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Résumé. Le développement urbain se traduit par une érosion de la diversité biologique au niveau
local. Cette disparition locale d’espèces menace alors notre expérience de la nature, accentuant
notre séparation d’avec les choses naturelles et, partant, la crise écologique.
Mots clés. Extinction, diversité biologique, nature, habitat, expérience, biophilie.
Abstract. The urban growth results in an erosion of the biological diversity at the local level. This
local extinction of species thus threatens our experience of nature, increasing our estrangement
from things natural and therefore the ecological crisis.
Keywords. Extinction, biological diversity, nature, habitat, experience, biophilia.
1. C. Darwin, L’origine des espèces. Par le moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races
favorisées dans la lutte pour la vie, Honoré Champion, Paris, 2009, p. 689.
qui vendait des hamburgers pour dix-neuf cents et dont le jukebox jouait Peggy
Sue de Buddy Holly si vous y mettiez cinq cents. Dans le coin nord-est était situé
Saint-Mark’s, le repaire en briques rouges des luthériens, légèrement moderne,
avec une croix en vitrail sur le mur. Je passais beaucoup de temps à traîner dans
le terrain vague parmi les amarantes et à fréquenter le Kwik Shake après l’école,
mais j’allais rarement sur le territoire des pieux.
Au mieux des méthodistes mitigés, mes parents ont choisi à pile ou face de
nous amener à Saint-Mark’s pour la messe de Pâques. Le Noël suivant, on a voulu
faire de moi un sage et j’étais à la fois mal à l’aise et frigorifié dans ma robe en
tissu-éponge. Plus tard, quand mon arrière-grand-mère Gemma est venue vivre
avec nous, elle m’entraînait le dimanche chez les baptistes du sud. Elle souhaitait
désespérément que je marche dans l’allée de l’église et que je sois sauvé. Timide
comme je l’étais, je ne risquais pas d’aller me mettre à plat ventre en public devant
un groupe de gens tout souriant et au langage grossier. De plus, je ne voyais pas
l’intérêt de confesser des péchés que je n’avais pas le sentiment d’avoir encore
commis. Si l’on m’avait forcé à choisir entre eux, j’aurais opté pour l’approche
impersonnelle et cool des luthériens plutôt que l’étreinte chaleureuse mais embar-
rassante avec laquelle les baptistes vous accueillaient. Mais Gemma est décédée
et mes parents ne m’ont poussé dans aucune direction, alors j’ai choisi les plaisirs
corporels de Peggy Sue et des amarantes, et j’ai mis l’âme en pause.
Derrière l’église luthérienne, il y avait un autre terrain vague, plus petit, où
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explique que l’espèce ne s’étend pas plus à l’ouest que les plaines de l’est du
Colorado et la désigne comme étant très locale (ce que je traduis par « rare »). Il
poursuit en ajoutant que « les meilleurs endroits où trouver [Lycaena] thoe dans
le Colorado sont les bords herbeux de réservoirs bien établis dans les plaines », ce
qu’avaient sans doute été les Hoffman Heights auparavant. J’étais impatient de
retourner au bon moment à l’endroit où j’avais vu le papillon et d’ajouter Lycaena
thoe à ma collection.
Puis un jour, au début de l’été, les luthériens ont pavé le parking. Ils ont
déversé une tonne de morceaux de béton et de remblais dans le petit marais et ils
ont recouvert le tout d’une épaisse couche d’asphalte. Adieu l’oseille crépue et les
renouées, adieu les bronzés. Les années suivantes, en dépit de mes recherches dans
Aurora, je n’ai pas trouvé d’autre colonie, ni même un seul bronzé d’Amérique.
Pensant qu’un dieu bon et aimant ne permettrait jamais à ses fidèles servants de
faire une chose pareille, j’ai délaissé les luthériens et autres pour longtemps.
Les biologistes s’entendent pour affirmer que le taux d’extinction des espèces
a augmenté rapidement depuis que l’agriculture et l’industrie se sont développées
dans le paysage humain. Le déclin reflète des épisodes antérieurs d’extinctions
de masse causées par des événements atmosphériques ou astronomiques. Pour
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créature est extrêmement rare quand sa population est si faible qu’elle approche
de cette ligne périlleuse.
La rareté perçue dépend toujours de la répartition d’une espèce dans le temps
et l’espace. Par exemple, le monarque est un papillon pratiquement absent dans
le Nord-Ouest maritime parce qu’on n’y trouve pas de laiteron, alors que c’est
une créature commune dans le reste de l’Amérique du Nord. S’ils sont épars et
fluctuants d’une année à l’autre lorsqu’ils se dispersent durant l’été, une bonne
année les monarques peuvent être incroyablement abondants dans leurs quartiers
d’hiver au Mexique et en Californie. Cependant, la migration du monarque nord-
américain est considérée comme un phénomène menacé en raison de l’extrême
vulnérabilité des rassemblements d’hiver et de la fragilisation grandissante de
leur habitat estival.
Un autre papillon orange et noir, la vanesse du chardon (painted lady), apparaît
parfois par millions dans les latitudes septentrionales. Certains printemps, comme
ceux de 1991, 1992 et 2002, ces papillons peuvent être nombreux au point de blo-
quer des autoroutes. Les années sèches ou froides, si son habitat au Sud ne produit
pas assez de nectar ou si les conditions ne sont pas favorables à un déplacement
en masse, il se peut qu’il n’y ait pas la moindre vanesse à voir l’été dans les régions
tempérées. Néanmoins, cet immigrant amoureux du chardon est si répandu à
l’échelle planétaire que son autre nom est le cosmopolite. Ces insectes sont-ils
communs ou rares ? À l’évidence, ni l’un ni l’autre. Les vanesses du chardon et les
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3. NDT : Entreprise américaine fondée en Californie dans les années 1970 et dissoute en 2001, qui
vendait divers objets tels que des télescopes, des carillons, des fossiles, des maquettes de dinosaures
et des CD de musique d’ambiance.
4. Cf. E. O. Wilson, On Human Nature, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1978 ;
B. Hölldobler et E. O. Wilson, The Ants, Belknap Press, Cambridge (Mass.), 1990.
5. V. Martin, « The Consolation of Nature », dans The Consolation of Nature and Other Stories,
Houghton Mifflin, Boston, 1988.
L’extinction de l’expérience 191
Nous découvrons enfin le lien entre notre biophilie et notre avenir. Avec un
regard neuf, plus que jamais les urbanistes abandonnent la nature en banlieue et
l’invite au cœur des villes. Pour de nombreuses espèces, le geste est certes trop
tardif ; une fois qu’elles ont disparu, il est terriblement difficile de les rétablir.
Mais au moins celles qui ont une plus grande capacité d’adaptation peuvent être
soutenues avec soin et prévoyance.
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les enfants. Mais s’attendre à ce qu’un gamin apprécie d’emblée cette activité est
idéaliste. Les naturalistes en herbe ont besoin de passer par l’étape du « trophée »
avant de consentir à ne faire qu’observer. Cela nécessite alors des espaces qui ne
soient pas sécurisés pour les enfants, où ceux-ci peuvent laisser leurs empreintes
et revenir l’année suivante pour voir ce qu’il en a résulté.
De même, nous avons tous besoin d’endroits près de chez nous où nous pou-
vons nous éloigner du chemin, soulever une pierre, fouiller et simplement nous
émerveiller : des lieux où aucun panneau d’information ne vient interférer avec
notre réaction spontanée. En plus des réserves et des parcs naturels, nous ferions
bien de maintenir des espaces ouverts sans autres règles que la courtoisie élémen-
taire, sans autres signes que les traces d’animaux.
Les habitats « de récupération », qui se situent entre la zone protégée for-
mellement et l’aménagement, peuvent tout à fait jouer ce rôle. De tels paysages
jetables se rencontrent partout en bordure d’habitations. L’écrivain et naturaliste
britannique Richard Mabey les regroupe sous le terme « campagne officieuse 6 ».
Il désigne ainsi les lieux ignominieux, dégradés, oubliés, que nous avons déser-
tés, mais qui servent néanmoins d’habitats pour un large éventail de plantes et
d’animaux capables de s’adapter : terrains industriels ou gares de triage délaissés,
fossés et carrières de cailloux, fermes et chantiers abandonnés, friches industriel-
les, berges, marges de décharges, etc. À la différence des parcs, des forêts, des
réserves et des terres agricoles qui constituent la « campagne officielle », ce sont
là des terres de seconde main.
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les terrains ont fini par être occupés. Le parc en est devenu réellement un, et
presque tout ce qu’il avait de fascinant s’est évaporé sous les coups de bêche et
de lame du paysagiste. Et lorsqu’ils ont décidé de faire du canal un sentier offi-
ciel, intégré au réseau national des chemins de randonnée, la plupart des petits
nœuds d’habitat autrefois situés dans ses coudes et ses méandres avaient depuis
longtemps disparu. Avec la fuite des papillons devant les bulldozers, l’expérience
que j’avais connue a été ensevelie sous la banlieue.
En dix ans, au bord du canal, j’ai enregistré soixante-quinze sortes de papillons
– près d’un dixième de toutes les espèces d’Amérique du Nord. Ce faisant, j’ai
appris la chose la plus importante, mais aussi la plus triste, que le High Line pou-
vait m’enseigner. C’est un constat de base en écologie : les organismes ont des
besoins spécifiques associés au paysage qu’ils habitent, et s’ils ne peuvent plus les
satisfaire parce que ce paysage disparaît, alors ils disparaissent avec, à moins qu’ils
ne soient capables de s’adapter assez rapidement aux changements pour permettre
à l’espèce de survivre.
Les vulcains (admiral) qui voletaient le long du High Line Canal étaient des
survivants. Comme le montrent les fossiles de l’Oligocène découverts dans les
schistes de l’Ancient Lake Florissant, les ancêtres des vulcains (red admiral) et
des petits sylvains (white admiral) vivaient au centre du Colorado il y a environ
trente-cinq millions d’années. Partageant de nombreuses caractéristiques avec
leurs descendants, ils ont persisté face à l’évolution des paysages et des climats
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Lors d’une récente visite, j’ai vu davantage d’enfants au bord du canal qu’à
mon époque, mais aucun n’était un train d’attraper des insectes, de piéger des
écrevisses ou de fuir des araignées. Il ne suffit pas de réunir les gens et la nature
7. NDT : Le « Thunder Tree » est le nom que Robert Michael Pyle et son frère ont donné au vieux
peuplier creux dans lequel ils se sont réfugiés le jour où, alors qu’ils étaient au bord du High Line
Canal, une terrible averse de grêle les a surpris.
L’extinction de l’expérience 195
pour qu’il y ait une intimité ; pour ces gamins, le chemin longeant le canal n’était
peut-être guère plus qu’un trottoir plein de boucles, un raccourci pour rentrer de
l’école. Mais je me demande ce qu’il restait à découvrir, si ces enfants avaient en
fait voulu regarder.
Le lendemain, j’ai suivi le High Line Canal jusque dans les plaines. Une dou-
zaine de grands peupliers d’Amérique délimitaient une zone intacte d’environ un
kilomètre coincée entre une autoroute et une nouvelle ville. À l’endroit où le fossé
plonge dans un caniveau sous une route survivait une ancienne marge maréca-
geuse. Des monarques voguaient des liserons aux solidages.
Puis j’ai remarqué un petit éclat parmi les fleurs d’automne. En l’attrapant,
j’ai découvert que c’était un bronzé ; le premier que je voyais en plus de trente
ans, depuis que les luthériens avaient bétonné le parking. C’était un mâle, et une
femelle volait non loin. Peut-être, me suis-je dit, que si je le relâchais près d’elle,
un enfant muni d’un guide Peterson pourrait tomber sur cette petite colonie avant
qu’elle ne disparaisse.
Sans le High Line Canal, les terrains vagues, le parc négligé, je ne suis pas
certain que je serais devenu un biologiste. J’aurais pu devenir un avocat ou même
un luthérien. Par l’immersion totale dans la nature ainsi découverte, j’ai acquis
une foi qui n’a jamais faibli, mais c’était aussi une question de hasard. C’est le
lieu qui m’a fait.
Combien de personnes grandissent avec de telles fenêtres sur le monde ? De
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Robert Michael Pyle est lépidoptériste et écrivain. Auteur d’une vingtaine d’ouvra-
ges, parmi lesquels Wintergreen (Scribner, 1986), Chasing Monarchs (Houghton Mif-
flin, 1999), Sky Time in Gray’s River (Houghton Mifflin, 2007) et The Thunder Tree
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(Houghton Mifflin, 1993, rééd. Oregon State University Press, 2011), il est considéré
aux États-Unis comme un auteur important dans le domaine de l’écolittérature. u Ce
texte est la traduction de « The Extinction of Experience », paru dans The Thunder
Tree. Lessons from an Urban Wildland, Oregon State University Press, Corvallis, 2011,
p. 130-141 © 1993, 2011 Robert Michael Pyle, reproduit avec l’autorisation des Oregon
State University Press et de l’auteur.
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