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Séquence Alchimie poétique 

: la boue et l’or : Commentaire linéaire


« MORTEL, pense quel », Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort, Chassignet

MORTEL, pense quel est dessous la couverture


D’un charnier mortuaire un corps mangé de vers,
Décharné, dénervé, où les os découverts
Dépulpés, dénoués, délaissent leur jointure :

Ici l’une des mains tombe de pourriture,


Les yeux d’autre côté détournés à l’envers
Se distillent en glaire, et les muscles divers
Servent aux vers goulus d’ordinaire pâture.

Le ventre déchiré cornant de puanteur


Infecte l’air voisin de mauvaise senteur,
Et le nez mi-rongé difforme le visage ;

Puis connaissant l’état de ta fragilité,


Fonde en DIEU seulement, estimant vanité
Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage.

Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort, Chassignet, 1594

L’apostrophe au lecteur : imaginer un cadavre


L’hypotypose et la décomposition : ressentir le cadavre
La morale du poème : se projeter dans la mort pour apprendre à vivre

Problématiques :
- Comment et pourquoi le poète fait subir au lecteur une vision abominable de ce qui l’attend
dans la tombe ?
- Memento mori et vanités
- Tension entre la composition formelle et le thème de la décomposition
- L’hypotypose

Séquence Alchimie poétique : la boue et l’or : Commentaire linéaire


« MORTEL, pense quel », Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort, Chassignet

MORTEL, pense quel est dessous la couverture

Le poète interpelle immédiatement le lecteur avec l’apostrophe « Mortel », il le réduit à sa mortalité.


L’impératif enjoint le lecteur à se représenter mentalement le cadavre qui va être décrit par la suite : il
l’invite à imaginer.
Jeu sur la polysémie du mot « couverture », à la fois le couvercle d’un cercueil et la couverture d’un
livre, annonce déjà la lecture métapoétique du poème : en ouvrant le cercueil, le lecteur voit le
cadavre, de la même façon qu’en ouvrant le livre, il prend conscience de sa mortalité.

D’un charnier mortuaire un corps mangé de vers

Polyptote entre « mortel » et « mortuaire » : la mort envahi le poème.


Le poème fait une hypotypose : la description est précise, à tel point que le lecteur a l’impression
d’avoir le cadavre sous les yeux. Il entend les vers ronger les os, et ces os craquer, avec l’allitération
en « r », qui aboutit à une harmonie imitative.
La rime interne entre « mortuaire » et « vers » fait résonner le mot « vers » dans tout le poème, comme
si ce mot contaminait de façon sonore tous les autres mots, avec les sons « é », « r » et « v », qui
émaillent le sonnet (« dénervé », « découverts », « envers », « glaire », « servent », « ordinaire »,
« divers »).

Décharné, dénervé, où les os découverts

Le préfixe privatif « dé » vient inverser le sens de chaque mot, de la même façon que la mort vient
inverser le processus de la vie, vient annuler toute croissance, vient décomposer chaque mot.
L’abondance de participes passés placent le cadavre en objet, en patient de l’action : il ne maîtrise plus
rien, il est passif et subit la Mort.

Dépulpés, dénoués, délaissent leur jointure

Ces deux vers ont un rythme ternaire, ces alexandrins sont donc des tétramètres : le sonnet est régulier
(quatrain / tercet, schéma de rimes), et les alexandrins le sont également, il y a un contraste entre la
décomposition sémantique (au niveau du sens) et la composition poétique.

Ici l’une des mains tombe de pourriture

Le corps se décompose, il ne reste qu’ « une des mains » et non plus les deux.
Le poète mentionne plusieurs parties du corps (répertoriées sans logique apparente) : la « main », qui
symbolise le toucher, les « yeux », la vue, et le « nez », l’odorat, or ces éléments ne fonctionnent plus
dans le cas du cadavre : il ne ressent plus rien, ces outils sont inefficaces.

Les yeux d’autre côté détournés à l’envers

Le complément circonstanciel « d’autre côté » renforce l’éparpillement du corps, qui se défait de ses
membres, et qui se renverse, s’inverse. Le fait que les parties du corps soient sujets accentue leur
autonomie, leur indépendance vis-à-vis du corps, duquel elles se détachent.

Se distillent en glaire, et les muscles divers

La vision est ici dégoutante, le lecteur parvient à ressentir le cadavre, à la toucher, et le caractère
gluant est renforcé par l’allitération en « l », un son liquide (« distillent », « glaire », « muscles »).

Servent aux vers goulus d’ordinaire pâture

Le corps est réifié en « ordinaire pâture », la chaîne alimentaire est déconstruite et l’homme se
retrouve tout en bas.
On retrouve encore une fois le mot « vers », qui peut aussi bien faire référence à l’insecte qu’au vers
poétique : de la même façon que l’insecte ronge le cadavre, le vers poétique contamine chaque mot, le
poème mime donc la décomposition du corps.

Le ventre déchiré cornant de puanteur

L’hypotypose est permise grâce à la présence des quatre sens du lecteur : la vue (« les os
découverts »), l’ouïe (les jeux de sonorité), le goût (« pâture »), le toucher (« glaire ») et l’odorat
(« puanteur » et « senteur », synonymes placés à la rime).

Infecte l’air voisin de mauvaise senteur

Le cadavre semble s’évaporer, le poète mentionne d’abord les os, (matérialité du corps), la pourriture
(dématérialisation) puis l’odeur (vapeur impalpable).
Et le nez mi-rongé difforme le visage

Le tercet se termine par la mention du visage, apogée de la déshumanisation du cadavre, qui perd alors
toute identité.

Puis connaissant l’état de ta fragilité

Le dernier tercet se présente comme une morale, une conclusion avec l’adverbe « puis » qui permet
l’articulation : il faut tirer une leçon de cette description.

Fonde en DIEU seulement, estimant vanité

L’impératif permet de verbaliser la leçon à retenir : c’est le memento mori, il faut se détacher des
biens terrestres, des vanités (« vanitas vanitatum, et omni vanitas » : vanités des vanités, et tout est
vanité, dans l’Ecclésiaste).
La typographie en majuscules du mot « DIEU » lie visuellement ce terme à « MORTEL » au début du
poème, pour souligner la différence entre ces deux entités, l’une mortelle, l’autre immortelle.

Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage

Le poète passe d’un champ lexical macabre à un champ lexical savant, avec les verbes connaître, et les
mots « savant » et « sage ».

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