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L’EXTINCTION DE L’EXPÉRIENCE

Robert Michael Pyle, Traduit de l’anglais par Mathias Lefèvre

Éditions Le Bord de l’eau | « Écologie & politique »

2016/2 N° 53 | pages 185 à 196


ISSN 1166-3030
ISBN 9782356874900
DOI 10.3917/ecopo1.053.0185
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2016-2-page-185.htm
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L’extinction de l’expérience

Robert Michael Pyle

Résumé. Le développement urbain se traduit par une érosion de la diversité biologique au niveau
local. Cette disparition locale d’espèces menace alors notre expérience de la nature, accentuant
notre séparation d’avec les choses naturelles et, partant, la crise écologique.
Mots clés. Extinction, diversité biologique, nature, habitat, expérience, biophilie.
Abstract. The urban growth results in an erosion of the biological diversity at the local level. This
local extinction of species thus threatens our experience of nature, increasing our estrangement
from things natural and therefore the ecological crisis.
Keywords. Extinction, biological diversity, nature, habitat, experience, biophilia.

Nul besoin de nous ébahir en constatant l’ex-


tinction ; s’il faut vraiment que nous nous
ébahissions, ce doit être en constatant notre
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propre présomption lorsque nous imaginons
un moment que nous comprenons les circons-
tances nombreuses et complexes dont dépend
l’existence de chaque espèce.
Charles Darwin 1

Je suis devenu un non-croyant et un écologiste d’un seul coup. Il a suffi que


les luthériens asphaltent leur parking.
Un fait central et inévitable de mon enfance était le système scolaire d’Aurora,
dans le Colorado. Pendant dix ans, j’ai emprunté le même chemin pour me rendre
à l’école : je descendais la rue Revere, prenais à droite à la caserne de pompiers,
puis le long du parc Hoffman jusqu’au rond-point Del Mar dont je faisais le tour
pour parvenir à la rue Peoria et enfin à mon établissement. Les détours étaient
fréquents.
À l’intersection du boulevard Hoffman et de la rue Peoria, deux coins étaient
sacrés, les deux autres profanes. Au sud-est se trouvait l’église baptiste en briques
blanches. De l’autre côté de Del Mar, il y avait un terrain vague envahi d’amarantes
où mon frère Tom et moi récupérions des bananes trop mûres et autres rebuts du
supermarché Busley, au cas où nous avions besoin de provisions pour une future
expédition. Puis il y avait la station essence Phillips 66 et le Kwik Shake, un stand

1. C. Darwin, L’origine des espèces. Par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races
favorisées dans la lutte pour la vie, Honoré Champion, Paris, 2009, p. 689.

Écologie & Politique n° 53 • 2016


186 Sources et fondements

qui vendait des hamburgers pour dix-neuf cents et dont le jukebox jouait Peggy
Sue de Buddy Holly si vous y mettiez cinq cents. Dans le coin nord-est était situé
Saint-Mark’s, le repaire en briques rouges des luthériens, légèrement moderne,
avec une croix en vitrail sur le mur. Je passais beaucoup de temps à traîner dans
le terrain vague parmi les amarantes et à fréquenter le Kwik Shake après l’école,
mais j’allais rarement sur le territoire des pieux.
Au mieux des méthodistes mitigés, mes parents ont choisi à pile ou face de
nous amener à Saint-Mark’s pour la messe de Pâques. Le Noël suivant, on a voulu
faire de moi un sage et j’étais à la fois mal à l’aise et frigorifié dans ma robe en
tissu-éponge. Plus tard, quand mon arrière-grand-mère Gemma est venue vivre
avec nous, elle m’entraînait le dimanche chez les baptistes du sud. Elle souhaitait
désespérément que je marche dans l’allée de l’église et que je sois sauvé. Timide
comme je l’étais, je ne risquais pas d’aller me mettre à plat ventre en public devant
un groupe de gens tout souriant et au langage grossier. De plus, je ne voyais pas
l’intérêt de confesser des péchés que je n’avais pas le sentiment d’avoir encore
commis. Si l’on m’avait forcé à choisir entre eux, j’aurais opté pour l’approche
impersonnelle et cool des luthériens plutôt que l’étreinte chaleureuse mais embar-
rassante avec laquelle les baptistes vous accueillaient. Mais Gemma est décédée
et mes parents ne m’ont poussé dans aucune direction, alors j’ai choisi les plaisirs
corporels de Peggy Sue et des amarantes, et j’ai mis l’âme en pause.
Derrière l’église luthérienne, il y avait un autre terrain vague, plus petit, où
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les fidèles garaient leurs voitures dans la boue. Le nouveau quartier des Hoffman
Heights avait été bâti en partie sur un lac comblé. L’eau, qui filtrait ici et là, créait
des endroits marécageux d’où sortaient des plantes qui ne poussaient nulle part
alentour, comme la massette-quenouille et l’oseille crépue. À une extrémité du
parking des luthériens se trouvait l’un des derniers coins de ce genre.
Un jour de septembre, en rentrant de l’école, j’ai coupé par ce coin maréca-
geux, presque desséché en cette fin d’été et recouvert d’herbes. Des renouées
Persicaria capitata (pink knotweed) tapissaient le sol cassé et embaumaient l’air.
C’est alors que j’ai remarqué, pleinement étendu sur une fleur de renouée, un
papillon. Il faisait plus d’un pouce de large, bien marron comme de vieilles pièces
de cents, avec un éclat violet plus ou moins apparent selon son inclinaison sous
les rayons du soleil. Je me suis agenouillé et je l’ai regardé longuement. D’autres
voletaient dans les parages, certains oranges, d’autres marrons, mais lui seul restait
statique, à savourer. Puis une voiture est passée à côté et l’a dérangé. La dernière
chose que j’ai remarquée avant qu’il ne s’envole, c’est un large zigzag brillant
orange vif sur les ailes de derrière.
Deux ou trois ans plus tard, quand je suis devenu un collectionneur passionné,
je me suis parfaitement souvenu du papillon du petit marécage de Del Mar. Selon
mon guide Peterson des papillons, c’était un bronzé d’Amérique (bronze copper).
Ceux qui étaient orangés étaient des femelles. Dans son Peterson Field Guide to
the Butterflies East of the Great Plains, le professeur Alexander Klots a écrit qu’il
s’agit du « plus grand de nos bronzés cuivrés » et qu’il n’est « pas rare, mais plutôt
local » ; il conseillait alors de chercher une colonie « dans des prairies ouvertes
et humides ». Dans ma bible, Colorado Butterflies, le docteur F. Martin Brown
L’extinction de l’expérience 187

explique que l’espèce ne s’étend pas plus à l’ouest que les plaines de l’est du
Colorado et la désigne comme étant très locale (ce que je traduis par « rare »). Il
poursuit en ajoutant que « les meilleurs endroits où trouver [Lycaena] thoe dans
le Colorado sont les bords herbeux de réservoirs bien établis dans les plaines », ce
qu’avaient sans doute été les Hoffman Heights auparavant. J’étais impatient de
retourner au bon moment à l’endroit où j’avais vu le papillon et d’ajouter Lycaena
thoe à ma collection.
Puis un jour, au début de l’été, les luthériens ont pavé le parking. Ils ont
déversé une tonne de morceaux de béton et de remblais dans le petit marais et ils
ont recouvert le tout d’une épaisse couche d’asphalte. Adieu l’oseille crépue et les
renouées, adieu les bronzés. Les années suivantes, en dépit de mes recherches dans
Aurora, je n’ai pas trouvé d’autre colonie, ni même un seul bronzé d’Amérique.
Pensant qu’un dieu bon et aimant ne permettrait jamais à ses fidèles servants de
faire une chose pareille, j’ai délaissé les luthériens et autres pour longtemps.

Les biologistes s’entendent pour affirmer que le taux d’extinction des espèces
a augmenté rapidement depuis que l’agriculture et l’industrie se sont développées
dans le paysage humain. Le déclin reflète des épisodes antérieurs d’extinctions
de masse causées par des événements atmosphériques ou astronomiques. Pour
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y faire face, on compile des livres et des listes rouges des espèces menacées et
on cherche à améliorer leur situation. C’est une bonne chose, même s’il est rare
d’observer une amélioration.
Notre préoccupation à l’égard de l’extinction des espèces est opportune.
Tandis que nos partenaires sur cette Terre disparaissent, nous nous retrouvons
plus esseulés et moins assurés dans notre capacité à maintenir la vie ô combien
malmenée. Quelles que soient les perturbations qu’elle entraîne, toute action
visant à empêcher de nouvelles disparitions est utile, car elle permet de préserver
la diversité. Cependant, l’extinction totale n’est pas le seul problème. En s’in-
téressant surtout aux plantes et aux animaux réellement rares et menacés, les
écologistes négligent souvent une autre forme de perte susceptible d’avoir des
conséquences remarquables : l’extinction locale.
La rareté est presque toujours le critère sur lequel on se base pour décider de
la nécessité d’une protection. Les biologistes de la conservation emploient tout un
lexique de catégories pour la définir. Par ordre ascendant de péril, nous avons les
espèces « préoccupantes » (à « surveiller »), « candidates », « sensibles », « menacées »
(« vulnérables ») et « en voie d’extinction ». Toutes les plantes et tous les animaux
ainsi listés méritent certainement le qualificatif de « rares », mais les gens utilisent
ce terme lorsqu’un autre pourrait être plus précis.
La plupart des espèces en voie de disparition sont rares au sens absolu : leur
aire de répartition est très restreinte et leur nombre total bas. Selon les biologis-
tes, il existe un vague seuil en dessous duquel les populations de ces organismes
ne doivent pas descendre, sinon c’est l’extinction assurée. Ce niveau est un genre
de masse critique, le nombre minimum nécessaire au maintien de l’espèce. Une
188 Sources et fondements

créature est extrêmement rare quand sa population est si faible qu’elle approche
de cette ligne périlleuse.
La rareté perçue dépend toujours de la répartition d’une espèce dans le temps
et l’espace. Par exemple, le monarque est un papillon pratiquement absent dans
le Nord-Ouest maritime parce qu’on n’y trouve pas de laiteron, alors que c’est
une créature commune dans le reste de l’Amérique du Nord. S’ils sont épars et
fluctuants d’une année à l’autre lorsqu’ils se dispersent durant l’été, une bonne
année les monarques peuvent être incroyablement abondants dans leurs quartiers
d’hiver au Mexique et en Californie. Cependant, la migration du monarque nord-
américain est considérée comme un phénomène menacé en raison de l’extrême
vulnérabilité des rassemblements d’hiver et de la fragilisation grandissante de
leur habitat estival.
Un autre papillon orange et noir, la vanesse du chardon (painted lady), apparaît
parfois par millions dans les latitudes septentrionales. Certains printemps, comme
ceux de 1991, 1992 et 2002, ces papillons peuvent être nombreux au point de blo-
quer des autoroutes. Les années sèches ou froides, si son habitat au Sud ne produit
pas assez de nectar ou si les conditions ne sont pas favorables à un déplacement
en masse, il se peut qu’il n’y ait pas la moindre vanesse à voir l’été dans les régions
tempérées. Néanmoins, cet immigrant amoureux du chardon est si répandu à
l’échelle planétaire que son autre nom est le cosmopolite. Ces insectes sont-ils
communs ou rares ? À l’évidence, ni l’un ni l’autre. Les vanesses du chardon et les
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monarques embrouillent notre conception de la rareté.
Le concept devient un peu moins ambigu lorsque l’on considère des animaux
et des plantes sédentaires ou spécialisés comme le bronzé d’Amérique. Mais de
telles créatures sont-elles réellement rares ou, comme le professeur Klots le disait
du bronzé en 1951, simplement « locales » ? Le fait est que, tandis que la campa-
gne se réduit sous l’influence humaine, ce qui n’était que local tend à devenir
vraiment rare. Quelque part le long d’un continuum qui va de l’abondance à
l’extinction, une tourte voyageuse passe de la plénitude à quelques individus,
puis à l’inexistence.
Étant donné la relativité de la rareté, il ne surprend guère que les ressources
dédiées à la préservation des animaux et des plantes sauvages rares soient presque
entièrement consacrées aux espèces réellement rares. Mais, comme avec la déci-
sion de Ronald Reagan de restreindre l’aide fédérale aux gens « vraiment nécessi-
teux », cette pratique conduit à négliger les populations vulnérables menacées de
disparition au niveau local.
Les extinctions locales importent pour trois raisons principales. Premièrement,
les biologistes de l’évolution pensent que la sélection naturelle intervient intensé-
ment dans les populations « périphériques ». Cela signifie que la pointe de l’évo-
lution peut être située aux extrémités de l’aire de répartition d’une espèce plutôt
qu’en son centre, où elle est plus nombreuse. Il devient alors crucial de protéger les
populations marginales. Généralement, les extinctions locales ont lieu en lisière,
privant ainsi les espèces de la possibilité d’un changement adaptatif.
Deuxièmement, par leur addition, les petites pertes finissent par avoir un
impact plus vaste. Une colonie disparaît ici, une population chute là, et avant
L’extinction de l’expérience 189

que vous ne vous en rendiez compte l’espèce se retrouve en voie de disparition.


Une fois commencée, l’érosion est progressive. En 1875, l’entomologiste de San
Francisco, H. H. Behr, a écrit à son ami Herman Strecker de Pennsylvanie qu’entre
« les poules allemandes et les porcs irlandais aucun insecte ne peut exister hormis
la puce et le pou ». Behr déplorait la diminution des insectes indigènes de la pénin-
sule de San Francisco. Déjà à cette époque, il devenait difficile de trouver des
papillons comme le Glaucopsyche xerces, les colonies disparaissant les unes après
les autres avec l’extension de la ville. Au début des années 1940, le Glaucopsyche
xerces était considéré comme une espèce éteinte. Ainsi, les extinctions locales
s’accumulent, ce qui mine l’ensemble de la faune et de la flore.
Troisièmement, ces pertes locales s’accompagnent d’un autre type de dis-
parition. Je la nomme l’extinction de l’expérience. Pour le formuler simplement :
la perte d’espèces locales menace notre expérience de la nature. Si une espèce
s’éteint dans notre environnement accessible (qui est d’autant plus restreint que
nous sommes très âgé, très jeune, handicapé ou pauvre), en un sens c’est comme
si elle disparaissait totalement. En effet, pour ceux qui ne peuvent rayonner bien
loin, l’extinction locale équivaut à une éradication globale.
Bien sûr, nous sommes tous diminués par l’extirpation d’animaux et de plantes
quel que soit l’endroit où cela arrive. Beaucoup de gens éprouvent de profondes
satisfactions à la vue d’un monde sauvage qu’ils ne verront jamais réellement. Mais
le contact direct et intime avec d’autres êtres vivants nous affecte d’une manière
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vitale et ne peut être remplacé par une expérience par procuration.
Je pense que l’une des plus grandes causes de la crise écologique est l’état
d’aliénation personnelle par rapport à la nature dans lequel vivent de nombreux
individus. En tant que culture, ce qui nous fait défaut, c’est un sens étendu de
l’intimité avec le monde vivant. D’une certaine manière, l’histoire naturelle n’a
jamais été aussi populaire ; pourtant peu sont ceux qui organisent leurs vies autour
de la nature ou qui se laissent profondément émouvoir par elle. La profondeur
de notre contact est trop souvent insuffisante. Deux oiseaux marins, par la façon
dont ils pêchent, vont me permettre d’illustrer mon propos.
Le pélican brun pêche en plongeant dans l’eau le bec grand ouvert, s’assu-
rant ainsi d’un contact ferme avec sa proie aquatique. Le bec-en-ciseaux noir,
un oiseau gracieux rappelant une sterne, doté d’une mandibule inférieure plus
longue que la mandibule supérieure, vole au-dessus de l’eau en n’y trempant que
la maxille. Il attrape des poissons lui aussi, mais il évite d’immerger son corps en
rasant la surface.
À mon sens, la plupart des gens qui se considèrent comme des amoureux de la
nature se comportent plus comme des becs-en-ciseaux que comme des pélicans
bruns. Ils achètent la tenue adéquate chez L. L. Bean et Eddie Bauer 2, se munis-
sent de guides de randonnée et marchent sur des sentiers tracés en prenant soin
de lire tous les panneaux d’information. Ils regardent les émissions de télévision

2. NDT : Entreprises américaines d’habillement.


190 Sources et fondements

consacrées au monde sauvage, font leurs courses à Nature Company 3 et cotisent


à la National Wildlife Federation ou la National Audubon Society. Ces activités
sont admirables, mais elles ne permettent pas d’avoir un contact réellement intime
avec la nature. Beaucoup de ces « naturalistes » ne font qu’effleurer, et donc leurs
satisfactions ne peuvent qu’être superficielles. Néanmoins, la grande majorité des
gens fréquentent encore moins la nature qu’eux.
Lorsque le monde naturel devient uniquement un divertissement ou une
obligation, il perd sa capacité d’éveiller nos instincts les plus profonds. Pour le
professeur Edward O. Wilson de l’université Harvard, reconnu pour ses réflexions
perspicaces sur les humains et les insectes 4, nous possédons tous ce qu’il nomme
la « biophilie ». Selon lui, les êtres humains ont un désir inné d’entrer en relation
avec d’autres formes de vie et le faire est extrêmement salutaire. La nature est thé-
rapeutique. Comme l’écrit la nouvelliste Valerie Martin dans « The Consolation
of Nature 5 », finalement seule la nature peut rétablir un sentiment de paix. Mais
à l’évidence trop peu de personnes concrétisent leur amour potentiel de la nature.
Alors, pourquoi la séduction échoue-t-elle ? Comment pouvons-nous éveiller notre
biophilie ?
Tout le monde a au moins une chance de réaliser une totalité plaisante avec
la nature. Mais pour y parvenir, il est nécessaire de la fréquenter intimement.
Une rencontre avec une limace-banane est sans commune mesure avec la vision
d’un dragon du Komodo à la télévision. Qui se préoccupera des créatures qui
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vivent dans notre voisinage, quand des rhinocéros s’accouplent dans le salon ? Au
moins, les becs-en-ciseaux sont attentifs de la nature. Quant aux autres, dans la
vie desquels celle-ci n’occupe qu’une maigre place, comment peuvent-ils même
se sentir concernés ?
L’extinction de l’expérience ne se résume pas à la perte des bienfaits person-
nels d’une stimulation naturelle. Elle se traduit également par un cycle de désaf-
fection dont les conséquences peuvent être désastreuses. Tandis que les villes
et les banlieues en expansion renoncent à leur diversité naturelle et que leurs
habitants vivent dans un éloignement grandissant de la nature, la sensibilité et le
goût reculent. Il en découle une apathie à l’égard des problèmes écologiques et,
inévitablement, une dégradation accrue de l’habitat commun.
Alors que l’expérience continue de s’amenuiser, la vie se retire de la terre et
l’intimité de nos relations avec elle s’évanouit. Et c’est ainsi que la disparition d’es-
pèces communes dans notre voisinage immédiat peut être aussi importante que
la perte totale de raretés. Les gens qui se sentent concernés protègent ; ceux qui

3. NDT : Entreprise américaine fondée en Californie dans les années 1970 et dissoute en 2001, qui
vendait divers objets tels que des télescopes, des carillons, des fossiles, des maquettes de dinosaures
et des CD de musique d’ambiance.
4. Cf. E. O. Wilson, On Human Nature, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1978 ;
B. Hölldobler et E. O. Wilson, The Ants, Belknap Press, Cambridge (Mass.), 1990.
5. V. Martin, « The Consolation of Nature », dans The Consolation of Nature and Other Stories,
Houghton Mifflin, Boston, 1988.
L’extinction de l’expérience 191

ne savent pas ne se sentent pas concernés. Que représente l’extinction du condor


pour un enfant qui n’a jamais vu un troglodyte mignon ?
Lorsque je vais dans des écoles pour parler des papillons, il m’arrive fréquem-
ment d’en poser un vivant sur le nez d’un enfant. Il semble que les nez consti-
tuent de parfaits perchoirs ou endroits où lézarder, et l’insecte y reste souvent
un moment. Presque tous les enfants apprécient cela, le léger chatouillement,
les couleurs en gros plan, le fil d’une langue sondant des gouttelettes de sueur.
Mais quelque part au-delà de la joie, il y a l’éveil. Je suis toujours étonné de voir
ces petites illuminations dans les yeux d’un enfant qui se trouve intimement en
contact avec la nature, peut-être pour la première fois. On peut les observer aussi
dans ceux d’adolescents, qui se rappellent ainsi quelque chose qu’ils ignoraient
avoir oublié.

Nous découvrons enfin le lien entre notre biophilie et notre avenir. Avec un
regard neuf, plus que jamais les urbanistes abandonnent la nature en banlieue et
l’invite au cœur des villes. Pour de nombreuses espèces, le geste est certes trop
tardif ; une fois qu’elles ont disparu, il est terriblement difficile de les rétablir.
Mais au moins celles qui ont une plus grande capacité d’adaptation peuvent être
soutenues avec soin et prévoyance.
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On peut observer les actions d’écologues urbains dans plusieurs villes. À
Portland, dans l’Oregon, le naturaliste urbain Mike Houck est parvenu à faire
du grand héron bleu l’oiseau officiel de la ville, il a obtenu d’une petite brasserie
locale qu’elle produise une bière pour le célébrer et il a contribué à la réalisa-
tion du vieux projet d’une voie verte d’une soixantaine de kilomètres. Connue
aujourd’hui comme la 140-Mile Loop, cette voie est liée à un important pro-
gramme d’espaces verts urbains des deux côtés de la rivière Columbia. Par ailleurs,
chaque année, Portland accueille une conférence internationale sur la « Campagne
dans la ville », qui défend la diversité biologique urbaine. Ce type d’initiatives
découlent du constat que l’expérience s’éteint et du profond désir d’en éviter les
conséquences.
Homme Vert de notre époque, Houck cherche à impliquer les artistes dans la
rénovation des villes et se consacre lui-même à la restauration des rivières urbai-
nes. Libérées du réseau pluvial, ces rivières sont alors dites « mises au jour » (day-
lighted). Quand chaque ville aura un Mike Houck agissant pour mettre au jour
ses rivières, protéger ses bois et éduquer ses urbanistes, alors les sources de notre
expérience seront davantage préservées.
Cependant, il ne suffit pas qu’il existe des réserves naturelles et des voies ver-
tes pour qu’il y ait connexion. Aussi importants soient-ils, de tels lieux permettent
un contact restreint, mesuré. Or, des enfants animés d’une curiosité pour l’histoire
naturelle ont besoin d’espaces libres où déambuler, user d’un filet, attraper et
observer. Les insectes, les écrevisses et les têtards peuvent être assurés d’être pris
et repris. La collection de petites bêtes a toujours été le premier stade d’un intérêt
sérieux pour la biologie. Le filet à insectes reste le meilleur moyen de faire sortir
192 Sources et fondements

les enfants. Mais s’attendre à ce qu’un gamin apprécie d’emblée cette activité est
idéaliste. Les naturalistes en herbe ont besoin de passer par l’étape du « trophée »
avant de consentir à ne faire qu’observer. Cela nécessite alors des espaces qui ne
soient pas sécurisés pour les enfants, où ceux-ci peuvent laisser leurs empreintes
et revenir l’année suivante pour voir ce qu’il en a résulté.
De même, nous avons tous besoin d’endroits près de chez nous où nous pou-
vons nous éloigner du chemin, soulever une pierre, fouiller et simplement nous
émerveiller : des lieux où aucun panneau d’information ne vient interférer avec
notre réaction spontanée. En plus des réserves et des parcs naturels, nous ferions
bien de maintenir des espaces ouverts sans autres règles que la courtoisie élémen-
taire, sans autres signes que les traces d’animaux.
Les habitats « de récupération », qui se situent entre la zone protégée for-
mellement et l’aménagement, peuvent tout à fait jouer ce rôle. De tels paysages
jetables se rencontrent partout en bordure d’habitations. L’écrivain et naturaliste
britannique Richard Mabey les regroupe sous le terme « campagne officieuse 6 ».
Il désigne ainsi les lieux ignominieux, dégradés, oubliés, que nous avons déser-
tés, mais qui servent néanmoins d’habitats pour un large éventail de plantes et
d’animaux capables de s’adapter : terrains industriels ou gares de triage délaissés,
fossés et carrières de cailloux, fermes et chantiers abandonnés, friches industriel-
les, berges, marges de décharges, etc. À la différence des parcs, des forêts, des
réserves et des terres agricoles qui constituent la « campagne officielle », ce sont
là des terres de seconde main.
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Les organismes qui vivent dans de tels endroits dignes du monde de Cendrillon
sont étonnamment divers, intéressants et nombreux. Ce sont les survivants, les
colonisateurs, les généralistes, ces espèces que l’on dit envahissantes. Mais on peut
aussi trouver, dans des coins cachés et des vestiges d’anciens habitats (comme le
parking des luthériens), des spécialistes et des raretés qui survivent tels des résis-
tants, dans l’attente d’être découverts par quelqu’un d’attentif. Les promoteurs,
les agents immobiliers et le langage courant nomment ces enclaves herbeuses
des terrains « vagues » ou « inoccupés ». Ce sont deux de mes oxymores préférés.
Pour un gamin curieux, qu’est-ce qui est moins inoccupé qu’un terrain inoccupé
et moins vague qu’un terrain vague ?
J’ai grandi dans un paysage généreusement parsemé d’une campagne offi-
cieuse : des terrains inoccupés à foison, un pseudo-parc négligé où les herbes
sauvages poussaient librement, d’anciennes fermes et l’immense espace ouvert
du High Line Canal serpentant vers l’est et l’ouest. C’étaient les vestiges de la
première extension urbaine de la ville d’Aurora. Ils étaient riches de possibilités.
Je pouvais attraper un insecte, saisir une écrevisse, courir en criant à la vue d’une
énorme araignée des jardins ; le contact était pleinement intime.
Mais Aurora s’est étalée à travers les Hautes plaines, ses limites dépassant
même celles de sa voisine Denver. À vrai dire, elle a outrepassé toutes les limites,
aussi bien en matière d’eau disponible qu’en matière d’habitabilité. Évidemment,

6. R. Mabey, The Unofficial Countryside, Collins, Londres, 1973.


L’extinction de l’expérience 193

les terrains ont fini par être occupés. Le parc en est devenu réellement un, et
presque tout ce qu’il avait de fascinant s’est évaporé sous les coups de bêche et
de lame du paysagiste. Et lorsqu’ils ont décidé de faire du canal un sentier offi-
ciel, intégré au réseau national des chemins de randonnée, la plupart des petits
nœuds d’habitat autrefois situés dans ses coudes et ses méandres avaient depuis
longtemps disparu. Avec la fuite des papillons devant les bulldozers, l’expérience
que j’avais connue a été ensevelie sous la banlieue.
En dix ans, au bord du canal, j’ai enregistré soixante-quinze sortes de papillons
– près d’un dixième de toutes les espèces d’Amérique du Nord. Ce faisant, j’ai
appris la chose la plus importante, mais aussi la plus triste, que le High Line pou-
vait m’enseigner. C’est un constat de base en écologie : les organismes ont des
besoins spécifiques associés au paysage qu’ils habitent, et s’ils ne peuvent plus les
satisfaire parce que ce paysage disparaît, alors ils disparaissent avec, à moins qu’ils
ne soient capables de s’adapter assez rapidement aux changements pour permettre
à l’espèce de survivre.
Les vulcains (admiral) qui voletaient le long du High Line Canal étaient des
survivants. Comme le montrent les fossiles de l’Oligocène découverts dans les
schistes de l’Ancient Lake Florissant, les ancêtres des vulcains (red admiral) et
des petits sylvains (white admiral) vivaient au centre du Colorado il y a environ
trente-cinq millions d’années. Partageant de nombreuses caractéristiques avec
leurs descendants, ils ont persisté face à l’évolution des paysages et des climats
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et ont prospéré. Les papillons continueront de changer, tout comme les satyres
des prés (wood nymph) changent de sites au cours du temps, améliorant ainsi leur
protection. Mais peu d’entre eux peuvent s’adapter assez rapidement face à un
tracteur Caterpillar, la plupart doivent partir ou s’éteindre. Les habitats modifiés
le long du High Line Canal l’ont amplement illustré.
Au début, la majeure partie des changements fauniques le long du canal ont
été cumulatifs. L’ancien fossé d’irrigation, produit d’une intrusion humaine, en
est venu à fournir des habitats pour de nombreux animaux et plantes opportu-
nistes. Quand j’ai commencé à étudier ses papillons à la fin des années 1950, le
High Line connaissait sans doute son pic de biodiversité. Les habitats s’étaient
complexifiés durant plus d’un demi-siècle. De nouvelles espèces continuaient
d’arriver, parcourant le long canal de vie en descendant des Rocheuses ou en
remontant de la prairie.
Une année, avec ma mère nous avons découvert une grande colonie de
Phyciodes picta (painted crescentspot) dans un champ près du ruisseau Toll Gate.
Ce papillon du Sud n’avait jamais été enregistré dans le Colorado en dehors du
réseau hydrographique de la rivière Arkansas. Et il était là, au cœur du bassin
de la rivière Platte. Comment avait-il traversé la ligne de partage des eaux des
Rocheuses, le plateau couvert de pins qui sert de barrière biogéographique entre
les bassins-versants, nous n’en avions aucune idée. Mais une fois de l’autre côté, il
s’est rapidement étendu. La crue de la Platte de 1965 a emporté presque toute la
colonie d’origine, mais elle s’est reconstituée à partir des rescapés. Puis, s’adaptant
mieux aux perturbations des habitats du canal, le Phyciodes picta a commencé
à remplacer deux espèces communes, le croissant perlé (Phyciodes tharos, pearl
194 Sources et fondements

crescentspot) et le Phyciodes pulchella (field crescentspot). Dépendant des asters,


ceux-ci se sont repliés vers quelques sites moins perturbés, tandis que le Phyciodes
picta et le damier gorgone (Chlosyne gorgone, gorgone crescentspot), se nourrissant
respectivement de liseron et de tournesol, sont devenus communs dans l’essen-
tiel de la partie est du High Line. Le changement s’est ainsi accompagné d’une
perte et d’un gain. Quelques années plus tard, néanmoins, les quatre espèces de
Phyciodes avaient disparu.
Avec l’accroissement de la population d’Aurora, le changement s’est intensifié
et les disparitions ont commencé à surpasser les apparitions. Nombre des habitats
que j’avais connus ont été effacés par le développement effréné de lotissements et
de centres commerciaux. Les lieux où les papillons de céleri (black swallowtail),
les cuivrés mauves (purplish copper) et les bleus argentés (silvery blue) volaient
sont devenus d’autres sortes de lieux où ils ne le faisaient plus. La seule colonie
d’olympes (Olympia marblewing) qui existait a été sacrifiée avec les crucifères
qu’ils visitaient, mais nous étions sans doute les seuls, mon ami Jack Jeffers et moi,
à les pleurer. À la place, on a installé un terrain de sport en gazon attenant à une
nouvelle école ; le terrain même sur lequel je ferai du lancer de disque l’année de
ma troisième. Alors même que le disque volait au-dessus de la pelouse, je pensais
à la piéride des crucifères (mustard white) et à l’Euchloe ausonides (large marble)
qui ne reviendraient pas. Des rêves de Jeux olympiques illusoires ont remplacé les
rêveries que l’olympe avait suscitées.
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Aucun de ces papillons ne s’est éteint stricto sensu, car ils ont survécu ailleurs,
dans des endroits encore sauvages et ruraux. Néanmoins, à travers ces pertes
locales, j’ai découvert l’extinction. Comme l’orthographe ou les tables de mul-
tiplication, c’est une leçon que j’ai apprise par la répétition, en observant ces
disparitions à plusieurs reprises. J’ai suivi l’évolution des papillons du High Line
Canal pendant cinquante ans. Durant trente-cinq années, chaque juillet, nous
nous sommes réunis avec un groupe d’amis pour compter le nombre de papillons
sur le site de l’Arbre Tonnerre 7. Ce recensement régulier a révélé que, depuis 1960,
40 % des espèces de papillons qui fréquentaient mes sites d’étude le long du High
Line Canal ont disparu ou sont en voie de disparition. Los Angeles, San Francisco
ou Staten Island n’ont pas connu un taux de perte aussi important. Le déclin est
lié à la croissance de la population d’Aurora, qui est passée de près de 40 000 êtres
humains à plus de 250 000.

Lors d’une récente visite, j’ai vu davantage d’enfants au bord du canal qu’à
mon époque, mais aucun n’était un train d’attraper des insectes, de piéger des
écrevisses ou de fuir des araignées. Il ne suffit pas de réunir les gens et la nature

7. NDT : Le « Thunder Tree » est le nom que Robert Michael Pyle et son frère ont donné au vieux
peuplier creux dans lequel ils se sont réfugiés le jour où, alors qu’ils étaient au bord du High Line
Canal, une terrible averse de grêle les a surpris.
L’extinction de l’expérience 195

pour qu’il y ait une intimité ; pour ces gamins, le chemin longeant le canal n’était
peut-être guère plus qu’un trottoir plein de boucles, un raccourci pour rentrer de
l’école. Mais je me demande ce qu’il restait à découvrir, si ces enfants avaient en
fait voulu regarder.
Le lendemain, j’ai suivi le High Line Canal jusque dans les plaines. Une dou-
zaine de grands peupliers d’Amérique délimitaient une zone intacte d’environ un
kilomètre coincée entre une autoroute et une nouvelle ville. À l’endroit où le fossé
plonge dans un caniveau sous une route survivait une ancienne marge maréca-
geuse. Des monarques voguaient des liserons aux solidages.
Puis j’ai remarqué un petit éclat parmi les fleurs d’automne. En l’attrapant,
j’ai découvert que c’était un bronzé ; le premier que je voyais en plus de trente
ans, depuis que les luthériens avaient bétonné le parking. C’était un mâle, et une
femelle volait non loin. Peut-être, me suis-je dit, que si je le relâchais près d’elle,
un enfant muni d’un guide Peterson pourrait tomber sur cette petite colonie avant
qu’elle ne disparaisse.
Sans le High Line Canal, les terrains vagues, le parc négligé, je ne suis pas
certain que je serais devenu un biologiste. J’aurais pu devenir un avocat ou même
un luthérien. Par l’immersion totale dans la nature ainsi découverte, j’ai acquis
une foi qui n’a jamais faibli, mais c’était aussi une question de hasard. C’est le
lieu qui m’a fait.
Combien de personnes grandissent avec de telles fenêtres sur le monde ? De
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moins en moins, je le crains, tandis que les habitats urbains disparaissent et que
ceux de la campagne sont grignotés par la banlieue. Beaucoup de personnes ne
vivent qu’avec un soupçon de nature dans leurs vies, et leur nombre croît. C’est
de mauvais augure. Si, comme l’a écrit Aldo Leopold, la peine d’une éducation
écologique est de vivre dans un monde de blessures, alors les espaces naturels sont
les pansements et le baume. Et si la peine de l’ignorance écologique est un surcroît
de blessures, alors ceux qui manquent d’instruction ont plus encore besoin de
ces espaces. Pour obtenir la consolation de la nature, nous devons tous établir un
rapport profond avec elle. Rares sont ceux qui le font.
À long terme, cette séparation massive d’avec les choses naturelles ne présage
rien de bon pour la préservation de la Terre. Pour forger de nouveaux liens avec
la terre, nous devons résister à l’extinction de l’expérience. Nous devons sauver
non seulement la wilderness mais aussi les terrains vagues, les fossés de même
que les canyons, et les petits bois avec les forêts primaires. Nous devons croire
au monde.

Traduit de l’anglais par Mathias Lefèvre

Robert Michael Pyle est lépidoptériste et écrivain. Auteur d’une vingtaine d’ouvra-
ges, parmi lesquels Wintergreen (Scribner, 1986), Chasing Monarchs (Houghton Mif-
flin, 1999), Sky Time in Gray’s River (Houghton Mifflin, 2007) et The Thunder Tree
196 Sources et fondements

(Houghton Mifflin, 1993, rééd. Oregon State University Press, 2011), il est considéré
aux États-Unis comme un auteur important dans le domaine de l’écolittérature. u Ce
texte est la traduction de « The Extinction of Experience », paru dans The Thunder
Tree. Lessons from an Urban Wildland, Oregon State University Press, Corvallis, 2011,
p. 130-141 © 1993, 2011 Robert Michael Pyle, reproduit avec l’autorisation des Oregon
State University Press et de l’auteur.
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