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Les constantes de la diplomatie française, par Georges Bidault (Le Mond... https://www.monde-diplomatique.

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Les constantes de la
diplomatie française
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L
� politique française telle que je l’imagine, telle qu’il est impossible qu’elle ne soit pas
considérée par tous ceux qui ont à s’en préoccuper, peut se ramener à trois données
fondamentales : la première, c’est l’idée de continuité ; la deuxième, l’idée de cohésion des
territoires français, et la troisième, l’idée de cohésion des pays libres. Il n’y a pas de
politique étrangère, intérieure, pas d’entreprise, pas de succès sans continuité. C’est vrai
pour la France comme pour le monde. Quand, après plusieurs siècles de menaces, sous la Révolution,
les hommes au pouvoir se décidèrent à rompre avec la monarchie, faisant table rase du passé, il y a eu
quelque chose qui ne fut pas changé : la politique étrangère, celle de trois cents ans d’histoire que les
hommes de la Convention ont continuée parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, car la France
demeurait toujours la France. Naturellement cela ne signifie pas qu’il faut se figer dans un
immobilisme général, qu’il faut se maintenir dans la routine devant des partenaires qui bougent et qui
manœuvrent en s’adaptant aux circonstances. On abuse depuis quelque temps du terme immobilisme,
qui est un néologisme mal fait et mal pensé lorsqu’il est appliqué à la politique française. Quand on
parle d’immobilisme, je pense à la garnison de Mayence en 1783, à celle de Huninge en 1814 et de
Belfort en 1871, qui ont tenu jusqu’au dernier jour ; c’était une façon de faire de l’immobilisme et
c’était à l’aide de ce genre d’immobilité, qui était beaucoup plus difficile que la sortie les mains en l’air,
que la grandeur a pu survivre. Il n’en est autrement en diplomatie. « Il faut du nouveau ! » est un cri
romantique, qu’il convient de laisser aux promeneurs en gondole, ou à ceux qui aiment se laisser
promener en bateau par les autres.

La deuxième donnée fondamentale, c’est la cohésion des deux éléments : l’élément national, l’Union
française et l’élément international, la défense des peuples libres, parce que nous avons conçu
ensemble l’alliance atlantique.

Après l’Indochine, dont je ne veux point parler, mais dont je garde mémoire, voilà qu’en Afrique du
Nord des problèmes se posent. Que ce soit en Algérie, au Maroc, en Tunisie, les positions du monde
libre pour la défense de la paix sont placées sous notre responsabilité, et la nécessité d’une politique de
longue portée s’impose plus que partout ailleurs. Il n’est pas convenable que notre pays, qui a su
naguère édifier des constructions aussi adaptées à leurs fins que celles qui ont permis au Maroc et à la
Tunisie d’accéder à ce degré de développement où nous les voyons parvenus, supporte d’être, du dehors
ou du dedans, déclaré incapable de faire face aux conséquences de sa propre réussite. Deux impératifs
nous guident : nécessité de la garantie des droits des Français d’Afrique du Nord, engagement pris par
notre pays de conduire les peuples d’Algérie, du Maroc et de Tunisie à la capacité de gérer eux-mêmes
leurs propres affaires, et préservation de la civilisation commune au monde libre ; c’est pourquoi, prêts

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Les constantes de la diplomatie française, par Georges Bidault (Le Mond... https://www.monde-diplomatique.fr/1955/07/BIDAULT/21484

à toutes les formules qui assurent la promotion de nos amis et de nos concitoyens d’Afrique du Nord,
nous refusons de les livrer à des aventures qui pourraient risquer de les conduire sous un joug bien
plus lourd que celui dont certains croient pouvoir se plaindre aujourd’hui. Lorsque toutes les
conditions de la démocratie ne sont pas entièrement réalisées, les revendications démocratiques,
accompagnées de violences, éloignent la liberté et conduisent à la dictature. Quel pays n’en a pas fait
jadis ou naguère la cruelle expérience ? Nous ne pouvons pas, par indifférence ou par lâcheté, les
laisser rouler sur la pente, alors qu’au bout se trouve non seulement la servitude pour eux, mais le plus
grand péril pour le monde libre tout entier. Il ne faut pas se tromper, derrière des nationalismes qui
ne se seraient j jamais éveillés si nous n’avions d’abord commencé par créer nous-mêmes, en les tirant
de l’anarchie, des nations auxquelles nous avons enseigné, parce que nous y croyons nous-mêmes, la
fierté et l’honneur, il y a une vaste entreprise de désagrégation, de ruine et de mort, qui porte un
même nom à travers le monde et qui a pour elle la continuité du dessein, l’absence de scrupules et
l’audace dans l’action.

La troisième donnée est la cohésion du monde libre. Dans ce domaine la bonne volonté ne suffit pas ;
aussi avions-nous créé le pacte atlantique et conclu parallèlement des traités d’entente et d’amitié.
Mais parce que, à l’origine, le pacte atlantique nous a permis d’échapper à un grand péril, nous avons
tendance à vivre là-dessus et à oublier les nouveaux dangers. Nous avons pris l’habitude de rester sur
la défensive, stratégie nécessaire dans un cas d’urgence, mais qui se révèle mauvaise politique à long
terme. Nous sommes parfois même déçus, car l’amitié entre nos peuples, que proclament nos
nombreux traités, n’a pu surmonter très longtemps la pression des intérêts nationaux. Nous sommes
dans le même camp, mais nous passons notre temps à nous brouiller et à nous raccommoder sur les
détails sous prétexte que l’ensemble est acquis ; or rien n’est jamais acquis. Au camp d’en face, on le
sait, règne l’unité, du moins en apparence, et une extrême virtuosité dialectique a servi à faire croire
que les choses changeaient quand rien n’a changé. L’autocritique permet de changer les hommes et de
maintenir les desseins.

Peut-être serai-je taxé de pessimisme. La partie n’est-elle pas inégale ? Je crains qu’elle ne soit en train
de le devenir. Mais je crois aussi qu’il n’est jamais trop tard pour se reprendre et pour faire front.
Parce que l’autre camp n’est pas non plus soustrait à l’erreur, parce que le courage et la ténacité paient
toujours au bout du compte, parce que les hommes lucides et résolus ne manquent pas chez nos alliés
comme chez nous, il suffit de les éveiller et de leur ouvrir les yeux. Ceux qui annoncent les périls, qui
révèlent les menaces, sont rarement bienvenus. Mais, s’ils persistent dans leurs messages, on finit par
leur prêter attention. Et s’ils parviennent à convaincre, l’histoire peut modifier son cours.

G������ B������
Ancien président du Conseil

Extrait d’une communication faite le 14 juin à l’Académie diplomatique Internationale (d’après des notes prises au cours
de la séance).

Mot clés: Idées Diplomatie Décolonisation Guerre d’Algérie 1954-1962 France Indochine française

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