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L'AFRIQUE DU NORD ENTRE LES DEUX GUERRES MONDIALES

Author(s): Jacques Berque


Source: Cahiers Internationaux de Sociologie , Janvier-Juin 1961, NOUVELLE SÉRIE, Vol.
30 (Janvier-Juin 1961), pp. 3-22
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40689112

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L'AFRIQUE DU NORD
ENTRE LES DEUX GUERRES MONDIALES (I>

par Jacques Berque

L'histoire d'une société comme celle qui nous occupera ici


- l'Afrique du Nord entre les deux guerres - doit partir d'une
triple considération :
1) La situation coloniale conditionne beaucoup des êtres
et choses qu'elle affecte ;
2) Les rapports économiques y déterminent en grande partie
l'attitude et le statut des groupes en cause ;
3) Le contact entre cultures différentes produit des effets à
la fois destructeurs et créateurs.
Mais ces trois thèmes classiques appellent respectivement les
additions que voici :
1) La situation coloniale n'est ni cohérente ni plénière. Il
faut en marquer les limites aussi bien que l'ampleur, les discor-
dances autant que la continuité. Même dans un système aussi
écrasant, aussi « tentateur » que le système français, elle laisse
subsister un fond qu'elle n'atteint guère, des cheminements plus
ou moins autonomes, des possibilités d'initiative, de dépassement
ou tout au moins d'irrégularité.
2) Les forces économiques agissent dans une large mesure
en tant qu'elles signifient. Or leur signification dépend moins
étroitement de leur consistance matérielle que des vicissitudes
du débat colonial. C'est ainsi que le vignoble algérien, par exemple,
n'a pas modifié aussi fondamentalement la société locale que la
canne aux Antilles et peut-être que le coton en Egypte. Et d'autre
part, l'économique s'inscrit dans le dialogue visible de l'homme
et du terroir. Les changements du paysage sont à la fois le résultat
et l'enjeu d'une querelle entre groupements d'hommes et entre
systèmes de vie. Voilà pourquoi l'existence du colon (au sens
étroit : l'agriculteur allogène) a pris une valeur symbolique

(1) Pages extraites d'un livre en préparation.

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hors de proportion avec sa portée économique ou statistique,


mais en rapport avec son irriportance visuelle.
3) Les échanges entre dépendants et prépondérants descen-
dent à une profondeur insoupçonnée des sociologues du « contact »,
et dont seuls peuvent rendre compte les acquis les plus récents
de la psychologie différentielle, voire de la psychanalyse. Aussi
est-il impossible de les définir en termes de logique ou de morale
simplistes.
Ces considérations peuvent toutes se ramener à une perspective
unitaire, caractéristique de l'histoire coloniale, et singulièrement
de celle de l'Afrique du Nord en ce temps-là. Dispute pour la
création et l'appropriation des choses, concurrence dans l'éta-
blissement, l'élimination ou la restauration des signes, variation
du rôle des personnages dans cette procédure, effets qu'elle
comporte sur l'événement, et aussi sur la qualification des êtres,
des faits, des moments, en « bon » ou en « mauvais », en « légi-
time » ou en « illégitime » : telle est la perspective sous laquelle
je vais considérer l'histoire concrète de cette société durant
la vingtaine d'années qui séparent les deux derniers conflits
mondiaux.

Une rivalité sémantique. - Au moment même où j'écris, mon


effort d'explication du Maghreb fait suite à une longue série
de tentatives, qui ont commencé dès les débuts de l'installation
coloniale dans ce pays. Elles dénotaient l'inquiétude permanente
de l'observateur devant les problèmes de l'action. Expliquer,
comprendre, pénétrer, c'étaient là procédés classiques pour
prendre possession des réalités positives.
Or, cette attitude des Français en Afrique du Nord rencontrait
chez les populations locales un égal appétit d'élucidation. Au zèle
de notre « raison oratoire » répondait, du côté musulman, celui
d'une casuistique, décadente il est vrai, et malade d'avoir décollé
des réalités, mais rigoureuse et subtile. Ce juriste et ce plaideur
que sont essentiellement les Maghrébins; fidèles en cela à leur tra-
dition la plus profonde jusque dans leurs conduites présentes,
cherchaient en effet dans les choses nouvelles qui s'instauraient
sous leurs yeux des raisons d'accepter ou de repousser. Ils le fai-
saient avec une ardeur aiguisée par la dépendance et la privation.
Au retour de la guerre, vers 1920, la génération qui arrive à majo-
rité est secouée par cette demande exigeante. Voici que commen-
cent à lever ceux que l'on appelle les « premiers évolués ». Ils sont
influencés triplement par leur tradition raisonneuse, par la
controverse politique à la française, et par les premiers débats
internationaux sur l'émancipation des peuples. Du côté français,
on est talonné par les premiers doutes. Le socialisme commence

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à s'exprimer, timidement mais au grand scandale de diri-


geants et possédants. Or, l'état cle fait qui règne autour des deux
champions n'est rien moins que clair : pour ceux de la vieille
école, c'est un « mystère d'iniquité », à moins que cela ne parti-
cipe encore d'un « bon vieux temps » plus ou moins irrécupérable.
Mais déjà le plus gros des critiques, - ou des réponses aux
critiques - se réfère à la logique. Aux impatiences du « ration-
nel » s'opposent les prudences du « raisonnable ». On reste en
famille !
Le tempérament des deux partenaires et le mouvement de
l'époque concourent donc à peupler la chronique, jusque dans
son détail le plus anecdotique, d'arguments et de justifica-
tions. Ainsi s'engage, ou du moins se poursuit, ce long procès
qu'ouvre le système colonial français : système où le pouvoir
se réclame de son droit (droit positif et même droit moral), et
le revendiquant de la justice, de l'équité, de la logique, sans que
ni l'un ni l'autre n'allègue les puissances de l'absurde, ou du fait.
Chose étonnante, car l'implantation française et la protestation
locale, si toutes deux mettent en avant maintes raisons (traités,
obligation de « réformer », expansion civilisatrice d'un côté, et
de l'autre vérité révélée, justice, liberté, droit naturel, bénéfice des
grands principes de 1789), tirent alors le plus gros de leur consis-
tance de leur inintelligibilité l'une à l'autre. De quoi le langage
commun s'avise, qui oppose la « force brutale » des uns à la « force
d'inertie » des autres...
Or cette dispute, si elle règne partout, si elle affecte plus ou
moins toutes les situations, toutes les personnes, ainsi qu'il est
normal dans une société en transformation violente, ne se décou-
vre pas partout, il s'en faut, avec la même franchise. En Algérie,
en Tunisie, et plus récemment au Maroc, il s'est formé ou il se
forme des paliers de concession mutuelle, ou plutôt d'interpré-
tation partagée, où la remise en cause, qui attaque si violemment
d'autres secteurs, reste muette, et comme sans emploi. Les uns
et les autres conçoivent l'ordre public comme d'initiative fran-
çaise, même lorsque l'on se rebelle contre lui. La culture moderne
est aussi unanimement attribuée à l'apport occidental. Les vieux
croyants s'en irritent, mais les jeunes y trouvent de plus en plus
un moyen de progresser, en tout cas une arme. Sur le plan écono-
mique, autre consensus. L'avance de l'Occident est à l'époque
incontestée, incontestable. A vrai dire, plus contraignante que
convaincante : elle broie plutôt qu'elle ne persuade. Mais tout
cela concourt à un état de fait, que personne n'appelle proprement
« légitimité », mais que tout le monde constate, et pratiquement
accepte.
Seulement, sous ces niveaux de consensus, on en devine déjà

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d'autres, devant lesquels nous-mêmes, comme l'observateur du


temps, le vivant du temps, nous sentons déjà déconcertés, et
gênés. Partout les usagers soupçonnent et dénoncent une sorte
d'occultisme de l'action. Aux vérités exprimées ou officielles
s'en opposent d'autres, chuchotées celles-ci, confidentielles : le
dessous des cartes. Et le langage d'offrir, à ce sujet, un grand
luxe de mots, allant du classique dasâ'is « intrigues », « chausse-
trappes », au berbère tah'ramîyât « manœuvres », « mauvais
coups », ou au métaphorique naûra « détours » (tiré peut-être
de l'image de la noria). Celui qui proteste, qui dénonce de l'ordre
français la suspecte obscurité, en tient pour responsable Γ« admi-
nistration » (mot qu'il préfère à celui d' « état »). Et il reproche
au partenaire occidental - chose bien curieuse pour nous, main-
tenant - non pas l'incohérence, mais le machiavélisme. La
figure prêtée à tel directeur des Affaires indigènes, à tel grand
pacha, serviteur du régime, voire à presque tous les grands acteurs
de l'époque, est alors moins celle de l'intrigant, de l'oppresseur
ou de l'exploiteur, que de l'occultiste.. Dans le pouvoir qui s'em-
pare peu à peu de son existence matérielle, le Maghrébin voit
l'exercice d'une magie noire : irrésistible et incommensurable
pour cela même. De son côté, l'Européen, même nanti, même
comblé, ne voit partout que conspirations, complots. De même
que de vieux colonels se consacrent à des recherches étymologi-
ques, rattachant la langue berbère à des idiomes caucasiens,
japonais, basques ou amérindiens, des administrateurs retraités
écrivent des romans à thème d'insurrection. Cette insurrection
n'est encore que mythique. Mais elle traduit une peur. Les sages
crient à leurs compatriotes : « Faites attention ! » Rodd balek :
c'est même là le pseudonyme d'un haut fonctionnaire, auteur
de plusieurs études sur la Tunisie dans les années 20. Et sans doute
ces études pêchent-elles par excès d'argutie, se veulent réalistes
et adroites : leur portée sociologique n'en est pas moins de révéler
l'inquiétude devant le mystère, c'est-à-dire la résistance d'une
réalité.
Si l'un et l'autre partenaires, malgré tout ce qui dans la vie
pratique les fait se coudoyer, s'éprouver, partagent un tel sen-
timent, c'est que, malgré les contacts incessants et le nécessaire
déploiement chez l'un et chez l'autre de vertus vet de défauts
quotidiens, il se jugent réciproquement inconnaissables. A me-
sure qu'une vie aux bonheurs et aux malheurs médiocres les
pousse plus près l'un de l'autre, ils ressentent plus fortement
la différence qui les sépare, la relation qui les oppose, et, plutôt
que d'en chercher les raisons, se proclament l'un à l'autre irré-
ductibles. L'opinion commune déplore leur « incompréhension
mutuelle ». C'est que, dans cette lutte qui les agite entre la cons-
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cience historique et l'opacité des choses, des êtres et des situations,


les deux partenaires s'avouent, dans une certaine mesure, opaques
Tun à l'autre. Ils sont à l'égard l'un de l'autre tout à la fois
conscience offensive, et ténèbres défensives.
Si maintenant nous considérons cette masse de souffrance et
de jouissance, d'iniquités et de bon droit, qu'est un pays qui se
fait et se défait, je veux dire un pays colonial, en l'espèce celui-là
même que j'étudie, c'est à grand-peine qu'avec beaucoup d'appli-
cation et peut-être d'optimisme nous arrivons à dégager sa ten-
dance profonde, cette tendance qui n'est pas encore volonté
claire, et qui reste alors plutôt être que conscience. Mais si nous
faisons cet effort d'analyse optimiste, nous voici aux prises
avec une image obsédante : celle de deux forces entrecroisant
leurs effets. Forces d'âge et de destin différents, mais dont la
combinaison, que nous trouvons et pouvons suivre partout, ou
presque partout, produit ce champ de décombres lamentables
et de création magnifique : en un mot, la vie nord-africaine de
ce temps-là. Comme elle déborde les systèmes qui occupent le
devant de la scène ! Que ce soit celui de l'administration française,
superposée par endroits à un Makhzen ou à un Beylik, ou les
systèmes rivaux : premier nationalisme tunisois ou premier socia-
lisme - tous ces systèmes, quelle qu'en soit l'inégalité fonda-
mentale, ont en commun l'insuffisance à rendre compte du vrai
débat.

Étudions l'espace maghrébin. Ses cloisonnements correspon-


dent à des décalages dans l'action et l'explication. Les « Terri-
toires du Sud », les « Régions » ou « Territoires militaires » sont
un réduit de l'archaïsme, et un champ de manœuvres pour les
avant-gardes « fraîches et joyeuses » de la colonisation. Elles
garderont à peu près ce caractère jusqu'à la fin. Il y a aussi, au
nord, des territoires de confrontation plus prosaïque, qu'on appelle
assez significativement « civils » ou « mixtes ». Il y a enfin des
capitales européanisées, et dans ces capitales des « collines sacrées »
où tous croient que le destin s'élabore. Mais on est loin du
compte. Et l'Université d'Alger elle-même, d'où l'orientalisme
nord-africain jette avant 1930 ses derniers grands feux, ne nous
apporte pas non plus d'explication d'ensemble.
Ce qu'on peut dire c'est qu'en même temps que ses pouvoirs,
la colonisation a posé sur le pays une signalétique. Celle-ci refoule
une signalétique ancienne, qualifiant villes et bourgs, terroirs
agricoles et pastoraux, aires et cycles de la politique et de la
sainteté. A mesure que se développe l'expansion européenne,
les signes antiques rentrent dans le sol. Mais ils ne Tont pas
fait entièrement, même de nos jours. De 1919 à 1939 nous ne

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pouvons saisir qu'un instant de cette procédure : inachevée,


mais combien révélatrice du niveau profond...
Il entre dans cette appropriation européenne des signes du
pays - la dénomination des villages et des rues n'en est qu'un
cas spécial - toutes sortes d'éléments. L'avidité compétitive
y a bien entendu sa part, qui est grande. Mais que d'autres
mobiles ! Le nouveau-venu se porte, dans cette réalité, à cela
même qui lui en reste le plus dérobé. La conquête de la chose ne
fait qu'aviver, et désespérer, son appétence à l'égard de la per-
sonne adverse. Personne dans la mesure où elle me résiste. Objet
dans la mesure où je l'atteins, et crois l'asservir. Cet « indigène »,
et avec lui tout ce qui le touche : ses nourritures, son champ,
je veux littéralement me Yapproprier. Mais toujours une part
de lui m'échappe, fût-il devenu mon goumier ou mon ouvrier, ou
mon serviteur. Contre l'aliénation, il maintient sa personne, dans
des zones de lui où je ne parviens pas : sa foi, sa sexualité, sa
violence tapie, son espoir. Or cette obscurité qui l'oppose à moi,
malgré les conquêtes de mon administration, de ma science, de
mon agriculture, ce que je ne perce pas, que je ne possède pas, et
que je convoite et regrette : est-ce ce qui demeure de barbarie,
je veux dire d'intelligibilité, ou est-ce un refuge de la liberté
humaine ?
Ainsi peut s'interpréter en termes de connaissance et d'action
réciproques le débat colonial, à cette époque et dans ce pays. Il
est tel parce que la présence française vise à l'ubiquité, parce
que la raison française l'exige de ses fils, malgré qu'ils en aient,
et que la plaidoirie du Maghrébin ne se décourage pas, et que les
progrès mêmes de l'ordre public, de l'administration et, dans
une certaine mesure, de l'instruction, avivent le débat en le
dotant d'un langage en partie commun. Et parce qu'à mesure
que le lexique s'unifie les significations s'opposent.

Symboles sociaux, hypothèses politiques. - Le problème ainsi


posé pourrait se ramener à une philologie de l'Afrique du Nord,
si l'on donnait à « philologie » un sens étymologique : l'Afrique
du Nord est-elle à l'époque, et comment, et dans quelles mesures,
et avec quelles conséquences, une amie du logos, c'est-à-dire du
rationnel ? En d'autres termes, quelles y sont les limites, le rôle
et les effets de cette mise en cause dont j'ai montré toute l'impor-
tance, inhérente à un débat de ce type, entre partenaires de ce
tempérament, et à un moment tel que celui-là.
Le critère du bon sens, de la justification, de l'explication,
de la normalité, l'un et l'autre partenaires l'allèguent et le reven-
diquent chaque fois qu'il est question de réformes. Réforme ; mot
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AFRIQUE DU NORD

au double sens. Réformer, c'est dans certains cas, faire progresser


l'intervention française. Au contraire, ce peut être une réforme
préalable à des opérations plus radicales, ou tout à l'inverse une
vulgaire concession destinée à apaiser la demande, ou à la berner.
Il n'est pas toujours aisé d'opérer avec netteté la discrimination
entre l'une et l'autre espèces de démarches. Que dire, par exemple,
du Plan marocain de réforme de 1934 ? Son application eût-elle
nui au Protectorat, ou l'eût-elle servi ? En fait, il se passera de
longues années avant que la réforme n'apparaisse comme vraiment
menaçante pour le pouvoir français, dans la mesure même où il
demeure un pouvoir, reconnu par la plupart, de mise en ordre, de
logifîcation. Longtemps la disponibilité reste grande, aux mains
des Français. Conserver s'identifiait pour eux à réformer. Mais
peu d'entre eux s'en rendent compte. Et l'occasion une fois passée,
il vient un moment où désormais toute réforme ne peut
qu'attenter à leurs œuvres vives. En tout cas, les réformes s'affi-
chent toujours, d'où qu'elles viennent, celles de L. Saint en 1922,
de M. Le Beau en 1937, du général Noguès en 1936, comme un
rajustement de la raison.
Le plus avisé de ces systèmes, le lyautéisme des années 1920,
savait ménager un abri pour la personne de l'Autre, respecter
une sorte d'asile, comme ce Kurm de Moulay Idris, où le maréchal
avait toujours, malgré les flatteurs, refusé d'entrer. Mais bien
vite, le Kurm a changé de sens. Et l'homme d'avant la coloni-
sation, l'homme qui subsiste là, s'y sent pourchassé par l'effort
qui le débusque de son réduit, effort appuyé par l'énorme poids
du modernisme, en même temps qu'humilié du réduit où de faux
respects le veulent maintenir. Et voilà pourquoi son destin
devient peu à peu pression insupportable. Plus il s'éduque, plus
il discerne et conçoit, et plus ces protections le choquent, et plus
il s'avise de l'arbitraire d'une situation initialement attribuée
au maklûb, « destin ». Et cet « arbitraire », c'est pour lui désor-
mais l'injustifiable, l'inacceptable.
D'instinct, il opposait déjà aux progrès de la « pénétration » sa
révolte brute, une sorte de refus désintéressé : ce que, dans les
années 1920 à 1930 dans le Moyen-Atlas, on appelait le « baroud
d'honneur ». Les tribus du Haut-Atlas emploient en pareil cas le
verbe reffez', dans le sens de refus armé. Le mot conjugue para-
doxalement à la fois la sonorité de notre « refus » et le rappel du
Râfid' nom médiéval de certains hérétiques berbères. Un espoir
intarissable fait que la petite tribu, dans un coin du Sargho, ose
tenir tête à la plus grande puissance militaire du temps (1933).
Les observateurs européens relèvent sans cesse la bravade du
mécontent, jusque dans les calmes ruelles de Salé, ou dans les
marchés animés de Mitidja. Il est d'ailleurs une de ces résistances
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qui prend rang militaire, et déborde sur le plan international :


celle d'Abd el-Krim en 1925. Mais combien d'autres nous parais-
sent, à distance, folles, ou seulement formelles, et ne tirent leur
valeur que d'un refus fondamental !
Or, ce refus, à mesure que le brisent des forces supérieures,
il se réfugie dans une catégorie de la vie qui en devient la plus
sûre dépositaire : je veux dire la religion. Corrélativement, Γ Islam,
suivant le mouvement de pénétration des uns et de recul des
autres, se réfugie dans l'intimité dangereuse de la zâwîya, du
mysticisme populaire et de la dévotion xénophobe. C'est ainsi
que s'étaient, au xvine siècle, développés le maraboutisme et
le confrérisme. Ils gardent leur vitalité jusque vers 1930. Ainsi
protégée par son recul même, la religion offre un abri clément
aux résistances vaincues, aux colères inapaisées, aux violences
anachroniques. Elle érige, à l'usage de Vieux Croyants de plus
en plus désavoués par leurs fils, un rempart contre le progrès des
lumières, identifié alors à celui de l'Étranger. Elle réceptionne,
pour ainsi dire, l'inconnaissable du Maghreb, et son ultime
révolte.
Dix ans après, l'Islam a changé de rôle. Naguère dépositaire
des ardeurs sans espoir, le voici qui rejette toute compromission,
toute superstition, tout passéisme, et se proclame rationnel.
A partir de 1931 se répand en Algérie l'action dite des Ulémas.
Leur croyance réformiste se réclame, je veux bien, de thèmes
panislamiques, et regarde du côté de l'Orient. Mais elle n'en
procède pas moins d'une profonde authenticité nord-africaine.
Elle condamne sans pitié l'Islam vieillot et complaisant qui,
mainteneur des rites, s'est fait quémandeur de prébendes. Car
le marabout, l'homme de congrégation, jadis gardiens de la
résistance, sont désormais considérés comme traîtres politiques
et réactionnaires sociaux, amis de l'administration. Le conflit
entre le cheikh Ben'Alîwa, de Mostaganem, que l'on peut
nommer le dernier grand marabout, et le cheikh Ben Badis
de Constantine, chef du réformisme, dépasse la controverse
doctrinale, et va jusqu'aux accusations de tentative d'assas-
sinat.
Il est remarquable que la résistance armée de groupes ruraux
à la pénétration se termine en 1934. Or, c'est justement en 1934
qu'apparaissent pour la première fois d'autres phénomènes : je
pense à ces incidents de Constantine, qui ont été plus ou moins
exploités ou défigurés, et dont je ne tire qu'une chose : à savoir
que pour la première fois dans une ville maghrébine, à ce moment-
là, l'émeute est maîtresse de la rue. Cet aspect tumultuaire se
développera. Autant au Maroc (1935, 1936, 1937), qu'en Algérie
même et à Tunis où se produit, en avril 1938, le plus grave de ces
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affrontements. La masse succède, dans l'action politique, à la


tribu, qui s'enfonce dans le passé. Cette masse accueille toutes
sortes d'éléments hétéroclites. Ils n'ont en commun, semble-t-il,
que d'être en rupture de cadres : bourgeois déchus, paysans
dépossédés et déracinés, artisans sans emploi, individus soulevés
contre leur tradition. Ces déchets, il y a quelques années encore,
étaient recueillis généralement dans l'enclos silencieux du mysti-
cisme populaire. Ils le sont désormais par la ville et le parti.
Car le parti, avec le développement du Néo-Destour à Tunis,
du H'izb al-WaVanî au Maroc, ou même du socialisme dans
certains cas, a renforcé ses prises : la jeunesse évoluée, à
ce moment-là, prend conscience des forces terribles de la foule.
Terribles pour l'adversaire, et terribles pour elle aussi. C'est à ce
moment qu'éclate, à la surprise de tous, l'incident d'El-Menzel,
où une fraction marocaine illettrée, et jusque-là considérée
comme très à l'écart des manifestations urbaines, blesse griève-
ment son caïd (1937). Or la masse rurale, et notamment berbère,
a longtemps offert, et continuera longtemps à offrir au pouvoir^
occidental son champ d'action par excellence, voire un plébiscite à
bon marché. Mais désormais les « Jeunes gens », comme ils s'ap-
pellent, dirigeants citadins des partis nationalistes, vont essayer
de l'émouvoir, c'est-à-dire de l'expliquer à elle-même. C'est en
quelque sorte entre eux et l'administration une dispute à qui
saura la capter. En d'autres termes, rivalité pour la conquête des
derniers môles irrationnels de l'Afrique du Nord. Si le nationa-
lisme progresse dans ces masses, c'est que l'éclairage a changé
de foyer.
La génération qui vient à maturité dans les années 1925-1930,
celle de Bourguiba, de Ferhat Abbas et de Balafrej, justement
parce qu'elle est bilingue, éprouve plus douloureusement la distor-
sion. Le « sujet » ou le « protégé » français se sent assailli par une
tempête d'objets nouveaux, de choses sans nom. (En voici trois,
par exemple, dans la période qui nous occupe : la diffusion de
l'automobile dans les années 1920, celle du tracteur dans les
années 1930, celle enfin de l'avion). Or tout cela n'a pas de nom
dans sa langue. Et s'il affronte des choses sans noms, il y a aussi
des noms sans choses : la langue même qui résonne de plus en
plus autour de lui et qu'une minorité seule comprend, est la langue
française. Elle en vient même à s'arroger la fonction par excel-
lence : celle d'analyser les perturbations internes. Il sent, désor-
mais, et se révolte en français. De là vient, bien entendu, que
tout effort de récupération cherche à réimprimer des signes aux
choses. D'où l'importance corrélative de la communication, de
l'information, de la modernisation linguistique. Effectivement
tout cela se répand à partir de 1930, et surtout de 1935. Quand
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se développent les radiodiffusions arabes de Rabat, Alger, Tunis,


un seuil décisif est franchi.
Ce débat du clair et de l'opaque, de l'explicable et de l'arbi-
traire, du communicable et du secret, varie bien entendu selon les
couches sociales et psychologiques. Quant aux psychologies
individuelles, nous en sommes réduits à l'hypothèse, et peut-être
même au roman, parce que le matériel d'observation s'est dérobé :
il n'a pas été noté sur le moment avec un outil assez affiné, il est
peut-être perdu pour toujours. Heureusement, nous sommes
plus armés en ce qui concerne le rôle que vont jouer, dans ce
processus, les couches sociales. Car c'est un trait de l'époque, et
du pays, que la lutte sociale se combine sur place avec la situa-
tion coloniale. A quoi concourent les progrès du socialisme en
France et en Europe. Aux vieilles divisions entre groupes vont
s'ajouter et peut-être se substituer des divisions entre classes et
entre partis.
Que s'est-il passé ? De nouveaux signes ont surgi. Toute
société a besoin d'hypothèses de vie. Ces hypothèses, nous les
voyons se succéder, s'entrechoquer et se coaliser : hypothèses
maghrébines, ou hypothèses françaises, à partir de 1930, que ce
soit sous forme de programmes administratifs ou d'idéologies
politiques et sociales. Une hypothèse est forte dans la mesure
où elle mord sur les faits ; où elle est positive, c'est-à-dire agglo-
mère autour d'elle, éclaire de sa lueur l'étendue la plus vaste de
réalité. Or ces hypothèses, qui se contrarient, se qualifient les
unes par rapport aux autres, ont toutes en commun le projet de
résoudre des tensions sans cesse plus vives. Gela ne peut se faire
en silence. Il y a grand fracas de compétition et de controverse
entre le gouvernemental et l'oppositionnel. Ici, ce n'est pas le
contenu qui compte : c'est l'alternative, le rôle assumé de part et
d'autre dans le procès. Or on dirait qu'en vingt ans, les parte-
naires ont échangé leurs rôles, ou presque.
Figurons-nous les configurations de 1920 comme englobées
dans une sphère que cherche à pénétrer, par l'action et par
la connaissance, l'intervention française : mais elle se heurte à
un noyau interne, celui d'un archaïsme inerte, de la résistance
tribale, d'une religiosité obsidionale. Qu'en est-il vingt ans
après ? Une initiative proprement maghrébine rivalise avec la
française pour pénétrer la réalité. C'est elle qui se heurte à
l'inertie du traditionalisme local et du conformisme adminis-
tratif. La situation a changé de sens. Peut-être la logique a-t-elle
changé de camp.
Bien entendu, cet échange entre partenaires ne s'opère pas
avec une telle netteté, est loin d'être aussi concluant que notre
image ne le donnerait à penser. Au vrai, chacun des rivaux est
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AFRIQUE DU NORD

affecté d'un dynamisme lui-même évolutif et variable selon


l'époque, ou le milieu géographique et social, ou la catégorie de
phénomènes en cause. De là des avantages partagés, ou à tout
le moins disputés. Autant de péripéties. A certains moments,
l'un des partenaires propose la meilleure hypothèse, qui est en
même temps la meilleure porteuse de sentiment et d'action. A
cette idée, les faits s'agglomèrent comme les dattes autour de leur
tige. Ce n'est pas un hasard si la meilleure hypothèse, ou l'idée
la plus entraînante, dégage aussi la plus grande force de création,
de combat, en même temps qu'elle est la plus explicative. Les
chances, dans la trouvaille, et dans la mise en œuvre de telles
idées, ne reviennent pas toujours au même partenaire.

Un profil dans le temps. - Dans l'immédiat après-guerre la


thèse lyautéenne l'emporte certainement sur toutes les autres
- maghrébines, françaises, ou étrangères - par le prestige.
De fait, c'est elle qui construit le maximum de faits et rencontre
le minimum de résistances. Elle passe pour légitime ; tout au
moins son illégitimité n'est-elle pas scandaleusement brandie.
En Tunisie au contraire, un régime formellement analogue, mais
fondamentalement différent, le Protectorat, s'avère déjà bien
usé. Il en est à la conspiration, au petit coup d'état, à l'argutie.
En Algérie, règne une alternance de « bonnes » et de « mauvaises »
initiatives, saluées comme telles, avec sanction corrélative de
l'opinion et de l'événement. Dans cette variation, qui fait assumer
tantôt par l'un, tantôt par l'autre la maîtrise réelle, s'élargit peu
à peu le divorce entre les signes et les choses. Avec une puissance
sans cesse accrue, la revendication nationale construit son sys-
tème. Elle n'est pas encore représentative de l'Afrique du Nord,
mais elle en devient de plus en plus significative. Une certaine
qualité de frémissement, l'aptitude à enthousiasmer, la force des
qualifications en bien ou en mal qu'elle propose à des foules sans
cesse grandissantes, surtout à partir de 1930, devraient faire
reconnaître en elle autre chose que l'excitation d'une minorité
par des « meneurs ». Désormais, elle ne cède qu'à la force brutale,
c'est-à-dire à Γ « arbitraire ». Mais cette défaite, qui la fortifie
moralement, fait ressortir aussi les lacunes de son emprise.
D'autres signes lui disputent le primat non tellement de la poli-
tique, mais des mœurs, de l'esprit. L'influence française descend,
dans la personne même des protestataires, jusqu'à ces frontières
subtiles qui séparent Yanimus de l'anima. Ainsi l'opposition
s'affirme-t-elle redoutable, mais non pas plénière. C'est surtout
que malgré des progrès tardifs à Fès, à Alger ou à Tunis, elle
reste sans support économique. L'entreprise moderne reste encore,
en 1939, tout entière aux mains d'Européens. La France continue
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JACQUES BERQUE

à perfectionner sa mainmise technique et intellectuelle. Pourtant


cette mainmise perd de son efficacité à mesure que la revendi-
cation nationale lui conteste, avec une force croissante, d'avoir
un sens qui vaille pour le devenir du Maghreb.
De cette dispute entre le signe et la chose, Tun et l'autre
inégalement et variablement assumés, mais sans que jamais
leur rapport ne se stabilise, est faite la chronique de l'Afrique
du Nord au cours de cette période. Celle-ci, vue d'à présent,
peut bien nous apparaître comme plane, ou banale. Elle n'en
est pas moins agitée par un rythme, que perçoit à sa façon, dans
l'instant même, le citoyen : plus ou moins d'aisance ou de misère,
bons ou mauvais proconsulats, alternances de tension et de calme
dans les relations ethniques et sociales. Plusieurs sortes de
durées semblent ainsi, dans le pays, se composer en mouvement
total.
D'abord la durée économique : pour nous la plus facile à
saisir. De 1919 à 1939, le pays poursuit sa construction. Son
corps grandit et grossit.
Feuilletons l'excellent petit livre Pour comprendre V Algérie
(1937), de René Lespès. L'Algérie est un « pays où l'on travaille
beaucoup ». Pas le moindre doute chez lui quant à la valeur ou
même quant à la pérennité de ce travail. Or, il s'agit d'un esprit
lucide et généreux, et non d'un thuriféraire. Au Maroc se construit
aussi un équipement portuaire, industriel, agricole, dont les
traits monumentaux sont à ce moment célébrés dans le monde
entier. « Visage du Maroc », dit-on à l'époque : et ce n'est en effet
qu'une façade, mais en arrière-plan de laquelle s'approfondit
la réalité. La Tunisie elle-même a grossi. Lorsque Daladier la
visite, en janvier 1939, chaque direction de la Résidence pré-
sente un rapport d'activité. Bien qu'il faille faire la part d'un
optimisme de commande, on est saisi de l'importance de l'œuvre
accomplie. Cette œuvre, dont les Français sont les initiateurs,
les entrepreneurs, les capitalistes et les techniciens en même
temps que les principaux bénéficiaires, s'enorgueillit d'elle-même.
Sur le plan économique, on a l'impression, durant ces vingt ans,
d'une continuité ascendante. Or il n'en est pas de même pour la
Métropole. Entre sa stagnation économique et le dynamisme
de l'Afrique du Nord, règne un contraste enthousiasmant pour
les gens de la rive sud. L'économie de la France est comparée
par certains à l'ombelle : large sommet de consommation, faible
tige de production. Au contraire, on relève en Afrique du Nord
un souci, sans doute complémentaire, de créer des bases, et même
de fonder l'avenir largement sur la terre : une valeur symbolique
de plus attachée à l'œuvre du colon !
Il est possible de suivre, par le menu, des détails de ce déve-

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AFRIQUE DU NORD

loppement. La Société algérienne de Produits chimiques et d'En-


grais a été constituée en 1906. Elle s'occupe de la fourniture
d'engrais composés, de sulfate de fer, d'acide chlorhydrique,
de sels de potasse, d'articles tartriques ; tous produits indispen-
sables à l'agriculture moderne, et dont l'emploi se révèle de
plus en plus nécessaire à mesure que la fécondité naturelle du
sol s'appauvrit. L'entreprise a été fondée au capital initial de
600 000 francs (de l'époque). Ce capital est porté à 28 millions
en 1928. Opérons les rectifications nécessaires. Les 600 000 F du
début valent peut-être 2 ou 3 millions de 1928 : or, nous en
sommes à 28 ! En 1915, la société enregistre un rétablissement
- car, naturellement, sa marche est fluctuante, comme celle
de toutes les entreprises. En 1920, 1921, crise très dure ; fin 1921,
stabilisation. En 1923, on commence à parler de rétablissement ;
en 1924-1925, de progression ; en 1926-1927, d'accroissement.
En 1930, léger affaissement, consécutif à la grande crise mondiale :
mais il est à noter qu'on distribue 3 millions de bénéfices : soit
5 fois à peu près la mise initiale !
Le krach boursier de New York éclate fin 1929. Il ne se réper-
cute que tardivement sur la Métropole, plus tardivement encore
sur l'Afrique du Nord, dont les structures, en partie archaïques,
en partie dirigistes, l'abritent, dans une certaine mesure, de ces
aléas. Quoi qu'il en soit, les effets de crise l'atteignent vers
1930-1931. Nous trouvons, par exemple, à ce moment-là, un rap-
port alarmiste de la Banque d'État du Maroc. Il a fallu renflouer
une grande partie des colons, et la Banque finance, sur l'ini-
tiative de l'Etat, la Caisse des Prêts immobiliers. En 1930, il
y a eu baisse catastrophique des produits de la céréaliculture,
baisse à la vente, je veux dire à la vente sur le marché mondial :
car on ne se préoccupe que faiblement de la production en circuit
fermé ou de consommation locale, qui intéresse surtout l'indigène.
La crise s'accroît en 1931, et encore en 1932. L'agriculture nord-
africaine - au moins une certaine agriculture - ne s'en tirera
que quelques années plus tard, par l'instauration d'Offices des
Céréales, qui régularisent les prix. Mais déjà, à partir de 1934, les
rapports des Conseils d'administration respirent une allégresse
croissante : 1935, 1936, 1937, 1938, jusqu'à la guerre, tout va
vraiment de mieux en mieux.
Ces remarques se confirment, en gros, de la plupart des
entreprises. La courbe que l'on pourrait tracer à l'aide des infor-
mations contenues dans les rapports de la Compagnie algérienne,
par exemple, marquerait nettement ces diverses phases : sévère
crise de 1920-1921 ; puis « relance », à progression croissante,
jusqu'en 1925 ; puis descente, pendant presque dix ans ; enfin
relèvement, à partir de 1934.
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JACQUES BERQUE

Toute cette mise s'investit dans le pays, s'en engraisse et


l'engraisse. Mais au prix d'une insistante, et parfois même inquié-
tante recherche des moyens de prospérité. Dans le premier après-
guerre, l'agriculture européenne s'est sauvée par la motorisation,
qui augmente d'une bonne moitié les rendements, sans que les
risques d'usure des sols soient toujours mesurés à leur juste valeur.
Dans la deuxième décennie, la colonisation se défend plus encore
à l'aide de mesures étatiques : primes, contingents d'exportation,
et surtout crédit. En Algérie surtout, un beau développement
de la mutualité marque cette prise en main de l'économie par les
managers du temps, colons et hommes d'affaires, notables musul-
mans en petit nombre. Accaparement, si l'on veut, des initia-
tives centrales par des privilégiés. Mais il est difficile de distinguer
de l'expédient ce qu'il traduit aussi d'adroit renouvellement
dans la technique. Le warrantage, la recherche de variétés de blé
à grosse valeur boulangère, les orientations culturales nouvelles
(primeurs, agrumes surtout) marquent une volonté de vivre qui,
aux approches de la seconde guerre mondiale, donne le ton à
l'ensemble du pays. Dès 1928, d'ailleurs, au Maroc, M. Eric
Labonne avait, par l'institution du Bureau de Recherches et
Participations minières, audacieusement frayé la voie d'un sys-
tème où l'on peut reconnaître avant la lettre l'idée de pôles de
développement, et d'une économie combinant judicieusement
l'initiative privée et l'impulsion étatique.
Seulement, dans cette progression qui parvient à rester à peu
près ininterrompue, il se produit, à partir d'un moment que l'on
peut sans doute localiser, comme un changement de qualité.
Je ne dis pas que l'économie ne profite pas à la masse musulmane
(j'écarte, pour l'instant, le débat théorique de la paupérisation).
Mais, sauf des initiés assez rares, cette progression économique
n'intéresse pas véritablement les Maghrébins. Et s'il y a profit
pour eux, il n'est que global, indirect. Non seulement l'œuvre ne
les engage pas, mais elle souffre d'une distorsion sans cesse plus
dure entre l'économique et le politique. Bien plus. A partir d'une
certaine date, le progrès louable de la machine administrative
et de l'organisation économique cesse de servir les visées offi-
cielles, mais aggrave leur « défi ». Car ce progrès n'est désormais
que celui du technicien. Le vieil agent polyvalent du « bureau
arabe » : officier d'A.L, contrôleur civil, administrateur de
commune mixte, perd de son importance et, en tout cas, ses
caractères traditionnels au profit d'agents mieux spécialisés,
mais dont la spécialisation dispersée ne « mord » plus aussi pro-
fondément sur le pays. Ce pays, de mieux en mieux géré, est de
moins en moins administré, et encore moins gouverné.
A la fois les facteurs concrets et l'interprétation qui en est
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AFRIQUE DU NORD

donnée, les forces matérielles et le sentiment, les succès de l'admi-


nistration et ses échecs, les réussites de l'opposition et ses défaites :
tout concourt désormais à nouer une crise politique. Les phéno-
mènes les plus hétéroclites s'additionnent dans l'événement pour
charger cette histoire de valeurs révolutionnaires.
En 1934, je l'ai dit, la résistance militaire des tribus a cessé ;
mais simultanément s'ouvrent, avec les émeutes de Constantine,
des violences d'un autre type. A l'Islam maraboutique, lequel a
longtemps couvert une certaine forme de résistance archaïque,
se substitue, dans la conduite des foules, de foules désormais
agissantes, un Islam réformiste et moderniste. Le pouvoir, qui
avait pu d'abord trouver une justification dans l'accélération
exercée sur la vie locale, se conçoit surtout, à partir de ce moment,
comme un frein, comme quelque chose qui s'oppose à : il n'accé-
lère plus ; employons un néologisme : il « décélère ». Et chemin
faisant, les améliorations mêmes de sa technique, qui se multi-
plient dans la seconde partie de cette période, semblent aller à
contre-sens, et contribuent aussi aux difficultés. L'accent de la
vie nord-africaine avait porté, jusque-là, surtout sur les cam-
pagnes. Les dialogues de l'administrateur rural avec la tribu, les
rapports nés de l'expansion immobilière et de la mise en valeur
agricole, constituèrent longtemps l'essentiel. Dès les années 1930,
c'est sur la ville, sur la croissance urbaine que porte l'accent.
Alors grandissent démesurément les faubourgs de la ville. La
croissance démographique jusque-là contenue par les maladies
sociales, la mortalité infantile et les contagions, monte verti-
calement à partir de 1935.
Au delà d'une certaine étape chronologique, il semble bien
qu'il n'y ait plus qu'aggravation non du désordre, à vrai dire,
ni même des inimitiés ethniques - ces termes, à l'époque, ne
sont pas de mise - mais d'un problème.
Ce problème a été posé en Algérie dès 1931, à peu près simul-
tanément par Ferhat Abbas, Maurice Viollette et les Ulémas ;
en Tunisie, surtout à partir de 1934, par Bourguiba ; au Maroc,
à ce moment même, par 'Allai el-Fâsî et Bel H'asan el-Wezzânî.
Cette sommation encore pacifique se heurte dans les trois pays,
vers 1934-1935, à une fin de non-recevoir. Or l'on ne peut taxer
d'impréparation les gouvernants de l'époque : J. Carde à Alger,
M. Peyrouton à Tunis, M. Ponsot au Maroc : les deux premiers
sont des techniciens de la colonisation, le troisième un diplomate
expérimenté. Un savant comme A. Bernard passe pour avoir
inspiré le décret Régnier, qui répond à la revendication par un
renforcement de l'autorité. Il y a donc, de la part de la Métropole,
prise de position étudiée et délibérée.
Cette décision fut, en l'espèce, infiniment grave. Les évé-
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CAHIERS ΓΝΤΕΒΝ. DE SOCIOLOGIE 2

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JACQUES BERQUE

nements ultérieurs inaugurent, dès 1936, 1937, 1938, le fâcheux


cycle d'une répression de plus en plus violente sanctionnant une
demande de plus en plus radicale. Les conséquences ne sont
pas encore, à l'heure où j'écris, toutes épuisées. Mais « les jeux
sont faits » dès 1935.

Une configuration. - Ce moment dégage donc une considé-


rable valeur dramatique. Nous y lisons aujourd'hui l'annonce
d'un avenir terriblement disputé. Et que beaucoup d'évolutions
ultérieures, donc de « préparations » antérieures, puissent y être
référées, cela n'implique pas que tous ces rapports se défi-
nissent en termes de succession. Certains d'entre eux s'inscri-
vent simultanément dans un espace que le problème, dirait-on,
refaçonne.
L'Afrique du Nord n'est plus, ou tend à n'être plus ni l'anar-
chique agrégat qu'avait constitué, traditionnellement, la somme
théologale des cités et du bédouinisme, ni l'ensemble de préfec-
tures, sous-préfectures, communes et douars, établis par les
Français selon les hiérarchies ramifiées du contrôle politique
et de la mise en valeur. Les progrès de la communication, notam-
ment radiophonique, relient à tout instant la tête aux extré-
mités et renversent les dispositifs anciens. A cette époque, la
Tunisie rurale se peuple de « cellules » destouriennes. Depuis
Fès, le nationalisme pousse des filets nerveux qui font parfois
tressaillir telle lointaine djema'a en sympathie avec la mosquée
citadine. L' « ulémisme », le mouvement des « Élus » en Algérie
animent les petits centres d'une résurrection communale fort
étrangère aux vœux du législateur. La figure du pays change.
Tlemcen et Constantine prennent dès lors, dans l'ordre de la
revendication locale, plus d'importance qu'Oran et même
qu'Alger, dévolues au primat européen jusqu'à une époque toute
récente. Partout les associations prolifèrent, donc les mots
d'ordre aux vastes propagations. Nul ne mesure à l'époque
cet indice à sa convenable valeur. On n'y voit que « complots »,
alors qu'il y a substitution morphologique. L'importance respec-
tive des tribus et des villes, de la montagne et de la plaine, les
affinités entre territoires, la cadence des échanges, les voies
de cheminement des idées et de l'action, tout cela se modifie.
C'est même pour n'avoir pas compris ce remaniement terri-
torial que le pouvoir se déphase, dirait-on, du réel. Il joue la
tribu quand l'opposition joue le comité, et le canton quand elle
joue le pays, et l'égoïste bon sens quand elle joue l'histoire du
monde.
L'Afrique du Nord, entre les deux guerres, isolée du reste du
monde par notre système colonial, autant que par ses frontière·
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désertiques ou maritimes, agitée d'un mouvement qui lui confère


une grandissante unité, apparaît donc comme une personne pluri-
dimensionnelle, que l'analyse doit attaquer sous les angles les
plus divers : temps, espace, structure. L'être collectif inimitable
et irrépétable qu'elle constitue pour nous, à l'égal de tout autre
objet historique aussi individualisé, répond à une logique autant
qu'à une consistance physique et qu'à une durée. Il n'est pas
sans conséquence que tout, ou presque tout, s'y répartisse
autour d'un noyau : les années 1934-1935, seuil dans la durée et
centre de configuration.
Si cette vue se vérifie, la tâche de l'historien social sera de
définir le rapport qui, au sein de cette configuration, relie les
divers faits sociaux au motif central. Ce rapport est plus ou moins
lâche. Direct dans le cas des événements politiques, et des formu-
lations de plus en plus rigoureuses qu'ils alimentent, il n'est
qu'indirect ou médiat en ce qui concerne la vie économique ou
culturelle. D'autre part, certaines lignes sont continues, d'autres
discontinues. L'aménagement du milieu, son acculturation occi-
dentale poursuivent un développement homogène, que nuancent
seulement, dans les dernières années de la période, la renaissance
littéraire de l'arabe et une participation, ou -une volonté de parti-
cipation accrue de certains bourgeois musulmans à l'entreprise
économique. Non moins continu, encore que partagé en phases
d'éclats et de semi-clandestinité, s'affirme le progrès de la reven-
dication indigène. La discordance grandissante entre la tension
politique et la progression économique est la vraie responsable
des crises, suivies d'accalmies, qui se succèdent sans arrêt. Aux
développements suivis, encore que fluctuants, semblent donc
s'en opposer d'autres, au rythme chaotique et brisé. Parfois un
paroxysme éclate. Fermeture de boutiques, assombrissement des
visages dans les médinas, tournoiements de foules dans les rues,
apparition de la troupe, avec ses chevaux de frise, ses chars,
parfois même ses mitrailleuses. Les populations maghrébines
- celles des villes surtout - sentent alors, instructivement,
« quelque chose de cassé ». Et bien que nous n'en soyons nullement
encore à l'irréparable, les adjuvants affectifs de la coexistence
disparaissent - variablement selon les milieux, les couches
sociales ou psychologiques. Des règlements de plus en plus ardus
échouent toujours plus gravement à réduire l'écartèlement de
la vie entre l'état de fait, que domine la France, et l'espoir du
grand nombre, entre les signes dont se réclame la jeunesse natio-
naliste, et les choses où se maintient la prédominance étrangère.
Que le divorce s'opère dans une coexistence non exclusive de
sympathiques rapports humains, cela ne le rendra que plus déchi*
rant...

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JACQUES BERQUE

Mais le déplacement qui s'opère ainsi, avec des vicissitudes


variées, au sein d'une configuration, dote l'analyse d'un moyen
de contrôler non pas selon l'absolu moral, mais dans la relativité,
cela même que les intéressés qualifient en bien ou en mal : « bon-
nes » et « mauvaises » périodes, « bons » ou « mauvais » chefs,
actions « ratées » ou « réussies ». L'évolution de l'ensemble nord-
africain m'a paru caractérisée par la divergence de plus en plus
accusée de deux lignes de développement, correspondant gros-
sièrement l'une au signe et l'autre à la chose. Le drame colonial
est donc une maladie des significations. Mais cette définition
pessimiste - d'un pessimisme justifié à terme - n'est pas
exclusive de rectifications partielles. Une mesure généreuse, une
hypothèse aux amples embrassements, la communauté soudai-
nement ressentie dans la peine ou (plus rarement) dans l'espoir :
et voilà qu'une espèce d'accolade reliait l'une à l'autre les deux
tiges bifurquées. Ce ne sont pas des unanimités qui se faisaient ainsi
- la société coloniale est trop fondamentalement discordante
pour cela - mais des accords symphoniques, aussi vastes que
brefs, aussi fugaces que pathétiques. Des solutions concilia-
trices furent alors proposées, dans l'enthousiasme : l'année 1936
a connu, de Tunis à Rabat, plusieurs de ces flambées. Accords
trop rares entre l'aspiration maghrébine, une certaine prescience
française, et la réalité objective. Ce serait méconnaître l'origi-
nalité des rapports franco-maghrébins, et des situations qui en
résultent, que de nier, après coup, ce que l'action de P. Viénot, le
projet Blum- Viollette, par exemple, traités par certains d'uto-
piques, comportaient au contraire de réalistes virtualités. Mais
si nous pouvons l'affirmer, ce n'est pas sur l'évidence du cœur.
C'est par l'examen des configurations où s'inscrivent ces projets.
Ainsi donc la recherche, qui constate la convergence ou la
divergence, la continuité ou la discontinuité des développements,
peut apprécier la force plus ou moins grande de certaines initia-
tives à lier des ensembles ou à les rompre. Elle passe ainsi d'une
sorte d'analyse graphique à des qualifications. Du même coup,
elle conjugue l'historique et le structural.
Est-ce à dire qu'il faille tout soumettre à une perspective
unitaire ? Qu'on se rappelle l'une des observations formulées en
tête de ce travail. La société coloniale, par définition, n'est pas
cohérente. Elle ne l'est ni objectivement (la colonisation n'in-
fluence pas tout), ni subjectivement (on ne peut la tenir pour
responsable de tout). La vie maghrébine, de 1919 à 1939, n'a
pas été tout entière fonctionnelle au système. Du côté français,
et plus largement du côté musulman, bien des êtres, des choses,
des situations, des événements sont restés sans rapport, au moins
direct et perçu, avec ce système, quoiqu'il tendît à l'ubiquité. On
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AFRIQUE DU NORD

a reproché à Y Étranger de Camus son égoïsme de « petit blanc ».


Ce qui me frappe en lui, au contraire, c'est l'absence de déter-
mination algérienne. Or ce détachement tient-il à une réaction
contre le milieu ,partant est-il conditionné par l'histoire ? Bien
plutôt, je crois qu'il traduit un refus fondamental de tels condi-
tionnements. On trouve beaucoup de ces personnages dans la
réalité coloniale, à propos desquels se pose la même interrogation.
La quête intemporelle de l'artiste, ou les recherches sensuelles
auxquelles porte cette terre chaleureuse, ou la foi rejetant le
siècle : il y a eu, il y a encore de telles expériences au Maghreb.
Où les classer ?
Certes, il nous est difficile aujourd'hui d'admettre ce désin-
téressement. C'est la participation des énergies de l'époque au
débat, c'est leur conditionnement par ce débat même que la pré-
sente étude a fait ressortir. Mais quel sera l'acquis final des
conduites restées inengagées, des portions de l'être restées en
réserve ? L'activation historique des Maghrébins comporte, entre
autres effets, de les intégrer au monde de la civilisation indus-
trielle et de l'uniformité, c'est-à-dire, à certains égards, de para-
chever le phénomène colonial en l'achevant. La prise de conscience
de cet homme, durement cramponnée à l'Autre, implique à
certains égards l'identification à l'Autre. Le succès s'accompagne
ainsi de déperdition. Qui sait si, au delà de la « décolonisation »,
un nouvel effort vers la diversité ne devra pas sceller à nouveau
l'unité de l'homme ? Et l'on peut dès lors se demander si ce n'est
pas dans les régions de lui-même les plus reculées, les moins
affectées, que le Maghrébin, comme le citoyen des autres nations,
devra chercher la restauration de ce qu'il a d'incomparable et
d'irremplaçable.
Nous n'en sommes pas là ! Non seulement, à l'époque que
j'ai considérée ici - l'Afrique du Nord de 1919 à 1939 - , la
décolonisation n'était pas faite, ni même en vue, mais la coloni-
sation dominait tout. Nul ne lui assignait de fin rapprochée. Seuls
alors quelques révolutionnaires la bravaient, quelques esprits
pénétrants la disaient fragile. Ils n'étaient pas crus. La masse
vivait dans le système. Comment s'en étonner ? Ces analyses
ardues, nous les faisons aujourd'hui bien après coup. Sur le
moment, bien peu savaient distinguer, à des indices légers, et
comme allusifs, le jeu des profondeurs. C'est que le mouvement
des réalités fondamentales n'est guère interprétable sur le moment.
La caractéristique du moment, de ce moment que l'histoire veut
recréer à distance et regonfler d'une plénitude peut-être à jamais
perdue, c'est qu'il comporte l'hésitation des jugements et des
choix. Comment saurait-on percevoir, dans l'instant vécu, des
réalités à long terme ? Seuls, à défaut d'une analyse à peu près
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JACQUES BERQUE

impossible à l'époque, l'intuition de l'individu, l'instinct du


groupe, jetaient parfois l'éclair qui pénètre les ténèbres, et fait
entrevoir, pendant une seconde trop courte, l'avenir dérobé. Mais,
le plus souvent, l'équivoque aux saveurs douces-amères emplis-
sait la vie quotidienne. Et l'historien, pour qui cette équivoque
n'est plus, souffre d'avoir égaré du même coup la saveur des
jours.
Collège de France.

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