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Talleyrand et l'Entente cordiale, par Comte de Saint-Aulaire (Le Monde d... https://www.monde-diplomatique.

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Talleyrand et l’Entente cordiale


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L
� diplomatie, a-t-on dit, est la Cendrillon de l’Histoire. Elle demeure cachée au foyer, le foyer
national, pendant que les politiques et les militaires, sous les feux de la rampe, paradent sur
le devant de la scène, parmi les airains les plus sonnants et les cymbales les plus
retentissantes. C’est peut-être parce que cette douairière s’offusque d’être traitée en petite
fille qu’elle prend parfois des airs boudeurs. Elle ne sera pas vedette aussi longtemps que
son rôle essentiel consistera à faire la paix et à la maintenir. Allumer les incendies sera toujours plus
brillant que les éteindre.

C’est ce que je me disais en constatant que, dans les nombreux discours qui ont célébré le
cinquantenaire de l’Entente cordiale, le 8 avril 1954, le nom de Talleyrand n’a pas, à ma connaissance,
été prononcé à côté, et même avant ceux de lord Lansdowne et de Théophile Delcassé. Cependant, si
ces deux hommes politiques, plutôt que diplomates professionnels – et c’est ce qui, avec ou sans
contrat, leur donne droit comme aux divettes de music-hall au projecteur et au haut-parleur – s’ils
sont, dis-je, les pères de l’enfant, Talleyrand en est le grand-père. Il l’est même deux fois, par la
filiation du sang et par la filiation spirituelle.

Rencontre singulière où les anciens auraient reconnu l’intervention des dieux favorables : dans les
veines de lord Lansdowne coulait le sang de Talleyrand par sa mère et Flahaut, fils naturel de l’ex-
évêque d’Autun. Mais la part décisive du « diable boiteux » (dans le pandémonium de son âme, il y
avait aussi le démon de la raison et du patriotisme) dans la genèse de l’alliance franco-britannique, est
beaucoup plus voulue et réfléchie que fortuite.

Cette alliance, conforme à sa doctrine, réalisée par sa méthode, se prolonge depuis plus d’un siècle
dans une postérité d’événements heureux.

Sa doctrine ? Il en avait donc une, ce courtisan de la fortune, de la sienne surtout, car il se sert sous
tous les régimes plus qu’il ne les sert ? Mais oui, il a une doctrine et lui demeure fidèle à travers toutes
ses métamorphoses apparentes. Il la formule dès 1792, et l’applique dès que les circonstances le lui
permettent, en 1815. Dans l’intervalle, elle est forcément en sommeil, la guerre menant le jeu, ce qui
signifie les vacances de la diplomatie. Les traités de paix, ainsi qu’on les appelle indûment – ce ne sont
que des trêves éphémères, – sont dictés par le sabre et signés sur le tambour. Mais, au Congrès de
Vienne, après la défaite la plus écrasante de notre histoire, que son génie rend la moins coûteuse en
faisant admettre par le vainqueur qu’il a combattu le seul Napoléon, désormais déchu, non la France,
Talleyrand, sous l’égide du principe qui triomphe à Paris et qui forme le lien de la coalition, le
principe de légitimité, scelle l’alliance de la France avec les deux puissances conservatrices, Angleterre
et Autriche, contre les incorrigibles trublions de Berlin et de Saint-Pétersbourg. Grâce à lui « la

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France sera d’autant plus grande qu’elle cesse d’être gigantesque ». En rentrant dans ses frontières
historiques, intactes toujours grâce à lui, la France ressuscite alors qu’elle s’épuisait par cette énorme
protubérance : l’Empire. En même temps il garantit notre sécurité sur le Rhin par une triplice, mais
pacifique, avec la Tamise et le Danube. C’est ce qu’oublieront les auteurs du traité de Versailles en
anéantissant l’Autriche-Hongrie et en renforçant l’unité de l’Allemagne.

Selon moi, le principal titre de gloire de Talleyrand et le vrai triomphe de sa doctrine éclatent non à
Vienne, mais à Londres, à la conférence qui créa l’indépendance et la neutralité de la Belgique. En
outre il y dépose le germe de l’alliance franco-anglaise.

Comment, objecte-t-on, sa doctrine ? Mais il la renie en substituant le principe des nationalités à son
contraire, le principe de la légitimité monarchique, son cheval de bataille à Vienne, et son cheval de
Troie dans le camp des vainqueurs.

À ceux qui lui réservent une place d’honneur, ou de déshonneur, dans le Dictionnaire des girouettes
Talleyrand peut répondre : « Ce n’est pas moi qui tourne, c’est le vent ». Dans l’océan des passions
déchaînées par la crise belge il tend sa voile à tout vent favorable. Son principe immuable : appliquer
toujours le principe le plus conforme, dans une situation donnée, toujours mouvante, à notre intérêt
national. À Vienne, c’était en 1815, le principe de légitimité ; à Londres en 1830, c’est le principe de la
volonté nationale exprimée par la révolution.

Plus fidèle à son principe qu’à son prince, il mérite moins le reproche de versatilité que la plupart de
ses contemporains les plus haut placés qui pour garder leur place crient successivement beaucoup plus
fort que lui (ses adhésions sont toujours réticentes afin de réserver l’avenir) : Vive la Convention, Vive
le Directoire, Vive le Premier Consul, Vive l’Empereur, Vive Louis XVIII, Vive Charles X, Vive Louis-
Philippe, puis de nouveau, en bouclant la boucle, Vive la République, puis Vive l’Empereur après le
Deux-Décembre.

D’un bourgeois de 1848, Flaubert écrit qu’ « il aurait payé pour se vendre ». Il pourrait l’écrire de
maints gentilshommes. Quant à Talleyrand, je dirais, si je ne craignais d’offenser son goût, qu’il
retourne sa veste afin de pouvoir mieux « tomber la veste » dans l’arène internationale, où très au-
dessus du fanion des régimes flotte le drapeau de la France.

La méthode, si c’en est une, ressemble à sa doctrine, en ce sens qu’il l’adapte également aux
contingences, mais avec autant de fermeté que de souplesse, en observant toujours un principe
inflexible : tout subordonner à l’impératif de l’intérêt national.

Avant tout, éviter toute publicité personnelle qui irrite l’adversaire et le partenaire, et expose à payer
le moindre avantage plus qu’il ne vaut en le surestimant publiquement. On doit au contraire affecter
de n’y attacher aucune importance, tout en exagérant celle de l’avantage qu’obtient l’adversaire. La
diplomatie ne triomphe que modestement. Talleyrand pensait sur ce point comme Berryer :

« La gloire est une belle dame dont il faut être aimé presque sans le savoir. On la rend infidèle quand on
se vante de ses faveurs. »

Écoutons-le quand il formule quelques-unes des règles dont il nous donne tant d’exemples :

« Je discute en présence d’une assemblée politique, non parce que j’ai l’espoir de convaincre quelqu’un
mais parce que je désire faire connaître au monde mes opinions. Mais, dans une chambre au-delà de
laquelle ma voix ne doit pas porter, essayer d’imposer mon opinion au lieu de celle d’un autre, c’est
l’obliger à marquer son opposition d’une manière plus formelle et souvent le conduire à dépasser ses
instructions à cause du désir qu’il a de montrer combien il en est pénétré. »

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Ce que M. de Talleyrand faisait pour persuader, il le faisait d’avance et en tête à tête. En séance il ne
discutait jamais. En quoi il devançait M. Paul Cambon qui, lorsque j’eus l’honneur de lui succéder à
Londres, me donna ce conseil : « Avec les Anglais, négociez toujours, ne plaidez jamais. » Cet ex-évêque
ne se permettait quelque réclame que dans les cas où « Dieu lui-même a besoin des cloches ».

À cette conférence de Londres, il ne s’impose pas seulement par ses qualités intellectuelles. Il ne se
contente pas de distinguer, comme toujours, « le point le plus important et, dans l’affaire la plus
importante, le point essentiel pour sacrifier sans délai et sans scrupule tout ce qui est secondaire ».

Il s’impose surtout par des qualités morales qui le portent au-dessus de lui-même jusqu’à l’héroïsme et
même jusqu’à l’ascétisme professionnel par le sacrifice complet de la popularité, et de tout intérêt
personnel à l’intérêt public. En renonçant tout de suite, pour la France, à l’annexion de la Belgique,
soit déclarée, soit déguisée par la proclamation du duc de Nemours, il ameute contre lui tout le parti
du « mouvement » à Paris et à Bruxelles. Insensible à tous les outrages et à toutes les menaces, il ne
dévie jamais de la ligne qu’il s’est tracée. Insensible également à la fatigue, ce spécialiste de la
« douceur de vivre » fournit, dans sa soixante-dix-septième année, pendant des mois, un effort qui
l’épuise et qui sans doute hâtera sa fin. Il écrit à son amie, la princesse de Vaudémont : « Je me tuerai
peut-être, mais je réussirai. » Palmerston écrit : « Talleyrand s’est défendu comme un lion. » Je pourrais
citer maintes autres appréciations flatteuses des principaux personnages de l’Angleterre, flatteuses
moins pour le personnage officiel que pour la personne, qui cautionne le personnage en le faisant
aimer et respecter.

J’entends murmurer : « Et sa “vénalité” ? » Ce n’est pas mon sujet. Je pourrais en dire plus long, et
avec plus d’excuses, que de sa « versatilité ».

Une seule chose certaine : il sauve la paix et crée les conditions de l’alliance franco-britannique. Ce
casus belli, l’installation de la France à Anvers, est une des « constantes de la politique anglaise. Il crée
aussi, par la proclamation de l’indépendance et de la neutralité de la Belgique, les conditions de sa
magnanime intervention, en 1914, sous les ordres de son roi-chevalier. Enfin, il rend possible la
fondation de notre empire de l’Afrique du Nord, notre meilleur atout sur le terrain international, et,
en 1944, le tremplin de notre libération. Un conflit vital entre la France et l’Angleterre en Belgique
aurait suscité à Londres plus que de la mauvaise humeur devant la conquête de l’Algérie.

C���� �� S����-A������
Ambassadeur de France

Mot clés: Histoire Diplomatie Personnalités Relations bilatérales France Royaume-Uni

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