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LE LIEU DE L'HISTOIRE: SARTRE ET FOUCAULT

Author(s): Hugh SILVERMAN


Source: Études sartriennes , 1986, No. 2/3, Cahiers de Sémiotique Textuelle 5-6 (1986),
pp. 151-156
Published by: Classiques Garnier

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/45064005

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LE LIEU DE L'HISTOIRE :
SARTRE ET FOUCAULT

Hugh SILVERMAN

Interroger l'Histoire , c'est établir son lieu d'opération


de l'Histoire est le contexte où des pratiques théoriques s'opè
l'Histoire n'est pas une liste d'événements, ni une série de co
ni un reportage de conflits. L'Histoire est où elle se trouve. P
l'Histoire sera comprise dans ce sens topologique, c'est-à-dir
mesure où son lieu dépend d'une epistemologie qui s'inter
ceux qui la vivent.

En juxtaposant la théorie pratique de Sartre et celle de F


le heu de l'Histoire est mis en évidence. D'une part, l'archéo
savoir de Foucault montre que l'Histoire - en tant que série
d'événements, de découvertes, de décisions, et de théorie
lieu dans la configuration du savoir contemporain qu'il appelle
D'autre part, la Critique de la raison dialectique indique
l'Histoire à la fin d'un long chemin sur lequel des individus
que séries ou en tant qu'entités totalisées dépassent leurs co
opprimées à travers la praxis totalisante. C'est ce dernier m
qui est appelé Dialectique . L'objet de cette petite comm
est de déterminer le lieu de l'Histoire qui se trouve à la front
la Dialectique et l'Epistémè. La dialectique sartrienne, telle q
l'a formulée dans les années cinquante et soixante, offre l'a
et l'accomplissement de l'Histoire et permet au Foucault
soixante et soixante -dix d'offrir une version des configura
savoir qui sont discontinues, réversibles, et auto-régulat
effet, l'Histoire «n'a pas heu» dans la raison dialectique -
Sartre l'annonce. Une fois que la raison dialectique est
l'Histoire apparaît, mais simplement pour qu'elle puisse
au seuil d'une nouvehe positivitě, au bord d'une élimination
que où le discours qui la rendait possible serait remplacée par
L'Histoire se situe donc dans le contexte de la Dialectique et
témè, à l'intersection de la Dialectique et de l'Epistémè.

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Commençons par une citation de Questions de méthode où
Sartre distingue sa méthode de la méthode marxiste :

«La méthode marxiste est progressive parce


qu'elle est le résultat , chez Marx , de longues
analyses ; aujourd'hui la progression synthétique
est dangereuse : les marxistes paresseux s'en
servent pour constituer le réel a priori, les
politiques pour prouver que ce qui s'est passé
devait se passer ainsi , ils ne peuvent rien décou-
vrir par cette méthode de pure exposition. La
preuve , c'est qu'ils savent d'avance ce qu'ils
doivent trouver. Notre méthode est euristique,
elle nous apprend du neuf parce qu'elle est
régressive et progressive tout à la fois. Son
premier soin est , comme celui du marxistey de
replacer l'homme dans son cadre » (1).

Ce qui est fraçpant dans ce texte, c'est que Sartre ajoute l'aspect
régressif à l'inevitabilité historique du matérialisme dialectique. On
n'apprend rien de neuf en se limitant à un telos déjà terminé. Les
conditions économiques préparent la direction future qui sera établie

(>ar(>ar a méthode
a méthode progressive-régressive.
une société progressive-régressive. particulière. Mais il En y En
a mêmemême
un élémenttemps
temps de queque la teleologie,
découverte la teleologie, dans
il faut considérer le système de références qui s'opèrent à un moment
donné.

Sartre s'intéresse toujours à l'individu - restant en cela fidèle


à son existentialisme antérieur. Par exemple, pour étudier Flaubert
régressivement, il faut considérer sa jeunesse (témoignages objectifs sur
sa famille et énoncés subjectifs par Flaubert sur ses parents, son frère, sa
sœur, etc.), la petite bourgeoisie à l'époque de l'Empire, la misère du
Prolétariat, les différences entre la famille de Flaubert et celle de
Baudelaire, des Goncourt, de bien d'autres. Ce système de références
établit les conditions particulières de Flaubert qui caractérisent le con-
texte de son époque. Ce contexte est développé à partir de l'individu
et complété par des aspects esthétiques, institutionnels et politiques. Ce
qu'on découvre, c'est le réseau des correspondances qui caractérisent
l'époque de Flaubert. Dans ce sens-là «l'homme» est replacé «dans son
cadre». L'homme, c'est Flaubert, le cadre, c'est le dix-neuvième siècle.
«L'homme dans son cadre» s'approche de ce que Foucault pourra
appeler le système de pensée du dix-neuvième siècle (2).

(1) Jean-Paul Sartre, «Questions de Méthode», Critique de la raison dialectique , Paris,


Gallimard, 1960, p. 86.
(2) Voir H.J. Silverman, «M. Foucault's Nineteenth Century System of Thought and the
Anthropological Sleep», Seminar III '.Journal of the Philosophical Seminar, University
College, Cork, Irelande.

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L'aspect régressif de la méthode sartrienne conduit à un champ
de possibilités qui établissent un contexte totalisant, un contexte de
compréhension. Ce mouvement de compréhension cherche le sens dans
l'aspect progressif du changement historique - le Verstehen d'une
herméneutique où l'intentionalité comprend toute une civilisation -
le résultat d'un marxisme phénoménologique qui ' existentialise le
Lebenswelt du dernier Husserl et qui devient le champ phénoménal
de l'Histoire. Donc «la profondeur sartrienne du vécu» se révèle à partir
de procédés de régression et de références systématiques à toute une
époque. La progression rend le vécu sensible à la genèse et au dévelop-
pement.

Chaque individu à chaque moment historique est un projet.


Comprendre l'individu en tant que projet, c'est intégrer la version
progressive à la version régressive. Le projet fondamental d e L'Etre et
le néant devient dans Questions de méthode le dépassement d'une
situation généralisée. L'objectification du soi est practico -inerte,
dépassé seulement par la praxis. L'individu dans son contexte va au-
delà de sa condition pour s'objectiver en elle. Donc le projet peut
être intégré dans le champ des possibles et raconté par l'approche
régressive. Bien qu'il soit dirigé vers le but de l'Histoire, le projet
est en même temps totalisant dans le domaine d'une période parti-
culière même si les individus ne le savent pas. Le cas de Genet en est
un exemple (3).

«L'homme» d'une période s'oriente vers l'His-


toire et il la définit. Elle est une série d'individus
dont chacun a une personnalité, des intérêts, un
niveau social, une base économique, et un réseau
de contemporains. L'individu est un être signi-
fiant pour lui-même et pour les autres : < d'hom-
me construit des signes parce qu'il est signi-
fiant dans sa réalité même et il est signifiant
parce qu'il est dépassement dialectique de tout
ce qui est simplement donné. Ce que nous
nommons liberté, c'est l'irréductibilité de l'ordre
culturel à l'ordre naturel» ( 4).

(3) Genet se projette vers l'avenir d'un voleur, mais cette situation reste entièrement liée
à un contexte social et historique qui le conditionne. Pour une discussion de Genet
en tant qu'exemple biographique, voir mon «Biographical Situations. Cognitive Struc-
tures ana Human Development : Confronting Sartre and Piaget, «Journal of Pheno-
menological Psychology , Vol. 10, n°. 2 (automne 1979). Et pour son rapport au lan-
gage, voir mon article «Sartre's Words on the Self», The Philosophy of Jean-Paul
Sartre : Contemporary Approaches , eds. Silverman et Elliston, Pittsburgh, Duquesne
University Press, 1980.
(4) Sartre, «Questions de méthode», CRD, p. 96.

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L'Histoire (qui se constitue pour Sartre par cette méthode
progressive -régressive à travers des notions de compréhension, de
projection, et de signification) se pose chez Foucault d'une autre façon.
L'archéologie du savoir n'accepte pas l'aspect progressif des marxistes
paresseux. Foucault va même plus loin : le concept de discontinuité
coupe le procédé progressif. Il n'est plus question d'une histoire des
idées, des arts, des cultures, des institutions, etc. L'archéologie du
savoir découvre les limites d'une formation épistémologique en montrant
comment cette formation est transformée en un autre modèle tout à
fait différent. La Renaissance a ses propres conditions de formation
épistémologique qui n'ont rien à faire avec celles de l'âge classique.
Alors que la «ressemblance» est caractéristique de la Renaissance, la
«représentation» est l'épistémè de l'âge classique. L'épistémè est un
système de production du savoir qui se trouve dans plusieurs contex-
tes à l'intérieur d'une période. Chaque episteme comprend des discours,
par exemple la grammaire générale, l'analyse des richesses, et l'histoire
naturelle à l'âge classique. Chaque discours se forme par un groupe
d'énoncés qui constituent l'articulation d'un discours particulier -
c'est-à-dire les conditions qui permettent d'opérer un système parti-
culier de signes dans un champ général de science. Science ici veut
dire le savoir produit à un moment donné et la formalisation de la
perception d'une pratique contextualisée.

En insistant sur la notion de discontinuité, Foucault exclut


entièrement le procédé progressif. Pourtant, ce que Sartre appelle
l'aspect régressif est beaucoup plus proche de la position de Foucault,
même si cette répétition donne un autre sens à ce qui tend vers le lieu
de l'Histoire. Foucault ne veut pas travailler dans un champ dit histo-
rique. Donc, en même temps que Sartre ajoute l'aspect régressif à la
progression des marxistes paresseux, Foucault supprime la progression en
faveur de la régression. A l'intersection des deux interprétations - celle de
Sartre et celle de Foucault - se trouve le lieu de l'Histoire. La Dialectique
qui soumet tout à la progression et l'Epistémè qui transforme tout en
régression s'opposent ; des deux côtés - entre eux, - l'Histoire s'articule.

Foucault, dans L'Archéologie du savoir , distingue deux sortes


d'Histoire : l'histoire globale et l'histoire générale . L'histoire globale,
qui est antérieure à ce que Foucault adopte lui-même, «cherche à
restituer la forme d'ensemble de la civilisation, le principe - matériel
ou spirituel - d'une société, la signification commune à tous les phé-
nomènes d'une période» (5). Foucault l'appelle métaphoriquement
«le visage d'une époque» (6). Dans Critique de la raison dialectique ,
Sartre développe sa notion de «totalisation». L'individu engagé dans

(5) Michel Foucault, Archéologie du savoir , Paris, Gallimard, 1969, pp. 17-18.
(6) Foucault, Archéologie, p. 18.

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une situation répond à ses conditions d'objectivité practico-inerte par
sa praxis . La serialità est ainsi dépassée et la possibilité d'un groupe
totalisant s'ouvre. Le serment - la totalisation du procédé totalisant -
est le moyen d'apporter une totalisation encore plus importante -
c'est-à-dire l'Histoire. Le but n'est pas l'Histoire qu'un Burckhardt,
Gibbon, ou Toynbee auront pu construire. Pourtant, l'idée de l'achève-
ment d'une totalisation pourra quand même créer le «visage» d'une
période - une figure où l'Histoire est à la fois le but et la réalisation.

Selon Foucault, l'histoire globale (ce que Sartre appelle l'His-


toire) développe un réseau de causalité, elle cherche des relations
d'analogie dans le domaine du savoir historique (par exemple, dans les
structures sociales, les niveaux économiques, les instruments technolo-
giques, les intérêts culturels et la pratique politique), et elle élabore les
unités majeures qui indiquent son principe de cohésion. Sartre, qui
commence avec l'individu comme centre, ne peut pas s'empêcher
d'unifier tout savoir sans faire référence aux individus en question.
Des totalisations sont faites par des individus seuls, en groupe, ou dans
des collectifs institutionalises.

Par contraste, une histoire générale se situe au début, et à


l 'arche de chaque configuration de savoir nommée Episteme découvre
«les séries, les découpes, les limites, les dénivellations, les décalages,»
etc (7). - Bref, ce sont des discontinuités et des coupures qui s'imposent.
Bien que Sartre offre des éléments différentiels en développant son
système de référence, de régression, son but ultime reste la réunifica-
tion des qualités diverses et des éléments d'une période. La réunifica-
tion aura lieu en tant que totalisation dialectique. Mais pour Foucault,
l'histoire générale exclut le but ultime de compréhension et la réunifi-
cation du totalisé. L'Histoire se situe toujours à la limite d'une histoire
générale de la même manière qu'elle ne s'accomplit pas dans une
histoire globale mais qu'elle tend vers son accomplissement sans jamais
l'achever. Donc l'Histoire elle-même n'a lieu qu'à l'intersection de
l'histoire globale et de l'histoire générale - où la Dialectique s'achève
et l'Epistémè se déploie.

Foucault propose une nouvelle formation épistémologique, qui


se subtitue à l'épistémè où l'homme est en question. Il propose du
moins dans Les Mots et les choses que l 'episteme anthropologique
soit transformée en une episteme où l'homme ne sera plus en question.
Il suggère que ceci soit accompli par les sciences humaines, c'est-à-dire
l'ethnologie, la linguistique, et la psychanalyse. L'homme, ce doublet
empirico -transcendental annoncé par Kant, n'y aura plus de place.
L'anthropologisme au centre duquel se trouve l'homme n'est plus
enjeu dans Y episteme contemporaine.

(7) Foucault, Archéologie, p. 18.

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Mais ne dirait- on pas que ce sujet décentré chez Foucault
est au centre de la Critique de Sartre ? En fait, non. Et de même Sartre
l'a annoncé dans La Transcendence de Vego . Dans ce petit texte,
Sartre met en évidence que l'ego ne pourra jamais se situer au centre
et à l'intérieur de la conscience. Il affirme que l'ego est toujours l'objet
de la conscience. Donc, la conscience de L'Etre et le néant ne peut être
autre que la néantisation des choses pour les dépasser. Plus tard il
transforme la néantisation en question de dépassement (ou totalisa-
tion), de manque et de besoins, et il en retient une anthropologie qu'il
appelle «historique et structurelle». Cette anthropologie indique à la
fois l'aspect progressif et régressif. La praxis et le practico -inerte
(qu'il dépasse) ne laissent que des traces de la totalisation - ces traces
étant l'indication de la limite de son activité, le vidage des essences,
des entités, des objectifications vers ce qui est en cours, c'est-à-dire
l'Histoire. De la même façon, Foucault s'ouvre aux limites de sa propre
pratique, et ces limites sont l'endroit où l'homme qui disparaît comme
un visage dans le sable laisse des traces, mais ces traces sont au seuil
de l 'episteme précédente et ils sont carrément à l'intersection où l'Epis-
témè et la Dialectique se rencontrent, où le vécu de l'Histoire sépare
le savoir de l'Epistémè et la compréhension de la Dialectique, où la
césure s'annonce en tant qu'identité de la différence.

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