique ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika,
y déployait avec succès ses initiatives en faveur de
l’autodétermination des peuples. Mais en pratique, concernant ses
propres intérêts, l’Algérie se méfie des enceintes multilatérales
(surtout de celles dont elle n’est pas membre), préférant les tractations
bilatérales aux rapports de force plus équilibrés. Ceci a bien sûr une
incidence sur ses relations avec l’UE.

Les doctrines de la guerre froide


L’Algérie indépendante est née en pleine guerre froide. Son adhésion
à l’ONU, en octobre 1962, coïncide avec la crise des missiles de Cuba.
Après sa longue lutte contre une puissance occidentale, il n’est pas
surprenant que la République algérienne démocratique et populaire se
range du côté de l’Union soviétique dans la confrontation
géopolitique et épouse plusieurs slogans de cette dernière : la non-
ingérence dans les affaires intérieures des États souverains, le respect
de leur intégrité territoriale, le droit inaliénable des peuples à
l’autodétermination. Mais si, pour l’URSS, ces principes ne sont qu’un
écran de fumée dans la poursuite de sa Realpolitik et de ses ambitions
impérialistes, ils sont pour l’Algérie le fruit de sa propre genèse et elle
leur est profondément attachée.

L’Algérie devient ainsi le porte-flambeau de la décolonisation du


1
continent africain, et Alger la « Mecque des révolutionnaires ».
Aujourd’hui encore, alors que plusieurs pays africains ont dépassé le
paradigme de la lutte pour l’indépendance, ces mêmes principes
constituent une ancre pour la politique étrangère algérienne et
définissent – parfois plus que considérations et calculs pragmatiques –
les positions algériennes sur des questions comme le processus de
paix au Moyen-Orient ou le Sahara occidental.

L’alignement de l’Algérie sur le bloc communiste n’a pourtant


jamais été total. Si elle a bâti un système politique fondé sur un parti
unique et une économie dirigée, elle a d’emblée rejeté l’athéisme de
2
l’idéologie marxiste . Ses relations avec les États-Unis – marquées par
le soutien, dès 1957, du sénateur John F. Kennedy à l’indépendance de
l’Algérie puis l’appui de Washington à l’entrée de l’Algérie à l’ONU –
ont toujours été nuancées, en dépit de la suspension des relations
diplomatiques entre 1967 et 1974, du fait du conflit israélo-arabe. En
définitive, c’est au sein du mouvement des non-alignés que l’Algérie
se sent le plus à l’aise : elle en assure la présidence entre 1973 et 1976.

Les tentatives manquées d’ouverture

Si l’Algérie est frileuse face aux réformes et si le pouvoir entend ne pas


Si l’Algérie est frileuse face aux réformes et si le pouvoir entend ne pas
relâcher son emprise sur le pays, ce n’est pas seulement pour des
raisons d’économie politique. La première tentative d’instaurer le
multipartisme par la loi no 89-11 du 5 juillet 1989, sous le président
Chadli Bendjedid, se solde par un raz-de-marée islamiste, puis par
l’instauration de l’état d’urgence en 1992 et la décennie noire de la
guerre civile. L’ouverture économique, poussée à la même époque par
Mouloud Hamrouche, aboutit en 1994 à un plan d’ajustement au coût
social très élevé, sous la férule du Fonds monétaire international.

Désormais, l’Algérie maintient officiellement le cap du pluralisme


politique et de l’économie de marché mais elle avance avec des pieds
de plomb, tant ces expériences furent traumatisantes. Elle ne veut en
aucun cas risquer sa stabilité ou compromettre sa souveraineté. Avec
la flambée du prix des hydrocarbures, elle en a les moyens.

Les relations entre l’Algérie et l’Union européenne

Entre l’indépendance et le traité de Maastricht


Les relations entre l’Algérie et les Communautés européennes
(Communauté économique, Communauté du charbon et de l’acier,
Communauté Euratom) commencent par une séparation, puisqu’en
devenant indépendante, la première sort des secondes. En dépit du
faible niveau d’intégration économique de l’époque, cette sortie n’est
pas sans conséquences pour l’Algérie. Le vin algérien est désormais
soumis à des droits de douane à son entrée dans le Marché commun.
Sa production décline brutalement, ajoutant aux problèmes de
l’agriculture algérienne et renforçant la dépendance du pays aux
hydrocarbures.

Jusqu’aux années 1990, les relations extérieures des Communautés


européennes sont relativement limitées, tant thématiquement que
géographiquement. Thématiquement parce que les principales
compétences extérieures de l’Europe sont le commerce et l’aide au
développement. Ce sont les traités de Maastricht (1992), d’Amsterdam
(1997), de Nice (2001) et de Lisbonne (2009) qui conféreront
progressivement à l’UE des responsabilités extérieures dans d’autres
domaines. Géographiquement parce que la priorité est donnée à
l’établissement de relations diplomatiques avec les principaux
partenaires commerciaux et les bénéficiaires de l’aide au
développement européenne. Pour l’Algérie, dont les exportations de
gaz et de pétrole ne sont pas assujetties à des droits de douane et dont
la coopération en matière de développement est plus développée avec
le Conseil d’assistance économique mutuelle (le Comecon) qu’avec les
Communautés européennes, les relations diplomatiques avec
Bruxelles ne sont pas d’une importance capitale.

La naissance d’une Politique européenne de voisinage


Cette situation change dans les années 1990. La préparation de
l’élargissement de l’UE aux pays de l’Europe de l’Est formalise les
conditions à l’adhésion (avec les critères de Copenhague) et met en
exergue le vaste chantier de réformes systémiques qui s’impose aux
candidats. Au-delà du passage d’une économie dirigée à une
économie de marché, et de la transposition et mise œuvre de l’acquis
communautaire, il s’agit d’assurer la pérennité de la démocratie, de
l’état de droit et du respect des droits de l’homme. La Commission
européenne se dote d’outils pour accompagner cet effort. L’UE a
désormais des ambitions politiques dans ses relations extérieures mais
les États membres méridionaux craignent que l’Europe orientale
n’accapare l’attention et les ressources de l’UE. Le processus de
Barcelone est donc lancé en 1995, dans le but de tisser des relations
privilégiées entre l’UE et les pays partenaires de la rive sud de la
Méditerranée, afin de rééquilibrer les relations extérieures de l’UE.

De cette manière peu cartésienne, l’UE prend conscience de


l’importance de ses voisins pour sa stabilité et sa prospérité. Elle
formule graduellement une politique de voisinage par laquelle elle
entend déployer sa puissance normative (soft power) au-delà de ses
frontières et atténuer les écarts avec les pays partenaires. Toutefois,
elle surestime sa capacité à influencer et accompagner leurs réformes,
n’étant pas prête à leur offrir des bénéfices comparables à ceux
proposés aux candidats à l’adhésion.

Initialement, le Partenariat euro-méditerranéen est une enceinte


multilatérale avec toutes les lourdeurs et obstacles que cela implique,
en particulier ceux liés au conflit israélo-arabe. Avec l’expérience de
l’élargissement qui a lieu en parallèle, l’UE négocie avec la majorité
des partenaires méditerranéens des accords bilatéraux (accords
d’association). Ceux-ci enrichissent le partenariat régional et
permettent des avancées plus rapides et concrètes.

L’accord d’association UE-Algérie et les vingt glorieuses de


Bouteflika
L’accord avec l’Algérie signé en 2002 entre en vigueur en 2005,
ouvrant la porte au dialogue et à la coopération dans pratiquement
tous les domaines de l’acquis communautaire. Son volet commercial
prévoit l’établissement d’une zone de libre-échange sur dix ans, par le
biais d’un démantèlement tarifaire asymétrique (en faveur de
l’Algérie).

Mais les motivations du côté algérien, dans la négociation, sont très


différentes de celles de l’UE. Après son accession à la présidence de la
République en 1999, la priorité d’Abdelaziz Bouteflika est de clore la
tragédie nationale et mettre fin à l’isolement international dans lequel
ce conflit a plongé le pays.

Au début du XXIe siècle, le concert des nations que rejoint l’Algérie


devient plus instable, moins attrayant. Alors qu’elle vient à peine de
juguler le fléau du terrorisme chez elle, celui-ci gagne d’autres pays.
Après les attentats du 11 septembre 2001, l’Amérique entre en guerre
en Afghanistan puis envahit l’Irak en 2003. En 2009, la crise financière
montre les failles du système capitaliste. En 2011, les printemps arabes
balayent les dictateurs en Tunisie, en Égypte, en Libye et au Yémen,
tandis que la Syrie plonge dans une longue guerre civile. Pour Alger,
tous ces événements confortent sa vision d’un monde extérieur
hostile. Sa réintégration dans la communauté internationale ne se fera
pas au prix de sa soumission au nouvel ordre mondial – globalisé et
libéral – qui semble se mettre en place.

Toujours soucieuse de sa souveraineté, l’Algérie n’a pas l’intention


d’harmoniser sa législation avec celle de l’UE et la participation au
marché unique l’intéresse peu. Alger n’apprécie pas les « donneurs de
leçons » : ni en matière de démocratie et de droits de l’homme, ni pour
l’ouverture économique. Le prix du baril grimpe et la manne
pétrolière est suffisante pour assurer la paix sociale dont le pays a tant
besoin. Les réformes peuvent attendre. Cependant, l’absence de
progrès dans le domaine politique complique les relations entre Alger
et Bruxelles. Certes, le multipartisme est maintenu, mais le pouvoir est
tenu par la présidence, ni le parlement, ni le judiciaire, ni le Conseil
des ministres ne constituant un quelconque contre-pouvoir. La loi
2012-07 autorise les organisations de la société civile à se constituer
librement, mais leur capacité d’agir dépend en réalité d’un récépissé
administratif dont l’octroi relève du bon vouloir des autorités.
Habilement, le président arrive même à s’affranchir de l’armée et des
« services » qui l’ont mis à son poste en 1999.

En 2008, après deux mandats, Bouteflika modifie la Constitution


pour se représenter à l’élection présidentielle. Il la modifie à nouveau
en 2016, limitant cette fois les mandats présidentiels à deux… mais
avec un compteur remis à zéro pour la prochaine échéance électorale
de 2019. Bouteflika, très affaibli par un AVC depuis 2014, peut
légalement envisager de rester au pouvoir jusqu’en 2029.

Dans le domaine économique, il investit beaucoup dans les


infrastructures et le logement social. Plus tard, il dépensera des
sommes importantes pour construire la grande mosquée d’Alger ou le
nouveau terminal de l’aéroport Houari Boumédiène, dont l’utilité
socio-économique est moins évidente. Les premières tentatives pour
attirer les investissements étrangers se soldent par un échec. En 2001,
dans ce qui devait constituer un cas d’école de privatisation, le géant
de la sidérurgie Mittal prend une participation majoritaire (70 %) dans
le complexe sidérurgique d’El-Hadjar. Mais il finance ses activités par
des prêts de l’État algérien plutôt qu’avec ses fonds propres et
privilégie l’importation de produits semi-finis ukrainiens, aux dépens
de la production locale. En 2015, l’« investisseur » cède ses actions à
l’État algérien, se débarrassant ainsi de ses dettes. Il laisse El-Hadjar
déficitaire, produisant à peine 300 000 tonnes d’acier alors qu’il s’était
engagé à porter la production à 5 millions de tonnes. Un cadre de
l’entreprise conclut : « Mittal veut finalement gagner sur tous les
tableaux. Il a pris le beurre, l’argent du beurre et la fille du crémier,
qu’il a d’ailleurs vite répudiée ».

Se voyant lésée par des investisseurs étrangers ne cherchant qu’à


sortir un maximum de capitaux du pays, l’Algérie introduit en 2009 la
règle 49/51, qui garantit un actionnariat majoritairement algérien
pour tout investissement en Algérie. Cette mesure a un effet
radicalement dissuasif sur les investissements directs étrangers (IDE)
et n’endigue pas la fuite des capitaux – les entreprises majoritairement
algériennes se prêtant tout aussi bien à ce jeu.

L’UE, de son côté, insiste sur la nécessité des réformes pour que
l’Algérie se mette au diapason de la globalisation et diversifie son
économie. Les investissements durables et productifs – domestiques
ou étrangers – viendront si le climat des affaires est propice ; la fuite
des capitaux cessera lorsque la confiance dans l’économie algérienne
sera rétablie et quand le dinar deviendra convertible. Pour Alger, ce
sont des promesses de lendemains qui chantent : les dirigeants
algériens pensent que c’est à l’UE de prendre les mesures qui
apporteront les IDE.

La chute brutale du prix du baril en 2014 exacerbe les difficultés


d’une économie algérienne fragilisée par son caractère rentier.
L’Algérie dispose d’un bas de laine considérable : en 2014, les réserves
3
de devises étrangères s’élèvent à 178,9 milliards de dollars , ce qui lui
donne plusieurs années pour restructurer son économie. Mais si les
gouvernements successifs, à compter de 2015, introduisent différentes
mesures pour freiner les importations, ils font peu pour engager les
réformes structurelles qui permettraient d’accroître la production
domestique et les exportations. Ni l’émancipation du secteur privé, ni
un assouplissement de la règle 49/51 pour attirer les IDE ne sont
sérieusement envisagés : ils se heurteraient aux postulats
souverainistes et étatistes de la République. Le dinar est
graduellement dévalué, mais le taux de change « parallèle » baisse
simultanément, de sorte qu’il est difficile de savoir à quel niveau le
dinar trouverait son point d’équilibre s’il n’était soumis qu’aux lois du
marché. La diversification de l’économie hors des hydrocarbures se
fait attendre.

La partie européenne fait valoir que les entraves aux importations


introduites par Alger sont contraires à l’accord d’association. Mais la
partie algérienne, alarmée par la fonte accélérée de ses réserves de
change, fait la sourde oreille. En 2015, la Haute représentante de l’UE
Federica Mogherini et le ministre des Affaires étrangères algérien
Ramtane Lamamra tentent un reset des relations algéro-européennes.
Au lieu de se perdre dans des récriminations mutuelles, ils définissent
un agenda positif, sur lequel les deux parties s’engagent à œuvrer
pour leur bénéfice mutuel. Les priorités de ce partenariat incluent les
questions commerciales, en les dépassant largement. Elles se déclinent
en cinq domaines : bonne gouvernance, développement économique,
énergie, lutte contre le terrorisme et migrations.

Ces cinq chantiers définissent précisément les intérêts les plus


importants des deux parties. L’éventail de dialogues et d’actions de
coopération mis en place pour les aborder révèle une réelle volonté
d’aller de l’avant. Toutefois, l’ère Bouteflika vit ses dernières années et
l’immobilisme gagne le gouvernement ainsi que l’administration,
empêchant la prise de décisions courageuses. Des experts électoraux
européens sont invités à suivre les élections parlementaires de 2017,
mais les autorités n’apprécient pas leur rapport et n’entament aucune
discussion sur ses recommandations. Le différend commercial
perdure et se creuse, le climat des affaires reste à l’arrière du peloton
mondial et les sociétés d’exploration gazière boudent les appels
d’offres algériens. Quant au dialogue sur le contre-terrorisme, il reste
cantonné à des généralités (même si la collaboration entre les services
algériens et ceux des États membres de l’UE demeure correcte). Les
statistiques liées aux visas Schengen (dépassements de la durée de
séjour et taux d’exécution des réadmissions de ressortissants algériens
en situation irrégulière) deviennent de plus en plus inquiétantes.
Alger décide de ne pas solliciter de financement dans le cadre du
Fonds fiduciaire d’urgence européen, rejetant toute coopération sur la
gestion des migrations subsahariennes.

Le vent du Hirak
En février 2019, un mouvement de protestation pacifique contre le
cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika se met soudainement – et
semble-t‑il spontanément – en place. Son ampleur prend de court les
autorités. En à peine plus d’un mois, le président démissionne et
Abdelkader Bensalah, président par intérim, reporte au 4 juillet les
élections initialement prévues le 18 avril. Les demandes du Hirak ne
s’arrêtent pas là : lors des marches hebdomadaires, les manifestants
réclament le départ de l’ensemble du « système », une nouvelle
constitution avant la tenue des élections et, in fine, la non-ingérence de
l’armée dans la sphère politique.

L’UE et ses États membres ne savent pas sur quel pied danser. En
principe, le Hirak est de bon augure pour une plus grande ouverture
du pays et le déverrouillage d’un régime sclérosé, mais on craint que
la transition ne mène à une période d’instabilité politique prolongée,
ou qu’elle ne soit prise en otage par les islamistes. Surtout, on estime
que le pouvoir a une capacité de résilience avérée. Temporairement
ébranlé, il saura se reconstituer face à un mouvement d’opposition
amorphe et hétéroclite.

Ramtane Lamamra se rend à Bruxelles et d’autres capitales pour


rassurer ses interlocuteurs : la stabilité de l’Algérie et de son régime
n’est pas en danger. Pour les Européens, il est impossible de
désavouer le Hirak. Déjà, en juin 2018, la polémique autour d’une
vidéo tournée au Parlement européen, appelant Bouteflika à ne pas se
présenter aux élections, avait éclairé le soutien des institutions
européennes à la liberté de s’exprimer contre le cinquième mandat. De
surcroît, comment critiquer un mouvement susceptible de donner des
leçons de civisme aux Gilets jaunes ? Mais il est pourtant impossible
de risquer la rupture avec les tenants du pouvoir à Alger en soutenant
ouvertement le Hirak.

L’UE opte pour une application stricte du principe de non-


ingérence. Plusieurs visites officielles à Alger sont reportées. Le
Conseil d’association, la plus haute instance de concertation de
l’accord d’association, qui aurait dû se tenir en juin 2019, est
également reporté. Le Comité politique et de sécurité (COPS) ne
discute de la situation en Algérie qu’une seule fois en 2019, et ce en
octobre alors que la préparation de l’élection présidentielle deux fois
reportée est en route. Pour le Hirak c’est trop peu, et révélateur de la
complicité des Européens avec le régime ; pour les autorités c’est trop.
Le ministre des Affaires étrangères Sabri Boukadoum ne rate pas une
occasion de dire à ses interlocuteurs étrangers combien il est fâché
avec Bruxelles.

En 2020, les relations se réamorcent peu à peu. La pandémie met un


terme aux manifestations du Hirak et offre à l’UE l’opportunité de
prêter main-forte, avec une réallocation conséquente de l’aide
financière à la lutte contre le Covid-19 et ses séquelles économiques.
Des négociations pour le règlement du différend commercial qui
oppose les deux parties depuis 2015 sont engagées. Les structures de
l’accord d’association se réunissent (en visioconférence) et, à la fin de
l’année, le Conseil d’association se tient.

Le triangle Alger-Bruxelles-Paris
En 2016, l’auteur de ces lignes étant sur le point d’assumer ses
fonctions d’ambassadeur, chef de la délégation de l’Union européenne
en Algérie, il se rendit à Paris pour un échange de vues au Quai
d’Orsay. Son interlocuteur y soulignait l’importance, pour la France,
de sa relation avec l’Algérie : ce n’était pas – ou pas seulement – une
mise en garde contre la tentation d’empiéter sur les plates-bandes
françaises, mais bien le constat d’une réalité objective, une donnée de
4
base nécessaire à la compréhension de toute question liée à l’Algérie .

Il suffit de passer un mois à Alger pour voir à quel point la France


demeure une référence pour l’Algérie, pour l’émulation ou pour la
critique. Bien que sa position soit dépassée sur le plan de la
coopération militaire par la Russie et sur le plan commercial par la
Chine (et, dans certains secteurs, par l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne
ou la Turquie), tous les rapports internationaux de l’Algérie sont
inévitablement appréciés à l’aune de la relation algéro-française. Ceci
s’applique a fortiori à la relation de l’Algérie avec l’UE, qui est
beaucoup moins dense car elle n’inclut pas tous les éléments de la
relation algéro-française (notamment dans ses dimensions historique,
culturelle, sociologique et militaire), mais se confond avec la relation
algéro-française dans d’autres dimensions : défense des droits de
l’homme, consolidation de l’économie de marché ou gestion des
phénomènes de globalisation. La tentation, pour Alger, est de voir en
l’UE une émanation de la France.

Surtout, les relations entre Alger et Paris obéissent à une logique


tout à fait différente de celle de la Politique européenne de voisinage
(PEV). Entre la France et l’Algérie, il s’agit encore et avant tout de
fermer le chapitre de la colonisation et de la guerre d’Indépendance :
questions mémorielles, repentance, réparations et légitimité du
système issu de la révolution algérienne. Les relations économiques, la
politique des visas et de réadmission, parfois même la coopération
sécuritaire, sont subordonnées à cette logique, empreinte de méfiance
réciproque, qui provoque régulièrement crises et embellies entre Alger
et Paris. Par contraste, les relations entre l’Algérie et l’UE ont une
chronique mais pas d’histoire. La PEV est une politique qui reflète le
projet européen, une politique de petits pas, souvent de nature
technocratique, orientée vers l’avenir. Dans une large mesure, et c’est
sans doute à la fois un atout et une faiblesse, elle fait table rase du
passé.

Pour ces raisons, le rôle que la PEV peut jouer sur les rapports entre
Alger et Paris est forcément modeste. Il s’agit de les infléchir, mais
certainement pas de les refonder. Trois aspects de la PEV s’avèrent
utiles pour faciliter une évolution positive de la relation franco-
algérienne : les instruments d’appui aux réformes, le poids politique
de l’UE dans les domaines de ses compétences, et le découplage de la
PEV des questions historiques bilatérales. L’expérience de
collaboration de l’auteur avec trois ambassadeurs français successifs
suggère que Paris est parfaitement conscient de ces possibilités et
œuvre pour les exploiter à bon escient.

Une diplomatie de coopération


Au-delà de leurs objectifs spécifiques, les programmes de coopération
mis en place par l’UE, premier bailleur mondial d’aide au
développement, constituent un excellent vecteur pour tisser des
relations amicales avec les pays tiers. C’est un travail de longue
haleine, mais les contacts humains que la coopération implique et son
caractère technique permettent souvent de dépasser les entraves
politiques, historiques et institutionnelles qui gênent la fluidité des
rapports diplomatiques. Par ailleurs, les sociétés et organismes
français sont bien positionnés dans les appels d’offres et autres
procédures de sélection pour les programmes mis en œuvre en
Algérie, notamment en raison de leur connaissance de la langue
française.

Parmi les différents instruments déployés dans le cadre de ces


programmes, le jumelage institutionnel revêt un intérêt particulier car
il s’appuie sur la présence de longue durée (un à deux ans) d’experts
européens au sein d’administrations dans le pays bénéficiaire. La
compréhension mutuelle et les liens forgés entre les administrations
jumelées perdurent souvent bien au-delà du programme-même.
L’Algérie apprécie cet instrument, elle est le pays méditerranéen qui y
fait le plus appel. À ce jour, une quarantaine de jumelages ont été
attribués ou sont en préparation, dans des secteurs aussi divers que
les finances publiques, l’agriculture, le commerce, la justice, les
travaux publics, le tourisme, l’énergie ou l’environnement. Du côté
européen, la France est le partenaire principal dans près de la moitié
de ces projets.

Assurer à l’Europe son effet de levier


Dans ses contacts avec l’Algérie, les positions exprimées par l’UE – les
politiques qu’elle prône et les valeurs qu’elle défend – ne sont pas
nécessairement différentes de celles de la France, mais elles ont plus
de poids lorsqu’elles sont exprimées par un bloc représentant près de
450 millions de citoyens et 17,9 % du produit intérieur brut de la
planète.

Encore faut-il que l’Algérie soit convaincue que les positions


européennes reflètent vraiment celles de tous ses États membres.
Alger demande explicitement que la PEV se différencie de la politique
étrangère française, et elle reproche aux institutions européennes ainsi
qu’aux autres États membres de l’UE un certain « suivisme » de la
France en ce qui concerne les relations avec l’Algérie.

La différenciation entre voix française et européenne n’implique pas


nécessairement une dissonance. Au contraire, la complémentarité des
relations UE-Algérie et France-Algérie représente un avantage, tant
pour Bruxelles que pour Paris. Pour l’UE, il s’agit d’asseoir son
identité propre et sa valeur ajoutée comme acteur des relations
internationales. Pour la France, le distinguo entre Paris et Bruxelles lui
permet de ne pas être le bouc émissaire pour les positions qui
représentent un consensus européen et ne plaisent pas à Alger. L’UE,
comme la France, ont tout intérêt à encourager une implication plus
visible des autres États membres dans les rapports UE-Algérie.

La résolution du Parlement européen du 26 novembre 2020 relative


à la situation des droits de l’homme en Algérie illustre ce point : elle a
été votée à la quasi-unanimité des députés, mais Alger a retenu que
des députés français étaient parmi les principaux auteurs et
promoteurs de cette résolution.

Une dynamique semblable est à l’œuvre lorsqu’il s’agit de réformes


économiques. Les analyses des institutions de Bretton Woods sont
plus écoutées à Alger que celles provenant d’Europe – par ailleurs
5
concordantes –, leur objectivité étant moins facilement mise en cause .

S’affranchir de l’histoire
Tant pour Paris que pour Alger, la PEV ouvre la possibilité d’évacuer
le passif historique franco-algérien de certains dossiers, en leur
assurant un traitement plus technocratique.

Parmi les dossiers sur lesquels le passé colonial de la France et les


liens étroits entre l’Algérie et la France qui en découlent rendent la
neutralité de Paris suspecte aux yeux d’Alger, figurent ceux du Sahara
occidental, de la restitution des biens acquis par voie de corruption
durant la présidence Bouteflika et de la lutte contre la fraude
douanière. Une implication plus visible de l’UE sur ces dossiers
pourrait s’avérer bénéfique, même si la coopération des institutions
françaises (diplomatie, justice, douanes) sera essentielle pour leur
résolution.

Quo vadis Numidia ?


Dans ses liens avec Alger, l’objectif premier de l’UE n’est pas de
réconcilier l’Algérie avec son ancien colonisateur, et sa contribution à
ce processus est nécessairement modeste. Mais il est difficile
d’imaginer qu’une relation plus stable entre Paris et Alger puisse être
construite si elle fait abstraction des valeurs et du modèle socio-
économique de l’UE. Tant que les rapports franco-algériens, qui
obéissent principalement aux dynamiques internes de ces deux pays,
ne seront pas apaisés durablement, la relation de l’UE avec le plus
grand pays d’Afrique restera en deçà de son potentiel. Ce cercle peut
être vertueux ou vicieux. Pour l’Algérie, qui hésite encore entre
autarcie et ouverture, l’enjeu est de taille.

Mots clés
Algérie
Relations franco-algériennes
Politique européenne de voisinage
Diplomatie européenne
Influence et nuisance dans les relations internationales
Par Pierre Buhler et Frédéric Charillon

Pierre Buhler, ancien ambassadeur et président de l’Institut français, est enseignant à Sciences
Po et consultant au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de
l’Europe et des Affaires étrangères.

Frédéric Charillon est professeur des universités en science politique, enseignant et conseiller
à l’ESSEC, ancien directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).

Pour imposer leur volonté sans utiliser la force, certains États déploient des stratégies
d’influence. Selon la nature de leur régime, ils recourent plus ou moins à la séduction,
l’attractivité, la contrainte, la nuisance ou encore la rémunération. Ces stratégies se déploient par
différents canaux : médias, culture, éducation, entrisme et technologies numériques. Les pays
européens prennent progressivement conscience de ces défis, mais ils se doivent d’agir plus
vigoureusement.

politique étrangère

Sommes-nous (re)passés, avec la guerre en Ukraine, des guerres


d’influence aux guerres tout court ? Après avoir développé de
nombreux outils d’influence performants (comme les médias RT ou
1
Spoutnik ), après avoir réactivé de vieux réseaux en Europe centrale
ou balkanique, repris pied en Afrique, être devenu incontournable au
Proche-Orient, le président russe semble avoir jeté aux orties ce
patient travail de reconstruction du poids politique international de
Moscou. En envahissant l’Ukraine, en y livrant une guerre de
conquête et de destruction, a-t‑il sacrifié deux décennies d’efforts pour
s’enfermer dans un isolement inédit orchestré par le monde
occidental ? Compte-t‑il, à l’inverse, combiner soft et hard power et tirer
les bénéfices de ce long investissement, en tablant sur le soutien d’un
Sud pressé de souscrire au discours de Moscou ?

Depuis plusieurs années, voire décennies, certaines puissances ont


investi beaucoup de moyens pour développer leurs stratégies
d’influence. États-Unis, Chine, Russie, mais aussi Turquie, Corée du
Sud, pays du Golfe et bien d’autres ont acquis un savoir-faire reconnu
en la matière. Pour quoi faire ? L’influence est-elle considérée par eux
comme un substitut à la puissance, permettant de convaincre, de
séduire, et ainsi d’orienter le débat ou les normes de la scène
mondiale, plutôt que d’avoir à utiliser la force ? Ou est-elle un moyen
de se ménager des alliés, au moins des neutralités passives, pour le
jour où les armes parleront à nouveau ?

Il est temps de poser la question de l’influence dans les relations


internationales. Pour en exposer les différentes pratiques, pour en
rappeler les principaux champs de bataille et enfin pour souligner que
l’Europe – y compris la France – reste largement démunie face aux
2
« guerres d’influence » qui viennent. Une prise de conscience du
phénomène est donc devenue urgente.

Pratiques variables de l’influence


Comment définir l’influence ? Plusieurs auteurs se sont penchés sur le
sujet, explicitement ou via des concepts voisins (comme le soft power),
3
longuement comme Joseph Nye ou le temps d’une définition courte
4
mais efficace comme Johanna Siméant . Retenons ici une synthèse de
ces différents travaux : l’influence consiste à faire changer le
comportement d’acteurs extérieurs (gouvernements, élites, opinions
publiques…) sans utiliser la force. Reste alors la rémunération ou le
pouvoir de conviction, de séduction. L’influence, rappelle encore
Johanna Siméant, « s’appuie sur le capital de celui qui l’exerce, qu’il
s’agisse du capital social (réseaux) ou économique (capacité à
rétribuer) ». Construire une stratégie d’influence, c’est donc construire
des instruments permettant de mettre en œuvre ce type de processus,
au service des intérêts d’un État. Cela a un prix. Cela nécessite aussi
de définir ces intérêts, d’assumer leur poursuite et de fixer des
priorités.

Trois pratiques au moins, très différentes les unes des autres, se


donnent à voir sur la scène internationale.
La séduction démocratique libérale
La première est celle des démocraties libérales occidentales, largement
inspirée d’une approche américaine qui a fait ses preuves depuis 1945.
Dans ce schéma, influencer c’est d’abord convaincre de la supériorité
d’un modèle de société pour capter les compétences et l’adhésion
idéologique des élites mondiales. Il s’agit de projeter une image
favorable sur les opinions publiques étrangères, y compris par la
culture populaire. Des grandes universités de la Ivy League jusqu’aux
productions hollywoodiennes, des médias engagés (Radio Free
Europe, Voice of America, ou, à destination de Cuba, Radio Television
Marti) jusqu’aux médias globaux (CNN entre autres), des
programmes d’invitation pour les « futures élites » jusqu’au rêve
américain d’une réussite professionnelle doublée d’un
épanouissement personnel dans une nouvelle vie, l’Amérique a su
attirer en affichant sa force et sa prospérité.

Des sommes considérables et des agences d’information dédiées ont


été mises au service de cet objectif. En Europe, des intellectuels
comme Raymond Aron ou Arthur Koestler ont, en leur temps,
souscrit à la défense de ce modèle. Depuis lors, de nombreux
compétiteurs sont apparus, mais le modèle américain a été imité dans
d’autres démocraties comme au Canada ou en Australie, nouvelles
terres vierges pour les étudiants ou travailleurs du monde, ou en
Corée du Sud dont la prospérité fascine en Asie du Sud-Est.

Déstabilisation autoritaire
Tout autre est la perspective des régimes autoritaires. Plutôt que de
vouloir séduire (même si le conservatisme autoritaire d’un
Vladimir Poutine attire, ou si le modèle chinois de développement a
ses émules au Sud), ils jouent de l’influence pour faire douter les
sociétés des régimes démocratiques. Des médias militants insistent sur
ce qui fonctionne mal ou ce qui est susceptible de créer des tensions
(crise des Gilets jaunes en France, accueil des réfugiés syriens,
5
vaccination contre le Covid-19…). Le libéralisme est jugé obsolète et
la démocratie est présentée comme une intrusion, une croyance
« folle » (« democrazy », pour la rhétorique chinoise).

Tout comme l’Amérique, ces puissances consacrent des sommes


énormes à poursuivre ces desseins. Qu’en attendent-elles ?
Washington voulait faire basculer les élites et les opinions publiques
contre le communisme dans les années de guerre froide. Moscou,
Pékin et d’autres souhaitent aujourd’hui faire reconnaître une sphère
d’influence, faire taire les sujets qui fâchent dans le débat public
international (traitement des opposants, situation des Ouïghours,
Hong Kong, Tibet…) et diviser l’adversaire, en l’occurrence l’Union
européenne (UE) et le camp atlantique. Le département de travail du
Front uni (United Front Work Department) du Comité central du Parti
communiste chinois (PCC) et l’agence Rossotrudnichestvo à Moscou
sont des exemples d’organes qui pilotent ces efforts.

Croyance rémunérée
Enfin, un troisième modèle, plus spécifique et principalement inspiré
par les pays du Golfe, tente de jouer la carte des réseaux religieux,
immenses ressources financières à l’appui. Il s’agit de mobiliser
davantage des segments de la population à l’étranger, en l’occurrence
les croyants musulmans, pour y augmenter l’influence d’appareils
d’État moyen-orientaux. Le Qatar (avec des instruments comme la
Qatar Charity Society), les Émirats arabes unis ou l’Arabie Saoudite
ont ainsi fait l’objet de plusieurs études à charge. Le rôle innovant en
termes de diplomatie publique de la chaîne qatarie Al Jazeera a été
6
souvent étudié . En Turquie, l’Union des affaires culturelles turco-
islamiques (Diyanet İşleri Türk İslam Birliği) régule la pratique
religieuse des expatriés, relayant les positions d’Ankara et du parti au
pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP). Les séries
télévisées turques, très regardées dans le pourtour de la Méditerranée,
font l’éloge de l’Empire ottoman.

On le voit, le projet de développer son influence à l’étranger taraude


de nombreux appareils d’État, qui se donnent les moyens de leurs
ambitions. Une concurrence féroce s’est installée, faisant de la
compétition pour l’influence une dynamique majeure des relations
internationales. Sur quels terrains se joue-t‑elle ?

Quatre grands terrains d’intervention


Quatre modalités et terrains d’intervention peuvent être distingués :
d’abord les médias de toute nature, y compris dans leur extension par
les réseaux sociaux ; la culture et l’éducation ensuite ; l’influence par
l’entrisme ; l’exportation de l’« autoritarisme numérique » enfin. Les
frontières entre ces terrains sont poreuses et chacun des États
concernés utilise différemment ces registres. La Chine se distingue par
une intégration forte, sur l’ensemble du spectre, de tous les
instruments mobilisés.

Médias et réseaux sociaux


L’information est un terrain majeur d’intervention des régimes
autoritaires. Ils contestent non seulement un ordre déterminé par une
pratique libérale échappant largement au contrôle a priori de l’État,
mais aussi la « domination » occidentale qu’ils perçoivent derrière cet
ordre. Cette perception explique la posture ambiguë adoptée par ces
régimes vis-à-vis d’internet, cherchant à la fois à bénéficier de
l’insertion dans une économie mondialisée et à isoler leurs sociétés de
la liberté d’expression qui y est la règle.

Seule la Chine, volontariste et efficace dans la maîtrise des


technologies de l’information et de la communication, est parvenue à
isoler de l’internet mondial son milliard d’usagers. Elle propose des
alternatives nationales performantes (Alibaba, Baidu, Tencent,
WeChat, Weibo…), tout en préservant la connectivité nécessaire aux
flux commerciaux et financiers indispensables à la prospérité du pays.
Intégrée plus tôt au réseau mondial, la Russie n’est pas parvenue à ce
niveau d’étanchéité mais a pu, à la faveur de la guerre en Ukraine,
réduire à la portion congrue les derniers espaces de liberté sur
internet.

Paradoxalement, ces régimes, qui coupent leurs sociétés d’une


information extérieure qu’ils ne contrôlent pas, exploitent l’ouverture
et la liberté d’expression des démocraties libérales. Le recours massif
de la Chine, hors de ses frontières, à ces mêmes réseaux sociaux
(Facebook, Twitter) qu’elle bannit sur son sol ne manque pas de sel…
La Russie est désormais dans le même cas, même si ses « organes de
presse » se sont vus restreindre, à la suite de l’agression de l’Ukraine,
leur accès aux publics occidentaux.

Les pratiques qui en découlent vont des apparences de la normalité


à la désinformation pure, grâce à des systèmes sophistiqués – médias,
officines, robots… – chargés de mettre en œuvre les stratégies qui leur
sont assignées.

Grâce à ses moyens colossaux, la Chine dispose d’un appareil très


développé et organisé en réseau mondial, opérant sous la conduite du
PCC. Forte de 140 bureaux dans le monde, l’agence Xinhua se
présente comme la première agence de presse mondiale. La chaîne
China Global Television Network (CGTN) jouit elle aussi d’une
implantation planétaire. Elle revendique une audience de
7
200 millions de téléspectateurs et plus de 105 millions d’abonnés sur
Facebook. China Radio International émet en 61 langues.

S’appuyant sur ces « fabriques de contenu », qui produisent à jet


continu des articles sur la Chine, le dispositif comprend également des
quotidiens, China Daily, le Quotidien du Peuple et le Global Times,
publiés en plusieurs langues, en ligne et même avec des versions
papier dans certains pays. Ces journaux revendiquent des dizaines de
millions d’abonnés sur Facebook. La Chine contrôle les cinq médias
qui comptent le plus d’abonnés sur cette plateforme mais s’appuie
également, outre Twitter, sur ses propres réseaux sociaux, comme
TikTok et WeChat.
À côté de ces actions ouvertes, la propagande chinoise recourt à la
dissimulation dès lors que des intérêts directs chinois sont en jeu,
comme lors des événements de Hong Kong. Des centaines de milliers
de faux comptes ont ainsi été activés pour discréditer les manifestants
sur les réseaux, ou pour pousser le candidat qui avait la faveur de
Pékin dans les élections taïwanaises. La Chine dispose par ailleurs de
près de deux millions de commentateurs rémunérés, quelquefois
8
appelés l’« armée des 50 centimes », payés pour s’exprimer en faveur
du régime sur les réseaux sociaux. À vocation d’abord interne, ce
dispositif a servi de banc d’essai pour l’utilisation des réseaux sociaux
dans le monde, dans un premier temps auprès des locuteurs du
mandarin (Taïwan…), puis au-delà.

Moins imposant que celui de la Chine, le dispositif audiovisuel


russe s’appuie sur une agence de presse, Spoutnik, qui assure un
service en une trentaine de langues, et sur la chaîne de télévision
9
Russia Today (RT) créée en 2005 . RT est, avec 3 milliards de vues, le
média le plus regardé sur YouTube. Ces médias sont très actifs en
Afrique mais, à la différence des médias chinois qui chantent les
succès des partenariats de la Chine, leurs homologues russes traitent
de préoccupations locales (franc CFA, panafricanisme…) et sont
davantage repris par les médias locaux.

La Russie a très tôt mesuré l’intérêt d’internet, outil d’amplification


de ses méthodes éprouvées de désinformation et d’intimidation…
L’« usine à trolls » de Saint-Pétersbourg, dissimulée sous le nom
d’Internet Research Agency, compte des centaines de salariés gérant
10
des faux comptes sur les réseaux . Des robots (bots, chatbots) sont
également capables de simuler des échanges humains en déjouant les
filtres et en exploitant des algorithmes. « Tout ce qui sème le chaos,
voici la ligne éditoriale de RT », confessait un de ses responsables à
l’issue de la campagne du Brexit. Les États-Unis et l’Europe sont visés
au premier chef par ces attaques : début 2018, la Commission
européenne avait identifié 3 500 occurrences de désinformation russe.
La Turquie s’est également dotée d’outils performants en direction
de l’étranger : faux comptes, ingérences dans les processus électoraux
occidentaux (en Allemagne notamment, via la mobilisation de la
diaspora turque), etc. Cet ensemble relaie la rhétorique agressive du
président Erdogan : il permet de jeter le discrédit sur d’autres États et
de présenter Ankara comme le parangon de la défense des
musulmans contre l’islamophobie. L’assassinat de Samuel Paty avait
donné lieu, fin 2020, à une offensive conduite sous la forme de
« mensonges d’État relayés par les organes de presse contrôlés par
11
l’État turc », selon Emmanuel Macron.

La pandémie a offert à tous ces mécanismes de désinformation


l’occasion d’une montée en puissance : l’appétit pour des informations
sensationnalistes sur l’épidémie a généré des taux d’audience jusqu’à
dix fois supérieurs à ceux des médias classiques. C’est la Chine qui a
mené la campagne la plus intense, s’ingéniant à exalter ses succès
dans la lutte contre le Covid-19 et à se présenter en bienfaitrice de
l’humanité, tout en accusant les militaires américains d’être à l’origine
du virus.

Culture, enseignement supérieur et libertés académiques


La culture a été, dès 2001, élevée par la Chine au rang de « troisième
pilier de la diplomatie », après la politique et l’économie. À partir de
2004 ont été déployés les instituts Confucius et, en 2018, 548 d’entre
eux opéraient dans 146 pays. Derrière les objectifs affichés de « faire
connaître la langue et la culture chinoises » et de « contribuer à
l’élaboration d’un monde harmonieux », le président de la
Commission de propagande du PCC Li Changchun a avoué que les
instituts Confucius étaient « une partie importante de l’appareil de
12
propagande à l’étranger de la Chine ».

Dans la pratique, ils sont un véhicule d’entrisme dans les


établissements d’enseignement qui les accueillent. L’université de
Lyon a refusé la demande formulée par le directeur de l’institut
ouvert en son sein d’intégrer celui-ci dans les programmes
d’enseignement et de recherche, entraînant sa fermeture en 2013. Aux
États-Unis, 84 universités (Chicago, UCLA, Emory…) ont fermé leur
institut Confucius, souvent sous la pression d’un corps enseignant
inquiet des atteintes aux libertés académiques. Tous les instituts ont
été fermés en Suède, plusieurs en Belgique et en Allemagne.

Autre régime autoritaire, la Turquie s’est dotée de la fondation


Yunus Emre chargée d’organiser et de coordonner les quelque
50 centres culturels turcs ouverts au fil des années dans 41 pays,
concentrés dans l’ancien Empire ottoman – Balkans et Proche-Orient.
Deux autres agences, l’Agence turque de coopération et de
développement et YTATB, ont pour missions, respectivement,
l’éducation, à dominante religieuse, et le traitement de l’importante
diaspora turque.

La Chine dispose d’un autre atout : avec plus de 700 000 étudiants à
l’étranger en 2019 – plus de la moitié aux États-Unis et 120 000 au
Royaume-Uni –, elle est le premier pourvoyeur d’étudiants
internationaux dans le monde. La dépendance de certaines
universités, dont les modèles économiques sont tributaires des droits
de scolarité, offre un levier d’action au régime, qui a créé des
« associations d’étudiants et enseignants chinois ». Elles opèrent sous
la supervision des ambassades, incitant leurs membres à « défendre
l’image de la Chine » sur les campus ou à dissuader la tenue
13
d’événements ou débats sur des sujets jugés sensibles par le Parti ,
avec, pour les réfractaires, des pressions sur les familles restées au
pays.

Leur concentration dans certains établissements peut créer une


dépendance. Cela a ainsi amené le University College de Dublin à
altérer ses directives relatives à la liberté académique pour proposer
des interprétations plus « acceptables » par les étudiants chinois.

La multiplication de ces intrusions a revêtu des formes


suffisamment graves pour que le gouvernement australien émette, dès
2019, des directives visant à préserver les universités des ingérences
étrangères. L’année suivante, nombre d’universités anglo-saxonnes
ont choisi de protéger, en rendant leurs travaux anonymes, les
étudiants chinois contre les lois à portée extraterritoriale sanctionnant
pénalement l’expression publique à l’étranger. En juin 2020,
l’entreprise Zoom a dû admettre avoir supprimé des conférences à la
demande des autorités chinoises.

La Chine a par ailleurs massivement investi le terrain de la


recherche et tissé un réseau de coopérations avec les puissances
scientifiques occidentales. L’imbrication a atteint un tel niveau
qu’aucune rupture n’est envisageable. Cependant, les risques associés
à cette interdépendance soulèvent de plus en plus de questions :
risques de sécurité engendrés par la loi chinoise de 2017 sur le
renseignement national, qui autorise les services concernés à obliger
les organisations comme les individus à leur apporter leur concours ;
menaces sur les libertés académiques ; déséquilibre des bénéfices…
14
L’administration Trump avait, en janvier 2021, émis une directive
visant à juguler ces risques. Très restrictive, elle a été corrigée par
l’administration Biden.

Influence et entrisme – l’action par les normes


La palette des instruments d’influence élaborés par les régimes
autoritaires est étonnamment fournie, bénéficiant là aussi de
l’ouverture propre aux démocraties libérales. On y trouve le lobbying,
la manipulation des diasporas, le démarchage des élites par des
entreprises, l’entrisme dans les enceintes où sont élaborées les normes,
l’infiltration d’organisations non gouvernementales, des programmes
de formation de cadres et d’accueil d’étudiants…

Là encore, c’est la Chine qui parvient à développer l’action la plus


intégrée. Après s’être distinguée en Australie et en Nouvelle-Zélande
en tentant de recruter des élus ou d’y actionner la diaspora chinoise,
elle a été accusée, au Canada, au Royaume-Uni et en Allemagne, de
tentatives de recrutement de personnalités. Coordonné par la mission
chinoise auprès de l’UE, son réseau de lobbying à Bruxelles mobilise
les ressources de la culture, de la coopération universitaire, de ses
15
entreprises (Huawei) et de ses médias (Xinhua, CGTN) .

Les normes sont un autre terrain de prédilection de la diplomatie


chinoise, qui en a compris l’importance lors de ses préparatifs à
l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce. Au prix d’une
action discrète et persévérante, elle s’est déployée au sein de
l’Organisation internationale de normalisation (ISO) et de la
Commission électrotechnique internationale (IEC) jusqu’à en
conquérir les présidences. Autre terrain d’activisme, l’Union
internationale des télécommunications (UIT) est un lieu naturel pour
faire droit à la puissance technologique qu’est devenue la Chine, mais
aussi l’enceinte intergouvernementale vers laquelle Pékin cherche à
déplacer la discussion sur la gouvernance mondiale de l’internet,
aujourd’hui dispersée entre différentes organisations non
16
gouvernementales . Le poids des entreprises et des sociétés civiles
contrarie son objectif d’affirmation du principe de cybersouveraineté
des États.

Profitant des jalons posés en Europe centrale avec le format dit


« 17+1 », la Chine a obtenu d’installer à Budapest, en 2017, un institut
Chine-Europe centrale et orientale – qui a vocation à « intégrer les
experts favorables à Pékin dans les communautés de l’université et de
17
la recherche » – ainsi qu’un campus de l’université Fudan.

Un dernier procédé d’influence, pour lequel la Chine partage avec


la Russie un savoir-faire, est celui du recrutement par leurs grandes
entreprises d’anciens responsables politiques, dont le réseau de
relations permet de peser sur les dossiers qui s’inscrivent dans leur
stratégie. L’exemple de l’ancien chancelier allemand
Gerhard Schröder, devenu un véritable agent d’influence pour le
projet Nord Stream 2, vient spontanément à l’esprit, mais il a fait
18
beaucoup d’émules en Europe .

L’exportation, clés en mains, de technologies de contrôle


et de surveillance
La Russie a bénéficié, après la dislocation de l’URSS, du réseau du
KGB pour maintenir les liens avec les services de sécurité intérieure
des ex-Républiques soviétiques – hormis les baltes – et pour exporter
son savoir-faire de surveillance des sociétés. N’étant pas parvenue à
ériger un équivalent de la « grande muraille numérique » à la
chinoise, Moscou a développé une expertise différente. Celle-ci est
moins sophistiquée mais fondée sur la surveillance du trafic (à l’aide
du système dit SORM), sur l’intimidation et la répression, grâce à
l’accès du pouvoir à toutes les données auprès des fournisseurs
d’internet. Ces systèmes sont déployés « clés en mains » par des
entreprises russes proches du FSB (agence héritière du KGB) en Asie
centrale, au Bélarus et même, jusqu’en 2014, en Ukraine.

La Chine a pris conscience de son potentiel lors des Jeux


olympiques de 2008, après qu’une délégation équatorienne, venue à
Pékin pour étudier le dispositif de sécurité mis en place pour
l’occasion, est revenue séduite par les 300 000 caméras de
reconnaissance faciale déployées dans la capitale. Le président
Rafael Correa, populiste de gauche, a aussitôt passé commande à deux
entreprises chinoises d’un dispositif intégré de contrôle social, sous
prétexte de « lutter contre la criminalité ». Le Venezuela de Maduro
lui a emboîté le pas en intégrant le logiciel de « crédit social »
développé par la Chine.

La Malaisie et Singapour (reconnaissance faciale), l’Éthiopie


(surveillance des opposants et des journalistes), l’Équateur (traitement
des images), le Zimbabwe, l’Angola, le Pakistan, la Serbie ou encore
Dubaï (traitement des données)… 18 pays étaient au total équipés de
19
systèmes chinois en 2018 . Le département d’État américain évalue à
une cinquantaine le nombre d’États ayant bénéficié de programmes
d’Intelligence artificielle installés par Huawei.

Épreuves à venir
Le tableau peut faire froid dans le dos. Ces pratiques sont néanmoins
devenues la norme dans les relations internationales contemporaines,
ainsi que le rappelait un rapport parlementaire britannique sur les
20
interférences russes au Royaume-Uni . Dès lors, autant s’y préparer
et développer des moyens d’y faire face, de sensibiliser les opinions
démocratiques, et de répliquer. Les Européens y sont-ils prêts ? Et que
nous apprennent les premières leçons de la guerre en Ukraine sur ce
point ?

La France et l’Europe sont-elles prêtes ?


Les Européens de l’Ouest n’aiment pas le concept d’influence. Peut-
être parce qu’ils l’assimilent à celui de propagande, qui rappelle des
époques sombres sur le Vieux Continent. Peut-être parce qu’il évoque
à leurs yeux davantage l’idée de manipulation, ou d’intrusion chez
l’autre, que la défense de ses intérêts propres. Quelques « bons
élèves » européens obtiennent toutefois des résultats honorables dans
ce domaine. Le Royaume-Uni, avec le poids financier de la City de
Londres, l’usage universel de la langue anglaise, le réseau du
Commonwealth, des think tanks, des titres de presse ou des
institutions célèbres, une culture populaire connue du monde entier,
sans compter l’image de la Reine, une présence dans les grandes
organisations internationales, une diplomatie compétente et une
armée aguerrie, peut se targuer d’avoir conservé une forte influence et
entretenu un réel savoir-faire en la matière. L’Allemagne, avec ses
grandes fondations qui sont à la fois des think tanks, des centres de
21
formation et d’expertise , avec sa force économique, industrielle et
commerciale, sa réputation de fiabilité, l’aura de sa démocratie
parlementaire, son influence culturelle en Europe centrale et orientale,
sait se faire écouter.

Mais l’Union européenne, en tant qu’entité, peine à être considérée


comme un acteur stratégique digne de ce nom, au-delà de l’attractivité
que génère son grand marché. Si plusieurs études existent sur les
ravages de l’influence russe, chinoise, turque, américaine ou golfique
au sein de l’UE, on ne dénombre que de rares travaux sur l’influence
de l’Europe à l’extérieur. Comme si, au-delà de la perspective
d’adhésion qui concerne les potentiels futurs membres de l’UE, les
désormais 27 n’avaient, ne voulaient avoir, aucune stratégie
d’influence. Les anecdotes rapportant l’absence totale de visibilité
d’investissements pourtant majeurs réalisés par l’Union dans des pays
tiers (infrastructures, routes, écoles, soutien à un processus
électoral…) sont nombreuses.

L’Europe a des atouts (l’attractivité de sa société, son poids


économique, une capacité à produire des normes et à défendre ses
intérêts économiques) mais ne les traduit pas en politiques
d’influence. À force d’avoir été en retrait dans de nombreux épisodes
cruciaux de son environnement stratégique immédiat (processus de
paix au Proche-Orient, tensions balkaniques ou méditerranéennes…),
l’Europe paie l’absence d’exemple où, quelque part dans le monde,
une population aurait pu dire : « heureusement que les Européens
étaient là ».

Et la France ? Membre permanent du Conseil de sécurité des


Nations unies, puissance militaire respectée et dotée de l’arme
nucléaire, puissance économique de premier plan à la culture
appréciée et soutenue par bientôt 300 millions de francophones dans
le monde, elle n’est pas une puissance négligeable. Mais elle préfère le
terme relativement vague de « rayonnement », qui renvoie à la
réputation ou à la reconnaissance plus qu’à la capacité à infléchir des
comportements, à celui d’influence. Elle considère, sous la
Ve République, que le premier vecteur d’influence reste le chef de
l’État avec sa popularité à l’international, ou que l’influence se
décrète…

Nous savons pourtant, comme les exemples d’autres pays l’ont


montré, que l’influence a un prix, qu’elle s’élabore sur le long terme,
avec de nombreux acteurs et pour se mettre au service d’objectifs
précis. Elle est un moyen (« l’influence pour quoi faire ? ») et non une
fin (« Notre objectif : renforcer l’influence française »). Après la
« Feuille de route de l’influence » rendue publique par le ministère de
22
l’Europe et des Affaires étrangères en décembre 2021 , reste donc à
établir un ensemble de moyens à mettre en œuvre et d’instruments à
créer ou réformer, pour entrer de plain-pied dans la compétition qui
fait rage pour l’influence dans le monde.

Leçons ukrainiennes
En quoi l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, a-t‑elle
rendu la question de l’influence plus urgente, ou l’a-t‑elle modifiée, en
l’éclairant d’un jour nouveau ?

En premier lieu, nous avons constaté que, pour un régime


autoritaire au moins (mais il est permis de penser qu’à Pékin ou
ailleurs, on partage cette approche), l’influence ne se substituait pas à
la force mais permettait d’en préparer l’usage, puis de l’accompagner.
On espérait bien à Moscou que les réseaux tissés de longue date pour
s’adjoindre des soutiens et acheter des loyautés pourraient être
mobilisés au moment de l’« opération spéciale » ukrainienne. Le
maître du Kremlin espère toujours sans doute, à l’heure où sont
écrites ces lignes, qu’à moyen terme ces soutiens répondront présents,
au moins pour atténuer les effets des sanctions occidentales voire, à
l’avenir, pour les détricoter (en matière de boycott énergétique,
notamment) et diviser l’adversaire. Le fait que trois des quatre
candidats arrivés en tête du premier tour de l’élection présidentielle
française de 2022 relaient des arguments du Kremlin encourage cette
perspective, même si c’est l’autre candidat qui a fini par l’emporter.
Qu’une grande partie du Sud refuse de sanctionner la Russie n’est pas
non plus négligeable.

On ne peut que constater, en tout cas, l’importance de cette bataille


des récits. Elle ne fait que commencer et aura pour enjeu dans les mois
prochains aussi bien l’avenir des sanctions que celui des gazoducs,
des facilités accordées à la Russie par certains pays ou du soutien
apporté à l’Ukraine par d’autres. Nous avons noté aussi que la
capacité américaine à livrer encore cette bataille restait forte, au moins
dans l’espace transatlantique, malgré quatre années de « post-vérité »
trumpienne (mais qu’en serait-il si Donald Trump ou l’un de ses
émules revenait au pouvoir à Washington ?). Et que les sociétés
européennes, à l’exception de la Hongrie, restaient solides face à une
situation internationale grave, en dépit des années de stratégie
d’influence russe (mais qu’en aurait-il été si l’élection française avait
donné un autre résultat ?).

Vu d’Europe et d’Amérique du Nord, Vladimir Poutine, pourtant


considéré comme un stratège redoutable, a réduit en cendres en
quelques heures l’image de son pays, et pour longtemps. Vu du Sud,
la bataille des perceptions commence et Pékin – qui comme Moscou
joue la carte d’un nouvel ordre mondial post-occidental – l’observe de
très près.

L’avenir de l’usage de la force (à Taïwan probablement, mais aussi


en Asie, au Proche-Orient, peut-être en Afrique) dépendra en partie
de la tournure prise par les prochains épisodes de la guerre
d’influence.

Mots clés
Diplomatie d’influence
Diplomatie culturelle
Propagande
Soft power
Syrie : un conflit gelé en trompe-l’œil
Par Fabrice Balanche

Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’université Lyon 2. Il a


notamment publié Atlas du Proche-Orient arabe, Paris, Sorbonne Université Presses, 2011.

La baisse des violences pourrait laisser penser que la guerre en Syrie est en passe de prendre
fin. En fait, le conflit est temporairement gelé mais les conditions d’une reprise des hostilités sont
bel et bien présentes. Le pays est actuellement divisé en quatre zones contrôlées
respectivement par le régime épaulé par Moscou et Téhéran ; par l’administration autonome du
Nord-Est soutenue par Washington ; par la Turquie ; et les djihadistes d’Hayat Tahrir Al-Sham.
Le statu quo risque de ne pas durer.

politique étrangère

D’octobre 2019 à mars 2020, le nord de la Syrie a été marqué par deux
offensives complémentaires : la Turquie s’est emparée d’une bande de
territoire au détriment des Forces démocratiques syriennes (FDS),
tandis que l’armée syrienne – épaulée par la Russie et l’Iran –
1
reprenait la moitié de la poche rebelle d’Idleb . Depuis, les principaux
fronts sont gelés. L’armée syrienne s’est contentée de réduire les
derniers bastions rebelles de Deraa à l’été 2021. Dans le Nord-Est,
Daech a lancé une attaque contre la prison de Hassakeh pour tenter de
libérer ses combattants en janvier 2022. L’organisation terroriste
connaît une forte résurgence et harcèle l’armée syrienne et les FDS
dans l’est du pays. Enfin, Israël frappe régulièrement les positions
pro-iraniennes, tout comme les États-Unis qui répliquent en Syrie aux
attaques perpétrées par des milices chiites pro-iraniennes contre ses
bases en Irak.

Depuis le cessez-le-feu entre l’armée syrienne et la Turquie à Idleb,


le pays ne vit donc pas en paix mais le degré de violence a nettement
décru, comme en témoigne la forte diminution du nombre de
victimes. En 2021, il s’est retrouvé au plus bas depuis 2011 : 3 700
morts (civils et militaires) contre 6 800 en 2020 et 76 000 en 2014 –
2
l’année la plus meurtrière de la guerre civile .

La crise syrienne s’apparente de plus en plus à un conflit gelé. Les


négociations de paix lancées à Genève sous l’égide de l’Organisation
des Nations unies (ONU) n’avancent pas, en dépit des efforts et de la
patience de l’envoyé spécial Geir O. Pedersen. Après avoir passé deux
ans à discuter de la composition des délégations de l’opposition, de la
société civile et du gouvernement syrien, cet envoyé spécial est
aujourd’hui réduit à négocier la date d’une prochaine rencontre, au
résultat bien entendu stérile. Les discussions entre les autorités de
l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) et
celles de Damas sont au point mort. L’intransigeance du régime de
Bachar Al-Assad est totale sur les deux fronts. La Russie aurait
souhaité qu’il se montre plus conciliant à l’égard de l’opposition pour
parfaire sa stature internationale de médiateur. Vis-à-vis des Kurdes,
Moscou espérait que quelques concessions sur une vague autonomie
pourraient ramener le Nord-Est syrien et son pétrole dans le giron de
Damas sans qu’il soit besoin d’utiliser la force. Désormais, avec le
conflit en Ukraine, l’heure ne semble plus aux diplomates sur le
dossier syrien, mais plutôt aux hommes d’action.

Dès le début de la crise, le destin du pays a rapidement échappé aux


Syriens. Si les causes de la révolte étaient endogènes, ce sont les
interventions extérieures qui ont dominé le conflit. La Syrie est
devenue l’épicentre de l’arc de crises entre le bloc eurasiatique en
constitution – que la guerre en Ukraine achève de cimenter – et les
Occidentaux. Il est encore trop tôt pour évaluer les conséquences de la
guerre en Europe sur la Syrie. Dans un premier temps, on peut
s’attendre à une prolongation du statu quo puisque la Russie est
occupée et que les États-Unis ne paraissent plus vouloir reculer face à
elle. Cela signifie que les troupes américaines ne se retireront pas du
Nord-Est syrien, prolongeant ainsi l’AANES qui ne survit que grâce
3
au soutien militaire et économique de l’Occident . La Turquie peut
s’accommoder de cette situation, car la menace russe est désormais
plus importante que l’élimination des Kurdes du Nord-Est syrien.
4
Quant à l’Iran, il construit patiemment son axe à travers le Proche-
Orient mais ne prendra pas d’initiative contre les États-Unis sans
l’assentiment de la Russie. Sa priorité, aujourd’hui, demeure la
conclusion d’un accord sur le nucléaire afin que les sanctions
économiques soient levées. Ainsi, le statu quo entre acteurs extérieurs
aboutit-il à une fragmentation durable du territoire syrien entre la
zone gouvernementale, l’AANES, les territoires sous « protectorat »
turc et la poche rebelle d’Idleb.
La zone gouvernementale : poursuite de la contre-
insurrection
Le régime de Bachar Al-Assad a réussi à reconquérir les deux tiers du
territoire syrien, alors qu’il avait atteint un étiage de seulement 20 %
en mai 2013. Cette zone compterait 10 millions d’habitants sur les
17 millions qui résident actuellement en Syrie, 7 millions de Syriens
étant en outre réfugiés à l’étranger. La reconquête s’est souvent faite
par le vide : Damas n’a pas cherché à reconquérir les cœurs, mais
plutôt à tordre le cou à l’insurrection. La restauration de son pouvoir
se fait donc de façon impitoyable à l’égard de ses ennemis, chassés du
territoire. Les populations sont ensuite reprises en main avec l’appui
des notables traditionnels, qui retrouvent leur place dans le système
clientéliste de l’État. La restauration des services publics et la
reconstruction, même limitée, constituent les outils privilégiés pour
obtenir la loyauté de populations démunies.

La restauration du pouvoir central à travers les notables


Les zones reconquises à partir de 2016 ont échappé au contrôle du
gouvernement syrien assez longtemps pour que des structures
alternatives – les comités locaux – se mettent en place et apportent des
services à la population. Lors de son retour, le gouvernement syrien
s’est appuyé sur les notables, même s’ils s’étaient investis dans des
structures de gouvernance alternatives. Il s’agissait de les ramener
vers lui ainsi que leur clientèle. Les comités locaux furent dissous et
les municipalités réactivées avec leurs « élus » et leurs fonctionnaires,
qui n’avaient d’ailleurs pas cessé de travailler et d’être rémunérés par
l’État pour la plupart d’entre eux. Ces comités reposaient sur des
réseaux informels qui avaient pour base le quartier, la communauté
ou le clan. Il n’est donc pas possible pour les autorités officielles de
s’en priver, pourvu que les têtes de réseau aient fait allégeance. À titre
d’exemple, le Comité central pour les négociations à Deraa est ainsi
formé par des anciens dirigeants de l’Armée syrienne libre, des
activistes politiques, des juristes et des avocats soutiens de
5
l’opposition et bien placés dans la hiérarchie tribale locale .

La reconstruction : punition et allégeance


Au printemps 2018, le gouvernement a promulgué une loi sur la
reconstruction du pays qui demande aux Syriens de clarifier leurs
droits de propriété. Les propriétaires avaient un mois pour apporter
aux bureaux du cadastre la preuve de la propriété de leurs biens.
L’opposition a tout de suite accusé le régime de vouloir spolier des
millions de personnes de leurs biens immobiliers, en particulier celles
qui ont fui le pays ou qui, se trouvant dans des zones contrôlées par
l’opposition, n’ont pas la possibilité de se rendre au bureau du
cadastre de leur domicile. Le gouvernement syrien a répondu qu’il
s’agissait d’une mesure technique pour mettre à jour le cadastre et
faciliter la reconstruction des quartiers détruits sans léser personne. Il
a ensuite étendu le délai à une année face à la contestation qui a atteint
ses propres rangs. Les nouveaux riches et les chefs de guerre ont ainsi
pu blanchir les capitaux accumulés pendant la guerre, en particulier
dans les quartiers centraux des grandes villes, très prisés par ces
nouveaux venus généralement d’origine rurale ou périurbaine.

Cependant, pour pouvoir vendre ses biens immobiliers, encore faut-


il disposer d’un titre de propriété en bonne et due forme, ce qui n’est
pas le cas pour des millions de Syriens qui vivent dans des quartiers
informels. En 2011, 45 % des habitants d’Alep et 50 % de ceux de la
banlieue de Damas résidaient dans des logements informels. Or c’est
précisément de ces quartiers que sont venues les manifestations contre
le régime. Ils ont ensuite échappé au contrôle des autorités jusqu’à
leur reconquête plus ou moins destructrice. Il n’est donc plus question
de reconnaître, sur la base de factures d’électricité ou de contrats
manuscrits non enregistrés au cadastre, la propriété dans ces quartiers
rebelles. Les habitants ont rompu le contrat tacite qui existait entre eux
et le régime : le droit de construire illégalement en échange de la
loyauté. Dans les années 1980, face à la crise du logement, qui ne fit
que s’accentuer dans les décennies suivantes, Hafez Al-Assad avait
laissé se développer l’habitat informel, faute de pouvoir fournir des
logements à tous. Cette situation avait l’avantage de maintenir une
épée de Damoclès sur la population ainsi précairement logée. Cette
épée tombe désormais sur les têtes récalcitrantes : la reconstruction de
la Syrie commence par la destruction de territoires urbains reconquis
sur la rébellion, comme à Jobar ou à Daraya. Certes, le régime syrien
ne va pas systématiquement raser toutes les zones rebelles
reconquises, mais il fait quelques exemples pour inciter les
populations locales à lui prêter une allégeance forte et sans ambiguïté.

Le lent et partial retour des services publics


Le retour des services publics dans les zones reconquises est un
puissant levier sur les populations. Alors qu’il est assez simple de
rétablir l’électricité – après la reprise du centre de Homs, le quartier a
été raccordé au réseau en 24 heures –, les ex-zones rebelles restent
dans l’obscurité. À Deraa, la population se plaint d’être rationnée
davantage que dans les zones restées loyalistes. Face à une pénurie
générale, il est clair que les zones reconquises ne sont pas la priorité
du gouvernement syrien. Les habitants y sont même soumis à un
véritable racket de l’administration : des factures d’électricité
cumulées de plusieurs années leur sont présentées, qu’ils doivent
6
payer pour avoir accès au courant . Or ils n’étaient pas forcément
présents pendant toutes ces années. Ils ont beau protester,
l’administration se montre inflexible : cet arbitraire est destiné à
restaurer l’autorité de l’appareil d’État sur des populations jugées
hostiles. Le non-paiement des factures, monnaie courante avant 2011
et tout aussi toléré que l’habitat illégal, est aujourd’hui un crime de
lèse-majesté dans les zones reconquises. Les habitants ont rompu le
pacte social avec le régime en se révoltant, il ne leur est donc plus rien
toléré.

Du fait de ses problèmes financiers, l’État syrien compte sur l’aide


humanitaire internationale pour apporter les services à la population.
Les organisations non gouvernementales (ONG) étaient présentes
dans la plupart des zones rebelles avant leur reconquête. Désormais,
pour avoir le droit d’intervenir dans ces mêmes zones, elles doivent
demander une accréditation à Damas. Le processus est lent et très
sélectif. Les rares ONG occidentales qui obtiennent l’accréditation sont
celles qui sont demeurées du côté gouvernemental pendant toute la
crise et ne font pas d’opérations transfrontalières. Devant l’étendue
des besoins, Damas accepte aujourd’hui que les ONG présentent une
demande d’accréditation tout en poursuivant le travail dans les zones
non gouvernementales (à Idleb et dans le Nord-Est syrien), à
condition qu’elles s’engagent par écrit à arrêter leurs projets dans ces
zones lorsqu’elles obtiendront l’autorisation. Seul le Comité norvégien
pour les réfugiés bénéficie d’une exception. En conséquence, peu
d’ONG sont autorisées à travailler dans les anciennes zones rebelles ;
et lorsque c’est le cas, elles sont très encadrées par le Croissant rouge
syrien et le Syria Trust, la fondation dirigée par Asma Al-Assad.

Quant aux zones les plus hostiles au régime durant l’insurrection,


elles sont vidées de leurs occupants et complètement détruites. Il
s’agit de compliquer la vie de la population pour qu’elle évite de
revenir et se disperse dans le pays, ou de préférence à l’étranger. La
dissolution des liens sociaux et de l’attachement au territoire est le
meilleur moyen d’empêcher une nouvelle insurrection. La punition
est durable, impitoyable. Le gouvernement syrien a déjà expérimenté
ces méthodes après le soulèvement des Frères musulmans (1979-1982).

L’Administration autonome du Nord et de l’Est de la


Syrie : sous perfusion
L’AANES compte environ 2,5 millions d’habitants, dont seulement un
gros tiers est kurde. La composition des FDS est à l’image de la
démographie régionale, puisque sur les 115 000 combattants, seuls
7
30 % sont kurdes . Les Unités de protection du peuple (YPG) en
constituent la principale composante, avec 70 000 combattants, dont
les deux tiers sont kurdes. La plupart des Arabes ne sont pas
impliqués dans la lutte contre Daech, ni contre les milices pro-turques,
mais font seulement partie des Forces de la défense civile, chargées du
maintien de l’ordre.

En octobre 2019, les armées syrienne et russe se sont déployées dans


le Nord-Est, à la place des forces occidentales. Le régime syrien
contrôle toujours directement des enclaves : les quartiers centraux de
Qamichli, son aéroport, une dizaine de villages arabes au sud de la
ville et le centre de Hassakeh. La Russie a déployé trois bataillons de
police militaire, mais sans support d’aviation puisque le ciel reste sous
le contrôle des États-Unis à l’est d’une ligne Tel Tamer/Deir ez-Zor.
La Russie dispose cependant d’une base d’hélicoptères à Qamichli et
elle contrôle les grands axes de communication ainsi que les
carrefours stratégiques. Elle renforce ses positions au sud de
l’Euphrate pour pouvoir intervenir rapidement, le cas échéant, dans la
zone de l’AANES, à l’occasion d’une éventuelle révolte arabe contre
les FDS ou d’une nouvelle offensive turque. À partir de Tel Abyad et
de Ras Al-Aïn, l’Armée nationale syrienne (ANS) pro-turque
bombarde régulièrement Aïn Issa et Tel Tamer, deux carrefours
stratégiques, rendant impossible l’utilisation de la route M4 entre
Manbij, Kobané, Raqqa et le cœur de l’AANES : Qamichli-Hassakeh.
Les FDS craignent une nouvelle offensive de la Turquie, en particulier
dans la région de Kobané.

L’AANES et les FDS reçoivent une aide pour la reconstruction ainsi


qu’un soutien militaire et humanitaire de la part de la coalition
internationale contre Daech. Les États-Unis ont toujours 900 hommes
en Syrie, avec un nombre inconnu de combattants des autres pays de
8
la coalition . L’AANES bénéficie d’une couverture aérienne pour
empêcher la Russie, l’armée syrienne et surtout la Turquie d’utiliser
leur aviation contre les FDS. Cela n’empêche pas la Turquie d’utiliser
des drones contre les FDS, qu’elle juge liées au Parti des travailleurs
9
du Kurdistan (PKK) . La menace de Daech justifie le maintien du
dispositif américain en Syrie, où se trouvent encore 5 000 djihadistes
de cette organisation (sur 12 000 au total dans la région). Ils se
concentrent au sud de l’Euphrate, où l’armée syrienne et ses alliés ont
plus de difficultés à en venir à bout. Dans le territoire de l’AANES,
Daech conserve des cellules dormantes entre Hassakeh et Deir ez-Zor.
Les FDS se plaignent de la charge que représente la surveillance des
10
anciens combattants de ce groupe . L’AANES a libéré des milliers de
prisonniers, faisant confiance aux mécanismes de réintégration des
tribus locales (al-ijaa). Il s’agit aussi de calmer la contestation des
populations arabes, qui s’opposent à la conscription et réclament la
libération des détenus.

L’AANES face aux difficultés économiques et géographiques


L’AANES n’est pas un territoire homogène sur le plan ethnico-
confessionnel, sur lequel les FDS exerceraient un contrôle complet sur
les populations. Si la majorité des Kurdes accepte de sacrifier une
année pour la défense de l’AANES, ce n’est pas le cas des Arabes. Le
mécontentement est accentué par la situation économique : l’aide
d’urgence apportée par la coalition internationale permet de soutenir
le niveau de vie de la population mais pas de reconstruire la région.
La ville de Raqqa se reconstruit spontanément, sans plan d’ensemble
ni investissements extérieurs, créant d’énormes problèmes pour le
futur, puisque les réseaux d’eau et d’égouts ne sont plus fonctionnels.
Le système d’irrigation de la vallée de l’Euphrate souffre de
nombreux dysfonctionnements en raison des destructions, ce qui
prive les agriculteurs d’une eau indispensable dans cette zone aride.
La sécheresse provoque une chute des rendements, et donc des
revenus agricoles. Dans les zones kurdes, où une majorité de la
population est désormais fonctionnarisée, les habitants devraient
pouvoir surmonter la crise. En revanche, elle se fait davantage
ressentir dans les zones arabes où le taux de fonctionnaires est faible,
contribuant à l’accentuation du clivage entre Kurdes et Arabes.

Sans le soutien occidental, l’AANES s’effondrerait


En janvier 2020, l’AANES pensait que le statu quo allait se prolonger
11
d’au moins 5 ans . Le maintien des troupes américaines dans l’est de
la Syrie, non remis en question par Joe Biden, permet à
l’administration autonome de résister aux demandes russes de
réintégrer le giron de l’État syrien. Le régime de Bachar Al-Assad
n’accepte du reste aucune concession à l’égard de l’AANES, accordant
une simple amnistie mais ne reconnaissant officiellement aucune
autonomie. Bachar Al-Assad considère qu’il a gagné la guerre :
pourquoi devrait-il céder quoi que ce soit ? L’autonomie actuelle de
l’AANES repose également sur une aide économique massive en
provenance des pays occidentaux, qui permet d’entretenir le système
et d’offrir à la population un niveau de vie à peine supérieur à celui de
la zone gouvernementale.

La construction par la Turquie d’une bande de sécurité


La Turquie contrôle directement trois zones dans le nord de la Syrie,
dont la population est évaluée entre 1 et 1,5 million d’habitants : les
districts d’Azaz, d’Al-Bab et de Jarablous, conquis durant l’été et
l’automne 2016 contre Daech lors de l’opération Bouclier de
l’Euphrate ; le district d’Afrin, conquis contre les FDS durant
l’hiver 2018 ; les districts de Tel Abyad et de Ras Al-Aïn (250 000 à
300 000 habitants), conquis durant le mois d’octobre 2019 contre les
FDS. L’objectif d’Ankara dans le nord de la Syrie est de construire une
zone de sécurité d’environ 30 kilomètres de profondeur au sud de sa
frontière pour se protéger du PKK.

Construire une gouvernance efficace


La Turquie souhaite stabiliser ces territoires en les dotant d’une
administration efficace. L’objectif est de prouver à la population locale
et aux acteurs internationaux que le mode de gestion territorial
impulsé par Ankara est plus efficace que celui des FDS dans le Nord-
Est, de Hayat Tahrir Al-Sham (HTS) à Idleb et potentiellement celui
du gouvernement syrien. L’intervention militaire turque de l’été 2016
a été décidée pour empêcher les FDS d’établir leur jonction entre Afrin
et Kobané via Manbij et Al-Bab. La Turquie s’est ensuite retrouvée
contrainte de gérer ce territoire pour éviter qu’il ne sombre dans
l’anarchie, ni les groupes rebelles pro-turcs ni le gouvernement de
transition syrien basé à Gaziantep n’étant en mesure de le faire.
Ankara a largement imposé ses affidés dans les conseils locaux. C’est
ainsi que le président de la municipalité de Jarablous se trouve être un
Turkmène, alors que la ville est à majorité arabe. La minorité
turkmène de la région est avantagée également pour la simple raison
qu’elle communique plus facilement que les arabophones avec les
autorités et les militaires turcs.

La région est gérée directement par la Turquie, qui finance les


infrastructures et fournit l’essentiel du budget de la région. Les
municipalités lèvent des taxes, qui se révèlent néanmoins insuffisantes
même pour rémunérer les fonctionnaires locaux. Officiellement, les
autorités turques souhaitent que la région soit autonome sur le plan
financier, mais il y a de bonnes raisons d’en douter car l’instrument
financier est le meilleur moyen de contrôler l’appareil administratif.
Aujourd’hui, c’est le wali d’Ourfa qui a la charge de Tel Abyad-Ras
Al-Aïn, celui de Gaziantep de Jarablous, Al-Bab et Azaz ; quant au
district d’Afrin, il est géré depuis Antakya. Il n’existe pas de conseil
12
pour la région ou par district, ni de gouverneur syrien . Le
gouvernement de transition est désormais relégué en périphérie de
Gaziantep et privé de moyens financiers, n’exerçant aucune influence
sur cette région. La Turquie a formé des corps de gendarmerie pour
remplacer les milices. Le système éducatif fonctionne de la maternelle
à l’université avec un programme différent de celui de la zone
gouvernementale et, surtout, un enseignement intensif du turc. Les
bacheliers syriens ont la possibilité de poursuivre leurs études dans
les universités turques, mais une branche de l’université de Gaziantep
est ouverte à Al-Bab et il est prévu d’ouvrir également une branche à
Afrin et à Tel Abyad.

Modifications démographiques au détriment des Kurdes


La démographie du district d’Afrin a été largement modifiée depuis
janvier 2018. À cette date, il était peuplé de 500 000 habitants à plus de
13
80 % kurdes . En avril 2018, lors de la victoire turque, il ne restait
14
que 100 000 Arabes et 150 000 Kurdes . Face aux exactions des
rebelles pro-turcs, les Kurdes quittent progressivement la région et
sont remplacés par les familles de combattants de l’ANS pro-turque.
Afrin, qui était connue pour sa liberté de mœurs (les femmes voilées y
étaient particulièrement rares et les restaurants y servaient de l’alcool),
connaît désormais un rigorisme islamique du fait des réfugiés arabes
et des milices pro-turques. La politique turque à Afrin s’apparente à
de l’épuration ethnique : il s’agit d’éliminer un foyer kurde à sa
frontière. Les Kurdes vivant à l’est de l’Euphrate craignent qu’Ankara
15
ne fasse la même chose à Kobané et en Djézireh . La Turquie a
appliqué la même politique démographique qu’à Afrin dans les zones
conquises en octobre 2019 : Tel Abyad-Ras Al-Aïn. Les deux villes
16
comptaient respectivement 20 % et 35 % de Kurdes en 2019 .

L’ANS est la pièce maîtresse de l’organisation des territoires sous


contrôle turc. Cette armée compterait aujourd’hui 70 000 hommes, soit
une force capable de rivaliser avec les YPG. C’est d’ailleurs dans
l’objectif de combattre ce que la Turquie considère comme un faux-
nez du PKK qu’elle a construit cette force militaire. En attribuant aux
familles des combattants des logements et terres prises à « l’ennemi »,
elle garantit leur loyauté et la défense de ces territoires contre une
offensive des YPG. Cela complique le règlement de la crise syrienne,
car dans le cas de ces territoires, la Turquie pourrait s’opposer au droit
au retour des réfugiés.

L’Émirat islamique de Hayat Tahrir Al-Sham à Idleb


Depuis 2017 et l’éclatement de Fatah Al-Sham, la coalition dirigée par
HTS, le groupe djihadiste a entrepris d’éliminer systématiquement les
autres groupes rebelles d’Idleb. Dans ce conflit, HTS a commencé par
s’emparer des zones frontalières avec la Turquie et des principaux
17
axes de communication , afin de trouver des sources de revenus
pour entretenir son organisation. En les privant de ressources, HTS a
donc progressivement réduit l’assise sociale des autres rebelles.
Depuis le cessez-le-feu de mars 2020, HTS a profité du calme et de son
hégémonie pour instaurer un système administratif relativement
performant, dans le but d’émerger comme l’acteur incontournable à
Idleb.

Le groupe Hurras Al-Din (HD), branche officielle d’Al-Qaïda en


Syrie, depuis que HTS a refusé de renouveler son allégeance à
Ayman Al-Zawahiri au printemps 2016, occupe toujours plusieurs
bases à Idleb, mais son influence s’est réduite en raison d’un conflit
avec HTS. Plusieurs commandants de HD ont également été tués par
des attaques de drones américains. En fait, HTS a besoin de HD pour
apparaître comme un groupe modéré, et se faire accepter par la
Turquie et les Occidentaux. L’ancien représentant spécial pour la Syrie
du secrétaire d’État américain, James Jeffrey, explique que l’objectif de
18
Washington est d’empêcher la victoire d’Assad et de ses alliés . Par
conséquent, HTS a une place dans ce dispositif, d’autant plus qu’il ne
représente pas une menace pour les Occidentaux. Contrairement à
Daech, HTS n’est pas intéressé par le djihad international mais par
l’imposition d’un ordre islamique en Syrie. Dans le cas présent, sa
priorité est sa simple survie à Idleb.

Idleb, une cible « légitime » pour la Russie et le régime syrien


Depuis le cessez-le-feu de mars 2020, l’armée syrienne et la Russie ont
frappé à plusieurs reprises Idleb. L’objectif est de déstabiliser la région
et empêcher qu’elle ne devienne un havre de paix avec une
administration efficace. Les frappes se concentrent sur la zone au sud
de l’autoroute Lattaquié-Alep, afin de faire obstacle aux civils qui
souhaitent revenir s’y installer. En effet, l’armée syrienne a la ferme
intention de reprendre le contrôle de cette autoroute et de réduire la
poche d’Idleb à une étroite bande de territoire frontalière de la
Turquie. L’idéal, pour Damas et ses alliés, serait de reprendre toute la
poche et de pousser les 2,5 millions d’habitants vers la zone contrôlée
directement par la Turquie au nord d’Alep. Cet afflux de réfugiés ne
manquerait pas de faire échouer la politique turque de stabilisation de
cette région. La poche d’Idleb vit essentiellement de l’aide
internationale car les ressources locales sont limitées. La population
redoute la fermeture de Bab Al-Hawa aux agences de l’ONU, obligées
de faire transiter les marchandises par le territoire sous contrôle du
gouvernement syrien.

La Russie considère toujours HTS comme un groupe terroriste et


pense que Damas doit reprendre le contrôle d’Idleb, ce qui lui
permettrait ensuite de concentrer ses forces dans le Nord-Est. En
conséquence, si la Turquie refuse de s’attaquer à HTS, Idleb restera
une cible « légitime » pour la Russie et le régime syrien. Dans un
premier temps, on peut s’attendre à une attaque au sud de la M4. Cela
pourrait déclencher, en réaction, une offensive turque contre les
territoires kurdes dans le Nord-Est. Mais une telle hypothèse ne
semble pas gêner outre mesure Moscou, qui agite cette menace en
permanence vis-à-vis des combattants kurdes pour les obliger à
rompre leur alliance avec les États-Unis.
Un statu quo insatisfaisant

La fragmentation du territoire et l’incertitude se prolongent. Cela


conduit à une dégradation de la situation économique car, en dépit de
l’accalmie militaire, les investissements sont rares dans une Syrie sous
sanctions, divisée en entités hostiles et dominée par des autorités
prédatrices. Le pays était largement autosuffisant avant-guerre, tant
sur le plan énergétique qu’alimentaire. Désormais, il survit grâce à
l’aide humanitaire extérieure et aux transferts des émigrés. Les
quelques ressources locales sont pillées par les groupes miliciens ou
accaparées par les Russes qui se payent ainsi pour leur aide militaire à
Damas. Les Syriens ne voient plus d’avenir chez eux, quelle que soit la
zone dans laquelle ils résident, ils ne pensent qu’à émigrer. Les murs
et les barrières érigés par les pays voisins pour se prémunir du risque
migratoire et terroriste bloquent pourtant la majorité des candidats à
l’exil.

Les conditions de cette Pax Russica génèrent de telles frustrations et


humiliations pour le plus grand nombre que les sentiments de
vengeance et de revanche s’expriment de plus en plus ouvertement.
Les groupes terroristes profitent du mécontentement pour recruter
19
une nouvelle génération de combattants , et le processus de
fragmentation de la société sur des bases communautaires se
20
poursuit . Les dynamiques locales ne sont donc pas figées, comme
en témoignent les manifestations dans la province de Soueïda en
février 2022, pour protester contre les pénuries. Il faut souligner
également la résurgence de Daech dans le Nord-Est avec l’attaque de
la prison de Hassakeh en janvier 2022. Dans les zones arabes de
l’AANES, le mécontentement vis-à-vis des « autorités kurdes »
s’exprime ouvertement et violemment. À Idleb, le leadership de HTS
est contesté par les autres factions djihadistes. Une déstabilisation
endogène des différentes zones n’est donc pas à exclure, avec un
soutien exogène. Le régime syrien aspire toujours à reconquérir
l’ensemble du territoire et les YPG veulent reprendre Afrin et Ras Al-
Aïn, territoires kurdes perdus au profit des milices pro-turques. Quant
à ces dernières, elles veulent en finir avec les Kurdes.

La division actuelle du territoire syrien ne préfigure donc pas un


fédéralisme ou un confédéralisme de facto qui pourrait être entériné à
Genève ou Astana. Le conflit est provisoirement gelé par le manque
d’appétence au combat des différents acteurs extérieurs, mais les
acteurs locaux, eux, ne se satisfont pas de cette situation. Même si le
destin du pays leur échappe au profit de la Russie, de la Turquie, de
l’Iran et des États-Unis, ils disposent d’un pouvoir de nuisance
susceptible de contrecarrer les desseins extérieurs.

Mots clés
Guerre en Syrie
Kurdistan
Politique étrangère de la Turquie
Djihadisme
La Chine et le concept de troisième pôle
Par Olga V. Alexeeva et Frédéric Lasserre

Olga V. Alexeeva est professeure agrégée d’histoire de la Chine à l’Université du Québec à


Montréal (UQAM).

Frédéric Lasserre est professeur au département de géographie de l’Université Laval (Québec)


et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques.

Pour légitimer son intérêt pour la gouvernance et les ressources de l’Arctique, la Chine promeut
le concept de troisième pôle, constitué de l’Himalaya et du plateau tibétain. Ce concept fait
l’objet de représentations cartographiques originales qui placent la Chine au centre du monde,
entre l’Arctique et l’Antarctique. Ces représentations tranchent avec les cartes européocentrées
qui prédominent dans les pays occidentaux. Elles font partie du soft power de Pékin.

politique étrangère

Si l’intérêt de la Chine pour l’Antarctique remonte aux années 1980,


Pékin ne tourne son regard vers l’Arctique que depuis quelques
années. À partir de 1988, la communauté scientifique chinoise se
penche sur des thématiques de sciences naturelles – glaciologie,
océanographie, climatologie – mais il faut attendre 2007 pour que des
articles en sciences humaines paraissent, notamment sur des questions
1
économiques, juridiques et politiques . La première mission
scientifique arctique du brise-glace de recherche Xuelong remonte à
1999 et c’est en 2004 qu’ouvre la station de recherche chinoise au
Svalbard. La Chine dépose une demande d’admission comme
observateur au Conseil de l’Arctique trois ans plus tard, puis publie sa
politique arctique en 2018. Elle démontre un intérêt politique croissant
pour la région en exprimant sa volonté de participer à sa gouvernance
et à la valorisation de ses ressources, tout en respectant la
2
souveraineté des États de la zone .

N’étant pas un État riverain, la Chine a développé le concept d’État


du proche arctique (near-Arctic state) pour affirmer sa légitimité à
3
s’impliquer dans cette région . Ce concept permet à Pékin de justifier,
en termes géographiques, son attention pour l’Arctique, en se
décrivant comme l’un des États continentaux les plus proches du
cercle polaire. La Chine soutient que tout changement des conditions
naturelles en Arctique a un impact direct sur le système climatique et
l’environnement chinois, et pourrait de ce fait affecter ses intérêts
4
économiques . D’autres éléments interviennent dans les efforts de la
Chine pour légitimer sa participation à la gouvernance arctique,
comme l’envoi de délégations à des forums de discussions à l’instar de
l’Arctic Circle.

En janvier 2022, une session de ce forum devait par exemple se tenir


à Abou Dhabi sur le thème « Troisième pôle – L’Himalaya et le
modèle arctique ». Si la Chine n’est pas à l’origine du concept de
troisième pôle, elle a contribué à le populariser et à le mettre en scène,
notamment à travers des représentations cartographiques
particulières qui lui permettent de valoriser sa légitimité de puissance
polaire.

Des représentations cartographiques originales


Deux cartes, publiées en 2002 et 2013, ont surpris les Occidentaux.
Elles traduisent un discours soulignant la pertinence de la
participation chinoise à la gouvernance des pôles, en particulier de
l’Arctique. Elles proposent une représentation cartographique du
monde qui place la Chine de manière avantageuse et articule la
présence des deux mondes polaires – voire d’un troisième pôle –
autour de celle-ci.

Ces deux cartes ont été conçues par le chercheur chinois Hao
Xiaoguang et son équipe de l’Institut de géodésie et géophysique de
Wuhan. La première (carte 1), publiée en 2002, est centrée sur
l’Arctique et fait valoir pour la Chine l’intérêt de ce premier pôle dans
ses relations commerciales avec l’Europe et les États-Unis. Dans la
version adoptée par la suite par la China State Oceanic Administration
(carte 2), les routes arctiques apparaissent comme nettement plus
courtes que celles passant par Panama ou Suez, une réalité exagérée
par la projection cartographique qui agrandit les distances en
périphérie de la carte. Cette carte est utilisée par cette administration
depuis 2004 pour cartographier les voyages dans l’Arctique et
l’Antarctique et, depuis 2006, par l’Armée populaire de libération
5
comme carte militaire officielle .

Carte 1 : Première carte du monde produite par Hao Xiaoguang (2002)


6
Source : Hao Xiaoguang .

Carte 2 : Première carte du monde produite par Hao Xiaoguang, version de la China State
Oceanic Administration (2004)
Le texte dans la carte précise Shanghai, Rotterdam, New York, la « route maritime du Nord-
Est » (en gris) et la « route maritime du Nord-Ouest » (en noir).

7
Source : Institut international de recherche sur la paix de Stockholm .

Carte 3 : Seconde carte du monde produite par Hao Xiaoguang (2013)


8
Source : Hao Xiaoguang .

La seconde carte, publiée en 2013, propose une présentation


verticale qui permet de faire valoir un discours plus précis. Dans cette
représentation, l’Asie se trouve en position privilégiée avec la Chine
au centre, tel un nœud névralgique de la planète, et l’Amérique du
Nord – dont la taille semble réduite et à peine plus grande que celle de
l’Australie – est reléguée en périphérie. À mi-chemin entre les deux
pôles, la Chine, cœur du monde, fait graviter l’Arctique et
l’Antarctique autour d’elle, et ce de manière d’autant plus légitime
que la carte fait valoir que le troisième pôle – c’est-à-dire le plateau
tibétain et le massif himalayen, au centre de la carte – se trouve en
bonne part sur son territoire. Selon Anne-Marie Brady, l’Armée
populaire de libération aurait utilisé cette carte du monde verticale
pour aider à déterminer l’emplacement des satellites et stations de
réception par satellite du système BeiDou-2, servant notamment à la
9
navigation des armes stratégiques chinoises .

Hao Xiaoguang milite pour la révision de la conception de l’espace


et de sa représentation graphique, fortement influencée selon lui par
10
la vision et les références occidentales . Ses cartes reflètent des
11
réflexions menées depuis plusieurs années , il les présente comme
une « révolution copernicienne et de la connaissance ». Son travail
12
cartographique aurait une « signification historique » en se
démarquant de l’ancien point de vue imposé par les Occidentaux,
centré sur l’Europe. Ce n’est pas uniquement la position centrale de la
Chine qui constitue le propos de cette carte ; c’est aussi l’importance
stratégique de l’Arctique – océan reliant l’Amérique du Nord,
l’Europe et l’Asie – et la légitimité polaire de la Chine, proche de
l’Arctique qui baigne les principaux foyers industriels du monde. La
Chine apparaît positionnée entre l’Arctique et l’Antarctique avec, à
mi-chemin et aligné entre eux, le troisième pôle tibétain, en territoire
chinois.
Les projections cartographiques : des images
déformées

La carte chinoise présente une innovation réelle en matière de


projection cartographique. Il ne s’agit pas d’une représentation
erronée de la surface de la Terre, mais d’une méthode parmi d’autres
de transposition de la configuration géographique à la surface de la
Terre vers la surface plane de la carte. En effet, une projection
cartographique consiste à transformer et représenter sur une surface
bidimensionnelle (plane) des points situés sur la surface sphérique
tridimensionnelle de la Terre. Ce processus fait appel soit à une
méthode directe de projection géométrique, soit à une méthode de
13
transformation calculée mathématiquement .

Pendant longtemps, la projection de Mercator a prévalu :


relativement facile à produire, elle suppose la projection des points de
la surface terrestre à partir du centre du globe sur un plan cylindrique
entourant la Terre. Cette projection conserve les angles et respecte les
contours mais déforme les surfaces et les proportions, surtout dans les
hautes latitudes, donc les régions polaires. Du fait de ces
déformations, le Groenland paraît plus grand que l’Afrique, alors
14
même qu’il est quatorze fois plus petit . L’utilisation de la grille de
coordonnées spatiales proposée par Mercator a conduit à ce que
Jack Goody appelle la « distorsion de l’espace » en faveur de
15
l’Europe .

Les cartographes ont depuis affiné les projections, afin de réduire


les déformations inévitables dès lors que l’on veut projeter la surface
du globe terrestre sur une surface plane. La projection conique
conforme de Lambert en est une, souvent utilisée pour représenter les
latitudes moyennes. La méthode de Peters est une projection
cartographique qui, contrairement à celle de Mercator, permet de
16
prendre en compte la superficie réelle des continents .

La portée épistémologique des cartes élaborées par Hao Xiaoguang


La portée épistémologique des cartes élaborées par Hao Xiaoguang
doit être relativisée. Certes, cette projection est peu usitée et propose
un monde centré sur l’Asie, et non plus sur l’Europe, l’Amérique du
Nord ou le Pacifique occidental. Toutefois, ces cartes s’inspirent de
modèles existants. On peut notamment penser à la projection
transverse cylindrique centrale centrée sur les Amériques dans la
version produite par le service américain de géologie (carte 4).

Carte 4 : Projection transverse cylindrique centrale du monde centrée


sur les Amériques

17
Source : Institut d’études géologiques des États-Unis .

De plus, cela fait bien longtemps que l’on trouve des


De plus, cela fait bien longtemps que l’on trouve des
représentations cartographiques du monde centrées sur la région de
leur concepteur, avec des cartes centrées sur les Amériques dès le XIXe
18
siècle, des cartes asiatiques centrées sur le Japon ou, en Chine, sur le
Pacifique occidental et les côtes chinoises. Nos propres observations
de manuels scolaires post-1949 et de cartes officielles ou grand public
soulignent le recours généralisé aux cartes du monde centrées sur la
Chine ou le Pacifique occidental. Cette représentation d’un monde
19 20
sino-centré était profondément enracinée et a perduré par la suite .

Il n’est, de fait, pas évident d’identifier les aspects originaux de la


carte de Hao Xiaoguang datant de 2013. La vision sino-centrée du
monde existait déjà et le système de projection n’est pas non plus
nouveau, même si la transverse cylindrique est fort peu usitée. Cette
carte ainsi que celle de 2002 sont néanmoins présentées par leur
concepteur comme novatrices : elles permettraient de se libérer d’une
représentation du monde biaisée par les Occidentaux et traduisent, en
outre, un discours implicite visant à renforcer la légitimité de la Chine
dans la gouvernance des mondes polaires.

Le discours derrière la carte : la Chine, pays du


troisième pôle

Avec la prise de conscience du grand public à l’égard du changement


climatique, plusieurs termes du jargon scientifique sont entrés dans le
vocabulaire courant, en gagnant parfois un sens nouveau. La notion
de troisième pôle, proposée par l’alpiniste suisse-allemand
21
Günter Dyhrenfurth en 1952 puis théorisée par les scientifiques
américains à la suite de l’expédition américaine sur l’Everest en
22
1963 , en est une bonne illustration.

À l’origine, ce concept faisait référence à l’Everest lui-même – plus


haute montagne de la Terre et zone englacée – ou aux plus hauts
sommets du monde. Le titre de l’ouvrage de Dyhrenfurth (Zum dritten
Pol: Die Achttausender der Erde) renvoyait ainsi aux sommets de plus de
8 000 mètres. Ce concept s’est par la suite étendu à l’ensemble de la
région himalayenne, en embrassant une notion géomorphologique
traçant des parallèles entre les paramètres environnementaux de
l’Arctique, de l’Antarctique et du plateau tibétain avec ses extensions
centrasiatiques au nord (les chaînes de montagnes Kunlun, Pamir,
Tian Shan et Qilian Shan) et himalayen au sud : température moyenne
très basse, neige et glace pérennes, forte présence de pergélisol, saison
végétative très courte, flore de type polaire. En effet, le plateau
tibétain recèle les plus grandes réserves de glace hors de l’Arctique et
de l’Antarctique. Il jouerait de ce fait un rôle important dans le
maintien de l’équilibre climatique de la planète.

Le concept a par la suite fait l’objet de plusieurs publications


23 24
scientifiques par des chercheurs indiens , occidentaux puis par des
25
spécialistes chinois , aujourd’hui majoritaires dans la reprise du
concept : sur les 203 articles scientifiques publiés en anglais au sujet
du troisième pôle entre 2018 et janvier 2022, 166 sont le fait d’équipes
26
chinoises ou mixtes avec des membres chinois . Depuis les
années 1990, avec l’intégration croissante du monde académique
chinois à la communauté scientifique mondiale, la notion de troisième
pôle a ainsi été adoptée par un nombre croissant de chercheurs chinois
en sciences de la Terre et de l’environnement. À l’instar de leurs
collègues occidentaux, ils l’utilisent pour souligner l’importance des
interactions entre ces trois pôles pour la compréhension des
27
mécanismes du réchauffement climatique .

Au début des années 2000, cette notion a quitté le champ restreint


des publications scientifiques pour se greffer au domaine politique.
Établir des parallèles et des interdépendances entre le plateau tibétain,
l’Arctique et l’Antarctique a dès lors permis aux idéologues de Pékin
non seulement de faire valoir les programmes polaires chinois, mais
encore de plaider la légitimité de l’intérêt de la Chine pour l’Arctique
et l’Antarctique. Cet usage politique du concept influence à son tour la
production des cartes de Hao Xiaoguang, qui traduisent des
représentations de nature géopolitique.

Certains observateurs estiment que l’expérience de la gouvernance


arctique (le premier pôle) peut être bénéfique pour celle du troisième
28
pôle, la région tibétaine et himalayenne . Gageons que ce n’est pas
ainsi que la Chine envisage les choses, alors qu’elle affirme avec force
sa souveraineté sur le Tibet, sauf s’il s’agit de promouvoir la recherche
scientifique, avec notamment la création de forums de discussions
29
comme Third Pole Environment ou l’atelier sino-norvégien Third
Pole–Arctic Center, dont la première rencontre s’est tenue en
30
octobre 2019 à Bergen .

Selon d’autres observateurs, la Chine instrumentalise la notion de


troisième pôle pour justifier sa revendication de participation à la
31
gouvernance de la région arctique . Le discours du programme
Third Pole Environment, hébergé à Pékin par l’Académie des sciences
de la Chine, souligne en tout cas clairement la similitude de l’Arctique
et de la région du troisième pôle : « Le troisième pôle et l’Arctique ont
une importance cruciale pour le climat global et sont extrêmement
sensibles […] au changement climatique. Les deux régions ont de
fortes interactions par l’air, la terre, la mer et la glace qui se retrouvent
dans l’atmosphère et l’océan. Riches de vastes glaciers, le troisième
pôle et l’Arctique sont tous deux vulnérables à la hausse des
32
températures ».

Au reste, la Chine n’est pas seule à développer cette comparaison.


Dans son projet de politique arctique, l’Inde se propose également de
favoriser un rapprochement entre ses programmes de recherche
33
arctiques et ceux qui portent sur le troisième pôle . Cette évolution
34
s’inscrit dans le cadre d’une politique d’affirmation de puissance
mais aussi dans un souci de ne pas laisser le rival chinois agir seul en
35
Arctique . De même, le Dalaï Lama et ses porte-parole se sont
emparés du concept de troisième pôle, qui permet de faire parler du
Tibet sur la scène médiatique. Le chef spirituel tibétain en a, par
36
exemple, fait usage lors de la COP 26 . Ce concept fait désormais
partie du vocabulaire international et chacun des acteurs impliqués
dans le dossier – Chine, Inde, gouvernement tibétain en exil – cherche
à l’utiliser dans le sens de ses intérêts.

En parallèle, la notion géographique de troisième pôle semble se


transformer en un concept politique « aux caractéristiques chinoises ».
Ainsi, en 2009, Huang Huilin, doyenne de l’Academy of International
Communication of Chinese Culture (AICCC) de l’Université normale
de Pékin, a mis en avant le concept de « troisième pôle culturel ».
Selon Huang, à l’instar du plateau tibétain sur le plan géographique,
la culture chinoise constituerait l’un des trois piliers essentiels de la
civilisation moderne, les deux autres étant les cultures européenne et
37
américaine . À la différence de ces derniers, le pôle chinois se
fonderait sur la « diversité culturelle » – conçue par analogie avec le
concept de biodiversité – et sur l’« harmonie de l’unité ». Ces deux
éléments devraient lui permettre de construire un paradigme
universel pour la culture mondiale et ainsi contribuer à l’évolution de
la société humaine. Si les deux pôles identifiés par les Occidentaux
prédominaient aux époques moderne et contemporaine, ce serait
aujourd’hui au tour du « troisième pôle culturel » chinois de rayonner
38
sur le monde . Aux yeux de Huang, ce concept devrait guider le soft
power culturel chinois.

Présenter la Chine comme un « troisième pôle culturel », capable de


réunir sous son égide différentes cultures, semble en effet répondre
aux objectifs du soft power chinois. Il vise à présenter le pays comme
une puissance responsable et pleine d’énergie créative mais aussi à
promouvoir son propre modèle de gouvernance mondiale : « une
communauté de destin pour l’humanité ». Le concept phare de Xi
Jinping met justement l’accent sur la diversité culturelle et politique,
en affirmant en même temps la nécessité de préserver l’unité. Il s’agit
de proposer une alternative au système international contemporain,
marqué par la prédominance de l’Occident. L’alternative chinoise se
fonderait sur le pluralisme culturel, la collaboration multisectorielle et
le principe « gagnant-gagnant », qui assurerait la répartition équitable
et inclusive de ressources, de bénéfices et d’opportunités, car
« l’humanité n’a qu’une seule planète et les pays n’ont qu’un seul
39
monde à partager ». Ce concept ainsi que celui de troisième pôle
font désormais partie des instruments de la diplomatie culturelle de
Pékin et ils participent à l’affirmation de la puissance chinoise sur la
scène internationale.

Ces idées sont activement promues par l’AICCC, créée par Huang
en 2010 pour développer et populariser le concept du « troisième pôle
culturel ». L’académie organise des conférences internationales (Third
Pole Culture Symposium) et publie de nombreux articles dans sa
revue anglophone International Communication of Chinese Culture, dans
le but « d’introduire et diffuser la culture chinoise à travers le monde
de manière plus efficace en contribuant ainsi à la création de la culture
40
mondiale harmonieuse ». Les activités de l’AICCC s’appuient sur
des ressources fournies par l’Université normale de Pékin, mais aussi
sur celles offertes par les différentes structures gouvernementales
chinoises. L’analyse de la production académique chinoise, répertoriée
41
par la base de données CNKI , montre que l’expression « troisième
pôle culturel » apparaît dans les titres ou résumés de 147 publications
rédigées entre 2004 et 2021. Si, en Occident, cette expression reste peu
connue, elle semble faire partie en Chine du nouveau discours
académique voulu par Xi Jinping pour endiguer l’influence du
42
discours occidental .

Si l’image des deux cartes présentées ici est peu usuelle, ces
dernières ne constituent cependant pas une innovation
cartographique majeure, la projection mobilisée étant déjà connue
depuis longtemps. Ce qui est novateur, c’est le discours, le symbole
que l’on souhaite diffuser à travers ces cartes.

Il s’agit de souligner la légitimité et l’importance de la participation


de la Chine à la gouvernance de la région arctique. Légitimité d’autant
plus grande que la Chine bénéficie d’une réelle crédibilité scientifique
et géographique du fait de sa tradition de recherche en Antarctique et
de la présence sur son territoire du troisième pôle : le plateau tibétain
et la chaîne de l’Himalaya. Célébrer l’existence de ce troisième pôle
permet, de plus, de souligner la contribution de la Chine à la
civilisation mondiale et le rôle bénéfique du pays dans la construction
d’un monde plus harmonieux. La mise en exergue du concept de
troisième pôle participe donc à la promotion des intérêts chinois en
Arctique et en Antarctique, mais aussi au rayonnement du soft power
chinois dans le monde.

Mots clés
Chine
Arctique
Troisième pôle
Cartographie
Not One Inch: America, Russia and The Making
of Post-Cold War Stalemate

Mary E. Sarotte
New Haven, Yale University Press, 2021, 568 pages
En mars 1995, le président Bill Clinton explique au Premier ministre
néerlandais Willem Kok, en visite à Washington, la clé de sa stratégie
vis-à-vis de l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord (OTAN) vers les pays de l’Europe centrale et orientale (PECO). Il
note l’extrême faiblesse économique de la Russie de Boris Eltsine, qui
offre aux États-Unis un levier de pression inespéré. Il reconnaît que la
politique d’élargissement risque de provoquer avec Moscou un bras
de fer aux conséquences potentiellement dramatiques : « ce sera
difficile » constate Clinton, « mais je pense que la Russie peut être
achetée [bought off] ». La remarque, reproduite par Sarotte dans ce
livre majestueux (p. 223), illustre l’arrogance d’une politique
américaine qui, selon Vladimir Poutine, constitue le casus belli de
l’actuel conflit d’Ukraine.
Se fondant sur la consultation exhaustive de dix-huit fonds d’archives
des deux côtés de l’Atlantique et sur plus d’une centaine d’interviews
des principaux acteurs du drame, Sarotte reconstruit minutieusement,
presque au jour le jour, l’histoire des rapports entre les États-Unis et la
Russie tout au long des années 1990.
Le 9 février 1990, le secrétaire d’État américain James Baker, en visite à
Moscou, tente de faire accepter à Mikhaïl Gorbatchev l’unification des
deux Allemagnes et, surtout, de lui faire retirer de l’Allemagne de
l’Est (RDA) les centaines de milliers de soldats soviétiques qui y
stationnent. Baker propose à son interlocuteur l’hypothèse « d’une
Allemagne réunifiée, liée à l’OTAN, mais avec l’assurance que la
juridiction de l’OTAN ne se déplacera pas d’un centimètre vers l’Est »
(p. 55). Not one inch : voilà le terme qui provoquera des controverses
ininterrompues durant les trente années suivantes.
Mary Sarotte éclaire le processus par lequel ce not one inch, au départ
si restrictif, se fait au fil des ans infiniment extensible. Aucune partie
du territoire de l’Europe centrale et orientale ne sera exclue de la
perspective d’élargissement de l’Alliance. Sarotte décèle trois
moments clés – des tournants irréversibles – où une décision d’un
président américain exclut tout autre perspective que celle d’une
avancée de l’OTAN. La question cruciale fut bien la manière dont
l’élargissement fut envisagé et mis en œuvre.
Le premier tournant advient peu après le retour de Baker à
Washington en février 1990. Le président George H. W. Bush rejette
d’un revers de main toute interdiction d’élargissement de l’OTAN :
« To hell with that! ». Son « nouvel ordre mondial » sera forgé autour
d’une OTAN extensible. Mais en contrepartie, Bush savait qu’il fallait
faire des concessions à Moscou, reconnaissant même que, à mesure
que l’OTAN se rapprocherait de la Russie, le prix à payer, « au
centimètre », augmenterait. Le territoire de l’ex-RDA reste le seul en
Europe centrale où la présence d’armes nucléaires est interdite –
concession tangible que Bush consentit à Boris Eltsine.
Le deuxième tournant date de 1993 – après l’élection de Bill Clinton en
novembre 1992. Au début, celui-ci souhaite tout faire pour éviter de
créer une nouvelle ligne de division au centre de l’Europe. Il repousse
les demandes, de plus en plus insistantes, provenant des PECO, pour
une accession rapide à l’OTAN. Il privilégie le processus de
Partenariat pour la paix (PfP) qui offre à tous les pays d’Europe – y
compris à la Russie – une association avec l’Alliance : lente,
pragmatique, diffuse et échelonnée, au terme de laquelle l’accession
pourrait être envisagée selon des critères clairs. Eltsine saluait ce
projet comme « génial » (p. 178). Pour Sarotte, la formule PfP, si elle
avait été poursuivie jusqu’au bout, aurait pu forger des rapports
sensiblement moins tendus entre États-Unis et Russie. On ne le saura
jamais.
Le troisième tournant intervient en 1995. Clinton abandonne
brutalement le PfP et décide de poursuivre rapidement l’expansion de
l’OTAN. Trois facteurs expliquent ce changement de cap aux
conséquences in fine dramatiques. D’abord, en 1994, la victoire aux
élections de mi-mandat du Parti républicain de Newt Gingrich. Très à
l’écoute des communautés polonaise et lituanienne du Midwest, il
avait fait campagne en faveur de l’expansion rapide de l’OTAN.
Clinton estime que, pour être réélu en 1996, il se doit d’emboucher lui-
même la trompette otanienne. Lors d’une réunion houleuse avec
Eltsine à Moscou en mai 1995, les deux présidents discutent de leurs
perspectives de réélection en automne 1996. Eltsine confie que toute
annonce d’élargissement de l’OTAN lui serait fatale. Clinton lui
répond avoir le problème inverse. Les Républicains, qui prônaient en
1994 l’élargissement, avaient spectaculairement réussi dans les États
du Wisconsin, de l’Illinois et de l’Ohio, États ayant sensiblement
contribué à son élection en 1992, mais qu’il avait remportés dans un
mouchoir. Il lui fallait absolument les gagner de nouveau en 1996
(p. 231). Clinton accepte pourtant de retarder l’annonce de la première
vague d’élargissement jusqu’en 1997, après la réélection d’Eltsine.
Deuxième facteur derrière la mise en veilleuse du PfP : l’abandon par
Eltsine d’une politique de paix, avec le déclenchement en
décembre 1994 de la première guerre de Tchétchénie. Ce fut là, pour
Washington, la preuve indiscutable que la Russie des années 1990
n’était pas encore convertie aux normes de la démocratie libérale.
Le troisième facteur fut le rôle décisif de conseillers proches de
Clinton – Madeleine Albright, Strobe Talbott ou Richard Holbrooke –,
pour qui le dossier otanien était devenu quasi obsessionnel. Leur
« victoire » contre le secrétaire à la Défense William Perry, qui
s’opposait farouchement à l’élargissement, fut indirectement facilitée
par l’éclatement au grand jour de l’affaire Monica Lewinsky. Avant
cette affaire, lors de chaque réunion géostratégique importante,
Clinton était entouré d’une équipe diplomatique et militaire qui
l’aidait à se focaliser sur l’essentiel de chaque dossier. À compter de
janvier 1998, quand l’affaire Lewinsky a dominé la une des médias, on
a découvert un président distrait, entouré d’avocats, incapable de se
concentrer sur autre chose que sa propre survie politique.
Dans l’histoire de l’élargissement de l’OTAN, l’Ukraine a dès l’origine
occupé un rôle central. En 1993, alors que Washington essayait de
persuader l’Ukraine de se débarrasser de son arsenal nucléaire, on fit
miroiter l’accession à l’OTAN comme prix de l’acquiescement de Kiev
(p. 160). Le président Koutchma a pris très au sérieux cette perspective
et tenté de marchander avec les Américains, mais ceux-ci savaient
pertinemment qu’un tel aboutissement serait le franchissement d’une
ligne rouge absolue pour Moscou. Au fil des ans, pour Washington, la
non-accession de l’Ukraine à l’Alliance devient politiquement
impensable (refus de toute nouvelle ligne de division en Europe),
alors que l’accession devient militairement impossible (risque de
guerre OTAN-Russie). Ce casse-tête annonçait immanquablement, tôt
ou tard, une crise sécuritaire – ceci bien avant l’avènement en 1999 de
Vladimir Poutine.
Dans les débats qui font rage depuis l’invasion de l’Ukraine par
l’armée russe le 24 février 2022, le mémorandum de Budapest a
souvent été cité comme exemple parfait de la mauvaise foi russe. Le
5 décembre 1994, la toute neuve Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE), que Moscou souhaitait mettre en
valeur comme base de l’ordre sécuritaire futur en Europe, organise un
sommet dans la capitale hongroise. Plusieurs documents y sont signés
par la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et le Royaume-Uni. L’Ukraine,
ayant enfin transféré à la Russie son arsenal nucléaire, signe le traité
de non-prolifération nucléaire. Les États-Unis et la Russie signent les
instruments de ratification du traité Start 1. Enfin, Moscou,
Washington et Londres signent un document « assurant » Kiev de
« son indépendance, sa souveraineté et ses frontières existantes ». Les
Ukrainiens avaient demandé des « garanties » plutôt que des
« assurances », voire carrément un traité. Devant le refus américain, ils
durent se contenter d’une phrase : les parties « se consulteront dans le
cas où une question se poserait au sujet des engagements énoncés ci-
dessus ». Un juriste américain aurait déclaré que le mémorandum de
Budapest fut un « morceau de papier dépourvu de toute valeur »
(p. 203).
Dans son discours liminaire à Budapest, le président Clinton avait
saisi l’occasion d’affirmer sa nouvelle ligne géopolitique, en déclarant
que « l’OTAN reste la pierre angulaire de la sécurité en Europe » et en
affirmant qu’aucun pays ne pourrait opposer son véto à l’expansion
de l’Alliance. Eltsine et, surtout, son ministre des Affaires étrangères
Andrei Kozyrev en furent stupéfiés. À peine née, l’OSCE était écartée
de la « première division » géostratégique. Le président russe accusait
Clinton d’instaurer « une paix froide ». À partir de ce moment, selon
Sarotte, la coopération entre la Russie et les États-Unis s’effondre.
La Russie n’a jamais cessé de protester contre « l’humiliation » que
représentait pour elle l’élargissement de l’OTAN. S’agissant de l’acte
fondateur Russie-OTAN par lequel Moscou était contrainte en 1997 de
se résigner à la première vague d’élargissement (Pologne, Hongrie,
Tchécoslovaquie), un juriste américain a pu noter : « tout ce qu’on leur
promet ce sont des réunions mensuelles » (p. 267).
En mai 1991, le président George H. W. Bush demandait au président
hongrois Arpad Gonez si l’affaiblissement de la Russie serait
souhaitable pour les Hongrois. Et Arpad répondait que même une
Russie affaiblie « restera une grande puissance et, dans une ou deux
générations, tentera de rétablir son influence » (p. 115).
Pour qui veut comprendre l’effondrement des rapports russo-
américains des années 1990 et leurs conséquences actuelles, le livre de
Mary Sarotte constitue une source historique indispensable. Ne lirait-
on qu’un seul livre sur cette question, Not One Inch s’imposerait
comme un chef-d’œuvre du genre.
Jolyon Howorth
Professeur émérite de politique européenne
à l’université de Bath et fellow à la Harvard Kennedy School
When France Fell: The Vichy Crisis and the Fate
of the Anglo-American Alliance

Michael S. Neiberg
Cambridge, Harvard University Press, 2021, 320 pages

Hitler. Le monde sinon rien

Brendan Simms
Paris, Flammarion, 2021, 912 pages

Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie


et de l’Italie fasciste

Georges-Henri Soutou
Paris, Tallandier, 2021, 544 pages
Déclenchée le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie
renvoie non seulement aux conditions de la chute de l’URSS en 1991,
mais aussi aux conceptions de l’ordre européen nées de la Première
Guerre mondiale. Trois livres d’historiens aident à se repérer dans le
brouillard stratégique actuel en retraçant la généalogie des projets
initiés pour réorganiser le continent et le dominer. En ce sens, ils vont
bien au-delà du débat historiographique traditionnel, car ils
permettent une mise en perspective historique indispensable en ces
temps de confusion intellectuelle, savamment alimentée par des forces
politiques qui ne se privent ni de raccourcis ni de contre-vérités. À
l’heure de « débats » reposant davantage sur les opinions du moment
que sur les faits historiques, la lecture de ce type d’ouvrages – fondés
sur des recherches de longue haleine et des réflexions patiemment
mûries – est une nécessité civique.
Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Paris-
Sorbonne, membre de l’Académie des sciences morales et politiques,
Georges-Henri Soutou est parfaitement conscient des risques du
métier d’historien qui, en l’espèce, consistent à identifier les traces du
projet européen de l’Axe alors que, pour beaucoup, « l’Europe est
devenue aujourd’hui une idéologie ou une quasi-religion, ou
représente en tout cas le Bien face au Mal absolu du nazisme ».
Dédiant son ouvrage à Jorge Semprún (1923-2011), Georges-Henri
Soutou pense en Européen grâce à une grande maîtrise
historiographique. Europa ! vient enrichir une œuvre indispensable à
la compréhension des relations stratégiques au XXe siècle, en
complétant notamment La Grande Illusion (Paris, Tallandier, 2015). Il
reprend, approfondit et revisite la thèse défendue par l’historien
américain John Lukacs (1924-2019), selon laquelle les Européens
auraient été, fin 1940-1941, résignés à accepter l’ordre nouveau, auquel
ils prêtaient intérêt, si la guerre s’était arrêtée à ce moment-là. En
d’autres termes, le projet européen des puissances de l’Axe était
convaincant pour nombre de milieux, qui en garderont certains
aspects après la guerre.
Dès les années 1920, de nombreux industriels et banquiers œuvrent à
une organisation de l’Europe pour éviter de renouveler la catastrophe
de 1914, résister à la puissance économique américaine et à
l’expansion du communisme. Cette dynamique se retrouve sur le plan
intellectuel à travers la renaissance de la notion de civilisation
européenne. Georges-Henri Soutou analyse dans le détail cette
« européanisation » des idéologies et leur diffusion dans différents
milieux, en rappelant notamment que l’antisémitisme ne se limita
nullement à l’Allemagne nazie. Sur le plan géopolitique, il distingue
les ambitions italiennes et allemandes. Les premières portaient sur un
ensemble euro-méditerranéen incluant les Balkans, la Méditerranée et
l’Afrique en ajoutant deux traits : la « romanité » comme héritage
d’une civilisation prestigieuse et la « régénération » d’une Europe
malade grâce au fascisme. Mais Mussolini oublia rapidement les
principes de Machiavel : « ce fut la limite de la Rome fasciste ». Les
secondes sont plus difficiles à démêler, d’autant que le thème
européen n’apparaît pas dans Mein Kampf. Georges-Henri Soutou
trouve des points de convergence entre différents courants
(conservateur, national et racial) : mettre fin à la division de l’Europe
en petits États, construire un « grand espace européen » pour
contrecarrer le mondialisme libéral américain, et liquider l’empire
britannique. Cette conception de l’Europe charrie une profonde
hostilité aux Anglo-Américains, souvent masquée par l’antisémitisme,
l’antibolchevisme et l’antislavisme du régime, bien plus étudiés.
Après celle de race, la notion la plus importante pour le IIIe Reich était
celle de « grand espace » : « C’est très consciemment que Hitler
voulait opposer un grand espace euro-africain au mondialisme
américain ».
Dans sa biographie, Brendan Simms, professeur d’histoire des
relations internationales à l’université de Cambridge, explore aussi
cette piste en analysant la dimension internationale du projet d’Adolf
Hitler, et en soulignant l’importance cruciale qu’il accordait à
l’Amérique et l’Empire britannique. Selon lui, le futur führer fut
fasciné par l’arrivée, en 1917, des soldats américains en qui il voyait
les descendants « d’émigrants allemands perdus pour la patrie faute
d’un “espace vital” suffisant pour les nourrir ». Dans son esprit, ce
sont les surplus démographiques de l’Allemagne qui auraient
retraversé l’Atlantique pour combattre le Reich sous le drapeau
américain, et la guerre mondiale était donc une guerre civile
allemande : « c’était là le trauma originel qui allait guider sa politique
et son programme ultérieurs ». En 1900, environ un dixième de la
population américaine était d’ascendance allemande. Dans les années
1920, l’Amérique du Nord occupait une place considérable et positive
dans l’imaginaire allemand, « et ce bien plus que la Russie
soviétique ».
La vision du monde de Hitler se construisit ensuite dans la prison de
Landsberg grâce à ses lectures et à ses discussions avec Rudolf Hess
(1894-1987), qui était en contact avec Karl Haushofer (1869-1946),
théoricien de la géopolitique allemande. En naquit l’idée d’« espace
vital », selon laquelle chaque pays avait besoin d’un Lebensraum pour
accueillir une population grandissante, au moment où le Reich voyait
une émigration de son surplus démographique vers les États-Unis.
Adolf Hitler, qui ne pensait plus désormais en années mais en siècles,
se détourna du projet d’alliance russo-allemande pour songer à
conquérir des terres à l’Est, ce qui avait moins à voir avec la haine du
bolchevisme et des Juifs « qu’avec la nécessité de préparer le Reich à
une confrontation ou une coexistence à égalité avec une “Anglo-
Amérique” dont le dynamisme fascinait plus que jamais Hitler ». Pour
ce dernier, les principales puissances ennemies du Reich étaient moins
l’URSS ou la France que l’« Union américaine », vis-à-vis de laquelle il
entretenait « une relation ambivalente d’amour-haine ». Les États-
Unis et le Royaume-Uni étaient à ses yeux deux pays
fondamentalement similaires et apparentés, qui cherchaient à exercer
une domination mondiale grâce à leur maîtrise des rouages du
capitalisme international. Dès novembre 1938, Adolf Hitler considérait
que le monde anglo-américain et la communauté juive internationale
se dressaient contre lui : « Il s’agissait d’une lutte politique,
diplomatique, économique et raciale ».
Et la France dans tout cela ? Georges-Henri Soutou revient dans le
détail sur les différentes conceptions de sa place dans le nouvel ordre
européen, en citant notamment le diplomate Jean Chauvel (1897-
1979) : « Je ne sais ce qu’eût été la suite de la guerre si la France […]
avait été incluse en élément actif dans l’effort de guerre continental.
Mais je pense qu’un tel développement eût été possible
psychologiquement, donc politiquement, aussitôt après l’armistice. Je
pense que le peuple français y était préparé ». Il existait plusieurs
lignes à Vichy : elles se rejoignaient « pour rejeter la mondialisation
libérale d’avant-guerre et ce qui apparaissait comme l’inféodation à la
Grande-Bretagne ». La défaite de 1940 fut un choc profond pour les
États-Unis, obligés à revoir les principes fondamentaux de leur
géopolitique.
C’est tout l’intérêt du livre de Michael Neiberg, professeur d’histoire à
l’US Army War College, d’expliquer pourquoi elle entraîna une
hausse spectaculaire des dépenses militaires et la mise en place de la
conscription. En 1937, les États-Unis consacraient 1,5 % de leur
produit intérieur brut aux dépenses militaires (9,1 % pour la France,
23,5 % pour l’Allemagne et 28,2 % pour le Japon). Avec la défaite de
juin 1940, « l’entière architecture de la grande stratégie américaine
s’est effondrée » dans la mesure où les États-Unis avaient délégué à la
France des pans entiers de leur sécurité en ayant « foi dans l’armée
française ». Michael Neiberg combine une histoire diplomatique
serrée – avec notamment l’analyse de tous les contacts établis par les
services américains en Afrique du Nord – avec des réflexions
géopolitiques permettant, là-aussi, de comprendre l’importance des
« grands espaces » et des manœuvres géostratégiques pour dessiner
un nouvel ordre européen dans lequel les États-Unis joueront un rôle
de premier plan après la guerre.
Ces trois ouvrages sont passionnants à lire car ils parviennent à relier
plusieurs niveaux d’analyse et à proposer des interprétations
historiques convaincantes et utiles à la compréhension de situations
actuelles. Ce qui frappe en les lisant ensemble, c’est la déclinaison,
toujours très rapide, entre des constructions intellectuelles, à la
généalogie souvent complexe, et leur mise en œuvre politico-militaire.
En d’autres termes, hier comme aujourd’hui, il faut accorder la plus
grande attention aux représentations du monde développées aussi
bien par les adversaires que par les partenaires, ainsi qu’à leurs
discours : ils sont toujours annonciateurs. A fortiori quand ils
s’accompagnent d’une organisation. En outre, ces trois livres
rappellent, chacun à leur manière, que l’Europe de l’Axe s’inscrivait
dans les courants généraux de l’époque, et a exercé une influence
durable, sous certains traits, jusqu’à nos jours. C’est évidemment à
garder à l’esprit pour tenter de saisir le comportement actuel de la
Russie.
Thomas Gomart
Directeur de l’Ifri
Relations internationales

LA BIENVEILLANCE DANS LES RELATIONS INTERNATIONALES


Frédéric Ramel
Paris, CNRS Éditions, 2022, 304 pages
Dieu, que la bienveillance est jolie ! Mais elle n’est pas seulement
aimable, nous dit Frédéric Ramel, elle est profonde, structurante,
efficace…

Il s’agit ici de reprendre une des plus anciennes catégories


philosophiques, une des plus rassurantes dispositions de l’esprit
humain, pour la projeter dans un présent qui tente d’imaginer
l’avenir. Cette bienveillance, qui pousse l’homme vers le proche, peut
aujourd’hui s’étendre, dans un monde globalisé, aux confins de la
société internationale.

Le soubassement conceptuel du livre est impressionnant, et nous


remet en mémoire des écrits relativement marginalisés par la
dominance étatico-réaliste des deux derniers siècles. On voyagera
donc avec grand intérêt dans les deux premières parties de l’ouvrage,
de Démosthène à Léon Bourgeois – deux parties qui s’efforcent de
poser les bases des politiques de la bienveillance. Ces développements
ont l’intérêt de replacer la notion de bienveillance dans l’ensemble des
matrices susceptibles de gouverner les relations entre communautés
humaines : la bienveillance ne se manifeste pas seulement par accès,
dans les brèches de l’histoire, mais est une composante permanente
des rapports entre ensembles politiques.

Cette affirmation prend tout son sens dans la dernière partie de


l’ouvrage. Le monde « universalisé » peut et doit, pour l’auteur,
installer les stratégies de bienveillance au cœur de nouveaux modes
de gestion. En raison de sa complexité, de la transversalité de ses
problèmes, de la multiplication des acteurs susceptibles de peser sur
les nombreuses composantes du système international. Il ne s’agit pas,
explique l’auteur, de gommer les appartenances, en particulier
nationales, étatiques, mais d’organiser leur dialogue, inséré dans de
nouveaux multilatéralismes réunissant tous les acteurs : villes,
régions, organisations non gouvernementales, groupements de
citoyens…

On ne peut qu’approuver le projet – les COP face aux perturbations


climatiques, la mobilisation des associations face au sida, etc. Tout en
relevant que les résultats semblent pour l’heure au moins limités. Les
COP ne sont guère décisionnelles et l’appréciation de l’auteur des
résultats de la stratégie Covax – incarnation de la bienveillance
internationale face au Covid-19 – semble au moins optimiste : la
géographie de la vaccination fait en réalité écho à une véritable
géopolitique de la puissance.

Les raisonnements de cet ouvrage sont salutaires, en ce qu’ils


rappellent – contre une caricature de Hobbes – que les stratégies de
« loups » ne sont pas seules à exister et à être efficaces. Le progrès du
droit international et des multilatéralismes au XXe siècle le montre
assez. Mais comme les stratégies agressives considérées seules
s’égarent dans un monde qui n’est plus depuis longtemps celui des
puissances militaires brutes – l’aventure russe en Ukraine en
témoignera sans doute –, les stratégies de bienveillance ne peuvent
rendre compte seules de la possibilité de gouverner la planète
mondialisée.

À ce titre, l’ouvrage de Frédéric Ramel nous rappelle très utilement


que nous ne sommes pas de retour à un Moyen Âge de simple force –
ce que ne fut pas le vrai Moyen Âge… –, que nous avons progressé
ces deux derniers siècles et que nous ne devons pas l’oublier devant
les discours qui diagnostiquent le retour absolu de la puissance. Mais
inversement, le lecteur soupçonnera que les stratégies de
bienveillance, pour constitutives de l’esprit humain et nécessaires
qu’elles soient, pourraient être dangereuses si elles étaient pensées
seules pour un monde où les loups demeurent.

Dominique David

SIX FACES OF GLOBALIZATION: WHO WINS, WHO LOSES, AND WHY IT MATTERS
Anthea Roberts et Nicolas Lamp
Cambridge, Harvard University Press, 2021, 400 pages
Anthea Roberts, professeure à l’Université nationale australienne, et
Nicolas Lamp, professeur à la Queen’s University dans l’Ontario,
analysent avec une remarquable intelligence les diverses formes de
contestation de la globalisation observées ces dernières années.

La première moitié de l’ouvrage présente les six principales visions


de la globalisation qui ont façonné aussi bien les débats politiques
nationaux que les relations internationales. Le premier corpus
intellectuel est celui de l’establishment (incarné par les institutions
financières internationales, l’Union européenne et les penseurs
néolibéraux), pour lequel la mondialisation est un système gagnant-
gagnant. La deuxième vision est celle des populistes de gauche
(comprenant entre autres Bernie Sanders et le parti espagnol
Podemos), qui considèrent que la globalisation a accru les inégalités
au sein des pays industrialisés. Les populistes de droite (de
Donald Trump à Marine Le Pen, et incluant les économistes
protectionnistes) déplorent la paupérisation des travailleurs des pays
occidentaux au profit des travailleurs des économies émergentes. Les
pourfendeurs du corporate power (tels Jeffrey Sachs, Ralph Nader et
Dani Rodrik) alertent sur le pouvoir exorbitant des firmes
multinationales depuis quelques décennies. Pour les tenants de la
géoéconomie (regroupant par exemple Mike Pence, Marco Rubio et
Robert Spalding), la Chine a instrumentalisé la libéralisation des
échanges et les flux d’investissements pour rattraper, voire menacer,
les nations occidentales. Enfin, un sixième courant de pensée (incluant
Naomi Klein, Ian Goldin, les altermondialistes ou encore les partisans
d’un Green New Deal) perçoit la mondialisation comme un vecteur de
menaces globales, d’ordre social, politique et climatique.

Dans un second temps, les auteurs insistent sur la porosité qui


existe entre ces différents « récits ». Lorsque Mark Zuckerberg
s’oppose à un démantèlement de Facebook, il n’hésite pas à invoquer
le risque de dépendance à l’égard des technologies et entreprises
chinoises si jamais des législations antitrust étaient votées. Les
chevauchements narratifs sont également bien réels : les restrictions
sur les transactions avec Huawei s’imbriquent à la fois dans les doxas
géoéconomique, protectionniste et néolibérale.

Mais les phénomènes les plus notables sont certainement les


alliances (a priori contre-nature) susceptibles de se nouer pour aboutir
à de nouvelles politiques publiques. Plusieurs illustrations sont ici
édifiantes. Les politiciens protectionnistes et les populistes de gauche
se retrouvent pour soutenir la classe ouvrière et accroître son pouvoir
d’achat. De même, il y a une réelle convergence idéologique entre
altermondialistes, protectionnistes et tenants de la géoéconomie, en
vue de développer les capacités industrielles domestiques. Enfin,
néolibéraux et populistes de droite sont en mesure de se coaliser pour
instaurer une taxe carbone aux frontières et promouvoir la géo-
ingénierie.

Ce livre, d’une grande richesse, montre comment l’intérêt


économique et le calcul politique peuvent recycler, par pragmatisme
ou opportunisme, des récits idéologiques que l’on croyait
monolithiques.

Norbert Gaillard

NATION DÉSUNIES ? LA CRISE DU MULTILATÉRALISME DANS LES RELATIONS


INTERNATIONALES
Julian Fernandez et Jean-Vincent Holeindre (dir.)
Paris, CNRS Éditions, 2022, 368 pages
L’atmosphère était lourde, l’avenir morose. Les critiques du
multilatéralisme semblent, avec la guerre en Ukraine, donner le coup
de grâce : les organisations internationales ne seraient plus
essentielles, sources de « fausses promesses ». L’ouverture de
Bertrand Badie et la conclusion de Serge Sur dessinent deux chemins
distincts : le premier se veut large et robuste, source d’un
multilatéralisme adapté aux défis actuels ; le deuxième, plus escarpé
et fin, se restreint à empêcher les sirènes unilatéralistes. Les seize
chapitres (dont un quart rédigé par des membres du Groupement de
recherche sur l’action multilatérale du CNRS) offrent un panorama et
une navigation entre ces deux voies. Les lecteurs pourront ainsi se
familiariser avec nombre de secteurs de négociation : des alliances aux
droits humains, de l’environnement à la sécurité collective, du
numérique au commerce. Dans l’introduction, les deux co-directeurs
du livre identifient quatre facteurs principaux à « cette » crise : la
saturation d’une technique étendue à 193 États ; l’inadaptation des
cadres de l’après-1945 ; la contestation dont ces cadres sont l’objet tant
au Nord qu’au Sud ; et surtout la recomposition des rapports entre
grandes puissances. Ce dernier facteur est considéré comme le plus
déterminant, ce que la conclusion de Serge Sur souligne en qualifiant
le multilatéralisme de « sport de combat ».

La réflexion est stimulante et offre un panorama actualisé. Elle


n’interdit pas de formuler trois remarques. Sur le plan formel,
l’architecture choisie distingue la genèse, les registres et les frictions
du multilatéralisme. Les deux premières parties ne mettent pas
automatiquement en exergue les configurations de crise et leurs
particularités. Il faut attendre la troisième partie, où les tensions
majeures se donnent à voir de manière systématique. De plus, la
notion de crise est utilisée au singulier, en dépit de ses morphologies
différentes. La crise de l’Organisation mondiale du commerce (blocage
lié à une jurisprudence rigide) ne ressemble ni à celle du Conseil de
sécurité (incapacité à faire émerger un consensus), ni à celle de
l’Organisation internationale du travail (essoufflement des
conventions à caractère obligatoire via l’essor de principes et
codifications non contraignants). Et la crise, comme moment crucial,
n’est-elle pas aussi une transition vers d’autres formes de coopération
multilatérale ? Une crise de croissance en quelque sorte ? Enfin,
l’ouvrage met l’accent sur une hiérarchisation de facteurs faisant de la
distribution de puissance un élément clé. Cette importance – qui
suggère une tendance néo-réaliste que ne partagent pas tous les
contributeurs – mériterait d’être amendée par inclusion de la variable
idéologique. Comme l’a montré ailleurs Guillaume Devin, les États
démocratiques attachés aux régimes constitutionnels-pluralistes
incarnent les pivots du multilatéralisme, trouvant en celui-ci un
prolongement de leurs valeurs et de leurs pratiques. Autrement dit, ne
faut-il pas aller au-delà de la structure du système international ?

Nations désunies a le mérite de proposer un diagnostic sur les formes


de la coopération multilatérale contemporaine. Un effort à
poursuivre : comme le suggère Zygmunt Bauman dans Retrotopia
(Paris, Premier Parallèle, 2017), nous n’avons le choix qu’entre « la
coopération à l’échelle de la planète ou les fosses communes ».

Frédéric Ramel

PAX TRANSATLANTICA: AMERICA AND EUROPE IN THE POST-COLD WAR ERA


Jussi M. Hanhimäki
Oxford, Oxford University Press, 2021, 208 pages
Cette analyse des relations transatlantiques post-guerre froide par
un expert signalant sa double nationalité finlando-suisse séduit par
son optimisme.

L’auteur ouvre sur le paradoxe d’une relation transatlantique à la


fois forte et traversée de nombreux conflits internes. Les désaccords au
sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) sont
d’ordre économique (contributions budgétaires), sécuritaire (cf. la
crise de Suez en 1956) et politique (opposition entre la Grèce et la
Turquie), mais ils ont toujours renforcé l’Alliance. La sortie de la
France du commandement militaire intégré en 1966 déclencha ainsi
un changement de stratégie bénéfique, l’OTAN, alliance militaire, se
faisant plateforme de dialogue politique entre membres sur la
question soviétique. Le chapitre suivant décrit le rôle international
croissant de l’OTAN après 1991. Des Balkans à l’Afghanistan, les
campagnes ont, en dépit des critiques, renforcé l’unité transatlantique.
Le chapitre 3 analyse une intégration transatlantique qui a créé le plus
grand marché économique au monde, fondé principalement sur les
transferts de fonds d’investissement. Nouveau paradoxe : cette
intégration économique augmente le risque de conflits commerciaux.
Le chapitre 4 s’attache aux évolutions politiques des deux rives de
l’Atlantique. L’auteur les juge similaires, qu’il s’agisse du populisme
depuis 2016 ou, précédemment, des politiques centristes de
« troisième voie » (initiées par Bill Clinton). Le dernier chapitre suit les
relations transatlantiques pendant l’épidémie de Covid-19.

Pour Jussi Hanhimäki, la coexistence du conflit et de l’unité est la


caractéristique principale de la Pax Transatlantica. Bien que les
Européens et les États-Unis n’aient pas la même vision de l’OTAN
(protection contre la Russie pour les premiers, contre la Chine pour les
seconds), tous se rejoignent dans leur désir de la renforcer. L’auteur
détruit au passage certains mythes : la communauté transatlantique
n’a ainsi jamais constitué un espace économique purement néolibéral,
elle encadre des dépenses de l’État élevées et le maintien de services
publics importants, des deux côtés de l’Atlantique. Le cliché des
Européens antiaméricanistes doit aussi être relativisé : leurs critiques
reflètent le plus souvent celles qu’expriment les citoyens américains
eux-mêmes. À propos de la Russie, l’auteur met en avant les efforts
d’inclusion de cette dernière, réalisés avec le Conseil de coopération
nord-atlantique en 1991, le Partenariat pour la paix en 1994, ou le
Conseil OTAN-Russie en 2002.

L’auteur évite toutefois l’écueil de l’utopisme : concernant


l’intégration économique, il rappelle les dérives violentes du
néolibéralisme, la montée des inégalités économiques et la fin du
libre-échange liée à l’échec du Partenariat transatlantique de
commerce et d’investissement (c’est ici que l’auteur ne distingue pas
toujours suffisamment entre les relations OTAN et les relations hors-
OTAN, signe sans doute de leur forte imbrication). Il souligne
également la difficulté permanente à maintenir l’équilibre entre
intégration et autonomie.

La guerre en Ukraine, et le renforcement inattendu de l’Alliance


atlantique qu’elle provoque, imposent à cet ouvrage un certain
décalage. Les critiques de l’auteur à l’encontre de Joe Biden, peu apte
à renouveler l’Alliance parce qu’il serait plus attaché à l’idée de la
continuité de la relation, n’ont ainsi plus lieu d’être.

Nadia Picon
Économie

MORAL HAZARD. A FINANCIAL, LEGAL, AND ECONOMIC PERSPECTIVE


Juan Flores Zendejas, Norbert Gaillard et Rick J. Michalek (dir.)
Londres, Routledge, 2022, 230 pages
Cet ouvrage collectif s’articule autour d’un concept économique
essentiel : l’aléa moral, qui décrit une situation où une entité
économique accroît sa prise de risque lorsqu’elle est partiellement ou
complètement protégée de ses conséquences, par un dispositif
d’assurance ou par un système de garantie explicite ou implicite.

Sa première partie discute des aspects éthiques, éclairant


notamment le débat historique sur la possibilité de séparation entre le
prêt de dernier recours et l’aléa moral, et le concept d’ambiguïté
constructive. Dans la deuxième partie, les auteurs étudient les liens
entre l’aléa moral et la finance internationale, se penchant sur le
développement des institutions internationales de prêt de dernier
ressort et des agences de crédit aux exportations, à travers le Fonds
monétaire international et l’Exim Bank. Enfin, la dernière partie
examine les enjeux liés à l’aléa moral dans le secteur privé –
notamment bancaire et industriel –, avec l’avènement et le déclin du
consortium Renault-Nissan, livrant un récit passionnant des ressorts
théoriques de l’affaire Ghosn.

L’un des constats principaux de l’ouvrage est que les


préoccupations liées à l’aléa moral ont été largement négligées ces
dernières décennies par les autorités publiques et les régulateurs : les
problèmes liés à l’aléa moral ont donc crû, s’immisçant dans nos
systèmes économiques jusqu’à représenter un danger pour le
capitalisme libéral. Les auteurs montrent par exemple que la
concentration des secteurs industriels et bancaires a conduit à
l’émergence d’entreprises et d’institutions financières dites Too Big To
Fail (TBTF), dont la faillite aurait des conséquences si désastreuses sur
l’économie que les pouvoirs publics seraient forcés de leur porter
secours en cas de danger. L’aléa moral s’immisce dans ce contexte de
deux façons. Entreprises et institutions financières se livrent à une
course à la taille afin de « devenir TBTF », pour assurer leur survie en
cas de difficulté sévère. Et les acteurs économiques atteignant cette
position se livrent à des activités plus lucratives mais augmentant leur
exposition au risque, sachant qu’en cas de faillite leurs pertes seront
renflouées par les pouvoirs publics avec l’argent des contribuables. En
dépit de l’aspect discrétionnaire et de l’ambiguïté des décisions de
renflouement, il est clair que la multiplication des assistances
financières – sans réelles contreparties – aux institutions dites TBTF
par les pouvoirs publics ces dernières décennies conduisent, de fait, à
leur institutionnalisation.

À la fin de leur ouvrage, les auteurs proposent plusieurs solutions


concrètes pour lutter contre le problème de l’aléa moral, qui
nécessitent une réelle volonté politique. Or la politique du « quoi qu’il
en coûte » lors de la crise du Covid-19 semble plutôt indiquer une
tendance politique à continuer d’ignorer ce problème, laissant
présager, à la lecture des éléments historiques présentés dans le livre,
de quelques tumultes économiques. De par sa clarté, sa richesse et sa
finesse d’analyse, cet ouvrage est un incontournable dans son
domaine. Sa lecture est donc fortement recommandée pour qui
cherche à mieux appréhender l’aléa moral, facteur essentiel à la bonne
compréhension de notre vie économique, dans ses phases d’expansion
et de crises.

Hugo Le Picard
Sécurité/Stratégie

SEEKING THE BOMB: STRATEGIES OF NUCLEAR PROLIFERATION


Vipin Narang
Princeton, Princeton University Press, 2022, 400 pages
Si les raisons pour lesquelles des États développent un arsenal
nucléaire sont connues, les façons d’obtenir la bombe sont, elles, trop
souvent considérées comme identiques pour tous les États
proliférants.

C’est un constat que pose Vipin Narang, chercheur au MIT et


depuis mars 2022 assistant du sous-secrétaire à la Défense pour la
politique spatiale, qui étudie ici le parcours des 29 États ayant, depuis
1945, tenté d’obtenir l’arme nucléaire, et propose une théorie des
stratégies de prolifération répartissant ces États en quatre catégories.

La première est celle des sprinters, qui ont fait le choix de la vitesse :
les cinq premiers États dotés de l’arme (États-Unis, Royaume-Uni,
Chine, Russie et France), puis l’Inde. Narang réfute ainsi l’hypothèse
classique qui présente chaque État proliférant comme ayant intérêt à
acquérir l’arme nucléaire le plus rapidement possible. Ce choix de
sprinter ne fut possible que pour les premiers États proliférants, avant
que les mécanismes de non-prolifération se mettent en place.

La deuxième catégorie, qui comprend le plus grand nombre d’États,


est celle du hedging ou du « pari sur l’avenir » : le développement
d’une recherche scientifique permettant d’évoluer rapidement vers
une arme nucléaire si besoin. Selon le degré d’avancement des
programmes et les facteurs du basculement du pays vers une étape
supérieure (notamment l’évolution du contexte sécuritaire), trois
types de hedgers sont identifiés : technical hedgers (le moins abouti),
insurance hedgers et hard hedgers. Le cas du programme nucléaire
militaire français est ainsi étudié : selon la théorie de Narang, la
France aurait dû rester dans la catégorie des insurance hedgers grâce à
la dissuasion élargie des États-Unis proposée dans les années 1950.
Mais du fait d’un manque de confiance envers ces garanties
américaines, Paris a basculé de la catégorie des insurance hedgers aux
sprinters.

Enfin, l’auteur propose deux dernières catégories, qu’il considère


comme les plus susceptibles d’être choisies de nos jours par les États
proliférants : la protection (sheltering) et la dissimulation (hiding). Les
États « protégés » profitent de la couverture d’un État puissant, lui-
même doté de l’arme nucléaire, pour poursuivre leurs programmes.
Ce fut le cas d’Israël et du Pakistan, deux États protégés par les États-
Unis dans un contexte géopolitique particulier, ou du programme
nord-coréen facilité par la Chine. Quant aux États dissimulateurs
(Afrique du Sud, Libye, Irak, Syrie…), ils apparaissent comme les plus
dangereux, car les plus difficiles à détecter et à contraindre du fait de
leur isolement sur la scène internationale.

Seeking The Bomb permet d’aborder le cas d’États dont le parcours


proliférant a été oublié (Suède, Suisse, Égypte…). Cette richesse
historique permet à l’auteur de dessiner une grille analytique
innovante, pertinente pour comprendre les stratégies de prolifération
passées mais aussi celles à venir. Dans sa conclusion, Narang envisage
ainsi un programme nucléaire militaire saoudien ou taïwanais sous
protection des États-Unis, ou encore un programme turc sous
parapluie russe. Il affirme aussi que son arbre de décision permet
d’identifier les facteurs poussant un État à choisir une stratégie
particulière de prolifération : jouer sur ces points de bascule pourrait
ainsi permettre de rendre plus efficaces les mécanismes
internationaux de non-prolifération.

Héloïse Fayet
THE INHERITANCE: AMERICA’S MILITARY AFTER TWO DECADES OF WAR
Mara E. Karlin
Washington, Brookings Institution Press, 2022, 320 pages
Alors que le débat stratégique semble à Washington accaparé par la
compétition stratégique entre les États-Unis d’un côté et la Chine et la
Russie de l’autre, le livre de Mara E. Karlin vient nous rappeler
combien la guerre contre le terrorisme a façonné l’armée américaine
au cours des vingt dernières années. L’ouvrage se présente comme un
véritable audit de l’outil de défense à l’aune de deux décennies de
conflits au Moyen-Orient. Le propos de Karlin se veut donc moins
géopolitique que sociologique. Laissant temporairement de côté la
question éternelle des priorités stratégiques américaines entre Asie,
Europe et Moyen-Orient, l’auteur se penche sur les traces laissées par
les guerres d’Irak et d’Afghanistan sur le moral des troupes, ainsi que
sur le processus décisionnel du Pentagone.

Certaines problématiques de The Inheritance sont déjà bien connues.


L’auteur évoque ainsi les querelles entre décideurs civils et militaires.
Elle rappelle l’épisode au cours duquel l’ancien secrétaire à la Défense
Robert Gates donne la priorité aux ressources allouées à l’armée de
Terre en Irak, au risque de s’attirer les foudres de l’armée de l’Air. Elle
évoque aussi les vives oppositions, sous Barack Obama, entre la
Maison-Blanche et la hiérarchie militaire autour du surge afghan en
2009. L’auteur revient enfin sur la célébrité, éphémère, de
David Petraeus, pour mieux montrer les dérives impliquées par la
« militarisation » de la politique étrangère américaine de ces dernières
années.

Pour conduire ce travail, Karlin s’est appuyée sur une


impressionnante série d’entretiens avec des officiers et cadres civils du
département de la Défense, qui lui permet de saisir au plus près les
tensions et les frustrations de l’armée américaine. La mobilisation de
ces nombreux témoignages enrichit l’analyse, et la place à mi-chemin
entre l’essai de sociologie militaire et le rapport ethnographique.
L’originalité du livre vient aussi de la connaissance intime de son
auteur pour le Pentagone : au cours des deux dernières décennies,
Karlin a alterné entre des postes à l’université Johns Hopkins et au
cabinet du secrétaire à la Défense. Avant même la parution de The
Inheritance, elle a d’ailleurs à nouveau retrouvé le Pentagone en
qualité d’Assistant Secretary of Defense, supervisant plus
particulièrement la production de documents comme la National
Defense Strategy.

L’enquête menée par Karlin relève d’une sociologie critique mais


compréhensive de l’armée américaine. Sa ligne intellectuelle se veut
bienveillante et surtout non partisane (prenant soin de rappeler les
torts à la fois des administrations démocrates et républicaines). Les
pages les plus saisissantes du texte voient Karlin interroger des
officiers, jeunes mais aussi plus âgés, qui ne lui cachent pas leur
sentiment d’incompréhension quant à ce que la guerre contre le
terrorisme a pu représenter pour eux, pour l’ensemble de la
communauté militaire, et en particulier pour ceux qui ont sacrifié leur
vie en son nom. L’amertume est alors palpable dans les témoignages
recueillis. Bien que le texte ait été écrit avant le retrait américain
d’Afghanistan, il est difficile de ne pas voir dans ce désarroi un écho
des émotions suscitées par l’évacuation de Kaboul à l’été 2021.

Jean-Loup Samaan

WAR TRANSFORMED: THE FUTURE OF TWENTY-FIRST CENTURY GREAT POWER


COMPETITION AND CONFLICT
Mick Ryan
Annapolis, U.S. Naval Institute, 2022, 312 pages
Dans une réflexion à la charnière d’une étude des processus
d’innovation militaires et d’une analyse des transformations
géopolitiques contemporaines, Mick Ryan, ancien commandant de
l’école de guerre australienne, s’attache à distinguer ce qui relève de
l’héritage des périodes antérieures, références historiques à l’appui, et
de l’inédit de la période actuelle, à l’aube de la quatrième révolution
industrielle.
La première rupture tient, selon Ryan, à la fréquence des vagues
d’innovation. Fulgurantes, les technologies clés deviennent, à l’image
des grandes entreprises du net, tout aussi rapidement obsolètes. Or
l’alternance rapide des cycles d’innovation est vouée à encore
s’accélérer sous l’effet de l’irruption de l’Intelligence artificielle, et
plus largement des technologies liées à l’automatisation, épaississant
encore le « brouillard » de la stratégie contemporaine. L’emploi des
innovations sur le terrain étant conditionné par les cultures
stratégiques des pays utilisateurs, il est, pour l’auteur, plus nécessaire
que jamais de savoir comment l’« Autre » (Chine, Russie…) pense la
guerre.

En générant un nouveau rapport au temps et à la « masse »,


l’intégration des nouvelles technologies met au défi des bureaucraties
militaires souvent rétives au changement. De ce fait, les puissances
capables d’évaluer avec justesse le potentiel des innovations de
rupture, d’élaborer les concepts opérationnels innovants et de
diffuser, par l’entraînement et la formation, ces leçons aussi largement
et rapidement que possible aux plus petits échelons de
commandement, disposeront d’un net avantage sur leurs adversaires.
Le défi de la compétition entre puissances est donc humain avant
d’être technologique.

Jusqu’à présent, nombre de stratégistes considéraient que le


militaire gardait la maîtrise du processus d’escalade de la violence et
plus généralement la gestion des aspects moraux de la guerre, quelle
que soit la technologie employée ou la forme du conflit armé. À la
manière d’un maître des cérémonies, le stratège pourrait ainsi
appliquer un niveau de violence correspondant à la réalisation d’un
ensemble d’objectifs politiques. Mick Ryan fait partie d’une
génération d’officiers qui, s’interrogeant sur les conséquences de
l’ascension de l’automatisation, doute que ce rapport du militaire à la
guerre puisse être maintenu dans la durée. S’il n’est pas question à
court terme de déléguer à l’Intelligence artificielle la décision de
mener des opérations militaires, l’innovation porte en elle la capacité à
reléguer le soldat à un rôle d’observateur. Une évolution pour l’heure
jugée hors d’atteinte, mais susceptible, pour Ryan, d’entraîner une
déconnexion dangereuse entre les décideurs et l’action militaire.

Riche de références en études stratégiques, l’ouvrage trouvera sans


difficulté une place importante dans le répertoire des travaux sur
l’innovation militaire. Mick Ryan rappelle, tant par ses propositions
que par la méthodologie employée, ses années passées aux États-Unis.
On peut pourtant regretter que l’auteur n’ait pas davantage
développé, en marge de sa réflexion générale sur les enjeux de la
compétition entre puissances, une approche plus spécifique à
l’Australie et à son changement de perception de la menace chinoise.
Il aurait ainsi offert à un lectorat français encore avide de comprendre
les dessous de la signature de l’AUKUS des clés de compréhension
utiles.

Morgan Paglia

THE WIRES OF WAR: TECHNOLOGY AND THE GLOBAL STRUGGLE FOR POWER
Jacob Helberg
New York, Simon & Schuster, 2021, 384 pages
Dans la lignée de nombreux travaux américains sur la « nouvelle
guerre froide » entre États-Unis et Chine, l’ouvrage de Jacob Helberg
alerte sur la « guerre grise » (Grey War) en cours, véritable
« affrontement mondial entre démocraties et autocraties » dont les
armes sont principalement technologiques.

La « guerre grise » se joue sur deux fronts. Tout d’abord la couche


numérique d’internet (applications logicielles, réseaux sociaux,
plateformes d’informations…) pour la maîtrise de l’information. À la
lumière de son expérience chez Google (2016-2020), Helberg détaille
les processus de fabrication, amplification et blanchiment de fausses
informations par certains pays autoritaires (en particulier la Russie), et
les réponses de Google pour entraver ces stratégies de désinformation.
Deuxième front : l’infrastructure matérielle qui permet d’accéder à
internet et que la Chine cherche, pour Helberg, à « dominer ». Dans ce
but, elle déploie une stratégie à quatre dimensions pour contrôler les
chaînes d’approvisionnement, les canaux de l’information (câbles
sous-marins et sous-terrains, satellites, centres de données), les
protocoles et la 5G. Le tableau dressé est volontairement effrayant,
amplifiant les capacités et ambitions d’une Chine systématiquement
présentée comme menaçante – d’autant qu’il omet les éléments de
puissance américains dans les mêmes domaines.

Pour Helberg, la « guerre grise » dépasse la simple compétition et


menace la survie politique des États-Unis, qui doivent donc repenser
totalement leur politique pour y faire face. Les deux derniers chapitres
proposent les grandes lignes d’une réorganisation : renforcement de la
coopération entre le Congrès et la Silicon Valley, expansion de la
stratégie offensive cyber, augmentation massive de l’investissement
fédéral dans la R&D, amélioration des outils des plateformes et de la
politique d’éducation numérique pour lutter contre la désinformation,
etc. L’auteur considère le « découplage technologique » – au moins sur
les chaînes d’approvisionnement stratégiques – comme une « course »
dont le caractère indispensable est « de plus en plus accepté ». Brisant
les tabous encore présents dans le débat public américain, il appelle de
ses vœux l’intervention de l’État dans le marché, et une véritable
politique industrielle américaine, nécessaire pour mener à bien l’effort
de relocalisation et réindustrialisation.

Les forces et faiblesses de l’ouvrage découlent de sa double


ambition. Décrivant ce livre comme le « témoignage d’un fantassin en
première ligne de ce nouveau combat crucial », Helberg met
effectivement à profit son expérience pour éclairer le fonctionnement
et la culture de la Silicon Valley, décrire la lente prise de conscience
des plateformes face aux ingérences étrangères, ou expliquer certains
aspects techniques. En revanche, pour faire de son livre un « signal
d’alarme », Helberg grossit le trait, souvent jusqu’au manichéisme.
Soulignant la puissance menaçante de la Russie et (surtout) de la
Chine à grand renfort de passages dystopiques et de sentences
dramatiques, il passe sous silence certaines pratiques américaines
(domination des marchés, récupération des données, espionnage…),
et manque parfois de nuance. Wires of War reflète les grands axes du
débat aux États-Unis, y compris dans la dimension idéologique, sur la
menace chinoise et les leviers à actionner pour répondre à son défi.

Mathilde Velliet
Europe

L’EUROPE : CHANGER OU PÉRIR


Nicole Gnesotto
Paris, Tallandier, 2022, 316 pages
Le dernier livre de Nicole Gnesotto constitue d’abord une
remarquable leçon sur la construction européenne, sur cette Union
aux succès historiques toujours occultés par les difficultés
conjoncturelles d’une avancée à 27.

Le bilan est impressionnant, à la fois à l’échelle de l’histoire


mondiale et à celle des droits et acquis concrets des citoyens
européens : unification politique et prospérité économique d’un
continent, affirmation d’une citoyenneté commune, développement
des droits, etc. Il faut affirmer sans cesse ces succès pour prendre la
juste mesure des cinq grands débats rémanents qui constituent les
obstacles les plus visibles aux avancées collectives européennes. Le
débat sur la finalité d’une union censée devenir « sans cesse plus
étroite » ; le débat sur l’introuvable défense commune ; celui sur les
frontières de l’Union européenne (UE), et donc sur les élargissements
à venir ; le débat sur les politiques économiques de ses membres : elles
restent nationalement divergentes en dépit de la monnaie unique, et
les orientations économiques communes ont toujours échoué à
transcroître en véritables politiques de l’Union ; enfin le débat sur la
gouvernance et l’évolution des institutions de l’UE.

Débats récurrents, heurtés de plein fouet par l’évolution du monde.


Construite pendant la guerre froide, accoutumée à l’abri qu’elle
procurait, l’UE a littéralement plongé dans une mondialisation sans
règle qui l’a empêchée de prendre la mesure des bouleversements de
ces vingt dernières années.

Ces décennies ont chamboulé règles et rapports de force, annulant


les repères hérités de la guerre froide et de la période qui l’a suivie,
imposant des défis nouveaux, économiques, climatiques ou sanitaires,
relativisant l’efficacité de la force des forts, marginalisant
progressivement les rêves de gouvernance globale, multipliant les
inégalités en dépit des promesses d’une mondialisation heureuse…

Avec son déni du concept même de puissance, ses procédures de


décision codifiées dans une admirable lenteur, l’UE peut-elle s’adapter
au monde nouveau ? Face à la pandémie, l’Union a exhibé son pire et
son meilleur ; et elle se targue, en réaction à l’agression russe en
Ukraine, de répondre vite et de toute sa puissance. Et de la puissance,
elle en a en réserve…

C’est à sa définition que se consacre la dernière partie de l’ouvrage :


« L’Europe en puissance » (intéressante ambiguïté : l’Europe travestie
en puissance, ou puissance potentielle ?). Il s’agit bien de définir une
souveraineté européenne, synonyme de maîtrise de son destin. Et
cette définition passe par un aveu : « faire de la défense européenne
une condition indispensable à la puissance politique de l’Union
européenne, c’est afficher un chiffon rouge, c’est courir à l’échec ». Il
faut plutôt identifier les exigences de l’autonomie (technologique, par
exemple), de la défense de nos valeurs fondamentales (progrès
collectif, égalité des citoyens, développement des aires stratégiques
qui nous entourent…), en mettant en œuvre l’ensemble des moyens
dont dispose l’UE, susceptibles de constituer une diplomatie
cohérente, et de poids lourd.

Les mois prochains diront si la guerre ukrainienne a montré


l’efficacité des choix politiques de l’Union (à travers la force des
sanctions et l’aide militaire apportée à Kiev), ou si elle a eu pour
simple effet de rejeter les Européens dans le (faux) cocon américain,
rendant problématique fût-ce leur affirmation singulière dans
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord.

Dominique David
Afrique

L’ÉNIGME ALGÉRIENNE. CHRONIQUES D’UNE AMBASSADE À ALGER


Xavier Driencourt
Paris, L’Observatoire, 2022, 256 pages
Xavier Driencourt a la particularité d’avoir été ambassadeur deux
fois au même poste : Alger, pour la France un des plus sensibles du
réseau diplomatique. Il fait un premier séjour de 2008 à 2012 puis un
second de 2017 à 2020, ce qui lui a donné, comme le ministre des
Affaires étrangères algérien le lui a déclaré, une « longueur d’avance »
pour décrypter un pays complexe qui entretient avec la France des
relations spéciales, où se côtoient attraction et rejet. L’Algérie n’est pas
« un partenaire banal » : compte tenu de l’histoire, sa relation avec la
France relève à la fois de la diplomatie et de la politique intérieure.
C’est pourquoi ce poste est toujours confié à des diplomates
expérimentés. De fait, le témoignage et l’analyse que nous propose
l’auteur allient une connaissance approfondie de ce pays, une vraie
empathie et la lucidité sur une relation plus tendue que sereine.

Les deux séjours, à quelques années d’intervalle, ont permis de


constater une évolution politique et économique préoccupante qui
laisse penser que les années à venir seront difficiles. Alors que l’auteur
avait vécu lors de son premier séjour dans un pays qui connaissait une
certaine stabilité et une réelle prospérité grâce au niveau élevé du prix
des hydrocarbures, il se retrouve en 2017 dans un tout autre contexte :
baisse des ressources en devises, démographie et urbanisation en
pleine expansion, société « angoissée et démoralisée par son
enfermement, l’absence de perspective, la corruption grandissante ».
Le système est bloqué. Il assiste ainsi à la fin du règne de la famille
Bouteflika, à l’irruption en février 2019 du mouvement de
contestation, le Hirak, et au début de la présidence Tebboune. Une
période de transition qui, même si le Hirak s’essouffle, est loin d’être
terminée.

L’auteur fait une analyse fine des regards croisés que se portent les
deux pays. Du côté français, la guerre d’Algérie reste d’autant plus
présente dans les mémoires que l’on estime en France « à 7 millions,
soit quasiment 10 % de la population, le nombre de personnes
liées directement ou indirectement à l’Algérie ». Les débats sur
l’immigration, le terrorisme ou l’islamisme mettent souvent en cause
l’Algérie. Subsiste encore une véritable « imprégnation » de notre vie
politique par l’Algérie. De l’autre côté de la Méditerranée se mêlent
paranoïa et schizophrénie, et on est persuadé que la France – l’Élysée,
la DGSE, l’ambassade – s’ingère dans la vie politique, voire complote
contre les intérêts de l’Algérie. La France est repoussoir, bouc
émissaire, et aussi référence, modèle, point d’entrée sur le monde : la
pression pour obtenir un visa est plus forte que jamais…

Dans le chapitre « Mémoire et histoire », Xavier Driencourt fait le


point sur une question particulièrement sensible. Il rappelle les
initiatives françaises, depuis Jacques Chirac, pour aller vers une
réconciliation, comparable à celle qui a pu être réalisée avec
l’Allemagne. La politique des « petits pas » menée par
Emmanuel Macron est restée sans réponse, traitée surtout par « le
mépris et l’indifférence ». La déclaration du président, exaspéré par
cette attitude, dénonçant en octobre dernier la « rente mémorielle »
exploitée par les autorités algériennes, a provoqué une crise profonde
dans les relations bilatérales.

À lire ce livre, on comprendra mieux un pays qui a reçu plus que


d’autres notre empreinte coloniale, et qui reste un sujet de débat de
politique intérieure, tant en Algérie qu’en France.

Denis Bauchard
BAMAKO. DE LA VILLE À L’AGGLOMÉRATION
Monique Bertrand
Marseille, IRD Éditions, 2021, 340 pages
Plus de trente ans de recherche sur la capitale malienne nourrissent
un volume au format original qui propose sur 300 pages plus de 100
tableaux et infographies, une centaine de cartes et de planches, et
plusieurs dizaines de photos documentant les multiples variables
spatiales, socio-économiques et démographiques de la transformation
rapide d’une métropole ouest-africaine en pleine expansion (avec un
taux de croissance urbaine de 5 % par an).

En un temps où l’expansion des villes africaines fait couler quelque


encre, et où les concepts urbains deviennent de plus en plus abstraits
(villes « vertes », « intelligentes », « durables », etc.), la publication
d’un atlas monographique, riche en données empiriques, est
rafraîchissante : la présentation imagée et cartographiée de l’analyse
rend concrètes et presque tangibles les « dynamiques urbaines » à
l’œuvre dans la capitale malienne. Le lecteur est immergé dans le
quotidien urbain à Bamako, des scènes de vie dans les cours des
copropriétés du centre-ville aux transactions foncières dans le cercle
périurbain de Kati.

Outre la quantité de données mobilisées (statistiques, recensements,


entretiens, observations) et la période couverte (du début du XXe siècle
aux années 2010), l’ouvrage croise les approches : l’auteur mobilise les
résultats des deux principaux recensements publics de 1993 et 2011, en
discute les écueils, puis les complète d’observations qualitatives,
notamment sur les pratiques sociales des citadins.

En neuf chapitres, Monique Bertrand présente des analyses fouillées


de plusieurs piliers de la vie urbaine. Si les travaux de recherche sur
les villes africaines utilisent souvent des focales sectorielles, cet atlas
offre au contraire une perspective plus holistique de la transformation
d’une ville depuis sa fondation à l’ère coloniale : les différentes parties
soulignent les passerelles entre la pression démographique et le
rajeunissement de la population urbaine, les trajectoires de migration,
les caractéristiques du bâti et les inégalités de l’accès au logement, ou
encore l’insécurité foncière d’un grand nombre d’habitants de Bamako
et de sa périphérie.

En filigrane, l’auteur expose et réaffirme son regard critique sur la


gouvernance de l’expansion de la capitale malienne. Influencée par
l’idéologie des organisations internationales, cadencée par les intérêts
d’investisseurs et d’élites nationales, et limitée par les faibles capacités
et ressources de l’État, cette gouvernance reste défaillante.

Les résultats de cette étude sont exposés dans un texte dense, semé
de termes techniques empruntés aux études urbaines. Leur
compréhension est donc en partie réservée aux urbanistes,
démographes et experts sectoriels, ainsi qu’aux lecteurs ayant des
connaissances préalables sur la morphologie de Bamako. En revanche,
la pédagogie et la clarté des cartes et infographies, qui constituent la
grande valeur ajoutée du travail, rendent les contenus accessibles et
plus compréhensibles au public le plus large. Si cet atlas reste un
travail monographique sur Bamako, en dépit de l’effort comparatif
annoncé en introduction, il propose plusieurs approches
méthodologiques susceptibles de nourrir les études d’autres villes et
agglomérations : la confrontation de données quantitatives et
qualitatives, le croisement des secteurs urbains et l’utilisation de la
cartographie sont des pistes prometteuses.

Sina Schlimmer

THE WAR THAT DOESN’T SAY ITS NAME. THE UNENDING CONFLICT IN THE CONGO
Jason K. Stearns
Princeton, Princeton University Press, 2022, 328 pages
L’ouvrage de Jason K. Stearns répond à une question que posent
tous les conflits enlisés : pourquoi la guerre dure-t‑elle ? L’est de la
République démocratique du Congo est en conflit depuis 1996, un
conflit qui semble sans fin. Après avoir été très (trop) médiatisé, il fait
partie de la liste des conflits oubliés. Pourtant, l’Ituri, le Nord et le
Sud-Kivu – les trois provinces qui sont le théâtre du conflit – comptent
environ 20 millions d’habitants, avec une superficie cumulée qui
représente plus de quatre fois la Belgique.

Le nombre de groupes armés y est passé de 30 en 2008 à 122 en


2022 ; l’armée gouvernementale et les milices sont toujours à l’origine
de nombreuses violations des droits de l’homme et restent largement
impliquées dans l’exploitation illicite des ressources naturelles qui
abondent dans la région. La présence de la plus grande mission de
maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies (ONU)
(presque 18 000 casques bleus en 2021), l’intervention de nombreuses
organisations non gouvernementales et la proclamation de l’état de
siège au Nord-Kivu et en Ituri le 3 mai 2021 par le gouvernement
n’ont en rien changé la donne sécuritaire. Dans cette partie de
l’Afrique, ce n’est pas le développement qui est durable, mais la
violence. C’est dire à quel point le livre de Jason K. Stearns répond à
une question pertinente.

La question de l’enracinement de la conflictualité conduit à se


tourner vers les acteurs du conflit et leurs « intérêts de guerre ». Jason
K. Stearns recourt au concept de « military bourgeoisie » pour désigner
le groupe social né des guerres du Congo (1996-2006), et qui prolonge
la conflictualité dans l’est du pays. Après avoir retracé la longue et
complexe histoire des guerres du Congo et rappelé le rôle important
du voisin rwandais, l’auteur montre que ces guerres ont produit cette
« military bourgeoisie » : un groupe social qui tire profit de l’économie
de guerre. Ce groupe social comprend l’armée congolaise, les milices
locales et les « politiciens entrepreneurs » congolais qui font de la
politique un business. La durabilité de la guerre résulte également de
l’extrême fragmentation des groupes armés, due à la stratégie « divide
and rule » du gouvernement congolais, et aux intérêts communautaires
locaux. Jason K. Stearns, excellent connaisseur de l’histoire locale des
groupes armés de l’Est congolais, montre comment plusieurs d’entre
eux illustrent la mécanique diabolique de cette guerre sans fin : la
guerre a été transformée en une rente par un groupe social qu’elle a
créé, et qui prospère grâce à elle.
La principale contribution de ce livre ne réside pas tant dans cette
conclusion, déjà énoncée pour d’autres conflits (on songe aux longues
guerres civiles du Liban, de Colombie, etc.), que dans un dernier
chapitre intitulé Peacemaking and the Congo. Grâce à son excellente
connaissance des acteurs, et notamment de l’ONU, l’auteur fait une
revue critique de la politique de pacification depuis 20 ans, listant
toutes les erreurs commises dans une totale bonne conscience :
accords de paix déséquilibrés, sous-estimation de la dimension
économique du conflit, stratégie « paix avant la justice » qui aboutit à
une impunité généralisée, absence de réaction internationale face aux
ingérences rwandaises, complaisance des bailleurs, solutions
techniques à des problèmes politiques, etc. Ce livre montre ainsi que
l’enlisement du conflit n’est pas seulement l’œuvre de ses acteurs et
profiteurs directs mais aussi des faiseurs de paix bien intentionnés.

Thierry Vircoulon
Asie

THE LEDGER: ACCOUNTING FOR FAILURE IN AFGHANISTAN


David Kilcullen et Greg Mills
Londres, Hurst, 2021, 368 pages
Ayant participé au conflit d’Afghanistan en première ligne,
jusqu’aux dernières heures de la coalition, David Kilcullen et Greg
Mills proposent ici un premier bilan de vingt ans d’engagement
occidental.

Qu’une telle analyse soit rédigée par David Kilcullen attire


nécessairement l’attention. Figure des promoteurs et surtout praticien
de la counterinsurgency, il est ici accompagné de Greg Mills, expert de
la reconstruction des États en Afrique, et ancien conseiller de la Force
internationale d’assistance à la sécurité – versant militaire de la
coalition en Afghanistan.

Ces auteurs nous délivrent, sur le mode d’une comptabilité froide,


la litanie des erreurs successives, croissantes, de la stratégie
occidentale. Riche de données objectives autant que d’anecdotes
remarquables, ce « registre » s’impose déjà comme une œuvre
analytique majeure. Prise entre la crise du Covid-19 et l’engagement
russe en Ukraine, la chute de Kaboul n’est certes qu’un évènement
dans une séquence que les historiens compareront peut-être demain à
la terrible année 1979. Mais l’ouvrage rappelle qu’elle est surtout le
fruit, amer et ultime, d’une longue liste d’occasions manquées depuis
la chute des talibans, de décisions absurdes assumées, du refus du
temps long, et du rejet délibéré de la compréhension profonde des – si
complexes – réalités locales. Il sonne en cela comme en écho à un autre
bilan : le célèbre Fiasco, que Thomas E. Ricks avait consacré à la guerre
d’Irak en 2008.

Les quatre domaines qui ont, selon les auteurs, conduit à la défaite
sont le refus d’une solution politique à l’insurrection, les ambiguïtés
envers le Pakistan, la corruption et sa gigantesque propagation, et
enfin l’échec des initiatives de développement. Au-delà, ils
reconnaissent également – et ce n’est pas le moindre de leurs mérites –
à quel point leurs propres théories de counterinsurgency, redécouvertes
sur le tas, se sont révélées inadaptées aux problématiques posées et au
contexte dans lequel elles étaient déployées. Plus encore, cet ouvrage
semble montrer qu’en dépit de l’énergie et du dévouement de
nombreux acteurs occidentaux – le plus souvent sur le terrain, et
l’hommage aux soldats est ici appuyé –, jamais il n’a été réellement
possible de relever le défi afghan.

À l’heure d’une profonde évolution du dispositif français en


Afrique de l’Ouest, ce bilan insiste sur certaines leçons, qu’il faudra ne
pas oublier – à commencer par la place centrale du fait politique dans
les insurrections, évidence dont les auteurs rappellent qu’elle est trop
souvent reléguée ou niée.

Mais ils montrent également que chercher à vaincre une


insurrection et, simultanément, à faire émerger un État a sans doute
toujours été illusoire. Ayant concrètement vécu cette longue guerre, ils
savent – et nous avec eux – à quel point ces constats étaient écrits – et
connus – depuis de nombreuses années, et pour certains même érigés
en principes avant même le 11 Septembre. Les enseignements des
écrits de Bernard Fall restent, à ce titre, emblématiques. Aujourd’hui,
le retour de l’engagement militaire majeur, entre États, ne met pas fin
aux guerres irrégulières. À l’exemple de ce livre, le bilan lucide des
expériences irakienne, afghane ou malienne est une œuvre
indispensable pour comprendre les raisons si prévisibles de ces
terribles égarements.

Laurent Bansept
KASHMIR AT THE CROSSROADS. INSIDE A 21st-CENTURY CONFLICT
Sumantra Bose
New Haven, Yale University Press, 2021, 352 pages
Avec ce nouvel ouvrage sur le Cachemire, Sumantra Bose,
professeur à la London School of Economics, offre un travail de
référence. L’histoire du territoire contesté, objet de quatre guerres
entre l’Inde et le Pakistan et de tensions entre l’Inde et la Chine, est
structurée en quatre mouvements. « La dispute » porte sur les
quarante premières années du conflit. Elle commence en 1947, après la
partition de l’Empire des Indes, quand le maharajah du Cachemire
signe l’acte d’accession de son État à l’Inde, qui permet à celle-ci de
bloquer l’avance des milices du Pakistan, sans récupérer les terres du
Nord ni le ruban occidental de l’ancien royaume qui deviendront,
pour New Delhi, le « Cachemire occupé par le Pakistan ». Double
dispute, entre l’Inde et le Pakistan d’une part, et entre l’Inde et les
Cachemiris sous son contrôle. L’article 370 de la Constitution
indienne, qui accordait une grande autonomie au Cachemire, étant
peu à peu grignoté, et le jeu politique local grandement manipulé par
New Delhi, tandis que dans leur bastion du Jammu, des mouvements
hindous demandent la pleine intégration à l’Inde.

Puis s’ouvre une deuxième phase, « le carnage » (1990-2004),


marquée par une insurrection d’esprit en partie indépendantiste, en
partie pro-pakistanaise. Islamabad conduit alors une « guerre par
procuration » par le biais de groupes terroristes menant le djihad au
Cachemire. La répression est lourde, mais un espoir de dialogue se
dessine en 2003-2004 entre Inde et Pakistan. Il tournera court, et une
nouvelle génération de jeunes protestataires – les « jeteurs de
pierre » – mènera ensuite une manière d’intifada contre les forces
indiennes contrôlant le Cachemire.

Ce troisième chapitre se clôt en 2019, quand le gouvernement du


Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi, largement réélu, juge
pouvoir enfin mener la politique d’intégration voulue de longue date
par le parti. L’article 370 est supprimé et une chape de plomb s’étend
sur le Cachemire : c’est « l’offensive nationaliste hindoue », qu’analyse
le quatrième chapitre. Pour conclure, l’auteur replace cette crise sans
fin dans le contexte géopolitique actuel, des positions américaines au
contentieux entre Inde et Chine sur la deuxième ligne de contrôle.
Cette « ligne de contrôle effectif » sépare le Ladakh indien de l’Aksai
Chin chinois, la première ligne séparant, elle, le Cachemire sous
administration indienne de celui sous administration pakistanaise, là
où passe, au Gilgit-Baltistan, le « corridor économique sino-
pakistanais », élément essentiel des Nouvelles routes de la soie de
Pékin, que l’Inde dénonce en revendiquant ses droits sur ce territoire
perdu depuis 1947.

Dans Kashmir: Roots of Conflict, Paths to Peace (2003), Sumantra Bose


esquissait ce que pourrait être une politique transactionnelle, alors que
le Premier ministre indien A. B. Vajpayee, du BJP, et le général
Musharraf, président du Pakistan, ouvraient un dialogue sur des
bases prometteuses. L’expérience se heurta au manque de consensus
dans chaque camp. Du moins des principes étaient-ils posés. Nous en
sommes loin aujourd’hui. Reste une riche analyse, nourrie d’un travail
de terrain engagé depuis 1994, un ouvrage incontournable sur une
question qui fit l’objet d’une des toutes premières résolutions du
Conseil de sécurité de l’ONU, la 38 de janvier 1948. Deux membres du
Conseil s’étaient alors abstenus : l’URSS et la République socialiste
soviétique d’Ukraine…

Jean-Luc Racine
Moyen-Orient

L’IRAN EN 100 QUESTIONS. ENTRE DURCISSEMENT ET CONTESTATION


Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner
Paris, Tallandier, 2022, 448 pages
Le lecteur spécialiste ou l’étudiant découvrant l’histoire, la société,
la géopolitique ou la culture iraniennes sera, en refermant cet ouvrage,
mieux à même de comprendre les enjeux contemporains d’un pays
largement méconnu en Occident.

La profondeur historique proposée par les auteurs est l’un des


principaux mérites de cet ouvrage. De l’invention de l’écriture à la
révolution islamique de 1979, en passant par le coup d’État de 1953,
l’étude des grands événements de l’histoire iranienne apparaît comme
une condition sine qua non pour comprendre l’Iran contemporain. Sur
la question de la définition des frontières, les auteurs expliquent par
exemple que « l’Iran d’aujourd’hui est un vieux pays, entouré de
jeunes États tous issus de la décomposition de l’un des trois Empires
voisins [russe, ottoman et britannique] ».

Après la mise en perspective historique, deux chapitres consacrés à


la société et aux religions permettent de dépasser les clichés sur la
République islamique. Les auteurs relèvent l’existence d’une culture
LGBT underground en Iran, alors que l’ancien président Ahmadinejad
(2005-2013) en niait l’existence. Ils soulignent également la présence
d’une communauté bahaïe de 300 000 croyants sur le territoire iranien,
en dépit des discriminations persistantes dont ils sont l’objet dans une
République islamique qui les considère comme des « hérétiques ».

Les sujets géopolitiques sont abordés à travers l’échec du premier


Les sujets géopolitiques sont abordés à travers l’échec du premier
accord sur le nucléaire de juillet 2015, les tensions israélo-iraniennes,
le soutien de Téhéran aux mouvements palestiniens ou encore la
question de la stratégie maritime de Téhéran autour du détroit
d’Ormuz, par lequel transite quotidiennement près de 30 % du trafic
pétrolier maritime mondial.

Les questions économiques et environnementales constituent par


ailleurs des défis majeurs pour le développement du pays. L’intérêt
des auteurs pour le désastre écologique iranien se fait l’écho d’une des
préoccupations principales des citoyens face à la pollution de l’air
dans les grandes villes, la multiplication des tempêtes de sable ou
encore la crise de l’eau. Enfin, un dernier chapitre traite des relations
France-Iran depuis la période napoléonienne jusqu’à nos jours. Les
parties consacrées aux récits de voyage, à la rencontre entre Charles
de Gaulle et l’Iran du Shah soulignent une affinité culturelle entre
Iraniens et Français qui perdure jusqu’à nos jours, en dépit de la
rupture politique intervenue depuis la révolution de 1979. Les auteurs
notent également que c’est Ebrahim Yazdi qui propose à
l’ayatollah Khomeiny de séjourner en France au moment de la
révolution de 1978-1979. Un épisode qui fait de la France le quartier
général de la révolution islamique, et qui s’inscrit alors dans le
contexte d’une opinion publique française très influencée par les
courants de pensée tiers-mondiste, anti-impérialiste et anti-américain.

Ce livre restera comme une référence indispensable en langue


française sur un pays complexe, dont le repli sur soi depuis plus de
quarante ans rend l’approche malaisée. La clarté des auteurs, leur
lucidité face à l’histoire de l’Iran, font l’originalité et la force d’un
ouvrage qui peut être lu tant par les spécialistes de relations
internationales que par les curieux simplement attirés par la
civilisation iranienne.

Clément Therme
THE POLITICS OF CYBERSECURITY IN THE MIDDLE EAST
James Shires
Londres, Hurst, 2021, 312 pages
Depuis le début des années 2000, la cybersécurité est devenue une
dimension à part entière des rivalités géopolitiques et des pratiques de
gouvernance autoritaires au Moyen-Orient. Dans son ouvrage The
Politics of Cybersecurity in the Middle East, James Shires fait œuvre de
pionnier autant que de pédagogue, en explorant les différentes
facettes d’une cybersécurité aux contours changeants. En plein essor
dans cette région, les technologies cyber y sont devenues un sujet de
préoccupation majeur au regard des possibilités considérables qu’elles
offrent en matière de développement économique et social. Les
sociétés les plus connectées du monde arabe, telles que l’Arabie
Saoudite, les Émirats ou encore l’Égypte, sont naturellement les plus
exposées aux menaces créées par la diffusion massive de ces
technologies. La contribution des réseaux sociaux à la mobilisation des
acteurs du printemps arabe et à la diffusion rapide des messages
contestataires à l’échelle régionale a profondément marqué les
pouvoirs en place.

Souvent brandies par les gouvernements pour limiter la liberté


d’expression des opposants et des militants des droits de l’homme, ou
justifier leurs politiques de surveillance, les menaces cyber sont autant
le fait de réalités technologiques que le produit de perceptions ou de
discours. Ces constructions narratives sont autant des discours de
pouvoir que sur le pouvoir. James Shires s’attache à déconstruire leurs
rouages, à partir du concept novateur de « manœuvre morale » (moral
maneuver), questionnant en filigrane la nature des intérêts en jeu et la
légitimité des moyens mobilisés par les acteurs de la cybersécurité. On
peut, à cet égard, s’interroger sur la manière dont ces nouveaux
instruments de contrôle et de surveillance modifient les priorités
sécuritaires des monarchies du Golfe ou de l’appareil politico-militaire
égyptien.

En dépit des limites géographiques de l’étude, James Shires brosse


le paysage d’une sécurité régionale en pleine mutation : manœuvres
offensives, cybercriminalité et atteintes à l’ordre public, prévention
des interférences étrangères et lutte contre la désinformation,
protection des intérêts publics et de la vie privée des citoyens, etc.
Alors que l’on découvre avec intérêt le rôle moteur joué par les
acteurs, privés et publics, émiratis et leurs partenaires occidentaux
dans la dissémination de ces pratiques « grises » au niveau régional,
on peut regretter que la question des contre-pouvoirs ne soit que
brièvement abordée.

De même, il est dommage que les perspectives de coopération


technologique que laisse entrevoir le rapprochement entre Israël et les
acteurs du Golfe aient été laissées de côté. Au-delà, une évaluation des
capacités réelles des acteurs en présence aurait permis d’apprécier les
risques liés à une course aux armements cyber dans le Golfe. Bien que
réputé sans violence, un conflit cybernétique aurait sans nul doute des
répercussions majeures sur la stabilité internationale. La
multiplication d’incidents cybernétiques affecterait directement la
sécurité énergétique des pays européens aussi bien que les échanges
maritimes entre l’Europe et l’Asie.

Chloé Berger
Russie

BONNE NUIT, MONSIEUR LÉNINE


Tiziano Terzani
Paris, Éditions Intervalles, 2022, 336 pages
Pourquoi lire, trente ans après, un livre de voyage dans les derniers
jours de l’Union soviétique ? Le journaliste voyageur Tiziano Terzani
entreprend, au moment du putsch anti-Gorbatchev d’août 1991, de
descendre le fleuve Amour, puis de rejoindre Moscou à travers l’Asie
centrale et le Caucase. Avec les moyens du bord : taxis sauvages,
billets négociés, avions en sursis, hôtels décadents même par rapport
au douteux confort soviétique, avec l’appui de fugitives amitiés
locales – un voyage partout scandé des chutes des statues de Lénine.

Il faut lire ce livre parce qu’il décrit un pays-monstre disparu avec


un talent qui joint à l’acuité du regard une certaine tendresse retenue.
Sous la description – qui, elle, peut être quasi uniforme – de
l’éloignement du « centre », de la misère, de la saleté, de l’inefficacité,
et pire de l’indifférence au « politique » réservé à Moscou, s’affirme la
question toujours ouverte : comment avons-nous pu avoir une telle
peur de ce pays, où le communisme des bons sentiments a généré une
telle impuissance ?

Cette question de l’écart entre notre perception globalisée et la


réalité hachée – et sur le terrain émiettée – de cet immense pays
demeure sans nul doute un obstacle majeur à la compréhension de la
Russie – même aujourd’hui réduite par l’éclatement de l’URSS. Sur
des réalités extrêmement hétérogènes se sont, au fil des siècles,
plaquées les logiques d’empire – la dernière étant celle de l’empire
russo-communiste, avec une russification et une modernisation
forcées qui, en 1991, craquent dès que Moscou paraît chanceler.

La lente descente de l’Amour est fort instructive sur les relations,


inexistantes voire hostiles, qu’y entretiennent alors une Russie et une
Chine qui se jurent aujourd’hui amitié éternelle. Mais l’essentiel du
voyage s’étend dans les républiques musulmanes de l’URSS.
Revendications d’indépendance presque toujours vécues comme
retour à des passés mythifiés, réaffirmation de l’islam, manœuvres des
bureaucrates communistes pour rester au pouvoir après la dissolution
du Parti communiste, marginalité des « démocrates », pauvreté
omniprésente du fait des ravages de la division du travail soviétique,
détestation rampante ou assumée des Russes, retour des contestations
territoriales que la chape de l’empire avait relativisées : tous les
éléments de l’histoire d’aujourd’hui sont là, vécus dans les quelques
jours d’une incertitude née à Moscou, et dont nul ou presque ne pense
alors rationnellement, « à l’occidentale », les prolongements
politiques.

La Russie d’Europe n’est présente que dans les quelques pages


finales, avec la saisissante description d’une place Rouge nocturne et
d’une dernière visite au Mausolée. Mais l’ensemble du livre constitue
une remarquable leçon sur un pays dont les événements d’Ukraine
nous rappellent que nous ne le comprenons pas. Volonté d’unité
confondue avec logique d’empire, affirmation de puissance jointe à
une irrépressible anarchie de base, diversité des cultures à la fois
assumée et irrédente : l’auto-intoxication des Occidentaux, qui produit
l’auto-intoxication des Russes sur leur propre puissance, vient de la
méconnaissance.

L’approche de l’Autre est pourtant le premier pas de la stratégie.


Pour la Russie, que nous croyons comprendre à la suite d’un long
voisinage mais qui nous stupéfie toujours, le chemin est encore long.
En parlant d’un autre pays, le livre de Tiziano Terzani, par ses
détours, nous jette au cœur du mystère russe.
Dominique David
■ Hervé Amiot, Understanding Ukraine’s Resistance
Russia’s invasion of Ukraine in February 2022 did not have the
outcome Vladimir Putin expected. Russian troops met strong
resistance from the Ukrainian army and the wider population. The
extent and effectiveness of this resistance can be explained by
Ukraine’s growing sense of nationhood since 2014 and the
simultaneous establishment of a network of volunteers linked to the
Donbas conflict.

■ Michel Goya, War in Ukraine: Schumpeter in Sovietland?


On 24 February 2022, Russia invaded Ukraine. Moscow’s initial
plan was to use a “shock and awe” approach to conquer Kyiv quickly.
However, the Russians had underestimated the cohesion of the
Ukrainian nation and the effectiveness of the Ukrainian army. When it
found it was unable to make further progress, the Russian army chose
to concentrate its operations on the Donbas and the Black Sea coast,
where it now faces stiff resistance.

■ Dmitri Trenin, A New Security Architecture for Europe?


Security architecture is an institutional framework of principles
regulating a security system that is more or less stable. Whatever the
outcome on the ground may be, the war in Ukraine will result in a
new dividing line running through Europe, located much further East
than the one created by the Cold War. Even if the powers manage to
agree on stabilization measures to reduce the danger, a new security
architecture is therefore not imminent.

■ Roman Kuzniar, Central and Eastern Europe and the


Concept of the Sphere of Influence
The concept of the sphere of influence is as old as international
politics. Its popularity boomed during the era of rival empires in the
center of Europe and with twentieth-century schools of geopolitical
thought. The end of the Cold War banished it from the European
continent. Yet Putin is attempting to restore it with his fantasies of the
return of the Russian Empire and regional hegemony. The West’s
response to this dangerous retrograde step will stand guarantor for
the security of Europe.

■ Marc-Antoine Eyl-Mazzega, The Impact of the War in


Ukraine on the Energy Sector
The outbreak of war in Ukraine dealt a shock to energy markets.
The European Union has suddenly grasped the true cost of its
dependence on Russian hydrocarbons and, since then, has been trying
to accelerate the diversification of its supplies and its energy mix. It
will also have to learn to reduce its consumption. Outside Europe, the
imperatives of energy security seem to be taking precedence over
climate targets.

■ Akram Belkaïd, Algeria: An Aggressive Restoration


The election of President Tebboune, followed by the Covid-19
pandemic, marked the end of the road for the Hirak movement that
had failed to establish itself as a political alternative despite its
massive popularity. However, repression cannot disguise the lack of
renewal within the ruling establishment or the persistence of
economic problems. Algeria’s relationship with Morocco has
worsened since the latter’s rapprochement with Israel, while its
relationship with France remains marked by conflicting memories.

■ Kader A. Abderrahim, Algeria in Search of its Lost


Diplomatic Power
Algerian diplomatic power, once a beacon in the developing world,
has waned considerably since the end of the 1980s. Despite the efforts
made at the start of Bouteflika’s presidency, Algeria has found itself
sidelined when it comes to the conflicts in its region: the Western
Sahara, the Arab Spring, instability in Tunisia, anarchy in Libya, and
the destabilization of the Sahel. It is initiating regional reengagement,
but beyond its rapprochement with the United States and the
European Union, its position remains unclear, and its relationship
with China, ambivalent.

■ Riccardo Fabiani, Algeria and Morocco: Two Visions of


Security and Geopolitics
The rivalry between Algeria and Morocco dates back to Algerian
independence and the debate over the drawing of postcolonial
frontiers. The issue of the Western Sahara has been added on to this
geopolitical opposition. Following a relatively calm spell, the rivalry
resumed at the start of the current decade, impelling both countries to
seek external support in the forms of diplomacy and weapons. As a
result, we may see this local rivalry being played out on a larger stage
in years to come.

■ Yahia H. Zoubir and Abdelkader Abderrahmane, Algeria


in the Sahel: Stability and Security
Now that the long Bouteflika interlude has come to a close, Algeria
—which has conflict on its doorstep in both Libya and the Sahel—is
attempting to redefine its role in the region. A regional power that
cannot be ignored, Algeria is drawing on its heritage of dialog-based
diplomacy and, increasingly, affirming its own choices of establishing
bilateral cooperative relationships, organizing a regional response to
instability, and carrying out economic diplomacy, while at the same
time remaining distrustful of actors from outside the region.

■ John O’Rourke, Can the European Union Cool the


Relationship Between France and Algeria?
Algeria and the European Union (EU) are linked by an association
agreement that came into force in 2005 but has not yet given rise to the
reforms expected by Brussels. The EU’s neighborhood policy
nevertheless offers advantages and opportunities. Even though the
recurring tensions between France and Algeria cannot fail to affect the
latter’s relationship with the EU, the technocratic and pragmatic side
of the neighborhood policy may still permit the EU to keep a cool
head when setting up cooperation.

■ Pierre Buhler and Frédéric Charillon, Influence and


Inconvenience in International Relations
Some nations deploy influence strategies so they can impose their
wishes on other actors without the use of force. They will use
seduction, appeal, pressure, inconvenience, or payment, to greater or
lesser extents, depending on the nature of their regime. The channels
used to implement these strategies include the media, culture,
education, entryism, and digital technologies. European nations are
becoming increasingly aware of these challenges, but they owe it to
themselves to take more vigorous action.

■ Fabrice Balanche, Syria: A Deceptive Frozen Conflict


The reduction in levels of violence in Syria might make the outside
world think that the war is coming to an end. In reality, the conflict is
temporarily frozen, but the conditions for resuming hostilities are
unmistakably present. The country is currently divided into four
zones, controlled respectively by the regime supported by Moscow
and Tehran; the Autonomous Administration of North and East Syria,
supported by Washington; Turkey; and the jihadist group Hay’at
Tahrir al-Sham. The status quo is not likely to last, however.

■ Olga V. Alexeeva and Frédéric Lasserre, China and the


Concept of the Third Pole
China is promoting the concept of the Third Pole, consisting of the
Himalayas and the Tibetan Plateau, to legitimize its interest in the
governance and resources of the Arctic. This concept is depicted in
original cartographic representations that place China in the center of
the world, between the Arctic and the Antarctic. These
representations, which form part of Beijing’s soft power, contrast
sharply with the Eurocentric maps that predominate in Western
countries.
Les publications de l’Ifri
POLITIQUE ÉTRANGÈRE
Politique étrangère est diffusée sur abonnement et en librairie. L’ensemble des sommaires est
consultable sur Ifri.org et une version numérique de la revue est disponible sur les portails
Persee.fr et CAIRN.info.

Au sommaire du dernier numéro :


Climat : quelle marche suivre ?
Afghanistan : leçons d’un échec
Politique étrangère, vol. 87, n°1,
Printemps 2022, 232 pages, 23 euro
À découvrir sur le blog politique-etrangere.com : archives,
entretiens inédits, podcasts, revues de presse, réactions de
lecteurs, etc.

RAMSES
Le Rapport annuel mondial sur
le système économique et les
stratégies (RAMSES), ouvrage
publié chaque année sous la
direction de Thierry de
Montbrial et Dominique
David, offre un panorama
approfondi de l’actualité
internationale et fournit une
analyse prospective de
l’évolution du monde.
RAMSES 2022. Au-delà du
Covid, Thierry de Montbrial
et Dominique David (dir.),
Paris, Ifri/Dunod,
septembre 2021, 376 pages,
32 euro

La liste exhaustive des publications de l’Ifri peut être consultée sur


www.ifri.org.
L’IFRI A PUBLIÉ RÉCEMMENT

Après Barkhane : repenser la posture stratégique française en Afrique de l’Ouest


Laurent BANSEPT et Élie TENENBAUM

Près d’une décennie après sa guerre victorieuse contre le terrorisme au Mali, la France est
aujourd’hui en passe de tourner une page de son histoire militaire en Afrique. La fin
prochaine, et pourtant programmée depuis le printemps 2021, de l’opération Barkhane
survient cependant dans un contexte stratégique particulièrement dégradé.

Alors que la constitution d’un solide partenariat de combat avec les armées locales
constituait le cœur de la stratégie française, le drapeau tricolore quitte le Mali dans un
contexte de rupture diplomatique et de progrès sans équivoque de l’influence russe dans le
pays.

Focus stratégique, n° 109, mai 2022, disponible à l’adresse suivante : www.ifri.org.


Deux nuances de bleu : L’Europe et le Pacifique insulaire. Des partenaires stratégiques
à l’heure de l’Indopacifique
Céline PAJON

La France et l’Union européenne (UE) ont publié ces dernières années leurs stratégies
indopacifiques respectives et un Forum ministériel réunissant plus de 60 chefs des
diplomaties des pays européens et des partenaires de la région s’est tenu le 22 février
dernier à Paris.

Il s’agit, pour la France et l’UE, de réinvestir cette zone stratégique, centre de gravité
économique et politique, dont la stabilité est menacée par des risques transnationaux
(changement climatique, épidémies, pression sur les ressources naturelles) et des tensions
interétatiques exacerbées par la rivalité sino-américaine.

Briefings de l’Ifri, avril 2022, disponible à l’adresse suivante : www.ifri.org.


1. Les années 1920 font exception : dans le cadre de la politique d’« indigénisation »
(korenizatsia) menée par les autorités soviétiques, on assiste à une importante consolidation de
la nation ukrainienne (valorisation de la langue et de la culture ukrainiennes, promotion
d’Ukrainiens aux postes de direction). Staline y met brutalement fin dans les années 1930.
2. S. Birch, « Interpreting the Regional Effect in Ukrainian Politics », Europe-Asia Studies,
vol. 52, no 6, 2000, p. 1017-1041.
3. A. Portnov, « Memory Wars in Post-Soviet Ukraine (1991–2010) », in U. Blacker, A. Etkind
et J. Fedor (dir.), Memory and Theory in Eastern Europe, New York, Palgrave Macmillan, 2013,
p. 233-254.
4. M. Riabchuk, « Ukraine: One State, Two Countries? », Eurozine, 16 septembre 2002,
disponible sur : www.eurozine.com.
5. V. Kulyk, « Shedding Russianness, Recasting Ukrainianness: The Post-Euromaidan
Dynamics of Ethnonational Identifications in Ukraine », Post-Soviet Affairs, vol. 34, no 2-3,
2018, p. 119-138.
6. E. Giuliano, « Who Supported Separatism in Donbas? Ethnicity and Popular Opinion at the
Start of the Ukraine Crisis », Post-Soviet Affairs, vol. 34, n° 2-3, 2018, p. 158-178.
7. T. Zhurzhenko, « A Divided Nation? Reconsidering the Role of Identity Politics in the
Ukraine Crisis », Die Friedens-Warte, vol. 89, no 1-2, 2014, p. 249-267.
8. Avec, par exemple, la réhabilitation de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) qui,
pendant la Seconde Guerre mondiale, avait combattu les Soviétiques, puis les Allemands, tout
en se livrant à des massacres de populations polonaises en Volhynie.
9. En 2000, la Russie représente plus d’un tiers des importations et des exportations
ukrainiennes. Données disponibles sur : https://oec.world.
10. En 2000, la Russie est de loin le premier pays possédant le plus d’individus nés en Ukraine
(3,5 millions), aux côtés d’autres pays d’ex-URSS, cf. « International Migrant Stock », ONU,
Département des affaires économiques et sociales, division de la population, 2019.
11. E. Mizrokhi, « Russian “Separatism” in Crimea and NATO: Ukraine’s Big Hope, Russia’s
Grand Gamble », Chaire de recherche du Canada sur les conflits identitaires et le terrorisme,
2009.
12. A. Osipian, « Historical Myths, Enemy Images, and Regional Identity in the Donbass
Insurgency (Spring 2014) », Journal of Soviet and Post-Soviet Politics and Society, vol. 1, no 1,
2015, p. 109-140.
13. Q. Buckholz, « The Dogs that Didn’t Bark: Elite Preferences and the Failure of Separatism
in Kharkiv and Dniepropetrovsk », Problems of Post-Communism, vol. 66, no 3, 2019, p. 151-160.
14. A. Colin Lebedev, « Les combattants et les anciens combattants du Donbass : profil social,
poids militaire et influence politique », Études de l’IRSEM, no 53, 2017, p. 11-100.
15. N. Mitrokhin, « Infiltration, Instruction, Invasion: Russia’s War in the Donbass », Journal of
Soviet and Post-Soviet Politics and Society, vol. 1, no 1, 2015, p. 219-249.
16. M. Riabchuk, « Two Ukraines’ Reconsidered: The End of Ukrainian Ambivalence? »,
Studies in Ethnicity and Nationalism, vol. 15, no 1, 2015, p. 138-156.
17. K. Ash et M. Shapovalov, « How Ukraine’s New President Broke Down a Historic
Divide », The Washington Post, 1er mai 2019, disponible sur : www.washingtonpost.com.
18. V. Kulyk, « Shedding Russianness, Recasting Ukrainianness: The Post-Euromaidan
Dynamics of Ethnonational Identifications in Ukraine », op. cit.
19. Dirigeant et symboles de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, mouvement créé en
1929 en Galicie (alors sous autorité polonaise), prônant le nationalisme intégral et l’action
violente pour créer un État ukrainien indépendant. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle
se scinde en deux branches qui collaborent dans un premier temps avec les Allemands, dans
l’espoir d’obtenir l’indépendance, avant de les combattre.
20. A. Portnov, « Bandera Mythologies and Their Traps for Ukraine », Open Democracy, 22 juin
2016, disponible sur : www.opendemocracy.net.
21. A. Oleinik, « Volunteers in Ukraine: From Provision of Services to State- and Nation-
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ressorts de l’engagement des femmes bénévoles dans l’assistance aux blessés militaires du
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https://aoc.media.
28. A. Oleinik (« Volunteers in Ukraine: From Provision of Services to State- and Nation-
Building », op. cit.) exploite une enquête réalisée par l’Institut international de sociologie de
Kiev (KIIS) sur un échantillon représentation de 2 040 individus, en septembre 2016.
29. Selon le groupe Rating, la proportion des Ukrainiens qui voteraient « oui » à un
référendum sur l’adhésion à l’UE est passée de 49 % en décembre 2013 à 62 % en
novembre 2020. Pour l’intégration à l’OTAN, ces chiffres sont passés de 34 % en mars 2014 à
58 % en novembre 2021. Données disponibles sur : armyinform.com.ua.
30. Un sondage du groupe Rating, à la fin mars 2022, indique que le soutien des Ukrainiens à
l’UE était passé à 91 %, et le soutien à l’OTAN à 68 %. Données disponibles sur :
https://ratinggroup.ua.
31. D. Schmid, « De l’élargissement à l’éloignement : la Turquie veut-elle toujours adhérer à
l’Union européenne ? », Politique étrangère, vol. 75, no 1, Ifri, 2010, p. 13-24.
32. Les deux premiers « temps forts » ont eu lieu en 1991 avec la fin de l’Union soviétique et
en 2004 avec la « révolution orange ».
33. M. Riabchuk et A. Lushnycky, « Ukraine’s Third Attempt », in V. Stepanenko et
Y. Pylynskyi (dir.), Ukraine after the Euromaidan: Challenges and Hopes, Bern, Peter Lang, 2015,
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34. Données du Centre Levada, disponibles à l’adresse suivante : www.levada.ru.
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4. Chapitre « Liberalism and International Affairs » dans l’ouvrage de S. Hoffmann, Janus and
Minerva: Essays in the Theory and Practice of International Politics, New York, Routledge, 1987.
5. H. Morgenthau, Polityka mie˛dzy narodami. Walka o pote˛ge˛ i pokój [Politique internationale :
Le conflit entre pouvoir et paix], Varsovie, Difin, 2010, p. 82.
6. S. P. Huntington, « Clash of Civilizations? », Foreign Affairs, 1993. L’article a été suivi d’un
livre, paru trois ans plus tard sous le même titre.
7. Sur la régression de la politique russe, voir les articles de M. Menkiszak dans les éditions
du Rocznik Strategiczny [Annuaire stratégique], à partir du numéro 2013/14, et son article
« Imperium kontratakuje » [L’Empire contre attaque].
8. Dans son discours du 25 février devant le Conseil de sécurité de l’ONU, avant le vote de la
résolution sur l’agression de la Russie, l’ambassadeur du Kenya a souligné que, bien que les
pays africains aient hérité du colonialisme de frontières « inconfortables », ils ont décidé de
les respecter afin de ne pas déclencher de guerres en chaîne sur le continent.
9. Le discours de Poutine, très méprisant à l’égard de l’Ukraine et du droit international, et
justifiant l’argumentation impérialiste de la Russie, date du 21 février 2022. V. Putin,
A. Michnik, « “Współczesna Ukraina jest w całos´ci dziełem Rosji”. Całe przemówienie Putina
sprzed ataku » [L’Ukraine actuelle est entièrement une œuvre de la Russie], wyborcza.pl,
25 février 2022, disponible sur : wyborcza.pl.
10. « John Mearsheimer on Why the West is Principally Responsible for the Ukrainian Crisis »,
The Economist, 19 mars 2022. Il est symptomatique que Mearsheimer parle d’une « crise », et
non d’une guerre.
11. R. Kuzniar, Zmierzch liberalnego porza˛dku mie˛dzynarodowego 2011-2021 [Le crépuscule de
l’ordre international libéral 2011-2021], Varsovie, Wydawnictwo Naukowe Scholar, 2022.
12. P. Johnson, Historia s´wiata od roku 1917 [L’Histoire du monde à partir de 1917], Varsovie,
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2. Ibid., p. 5-6.
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5. Cité dans T. Hamel, « Le dilemme de l’activisme algérien dans le Sahel-Maghreb. », Le
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9. Entretien par courriel avec un diplomate algérien de haut rang sous couvert d’anonymat en
juin 2018.
10. « L’action diplomatique de l’Algérie. Constantes et redéploiement », op. cit., p. 19 ; « Le
MAE nigérien salue la qualité de la coopération avec l’Algérie dans le domaine de la
sécurité. », Algerie 360°, 28 juillet 2016, disponible sur : www.algerie360.com.
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15. Y. Zoubir, entretien avec un ministre malien en octobre 2016.
16. Y. Zoubir, communication personnelle en mars 2014.
17. Y. Zoubir, communication personnelle en juin 2012.
18. Cité dans C. Châtelot, « Mohamed Bazoum : “Le G5 Sahel a du plomb dans l’aile.” », Le
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19. « L’Algérie et ses voisins. », Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord, no 164, International
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20. G. Oukazi, « Réunion de “parrains” à Paris, Esseradj à Alger : La Libye, entre parasitages
et tuteurs autoproclamés », Le Quotidien d’Oran, 4 octobre 2016, disponible sur :
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21. Y. Zoubir, entretien à Alger le 25 janvier 2018.
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23. C. Châtelot, « Mohamed Bazoum : “Le G5 Sahel a du plomb dans l’aile.” », op. cit.
24. « L’Algérie joue “depuis toujours un rôle majeur et essentiel” dans la stabilité du Mali. »,
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26. V. Baudais, A. Bourhrous et D. O’Driscoll, « Conflict Mediation and Peacebuilding in the
Sahel: The Role of Maghreb Countries in an African Framework », op. cit., p. 35.
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1. Amílcar Cabral : « Les chrétiens vont au Vatican, les musulmans à La Mecque et les
révolutionnaires à Alger ».
2. Ahmed Ben Bella, août 1963 : « Qu’on nous laisse notre Dieu, notre Allah ! À part ça, nous
sommes prêts à aller plus loin que n’importe quel socialisme scientifique ».
3. A. Mebtoul, « Par les chiffres : comment les réserves en devises ont fondu et le dinar a
coulé », Algérie patriotique, 7 mars 2021.
4. Avec une ambassade située sur un site de 15 hectares sur les hauteurs d’Alger, trois
consulats généraux, l’Institut français (avec son siège à Alger et des antennes dans cinq villes
de province) et une liste diplomatique de quelque 150 personnes, la présence diplomatique
française en Algérie dépasse de loin celle de tout autre pays.
5. Les accusations d’une influence marocaine dans le rapport de l’automne 2021 de la Banque
mondiale sur les perspectives de l’économie algérienne sont l’exception qui confirme la règle.
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9. M. Audinet, Russia Today (RT). Un média d’influence au service de l’État russe, op. cit.
10. J.-B. Jeangène Vilmer, A. Escorcia, M. Guillaume et J. Herrera, Les manipulations de
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11. Interview du président de la République à France 5, le 23 mars 2021.
12. R. Albro, « The Disjunction of Image and Word in US and Chinese Soft Power Projection »,
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13. Le tabou dit des « 3T » – Tiananmen, Tibet, Taïwan – est désormais élargi aux « cinq
poisons » – Ouïgours, Tibet, Falun Gong, indépendantistes taïwanais, militants pour la
démocratie.
14. « National Security Presidential Memorandum (NSPM)-33 », Maison-Blanche, 14 janvier
2021.
15. Q. Genaille, « How to Evaluate the Chinese Interference in the EU: Mapping China’s
Influence Strategy in Brussels », Monde chinois, vol. 4, no 60, 2019.
16. L’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), l’Internet
Engineering Task Force (IETF) ou le World Wide Web Consortium (W3C).
17. V. Shopov, « Decade of Patience: How China Became a Power in the Western Balkans »,
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18. Le Parlement européen a adopté le 9 mars 2022 une résolution relative à l’« ingérence
étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne », où sont
nommément cités d’autres responsables européens dont le recrutement a contribué à cette
ingérence : y figurent les anciens Premiers ministres finlandais Paavo Lipponen (Gazprom) et
Esko Aho (Sberbank), français François Fillon (Zaroubejneft) et Jean-Pierre Raffarin (intérêts
chinois), l’ancienne ministre autrichienne des Affaires étrangères Karin Kneissl (Rosneft) et
l’ancien ministre français chargé des Relations avec le Parlement Jean-Marie Le Guen
(Huawei).
19. A. Polyakova et C. Meserole, « Exporting Digital Authoritarianism, The Russian and
Chinese Models », Policy Brief, Brookings Institution, août 2019.
20. « Russia », House of Commons, Intelligence and Security Committee of Parliament,
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21. Dont les deux plus importantes sont la fondation Friedrich-Ebert, liée au SPD, et la
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familles dont 12 000 étrangers (ni syriens ni irakiens) dans les camps de Roj et d’Al-Hol.
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