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TRADUCTION ET LINGUISTIQUE : SUR QUELQUES MALENTENDUS

Maurice Pergnier

Presses Universitaires de France | « La linguistique »

2004/1 Vol. 40 | pages 15 à 24


ISSN 0075-966X
ISBN 9782130544388
DOI 10.3917/ling.401.0015
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-linguistique-2004-1-page-15.htm
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TRADUCTION ET LINGUISTIQUE :
SUR QUELQUES MALENTENDUS
par Maurice PERGNIER
Université Paris 12 - Val-de-Marne

General linguistics and translatology are more often divergent than convergent in their
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approach of translation. Their difficulty in finding a common language arises mainly from the
fact that linguistics focuses on language systems, whereas translatology focuses on texts The two
points of view are seldom brought together to build an integrated theory of translation. The
paper discusses some of the misunderstandings that stand on the way of a fruitful collaboration
between the two disciplines.

En dépit de ce que pourrait laisser penser l’évocation de quel-


ques titres qui sont dans tous les esprits, les relations entre la tra-
duction et la linguistique sont des plus distendues, voire des plus
distantes. Le diagnostic pourra paraître surprenant sous la plume
d’un auteur qui s’est abondamment employé à en sceller l’union
de manière toujours plus étroite. Mais c’est précisément de cette
situation d’observateur particulier qu’on voudrait ici le justifier.
Qu’on n’y voie pas un jugement pessimiste mais simplement un
état des lieux réaliste.
Il faut d’abord situer le contexte intellectuel dans lequel ce
constat s’inscrit : à partir des années 1960 (période pendant
laquelle les études de linguistique ont elles-mêmes suscité les plus
grands engouements), à la faveur de l’explosion de la demande
en traducteurs et interprètes professionnels, et de la multiplication
des filières de formation qui en est résultée, s’est développé un
intense courant de recherches théorisantes sur la traduction.
Comme on sait, ces recherches (convergentes ou divergentes dans
leurs modes d’approche théoriques) ont rapidement manifesté
leur volonté d’autonomisation en se regroupant sous le nom de

La Linguistique, vol. 40, fasc. 1/2004


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traductologie. Force est de constater que les rameaux les plus vigou-
reux de cette nouvelle discipline se sont plus souvent développés
à l’écart de la linguistique, voire contre elle, qu’en continuité
avec elle. Il n’est pas rare de lire sous la plume de traductologues
que la traduction n’a rien à voir avec la linguistique et que la
théorisation de la traduction doit être conçue comme une éman-
cipation vis-à-vis d’elle. À l’inverse, l’existence de quelques titres
prestigieux (à l’examen desquels nous consacrerons plus loin
l’attention qu’ils méritent) masque mal le fait que les linguistes
dans leur ensemble consacrent fort peu d’attention à la traduc-
tion, laquelle ne figure généralement dans les traités que comme
un appendice prolongeant des considérations générales sur la
non-coïncidence des découpages du réel par les langues. C’est
pourtant un linguiste, et non l’un des moins réputés, qui pro-
clama dès le milieu du siècle écoulé que « l’équivalence dans la
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différence est le problème central du langage et le principal objet
de la linguistique »1. Si Jakobson dit vrai (et nous sommes de
ceux qui le pensent), la traduction devrait être placée, non en
appendice, mais au centre, de la théorisation linguistique. Elle
sert en effet de pierre de touche à de nombreuses hypothèses
théoriques concernant la structuration du langage, et plus parti-
culièrement les relations entre langue et pensée. C’est dire que la
traduction ne saurait prétendre rester à l’écart du champ de la
linguistique (puisqu’elle en serait même le « principal objet » !),
mais c’est dire aussi que la linguistique, dans sa visée de descrip-
tion et de théorisation globales du langage ne saurait éviter de se
laisser « bousculer » par les données issues de la recherche spécia-
lisée en traduction.
Or la grande majorité des linguistes, toutes écoles confon-
dues, même quand ils font des incursions directes dans le
domaine de la traduction, ignorent superbement les apports des
recherches traductologiques et omettent systématiquement de se
pencher sur leur problématique, ce qui ne peut, en retour, que
renforcer la prévention des traductologues à l’égard de la linguis-
tique. Ces préventions – comme le savent les quelques chercheurs
ayant un pied sur chaque rive – peuvent prendre des formes

1. « Equivalence in difference is the cardinal problem of language and the main


concern of linguistics ». Roman Jakobson, 1959, « On linguistic aspects of translation », On
translation (R. A. Brower, ed.), Harvard University Press. Traduction française de Nicolas
Ruwet, 1963, Essais de linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, p. 78-86.
Traduction et linguistique : sur quelques malentendus 17

purement fantasmatiques, comme quand la linguistique (qui,


pourtant n’en peut mais !) est rendue responsable des mauvaises
habitudes contractées dans la pratique scolaire de la traduction,
mauvaises habitudes qui nuisent aussi bien à son exercice qu’à
son appréhension théorique. Le peu de place fait à la traduction
par la linguistique dans ses théorisations contraste donc avec
l’emprise que lui prêtent à tort nombre de traductologues non
linguistes. Mais il est bien vrai que le désintérêt global qu’elle
manifeste à l’égard de la problématique propre de la traducto-
logie contribue à perpétuer des modes d’approche inadaptés, tant
de la pratique que de la théorie de la traduction, au préjudice de
la recherche en linguistique elle-même. Il ne s’agit pas ici d’entrer
dans les arcanes de faux procès où se mêlent des questions de
délimitation de territoire, d’écoles de pensée et de méthodologies
disciplinaires, mais d’en examiner les conséquences en matière de
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recherche théorisante. Pour qui regarde les choses en termes de
recherche fondamentale, il ne fait guère de doute, en effet, que la
difficulté à trouver un langage commun manifeste un déficit épis-
témologique préjudiciable tant à l’avancée de la théorie de la tra-
duction qu’à la linguistique. Qui peut, en effet, penser raisonna-
blement que des hypothèses théoriques émises dans l’un des
domaines puissent être valables si elles ne satisfont pas aux exi-
gences théoriques de l’autre ? En l’occurrence, peut-on admettre
que des concepts théoriques généraux sur le langage soient pris
en défaut dans un champ d’expérimentation aussi important que
la traduction ? Ou, inversement, que des éléments fondamentaux
dans l’élaboration d’une théorie de la traduction puissent être
inintégrables à une théorie de linguistique générale ? C’est cepen-
dant plus ou moins ce qui se produit présentement, du fait que
linguistique et traductologie cheminent pour l’essentiel sur des
sentiers parallèles.
Le malentendu qui continue de marquer les relations de la
linguistique et de la traduction doit beaucoup moins aux mau-
vaises volontés d’écoles rivales qu’à une réalité épistémologique
trop peu reconnue de part et d’autre, à savoir que la probléma-
tique de la traduction s’adresse à une linguistique de la parole,
tandis que la linguistique pour sa part (sauf, bien sûr, notables
exceptions) continue pour l’essentiel d’être une linguistique de la
langue. On peut schématiser cette différence en l’exprimant de la
façon suivante : les études traductologiques raisonnent sur des tex-
18 Maurice Pergnier

tes alors que les études linguistiques raisonnent sur des systèmes de
signes. Simple différence de perspective, sans incidence sur le fond
des choses, pensent la plupart des linguistes n’ayant pas travaillé
sur les problèmes théoriques et pratiques de la traduction,
puisque – postulent-ils implicitement – les textes sont composés
de signes, et que ce qui s’applique aux segments linguistiques
considérés dans le système de la langue doit s’appliquer ipso facto
aux ensembles qui intègrent ces segments dans la parole. Aussi
ont-ils une propension naturelle à restreindre l’étude de la tra-
duction à une approche comparative ou contrastive des langues en
présence. Les traducteurs, pour leur part, même s’ils ne répudient
pas ce mode d’approche, font valoir qu’il tient fort peu de place
dans leur pratique, dont la réussite est assujettie à de tout autres
considérations, tenant à la nature des textes, au mode d’insertion
des mots dans la dynamique de ces textes, et où les questions
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d’équivalences de mots se posent bien plus en relation avec des
structures conceptuelles qu’en relation avec les structures des lan-
gues. Ce ne sont pas les traductologues, c’est bien la traduction
elle-même, qui prend en défaut les modèles proposés par la lin-
guistique de la langue. Le divorce entre traductologie et linguis-
tique ne fait que mettre en évidence l’incapacité à penser
conjointement les faits de langue et les faits de parole dans une
théorie intégratrice.
Il suffirait pour s’en convaincre de constater que la dissocia-
tion entre le point de vue traductologique et le point de vue lin-
guistique peut se rencontrer chez un même théoricien. Nous n’en
prendrons pour preuve que le cas du plus illustre des auteurs
français dans le domaine, à savoir Georges Mounin. On connaît
de lui deux livres également remarquables qui reflètent contradic-
toirement deux faces de l’auteur lui-même, en même temps que
deux regards divergents sur la traduction. Dans Les belles infidèles
(ouvrage non pas méconnu mais trop peu connu), c’est le Geor-
ges Mounin poète, fin littérateur et traducteur qui s’exprime ;
dans Les problèmes théoriques de la traduction (écrit une décennie plus
tard), c’est le linguiste fonctionnaliste. Il en résulte deux modes
d’approche de la traduction radicalement différents et qui,
curieusement, ne semblent se rencontrer nulle part. On pourrait
dire, en ramenant ces ouvrages à des catégories qui n’existaient
pas quand ils furent écrits, et dans lesquelles ils font figure de
précurseurs, que dans le premier, Mounin fait œuvre de traduc-
Traduction et linguistique : sur quelques malentendus 19

tologue, tandis que dans le second il fait œuvre de linguiste con-


trastiviste. Les problèmes théoriques de la traduction ont connu un sort
plus glorieux que Les belles infidèles2, tant chez les linguistes que
chez les spécialistes de la traduction. Rétrospectivement, on ne
peut que le regretter. C’est, en effet, dans Les belles infidèles que
Mounin aborde de la manière la plus éclairante les « vrais » pro-
blèmes « théoriques » de la traduction. Cela tient à ce que, dans
ce premier traité, toute sa réflexion s’organise autour de textes :
comparaison de traductions d’un même passage, analyse critique
de traductions existantes, proposition de solutions personnelles à
des problèmes de traduction réputés insolubles, etc. Avec une
finesse et une maestria sans pareilles, il y dégage pas à pas ce
qu’on pourrait appeler les conditions de l’équivalence de traduc-
tion. Il n’y perd jamais de vue que les points ayant trait à la
langue dont il est amené à traiter dans ses analyses sont toujours
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intimement insérés dans une problématique textuelle. L’ouvrage
ne se veut pas théorisant, n’érige en système aucune des générali-
sations qu’il présente derrière l’analyse de cas d’espèce. Cepen-
dant, au fil des pages, c’est bien une théorie informelle (mais
extrêmement rigoureuse) de la traduction qui se dessine, englo-
bant – tout en les sériant et en les dissociant et en décrivant fine-
ment leurs interrelations – les différents paramètres dans lesquels
s’inscrit tout acte de traduction digne de ce nom. Il y signale clai-
rement les limites potentielles de la traduisibilité, mais montre
aussi de façon convaincante comment ces limites peuvent tou-
jours être reculées par l’habileté du traducteur. Qui relit ce traité
à la lumière d’un demi-siècle de recherches traductologiques ne
peut manquer d’être frappé de voir à quel point des voies de
recherche présentement considérées comme neuves sont déjà
défrichées avec une sûreté de vue étonnante par Mounin.
Au regard de ce premier ouvrage, les Problèmes théoriques de la
traduction apparaissent comme un traité abstrait d’où les textes
sont radicalement proscrits, et donc – serait-on tenté de dire – la
traduction aussi... Il traite certes brillamment des obstacles lin-
guistiques à la traduction, à la lumière des acquis des différents
structuralismes linguistiques, mais n’envisage à aucun moment la

2. Peut-être l’ouvrage a-t-il été desservi par son titre, qui a pu laisser croire qu’il
s’agissait d’un traité sur une période de l’histoire de la traduction et non d’une réflexion
générale sur celle-ci.
20 Maurice Pergnier

façon dont le traducteur s’y prend pour surmonter ces obstacles.


Le Mounin des Problèmes théoriques semble avoir oublié les riches
enseignements tirés de l’observation du processus traduisant par
le Mounin des Belles infidèles. Mieux, il paraît le contredire en
donnant l’impression de rassembler une moisson d’arguments en
faveur de l’intraduisibilité. On ne discutera pas ici des mérites
propres de l’ouvrage sur le plan où il se situe ; on se contentera
de souligner qu’il a puissamment contribué à creuser le malen-
tendu entre linguistique et traductologie. En l’intitulant Problèmes
théoriques de la traduction, Mounin imprimait l’idée que les seuls
problèmes « théoriques » de la traduction étaient des problèmes
liés à la comparaison des systèmes de signes (plus particulière-
ment, bien sûr, au niveau des découpages sémantiques) et que la
théorisation de la traduction relevait de la seule linguistique de la
langue, à l’exclusion de toute autre dimension. C’était accréditer
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l’idée (contraire à ses propres démonstrations antérieures) que la
traduction consistait en une simple transposition de codes.
Sans doute concevait-il ses deux traités comme deux volets
complémentaires d’un même point de vue et supposait-il qu’ils
seraient lus de manière « stéréoscopique ». C’était compter sans
le fait regrettable que le second allait éclipser le premier dans
l’attention des lecteurs ; c’était sans compter, surtout, sur le fait
que ce diptyque appelait un troisième volet où ces deux visions
divergentes eussent été confrontées et réconciliées. Il est remar-
quable, et particulièrement illustratif de l’état des relations entre
la traduction et la linguistique théorique, que Mounin ne tenta
jamais cette synthèse3. Ce fut fâcheux pour la théorisation de la
traduction, qui se fit dès lors à l’écart de la linguistique générale.
Le préjudice le plus regrettable de cette dissociation était cepen-
dant pour la sémantique. En procédant ainsi, Mounin se privait
en effet de la possibilité de confronter les modèles théoriques aux-
quels il avait recours aux données concrètes de la traduction,
pour en tirer des leçons quant à la validité de ces modèles. Cela
nécessitait que fussent rassemblées et confrontées les données des
deux modes d’approche pour que fût élaboré un modèle de des-
cription sémantique applicable sans contradictions internes aux

3. Il est sans doute inutile de préciser ici que l’auteur de ces lignes s’est modestement
employé à essayer de construire ce pont indispensable (Maurice Pergnier, Les fondements
sociolinguistiques de la traduction, 1993, Presses Universitaires de Lille [1978], 282 p.).
Traduction et linguistique : sur quelques malentendus 21

faits de parole (dont la traduction est un champ d’observation


privilégié) comme aux faits de langue.
Dans la ligne du mode d’approche popularisé par les Problè-
mes théoriques, les linguistes traitant de traduction considèrent
généralement la contribution de la linguistique à la recherche en
traduction comme une simple projection d’acquis théoriques de
la discipline, non susceptibles d’être remis en cause ou affinés à la
lumière des enseignements de la recherche spécifiquement tra-
ductologique. Or l’approfondissement des vrais « problèmes théo-
riques » de la traduction jette au contraire une lumière particuliè-
rement intéressante sur des questions fondamentales pour
l’ensemble de la théorisation linguistique.
Une autre source de malentendus est liée à l’usage du terme
linguistique lui-même, à la fois terme technique désignant une dis-
cipline définie par ses objectifs et méthodes, et terme de la langue
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courante. Le second emploi vient souvent parasiter l’appré-
hension correcte du premier. C’est ainsi que les traductologues
non linguistes, qui parlent de « traduction linguistique » – par
opposition à la « traduction interprétative » ou « traduction du
sens »4 qui est, selon eux, la seule digne du nom de traduction –
laissent entendre qu’il ne s’agit pas seulement d’un processus pra-
tiqué sur les langues, mais qu’il s’agit en quelque sorte d’une
conception de la traduction préconisée par la linguistique en tant
que discipline théorisante. Aussi s’agit-il tout d’abord de ramener
les choses à leurs justes proportions : à y regarder de près, dans
toute l’histoire des relations entre la linguistique et la traduction,
un seul traité se présente explicitement comme étant une
« théorie linguistique de la traduction ». Il s’agit du petit livre
de J. C. Catford, s’appuyant sur la théorie linguistique de
M. A. K. Halliday, qui porte justement ce titre5. Sans antécé-
dents et sans descendance, ni dans la carrière de son auteur ni
dans la théorisation de son école, ce petit traité présente, il est
vrai, une image caricaturale de ce que peut être l’intrusion incon-
sidérée de la linguistique dans le domaine de la traduction,
puisque cette dernière en est totalement absente, les considéra-
tions linguistiques pour leur part ne dépassant pas le niveau de la

4. Voir par ex. Danica Seleskovitch, 1975, Langage, langues et mémoires, Paris, Minard,
272 p.
5. J. C. Catford, 1965, A Linguistic Theory of Translation, Londres, Oxford University
Press.
22 Maurice Pergnier

dissociation entre le grammatical, le lexical et l’idiomatique. Cela


ne saurait engager la linguistique dans son ensemble. L’ouvrage
de Georges Mounin Problèmes théoriques de la traduction, dont se
réclament détracteurs et défenseurs de l’approche linguistique
– même si par l’ambiguïté de son titre et de certaines de ses for-
mulations il se prête à une mauvaise interprétation – ne se pré-
sente pas comme la ni même une théorie de la traduction. Il
éclaire certains problèmes de la traduction à la lumière de
connaissances accumulées par la linguistique de la langue.
Il ne saurait naturellement être question d’envisager ici tous
les aspects du malentendu persistant entre linguistique et traduc-
tion. Il faut cependant s’arrêter aussi au fait que le caractère de
« théorie linguistique de la traduction » est souvent appliqué par
les traductologues à des ouvrages comme la Stylistique comparée du
français et de l’anglais de Vinay et Darbelnet. Or, bien que les
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auteurs de ce célèbre manuel émaillent leur discours de quelques
termes et considérations empruntés à Saussure et à d’autres lin-
guistes, ils n’y prétendent à aucun moment faire œuvre de linguis-
tes au sens disciplinaire du terme, encore moins de théoriciens au
nom de cette discipline. L’ouvrage se présente lui-même comme
une méthode (qu’on peut approuver ou non), mais nullement
comme une théorie linguistique de la traduction6. Les mérites
pédagogiques de cet ouvrage ne sont plus à démontrer. Il est
cependant, lui aussi, à l’origine de nombreux malentendus impli-
quant conjointement linguistes et traductologues. Conçu (en
milieu bilingue canadien) pour aider les apprentis traducteurs à
éviter les interférences entre la langue de traduction et leur
langue maternelle et à s’exprimer en un français idiomatique, il
est organisé autour de rubriques dénommées « procédés de tra-
duction ». Ces procédés de traduction se présentent à la fois
comme des répertoires raisonnés de catégories d’interférences à
éviter et comme des recettes pour surmonter l’obstacle des diver-
gences idiomatiques. À travers cette grille d’analyse, l’ouvrage
fournit donc une précieuse description contrastive des deux lan-
gues en présence. Il a, en outre, rendu des services inestimables à
des générations d’étudiants. Il prête cependant le flanc à de nom-

6. Il ne saurait, naturellement, exister de méthodologie qui ne s’appuie sur quelques


principes théoriques explicites ou implicites. Dans l’ouvrage de Vinay et Darbelnet, ces
principes peuvent être critiqués ou approuvés, tant du point de vue de la linguistique que
de la traduction, mais en tant qu’ils sont ceux de ces auteurs et non ceux de la linguistique.
Traduction et linguistique : sur quelques malentendus 23

breuses critiques tant méthodologiques que théoriques. En tant


qu’il est présenté comme une méthode, on a eu beau jeu de faire
valoir qu’il imprimait dans l’esprit des étudiants l’idée que la tra-
duction pouvait se pratiquer par simple application de « recet-
tes » consistant à substituer en toutes circonstances les mêmes
segments linguistiques à leurs correspondants dans l’autre
langue ; en somme, de concentrer l’attention sur les faits de
langue au détriment des faits de discours. Ce sont là des considé-
rations pédagogiques auxquelles il n’y a pas lieu de s’arrêter ici ;
mais la même objection préjudicielle vaut dans une perspective
théorique dès lors que la méthode est abordée par les lecteurs
comme étant l’expression d’une vision sous-jacente de la réalité
de la traduction, c’est-à-dire d’une théorie implicite. Le mode
d’approche de la Stylistique comparée ne contredit pas explicitement,
mais masque une réalité essentielle de la traduction, qui est que
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les correspondances ne sont jamais acquises d’avance, et que
chaque recherche d’équivalence d’un segment donné dans un
texte particulier passe par l’analyse du sens de ce segment au sein
de ce texte particulier. Aussi le livre a-t-il été versé par différents
traductologues – et parfois avec un dédain qu’il ne mérite pas –
au compte de la « traduction linguistique », par quoi il faut
entendre : opération de transfert d’unités de langue d’un système
verbal à un autre dans l’indifférence au « sens » des énoncés, qui
constitue le véritable objet de l’opération traduisante.
Dans ce cas comme dans ceux abordés plus haut, le qualifica-
tif linguistique ne saurait satisfaire personne. La polyvalence de ses
emplois manifeste seulement la difficulté qu’ont traductologues et
linguistes à trouver un langage commun et à construire ensemble
une théorie unifiée de la traduction. On ne saurait soutenir sans
paradoxe que la traduction (quelle que soit la façon dont elle est
pratiquée) n’est pas une opération « linguistique », puisqu’elle
part d’un énoncé dans une langue pour aboutir à un énoncé dans
une autre langue. Tout est affaire du traitement qui est appliqué
au matériau linguistique dans ce transfert. Ou bien il est soumis à
un traitement mental qui constitue à proprement parler la tra-
duction, ou bien il fait simplement l’objet d’une recherche com-
parative de correspondances supposées préexistantes. La linguis-
tique n’a pas pour vocation d’édicter comment on doit traduire.
Elle a pour vocation d’observer et de décrire l’ensemble des fac-
teurs entrant en ligne de compte pour que la traduction
24 Maurice Pergnier

s’accomplisse, et surtout d’expliquer pourquoi certaines stratégies


aboutissent à de meilleurs résultats que d’autres, en raison de la
nature du langage et des langues. Pour elle comme pour la tra-
ductologie, la question principale est d’expliquer pourquoi les
mots sont intransposables d’un système de signes dans un autre
(comme la linguistique de la langue le montre de manière irréfu-
table), et sont pourtant traduisibles d’un système de signes dans un
autre (comme la traductologie le montre de manière non moins
convaincante). Cette proposition n’est une aporie que pour qui
traduction est synonyme de transcodage.
On sait depuis l’Antiquité qu’une science ne trouve de ré-
ponses qu’aux questions qu’elle se pose. Dans le passé que nous
avons évoqué, linguistique de la langue et traductologie ne se
posaient manifestement pas les mêmes questions, et ne sauraient
donc se fournir mutuellement des réponses. Une convergence des
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modes d’approche au bénéfice des deux ne peut manifestement
résulter que de l’acceptation par chacune de répondre aux ques-
tions que l’autre lui soumet dans son ordre propre.

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