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Du même auteur

Liberté, libertés (en collaboration), Gallimard, 1976.


C'est en allant vers la mer, Seuil, 1990.
Les Blessures de la vérité, Flammarion, 1995 (prix du livre politique).
Cela commence par une balade, Plon, 2003.
Une certaine idée de l'Europe, Plon, 2004.
Le Cabinet des douze. Regards sur des tableaux qui font la France, Gallimard,
2010 (prix Montaigne).
© Plon, un département d'Édi8, 2016
12, avenue d'Italie

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Pour Marie-France
Avant-propos

Ma nomination à la tête du Quai d'Orsay, le 16 mai 2012,


ne fut pas pour moi une surprise.
Plusieurs mois auparavant, nous avions passé avec
François Hollande une sorte de contrat moral. Désigné
candidat pour l'élection présidentielle, il m'avait demandé
de l'aider à préparer les mesures à prendre lors des débuts
du gouvernement. Il m'avait aussi interrogé sur les
fonctions que j'accepterais le cas échéant. Les Affaires
étrangères et elles seulement, lui avais-je répondu, à la fois
parce que je pensais pouvoir y être utile et parce que ce
domaine échappe généralement aux querelles politiciennes
qui m'étaient devenues, avec le temps, insupportables.
Au cours de la campagne, il me chargea de prendre
contact avec plusieurs chefs d'État et de gouvernement
étrangers. Je me rendis dans une dizaine de pays. Pour
autant, il confiait certaines missions ponctuelles à d'autres,
lesquels espéraient sans doute diriger le Quai d'Orsay et
faisaient campagne médiatique en ce sens. Finalement, le
contrat originel fut parfaitement respecté : je pris avec
honneur et bonheur la direction du ministère des Affaires
étrangères.

*
Ce livre évoque plusieurs aspects importants de la
diplomatie française pendant la période où je l'ai conduite,
de mai 2012 à février 2016. Sur le moment, je n'ai pas pris
de notes : je n'en avais ni le temps ni le goût. Mais une fois
quitté le Quai d'Orsay, je me suis dit – et d'autres avec moi
– qu'il serait dommage que ne subsiste sur la politique
extérieure de la France au cours de ces années aucun récit
présenté par son principal responsable gouvernemental,
avant que le temps ne vienne déformer ou effacer mes
analyses et mes souvenirs.
D'autant plus que ces quatre ans ont été riches en
événements internationaux, heureux ou malheureux, et que
chacun a désormais conscience des liens étroits qui
existent entre la situation du monde et la nôtre (économie,
environnement, sécurité).
Ce livre ne couvre ni tous les événements ni l'ensemble
des domaines relevant du Quai d'Orsay, dont les
compétences ont d'ailleurs été élargies pendant cette
période. Olivier Ravanello, journaliste spécialiste de
politique internationale, m'a posé de multiples questions. Je
l'en remercie. Elles m'ont aidé à bâtir ce récit, qui
comprend cinq grands thèmes que nous avons sélectionnés
ensemble avec un arbitraire assumé.
J'aborde d'entrée l'Accord mondial de Paris sur le
réchauffement climatique et les négociations touchant le
nucléaire iranien parce qu'il s'agit de deux avancées
internationales majeures et que la diplomatie française y a
joué un rôle déterminant. Je reviens, bien sûr, aussi sur
l'effroyable situation syrienne et sur les questions
européennes parce que, décisives mais non résolues, elles
pèsent sur nous tous et montrent la distance, pour
reprendre les termes de Jean Jaurès, entre « l'idéal » et le
« réel ». Je consacre enfin un chapitre à « diriger le Quai
d'Orsay », dans lequel j'ai voulu illustrer, à partir des défis
du présent et d'une certaine vision de l'avenir, l'évolution
du Quai d'Orsay que j'ai conduite avec mes équipes.
*
Cette vision de l'avenir, en quelques mots, quelle est-elle ?
Nous savons d'abord avec certitude que le monde du XXIe
siècle sera plus contraint que celui d'aujourd'hui. Sur le
plan démographique, alors que nous sommes plus de 7
milliards, nous serons au-delà des 11 milliards à la fin du
siècle. Cet accroissement entraînera de fortes contraintes
supplémentaires sur le plan de nos ressources. Avec une
population mondiale plus nombreuse se poseront d'une
manière encore plus aiguë qu'aujourd'hui les exigences
liées à la préservation de notre planète, à la protection et
au partage des ressources, à la lutte contre le dérèglement
climatique.
Notre monde sera aussi plus compétitif. Les pays
émergents se retrouveront encore davantage au cœur des
rapports mondiaux. Poussée par son essor économique et
démographique, l'Afrique jouera un rôle croissant : en
2100, sa population représentera un tiers de celle de la
planète. L'Asie confirmera sa place centrale. L'Europe,
aujourd'hui première puissance économique, demeurera –
si elle n'éclate pas – en bonne place ; mais, alors que trois
pays européens dont la France comptent aujourd'hui parmi
les six premières nations de la planète, ce ne sera plus le
cas en 2030 pour aucun pays européen pris isolément. La
compétition concernera tous les secteurs : commerce,
investissement, technologies, mais également formation,
normes juridiques, modèles de société.
Le monde, c'est une autre certitude, sera davantage
connecté. Le chiffre de 40 % de la population mondiale qui
accède à Internet ne cessera d'augmenter, en particulier
avec le développement du continent africain. Les
connexions s'accroîtront en lien avec la multiplication des
échanges : la mondialisation des économies augmentera les
flux de travailleurs ; la concurrence des systèmes
universitaires augmentera les flux d'étudiants ; l'essor des
classes moyennes en Asie, en Afrique, en Amérique latine
augmentera les flux de touristes. Les connexions se
développeront également en raison des opportunités
nouvelles offertes, sous réserve de poussées
protectionnistes, aux échanges commerciaux et aux
investissements à l'étranger, avec l'accès aux nouveaux
marchés.
Le monde du XXIe siècle comportera malheureusement
aussi davantage de risques. Ceux que nous anticipons,
probablement aussi d'autres. Certes, ni les acteurs non
étatiques ni les groupes armés autonomes ne constituent
de nouveaux venus dans le système international. Mais
avec AQMI, Boko Haram et surtout Daech, le défi lancé aux
États, aux frontières, aux organisations internationales
atteint une ampleur sans précédent. Nombre d'États
s'affaiblissent, leur autorité politique est sapée par des
problèmes économiques, par l'affirmation d'identités
séparées et même par des guerres civiles – sans que ces
États connaissent pour autant un effondrement complet. Ils
deviennent la proie de groupes armés et de réseaux
transnationaux. Dans le même temps, les armes sont et
seront de plus en plus sophistiquées et les formes
d'agression de plus en plus diversifiées (miniaturisation des
armements, cybercriminalité, etc.). Comme aucun pays ou
groupe de pays ne dispose et ne disposera seul de la
capacité nécessaire pour répondre à l'ensemble des défis
planétaires, cette « dispersion de la puissance » conduit à
un monde encore plus imprévisible. Il risque d'y avoir
davantage de forces à contrôler et moins de forces pour les
contrôler.
Dans ce contexte chaotique, le poids démographique et
économique de la France diminuera mécaniquement en
termes relatifs. Pour autant, si nos choix stratégiques sont
pertinents et nos outils efficaces, notre nation peut
demeurer l'une des rares à disposer de tous les attributs de
la puissance et de l'influence qu'ils procurent : place dans
les institutions internationales, attractivité, rayonnement
économique, culturel et scientifique, rôle de nos principes,
capacité de défense et de projection militaire. Dans ce
monde en mutation, nous devrons continuer à agir pour
soutenir partout nos intérêts et ceux de nos concitoyens –
parce que c'est cela l'objectif central d'une politique
étrangère – et mener une diplomatie globale dans sa
géographie, dans ses domaines d'action comme dans la
variété de ses instruments.
Afin d'y parvenir, nous devrons poursuivre plusieurs
priorités reliées entre elles. Je les analyse dans ce livre : la
paix et la sécurité, l'organisation et la protection de la
planète, la réorientation et la relance de l'Europe, le
rayonnement et le renforcement de la France. Nous
devrons à la fois consolider nos alliances – notamment avec
les pays émergents – et conserver notre indépendance qui
est une marque de fabrique de notre politique étrangère et
une clé de notre influence. Notre diplomatie devra agir de
plus en plus en réseau avec les autres pays européens.
Nous aurons besoin de développer les liens entre nos
citoyens et nos territoires, comme entre l'Europe et le
monde. Encore plus qu'aujourd'hui, le ministère des
Affaires étrangères devra assumer une fonction d'interface
entre l'international, le national et le local. La plupart de
nos concitoyens se retrouveront en effet, à un moment de
leur vie, Français à l'étranger ou Français de l'étranger : la
diplomatie devra jouer de plus en plus son rôle de « service
public de l'international », assumant une fonction globale
de sécurité, de proximité et d'efficacité.

*
Cette dimension « globale » me semble d'ailleurs
caractériser la nouvelle situation du monde et la « nouvelle
diplomatie ». Les acteurs n'y sont plus seulement les États –
même s'ils conservent leur rôle central –, ce qu'on appelait
autrefois la diplomatie westphalienne, mais d'autres entités
: les entreprises, les ONG, les territoires. Les champs
d'action ne sont plus seulement la « grande politique »,
mais aussi les dimensions économique, scientifique,
culturelle, etc. Les compétences et les analyses doivent
être multiformes, multicritères, multifacettes. Cela rend
d'autant plus passionnante l'action diplomatique.
Pour mener à bien sa diplomatie face à toutes ces
évolutions prévisibles – et à celles que nous n'aurons pas
prévues –, la France, à la fois indépendante et ouverte au
monde, dispose d'atouts nombreux, parmi lesquels un
réseau de professionnels remarquables sur tous les
continents. Ils font parfois l'objet de critiques ou de
caricatures, que je trouve en général injustes. C'est
beaucoup à leur action que nous devons les succès obtenus.
On ne le dit pas assez. J'ai décidé de l'écrire.
Je fais le pari qu'une telle démarche peut intéresser, sans
se perdre dans les polémiques. Je reconnais que c'est un
pari risqué. Aux lecteurs, c'est-à-dire à vous, de juger.

Laurent FABIUS
Octobre 2016
1
L'Accord mondial de Paris
sur le changement climatique

Des planètes alignées


Varsovie, novembre 2013. C'est ici qu'a lieu la COP19, dix-
neuvième Conférence des parties sur le climat. Elle se
déroule dans les vastes installations d'un stade sans attrait.
Le décor et l'ambiance font songer à un film de Woody
Allen : à l'intérieur du stade, on discute environnement,
croissance décarbonée et lutte contre le réchauffement
climatique, cependant que juste à côté, à quelques
centaines de mètres, se tient le Congrès mondial des
producteurs de charbon...

Je confirme la candidature officielle de la France pour


l'organisation de la COP21 à Paris fin 2015. Le suspense
est limité : il n'y a pas d'autre candidat ! C'est que les
expériences précédentes ont été généralement cuisantes.
De nombreux délégués viennent me féliciter pour cette
désignation. Ils me souhaitent good luck avec un sourire
légèrement dubitatif.

Nous en avions parlé quelques mois plus tôt, François


Hollande et moi. Fallait-il déposer notre candidature ?
J'avais établi une liste pour le Président : les avantages
d'un côté, les inconvénients de l'autre. Les probabilités
d'insuccès étaient élevées et important le risque de voir
retomber sur la France le discrédit d'un échec. Une
réussite constituerait un progrès considérable et une
performance remarquable.
Nous avions analysé les choses à froid. Au fond,
l'alternative était simple : soit nous échouions – et dans ce
cas nous n'aurions malheureusement pas été capables de
faire mieux que les autres – ; soit nous réussissions et cela
constituerait une très grande avancée pour la planète,
cependant que l'image internationale de la France en
sortirait renforcée. Ainsi posée, l'équation était plus claire.
Pascal Canfin, à l'époque ministre du Développement à mes
côtés et devenu depuis directeur général du WWF France,
me poussait à dire oui et finalement me convainquit. Le
Président donna son feu vert. La France organisera donc la
COP21.

Le devoir de succès
La première de mes tâches est d'identifier les écueils.
Quelles erreurs ne pas commettre ?

Très vite, je prends langue avec mes homologues et avec


la plupart des négociateurs qui ont participé à la
conférence de Copenhague en 2009, restée dans les
mémoires comme l'illustration du fiasco. À tous ces
spécialistes je pose la même question : non pas « quelles
sont les clés d'un succès », mais « quelles erreurs éviter ? ».
Leurs réponses convergent : pour Copenhague, il n'y a pas
eu un travail préparatoire suffisant, le blocage de quelques
États puissants et le manque de mobilisation mondiale ont
fait le reste. Les négociateurs n'ayant pas pu se mettre
d'accord sur un texte, des chefs d'État sont arrivés sur
place mais seulement en fin de conférence, et ils n'ont pas
réussi, eux non plus, à trouver en quelques heures de
solution acceptée par tous. L'une des clés pour Paris est de
préparer très soigneusement la négociation et de redonner
la primauté au politique.

Dès lors, ma feuille de route est simple, en tout cas simple


à définir : consulter beaucoup avant la conférence,
rencontrer chaque pays et chaque groupe de pays,
comprendre leurs souhaits, leurs lignes rouges, mobiliser
les opinions et... convaincre. Je dois m'assurer aussi que les
grands décideurs politiques sont en accord avec leurs
négociateurs techniques et vice versa, car les techniciens
sont parfois réticents à passer les compromis nécessaires
aux accords politiques indispensables.

À mesure que j'avance dans ma tâche, je constate que


depuis Copenhague la situation s'est à la fois dégradée sur
le plan des faits et améliorée quant à la volonté d'agir. La
communauté scientifique a progressé dans son analyse ; ses
rapports ont accéléré la prise de conscience de l'opinion
publique. Les climato-sceptiques sont devenus plus rares,
sauf principalement aux États-Unis dans le camp
républicain. Plus je parcours de pays, plus l'évidence
s'impose, le constat est quasi universel : la dernière
décennie, la dernière année, le dernier mois, chaque fois un
record de chaleur. Les phénomènes climatiques extrêmes
sont plus fréquents et plus graves ; les sécheresses plus
longues et plus fortes ; les inondations plus dramatiques.
On marche, ou plutôt on court vers la catastrophe. Plus que
de « réchauffement », je préfère d'ailleurs parler de
« dérèglement climatique ». Le problème, essentiel et
existentiel, est qu'à ce rythme notre planète deviendra
bientôt inhabitable pour des centaines de millions d'êtres
humains.
Face à un tel enjeu, l'hypothèse d'un échec à Paris n'est
pas seulement une question d'influence de la France dans
le monde, il y a urgence absolue à réussir.

Parvenir à ramener le réchauffement mondial à 2° C, voire


1,5° C avant la fin du siècle, voilà l'objectif global. Pour
autant, chaque pays possède une vision différente de la
bonne répartition des efforts vers cet objectif et définit
souverainement sa politique énergétique. Si l'on n'identifie
pas précisément les points d'accord possibles, les points
difficiles, les points non négociables, on risque le blocage.
Mais quel terrain de consensus trouver entre, d'un côté,
des pays du golfe Persique qui tirent 70 %, voire 90 % de
leurs ressources budgétaires à partir d'énergies fossiles et,
de l'autre, l'archipel des Tuvalu qui va disparaître si les
émissions mondiales de gaz à effet de serre ne sont pas
radicalement réduites ? Quoi de commun entre l'Inde qui
dispose surtout de charbon et doit sortir de la pauvreté
plusieurs centaines de millions d'habitants dont chacun,
individuellement, pollue peu et l'Union européenne qui
plaide avec raison pour une réduction drastique des
émissions de gaz à effet de serre mais qui pollue davantage
par habitant et possède un niveau de développement et de
richesse très supérieur ? Puisque, selon la Convention des
Nations unies applicable, il faut l'unanimité pour qu'un
accord à Paris soit acté, tout blocage serait fatal. Dans
cette négociation, la règle de l'égalité – un pays, une voix –
prend toute sa force.

Désormais, à chacun de mes déplacements internationaux,


la COP21 est au menu. J'aligne les milliers de kilomètres :
ma moyenne est d'un tour du monde chaque mois. On croit
souvent que les États sont des monstres froids. Les réalités,
les intérêts nationaux, les choix politiques sont certes
déterminants, mais rien ne peut remplacer le contact
direct, personnel entre dirigeants. Ma fonction de ministre
des Affaires étrangères et mes responsabilités précédentes
m'aident beaucoup. Je dois m'assurer que la volonté
politique de mes interlocuteurs est là, ou en tout cas
mobilisable, et établir avec tous une relation de confiance.
Ils doivent ressentir que, en accueillant la COP21, la
France ne possède ni agenda caché, ni intérêts particuliers
à défendre au détriment des autres nations. Il nous faut
rassurer en particulier les plus modestes et les plus
déshérités. Les convaincre que leur sort et leur avis nous
importent autant que ceux des géants de la planète, qu'il
faut aussi entraîner.

Parmi tous les États, ceux qu'on appelle les Petites Îles,
qui constituent l'essentiel d'un groupe appelé en anglais
AOSIS (Alliance of Small Island States), nécessitent une
approche spécialement attentive. Pour eux, l'enjeu n'est
pas ou pas seulement de développer leur économie, leur
société. L'enjeu, c'est de survivre. Au rythme actuel de
montée des eaux, plusieurs n'existeront plus dans vingt
ans, parfois moins. Ces États seront rayés de la carte. On
comprend qu'ils ne puissent pas accepter un mauvais
compromis. 1,5° C de réchauffement, menace proche, est
leur maximum vital. Dans la négociation et la rédaction du
texte final à Paris, je ne l'oublierai pas.

De même, le groupe « Afrique » fait l'objet d'une attention


spéciale. Il est fortement impacté par le réchauffement
climatique, alors qu'il émet très peu de gaz à effet de serre.
C'est l'une des clés d'un accord. D'où l'organisation, pour la
première fois, d'un « Sommet Afrique » à l'intérieur de la
COP, le 1er décembre 2015.

L'un des plus importants écueils concerne la méthode.


Avec mon équipe – car, dans le succès de la Conférence de
Paris, l'équipe qui m'entoure, composée surtout de
diplomates et de spécialistes de l'environnement, a été
essentielle –, nous sommes arrivés à la conclusion qu'il faut
changer le scénario habituel des COP. Une négociation
n'est pas un film américain où tout se règle à la fin grâce à
l'intervention d'un Super Hero. À Copenhague, les chefs
d'État n'avaient pas clairement fixé le cap en amont.
Résultat : les négociateurs ont été laissés à leurs exigences
et ce fut l'échec. Il faut procéder à l'inverse. Notre
Conférence de Paris doit s'ouvrir en présence des
présidents et des chefs de gouvernement eux-mêmes, afin
qu'ils donnent l'impulsion et fixent des objectifs clairs et
positifs à leurs spécialistes des négociations. Ainsi la
dynamique sera lancée, la pression sur les négociateurs
pour parvenir à un succès sera maximale. Tout le monde
tendra – idéalement – vers un même but, exprimé par les
dirigeants venus des quatre coins du monde déclarer haut
et fort : « Nous devons réussir. Maintenant, mesdames et
messieurs les ministres et négociateurs, à vous de jouer. »

L'idée est juste. Encore faut-il la mettre en œuvre. Hormis


les assemblées générales de l'ONU chaque année en
septembre à New York, aucun autre sommet n'a jamais
prétendu réunir autant de chefs d'État et de gouvernement.
Fin novembre 2015, il faut que Paris devienne la capitale
du monde. Un événement inédit. Un défi sécuritaire aussi.
Un pari.
Faire venir dès le début les Présidents
Obama et Xi Jinping
Pour emporter ce pari, nous devons nous assurer que le
Président américain Obama et le Président chinois Xi
Jinping viendront en personne et dès le début, à Paris. Ils
président les deux premières puissances, qui sont aussi les
deux pays les plus pollueurs au monde. Si eux décident de
venir, tout change de dimension et leurs homologues
voudront rejoindre physiquement ce G2.

Le Président Obama et ses services sont généralement


mystérieux sur son programme. J'obtiens l'assurance de sa
venue en convainquant le secrétaire d'État John Kerry,
depuis longtemps engagé en faveur des questions
environnementales. Obama lui-même croit profondément à
cette cause, qui fait partie du « testament » qu'il veut
laisser de sa présidence. Cependant, je dois garder en tête,
tout au long de la négociation dont ce fut une des
difficultés, qu'il faudra un texte final ambitieux sans pour
autant qu'il implique juridiquement une ratification
expresse par le Sénat américain, dominé par une majorité
républicaine hostile.

En ce qui concerne la venue du Président chinois, j'aborde


la question avec son Premier ministre, son ministre des
Affaires étrangères, son négociateur Xie Zhenhua et
directement avec lui-même. Nous devons être certains de
sa présence. Mes interlocuteurs sont clairs : Xi Jinping ne
peut venir pour affronter un échec. Il faut qu'il soit là pour
préparer le succès, mais que son intervention prenne place
au début afin de faciliter la suite, tout en lui laissant la
possibilité de se distancier si les choses tournaient mal.
Subtilités diplomatico-politiques ! Dans les faits, si l'Accord
de Paris a pu se conclure, c'est en grande partie parce que
les Chinois ont pleinement joué le jeu. Dans le passé, ils
avaient été accusés – non sans raison – de bloquer
plusieurs décisions. La situation objective du pays –
premier pollueur au monde – et l'engagement personnel de
Xi Jinping ont beaucoup contribué au succès de l'Accord de
Paris.

Lorsque j'avais été reçu par Xi à Pékin avant même qu'il


ne devienne président, je lui avais posé la question :
« Quels sont les deux ou trois problèmes principaux que la
Chine aura à affronter au cours des dix ans à venir ? » Le
climat et l'environnement faisaient expressément partie de
ses priorités. J'avais déjà noté son engagement, pas
seulement de convenance diplomatique mais profond, pour
des raisons à la fois écologiques, sociales, économiques et
politiques. Cette complicité climatique avec les Chinois n'a
pas cessé. C'est lors de la visite en France du Premier
ministre chinois Li Keqiang, en juillet 2015, qu'est annoncé
par lui l'engagement national précis de la Chine (en anglais
INDC, Intended Nationally Determined Contributions) en
matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
De même, la déclaration franco-chinoise publiée début
novembre 2015, quelques jours avant le début de la
COP21, longuement préparée par le négociateur chinois et
par moi-même, a joué un rôle majeur dans le succès des
négociations. Elle a inspiré le texte final.

Une fois la présence des Présidents chinois et américain


acquise, le reste devient plus facile. Nous lançons, François
Hollande et moi, les invitations en liaison avec le secrétaire
général des Nations unies, Ban Ki-moon, lui aussi très
mobilisé contre le réchauffement climatique.

Deux semaines avant la date fixée pour le début de la


conférence, le drame survient avec les attentats terroristes
de Paris, revendiqués par l'organisation Daech. Ils frappent
d'horreur la France et le monde. Ils conduisent à déclarer
l'état d'urgence. S'ils rendent l'organisation de la COP plus
complexe, ils ne nous font pas hésiter un instant. Pas
question de céder aux terroristes. Des dispositions encore
plus rigoureuses sont prises en lien avec le ministre de
l'Intérieur, Bernard Cazeneuve. Ces événements suscitent
une solidarité qui va accélérer la mobilisation mondiale. Le
jour de l'ouverture de la conférence, le 30 novembre 2015,
sont réunis au Bourget plus de 150 chefs d'État et de
gouvernement, soit le plus grand nombre jamais rassemblé
en un seul jour lors d'une conférence internationale. Le
succès n'est pas acquis, mais c'est de bon augure.

Week-end chargé
« Où en est la cartographie politique ? » Combien de fois
mes collaborateurs – au premier rang desquels
l'ambassadrice Laurence Tubiana, compétente et estimée
de tous – m'ont entendu leur poser cette question ! C'est
que, pour réussir, il ne suffit pas de creuser les dossiers,
réunir les parties, sensibiliser l'opinion, et dégager des
pistes de solutions, il faut aussi avoir à nos côtés, actifs
pour construire le succès, plusieurs grands dirigeants qui
non seulement ne bloqueront pas l'accord mais se
mobiliseront et entraîneront leurs partenaires avec eux.
Pour cela, une carte politique exacte du degré
d'engagement de chaque État est indispensable. Dans les
derniers mois, elle est mise au net et m'est communiquée
chaque semaine grâce à nos ambassades. À quinze jours de
la conférence, au moins trois grands points d'interrogation
subsistent, qu'il nous faut traiter spécialement : l'Inde, le
Brésil, l'Afrique du Sud.

On sait que l'Inde va devenir la nation la plus peuplée au


monde et qu'elle utilise surtout du charbon, très polluant.
Si elle suit le même mode de développement que les pays
industrialisés, l'effet global sur les émissions sera
catastrophique. Autre géant, le Brésil exerce une influence
considérable sur toute l'Amérique latine, et sa Présidente
d'alors, Dilma Rousseff, connaît bien le sujet du climat pour
avoir été elle-même ministre des Mines et de l'Énergie dans
le gouvernement du Président Lula. Quant à l'Afrique du
Sud, elle est, avec le Nigeria, la première puissance
économique du continent africain : c'est à Durban en 2011
que l'engagement a été pris de trouver des solutions lors de
la COP21, et le groupe influent G77 + Chine (qui rassemble
en réalité 134 pays) a alors pour responsable une
ambassadrice sud-africaine particulièrement influente.

Il me faut rencontrer les dirigeants de ces trois pays clés


et m'assurer avant la Conférence de Paris que nous
sommes sur la même longueur d'onde. Il reste peu de
temps. Nous décidons avec François Hollande que je leur
rende visite en urgence : ce sera un déplacement éclair,
négatif pour mon bilan carbone mais bon, nous l'espérons,
pour la planète. Je choisis l'avant-dernier week-end
précédant la COP afin de me rendre successivement à New
Delhi, Johannesbourg et Brasilia. À mes côtés, une équipe
commando, pilotée par mon directeur de cabinet Alexandre
Ziegler, particulièrement précieux à l'approche de la
conférence et pendant celle-ci.
D'abord l'Inde. J'ai déjà rencontré plusieurs fois le
Premier ministre Modi. Il croit aux nouvelles technologies,
en particulier l'énergie solaire, qu'il a développée lorsqu'il
était Chief Minister de l'État du Gujarat. Pour autant, il doit
mener à bien le développement de son pays qui jusqu'ici
s'appuie surtout sur le charbon. Lors d'une de nos
rencontres précédentes, nous avons évoqué la COP21,
discuté les problèmes de fond posés à l'Inde et décidé,
geste modeste mais symbolique, de réunir un recueil de
citations de diverses époques et de plusieurs pays illustrant
« l'écologie des mondes ». Ce recueil sur le climat et
l'environnement serait préfacé par le Premier ministre
Modi et par le Président Hollande, puis diffusé aux
participants de la Conférence de Paris. Il témoignerait
d'une communion de pensée et d'une volonté de travailler
ensemble. Il contribuerait à asseoir la confiance avec le
dirigeant d'un pays vu par beaucoup, à ce moment-là,
comme l'un des obstacles potentiels à un accord mondial.
Je lui apporte le premier exemplaire imprimé.

Du problème climatique Modi possède une vision large qui


s'inscrit dans une réflexion plus générale sur le
développement. Les notions de « modes de vie durables »
sont essentielles pour lui, à juste titre. Nous en discutons à
nouveau. Sur le plan technique, je fais le point avec son
ministre de l'Environnement, Prakash Javadekar, avec qui
je me suis lié d'amitié au cours de nombreuses réunions
internationales préparatoires : nous examinons les progrès
accomplis et les aspects qui restent délicats, notamment les
formes possibles de « différenciation » des efforts entre
pays riches et pays en développement. Nous avançons sur
le projet indien de lancer officiellement au Bourget
l'« Alliance solaire internationale » réunissant les pays
situés entre les Tropiques du Cancer et du Capricorne,
désireux de développer la recherche et l'investissement
dans l'utilisation du solaire. Modi me reçoit comme à
l'accoutumée dans une pièce modestement meublée. Il
dégage une détermination calme, parle bas, même s'il sait
être aussi un excellent orateur lors de grands
rassemblements populaires. Il est parfaitement au fait des
enjeux de la négociation. De la visite positive qu'il a
effectuée à Paris quelques mois plus tôt, il a gardé en
mémoire tous les détails. Le courant passe. François
Hollande doit, en retour, être invité en Inde quelques
semaines après la COP. Modi me le confirme. Les
échéances sont claires et les zones possibles de consensus
éclaircies. Il me dit – et chaque mot a un sens – qu'il fera le
maximum pour que Paris soit un succès.

Direction l'Afrique du Sud et le Président Zuma. Celui-ci a


accepté de modifier son programme pour nous recevoir le
samedi matin. Il nous accueille dans sa résidence privée.
Son salon est beaucoup plus vaste que celui de Modi, sans
ostentation, avec en bruit de fond un téléviseur branché sur
une chaîne d'information en continu, vers lequel il jette de
temps en temps un regard. Il a demandé à la ministre des
Affaires étrangères, à la ministre de l'Environnement et à
l'ambassadrice qui dirige le groupe G77 + Chine de
participer à notre entretien. Trois femmes remarquables,
militantes de longue date au sein de l'ANC, négociatrices
coriaces avec lesquelles j'ai déjà eu l'occasion de travailler.
Le Président Zuma n'est manifestement pas un spécialiste
du climat. Aussi ne vais-je pas entrer avec lui dans les
détails du projet d'accord. Je lui résume les principaux
enjeux politiques de la conférence : la politique, cela
l'intéresse. Je décris la façon concrète dont se déroulera sa
prise de parole à Paris, car il m'a été indiqué qu'il hésitait
encore sur sa participation. Je souligne que le succès de la
COP21 sera celui de la démarche lancée lors de la
Conférence sud-africaine de Durban en 2011. Sans revenir
sur les aspects techniques, il insiste sur l'importance d'un
accord et sur le rôle général – positif à ses yeux – de la
France en Afrique. Pas seulement l'Afrique francophone,
mais aussi, précise-t-il, anglophone, arabophone,
lusophone. À destination de ses trois collaboratrices, il
prononce en fin d'entretien les paroles que nous
souhaitions entendre : « Paris sera un succès qui conclura
l'impulsion donnée à Durban. Nous allons vous aider. »

Départ pour le Brésil. Une escale à Sa˜o Paulo, puis


Brasilia. J'ai la chance de dormir facilement en avion. Avec
la maîtrise de l'anglais et la possession d'une bonne dose
d'humour, c'est, à mon avis, la troisième exigence requise
pour diriger le Quai d'Orsay. En ce qui me concerne, jamais
de somnifères et une bonne résistance aux décalages
horaires. Je profite de l'escale pour approfondir le dossier
de la politique brésilienne en matière d'environnement et
de climat. Elle est remarquable. Les conférences de Rio et
de Rio + 20 sont dans les mémoires. Quelques semaines
auparavant, Angela Merkel a rendu visite à Dilma Rousseff.
À cette occasion, a été signée une déclaration commune sur
le climat entre le Brésil et l'Allemagne dont m'apparaissent
excellentes les formulations, qui proposent une approche
rénovée de l'important principe des « responsabilités
communes mais différenciées ». Je les extrais de mon
dossier : j'y ferai référence lors de ma visite et elles nous
seront utiles lors de la Conférence de Paris.
Dilma Rousseff nous reçoit le dimanche matin dans son
palais présidentiel. La situation économique du Brésil est
déjà difficile, mais ce n'est pas encore le maelström
politique qui conduira plus tard à sa destitution. L'accueil
qui nous est réservé est particulièrement attentif. Dans
Brasilia déserte, notre cortège roule escorté d'un escadron
de motards pavoisé aux couleurs du Brésil et de la France.
Dilma est une experte du dossier climat. Avec elle, avec sa
ministre de l'Environnement et le négociateur traditionnel
du Brésil, nous entrons dans les détails techniques et les
solutions. La conversation est substantielle, l'atmosphère
chaleureuse. La Présidente s'engage expressément à nous
aider au Bourget. Elle le fera. Déjeuner ensuite avec le
ministre des Relations extérieures et l'équipe climat.
Voiture, avion, retour à Paris. Nous pourrons compter sur
ces trois pays décisifs.

Un « momentum » particulier
La mission assignée à la COP21 est extrêmement
complexe. Il s'agit de mettre d'accord 195 pays – 196
parties avec l'Union européenne – qui présentent des
situations et des positions diverses, sur un sujet, le
réchauffement climatique lié aux émissions de gaz à effet
de serre, qui engage leur développement pour des
décennies. La diversité des situations se traduit par la part
très inégale des pays dans les émissions mondiales : la
Chine représente à elle seule plus de 25 % de ces
émissions, les États-Unis plus de 15 %, l'Union européenne
environ 12 %, l'Inde, la Russie et le Moyen-Orient autour de
5 %, l'Amérique latine 4 %, toute l'Afrique 3 %. Ces
disparités contribuent à expliquer que l'histoire des
conférences climatiques n'ait pas été – pour utiliser un
vocabulaire diplomatique – une suite de succès. Il nous faut
conjurer le fantôme de Copenhague.

Mais à Paris – en réalité Le Bourget –, il existe un


« momentum » particulier que notre tâche avec François
Hollande consiste à renforcer et à exploiter. D'abord,
comme je l'ai mentionné, c'est à la COP21 prévue en 2015
que la COP de Durban en 2011 a expressément confié la
tâche de parvenir à un accord : nous avons une sorte
d'obligation morale internationale de réussir. Surtout, se
profile un « alignement des planètes », qui crée un contexte
dont les conférences précédentes n'ont pas bénéficié. La
« planète scientifique » est devenue favorable : les travaux
des savants du GIEC (Groupe intergouvernemental
d'experts sur l'évolution du climat) ont établi de façon
incontestable non seulement le diagnostic – la réalité du
réchauffement, son origine humaine et son aggravation –,
mais aussi le pronostic, c'est-à-dire les conséquences
dramatiques qu'entraînerait l'inaction : un réchauffement
de l'ordre de 4°, 5° voire 6° C d'ici la fin du siècle. Difficile
désormais de contester le phénomène – c'est là une
évolution majeure.

La « planète sociétale », elle aussi, est alignée de plus en


plus positivement. Des efforts considérables ont été
déployés pour cela. La prise de conscience qu'un accord
mondial est indispensable avait déjà progressé au cours
des années précédentes, mais la préparation de la COP21
lui imprime une forte accélération, avec une évolution nette
et positive des milieux économiques et financiers,
l'engagement d'influentes ONG, celui de nombreuses villes
et régions, ainsi que les prises de position de hautes
autorités religieuses et spirituelles, dont le charismatique
pape François. De multiples personnalités s'engagent. Pêle-
mêle, les Américains Al Gore, Michael Bloomberg et Arnold
Schwarzenegger, l'Anglais Sting, le Suisse Bertrand
Piccard, le Chinois Jack Ma, les Irlandais Mary Robinson et
Bono, le Français Nicolas Hulot et beaucoup d'autres
aident à la mobilisation sociétale.

Il est évidemment décisif que la « planète politique » soit


elle aussi favorable. Le président de la République et ses
collaborateurs y consacrent beaucoup d'énergie et de
temps. Le secrétaire général des Nations Uunies multiplie
les initiatives et ne perd pas une occasion de répéter son
excellente formule : « Il n'y a pas de plan B parce qu'il n'y a
pas de planète B. » Les Présidents Obama et Xi ne
ménagent pas, je l'ai souligné, leur appui. La Chancelière
Merkel, le nouveau Premier ministre canadien Justin
Trudeau, le Sénégalais Macky Sall, la Présidente chilienne
Michelle Bachelet, le Bolivien Evo Morales, le Mexicain
Enrique Peña Nieto, pour ne citer que quelques noms, ont
pris ou prennent des positions fortes. L'adhésion de tous
est indispensable pour le succès.

À mesure que les travaux préparatoires avancent, je crois


davantage à la possibilité d'un accord. Le risque est, à mes
yeux, non pas que l'accord échoue, mais qu'il soit minimal
au lieu de l'ambition élevée que l'ampleur du défi exige.

Mettre d'accord 195 États


Le succès de la Conférence de Paris constitue
l'aboutissement de plusieurs décennies de travail. À elle
seule, la phase ultime, celle à laquelle j'ai étroitement
participé, a duré plus de deux ans. Je ne rendrai jamais
assez hommage à toutes celles et tous ceux qui depuis
longtemps ont préparé ce travail, même si beaucoup n'en
ont pas connu la fin.

Passer de 1 600 points de divergences à 0


C'est le groupe appelé ADP, basé à Bonn en Allemagne et
comprenant un négociateur pour chaque pays, qui a reçu
mission de préparer le texte sous l'impulsion de deux
coprésidents, un algérien et un américain. De multiples
réunions générales ou spécialisées ont eu lieu, avec un
résultat mitigé : le projet de texte qui est sur la table au
début de la Conférence de Paris comprend en effet 1 600
points qui n'ont pas pu faire l'objet d'un accord.

Je ne vais pas, ici, refaire les négociations ni entrer dans


un luxe de détails techniques abscons. Je me limiterai à
souligner que, pour parvenir à un accord à partir du projet
non conclusif qui nous était fourni, nous devions résoudre
au moins sept problèmes, en allant du plus simple au plus
difficile :

– un rééquilibrage entre « l'atténuation » du


réchauffement et « l'adaptation » à ses conséquences au
profit de cette dernière ;
– une clause de revue régulière, idéalement tous les cinq
ans ;
– une référence à certains grands principes (Droits de
l'homme, justice climatique, prix du carbone...) demandés
par plusieurs pays et acteurs non gouvernementaux, mais
récusés par d'autres ;
– un traitement adéquat de certains États ; mention de
l'objectif de 1,5° C pour les Petites Îles, mention de la
« Terre mère » pour plusieurs pays d'Amérique latine,
reconnaissance de la question des « pertes et dommages »
dans l'accord...
– une ouverture des pays développés sur la question des
technologies, tout en respectant leurs lignes rouges
concernant la propriété intellectuelle ;
– une avancée des pays développés concernant les
financements, avec un élargissement de la base des
financeurs ;
– une certaine évolution du concept de « différenciation »,
acceptable à la fois par le groupe G77 + Chine, le groupe
appelé Alba rassemblant des pays d'Amérique latine et des
Caraïbes, le vaste groupe appelé LMDC, et, de l'autre côté,
les États-Unis, le Japon, le Canada et certains pays riches
d'Europe.

Cette liste n'épuise pas les difficultés à résoudre, mais elle


explique pourquoi subsistaient 1 600 points de divergence.
Les questions en elles-mêmes étaient très complexes et
durs les affrontements entre les nations classées riches et
les pays en développement. Les négociateurs avaient rejeté
la plupart des solutions de compromis imaginées.
Excellents spécialistes, ils estimaient qu'ils n'étaient pas
prêts ou mandatés pour accepter des concessions. Alors
que François Hollande et moi allions répétant notre souhait
que seuls quelques points restent à régler à Paris, la
situation, au début de la conférence, était donc très
délicate : 1 600 parenthèses à faire sauter, 1 600 accords à
trouver. D'autant plus que la règle est que rien n'est acquis
tant que l'accord n'est pas réalisé sur tous les points et
avec tous.

Au début, après la forte impulsion initiale donnée le


premier jour par les Présidents et les chefs de
gouvernement, c'est encore le groupe ADP qui détient
juridiquement la maîtrise de la préparation du texte.
Ensuite, il doit me remettre, en tant que président, le projet
dans l'état où la négociation l'aura conduit. La première
semaine est plutôt lente. On tergiverse, on se « renifle ».
Les résultats sont en demi-teinte. Je veille à ce que la
communication extérieure trouve le bon équilibre : il faut
refuser la langue de bois mais éviter aussi le pessimisme
autoréalisateur et maintenir une pression maximale pour
progresser. Compte tenu du nombre élevé de points encore
litigieux, nous avons besoin d'un délai suffisant pour
espérer convaincre chacun. Le texte m'est remis par le
groupe ADP et par ses deux coprésidents le samedi
clôturant la première semaine. Cela peut paraître un détail,
mais ces questions de date et de délai sont fondamentales.
Le temps – et la confiance – sont deux ingrédients
indispensables pour aboutir au succès espéré, c'est-à-dire
réduire à zéro les nombreux points encore en discussion.

À partir du samedi après-midi, avec mon équipe nous


passons à la vitesse supérieure. Il faut impérativement
accélérer. Capitalisant sur le travail considérable accompli
en amont, nous devons utiliser les quelques jours et nuits
restants pour pratiquer de multiples consultations et
négociations afin de conclure le samedi suivant. J'ai
prévenu qu'il n'y aurait pas de session de rattrapage, pas
de prolongation de la conférence, quelles que soient les
circonstances. Chacun, du ministre le plus médiatique au
plus modeste négociateur, est mis à contribution afin
d'arriver à réduire puis à éliminer les divergences.
L'originalité de la méthode choisie, c'est d'avoir recours
simultanément à plusieurs modes de discussions différents.
Chaque jour, je préside en fin d'après-midi une courte
réunion plénière, baptisée « Comité de Paris », avec les
représentants des 195 pays pour faire le point sur les
avancées obtenues, en présence d'observateurs extérieurs,
notamment les ONG. Dès le début, j'ai tenu à préciser qu'il
n'y aurait de ma part aucune surprise envers les
participants – no surprise – et que le texte final,
contrairement à ce que beaucoup suspectaient ou
redoutaient, ne se trouve pas déjà pré-rédigé dans ma
poche. Le texte devra provenir des participants eux-mêmes.
J'attends d'eux, en retour, qu'ils ne me réservent pas de –
mauvaise – surprise.

Avant l'assemblée plénière quotidienne, une réunion a lieu


entre une quinzaine de « facilitatrices » ou « facilitateurs »
et moi. Sur des sujets particulièrement difficiles, je leur ai
confié le soin d'avancer en concertation avec tous les pays
intéressés et si possible de proposer une formulation. Je les
ai choisis en raison de leurs compétences et de la position
de leur pays. Il faut veiller à l'équilibre entre le Nord et le
Sud, ainsi qu'entre les divers groupes. Aux ministres
allemand et gabonais, je demande de creuser les « moyens
de mise en œuvre » de l'accord, notamment financiers. Les
ministres de Singapour et du Brésil sont chargés de nous
présenter des options sur la question majeure de la
« différenciation ». Sainte-Lucie et Norvège planchent sur
« l'ambition » (1,5° C, l'objectif de long terme, le bilan
mondial...). Les représentants de Bolivie et de Suède
travaillent sur « l'adaptation » au changement climatique.
Les facilitateurs de l'Équateur, de la Suisse, de la
République du Congo, sur les forêts. Le Canada et la
République démocratique du Congo creusent la question
des « marchés ». L'Égypte et la Pologne, « les mesures de
riposte ». Le Mexique approfondit le contrôle du respect
des dispositions envisagées. Quant à la représentante du
Venezuela, passionnée et compétente, elle prépare la
rédaction du préambule.

Cet agrégat de responsables aux qualités, tempéraments,


positions et idéologies différents, avec lesquels j'entretiens
une relation personnelle, ne ménage pas ses efforts. Au
départ, chaque personnalité travaille isolément, en silo. À
mesure que les jours avancent, que nos réunions – toujours
brèves – se succèdent et que l'œuvre commune se dessine,
se forme de plus en plus un vrai groupe, qui non seulement
veut aboutir sur chaque sujet mais sur l'ensemble. Chacun
des facilitateurs se transforme peu à peu en un avocat
représentatif et convaincant de l'accord général en train
d'être construit.

Toutes les délégations sont mobilisées, fatiguées, épuisées


même. Mais je les sens dans l'ensemble satisfaites des
méthodes employées et des conditions de travail et
d'accueil : les salles de réunion, la nourriture, les
transports, les animations, etc. Nous avons veillé depuis
longtemps et de près à ces aspects concrets et importants.
Le Bourget, c'est une petite ville sortie des hangars en
moins de six semaines, où se côtoient nuit et jour plus de
30 000 personnes, dont 20 000 délégués. On y négocie, on y
travaille, on y mange, on y dort (peu) dans des salles de
repos spécialement aménagées. On y demeure parfois
plusieurs jours d'affilée sans voir la lumière naturelle.

Se tiennent également beaucoup de dialogues particuliers


: il est essentiel de discuter avec les représentants de
chaque pays et de chaque groupe de pays. Mon équipe, là
aussi, m'aide puissamment, car je ne peux à l'évidence
mener moi-même la totalité des discussions. J'ai fait revenir
spécialement de New York François Delattre, notre
ambassadeur, représentant permanent de la France à
l'ONU, familier des discussions avec tous les États, les plus
grands comme les petits. Le suivi, les avancées, les
blocages, tout est noté et l'ensemble est coordonné par
Laurence Tubiana à mes côtés.

J'ai aussi recours à la formule appelée « indaba », inspirée


d'une forme traditionnelle de démocratie locale pratiquée
en Afrique du Sud et qui avait été utilisée lors de la COP17
de Durban en 2011. Je ne l'avais pas prévue au début.
Mais, en cours de conférence et compte tenu du besoin
exprimé par chaque État de s'exprimer, cette formule, dans
laquelle autour d'une vaste table carrée chacun parle
librement, se révèle précieuse. Seuls y participent les
négociateurs ou les ministres, sans observateur extérieur.
Faute d'autres moments disponibles, nos réunions indaba
se tiennent la nuit. Les discussions sont longues, touffues,
avec chaque fois plus de 150 participants. Elles se
terminent rarement avant l'aube, mais au moins chacun
peut-il y faire connaître son point de vue. Je préside
personnellement chaque indaba. Je privilégie la liberté de
parole. Ma tâche consiste à écouter et à essayer de réduire
les points de divergences. Je confie à certains des
facilitateurs le soin de conduire des sessions parallèles afin
de construire des solutions de compromis et des
propositions de rédaction. Même s'il est impossible de
donner satisfaction à tous, il faut que chaque pays soit
convaincu que sa position a été prise en compte et que le
compromis final que je proposerai à la fin de la conférence
sera le meilleur possible.
Dernière nuit d'arbitrage
J'ai annoncé que la conférence, commencée le 30
novembre, se terminerait le samedi 12 décembre 2015 et
qu'il n'y aurait pas, contrairement à l'habitude, de
prolongation-psychodrame. Nous nous tenons au calendrier
annoncé. En suivant cette méthode, nous réussissons à
élaborer avec mon équipe au cours de la deuxième et
dernière semaine de négociations deux versions
successives du texte, comportant de moins en moins de
points de divergence. De sorte que l'avant-dernier soir,
dans la nuit du vendredi 11 au samedi 12 décembre, je suis
en mesure de tenir une réunion restreinte, cette fois sans
aucune délégation, avec seulement Christiana Figueres,
l'excellente secrétaire exécutive de la Convention-cadre des
Nations unies, et Laurence Tubiana. Cinq autres
collaborateurs sont présents pour m'aider à procéder aux
ultimes arbitrages. Cette nuit-là est décisive. Nous passons
en revue la totalité du texte, les 29 articles plus les 140
paragraphes et décisions qu'il contient. Christiana et
Laurence possèdent une connaissance précise des sujets
abordés et des lignes rouges de chaque pays. Pour trancher
les derniers points litigieux, il faut bien qu'il y ait un arbitre
: c'est mon rôle. L'expérience acquise au cours des mois de
préparation de la conférence m'est précieuse. Nous
travaillons toute la nuit. Le texte est long. Il faut aller vite.
Décider. Ne pas commettre d'erreur. C'est le seul moment
où je sens dans mon équipe rapprochée une tension dure,
presque physique. Au petit matin, le texte est bouclé.

Pourtant, à la dernière minute, nous laissons passer une


erreur qui aurait pu être fatale. Le secrétariat de la COP21,
qui a réalisé sur l'ensemble de la période un travail
extraordinaire, a dû passer en une nuit de l'avant-dernière
rédaction détaillée à l'ultime version. Ce faisant, il commet
une erreur matérielle – une seule – qui va nourrir le
suspense des dernières heures, j'y reviendrai dans
quelques lignes. Dans ces moments, j'ai confirmation que la
méthode choisie a été la bonne et que seuls un travail
extrêmement précis et la confiance acquise au cours de
tous ces mois de préparation ont permis de réduire les
dernières divergences. De sorte que le samedi matin 12
décembre, après une nuit blanche, lorsque je monte à la
tribune pour annoncer que le texte de compromis que je
vais présenter est le texte final, les applaudissements
fusent de toutes parts, alors même qu'aucun des États ne
connaît le contenu exact de ce texte. Tous ont le sentiment
d'avoir été associés à sa préparation et nous font, à notre
équipe et à moi-même, assez confiance pour penser que
l'accord recueillera leur adhésion.
Nous n'avons pas eu le temps de dormir. Il a fallu
négocier, arbitrer, corriger, relire, recorriger. J'ai donné
instruction à mon équipe de refuser de communiquer le
texte final à quiconque. C'est une des leçons sur lesquelles
avait insisté auprès de moi mon prédécesseur, le
chaleureux président péruvien de la COP20, Manuel
Pulgar-Vidal, qui m'a beaucoup aidé notamment dans mes
contacts avec les ONG : « Si tu commences à montrer le
texte, me dit-il, tel État voudra une modification, tel autre
une autre et tout recommencera... » Il avait raison.

Le samedi matin donc, devant l'ensemble des participants,


réunis dans une atmosphère mêlant l'épuisement, la
tension et l'espoir, j'annonce que je vais faire distribuer
dans quelques minutes un texte qui est, dis-je, le meilleur
possible. Réunis chacun dans son groupe, tous les pays
indiqueront ensuite s'ils l'acceptent. Si oui, ce sera le texte
final. Si non, si un seul pays ne l'accepte pas, alors la
COP21 pour laquelle nous avons tant travaillé et espéré, se
soldera par un échec. Un échec qui pèsera très lourd sur
l'avenir, insisté-je, car jamais sans doute les circonstances
n'ont été aussi favorables à un accord. Je souligne
également que la crédibilité même du multilatéralisme est
en jeu. Ban Ki-moon et François Hollande s'expriment avec
force dans le même sens. Je fais distribuer le texte une
heure plus tard, vers 13 h 30, car il a fallu le temps
nécessaire pour le traduire aussi en russe, une des six
langues officielles des Nations unies, geste auquel est
sensible la délégation venue de Moscou. C'est le moment
décisif. Chaque État en prend connaissance et retourne
dans son groupe. Chaque groupe peut accepter ou refuser.
Les premières indications qui me sont transmises sont
favorables. Je sens le succès approcher, monter, mais
l'accord final n'est pas encore acquis.
Shall et should
Au-delà de quelques problèmes mineurs que nous
résolvons, deux difficultés sérieuses apparaissent. L'une
vient de la Turquie, qui veut, quoique membre du G20 et de
l'OCDE, être assimilée à un pays en développement pour
pouvoir bénéficier de financements climat privilégiés. Les
pays pauvres, en particulier africains, s'y opposent, et pas
seulement eux. Discussions, coups de téléphone avec les
autorités supérieures turques, menaces de leur part, retour
à davantage de raison, finalement une solution est trouvée
par une mention orale que je ferai sur ce sujet dans mon
ultime déclaration.

L'autre problème vient du Nicaragua, ou plutôt du


ministre de ce pays, assidu et prolixe depuis le début des
travaux. Il n'a cessé de dire son opposition de principe :
pour lui, seuls les pays « riches » doivent faire effort afin de
lutter contre le changement climatique car ils en seraient
historiquement seuls responsables. Et l'ONU devrait établir
des « quotas de pollution ». Il menace de voter contre
l'accord. Une seule opposition formelle et l'accord est
« mort ». Plusieurs démarches sont engagées. Les
négociateurs sud-américains essaient de convaincre leur
collègue : échec. Je demande à Ban Ki-moon d'intervenir.
Les autorités religieuses, elles aussi, sont mobilisées.
François Hollande également. Je prends moi-même par
téléphone l'attache de la présidence du Nicaragua. À
travers tous ces contacts, nous constatons que le pays n'a
en réalité pas une position aussi hostile que son ministre. Je
vais m'engouffrer dans cette brèche.

C'est à ce moment que John Kerry me demande en


urgence au téléphone. Il nous a aidés tout au long du
processus. C'est notamment avec lui et avec le négociateur
chinois que, quelques jours avant, nous avons dégagé dans
mon bureau certaines formulations qui se révéleront
précieuses lors de l'arbitrage final. Il n'a pas sa voix
habituelle mais une voix blanche : « Laurent, me dit-il, je ne
peux pas accepter cette rédaction, ce n'est pas possible. –
Pas possible ? Mais on ne peut plus changer ! Impossible,
reprend-il, car dans un passage du texte est utilisé le terme
shall là où dans les versions précédentes figurait le mot
should. Dans un cas, il s'agit – comme disent les juristes –
d'une obligation de moyens, dans l'autre les États-Unis
devraient s'engager sur un résultat. Il faudrait alors obtenir
l'approbation expresse du Sénat américain. Or, tu le sais, si
nous devons saisir le Sénat, majoritairement hostile à
l'action contre le réchauffement climatique, il n'y aura pas
d'Accord de Paris. » Le coup est rude ! Je demande aussitôt
à mon équipe ce qu'il en est. Dans les versions
précédentes, le terme utilisé concernant le financement
était bien should. Mais, au moment de la dernière édition
du texte, should est malencontreusement devenu shall. Il
s'est produit une erreur matérielle. J'informe Kerry que je
vais essayer de trouver une solution, mais que rien n'est
acquis. Si les autres délégations ne l'acceptent pas, ce sera
l'échec.

J'envoie alors un émissaire vers le groupe le plus difficile,


le groupe G77 + Chine, pour expliquer la situation. Ce
groupe et ses animateurs, en particulier la négociatrice
sud-africaine l'ambassadrice Diseko, n'acceptent pas de
revenir à la version should. Il faut tout reprendre.
Impossible. De longues minutes, puis plusieurs demi-heures
s'écoulent. Mes représentant(e)s sont face à un mur. Tout
cela est ignoré de l'ensemble des congressistes, qui ne
comprennent pas pourquoi la tribune de la COP est vide,
élaborent des hypothèses farfelues et souhaitent qu'on
passe au vote. La tension commence à monter et les
participants, jusqu'ici favorables, risquent de « se
retourner ».

Dans ces conditions, je décide de me rendre moi-même


dans la minuscule salle, à côté de la tribune, où discute le
« groupe shall-should ». J'ai en face de moi les
représentants du G77. Je joue cartes sur table. « Depuis de
longs mois, leur dis-je, nous avons appris à nous connaître,
nous avons beaucoup travaillé ensemble, nous nous
respectons. Je vous fais confiance et je crois que vous me
faites confiance. C'est une erreur matérielle qui a été
commise et non un changement de fond. Je vous demande
de me croire. Et de ne pas bloquer la rectification
matérielle nécessaire de shall en should. » Un moment de
silence, qui me semble durer une éternité. Puis la
représentante de l'Afrique du Sud dit ce simple mot :
« D'accord. » L'Accord de Paris est sauvé.

En rapportant cet épisode quelques heures plus tard au


représentant des Îles Marshall, artisan et partisan de
l'accord final, il me dit avec humour : « Je vais proposer de
débaptiser les Îles Marshall. On les appellera désormais les
Îles Marshould ! » Tout se joue parfois – aussi – sur un
détail. Une fois ce détail réglé, j'ai compris que, tous
ensemble, nous avions gagné.

Je regagne alors très rapidement la tribune. Dans toute


grande circonstance, il y a un instant à saisir, le kaïros des
Grecs, qu'il ne faut surtout pas manquer. Pour que la
délibération soit valable, je dois prononcer quelques
phrases prérédigées, elles sont là, devant moi. Je les lis à
toute allure. Elles sont quasiment inaudibles. J'arrive au
moment fatidique. Je lève la tête et consulte la salle du
regard pour vérifier si une main se lève pour manifester
une opposition. Je n'en vois aucune. J'abaisse sur la tribune
mon petit marteau de bois, marqué du logo de la COP21. Je
frappe : « L'Accord de Paris pour le climat est accepté ! » La
salle entière se lève et explose de joie. Bonheur énorme,
démonstratif, sonore. Je regarde devant moi : au premier
rang, Al Gore embrasse ses voisins, Mary Robinson lève les
bras en signe de victoire, les déléguées sud-africaines
s'enlacent, le négociateur chinois, lui, étreint
successivement toute la rangée, un peu plus loin, la
ministre luxembourgeoise tombe dans les bras du
commissaire européen, cependant que Manuel Pulgar-Vidal
saute comme un cabri à droite au fond de la salle. Ban Ki-
moon, François Hollande, à la tribune, s'embrassent,
m'embrassent. De longs applaudissements. Des hourrah
venant de délégués que j'ai connus jusque-là sérieux et
même austères. Ils crient leur joie d'avoir réussi après tant
d'années. Et d'avoir désormais la certitude que tous
ensemble nous avons bien travaillé pour nos enfants, nos
petits-enfants et pour la planète. Ces images-là – le
marteau, les vivats, les longues embrassades – passeront
en boucle sur toutes les télévisions du monde. Elles
bloquent les mots dans ma gorge. Moment unique,
d'émotion pure. Un moment et un résultat qui justifient
l'engagement d'une vie.
Le texte final
Une des questions qui m'étaient le plus fréquemment
posées avant la Conférence de Paris était celle-ci : À quoi
reconnaîtrez-vous un succès ? J'avais en tête plusieurs
critères. À l'arrivée, je constate que quasiment tous ont été
remplis.

Quand on examine le texte final (29 articles et 140


paragraphes de décisions), on constate en effet qu'il
contient plusieurs avancées essentielles. D'abord, l'accord
est « universel » : les 196 parties l'ont adopté, dépassant les
catégories traditionnelles entre pays développés et en
développement. Il repose sur des « contributions
nationales », c'est-à-dire des engagements souscrits
volontairement par 189 pays. Lors de la COP20 à Lima fin
2014, il avait été décidé que chaque État devrait présenter
l'année suivante sa feuille de route pour limiter d'ici 2100
les effets de l'augmentation de la température à moins de
2° C : avec les contributions nationales (INDC) déposées au
moment de la Conférence de Paris, 97 % des émissions
mondiales de gaz à effet de serre sont couvertes, ce qui est
bien au-delà de nos attentes. L'accord est également
« ambitieux » : il inclut à long terme la limitation du
réchauffement climatique à 2° C, l'engagement à
poursuivre les efforts pour atteindre 1,5° C et l'objectif de
« neutralité carbone » dans la deuxième moitié du siècle.

Élément nouveau, fortement souhaité par les pays en


développement, « l'adaptation » – aux impacts du
changement climatique – doit faire l'objet d'autant
d'actions que « l'atténuation » de ce changement. Un
mécanisme de revue quinquennale des engagements est
prévu, sur lequel j'ai beaucoup insisté parce que c'est lui
qui donne sa pérennité à l'accord. Avec un premier rendez-
vous au plus tard en 2023. Dès 2018, un bilan mondial des
efforts est programmé, qui doit permettre une discussion
vers un éventuel rehaussement des engagements.
Concernant le suivi, un cadre commun de transparence est
défini. L'accord est « juridiquement contraignant », du
moins autant qu'il peut l'être compte tenu des contraintes
politiques. Enfin, l'accord est « juste », en ce que la
différenciation entre les pays riches et les autres s'applique
à la plupart des sujets, une solidarité concrète étant prévue
de la part des pays riches envers les pays les plus
vulnérables. Dans le même esprit, est rendu explicite
l'engagement de consacrer pour le climat au moins 100
milliards de dollars chaque année au profit des pays en
développement, avec la fixation d'un nouvel objectif chiffré
avant 2025. Plus largement, l'orientation de l'ensemble du
système financier vers les investissements bas carbone
figure parmi les objectifs de l'accord, avec l'atténuation et
l'adaptation.

Je résume : universel, ambitieux, juridiquement


contraignant, juste, l'Accord de Paris n'est sans doute pas
parfait, mais ce n'est en aucun cas le compromis minimal
qu'on pouvait redouter. C'est le premier pacte climatique
universel de l'Histoire. C'est même le plus important
accord international du début du XXIe siècle.

La concertation avec la société civile


La présence de la société civile sur le site du Bourget a
été l'un des éléments du succès de la conférence. Nous
aurions pu nous efforcer de la tenir à distance ; nous avons
fait le pari contraire, celui d'une collaboration entre les
négociateurs et les représentants des autres parties
prenantes. Dès l'automne 2013, j'avais décidé d'installer
près du lieu même de la conférence le site réservé aux
acteurs non gouvernementaux. Nous avons eu raison.

Les négociations internationales sur les bouleversements


climatiques sont probablement le cadre multilatéral où la
société civile est la plus intégrée. Cette proximité s'est
construite à partir de la mobilisation des ONG depuis la
Conférence de Rio en 1992. Conférence après conférence,
les Nations unies ont choisi de renforcer leurs relations
avec cette société civile dans sa diversité. Les liens se sont
même institutionnalisés avec les représentants reconnus
des neuf « piliers » de la société civile : ONG, entreprises,
syndicats, chercheurs, agriculteurs, femmes, jeunes,
collectivités territoriales, peuples/communautés
autochtones.

Concrètement, au Bourget, plus de 8 000 badges


d'observateurs ont été délivrés contre un peu moins de
20 000 pour les divers représentants des États. La présence
de ces observateurs, massive et respectueuse de la
souveraineté des parties, préfigure l'émergence de ce que
j'appellerai un « multilatéralisme participatif ». L'originalité
de la Conférence de Paris et l'une des raisons de son succès
ont été de permettre aux représentants non accrédités de
la société civile de pouvoir accéder, sur le site même, aux
deux espaces qui leur étaient réservés : les « Espaces
Générations Climat », théâtre d'un grand nombre
d'événements parallèles, d'expositions, de tables rondes ; et
« La Galerie », un site pour les entreprises leur permettant
de recevoir les négociateurs, de présenter des solutions
innovantes sans que les autres piliers de la société civile
aient le sentiment d'un vaste salon professionnel. Avec
Pierre-Henri Guignard, le très efficace secrétaire général
de la COP21, la ministre française de l'Écologie Ségolène
Royal a suivi de près cet aspect, qui fut une réussite.

Mon cheminement écologique


Avant de préparer cette COP21 et l'Accord de Paris, je
n'étais pas un spécialiste du climat, même si j'ai toujours
été concerné par l'écologie. Au début des années 1980,
j'avais créé l'Association nationale des « Éco Maires »,
regroupant les élus locaux français particulièrement
intéressés par l'écologie. Je l'animais à l'époque avec le
maire de Pau, André Labarrère, et le maire de Petit-
Quevilly en Normandie, François Zimeray, devenu
ambassadeur depuis. Je considérais en effet que l'ensemble
des forces politiques, notamment la gauche française,
devaient changer leur approche du développement pour y
intégrer la dimension « nature ». Dans ma propre région
normande, j'avais pris plusieurs initiatives concrètes pour
protéger et valoriser l'environnement. Dans les années
1990-2000, au sein même du Parti socialiste français,
j'avais également lancé la réflexion sur le thème de la
« social-écologie », devenue un élément nouveau et
structurant de la doctrine de cette formation. J'avais
conscience qu'il fallait opérer un tournant : là où pendant
longtemps les politiques – et même la société civile –
s'étaient intéressés surtout à deux facteurs de production,
le capital et le travail, il fallait désormais comprendre et
faire comprendre que la nature, sa mise en valeur, son
respect étaient également décisifs. Cela valait en
particulier pour la gauche qui pendant des décennies
n'avait guère pris en compte ces problèmes, préoccupée
qu'elle était surtout par les conditions du travail et la
répartition du capital. L'introduction des thèmes
environnementaux fut le grand apport des écologistes. Ils
furent les premiers à dire avec raison : attention, ce
changement d'approche est fondamental.

Depuis que je suis devenu un « spécialiste » de ces


domaines, je suis à la fois plus inquiet et plus volontariste.
Même après la COP21, le dérèglement climatique reste
beaucoup plus rapide et profond que la plupart des gens ne
le croient. Parlons clair : la tendance est désastreuse. Ce
n'est pas un hasard si 2015 a été la pire année jamais
observée. 2016 devrait encore la dépasser. Certains
travaux récents sont encore plus alarmistes que les
précédents. Un ancien président du GIEC entouré de
plusieurs climatologues internationaux réputés alerte sur
les risques d'un véritable « emballement des
températures ». La température globale moyenne a déjà
atteint en 2015 1°C de plus que la période pré-industrielle.
Une augmentation de 1,5°C pourrait être atteinte dès les
années 2030 et de 2°C en 2050. D'où l'absolue nécessité
d'appliquer l'Accord de Paris et même d'être encore plus
ambitieux et plus rapide dans les mesures prises. C'est
évidemment un enjeu vital. Et global, en ce sens que la
maîtrise – ou non – du dérèglement climatique entraînera
des conséquences majeures sur des questions aussi
fondamentales que les migrations, la nourriture, l'eau, la
biodiversité, la santé, et finalement la guerre elle-même ou
la paix. Oui, la tendance est désastreuse. L'application de
l'Accord de Paris et de « l'esprit de Paris », la dynamique
qu'il entraînera sont indispensables si on veut espérer
surmonter ce risque à la fois vital et global.

Et maintenant ?
En décembre 2015, le monde a décidé d'entrer dans une
société moins carbonée, voire décarbonée : il y aura un
avant et un après l'Accord de Paris. Pour autant, l'adoption
de l'accord ne marque absolument pas un point final. Le
travail de suivi et de mise en œuvre est important, massif
même, et les défis de l'après-Paris sont nombreux et
majeurs.

Le premier défi concernait la ratification même de


l'accord. J'écris « concernait » car désormais la ratification
est acquise. Son entrée en vigueur en 2020 était
subordonnée à la ratification par au moins 55 pays
représentant au moins 55 % des émissions mondiales de
gaz à effet de serre. Il était important que les ratifications
interviennent le plus rapidement possible. Au printemps
2016, les États insulaires ont été parmi les premiers à
opérer leur ratification. La France, elle aussi, a fait
diligence. Début septembre, les ratifications annoncées lors
du sommet du G20, à la fois par la Chine et par les États-
Unis ont constitué une deuxième salve. L'Assemblée
générale de l'ONU, fin septembre, a apporté un troisième
lot de bonnes nouvelles. Le seuil du nombre des États a été
franchi. Avec la ratification du Brésil, de l'Inde début
octobre, du Canada et de plusieurs autres pays, le seuil du
pourcentage des émissions l'est désormais aussi. L'Union
européenne, longtemps empêtrée dans ses procédures et
ses divisions, risquait de prendre du retard : elle a
heureusement compris qu'elle ne pouvait se le permettre.
La plupart des Parlements se sont mobilisés. Les seuils de
ratifications indispensables sont donc atteints dès 2016. Le
défi de la ratification est relevé.

Un deuxième défi concerne l'application de l'Accord de


Paris lui-même. En décembre 2015, les principes ont été
posés et les objectifs définis : il s'agit de les traduire en
actes. Un important travail reste nécessaire. J'en cite
quelques aspects : aboutir à une définition commune et
précise des financements pour le climat (au moins 100
milliards de dollars annuels), déterminer les modalités
exactes de la revue quinquennale des engagements
nationaux, fixer des règles pour la transparence dans le
suivi de ces engagements. Les collectivités locales et les
entreprises doivent pleinement se mobiliser. La question
décisive de la tarification du carbone doit progresser : de
plus en plus d'États et d'entreprises comprennent que c'est
un levier essentiel. Plus largement, tous les engagements
pris à Paris doivent être honorés. Les difficultés de certains
États devront être surmontées : pour beaucoup, c'est la
dépendance envers le pétrole ; pour la Chine, pour l'Inde
et, pour de nombreux pays d'Asie et d'Afrique, c'est la place
centrale du charbon. Des avancées concrètes devront être
obtenues dès la COP22, sous présidence marocaine à
Marrakech. Si tel est le cas, si l'effort est poursuivi, et
même amplifié continûment et tous azimuts, on peut
espérer infléchir la courbe et éviter les 3° C, 4° C, 5° C qui
nous menacent, mais il faut agir vite, fort et ensemble. Ce
sera – on ne doit pas le cacher – difficile, mais c'est une
nécessité absolue.

Au-delà de la mise en œuvre de l'Accord de Paris, dont


l'entrée en vigueur est prévue en 2020 et qu'il serait
souhaitable d'anticiper, un suivi précis est nécessaire
concernant l'action pré-2020 et le « Plan d'Action Lima-
Paris ». C'est le troisième défi. Je pense par exemple à
« l'Alliance solaire internationale » initiée par le Premier
ministre indien Modi. Je pense aussi à la « Mission
innovation » public-privé lancée par les Présidents Obama
et Hollande ainsi que par des investisseurs privés réunis
autour de Bill Gates : il nous faut obtenir une augmentation
massive des financements de recherche et développement
pour les technologies propres, dont les coûts baisseront et
l'efficacité augmentera. Nous avons besoin de
l'amélioration des technologies, donc de leur financement,
pour espérer inverser les tendances actuelles au
réchauffement. De même, il faudra mettre en place le plus
vite possible la généralisation, lancée par la France, des
systèmes d'alerte précoce face aux catastrophes ainsi que
le mécanisme – soutenu par l'Allemagne – d'assurances
climatiques dans les pays vulnérables ainsi qu'une
meilleure protection des forêts tropicales.
J'insiste particulièrement sur les engagements financiers
en faveur des énergies renouvelables en Afrique qui
devront être rapidement et rigoureusement honorés : lors
de la Conférence de Paris, 10 milliards de dollars ont été
promis pour fournir au continent africain 10 gigawatts
supplémentaires d'énergies renouvelables d'ici 2020. Cet
apport est essentiel car, aujourd'hui, 1,3 milliard de
personnes – soit 18 % de la population mondiale,
majoritairement en Afrique – n'ont pas accès à l'énergie.
Les Africains se mobiliseront s'ils ont confiance dans les
engagements pris. Et ils n'auront confiance que si sont
tenues les promesses financières qui leur ont été faites. Les
secteurs non couverts par l'Accord de Paris (transports
aériens et maritimes) devront, eux aussi, progresser. Enfin,
la multiplicité des conséquences du dérèglement climatique
(« réfugiés climatiques », creusement des inégalités
sociales et territoriales, risques de conflits nouveaux) devra
être pleinement prise en compte à l'échelle nationale et
mondiale.
Face à tous ces défis, il est indispensable que « l'esprit de
Paris » soit préservé. Or les risques de blocages ou de
retours en arrière existent. Je songe notamment aux
conséquences qui pourraient être tirées de décisions de
justice ou de remises en cause politiques aux États-Unis
concernant le Clean Power Plan du Président Obama. Je
songe par exemple aussi aux prises de position du
Président philippin Duterte, lorsque, avec le sens des
nuances qui semble le caractériser, il déclare en juillet
2016 qu'« il ne respectera pas le pacte sur la réduction des
émissions de gaz » signé par son prédécesseur. J'ai
également à l'esprit les risques que les positions de tel ou
tel pays, y compris en Europe, pourraient entraîner
concernant l'ambition climatique collective. Ces menaces
ne doivent pas être sous-estimées. Une poursuite de la
mobilisation universelle est indispensable – pas seulement
celle des États, mais aussi celle de l'ensemble des acteurs
non gouvernementaux, de la société civile, notamment des
collectivités locales et des entreprises. Chacune et chacun
de nous détient une partie de la solution par son mode de
vie, par le choix de ses moyens de déplacement, ses
économies d'énergie, la réduction de ses déchets, sa
maîtrise de l'eau et du chauffage, etc. Puisque la menace
est mondiale et globale, la réponse doit l'être aussi.

Il est essentiel, enfin, de rappeler en permanence que la


lutte contre le réchauffement climatique constitue un défi
mais aussi une chance. Si nous présentons la question
climatique seulement comme une menace, et, pire, comme
une menace insurmontable, alors nous mobiliserons moins
que nous ne découragerons. Affichons les risques,
précisons les actions à mener, mais ne peignons pas tout en
noir. Montrons les possibilités et les opportunités de
basculer vers une croissance verte, une économie nouvelle
et moins carbonée, un développement durable porteur
d'emplois et respectueux des générations futures. Dans
cette transition indispensable à notre survie, l'Accord de
Paris marque un tournant en posant des principes
ambitieux et universellement acceptés. La tâche de mise en
œuvre est considérable. L'application de l'Accord de Paris
n'est pas une option qu'on pourrait choisir ou ne pas
choisir. Elle est un minimum indispensable. Elle doit
rencontrer la même détermination et la même réussite que
sa négociation.
Croissance verte et financement
J'ai employé le terme de « croissance verte ». Ce n'est pas
une notion fumeuse, c'est une vraie idée ! Pour sa
traduction concrète, un changement de paradigme
financier est nécessaire, notamment dans le secteur privé.
Lors de la préparation de la COP21, nous avons souvent
évoqué les 100 milliards de dollars annuels de financement
des pays riches vers les pays pauvres. Une réunion spéciale
y a été consacrée à Lima à l'automne 2015 avec les
ministres des Finances du monde entier afin de répondre à
des questions légitimes. Quels montants ? Provenant de
qui ? Par quels canaux ? À quelle échéance ? Quand on
regarde les chiffres, la réalité climatique changera non
seulement grâce aux efforts financiers publics
indispensables mais lorsque les financeurs privés
décideront, eux aussi, de s'intéresser réellement aux
énergies renouvelables, aux économies d'énergie et qu'ils
refuseront de soutenir les énergies fossiles.

Déjà, certains États – pas encore assez ! – ont décidé de ne


plus investir dans le charbon. L'Agence internationale de
notation Standard & Poor's attribue une note pénalisante
aux entités qui ne prennent pas en compte le risque
climatique. Plusieurs fonds souverains (Norvège) et
groupes mondiaux, dans le domaine de l'énergie (Engie) ou
des assurances (AXA), ont choisi des positions novatrices.
Des obligations vertes sont lancées. Si les financements se
développent vers les technologies propres et la croissance
verte – qui deviendra alors non seulement utile, mais
rentable – et si en même temps régresse le financement
des énergies carbonées, alors la donne changera vraiment.
Intelligemment orientés, les marchés peuvent faire
beaucoup pour la planète, pour l'environnement, et pas
seulement les dirigeants politiques. Ceux-ci doivent donner
l'impulsion, ceux-là sont également décisifs.

C'est pourquoi la tarification du carbone sera l'un des


ressorts principaux de l'action écologique. Dès 2017, la
Chine appliquera une tarification du carbone. Le Canada
commence. Les Allemands l'ont décidée. La France aussi. Il
faut modifier le système actuel, absurde, qui accorde des
subventions pour les énergies fossiles cependant qu'il
impose des pénalisations aux énergies propres. L'OCDE a
calculé que le montant des subventions aux énergies
fossiles était plus élevé que ce qui serait nécessaire pour
les énergies renouvelables ! De ce point de vue, la baisse
des prix du pétrole comporte des conséquences
ambivalentes : d'un côté, elle décourage l'utilisation des
énergies alternatives ; de l'autre, en agissant
intelligemment, on devrait pouvoir profiter de cette baisse
des prix pour réduire ou supprimer les subventions
publiques aux énergies fossiles. Faisons-le.

Une méthode applicable à d'autres secteurs ?


Le succès de la Conférence de Paris pose notamment la
question de savoir si les méthodes employées à cette
occasion sont reproductibles à d'autres secteurs. Il suffit de
comparer, par exemple, le symbole de la diplomatie du XIXe
siècle que fut le Congrès de Vienne en 1815, et la COP21
deux cents ans plus tard, pour mesurer les différences dans
l'approche diplomatique. À Vienne, la conférence réunissait
quelques États et eux seuls, elle mobilisait en un même lieu
et durant plusieurs mois les chefs de la diplomatie, elle
mettait fin à une guerre et était centrée sur une répartition
des territoires dès lors que les grandes puissances
réussissaient à tomber d'accord sur un texte, lequel fut
minutieusement délibéré, et tout cela, dans le secret. Deux
cents ans plus tard, au Bourget, c'est la totalité des États
qui sont réunis, ils négocient sous le regard du monde, la
conférence dure deux semaines, même si elle a été
précédée de consultations nombreuses et les entreprises,
les collectivités locales, les ONG, la société civile jouent un
rôle important.

Dans les deux cas – Vienne et Paris – il s'agit de


multilatéralisme, mais c'est une forme nouvelle de
multilatéralisme qui est à l'œuvre. Celui-ci n'associe plus
seulement quelques États, même s'ils restent essentiels,
mais tous les États et tous les acteurs concernés. De la part
des diplomates, il implique des modes différents de
mobilisation et de négociation, recherchant désormais,
sous le regard du monde, un alignement des attentes et des
objectifs de tous, car un seul pays, même le plus petit, peut
tout bloquer. La construction d'alliances avec le secteur
privé, la mobilisation des collectivités locales, celle des
acteurs financiers, des sociétés civiles, des chercheurs, des
milieux académiques, devient décisive. Des domaines aussi
essentiels que l'eau, la santé, l'accès aux données ou les
migrations ne pourraient-ils pas s'inspirer de certaines des
méthodes suivies pour préparer cet accord ? À l'avenir, ne
serait-il pas nécessaire et possible de fonder dans plusieurs
domaines les négociations internationales sur trois piliers,
chacun d'eux renforçant les deux autres : un accord
international, la collection des engagements volontaires
des États, la construction d'alliances avec la société civile ?
De ce point de vue aussi, la Conférence de Paris ouvre des
horizons nouveaux.
Le Pacte universel pour l'environnement
En consacrant des milliers d'heures au changement
climatique, j'ai mieux pris conscience qu'une lacune
importante et générale demeurait concernant le droit de
l'environnement. À ce jour, nous ne disposons en effet
d'aucun traité international consacrant les principes
fondamentaux de ce droit. De nombreuses normes
obligatoires existent, sectorielles et techniques. Il existe
aussi des déclarations générales, mais sans portée
juridique. Dans d'autres domaines – par exemple
l'économie ou les droits civiques –, il existe des traités à
valeur contraignante, avec en particulier les deux pactes
internationaux adoptés en décembre 1966 par les Nations
unies : le Pacte relatif aux droits civils et politiques, et celui
relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Rien de
tel dans le domaine de l'environnement. C'est un manque
que nous devrons combler.

Dans mon esprit, ce troisième pacte, un Pacte universel


pour l'environnement, non seulement comportera une forte
valeur symbolique, mais des principes utilisables en droit.
Le contenu devra s'inspirer des déclarations existantes,
notamment celle, fameuse, de Rio. Seront inclus dans un
traité à caractère obligatoire des principes en général déjà
admis, en particulier la reconnaissance du droit à un
environnement sain qui appartient à chaque personne. De
ce droit découleront le droit des citoyens et plus largement
celui de la société civile à demander des comptes aux États
concernant le respect de l'environnement. Le texte pourra
comprendre des principes substantiels tels que le principe
de prévention, le devoir de réparation ainsi que des droits
en matière de procédure.
Si l'on veut que ce pacte soit efficace, il devra également
prévoir un droit au recours afin de veiller au respect des
droits et des devoirs reconnus par lui. On pourra l'invoquer
devant les juridictions nationales. Un Comité universel de
suivi pourrait être institué, chargé de contrôler la mise en
œuvre des principes consacrés par le pacte. À échéance
périodique, chaque État transmettrait au Comité de suivi
un rapport sur son application.

Le Pacte universel pour l'environnement est une idée


ambitieuse. J'en mesure les difficultés mais je la crois juste.
L'objectif est que le texte du pacte puisse être mis au point,
puis adopté par l'Assemblée générale de l'ONU. Il serait
ensuite ouvert à la signature et à la ratification des États,
selon la procédure observée pour les grands traités relatifs
aux droits fondamentaux, notamment les pactes de 1966.
Ce travail exigera un important effort préparatoire de
concertation et de conviction aussi bien avec les États
qu'avec la société civile, les ONG et les experts de tous les
continents.

Ayant agi du mieux que je le pouvais avec toute mon


équipe pour la négociation, puis pour l'adoption de l'Accord
de Paris, je resterai évidemment très attentif à sa mise en
œuvre. Application, accélération, mobilisation générale,
tels sont les mots d'ordre. Je serai heureux de contribuer
maintenant aussi à la préparation puis à l'adoption d'un
Pacte universel pour l'environnement.
2
Les négociations sur le nucléaire iranien

« Japan ! »
— Mais enfin, Javad, que veux-tu ? What do you want ?
— Japan !, me répond le ministre des Affaires étrangères
iranien Javad Zarif à la question globale que je lui pose. Le
Japon !

L'un comme l'autre, nous sommes pressés. Une fois de


plus, nos discussions sur le nucléaire iranien menées à
5 + 1 (les cinq membres permanents du Conseil de
sécurité + l'Allemagne) n'ont pas permis d'avancer
réellement face à l'Iran. À peine un problème semble-t-il en
voie de solution qu'un autre aspect, qui paraissait réglé, se
délite. Comme si les Iraniens n'en obtenaient jamais assez.

« Japan ! » En réalité – c'est le fond de nos discussions –


l'objectif de l'Iran, en tout cas celui de son négociateur
Zarif, est de devenir, comme le Japon, « un pays du seuil ».
C'est-à-dire un État doté d'une avance technologique
suffisante dans le domaine nucléaire pour que, s'il décidait
d'utiliser sa technologie civile afin d'acquérir la bombe
atomique, il puisse l'obtenir en peu de temps. Le Japon est
dans cette situation.

— Oui, mais le problème, réponds-je à Zarif, c'est que


l'Iran n'est pas le Japon !
C'est toute la question des valeurs, de l'attachement à la
démocratie et de la confiance internationale qui est posée.
Nous voulons le statut du Japon, revendique l'un. Oui,
répliquent les autres, mais l'Iran n'est pas le Japon. En
quelques mots sont résumées plusieurs années de
négociations.

Depuis au moins 2002, le danger nucléaire iranien est là.


Malgré ses affirmations contraires, l'Iran a cherché à
développer un programme nucléaire militaire. À plusieurs
reprises la diplomatie internationale a tenté d'intervenir,
selon deux voies : celle du dialogue, celle des sanctions.
Lorsque nous arrivons au gouvernement mi-2012, de
multiples constatations indiquent que les Iraniens ont
continué à développer leur programme nucléaire, en
particulier sur le site de Natanz et sur celui – souterrain –
de Fordow.

La communauté internationale a réagi : sanctions des


Nations unies, sanctions des Européens, sanctions des
États-Unis. En réalité, nous nous trouvons dans une
impasse : le programme nucléaire iranien constitue une
menace potentielle pour le monde entier, directement par
les risques de conflits régionaux et même plus vastes qu'il
entraîne ; indirectement, par l'atteinte grave à la non-
prolifération nucléaire qu'il implique. Après avoir recueilli
des informations précises de nos services spécialisés, je
partage la conviction que les Iraniens ont effectivement
tenté de fabriquer la bombe, même si à partir d'un certain
moment ils ont suspendu leurs travaux. Hassan Rohani, en
charge des négociations nucléaires de 2003 à 2005, a
d'ailleurs lui-même révélé ensuite que l'Iran avait joué
double jeu.

Le vrai signal qui peut permettre de faire évoluer la


situation, c'est précisément l'élection du même Hassan
Rohani à la présidence iranienne.

Me revient en mémoire à ce propos une discussion que


j'avais eue il y a quelques années en Israël alors que le
président iranien était Ahmadinejad. J'avais souhaité
rencontrer à Tel Aviv le chef des services secrets israéliens
pour me faire une opinion sur le nucléaire iranien. Sa
première phrase, prononcée avec un large sourire, m'avait
frappé : « Je suis un grand supporter d'Ahmadinejad ! »
Devant mon air interloqué, il ajouta aussitôt en riant :
« Oui, cet homme est tellement caricatural, il dit tellement
d'énormités que, tant qu'il sera Président de l'Iran, ce sera
bon pour nous ! » Ahmadinejad souhaitait si ouvertement
rayer Israël de la carte qu'il confortait aux yeux de l'opinion
mondiale les arguments de son ennemi juré israélien.

Le 14 juin 2013, Hassan Rohani est élu au premier tour


président de la République islamique d'Iran. Son élection
exprime un désir évident d'ouverture, la volonté de rompre
avec certaines attitudes du passé. Certes, la société
iranienne ne va pas du jour au lendemain se transformer en
un modèle de démocratie. Le « Guide de la Révolution »,
l'ayatollah Ali Khamenei, lui-même président de la
République de 1981 à 1989, garde la haute main, une main
de fer, sur les grandes décisions. Mais le nouveau Président
représente une possibilité de changement. Sa victoire est
obtenue notamment aux dépens du précédent négociateur
nucléaire iranien Jalili et la question de la levée des
sanctions liées au nucléaire a dominé la campagne
électorale. La France et ses partenaires doivent tenter d'en
tirer les conséquences.
Dans ce contexte potentiellement nouveau, nous pensons
qu'il convient de nouer un contact direct au plus haut
niveau avec l'Iran. François Hollande est le premier des
chefs d'État occidentaux à rencontrer le Président iranien
lors de la 68e session de l'Assemblée générale à l'ONU, le
25 septembre 2013. Je participe à l'entretien. Rohani,
ancien universitaire, diplomate polyglotte, longtemps
député, commandant des forces aériennes iraniennes de
1986 à 1991, est un homme posé, intelligent, qui maîtrise
parfaitement le dossier nucléaire. Zarif, son ministre des
Affaires étrangères, est un fin diplomate qui parle
parfaitement l'anglais et connaît admirablement les États-
Unis. Nous n'oublions à aucun moment de notre entretien
le comportement international de l'Iran, mais aussi le fait
que les Iraniens sont 80 millions, qu'ils sont issus d'une
vieille et prestigieuse civilisation, qu'ils constituent la tête
de pont du chiisme, qu'ont existé dans le passé des
relations proches entre l'Iran et la France et que, sans
aucune naïveté de notre part, ils peuvent être un acteur
décisif vers une tension régionale et internationale
moindre. Puisqu'une nouvelle équipe arrive à la tête de
l'Iran, la France et l'Europe, qui souhaitent la paix paix et
la sécurité, doivent agir pour chercher un accord. C'est le
moment de jouer la carte diplomatique. Donc de négocier.

Quatre phases
Pendant plus de trois ans, les négociations entre les 5 + 1
et l'Iran vont passer par plusieurs périodes. Je les décris en
détail dans un document que j'ai publié à l'été 2016 dans la
« Revue Internationale et Stratégique » du think tank
français IRIS. Schématiquement, entre avril 2012 et juillet
2015, nos discussions connaissent quatre phases
principales. Elles sont menées en général dans de grands
hôtels internationaux, luxueux et impersonnels,
transformés en forteresses pour l'occasion, où la cuisine est
sans surprise et la confidentialité des conversations sans
garantie.

La première phase des négociations va d'avril 2012 à juin


2013. C'est un dialogue de sourds. Une première séquence
intervient au printemps 2012, elle est infructueuse, dans
l'attente des élections iraniennes l'année suivante. Pendant
l'été et l'automne 2012, la tension avec l'Iran augmente. La
période est marquée notamment par l'intervention du
Premier ministre israélien Netanyahu fin septembre 2012 à
la tribune des Nations unies. Il brandit le dessin d'une
bombe et trace physiquement la « ligne rouge » israélienne
: la détention par l'Iran de la quantité d'uranium enrichi à
20 % nécessaire pour réaliser un premier engin nucléaire.
Le 27 septembre, toujours à New York, une réunion
ministérielle dite E3 + 3, c'est-à-dire avec les trois
Européens (France, Grande-Bretagne, Allemagne) et leurs
trois partenaires (États-Unis, Chine, Russie) est prévue,
mais au dernier moment le ministre russe fait défaut. Des
rencontres d'experts ont lieu. Sans résultats.

Une deuxième phase s'ouvre en juin 2013 avec l'élection


de Rohani à la présidence iranienne. Elle prend fin le 24
novembre 2013 avec l'accord intérimaire de Genève. Elle
est beaucoup plus productive. Rohani connaît bien, je l'ai
dit, la question nucléaire pour en avoir été le principal
négociateur au cours de la période précédente, Dès nos
premières rencontres avec Rohani et Zarif, nous avons
insisté sur ce qui constituera l'armature de la position
française : l'Iran doit prendre l'engagement exprès de ne
pas se doter de la bombe atomique et tirer toutes les
conséquences de cet engagement ; en échange, nous
sommes prêts, après contrôle, à reconnaître son droit
complet au nucléaire civil et à lever, selon certaines
conditions, les sanctions. Plusieurs épisodes se succèdent,
notamment ce qu'on appelle le plan Zarif avec, en
novembre 2013, la révélation d'un accord secret passé
entre les États-Unis et l'Iran dont les termes entraînent une
tension franco-américaine sur laquelle je reviens un peu
plus loin. Les tensions entre les 5 + 1, auxquelles s'ajoutent
celles entre les 5 + 1 et l'Iran, laissent finalement place à
un accord le 24 novembre dont les détails seront mis au
point en janvier 2014. L'accord intérimaire de Genève est
imparfait mais il permet d'avancer.

Une troisième phase, brouillonne, une sorte de faux plat,


nous conduit du début 2014 à novembre de la même année.
La négociation sur les perspectives et les engagements à
long terme rencontre des échos. Nous nous efforçons
d'avancer en agrégeant diverses « briques ». La France est
plus particulièrement en charge d'examiner la dimension
militaire possible du programme iranien (ce qu'on appelle
en anglais PMD). Nous décidons d'étendre l'accord de
Genève de novembre 2013-janvier 2014 jusqu'en novembre
2014. Nos experts multiplient les réunions. Les questions
concernant les centrifugeuses 1 actuelles et futures et le
rôle joué par le système de l'ONU pour s'assurer du respect
d'un éventuel accord sont abordées très longuement.
Figurent aussi parmi les questions les plus discutées
l'évaluation du temps acceptable de break out 2 .

La dernière phase de la négociation va de décembre 2014


à juillet 2015. Les discussions se déroulent à Genève,
Montreux, Lausanne, Vienne. Le Congrès américain, à
majorité républicaine, exerce une pression forte sur le
Président Obama pour chercher à limiter les concessions
faites aux Iraniens, sous peine d'adopter à leur encontre de
nouvelles sanctions. La délégation américaine est sensible
à cette pression, mais elle en joue également pour obtenir
davantage de souplesse de la part de l'Iran. Les ministres
négociateurs se retrouvent à Munich, en février 2015, pour
la traditionnelle rencontre internationale de la Wehrkunde
consacrée aux problèmes mondiaux de sécurité. C'est
l'occasion pour moi de préciser à nouveau à John Kerry ce
qui est acceptable pour la France et ce qui ne l'est pas dans
trois domaines qui conditionneront le futur de l'accord : le
délai de break out, les centrifugeuses et les questions liées
à la recherche nucléaire.

Cette dernière période est marquée par l'entrée dans la


négociation de deux spécialistes du nucléaire, l'Américain
Ernest Moniz et l'Iranien Ali Salehi, que nous appelons
familièrement Ernie et Ali. Très compétents, formés tous
deux à la physique nucléaire au MIT de Boston présidé plus
tard par Moniz, ils se connaissent bien et contribuent à
faire progresser les discussions. En février 2015, nous
abordons en particulier les problèmes dits du snap back 3 .
La solution trouvée, diplomatiquement compliquée, est à
mettre au crédit de l'expertise française après discussion
en particulier avec les Russes et les Chinois.

Les éléments liés au contrôle par l'Agence internationale


de l'énergie atomique (AIEA) des engagements pris, la
vérification du site militaire iranien de Parchin occupent
beaucoup de nos discussions. Les Américains sont plus
désireux que jamais d'en terminer, de sorte que se produit
un second moment de tension entre eux et nous, qui
nécessite une réunion spéciale à Heathrow. Malgré tout,
nous avançons. Nos experts, dont certains travaillent sur
place sans regagner la France depuis plusieurs mois,
peaufinent le projet d'accord et les annexes techniques.
D'ultimes éléments doivent encore être arbitrés concernant
la question décisive de la levée des sanctions. Nous devons
veiller aussi à ce que, en cas d'accord, nos partenaires
américains ne monopolisent pas les futurs échanges
commerciaux avec l'Iran en sanctionnant les entreprises
non américaines qui feraient commerce avec lui. Le 14
juillet 2015, nous finissons par tomber d'accord. J'utilise la
date butoir de notre fête nationale pour demander de
mettre un point final à nos discussions. De même qu'il faut
savoir terminer une grève, il faut savoir terminer une
négociation.

Deux clashes
Au cours de ces longues et complexes discussions, je n'ai
jamais abandonné l'espoir d'aboutir. L'unité des 5 + 1 a été
cruciale pour parvenir à convaincre l'Iran. Pour autant, il
était essentiel que cette unité ne s'opère pas au détriment
de la fermeté. Cela m'a amené, au moins dans deux
circonstances et en plein accord avec le chef de l'État, à
m'opposer aux positions américaines. Oui, on peut parler
de deux « clashes », qui ont contribué à l'accord final.

« Pas d'accord au rabais »


Le 7 novembre 2013, les délégations se retrouvent à
Genève. La directrice politique américaine, Wendy
Sherman, remet à ses homologues du 5 + 1 un document
inédit et pas complètement abouti. Il est le produit, dit-elle,
de négociations – jusque-là secrètes – qui ont eu lieu entre
Américains et Iraniens, et qui se sont déroulées pour une
large part à Oman. Le document serait la base de l'accord
futur. Le même soir, des échanges tendus ont lieu entre le
directeur politique français Jacques Audibert et le vice-
secrétaire d'État américain Bill Burns.

Ce document que nous examinons très attentivement avec


mon équipe est inacceptable en l'état pour au moins cinq
raisons :
1/ il ne comporte pas d'engagement iranien explicite de
renoncer à développer ou à obtenir d'armes nucléaires ;
2/ il ne traite pas la question de l'enrichissement de
l'uranium à long terme 4 ;
3/ il ne contient pas de plan satisfaisant pour traiter le
stock d'uranium enrichi à 20 % ;
4/ il ne limite pas la production des centrifugeuses au seul
remplacement de celles qui sont cassées ;
5/ il ne suspend pas toutes les activités liées à la
construction du réacteur d'Arak, producteur de plutonium.

Le vendredi 8 novembre au matin, j'informe nos


partenaires de notre désaccord sur ces cinq points, avec
mes demandes précises de corrections et de compléments.
Dans le même temps, les Iraniens reviennent en arrière sur
certains aspects. Le samedi 9 novembre, je m'exprime sur
France Inter et laisse entendre notre insatisfaction.
Réunion tendue avec John Kerry.

Kerry est embarrassé. Il confirme que, oui, il y a bien eu


des négociations détaillées et secrètes entre la délégation
américaine et les Iraniens, mais que le texte est bon et qu'il
faut l'accepter. Nous sommes d'un avis différent : le
document présenté contient bien sûr certains aspects
positifs mais, arguments précis à l'appui, il comporte des
aspects inacceptables car il n'assure pas l'objectif que nous
poursuivons.

Kerry croit en son pouvoir de conviction – qui est grand –


mais il ne mesure sans doute pas tout à fait, alors, que si la
France dit non, c'est non. Dans son désir d'emporter la
décision, il décrit les conséquences catastrophiques (« la
guerre ») que pourrait avoir l'échec des négociations et
l'écrasante responsabilité que prendrait alors la France. Il
alterne le charme et la menace. La position française est
d'autant plus déterminante que les Anglais et les Allemands
s'intéressent prioritairement à ce que la négociation se
termine positivement, cependant que Russes et Chinois
disent surtout leur mécontentement de la méthode suivie.

La journée est pénible. Je formule nos contre-propositions,


peu nombreuses mais précises, sur les points litigieux.
Nous discutons avec Kerry puis avec l'ensemble des
négociateurs 5 + 1. Nos demandes ne sont pas excessives.
Les États-Unis ne peuvent pas ne pas les accepter. Après de
nouvelles et laborieuses discussions, nous adoptons une
position unique. Les 5 + 1 décident de faire bloc.

Nous présentons les résultats de nos travaux aux Iraniens.


Kerry expose « notre » position, désormais commune. Les
Iraniens apparaissent surpris. Surprise authentique ou
simulée ? Ils ont cru, disent-ils, qu'en négociant avec les
Américains ils traitaient avec les 5 + 1. Il ne peut pas y
avoir deux négociations successives. L'ambiance est
tendue. Zarif se lève et menace de partir. Il met en cause la
France. Le négociateur chinois, le ministre Wang Yi, qui
s'exprime peu mais dont la parole compte, s'adresse
directement à lui : « Si j'étais à votre place, j'écouterais
notre ami français et je me rassiérais », intervient-il. Zarif
se rassied. Finalement, après de nouveaux échanges
difficiles, nous suspendons nos travaux. Quelques jours
plus tard, les négociations reprennent, cette fois-ci sur de
bonnes bases.

Après cet épisode, Kerry furieux, me téléphone :


— Ce n'est pas possible de travailler ainsi !
— C'est ce que je m'apprêtais à te dire.
— Tu as pris position publiquement, c'est inadmissible.
— John, tu connais bien la France, tu dois comprendre que
nous sommes un pays indépendant et que personne, même
un ami, ne peut décider pour nous sans notre
consentement. La France est un pays souverain. Nous
sommes souvent d'accord avec vous, parfois non. Nous
voulons un accord, mais un accord robuste, pas un accord
au rabais. Vous ne pouvez pas décider à notre place. Ne le
faites donc pas ! Et, pour l'avenir, concertons-nous
davantage.

La France est alors décrite dans une partie de la presse


comme « la » puissance qui bloquerait le processus de paix.
Les États-Unis, eux, sont présentés comme des
négociateurs de bonne volonté. Il est vrai qu'ils possèdent
une capacité d'influence médiatique plus étendue que la
nôtre.

Dans ces conditions, je suis conduit à expliquer


publiquement davantage la notion française de « fermeté
constructive ». J'insiste sur le fait que notre objectif est
bien la paix nucléaire et que, pour cela, nous ne devons pas
conclure « un accord au rabais ». Nous ne pouvons pas
conclure un accord qui aurait pour conséquence la
poursuite, voire même le renforcement régional de la
prolifération nucléaire, c'est-à-dire l'inverse de ce que nous
poursuivons. Nous sommes favorables à un accord, mais
robuste.

La réaction de l'Iran à notre fermeté n'est d'ailleurs pas


celle que certains ont imaginée. Il est exact que, depuis le
début et tout au long des négociations, la France a adopté
et tiendra une position ferme, mais en même temps
constructive. L'Iran l'a compris. Et il a vraiment souhaité
renouer avec nous, avec un pays qui a auparavant
longtemps travaillé avec lui, membre permanent du Conseil
de sécurité, possédant une certaine idée de la
souveraineté, ferme dans ses positions, indépendant et
technologiquement très avancé. Les visites françaises à
Téhéran une fois signé l'accord final le confirmeront
totalement. L'accueil qui m'est réservé par les autorités
iraniennes quinze jours après l'accord, dès le 29 juillet
2015, est excellent. Il en est de même pour la délégation de
plus de 100 chefs d'entreprises français reçus le 1er octobre
2015 à Téhéran, conduits par le MEDEF international ainsi
que par les ministres Stéphane Le Foll et Matthias Fekl.
Depuis l'accord, les relations franco-iraniennes ont été
relancées notamment sur le plan économique. Tant il est
vrai que l'on n'est respecté qu'en proportion de sa propre
détermination et du rapport de force que l'on a su créer.
Les Iraniens ne raisonnent pas autrement.

L'escale d'Heathrow
Le second épisode de tension franco-américaine intervient
en mars 2015. Chacun sent qu'on approche du terme, mais
les Américains, désireux d'aboutir vite, sont prêts à des
concessions qui ne nous paraissent pas pertinentes. Autant
nous désirons un accord, autant nous le voulons solide.

Du 18 au 20 mars 2015, les négociations ont lieu à


Lausanne, au palace Beau Rivage, les hôtels genevois étant
complets à cause du salon de l'automobile. Le 15, les
Iraniens revoient les Américains, le 16 se tient à Bruxelles
une réunion ministérielle E3-Iran, peu productive.
L'ambiance est à la confusion.

Au cours de la session de Lausanne, les États-Unis


avancent plusieurs concessions importantes, notamment
sur la R&D et sur la trajectoire du programme nucléaire
iranien entre la dixième et la quinzième année après
l'accord. Ces propositions non concertées suscitent
l'inquiétude chez plusieurs des 5 + 1. Malgré nos
demandes répétées, la délégation américaine ne souhaite
pas diffuser un projet précis de texte. La séquence, qui
menaçait de s'enliser, s'achève le 20 mars avec l'annonce
du décès de la mère du Président Rohani. La délégation
iranienne rentre à Téhéran pour assister à la cérémonie et
aux festivités de la nouvelle année iranienne.

Le reste du groupe découvre alors que les États-Unis ont


rédigé, en lien avec les experts du Service européen
d'action extérieure, un texte portant sur un mécanisme de
règlement des différends en cas de refus par l'Iran d'accès
à ses installations. Ce texte, déjà partagé avec les Iraniens
qui semblent en accepter le principe, repose sur le pouvoir
d'une « Commission conjointe », à la majorité de 5 sur 8,
d'imposer à l'Iran de donner accès à un site après un délai
pouvant s'étendre jusqu'à 24 jours. Nous souhaitons, nous,
un mécanisme d'accès renforcé par rapport à ce que l'on
appelle le « protocole additionnel », et non un mécanisme
dégradé. Nous alertons l'AIEA sur cette idée.

Sur de nombreux points, les États-Unis entretiennent le


flou quant à la question de savoir si leurs idées sont
agréées ou non par l'Iran. À l'occasion de nos échanges
avec la délégation iranienne, celle-ci fait passer le message
qu'elle considère le paquet nucléaire présenté par les
Américains comme quasi agréé (sauf pour les années 10 à
15) et qu'il faut maintenant concentrer nos discussions sur
la levée en un seul bloc des sanctions du Conseil de
sécurité.

Il est clair que, du côté américain, on cherche moins la


robustesse de l'accord que son acceptabilité par l'Iran ; un
accord qui, vu de l'Administration américaine, « sera
toujours meilleur que la situation actuelle ». L'adjointe de
John Kerry, Wendy Sherman, ne cesse d'évoquer des
« paramètres qui seraient sans doute très souhaitables,
mais que l'Iran ne pourra accepter » et que les États-Unis
préfèrent donc ne pas proposer. Dans la ligne des propos
publics du Président Obama, l'exigence américaine se
concentre sur un délai de break out d'un an pendant 10
ans. Pour la première fois, les Américains mentionnent un
délai de seulement 7 mois à partir de la 11e année. Des
aspects préoccupants apparaissent concernant les
centrifugeuses, le profil du programme d'enrichissement
pour les années 11 à 15 et le délai de break out associé,
ainsi que le rythme de la R&D au cours des 10 premières
années. L'incertitude règne sur l'efficacité de la procédure
d'accès censée garantir la qualité des vérifications en Iran.
Compte tenu des différences d'approche entre Européens
et Américains, avec mes collègues ministres des E3 ainsi
que Federica Mogherini, la haute représentante de l'Union
européenne pour la politique extérieure, nous décidons de
retrouver John Kerry pour une réunion exceptionnelle
samedi 21 mars dans la soirée, à proximité des pistes de
l'aéroport d'Heathrow, près de Londres, par lequel nous
avons opéré un détour. La réunion s'annonce délicate. Face
à un Kerry au visage fermé, j'explique une fois de plus nos
positions : nous souhaitons un accord, mais un accord
robuste car il servira de précédent dans la région et au-
delà. Si la robustesse est insuffisante, l'accord donnera le
signal, non pas de la désescalade, mais d'une course
régionale à l'armement nucléaire.

À propos du paquet nucléaire/enrichissement, je répète


que nous souhaitons garantir une année pleine de break
out, si possible pendant 15 ans. Les modalités envisagées
concernant la R&D nous semblent trop souples.
Concernant les sanctions du Conseil de sécurité, je rappelle
notre préférence pour une approche préservant le rôle du
Conseil et je souligne nos doutes sur certains des éléments
de l'approche américaine : caractère faiblement
contraignant des dispositions de l'accord, option offerte à
l'Iran via la « Commission conjointe » de ne pas respecter
ses engagements, incertitudes sur le degré d'acceptabilité
de ce schéma par la Russie. Enfin, sur la méthode je relève
que la phase finale de la négociation devra être cogérée
par tous, notamment au sein des E3 + 1, et je demande la
rédaction rapide d'une esquisse d'accord-cadre.

Cette réunion d'Heathrow n'est pas conclusive mais elle


est utile parce qu'elle montre aux États-Unis jusqu'où ne
pas aller trop loin.

La négociation reprend le 26 mars jusqu'au début avril à


Lausanne. Pour être certain d'être bien compris, je pose
une nouvelle fois nos exigences : pas plus de 5 060
centrifugeuses à Natanz, pas de break out inférieur à 9
mois, une durée de 15 ans, un chemin clair pour les années
11 à 15, des limitations réelles en matière de R&D, des
modalités d'inspection si possible plus courtes que celles
prévues par le projet américain (24 jours), un snap back
crédible.

Plusieurs scènes pittoresques se déroulent dans la salle de


réunion au sous-sol de l'hôtel Beau Rivage, où nous
sommes installés. John Kerry passe de l'enthousiasme au
découragement, promettant périodiquement de parvenir à
un accord avec Zarif « dans les deux heures ». Zarif, avec
d'incontestables talents d'acteur, n'hésite pas, le 30 mars
au soir, à admonester vivement les 6, et à prendre à partie
notre collègue américain, sous nos regards étonnés. Le 26
mars a débuté l'intervention aérienne saoudienne au
Yémen, accentuant l'impression d'un « grand jeu » régional
entre Arabie Saoudite et Iran, sunnites et chiites, dont le
nucléaire constitue un volet majeur.

Nos réunions sont confuses. E. Moniz vient régulièrement


rendre compte de ses discussions, menées à huis clos avec
A. Salehi. Le Britannique Ph. Hammond, proche de nos
positions, porte la contradiction, notamment sur la question
de la R&D, qui préoccupe de plus en plus le gouvernement
de Sa Majesté. Le négociateur chinois discute le
mécanisme de snap back. Celui qui est finalement retenu
résulte d'une proposition de ma part à S. Lavrov, acceptée
ensuite par les 6, dans laquelle est prévu un maintien de la
levée des sanctions au bout d'une période donnée, sauf si
un membre permanent du Conseil de sécurité s'y oppose.
Cela permet de réimposer les sanctions en cas de violation,
sans possibilité de veto russe ou chinois.

Le 2 avril, cette longue séquence de négociation permet


d'aboutir à une entente préliminaire des 6 et de l'Iran sur
les paramètres clés de l'accord. Un document écrit est
finalement agréé, mais seulement en partie puisque nous
avons renoncé, faute de temps, à atteindre un accord
complet. De nombreux documents de travail ont circulé
entre les délégations sans que le statut de ces documents
et leur degré d'endossement soient très clairs.

Sur le volet nucléaire, l'entente de Lausanne est robuste


concernant les capacités d'enrichissement iraniennes
jusqu'à 10 ans (break out d'un an). Elle l'est aussi pour la
conversion du réacteur de recherche d'Arak et pour les
mesures de transparence. C'est principalement sur le profil
des capacités iraniennes pendant les années 11 à 15 et sur
la limitation des capacités de R&D concernant les
centrifugeuses avancées que les discussions sont les plus
difficiles. Un accord est finalement trouvé au prix de
concessions des 6.

S'agissant des sanctions, leur levée conditionnelle est


agréée en contrepartie de la mise en œuvre, vérifiée par
l'AIEA, des engagements de l'Iran. Cette levée sera
progressive : sanctions économiques et financières dans un
premier temps, liées à la non-prolifération dans un second
temps. Restent à définir le phasage précis et la nature des
restrictions demeurant en place. Si les Iraniens semblent
accepter le caractère réversible de l'allégement des
sanctions et leur retour en cas de violation de l'accord, la
définition des modalités, non encore agréées, du snap back
reste cruciale pour garantir la mise en œuvre de ce
principe. Ces éléments seront finalement réglés entre avril
et juillet.

L'accord du 14 juillet 2015


J'ai évoqué plusieurs fois les positions américaines. Elles
ont évidemment été très importantes tout au long de nos
discussions. Le Président Obama souhaitait que, dans son
héritage politique, figure la réconciliation avec l'Iran. Il
croit à un apaisement possible entre l'Iran et l'Arabie
Saoudite, entre les chiites et les sunnites. Il estime qu'un
accord nucléaire avec l'Iran est un pas dans cette direction
et il a donné instruction à son secrétaire d'État d'obtenir
cet accord. Cela a conduit les Américains à jouer un rôle
moteur dans la négociation, y compris par des discussions
secrètes. Cela les a conduits aussi à accepter, à certains
moments, des concessions que nous, Français, avons jugées
excessives.

Au cours de plusieurs conversations, nous avons envisagé


avec le secrétaire d'État l'hypothèse d'une intervention
militaire américaine en cas d'échec. Son propos a toujours
été clair. « Nous sommes prêts à prendre nos
responsabilités. Nous sommes dotés des moyens et de la
détermination d'empêcher les Iraniens d'acquérir la
bombe. » C'est un point sur lequel il avait tenu, dit-il, à
obtenir une assurance formelle du Président Obama avant
d'accepter son poste. Le Président Obama l'aurait-il fait ?
C'est une question, mais le discours, ferme, a toujours été
celui-là.

Les États-Unis possèdent, disent-ils, la capacité de


détruire les installations nucléaires adverses les plus
profondément enterrées, mais il suffit d'imaginer les
conséquences d'une guerre – c'en serait une – entre
Américains et Iraniens autour du nucléaire pour
comprendre que toute « issue » militaire serait une
catastrophe. Si nous voulons l'éviter, la solution
diplomatique est impérative. Cela implique de discuter
avec les Iraniens. Avec quelles concessions ? C'est là où
nous avons été amenés à nous séparer parfois des
Américains.

La position des Israéliens doit également être mentionnée


car elle est importante. Non pas tant parce que les services
secrets israéliens sont réputés pour leur efficacité et la
diplomatie d'Israël très active, mais parce que leur hostilité
réciproque avec l'Iran est une donnée. Les Israéliens ont
toujours affirmé qu'ils ne permettraient pas que les
Iraniens puissent fabriquer une bombe nucléaire. Ils ne
possèdent probablement pas la capacité technique de
détruire entièrement Fordow, le site le plus profondément
enterré des Iraniens. Ils n'ont sans doute pas la possibilité
de détruire la totalité du potentiel nucléaire iranien, mais
de l'endommager gravement. J'ai la conviction que si les
Iraniens avaient acquis la bombe ou même s'ils avaient été
très proches de l'acquérir (par la réduction du délai de
break out à seulement quelques semaines), Israël aurait
décidé une frappe préventive. Il faut se rappeler à cet
égard la destruction par Israël du réacteur nucléaire
irakien Osirak en 1981. Les conséquences d'un conflit entre
Israël et l'Iran seraient considérables, pour la région et
pour le monde. Dès lors que les Iraniens feraient l'objet
d'une attaque d'Israël, elle-même liée à une menace
iranienne précise et avérée, on s'exposerait à un conflit
généralisé, entraînant probablement les États-Unis dans
l'aventure... Puissante raison supplémentaire puissante
pour chercher, comme nous l'avons fait, une solution
diplomatique, mais une solution robuste.

Javad Zarif, le ministre des Affaires étrangères iranien, a


été notre principal interlocuteur du début à la fin des
négociations. Diplomate raffiné, négociateur habile,
comédien, tragédien, patriote, il a sans cesse dû tenir
compte de la situation intérieure de son pays. Nos relations
sont devenues plus proches au cours de ce long processus.
Il lui est arrivé de me dire : « Si je n'obtiens pas cela, ou
bien je ne pourrai pas rentrer en Iran, ou bien ma vie là-bas
sera menacée. » Je crois qu'il disait vrai, car le nucléaire,
dans les cercles dirigeants iraniens, était devenu le
principal symbole de l'affirmation de la souveraineté du
pays.

On sait qu'il existe en Iran un jeu subtil, entre d'une part


le Guide Suprême et les conservateurs, d'autre part le
Président Rohani et ceux qu'on appelle les progressistes
(dont Zarif fait partie) ainsi qu'une multiplicité d'autres
groupes. Dans les négociations, Zarif est sous surveillance
permanente. Nous avons le sentiment que les autres
membres de la délégation, nombreux car chacun
représente un « groupe de pression », sont là autant pour
l'observer que pour l'aider. Nous devons veiller à ne pas le
placer en porte à faux. Il est clair que certaines de ses
déclarations ne nous sont pas principalement destinées. Il
nous parle, mais il parle au moins autant à l'intention de
ses amis qui rendent des comptes à Téhéran.

Si on synthétise la négociation, l'essentiel a été ceci : du


côté iranien, obtenir la totalité du droit au nucléaire civil et
la fin des sanctions. Du côté des 5 + 1, obtenir le
renoncement définitif et contrôlé à l'arme atomique. J'ai
obtenu que la phrase suivante figure au début même du
texte agréé la phrase suivante : « En aucune circonstance
l'Iran ne recherchera, ni ne possédera l'arme nucléaire. »

Le Président français et moi-même avons souvent résumé


la position française par l'expression « fermeté
constructive ». Lorsque nous avons pris connaissance de ce
dossier techniquement complexe, nous avons en effet vite
compris que, si nous voulions conclure un accord
satisfaisant, nous devions accepter certaines concessions
mais pas toutes. Au cours des négociations, notre position a
toujours été de prendre les Iraniens au mot, sans naïveté :
oui, il faut chercher une solution diplomatique, mais cette
solution, qui évitera l'intervention militaire, n'est possible
que si on pousse jusqu'à ses conclusions logiques et
techniques l'engagement iranien de ne pas accéder à la
bombe atomique. C'est cela, la « fermeté constructive ».

Notre objectif a été que l'Iran ne dispose pas de la bombe


atomique, mais – élément essentiel – que ses voisins n'en
disposent pas non plus. Or, dans la région, de grands pays
comme l'Arabie saoudite, l'Égypte, la Turquie, pour ne citer
qu'eux, dotés de moyens financiers et ayant atteint un
certain degré d'avancement technologique, pourraient
acquérir la bombe dès lors qu'ils le souhaiteraient. Si
l'accord signé par l'Iran et les 5 + 1 avait été considéré par
ses voisins comme un chiffon de papier que celui-ci
déchirerait à la première occasion, eux-mêmes se seraient
sans doute dotés de la bombe et nous aurions alors manqué
notre objectif : éviter la nucléarisation de la région. Pour
nous, il s'agissait de préparer un accord qui conduise à ce
que l'Iran renonce effectivement à la bombe, mais qui en
convainque aussi les pays voisins. Pour y parvenir, il fallait
que l'accord fût exigeant. C'est cette position – « l'accord
robuste », « la fermeté constructive » – que la France n'a
cessé de défendre et c'est elle qui finalement a prévalu. En
d'autres termes, il fallait aboutir à une solution pacifique,
tout en manifestant une grande fermeté sur les conditions
de cette solution. Du côté des 5 + 1, le résultat atteint est le
produit d'une action combinée où chacun des 6 a joué son
rôle, notamment la volonté américaine et la fermeté
française.

L'accord du 14 juillet 2015 se fonde sur les paramètres


agréés à Lausanne le 2 avril 2015. Il a pour objet de
garantir le caractère exclusivement pacifique du
programme nucléaire de l'Iran. Il sera ensuite endossé par
le Conseil de sécurité des Nations unies. Pour résumer : le
nucléaire civil, oui ; la bombe atomique, non.

L'accord fixe d'abord des limitations aux capacités


nucléaires de l'Iran afin de bloquer tout accès à la bombe
nucléaire. Concernant ce qu'on appelle « la voie uranium »,
l'Iran ne pourra enrichir l'uranium que jusqu'à un
pourcentage de 3,67 % pendant 15 ans et seulement sur le
site de Natanz. Il ne pourra pas utiliser plus de 5 060
centrifugeuses IR.1, c'est-à-dire d'un type assez fruste,
pendant 10 ans. La capacité d'enrichissement iranienne
augmentera ensuite progressivement et de façon encadrée.
Les stocks d'uranium enrichi de l'Iran seront limités, la
matière enrichie au-delà de 3,67 % devant être expédiée
hors du pays ou diluée. Les tests sous uranium des
centrifugeuses dites « avancées » seront limités à certains
modèles et l'Iran ne sera pas autorisé à développer d'autres
technologies de séparation isotopique de l'uranium. Quant
au site enterré de Fordow, utilisé jusque-là pour enrichir
l'uranium, il sera transformé en un centre de physique et
technologie nucléaires 5 . Un nombre défini et limité de
centrifugeuses y sera conservé.

S'agissant de la « voie plutonium », des restrictions


garantissent que l'Iran ne pourra pas acquérir le plutonium
nécessaire à une arme. D'une part, le réacteur d'Arak sera
transformé afin qu'il ne puisse plus produire de plutonium
en quantité et qualité militaires. Cette conversion du
réacteur sera menée sous le contrôle des 5 + 1 et de l'AIEA.
L'Iran n'aura pas droit à développer de réacteur à eau
lourde pendant 15 ans et il exprime son intention de ne pas
en développer ensuite. Il s'engage aussi à ne pas retraiter
de combustible usé pour en extraire du plutonium pendant
15 ans et il exprime, là aussi, son intention d'y renoncer au-
delà. Des interdictions sont actées sur la militarisation de
la matière nucléaire, comme la métallurgie de l'uranium et
du plutonium, ainsi que la « détonique 6 ».

Tout cela, très complexe, n'est évidemment significatif que


si des mesures précises de transparence sont agréées afin
de vérifier le programme nucléaire iranien. C'est l'objet du
protocole additionnel et du « code modifié 3.1 », que l'Iran
s'engage à mettre en œuvre et à ratifier : il s'agit du niveau
le plus exigeant en matière de vérification par l'AIEA. Dans
le même esprit, l'Iran s'oblige à permettre à l'AIEA de
vérifier ses engagements au titre de l'accord grâce à une
procédure d'accès et à des mesures de vérification
spécifiques, y compris dans un site militaire, au terme
d'une procédure de dialogue. L'AIEA pourra vérifier
pendant 20 ans la production par l'Iran de centrifugeuses
et pendant 25 ans la production de concentré d'uranium
(yellow cake). L'AIEA et l'Iran acceptent une feuille de
route devant conduire à la résolution de la possible
dimension militaire des activités iraniennes, avant la fin
2015, ce qui a été fait et qui a conditionné la levée effective
des sanctions.

Concernant les sanctions, plusieurs dispositions sont


agréées. Il est prévu que les sanctions de l'Union
européenne et des États-Unis, sanctions économiques,
seront levées dès la mise en œuvre par l'Iran de ses
engagements nucléaires, attestée par l'AIEA. Pour les
sanctions de l'ONU, leur levée sera progressive et
conditionnée au respect par l'Iran de ses obligations
nucléaires. Le cœur des mesures restrictives de non-
prolifération nucléaire sera maintenu pendant 5 ans, 8 ans,
10 ans, en fonction de la nature de ces mesures : par
exemple, pendant 10 ans l'acquisition par l'Iran de biens
nucléaires sensibles sera contrôlée par un mécanisme de
« canal d'acquisition » et des mesures d'inspection du fret.
Des sanctions relatives aux missiles balistiques et aux
armes sont maintenues, là aussi pendant 5 et 8 ans. Les
sanctions seront automatiquement réintroduites en cas de
violation par l'Iran de ses engagements nucléaires. Ce
mécanisme de snap back, permet de s'assurer que l'Iran
respectera ses engagements pendant toute la durée de
l'accord. Le mécanisme est prévu pour une période initiale
de 10 ans, les 5 + 1 s'engageant par écrit à le prolonger
pour une durée supplémentaire de 5 ans. L'Union
européenne et les États-Unis réintroduiront également
leurs sanctions en cas de violation. Pour assurer le suivi de
cet accord dont on voit combien il est détaillé, une
commission conjointe est prévue, composée de
représentants des E3/UE + 3 et de l'Iran. Elle se réunira au
niveau des ministres au moins tous les 2 ans pour évaluer
sa mise en œuvre, tous les trimestres au niveau des
directeurs politiques et plus fréquemment au niveau des
experts. L'ensemble compose un mécanisme de mise en
œuvre assez solide, piloté par le Service européen d'action
extérieure.

L'aboutissement de douze années de crise


Au total, l'accord conclu le 14 juillet 2015 marque
l'aboutissement de douze années de crise et de plus de
vingt mois de négociations.

Cet accord, nécessairement technique et compliqué,


constitue un vrai succès pour la diplomatie, qui montre
qu'elle peut parvenir sous certaines conditions à des
résultats spectaculaires quand elle additionne la volonté, la
ténacité et la fermeté. L'Iran n'a accepté de négocier
sérieusement avec les 6, même s'il le conteste, que parce
que le coût des sanctions devenait exorbitant pour lui et
que la menace d'une action militaire demeurait en toile de
fond. Il fallait être constructif pour obtenir un accord ; il
fallait être ferme pour obtenir un bon accord. Le
volontarisme américain a permis d'avancer, la fermeté
française a évité les dérives.

L'accord – et c'est pourquoi il a été obtenu – est un succès


pour tous les acteurs de la négociation. L'Administration
Obama l'avait souhaité, elle n'a pas ménagé ses efforts
pour y parvenir, au prix de concessions sur le long terme.
Ayant réussi à faire avaliser l'accord par le Congrès, elle a
établi ce qui demeurera comme un des principaux legs de
politique étrangère du Président américain.

C'est aussi un succès pour la diplomatie européenne : les


trois Européens ont maintenu, au-delà de nuances
tactiques, leur cohésion tout au long des négociations. Les
Hauts représentants successifs de l'Union européenne,
mandatés par le Conseil de sécurité, secondés par des
équipes efficaces, ont donné une certaine visibilité à
l'Union sur un sujet majeur pour la paix et la sécurité
internationale.

L'Iran a obtenu ce qui était essentiel pour lui, la levée des


sanctions qui étranglaient son économie, sans réellement
remettre en cause ses ambitions nucléaires civiles, qui
subiront cependant un ralentissement significatif d'une
dizaine d'années.

Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité ont


réussi à s'entendre sur un enjeu clé pour la sécurité
collective, alors qu'ils se divisent malheureusement sur tant
d'autres (Syrie, Ukraine...). L'une des raisons majeures de
cette entente réside dans le fait que ces cinq membres
permanents sont aussi et surtout les cinq États dotés
d'armes nucléaires au titre du Traité de non-prolifération
signé en 1968 : cette responsabilité supplémentaire
éminente a largement contribué à forger la solidarité du P5
dans les négociations. Son unité face à l'Iran a été
déterminante.
La France a joué tout son rôle de puissance indépendante
au service de la sécurité et de la paix. Par sa posture de
fermeté constructive, elle a garanti que l'accord serait
suffisamment robuste et crédible. Nous avons été un acteur
important des négociations, grâce à une combinaison
d'approche stratégique et d'expertise technique, permise
notamment par une coopération étroite entre les
diplomates du Quai d'Orsay (mon directeur politique,
Jacques Audibert puis Nicolas de Rivière, mon directeur
adjoint de cabinet, Martin Briens, et le jeune et talentueux
David Bertolotti) ainsi que les ingénieurs du CEA et les
services de renseignement. Tout au long des discussions,
nous avons joué un rôle pilote sur le volet nucléaire civil,
avec de vraies offres de coopération, signe de notre
ouverture en cas de résultats robustes et fiables dans le
domaine militaire. Sous l'autorité du président de la
République et de moi-même, nos équipes, réduites mais
très qualifiées, ainsi que des circuits courts de décision et
l'unité de commandement, ont été extrêmement utiles.
Un triple pari
L'accord représente un triple pari.

Le premier est que le programme nucléaire de l'Iran


restera durablement sous contrôle. Si l'accord peut être
considéré comme robuste pour les dix, voire les treize
premières années, l'Iran retrouvera rapidement des
capacités d'expansion de ses activités nucléaires au-delà de
cette période. Plusieurs concessions obtenues au cours des
négociations lui permettront de s'y préparer : possibilité de
mener certaines activités de recherche et développement
sur des centrifugeuses sophistiquées, remontée en
puissance progressive et sans limites après la treizième
année de la production de centrifugeuses nouvelles, levée
des mesures restreignant les importations de biens
sensibles après huit ans. Il faudra donc être vigilants dans
la mise en œuvre, en utilisant les outils mis à notre
disposition par l'accord, qu'il s'agisse des modalités
renforcées de contrôle de l'AIEA ou du snap back.

Le deuxième pari est que cet accord ouvre la voie à une


attitude plus coopérative de l'Iran sur la scène
internationale et particulièrement sur les dossiers
régionaux. Nous l'espérons mais nous jugerons sur pièces,
car cela reste entièrement à confirmer. Avec des tests
concrets à court et moyen terme, qui concernent
notamment la Syrie, l'Irak, le Yémen, le Liban. Jusqu'ici, ces
tests ne sont pas convaincants. Contrairement à ce que
certains prétendent, on ne peut à cet égard tirer aucune
« leçon de l'histoire » et il n'est pas évident, compte tenu en
particulier de l'affrontement entre chiites et sunnites, que
la détente sur le front nucléaire entraîne des effets positifs
rapides sur les autres fronts. Si je résume : l'accord du 14
juillet 2015 peut ouvrir la voie à un monde plus sûr ; l'Iran
doit y prendre sa part ; mais rien n'est acquis et il faudra
juger à travers les actions, pas les proclamations.

Le troisième pari est que la levée des sanctions et


l'ouverture pratiquée vers ce grand pays qu'est l'Iran se
traduiront, à terme, par une évolution du régime et de la
société vers davantage de liberté et de prospérité pour ses
habitants. Cette évolution est hautement souhaitable. Elle
est encore très incertaine.

1. Les centrifugeuses sont nécessaires pour la production de combustible


nucléaire. Elles permettent, par un procédé complexe de centrifugation
gazeuse, de séparer les produits de densité différente afin d'enrichir le futur
combustible nucléaire.
2. Le temps de break out est le délai requis pour l'acquisition de la matière
fissile nécessaire à la confection d'une bombe.
3. Le snap back est le mécanisme prévu pour rétablir automatiquement les
sanctions contre l'Iran si celui-ci viole ses engagements.
4. L'enrichissement de l'uranium est le procédé consistant à augmenter la
matière fissile dans l'uranium. L'uranium hautement enrichi est utilisable dans
le domaine militaire pour fabriquer des bombes nucléaires.
5. Cela signifie que l'Iran ne pourra pas y mener d'activités concernant
l'enrichissement de l'uranium.
6. La détonique est l'étude des détonateurs.
3
La tragédie syrienne

Le jour où tout a basculé


En mars 2011, l'attaque brutale de l'armée syrienne
contre quelques manifestants dans la ville de Deraa
marque le début de la guerre, d'abord civile puis
internationale. Elle est à l'origine, à ce jour, de plus de
300 000 morts et 10 millions de personnes réfugiées ou
déplacées. Le fait que cette révolte ait été matée dans le
sang ne peut étonner de la part du clan Assad : il s'agit, en
quelque sorte, d'une tradition familiale.
Quand on occupe des fonctions officielles, on ne rencontre
pas que de parfaits démocrates – il peut même arriver
qu'on soit piégé par une rencontre –, mais cette famille-là,
ce clan-là m'ont toujours semblé particulièrement
infréquentables. C'est pourquoi, notamment lors de
l'étrange invitation officielle de Bachar à Paris pour le
défilé du 14 juillet 2008, je ne les ai jamais fréquentés. Non
seulement à cause de la longue liste de leurs crimes, mais
parce que, lorsqu'on examine l'histoire des membres de
cette famille, on constate que le terrorisme, l'instabilité,
loin d'être les adversaires du clan Assad, sont au contraire
sa raison d'être. Les alaouites, auxquels appartiennent les
Assad, sont très minoritaires en Syrie par rapport aux
sunnites. Le clan, à la fois enkysté au pouvoir et en état
permanent d'illégitimité, ne peut tenir que s'il apparaît
comme un rempart contre une menace intérieure et
extérieure. Il ne se maintient pas « quoique » les
affrontements et le terrorisme règnent, il se maintient
« parce que » prospèrent le terrorisme et les conflits de
toutes sortes. S'il prétend les combattre, en réalité il les
entretient, les instrumentalise et souvent même les suscite.
Une anecdote, volontiers rapportée dans les chancelleries
occidentales, montre combien la propagande du régime est
active, et tenace l'illusion à son sujet. En 2000, au moment
où il succède à son père, le jeune Bachar est présenté avec
complaisance comme différent du reste du clan : la
preuve ? Il a fait des études de médecine mais, insiste-t-on,
il a choisi l'ophtalmologie comme spécialité, précisément
parce qu'il déteste... le sang. Voilà le signe – indiscutable,
soulignent les propagandistes – que cet Assad-là représente
une évolution !
Au moment où je prends la tête du Quai d'Orsay, j'éprouve
de la sympathie pour les « printemps arabes » mais de
grands doutes concernant l'issue de ces mouvements. Le
conflit en Syrie et dans la région n'a ni la même intensité
politique ni la même effroyable dimension de catastrophe
humaine qu'aujourd'hui. Pour autant, je connais le parcours
de la dynastie Assad et je partage l'idée, même si elle est
moins précise et argumentée que maintenant, que ce clan
ne peut se maintenir que par la violence et la tragédie.
Pour comprendre ce qui se passe en Syrie entre 2012 et
2016, il faut se concentrer en particulier sur deux moments
phares : la Conférence de Genève en juin 2012 et, fin août
2013, « le jour où tout a basculé ».

La Conférence de Genève I
Juin 2012 : Genève I est la première grande conférence
internationale à laquelle je participe depuis ma nomination.
La conférence se tient dans l'immense et froid « Palais des
Nations », héritage de la défunte SDN. En début de
réunion, mes collègues me proposent, en une sorte de
bizutage amical, de tenir la plume du futur communiqué
final, car j'apporte mon expérience en tant qu'ancien
Premier ministre tout en étant « le nouveau ». Sont réunis
autour de la table les ministres des Affaires étrangères des
cinq membres permanents du Conseil de sécurité – la
Chine, la France, les États-Unis représentés par Hillary
Clinton, la Grande-Bretagne par William Hague et la Russie
par Sergueï Lavrov. La Turquie, le Koweït, le Qatar, la
Ligue Arabe sont également présents, ainsi que le très
expérimenté Kofi Annan, émissaire conjoint de l'ONU et de
la Ligue arabe sur la crise en Syrie, ancien secrétaire
général des Nations unies. Le but de notre réunion est de
chercher à mettre un terme à plusieurs mois de violences
en Syrie et de dégager un consensus concernant la
transition politique.
La quasi-totalité de mes collègues estiment, alors, que
Bachar va tomber. J'insiste sur ce point car on a souvent
caricaturé, par la suite, le volontarisme de la France en
sortant de son contexte telle ou telle déclaration. Hillary
Clinton, compétente, déterminée, précise et professionnelle
comme à son habitude, déclare : « Ce que nous avons fait
ici, c'est détruire la fiction selon laquelle lui et ceux qui ont
du sang sur les mains pourraient rester au pouvoir. » Le
débat entre nous tous n'est pas principalement de savoir si
Bachar va partir, mais quand et comment.
Nous négocions un texte sur la transition politique, les
discussions sont denses. Au cours d'une interruption de
séance, Sergueï Lavrov, dont la position officielle est que la
décision concernant Bachar appartient aux Syriens eux-
mêmes, me dit : « L'accueillir chez nous, en Russie, ce ne
sera pas possible, nous en avons déjà plusieurs... » Les
Américains ne sont pas plus enthousiastes en ce qui
concerne un éventuel accueil sur leur propre territoire.
Avec l'appui des puissances réunies à Genève, nous
sommes cependant tous persuadés que nous devrions
pouvoir identifier un pays où l'exfiltrer, lui et ses proches.
C'est d'ailleurs ce qui explique l'optimisme relatif – et
infondé – exprimé par le communiqué de Genève, adopté à
l'unanimité. Un processus politique y est prévu pour
trouver une issue au conflit, que les réunions ultérieures
chercheront à concrétiser, sans succès. Le texte assure
qu'une nouvelle entité gouvernementale devra être mise en
place, « dotée de tous les pouvoirs exécutifs ». Ce qui
signifie, si les mots ont un sens, que Bachar ne disposera
plus de tous les pouvoirs.
Alors que nous rédigeons le projet de communiqué, le
ministre russe sort pour une longue conversation
téléphonique. À son retour, il demande et obtient que soit
ajoutée dans un passage du texte la formule « par
consentement mutuel ». Depuis, à chacune de nos réunions
internationales sur la Syrie, nous butons sur cette
contradiction : d'un côté, le communiqué de Genève I
précise qu'une nouvelle entité gouvernementale devra être
dotée de tous les pouvoirs, de l'autre les Russes – et les
Iraniens – soulignent que, selon ce même texte, la séquence
devra recueillir un consensus, donc l'accord de Bachar. À
l'issue de la conférence, Hillary Clinton déclare que nous
sommes parvenus à une solution positive, mais Lavrov
confirme sa position dure, en réaction, dit-il, aux
déclarations de Clinton qu'il juge tendancieuses.
Un même texte, deux interprétations. Cette divergence se
confirme quelques jours plus tard quand le Conseil de
sécurité est appelé à endosser le communiqué de Genève et
à consacrer son caractère obligatoire : la Russie oppose
son veto, la Chine lui emboîte le pas, mettant un coup
d'arrêt au processus et paralysant définitivement sur ce
sujet l'organe international de règlement des conflits.
Avec le recul, Genève I – qui sera suivi en janvier 2014
d'un Genève II en présence des Syriens et sans résultats –
apparaît comme une gigantesque occasion ratée : à
l'époque, Bachar El-Assad était affaibli, les forces
extérieures sur le sol syrien pouvaient être traitées, et les
terroristes ne constituaient pas encore un élément central
de l'équation – Al-Nosra venait d'apparaître, Daech se
cantonnait encore à l'Irak et beaucoup d'esprits étaient
prêts à un changement.
En novembre 2012, se déroulent les élections
américaines. Entre août 2012 et le printemps 2013 se met
en place une sorte de macabre jeu de dupes au cours
duquel les États-Unis, sur instruction de la Maison Blanche,
donnent de la voix, prétendent agir afin d'apaiser la partie
« interventionniste » de leur opinion publique, mais veillent
à surtout ne pas mettre un bras dans l'engrenage. Cette
dualité est d'ailleurs largement à l'image des sentiments du
peuple américain lui-même. Échaudés par leur lourd
engagement militaire en Irak et en Afghanistan, beaucoup
d'Américains voudraient à la fois que les États-Unis
montrent partout le chemin à suivre mais qu'ils n'envoient
de troupes sur le terrain nulle part. C'est le fameux leading
from behind (« diriger de l'arrière ») revendiqué par le
Président Obama, transformé parfois, disent certains
critiques, en un following from above (« suivre d'en haut »),
moins gratifiant. Malgré sa loyauté, je sens Hillary Clinton
réservée sur les choix de son Président.
Après Genève I, plusieurs réunions ont lieu entre les
« amis de la Syrie » que nous, Français, sommes au premier
rang pour encourager, afin d'aider l'opposition syrienne
modérée. Pour autant, sur le terrain pas grand-chose
n'avance du côté de cette opposition. Les « amis de la
Syrie » se divisent : Qatar, Égypte, Arabie Saoudite,
Émirats arabes unis, Turquie, chaque « ami » a ses
positions et ses candidats. Les financeurs sont divisés,
l'opposition démocratique syrienne aussi, malgré le
courage de ses responsables successifs. Nous,
Occidentaux, hésitons à nous engager massivement dans le
soutien opérationnel à ces groupes. Certains partenaires de
la région n'ont pas ces réserves et procèdent à des
distributions diverses sans guère de discernement,
contribuant à affaiblir la frange modérée de l'opposition.
Dans ces conditions, notre soutien « collectif » n'est pas
suffisamment fort et cohérent pour menacer réellement
Bachar. Pendant plusieurs mois, on piétine : Assad est
certes affaibli, mais pas au point d'être remplacé ; les
Iraniens apportent une aide militaire massive à la Syrie,
directement ou par l'intermédiaire du Hezbollah libanais,
ils dépêchent des milliers de combattants ; les Russes se
prétendent ouverts à une évolution, mais ils la bloquent,
redoutant, disent-ils, « un chaos encore plus grand si
Bachar tombe ». À mesure que les mois passent, les
déplacés, les réfugiés, les blessés, les morts s'accumulent
et, premiers bénéficiaires de cette situation de plus en plus
complexe, les groupes terroristes se renforcent et se
structurent. Daech prend pied au nord et dans l'est de la
Syrie.
La ligne rouge
L'échéance suivante, capitale, intervient fin août 2013. Au
cours des mois précédents, le Président Obama, souhaitant
montrer sa détermination, a publiquement déclaré que si
Bachar El-Assad utilisait des armes chimiques, cela
constituerait une « ligne rouge »: « We have been very clear
to the Assad regime, but also to other players on the
ground, that a red line for us is we start seeing a whole
bunch of chemical weapons moving around or being
utilized » (20 août 2012) 1 . Dans cette hypothèse, l'Amérique
serait conduite à réagir militairement. Certes toutes les
armes tuent, mais les armes chimiques représentent une
menace encore plus redoutable et détestable que les
autres, à cause notamment de leurs conséquences aveugles
et inhumaines sur les populations civiles. D'où un régime
juridique spécial d'interdiction internationale et la mise en
garde solennelle du Président américain.
Dans ce contexte, nous apprenons que Bachar El-Assad a
utilisé le 21 août 2013 des armes chimiques contre des
civils dans la plaine de la Ghouta, en banlieue de Damas,
causant plus d'un millier de morts. Je demande à nos
services de vérifier immédiatement cette information très
grave. Oui, répondent-ils après enquête, le régime a bien
eu recours au chimique, ponctuellement plusieurs fois au
cours des mois précédents, et à la Ghouta où il les a utilisés
massivement. Ce sont ces mêmes excellents services qui,
quelques années plus tôt, ont démontré au Président
Chirac que, contrairement aux affirmations américaines,
Saddam Hussein ne possédait pas d'armes de destruction
massive et que l'invasion de l'Irak était injustifiée. Des
enquêtes plus complexes sont entreprises pour déterminer
qui a donné l'ordre d'actionner ces armes chimiques. Il
apparaît qu'il n'a pu être donné qu'à un niveau très élevé,
et de toute manière qu'il a été couvert par Bachar. Dans ces
conditions, difficile de prétendre, comme le font pourtant le
régime et ses soutiens allant jusqu'à nier l'existence d'un
arsenal chimique syrien, que nos services avaient vu clair
dans l'affaire irakienne mais qu'ils se trompent dans le
conflit syrien.
Sur la base de nos propres analyses, de la nécessité de
stopper Bachar, sur la foi aussi de l'engagement du
Président Obama concernant la « ligne rouge », nous nous
préparons à réagir par des frappes contre le régime. En
concertation étroite avec les Américains et les
Britanniques, des travaux de planification sont menés entre
nos états-majors. Plusieurs réunions se tiennent à l'Élysée
sous la présidence de François Hollande, rassemblant le
ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, les chefs d'état-
major et moi. L'intervention envisagée est délicate : il faut
frapper durement le régime sans pour autant déclencher à
Damas et en Syrie un processus incontrôlé. Les frappes
doivent être significatives, mais éviter les pertes civiles et
ne pas faire le jeu d'un groupe terroriste. C'est d'ailleurs
l'argument principal que le Président Obama utilisera plus
tard pour justifier sa non-intervention : si Bachar est mis en
difficulté, qui prendra sa place ? Pour l'heure, la stratégie
proposée par la France et adoptée par les États-Unis et la
Grande-Bretagne consiste à envoyer un message clair à
Assad pour le contrer et lui interdire de recommencer.
L'objectif n'est pas de provoquer l'effondrement militaire
du régime. Ces frappes doivent dissuader puis amener un
Bachar affaibli à ce que le régime négocie vraiment. Avec
nos partenaires, nous déterminons de manière précise qui
doit intervenir, comment et à quel moment. L'opposition
modérée est tenue au courant.
Deux événements vont démolir ce plan. D'abord, ce sont
les Britanniques qui flanchent. Leur Premier ministre David
Cameron estime qu'il doit, avant toute intervention
militaire, demander l'autorisation à son Parlement. Il pense
y disposer d'une majorité. Il se trompe. La motion
gouvernementale est rejetée le 29 août par 285 voix contre
272. Son « erreur de jugement » anticipe, d'une certaine
façon, celle qu'il renouvellera deux ans et demi plus tard
avec le Brexit. Une partie des députés conservateurs
n'apprécient guère Cameron et se prononcent en
conséquence. Quant au groupe parlementaire travailliste, il
a décidé de voter contre. Juste avant la séance, William
Hague, mon homologue britannique, me demande
d'intervenir auprès du Labour pour insister sur le fait qu'il
s'agit d'un enjeu dépassant les clivages politiques
traditionnels. Ed Miliband, à l'époque leader du Parti
travailliste, m'écoute amicalement au téléphone, sans me
laisser d'espoir. Le Labour, m'indique-t-il, ne pourra pas, en
tant que parti d'opposition, voter avec le gouvernement. Il
ajoute que pèse sur ce débat l'ombre de la décision
d'intervenir en Irak prise quelques années auparavant par
le Premier ministre Tony Blair, et que les travaillistes
trouvent là une occasion d'exorciser ce souvenir funeste.
Toujours est-il que les Britanniques font défaut. Leur
absence aura de lourdes conséquences sur le conflit syrien
et sur l'ensemble de la politique étrangère britannique.
Durant plusieurs mois, on n'entend plus guère la Grande-
Bretagne s'exprimer en politique étrangère.

La volte-face américaine
Le second événement – celui-là déterminant –, c'est le
coup de téléphone de Barack Obama à François Hollande
quelques heures seulement avant le déclenchement prévu
de l'opération. Nous sommes le 31 août. En ce samedi
après-midi, la mobilisation est totale. Les objectifs
militaires ont été assignés, le plan de communication et de
démarches diplomatiques qui suivra ces frappes est prêt.
Vers 16 heures (heure française), la conseillère pour la
Sécurité nationale du Président américain appelle son
homologue à l'Élysée, Paul Jean-Ortiz. Dans sa voix, une
gêne laisse déjà présager le coup de théâtre. Trente
minutes plus tard, Obama joint le président de la
République au téléphone. Comme souvent avec lui, la
conversation commence par d'intelligentes considérations
générales, puis il en vient au sujet précis : j'ai besoin de
temps, dit-il, la décision des Britanniques constitue un
élément nouveau. D'autre part, nous ne bénéficierons pas
de l'appui unanime du Conseil de sécurité ; et puis, il serait
utile de consulter le Sénat... Obama n'affirme pas
clairement qu'il ne va pas intervenir – pendant plusieurs
jours l'ambiguïté officielle régnera –, mais François
Hollande comprend qu'il a en réalité tourné casaque. Dès
lors, il n'est plus possible d'exécuter une opération qui a
été bâtie comme une conjonction de forces. Le Président
américain s'était engagé auprès de nous, auprès de
l'opposition syrienne modérée et de beaucoup d'autres ; au
dernier moment il fait volte-face. L'opération est morte. Ce
renoncement entraînera des conséquences considérables
non seulement sur le drame syrien, mais sur l'ensemble de
la situation régionale et internationale. J'y reviendrai.

Le G20 de Saint-Pétersbourg
Quelques jours plus tard, le jeudi 5 et le vendredi 6
septembre, le G20 se réunit à Saint-Pétersbourg, sous
présidence russe. La situation syrienne ne figure pas
expressément à l'ordre du jour prévisionnel, dominé par les
sujets économiques et financiers ; mais la question est bien
au centre des conversations des vingt chefs d'État et de
gouvernement et elle est abordée au dîner le premier soir.
Obama souhaite faire adopter une motion condamnant
Bachar. Il donne ses arguments. Un tour de table a lieu.
Poutine fait front et soutient qu'il n'existe pas de preuves
contre Bachar. Les participants ne sont pas unanimes dans
leur condamnation et dans leur appel à une réaction forte.
La « motion Obama » ne recueille que 11 soutiens sur 20.
Le G20 se termine, mais, dès le lundi 9 septembre, Poutine
propose publiquement un plan qui placerait l'arsenal
chimique syrien sous contrôle international avec comme
objectif sa destruction et l'accord du régime syrien.
La manœuvre est habile. Plutôt que de laisser la
controverse se concentrer sur la responsabilité de Bachar
dans l'utilisation des armes chimiques et sur la réaction
qu'elle appelle, le Président russe se présente comme celui
qui apporte une solution à leur évacuation. Il soulage, ce
faisant, l'exécutif américain. Hier accusé d'être complice
des crimes de Bachar, il devient celui qui va permettre la
destruction de l'arsenal chimique, tout en restant fidèle à
son allié qui y trouve au passage un début de relégitimation
internationale. L'opération représailles contre Bachar est
définitivement morte. Plus : constatant qu'Obama n'a pas
été assez déterminé pour sanctionner un tyran coupable de
crimes de guerre et plutôt faible alors même qu'il en avait
pris l'engagement, Poutine comprend – et d'autres avec lui
– que ce Président américain ne sera pas nécessairement
réactif en cas d'affrontements plus tard et ailleurs. À mes
yeux, c'est ce jour-là qu'est née la future position russe
concernant l'Ukraine, la Crimée et d'autres territoires.
Dans l'immédiat, Bachar continue ses exactions.
L'opposition syrienne modérée, qui avait plaidé pour une
intervention occidentale et cru en elle, est affaiblie face aux
radicaux prêts à une lutte par tous les moyens et à toutes
les alliances. Au contraire, la Russie et l'Iran sont
renforcés. Auprès des pays du golfe Persique avec lesquels
les États-Unis sont liés, le projet mort-né d'intervention
syrienne exerce un effet dévastateur. Ils y voient non
seulement un recul américain mais un succès de leur
ennemi intime, l'Iran. L'Arabie Saoudite, le Qatar, le
Koweït, les Émirats arabes unis, Bahreïn, la Turquie et
d'autres s'interrogent plus généralement sur la valeur des
engagements américains, alors même que la négociation
sur le nucléaire iranien se réengage. Certes, les leaders ne
s'expriment pas officiellement d'une manière aussi brutale,
mais la plupart ont perdu confiance et nous le disent. Ils ne
croient plus en la parole de leur allié. Le Président Obama
et John Kerry auront beau par la suite multiplier les
démarches pour tenter de les rassurer, la méfiance s'est
installée.
Sur le terrain, Bachar se sent davantage dépendant de ses
parrains, mais aussi plus solidement épaulé par la Russie et
par l'Iran. L'opposition modérée à Bachar n'est toujours
dotée que de faibles moyens, malgré les promesses qui lui
sont faites. Les « amis de la Syrie » se retrouvent encore
plus divisés qu'avant par la décision américaine. Les
groupes terroristes saisissent là une occasion majeure de
se développer : le prétendu « État islamique », Daech,
conforte son emprise sur le nord et l'est de la Syrie, faisant
de Raqqa sa capitale et sa tête de pont logistique vers
l'Irak.

La position française
La France a dès l'origine plaidé pour chercher en Syrie
une solution politique, tout en apportant un soutien
matériel à l'opposition modérée et en appelant sans relâche
à la protection des populations civiles. Cette solution
politique de long terme passe par le départ de Bachar qui,
compte tenu de ses crimes, ne peut pas constituer « l'avenir
de la Syrie ». Non seulement pour des raisons morales,
mais pour des raisons d'efficacité : nous ne croyons pas que
le principal responsable de la destruction d'un peuple
puisse en devenir le rassembleur.
On entend cependant ici et là une autre thèse, qui gagne
du terrain avec le développement de Daech et l'enkystage
du conflit : certes Bachar n'est pas un démocrate, c'est
même un dictateur, mais il n'est pas le seul au monde dans
ce cas, et, tout compte fait, il est moins à redouter que les
groupes terroristes. On connaît la formule : entre deux
maux... Au lieu de vouloir son départ, mieux vaudrait
s'allier avec lui pour lutter contre Daech.
Cette dernière analyse, François Hollande et moi nous
l'avons toujours récusée. Bien entendu, les phases de la
transition politique en Syrie doivent être négociées. Après
les tentatives de Genève I et II, ce devrait être le rôle du
Groupe international de soutien à la Syrie (GISS) constitué
à l'automne 2015 à Vienne avec la participation de l'Iran,
pour la première fois partie prenante de la négociation.
Mais la formule politique finale ne pourra pas maintenir
Bachar au pouvoir. Car soutenir Bachar, c'est d'une
certaine façon soutenir le terrorisme, dans la mesure où ils
se « légitiment » l'un l'autre. Ils sont l'avers et le revers de
la même médaille. D'ailleurs, beaucoup d'indications
montrent que Bachar a « instrumentalisé » Daech : prisons
vidées opportunément de leurs terroristes islamistes pour
grossir ses rangs, achat de pétrole à l'État islamique,
abandon de territoires devant son avancée, ciblage de
l'opposition modérée là où elle faisait face au groupe
terroriste ont fait partie de la stratégie du régime syrien.
Surtout, accepter l'idée que Bachar reste durablement à la
tête de la Syrie, le conforter, ce n'est pas lutter contre
Daech et les groupes terroristes, c'est en réalité les
pérenniser en détruisant toute perspective politique qui
permettrait de rallier les populations sunnites dans la lutte
contre le terrorisme ; la difficulté d'y parvenir en Irak
l'illustre. C'est aussi pousser les rebelles modérés vers les
groupes terroristes. On le voit dans l'assaut atroce mené
par le régime et les Russes contre Alep. Soumis à la
puissance de feu et à l'aviation ennemie sans disposer de
moyens suffisants pour réagir, les combattants modérés,
malgré leurs désaccords profonds avec les groupes
djihadistes, sont conduits à se rapprocher d'eux.
C'est pourquoi nous n'avons cessé de dénoncer
publiquement les crimes de Bachar et de ses soutiens.
Nous l'avons fait dans toutes les enceintes où nous le
pouvions et par tous les moyens dont nous disposions. Dans
le passé, nous avons appuyé la révélation de l'opération
« César », ces 50 000 photos et innombrables témoignages,
précis, accablants, sur la torture et l'assassinat
systématiques dans les prisons du régime. Nous avons
appelé les membres du Conseil de sécurité à renoncer à
leur droit de veto s'agissant de crimes de masse. Nous
avons soutenu, à l'époque, une saisine de la Cour pénale
internationale, bloquée par un veto russe et chinois. Nous
avons œuvré sans relâche pour que l'aide humanitaire
puisse parvenir aux zones contrôlées par l'opposition, aux
villes réduites à la famine par le régime. Mais sans cesse de
nouvelles révélations terrifiantes arrivent. Alep est un
symbole des exactions du régime. Et la communauté
internationale ne peut pas prétendre qu'elle ne savait pas.
Dès novembre 2014, j'étais parmi ceux qui alertaient
l'opinion internationale dans une tribune « Sauver Alep »,
publiée à la fois en Europe, aux États-Unis et dans les pays
arabes, Alep, ville déjà menacée à la fois par les bombes du
régime et par les égorgeurs de Daech. J'écrivais :
« Abandonner Alep, ce serait condamner la Syrie à des
années de violences. Ce serait la mort de toute perspective
politique. Ce serait la fragmentation d'un pays livré à des
“seigneurs” de guerre de plus en plus radicalisés... La
France ne peut se résoudre ni à la fragmentation de la
Syrie, ni à l'abandon des Aleppins à un sort atroce. »
Deux ans plus tard, le régime syrien et les Russes
bombardent Alep, ciblant les civils, les convois
humanitaires et les infrastructures médicales ; la
communauté internationale, paralysée par le veto russe, la
frilosité américaine et l'impuissance de l'ONU, ne bouge
toujours pas ! Le conflit syrien est la plus grande tragédie
humaine du début du XXIe siècle. Tordre le cou à cette idée
selon laquelle la solution se trouverait dans le maintien de
Bachar El-Assad, ce n'est pas seulement une obligation
éthique, c'est dénoncer une contradiction, une imposture,
une machine à générer des crimes de guerre sans cesse
plus nombreux et plus atroces.
Vladimir Poutine a beau jeu de répéter comme une
antienne : « Quelle alternative à Bachar ? » C'est oublier
que des tentatives ont eu lieu au cours de ces années pour
envisager une personnalité qui pourrait remplacer Bachar.
Des listes ont été établies, soulevant au moins deux
problèmes majeurs : si ces tentatives sont précisément
connues, les familles ou les intéressés eux-mêmes sont
menacés jusque dans leur vie ; de plus, les personnes
susceptibles de remplacer Bachar ne peuvent, compte tenu
de la situation syrienne, être que des personnages
relativement familiers du régime. Les Russes ont établi des
listes. Les « Amis de la Syrie » et les Américains également.
Nous aussi. Notre effort a été de chercher, tout en restant
réalistes, à bâtir une alternative, c'est-à-dire une Syrie
démocratique, qui conserve son intégrité territoriale, qui
accepte et protège les différentes religions, une Syrie hors
de laquelle Bachar lui-même serait exfiltré à un moment du
processus – le plus tôt serait le mieux –, mais où l'armature
de l'État serait maintenue afin qu'elle ne connaisse pas le
même effondrement que l'Irak après l'intervention
américaine.
C'est aussi la réponse que nous avons apportée aux
Russes. Chaque fois que nous avons abordé le sujet avec
eux, leur réponse, en tout cas pendant longtemps, a été la
même : « Bachar n'est pas l'idéal. Nous ne sommes
d'ailleurs pas mariés avec lui. Mais s'il s'en va, les
terroristes prendront le pouvoir, et ce sera le chaos »... À
quoi nous répondons : « Mais le chaos, c'est ce que la Syrie
vit aujourd'hui, et chaque nouvelle violence nous y enfonce
davantage, il faut chercher une autre voie ! » Ce chaos
total, nous avons cherché à l'éviter par une alliance entre
des éléments du régime et des éléments de l'opposition
démocratique. L'opposition modérée comporte des
responsables et des partisans courageux, quoique trop
divisés. Nous les avons toujours soutenus. Nous les avons
reconnus comme représentants légitimes du peuple syrien
et aidés aux Nations unies. Nous avons accueilli leur
premier ambassadeur. Nous avons organisé avec eux et
pour eux de multiples conférences, rencontré leurs
dirigeants au plus haut niveau. Nous leur avons fourni
certains moyens matériels et militaires. C'est cette alliance
entre éléments du régime et opposition démocratique que
nous avons entendu soutenir par diverses initiatives
internationales. Mais il faut constater que la négociation
internationale qui s'est engagée depuis le 31 août 2013,
dans un contexte où l'occasion de modifier le rapport de
force avait été gâchée, a largement constitué pour la
Russie et l'Iran un faux-semblant leur permettant surtout
de gagner le temps nécessaire à la consolidation d'Assad.
Plus le conflit dure et se durcit, plus il s'internationalise,
plus les groupes se radicalisent, et plus la solution, qui fait
intervenir ensemble des éléments du régime et de
l'opposition modérée, se révèle à la fois indispensable et
terriblement difficile.

Obama et Poutine
Dans l'analyse de la tragédie syrienne, devenue
directement ou par procuration un conflit international,
une responsabilité particulière revient aux Présidents
Obama et Poutine. Attention ! Il ne s'agit évidemment ni de
les placer l'un et l'autre sur le même plan, ni de tout
confondre et d'oublier que la cause principale du drame
relève d'abord du régime syrien et des groupes terroristes.
Mais de même que pèse très lourd sur ce conflit l'Iran, dont
les combattants et les « conseillers » sont massivement
engagés en Syrie, de même le poids des décisions de la
superpuissance américaine et de la puissance russe a été et
est considérable.
La même observation vaut d'ailleurs pour l'ensemble des
problèmes du Moyen-Orient. Ceux-ci sont l'addition à la fois
de difficultés internes aux États (autoritarisme, inégalités,
affrontements sectaires...), de conflits profonds entre
certains d'entre eux (Arabie Saoudite-Iran...) et de choix
internationaux (retrait américain, pression russe et
iranienne, divisions arabes, faiblesse européenne).
Plusieurs évolutions de fond les aggravent. L'accroissement
démographique des États de la région est spectaculaire
(notamment pour l'Égypte qui comptera 150 millions
d'habitants en 2050). Les conséquences de la démographie
sont très fortes sur la nécessité, pour éviter une poudrière
sociale, de trouver de nouveaux emplois aux jeunes et dans
de nouveaux secteurs. La baisse des prix du pétrole, qui
constitue la ressource principale de plusieurs de ces pays,
augmente leurs difficultés. Le réchauffement climatique
exerce lui-même une influence, à travers ses conséquences
sur l'approvisionnement en nourriture, en eau et sur les
mouvements migratoires. Tous ces facteurs sont,
également, déterminants.
Barack Obama
La responsabilité de Barack Obama dans l'évolution du
drame syrien ne doit pas être sous-estimée. Je dis « Barack
Obama », car il s'agit de choix personnels de sa part, dont
certains n'étaient pas partagés par ses secrétaires d'État
successifs. Hillary Clinton, tout en se montrant loyale, a
souligné elle-même qu'elle aurait souhaité une politique
plus ferme au Moyen-Orient. John Kerry, lors de plusieurs
discussions sur la volte-face d'août 2013, m'a indiqué qu'il
avait été surpris par cette décision présidentielle, contraire
à ses recommandations.
Pourquoi ces choix du Président américain dans le drame
syrien ? Dans l'analyse que Barack Obama dresse des
évolutions planétaires, ce n'est ni au Moyen-Orient ni en
Europe que se joue l'avenir du monde : c'est dans la vaste
zone reliant les États-Unis et l'Asie. On sait qu'il a fait le
choix en politique extérieure du fameux « pivot asiatique ».
D'une façon générale, il professe un grand scepticisme
concernant l'efficacité du recours à la force dans les
relations internationales et la possibilité même de régler
les conflits au Moyen-Orient. Les interventions américaines
passées en Irak et en Afghanistan du temps de son
prédécesseur ont renforcé ce scepticisme. Il faut aussi
garder à l'esprit que, parmi les causes de son élection,
figure en bonne place la volonté d'une majorité
d'Américains – atteints après la période Bush d'une
lassitude face aux guerres (war fatigue) – de ne plus
envoyer de « boys » combattre au sol à l'étranger. Certes,
dans plusieurs cas Obama a dû faire « la part du feu », mais
son intuition, sa réflexion, sa conviction le portent à éviter
au maximum l'engagement à l'étranger de forces armées
américaines.
C'est particulièrement le cas au Moyen-Orient, malgré
l'engagement inévitable mais limité de la « coalition » en
Irak et en Syrie, destiné surtout à lutter contre le
terrorisme. Dans cette région, Obama considère en réalité
que seuls deux aspects concernent les intérêts américains
essentiels, dont aucun ne serait directement en jeu dans
l'imbroglio syrien : l'existence et la sécurité d'Israël, les
relations avec l'Iran. Le second aspect explique la pression
américaine dans la négociation sur le nucléaire iranien. Le
premier – Israël et le conflit israélo-palestinien – est un
domaine où, malgré des efforts initiaux, la présidence
Obama n'aura pas permis de réaliser de progrès sur le
fond, tout en manifestant des réticences à l'égard des
autres initiatives, y compris françaises. S'agissant des pays
du Golfe, gravement impactés par les conflits syrien et
irakien, Obama estime que leur importance pour les États-
Unis s'est réduite depuis que l'Amérique est devenue
autosuffisante en pétrole, compte tenu en particulier du
gaz de schiste. Tout en tenant un discours souple et en
adaptant ses choix tactiques à la situation du moment, le
Président américain, au-delà de la coalition et de sa lutte
contre les terroristes de l'État islamique, n'apparaît donc
pas foncièrement mobilisé par le sort de la Syrie. Son
ultime discours à la tribune de l'Assemblée générale des
Nations unies en est une illustration saisissante. En tout
état de cause, il accorde une priorité nettement supérieure
à l'Irak par rapport à la Syrie, en général et dans la lutte
contre Daech, qu'il ne considère pas comme une menace
existentielle pour les États-Unis.
C'est probablement ce qui explique la volte-face d'août
2013. Obama avait prononcé une phrase claire sur la
« ligne rouge » en cas d'utilisation des armes chimiques.
Bachar emploie ces armes qui font plus de mille morts.
Obama est lié par son engagement. Mais au dernier
moment, l'instinct de non-intervention prévaut. Les
diverses phases de l'attitude américaine en Syrie, le
sentiment de demi-mesures, parfois de contradictions,
s'éclairent à la lumière de ce désintérêt relatif. C'est ce qui
justifie aussi l'utilisation de forces spéciales dont les
Américains peuvent faire rapidement varier le nombre en
fonction des exigences du terrain, de la pression des alliés
et des mouvements de l'opinion publique. Mais c'est aussi
ce qui peut conduire à des contradictions graves : comment
prétendre soutenir l'opposition syrienne modérée tout en
refusant de l'aider massivement, au point que les groupes
extrémistes se renforcent, « autoréalisant » les craintes
américaines et justifiant alors les actions menées par
Bachar El-Assad, alors même que la position officielle
américaine est d'obtenir son départ ?
Dans ce cadre, le rôle du secrétaire d'État américain est à
la fois décisif et limité. John Kerry comme Hillary Clinton
croient, eux, à l'importance du Moyen-Orient qu'ils
connaissent bien. Hillary Clinton sait à la fois négocier, être
ferme, et – j'en ai eu plusieurs preuves concrètes – elle
respecte sa parole et ses amitiés. Kerry, lui, souhaite la
négociation, aime la négociation, pense que beaucoup,
sinon tout, peut se résoudre dans et par la négociation. Au
point parfois de proposer des concessions excessives ou de
croire que l'autre partie a accepté de faire des concessions,
en réalité illusoires. Combien de fois l'ai-je entendu me
dire, nous dire : « Je suis en train de préparer, ou d'obtenir,
ce que vous souhaitez. Patientez. Vous verrez le résultat
dans deux semaines. » Mais la réalité ne se conforme pas
toujours aux désirs, même les plus légitimes. J'ajoute une
autre différence : Obama refuse de créer au profit des
États-Unis et de la coalition un rapport de forces favorables
sur le terrain, alors que, soulignent avec raison Kerry et
nous-mêmes, c'est une précondition indispensable à des
négociations bien engagées. Si John Kerry a aidé Barack
Obama par son énergie négociatrice, le Président en
revanche l'a probablement desservi faute d'afficher une
vraie fermeté au cas où la négociation échouerait. Bref, le
secrétariat d'État n'est pas la Maison Blanche, mais c'est la
Maison Blanche qui, finalement, décide.
Les rapports entre Américains et Russes dans cette partie
du monde doivent être lus aussi sous cet éclairage. Tout
oppose a priori les Présidents Obama et Poutine. Ni les
mêmes profils, ni les mêmes convictions, ni les mêmes
intérêts. Entre les deux, la méfiance est une donnée de
base. Mais ce sont tous deux des réalistes. Ils voient bien,
au moins sur certains terrains, l'intérêt que chacun peut
retirer d'un dialogue, fût-il conflictuel, avec l'autre. Dans le
drame syrien, au départ rien n'est plus contradictoire que
leurs positions respectives. Pour l'un, Bachar doit partir.
Pour l'autre, Bachar doit rester. À mesure que le chaos
s'approfondit, que le conflit s'enkyste et s'internationalise,
chacun comprend l'intérêt qu'il peut avoir à traiter avec
l'autre, prioritairement avec l'autre. Côté américain, une
négociation privilégiée avec la Russie permet d'espérer
pouvoir faire pression sur Bachar, l'allié des Russes, et
justifier certaines concessions aux thèses de Bachar auprès
de l'opposition modérée syrienne et des voisins arabo-turcs
sans pour autant engager de « boys » supplémentaires. Du
côté russe, outre le prestige de ce face-à-face privilégié, on
peut espérer profiter de l'irrésolution américaine et de la
fin prochaine de la présidence Obama pour renforcer les
positions russes au Moyen-Orient et consolider Bachar El-
Assad sous le couvert d'une négociation – ou d'un
affrontement. Le problème est double : d'une part, dans ce
jeu complexe dont Américains et Russes souhaitent écarter
les autres, la balance finit par pencher en faveur de la
détermination russe, et le résultat ne correspond
manifestement pas à l'intérêt fondamental de la Syrie et
des Syriens ; d'autre part, ce vrai-faux duo et ses
conséquences finissent par se voir. L'Amérique est conduite
à élever le ton. Les Russes aussi. Le duo conflictuel d'hier
se distend. Mais « l'abattoir » syrien continue !
Très significatif à cet égard est l'engagement massif et
sans préavis de la Russie sur le théâtre syrien à partir du
30 septembre 2015. Les Russes exigent, via les attachés de
défense à Bagdad, que les Américains dégagent
complètement l'espace aérien syrien. Un refus américain
est opposé sur ce dernier point, mais un accord intervient
rapidement sur un « mécanisme de déconfliction » pour
éviter les incidents. Washington se garde de consulter ses
partenaires de la coalition sur des dispositions qui
s'imposeront à eux. Il en résulte dans les faits – on le voit
depuis et d'une manière tragique à Alep – une domination
complète de l'espace aérien syrien par les avions russes et
par ceux de Bachar.
Cette domination de la Russie a coupé court à toutes les
options de « No Fly Zone » (zone de non survol) ou de « Safe
Zones » (zones de sécurité) sur lesquelles nous travaillions
pour recréer un rapport de force plus favorable tout en
protégeant les populations. C'est dans ce contexte que se
sont ouvertes les négociations sous l'égide du GISS à
Vienne à l'automne 2015. Kerry souhaitait voir dans
l'accroissement de l'engagement russe une opportunité
paradoxale, escomptant que cet engagement serait si
coûteux en vies humaines et en matériel pour Moscou que
Poutine ne tarderait pas à souhaiter s'en dégager.
Illusions ! Loin de redouter un « bourbier », les autorités
russes vont jusqu'à marquer cyniquement leur satisfaction
à l'égard d'un théâtre d'opérations qui leur permet de
tester leurs plus récents équipements. De cette domination
sur le terrain a résulté une logique de négociations dans
laquelle les États-Unis s'engageaient à toujours plus de
coopération opérationnelle avec la Russie sans jamais
obtenir en contrepartie une réduction de la violence. Le
sort tragique d'Alep n'est pas sans liens avec cette «
stratégie ».
Vladimir Poutine
La Syrie signe de la façon la plus spectaculaire le grand
retour de la Russie sur la scène politique mondiale. Il faut
interpréter l'attitude russe envers ce pays dans ce
contexte. Au départ, il s'agit seulement de conserver la
base militaire de Tartous sur la côte ouest de la Syrie et de
conforter l'allié Bachar, en refusant toute ingérence
extérieure, sauf de la part de... l'Iran. L'expérience de la
Libye, de la chute de Kadhafi et du chaos subséquent sert
aux Russes d'argument et de contre-exemple. Cette
« diplomatie négative », qui s'illustre notamment par le
blocage du Conseil de sécurité, place peu à peu la Russie
au centre d'un jeu moyen-oriental que les États-Unis
veulent tenir à distance, et elle en fait l'allié objectif de
l'Iran. Ensuite, la situation devenant plus complexe et plus
facilement assimilable au narratif russe qui prétend ne voir
dans le conflit syrien que la lutte d'un État souverain contre
des groupes terroristes, elle permet à Poutine de s'engager
davantage, de mobiliser des moyens militaires et financiers
plus importants. L'enjeu devient alors pour lui beaucoup
plus vaste : la Russie veut apparaître comme « la »
puissance qui peut faire ou défaire la paix, l'égale des
États-Unis.
À ceci près que Poutine, lui, n'a pas à tenir compte des
exigences de la démocratie. Il n'hésite pas à engager ses
soldats pour être fidèle à son allié. Cela le renforce sur la
scène internationale, y compris dans le monde arabe où la
Russie avait perdu beaucoup de crédit, cependant que la
lutte contre le terrorisme en même temps que la faible
détermination américaine lui permettent d'affirmer son
poids. Tout cela ne peut masquer d'énormes contradictions.
D'un côté, la Russie organise le blocage au Conseil de
sécurité de toutes les résolutions tendant à faire la lumière
sur les faits et les responsabilités du régime de Bachar El-
Assad ou à faire cesser les combats. De l'autre, cette même
Russie multiplie les pseudo-appels à la trêve, à la
discussion, à une solution politique, qui sont en général des
faux-semblants. Et ce, alors même que l'aviation russe
organise des raids meurtriers contre non seulement Daech,
mais surtout contre l'opposition modérée,
systématiquement qualifiée de « terroriste ». C'est sur elle,
plus que sur Daech et Al-Qaïda, que les Russes ont
concentré leurs frappes. Les renseignements dont nous
disposons l'attestent. Poutine avait promis le contraire au
Président français lors d'un dîner, le 26 novembre 2015 à
Moscou, à la suite des attentats du Bataclan. Cette
promesse-là non plus n'a pas été honorée. Il faut avoir un
masque sur les yeux pour ne pas voir ces contradictions et
ces manquements graves.
De ces contradictions, il est difficile de ne pas conclure
que Poutine s'est servi des divers processus de
négociations comme d'un paravent confortable pour
poursuivre ce qu'il estime être les intérêts plus larges de la
Russie. Du côté américain, dupe ou non de cette
manœuvre, on y a trouvé aussi une façon commode
d'écarter toute perspective d'intervention. La tragédie
d'Alep illustre la volonté russe de pousser à fond son
avantage avant la fin du mandat du Président Obama, pour
limiter le plus possible les marges de manœuvre d'un(e)
futur(e) président(e) des États-Unis qui serait tenté(e) par
une politique plus offensive.
J'évoquais plus haut le G20 de Saint-Pétersbourg. Avec
Sergueï Lavrov, ministre expérimenté, voilà déjà de longues
minutes que nous discutons des armes chimiques dont la
Russie nie toujours, à cette époque, que Bachar en ait fait
usage. Toutes les ressources de la dialectique ont été
utilisées de part et d'autre. Soudain Lavrov fait un geste
avec sa main, comme pour arrêter notre échange, mais
sans aucune agressivité. Avec le sourire, il regarde mes
collaborateurs puis moi-même, les yeux dans les yeux : « Tu
as développé tes arguments. J'ai développé les miens. Nous
pourrions continuer. Mais vois-tu, Laurent, ce jus de fruit
qui est devant toi sur la table, tu le vois orange [il l'était en
effet] ; eh bien moi, je le vois bleu. Tu pourras me donner
tous les arguments du monde, je continuerai à soutenir
qu'il est bleu. » Quand on négocie avec les représentants de
ce grand et beau pays qu'est la Russie, mieux vaut
posséder une détermination sans faille et ne faire preuve
d'aucune naïveté.

Scénarios pour le futur


Lorsqu'on analyse l'extraordinaire complexité de la
situation syrienne et, pour l'appeler par son nom, l'échec
des tentatives menées jusqu'ici afin de trouver une solution
politique, toute description des scénarios du futur apparaît
comme audacieuse.
De tous les conflits actuels non résolus, celui-ci est en
effet le plus lourd en pertes humaines, mais sans doute
aussi le plus difficile à stopper tant s'y entremêlent des
positions, des intérêts, des passions contradictoires. Le
conflit intérieur syrien est en lui-même très profond et il ne
peut désormais être séparé du conflit international avec
lequel il se superpose et s'entremêle. L'Iran, la Russie et
dans une bien moindre mesure la Chine, sont au soutien du
régime, même si leurs intérêts respectifs à moyen terme
peuvent diverger. Les États-Unis et la « coalition » agissent
contre Daech et contre les autres groupes terroristes, ils
recherchent en Syrie une solution politique qui passe par
un changement politique, mais leur détermination est
inégale. Les pays arabes, eux aussi, sont inégalement
engagés. Quant à la Turquie, par sa position géographique
notamment, elle est une clé du conflit, mais elle peine à
concilier ses choix contre Bachar, contre le terrorisme, et
contre des Kurdes objectivement bien utiles dans la lutte
contre ce dernier adversaire.
Et la France ? Il est important que nous défendions dans
ce conflit plusieurs aspects essentiels :
– l'urgence des solutions humanitaires et l'espoir qu'un
jour la justice internationale jugera les coupables. Pendant
les combats, pendant les trêves avortées, pendant les
ébauches de discussion, la seule dramatique constante,
c'est que les morts, les tortures, les famines, les exactions
de toutes sortes continuent. La France, comme elle le fait,
doit dénoncer, elle doit crier au scandale pour cette Syrie
qu'on assassine et rappeler l'urgence absolue des actions
humanitaires ;
– la nécessité de trouver une solution politique. Celle-ci ne
peut pas se limiter au duo conflictuel russo-américain. Les
réunions du Groupe international de soutien à Vienne
doivent reprendre et l'Envoyé spécial des Nations unies
jouer tout son rôle. Seule une approche réellement unie des
« Amis de la Syrie » dans la négociation permettra de faire
contrepoids à la mainmise russe et iranienne sur le terrain ;
– notre soutien à l'opposition modérée. Attaquée,
courageuse, elle reste indispensable dès lors que nous
gardons l'espoir d'un gouvernement d'union dont elle devra
faire partie ;
– une relation de confiance avec la Turquie. Celle-ci
suppose de faire clairement la différence entre notre
soutien aux Kurdes qui se battent courageusement contre
Daech et un appui aux projets politiques de partis liés au
PKK ;
– une clarification du rôle des forces arabes. Ce sont elles
qui, avec notre soutien, peuvent fournir l'essentiel des
troupes au sol dont nous avons besoin pour gagner le
combat contre Daech et contre les groupes terroristes ;
– un discours fort vis-à-vis de nos alliés sur le fait que la
crise syrienne est aussi une crise européenne qui touche
lourdement les équilibres politiques de notre continent, du
fait de la menace sécuritaire comme des flux de réfugiés, et
qu'elle doit être traitée en conséquence.
Oui, dans cette complexité inouïe, bien présomptueux
celui qui prétendrait connaître avec certitude l'avenir de la
Syrie. L'attitude de la future administration américaine
sera un facteur décisif. Il me semble qu'on peut, au stade
actuel, avoir à l'esprit au moins trois scénarios.
Le premier est la poursuite et même l'approfondissement
de la tragédie syrienne. C'est le scénario du pire. Il n'est
malheureusement pas impossible qu'il se déroule sous nos
yeux à Alep. Si l'Iran et la Russie continuent de soutenir
massivement Bachar pour éradiquer les poches de
rébellion, cependant que les États-Unis et la coalition
maintiennent un appui non décisif aux forces antirégime
sans que des négociations politiques puissent déboucher,
c'est ce scénario du pire qui prévaudra. Il emportera un
fort risque de fragmentation de la Syrie : une Syrie « utile »
sous le contrôle d'Assad et d'un protectorat russo-iranien,
un réduit kurde et une zone sunnite en proie à la poursuite
des combats et aux groupes terroristes. Dans cette
hypothèse, on peut espérer que Daech continuera d'être
combattu et se retrouvera affaibli, puis battu, mais d'autres
mouvements terroristes pourraient prospérer, faute que
soit trouvée une solution politique permettant de
réconcilier les Syriens et de rebâtir une Syrie sans Bachar.
Faute également qu'une base politique solide permette une
coopération internationale constructive. Les velléités
kurdes d'indépendance ne manqueront pas de susciter de
vives tensions avec la Turquie. Les conséquences
continueront d'être très lourdes sur les mouvements
migratoires, non seulement dans la région – Liban,
Jordanie, Turquie –, mais aussi en direction de l'Europe. La
menace sécuritaire persistera à un niveau très élevé.
Raison de plus pour que l'Union européenne se mobilise
afin d'éviter ce scénario noir.
À l'autre extrême, on peut imaginer et on doit agir pour
favoriser « le scénario de la raison ». Les puissances
internationales finalement parviennent, malgré les
difficultés, à une trêve effective, puis à un arrêt durable des
combats. L'action humanitaire s'organise. L'aide arrive à
ses destinataires. Des négociations sérieuses sont menées à
Vienne, sous l'impulsion de l'Envoyé spécial du secrétaire
général de l'ONU, Staffan de Mistura, cependant que la
lutte est menée collectivement et efficacement contre
Daech. Une transition politique est organisée. Un
gouvernement nouveau est mis en place, qui mêle éléments
du régime et de l'opposition. Bachar, à un moment du
processus, quitte le pouvoir. Une Constitution nouvelle
assure à tous les Syriens leur juste place dans un pays
redevenu unitaire, avec une décentralisation beaucoup plus
poussée qu'aujourd'hui, voire une Fédération qui garantisse
le respect des droits de tous. C'est évidemment le scénario
souhaitable. Mais on voit combien il est extraordinairement
difficile à bâtir dans le contexte actuel, tant il implique de
rétablir un rapport de force qui permette des négociations
crédibles.
Le troisième scénario est une version dégradée du
précédent. Les intentions initiales sont les mêmes, pas les
résultats. De multiples obstacles surgissent dans
l'application du schéma de départ. Beaucoup de temps,
beaucoup de morts. On aboutit à une sorte de partition
négociée de la Syrie, opérée sur des bases géographiques,
confessionnelles et de zones d'influence. Certains évoquent
une solution à la libanaise : il faut rappeler qu'elle a été
apportée par l'accord dit de Taef, lequel n'a abouti qu'après
quinze années de guerre civile et un accord des puissances
régionales dont nous semblons plus éloignés que jamais.
Que restera-t-il entre-temps de la Syrie ?
La France croit au droit international. Nous n'intervenons
pas militairement sans qu'existe une base juridique à notre
intervention. Lorsque nous avons constaté que des
opérations contre la France étaient planifiées depuis la
Syrie elle-même, nous avons décidé, sur le fondement de la
légitime défense, de nous joindre là-bas à la coalition
comme nous le faisions déjà en Irak. Mais, je l'ai souligné,
notre démarche rencontre ses propres limites. Notamment
ses limites en termes d'armement et d'hommes. En matière
d'armement, notre décision a été de ne pas fournir des
types d'armements sol-air qui pourraient se retourner
contre nos nationaux. S'agissant des hommes, nous n'avons
pas voulu entrer dans une logique où nous devrions, au-
delà de forces spéciales, envoyer des troupes françaises au
sol. Compte tenu de la nature du conflit, nous sommes
convaincus qu'il ne peut se résoudre seulement par des
interventions venues de l'extérieur. La France et ses alliés
peuvent aider, elles doivent aider, elles aident ; mais
reconnaissons que ce n'est pas seulement de nous que
viendra la véritable solution sur le terrain.
Le monde entier regarde avec horreur et effroi les
massacres perpétrés chaque jour par le régime d'Assad et
par ses soutiens. Sur les réseaux sociaux, une toute jeune
fille de sept ans raconte la vie quotidienne à Alep. Elle finit
chaque jour sa conversation par : « À demain, si nous
sommes toujours en vie. » C'est d'abord et aussi pour cette
enfant que nous ne devons pas renoncer.

1. « Nous avons été très clairs avec le régime d'Assad, mais aussi avec les
autres acteurs sur le terrain, sur le fait qu'une ligne rouge pour nous serait de
voir un arsenal d'armes chimiques circuler ou être utilisé. »
4
Questions européennes

Le ciel est bleu d'azur en ce 9 février 2016 lorsque nous


atterrissons à Rome venant de Paris. La réunion organisée
par mon collègue Paolo Gentiloni doit débuter à 19 h 30. Il
s'agit d'un dîner – et nous sommes en retard. Notre cortège
file, sirènes hurlantes, à travers les encombrements
romains, juste le temps d'apercevoir quelques ruines, de
contourner le monument de Victor-Emmanuel, puis de
grimper la colline qui mène à la Villa Madama, un des lieux
traditionnels pour accueillir les hôtes étrangers de l'Italie.
Gentiloni a organisé ce dîner à six pour préparer les
cérémonies commémoratives en 2017 de la signature du
Traité de Rome. Aucun de mes homologues n'était vraiment
enthousiaste. Ni mon ami allemand Frank-Walter
Steinmeier, ni Bert Koenders le chaleureux néerlandais, ni
Jean Asselborn inamovible et sympathique ministre
luxembourgeois, toujours disponible pour une rencontre.
Mais notre hôte italien a insisté, notre collègue belge
Didier Reynders aussi, de sorte que nous avons tous fini
par accepter malgré la charge de nos emplois du temps.
Difficile, en ces temps de reflux européen, de ne pas
protéger la petite flamme de l'idéal, fût-ce pour préparer
une commémoration. Mon prochain départ du Quai d'Orsay,
que j'ai annoncé en confidence à mes cinq homologues,
donne aussi à ce dîner du noyau historique européen le
caractère spécial d'un adieu.
Du Traité de Rome et des cérémonies envisagées en 2017,
il ne sera d'ailleurs pas question. Notre dîner – nous
sommes les représentants des six États fondateurs autour
de la table – est consacré à discuter à bâtons rompus de
l'Europe. Occasion rare parce que informelle : c'est ce qui
en fait le prix.
Premier sujet abordé, le référendum britannique qui, à
cette date, n'a pas encore eu lieu. Tous, nous condamnons
la perspective du Brexit ainsi que David Cameron qui, pour
des raisons médiocrement politiciennes, a pris ce risque.
Mais, là où mes cinq collègues sauf Asselborn, ne croient
pas à la victoire du leave, je développe le pronostic inverse.
Mon argument principal : on ne martèle pas pendant
quarante ans à un peuple le slogan selon lequel l'Europe
est une catastrophe contre laquelle il faut se battre, sans
que celui-ci finisse par le croire et rechigne à voter pour.
Certes les sondages ceci, la City cela, et l'intérêt bien
compris de la Grande-Bretagne comme de l'Europe, etc.,
mais je persiste à penser – et je le dis à mes collègues – que
le remain est mal parti.
Du Brexit, nous passons à ce qui plus généralement ne va
pas en Europe. Nous sommes tous des soutiens sincères de
l'idée européenne. Face aux grands défis et aux grands
États du monde, la nécessité d'une Europe forte et unie est
d'autant plus évidente pour nous que nous sommes
ministres des Affaires étrangères, en contact physique
permanent avec tous les pays de la planète, mesurant
parfaitement à quel point la division fait notre faiblesse et
l'union notre force. Sauf Reynders, chacun de nous est
personnellement de centre-gauche, mais nous siégeons au
sein de gouvernements d'orientations diverses et sommes
issus de pays différents par leur taille, leur histoire, leurs
structures. Or, malgré cette hétérogénéité, la liste de nos
griefs envers l'Union européenne, dont nous ne nous
exonérons d'ailleurs pas nous-mêmes, est
remarquablement convergente. En tête de liste, la lourdeur
des procédures de décision et l'absence fréquente de mise
en œuvre rapide. Immédiatement après, le fonctionnement
du Conseil des ministres de l'Union européenne : chacun y
va de son anecdote sur une session ministérielle
insupportablement longue et qui n'a débouché sur rien ; sur
un problème, pourtant important, que nous n'avons pas su
débrouiller.
La conversation se déplace vers les sentiments de la
population et ses déceptions. Tout y passe. Mes collègues
connaissent parfaitement la France et ils l'aiment. Ils
évoquent la courte victoire en 1992 du oui au référendum
français sur le Traité de Maastricht, dont chacun s'était
juré de tirer les conséquences et dont on n'a tenu aucun
compte. Puis le « non » au référendum de 2005 sur le Traité
constitutionnel européen, balayé ensuite d'un revers de
main parlementaire. Ce « non » qui, soulignent mes
homologues, se répéterait si d'autres États étaient
consultés aujourd'hui, y compris ceux qui sont réputés les
plus europhiles.
Thème suivant : l'Union européenne s'embarrasse de
détails mais oublie souvent l'essentiel, elle n'offre pas un
visage économique assez dynamique, elle tolère plusieurs
dizaines de millions de chômeurs, elle ne parvient pas à
traiter la question des migrants. Bref, l'idée européenne,
oui ; certaines pratiques européennes, non.
Le dernier thème, celui des migrants, nous retient un long
moment. Gentiloni dit son inquiétude et reconnaît, à mots
peu couverts, que son pays ne pourrait pas faire face si un
mouvement migratoire massif devait se poursuivre : ne
serait-il pas tenté alors de répercuter les charges de
l'accueil sur d'autres ? Steinmeier est embarrassé : membre
d'un gouvernement de coalition, il ne veut pas critiquer
ouvertement la position « généreuse » de la Chancelière,
mais il entend et comprend les réactions négatives de la
population allemande, y compris celles de l'électorat social-
démocrate. Nous sommes tous les six d'accord pour
souligner qu'il faut distinguer réfugiés politiques et
migrants économiques, s'attaquer vraiment aux causes,
c'est-à-dire la pauvreté et les conflits, en étant davantage
solidaires notamment de l'Afrique. Cette solidarité doit
exister aussi au sein de l'Union. Le terrorisme, enfin, est
abordé, mais ce soir-là c'est une préoccupation surtout
française et belge.
Notre échange ne comporte ni ordre du jour ni président
de séance. Chacun prend la parole, dit ce qu'il a à dire,
répond aux autres, dans une conversation spontanée,
amicale, décousue et finalement cohérente, où les positions
sont diverses mais le socle commun solide. C'est cela aussi
qui nous frappe tous les six, et n'a pas cessé de me faire
réfléchir. Car ce soir-là, à Rome, nous constituons un
groupe. Un vrai groupe. Au sein duquel nous n'éprouvons
aucune difficulté à dialoguer. Ni probablement à nous
mettre d'accord. Très loin des réunions formelles de
Bruxelles, au cours desquelles les digressions sont infinies,
les prises de parole innombrables, et les synthèses,
lorsqu'elles existent, chèvre-chou. Il se manifeste entre
nous – ce serait probablement vrai aussi avec l'Espagne, le
Portugal et quelques autres – un sentiment d'appartenance,
de facilité, qui fait toute la différence.
Il est temps de terminer notre dîner car chacun doit
rentrer dans son pays. Mes « camarades » me disent leur
tristesse de me voir partir. Cela me touche. Ce soir-là est
réuni à Rome le cœur du premier de ces « trois cercles »
qu'avec beaucoup d'autres, notamment François
Mitterrand, j'ai depuis longtemps préconisés pour l'Europe.
En reprenant l'avion pour Paris, j'ai conscience que
l'Europe, dont nous devions « renégocier » des aspects
essentiels, est bien malade, qu'elle doit changer et qu'elle
sera celle des trois cercles ou ne sera pas.

« Renégocier »
Au cours de sa campagne présidentielle, François
Hollande avait à plusieurs reprises employé le terme
« renégocier » pour qualifier ce qu'il entendait faire s'il
était élu, afin de sortir de l'austérité et de soutenir la
croissance au plan européen.
Le 22 janvier 2012, dans son discours du Bourget, il est
explicite quant à la nécessité de « renégocier » : « Je
renégocierai le traité européen issu de l'accord du 9
décembre [2011] pour lui apporter la dimension qui lui
manque, c'est-à-dire la coordination des politiques
économiques, des projets industriels, la relance des grands
travaux dans le domaine de l'énergie et puis les
instruments pour dominer la spéculation, un fonds
européen qui puisse avoir les moyens d'agir sur les
marchés avec l'intervention de la BCE qui devrait être
finalement au service de la lutte contre la spéculation. »
Même langage le 5 mars, à Nancy : « J'ai demandé que le
traité qui vient d'être signé [le 2 mars 2012 par Nicolas
Sarkozy] soit renégocié pour être complété, pour être
modifié, pour être amélioré. » À nouveau, le 19 avril 2012 à
Cenon, dans le Sud-Ouest : « Je ne veux pas d'une Europe
qui ne serait que de l'austérité imposée aux peuples. Je ne
veux pas d'une Europe qui mette à genoux certains États.
Je veux une Europe de la solidarité, de la croissance. C'est
la raison pour laquelle je renégocierai le traité budgétaire
européen. » Enfin, le 1er mai 2012 à Nevers, entre les deux
tours : « Oui, nous aurons donc à renégocier le traité
budgétaire. »
Le 6 mai, François Hollande est élu président de la
République. Le 7, la Chancelière allemande Merkel
annonce refuser par principe de renégocier le traité. En
mai et juin, nous tenons de nombreuses réunions, d'abord
avec l'Allemagne puis avec nos principaux partenaires. Le
27 juin, la Chancelière est reçue par le Président français
qui annonce avoir mené des négociations ayant abouti à
ajouter au TSCG (Traité pour la stabilité, la coordination et
la gouvernance de l'Union économique et monétaire) un
volet relatif à la croissance. Le 29 juin, le Conseil européen,
réuni à Bruxelles, proclame l'adoption d'un « Pacte pour la
croissance et l'emploi venant compléter le TSCG ». Le 9
août, le Conseil constitutionnel, saisi sur la base de l'article
54 de la Constitution par le président de la République,
estime qu'il n'est pas besoin de procéder à une révision de
la Constitution pour ratifier le traité, ce qui sera fait en
octobre suivant.
D'un point de vue juridique, comme le Premier ministre
Jean-Marc Ayrault l'a reconnu avec honnêteté en
septembre 2012, le traité n'a pas été formellement
« renégocié » : il a été complété, rééquilibré, amélioré,
enrichi, corrigé, modifié, le vocabulaire français est vaste.
Pour autant, le président de la République a estimé que son
engagement de campagne avait été respecté, dès lors qu'il
avait obtenu que soit ajouté au traité un « pacte de
croissance » qui devait compenser ses effets récessifs.
Que prévoyait le fameux traité budgétaire, le TSCG, signé
en mars 2012 ? Il instaure notamment des « règles d'or
budgétaires » concernant l'équilibre des comptes publics et
des sanctions plus systématiques contre les États
dépassant le chiffre de 3 % du PIB pour leur déficit public
annuel. Il organise la tenue chaque année d'au moins deux
sommets des dirigeants de l'Union européenne. Il doit être
ratifié au minimum par 12 États signataires. Si un pays
appartenant à la zone euro ne le fait pas, il ne peut pas
recevoir d'aides financières à travers le Mécanisme
européen de stabilité (MES).
Le Pacte pour la croissance et l'emploi, adopté au sommet
européen des 28 et 29 juin, représente, lui, un engagement
de consacrer à la croissance 120 milliards d'euros, soit 1 %
du PIB européen, par des mesures à effet rapide. Il
combine une réorientation des fonds structurels régionaux
et une augmentation des prêts de la Banque européenne
d'investissement (BEI). Le projet de taxe sur les
transactions financières, qui jusqu'ici n'avait pas dépassé le
stade d'une proposition de la Commission, enregistre un
progrès. Les chefs d'État et de gouvernement donnent leur
accord à la Commission européenne pour que les États qui
le souhaitent lancent une « coopération renforcée » en vue
de l'institution d'ici la fin de l'année de cette taxe, délai qui
malheureusement ne sera pas respecté. Ces divers
éléments sont dans l'ensemble positifs, même si la notion
d'euro-obligations, permettant une mutualisation de la
dette des États, a été refusée par les Allemands.
À la suite de ces dispositions, le Président Hollande est
vivement attaqué en France, surtout par les extrêmes, pour
avoir trahi son engagement de campagne et ne pas avoir
vraiment renégocié. Là serait la faute initiale du
quinquennat, en quelque sorte son péché originel. La
réalité est que, si le traité budgétaire n'a pas pu être
juridiquement « renégocié », en revanche de nouveaux
outils ont été mis au service de la croissance européenne
grâce à la France. M'exprimant devant l'Assemblée
nationale début octobre au moment de la ratification du
traité par une écrasante majorité (477 voix contre 70), je
souligne que, si on n'avait pas accepté le traité, les
conséquences auraient été probablement catastrophiques.
Non seulement nous aurions subi une spéculation massive
contre la France mais, compte tenu des dispositions du
texte, elle aurait été assortie de la perte des moyens de
nous défendre.
Au total, si on accepte de ne pas céder à une querelle
sémantique, le dispositif finalement acté permet pour la
première fois un meilleur équilibre, quoique encore
insuffisant, entre le sérieux budgétaire prévu par le traité
et une série de dispositions favorables à la croissance
obtenues dans les discussions de juin. Le candidat Hollande
a peut-être eu tort d'employer à plusieurs reprises le terme
« renégocier », mais le Président Hollande a sans doute
obtenu le maximum de ce que, dans les circonstances
politiques et économiques de l'époque, la France pouvait
obtenir.

Progresser et protéger
Ce qui frappe lorsqu'on examine ce qui a été acquis au
cours de ces quatre ans au plan européen, souvent
d'ailleurs à l'initiative de la France, c'est le contraste
violent entre, d'un côté, les avancées obtenues dans des
domaines importants et, de l'autre, le sentiment largement
répandu d'une gestion européenne médiocre, voire
calamiteuse, alimentant une méfiance et même une
hostilité croissante des populations envers l'Europe.
La France a en effet incontestablement contribué à
réorienter la stratégie économique européenne en faveur
de la croissance. Nous avons défendu le principe de
politiques monétaire et budgétaire plus accommodantes
que les politiques d'austérité prônées jusqu'ici. Nous avons
replacé les enjeux d'investissement au cœur de l'agenda
européen. C'est, par exemple, le but de l'augmentation du
capital de la BEI, du mécanisme nouveau de soutien au
développement des infrastructures en Europe ou encore du
fameux plan Juncker, aujourd'hui étendu à l'action
extérieure de l'Union européenne, particulièrement en
Afrique. La France est, à ce jour, un des États dont les
projets ont le plus bénéficié du plan Juncker : plus de 30
projets français ont été retenus dans les domaines des
transports, de l'agriculture, du développement durable, de
l'innovation et de l'aide sociale.
Au cours de cette période nous avons également œuvré
pour donner davantage de stabilité à la zone euro et mieux
maîtriser le poids de la finance au niveau européen.
Plusieurs décisions ont été prises pour faire aboutir l'Union
bancaire, terme abstrait mais qui se traduit concrètement
par un système financier européen mieux contrôlé et par
des règles en matière de « résolution bancaire » qui
responsabilisent les acteurs et limitent l'exposition des
finances publiques. Des avancées ont aussi eu lieu pour
mettre fin au secret bancaire et lutter contre l'optimisation
fiscale.
Dans le même esprit, la France s'est mobilisée pour
consolider la zone euro. Nous avons approfondi l'Union
économique et monétaire, en progressant sur la voie d'un
gouvernement économique de la zone euro et en faisant de
la convergence entre pays l'un des sujets prioritaires. Nous
avons su préserver l'intégrité de cette zone en opérant, non
sans difficultés, le sauvetage de la Grèce. Dès juillet 2012,
plusieurs responsables des partis allemands de droite et du
centre demandaient une sortie de la Grèce de la zone euro ;
la France indiquait aussitôt qu'elle était attachée à
l'intégrité de cette zone et déterminée à la protéger. Les
débats décisifs ont lieu en 2015 lorsque plusieurs États
membres se disent partisans de cette sortie ou en tout cas
résignés à celle-ci. De multiples et difficiles négociations
ont lieu sur ce sujet, dans lesquelles la France,
singulièrement le chef de l'État, est à la manœuvre. À nos
yeux, une sortie de l'euro, dont il serait difficile de limiter
les conséquences en cascade, serait catastrophique pour la
Grèce (qui importe ses biens de première nécessité), mais
aussi pour la zone euro et pour toute l'Union européenne.
Nous déployons beaucoup d'efforts pour trouver une
solution garantissant que la Grèce accomplira les efforts de
réforme demandés mais qu'elle disposera des moyens
financiers suffisants. Sans notre action énergique, il est
reconnu que la Grèce serait probablement sortie de la zone
euro. Notre vigilance se prolonge ensuite, mais dans une
situation différente : le gouvernement grec a procédé à de
réels efforts, ce qui a créé un climat plus favorable à la
confiance.
La France a également, dans un tout autre domaine – la
sécurité –, présenté une stratégie d'ensemble pour faire
face à la menace terroriste : nous avons proposé
notamment un PNR (Passenger Name Record) européen,
des contrôles systématiques à l'entrée et à la sortie de
l'espace Schengen, une directive sur les armes. Dès 2014,
nous avons également proposé un plan complet pour faire
face à la crise migratoire : programme de relocalisation des
migrants, mise en place de hotspots, création de gardes-
frontières européens, etc. De même, nous n'avons cessé de
demander à l'Europe d'assumer ses responsabilités en
matière de défense. Mais sur tous ces sujets, nous avons dû
constater de la part de l'Union et de certains États
membres des hésitations, des lourdeurs, des retards.
L'exemple du PNR est révélateur. Ce fichier des données
personnelles des voyageurs aériens permet de tracer les
déplacements suspects, en particulier dans le cadre de la
lutte antiterroriste. Alors même que plusieurs attentats en
montraient l'évidente nécessité, il a fallu un temps et une
énergie considérables pour n'obtenir finalement l'adoption
du PNR qu'au premier semestre 2016. Le Premier ministre
Manuel Valls et le ministre de l'Intérieur Bernard
Cazeneuve ont dû, avec le Quai d'Orsay, batailler ferme afin
de surmonter les diverses résistances intraeuropéennes
pour faire finalement adopter un texte évoqué depuis
plusieurs années et dont l'urgence sautait pourtant aux
yeux.
Dans un autre registre important, nous avons montré au
cours de cette période notre détermination à protéger les
citoyens les plus vulnérables et notre modèle de société.
Nous avons « sauvé » des programmes et des fonds
européens menacés d'extinction (le Programme européen
pour les plus démunis, le Fonds d'ajustement à la
mondialisation). Nous avons agi en faveur de l'emploi des
jeunes (l'Initiative pour l'emploi des jeunes dépourvus de
tout a été dotée de 6 milliards euros ; le budget Erasmus
pour les échanges d'étudiants a augmenté de 40 %). De
même, nous avons pesé les premiers sur les négociations
du Traité transatlantique (TTIP) afin d'exiger davantage de
transparence, rappeler que tout éventuel accord devrait
être équilibré et mutuellement bénéfique, empêcher une
fuite en avant. Et nous avons fait de la lutte contre la
fraude au détachement des travailleurs une priorité
européenne.
Enfin, la France a eu constamment pour préoccupation de
préparer le mieux possible l'avenir. Nous nous sommes
engagés pour le climat et pour le futur de la planète, en
pilotant le succès de la COP21. Nous avons insisté sur les
enjeux de compétitivité et d'innovation (adoption du brevet
européen). Nous avons agi dans les domaines que nous
jugeons les plus porteurs de croissance (transition
énergétique et numérique). Nous avons préservé des
politiques communes majeures pour l'avenir de la France
(la politique agricole commune et ses 9 milliards euros par
an, la politique de cohésion avec ses 26 milliards euros de
fonds structurels sur la période 2014-2020).
Chacune de ces actions est significative. Des inflexions
ont été opérées au cours de ces quatre ans dans la conduite
des politiques de l'Union. La France en a souvent été à
l'origine. Et cependant, que constatons-nous ? La méfiance,
l'euroscepticisme, voire l'hostilité envers l'Union
européenne augmentent. Pourquoi ?

Les causes de l'euroscepticisme


Cette désaffection, cette déception, souvent même cette
hostilité envers l'Union européenne et envers sa gestion
peuvent être observées dans la plupart des États membres
avec des variations nationales. Elles s'expliquent à mon
avis par au moins cinq causes :
1/ La médiocre situation économico-sociale. Certes, les
performances sont différentes selon les États ; et
globalement l'Union européenne reste le premier acteur
économique mondial ; mais la croissance moyenne dans
l'Union est inférieure à celle d'autres grandes zones
économiques. L'instabilité monétaire (Grèce) ou même
d'appartenance (Grande-Bretagne) est périodiquement à
l'ordre du jour. Le sentiment général domine que ce n'est
pas en Europe que se joue l'avenir du monde mais ailleurs :
Asie-Pacifique, Amérique du Nord...
2/ La plupart des gouvernements nationaux éprouvent non
seulement des difficultés à communiquer sur les avancées
européennes mais ils imputent volontiers à l'Europe des
décisions et des situations dont ils sont eux-mêmes
responsables. L'Union peine à mettre en valeur ses propres
succès, tout en commettant certains faux pas.
3/ Le sentiment grandit que l'Europe pèse de plus en plus
dans la vie des citoyens et des entreprises, mais que ceux-
ci ont de moins en moins de prise sur les décisions
européennes qui les concernent. Le mode de désignation
des parlementaires européens et le fonctionnement du
Parlement européen y contribuent. Il en est de même pour
la Commission européenne et pour le Conseil des ministres.
Combien d'Européens seraient capables de citer le nom de
l'actuel président, au demeurant parfaitement honorable,
du Conseil européen ? L'enchevêtrement institutionnel
favorise cette impression de flou, de distance et même
d'impuissance.
4/ La stratégie de l'Union n'est pas perçue assez
clairement. Quelle proportion d'Européens sauraient
nommer les priorités de l'exécutif européen ? Extrêmement
peu ! Ce constat est aggravé par un autre : l'Union ne
donne pas le sentiment de prendre efficacement et
rapidement en charge des questions désormais majeures,
en particulier les mouvements migratoires et la sécurité.
Pour résumer une critique souvent entendue : les sujets
dont s'occupe l'Europe, elle s'en occupe mal ; ceux dont elle
devrait s'occuper, elle s'en occupe peu.
5/ La question du nombre des États membres et des
limites géographiques de l'Union apparaît, elle aussi,
obscure. Jusqu'ici, 28 États membres, bientôt 27 après le
Brexit. Dans l'avenir peut-être 30 ou 35 ? Quid des
Balkans ? Et où se place la Turquie ? Au moment où sont
exprimées avec une acuité nouvelle des interrogations sur
l'identité européenne, les frontières, les mouvements
migratoires, la sécurité, les réponses peuvent donner
l'impression d'un flou.
Conçue en 1957 comme une construction politique
originale visant à réaliser la paix surtout par l'économie,
l'Europe dispose d'un pouvoir normatif : c'est par le droit
(traité, directives ou règlements) que la Communauté, puis
l'Union européenne ont réalisé le marché intérieur.
Aujourd'hui, sous l'effet de crises (terrorisme, afflux massif
de réfugiés) qui tiennent pour beaucoup à des données
extérieures, l'Union n'est plus en état de répondre d'une
façon satisfaisante. Elle réussit plus ou moins rapidement à
produire une décision européenne, elle parvient avec
difficulté à adapter ses règles, mais elle n'est pas dotée des
instruments de mise en œuvre. Ceux-ci sont entre les mains
des États membres : forces de police, officiers de
protection, moyens matériels et humains. Dès lors, deux
chemins sont théoriquement possibles : soit doter l'Union
européenne de moyens d'action, ce qui impliquerait de
nouveaux transferts de souveraineté et ne semble pas
d'actualité pour plusieurs années ; soit créer de nouveaux
mécanismes décisionnels de mise en œuvre pour amener
les États à mettre en place rapidement les moyens
nécessaires, conformément aux décisions européennes
qu'ils ont contribué à prendre. Un choix devra être opéré.
Dans ces conditions, on comprend qu'il soit impératif de
recentrer et de réorienter la stratégie européenne. Ce que
veulent les Européens se résume par deux mots :
progresser et protéger.
Le discours annuel du président de la Commission, Jean-
Claude Juncker, sur « l'état de l'Union », tenu récemment à
Strasbourg, met l'accent à la fois sur la croissance et sur la
sécurité. Il propose d'augmenter fortement le plan de 2014
qui porte son nom, en le prolongeant et en le renforçant. Il
y ajoute un nouveau projet en direction des pays en
développement, particulièrement africains, pour traiter
vraiment l'origine des migrations et pas seulement leurs
conséquences. Il préconise d'avancer vers une base
industrielle et technologique de la défense (BITDE), qui soit
« forte, compétitive et innovante », à partir d'engagements
concrets, notamment un certain pourcentage
d'investissements de défense désormais érigés en règle
pour les budgets nationaux ainsi que des incitations aux
coopérations. Tout cela va dans le bon sens : mais comment
et quand les Européens en verront-il la traduction
concrète ?
Le sommet de Bratislava, tenu en septembre 2016 par les
chefs d'État et de gouvernement de l'Union sans les
Britanniques, met lui aussi l'accent sur la sécurité et la
défense. Négligés pendant des années, ces thèmes sont
projetés au premier plan par la lutte indispensable contre
le terrorisme islamiste. Le déploiement des corps de garde-
frontières européens, le contrôle effectif de toutes les
personnes qui rentrent et sortent du territoire de l'Union,
l'attribution de crédits européens pour la recherche et le
développement dans le secteur de la défense sont autant de
conclusions qui convergent avec les recommandations du
nouveau « plan Juncker ». Pour autant, un doute subsiste
sur leur mise en œuvre et la politique migratoire n'est pas
encore totalement claire, ni acceptée par tous les États
membres. L'ensemble de ces orientations et décisions font
le plus souvent écho aux propositions franco-allemandes,
détaillées en matière de défense. Dans ce dernier domaine,
des avancées importantes apparaissent possibles.
Désormais, à vrai dire, les autorités européennes n'ont
guère le choix. Le Brexit les y oblige. Il nous y oblige. Si
une clarification et une réorientation rapide n'intervenaient
pas dans ces différents domaines, au mieux
l'affaiblissement de l'Union serait inévitable, au pire sa
dislocation serait au bout du chemin.

Les trois cercles


Le succès du Brexit en juin 2016 semble avoir surpris
beaucoup de monde, notamment ses partisans. Comme je
l'ai mentionné plus haut, pas moi. J'ai en mémoire une
conversation avec l'ancien excellent ambassadeur du
Royaume-Uni à Paris, Sir Peter Ricketts, venu me saluer
quelques jours avant son départ en retraite et la tenue du
référendum. Après les politesses d'usage, je lui demande
son pronostic : « Le Brexit sera battu, me répond-il. – Oui,
mais encore ? Je serais très intéressé que vous m'expliquiez
les arguments développés en faveur du remain. » Il
s'exécute de bonne grâce et me livre les raisonnements
habituels : la Grande-Bretagne retire beaucoup d'avantages
– notamment économiques – de son appartenance à l'Union
européenne ; le Premier ministre Cameron a déjà obtenu
dans la négociation avec l'Union des concessions non
négligeables. Il conclut : « Vous savez, les Anglais sont
conservateurs. » Je ne suis pas vraiment rassuré par ces
arguments et je le lui dis.
D'abord, il est toujours difficile pour un gouvernement de
gagner un référendum. Surtout, les gouvernements
britanniques n'ont cessé depuis plusieurs décennies de
critiquer l'Europe et il est demandé maintenant aux mêmes
électeurs de voter remain ! J'y ajoute quelques éléments sur
l'insuffisance des raisonnements purement économiques,
sur la prégnance du débat immigration et sur le doute que
j'éprouve devant l'hypothèse considérée comme acquise
que l'opposition travailliste se portera massivement au
soutien du gouvernement Cameron. L'ambassadeur est-il
ébranlé ? Je ne le saurai jamais tant son flegme et sa
francophilie s'opposent à une issue aussi absurde. Absurde
sans doute, mais le 23 juin 2016, c'est bien le Brexit qui
l'emporte.
Il y aura de nombreuses victimes de ce vote. David
Cameron, d'abord, rattrapé – c'est bien le moins – par ses
choix. Mais surtout, bien plus important, la Grande-
Bretagne, les autres pays de l'Union et l'Europe elle-même.
C'est ce qu'on appelle une opération perdant-perdant.
Quant à la procédure du référendum, sur des sujets si
vastes et si complexes elle signe une nouvelle victoire du
populisme. Une fois de plus, Victor Hugo avait raison
lorsqu'il résumait par avance ce genre de dérive par ces
mots, brefs mais profonds : « Souvent la foule trahit le
peuple. »
Le seul mérite du Brexit est d'obliger l'Union européenne,
du moins je l'espère, à clarifier sa stratégie, son
fonctionnement, son identité. Le calendrier électoral le
permet puisqu'en 2017 auront lieu à la fois l'élection
présidentielle française et les élections générales
allemandes. C'est le moment opportun pour définir, si
possible ensemble, le visage de l'Europe du futur.
Cette question n'est pas nouvelle. Je l'avais expressément
abordée il y a déjà plus de dix ans, à l'approche du
référendum français sur le Traité constitutionnel européen,
dans un petit livre intitulé Une certaine idée de l'Europe.
J'écrivais dans l'introduction ceci : « Après avoir fait
avancer la paix, réalisé le grand marché intérieur, réunifié
notre continent, une nouvelle période s'ouvre pour
l'Europe. Elle comporte de nouveaux défis. Le défi du
nombre : comment construire efficacement un ensemble
cohérent, à 25 pays, bientôt 30 et même davantage ? Le
défi de la puissance : comment, face aux États-Unis, à la
Chine, à l'Inde, aux États-continents, constituer une union
politique, dotée d'un gouvernement économique, d'une
diplomatie et d'une défense communes ? Le défi de la
solidarité : comment orienter cette Union vers l'emploi, le
social, la culture, la recherche et l'innovation, le
développement durable ? Bref, comment aller vers
davantage d'Europe et une meilleure Europe ? » Le nombre,
la puissance, la solidarité : une dizaine d'années plus tard,
ces trois défis n'ont pas perdu leur actualité.
Parmi les clarifications indispensables, la structure de
l'Europe devra être précisée. C'est d'autant plus nécessaire
que la question des migrations et de la sécurité, donc des
frontières, se pose avec une insistance nouvelle. Le manque
de clarté dans ces domaines explique pour une part la
désaffection des populations. En ce qui me concerne, je n'ai
pas changé d'approche et me retrouve pleinement dans la
proposition d'« Europe des trois cercles » évoquée il y a
déjà plusieurs décennies notamment par François
Mitterrand. Je l'avais moi-même développée par exemple
dans l'ouvrage précité.
Parlons clair : l'objectif ne doit pas être de se lancer tête
baissée et de toute urgence dans de nouvelles
modifications institutionnelles et révisions des traités. De
Maastricht à Lisbonne, les traités ont déjà été révisés à
cinq reprises ! Trop souvent, ceux qui veulent –
sincèrement – améliorer l'Union européenne se concentrent
sur le seul fonctionnement institutionnel, en espérant
qu'une réforme dans ce domaine suffira. C'était, pour une
part, l'erreur du Traité constitutionnel. En réalité, la
question centrale, avant même le « comment ? »
institutionnel, est le « pour quoi faire ? » politique.
Après les deux guerres mondiales, l'Europe s'est
construite sur une promesse de paix et de démocratie. Puis,
au gré des élargissements, l'Union européenne s'est soudée
autour des principes et des valeurs démocratiques qui
constituaient sa force d'attraction et son identité.
Aujourd'hui, les États membres ne semblent plus trouver
dans les ressorts originels de la construction européenne
l'énergie suffisante pour définir leur action commune. Et
cela, alors même que cette Union demeure indispensable
au bien-être des peuples européens, à leur développement
économique, à leur capacité d'action dans le monde.
Ce décalage paradoxal entre, d'une part, le « besoin
d'Europe » – compte tenu des réalités objectives – et,
d'autre part, le « déni d'Europe » – si l'on en juge par l'état
des opinions publiques – doit être résolu rapidement, car il
est porteur de menaces pour notre continent. Nous devons
à la fois préserver et construire. Préserver nos valeurs et
nos acquis, au premier rang desquels l'État de droit
européen et le marché intérieur. Construire, non seulement
en matière économique et sociale mais aussi dans les
domaines prioritaires que les soubresauts du monde nous
imposent – je pense notamment aux migrations et à la
sécurité. Pour y parvenir, la feuille de route, à défaut d'être
simple à mettre en œuvre, paraît claire : il nous faudra
nous accorder sur quelques priorités communes pour
« l'Europe 2030 » et rassembler ceux de nos partenaires qui
sont prêts à avancer ensemble. Il s'agit de construire, non
pas une Europe « à la carte » où chaque pays pourrait
égoïstement faire sa liste de courses parmi les politiques
européennes, mais une Europe différenciée, dans laquelle
les États les plus volontaires et les plus « européens »
seront libres de progresser au même rythme, sans être
freinés par ceux qui ne sont pas prêts à davantage
d'intégration, et sans que le projet d'intégration
européenne lui-même soit mis en cause par des
élargissements inconsidérés. D'où le projet d'Europe des
trois cercles.
Le premier cercle devrait rassembler les pays disposés à
approfondir rapidement leur intégration économique et
sociale. Ces pays devront être décidés à gérer en commun
leur économie et à prévoir les moyens institutionnels,
financiers et juridiques pour le faire. Ce premier cercle est
aussi appelé à prendre l'initiative dans les domaines
diplomatique et militaire, ainsi que culturel et scientifique.
Il devrait être ouvert à tous ceux qui sont prêts à opérer les
partages de souveraineté et les efforts conjoints qu'une
telle évolution implique.

Le couple franco-allemand
Au cœur de ce premier cercle, se trouve bien sûr le couple
franco-allemand. Mes quatre années à la tête du Quai
d'Orsay m'ont conforté dans la certitude que rien de décisif
dans l'Union ne pouvait se réaliser sans l'engagement de
notre couple. Avec Guido Westerwelle, ministre libéral des
Affaires étrangères aujourd'hui disparu, puis, encore
davantage, avec Frank-Walter Steinmeier, mon collègue
social-démocrate ancien collaborateur du Chancelier
Schröder, l'entente a été amicale et totale. Pas de semaine
sans que, à l'initiative de l'un ou de l'autre, nous fassions le
point sur la situation, au téléphone ou par une rencontre
directe. Avec Frank-Walter, ami compétent, convaincant,
délicat, la coopération fut particulièrement chaleureuse. Au
point qu'il m'est souvent arrivé de dire en plaisantant à son
épouse qu'elle n'avait pas à s'inquiéter de ses absences :
« S'il n'est pas avec toi, c'est qu'il se trouve avec moi... »
Chaque semaine donc, coup de téléphone ou rencontre.
Préparation commune des Conseils mensuels des ministres
européens des Affaires étrangères et de tous les rendez-
vous importants. Consultation et concertation dès qu'une
question nouvelle ou internationalement sensible se
présente. Déplacements communs dans des pays tiers :
Géorgie, Moldavie, Tunisie, Nigeria, Bangladesh. Gestion
commune du « Format Normandie », canal de dialogue
institué entre l'Ukraine, la Russie, l'Allemagne et la France
pour la mise en œuvre des accords de Minsk. Participation
réciproque au Conseil des ministres du partenaire. Et,
donnant sa couleur et sa chaleur à cette démarche devenue
un quasi-réflexe, une compréhension et une confiance
qu'on trouve rarement entre deux responsables politiques...
du même pays. L'amitié de Frank-Walter Steinmeier, le
sage et populaire ministre allemand des Affaires étrangères
à la crinière blanche, restera comme un des meilleurs
souvenirs de ma vie politique.
Cette confiance réciproque permet de mesurer la force
que représente notre couple au sein de l'Union et à
l'extérieur. Elle permet aussi de comprendre les difficultés
encore à surmonter et les évolutions à réaliser pour aller
plus loin. Schématiquement, il s'agit de faire comprendre
aux Français que les Allemands ne sont pas des Français
qui parlent... allemand ; et aux Allemands que les Français
ne sont pas tous et uniquement de bons vivants qui portent
le béret. Au-delà des différences nationales et des
vicissitudes de la vie politique dans chacun de nos deux
pays, la France et l'Allemagne assument une responsabilité
historique et détiennent, dans l'Union européenne, un
poids et une diversité d'influences qui les placent en
situation de la faire progresser. Quand l'Allemagne et la
France agissent ensemble, un plus un font beaucoup plus
que deux. D'où la nécessité, non seulement pour nos deux
pays mais aussi pour l'Europe, d'un travail étroit au plan
franco-allemand.
En pratique, cela signifie qu'il faut accepter du côté
français un certain nombre de disciplines, notamment
financières, et de réformes qui ne sont pas liées à l'Europe
mais à la situation réelle de la France. Du côté allemand, il
faut accepter un effort de solidarité envers les zones moins
développées de l'Union ainsi qu'un soutien aux
investissements, qui ne s'apparente nullement à une
gabegie. Des deux côtés, sur le plan strictement politique,
nous devons admettre les règles de bon fonctionnement
d'un couple, à savoir ne pas placer l'autre devant le fait
accompli : par exemple, ni l'Allemagne lorsqu'il s'agit de
politique migratoire, ni la France lorsqu'il s'agit de
politique de défense.
Le deuxième cercle devrait rassembler, lui, tous les États
de l'Union européenne. Certains de ces pays, avec le
temps, pourront d'ailleurs intégrer le premier cercle, mais
les y contraindre serait une faute, à la fois pour eux-mêmes
qui n'y sont pas prêts et pour le premier cercle qui s'en
trouverait freiné dans ses actions. Ce n'est pas céder aux
sirènes du nationalisme que de vouloir fixer des limites
géographiques à l'Union : c'est du simple bon sens. L'Union
ne peut pas s'étendre à l'infini : il serait préjudiciable
qu'elle s'élargisse au-delà de ceux qui sont déjà entrés dans
le processus d'adhésion. Cette approche me semble la seule
permettant de régler d'une façon raisonnable les relations
avec des pays voisins de l'Union qui, à horizon prévisible,
n'ont pas vocation à en être membres.
C'est aussi le moyen d'affirmer l'Union européenne pour
ce qu'elle est : l'espace de liberté, de droits, de respect des
valeurs fondamentales, le plus élaboré au monde. Un
modèle culturel, social, sanitaire et environnemental
unique. Le chemin parcouru depuis soixante ans est
considérable. Mais les conquêtes obtenues sont plus
fragiles que beaucoup ne le pensent. Il faut donc les
préserver et les renforcer, en donnant à l'Union
européenne des priorités claires. La Commission actuelle,
que son Président a qualifiée de « Commission de la
dernière chance », a commencé ce travail en se
concentrant sur quelques domaines clés – la sécurité, la
croissance et l'innovation – et sur les politiques publiques
qui prennent tout leur sens au niveau européen : la lutte
contre le changement climatique, la politique de l'énergie,
la transition numérique. C'est ce projet européen lisible,
tourné vers l'avenir, indispensable pour chacun des États
membres et bénéfique pour tous, qui doit être mis en
œuvre au sein du deuxième cercle.
Le troisième cercle sera composé des États qui n'ont pas
vocation à être membres de l'Union européenne. L'Union
nouera des accords privilégiés avec eux compte tenu de
leur proximité. Cette approche permettrait d'ouvrir de
nouvelles options et de sortir du choix binaire entre
l'adhésion pleine et entière à l'Union européenne et le
statut d'État tiers. Le troisième cercle pourrait, in fine, être
ouvert à certains des pays actuellement engagés dans le
processus d'adhésion, qui trouveraient avantage à une
relation privilégiée avec l'Union européenne mais n'allant
pas jusqu'à l'adhésion.
Les défis que l'Union européenne partage avec ces
partenaires, situés dans son voisinage immédiat, appellent
une action commune. Au cours des dernières années, de
premières pierres ont été posées. Il faudra consolider ce
travail, dans deux domaines prioritaires : la circulation des
personnes, en recherchant un équilibre réaliste entre
l'accueil des migrations légales et la lutte contre les flux
illégaux ; le développement économique, mutuellement
bénéfique. C'est ainsi que l'Union européenne, tout en
assurant ses propres intérêts, contribuera à la sécurité et à
la prospérité de son voisinage.
Malgré des difficultés qu'il ne faut pas sous-estimer, une
telle présentation de l'Europe en trois cercles comporte ou
comporterait un avantage considérable vis-à-vis des
populations. Avec ces trois cercles, les Européens eux-
mêmes comprendront mieux l'architecture qu'on leur
propose et où se situe leur propre pays par rapport au
projet européen global. Cette présentation est également
souhaitable si on veut mettre en application une vraie
politique intérieure et extérieure de sécurité. Le contrôle
des migrations n'est possible que si on connaît avec
certitude où passent les frontières de l'Union et quelles
sont les obligations de chaque État. La construction d'une
politique de défense, qui n'est nullement contradictoire
avec le fonctionnement de l'OTAN, implique, elle aussi, une
position claire de chaque pays et l'utilisation du système de
la « coopération permanente ».
L'architecture des trois cercles est également plus lisible
et compréhensible pour les pays étrangers, qui aujourd'hui
éprouvent des difficultés à savoir où commence et où finit
l'Europe. Souvent ils s'en désolent, parfois ils en jouent.
Combien de fois ai-je été frappé par les difficultés que le
comportement européen suscite, par exemple dans nos
relations avec la Chine. Cette dernière est pourtant très
favorable à une affirmation de l'Europe, qui rejoint son
approche et son souhait d'un monde multipolaire et
équilibré. Encore faut-il que l'Union européenne elle-même
ne se déconsidère pas auprès de ses partisans. Lorsqu'elle
s'ampute d'une partie de son territoire, lorsqu'elle hésite
entre conserver ou exclure un des membres de la zone
euro, lorsqu'elle ne parvient pas à assurer le contrôle de
ses propres frontières, elle s'affaiblit aux yeux de ses
citoyens mais aussi de ses partenaires étrangers. L'Europe
des trois cercles permet de voir plus clair et d'agir plus
efficacement. Elle est une clé pour l'Europe de demain.
5
Diriger le Quai d'Orsay

Aussi surprenant que cela puisse paraître pour un ancien


Premier ministre qui fut aussi plusieurs fois ministre, je
connaissais peu le Quai d'Orsay avant d'en prendre la
direction, en mai 2012.
À Matignon, au milieu des années 1980, j'avais eu
successivement comme ministre des Relations extérieures
Claude Cheysson puis Roland Dumas. Brièvement pour le
premier. Sans atome crochu avec le second. Les Affaires
étrangères étaient le domaine réservé du président de la
République et, vieux compagnons de François Mitterrand,
ces titulaires du Quai d'Orsay ne se pressaient pas pour
rendre des comptes à son si jeune Premier ministre. Avec
Hubert Védrine, ministre comme moi dans le gouvernement
de Lionel Jospin pendant la présidence de Jacques Chirac,
les relations furent amicales, mais je n'empiétais pas sur
son domaine pas plus qu'il n'empiétait sur le mien,
l'Économie et les Finances.
Au Parti socialiste, après avoir dit en 2005 « non » au
référendum sur le Traité constitutionnel parce que
l'Européen que je suis le jugeait insuffisant et inadapté face
aux défis qu'il fallait relever, j'avais dirigé avant les
élections de 2012 les travaux préparant nos positions
internationales, qui furent adoptés à l'unanimité. Je n'avais
pas, pour autant, creusé la question du fonctionnement
même de l'administration diplomatique. Bref, je possédais
une bonne connaissance des questions internationales, un
carnet d'adresses des grands dirigeants internationaux,
une longue expérience de l'administration française avec
ses forces et ses faiblesses, mais pas la connaissance
intime des rouages du Quai d'Orsay.
Nommé ministre, il me fallut d'abord former mon cabinet
et veiller à la rédaction de ce qu'on appelle « les décrets
d'attribution ». Choix essentiels. Le succès ou l'échec d'un
ministre ne dépend pas seulement de l'action personnelle
du titulaire, mais – on l'a vu au long de ce récit – de toute
une équipe : celle, permanente, de l'administration et celle,
provisoire, des collaborateurs immédiats. Les uns et les
autres furent à la fois compétents et passionnés. Je ne leur
rendrai jamais assez hommage.
Pour la composition de mon cabinet, j'avais une chance :
les volontaires étaient nombreux. Malgré ma réputation –
fondée – d'exigence dans le travail, chacun savait qu'un
passage à ce cabinet constituait une expérience précieuse.
Denis Pietton, ambassadeur unanimement apprécié,
aujourd'hui malheureusement disparu, et le jeune et
remarquable diplomate Alexandre Ziegler avec lequel
j'avais travaillé auparavant, en formèrent l'armature. Les
principaux directeurs de l'administration centrale furent en
général confirmés. Je maintins en fonction le secrétaire
général du Quai d'Orsay Pierre Sellal, très compétent,
remplacé plus tard par l'excellent Christian Masset. Je pris
soin que les rapports soient proches et fluides entre mes
collaborateurs et ceux de l'Élysée. Ce fut le cas aussi bien
avec le regretté Paul Jean-Ortiz, conseiller diplomatique de
François Hollande, qu'avec son successeur Jacques
Audibert, venu lui-même de mon équipe. Cette entente
étroite avec la présidence de la République est importante
pour une politique étrangère efficace.
Je veillai aussi dès les premiers jours à ce que les
compétences du ministère soient larges pour nous
permettre de piloter vraiment la diplomatie française. Ce
sont les décrets d'attribution décidés par le Président et le
Premier ministre qui les arbitrent. Je formulai plusieurs
demandes. Elles furent acceptées.
Chaque mardi à 8 h 30, avec François Hollande, nous
prenions le petit déjeuner seuls dans son bureau. Notre
discussion – d'une heure en général – commençait par les
sujets internationaux, les orientations de fond à décider, les
rencontres et déplacements de l'un et de l'autre, les
nominations à opérer. La veille, nos principaux
collaborateurs avaient déjeuné ensemble pour préparer
notre tête-à-tête. Dans la quasi-totalité des cas, nous étions
d'accord sur l'analyse et les décisions. Parfois une nuance,
de sa part ou de la mienne, que nous intégrions alors dans
nos positions. Transparence totale entre le Président et
moi, à la fois sur les problèmes et sur les personnes.
Ce tour d'horizon nous mobilisait une quarantaine de
minutes. Puis, nous évoquions la « politique générale ».
J'avais refusé de me mêler de politique politicienne, mais il
n'était pas possible de faire totalement abstraction du
contexte national. Le Président appréciait, je crois, de
pouvoir compter sur l'analyse d'un responsable
expérimenté, lui parlant librement, et dont il savait qu'il
observerait une discrétion entière. Notre rendez-vous
hebdomadaire était précieux, complété par de nombreux
contacts bilatéraux pendant la semaine et suivi
immédiatement d'instructions que nous donnions à nos
deux équipes. Environ une fois par mois, je faisais le point
avec le Premier ministre au cours d'un tour d'horizon
mondial. Cette méthode nous a permis de nous assurer des
positions à prendre, des anticipations à creuser, de la
cohérence à assurer. Celle-ci, fondamentale en particulier
dans ce domaine, est gage d'efficacité.
Diplomatie économique et diplomatie globale
J'étais arrivé au Quai d'Orsay sans a priori mais avec
quelques souhaits précis. L'un des principaux consistait à
renforcer l'orientation économique du ministère car, pour
peser durablement au plan diplomatique, une économie
robuste est un grand atout. J'avais constaté dans mes
fonctions précédentes et mes visites à l'étranger que, en
comparaison avec d'autres ambassades, celles de notre
pays ne réservaient pas une place majeure aux
préoccupations économiques. Certes, il existait beaucoup
d'exceptions positives, liées aux initiatives de nos
diplomates ; mais l'économie, pour parler clair, ne faisait
pas partie des objectifs centraux, des réflexes, des tâches
réputées nobles, à la différence de la prétendue « grande
diplomatie ». Il fallait changer cela.
C'était d'abord l'intérêt du Quai d'Orsay et de toute notre
diplomatie qui risquait, sinon, de ressembler de plus en
plus à l'univers de Marcel Proust. C'était aussi l'intérêt
évident de notre économie et de nos entreprises : les
grandes sociétés « se débrouillaient » par elles-mêmes sans
avoir recours à nos ambassades, lesquelles d'ailleurs
agissaient efficacement lorsqu'elles étaient sollicitées, mais
la grande masse des PME, qui sont, chacun le sait, l'outil
français à développer en comparaison notamment avec
l'Allemagne, ne figuraient pas au centre des
préoccupations de nos diplomates. L'orientation surtout
macroéconomique des services extérieurs de Bercy
favorisait ce travers, qui menaçait notre action
diplomatique tout entière : sans une économie solide,
difficile d'exercer une forte influence internationale.
J'ajoute que, le redressement économique ayant été érigé
au rang de priorité gouvernementale, il était naturel que le
Quai d'Orsay, l'un des principaux ministères, en prenne
toute sa part.
D'entrée de jeu, je demandai à mes troupes de privilégier
désormais la « diplomatie économique ». Je veillai à ce que
des instructions précises soient données en ce sens à nos
postes et que les mesures concrètes correspondantes
soient mises en œuvre. Création d'une Direction des
entreprises et de l'économie internationale au sein du
ministère. Réorganisation des relations entre le Quai
d'Orsay et Bercy. Nomination comme secrétaire général
adjoint du Quai d'Orsay de Rémy Rioux, venu de Bercy pour
coordonner notre action économique et prendre en charge
le volet financier de la négociation climatique.
Regroupement en une seule entité, Business France, des
anciennes Agences nationales chargées de soutenir nos
entreprises à l'étranger (Ubifrance) et les Investissements
internationaux en France (AFII). Unification en un seul
opérateur Expertise France des anciennes cellules
ministérielles dispersées. Renforcement de l'Agence
française de développement (AFD) en la rapprochant de la
Caisse des dépôts. Suivi des principaux dossiers
économiques. Rencontres multiples avec les entrepreneurs,
symbolisées par un speed dating géant chaque année fin
août pendant la Semaine des ambassadeurs, afin que les
dirigeants de nos PME puissent rencontrer directement nos
chefs de poste. Cette orientation « probusiness » du Quai
d'Orsay a pu entraîner, ici ou là, de légers frottements avec
Bercy. Ils furent passagers. Nous n'avions pas – le pays
n'avait pas – de temps à perdre. Le président de la
République comme ses deux Premiers ministres successifs
ne me ménagèrent pas leur soutien.
Lors de la nomination de Manuel Valls à Matignon, le
ministère des Affaires étrangères devint aussi, par son
intitulé, celui du Développement international. Je demandai
– et obtins – que me fussent rattachés le commerce
extérieur et le secteur du tourisme, dont j'avais mesuré à la
fois les potentialités et le peu d'attention gouvernementale
dont il faisait traditionnellement l'objet. En droit, je devins
responsable de la « promotion du tourisme ». En fait, je pris
la responsabilité de l'ensemble du secteur, épaulé par les
ministres et les secrétaires d'État concernés. Secteur
passionnant à la fois par ses perspectives économiques, son
rayonnement international et sa richesse humaine. Dans la
concertation, nous avons pu définir une stratégie, mobiliser
des moyens financiers, multiplier les décisions concrètes,
tout en tenant un discours offensif et valorisant pour les
centaines de milliers d'excellents et attachants
professionnels qui s'y consacrent. Cette stratégie
diplomatico-touristique a concerné tous les volets
(formation, numérique, diversification, financement,
accueil) et a commencé à porter ses fruits. Malgré les
difficultés liées notamment aux actes terroristes, j'espère
qu'elle sera poursuivie dans l'intérêt de notre pays dont elle
peut être un des plus beaux fleurons. Quant au commerce
extérieur, les progrès furent et seront plus lents puisque
fondamentalement liés à la compétitivité de nos
entreprises, meilleure que dans un certain passé mais qui
reste à développer.
Diplomatie globale
En quelques mois, la « diplomatie économique » devint
une orientation à ce point plébiscitée par les milieux
économiques et par les diplomates que je dus, sinon
modérer les ardeurs, du moins veiller à redonner un fort
coup de projecteur à d'autres aspects. Et expliquer que,
pour un pays comme la France, une diplomatie ne peut être
efficace que si elle est globale.
Car il n'y a pas d'un côté la diplomatie stratégique, de
l'autre la diplomatie économique, puis la diplomatie
culturelle, les Droits de l'homme, la politique de
développement, l'action scientifique ou sportive : ce sont
toutes ces facettes combinées qui font la diplomatie
française. Et c'est parce qu'elle les possède et les pratique
toutes que l'action diplomatique de la France peut revêtir
singularité et force. Si nous ne sommes pas la première
puissance au monde, nous possédons, en additionnant les
différents canaux de notre influence, une puissance
exceptionnelle de rayonnement. À la tête de l'action
extérieure de l'État, nos diplomates doivent pouvoir jouer
sur l'ensemble des touches de ce clavier universel.
Dans cet esprit, je mis particulièrement l'accent sur notre
action culturelle, qu'elle soit directe (services extérieurs et
Institut français) ou indirecte (Alliances françaises). Je
soutins le renforcement de nos dynamiques médias
internationaux (TV5 Monde et les divers canaux de France
Médias Monde). J'organisai au Quai d'Orsay une grande
Nuit des idées, dont il faut souhaiter qu'elle soit organisée
à l'avenir en une même date dans de très nombreux pays
pour devenir une Nuit mondiale des idées à l'initiative de la
France. Je nommai comme mes « représentants spéciaux »
des personnalités aux sensibilités diverses pour suivre
particulièrement le développement de nos relations avec
telle ou telle nation : Jean-Pierre Raffarin puis Jean-Louis
Bianco avec l'Algérie, Jean-Pierre Chevènement avec la
Russie, Philippe Faure avec le Mexique, Martine Aubry
pour certains aspects de la Chine, Louis Schweitzer pour le
Japon, Paul Hermelin pour l'Inde, Philippe Varin pour
l'Asean, Anne-Marie Idrac pour les Émirats arabes unis,
Alain Richard pour les Balkans, etc. Ces missi dominici
bénévoles accomplirent généralement un travail
remarquable. Ils me confirmèrent dans l'idée simple que
l'efficacité suppose toujours la fixation d'un objectif clair et
la désignation d'un(e) responsable qualifié(e) et précis(e).
Lors de mon lointain service militaire, j'avais appris le
triptyque : « un chef, une mission, des moyens ». Je ne l'ai
pas oublié.
Une diplomatie globale ne peut pas faire l'impasse sur une
partie du monde. La France a vocation à entretenir de
bonnes relations avec la quasi-totalité des États. Or, pour
des raisons souvent liées à un manque d'intérêt ou même à
une certaine désinvolture, nous nous trouvions en froid au
début du quinquennat avec plusieurs pays importants.
L'Algérie, la Chine, le Japon, la Pologne, la Turquie
faisaient partie de cette liste, à laquelle il faudrait ajouter
pour d'autres raisons plusieurs États d'Afrique ou encore le
Mexique. Le Président et moi-même prîmes la décision de
nouer ou de renouer des liens avec tous.
Cela donna parfois lieu à des scènes savoureuses. Lors du
premier G20 auquel nous participons en juin 2012 à Los
Cabos (Mexique), l'accueil très chaleureux du Turc Recep
Erdog˘an, alors Premier ministre, nous frappe. « Monsieur
le Président, commence Erdog˘an, je suis
extraordinairement ravi de vous rencontrer. Je dois même
vous dire que, lorsque j'ai appris votre élection devant ma
télévision, j'ai applaudi. » Surprise, côté français, de ce
langage si positif et diplomatiquement inhabituel. Hollande
répond en insistant, plus classiquement, sur l'importance
de la Turquie et sur notre souhait de relations proches avec
elle. Erdog˘an reprend la parole. « Monsieur le Président,
je dois vous préciser, pour être tout à fait honnête, que mes
applaudissements visaient moins votre victoire que la
défaite de votre adversaire. » Les relations personnelles
n'étaient probablement pas au beau fixe dans ce cas précis
entre les dirigeants précédents.
Un programme pour nos relations avec tous les pays de
tous les continents fut établi. Les ambassadeurs furent
mobilisés et, bien entendu, les membres du gouvernement.
En quelques mois, contact fut pris ou repris avec tous. Ce
fut particulièrement spectaculaire avec l'Amérique latine
où la France disposait d'un crédit potentiel considérable
qui ne demandait qu'à être activé : Bolivie, Brésil, Chili,
Colombie, Cuba, Mexique, etc., firent l'objet d'une relance
fructueuse de nos relations.
Ce fut aussi le cas, dans un esprit différent, avec
l'ensemble du continent africain. Algérie, Maroc, Tunisie :
les liens furent approfondis ou renoués. L'Afrique
francophone fit l'objet d'une relation à la fois de partenariat
économico-culturel et de lutte contre le terrorisme. Mais
aussi l'Afrique anglophone et lusophone, notamment
l'Afrique du Sud, le Nigeria et l'Angola. Rompant avec les
pratiques financières douteuses de la Françafrique, il
devait être clair – désormais c'est le cas – que la France
croit en l'avenir de l'Afrique, qu'elle soutient concrètement
son développement, qu'elle apporte dans le respect du droit
son appui militaire pour la lutte contre le terrorisme et
qu'elle plaide partout pour les peuples africains, au
potentiel exceptionnel.
Mais c'est peut-être avec l'Asie que le renouveau de nos
relations a été le plus impressionnant. Tous les États d'Asie
ont fait l'objet d'une stratégie spécifique : nos amis de
longue date comme le Japon, l'Inde ou Singapour ; des pays
importants dans lesquels nous étions relativement peu
présents comme la Malaisie, l'Indonésie, le Vietnam ou les
Philippines ; des États où n'avait même jamais eu lieu de
notre part une visite de haut niveau. Je garde le souvenir
d'un déplacement en Mongolie en octobre 2013 dont le
Président, me recevant dans la yourte installée au premier
étage de son palais à Oulan Bator, m'accueillit en ces
termes : « Monsieur le ministre, je vous reçois avec
d'autant plus de plaisir que c'est la première visite d'un
représentant très éminent de la France depuis... Saint
Louis. »

France-Chine
Dans le rééquilibrage mondial de notre diplomatie,
l'accent le plus visible revient à la relation franco-chinoise.
Jamais sans doute cette relation n'a été aussi dense et
amicale qu'au cours de ces années. Le nombre des visites
présidentielles et primo-ministérielles en témoigne. Les
visites du Président français en Chine, la venue du
Président Xi Jinping en visite d'État en France furent,
chacun le reconnaît, de grands succès, à la fois par le
partenariat stratégique qu'elles ont approfondi, les accords
et contrats multiples qu'elles ont fait avancer, les relations
personnelles qu'elles ont créées au plus haut niveau des
deux pays. Pour ma part, je me suis rendu pas moins de
douze fois en Chine au cours de cette période et j'ai eu le
plaisir d'accueillir de nombreux ministres et hauts
responsables chinois en France.
Nous avons développé un lien fort qui, j'en suis sûr,
prospérera avec le temps. Nous parlons désormais en
confiance, sans langue de bois, et nous abordons tous les
sujets. L'image d'un dialogue convenu psalmodiant des
formules creuses est derrière nous. Si l'Allemagne est
considérée par la Chine comme la principale puissance
économique en Europe, la France est perçue comme la
première puissance politique européenne. Dans les
catégories chinoises, la relation avec les États-Unis est hors
norme ; mais la France est ensuite le seul pays d'Europe
qui figure dans la toute première catégorie des États
partenaires.
La célébration du cinquantième anniversaire de la
reconnaissance de la Chine par la France à l'initiative du
général de Gaulle et de Mao Zedong a favorisé cette
relance de nos relations. Je l'ai constatée et encouragée.
Dans tous les domaines, l'économie, bien sûr, avec les
secteurs traditionnels du nucléaire et de l'aéronautique,
mais aussi les métiers de la croissance verte,
l'aménagement urbain, la santé, l'agroalimentaire, le
tourisme. Les échanges d'étudiants, de sportifs, de
collectivités locales ont connu une progression excellente.
Les investissements croisés ont considérablement
augmenté, même si les échanges commerciaux demeurent
fortement déficitaires au détriment de la France. Les
Chinois mesurent mieux désormais les atouts de la France,
son indépendance, ses technologies, sa culture, son
influence notamment en Afrique. Les Français
comprennent mieux les règles du monde chinois, les
précautions à prendre, les erreurs à éviter, l'importance de
la prévisibilité et de la stabilité, les potentialités à
développer.
Certes, de nombreuses questions restent posées
concernant l'avenir de la Chine, y compris son futur
proche. Sur un plan politique, quelles seront les décisions
prises en 2017 lors du dix-neuvième Congrès du Parti
communiste ? Quels nouveaux visages apparaîtront au sein
du Comité permanent du Bureau politique ? Comment
évolueront le pouvoir exercé par le Président et les
rapports avec les citoyens ou avec les organisations au sein
de la société civile ? Sur le plan économique, comment la
Chine réussira-t-elle à maintenir une croissance élevée,
quoique moins forte qu'avant, nécessaire pour faire face
aux besoins d'emplois des jeunes, aux inégalités entre
provinces, et à la soif de développement qualitatif partout
exprimée ? Sur le plan international, quelles évolutions en
mer de Chine du Sud et de l'Est, avec leurs conséquences
sur les relations entre pays voisins d'Asie ? La Chine
pourra-t-elle et voudra-t-elle contenir les actions
désastreuses de la Corée du Nord ? Plus généralement,
comment évolueront les relations Chine-États-Unis, Chine-
Inde, Chine-Russie, Chine-Europe, dans un monde où, à
mesure que sa puissance économique se développera, la
Chine devrait aussi accepter davantage de responsabilités
internationales ?
Sur toutes ces questions et sur bien d'autres, plusieurs
scénarios sont possibles : la confrontation, la coexistence,
la coopération. Je suis de ceux qui souhaitent vivement le
troisième scénario. C'est en ce sens que nous avons agi. Il
conviendra certes d'être vigilants dans les rapports entre la
Chine et ses voisins, qui doivent rester pacifiques, comme à
propos des évolutions internes sur lesquelles nous n'avons
d'ailleurs guère de prise. Il y aura peut-être des à-coups. La
conciliation à long terme en Chine entre innovation
économico-technologique et stabilité idéologico-politique
n'a rien d'évident. Mais le rôle d'une puissance comme la
France, à la fois indépendante et amie de la Chine, peut
être utile pour favoriser les évolutions souhaitables tout en
respectant la souveraineté retrouvée de l'Empire du Milieu.
N'oublions jamais que sa progression, si spectaculaire soit-
elle, ne fait que redonner à la Chine la place éminente
qu'elle occupait dans le monde il y a quelques centaines
d'années. Faisons en sorte que cette « renaissance »
chinoise s'accompagne d'une amitié profonde et pacifique
entre nos civilisations, nos cultures, nos pays et nos
peuples. C'est en tous les cas dans ce sens que pendant
quatre années nous avons agi.
À mesure que, pendant ces années, toutes ces actions et
visites diverses se développaient, je mesurais mieux la
pertinence du conseil que m'avait prodigué un de mes
prédécesseurs, juste après ma nomination : « Prends garde.
C'est un ministère passionnant, mais il y a tant de dossiers
à traiter qu'on peut s'épuiser à agir vingt-quatre heures sur
vingt-quatre sans cohérence ni résultats. » Je m'efforçai
donc de clarifier nos priorités diplomatiques. Je les
synthétisai lors de la Semaine des ambassadeurs et en
diverses occasions académiques. Mais je refusai
catégoriquement de les traiter comme s'il s'agissait
seulement de « dossiers ».
Les otages
« Dossier » syrien, « dossier » climat, « dossier » malien,
« dossier » européen... Non ! Derrière chaque « dossier », il
y a d'abord des réalités humaines, parfois souriantes, le
plus souvent difficiles et même dramatiques. À tous ceux
qui ont travaillé à mes côtés, j'ai demandé de ne jamais
l'oublier. Cette dimension humaine est omniprésente dans
l'activité des diplomates. C'est elle qui rend leur mission et
la fonction de ministre des Affaires étrangères si
passionnante et aussi, parfois, si lourde.
Je pense en particulier aux prises d'otages français à
l'étranger que le ministère a pour mission de suivre. C'est
le Centre de crise et de soutien du Quai d'Orsay qui,
concrètement, assure quotidiennement cette tâche. Il
coordonne notre action en réponse aux crises
internationales lorsqu'elles impliquent la sécurité de
ressortissants français ou qu'elles appellent une réponse
humanitaire. D'une efficacité remarquable, le Centre de
crise regroupe des personnels venus d'horizons divers,
mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Outre leurs
qualités professionnelles, ils doivent posséder et possèdent
au plus haut point cette fibre humaine.
L'opinion publique n'est saisie, elle, que par à-coups, dans
les moments heureux ou tragiques. Mais chaque prise
d'otages, chaque suivi nous mobilise en permanence. Sur
cette question des otages, je m'étais donné une règle :
détermination et discrétion. François Hollande a suivi de
près chaque situation, attentif au contact avec les familles
et avec les proches. Avec lui, j'ai partagé tous ces moments,
exaltants ou dramatiques.
Le malheur, nous l'avons vécu ensemble, notamment en
septembre 2014 lorsque, à New York où nous nous
trouvions pour l'Assemblée générale de l'ONU, nous
apprenons l'assassinat de notre compatriote Hervé Gourdel
dans une zone montagneuse de Kabylie : ses ravisseurs ont
mis à exécution leur monstrueux chantage, le chef de l'État
doit l'annoncer par téléphone, depuis sa chambre d'hôtel, à
la famille. Moments terribles. Paroles si difficiles à trouver,
dérisoires mais indispensables. Suivies d'une réaction
extraordinaire de courage et de dignité de la part des
parents et des proches de l'otage assassiné.
Le malheur, c'est le meurtre de Ghislaine Dupont et de
Claude Verlon, envoyés spéciaux de la radio RFI dans le
Nord-Mali, assassinés par AQMI en novembre 2013. Je
revois les visages décomposés, en larmes, de leurs
collègues et amis lorsque, juste après, je leur rends une
visite d'hommage et de soutien. Cette date du 2 novembre,
nous avons obtenu de l'ONU qu'elle marque désormais la
Journée internationale de la fin de l'impunité pour les
crimes contre les journalistes, mais les crimes, eux, n'ont
pas cessé.
À l'opposé, le bonheur, si fort qu'il amène les larmes,
d'autres larmes, et envahit tout, c'est celui de la famille
Moulin-Fournier libérée en avril 2013. Trois adultes et
quatre enfants enlevés à la frontière du Cameroun et du
Nigeria, puis arrachés à la mort qui les attendait. Pendant
des semaines, combien d'échanges, toujours discrets, entre
le Président camerounais Biya et moi, qui nous font passer
de l'inquiétude au pessimisme, puis à l'attente, à l'espoir,
de nouveau aux déceptions et enfin à la délivrance. Dans
l'avion qui nous ramène vers Paris depuis Yaoundé où je
suis allé les chercher, je capte des bribes de souvenirs mais
surtout je ressens une sérénité extraordinaire chez cette
famille unie de chrétiens fervents qui pendant toute leur
détention n'ont jamais cessé d'espérer et avec lesquels je
continue de correspondre en amitié.
Le bonheur, c'est encore celui, communicatif, de
l'ingénieur Francis Collomp, enlevé au Nigeria par le
groupe terroriste Ansaru, qui, mêlant ruse et
détermination, réussit à échapper à ses geôliers et me
raconte avec faconde sa longue captivité où le fameux
syndrome de Stockholm, liant parfois un otage et ses
ravisseurs, n'a manifestement aucune place.
Malheur ou bonheur, le contact des autorités françaises
avec les proches des otages est toujours à la fois
nécessaire, délicat et décisif. Il faut les informer, mais ne
leur dire que ce qui est avéré, comprendre que le sort de
leur mari, leur frère, leur compagne est devenu pour eux
une pensée de chaque instant, accepter les reproches,
voire les colères, et éviter autant que possible la
médiatisation que recherchent, pour augmenter leur
pression, les preneurs d'otages. Et surtout ne jamais
relâcher l'effort, ne jamais cesser l'action méthodique avec
tous les services de l'État et avec nos relais internationaux
afin de parvenir, chaque fois que c'est humainement
possible, à ce moment extraordinaire où s'entremêlent le
retour, les retrouvailles, les baisers, la vie qui renaît, les
mauvais souvenirs qui s'en vont et qui cependant encore
longtemps reviendront.
Car – c'est une autre constante – on ne ressort jamais
indemne de ces violences, ni du côté des otages, ni de leurs
proches. Il y a la vie et la liberté à réapprendre avec ses
difficultés matérielles et psychologiques souvent extrêmes.
Souvent aussi, quand la libération est obtenue, il y a de la
part des otages et de leur famille une reconnaissance
envers l'État, cette entité ordinairement floue, abstraite,
critiquée, qui prend soudain la forme précieuse d'un agent
des services qui libère, d'un médecin qui soigne et
réconforte, d'un ministre ou d'un président qui accueille.
Ces moments-là laissent à ceux qui les ont vécus une trace
ineffaçable.

Les priorités de la France


Toute l'action diplomatique que nous avons menée au
cours de ces années a été ordonnée autour de quatre
priorités. Ce sont elles qui nous ont guidés, avec le
président de la République, chaque fois qu'il a fallu opérer
des choix.
Cela ne signifie pas que la France ait toujours obtenu
satisfaction. On ne répétera jamais assez ces deux
évidences jumelles : nous agissons dans le réel et nous ne
sommes pas seuls au monde. Nous pouvons et nous devons
nous fixer des objectifs, déployer nos moyens, utiliser
toutes nos armes – au sens figuré et parfois au sens propre
– pour les atteindre. Mais le résultat ne dépend pas que de
nous. C'est un aspect souvent difficile à faire partager à
l'opinion. En politique étrangère peut-être encore plus que
dans le domaine intérieur, les mots fameux de Jaurès pour
définir le courage, que j'ai cités dans mon avant-propos,
s'appliquent à l'ensemble des actions entreprises : « Aller à
l'idéal et comprendre le réel. » Il faut une volonté, et même
une volonté farouche dans la recherche de l'idéal à
atteindre, mais l'accomplissement, c'est-à-dire le réel, ne
dépend pas que de nous, la France.

Pour la sécurité et la paix


La première priorité de notre politique étrangère depuis
le début du quinquennat de François Hollande, c'est la
recherche de la paix et de la sécurité. Formulée ainsi, le
couperet tombe : « Mais regardez l'état du monde ! Voyez le
nombre des conflits, des morts, des réfugiés, des déportés,
constatez les ravages du terrorisme malgré l'engagement
de nos troupes, notamment en Afrique : vous n'avez atteint
ni la paix ni la sécurité. » Les choses sont bien sûr
beaucoup plus complexes.
D'abord, la paix n'est pas le pacifisme. Compte tenu des
menaces pesant sur le monde et sur notre pays, nous avons
dû intervenir militairement à plusieurs reprises et sur
plusieurs théâtres au cours de ces quatre années. Ce ne fut
jamais de gaieté de cœur, mais ce fut toujours parce qu'il
fallait protéger la paix, défendre la sécurité (celle de nos
partenaires comme la nôtre) et conformément au droit
international.
C'est le sens profond de nos interventions en Afrique, au
Mali et en Centrafrique, où nous avons agi étroitement
ensemble, Élysée, Quai d'Orsay et Défense.
Le Mali
L'exemple de notre intervention au Mali, considérée en
général comme un succès, montre la complexité des
actions nécessaires dans le temps ainsi que le rôle, en
l'espèce, du ministère des Affaires étrangères.
J'ai encore en mémoire les images bouleversantes, le 2
février 2013, de la libération de Tombouctou et de Bamako.
Plusieurs fois au cours de cette journée africaine, j'ai pensé
à ce qu'avait dû être la Libération de Paris. J'ai versé des
larmes de communion devant ces dizaines de milliers de
Maliennes et de Maliens, physiquement enfin libérés des
terroristes, qui étouffaient notre cortège de leurs mains
tendues et de leurs « Vive la France ! », « Merci la
France ! » Aujourd'hui encore, lorsque j'écris ces lignes, me
reviennent ces scènes de bonheur absolu, de fraternité
joyeuse, qu'aucun de ceux qui se trouvaient ce jour-là place
de l'Indépendance à Bamako, entourant les Présidents
Hollande et Traoré, ne fera jamais sortir de sa mémoire et
de son cœur.
Mais avant d'en arriver là, que d'étapes ! En 2012, le Mali
connaît une crise grave. Le 22 mars, coup d'État opéré par
un certain capitaine Sanogo, Robin des Bois de pacotille, et
chute du Président Amadou Toumani Touré, familièrement
surnommé ATT. Les 30 et 31 mars, au Nord-Mali, des
groupes rebelles (le MNLA, Ansar Eddine et des éléments
d'AQMI) s'emparent de Kidal, Gao et Tombouctou d'où
l'armée malienne s'enfuit. Quelques semaines plus tard, en
juin, les groupes terroristes Ansar Eddine et Mujao
prennent le contrôle des villes du Nord. Le MNLA est
écarté. Au plan politique, la sous-région de l'Ouest africain
se mobilise. Le 6 avril, la Communauté des États de
l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et la junte signent un accord
prévoyant le transfert du pouvoir aux civils. Le 12 avril,
Dioncounda Traoré, homme courageux et intègre, est
investi président de la République malienne par intérim.
Alertés sur l'instabilité et la gravité de la situation, nous
sensibilisons la communauté internationale, jusque-là
passive ou peu informée, en faveur d'un soutien au Mali. Au
Quai d'Orsay, je constitue un groupe opérationnel spécial
pour suivre et coordonner désormais tout ce qui concerne
le Mali. Je missionne nos ambassades à travers le monde
dans le même sens. En septembre, François Hollande et
moi profitons de l'Assemblée générale de l'ONU à New
York pour mobiliser de nombreux chefs d'État et de
gouvernement. Le 12 octobre, sur proposition de la France,
le Conseil de sécurité adopte la résolution 2071 qui invite
le gouvernement malien et les rebelles à entamer des
négociations et qui prépare, le cas échéant, l'intervention
militaire d'une force africaine, la MISMA, afin de
reconquérir le Nord. Le 20 décembre, après de nombreux
échanges, le déploiement de la MISMA est autorisé par la
résolution 2035. Cette mobilisation préalable de la
communauté internationale requiert de la part de François
Hollande, de moi-même et de tout notre réseau
diplomatique un travail systématique d'information et de
conviction, car nous pressentons que la situation va se
dégrader et nous voulons être prêts.
Pendant toute l'année 2013, la France est le fer de lance
de l'action internationale en soutien au Mali. Le 11 janvier,
après un dramatique appel à l'aide du Président Traoré,
c'est le lancement, décidé par le chef de l'État, de
l'Opération Serval avec l'aval du Conseil de sécurité et de
l'Union africaine. La décision, lourde à prendre, a été
rapide. Traoré décrit par téléphone à François Hollande la
situation en termes simples : « Monsieur le Président, des
groupes terroristes roulent vers Bamako. Le Mali n'a pas la
capacité de les stopper. Seule la France dispose des
moyens d'intervenir. Je vous demande de toutes mes forces
de le faire. Sinon, demain je serai mort. Et le Mali tout
entier tombera aux mains des terroristes. » Le Président,
avec lequel nous avons plusieurs fois évoqué cette
hypothèse, en connaît les conséquences. Il n'hésite pas. Il
donne l'ordre d'intervenir.
L'intervention sauve physiquement le Mali des terroristes
qui, à quelques heures près, s'emparaient de la capitale
avec des implications redoutables pour le pays et la sous-
région. Elle accélère le déploiement de la force africaine
MISMA. De notre part, c'est un changement significatif de
méthode, notamment vis-à-vis des autres pays d'Afrique et
de l'ONU, par rapport aux interventions françaises passées,
comme en Côte-d'Ivoire et en Libye. Nous utiliserons la
même approche diplomatico-militaire plus tard avec
l'Opération Sangaris en République centrafricaine.
Parallèlement, les divers groupes politiques et
personnalités françaises sont mis dans la boucle. Les
procédures parlementaires prévues sont déclenchées. Elles
ont le grand mérite d'être démocratiques sans paralyser
l'action urgente de l'exécutif. L'information de l'opposition
est assurée. Le Premier ministre, le ministre de la Défense
et moi-même coordonnons en permanence nos actions et
nos propos. Le 2 février 2013, je suis aux côtés du chef de
l'État à Tombouctou et à Bamako.
Les 4-5 avril puis le 28 mai, j'effectue deux nouvelles
visites au Mali. Le 15 mai, en présence de François
Hollande, nous réunissons à Bruxelles une conférence de
soutien où la somme considérable de 3,5 milliards d'euros
d'aide au développement est dégagée pour le Mali,
provenant de 56 bailleurs bilatéraux et multilatéraux, dont
200 millions d'euros pour la France. Le réseau
diplomatique français est totalement mobilisé. Le 2 avril,
débute la mission européenne de formation des forces
maliennes, EUTM Mali, lancée à notre initiative, qui
comprend 200 formateurs européens issus de 25 nations.
Le 1er juillet, la MINUSMA, c'est-à-dire la mission des
Nations unies, est déployée.
Parallèlement, avec l'ONU, nous aidons les autorités
maliennes à organiser des élections d'une transparence
exemplaire. Le 11 août, Ibrahim Boubacar Keïta (« IBK »),
dirigeant de stature et d'expérience, est élu Président du
Mali. Le 19 septembre, avec François Hollande, nous
retournons à Bamako pour participer à la cérémonie
d'investiture. Le 15 décembre, ont lieu les élections
législatives, remportées par le parti du Président Keïta.
Notre action n'est pas terminée, loin de là. En 2014, 2015
et 2016, nous poursuivons notre engagement pour
consolider les acquis et trouver une solution durable à la
question décisive du Nord-Mali. Nous maintenons notre
action contre les terroristes, dans toute la bande saharo-
sahélienne avec l'Opération Barkane qui prend la suite, à
partir du 1er août 2014, des Opérations Serval et Épervier
(Tchad). Nous nous impliquons diplomatiquement dans les
négociations entre Bamako et les groupes non terroristes,
au soutien de l'Algérie qui effectue une médiation
remarquable, et des autres partenaires régionaux (Union
africaine, CEDEAO). Le 1er septembre 2014, c'est le
lancement officiel des négociations de paix à Alger. Les 15
mai et 20 juin 2015, est signé l'accord de paix par tous les
groupes rebelles non terroristes.
L'effort ne se relâche pas. Nous maintenons le Mali en
haut de l'agenda international. En septembre 2014 et
septembre 2015, je participe à deux événements sur le Mali
à l'Assemblée générale des Nations unies. En mai 2014,
septembre 2014, février 2015, Annick Girardin, ministre
déléguée chargée du Développement à mes côtés, participe
aux conférences de suivi du processus de Bruxelles, à
Bamako et à Paris. Le 22 octobre 2015, sous l'égide de
l'OCDE, se tient une conférence à Paris sur
l'accompagnement de la mise en œuvre de l'accord de paix
en marge de la visite d'État en France du Président Keïta.
Sont annoncés des fonds substantiels pour l'aide au Mali.
Aujourd'hui encore, nous participons au suivi et à
l'accompagnement de l'accord de paix. Nous poursuivons
notre lutte contre le terrorisme. Nous demeurons le
premier bailleur bilatéral au Mali. Pendant toute cette
période, le quadrilatère Élysée-Quai d'Orsay-Défense-
ambassadeur sur place à Bamako a parfaitement
fonctionné. La continuité de l'action, la compétence des
équipes, la réactivité, la disponibilité vis-à-vis de nos
partenaires ont été des éléments déterminants.
Est-ce à dire que tous les problèmes du Mali sont
définitivement résolus ? Non, bien sûr, et les autorités
maliennes en sont les premières conscientes. Sur le plan
militaire, il faut toujours lutter contre le terrorisme et pour
l'intégrité territoriale, même si la situation est sans
comparaison avec les périodes précédentes. Un important
effort a été mené pour reconstruire les forces maliennes de
police et de défense. Sur le plan économique, des moyens
considérables ont été dégagés pour appuyer la stratégie de
développement ; ils doivent être utilisés en pleine
transparence. Politiquement, les institutions maliennes
fonctionnent, mais il reste à mettre en place des réformes
liées à l'application de l'accord de paix. Au moins trois défis
sérieux restent à traiter : l'application par tous les
signataires et dans toutes ses composantes de l'accord de
paix de mai-juin 2015, alors même que des zones entières
échappent encore au contrôle des forces maliennes et
internationales ; l'évolution démographique, dès lors que le
nombre d'enfants par femme et la pratique de la polygamie
sont particulièrement élevés au Mali comme d'ailleurs au
Niger voisin ; enfin, le développement économique reste un
immense défi, qui ne peut être relevé seulement par le
secteur agricole, afin de faire face notamment aux vastes
besoins de la jeunesse.
Tout au long de ce processus, en lien avec les autorités
maliennes, avec l'Europe et la communauté internationale,
nous n'avons pas cessé de nous mobiliser pour le Mali.
Nous avons agi simultanément dans trois directions qui
doivent être poursuivies de front dans ce conflit comme
dans beaucoup d'autres : politique, sécurité,
développement. Tant il est vrai qu'il ne suffit pas de gagner
une guerre, il faut aussi gagner la paix. Pour gagner la
paix, ces trois dimensions sont inséparables.
La paix et la sécurité : c'est aussi la raison de nos choix en
Syrie, en Irak, en Libye. En lien avec l'ensemble de nos
partenaires clés, nous avons fait le maximum chaque fois
pour essayer de mettre fin au chaos qui ensanglante ces
pays, déstabilise des régions entières et nourrit le
terrorisme. Mais nos efforts, compte tenu des réalités
internationales, ne sont pas toujours suffisants.
La paix et la sécurité encore : nous avons agi pour
permettre la conclusion de l'accord du 14 juillet 2015 sur le
nucléaire iranien, dans les conditions que j'évoque plus
haut.
Nous nous sommes mobilisés – et j'y ai beaucoup insisté –
pour une relance des négociations entre Israéliens et
Palestiniens, afin d'avancer vers un règlement de ce bien
trop long conflit. La sécurité d'Israël ne saurait être mise
en cause. Justice doit être rendue aux Palestiniens. Il n'y a
pas de paix véritable sans justice. Les principes sont ceux-
là, mais les choix du gouvernement israélien, les difficultés
rencontrées par l'Autorité palestinienne, la procrastination
de la présidence américaine n'ont malheureusement pas
permis de déboucher. C'est pourquoi j'ai lancé le projet
d'une réunion internationale pour faire progresser les
solutions. Bien entendu, ces solutions supposent un
dialogue avec les deux parties et entre elles. Dans un
premier temps, nous pensons cependant que les autres
puissances concernées devraient pouvoir se réunir entre
elles afin de préparer la deuxième phase et faire pression
sur les deux parties pour avancer. L'enjeu est si important
et le temps perdu si préjudiciable à la solution des deux
États, internationalement admise mais contredite par
l'extension de la colonisation, que nous ne devons pas
relâcher nos efforts ni abandonner cette juste cause. Il faut
la relancer et persévérer.
Paix et sécurité toujours : nous demeurons mobilisés, avec
notre partenaire allemand, pour permettre une pleine
application des accords de Minsk entre la Russie et
l'Ukraine, dans leur volet politique et militaire, ainsi que
pour reprendre des relations plus sereines avec la Russie.
Enfin, nous avons été et nous sommes en permanence aux
premiers rangs – avec combien de sacrifices ! – dans la
lutte contre le terrorisme islamiste, parce qu'il constitue
une menace grave contre les libertés, la sécurité et la paix.
Cette mobilisation est une priorité du Président, du
Premier ministre et de tout le gouvernement, elle est une
priorité de notre pays. Elle a été à chaque instant présente
dans les actions que nous avons menées, qu'il s'agisse des
choix politiques auxquels nous avons procédé ou de l'action
quotidienne de notre réseau. Il faut nous préparer,
malheureusement, à ce que cette lutte contre le terrorisme
reste encore longtemps une priorité.

Organiser et préserver la planète


La deuxième priorité de notre stratégie internationale a
été la recherche d'une organisation équitable de notre
planète et la préservation de celle-ci.
La France est un des cinq membres permanents du
Conseil de sécurité de l'ONU : cette situation singulière
(merci au général de Gaulle !) nous confère des droits,
notamment le droit de veto – que nous n'avons pas utilisé
depuis 2012 –, mais surtout des devoirs. Nous devons agir
et nous agissons dans le respect du droit international.
Nous valorisons l'action des Nations unies, même si nous
en connaissons les difficultés et les lourdeurs. Tout en étant
réalistes, nous militons pour une organisation du monde
dans laquelle l'ONU, une ONU réformée, jouerait un rôle
central, appuyé et relayé par des organisations régionales,
chacune assumant ses responsabilités et respectant le
droit.
Même si nous en sommes encore loin, c'est cet idéal qui
nous a guidés et qui nous guide, aussi bien par exemple
lorsque nous menons une campagne tenace pour
l'abrogation universelle de la peine de mort que lorsque
nous proposons un renoncement volontaire à l'utilisation du
veto par les « cinq grands » en cas de crimes de masse.
Nous sommes soutenus dans cette proposition par
beaucoup d'ONG et par un nombre croissant d'États, mais
nous n'avons pas encore pu convaincre les autres membres
permanents du Conseil de sécurité. Ce serait cependant la
meilleure façon de redonner au Conseil de sécurité une
crédibilité aujourd'hui affaiblie. Cette réforme, volontaire
j'y insiste, aurait pu permettre, en empêchant l'utilisation
du veto, de créer les conditions pour arrêter les massacres
en Syrie.
En ce qui me concerne, j'ai toujours été très attaché à la
cause des Droits de l'homme. Premier ministre ou
président de l'Assemblée nationale, j'avais été dans les
années 1980-1990 un des dirigeants internationaux les plus
engagés dans la lutte contre l'apartheid et pour la
démocratie en Afrique du Sud. Mes rencontres avec Nelson
Mandela et Desmond Tutu comptent parmi mes souvenirs
les plus forts. Dans un autre contexte, certains se
rappellent le différend qui m'avait opposé sur ce sujet à
François Mitterrand, dont j'étais pourtant très proche, lors
de la réception en France du maréchal polonais Jaruzelski.
Je n'ai pas mis mon drapeau dans ma poche parce que – et
pendant que – je dirigeais le Quai d'Orsay. J'ai souhaité être
efficace et, dans un monde qui reste très injuste, obtenir le
plus grand nombre possible d'avancées collectives ou
individuelles. Pour autant, j'ai tenu compte du fait que,
dans certains cas de violations des Droits de l'homme, un
gouvernement obtient plus de ses homologues étrangers
par la négociation officieuse et la pression que par
l'opposition frontale.
Nous nous sommes mobilisés avec passion et ténacité
pour la préservation de la planète. Cette démarche a été
principalement illustrée par la COP21, la Conférence
mondiale de Paris et son accord final, sur lesquels je
m'exprime longuement au début de ce livre. Un aspect doit
à nouveau être souligné : cet accord historique est le
résultat non seulement d'un immense effort de préparation,
de négociations intenses et réussies au Bourget, de
l'engagement des chefs d'État et des chefs de délégations
du monde entier, du soutien de la société civile, mais il est
le produit d'un travail considérable et méthodique de tout
notre réseau diplomatique. Au-delà des discussions de
sommet, il était crucial de mobiliser sur l'importance de
l'enjeu les pays eux-mêmes, leurs responsables et leur
société civile. Il fallait faire circuler dans les deux sens les
données, les objectifs, les difficultés, afin que tous les pays
soient informés et écoutés. Ce rôle, je l'ai confié à notre
réseau diplomatique, à chaque chef de poste, ainsi qu'à
l'équipe de coordination du Quai d'Orsay. La diplomatie
française l'a parfaitement rempli.
Lors de la clôture de notre Semaine des ambassadeurs fin
août 2014, un an avant le sommet de Paris, j'avais été
explicite en m'adressant à tous nos responsables : « La
présidence de Paris Climat 2015 nous est confiée, à notre
maison en particulier. La tâche est complexe et
enthousiasmante. Sur la base des orientations qui vous sont
données, vous aurez pour mission de préparer cette
Conférence auprès de chacun de vos pays de résidence, de
signaler les difficultés, de faciliter les accords, de
promouvoir la solidarité afin d'accompagner les pays les
plus vulnérables. Le monde, avais-je ajouté, compte sur le
réseau diplomatique français pour éviter le chaos
climatique. » Le réseau diplomatique français a relevé le
défi.
Cet hommage à la diplomatie française s'est exprimé à
travers de nombreux témoignages reçus après la
Conférence de Paris. J'en retiendrai deux, qui émanent des
deux derniers secrétaires généraux des Nations unies.
Dans une lettre qu'il m'adresse le 16 décembre 2015, Kofi
Annan trouve les termes justes : « ... La COP21 a démontré
que le changement est possible, pour autant qu'il y ait la
volonté politique nécessaire. Nous devons maintenir l'unité
entre responsables politiques, diplomates, hommes
d'affaires, scientifiques et représentants de la société civile
et assurer la mise en œuvre de l'accord en vue de parvenir
à un monde plus juste et durable. »
À son tour, Ban Ki-moon, dans une lettre du 25 février
2016, a su trouver les mots : « ... L'adoption de l'Accord de
Paris constitue un tournant décisif dans nos efforts
collectifs pour répondre aux défis posés par les
changements climatiques. L'Accord est équilibré et
ambitieux. Réussite majeure du multilatéralisme, il pose
des bases solides pour un monde plus sûr et prospère. Le
succès n'aurait pu être possible sans votre engagement et
la manière exemplaire dont vous avez conduit les
discussions. En travaillant main dans la main, nous avons
montré que nous pouvions atteindre notre objectif comme
d'éradiquer la pauvreté, de renforcer la paix et d'assurer
une vie digne et riche d'opportunités à tous. »
Ces mots, je les partage avec l'ensemble de nos
diplomates.

Relancer et réorienter l'Europe


Les thèmes majeurs du débat européen au moment de
l'élection de François Hollande, je les ai rappelés. La crise
économique et financière mettait – déjà – l'Europe à
l'épreuve. Elle confirmait les fragilités d'une construction
déséquilibrée, avec d'un côté la monnaie unique, l'euro, et,
de l'autre, des structures économiques, budgétaires,
financières, politiques mal adaptées pour gérer cette
monnaie unique dans la stabilité, la solidarité et la durée.
J'ai évoqué les discussions sur la « renégociation » du Traité
budgétaire européen. Il fallait surmonter la crise des dettes
souveraines, améliorer la gouvernance de la zone euro,
régler la crise grecque. Pour y parvenir, la relation franco-
allemande fut, comme toujours, fondamentale : partenariat
décisif, même s'il n'est pas exclusif.
Sur tous ces points, des progrès importants ont été
accomplis au cours de ces années et la France, je l'ai
montré, y a joué son rôle. En lien avec mes collègues
chargés de l'Économie et des Finances, nous avons
proposé, discuté, agi pour que des solutions soient
apportées et des catastrophes évitées. Quand je dis
« nous », je pense, outre évidemment l'Élysée et Matignon,
aux ministres et secrétaires d'État successifs (Bernard
Cazeneuve, Thierry Repentin, Harlem Désir) qui m'ont
accompagné dans cette tâche européenne et à nos
collaborateurs chargés de ces questions dans les postes
diplomatiques ou au Quai d'Orsay. Malgré ces avancées, la
situation de l'Europe reste insatisfaisante et elle est
ressentie comme telle, pour au moins deux séries de
raisons, liées entre elles.
Avec le temps, le sentiment grandit que l'Union ne
parvient pas à régler les problèmes qui se posent à elle, à
assurer à ses ressortissants les progrès et les protections
qu'ils en attendent, à tenir sa place dans la compétition
mondiale. À peine un problème est-il réglé qu'un autre se
pose. De nouvelles difficultés apparaissent que l'Union
éprouve beaucoup de mal à maîtriser : en particulier les
migrations massives et la lutte contre le terrorisme. Alors
qu'il serait nécessaire d'avancer d'une façon audacieuse et
coordonnée, ce sont souvent l'attentisme et les divisions
qui l'emportent.
Dès lors, le doute se répand concernant l'avenir de
l'Union. Les populations ne se sentent pas assez écoutées.
Elles souhaitent des initiatives hardies, or celles-ci sont de
plus en plus délicates à mettre en œuvre compte tenu des
doutes et des déchirements. On demande à l'Union de
répondre à beaucoup de questions. Comment concilier
durablement le sérieux budgétaire et la croissance pour
faire reculer le chômage, en particulier celui des jeunes ?
Quelles compétences mettre en commun ? Quelle
articulation adopter entre les États membres disposés à
avancer ensemble vers davantage d'intégration et les
autres ? Comment faire évoluer le système alors qu'il est de
plus en plus difficile de réviser les traités à 28 – demain 27
– États membres ? Quelle place pour les citoyens et les
institutions nationales dans l'intégration européenne ? Il est
impératif de redonner au plus grand nombre le goût de
l'Europe. Nous avons avancé sur certains points, sur
d'autres des pistes ont été proposées. Reconnaissons qu'il
reste beaucoup d'actions à mener. J'en ai tracé plus haut la
direction.

Le rayonnement et le redressement de notre pays


La dernière priorité de notre politique étrangère a
concerné le rayonnement et le redressement de notre pays.
C'est aussi, d'une certaine façon, la première. Elle n'est pas
séparable de notre politique de développement.
Dès 2012, j'ai fait de la diplomatie économique l'une des
priorités du Quai d'Orsay. D'abord parce que chaque
ministère, chaque secteur de l'action publique devait
apporter sa pierre au redressement de la situation
économique que connaissait la France. Ensuite je
considérais que, sans amélioration de notre compétitivité
économique, gravement détériorée au fil des ans, notre
position internationale s'affaiblirait et serait menacée à
terme : dans le monde actuel, l'influence politique ne peut
pas être durablement déconnectée du poids économique.
J'ai donc lancé une série de réformes pour renforcer notre
diplomatie économique : nous en percevons les premiers
résultats, mais ils doivent encore être améliorés.
Au-delà de la dimension économique, j'ai souhaité que
notre diplomatie investisse l'ensemble des champs de
l'action extérieure de l'État. La culture, bien sûr, vecteur
primordial d'influence et de rayonnement, en raison de la
richesse de notre patrimoine et du dynamisme de notre
création. L'éducation : notre réseau d'enseignement à
l'étranger est le premier au monde, il constitue un
formidable atout à la fois pour les Français de l'étranger et
pour le rayonnement de notre langue, de notre culture, de
nos valeurs. La francophonie est, elle aussi, décisive : près
de 230 millions de personnes parlent aujourd'hui le
français ; dans quelques décennies, on estime qu'elles
seront 750 millions grâce à la croissance de l'Afrique. C'est
un réservoir d'influence et un potentiel économique que la
France doit mieux saisir. Je pourrais citer bien d'autres
domaines : la science, la gastronomie, le sport... L'influence
de la France dans le monde est multiforme, notre
rayonnement s'appuie sur des secteurs très divers ; c'est le
rôle de notre diplomatie de traduire cette globalité et cette
diversité en actes.
Ce renforcement et ce rayonnement, nous nous sommes
efforcés de ne jamais les séparer de notre politique de
développement. Celle-ci en fait partie intégrante. En
complément de la diplomatie et de la force armée, l'Aide
publique au développement (APD) est en effet essentielle
pour faire rayonner nos valeurs (Droits de l'homme, liberté
d'expression...) et répondre aux déséquilibres du monde :
extrême pauvreté, fragilité des États, pandémies,
changement climatique, migrations massives,
radicalisation... Les quatre années 2012-2016 ont permis,
là aussi, d'engager une rénovation qu'ont conduite avec
détermination à mes côtés Pascal Canfin et Annick
Girardin.
Plusieurs aspects ont marqué le changement de cette
politique de développement par rapport aux périodes
précédentes. La fin de ce qu'on a appelé la Françafrique est
acquise, remplacée par une relation partenariale, d'égal à
égal, avec les pays africains. Le cadre politique de notre
aide a été refondé avec l'adoption, préparée par des assises
pendant l'hiver 2012-2013, de la première loi de
programmation et d'orientation sur la politique de
développement (7 juillet 2014). Elle marque une vraie
avancée et une reconnaissance de l'importance de cette
politique. Le changement de méthode a concerné aussi les
interventions sous mandat de l'ONU au Mali et en
République centrafricaine.
La méthode suivie a été renouvelée par l'établissement
d'un large dialogue avec tous les acteurs de l'aide au
développement. Les assises du développement, puis le
Conseil national du développement et de la solidarité
internationale (CNDSI), ont donné corps à cette nouvelle
méthode, traduite aussi par la réactivation du Comité
interministériel pour la coopération internationale et le
développement (CICID). Dans le même temps, nos outils
ont été modernisés et renforcés. La création d'Expertise
France (2015), opérateur unique de nos diverses formes
d'expertise publique, va en ce sens. La volonté est
manifeste de faire de la politique de développement un
instrument contre le repli de notre pays, en renforçant la
dimension bilatérale de notre aide et en donnant un réseau
en France à notre opérateur, l'Agence française de
développement (AFD), à la faveur de son rapprochement
avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC).
L'année 2015 aura marqué d'une façon particulièrement
forte notre contribution à la redéfinition du cadre
multilatéral dans lequel s'inscrit l'action pour le
développement. Trois étapes pour un progrès considérable
: l'engagement vers une vision renouvelée du financement
du développement, faisant toute sa place au financement
privé (Addis-Abeba, juillet 2015), l'adoption d'une nouvelle
génération d'objectifs du développement durable communs
à tous les pays, y compris la France (New York, septembre
2015), l'accord spectaculaire obtenu sur le climat (Paris,
décembre 2015). Ces « trois coups » frappés en 2015,
comme au début d'une pièce de théâtre, ouvrent des
perspectives nouvelles.
Bien sûr, on peut avec lucidité regretter que les moyens
financiers n'aient pas encore suivi le même mouvement, en
raison de la contribution générale qu'il a fallu apporter au
redressement des comptes publics. Mais des annonces
importantes ont été faites par le chef de l'État en
septembre 2015 à New York, particulièrement en faveur du
climat. L'Agence française de développement bénéficie de
2,5 milliards d'euros de fonds propres supplémentaires dès
2016. Ces décisions devraient améliorer les constats
chiffrés et remettre l'APD française sur le chemin des 0,7 %
du Revenu national brut qui constitue l'objectif d'ici à 2030.
Cette amélioration est indispensable vis-à-vis de nos
partenaires et des besoins à satisfaire.
En mettant en œuvre ces quatre priorités comme c'était
mon mandat, j'ai voulu que notre pays dispose d'un vrai
« ministère de l'action extérieure de l'État », qui ne se
concentre pas seulement sur les questions traditionnelles
stratégiques et politiques, et qui élargisse le cœur du
métier diplomatique. Pendant cette période, le Quai
d'Orsay a disposé de tous les leviers pour mener une
diplomatie globale. Ce devrait être une des caractéristiques
majeures du ministère des Affaires étrangères du XXIe
siècle. Je nourris l'espoir que, au-delà des évolutions de la
vie politique, cette vision puisse durablement prévaloir.

MAEDI 21 pour le monde du XXIe siècle


Pour adapter notre diplomatie aux transformations du
monde et peser sur ces transformations, il est
indispensable d'avoir une vision des grandes lignes du
futur. C'est à partir de cette vision de l'avenir que j'ai
conduit, avec mes équipes, l'évolution du Quai d'Orsay.
J'ai résumé plus haut quelques traits de cette évolution du
monde du XXIe siècle dont nous pouvons être à peu près
certains : un monde davantage contraint par sa
démographie, ce qui entraînera des tensions très fortes sur
le plan des ressources ; un monde plus compétitif, dans
lequel l'Asie et l'Afrique joueront un rôle croissant,
cependant que l'Europe verra sa place relative se réduire ;
un monde davantage connecté, avec les conséquences
qu'entraînera la multiplication des échanges de toutes
sortes ; un monde qui comportera davantage de risques,
dans lequel le pouvoir des États sera concurrencé par des
acteurs non étatiques, parfois destructeurs ; un monde
dans lequel diminuera le poids démographique et
économique de la France en termes relatifs, mais où, à
condition de choix pertinents, notre pays peut demeurer
l'un des rares à disposer de tous les attributs de la
puissance et de l'influence ; un monde du XXIe siècle enfin
dans lequel nous devrons renforcer nos alliances –
notamment avec les pays émergents – et conserver notre
indépendance en travaillant au renforcement du levier
européen. Dans ce monde, le Quai d'Orsay devra encore
plus qu'aujourd'hui assumer une fonction d'interface entre
l'international, le national et le local. Et la diplomatie jouer
de plus en plus son rôle de « service public de
l'international », assumant une fonction de sécurité, de
proximité et d'efficacité.
Quelles traductions concrètes ces évolutions prévisibles
auront-elles sur l'organisation et le fonctionnement du Quai
d'Orsay ? J'ai lancé en 2015 une vaste réflexion appelée
MAEDI 21 sur ce thème : le « ministère des Affaires
étrangères du XXIe siècle ». Tous les personnels, toutes les
organisations syndicales, le Conseil des affaires étrangères,
de nombreux acteurs extérieurs ont formulé leurs analyses
et leurs propositions. Une synthèse a été établie. À partir
de là, nous avons élaboré une feuille de route autour de
trois grandes exigences. Elles devraient garder leur
pertinence, je le crois, quelles que soient les évolutions
politiques : l'adaptation, la simplification et la gestion
moderne de nos ressources humaines.
Adaptation
C'est d'abord notre présence internationale elle-même que
nous devrons adapter. Dans le respect du principe
d'universalité, notre réseau diplomatique devra poursuivre
son redéploiement vers les puissances qu'on identifie
comme celles de demain.
En 2012, à mon arrivée au Quai d'Orsay, seulement 13 %
de nos effectifs diplomatiques se situaient dans les pays
émergents du G20 : ils devraient être 25 % en 2025. Dès
2017, notre ambassade en Chine constituera, par ses
effectifs, la première dans le monde. En dehors des
capitales, nous devrons être présents dans toutes les
métropoles émergentes où se trouvent nos intérêts et nos
communautés, par exemple sous la forme nouvelle de
« bureaux de la France ». Il nous faudra améliorer la
mutualisation européenne : en 2012, seules trois de nos
ambassades étaient colocalisées ; en 2025, il est prévu
qu'elles soient vingt-cinq. Face aux crises, le maître mot
devra être la réactivité. Avec un souci permanent – nouveau
par son ampleur – de la sécurité de nos ressortissants et de
nos agents. Dès 2017, une task force composée de cent
agents pourra se projeter en quarante-huit heures sur
toutes les crises ou les grands enjeux.
Cette adaptation accrue devra concerner aussi la France
elle-même. Il faudra renforcer l'appui de notre réseau
diplomatique à notre propre territoire. Des conseillers
diplomatiques affectés auprès de chaque préfet de région
commencent à faire le lien entre les nouvelles régions
françaises et l'ensemble de notre réseau diplomatique. La
synergie devra être accrue avec l'action internationale des
collectivités locales, particulièrement avec les régions et
métropoles issues de la réforme territoriale. Cette
adaptation tous azimuts conduira à étendre le champ des
interventions diplomatiques traditionnelles, notamment
dans les domaines de la sécurité, de l'économie et de
l'environnement.
Simplification
Un deuxième chantier indispensable pour les décennies à
venir concerne la simplification. C'est une demande à la
fois des publics et des agents. Elle reposera largement sur
une meilleure exploitation des technologies numériques.
Déjà, les dispositions sont prévues pour que tous les
Français de l'étranger puissent en 2020 effectuer
l'essentiel de leurs démarches consulaires en ligne, vingt-
quatre heures sur vingt-quatre. L'objectif est notamment la
mise en place de véritables « consulats numériques ».
En nous servant des nouvelles technologies, nous
pourrons nous concentrer partout sur la dimension
humaine de nos actions. La simplification portera
particulièrement sur les visas et les titres de séjour. Elle
concernera aussi l'éducation et la culture. Dès 2017, sera
mise en place une « École française numérique » qui sera
accessible partout dans le monde et complétera
l'enseignement français à l'étranger. L'objectif est
ambitieux mais accessible : un million d'élèves en ligne d'ici
2025. La simplification devra se traduire concrètement
dans l'ensemble des méthodes de travail.
Gestion moderne des ressources humaines
Le Quai d'Orsay devra progresser aussi dans la gestion de
ses ressources humaines. C'est vrai pour ce qui concerne
l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. À
mon arrivée en 2012, il y avait 23 ambassadrices. En 2016,
à mon départ, il y en avait 48. C'est mieux, mais c'est
encore trop peu.
Concernant les parcours professionnels, il est prévu
qu'une gestion prévisionnelle à dix ans des emplois et des
compétences soit mise en place, permettant de faciliter
l'accompagnement individuel des agents. Chaque agent
disposera d'un capital-formation dont il pourra se servir
pour progresser. Dès 2017, une réforme des concours entre
en application : elle intègre les nouvelles compétences du
Quai d'Orsay et généralise les épreuves permettant de
mieux prendre en compte l'expérience professionnelle et
les qualités personnelles des candidats. La mobilité à
l'extérieur du ministère sera encouragée, notamment en
entreprise et chez les opérateurs.
S'agissant du management et de l'encadrement,
l'évaluation qu'on appelle « à 360° » sera généralisée à tous
les postes d'encadrants en administration centrale et aux
numéros deux dans les postes. Un médiateur du ministère
existe désormais : tous les agents peuvent y recourir. Des
panels de sélection seront constitués pour les nominations
aux postes d'encadrement supérieur, notamment les postes
d'ambassadeurs. La conciliation de la vie privée et de la vie
professionnelle devra être mieux prise en compte.
On évoque parfois des comportements critiquables au sein
du Quai d'Orsay, des réflexes conservateurs, des
manquements. Dans une collectivité qui compte, sans les
opérateurs externes, plus de 14 000 collaborateurs, ils ont
pu et peuvent exister ici ou là. Mais ils sont ultra-
minoritaires et je veux témoigner de la compétence, du
sens de l'État, de l'amour de leur métier que partagent
l'immense majorité de nos diplomates. Cette immense
majorité est utile à la France et elle l'honore.
De nombreuses évolutions sont intervenues au cours de
ces années au Quai d'Orsay, en général positives. Elles
devront être confirmées. Cependant, elles ne pourront être
mises en application sans rupture que si la concertation
sociale, à laquelle j'ai toujours veillé, est poursuivie et si
l'approche budgétaire est raisonnable. Chacun sait que les
moyens financiers de l'État sont limités, ils le resteront
sans doute ; mais pratiquer des coupes budgétaires
excessives et aveugles aboutirait à priver de sa force notre
réseau et, finalement, notre action diplomatique elle-même.
Tout au long de ce livre, on a vu combien l'action
diplomatique pouvait être utile. J'espère que personne ne
jouera aux apprentis-sorciers. Ce serait gravement
préjudiciable à la France.
Un ministre n'est pas seulement responsable de la
conduite d'une politique auprès du président de la
République, du Premier ministre, du Parlement et du pays :
il est aussi garant du bon fonctionnement de son
administration et chargé de préparer son avenir. Voilà
pourquoi c'est aussi dans cette direction très concrète,
même si elle n'est ni la plus connue ni la plus spectaculaire,
que pendant ces quatre années je me suis efforcé d'agir.
CONCLUSION
L'indépendance

On me demande parfois quel principe essentiel a orienté


notre action extérieure, notre vision, au cours des années
2012-2016. Au-delà des priorités que j'ai rappelées, si je
devais ne retenir qu'un seul principe, je dirais :
l'indépendance. C'est à la fois un moyen et un objectif.
C'est une clé de nos choix et la base de notre influence.

Washington ou Moscou ?
Au cours de ces quatre ans, j'ai entendu bien des
injonctions contradictoires. Notre diplomatie devait être
tour à tour moins solitaire et moins alignée, plus
continentale et plus atlantiste, moins aventureuse et plus
audacieuse. Tel engagement (en Afrique, au Proche-Orient)
semblait illégitime parce que ne bénéficiant pas du soutien
de Washington ; telle proposition vouée à l'échec car nous
ignorions Moscou. Je préfère les faits.

Washington
Dans l'approche générale de la diplomatie du Président
Obama, il faut admettre que l'Europe et la France, parte-
naires pourtant historiques des États-Unis, n'ont pas été
prioritaires. La comparaison du nombre des visites
présidentielles américaines dans les différentes zones
géogra- phiques en est un signe. Certes, Barack Obama a
toujours eu des paroles positives pour l'Europe, notamment
pour la France ; mais dans sa vision stratégique, à la
différence notamment d'Hillary Clinton avec laquelle je
m'en suis souvent entretenu, cette zone n'est pas une clé
de l'avenir. Lorsqu'il s'agit de l'Union européenne, il a eu
d'ailleurs tendance à considérer que la Chancelière Merkel,
à elle seule, engageait automatiquement la totalité des
États membres : de là, quelques mécomptes, par exemple
sur la faisabilité réelle du traité transatlantique entre les
États-Unis et l'Union européenne. De là aussi le sentiment
que la dimension européenne de la crise syrienne n'a pas
été traitée comme elle le devait. En choisissant de ne pas
vraiment s'impliquer, le Président Obama a choisi aussi de
ne pas voir à quel point la sécurité et surtout les équilibres
politiques européens étaient directement et durablement
mis en cause par la plongée de la Syrie dans le chaos. La
montée des populismes en Europe a été accélérée par le
risque terroriste croissant et l'afflux des réfugiés.
À l'égard de la France, Barack Obama aime à rappeler
qu'elle est « le plus vieil allié des États-Unis ». Les relations
humaines entre lui et les dirigeants français actuels ont été
cordiales et même chaleureuses. En témoigne l'excellent
accueil qu'a reçu François Hollande lors de sa visite d'État
à Washington en février 2014. Le mélange de fastes
officiels et d'attentions personnelles, le charisme du couple
Obama y furent à leur meilleur. De même, Obama a été
incontestablement touché par les attaques terroristes en
France. Il apprécie la détermination et l'engagement
concret de notre pays dans la lutte contre le terrorisme, le
courage et l'efficacité dont nous faisons preuve en Afrique,
continent dont nous sommes considérés par les États-Unis
comme les amis et les spécialistes. En novembre 2015,
remplaçant François Hollande au G20 d'Antalya en
Turquie, j'ai été frappé par l'émotion sincère que
manifestait Barack Obama envers notre pays, visé quelques
heures plus tôt par les attentats. J'ai apprécié la cordialité
avec laquelle, en l'absence du Président français, le
Président américain associait le ministre des Affaires
étrangères que j'étais aux conversations du plus haut
niveau. Et je n'oublie pas non plus qu'au cours de toute
cette période, nous avons pu compter sur un engagement
américain sans faille contre le changement climatique.
Mais, au-delà de ces sentiments et de ces gestes, Barack
Obama, personnalité brillante dont certaines réalisations
ont été remarquables, manifeste avec nous – comme avec
tous les autres – un réalisme froid qui confond souvent
partenaires et supplétifs. On nous demande notre avis,
mais dans l'esprit du Président américain la décision finale
relève du seul chef de la seule superpuissance, c'est-à-dire
lui-même. Telle n'est pas notre vision du bon traitement des
affaires du monde ni de la place que doit y occuper une
France indépendante.
Cela explique, au cours de ces quatre ans, sur un fond de
relations cordiales avec les États-Unis, plusieurs phases et
zones de tensions. Ce fut le cas pour les négociations avec
l'Iran, pour le fonctionnement de la coalition en Irak et en
Syrie, pour l'approche des discussions dans le conflit
israélo-palestinien. De même pour l'attitude à adopter
envers la Russie : la nôtre a été souvent plus ferme que
celle des Américains dans le conflit syrien, moins rigide
dans l'approche du conflit ukrainien. Étant un des cinq
membres permanents du Conseil de sécurité des Nations
unies, nous considérons que ni nous ni le Conseil de
sécurité ne doivent être mis à l'écart des grandes décisions
au profit de l'institution d'un monopole ou d'un duopole,
quel qu'il soit. Et je n'évoque que pour mémoire les
tensions au moment de l'amende infligée par les autorités
américaines à BNP-Paribas ou encore de la révélation
d'espionnages blâmables opérés par les États-Unis : ce
n'est pas ainsi que doit se comporter un allié et ami.
J'ai à plusieurs reprises insisté sur la personnalité des
grands dirigeants internationaux. Non par goût immodéré
de l'anecdote ou par oubli des causes structurelles de telle
ou telle position nationale, mais parce que les éléments
personnels comptent beaucoup dans les décisions prises, et
les relations interpersonnelles aussi. Au moment où
j'achève ce livre, Barack Obama termine son mandat
cependant que l'élection présidentielle américaine n'a pas
encore eu lieu. Son résultat exercera une influence
importante sur l'évolution de plusieurs des questions
internationales que j'ai abordées. Je ne connais pas Donald
Trump, mais la personnalité qu'il a révélée ne plaide pas –
c'est le moins qu'on puisse dire – en sa faveur. En revanche,
je connais bien Hillary Clinton. Elle comprend l'Europe et
elle sait ce que signifie l'indépendance de la France.
Pendant plusieurs mois où nous avons été collègues, j'ai
travaillé avec elle. J'ai vu sa compétence, son autorité et,
dans sa relation avec la France, sa rectitude. Quoique
loyale envers son Président, elle a défendu, notamment sur
la Syrie, des positions plus fermes qu'Obama dont je pense
que, si elles avaient été suivies, elles auraient pu conduire
à une situation moyen-orientale différente. Je l'ai revue à
Paris et à New York après qu'elle eut quitté son ministère,
j'ai mesuré la constance de ses positions et la fidélité de
son amitié. Elle peut être la première femme à exercer la
tâche écrasante de Présidente des États-Unis. Je suis
convaincu qu'elle en possède les qualités.

Moscou
Au cours de toute cette période, c'est un élément
remarquable que le contraste entre la place somme toute
mineure qu'occupe la Russie en termes économiques et le
poids majeur qu'elle a pesé dans la diplomatie mondiale.
Impossible d'expliquer ce phénomène sans s'arrêter
quelques instants sur le régime lui-même et sur son chef,
Vladimir Poutine.
L'autocratie n'a pas besoin de longs développements pour
être démontrée. Sous des dehors légalistes – car le pouvoir
russe met toujours en avant l'apparence du droit, même
quand il le méconnaît –, Poutine tient dans ses mains la
totalité des décisions. Chaque choix remonte à lui, qu'il
occupe comme aujourd'hui la fonction de Président ou hier
celle de Premier ministre. J'ai pu en de nombreuses
occasions observer comment dans ce régime on en réfère
au chef ou on procède du chef pour toute décision. Il n'est
assurément pas le seul dirigeant au monde à pratiquer
ainsi, mais rarement à ce point.
Pour prendre un exemple modeste et révélateur, la
construction de la cathédrale orthodoxe du Quai Branly à
Paris, longtemps retardée pour des raisons architecturales,
a failli provoquer une crise grave dans nos relations
diplomatiques. Vladimir Poutine jugeait inconcevable que
de simples règles d'urbanisme puissent s'opposer à sa
volonté, il en faisait une affaire personnelle. Il a fallu que je
me saisisse du dossier et que l'imagination des architectes
soit portée à son meilleur pour dégager finalement une
solution. Autre aspect significatif, les relations entre
Poutine et ses collaborateurs. J'ai vu plusieurs fois Sergueï
Lavrov, ministre des Affaires étrangères depuis plus de dix
ans, professionnel chevronné et entièrement dévoué à son
Président, traité devant François Hollande et moi avec un
mépris embarrassant. Le remplacement subit en août 2016
d'Ivanov, longtemps chef de l'administration poutinienne,
proche entre les proches, est venu opportunément rappeler
à chaque haut dirigeant russe, à quelques semaines
d'élections législatives triomphales, que dans ce régime on
ne tient sa place que du Président.
Si on ajoute à ce constat que les pouvoirs législatif et
judiciaire russes ne répondent pas – même de loin – à la
définition qu'en donne Montesquieu, le premier contribuant
pour l'essentiel à mettre en scène les décisions
présidentielles cependant que mieux vaut ne pas tomber
dans les filets du second, le tableau prend une tournure
résolument monocolore. Est-il besoin de souligner, enfin,
combien les organes d'information servent sans retenue le
pouvoir et exercent un rôle majeur de propagande auprès
des populations russes et russophones ? Dans ce contexte,
les organisations non gouvernementales et la société civile
tout entière éprouvent, malgré leur courage, d'énormes
difficultés à agir ou simplement à vivre, sous le poids des
limitations, des intimidations et des interdictions.
La Russie n'est, bien entendu, pas la seule autocratie au
monde. Et celle-ci trouve des précédents tout au long de
l'histoire russe. Elle s'accompagne chez le Président
Poutine d'une excellente connaissance des questions de
fond et d'une intelligence aiguë des situations et des
hommes. Elle rencontre son fondement et de l'écho dans un
patriotisme incontestable, même s'il est dégradé souvent
en nationalisme. Comme beaucoup de ses concitoyens,
Poutine a été humilié par l'effondrement de l'URSS. Il
prétend – et peut-être le croit-il – qu'il existe une menace
antirusse représentée par l'expansionnisme de l'OTAN,
dont il doit se protéger. Il a fait du rétablissement de la
puissance russe, au-delà même du maintien de sa
personne, l'objectif cardinal de son pouvoir. Toute sa
stratégie et son action en découlent.
En Russie même, il s'agit de diriger sans partage et de
refuser tout ce qui pourrait s'apparenter à une opposition
intérieure ou à une ingérence extérieure. Hors Russie,
contrôler ses marches géographiques, en les annexant
(Crimée) ou en les fragilisant (conflits gelés de
Transnistrie, d'Ossétie du Sud, d'Abkhazie, etc.). Poutine
veille à diviser autant que possible l'Union européenne,
pour éviter qu'elle ne propose aux pays proches un
exemple entraînant. Il passe des accords avec la Chine,
l'Inde, l'Iran, la Turquie, et tout autre État susceptible à un
moment ou à un autre de servir ses intérêts. Et bien sûr,
préoccupation constante, il veille à embarrasser les États-
Unis puisqu'il ne lui est pas toujours possible de s'y
opposer frontalement.
Dans ce cadre général, la France est perçue par Poutine
comme une puissance mondiale mais moyenne, que la
Russie doit dans une certaine mesure ménager compte
tenu à la fois de notre rôle de membre permanent du
Conseil de sécurité et de notre tradition d'indépendance.
Napoléon, le général De Gaulle, notre statut de puissance
nucléaire, nos capacités économiques, scientifiques et
technologiques, notre poids dans l'Union européenne, la
longue histoire de nos relations : tout cela compte aux yeux
de Poutine, même s'il est acquis que, pour les « grandes
affaires », c'est plutôt avec l'Amérique et la Chine qu'il faut
traiter. Celle-ci, notamment parce qu'elle peut dans une
certaine mesure offrir à la Russie une alternative
économique orientale à une Europe décidément trop
regardante. Celle-là, parce qu'il est tentant d'établir, selon
les périodes et les questions, une sorte de duo américano-
russe, fût-il conflictuel, qui survalorise le poids de la Russie
et flatte l'amour-propre du pays. D'autant plus que, sous
une présidence Obama finissante, le pilotage effectif du
duo se trouve plutôt côté russe.
Face à ces réalités, deux attitudes extrêmes et opposées
me paraîtraient erronées de la part de la France. L'une
consisterait en une sorte d'antirussisme primaire,
recommandé pourtant par certains qui considèrent qu'à
partir du moment où Poutine toise les peuples et néglige
les lois il faut s'opposer à lui de toutes nos forces et sur
tous les sujets. Une telle position serait pour le moins
frappée d'irréalisme : nous sommes liés à la Russie par la
géographie et par l'histoire ; que nous le voulions ou non,
ce grand pays joue un rôle sur beaucoup de sujets
internationaux, et personne de sensé ne peut souhaiter de
conflit ouvert avec lui. Le réalisme, comme l'intérêt bien
compris de la France excluent une telle attitude, même s'ils
n'excluent nullement la fermeté.
L'autre comportement irréfléchi consisterait au contraire
à tresser des couronnes permanentes à Vladimir Poutine, à
plaider que lui seul a compris comment un dirigeant
international doit agir au XXIe siècle, à le célébrer comme
un « rempart contre le terrorisme », et non seulement à
l'exonérer de toute critique mais à en faire le pilier de
notre diplomatie. On mesure l'inanité pour la France d'une
telle orientation qui, au nom de notre indépendance, refuse
avec raison d'aligner notre action extérieure sur les États-
Unis, mais qui, au nom de cette même indépendance,
propose la Russie comme guide de notre politique
étrangère.
Il me semble – et c'est le choix que nous avons adopté
avec François Hollande – que la ligne juste consiste en une
relation aussi sereine que possible avec la Russie, en
récusant toute complaisance. Là aussi, comme nous l'avons
vu avec la négociation sur le nucléaire iranien, la « fermeté
constructive » est la stratégie pertinente. C'est cette
position que nous avons retenue par exemple pour
résoudre le problème complexe des deux porte-hélicoptères
Mistral commandés par la Russie à la France. Compte tenu
de l'attitude hostile manifestée par Poutine envers l'Union
européenne dans l'épisode Ukraine-Crimée, il nous est
apparu impossible d'exécuter le contrat, d'ailleurs quasi
léonin, signé en 2011. Dans quelle situation nous serions-
nous trouvés si ces bateaux de guerre avaient été livrés par
la France pour être utilisés ensuite par les Russes contre
un de nos partenaires et alliés ! Livrer était impossible, ne
pas livrer semblait ruineux. Par une attitude de principe
ferme tout en laissant la voie ouverte à la négociation, nous
avons pu, en bonne intelligence entre le Quai d'Orsay et la
Défense, résoudre cette question difficile en vendant
finalement, après accord général, les deux navires à
l'Égypte. Nous avons ainsi pu rompre le contrat russe, sans
dommage ni pour nos relations, ni pour nos finances, ni
pour la charge de travail du chantier.
Cette même attitude, faite de fermeté et de souplesse,
nous l'avons privilégiée au long du conflit ukrainien.
D'abord, en nous impliquant nous-mêmes physiquement au
moment le plus violent. En février 2014, au plus fort des
affrontements à Kiev, je me suis rendu dans la capitale
ukrainienne avec mes collègues allemand et polonais,
Steinmeier et Sikorski, pour rencontrer le Président
Ianoukovitch. Après des discussions très tendues, nous
avons pu éviter ce qui aurait été probablement une
véritable guerre civile (on était proches d'un gigantesque
bain de sang à partir de Maïdan) et accélérer l'organisation
des élections générales ukrainiennes. Dans le même esprit,
une fois le Président ukrainien Porochenko élu, François
Hollande a proposé et obtenu, lors des cérémonies du
soixante-dixième anniversaire du débarquement le 6 juin
2014, la mise en place du «Format Normandie », canal de
dialogue utile entre les Présidents ukrainien et russe, la
Chancelière allemande et le Président français. C'est aussi
la France et l'Allemagne ensemble qui ont permis la
conclusion des accords de Minsk II en février 2015 au bout
de discussions qui n'auraient pas pu aboutir sans une forte
pression de notre part.

« Le colonel a probablement perdu son chemin »


Je garde en mémoire deux échanges significatifs. Le
premier, au cours de la nuit de Minsk II en Biélorussie, le
11 février 2015. Nous sommes une vingtaine, réunis dans
une pièce ronde du palais du Président Loukachenko,
meublé kitch, pour discuter texte en mains les treize points
du projet d'« accord de Minsk ». Nous disposons d'une nuit
pour trouver un accord. Le Président ukrainien Porochenko
se trouve dans une situation très difficile car ses troupes, à
l'est de son pays dans la région de Donetsk et Lougansk,
sont à la merci des « séparatistes » ukrainiens, soutenus et
armés par les Russes même si ceux-ci prétendent le
contraire. La tension est forte dans ce grand salon éclairé
par une mauvaise lumière blanche. La discussion a
commencé depuis plusieurs heures, nous la menons par
petits groupes ou tous ensemble, selon les moments et les
passages du texte. À mesure que la nuit avance, la fatigue
se fait sentir. Certains s'assoupissent quelques minutes
dans un fauteuil. D'autres absorbent de mauvais
sandwichs, apportés chaque heure dans une mise en scène
surréaliste par un essaim de jeunes femmes biélorusses en
costume traditionnel et talons aiguilles. Soudain, lassé par
la mauvaise foi du Président russe, l'un de nous, dans mon
souvenir Angela Merkel, brandit une photo devant les yeux
de Poutine. Elle montre un gradé russe, un colonel, dont le
visage est identifié, tout près d'un char et de séparatistes
ukrainiens : l'ingérence est incontestable. « Vladimir, tu
nous répètes que tu ne fournis ni armes ni soldats aux
rebelles, mais alors comment expliques-tu la présence de
ce gradé russe ? » Et Poutine, du tac au tac, de répondre :
« Le colonel a probablement perdu son chemin ! »
François Hollande a parfaitement compris la psychologie
de Poutine, amateur à la fois de formalisme et de
familiarité, de discussions longues et d'affrontements secs.
Il reçoit à plusieurs reprises le Président russe à l'Élysée.
Ce soir-là, c'est la Syrie qui est à l'ordre du jour. Poutine
développe ses arguments habituels. Hollande : « Vladimir, il
me semble que l'intérêt de la Russie dans cette région... »
Poutine le coupe : « L'intérêt de la Russie est partout. » Une
autre fois, en octobre 2015, nous discutons les sanctions
économiques prises à la suite de la crise ukrainienne. Le
Président français énumère les dégâts et même les
souffrances qu'elles occasionnent à la fois chez nous et
chez les Russes. Poutine, là aussi, l'interrompt : « François,
tu oublies que les Russes, eux, sont habitués à souffrir. »
Pourquoi cette stratégie de « fermeté constructive » n'a-t-
elle pas été plus efficace dans le cas de la Crimée et de
l'Ukraine ? D'abord parce que – il faut l'admettre – la
détermination de Poutine a été plus grande que la
résolution adverse : l'annexion de la Crimée par la Russie
est manifestement contraire au droit international, mais
aucun État opposé à cette violation n'est prêt –
heureusement – à déclarer la guerre à la Russie afin d'y
mettre fin : cela, Poutine le sait. Ensuite, la situation
intérieure de l'Ukraine, sur les plans économique,
administratif et politique, est si compliquée et si dégradée
que la Russie peut jouer de ces faiblesses. Ajoutons que les
pays de l'Union européenne ne font pas tous preuve de la
même détermination. Enfin, et c'est un aspect majeur, les
États-Unis prodiguent moult conseils, apportent diverses
formes d'aide, au demeurant plutôt modestes, mais le
conflit ukrainien se situe géographiquement et même
politiquement loin du centre de leurs préoccupations. Il est
en revanche essentiel pour Poutine, qui, quels qu'en soient
les coûts, y voit une occasion d'affaiblir ses voisins et de
flatter le nationalisme russe, avec de substantiels bénéfices
en politique intérieure.
Autocratie, nationalisme, science des échecs : tout cela
pèse lourd lorsqu'on ne trouve en face ni la même
résolution ni la même cohésion.
Malgré son manque de résultats satisfaisants jusqu'ici,
nous devons poursuivre notre stratégie vis-à-vis de la
Russie : refuser l'antirussisme primaire des uns comme la
fascination poutinienne des autres. Nous devons manifester
notre indépendance et une fermeté constructive envers la
Russie, grand pays avec lequel nous souhaitons une
amélioration durable de nos relations. Si une évolution
positive s'esquissait en Ukraine, avec, comme le prévoient
les accords de Minsk, l'organisation d'élections dans les
régions de l'Est (concession ukrainienne) et le respect de la
frontière ukrainienne (concession russe), la levée
réciproque des sanctions serait un pas significatif et
souhaitable dans cette direction.

La France, puissance indépendante


Même à l'époque de la guerre froide où « l'ordre »
international était fortement structuré, la France a
quasiment toujours veillé à ne pas être alignée, tout en
restant solidaire de ses alliances.
Notre indépendance fait partie de notre singularité.
Puissance européenne de premier plan aux XVIIe et XVIIIe
siècles, la France a marqué l'histoire du monde en coupant
la tête de son roi et en instaurant, au XIXe siècle, une
nouvelle organisation des pouvoirs et du droit. La
Révolution française, la liberté, l'égalité, la fraternité, la
laïcité, l'instauration de la République quand le reste de
l'Europe était gouverné par des empereurs et par des rois
ont signifié une indépendance d'esprit et une originalité de
dessein qui ont marqué le monde. Cette indépendance a été
dramatiquement mise à mal par la Seconde Guerre
mondiale. De Gaulle, de façon déterminante, a rétabli cette
indépendance : le retrait de l'OTAN, la reconnaissance de la
Chine, le discours de Phnom Penh, le Québec libre, la force
de frappe, la réconciliation franco-allemande, un verbe
puissant écouté de tous nous ont fait renouer avec notre
histoire. Ses successeurs ont su garder cette ligne, avec
constance pour la plupart, avec panache pour certains,
avec éclipses pour tel autre. François Hollande, ses
gouvernements, et moi-même, nous nous sommes inscrits
dans cette belle tradition.
L'indépendance fait partie de notre histoire et de la vision
que nous avons de notre propre rôle international. Dans le
monde mouvant qui sera celui des prochaines décennies,
nous devrons plus que jamais préserver à la fois notre
faculté de travailler avec les autres et notre autonomie. Peu
de pays possèdent une telle capacité à agir en réseau
mondial tout en conservant une indépendance d'analyse, de
décision et d'action : cet alliage constitue un bien précieux.
L'indépendance ne doit évidemment pas être confondue
avec l'arrogance. Nous n'avons ni la prétention d'être
infaillibles, ni l'illusion d'être omnipotents. L'indépendance,
ce n'est pas une diplomatie tribunitienne qui serait
audacieuse dans le verbe mais timorée ou brouillonne dans
l'action. L'indépendance, c'est la capacité à définir
librement ce que nous considérons comme juste et
souhaitable, et à agir en conséquence.
Lorsque, malgré les critiques, le président de la
République choisit de rencontrer en mai 2015 Fidel Castro
comme signe du renouveau de nos relations avec Cuba, la
France est indépendante. Lorsque nous prenons l'initiative
d'organiser le 27 mars 2015, sous ma présidence, une
réunion spéciale du Conseil de sécurité à New York pour
appeler l'attention universelle sur la dramatique situation
des chrétiens d'Orient et des autres minorités persécutées
par Daech, la France est indépendante. Lorsque, en dépit
d'avis contraires, je me rends le 9 mai 2015 à Moscou pour
les cérémonies de commémoration du soixante-dixième
anniversaire de la victoire sur le nazisme, ainsi qu'à Pékin
le 3 septembre 2015 pour marquer historiquement la
victoire de la Chine sur le Japon, la France est
indépendante.
Pourquoi avons-nous pris et tenons-nous nos positions sur
le drame syrien, sur le conflit israélo-palestinien, sur le
terrorisme en Afrique, sur la situation ukrainienne ou sur la
construction européenne ? Pas pour complaire ou déplaire
aux Américains, aux Russes, aux Chinois, aux Arabes, aux
Allemands – que sais-je encore ? –, mais parce que nous
estimons ces positions conformes à la fois à nos principes,
aux intérêts de notre pays et à ceux du monde. C'est cela,
notre indépendance.
L'indépendance n'est ni automatique ni acquise pour
l'éternité. Elle se conquiert et elle se protège. Elle suppose
une certaine santé économique. On n'est pas indépendant
quand on est alourdi de déficits et de dettes. D'où
l'importance de notre redressement et de notre
rayonnement économiques. Elle suppose aussi une défense
solide. Nos dépenses militaires sont importantes, mais elles
sont nécessaires. De même qu'est nécessaire une alliance
ou un réseau d'alliances qui nous garantisse contre tout
adversaire potentiel : l'OTAN d'une part, la défense
européenne à renforcer d'autre part, lesquelles ne sont
nullement contradictoires, nous procurent cette garantie,
mais l'indépendance va bien au-delà.
L'indépendance, c'est aussi notre capacité à protéger
notre langue, notre culture, notre mode de vie, face au
rouleau compresseur de l'uniformisation mondiale. C'est la
possibilité pour nos citoyens, par des procédures
démocratiques, de continuer à choisir leurs orientations
sans qu'un formatage international les leur impose.
Cette indépendance doit d'autant plus être défendue que
des menaces nouvelles apparaissent. Que pèse un État isolé
face à de gigantesques entités économiques
multinationales ? Quelles protections efficaces face aux
cyber-attaques ? Comment vaincre des groupes terroristes
qui ne respectent aucune règle sinon leur propre
fanatisme ? L'indépendance nécessite un ensemble de
régulations mondiales qui, mis à part certains progrès
récents (par exemple sur l'environnement), restent encore
largement à construire, et les moyens pour accélérer leur
mise en place et contribuer au développement de nos
partenaires du Sud.
Au milieu du fracas planétaire, la France tient son rang.
Les Français en général le perçoivent et ils en tirent, sinon
de la fierté, du moins une certaine satisfaction. Pendant
quatre ans, le président de la République et moi-même
avons eu à cœur, non seulement de respecter cette
« marque de fabrique » de notre politique étrangère qu'est
l'indépendance, mais de la renforcer. Nous sommes aussi,
grâce à notre Constitution, un des rares pays qui, ayant des
institutions démocratiques, ne se retrouve pas handicapé
ou paralysé en politique étrangère par la complexité de
leur fonctionnement face aux « circuits courts » des
régimes autoritaires. Notre indépendance contribue à la
crédibilité et à la fiabilité de notre diplomatie. Elle
constitue une des raisons pour lesquelles sur tous les
continents beaucoup de pays et de peuples nous
apprécient, de Pékin à N'Djamena, de New Delhi à Mexico,
du Moyen-Orient au Japon, à l'Australie ou au Canada.
Le monde sait que, face aux questions internationales,
nous nous déterminons en fonction de notre propre
jugement – et non sous l'influence d'un protecteur. Il sait
aussi que la France, tout en défendant légitimement
comme chaque nation ses intérêts, n'agit pas d'une
manière égoïste, mais promeut également, en toute
indépendance, des valeurs, des principes universels, une
certaine vision de l'ordre international. Une vision fondée
sur le respect des droits humains, sur la justice, sur la paix,
sur le développement, sur la liberté et la souveraineté des
peuples.
La France promeut ses intérêts mais elle s'attache à voir
et à agir plus loin qu'elle-même. C'est en raison de notre
indépendance que nous sommes écoutés et attendus. Telle
est la conception de notre diplomatie que, pendant quatre
années, j'ai défendue avec fierté et bonheur.
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