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Création graphique : V. Podevin © Frédéric de La Mure/Maedi ISBN : 978-2-
259-25262-1
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Pour Marie-France
Avant-propos
*
Ce livre évoque plusieurs aspects importants de la
diplomatie française pendant la période où je l'ai conduite,
de mai 2012 à février 2016. Sur le moment, je n'ai pas pris
de notes : je n'en avais ni le temps ni le goût. Mais une fois
quitté le Quai d'Orsay, je me suis dit – et d'autres avec moi
– qu'il serait dommage que ne subsiste sur la politique
extérieure de la France au cours de ces années aucun récit
présenté par son principal responsable gouvernemental,
avant que le temps ne vienne déformer ou effacer mes
analyses et mes souvenirs.
D'autant plus que ces quatre ans ont été riches en
événements internationaux, heureux ou malheureux, et que
chacun a désormais conscience des liens étroits qui
existent entre la situation du monde et la nôtre (économie,
environnement, sécurité).
Ce livre ne couvre ni tous les événements ni l'ensemble
des domaines relevant du Quai d'Orsay, dont les
compétences ont d'ailleurs été élargies pendant cette
période. Olivier Ravanello, journaliste spécialiste de
politique internationale, m'a posé de multiples questions. Je
l'en remercie. Elles m'ont aidé à bâtir ce récit, qui
comprend cinq grands thèmes que nous avons sélectionnés
ensemble avec un arbitraire assumé.
J'aborde d'entrée l'Accord mondial de Paris sur le
réchauffement climatique et les négociations touchant le
nucléaire iranien parce qu'il s'agit de deux avancées
internationales majeures et que la diplomatie française y a
joué un rôle déterminant. Je reviens, bien sûr, aussi sur
l'effroyable situation syrienne et sur les questions
européennes parce que, décisives mais non résolues, elles
pèsent sur nous tous et montrent la distance, pour
reprendre les termes de Jean Jaurès, entre « l'idéal » et le
« réel ». Je consacre enfin un chapitre à « diriger le Quai
d'Orsay », dans lequel j'ai voulu illustrer, à partir des défis
du présent et d'une certaine vision de l'avenir, l'évolution
du Quai d'Orsay que j'ai conduite avec mes équipes.
*
Cette vision de l'avenir, en quelques mots, quelle est-elle ?
Nous savons d'abord avec certitude que le monde du XXIe
siècle sera plus contraint que celui d'aujourd'hui. Sur le
plan démographique, alors que nous sommes plus de 7
milliards, nous serons au-delà des 11 milliards à la fin du
siècle. Cet accroissement entraînera de fortes contraintes
supplémentaires sur le plan de nos ressources. Avec une
population mondiale plus nombreuse se poseront d'une
manière encore plus aiguë qu'aujourd'hui les exigences
liées à la préservation de notre planète, à la protection et
au partage des ressources, à la lutte contre le dérèglement
climatique.
Notre monde sera aussi plus compétitif. Les pays
émergents se retrouveront encore davantage au cœur des
rapports mondiaux. Poussée par son essor économique et
démographique, l'Afrique jouera un rôle croissant : en
2100, sa population représentera un tiers de celle de la
planète. L'Asie confirmera sa place centrale. L'Europe,
aujourd'hui première puissance économique, demeurera –
si elle n'éclate pas – en bonne place ; mais, alors que trois
pays européens dont la France comptent aujourd'hui parmi
les six premières nations de la planète, ce ne sera plus le
cas en 2030 pour aucun pays européen pris isolément. La
compétition concernera tous les secteurs : commerce,
investissement, technologies, mais également formation,
normes juridiques, modèles de société.
Le monde, c'est une autre certitude, sera davantage
connecté. Le chiffre de 40 % de la population mondiale qui
accède à Internet ne cessera d'augmenter, en particulier
avec le développement du continent africain. Les
connexions s'accroîtront en lien avec la multiplication des
échanges : la mondialisation des économies augmentera les
flux de travailleurs ; la concurrence des systèmes
universitaires augmentera les flux d'étudiants ; l'essor des
classes moyennes en Asie, en Afrique, en Amérique latine
augmentera les flux de touristes. Les connexions se
développeront également en raison des opportunités
nouvelles offertes, sous réserve de poussées
protectionnistes, aux échanges commerciaux et aux
investissements à l'étranger, avec l'accès aux nouveaux
marchés.
Le monde du XXIe siècle comportera malheureusement
aussi davantage de risques. Ceux que nous anticipons,
probablement aussi d'autres. Certes, ni les acteurs non
étatiques ni les groupes armés autonomes ne constituent
de nouveaux venus dans le système international. Mais
avec AQMI, Boko Haram et surtout Daech, le défi lancé aux
États, aux frontières, aux organisations internationales
atteint une ampleur sans précédent. Nombre d'États
s'affaiblissent, leur autorité politique est sapée par des
problèmes économiques, par l'affirmation d'identités
séparées et même par des guerres civiles – sans que ces
États connaissent pour autant un effondrement complet. Ils
deviennent la proie de groupes armés et de réseaux
transnationaux. Dans le même temps, les armes sont et
seront de plus en plus sophistiquées et les formes
d'agression de plus en plus diversifiées (miniaturisation des
armements, cybercriminalité, etc.). Comme aucun pays ou
groupe de pays ne dispose et ne disposera seul de la
capacité nécessaire pour répondre à l'ensemble des défis
planétaires, cette « dispersion de la puissance » conduit à
un monde encore plus imprévisible. Il risque d'y avoir
davantage de forces à contrôler et moins de forces pour les
contrôler.
Dans ce contexte chaotique, le poids démographique et
économique de la France diminuera mécaniquement en
termes relatifs. Pour autant, si nos choix stratégiques sont
pertinents et nos outils efficaces, notre nation peut
demeurer l'une des rares à disposer de tous les attributs de
la puissance et de l'influence qu'ils procurent : place dans
les institutions internationales, attractivité, rayonnement
économique, culturel et scientifique, rôle de nos principes,
capacité de défense et de projection militaire. Dans ce
monde en mutation, nous devrons continuer à agir pour
soutenir partout nos intérêts et ceux de nos concitoyens –
parce que c'est cela l'objectif central d'une politique
étrangère – et mener une diplomatie globale dans sa
géographie, dans ses domaines d'action comme dans la
variété de ses instruments.
Afin d'y parvenir, nous devrons poursuivre plusieurs
priorités reliées entre elles. Je les analyse dans ce livre : la
paix et la sécurité, l'organisation et la protection de la
planète, la réorientation et la relance de l'Europe, le
rayonnement et le renforcement de la France. Nous
devrons à la fois consolider nos alliances – notamment avec
les pays émergents – et conserver notre indépendance qui
est une marque de fabrique de notre politique étrangère et
une clé de notre influence. Notre diplomatie devra agir de
plus en plus en réseau avec les autres pays européens.
Nous aurons besoin de développer les liens entre nos
citoyens et nos territoires, comme entre l'Europe et le
monde. Encore plus qu'aujourd'hui, le ministère des
Affaires étrangères devra assumer une fonction d'interface
entre l'international, le national et le local. La plupart de
nos concitoyens se retrouveront en effet, à un moment de
leur vie, Français à l'étranger ou Français de l'étranger : la
diplomatie devra jouer de plus en plus son rôle de « service
public de l'international », assumant une fonction globale
de sécurité, de proximité et d'efficacité.
*
Cette dimension « globale » me semble d'ailleurs
caractériser la nouvelle situation du monde et la « nouvelle
diplomatie ». Les acteurs n'y sont plus seulement les États –
même s'ils conservent leur rôle central –, ce qu'on appelait
autrefois la diplomatie westphalienne, mais d'autres entités
: les entreprises, les ONG, les territoires. Les champs
d'action ne sont plus seulement la « grande politique »,
mais aussi les dimensions économique, scientifique,
culturelle, etc. Les compétences et les analyses doivent
être multiformes, multicritères, multifacettes. Cela rend
d'autant plus passionnante l'action diplomatique.
Pour mener à bien sa diplomatie face à toutes ces
évolutions prévisibles – et à celles que nous n'aurons pas
prévues –, la France, à la fois indépendante et ouverte au
monde, dispose d'atouts nombreux, parmi lesquels un
réseau de professionnels remarquables sur tous les
continents. Ils font parfois l'objet de critiques ou de
caricatures, que je trouve en général injustes. C'est
beaucoup à leur action que nous devons les succès obtenus.
On ne le dit pas assez. J'ai décidé de l'écrire.
Je fais le pari qu'une telle démarche peut intéresser, sans
se perdre dans les polémiques. Je reconnais que c'est un
pari risqué. Aux lecteurs, c'est-à-dire à vous, de juger.
Laurent FABIUS
Octobre 2016
1
L'Accord mondial de Paris
sur le changement climatique
Le devoir de succès
La première de mes tâches est d'identifier les écueils.
Quelles erreurs ne pas commettre ?
Parmi tous les États, ceux qu'on appelle les Petites Îles,
qui constituent l'essentiel d'un groupe appelé en anglais
AOSIS (Alliance of Small Island States), nécessitent une
approche spécialement attentive. Pour eux, l'enjeu n'est
pas ou pas seulement de développer leur économie, leur
société. L'enjeu, c'est de survivre. Au rythme actuel de
montée des eaux, plusieurs n'existeront plus dans vingt
ans, parfois moins. Ces États seront rayés de la carte. On
comprend qu'ils ne puissent pas accepter un mauvais
compromis. 1,5° C de réchauffement, menace proche, est
leur maximum vital. Dans la négociation et la rédaction du
texte final à Paris, je ne l'oublierai pas.
Week-end chargé
« Où en est la cartographie politique ? » Combien de fois
mes collaborateurs – au premier rang desquels
l'ambassadrice Laurence Tubiana, compétente et estimée
de tous – m'ont entendu leur poser cette question ! C'est
que, pour réussir, il ne suffit pas de creuser les dossiers,
réunir les parties, sensibiliser l'opinion, et dégager des
pistes de solutions, il faut aussi avoir à nos côtés, actifs
pour construire le succès, plusieurs grands dirigeants qui
non seulement ne bloqueront pas l'accord mais se
mobiliseront et entraîneront leurs partenaires avec eux.
Pour cela, une carte politique exacte du degré
d'engagement de chaque État est indispensable. Dans les
derniers mois, elle est mise au net et m'est communiquée
chaque semaine grâce à nos ambassades. À quinze jours de
la conférence, au moins trois grands points d'interrogation
subsistent, qu'il nous faut traiter spécialement : l'Inde, le
Brésil, l'Afrique du Sud.
Un « momentum » particulier
La mission assignée à la COP21 est extrêmement
complexe. Il s'agit de mettre d'accord 195 pays – 196
parties avec l'Union européenne – qui présentent des
situations et des positions diverses, sur un sujet, le
réchauffement climatique lié aux émissions de gaz à effet
de serre, qui engage leur développement pour des
décennies. La diversité des situations se traduit par la part
très inégale des pays dans les émissions mondiales : la
Chine représente à elle seule plus de 25 % de ces
émissions, les États-Unis plus de 15 %, l'Union européenne
environ 12 %, l'Inde, la Russie et le Moyen-Orient autour de
5 %, l'Amérique latine 4 %, toute l'Afrique 3 %. Ces
disparités contribuent à expliquer que l'histoire des
conférences climatiques n'ait pas été – pour utiliser un
vocabulaire diplomatique – une suite de succès. Il nous faut
conjurer le fantôme de Copenhague.
Et maintenant ?
En décembre 2015, le monde a décidé d'entrer dans une
société moins carbonée, voire décarbonée : il y aura un
avant et un après l'Accord de Paris. Pour autant, l'adoption
de l'accord ne marque absolument pas un point final. Le
travail de suivi et de mise en œuvre est important, massif
même, et les défis de l'après-Paris sont nombreux et
majeurs.
« Japan ! »
— Mais enfin, Javad, que veux-tu ? What do you want ?
— Japan !, me répond le ministre des Affaires étrangères
iranien Javad Zarif à la question globale que je lui pose. Le
Japon !
Quatre phases
Pendant plus de trois ans, les négociations entre les 5 + 1
et l'Iran vont passer par plusieurs périodes. Je les décris en
détail dans un document que j'ai publié à l'été 2016 dans la
« Revue Internationale et Stratégique » du think tank
français IRIS. Schématiquement, entre avril 2012 et juillet
2015, nos discussions connaissent quatre phases
principales. Elles sont menées en général dans de grands
hôtels internationaux, luxueux et impersonnels,
transformés en forteresses pour l'occasion, où la cuisine est
sans surprise et la confidentialité des conversations sans
garantie.
Deux clashes
Au cours de ces longues et complexes discussions, je n'ai
jamais abandonné l'espoir d'aboutir. L'unité des 5 + 1 a été
cruciale pour parvenir à convaincre l'Iran. Pour autant, il
était essentiel que cette unité ne s'opère pas au détriment
de la fermeté. Cela m'a amené, au moins dans deux
circonstances et en plein accord avec le chef de l'État, à
m'opposer aux positions américaines. Oui, on peut parler
de deux « clashes », qui ont contribué à l'accord final.
L'escale d'Heathrow
Le second épisode de tension franco-américaine intervient
en mars 2015. Chacun sent qu'on approche du terme, mais
les Américains, désireux d'aboutir vite, sont prêts à des
concessions qui ne nous paraissent pas pertinentes. Autant
nous désirons un accord, autant nous le voulons solide.
La Conférence de Genève I
Juin 2012 : Genève I est la première grande conférence
internationale à laquelle je participe depuis ma nomination.
La conférence se tient dans l'immense et froid « Palais des
Nations », héritage de la défunte SDN. En début de
réunion, mes collègues me proposent, en une sorte de
bizutage amical, de tenir la plume du futur communiqué
final, car j'apporte mon expérience en tant qu'ancien
Premier ministre tout en étant « le nouveau ». Sont réunis
autour de la table les ministres des Affaires étrangères des
cinq membres permanents du Conseil de sécurité – la
Chine, la France, les États-Unis représentés par Hillary
Clinton, la Grande-Bretagne par William Hague et la Russie
par Sergueï Lavrov. La Turquie, le Koweït, le Qatar, la
Ligue Arabe sont également présents, ainsi que le très
expérimenté Kofi Annan, émissaire conjoint de l'ONU et de
la Ligue arabe sur la crise en Syrie, ancien secrétaire
général des Nations unies. Le but de notre réunion est de
chercher à mettre un terme à plusieurs mois de violences
en Syrie et de dégager un consensus concernant la
transition politique.
La quasi-totalité de mes collègues estiment, alors, que
Bachar va tomber. J'insiste sur ce point car on a souvent
caricaturé, par la suite, le volontarisme de la France en
sortant de son contexte telle ou telle déclaration. Hillary
Clinton, compétente, déterminée, précise et professionnelle
comme à son habitude, déclare : « Ce que nous avons fait
ici, c'est détruire la fiction selon laquelle lui et ceux qui ont
du sang sur les mains pourraient rester au pouvoir. » Le
débat entre nous tous n'est pas principalement de savoir si
Bachar va partir, mais quand et comment.
Nous négocions un texte sur la transition politique, les
discussions sont denses. Au cours d'une interruption de
séance, Sergueï Lavrov, dont la position officielle est que la
décision concernant Bachar appartient aux Syriens eux-
mêmes, me dit : « L'accueillir chez nous, en Russie, ce ne
sera pas possible, nous en avons déjà plusieurs... » Les
Américains ne sont pas plus enthousiastes en ce qui
concerne un éventuel accueil sur leur propre territoire.
Avec l'appui des puissances réunies à Genève, nous
sommes cependant tous persuadés que nous devrions
pouvoir identifier un pays où l'exfiltrer, lui et ses proches.
C'est d'ailleurs ce qui explique l'optimisme relatif – et
infondé – exprimé par le communiqué de Genève, adopté à
l'unanimité. Un processus politique y est prévu pour
trouver une issue au conflit, que les réunions ultérieures
chercheront à concrétiser, sans succès. Le texte assure
qu'une nouvelle entité gouvernementale devra être mise en
place, « dotée de tous les pouvoirs exécutifs ». Ce qui
signifie, si les mots ont un sens, que Bachar ne disposera
plus de tous les pouvoirs.
Alors que nous rédigeons le projet de communiqué, le
ministre russe sort pour une longue conversation
téléphonique. À son retour, il demande et obtient que soit
ajoutée dans un passage du texte la formule « par
consentement mutuel ». Depuis, à chacune de nos réunions
internationales sur la Syrie, nous butons sur cette
contradiction : d'un côté, le communiqué de Genève I
précise qu'une nouvelle entité gouvernementale devra être
dotée de tous les pouvoirs, de l'autre les Russes – et les
Iraniens – soulignent que, selon ce même texte, la séquence
devra recueillir un consensus, donc l'accord de Bachar. À
l'issue de la conférence, Hillary Clinton déclare que nous
sommes parvenus à une solution positive, mais Lavrov
confirme sa position dure, en réaction, dit-il, aux
déclarations de Clinton qu'il juge tendancieuses.
Un même texte, deux interprétations. Cette divergence se
confirme quelques jours plus tard quand le Conseil de
sécurité est appelé à endosser le communiqué de Genève et
à consacrer son caractère obligatoire : la Russie oppose
son veto, la Chine lui emboîte le pas, mettant un coup
d'arrêt au processus et paralysant définitivement sur ce
sujet l'organe international de règlement des conflits.
Avec le recul, Genève I – qui sera suivi en janvier 2014
d'un Genève II en présence des Syriens et sans résultats –
apparaît comme une gigantesque occasion ratée : à
l'époque, Bachar El-Assad était affaibli, les forces
extérieures sur le sol syrien pouvaient être traitées, et les
terroristes ne constituaient pas encore un élément central
de l'équation – Al-Nosra venait d'apparaître, Daech se
cantonnait encore à l'Irak et beaucoup d'esprits étaient
prêts à un changement.
En novembre 2012, se déroulent les élections
américaines. Entre août 2012 et le printemps 2013 se met
en place une sorte de macabre jeu de dupes au cours
duquel les États-Unis, sur instruction de la Maison Blanche,
donnent de la voix, prétendent agir afin d'apaiser la partie
« interventionniste » de leur opinion publique, mais veillent
à surtout ne pas mettre un bras dans l'engrenage. Cette
dualité est d'ailleurs largement à l'image des sentiments du
peuple américain lui-même. Échaudés par leur lourd
engagement militaire en Irak et en Afghanistan, beaucoup
d'Américains voudraient à la fois que les États-Unis
montrent partout le chemin à suivre mais qu'ils n'envoient
de troupes sur le terrain nulle part. C'est le fameux leading
from behind (« diriger de l'arrière ») revendiqué par le
Président Obama, transformé parfois, disent certains
critiques, en un following from above (« suivre d'en haut »),
moins gratifiant. Malgré sa loyauté, je sens Hillary Clinton
réservée sur les choix de son Président.
Après Genève I, plusieurs réunions ont lieu entre les
« amis de la Syrie » que nous, Français, sommes au premier
rang pour encourager, afin d'aider l'opposition syrienne
modérée. Pour autant, sur le terrain pas grand-chose
n'avance du côté de cette opposition. Les « amis de la
Syrie » se divisent : Qatar, Égypte, Arabie Saoudite,
Émirats arabes unis, Turquie, chaque « ami » a ses
positions et ses candidats. Les financeurs sont divisés,
l'opposition démocratique syrienne aussi, malgré le
courage de ses responsables successifs. Nous,
Occidentaux, hésitons à nous engager massivement dans le
soutien opérationnel à ces groupes. Certains partenaires de
la région n'ont pas ces réserves et procèdent à des
distributions diverses sans guère de discernement,
contribuant à affaiblir la frange modérée de l'opposition.
Dans ces conditions, notre soutien « collectif » n'est pas
suffisamment fort et cohérent pour menacer réellement
Bachar. Pendant plusieurs mois, on piétine : Assad est
certes affaibli, mais pas au point d'être remplacé ; les
Iraniens apportent une aide militaire massive à la Syrie,
directement ou par l'intermédiaire du Hezbollah libanais,
ils dépêchent des milliers de combattants ; les Russes se
prétendent ouverts à une évolution, mais ils la bloquent,
redoutant, disent-ils, « un chaos encore plus grand si
Bachar tombe ». À mesure que les mois passent, les
déplacés, les réfugiés, les blessés, les morts s'accumulent
et, premiers bénéficiaires de cette situation de plus en plus
complexe, les groupes terroristes se renforcent et se
structurent. Daech prend pied au nord et dans l'est de la
Syrie.
La ligne rouge
L'échéance suivante, capitale, intervient fin août 2013. Au
cours des mois précédents, le Président Obama, souhaitant
montrer sa détermination, a publiquement déclaré que si
Bachar El-Assad utilisait des armes chimiques, cela
constituerait une « ligne rouge »: « We have been very clear
to the Assad regime, but also to other players on the
ground, that a red line for us is we start seeing a whole
bunch of chemical weapons moving around or being
utilized » (20 août 2012) 1 . Dans cette hypothèse, l'Amérique
serait conduite à réagir militairement. Certes toutes les
armes tuent, mais les armes chimiques représentent une
menace encore plus redoutable et détestable que les
autres, à cause notamment de leurs conséquences aveugles
et inhumaines sur les populations civiles. D'où un régime
juridique spécial d'interdiction internationale et la mise en
garde solennelle du Président américain.
Dans ce contexte, nous apprenons que Bachar El-Assad a
utilisé le 21 août 2013 des armes chimiques contre des
civils dans la plaine de la Ghouta, en banlieue de Damas,
causant plus d'un millier de morts. Je demande à nos
services de vérifier immédiatement cette information très
grave. Oui, répondent-ils après enquête, le régime a bien
eu recours au chimique, ponctuellement plusieurs fois au
cours des mois précédents, et à la Ghouta où il les a utilisés
massivement. Ce sont ces mêmes excellents services qui,
quelques années plus tôt, ont démontré au Président
Chirac que, contrairement aux affirmations américaines,
Saddam Hussein ne possédait pas d'armes de destruction
massive et que l'invasion de l'Irak était injustifiée. Des
enquêtes plus complexes sont entreprises pour déterminer
qui a donné l'ordre d'actionner ces armes chimiques. Il
apparaît qu'il n'a pu être donné qu'à un niveau très élevé,
et de toute manière qu'il a été couvert par Bachar. Dans ces
conditions, difficile de prétendre, comme le font pourtant le
régime et ses soutiens allant jusqu'à nier l'existence d'un
arsenal chimique syrien, que nos services avaient vu clair
dans l'affaire irakienne mais qu'ils se trompent dans le
conflit syrien.
Sur la base de nos propres analyses, de la nécessité de
stopper Bachar, sur la foi aussi de l'engagement du
Président Obama concernant la « ligne rouge », nous nous
préparons à réagir par des frappes contre le régime. En
concertation étroite avec les Américains et les
Britanniques, des travaux de planification sont menés entre
nos états-majors. Plusieurs réunions se tiennent à l'Élysée
sous la présidence de François Hollande, rassemblant le
ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, les chefs d'état-
major et moi. L'intervention envisagée est délicate : il faut
frapper durement le régime sans pour autant déclencher à
Damas et en Syrie un processus incontrôlé. Les frappes
doivent être significatives, mais éviter les pertes civiles et
ne pas faire le jeu d'un groupe terroriste. C'est d'ailleurs
l'argument principal que le Président Obama utilisera plus
tard pour justifier sa non-intervention : si Bachar est mis en
difficulté, qui prendra sa place ? Pour l'heure, la stratégie
proposée par la France et adoptée par les États-Unis et la
Grande-Bretagne consiste à envoyer un message clair à
Assad pour le contrer et lui interdire de recommencer.
L'objectif n'est pas de provoquer l'effondrement militaire
du régime. Ces frappes doivent dissuader puis amener un
Bachar affaibli à ce que le régime négocie vraiment. Avec
nos partenaires, nous déterminons de manière précise qui
doit intervenir, comment et à quel moment. L'opposition
modérée est tenue au courant.
Deux événements vont démolir ce plan. D'abord, ce sont
les Britanniques qui flanchent. Leur Premier ministre David
Cameron estime qu'il doit, avant toute intervention
militaire, demander l'autorisation à son Parlement. Il pense
y disposer d'une majorité. Il se trompe. La motion
gouvernementale est rejetée le 29 août par 285 voix contre
272. Son « erreur de jugement » anticipe, d'une certaine
façon, celle qu'il renouvellera deux ans et demi plus tard
avec le Brexit. Une partie des députés conservateurs
n'apprécient guère Cameron et se prononcent en
conséquence. Quant au groupe parlementaire travailliste, il
a décidé de voter contre. Juste avant la séance, William
Hague, mon homologue britannique, me demande
d'intervenir auprès du Labour pour insister sur le fait qu'il
s'agit d'un enjeu dépassant les clivages politiques
traditionnels. Ed Miliband, à l'époque leader du Parti
travailliste, m'écoute amicalement au téléphone, sans me
laisser d'espoir. Le Labour, m'indique-t-il, ne pourra pas, en
tant que parti d'opposition, voter avec le gouvernement. Il
ajoute que pèse sur ce débat l'ombre de la décision
d'intervenir en Irak prise quelques années auparavant par
le Premier ministre Tony Blair, et que les travaillistes
trouvent là une occasion d'exorciser ce souvenir funeste.
Toujours est-il que les Britanniques font défaut. Leur
absence aura de lourdes conséquences sur le conflit syrien
et sur l'ensemble de la politique étrangère britannique.
Durant plusieurs mois, on n'entend plus guère la Grande-
Bretagne s'exprimer en politique étrangère.
La volte-face américaine
Le second événement – celui-là déterminant –, c'est le
coup de téléphone de Barack Obama à François Hollande
quelques heures seulement avant le déclenchement prévu
de l'opération. Nous sommes le 31 août. En ce samedi
après-midi, la mobilisation est totale. Les objectifs
militaires ont été assignés, le plan de communication et de
démarches diplomatiques qui suivra ces frappes est prêt.
Vers 16 heures (heure française), la conseillère pour la
Sécurité nationale du Président américain appelle son
homologue à l'Élysée, Paul Jean-Ortiz. Dans sa voix, une
gêne laisse déjà présager le coup de théâtre. Trente
minutes plus tard, Obama joint le président de la
République au téléphone. Comme souvent avec lui, la
conversation commence par d'intelligentes considérations
générales, puis il en vient au sujet précis : j'ai besoin de
temps, dit-il, la décision des Britanniques constitue un
élément nouveau. D'autre part, nous ne bénéficierons pas
de l'appui unanime du Conseil de sécurité ; et puis, il serait
utile de consulter le Sénat... Obama n'affirme pas
clairement qu'il ne va pas intervenir – pendant plusieurs
jours l'ambiguïté officielle régnera –, mais François
Hollande comprend qu'il a en réalité tourné casaque. Dès
lors, il n'est plus possible d'exécuter une opération qui a
été bâtie comme une conjonction de forces. Le Président
américain s'était engagé auprès de nous, auprès de
l'opposition syrienne modérée et de beaucoup d'autres ; au
dernier moment il fait volte-face. L'opération est morte. Ce
renoncement entraînera des conséquences considérables
non seulement sur le drame syrien, mais sur l'ensemble de
la situation régionale et internationale. J'y reviendrai.
Le G20 de Saint-Pétersbourg
Quelques jours plus tard, le jeudi 5 et le vendredi 6
septembre, le G20 se réunit à Saint-Pétersbourg, sous
présidence russe. La situation syrienne ne figure pas
expressément à l'ordre du jour prévisionnel, dominé par les
sujets économiques et financiers ; mais la question est bien
au centre des conversations des vingt chefs d'État et de
gouvernement et elle est abordée au dîner le premier soir.
Obama souhaite faire adopter une motion condamnant
Bachar. Il donne ses arguments. Un tour de table a lieu.
Poutine fait front et soutient qu'il n'existe pas de preuves
contre Bachar. Les participants ne sont pas unanimes dans
leur condamnation et dans leur appel à une réaction forte.
La « motion Obama » ne recueille que 11 soutiens sur 20.
Le G20 se termine, mais, dès le lundi 9 septembre, Poutine
propose publiquement un plan qui placerait l'arsenal
chimique syrien sous contrôle international avec comme
objectif sa destruction et l'accord du régime syrien.
La manœuvre est habile. Plutôt que de laisser la
controverse se concentrer sur la responsabilité de Bachar
dans l'utilisation des armes chimiques et sur la réaction
qu'elle appelle, le Président russe se présente comme celui
qui apporte une solution à leur évacuation. Il soulage, ce
faisant, l'exécutif américain. Hier accusé d'être complice
des crimes de Bachar, il devient celui qui va permettre la
destruction de l'arsenal chimique, tout en restant fidèle à
son allié qui y trouve au passage un début de relégitimation
internationale. L'opération représailles contre Bachar est
définitivement morte. Plus : constatant qu'Obama n'a pas
été assez déterminé pour sanctionner un tyran coupable de
crimes de guerre et plutôt faible alors même qu'il en avait
pris l'engagement, Poutine comprend – et d'autres avec lui
– que ce Président américain ne sera pas nécessairement
réactif en cas d'affrontements plus tard et ailleurs. À mes
yeux, c'est ce jour-là qu'est née la future position russe
concernant l'Ukraine, la Crimée et d'autres territoires.
Dans l'immédiat, Bachar continue ses exactions.
L'opposition syrienne modérée, qui avait plaidé pour une
intervention occidentale et cru en elle, est affaiblie face aux
radicaux prêts à une lutte par tous les moyens et à toutes
les alliances. Au contraire, la Russie et l'Iran sont
renforcés. Auprès des pays du golfe Persique avec lesquels
les États-Unis sont liés, le projet mort-né d'intervention
syrienne exerce un effet dévastateur. Ils y voient non
seulement un recul américain mais un succès de leur
ennemi intime, l'Iran. L'Arabie Saoudite, le Qatar, le
Koweït, les Émirats arabes unis, Bahreïn, la Turquie et
d'autres s'interrogent plus généralement sur la valeur des
engagements américains, alors même que la négociation
sur le nucléaire iranien se réengage. Certes, les leaders ne
s'expriment pas officiellement d'une manière aussi brutale,
mais la plupart ont perdu confiance et nous le disent. Ils ne
croient plus en la parole de leur allié. Le Président Obama
et John Kerry auront beau par la suite multiplier les
démarches pour tenter de les rassurer, la méfiance s'est
installée.
Sur le terrain, Bachar se sent davantage dépendant de ses
parrains, mais aussi plus solidement épaulé par la Russie et
par l'Iran. L'opposition modérée à Bachar n'est toujours
dotée que de faibles moyens, malgré les promesses qui lui
sont faites. Les « amis de la Syrie » se retrouvent encore
plus divisés qu'avant par la décision américaine. Les
groupes terroristes saisissent là une occasion majeure de
se développer : le prétendu « État islamique », Daech,
conforte son emprise sur le nord et l'est de la Syrie, faisant
de Raqqa sa capitale et sa tête de pont logistique vers
l'Irak.
La position française
La France a dès l'origine plaidé pour chercher en Syrie
une solution politique, tout en apportant un soutien
matériel à l'opposition modérée et en appelant sans relâche
à la protection des populations civiles. Cette solution
politique de long terme passe par le départ de Bachar qui,
compte tenu de ses crimes, ne peut pas constituer « l'avenir
de la Syrie ». Non seulement pour des raisons morales,
mais pour des raisons d'efficacité : nous ne croyons pas que
le principal responsable de la destruction d'un peuple
puisse en devenir le rassembleur.
On entend cependant ici et là une autre thèse, qui gagne
du terrain avec le développement de Daech et l'enkystage
du conflit : certes Bachar n'est pas un démocrate, c'est
même un dictateur, mais il n'est pas le seul au monde dans
ce cas, et, tout compte fait, il est moins à redouter que les
groupes terroristes. On connaît la formule : entre deux
maux... Au lieu de vouloir son départ, mieux vaudrait
s'allier avec lui pour lutter contre Daech.
Cette dernière analyse, François Hollande et moi nous
l'avons toujours récusée. Bien entendu, les phases de la
transition politique en Syrie doivent être négociées. Après
les tentatives de Genève I et II, ce devrait être le rôle du
Groupe international de soutien à la Syrie (GISS) constitué
à l'automne 2015 à Vienne avec la participation de l'Iran,
pour la première fois partie prenante de la négociation.
Mais la formule politique finale ne pourra pas maintenir
Bachar au pouvoir. Car soutenir Bachar, c'est d'une
certaine façon soutenir le terrorisme, dans la mesure où ils
se « légitiment » l'un l'autre. Ils sont l'avers et le revers de
la même médaille. D'ailleurs, beaucoup d'indications
montrent que Bachar a « instrumentalisé » Daech : prisons
vidées opportunément de leurs terroristes islamistes pour
grossir ses rangs, achat de pétrole à l'État islamique,
abandon de territoires devant son avancée, ciblage de
l'opposition modérée là où elle faisait face au groupe
terroriste ont fait partie de la stratégie du régime syrien.
Surtout, accepter l'idée que Bachar reste durablement à la
tête de la Syrie, le conforter, ce n'est pas lutter contre
Daech et les groupes terroristes, c'est en réalité les
pérenniser en détruisant toute perspective politique qui
permettrait de rallier les populations sunnites dans la lutte
contre le terrorisme ; la difficulté d'y parvenir en Irak
l'illustre. C'est aussi pousser les rebelles modérés vers les
groupes terroristes. On le voit dans l'assaut atroce mené
par le régime et les Russes contre Alep. Soumis à la
puissance de feu et à l'aviation ennemie sans disposer de
moyens suffisants pour réagir, les combattants modérés,
malgré leurs désaccords profonds avec les groupes
djihadistes, sont conduits à se rapprocher d'eux.
C'est pourquoi nous n'avons cessé de dénoncer
publiquement les crimes de Bachar et de ses soutiens.
Nous l'avons fait dans toutes les enceintes où nous le
pouvions et par tous les moyens dont nous disposions. Dans
le passé, nous avons appuyé la révélation de l'opération
« César », ces 50 000 photos et innombrables témoignages,
précis, accablants, sur la torture et l'assassinat
systématiques dans les prisons du régime. Nous avons
appelé les membres du Conseil de sécurité à renoncer à
leur droit de veto s'agissant de crimes de masse. Nous
avons soutenu, à l'époque, une saisine de la Cour pénale
internationale, bloquée par un veto russe et chinois. Nous
avons œuvré sans relâche pour que l'aide humanitaire
puisse parvenir aux zones contrôlées par l'opposition, aux
villes réduites à la famine par le régime. Mais sans cesse de
nouvelles révélations terrifiantes arrivent. Alep est un
symbole des exactions du régime. Et la communauté
internationale ne peut pas prétendre qu'elle ne savait pas.
Dès novembre 2014, j'étais parmi ceux qui alertaient
l'opinion internationale dans une tribune « Sauver Alep »,
publiée à la fois en Europe, aux États-Unis et dans les pays
arabes, Alep, ville déjà menacée à la fois par les bombes du
régime et par les égorgeurs de Daech. J'écrivais :
« Abandonner Alep, ce serait condamner la Syrie à des
années de violences. Ce serait la mort de toute perspective
politique. Ce serait la fragmentation d'un pays livré à des
“seigneurs” de guerre de plus en plus radicalisés... La
France ne peut se résoudre ni à la fragmentation de la
Syrie, ni à l'abandon des Aleppins à un sort atroce. »
Deux ans plus tard, le régime syrien et les Russes
bombardent Alep, ciblant les civils, les convois
humanitaires et les infrastructures médicales ; la
communauté internationale, paralysée par le veto russe, la
frilosité américaine et l'impuissance de l'ONU, ne bouge
toujours pas ! Le conflit syrien est la plus grande tragédie
humaine du début du XXIe siècle. Tordre le cou à cette idée
selon laquelle la solution se trouverait dans le maintien de
Bachar El-Assad, ce n'est pas seulement une obligation
éthique, c'est dénoncer une contradiction, une imposture,
une machine à générer des crimes de guerre sans cesse
plus nombreux et plus atroces.
Vladimir Poutine a beau jeu de répéter comme une
antienne : « Quelle alternative à Bachar ? » C'est oublier
que des tentatives ont eu lieu au cours de ces années pour
envisager une personnalité qui pourrait remplacer Bachar.
Des listes ont été établies, soulevant au moins deux
problèmes majeurs : si ces tentatives sont précisément
connues, les familles ou les intéressés eux-mêmes sont
menacés jusque dans leur vie ; de plus, les personnes
susceptibles de remplacer Bachar ne peuvent, compte tenu
de la situation syrienne, être que des personnages
relativement familiers du régime. Les Russes ont établi des
listes. Les « Amis de la Syrie » et les Américains également.
Nous aussi. Notre effort a été de chercher, tout en restant
réalistes, à bâtir une alternative, c'est-à-dire une Syrie
démocratique, qui conserve son intégrité territoriale, qui
accepte et protège les différentes religions, une Syrie hors
de laquelle Bachar lui-même serait exfiltré à un moment du
processus – le plus tôt serait le mieux –, mais où l'armature
de l'État serait maintenue afin qu'elle ne connaisse pas le
même effondrement que l'Irak après l'intervention
américaine.
C'est aussi la réponse que nous avons apportée aux
Russes. Chaque fois que nous avons abordé le sujet avec
eux, leur réponse, en tout cas pendant longtemps, a été la
même : « Bachar n'est pas l'idéal. Nous ne sommes
d'ailleurs pas mariés avec lui. Mais s'il s'en va, les
terroristes prendront le pouvoir, et ce sera le chaos »... À
quoi nous répondons : « Mais le chaos, c'est ce que la Syrie
vit aujourd'hui, et chaque nouvelle violence nous y enfonce
davantage, il faut chercher une autre voie ! » Ce chaos
total, nous avons cherché à l'éviter par une alliance entre
des éléments du régime et des éléments de l'opposition
démocratique. L'opposition modérée comporte des
responsables et des partisans courageux, quoique trop
divisés. Nous les avons toujours soutenus. Nous les avons
reconnus comme représentants légitimes du peuple syrien
et aidés aux Nations unies. Nous avons accueilli leur
premier ambassadeur. Nous avons organisé avec eux et
pour eux de multiples conférences, rencontré leurs
dirigeants au plus haut niveau. Nous leur avons fourni
certains moyens matériels et militaires. C'est cette alliance
entre éléments du régime et opposition démocratique que
nous avons entendu soutenir par diverses initiatives
internationales. Mais il faut constater que la négociation
internationale qui s'est engagée depuis le 31 août 2013,
dans un contexte où l'occasion de modifier le rapport de
force avait été gâchée, a largement constitué pour la
Russie et l'Iran un faux-semblant leur permettant surtout
de gagner le temps nécessaire à la consolidation d'Assad.
Plus le conflit dure et se durcit, plus il s'internationalise,
plus les groupes se radicalisent, et plus la solution, qui fait
intervenir ensemble des éléments du régime et de
l'opposition modérée, se révèle à la fois indispensable et
terriblement difficile.
Obama et Poutine
Dans l'analyse de la tragédie syrienne, devenue
directement ou par procuration un conflit international,
une responsabilité particulière revient aux Présidents
Obama et Poutine. Attention ! Il ne s'agit évidemment ni de
les placer l'un et l'autre sur le même plan, ni de tout
confondre et d'oublier que la cause principale du drame
relève d'abord du régime syrien et des groupes terroristes.
Mais de même que pèse très lourd sur ce conflit l'Iran, dont
les combattants et les « conseillers » sont massivement
engagés en Syrie, de même le poids des décisions de la
superpuissance américaine et de la puissance russe a été et
est considérable.
La même observation vaut d'ailleurs pour l'ensemble des
problèmes du Moyen-Orient. Ceux-ci sont l'addition à la fois
de difficultés internes aux États (autoritarisme, inégalités,
affrontements sectaires...), de conflits profonds entre
certains d'entre eux (Arabie Saoudite-Iran...) et de choix
internationaux (retrait américain, pression russe et
iranienne, divisions arabes, faiblesse européenne).
Plusieurs évolutions de fond les aggravent. L'accroissement
démographique des États de la région est spectaculaire
(notamment pour l'Égypte qui comptera 150 millions
d'habitants en 2050). Les conséquences de la démographie
sont très fortes sur la nécessité, pour éviter une poudrière
sociale, de trouver de nouveaux emplois aux jeunes et dans
de nouveaux secteurs. La baisse des prix du pétrole, qui
constitue la ressource principale de plusieurs de ces pays,
augmente leurs difficultés. Le réchauffement climatique
exerce lui-même une influence, à travers ses conséquences
sur l'approvisionnement en nourriture, en eau et sur les
mouvements migratoires. Tous ces facteurs sont,
également, déterminants.
Barack Obama
La responsabilité de Barack Obama dans l'évolution du
drame syrien ne doit pas être sous-estimée. Je dis « Barack
Obama », car il s'agit de choix personnels de sa part, dont
certains n'étaient pas partagés par ses secrétaires d'État
successifs. Hillary Clinton, tout en se montrant loyale, a
souligné elle-même qu'elle aurait souhaité une politique
plus ferme au Moyen-Orient. John Kerry, lors de plusieurs
discussions sur la volte-face d'août 2013, m'a indiqué qu'il
avait été surpris par cette décision présidentielle, contraire
à ses recommandations.
Pourquoi ces choix du Président américain dans le drame
syrien ? Dans l'analyse que Barack Obama dresse des
évolutions planétaires, ce n'est ni au Moyen-Orient ni en
Europe que se joue l'avenir du monde : c'est dans la vaste
zone reliant les États-Unis et l'Asie. On sait qu'il a fait le
choix en politique extérieure du fameux « pivot asiatique ».
D'une façon générale, il professe un grand scepticisme
concernant l'efficacité du recours à la force dans les
relations internationales et la possibilité même de régler
les conflits au Moyen-Orient. Les interventions américaines
passées en Irak et en Afghanistan du temps de son
prédécesseur ont renforcé ce scepticisme. Il faut aussi
garder à l'esprit que, parmi les causes de son élection,
figure en bonne place la volonté d'une majorité
d'Américains – atteints après la période Bush d'une
lassitude face aux guerres (war fatigue) – de ne plus
envoyer de « boys » combattre au sol à l'étranger. Certes,
dans plusieurs cas Obama a dû faire « la part du feu », mais
son intuition, sa réflexion, sa conviction le portent à éviter
au maximum l'engagement à l'étranger de forces armées
américaines.
C'est particulièrement le cas au Moyen-Orient, malgré
l'engagement inévitable mais limité de la « coalition » en
Irak et en Syrie, destiné surtout à lutter contre le
terrorisme. Dans cette région, Obama considère en réalité
que seuls deux aspects concernent les intérêts américains
essentiels, dont aucun ne serait directement en jeu dans
l'imbroglio syrien : l'existence et la sécurité d'Israël, les
relations avec l'Iran. Le second aspect explique la pression
américaine dans la négociation sur le nucléaire iranien. Le
premier – Israël et le conflit israélo-palestinien – est un
domaine où, malgré des efforts initiaux, la présidence
Obama n'aura pas permis de réaliser de progrès sur le
fond, tout en manifestant des réticences à l'égard des
autres initiatives, y compris françaises. S'agissant des pays
du Golfe, gravement impactés par les conflits syrien et
irakien, Obama estime que leur importance pour les États-
Unis s'est réduite depuis que l'Amérique est devenue
autosuffisante en pétrole, compte tenu en particulier du
gaz de schiste. Tout en tenant un discours souple et en
adaptant ses choix tactiques à la situation du moment, le
Président américain, au-delà de la coalition et de sa lutte
contre les terroristes de l'État islamique, n'apparaît donc
pas foncièrement mobilisé par le sort de la Syrie. Son
ultime discours à la tribune de l'Assemblée générale des
Nations unies en est une illustration saisissante. En tout
état de cause, il accorde une priorité nettement supérieure
à l'Irak par rapport à la Syrie, en général et dans la lutte
contre Daech, qu'il ne considère pas comme une menace
existentielle pour les États-Unis.
C'est probablement ce qui explique la volte-face d'août
2013. Obama avait prononcé une phrase claire sur la
« ligne rouge » en cas d'utilisation des armes chimiques.
Bachar emploie ces armes qui font plus de mille morts.
Obama est lié par son engagement. Mais au dernier
moment, l'instinct de non-intervention prévaut. Les
diverses phases de l'attitude américaine en Syrie, le
sentiment de demi-mesures, parfois de contradictions,
s'éclairent à la lumière de ce désintérêt relatif. C'est ce qui
justifie aussi l'utilisation de forces spéciales dont les
Américains peuvent faire rapidement varier le nombre en
fonction des exigences du terrain, de la pression des alliés
et des mouvements de l'opinion publique. Mais c'est aussi
ce qui peut conduire à des contradictions graves : comment
prétendre soutenir l'opposition syrienne modérée tout en
refusant de l'aider massivement, au point que les groupes
extrémistes se renforcent, « autoréalisant » les craintes
américaines et justifiant alors les actions menées par
Bachar El-Assad, alors même que la position officielle
américaine est d'obtenir son départ ?
Dans ce cadre, le rôle du secrétaire d'État américain est à
la fois décisif et limité. John Kerry comme Hillary Clinton
croient, eux, à l'importance du Moyen-Orient qu'ils
connaissent bien. Hillary Clinton sait à la fois négocier, être
ferme, et – j'en ai eu plusieurs preuves concrètes – elle
respecte sa parole et ses amitiés. Kerry, lui, souhaite la
négociation, aime la négociation, pense que beaucoup,
sinon tout, peut se résoudre dans et par la négociation. Au
point parfois de proposer des concessions excessives ou de
croire que l'autre partie a accepté de faire des concessions,
en réalité illusoires. Combien de fois l'ai-je entendu me
dire, nous dire : « Je suis en train de préparer, ou d'obtenir,
ce que vous souhaitez. Patientez. Vous verrez le résultat
dans deux semaines. » Mais la réalité ne se conforme pas
toujours aux désirs, même les plus légitimes. J'ajoute une
autre différence : Obama refuse de créer au profit des
États-Unis et de la coalition un rapport de forces favorables
sur le terrain, alors que, soulignent avec raison Kerry et
nous-mêmes, c'est une précondition indispensable à des
négociations bien engagées. Si John Kerry a aidé Barack
Obama par son énergie négociatrice, le Président en
revanche l'a probablement desservi faute d'afficher une
vraie fermeté au cas où la négociation échouerait. Bref, le
secrétariat d'État n'est pas la Maison Blanche, mais c'est la
Maison Blanche qui, finalement, décide.
Les rapports entre Américains et Russes dans cette partie
du monde doivent être lus aussi sous cet éclairage. Tout
oppose a priori les Présidents Obama et Poutine. Ni les
mêmes profils, ni les mêmes convictions, ni les mêmes
intérêts. Entre les deux, la méfiance est une donnée de
base. Mais ce sont tous deux des réalistes. Ils voient bien,
au moins sur certains terrains, l'intérêt que chacun peut
retirer d'un dialogue, fût-il conflictuel, avec l'autre. Dans le
drame syrien, au départ rien n'est plus contradictoire que
leurs positions respectives. Pour l'un, Bachar doit partir.
Pour l'autre, Bachar doit rester. À mesure que le chaos
s'approfondit, que le conflit s'enkyste et s'internationalise,
chacun comprend l'intérêt qu'il peut avoir à traiter avec
l'autre, prioritairement avec l'autre. Côté américain, une
négociation privilégiée avec la Russie permet d'espérer
pouvoir faire pression sur Bachar, l'allié des Russes, et
justifier certaines concessions aux thèses de Bachar auprès
de l'opposition modérée syrienne et des voisins arabo-turcs
sans pour autant engager de « boys » supplémentaires. Du
côté russe, outre le prestige de ce face-à-face privilégié, on
peut espérer profiter de l'irrésolution américaine et de la
fin prochaine de la présidence Obama pour renforcer les
positions russes au Moyen-Orient et consolider Bachar El-
Assad sous le couvert d'une négociation – ou d'un
affrontement. Le problème est double : d'une part, dans ce
jeu complexe dont Américains et Russes souhaitent écarter
les autres, la balance finit par pencher en faveur de la
détermination russe, et le résultat ne correspond
manifestement pas à l'intérêt fondamental de la Syrie et
des Syriens ; d'autre part, ce vrai-faux duo et ses
conséquences finissent par se voir. L'Amérique est conduite
à élever le ton. Les Russes aussi. Le duo conflictuel d'hier
se distend. Mais « l'abattoir » syrien continue !
Très significatif à cet égard est l'engagement massif et
sans préavis de la Russie sur le théâtre syrien à partir du
30 septembre 2015. Les Russes exigent, via les attachés de
défense à Bagdad, que les Américains dégagent
complètement l'espace aérien syrien. Un refus américain
est opposé sur ce dernier point, mais un accord intervient
rapidement sur un « mécanisme de déconfliction » pour
éviter les incidents. Washington se garde de consulter ses
partenaires de la coalition sur des dispositions qui
s'imposeront à eux. Il en résulte dans les faits – on le voit
depuis et d'une manière tragique à Alep – une domination
complète de l'espace aérien syrien par les avions russes et
par ceux de Bachar.
Cette domination de la Russie a coupé court à toutes les
options de « No Fly Zone » (zone de non survol) ou de « Safe
Zones » (zones de sécurité) sur lesquelles nous travaillions
pour recréer un rapport de force plus favorable tout en
protégeant les populations. C'est dans ce contexte que se
sont ouvertes les négociations sous l'égide du GISS à
Vienne à l'automne 2015. Kerry souhaitait voir dans
l'accroissement de l'engagement russe une opportunité
paradoxale, escomptant que cet engagement serait si
coûteux en vies humaines et en matériel pour Moscou que
Poutine ne tarderait pas à souhaiter s'en dégager.
Illusions ! Loin de redouter un « bourbier », les autorités
russes vont jusqu'à marquer cyniquement leur satisfaction
à l'égard d'un théâtre d'opérations qui leur permet de
tester leurs plus récents équipements. De cette domination
sur le terrain a résulté une logique de négociations dans
laquelle les États-Unis s'engageaient à toujours plus de
coopération opérationnelle avec la Russie sans jamais
obtenir en contrepartie une réduction de la violence. Le
sort tragique d'Alep n'est pas sans liens avec cette «
stratégie ».
Vladimir Poutine
La Syrie signe de la façon la plus spectaculaire le grand
retour de la Russie sur la scène politique mondiale. Il faut
interpréter l'attitude russe envers ce pays dans ce
contexte. Au départ, il s'agit seulement de conserver la
base militaire de Tartous sur la côte ouest de la Syrie et de
conforter l'allié Bachar, en refusant toute ingérence
extérieure, sauf de la part de... l'Iran. L'expérience de la
Libye, de la chute de Kadhafi et du chaos subséquent sert
aux Russes d'argument et de contre-exemple. Cette
« diplomatie négative », qui s'illustre notamment par le
blocage du Conseil de sécurité, place peu à peu la Russie
au centre d'un jeu moyen-oriental que les États-Unis
veulent tenir à distance, et elle en fait l'allié objectif de
l'Iran. Ensuite, la situation devenant plus complexe et plus
facilement assimilable au narratif russe qui prétend ne voir
dans le conflit syrien que la lutte d'un État souverain contre
des groupes terroristes, elle permet à Poutine de s'engager
davantage, de mobiliser des moyens militaires et financiers
plus importants. L'enjeu devient alors pour lui beaucoup
plus vaste : la Russie veut apparaître comme « la »
puissance qui peut faire ou défaire la paix, l'égale des
États-Unis.
À ceci près que Poutine, lui, n'a pas à tenir compte des
exigences de la démocratie. Il n'hésite pas à engager ses
soldats pour être fidèle à son allié. Cela le renforce sur la
scène internationale, y compris dans le monde arabe où la
Russie avait perdu beaucoup de crédit, cependant que la
lutte contre le terrorisme en même temps que la faible
détermination américaine lui permettent d'affirmer son
poids. Tout cela ne peut masquer d'énormes contradictions.
D'un côté, la Russie organise le blocage au Conseil de
sécurité de toutes les résolutions tendant à faire la lumière
sur les faits et les responsabilités du régime de Bachar El-
Assad ou à faire cesser les combats. De l'autre, cette même
Russie multiplie les pseudo-appels à la trêve, à la
discussion, à une solution politique, qui sont en général des
faux-semblants. Et ce, alors même que l'aviation russe
organise des raids meurtriers contre non seulement Daech,
mais surtout contre l'opposition modérée,
systématiquement qualifiée de « terroriste ». C'est sur elle,
plus que sur Daech et Al-Qaïda, que les Russes ont
concentré leurs frappes. Les renseignements dont nous
disposons l'attestent. Poutine avait promis le contraire au
Président français lors d'un dîner, le 26 novembre 2015 à
Moscou, à la suite des attentats du Bataclan. Cette
promesse-là non plus n'a pas été honorée. Il faut avoir un
masque sur les yeux pour ne pas voir ces contradictions et
ces manquements graves.
De ces contradictions, il est difficile de ne pas conclure
que Poutine s'est servi des divers processus de
négociations comme d'un paravent confortable pour
poursuivre ce qu'il estime être les intérêts plus larges de la
Russie. Du côté américain, dupe ou non de cette
manœuvre, on y a trouvé aussi une façon commode
d'écarter toute perspective d'intervention. La tragédie
d'Alep illustre la volonté russe de pousser à fond son
avantage avant la fin du mandat du Président Obama, pour
limiter le plus possible les marges de manœuvre d'un(e)
futur(e) président(e) des États-Unis qui serait tenté(e) par
une politique plus offensive.
J'évoquais plus haut le G20 de Saint-Pétersbourg. Avec
Sergueï Lavrov, ministre expérimenté, voilà déjà de longues
minutes que nous discutons des armes chimiques dont la
Russie nie toujours, à cette époque, que Bachar en ait fait
usage. Toutes les ressources de la dialectique ont été
utilisées de part et d'autre. Soudain Lavrov fait un geste
avec sa main, comme pour arrêter notre échange, mais
sans aucune agressivité. Avec le sourire, il regarde mes
collaborateurs puis moi-même, les yeux dans les yeux : « Tu
as développé tes arguments. J'ai développé les miens. Nous
pourrions continuer. Mais vois-tu, Laurent, ce jus de fruit
qui est devant toi sur la table, tu le vois orange [il l'était en
effet] ; eh bien moi, je le vois bleu. Tu pourras me donner
tous les arguments du monde, je continuerai à soutenir
qu'il est bleu. » Quand on négocie avec les représentants de
ce grand et beau pays qu'est la Russie, mieux vaut
posséder une détermination sans faille et ne faire preuve
d'aucune naïveté.
1. « Nous avons été très clairs avec le régime d'Assad, mais aussi avec les
autres acteurs sur le terrain, sur le fait qu'une ligne rouge pour nous serait de
voir un arsenal d'armes chimiques circuler ou être utilisé. »
4
Questions européennes
« Renégocier »
Au cours de sa campagne présidentielle, François
Hollande avait à plusieurs reprises employé le terme
« renégocier » pour qualifier ce qu'il entendait faire s'il
était élu, afin de sortir de l'austérité et de soutenir la
croissance au plan européen.
Le 22 janvier 2012, dans son discours du Bourget, il est
explicite quant à la nécessité de « renégocier » : « Je
renégocierai le traité européen issu de l'accord du 9
décembre [2011] pour lui apporter la dimension qui lui
manque, c'est-à-dire la coordination des politiques
économiques, des projets industriels, la relance des grands
travaux dans le domaine de l'énergie et puis les
instruments pour dominer la spéculation, un fonds
européen qui puisse avoir les moyens d'agir sur les
marchés avec l'intervention de la BCE qui devrait être
finalement au service de la lutte contre la spéculation. »
Même langage le 5 mars, à Nancy : « J'ai demandé que le
traité qui vient d'être signé [le 2 mars 2012 par Nicolas
Sarkozy] soit renégocié pour être complété, pour être
modifié, pour être amélioré. » À nouveau, le 19 avril 2012 à
Cenon, dans le Sud-Ouest : « Je ne veux pas d'une Europe
qui ne serait que de l'austérité imposée aux peuples. Je ne
veux pas d'une Europe qui mette à genoux certains États.
Je veux une Europe de la solidarité, de la croissance. C'est
la raison pour laquelle je renégocierai le traité budgétaire
européen. » Enfin, le 1er mai 2012 à Nevers, entre les deux
tours : « Oui, nous aurons donc à renégocier le traité
budgétaire. »
Le 6 mai, François Hollande est élu président de la
République. Le 7, la Chancelière allemande Merkel
annonce refuser par principe de renégocier le traité. En
mai et juin, nous tenons de nombreuses réunions, d'abord
avec l'Allemagne puis avec nos principaux partenaires. Le
27 juin, la Chancelière est reçue par le Président français
qui annonce avoir mené des négociations ayant abouti à
ajouter au TSCG (Traité pour la stabilité, la coordination et
la gouvernance de l'Union économique et monétaire) un
volet relatif à la croissance. Le 29 juin, le Conseil européen,
réuni à Bruxelles, proclame l'adoption d'un « Pacte pour la
croissance et l'emploi venant compléter le TSCG ». Le 9
août, le Conseil constitutionnel, saisi sur la base de l'article
54 de la Constitution par le président de la République,
estime qu'il n'est pas besoin de procéder à une révision de
la Constitution pour ratifier le traité, ce qui sera fait en
octobre suivant.
D'un point de vue juridique, comme le Premier ministre
Jean-Marc Ayrault l'a reconnu avec honnêteté en
septembre 2012, le traité n'a pas été formellement
« renégocié » : il a été complété, rééquilibré, amélioré,
enrichi, corrigé, modifié, le vocabulaire français est vaste.
Pour autant, le président de la République a estimé que son
engagement de campagne avait été respecté, dès lors qu'il
avait obtenu que soit ajouté au traité un « pacte de
croissance » qui devait compenser ses effets récessifs.
Que prévoyait le fameux traité budgétaire, le TSCG, signé
en mars 2012 ? Il instaure notamment des « règles d'or
budgétaires » concernant l'équilibre des comptes publics et
des sanctions plus systématiques contre les États
dépassant le chiffre de 3 % du PIB pour leur déficit public
annuel. Il organise la tenue chaque année d'au moins deux
sommets des dirigeants de l'Union européenne. Il doit être
ratifié au minimum par 12 États signataires. Si un pays
appartenant à la zone euro ne le fait pas, il ne peut pas
recevoir d'aides financières à travers le Mécanisme
européen de stabilité (MES).
Le Pacte pour la croissance et l'emploi, adopté au sommet
européen des 28 et 29 juin, représente, lui, un engagement
de consacrer à la croissance 120 milliards d'euros, soit 1 %
du PIB européen, par des mesures à effet rapide. Il
combine une réorientation des fonds structurels régionaux
et une augmentation des prêts de la Banque européenne
d'investissement (BEI). Le projet de taxe sur les
transactions financières, qui jusqu'ici n'avait pas dépassé le
stade d'une proposition de la Commission, enregistre un
progrès. Les chefs d'État et de gouvernement donnent leur
accord à la Commission européenne pour que les États qui
le souhaitent lancent une « coopération renforcée » en vue
de l'institution d'ici la fin de l'année de cette taxe, délai qui
malheureusement ne sera pas respecté. Ces divers
éléments sont dans l'ensemble positifs, même si la notion
d'euro-obligations, permettant une mutualisation de la
dette des États, a été refusée par les Allemands.
À la suite de ces dispositions, le Président Hollande est
vivement attaqué en France, surtout par les extrêmes, pour
avoir trahi son engagement de campagne et ne pas avoir
vraiment renégocié. Là serait la faute initiale du
quinquennat, en quelque sorte son péché originel. La
réalité est que, si le traité budgétaire n'a pas pu être
juridiquement « renégocié », en revanche de nouveaux
outils ont été mis au service de la croissance européenne
grâce à la France. M'exprimant devant l'Assemblée
nationale début octobre au moment de la ratification du
traité par une écrasante majorité (477 voix contre 70), je
souligne que, si on n'avait pas accepté le traité, les
conséquences auraient été probablement catastrophiques.
Non seulement nous aurions subi une spéculation massive
contre la France mais, compte tenu des dispositions du
texte, elle aurait été assortie de la perte des moyens de
nous défendre.
Au total, si on accepte de ne pas céder à une querelle
sémantique, le dispositif finalement acté permet pour la
première fois un meilleur équilibre, quoique encore
insuffisant, entre le sérieux budgétaire prévu par le traité
et une série de dispositions favorables à la croissance
obtenues dans les discussions de juin. Le candidat Hollande
a peut-être eu tort d'employer à plusieurs reprises le terme
« renégocier », mais le Président Hollande a sans doute
obtenu le maximum de ce que, dans les circonstances
politiques et économiques de l'époque, la France pouvait
obtenir.
Progresser et protéger
Ce qui frappe lorsqu'on examine ce qui a été acquis au
cours de ces quatre ans au plan européen, souvent
d'ailleurs à l'initiative de la France, c'est le contraste
violent entre, d'un côté, les avancées obtenues dans des
domaines importants et, de l'autre, le sentiment largement
répandu d'une gestion européenne médiocre, voire
calamiteuse, alimentant une méfiance et même une
hostilité croissante des populations envers l'Europe.
La France a en effet incontestablement contribué à
réorienter la stratégie économique européenne en faveur
de la croissance. Nous avons défendu le principe de
politiques monétaire et budgétaire plus accommodantes
que les politiques d'austérité prônées jusqu'ici. Nous avons
replacé les enjeux d'investissement au cœur de l'agenda
européen. C'est, par exemple, le but de l'augmentation du
capital de la BEI, du mécanisme nouveau de soutien au
développement des infrastructures en Europe ou encore du
fameux plan Juncker, aujourd'hui étendu à l'action
extérieure de l'Union européenne, particulièrement en
Afrique. La France est, à ce jour, un des États dont les
projets ont le plus bénéficié du plan Juncker : plus de 30
projets français ont été retenus dans les domaines des
transports, de l'agriculture, du développement durable, de
l'innovation et de l'aide sociale.
Au cours de cette période nous avons également œuvré
pour donner davantage de stabilité à la zone euro et mieux
maîtriser le poids de la finance au niveau européen.
Plusieurs décisions ont été prises pour faire aboutir l'Union
bancaire, terme abstrait mais qui se traduit concrètement
par un système financier européen mieux contrôlé et par
des règles en matière de « résolution bancaire » qui
responsabilisent les acteurs et limitent l'exposition des
finances publiques. Des avancées ont aussi eu lieu pour
mettre fin au secret bancaire et lutter contre l'optimisation
fiscale.
Dans le même esprit, la France s'est mobilisée pour
consolider la zone euro. Nous avons approfondi l'Union
économique et monétaire, en progressant sur la voie d'un
gouvernement économique de la zone euro et en faisant de
la convergence entre pays l'un des sujets prioritaires. Nous
avons su préserver l'intégrité de cette zone en opérant, non
sans difficultés, le sauvetage de la Grèce. Dès juillet 2012,
plusieurs responsables des partis allemands de droite et du
centre demandaient une sortie de la Grèce de la zone euro ;
la France indiquait aussitôt qu'elle était attachée à
l'intégrité de cette zone et déterminée à la protéger. Les
débats décisifs ont lieu en 2015 lorsque plusieurs États
membres se disent partisans de cette sortie ou en tout cas
résignés à celle-ci. De multiples et difficiles négociations
ont lieu sur ce sujet, dans lesquelles la France,
singulièrement le chef de l'État, est à la manœuvre. À nos
yeux, une sortie de l'euro, dont il serait difficile de limiter
les conséquences en cascade, serait catastrophique pour la
Grèce (qui importe ses biens de première nécessité), mais
aussi pour la zone euro et pour toute l'Union européenne.
Nous déployons beaucoup d'efforts pour trouver une
solution garantissant que la Grèce accomplira les efforts de
réforme demandés mais qu'elle disposera des moyens
financiers suffisants. Sans notre action énergique, il est
reconnu que la Grèce serait probablement sortie de la zone
euro. Notre vigilance se prolonge ensuite, mais dans une
situation différente : le gouvernement grec a procédé à de
réels efforts, ce qui a créé un climat plus favorable à la
confiance.
La France a également, dans un tout autre domaine – la
sécurité –, présenté une stratégie d'ensemble pour faire
face à la menace terroriste : nous avons proposé
notamment un PNR (Passenger Name Record) européen,
des contrôles systématiques à l'entrée et à la sortie de
l'espace Schengen, une directive sur les armes. Dès 2014,
nous avons également proposé un plan complet pour faire
face à la crise migratoire : programme de relocalisation des
migrants, mise en place de hotspots, création de gardes-
frontières européens, etc. De même, nous n'avons cessé de
demander à l'Europe d'assumer ses responsabilités en
matière de défense. Mais sur tous ces sujets, nous avons dû
constater de la part de l'Union et de certains États
membres des hésitations, des lourdeurs, des retards.
L'exemple du PNR est révélateur. Ce fichier des données
personnelles des voyageurs aériens permet de tracer les
déplacements suspects, en particulier dans le cadre de la
lutte antiterroriste. Alors même que plusieurs attentats en
montraient l'évidente nécessité, il a fallu un temps et une
énergie considérables pour n'obtenir finalement l'adoption
du PNR qu'au premier semestre 2016. Le Premier ministre
Manuel Valls et le ministre de l'Intérieur Bernard
Cazeneuve ont dû, avec le Quai d'Orsay, batailler ferme afin
de surmonter les diverses résistances intraeuropéennes
pour faire finalement adopter un texte évoqué depuis
plusieurs années et dont l'urgence sautait pourtant aux
yeux.
Dans un autre registre important, nous avons montré au
cours de cette période notre détermination à protéger les
citoyens les plus vulnérables et notre modèle de société.
Nous avons « sauvé » des programmes et des fonds
européens menacés d'extinction (le Programme européen
pour les plus démunis, le Fonds d'ajustement à la
mondialisation). Nous avons agi en faveur de l'emploi des
jeunes (l'Initiative pour l'emploi des jeunes dépourvus de
tout a été dotée de 6 milliards euros ; le budget Erasmus
pour les échanges d'étudiants a augmenté de 40 %). De
même, nous avons pesé les premiers sur les négociations
du Traité transatlantique (TTIP) afin d'exiger davantage de
transparence, rappeler que tout éventuel accord devrait
être équilibré et mutuellement bénéfique, empêcher une
fuite en avant. Et nous avons fait de la lutte contre la
fraude au détachement des travailleurs une priorité
européenne.
Enfin, la France a eu constamment pour préoccupation de
préparer le mieux possible l'avenir. Nous nous sommes
engagés pour le climat et pour le futur de la planète, en
pilotant le succès de la COP21. Nous avons insisté sur les
enjeux de compétitivité et d'innovation (adoption du brevet
européen). Nous avons agi dans les domaines que nous
jugeons les plus porteurs de croissance (transition
énergétique et numérique). Nous avons préservé des
politiques communes majeures pour l'avenir de la France
(la politique agricole commune et ses 9 milliards euros par
an, la politique de cohésion avec ses 26 milliards euros de
fonds structurels sur la période 2014-2020).
Chacune de ces actions est significative. Des inflexions
ont été opérées au cours de ces quatre ans dans la conduite
des politiques de l'Union. La France en a souvent été à
l'origine. Et cependant, que constatons-nous ? La méfiance,
l'euroscepticisme, voire l'hostilité envers l'Union
européenne augmentent. Pourquoi ?
Le couple franco-allemand
Au cœur de ce premier cercle, se trouve bien sûr le couple
franco-allemand. Mes quatre années à la tête du Quai
d'Orsay m'ont conforté dans la certitude que rien de décisif
dans l'Union ne pouvait se réaliser sans l'engagement de
notre couple. Avec Guido Westerwelle, ministre libéral des
Affaires étrangères aujourd'hui disparu, puis, encore
davantage, avec Frank-Walter Steinmeier, mon collègue
social-démocrate ancien collaborateur du Chancelier
Schröder, l'entente a été amicale et totale. Pas de semaine
sans que, à l'initiative de l'un ou de l'autre, nous fassions le
point sur la situation, au téléphone ou par une rencontre
directe. Avec Frank-Walter, ami compétent, convaincant,
délicat, la coopération fut particulièrement chaleureuse. Au
point qu'il m'est souvent arrivé de dire en plaisantant à son
épouse qu'elle n'avait pas à s'inquiéter de ses absences :
« S'il n'est pas avec toi, c'est qu'il se trouve avec moi... »
Chaque semaine donc, coup de téléphone ou rencontre.
Préparation commune des Conseils mensuels des ministres
européens des Affaires étrangères et de tous les rendez-
vous importants. Consultation et concertation dès qu'une
question nouvelle ou internationalement sensible se
présente. Déplacements communs dans des pays tiers :
Géorgie, Moldavie, Tunisie, Nigeria, Bangladesh. Gestion
commune du « Format Normandie », canal de dialogue
institué entre l'Ukraine, la Russie, l'Allemagne et la France
pour la mise en œuvre des accords de Minsk. Participation
réciproque au Conseil des ministres du partenaire. Et,
donnant sa couleur et sa chaleur à cette démarche devenue
un quasi-réflexe, une compréhension et une confiance
qu'on trouve rarement entre deux responsables politiques...
du même pays. L'amitié de Frank-Walter Steinmeier, le
sage et populaire ministre allemand des Affaires étrangères
à la crinière blanche, restera comme un des meilleurs
souvenirs de ma vie politique.
Cette confiance réciproque permet de mesurer la force
que représente notre couple au sein de l'Union et à
l'extérieur. Elle permet aussi de comprendre les difficultés
encore à surmonter et les évolutions à réaliser pour aller
plus loin. Schématiquement, il s'agit de faire comprendre
aux Français que les Allemands ne sont pas des Français
qui parlent... allemand ; et aux Allemands que les Français
ne sont pas tous et uniquement de bons vivants qui portent
le béret. Au-delà des différences nationales et des
vicissitudes de la vie politique dans chacun de nos deux
pays, la France et l'Allemagne assument une responsabilité
historique et détiennent, dans l'Union européenne, un
poids et une diversité d'influences qui les placent en
situation de la faire progresser. Quand l'Allemagne et la
France agissent ensemble, un plus un font beaucoup plus
que deux. D'où la nécessité, non seulement pour nos deux
pays mais aussi pour l'Europe, d'un travail étroit au plan
franco-allemand.
En pratique, cela signifie qu'il faut accepter du côté
français un certain nombre de disciplines, notamment
financières, et de réformes qui ne sont pas liées à l'Europe
mais à la situation réelle de la France. Du côté allemand, il
faut accepter un effort de solidarité envers les zones moins
développées de l'Union ainsi qu'un soutien aux
investissements, qui ne s'apparente nullement à une
gabegie. Des deux côtés, sur le plan strictement politique,
nous devons admettre les règles de bon fonctionnement
d'un couple, à savoir ne pas placer l'autre devant le fait
accompli : par exemple, ni l'Allemagne lorsqu'il s'agit de
politique migratoire, ni la France lorsqu'il s'agit de
politique de défense.
Le deuxième cercle devrait rassembler, lui, tous les États
de l'Union européenne. Certains de ces pays, avec le
temps, pourront d'ailleurs intégrer le premier cercle, mais
les y contraindre serait une faute, à la fois pour eux-mêmes
qui n'y sont pas prêts et pour le premier cercle qui s'en
trouverait freiné dans ses actions. Ce n'est pas céder aux
sirènes du nationalisme que de vouloir fixer des limites
géographiques à l'Union : c'est du simple bon sens. L'Union
ne peut pas s'étendre à l'infini : il serait préjudiciable
qu'elle s'élargisse au-delà de ceux qui sont déjà entrés dans
le processus d'adhésion. Cette approche me semble la seule
permettant de régler d'une façon raisonnable les relations
avec des pays voisins de l'Union qui, à horizon prévisible,
n'ont pas vocation à en être membres.
C'est aussi le moyen d'affirmer l'Union européenne pour
ce qu'elle est : l'espace de liberté, de droits, de respect des
valeurs fondamentales, le plus élaboré au monde. Un
modèle culturel, social, sanitaire et environnemental
unique. Le chemin parcouru depuis soixante ans est
considérable. Mais les conquêtes obtenues sont plus
fragiles que beaucoup ne le pensent. Il faut donc les
préserver et les renforcer, en donnant à l'Union
européenne des priorités claires. La Commission actuelle,
que son Président a qualifiée de « Commission de la
dernière chance », a commencé ce travail en se
concentrant sur quelques domaines clés – la sécurité, la
croissance et l'innovation – et sur les politiques publiques
qui prennent tout leur sens au niveau européen : la lutte
contre le changement climatique, la politique de l'énergie,
la transition numérique. C'est ce projet européen lisible,
tourné vers l'avenir, indispensable pour chacun des États
membres et bénéfique pour tous, qui doit être mis en
œuvre au sein du deuxième cercle.
Le troisième cercle sera composé des États qui n'ont pas
vocation à être membres de l'Union européenne. L'Union
nouera des accords privilégiés avec eux compte tenu de
leur proximité. Cette approche permettrait d'ouvrir de
nouvelles options et de sortir du choix binaire entre
l'adhésion pleine et entière à l'Union européenne et le
statut d'État tiers. Le troisième cercle pourrait, in fine, être
ouvert à certains des pays actuellement engagés dans le
processus d'adhésion, qui trouveraient avantage à une
relation privilégiée avec l'Union européenne mais n'allant
pas jusqu'à l'adhésion.
Les défis que l'Union européenne partage avec ces
partenaires, situés dans son voisinage immédiat, appellent
une action commune. Au cours des dernières années, de
premières pierres ont été posées. Il faudra consolider ce
travail, dans deux domaines prioritaires : la circulation des
personnes, en recherchant un équilibre réaliste entre
l'accueil des migrations légales et la lutte contre les flux
illégaux ; le développement économique, mutuellement
bénéfique. C'est ainsi que l'Union européenne, tout en
assurant ses propres intérêts, contribuera à la sécurité et à
la prospérité de son voisinage.
Malgré des difficultés qu'il ne faut pas sous-estimer, une
telle présentation de l'Europe en trois cercles comporte ou
comporterait un avantage considérable vis-à-vis des
populations. Avec ces trois cercles, les Européens eux-
mêmes comprendront mieux l'architecture qu'on leur
propose et où se situe leur propre pays par rapport au
projet européen global. Cette présentation est également
souhaitable si on veut mettre en application une vraie
politique intérieure et extérieure de sécurité. Le contrôle
des migrations n'est possible que si on connaît avec
certitude où passent les frontières de l'Union et quelles
sont les obligations de chaque État. La construction d'une
politique de défense, qui n'est nullement contradictoire
avec le fonctionnement de l'OTAN, implique, elle aussi, une
position claire de chaque pays et l'utilisation du système de
la « coopération permanente ».
L'architecture des trois cercles est également plus lisible
et compréhensible pour les pays étrangers, qui aujourd'hui
éprouvent des difficultés à savoir où commence et où finit
l'Europe. Souvent ils s'en désolent, parfois ils en jouent.
Combien de fois ai-je été frappé par les difficultés que le
comportement européen suscite, par exemple dans nos
relations avec la Chine. Cette dernière est pourtant très
favorable à une affirmation de l'Europe, qui rejoint son
approche et son souhait d'un monde multipolaire et
équilibré. Encore faut-il que l'Union européenne elle-même
ne se déconsidère pas auprès de ses partisans. Lorsqu'elle
s'ampute d'une partie de son territoire, lorsqu'elle hésite
entre conserver ou exclure un des membres de la zone
euro, lorsqu'elle ne parvient pas à assurer le contrôle de
ses propres frontières, elle s'affaiblit aux yeux de ses
citoyens mais aussi de ses partenaires étrangers. L'Europe
des trois cercles permet de voir plus clair et d'agir plus
efficacement. Elle est une clé pour l'Europe de demain.
5
Diriger le Quai d'Orsay
France-Chine
Dans le rééquilibrage mondial de notre diplomatie,
l'accent le plus visible revient à la relation franco-chinoise.
Jamais sans doute cette relation n'a été aussi dense et
amicale qu'au cours de ces années. Le nombre des visites
présidentielles et primo-ministérielles en témoigne. Les
visites du Président français en Chine, la venue du
Président Xi Jinping en visite d'État en France furent,
chacun le reconnaît, de grands succès, à la fois par le
partenariat stratégique qu'elles ont approfondi, les accords
et contrats multiples qu'elles ont fait avancer, les relations
personnelles qu'elles ont créées au plus haut niveau des
deux pays. Pour ma part, je me suis rendu pas moins de
douze fois en Chine au cours de cette période et j'ai eu le
plaisir d'accueillir de nombreux ministres et hauts
responsables chinois en France.
Nous avons développé un lien fort qui, j'en suis sûr,
prospérera avec le temps. Nous parlons désormais en
confiance, sans langue de bois, et nous abordons tous les
sujets. L'image d'un dialogue convenu psalmodiant des
formules creuses est derrière nous. Si l'Allemagne est
considérée par la Chine comme la principale puissance
économique en Europe, la France est perçue comme la
première puissance politique européenne. Dans les
catégories chinoises, la relation avec les États-Unis est hors
norme ; mais la France est ensuite le seul pays d'Europe
qui figure dans la toute première catégorie des États
partenaires.
La célébration du cinquantième anniversaire de la
reconnaissance de la Chine par la France à l'initiative du
général de Gaulle et de Mao Zedong a favorisé cette
relance de nos relations. Je l'ai constatée et encouragée.
Dans tous les domaines, l'économie, bien sûr, avec les
secteurs traditionnels du nucléaire et de l'aéronautique,
mais aussi les métiers de la croissance verte,
l'aménagement urbain, la santé, l'agroalimentaire, le
tourisme. Les échanges d'étudiants, de sportifs, de
collectivités locales ont connu une progression excellente.
Les investissements croisés ont considérablement
augmenté, même si les échanges commerciaux demeurent
fortement déficitaires au détriment de la France. Les
Chinois mesurent mieux désormais les atouts de la France,
son indépendance, ses technologies, sa culture, son
influence notamment en Afrique. Les Français
comprennent mieux les règles du monde chinois, les
précautions à prendre, les erreurs à éviter, l'importance de
la prévisibilité et de la stabilité, les potentialités à
développer.
Certes, de nombreuses questions restent posées
concernant l'avenir de la Chine, y compris son futur
proche. Sur un plan politique, quelles seront les décisions
prises en 2017 lors du dix-neuvième Congrès du Parti
communiste ? Quels nouveaux visages apparaîtront au sein
du Comité permanent du Bureau politique ? Comment
évolueront le pouvoir exercé par le Président et les
rapports avec les citoyens ou avec les organisations au sein
de la société civile ? Sur le plan économique, comment la
Chine réussira-t-elle à maintenir une croissance élevée,
quoique moins forte qu'avant, nécessaire pour faire face
aux besoins d'emplois des jeunes, aux inégalités entre
provinces, et à la soif de développement qualitatif partout
exprimée ? Sur le plan international, quelles évolutions en
mer de Chine du Sud et de l'Est, avec leurs conséquences
sur les relations entre pays voisins d'Asie ? La Chine
pourra-t-elle et voudra-t-elle contenir les actions
désastreuses de la Corée du Nord ? Plus généralement,
comment évolueront les relations Chine-États-Unis, Chine-
Inde, Chine-Russie, Chine-Europe, dans un monde où, à
mesure que sa puissance économique se développera, la
Chine devrait aussi accepter davantage de responsabilités
internationales ?
Sur toutes ces questions et sur bien d'autres, plusieurs
scénarios sont possibles : la confrontation, la coexistence,
la coopération. Je suis de ceux qui souhaitent vivement le
troisième scénario. C'est en ce sens que nous avons agi. Il
conviendra certes d'être vigilants dans les rapports entre la
Chine et ses voisins, qui doivent rester pacifiques, comme à
propos des évolutions internes sur lesquelles nous n'avons
d'ailleurs guère de prise. Il y aura peut-être des à-coups. La
conciliation à long terme en Chine entre innovation
économico-technologique et stabilité idéologico-politique
n'a rien d'évident. Mais le rôle d'une puissance comme la
France, à la fois indépendante et amie de la Chine, peut
être utile pour favoriser les évolutions souhaitables tout en
respectant la souveraineté retrouvée de l'Empire du Milieu.
N'oublions jamais que sa progression, si spectaculaire soit-
elle, ne fait que redonner à la Chine la place éminente
qu'elle occupait dans le monde il y a quelques centaines
d'années. Faisons en sorte que cette « renaissance »
chinoise s'accompagne d'une amitié profonde et pacifique
entre nos civilisations, nos cultures, nos pays et nos
peuples. C'est en tous les cas dans ce sens que pendant
quatre années nous avons agi.
À mesure que, pendant ces années, toutes ces actions et
visites diverses se développaient, je mesurais mieux la
pertinence du conseil que m'avait prodigué un de mes
prédécesseurs, juste après ma nomination : « Prends garde.
C'est un ministère passionnant, mais il y a tant de dossiers
à traiter qu'on peut s'épuiser à agir vingt-quatre heures sur
vingt-quatre sans cohérence ni résultats. » Je m'efforçai
donc de clarifier nos priorités diplomatiques. Je les
synthétisai lors de la Semaine des ambassadeurs et en
diverses occasions académiques. Mais je refusai
catégoriquement de les traiter comme s'il s'agissait
seulement de « dossiers ».
Les otages
« Dossier » syrien, « dossier » climat, « dossier » malien,
« dossier » européen... Non ! Derrière chaque « dossier », il
y a d'abord des réalités humaines, parfois souriantes, le
plus souvent difficiles et même dramatiques. À tous ceux
qui ont travaillé à mes côtés, j'ai demandé de ne jamais
l'oublier. Cette dimension humaine est omniprésente dans
l'activité des diplomates. C'est elle qui rend leur mission et
la fonction de ministre des Affaires étrangères si
passionnante et aussi, parfois, si lourde.
Je pense en particulier aux prises d'otages français à
l'étranger que le ministère a pour mission de suivre. C'est
le Centre de crise et de soutien du Quai d'Orsay qui,
concrètement, assure quotidiennement cette tâche. Il
coordonne notre action en réponse aux crises
internationales lorsqu'elles impliquent la sécurité de
ressortissants français ou qu'elles appellent une réponse
humanitaire. D'une efficacité remarquable, le Centre de
crise regroupe des personnels venus d'horizons divers,
mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Outre leurs
qualités professionnelles, ils doivent posséder et possèdent
au plus haut point cette fibre humaine.
L'opinion publique n'est saisie, elle, que par à-coups, dans
les moments heureux ou tragiques. Mais chaque prise
d'otages, chaque suivi nous mobilise en permanence. Sur
cette question des otages, je m'étais donné une règle :
détermination et discrétion. François Hollande a suivi de
près chaque situation, attentif au contact avec les familles
et avec les proches. Avec lui, j'ai partagé tous ces moments,
exaltants ou dramatiques.
Le malheur, nous l'avons vécu ensemble, notamment en
septembre 2014 lorsque, à New York où nous nous
trouvions pour l'Assemblée générale de l'ONU, nous
apprenons l'assassinat de notre compatriote Hervé Gourdel
dans une zone montagneuse de Kabylie : ses ravisseurs ont
mis à exécution leur monstrueux chantage, le chef de l'État
doit l'annoncer par téléphone, depuis sa chambre d'hôtel, à
la famille. Moments terribles. Paroles si difficiles à trouver,
dérisoires mais indispensables. Suivies d'une réaction
extraordinaire de courage et de dignité de la part des
parents et des proches de l'otage assassiné.
Le malheur, c'est le meurtre de Ghislaine Dupont et de
Claude Verlon, envoyés spéciaux de la radio RFI dans le
Nord-Mali, assassinés par AQMI en novembre 2013. Je
revois les visages décomposés, en larmes, de leurs
collègues et amis lorsque, juste après, je leur rends une
visite d'hommage et de soutien. Cette date du 2 novembre,
nous avons obtenu de l'ONU qu'elle marque désormais la
Journée internationale de la fin de l'impunité pour les
crimes contre les journalistes, mais les crimes, eux, n'ont
pas cessé.
À l'opposé, le bonheur, si fort qu'il amène les larmes,
d'autres larmes, et envahit tout, c'est celui de la famille
Moulin-Fournier libérée en avril 2013. Trois adultes et
quatre enfants enlevés à la frontière du Cameroun et du
Nigeria, puis arrachés à la mort qui les attendait. Pendant
des semaines, combien d'échanges, toujours discrets, entre
le Président camerounais Biya et moi, qui nous font passer
de l'inquiétude au pessimisme, puis à l'attente, à l'espoir,
de nouveau aux déceptions et enfin à la délivrance. Dans
l'avion qui nous ramène vers Paris depuis Yaoundé où je
suis allé les chercher, je capte des bribes de souvenirs mais
surtout je ressens une sérénité extraordinaire chez cette
famille unie de chrétiens fervents qui pendant toute leur
détention n'ont jamais cessé d'espérer et avec lesquels je
continue de correspondre en amitié.
Le bonheur, c'est encore celui, communicatif, de
l'ingénieur Francis Collomp, enlevé au Nigeria par le
groupe terroriste Ansaru, qui, mêlant ruse et
détermination, réussit à échapper à ses geôliers et me
raconte avec faconde sa longue captivité où le fameux
syndrome de Stockholm, liant parfois un otage et ses
ravisseurs, n'a manifestement aucune place.
Malheur ou bonheur, le contact des autorités françaises
avec les proches des otages est toujours à la fois
nécessaire, délicat et décisif. Il faut les informer, mais ne
leur dire que ce qui est avéré, comprendre que le sort de
leur mari, leur frère, leur compagne est devenu pour eux
une pensée de chaque instant, accepter les reproches,
voire les colères, et éviter autant que possible la
médiatisation que recherchent, pour augmenter leur
pression, les preneurs d'otages. Et surtout ne jamais
relâcher l'effort, ne jamais cesser l'action méthodique avec
tous les services de l'État et avec nos relais internationaux
afin de parvenir, chaque fois que c'est humainement
possible, à ce moment extraordinaire où s'entremêlent le
retour, les retrouvailles, les baisers, la vie qui renaît, les
mauvais souvenirs qui s'en vont et qui cependant encore
longtemps reviendront.
Car – c'est une autre constante – on ne ressort jamais
indemne de ces violences, ni du côté des otages, ni de leurs
proches. Il y a la vie et la liberté à réapprendre avec ses
difficultés matérielles et psychologiques souvent extrêmes.
Souvent aussi, quand la libération est obtenue, il y a de la
part des otages et de leur famille une reconnaissance
envers l'État, cette entité ordinairement floue, abstraite,
critiquée, qui prend soudain la forme précieuse d'un agent
des services qui libère, d'un médecin qui soigne et
réconforte, d'un ministre ou d'un président qui accueille.
Ces moments-là laissent à ceux qui les ont vécus une trace
ineffaçable.
Washington ou Moscou ?
Au cours de ces quatre ans, j'ai entendu bien des
injonctions contradictoires. Notre diplomatie devait être
tour à tour moins solitaire et moins alignée, plus
continentale et plus atlantiste, moins aventureuse et plus
audacieuse. Tel engagement (en Afrique, au Proche-Orient)
semblait illégitime parce que ne bénéficiant pas du soutien
de Washington ; telle proposition vouée à l'échec car nous
ignorions Moscou. Je préfère les faits.
Washington
Dans l'approche générale de la diplomatie du Président
Obama, il faut admettre que l'Europe et la France, parte-
naires pourtant historiques des États-Unis, n'ont pas été
prioritaires. La comparaison du nombre des visites
présidentielles américaines dans les différentes zones
géogra- phiques en est un signe. Certes, Barack Obama a
toujours eu des paroles positives pour l'Europe, notamment
pour la France ; mais dans sa vision stratégique, à la
différence notamment d'Hillary Clinton avec laquelle je
m'en suis souvent entretenu, cette zone n'est pas une clé
de l'avenir. Lorsqu'il s'agit de l'Union européenne, il a eu
d'ailleurs tendance à considérer que la Chancelière Merkel,
à elle seule, engageait automatiquement la totalité des
États membres : de là, quelques mécomptes, par exemple
sur la faisabilité réelle du traité transatlantique entre les
États-Unis et l'Union européenne. De là aussi le sentiment
que la dimension européenne de la crise syrienne n'a pas
été traitée comme elle le devait. En choisissant de ne pas
vraiment s'impliquer, le Président Obama a choisi aussi de
ne pas voir à quel point la sécurité et surtout les équilibres
politiques européens étaient directement et durablement
mis en cause par la plongée de la Syrie dans le chaos. La
montée des populismes en Europe a été accélérée par le
risque terroriste croissant et l'afflux des réfugiés.
À l'égard de la France, Barack Obama aime à rappeler
qu'elle est « le plus vieil allié des États-Unis ». Les relations
humaines entre lui et les dirigeants français actuels ont été
cordiales et même chaleureuses. En témoigne l'excellent
accueil qu'a reçu François Hollande lors de sa visite d'État
à Washington en février 2014. Le mélange de fastes
officiels et d'attentions personnelles, le charisme du couple
Obama y furent à leur meilleur. De même, Obama a été
incontestablement touché par les attaques terroristes en
France. Il apprécie la détermination et l'engagement
concret de notre pays dans la lutte contre le terrorisme, le
courage et l'efficacité dont nous faisons preuve en Afrique,
continent dont nous sommes considérés par les États-Unis
comme les amis et les spécialistes. En novembre 2015,
remplaçant François Hollande au G20 d'Antalya en
Turquie, j'ai été frappé par l'émotion sincère que
manifestait Barack Obama envers notre pays, visé quelques
heures plus tôt par les attentats. J'ai apprécié la cordialité
avec laquelle, en l'absence du Président français, le
Président américain associait le ministre des Affaires
étrangères que j'étais aux conversations du plus haut
niveau. Et je n'oublie pas non plus qu'au cours de toute
cette période, nous avons pu compter sur un engagement
américain sans faille contre le changement climatique.
Mais, au-delà de ces sentiments et de ces gestes, Barack
Obama, personnalité brillante dont certaines réalisations
ont été remarquables, manifeste avec nous – comme avec
tous les autres – un réalisme froid qui confond souvent
partenaires et supplétifs. On nous demande notre avis,
mais dans l'esprit du Président américain la décision finale
relève du seul chef de la seule superpuissance, c'est-à-dire
lui-même. Telle n'est pas notre vision du bon traitement des
affaires du monde ni de la place que doit y occuper une
France indépendante.
Cela explique, au cours de ces quatre ans, sur un fond de
relations cordiales avec les États-Unis, plusieurs phases et
zones de tensions. Ce fut le cas pour les négociations avec
l'Iran, pour le fonctionnement de la coalition en Irak et en
Syrie, pour l'approche des discussions dans le conflit
israélo-palestinien. De même pour l'attitude à adopter
envers la Russie : la nôtre a été souvent plus ferme que
celle des Américains dans le conflit syrien, moins rigide
dans l'approche du conflit ukrainien. Étant un des cinq
membres permanents du Conseil de sécurité des Nations
unies, nous considérons que ni nous ni le Conseil de
sécurité ne doivent être mis à l'écart des grandes décisions
au profit de l'institution d'un monopole ou d'un duopole,
quel qu'il soit. Et je n'évoque que pour mémoire les
tensions au moment de l'amende infligée par les autorités
américaines à BNP-Paribas ou encore de la révélation
d'espionnages blâmables opérés par les États-Unis : ce
n'est pas ainsi que doit se comporter un allié et ami.
J'ai à plusieurs reprises insisté sur la personnalité des
grands dirigeants internationaux. Non par goût immodéré
de l'anecdote ou par oubli des causes structurelles de telle
ou telle position nationale, mais parce que les éléments
personnels comptent beaucoup dans les décisions prises, et
les relations interpersonnelles aussi. Au moment où
j'achève ce livre, Barack Obama termine son mandat
cependant que l'élection présidentielle américaine n'a pas
encore eu lieu. Son résultat exercera une influence
importante sur l'évolution de plusieurs des questions
internationales que j'ai abordées. Je ne connais pas Donald
Trump, mais la personnalité qu'il a révélée ne plaide pas –
c'est le moins qu'on puisse dire – en sa faveur. En revanche,
je connais bien Hillary Clinton. Elle comprend l'Europe et
elle sait ce que signifie l'indépendance de la France.
Pendant plusieurs mois où nous avons été collègues, j'ai
travaillé avec elle. J'ai vu sa compétence, son autorité et,
dans sa relation avec la France, sa rectitude. Quoique
loyale envers son Président, elle a défendu, notamment sur
la Syrie, des positions plus fermes qu'Obama dont je pense
que, si elles avaient été suivies, elles auraient pu conduire
à une situation moyen-orientale différente. Je l'ai revue à
Paris et à New York après qu'elle eut quitté son ministère,
j'ai mesuré la constance de ses positions et la fidélité de
son amitié. Elle peut être la première femme à exercer la
tâche écrasante de Présidente des États-Unis. Je suis
convaincu qu'elle en possède les qualités.
Moscou
Au cours de toute cette période, c'est un élément
remarquable que le contraste entre la place somme toute
mineure qu'occupe la Russie en termes économiques et le
poids majeur qu'elle a pesé dans la diplomatie mondiale.
Impossible d'expliquer ce phénomène sans s'arrêter
quelques instants sur le régime lui-même et sur son chef,
Vladimir Poutine.
L'autocratie n'a pas besoin de longs développements pour
être démontrée. Sous des dehors légalistes – car le pouvoir
russe met toujours en avant l'apparence du droit, même
quand il le méconnaît –, Poutine tient dans ses mains la
totalité des décisions. Chaque choix remonte à lui, qu'il
occupe comme aujourd'hui la fonction de Président ou hier
celle de Premier ministre. J'ai pu en de nombreuses
occasions observer comment dans ce régime on en réfère
au chef ou on procède du chef pour toute décision. Il n'est
assurément pas le seul dirigeant au monde à pratiquer
ainsi, mais rarement à ce point.
Pour prendre un exemple modeste et révélateur, la
construction de la cathédrale orthodoxe du Quai Branly à
Paris, longtemps retardée pour des raisons architecturales,
a failli provoquer une crise grave dans nos relations
diplomatiques. Vladimir Poutine jugeait inconcevable que
de simples règles d'urbanisme puissent s'opposer à sa
volonté, il en faisait une affaire personnelle. Il a fallu que je
me saisisse du dossier et que l'imagination des architectes
soit portée à son meilleur pour dégager finalement une
solution. Autre aspect significatif, les relations entre
Poutine et ses collaborateurs. J'ai vu plusieurs fois Sergueï
Lavrov, ministre des Affaires étrangères depuis plus de dix
ans, professionnel chevronné et entièrement dévoué à son
Président, traité devant François Hollande et moi avec un
mépris embarrassant. Le remplacement subit en août 2016
d'Ivanov, longtemps chef de l'administration poutinienne,
proche entre les proches, est venu opportunément rappeler
à chaque haut dirigeant russe, à quelques semaines
d'élections législatives triomphales, que dans ce régime on
ne tient sa place que du Président.
Si on ajoute à ce constat que les pouvoirs législatif et
judiciaire russes ne répondent pas – même de loin – à la
définition qu'en donne Montesquieu, le premier contribuant
pour l'essentiel à mettre en scène les décisions
présidentielles cependant que mieux vaut ne pas tomber
dans les filets du second, le tableau prend une tournure
résolument monocolore. Est-il besoin de souligner, enfin,
combien les organes d'information servent sans retenue le
pouvoir et exercent un rôle majeur de propagande auprès
des populations russes et russophones ? Dans ce contexte,
les organisations non gouvernementales et la société civile
tout entière éprouvent, malgré leur courage, d'énormes
difficultés à agir ou simplement à vivre, sous le poids des
limitations, des intimidations et des interdictions.
La Russie n'est, bien entendu, pas la seule autocratie au
monde. Et celle-ci trouve des précédents tout au long de
l'histoire russe. Elle s'accompagne chez le Président
Poutine d'une excellente connaissance des questions de
fond et d'une intelligence aiguë des situations et des
hommes. Elle rencontre son fondement et de l'écho dans un
patriotisme incontestable, même s'il est dégradé souvent
en nationalisme. Comme beaucoup de ses concitoyens,
Poutine a été humilié par l'effondrement de l'URSS. Il
prétend – et peut-être le croit-il – qu'il existe une menace
antirusse représentée par l'expansionnisme de l'OTAN,
dont il doit se protéger. Il a fait du rétablissement de la
puissance russe, au-delà même du maintien de sa
personne, l'objectif cardinal de son pouvoir. Toute sa
stratégie et son action en découlent.
En Russie même, il s'agit de diriger sans partage et de
refuser tout ce qui pourrait s'apparenter à une opposition
intérieure ou à une ingérence extérieure. Hors Russie,
contrôler ses marches géographiques, en les annexant
(Crimée) ou en les fragilisant (conflits gelés de
Transnistrie, d'Ossétie du Sud, d'Abkhazie, etc.). Poutine
veille à diviser autant que possible l'Union européenne,
pour éviter qu'elle ne propose aux pays proches un
exemple entraînant. Il passe des accords avec la Chine,
l'Inde, l'Iran, la Turquie, et tout autre État susceptible à un
moment ou à un autre de servir ses intérêts. Et bien sûr,
préoccupation constante, il veille à embarrasser les États-
Unis puisqu'il ne lui est pas toujours possible de s'y
opposer frontalement.
Dans ce cadre général, la France est perçue par Poutine
comme une puissance mondiale mais moyenne, que la
Russie doit dans une certaine mesure ménager compte
tenu à la fois de notre rôle de membre permanent du
Conseil de sécurité et de notre tradition d'indépendance.
Napoléon, le général De Gaulle, notre statut de puissance
nucléaire, nos capacités économiques, scientifiques et
technologiques, notre poids dans l'Union européenne, la
longue histoire de nos relations : tout cela compte aux yeux
de Poutine, même s'il est acquis que, pour les « grandes
affaires », c'est plutôt avec l'Amérique et la Chine qu'il faut
traiter. Celle-ci, notamment parce qu'elle peut dans une
certaine mesure offrir à la Russie une alternative
économique orientale à une Europe décidément trop
regardante. Celle-là, parce qu'il est tentant d'établir, selon
les périodes et les questions, une sorte de duo américano-
russe, fût-il conflictuel, qui survalorise le poids de la Russie
et flatte l'amour-propre du pays. D'autant plus que, sous
une présidence Obama finissante, le pilotage effectif du
duo se trouve plutôt côté russe.
Face à ces réalités, deux attitudes extrêmes et opposées
me paraîtraient erronées de la part de la France. L'une
consisterait en une sorte d'antirussisme primaire,
recommandé pourtant par certains qui considèrent qu'à
partir du moment où Poutine toise les peuples et néglige
les lois il faut s'opposer à lui de toutes nos forces et sur
tous les sujets. Une telle position serait pour le moins
frappée d'irréalisme : nous sommes liés à la Russie par la
géographie et par l'histoire ; que nous le voulions ou non,
ce grand pays joue un rôle sur beaucoup de sujets
internationaux, et personne de sensé ne peut souhaiter de
conflit ouvert avec lui. Le réalisme, comme l'intérêt bien
compris de la France excluent une telle attitude, même s'ils
n'excluent nullement la fermeté.
L'autre comportement irréfléchi consisterait au contraire
à tresser des couronnes permanentes à Vladimir Poutine, à
plaider que lui seul a compris comment un dirigeant
international doit agir au XXIe siècle, à le célébrer comme
un « rempart contre le terrorisme », et non seulement à
l'exonérer de toute critique mais à en faire le pilier de
notre diplomatie. On mesure l'inanité pour la France d'une
telle orientation qui, au nom de notre indépendance, refuse
avec raison d'aligner notre action extérieure sur les États-
Unis, mais qui, au nom de cette même indépendance,
propose la Russie comme guide de notre politique
étrangère.
Il me semble – et c'est le choix que nous avons adopté
avec François Hollande – que la ligne juste consiste en une
relation aussi sereine que possible avec la Russie, en
récusant toute complaisance. Là aussi, comme nous l'avons
vu avec la négociation sur le nucléaire iranien, la « fermeté
constructive » est la stratégie pertinente. C'est cette
position que nous avons retenue par exemple pour
résoudre le problème complexe des deux porte-hélicoptères
Mistral commandés par la Russie à la France. Compte tenu
de l'attitude hostile manifestée par Poutine envers l'Union
européenne dans l'épisode Ukraine-Crimée, il nous est
apparu impossible d'exécuter le contrat, d'ailleurs quasi
léonin, signé en 2011. Dans quelle situation nous serions-
nous trouvés si ces bateaux de guerre avaient été livrés par
la France pour être utilisés ensuite par les Russes contre
un de nos partenaires et alliés ! Livrer était impossible, ne
pas livrer semblait ruineux. Par une attitude de principe
ferme tout en laissant la voie ouverte à la négociation, nous
avons pu, en bonne intelligence entre le Quai d'Orsay et la
Défense, résoudre cette question difficile en vendant
finalement, après accord général, les deux navires à
l'Égypte. Nous avons ainsi pu rompre le contrat russe, sans
dommage ni pour nos relations, ni pour nos finances, ni
pour la charge de travail du chantier.
Cette même attitude, faite de fermeté et de souplesse,
nous l'avons privilégiée au long du conflit ukrainien.
D'abord, en nous impliquant nous-mêmes physiquement au
moment le plus violent. En février 2014, au plus fort des
affrontements à Kiev, je me suis rendu dans la capitale
ukrainienne avec mes collègues allemand et polonais,
Steinmeier et Sikorski, pour rencontrer le Président
Ianoukovitch. Après des discussions très tendues, nous
avons pu éviter ce qui aurait été probablement une
véritable guerre civile (on était proches d'un gigantesque
bain de sang à partir de Maïdan) et accélérer l'organisation
des élections générales ukrainiennes. Dans le même esprit,
une fois le Président ukrainien Porochenko élu, François
Hollande a proposé et obtenu, lors des cérémonies du
soixante-dixième anniversaire du débarquement le 6 juin
2014, la mise en place du «Format Normandie », canal de
dialogue utile entre les Présidents ukrainien et russe, la
Chancelière allemande et le Président français. C'est aussi
la France et l'Allemagne ensemble qui ont permis la
conclusion des accords de Minsk II en février 2015 au bout
de discussions qui n'auraient pas pu aboutir sans une forte
pression de notre part.