QU'EST-CE QUE LA VULNÉRABILITÉ ?

« Un petit coup renverse aussitôt la personne » (Süssmilch)

Patrice Bourdelais

Belin | « Annales de démographie historique »

2005/2 no 110 | pages 5 à 9

ISSN 0066-2062
ISBN 2701144841
DOI 10.3917/adh.110.0005
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-annales-de-demographie-historique-2005-2-page-5.htm
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ANNALES DE DÉMOGRAPHIE HISTORIQUE 2005 n° 2 p. 5 à 9
QU’EST-CE QUE LA VULNÉRABILITÉ ?
« Un petit coup renverse aussitôt la personne » (Süssmilch)
Patrice BOURDELAIS
Depuis près de deux décennies, l’ex-
pression « populations vulnérables » a été
de plus en plus utilisée, à une échelle
internationale, afin de désigner aussi bien
les populations menacées par des inonda-
tions ou par les cyclones du fait de leur
région d’habitation, que par leur état de
détresse, de pauvreté et d’exposition à des
maladies graves entraînant une menace
pour leur survie. La liste des groupes
vulnérables s’apparente parfois à une
énumération hétéroclite : « Les enfants,
les femmes, les populations aborigènes,
les paysans sans terre, les journaliers, les
illettrés et les handicapés », si l’on suit par
exemple les conclusions de la conférence
de l’O.M.S. à Katmandou en 1999. Se
côtoient ici des groupes physiologique-
ment ou physiquement fragiles (les
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enfants et les handicapés), des groupes
économiquement démunis (paysans sans
terre et journaliers), mais aussi les illettrés
qui cumulent ce handicap culturel et un
niveau économique en général très bas,
ainsi que les femmes, souvent victimes de
violences et plus mal rémunérées encore
que les hommes. Enfin, les populations
aborigènes sont citées, confrontées aux
maladies importées, à la pression écono-
mique et aux changements de leurs
conditions de vie et d’environnement.
Plus de deux siècles auparavant, lors-
qu’il tente d’analyser les raisons de la
mortalité exceptionnellement élevée de
l’année 1757 dans les régions de Prusse et
de Poméranie, Süssmilch reconstitue les
mécanismes économiques et sociaux qui
conduisent à la maladie et à la mort. Une
figure majeure de la vulnérabilité est ainsi
brossée. « Les maladies ont été des
maladies de poitrine, des pleurésies, des
fièvres chaudes et quelques fièvres pour-
prées. La plupart des gens ainsi décédés
étaient de basse condition, des manou-
vriers et autres, qui sont, plus que d’au-
tres, exposés au climat et au froid et dont
les poumons et la poitrine peuvent plus
facilement attraper le mal. » La pauvreté
rend les personnes fragiles, explique-t-il,
vulnérables, car elle les place à la merci du
moindre accident économique : « Les
pauvres gens qui n’ont même pas le sou
qui leur serait nécessaire pour les temps
de famine et de maladie » en sont les
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premières victimes. « Lorsque la cherté
s’ajoute à la pauvreté, la mortalité ne peut
que décimer les démunis » (Süssmilch,
1758, 10-52)
Tous ceux qui bénéficient d’un petit
salaire, même stable, sont menacés par
toute envolée des prix. Lorsque le prix du
pain double, « celui qui auparavant n’a
rien eu de plus que de l’eau, du pain et un
peu de légumes ; celui qui a dépensé
autant que son revenu pour se procurer le
bois et les vêtements nécessaires pour l’hi-
ver, se trouve soudain jeté dans un grand
embarras et une grande détresse. S’il a en
outre une femme et plusieurs enfants à
entretenir, sa misère en est augmentée.
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Viennent alors le souci, un accablement
dévorant, la faim, le dénuement et le froid.
Toutes choses et conséquences extrême-
ment nuisibles à la santé. La nourriture a
déjà été mauvaise et à peine suffisante pour
donner à un corps épuisé les forces requi-
ses pour le travail. La voilà à présent encore
plus insuffisante. S’y ajoutent le dénue-
ment et le froid ; ainsi la faiblesse s’accé-
lère, faisant le terrain propice aux maladies
chez les enfants et les adultes. Un petit
coup renverse aussitôt la personne. Où
trouver alors expédients et secours, lorsque
celui qui n’a pas même de pain tombe
malade ? »… Les plus touchés sont les
ouvriers des manufactures, ajoute-t-il.
Les principaux mécanismes de la vulné-
rabilité économique et sociale ainsi que
les conséquences qu’ils entraînent y sont
décrits de façon très précise. L’importance
décisive du contexte économique et social
qui fait de la personne pauvre une
victime potentielle des aléas de la
conjoncture, climatique ou économique,
est parfaitement cernée, ainsi que le
risque qui menace la survie. Il n’est donc
guère surprenant que des auteurs
contemporains aient tenu à souligner que
la pauvreté et la vulnérabilité inter agis-
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sent étroitement. Pour Süssmilch, les
conditions sociales de la population
pauvre créaient la vulnérabilité traduite
par la surmortalité dont elle était victime.
On ajoute aujourd’hui qu’elle court des
risques plus nombreux que l’ensemble de
la population et qu’elle est moins capable
d’y faire face avec succès (Prowse, 2003).
La vulnérabilité des personnes est rare-
ment due à une caractéristique intrin-
sèque, même si elle peut exister : Achille
n’était vulnérable que si une agression
extérieure atteignait son talon. Mais nos
sociétés ont plutôt eu tendance à considé-
rer, de plus en plus nettement, qu’il était
intolérable de ne pas offrir une protection,
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voire une prise en charge, aux êtres fragiles
et sans défenses (les nouveau-nés aban-
donnés), aux femmes seules chargées
d’enfants, aux vieillards ou à toute
personne qui ne peut plus gagner sa vie du
fait de ses handicaps physiques ou intel-
lectuels (Fassin, Bourdelais, 2005).
Pour s’en tenir à l’Europe occidentale,
nombreuses furent les institutions chari-
tables, religieuses ou non, qui, à partir
du XVIe siècle surtout, tentèrent de
secourir les vulnérables d’entre les vulné-
rables : les enfants abandonnés, les
veuves et les vieillards. Il n’est donc pas
surprenant de retrouver dans les deux
numéros 2005, 2 et 2006, 1 les différen-
tes catégories classiques de populations
mais aussi trois populations nouvelles :
celle des déplacés, celle des Indiens
d’Amérique du Nord et celle des
Lapons, exemples de l’élargissement
récent de la notion de populations
vulnérables, et de l’intérêt manifesté par
les historiens.
Certes, la notion de pauvreté est elle-
même relative et connaît des acceptions
différentes suivant les sociétés et les
époques considérées. Travailler sur les
façons dont les institutions communau-
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taires ont défini empiriquement une sorte
de seuil de la pauvreté, et l’octroi d’aides,
est par conséquent l’une des approches
nouvelles qui permettent de mieux entrer
dans les logiques de prises de décisions de
soutenir les individus les plus fragiles,
mais lesquels (Engberg, ADH, 2006,1) ?
En ce qui concerne les enfants abandon-
nés, deux contributions offrent ici
quelques jalons supplémentaires et
nouveaux à une histoire déjà largement
parcourue. Au Portugal, un système, orga-
nisé très précocement par le pouvoir
royal, quadrille le pays dès le XVIe siècle.
Les municipalités et leurs hôpitaux ou les
Misericordias assurent l’accueil de ces
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QU’EST-CE QUE LA VULNÉRABILITÉ
petits êtres, les baptisent mais en dépit de
nombreux discours sur l’importance de
leur survie, n’investissent jamais efficace-
ment afin de faire diminuer leur effroya-
ble mortalité. En outre, le nombre des
abandons paraît lié à la conjoncture
économique (Laurinda Abreu, ADH,
2005, 2). Le cas de la Roumanie contem-
poraine montre, en contre point, une
autre situation dans laquelle les nombreux
enfants abandonnés dans les orphelinats
connaissent après 1990, du fait des réfor-
mes réglementaires et politiques, un
placement plus fréquent dans les familles,
au moment même où le nombre d’aban-
dons progresse à nouveau accompagnant
la pauvreté qui s’exacerbe pendant la
période de transition économique. Le
devenir des abandonnés dépend aussi de
la régulation politique opérée et de l’ou-
verture plus ou moins large à l’adoption
internationale (Fern Greenwell, ADH,
2006,1). Les enfants illégitimes ont
souvent été considérés défavorisés par
rapport aux autres, et les articles publiés
par les ADH ont fortement souligné ce
phénomène, mais l’exemple choisi ici par
Alice Reid et al., ADH, 2006, 1) aboutit à
une conclusion bien différente, celle d’un
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très faible écart de mortalité probable-
ment dû à une faible stigmatisation
sociale de l’illégitimité. Cette étude de cas
indique clairement que la vulnérabilité
qui menace l’enfant et sa mère n’est pas de
leur fait mais dépend du contexte social et
culturel dans lequel ils doivent vivre.
La structure de la société oriente aussi
les effets des situations de vulnérabilité sur
la survie. En comparant deux régions du
monde apparemment bien distantes et
différentes, l’Ouzbékistan et les pays
de l’Afrique subsaharienne, Sophie
Hohman et Michel Garenne testent les
conséquences de la moindre pauvreté sur
la mortalité (ADH, 2005, 2). Le caractère
?
plus ou moins égalitaire de la distribution
des richesses (en particulier des objets
d’équipement modernes) dans la société
pèse lourdement sur les résultats. Une
inégalité économique forte est créatrice de
situations personnelles et familiales plus
vulnérables qui se traduisent par une
mortalité plus élevée.
Quant aux vieillards, les structures fami-
liales traditionnelles, le système des retraites,
les services auxquels ils peuvent recourir
modifient grandement leur situation, certes
marquée par une certaine fragilité mais pas
nécessairement par la misère. Sans les systè-
mes de retraite, les vieux pouvaient survivre
aussi longtemps que leurs forces leur
permettaient de travailler pour gagner leur
vie et assurer ainsi leur survie. Après la mise
en place des retraites au cours de la
deuxième moitié du XIXe siècle et du début
du XXe siècle, l’on s’est aperçu que les
pensions ne suffisaient pas à répondre aux
fragilités de l’âge. L’environnement social,
l’existence de services de proximité, d’unités
de soins sont indispensables aux personnes
âgées. Mais la dynamique des populations
peut rendre leur situation plus difficile.
Dans les grandes plaines américaines,
l’exode rural, le départ des jeunes, aboutit à
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réduire l’environnement social et familial de
proximité et à raréfier l’offre de services
dans des campagnes désormais vides et des
structures urbaines n’offrant pas de système
de soins approprié (Susan Hautaniemi et
Myron Guttmann, ADH, 2005, 2). L’évo-
lution socio-démographique de régions
étendues crée ici une situation de vulnérabi-
lité beaucoup plus sensible que dans d’aut-
res contextes. En Indonésie par exemple, où
la situation est assez différente, les personnes
âgées sans enfants, en l’absence de services
sociaux de prise en charge développés,
bénéficient en fait de la mobilisation de
l’ensemble de la parentèle ; plus la parentèle
élargie est nombreuse et mieux les vieillards
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sont entourés et soignés, cela dans le
contexte de structures de familles nucléaires
(Elizabeth Schröeder-Butterfill, ADH,
2005, 2).
Enfin, l’attention s’est focalisée depuis
quelques années sur la vulnérabilité d’au-
tres populations spécifiques. Les popula-
tions déplacées tout d’abord sont étudiées
ici à partir de l’exemple de la Chine du
Nord-Est (Chen et al., ADH, 2005, 2).
Un suivi longitudinal permet de mettre
en évidence les facteurs les plus impor-
tants de leur surmortalité. Plus récem-
ment encore, on a considéré parmi les
personnes vulnérables les populations
autochtones dont l’équilibre écologique,
économique et social a été bouleversé par
les colonisateurs. Deux exemples sont ici
développés. Celui des Indiens des États-
Unis tout d’abord (David Hacker et
Michael Haines, ADH, 2005, 2). La ques-
tion posée quant à la population indienne
des États-Unis est de savoir si la politique
fédérale d’intégration des Indiens, consis-
tant aussi bien en un apprentissage de la
langue anglaise que dans leur sédentarisa-
tion sur les terres qui leur étaient dési-
gnées, leur a été bénéfique. Les comparai-
sons des taux de mortalité des enfants
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conduisent à souligner l’effet positif de
cette politique, même si les niveaux
demeurent beaucoup plus élevés que celui
des Blancs. La baisse de la mortalité paraît
positivement corrélée à la progression de
la langue anglaise, mais négativement à
l’importance des lotissements.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BENGTSSON, Tommy, CAMPBELL, Cameron,
LEE, James Z. et al. (2004), Life under Pres-
sure, Mortality and Living Standards in
Europe and Asia, 1700-1900, Cambridge
Mass, The MIT Press.
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Mais la notion même de vulnérabilité
des populations autochtones peut être
interrogée, ici pour ce qui concerne la
population laponne suédoise (Per Alexs-
son, Peter Sköld, ADH, 2006, 1). La
construction de la vulnérabilité démo-
graphique des Lapons est analysée dans
son processus historique et les auteurs
montrent clairement qu’elle ne s’est
jamais vérifiée, alors que leur vulnérabi-
lité culturelle paraît plus préoccupante
et peut conduire à leur extinction
« réelle » .
Au-delà de ces premiers travaux, de
nombreuses micro-analyses des itinérai-
res individuels et familiaux permettant
de mieux comprendre les situations qui
conduisent des individus ou des familles
à basculer dans le dénuement le plus
complet qui met la vie en danger sont en
cours. Certains exemples ont déjà été
fournis par l’ouvrage collectif récent de
Tommy Bengtsson, Cameron Camp-
bell, James Lee et al. (ADH, 2004) et par
les travaux de Steven King qui mettent
en évidence, à l’inverse, l’effet détermi-
nant des aides liées aux Poor Laws sur la
réduction de la mortalité (ADH, 2006,
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1). Gageons qu’il s’agit de nouvelles
pistes de recherche particulièrement
fécondes pour la démographie histo-
rique.
Patrice BOURDELAIS
CRH-EHESS
patrice.bourdelais@ehess.fr
FASSIN, Didier et BOURDELAIS, Patrice (éd.)
(2005), Les constructions de l’intolérable,
Paris, La Découverte.
KING, Steven (2006), « Pauvreté et assis-
tance. La politique locale de la mortalité
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QU’EST-CE QUE LA VULNÉRABILITÉ
dans l’Angleterre des XVIIIe et XIXe siècles »,
Annales, Histoire, Sciences Sociales, 61, 1,
31-62.
PROWSE, Martin (2003), Towards a Clearer
Understanding of “vulnerability” in Rela-
tion to Chronic Poverty, Chronic Poverty
Research Centre (CPRC), Working Paper
n° 24, University of Manchester.
SÜSSMILCH, Johann Peter (1758), Gedancken
von den epidemischen Kranckheiten und dem
grösseren Sterben des 1757ten Jahres, in
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?
einem Sendschreiben an die Herren Verfasser
der Göttinglichen Anzeigen von gelehrten
Sachen und auf derselben Verlangen entworf-
fen von Johann Peter Süssmilch, Königl.
Preussl. Ober-Consistorial-Rathe, Probste in
Cölln, und Pastor Primarius zu St. Petri, wie
auch Mitgliede der Königl. Preussl. Akademie
dre Wissenschaften, Berlin, cité et traduit par
Jean-Marc Rohrbasser dans La durée proba-
ble de la vie. Providence, mathématiques et
statistique à l’âge classique, HDR, Université
de Paris IV, 2006, 278-281.
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