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Revue économique

De quelques obstacles épistémologiques dans la


conceptualisation des comportements
Monsieur Jean-Yves Caro

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Caro Jean-Yves. De quelques obstacles épistémologiques dans la conceptualisation des comportements. In: Revue
économique, volume 29, n°4, 1978. pp. 688-712;

doi : 10.2307/3500662

https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1978_num_29_4_408405

Fichier pdf généré le 28/03/2018


Abstract
Epistemological point of view about
The conceptualisation of individuao behaviors

This paper examines the conceptualisation of individual behaviors in economic theory from an
epistemological point of view with special reference to French economic literature. The central idea
is that the domination of the neo-classical model is not a result of Us intrinsic qualifies but of the
immobility of other theories on this subject. This immobility springs from major epistemological
obstacles. In the case of marxist theory it results from the impossibility of challenging Marx's social
class ; for the « French School», it occurs from the impossibility of parting with. individualist
methodology. In both instances the most essential ideological roots would be severed.
The immobility of marxist theory has serious consequences for ths study of social formations
owing to the disparity between empirical categories, such as « middle class layers », and thé dual-
class schema as outlined in Capital. The research of the « French School » suffers from the lack of
a clearent conceptual framework, a predicament which in turn anses from a lack of a
conceptualisation of the individual.

Résumé
Cet article étudie la conceptualisation des comportements individuels dans la théorie économique
d'un point de vue épistémologique et en se référant aux spéci-ficités du champ théorique français.
La thèse centrale est que la domination du modèle néo-classique est moins liée à ses qualités
intrinsèques qu'à l'immobilisme des autres théories en ce domaine. Cette passivité provient de
l'existence d'obsta-cles épistémologiques majeurs. Pour la théorie marxiste, il s'agit d'une
impossibilité à remettre en question les classes sociales de Marx. Pour l'école française, il s'agit
d'une impossibilité à renoncer à l'individualisme méthodologique. Dans les deux cas, ce sont les
thèmes les plus essentiels de l'idéologie qui seraient touchés. L'immobilisme de la théorie
marxiste lui pose de graves difficultés dans l'étude des formations sociales concrètes par
l'absence de liaisons claires entre des caté-gories empiriques telles les « couches moyennes » et
les classes des schémas du
DE QUELQUES OBSTACLES
ÉPISTÉMOLOGIQUES
DANS LA CONCEPTUALISATION
DES COMPORTEMENTS *

« Et Homo Economicus pense être


satisfait de son sort, puisqu'il est
envié par ses parents pauvres. »
Paul Nizan, Aden-Arabie

Gunnar Myrdal, François Perroux, Joan Robinson, pour ne citer


que quelques noms parmi les plus célèbres, l'on dit et redit :
la neutralité axiologique est un mythe dont le chercheur
doit s'affranchir s'il ne veut pas être dupe de sa pratique
instrumentale, coupé de ses propres fins, c'est-à-dire aliéné. Par le regard qu'il
choisit de porter sur le monde, le scientifique produit des normes
qui, inévitablement, servent certaines fins, certains intérêts : il doit
en être conscient s'il se veut responsable. La leçon invite à une ascèse
difficile dont la figure principale est une tentative de saisir sa propre
démarche dans le moment d'une distenciation épistémologique. Effort
indispensable, même s'il est, par nature, condamné à un relatif échec.
Henri Bartoli, dans un récent ouvrage 2, offre un bel exemple de
rigueur dans la manière d'assumer cette exigence.

1. L'auteur remercie Mme le professeur Jeanne-Marie Parly, dont les


encouragements et la critique tolérante ont été déterminants pour mener à terme ce travail,
ainsi que M. Robert Ferrandier, qui a suivi ses efforts avec une particulière
attention. Mmes Daniele Blondel, Monique Ducombs, Marie-Eve Joel, Annie Kawecki,
MM. Bernard Guibert, Bernard Guillochon, Hervé Hamon, Michel Herland, Claude
Meidinger, Marc Riglet et les membres du CREFED Font également aidé par leurs
remarques et des discussions sur nombre de points de désaccord dont certains,
il est vrai, subsistent.
2. H. BabtolI; Economie et création collective, Paris, Economica, 1977, pp. 143-
160.

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Revue économique —- N° 4, juillet 1978.



Jean-Yves Caro

L'absence de neutralité axiologique a pour conséquence que le


champ scientifique apparaît commme un lieu où, derrière les
méthodologies et le choix des sujets, s'engagent, à travers des
manipulations sémiologiques revendiquant un statut scientifique, des praxis
conscientes ou inconscientes liées à diverses visions du monde. La
coexistence de praxis dont les enracinements idéologiques sont
différents, voire antinomiques, y est rien moins que pacifique. Outre les
relations hostiles qui surgissent de l'affrontement idéologique, la
structure propre du champ scientifique, ses rapports avec les autres
structures sociales, ont pour effet de susciter des conflits, même entre
courants de pensée relativement proches. Ceci vient de ce que la
prétention de la science à dire le vrai engendre l'intolérance de tout discours
qui se veut scientifique sans mesurer la relativité que ce statut
implique, volens nolens. Aussi Bourdieu peut-il présenter le champ
scientifique comme un lieu où se déroule « une lutte de concurrence qui
a pour enjeu spécifique le monopole de l'autorité scientifique
inséparablement définie comme capacité technique et comme pouvoir social,
ou si l'on préfère, le monopole de la compétence scientifique,
entendue au sens de la capacité de parler et d'agir légitimement (c'est-à-dire
de manière autorisée et avec autorité) en matière de science, qui est
socialement reconnue à un agent déterminé » 3. Ceci veut dire que
dans le champ scientifique, des praxis rivales se disputent un pouvoir
non négligeable : celui de la production de normes sociales au nom de
la science. Keynes, dans la toute dernière page de la Théorie générale,
n'exprime rien d'autre que cette idée. Sans doute eût-il été d'accord,
en donnant à l'adjectif politique son sens le plus large, avec l'analyse
de Bourdieu, pour qui « les conflits épistémologiques sont toujours,
inséparablement, des conflits politiques » 4. Dès lors, l'âpreté du
combat théorique ne doit pas surprendre.
L'affrontement idéologique étant une spécialité nationale, la
division des économistes français en de multiples écoles s'explique fort
bien. Néo-classiques, néo-keynésiens, marxistes de diverses
obédiences, cambridgiens, disciples de Perroux, économistes « en liberté » :
les groupes identifiables ne manquent pas qui ferraillent entre eux,
s'engagent dans des stratégies exigeant de subtiles alliances,
défendent leur territoire ou essaient d'envahir celui des voisins. Il y a aussi
tous ceux qui essaient simplement d'éviter les coups dans un espace

3. P. Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences


sociales, juin 1976, n° 2-3, p. 89.
4. Ibid., p. 90.

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où la neutralité est un art difficile et qui se réfugient dans des


pratiques plus ou moins empiriques au statut théorique flou. Le tout
constitue un paysage fort animé qui eût réjoui Jevons, lequel écrivait :
« En matière de philosophie et de sciences, l'autorité a toujours été
le grand adversaire de la vérité. Un calme despotique est
généralement le triomphe de l'erreur. Dans la république des sciences, la
sédition et même l'anarchie sont bénéficiaires dans le long terme. » 5
A tout le moins, peut-on penser que les critiques que s'adressent des
théories concurrentes sont un puissant aiguillon de la recherche. A
ce titre, il est peut-être plus instructif d'analyser la conjoncture
théorique dans un espace culturel où règne une certaine diversité que dans
un autre caractérisé par la domination quasi totale d'une idéologie.
Nous nous intéresserons donc dans ce qui suit, pour traiter du sujet
qui sera le nôtre, à la situation de la science économique dans notre
pays. Ceci nous permettra d'illustrer notre conviction qu'une
compréhension du champ scientifique comme lieu d'interaction de stratégies
concurrentes, dont Yultima ratio est idéologique, a une grande valeur
heuristique.
Notre propos ne réside cependant pas dans cette démonstration.
Nous entendons mener ici une réflexion sur la conceptualisation du
comportement individuel dans la théorie économique. Ceci légitime
le choix d'une grille d'analyse permettant de rendre intelligible le jeu
dialectique des théories entre elles, de déceler les obstacles épistémo-
logiques ■ — au sens de Bachelard — qui le bornent. Il est en effet
bien clair qu'il s'agit là du problème théorique qui, de tous ceux que
nous pose la science économique, est le plus directement en
correspondance avec l'idéologie des professionnels.
Lorsqu'il définit les outils avec lesquels il représentera dans ses
modèles le comportement individuel, le théoricien est dans la difficile
position de faire œuvre de science par et malgré un espace de
possibilités conceptuelles strictement délimitées par de puissantes
contraintes. La conceptualisation retenue interpelle directement l'image
consciente et inconsciente qu'il a de lui-même puisqu'elle est
production de termes théoriques qui doivent rendre correctement compte
de la condition de l'homme en société, donc de sa propre situation.
La production d'une construction dont les connotations, ou la
dynamique de fonctionnement dans le travail théorique, mettrait en
danger l'image désirée — puisque retenue — de son être est fort peu

5. W.S. Jevons, The Theory of Political Economy, ed. by R.D. Collinson-


Black, Harmondsworth, Middlesex, Pelican Classics, [1871] ... 1970, p. 260.

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probable. La psychanalyse enseigne qu'il s'agit d'une situation très


pénible : le sujet fera tout pour l'éviter. Une stratégie préventive
élémentaire consiste en ce que le théoricien ne développe que des
conceptualisations dont la surdétermination idéologique est évidente.
C'est donc relativement à ce sujet idéologiquemment « sensible » que
l'approche épistémologique présentée ci-dessus, constitue un outil
indispensable.
Mettre en évidence l'enracinement idéologique d'une
conceptualisation ne signifie pas affirmer qu'elle n'ait jamais eu, à une certaine
époque, ou encore de nos jours, une valeur scientifique. La vérité,
dit André Nicolai', est enfant d'idéologie6. Nous avons essayé de ne
pas oublier cette leçon d'un auteur auquel le présent texte est redevable
d'une étude anthropologique qui peut être considérée comme sa toile
de fonds 7.
Une première section traitera du problème général de la pérennité
du modèle néo-classique, une deuxième section des obstacles épisté-
mologiques rencontrés par la théorie marxiste dans la production
d'une nouvelle conceptualisation, une troisième section de ceux de
l'école française.

I — LA PERENNITE DU MODELE NEOCLASSIQUE


DE MAXIMISATION DE L'UTILITE

La représentation du comportement individuel qui domine dans


la théorie économique est celle des néo-classiques, la maximisation
de l'utilité. Elle est le moyen d'une position épistémologique sous-
jacente qui se traduit par l'individualisme méthodologique s.
L'analyse économique part des individus dont les actes sont régis
entièrement par un principe hédoniste ; la société n'est qu'un ensemble d'in-

n° 4,6. juillet
A. Nicolai,
1974, p.
« Anthropologie
595. des économistes », Revue économique, vol. XXV,
7. Ibid.
8. Sur ce point, lire un néo-classique, A. Wolfelsperger, « Contestation de
l'orthodoxie et tentation du sociologique chez les économistes », Revue française
de sociologie, juillet-septembre 1977, vol. XVIII, n° 3, pp. 397-434, en particulier
les pages 401 à 404 traitant des « principes métaphysiques de la science
économique ».

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dividus en interaction au sein d'une structure hypothétique, le marché


de concurrence pure et parfaite, qui joue un rôle unificateur en
permettant à chacun d'être en relation simultanée avec tous les autres.
Cette représentation des rapports individu-société est fort éloignée
du savoir anthropologique de notre temps, le fait n'est pas
contestable. Elle a été vivement dénoncée par les économistes qui ne se
reconnaissent pas dans la tradition néo-classique. L'antienne est si
connue, les choristes si nombreux, qu'il n'est pas utile d'y insister.
Par contre, c'est bien l'extraordinaire diffusion de la critique qui
interpelle notre entendement.
Le problème d'intelligibilité épistémologique auquel nous sommes
confrontés s'énonce en des termes simples : comment expliquer que
toutes ces attaques contre le modèle de maximisation de l'utilité soient
restées sans effet? Comment comprendre qu'elles n'aient pas entraîné
de glissement sensible du paradigme ou n'aient pas suscité
l'émergence d'une représentation concurrente ? Certes, des recherches se,
développent actuellement mais il est bien difficile d'y voir plus que
des raffinements sur le même thème, et il serait bien exagéré de dire
qu'elles bénéficient d'une attente anxieuse chez les professionnels 9.
Même lorsqu'ils formulent des réserves par rapport au modèle
néoclassique, ceux-ci semblent relativement bien s'accommoder d'une
sorte de statu quo théorique.
Michel De Vroey a déjà proposé une explication sociologique de
la prédominance du paradigme néo-classique qui donne une première
réponse à la question posée 10. Sa conclusion est qu'elle est liée aux
avantages que présente le paradigme pour les groupes au pouvoir.
Idée souvent exprimée, certes, mais qui est produite ici par une
analyse relativement fine de la conjoncture théorique. Les lois internes
à la « Conventional Wisdom » (Galbraith), au champ scientifique
(Bourdieu), sont mises en rapport avec celles des pouvoirs sociaux
d'une manière satisfaisante. L'étude se démarque nettement des
dénonciations a priori. Il n'apparaît pas utile de refaire ici ce travail,
mais il est cependant nécessaire de le compléter pour traiter du cas
français.
La conjoncture théorique étudiée par Michel De Vroey est
caractérisée par une domination quasi absolue. Le partage du champ théo-

9. Cf. annexe 1.
10. M. De Vroey, « Une explication sociologique de la prédominance du
paradigme néo-classique dans la science économique », Economies et Sociétés,
août 1972, vol. VI, n° 8, pp. 1655-1701. L'auteur ne traite pas seulement de la
maximisation de l'utilité, mais de l'ensemble du paradigme walrassien.

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rique des économistes français est cependant plus complexe. La


théorie néo-classique doit faire face à des critiques émanant d'horizons
théoriques divers mais relativement bien structurés, disposant de
moyens non négligeables. Entre autres écoles, nous pensons au courant
marxiste assez solidement implanté en certains lieux de la production
théorique, à l'école française, dont le plus eminent représentant est
François Perroux, occupant des positions universitaires et
institutionnelles stratégiques. Il serait erroné de prétendre que, dans le champ
scientifique national, le pouvoir est entre les mains des seuls
néoclassiques. La coalition qui a assuré une large diffusion à la critique
cambridgienne de la théorie néo-classique de la répartition suffirait
à réfuter cette thèse.
Comprendre la pérennité du modèle néo-classique de
comportement dans un tel environnement exige plus que l'analyse d'une
paisible domination. Il faut aussi expliquer l'absence d'une coalition dont
le but serait d'imposer une nouvelle conceptualisation. Une hypothèse
évidente serait qu'une telle stratégie ne s'est jamais manifestée à cause
des sérieuses divergences théoriques existant entre les adversaires du
modèle néo-classique. Elle ne manquerait pas d'intérêt si le
problème de la promotion d'un paradigme concurrent s'était quelque
jour posé. Mais, et là réside le fait qui doit retenir notre attention,
tel n'a pas été le cas. La raison en est qu'aucune construction n'a
jamais été proposée pour tenir ce rôle qui ait mobilisé les capacités
productives de tout un courant théorique. C'est donc à l'intérieur de
chaque école qu'il faut aller chercher les causes partielles de
l'immobilisme de la théorie. Ce qu'il faut expliquer, de façon ultime, ce
n'est donc pas l'absence de coalition des adversaires du modèle
néoclassique de comportement, mais bien le ou les obstacles qui les ont
empêchés de produire un modèle novateur.
Dans l'analyse de ce problème, la réflexion conduit à séparer les
marxistes des autres critiques des néo-classiques et à autoriser le
regroupement de ces dernières dans une même nébuleuse théorique.
Toutes ne se reconnaissent ni dans le néo-classicisme ni dans le
marxisme, toutes s'essayent à des solutions de type « troisième voie » plus
ou moins rigoureuses dans leur formulation, enfin toutes nous semblent
se heurter au même obstacle épistémologique sur la voie d'une
nouvelle conceptualisation des rapports individu-société. La place
manquant, il n'est pas possible d'étudier la manière dont des sensibilités
théoriques différentes assument ce même échec. Nous avons choisi
d'analyser à titre d'exemple, en quelque sorte de représentant
typique des solutions « troisième voie », l'école française. A ceci trois

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raisons positives : beaucoup de ceux qui grossissent les rangs des


autres écoles de cet ensemble ont été formés par elle, elle correspond
en outre à une tradition ayant plusieurs décades et ses productions
ont été fort nombreuses, enfin elle est toujours dynamique. Et un
argument hautement subjectif : si notre agir dans le champ théorique
devait entreprendre une recherche de paternité, il regarderait de ce
ce côté-là.

II — L'OBSTACLE EPISTEMOLOGIQUE
DANS LA THEORIE MARXISTE

La perspective théorique qui, à notre avis, a dominé la


production des économistes marxistes au cours des quinze dernières années
est celle d'Althusser et de Yantihummisme théorique. Cette position
a souvent été mal comprise et mal interprétée, il n'est donc pas inutile
d'avoir recours au résumé qu'en fait Althusser lui-même pour débuter
la réflexion.
« L'anti-humanisme théorique de Marx dans le matérialisme
historique, c'est donc le refus de fonder dans un concept d'homme
à prétention théorique, c'est-à-dire comme sujet originaire de ses
besoins (homo œconomicus), de ses pensées (homo rationalis), de
ses actes et de ses luttes (homo moralis, juridicus et politicus)
l'explication des formations sociales et de leur histoire. Car quand
on part de l'homme, on ne peut éviter la tentation idéaliste de la
toute-puissance de la liberté ou du travail créateur, c'est-à-dire
on ne fait rien que subir, en toute « liberté », la toute-puissance
de l'idéologie bourgeoise dominante, qui a pour fonction de
masquer et d'imposer, sous les espèces illusoires de la libre puissance
de l'homme, une autre puissance, autrement réelle et puissante,
celle du capitalisme. Si Marx ne part pas de l'homme, s'il refuse
d'engendrer théoriquement la société et l'histoire à partir du
concept de l'homme, c'est pour rompre avec cette mystification qui
n'exprime qu'un rapport de force idéologique, fondé dans le
rapport de production capitaliste. Marx part donc de la cause
structurale qui produit cet effet idéologique bourgeois qui entretient
l'illusion qu'on devrait partir de l'homme : Marx part de la
formation économique donnée, en l'espèce, dans Le Capital, du
rapport de production capitaliste, et des rapports qu'il détermine en
dernière instance dans la superstructure. Et à chaque fois, il

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montre que ces rapports déterminent et marquent les hommes, et


comment ils les marquent dans leur vie concrète, et comment à
travers le système de la lutte des classes, les hommes concrets
sont déterminés par le système de ces rapports. Dans Ylntroduc-
tion de 1857, Marx disait : le concret est la synthèse de multiples
déterminations. On peut reprendre son mot et dire : les hommes
concrets sont déterminés par la synthèse des multiples
déterminations des rapports dans lesquels ils sont pris et parties
prenantes. » n'12
La juxtaposition des termes « anti-humanisme » et « théorique »
signifie simplement que l'explication de la situation d'un homme
concret ne peut être produite en partant d'un concept d'homme dans le
travail théorique. En d'autres termes, c'est la position inverse de
l'individualisme méthodologique. Les connotations du terme «
anti-humanisme » sont telles qu'il nous semble préférable de parler de
« holisme méthodologique » pour désigner une approche théorique
cherchant à saisir l'économique et le social directement au niveau des
groupes, appellation utilisée par A. Wolf elsperger 13.
Ecartons de notre étude les questions relatives à la déviation
structuraliste d'Althusser. D'une part il a fait sur ce point son
auto-critique 14, d'autre part les raffinements des controverses entre auteurs
marxistes importent peu pour notre propos. Reste une perspective
théorique pour laquelle, dans les structures de la société capitaliste,
des ensembles d'hommes font l'histoire mais sûrement pas tel homme
particulier. Le sujet économique est saisi au moyen de son groupe
d'appartenance, il ne fait pas l'objet d'une prédiction autonome, (en
employant un vocabulaire peu marxiste), reposant sur l'étude d'une
sorte d'essence humaine, ni même d'une prévision qui se fonderait
sur l'interaction de toutes les essences humaines, chacune considérée
dans son individualité.

11. L. Althusser, « Soutenance d'Amiens », dans Positions, Paris, Editions


sociales, 1976, pp. 169-170.
12. Il est bien clair qu'avec de telles prémices il est impossible à un
théoricien marxiste de s'intéresser à la critique détaillée du modèle néo-classique de
comportement ou à la définition d'un paradigme reconnaissant une autonomie à
l'individu. Dans la thèse de Hervé Hamon (op. cit.), on trouve un passage tout à
fait caractéristique des implications logiques de l' antihumanisme théorique, pp. 601-
603.
13. A. Wolfelsperger, op. cit., p. 400. Notons que pour cet auteur le «
programme de recherche marxiste » participe de l'individualisme méthodologique,
affirmation qui, par rapport à l'interprétation althussérienne de Marx, semble assez
contestable. Nous ne le suivons pas sur cette voie.
14. Cf. L. Althusser, Eléments d'auto-critique, Paris, Hachette littérature, 1974.

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Le raisonnement analogique n'est pas sans danger, mais il peut


être éclairant. Considérons le macro-système constitué par l'état de
la mer. Fondamentalement il y a le soleil, des molécules d'eau, des
molécules d'air : grosso modo, c'est tout. Pour prévoir l'état de la
mer, le météorologiste ne part pas de ces fondements, il utilise un
modèle de macro-physique. Il prévoit que, les prochaines 24 heures,
sur telle zone il y aura tel vent et tel état de la mer. Deux
évidences : ces prévisions, il ne les obtient pas en étudiant un modèle
partant de l'interaction des molécules ; il est exclu de lui demander
quelle sera la hauteur de la lame qui passera à telle heure GMT, à
tant de latitude nord et tant de longitude ouest. Pourtant cette lame
est peut-être celle qui, un peu plus forte que les autres, fera, à cette
heure et en ce lieu précis, chavirer un voilier ou rompre les
commandes d'un gouvernail de pétrolier. Cette lame-là fera de l'histoire, mais
il est, dans l'état actuel de la technologie scientifique, impossible de
lui donner une autre essence que celle d'une probabilité. Pour cela il
faut passer du modèle macro-physique à un autre modèle. L'insertion
du micro-événement dans un macro-événement donne au premier
la dimension de l'infiniment petit et oblige à considérer un principe
d'indétermination parfaitement connu des macro-physiciens 15.
Le marxisme althussérien ne triche pas sur son contenu. Il avoue
renvoyer à chacun une image théorique de son être un peu analogue
à celle de cette vague-Zd dans le modèle du macro-physicien. C'est-
à-dire dont la caractéristique est celle de l'inessentialité par rapport
au problème traité. C'est à ce point que rien ne va plus. Pour des
raisons aujourd'hui parfaitement répertoriées, tout homme se rebelle
contre cette image de lui-même : il désire désespérément le modèle
qui lui donne la dimension de l'essentiel. « Chacun d'entre eux, écrit
Simone de Beauvoir, a sur les lèvres le goût incomparable de sa
propre vie, et cependant chacun se sent plus insignifiant qu'un insecte
au sein de l'immense collectivité.»16 «Mais s'empresse de l'oublier»,
faut-il ajouter 17. Hors des rares moments de jeu avec le frisson
ontologique (en regardant les étoiles, etc.), l'acceptation de l'essentialité
relative du pour-soi et du dérisoire de Fen-soi n'est pas naturelle,

15. Cf. I. Ekeland, « La théorie des catastrophes », La Recherche, sept. 1977,


vol. 8, n° 81, pp. 745-754.
16. S. de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté, Paris, Gallimard, [1945] ...
1972, p. 12.
17. Cest toute la psychanalyse qui nous l'explique par les rapports complexes
du moi projeté et de la mort.

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elle exige une difficile ascèse que peu sont désireux de pratiquer 1S.
D'où, pour partie, les malheurs de l'althussérisme : la démarche de
l'humiliation théorique n'est pas de celles qui se communiquent
aisément ou galvanisent les militants 19.
Il convient maintenant de faire un peu d'histoire pour approcher
la difficulté. Sartre, à la fin des années 50, posa cette redoutable
question au marxisme stalinisé : « Comment faut-il entendre, en effet,
que l'homme fait l'Histoire, si par ailleurs, c'est l'Histoire qui le
fait ? » 20. La théorie de la « conscience-reflet » n'était guère préparée
à une telle attaque. La critique sartrienne portait sur un point
particulièrement vulnérable. Le tir de barrage des bataillons intellectuels
de l'orthodoxie, qui se déchaînèrent alors, ne pouvait faire longtemps
illusion. Althusser vint fort opportunément colmater la brèche en
restituant à la théorie marxiste une cohérence interne qui n'était plus
maîtrisée, ce juste quelques années après la parution de la Critique
de la raison dialectique 21. Son succès exigeait la neutralité
bienveillante du PCF et un minimum de propension à consommer chez les
intellectuels 22. Ce dernier point ayant été abordé par Jean Rosio,
nous n'y reviendrons pas23. Reste à expliquer l'embarras du PCF

18. Il existe, il est vrai, une sortie à ce dilemme. Vouloir la synthèse du pour-
soi et de l'en-soi, on le sait en philosophie,, c'est se vouloir Dieu. D'où notre
admiration pour la réponse de François Perroux, parfaite dans sa cohérence interne :
« Où serait l'impiété la plus coupable : se prendre pour un dieu quand on est
homme, où se croire esclave quand on est fils ? » (Industrie et création collective,
t. I, Paris, Presses Universitaires de France, 1964, p. 155).
19. Il est probablement exact que cette humiliation soit découverte comme
réalité vécue par les plus défavorisés, les OS en particulier. Ce thème parcourt
l'ouvrage de Robert Linhart, L'établi (Paris, Editions de Minuit, 1978). Il est
également présent dans toute l'œuvre scientifique de Georges Friedmann : cf. par
exemple l'attitude des OS de Detroit (Où va le travail humain ? Paris, Gallimard,
[1950] ... 1963, pp. 172-174). C'est ici tout le problème du sous-prolétariat qu'il
est très difficile d'organiser politiquement, ce que confirment toutes les sociologies
du monde. Le dérisoire de l'en-soi s'infiltre si fort dans les représentations que le
pour-soi limite son champ à l'expérience spatio-temporelle immédiate. C'est cette
même idée qui fait dire abusivement à Althusser (dans un beau mouvement
idéaliste) : « Ceux des prolétaires qui lisent Le Capital peuvent le comprendre plus
facilement que tous les spécialistes bourgeois, aussi « savants » soient-ils. » (Positions,
op. cit., p. 49).
20. J.P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, Collection Idées, p. 119.
(Le même texte figure dans la référence suivante).
21. J.P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960.
22. Il serait naïf de croire qu'il suffisait que la perspective althussérienne soit
rigoureuse pour qu'elle s'impose.
23. J. Rosio, « A propos de 1'" articulation " des modes de production. Quelques
réflexions sur le "matérialisme" althussérien », Les Temps modernes, mars 1976,
n° 356, p. 1463.

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et ses tentatives ultérieures de nuancer la portée de la leçon althussé-


rienne (déviation structuraliste mise de côté, répétons-le).
Deux considérations peuvent avoir fait pencher la balance du
côté de l'althussérisme pendant une certaine période. D'une part,
Althusser permettait de parer efficacement au plus pressé : disposer
d'une réplique sans appel à la critique existentialiste. D'autre part,
ce qui n'est certainement pas négligeable, l'althussérisme, par le
découpage de la réalité en instances et en pratiques relativement
autonomes (dans le cadre de la détermination en dernière instance, bien
sûr), permettait également aux dirigeants politiques de garder les
mains libres et d'isoler prudemment les intellectuels dans le ghetto
de la pratique théorique. Ceci perpétuait la séparation
théorie-pratique, fort bien mise en évidence par Sartre, qui est née pendant
l'édification du régime socialiste en URSS 24. Pour d'évidentes raisons,
aucun parti communiste ne peut se passer de cette séparation :
l'action concrète ne peut être régie par les décrets de quelques marxistes
de la chaire.
Trois considérations peuvent expliquer que se manifeste
actuellement un courant tendant à neutraliser la limpidité de la théorie
marxiste expliquée par Althusser. Les deux premières surgissent du
fait qu'un marxiste n'est pas une Idée, mais un individu qui connaît
les mêmes difficultés existentielles que les autres, même s'il les vit
dans un espace structuré de manière spécifique par le fait même
qu'il le soit. L'une provient de l'image-de-soi-dans-le-monde portée
par la théorie. L'en-soi dérisoire est un message difficile à accepter,
ainsi qu'il a été expliqué ci-dessus. L'autre est une conséquence
particulière de ce problème général, dont il n'est pas exagéré de dire
qu'elle est extrêmement grave pour le militant comme pour le parti.
Si la théorie véhicule un principe d'indétermination de l'action
individuelle, que signifie l'engagement personnel dont il est clair qu'il

24. « Les dirigeants du Parti, acharnés à pousser l'intégration du groupe jusqu'à


la limite, craignirent que le libre devenir de la vérité, avec toutes les discussions
et tous les conflits qu'il comporte, ne brisât l'unité de combat ; ils se réservèrent
le droit de définir la ligne et d'interpréter l'événement ; en outre, de peur que
l'expérience n'apportât ses propres clartés, qu'elle ne remît en question certaines
de leurs idées directrices et ne contribuât à " affaiblir la lutte idéologique ", ils
mirent la doctrine hors de sa portée. La séparation de la théorie et de la pratique
eut pour résultat de transformer celle-ci en un empirisme sans principe, celle-là
en un Savoir pur et figé. » (Questions de méthode, op. cit., p. 33). Il est amusant
de rapprocher cette analyse de la déclaration plus imagée faite en avril 78 par
François Mitterrand, selon laquelle le parti communiste a échangé Lénine contre
Gribouille.

698
Jean-Yves Caro

ne « changera rien » ?25 Evidemment, il est tout à fait possible de


répondre à cette interrogation d'un point de vue théorique, à
condition de modifier totalement la perspective et de traiter du problème
de l'individu lui-même (psychanalyse, psychosociologie). Un tel
déplacement du discours est un danger considérable pour toute
organisation dont le jeu se situe à un niveau macroéconomique, car non
seulement il ne réduit pas l'indétermination à l'origine de
l'interrogation, mais en ajoute d'autres qui rendent la probabilité de
l'engagement encore plus faible. Conséquemment, il y a parfaite
coïncidence entre l'intérêt de chaque marxiste et celui du parti à nuancer
la théorie et à réintroduire « l'homme » dans la théorie sous la forme
de « l'homme concret ». La troisième et dernière considération
explique la mobilisation en projet conscient et légitime de toutes ces
réticences. Il s'agit de l'attaque intéressée (et relativement efficace)
de « l'anti-humanisme » par les non-marxistes. La saine provocation
de la terminologie d'Althusser se révélait avoir un désagréable effet
boomerang.
C'est ici que nous atteignons le point critique, celui où se
manifeste sans ambiguïté la présence des obstacles épistémologiques. Le
problème posé aux intellectuels marxistes et au parti consiste à
réintroduire l'homme concret dans la théorie. Le projet n'est pas aberrant
en lui-même. Simplement, pour le mener à bien, il faut définir les
classes de façon appropriée : la théorie doit être une théorie des
groupes sociaux existants, repérables concrètement. Conséquence
inéluctable : il faut abandonner le schéma classe contre classe de Marx
pour donner un statut théorique aux très fameuses « couches
moyennes » 2G. Il importe de comprendre qu'une telle modification aurait
des conséquences que, pour l'instant, ni les marxistes individuelle-

25. Au plan collectif, car en s'engageant le militant se change lui-même. Joan


Robinson a fort bien perçu le dilemme du militant : « L'argument le plus courant
consiste à dire que tout individu doit bien agir, parce que, s'il n'agit pas bien,
d'autres le suivront. Cet argument est fondé sur une confusion [...]. Tout individu,
en tant qu'individu, ne jouit pas d'une audience appréciable » et plus loin : « On
ne peut persuader rationnellement quelqu'un de voter. » (Philosophie économique,
Paris, Gallimard, 1967, pp. 22-23).
26. Cf. par exemple la très intéressante réflexion de Lucien Golmann, «
Pouvoir et humanisme » dans Marxisme et sciences humaines, Paris, Gallimard, 1970,
en particulier la page 345. Ces « couches » moyennes sont un des concepts
empiriques que les auteurs marxistes utilisent pour nuancer la théorie sans toucher à
celle-ci, ce depuis longtemps. Ainsi Jean Marchal et Jacques Lécauxon (La
répartition du revenu national, Paris, Editions M.-Th. Génin, 1958) font
fréquemment référence à un auteur marxiste, R. Fossaert (La notion de classe sociale et
ses implications économiques, thèse Droit, Lille, 1955, multigraphiée) qui semble
en faire un large usage.

699
Revue économique

ment, ni le parti, ne sont en mesure de supporter. Là est l'obstacle 27.


Une théorie qui serait fidèle à l'esprit et non à la lettre de Marx,
tiendrait compte d'un plus grand nombre de groupes sociaux que
n'en retiennent les schémas du Capital. Le résultat le plus certain
serait de relativiser le rôle de la classe ouvrière dans la théorie : il
serait moins évident que celle-ci soit porteuse de l'espoir du monde,
le combat n'aurait plus une issue aussi assurée et le parti communiste
deviendrait un parti comme les autres. Du moins tant qu'il se
définirait comme le parti de la seule classe ouvrière. Est-il besoin d'insister
sur le fait que de telles perspectives, pour un vieux militant, c'est
le monde entier qui bascule ? On aurait grandement tort de sous-
estimer l'obstacle quasi infranchissable que représente une telle remise
en cause. Elle ne peut être opérée que sous la pression des
événements 28.
Peut-être nous accusera-t-on d'être interprétatif. Pourtant,
comment ne pas voir que cette analyse permet de comprendre ce que le
parti communiste lui-même semble avoir du mal à clairement
déchiffrer, à savoir son attitude lors des dernières législatives. Il est tout
à fait évident que s'engager dans une praxis de participation, c'est
avaliser empiriquement la relativité du rôle historique de la classe
ouvrière. Même entourée de discours sur la tactique et sur la
stratégie, une telle entreprise représente une rupture considérable dont il
est possible de se demander si elle peut être décidée a priori par des
hommes dont les repères idéologiques sont restés figés. C'est le même
obstacle, la même contradiction que dans la théorie qui se
manifestent ici. Mais quittons l'analyse politique (qui n'est pas notre domaine)
pour revenir à celle, plus sûre, de la production théorique. C'est là
que nous trouvons encore confirmation de notre analyse dans les essais
avortés des théoriciens pour assumer les exigences contradictoires
que sont : 1) réintroduire l'homme concret dans la théorie ; 2) ne pas
toucher aux classes définies par Marx. L'archétype de ce genre très
particulier est certainement le livre de Lucien Sève, Marxisme et
théorie de la personnalité29.

27. Jean Mahchal et Jacques Lécauxon (op. cit., t. III, titre 2) ont signalé,
la difficulté théorique en mettant en évidence l'absence de liaison entre les
variables essentielles (théoriques dans notre terminologie) et les variables secondes
(empiriques). Ils ont aussi, peut-on penser, bien perçu le problème épistémologique
sous-jaçent (cf. — entre autres — pp. 184-188).
28. François Perroux a souvent porté le fer sur cette question, essentielle pour
les marxistes, du rôle historique de la classe ouvrière. La relativisation de ce rôle
est un des principaux thèmes de Masse et Classe (Paris, Casterman, 1972).
29. L. Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Editions sociales, [1968] ...
1975.

700
Jean-Yves Cam

Sève a pour objectif explicite de donner la réplique à Sartre 30


sans tomber dans l'anti-humanisme qu'il réprouve formellement tant
d'un point de vue théorique que d'un point de vue politique. L'anti-
humanisme théorique risque, selon lui, de donner des arguments à
ceux qui répandent « l'idée fausse que les altérations du " visage
humain " du socialisme auraient dans des caractéristiques profondes de
la doctrine leur source naturelle » 31. En passant, l'auteur essaie de
donner une réponse satisfaisante au dilemme du militant 32. Mais il
est bien clair qu'il est exclu de toucher aux schémas de Marx. Le
résultat de cette entreprise impossible, le talent de Sève n'est pas en
cause, ce sont de fort beaux morceaux de contorsions dialectiques 33.
L'ensemble confirme la réalité de l'obstacle épistémologique que
nous avons essayé de cerner.
En attendant que les faits contraignent à des révisions déchirantes,
la grande majorité des théoriciens marxistes devrait se contenter de
travailler avec des concepts empiriques pour produire le « concret
pensé». Exercice éminemment contradictoire mais ayant une longue
tradition.

III — LES OBSTACLES EPISTEMOLOGIQUES


DE L'ECOLE FRANÇAISE
(ET DES SOLUTIONS DE TYPE « TROISIEME VOIE »)

Dire que nous abordons ce sujet avec appréhension serait en-


dessous de la vérité. Le fait qu'un auteur comme André Marchai ait
écrit, en avant-propos à un ouvrage sur la pensée économique dans
notre pays : « Je ne me dissimule pas que j'ai mis toutes les chances
contre moi [...] je serai, en France, accusé d'erreurs grossières,
d'omissions, de parti pris, d'incompréhension, de confusionnisme » 34, n'est
pas pour nous rassurer sur l'accueil réservé à une tentative
nécessairement maladroite.

30. Ibid. Cet objectif apparaît clairement au début de l'ouvrage (pp. 26-27) et
surtout au début de la conclusion (pp. 475-485).
31. Ibid., p. 178.
32. Ibid., pp. 391-392.
33. Cf. annexe 2.
34. A. Marchal, La pensée économique en France depuis 1945, Paris, Presses
Universitaires de France, 1953, p. vu.

701
Revue économique

Pourtant, c'est de cette maladresse même que nous voudrions nous


prévaloir : si elle est intrinsèquement nôtre pour partie, pour le
restant elle est peut-être le reflet d'une lacune dans la littérature. Il
est assez facile de trouver des textes d'analyse épistémologique des
théories néo-classique et marxiste, il n'en va pas de même pour les
positions de l'école française. Du moins est-ce notre impression, sans
que celle-ci s'appuie sur une connaissance exhaustive des publications,
thèses ou rapports de recherche. La présentation par Wolfelsperger
de ce qu'il appelle la tradition française de l'hérésie peut difficilement
faire figure d'étude épistémologique approfondie 35. Au moins a-t-elle
le mérite, étant peu suspecte de complaisance, de confirmer qu'il existe
une école française, même si — comme le dit fort justement cet auteur
— il est malaisé d'en délimiter le territoire avec précision ou de donner
ses caractéristiques positives. Remarques qui ne font que confirmer
la nécessité d'une recherche destinée à mieux caractériser son
inspiration,
Ouvrons une parenthèse : nous traitons ici des obstacles épistémo-
logiques de l'école française par rapport au problème de la
conceptualisation du comportement individuel, mais la spécialisation de cette
démarche est elle-même le résultat d'une réflexion méthodologique
générale sur l'école française. Supposons, pour donner un tour
impersonnel à l'histoire, qu'un jeune économiste ait été formé à l'ombre
de l'équilibre général, du modèle IS-LM, du monétarisme, et qu'il
n'y trouve pas toutes les réponses aux questions que l'observation
de la société lui adresse. Que peut-il se passer ? S'il arrive à canaliser
le flot de la littérature anglo-saxonne, qui serait à lui seul suffisant
à absorber toute sa capacité de travail la vie durant, il rencontre une
littérature marxiste qui malheureusement (cf. supra) offre trop
souvent l'image d'un conservatoire. Puis il fait, connaissance avec toute
une production nationale qui le laisse d'autant plus perplexe qu'il
apprend à la mieux connaître : l'école française.
Le premier temps est sans aucun doute celui de la séduction.
Les questions qu'il se pose, d'autres y ont déjà réfléchi, des analyses
ont été produites qui semblent être des exemples à suivre. Mais
s'installe progressivement le sentiment d'un malaise, d'une frustration.
Beaucoup d'idées originales, certes, de théorisations intéressantes, à
coup sûr, mais le tout est livré en vrac. C'est un peu, en paraphrasant
Georges Friedmann, l'économie en miettes : les textes sont toujours
ou trop spécialisés ou trop généraux pour permettre l'indispensable

35. Op. cit., pp. 411-416.

702
Jean-Yves Caro

moment de la synthèse. A dire autrement les choses, notre jeune


économiste a l'impression d'être devant un monceau de pièces
détachées mais de ne pas disposer d'une notice de montage, alors même
qu'il ne sait pas très bien à quoi devrait ressembler leur assemblage.
Toute cette intéressante production ne lui offre pas un cadre global
cohérent au sein duquel il puisse inscrire son propre projet. Alors,
homme du rang, il attendra sans doute que des instructions
complémentaires viennent d'« en haut ». Mais si, au fil des ans, il voit le tas
grossir et croître son désarroi, il ne peut éviter quelque jour d'avoir
envie d'essayer de comprendre « ce qui ne va pas ».
Ce qui manque plus que tout à l'école française, c'est un
paradigme fondamental qui constituerait l'épine dorsale dun programme
de recherche rationnellement organisé du seul fait de sa présence,
voilà la conclusion à laquelle il arrive. Le modèle walrasien pour
les néo-classiques, la théorie de l'exploitation pour les marxistes, le
modèle Hicks-Hausen pour les keynésiens, ont constitué des bases
arrière pour la recherche. Rien de pareil n'existe pour l'école
française dont chaque produit est ainsi en danger d'être critiqué dans le
moment d'une insertion au sein d'un cadre théorique de référence
étranger à sa propre démarche. L'absence d'un paradigme central
autorise, et même oblige, à cette évaluation contradictoire. Par
ailleurs, un résultat tout aussi sûr est que le savoir se totalise mal par
le fait d'une impossibilité à désigner avec précision les modes
d'articulation des diverses études entre elles.
L'école française en manque d'un paradigme, la conclusion ne
brille pas par son originalité. Quoi de plus évident que cette absence,
ce vide, qui semblent saper la portée des recherches ? Aussi la
véritable question se situe au-delà du constat, dans son explication.
Comment comprendre cette lacune ? Une méthode consiste à recenser et
à analyser les propriétés fondamentales des synthèses théoriques qui
existent, puis à rechercher la ou lesquelles d'entre elles font défaut à
l'école française pour qu'elle puisse produire la sienne. En d'autres
termes : quelle est la pierre d'achoppement sur laquelle butent toutes
les tentatives ?
L'hypothèse à laquelle conduit cette réflexion est que l'école
française ne pourra disposer dun cadre théorique totalisateur que le jour
où elle aura clairement défini les modalités principales de la
conceptualisation du comportement individuel .et des relations individu-
société.
A la théorie walrasienne correspond indissociablement la théorie
de la maximisation de l'utilité, l'individualisme méthodologique. A la
théorie marxiste, telle qu'elle est pieusement reproduite, correspond

70S
Revue économique

indissociablement la réduction théorique aux catégories du Capital.


A la théorie keynésienne correspondait la discrète ambiguïté sur le
passage micro-macro, sa « désagrégation » actuelle montre que de
telles impasses ne peuvent résister à l'analyse. A l'école française ne
correspond rien, si ce n'est une tension permanente entre
l'individualisme et le holisme méthodologique qui la met un peu dans la
situation de périr d'inanition, tel l'âne de Buridan, faute de puiser des
forces à l'une ou l'autre source.
Un obstacle méthodologique qui ne trouve pas de solution en
plusieurs décennies, qui est directement lié à un choix toujours repoussé,
est le reflet de contradictions d'un autre ordre. L'étude des obstacles
épistémologiques s'impose pour arriver à la pleine intelligibilité de la
situation. Au terme de cette parenthèse, certes un peu longue mais
indispensable, nous retrouvons très exactement notre sujet d'étude.
L'absence d'un cadre de référence rend difficile l'étude épistémo-
logique de l'école française. Tant les critères d'appartenance que le
résumé des analyses sont malaisés à établir. Il serait très souhaitable
de se livrer à une revue détaillée de la production nationale pour
essayer de cerner avec précision un objet d'étude qui, a priori, se
dérobe aisément. Une telle entreprise dépassant de beaucoup les
limites de notre étude, nous avons opté pour la solution consistant
à se référer aux écrits de celui qui est incontestablement son
inspirateur, François Perroux. C'est en recherchant quel est le Heu doù il
parle que nous essayerons de faire une hypothèse sur l'obstacle
épistémologique .
François Perroux, tel qu'il apparaît à travers ses écrits les plus
connus, donne l'image d'une foi engagée dans le dévoilement du
monde au service des hommes. François Perroux, c'est, au sens de
Merleau-Ponty, l'intentionnalité dans le travail scientifique.
Le périlleux exercice consistant à chercher quelles sont les
références principales dont nous avons besoin pour comprendre sa vision
du monde nous a conduit à en retenir trois : le courant de pensée
qui, dans les années 30, a été suscité par Emmanuel Mounier et le
groupe Esprit (le « personnalisme communautaire »), Teilhard de
Chardin, Merleau-Ponty 36.

desest
recherche.
il 36.
ouvrages
Comme,
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postérieurs
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références
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de avons
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principales
d'étudier
seule
limité
étude
lanotre
(et biographie,
exégétique
non

exclusives, cela va sans dire) est susceptible d'être fortement contestée sur la base
d'une autre approche méthodologique. En d'autres termes : le risque d'erreur est
non négligeable, nous tenons à le signaler.

704
Jean-Yves Caro

Au début des années 30 se développent en France plusieurs


mouvements intellectuels minoritaires caractérisés par la recherche d'une
« troisième voie ». Ceci veut dire qu'ils refusent et l'anarchie du
capitalisme libéral (avec son complément, le parlementarisme) et le
collectivisme sous toutes ses formes. On conçoit facilement que le
traumatisme de la grande crise ait suscité de telles positions37. Le groupe
Esprit correspond à un catholicisme militant. Voici en quels termes
Bourdieu et Boltanski présentent leurs principales orientations :
« Ils inventent ainsi, par un travail idéologique et une action
militante dont il ne faudrait pas, rétrospectivement, sous-estimer la
difficulté, une nouvelle façon d'être catholique, ascétique, tendue,
"engagée" [...] Ils associent, dans leurs discours et
raisonnante,
dans leurs pratiques, le spiritualisme et le rationalisme, l'ascétisme,
notamment économique, et le respect de l'ordre hiérarchique,
l'élitisme et le populisme paternaliste [...] Ils engendrent une
position imprenable parce qu'inclassable et une configuration
idéologique inédite, " ni de droite ni de gauche ", propre à transmuer
la signification de deux de ses principales composantes,
l'anticommunisme et l'antiparlementarisme. » 38

Est-il aventuré de penser que de très nombreuses caractéristiques


de l'œuvre de Perroux peuvent être mises en correspondance avec
les thèmes développés par le « personnalisme communautaire » ?
Nous ne le croyons pas. Elles apparaissent comme la mise en œuvre
des vues du groupe Esprit dans le champ théorique. En faire
l'inventaire détaillé serait trop long mais citons brièvement : la
condamnation incessante de l'image d'Epinal néo-walrassienne, de l'idéologie
marxiste jugée caduque, mise en évidence des phénomènes de
domination, de pouvoir, de contrainte qui faussent les mécanismes
d'allocation par le marché au profit de quelques-uns, introduction dans
l'économique d'une dimension humaine dépassant le calcul marchand,
élitisme indiscutable, antiparlementarisme à peine édulcoré, etc. Ces
thèmes s'entrecroisent, s'enchevêtrent avec ceux où Ton reconnaît
l'influence plus précise de Teilhard de Chardin.
«Tout ce qui monte converge.» Cet aphorisme résume bien la
vision teilhardienne. Pour Teilhard de Chardin, derrière la matérialité

37. Désenchantement, perte de la foi dans les vertus du capitalisme libéral.


Un des groupes, recrutant dans le milieu des polytechniciens, portait le nom très
révélateur de « X-Crise » .
38. P. Boukdieu et L. Bostanski, « Les aventures d'une avant-garde », Actes
de la recherche en sciences sociales, juin 1976, vol. 2, n° 2-3, p. 34.

705
Revue économique

se révèle la présence de Dieu. L'univers entier est régi par un


mouvement convergent qui participe de la transcendance divine.
L'humanité est engagée dans un processus conduisant à un ultra-humain,
c'est-à-dire à « un dépassement de la collectivité par elle-même,
perspective d'un point Oméga, à savoir d'un point de convergence de
l'humanité annonciateur de la parousie. » 39
Teilhard de Chardin est mentionné plusieurs fois dans les
ouvrages de Perroux comme l'un des grands penseurs de son temps. Mais
c'est surtout en étudiant les thèmes unificateurs en arrière-plan des
analyses que l'on retrouve la perspective evolutionniste du maître
de l'humanisme chrétien. Dans l'ouvrage le plus caractéristique de ce
point de vue, Industrie et création collective, Perroux explicite cette
référence : « Le commandement d'amour n'est pas une injonction
extérieure ; il est une loi intime à chaque homme et à l'espèce ; elle
est faite pour s'associer et s'unir ; elle va vers un point Oméga qui
désigne un sommet de la spéciation, c'est-à-dire du développement
plénier de l'Espèce humanisée. » 40
La place manque pour montrer les très beaux et très subtils
entrelacs des influences étudiées ci-dessus avec la réflexion philosophique
et surtout épistémologique de Merleau-Ponty, qui donnent toute sa
force et toute sa cohérence à la pensée de Perroux 41. Il suffit de
préciser ici qu'il n'y a pas de contradictions entre elles. Arrêtons donc
là une étude qui exigerait de beaucoup plus amples développements
pour réfléchir aux conséquences de la foi de Perroux, qui est le fait
indiscutable et essentiel de sa vision du monde, au plan
épistémologique.
Cette foi n'est certes pas celle du charbonnier. Mais aussi loin
qu'elle puisse être des schemes simplificateurs répandus par une
hiérarchie ayant souvent lié son sort à celui des possédants, elle n'échappe
pas à certaines caractéristiques irréductibles du catholicisme. Or,
selon nous, il n'est pas de thème plus central à la foi catholique

39. C. Cuenot, « Teilhard de Chardin », article de YEncyclopédia Universalis.


Rappelons que la parousie est le retour du Christ en gloire.
40. F. Perroux, Industrie et création collective, t. I, op. cit., p. 29.
41. Merleau-Ponty récuse l'objectivisme et l'idéalisme. Le travail scientifique
est une rencontre des deux définie comme l'intentionnalité. Cette rencontre de
l'Idée et du Savoir est une caractéristique essentielle de la pensée de François
Perroux. L'Idée seule ne suffit pas : « Les bons sentiments — seuls — font de
mauvaise économie : il faut la science pour les déniaiser. » (Economie et Société,
Contrainte, Echange, Don, Paris, Presses Universitaires de France, [1960] 1963,
p. 171), mais la Science n'existe pas sans l'Idée : « Toute science quelle qu'elle
soit est axiologique. » (Industrie et création collective, t. II, Paris, Presses
Universitaires de France, 1970, p. 64).

706
Jean-Yves Caro

que celui de la liberté de chaque homme. Dieu, est-il enseigné, aime


tant les hommes qu'il les a voulu libres, y compris libres de se
damner pour l'éternité 42. Par rapport au mouvement de cette liberté qui
s'exprime dans le dialogue entre l'âme et son Créateur, la médiation
des groupes sociaux d'appartenance apparaît dérisoire43. La
conséquence quasi inéluctable de la foi catholique est l'individualisme
méthodologique comme traduction simultanée de la liberté de chacun
et de l'absence d'écran entre Dieu et chacun. Là réside l'obstacle
épistémologique .
De cette surdétermination idéologique obligeant à en rester à
l'individualisme méthodologique résulte une extrême difficulté à
trouver une identité par rapport aux néo-classiques, passés maîtres dans
l'exploitation de la valeur heuristique de l'individualisme depuis fort
longtemps. Inévitablement, l'individualisme méthodologique fait
retomber dans la problématique walrassienne, c'est ce qui a été, selon
nous, le véritable drame de la tentative de Perroux. Ne pouvant
s'affranchir de ce cadre de référence, François Perroux a mené un
inlassable combat pour y faire entrer des hypothèses plus réalistes.
Un récent livre, Unités actives et mathématiques nouvelles44,
témoigne de la pérennité des termes du conflit et de la portée limitée
d'une entreprise qui s'est située sur le même terrain que les
néoclassiques 45. N'oublions pas que ces derniers sont immunisés depuis
longtemps contre l'objection d'irréalisme des hypothèses 46.
Cette contradiction a sans doute été clairement perçue par
nombre de ceux qui ont suivi les traces d'Emmanuel Mounier, de Teilhard
de Chardin et de François Perroux. Beaucoup d'entre eux se sont
engagés dans la voie, ouverte par Mounier, d'un dialogue sans
concession avec le marxisme. Ils renoncent ainsi à chercher à introduire
leurs idées dans la théorie économique par l'approche en termes
d'équilibre général. L'article de Gérard Destanne de Bernis sur « les

42. A l'époque de la théologie galopante, il faudrait peut-être employer


l'imparfait en ce qui concerne le thème de la damnation.
43. La Communion des Saints est la seule médiation possible. Il n'est pas
envisageable de faire ici l'analyse des implications de celle-ci dans la structuration
d'une certaine vision du monde.
44. F. Perroux, Unités actives et mathématiques nouvelles, Paris, Dunod, 1975.
45. Tout est relatif : globalement l'œuvre de F. Perroux est d'une richesse,
que nous serions les derniers à contester. Cela dit, l'originalité profonde de certains
des concepts qu'il a créés a parfois été pervertie par leur insertion dans le cadre
walrassien.
46. Cf. l'article célèbre de M. Friedman, « The Methodology of Positive
Economies » in Essays in Positive Economies, Chicago, The University of Chicago Press,
1955, pp. 3-43.

707
Revue économique

limites de l'analyse en termes d'équilibre économique général » 47


est l'expression parfaite de courant qui représente une avancée assez
nette par rapport aux travaux de Perroux.
Mais ceci ne signifie nullement que l'obstacle épistémologique
soit surmonté. La contradiction entre un enracinement profond dans
l'idéologie catholique de la liberté, d'une part, et le désir très réel
de disposer d'une science économique susceptible de rendre compte
des réalités perceptibles au niveau des groupes, d'autre part, devient
de plus en plus forte, elle atteint même, nous semble-t-il, un point
où son dépassement est inévitable à relativement brève échéance. Le
livre de Henri Bartoli, Economie et création collective4®, témoigne
d'une forme paroxystique de ce conflit49.
Incapable de s'arracher à l'individualisme méthodologique,
désireux d'introduire dans ses analyses les apports de la sociologie et du
marxisme, l'école française trouve souvent une issue dans l'acte
manqué de l'empirisme. Ainsi la pratique de catégories théoriques
transcendantes au sujet individuel est soigneusement refoulée, tout en
étant assumée dans la pratique fantasmatique de catégories empiriques
de même nature. Comment comprendre autrement le fait que de
nombreux travaux restent sans le prolongement théorique qu'ils exigent
de toute évidence ? L'exemple le plus notable que nous connaissions
est celui de l'étude de la répartition du revenu national par Jean
Marchai et Jacques Lécaillon, travail extrêmement intéressant que n'a
suivi la recherche systématique d'un cadre théorique global 50.

47. G. Destanne de Bernis, « Les limites de l'analyse en termes d'équilibre


économique général », Revue économique, nov. 1975, vol. XXVI, n° 6, pp. 884-930.
48. Op. cit.
49. L'auteur oscille véritablement entre l'individualisme et le holisme
méthodologique. Donnons-en un seul exemple. Il est dit, p. 3 : « Ce sont les rapports
sociaux de production et les rapports sociaux d'échange nés du travail, dans leur
structure et dans leur développement historique, qui constituent l'objet [de la
science économique] » et aussi, p. 129 : « La conscience " possible ", l'horizon de
conscience, des groupes ou des classes tendent à délimiter aussi bien les énoncés
de la science que les œuvres culturelles ou les objectifs politiques.» Par contre,
plus loin nous trouvons les affirmations suivantes, p. 140 : « L'on ne peut établir
l'universalité sur l'oubli de la subjectivité [...]. L'on n'explique pas un auteur en
mettant son oeuvre en corrélation avec les événements religieux, sociaux, et
politiques, ou avec les productions mentales de son temps ; on ne l'explique pas
davantage en dégageant son appartenance sociale [...]. » Si on peut éventuellement
comprendre la logique interne de la pensée de Henri Bartoli, il est certain que sa
tentative de synthèse demande beaucoup au lecteur dont les repères idéologiques
sont autres et qu'elle ne convainc pas forcément.
50. Op. cit.

708
Jean-Yves Caro

Quels sont les rapports entre l'idéologie « ni-niste transcendanta-


Nicolai"
liste » décrite par André 51, véhiculée dans le champ théorique
par la montée des classes moyennes, et la foi catholique
(marginalisée) de nombre d'auteurs de l'école française ? Celle-ci n'est-elle
qu'une modalité particulière de celle-là ? Une réponse claire
exigerait une analyse qui dépasse notre compétence, limitée étroitement
à l'analyse des textes économiques. A priori, et pour partie en nous
référant à Max Weber 52, nous serions tenté de répondre que, s'il ne
s'agit que d'une modalité, elle n'est pas sans conséquence. L'idéologie
des classes moyennes ne détourne pas du positivisme le plus
sommaire, c'est aujourd'hui en France un fait d'observation ; or il y a
une sensibilité très spécifique de l'école française qui l'en éloigne.
Ceci étant, il serait très certainement abusif d'identifier école
française et foi catholique. Certains auteurs pourraient à bon droit
critiquer cette simplification. Il n'est pas douteux que d'autres
modalités d'un souci humaniste peuvent conduire à assumer les mêmes
positions et à ... rencontrer le même obstacle. Nous n'avons étudié
que ce qui semblait le plus évident.
Une intelligibilité plus complète de l'évolution des productions
de l'école française doit nuancer la réalité de l'obstacle épistémologi-
que lié à une certaine représentation de la condition humaine par
d'autres difficultés nées de la pratique. Le fait que le principal cheval
de bataille contre les néo-classiques ait été l'irréalisme de leurs
modèles a pu avoir pour conséquence, par un effet en retour bien facile
à comprendre, la paralysie des velléités de modélisation. Construire
un nouveau paradigme suppose l'acceptation, dans un premier temps,
de modèles extrêmement schématiques. Une insuffisante
compréhension des lois de la production théorique débouche facilement sur une
autocensure collective extrêmement dommageable. Enfin, il faudrait
pouvoir faire la part de l'attirance, pour de jeunes esprits cartésiens,
des modèles généraux néo-classiques et marxistes. Elle a pu avoir
pour résultat d'entraîner vers la topologie ou l'articulation des
instances ceux-là mêmes qui auraient été les plus actifs dans la
recherche du paradigme manquant.

Résumons nos conclusions. Les marxistes ne peuvent s'éloigner


des catégories théoriques de Marx pour des raisons idéologiques pro-

51. A. Nicolai, « Anthropologie des économistes », op. cit., p. 581.


52. M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Pion,
[1920] ... 1964, en particulier pp. 15-28.

709
Revue économique

fondes. L'école française ne peut rompre avec l'individualisme


méthodologique pour des raisons métaphysiques fondamentales. Ni les uns
ni les autres n'ont donc été en mesure de proposer une
conceptualisation du comportement individuel qui permette d'intégrer à la théorie
la situation concrète des hommes. Les premiers sont condamnés à
utiliser les classes sociales de la théorie marxiste. Les seconds à ne
plus faire de théorie ou à retomber dans les préordres. Ainsi, si on ne
s'éloigne pas des intérêts idéologiques à l'origine de cette mutuelle
impuissance, peut-on encore prédire longue vie au modèle de
maximisation de l'utilité. En acceptant le holisme méthodologique sans se
préoccuper des catégories marxistes, la rupture avec les deux écoles
est nécessairement consommée. Les obstacles épistémologiques que
nous avons mis à jour disparaissent. Reste la recherche des termes
théoriques correspondant à un tel programme.

Jean-yves CARO
Université de Paris-Dauphine

ANNEXE 1

Recherches récentes sur le modèle microéconomique de comportement

Les travaux de J. Lesourne (« Esquisse d'une théorie de l'individu », Revue


d'économie politique, 1975, vol. 85, n° 3, pp. 408-429 ; « A Theory of the
Individual for Economic Analysis », Paris, Séminaire international sur l'économie
sociologique, multigraphié, septembre 1977) sont une extension cybernéticienne du
modèle de l'utilité incluant certains apports de la psychanalyse (projection d'une
image de soi) et de la psychosociologie (choix des rôles sociaux). Reste le trait
essentiel d'un individualisme méthodologique qui semble poursuivre ici le projet
d'une science totale de l'économique et du social. Au bout de cette logique (la
place manque pour en faire l'analyse méthodologique) il y a le modèle total de
l'homme donc, ce qui n'est pas contestable, infiniment complexe, incluant même
les processus physiologiques les plus élémentaires. L'économique et le social comme
des infiniment complexes en interaction... Dans la même optique se situent les
préoccupations de L. Lévy-Garboua (« La nouvelle théorie du consommateur et
la formation des choix », Consommation, juillet-septembre 1976, n° 3, pp. 83-99 ;
« Perception and Formation of Choice », Paris ; Séminaire international sur
l'économie sociologique, multigraphié, septembre 1977), encore qu'elles1 apparaissent plus
classiques dans leur inspiration (Cf. par exemple H.A. Simon, Models of Man,

710
Jean-Yves Caro

New York, John Wiley and Sons, 1957). Ces textes donnent toutes les références
de la littérature économique anglosaxonne. Un panorama plus complet devrait
inclure certaines publications de psychologie et de cybernétique qui correspondent
à des investigations dans les mêmes directions. Dans une voie originale, il faut
signaler les travaux du CEREBE dont Hervé Hamon a fait une analyse
synthétique (Du discours en économie politique, thèse de doctorat, Paris, Université de
Paris I, Panthéon-Sorbonne, 1974, pp. 417-468). Un texte de Philippe d'Iribarne
(« Social Sciences and Rebuilding of Utility Theory », Séminaire international sur
l'économie sociologique, multigraphié, 1977) en donne l'orientation récente. D'une
manière générale, ces recherches ne modifient pas fondamentalement l'approche
néo-classique, sauf peut-être, et en déplaçant sensiblement leur problématique,
celles menées au CEREBE. Cest peut-être ce qu'il faut comprendre en lisant
G.S. Becker (« The Economie Approach to Human Behavior », Paris, Séminaire
international sur l'économie sociologique, multigraphié, 1977) qui fait autorité en
la matière et semble placer l'intérêt des raffinements de la modélisation au second
plan de ses préoccupations.

ANNEXE 2

« Marxisme et théorie de la personnalité » de Lucien Sève

Ces passages résument l'essentiel de la « solution » trouvée par Lucien Sève.

« Si l'homme est un être qui se produit lui-même dans le travail social, il


est immédiatement évident que la psychologie de la personnalité a pour
fondement l'analyse du travail social ou quelle n'est pas. » (p. 207).
« Si [...] on comprend qu'au sein des conditions économiques données le travail
social concret est intrinsèquement porteur de son contraire, le travail social
abstrait, lequel ne peut de toute évidence être pris pour une « faculté
naturelle », ni étudié comme tel en aucun laboratoire, mais renvoie ouvertement
aux rapports sociaux, à la division du travail social, aux structures et aux
contradictions caractéristiques de la formation sociale correspondante, alors la VIe
Thèse [sur Feuerbach] peut devenir une vérité psychologique agissante ; toutes
les activités psychiques apparaissent, par-delà leurs conditions biologiques, qu'il
n'est pas question d'oublier, comme produit des rapports sociaux quant à leur
essence même, donc aussi quant au déterminisme interne de leur croissance.
L'illusion idéologique sur laquelle repose le naturalisme psychologique se
dissipe. » (p. 213).
En d'autres termes, après avoir désigné la caractéristique cardinale de l'homme
concret, son travail, Lucien Sève escamote de belle manière ce même homme
concret, qui est son sujet d'étude, grâce à une trappe dialectique contenue précisément
dans le concept de travail concret. Evidemment, l'homme concret est
immédiatement remplacé par un autre homme qui, lui, sort de la même trappe, en qui il
nous semble reconnaître, à peine déguisée, une réincarnation de l'homme-reflet.
Avec ce vieux compagnon, aucun risque de désordre dans les catégories...

711
Revue économique

Pour rendre justice à Lucien Sève, il faut reconnaître que la suite du texte
.
(le deuxième tiers de l'ouvrage) tient beaucoup plus que promet un tel programme,
y figurent nombre d'analyses pertinentes. L'intérêt croît au fil des pages et atteint
un paroxysme lorsqu'on lit : « L'infrastructure de la personnalité développée, telle
qu'elle se dégage notamment à la fin de l'enfance, au moment du passage à l'âge
adulte, et dans l'âge adulte lui-même, est nécessairement la structure d'une
activité. » (p. 408). Diable, pense-t-on, voilà enfin une conclusion qui rend l'homme
concret inéliminable ! Nous imaginions déjà avoir une réfutation de l'hypothèse
d'un blocage épistémologique. C'était faire trop peu confiance à notre analyse et
aux ressources de Lucien Sève qui, dès la page suivante, affirme gravement :
« Je formule l'hypothèse que cette réalité absolument fondamentale [la structure
d'une activité], et en un sens bien connue depuis toujours, est l'emploi du temps. »
(p. 409). Il faudrait ajouter « et rien d'autre » car toute la question est là, dans
l'élimination prudente de toute caractéristique qui ne se ramène pas au bon vieux
concept unificateur de temps de travail. Encore que la manipulation des catégories
produise un concret pensé fort analytique, qui nous permet de bien voir que ce
serait un « non-sens » de trouver équivalentes huit heures de travail d'un métallo
de Gorki avec huit heures de travail d'un métallo de Detroit (p. 412). L'ouvrage
a été traduit en de nombreuses langues... Comment ici ne pas citer Sartre qui,
dans Question de méthode, expliquant que le marxisme s'est « arrêté », affirme :
« La recherche totalisatrice a fait place à une scolastique de la totalité. Le
principe euristique " chercher le tout à travers les parties " est devenu cette pratique
terroriste : " liquider la particularité ". » (p. 28).

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