Vous êtes sur la page 1sur 6

L'Homme et la société

La théorie de l'histoire
Guy Dhoquois

Citer ce document / Cite this document :

Dhoquois Guy. La théorie de l'histoire. In: L'Homme et la société, N. 75-76, 1985. Synthèse en sciences humaines. pp. 95-99.

doi : 10.3406/homso.1985.2190

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1985_num_75_1_2190

Document généré le 06/01/2016


la théorie de l'histoire

GUY DHOQUOIS

scientifique,
dans
dont
nécessairement
L'auteur
l'histoire.
nous
parce ne
souligne
qu'étayée
arbitraires.
reconnaissons
Primat
la par
distinction
de des
l'éthique
pas
faits,
volontiers
entre
de
dans
théorie
la philosophie
nos
l'impact
de
choix
l'histoire,
etthéorico-philosophiques
dequi
l'histoire
par
les nature
rend
ou presque
théorie

The author underlines the distinction between theory of history, scientific


by nature because based on facts, and philosophy of history or theory within
history. Primacy of the ethical element in our theoretical philosophical choices,
of which we are not always aware makes such choices necessarily arbitrary.

Machiavel, Montesquieu , Marx, Weber ont été de grands


théoriciens de l'histoire. Cependant la théorie de l'histoire reste un
genre classique mais méconnu, que certains croient en voie
d'extinction, qui est mal distingué de la philosophie de l'histoire ou encore
de la théorie dans l'histoire. .
Quel peut être le statut de la théorie de l'histoire ? La première
chose à en dire est qu'il est scientifique. Il convient d'affirmer le
primat absolu du fait. La théorie n'est rien là où le fait n'est pas.
Par contre le fait tient tout seul. Il parle de lui-même.
96 GUY DHOQUOIS

Ne nous laissons pas abuser par le fait que les faits historiques
ne peuvent nous apparaître qu'enchâssés dans un discours, dans
une narration d'origine littéraire qui les sélectionne et les pondère
différemment. La science historique est dans le vrai même si elle
ne produit que des romans vrais (1). Son caractère romanesque
ne doit pas nous faire oublier ses critères de vérité. Cet arbitraire
n'est que relatif et peut être analysé. La nébulosité littéraire, climat
de toute uvre historique, ne doit pas dissimuler qu'une masse
énorme de faits historiques est avérée. Ils ne peuvent être niés par
personne.
Que certains détails de la campagne de Russie posent problème
ne peut faire oublier que Napoléon a été jusqu'à Moscou et a été
obligé d'en repartir rapidement. Que les programmes scolaires
privilégient l'édit de Ville rs-Cotteret aux dépens de la bataille de Mari-
gnan ne doit pas faire oublier que la bataille et l'édit ont bien eu
lieu. Que le concept de révolution industrielle ait été mal analysé,
parfois idéalisé d'une façon qu'on peut trouver nocive, ne doit pas
faire oublier qu'un certain nombres d'innovations techniques ont
eu lieu en Angleterre au XVII le siècle et que leur impact a été
considérable.
Cette première intervention du concept nous introduit à la
théorie dans l'histoire, spécialité pernicieuse, quoique très généralement
pratiquée, car elle ne se connaît pas elle-même ; elle ne s'analyse
pas elle-même, avec quelque rigueur, comme activité théorique en
restant par rapport à elle-même à un stade non critique dans
l'impossibilité, au moins relative du point de vue scientifique d'établir
une étiologie, un réel enchainement des causalités. Elle est
généralement réduite à des corrélations structurales, plus descriptives
qu'il ne serait abstraitement souhaitable. La théorie nous résume
la façon dont les choses fondamentales se sont passées, elle ne nous
dit pas au fond pour quelle raison. ,
La connaissance historique n'est pas une science exacte. En dépit
d'efforts récents elle reste peu quantitative. La théorie de l'Histoire
n'est pas une science exacte.
Le fait, révolutionnaire, de mettre l'Histoire sur ses jambes, due
en grande partie à Engels et à Marx, ne veut en aucune manière
dire qu'elle ne soit que ces jambes, ni même qu'on tienne là la
causalité fondamentale.
On ne répétera jamais assez à quel point le saut dans le concept
comporte une dose irréductible d'arbitraire, dose qu'on ne peut
que partiellement analyser car cette analyse se fait avec des concepts
épistémologiques qui comportent eux-mêmes une dose d'arbitraire.
Il n'y a pas de méta-théorie de l'Histoire.
LA THÉORIE DE L'HISTOIRE 97

Parmi ces concepts épistémologiques, signalons au passage


l'importance de ceux qui portent sur le statut du concept. Si l'idéal
reste bien sûr l'abstrait réel, il faut convenir que dans la pratique
scientifique on est généralement réduit aux types idéaux et même
aux schemes (2).
Après le primat du fait, l'insuffisance des concepts renforce
encore l'hégémonie de l'induction. En théorie de l'Histoire la
déduction reste rare et dangereuse. Citons pourtant un exemple de
déduction réussie, celui de J.J. Rousseau qui, inductif dans le «Discours
sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes» (l'histoire universelle
peut en effet se résumer comme étant celle de l'inégalité croissante
entre les hommes à l'échelle de l'humanité), devient déductif dans
«Le Contrat Social» : si, au heu de voir, comme dans Le Discours
sur l'Inégalité, le Droit comme l'hypocrisie des usurpations inégali-
taires, nous prenons au sérieux ses principes affirmés, si nous en
déduisons la condition nécessaire de leur validité, nous rencontrons
la Volonté Générale, problème de fait incontournable.
Le poids des faits, l'insuffisance des concepts, le rôle réduit de la
déduction n'empêchent pas la théorie de l'Histoire de tisser un réseau
de concepts qui redoublent les faits en les résumant et en les
synthétisant. Une étape cruciale est alors la classification de ces
concepts. Globale, systématique , elle les définit rigoureusement à
l'intérieur d'un ensemble dans lequel chacun d'entre eux est une unité
discrète qui se définit certes en elle-même mais surtout en relation
avec les autres unités (de façon souvent antinomique) et avec cet
ensemble qui a prétention de recouvrir le champ considéré (3).
Les lois qui se dégagent alors ne sont jamais que des
pseudolois. Ne jouons pas les prophètes du passé et encore moins de
l'avenir. Nous n'avons de toute façon affaire qu'à des scénariosraisonnables.
Peut-on analyser cet arbitraire qui s'épaissit au fil de l'exposé ?
Comment choisir entre les diverses traditions, écoles, les différents
langages si souvent périssables ? On peut utiliser l'histoire des
discours sur l'Histoire. Elle réduit les incertitudes, ne les résoud pas.
Pourquoi choisir une école ? parce qu'on souhaite à priori qu'elle
ait raison. Nous en arrivons au primat de l'éthique. On est marxiste
non pas parce que Marx avait raison, mais parce qu'on souhaite
qu'il ait eu raison.
On ne peut oublier à cause des égarements des marxistes officiels
le noyau éthique de la pensée de Marx (4), Je résumerai pour ma
part ce noyau de la façon suivante :
1)11 n'y a aucune raison à priori d'accepter qu'un être humain
puisse en exploiter, humilier, réprimer un autre;
98 GUY DHOQUOIS

2)11 n'y a aucune raison à priori pour qu'un être humain accepte
d'être aliéné par un système social quelconque.
Le primat de l'éthique ne doit en aucune manière nier le primat
de l'esprit scientifique l'enfer historique est pavé de bonnes
intentions- l'esprit scientifique comporte en lui-même une éthique,
en particuUer celle de ne pas confondre l'idée, et encore moins
l'idéal, avec le fait.
L'éthique théorique invite elle-même à recourir constamment
d'une part à la vérification empirique et d'autre part à la
vérification conceptuelle qui cherche sans cesse à améUorer la rigueur
et la cohérence du raisonnement, en sollicitant les critiques dans
un esprit de tolérance et de franche discussion. Il ne faut jamais
tomber dans des travers qui sont hélas du dernier commun :
1) Ignorer les autres, passés et présents, afin de se persuader qu'on
fait du nouveau.
2) Ignorer les fait gênants -Une variante du premier défaut est de
caricaturer la position des autres pour mieux la détruire, croit-on.
A propos du second je dirais que c'est surtout les fait gênants qu'il
ne faut pas ignorer.
Le noyau éthique, toujours présent, ainsi se réduit. Le choix
éthique à priori reste comme en toute activité scientifique le moteur
de la réflexion, mais celle-ci tend à s'en rendre indépendante. En
théorie de l'Histoire elle n'y réussit que partieUement et c'est là où
elle continue à flirter avec la philosophie.
Cependant, à la différence de la philosophie, du moins sous ses
formes classiques qui subordonnent l'homme et son histoire à un
principe éternel à priori, la théorie cherche à réduire au minimum
son noyau éthique, donc philosophique.
Un exemple : à l'instar de certains philosophes, le théoricien
se met sur la berge d'où on ne voit jamais passer le même fleuve.
Mais, mieux que beaucoup de philosophes, il sait que cette attitude
est illusoire, que le fleuve de l'histoire ne comporte pour l'être
humain aucune berge, et qu'il a bien de la chance s'il garde la tête
hors de l'eau.
Un autre exemple : l'histoire théorique ne peut être en dernière
instance que celle de la production parce que l'histoire, directement
concurrente, des idéologies n'est pas historique en son fond à elle
seule car toute idéologie se déroule dans un temps mythique, en un
éternel présent. La théorie de l'Histoire proscrit l'éternel. Ceci
ne veut pas dire que les idéologies n'aient pas puissamment modifié
la production qui les modifiait, ni qu'au delà de la théorie on ne
puisse croire à l'éternel.
LA THÉORIE DE L'HISTOIRE 99

Les propositions que je viens de faire me paraissent raisonnables.


Elles le paraîtront peut être à d'autres. Elles n'ont guère cours en
cette saison, dominée par des renégats divers. L'importance éthico-
poUtique de la théorie de l'Histoire fait que les théories concurrentes
de l'Histoire sont intolérantes, despotiques. Un certain nombre de
ceux qui jettent le marxisme pardessus bord ne font que passer
d'un despotisme à un autre, de celui du marxisme officiel à celui
de l'anti marxisme, à celui d'une des idéologies courantes, par
exemple la lib-Ub (hbéralo-Ubertaire).
On a toujours une vision de l'Histoire. En abandonner une veut
dire qu'on en choisit une autre qu'il n'est malheureusement pas
nécessaire de façon apodictique, d'énoncer clairement. Deconstruire
veut toujours dire qu'on construit autre chose. Quoi ? Les
oppositions stériles restent la règle. On ne progresse guère.
La véritable théorie de l'Histoire est parmi les sciences humaines
la discipUne de synthèse par exceUence. Elle accepte de se
déconstruire périodiquement pour se reconstruire. Synthétisante, eUe
n'exclut pas les autres synthèses (scientifiques et autres). Elle
considère son travail comme jamais achevé, jamais achevable.

Université de Paris VII

NOTES
(1) Selon l'expression de P. Vgyne
(2) Cf. mes propositions, succinctes, dans l'article Baroque et classicisme», l'Homme
et la Société, No73-74 - 1984
(3) Je ne peux renvoyer ici qu'à mes propositions de classification combinatoire dans
«Critique du Politique», Ed Anthropos, Paris 1983
(4) Nous sommes singulièrement redevables à M. Rubel de nous l'avoir rappelé avec
force en pleine période «stalinienne» en France. Cf. son K. Marx Essai de biographie
intellectuelle, Paris, Rivière - 1957.

Vous aimerez peut-être aussi