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La « science économique » est-elle une science ?

renato di ruzza

professeur de sciences économiques

département d’ergologie

université de provence

4 décembre 2007

La question posée par le titre de cette conférence est à la fois empiriquement légitime et
théoriquement ambiguë.

Elle est « empiriquement légitime » car elle repose sur une série de constats que la plupart
d’entre nous pouvons faire :

- Une simple comparaison de la discipline appelée « science économique » avec d’autres


disciplines scientifiques comme la physique, la chimie ou encore la médecine, montre
qu’elles n’ont que de très lointains rapports. Deux caractéristiques permettent de les
opposer. Premièrement, les disciplines scientifiques comme la physique ou la chimie
produisent des connaissances cumulables : les atomes sont mieux connus aujourd’hui
qu’au 19e siècle, le mouvement des planètes est mieux décrit, la tuberculose peut être
guérie alors qu’elle ne l’était pas avant la deuxième guerre mondiale. De ce point de
vue, les sciences sont des disciplines qui progressent : elles passent d’états de moindres
connaissances à des états de connaissances supérieures. Peut-on en dire autant de la
science économique ? La valeur d’une marchandise n’est pas mieux connue aujourd’hui
qu’au 19e siècle et les « pathologies sociales » comme le chômage par exemple ne sont
toujours pas en mesure d’être éradiquées. D’une certaine manière, la science
économique ne fait pas de progrès au sens où les sciences font des progrès. D’ailleurs,
le terme même de « science économique » est très récent : au 19ème siècle par exemple,
les réflexions théoriques portant sur la vie économique étaient regroupées sous le
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vocable « économie politique », ce qui signifie clairement que leur objet d’études était
l’organisation des pouvoirs économiques dans la société et dans l’Etat. L’économie
politique n’est devenue « science économique » que lorsque certains, sous couvert de
scientificité, ont souhaité occulter la question des pouvoirs et des rapports entre les
groupes humains. En effet, et c’est la seconde caractéristique, « science économique »
est une dénomination qui permet de présenter la discipline comme « neutre »,
« objective », étudiant des « lois naturelles », à l’image donc des autres sciences. Cette
vision est dangereuse et trompeuse : toute réflexion théorique portant sur la vie
économique est nécessairement une réflexion sur les pouvoirs, sur les rapports de forces
qu’ils impliquent et sur les intérêts qu’ils expriment ; elle incorpore par conséquent des
enjeux politiques qui ne se retrouvent pas dans les sciences physiques, chimiques ou
médicales. Et ceux qui prétendent parler au nom de la « science » économique ne le font
qu’en acceptant ou qu’en désirant que la question du pouvoir ne soit pas posée.
- Cette première constatation permet de comprendre aisément la deuxième. Dès que
l’objet d’études est la question des pouvoirs et des rapports entre les hommes dans la vie
en société, les points de vue qui s’expriment dépendent nécessairement de la fonction et
de la place occupées dans la société : ceux qui ont le pouvoir économique et qui
dominent tiendront obligatoirement un discours différent de ceux qui n’ont pas le
pouvoir et qui sont dominés. Pour être très « terre à terre », ça n’est un mystère pour
personne que le Secrétaire général de la Cgt et la Présidente du Medef n’ont pas la
même vision du monde économique. Autrement dit, il existe aujourd’hui, en économie
politique, plusieurs théories inconciliables et irréductibles qui systématisent des intérêts
économiques radicalement différents. Outre qu’il s’agit là d’une troisième
caractéristique qui permet de différencier empiriquement l’économie politique des
sciences de la nature, il convient de remarquer que les rapports de pouvoir et de
domination qui existent entre les intérêts économiques se reflètent et se retrouvent dans
les rapports entre ces théories : la théorie économique du groupe dominant se présente
comme « la » science économique, et s’octroie le privilège et le droit de dire « la »
vérité scientifique. Autrement dit, les autres théories ne sont pas reconnues socialement
comme « scientifiques », et ceux qui les défendent ne sont pas « compétents ». Au total,
constater qu’il existe aujourd’hui plusieurs théories économiques revient à mettre en
cause la domination de la théorie dominante, car c’est lui dénier le droit à détenir « la »
vérité. Cet outrage est pourtant bien banal, car cette situation est consubstantielle à
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l’économie politique, alors qu’a priori, ce type de conflits n’existe pas dans les sciences
de la nature.
- En effet, et c’est le troisième constat, depuis que l’économie politique existe, il y a
toujours eu des affrontements entre des théories opposées. Que ce soit au niveau le plus
abstrait comme la théorie de la valeur des biens, ou à un niveau plus pratique comme
l’établissement des impôts ou les règles de l’intervention de l’Etat, des idées divergentes
se sont affrontées, des grands débats ont secoué le petit monde des économistes, des
polémiques demeurées célèbres se sont développées, et souvent des anathèmes ont été
jetés, des penseurs ont été marginalisés, des rêveurs ont été réduits au silence (et je
pourrais mettre cette phrase au présent). Cette « indiscipline » est fondatrice : les
théories sont élaborées tantôt pour justifier, tantôt pour dénoncer, tantôt pour critiquer,
tantôt pour agir, tantôt pour défendre, tantôt pour conquérir ; ce n’est qu’en
conséquence de cela que les théories permettent d’analyser et de comprendre. Quoi
qu’ils puissent en dire ou en penser, les économistes ont toujours conçu des théories
dont la première fonction, loin d’être le simple plaisir de la connaissance, était
d’intervenir dans le champ social. C’est ce qui explique aussi que toutes les théories,
quelle que soit l’époque historique où elles ont vu le jour, sont toujours présentes et
actuelles : certes, certaines d’entre elles se sont rabougries, d’autres ont été noyées dans
des constructions plus vastes, mais les idées, ou les idéaux, qu’elles formalisaient ne
meurent jamais tout à fait, et ceci tant que les intérêts qu’elles défendaient n’ont pas
totalement et définitivement disparu. C’est pourquoi enfin les grandes théories
contemporaines portent la marque de cette histoire, et au fond, ne disent rien d’autres
que ce que disaient déjà les grandes théories du 19e siècle. C’est pourquoi encore
aujourd’hui, les économistes ne sont pas souvent d’accord sur grand-chose.
- Enfin, dernier constat, tout le monde peut parler, et tout le monde parle, d’économie : le
« café du commerce » et la table familiale sont des lieux où chacun peut exprimer son
point de vue sur les causes du chômage et les moyens d’y remédier, sur les salaires, sur
les délocalisations, sur les « charges sociales », etc., et ce qui est dit en ces lieux n’est
pas toujours très éloigné de ce que peuvent en dire les économistes professionnels. On
conviendra facilement que le même type de conversation ne se retrouve pas quand il
s’agit de la théorie des quanta ou de la théorie de la relativité.

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La question posée est en même temps « théoriquement ambiguë » car elle suppose que
nous ayons une définition claire et acceptable de ce qu’est « une science ». Et nous
tombons là dans des difficultés épistémologiques redoutables, car la science ne peut se
définir que par les pratiques de ceux qui la font, c’est-à-dire par l’activité qui met en jeu les
méthodes aux moyen desquels des individus posent, examinent et résolvent les problèmes
issus de leur volonté de structurer, par la pensée, un objet réel, afin d’aboutir à sa
connaissance, à sa maîtrise et à sa transformation. A l’évidence, cette définition est
suffisamment large pour englober non seulement les sciences de la nature, les sciences
humaines et sociales, mais également l’art, si l’on admet qu’il est un moyen de construire
la compréhensibilité du monde. Il faut de ce point de vue reconnaître que les économistes
n’ont jamais été avares de questionnements sur ces questions épistémologiques. Il suffit de
remarquer le nombre de manuels qui commencent par un chapitre intitulé « Objet et
méthodes de l’économie politique », ou encore le foisonnement d’ouvrages et d’articles
portant sur l’histoire de la pensée économique, comme si le discours de la discipline
trouvait une sorte de légitimité dans ces références à son passé et à sa rigueur (ce dont
n’ont pas forcément besoin les sciences de la nature, comme le soulignait Canguilhem 1 ).
Toute la tradition de ce type de réflexion en économie politique est de situer cette
discipline par rapport aux sciences de la nature : d’un côté, l’économie politique voudrait
leur ressembler, elle voudrait être « vraiment scientifique », et elle cherche à en reprendre
les concepts (équilibre, entropie, etc.) et les méthodes (mathématisation) ; d’un autre côté,
elle sent bien la différence, et cherche à la faire apparaître dans des difficultés qui
tiendraient à l’interdépendance des phénomènes sociaux qui complexifie l’analyse, dans la
nature du temps, dont l’irréversibilité interdirait l’expérimentation, dans sa « jeunesse »,
etc. Cette attitude des économistes est indéniablement renforcée par le poids idéologique
qu’imposent à la communauté savante les scientifiques de la nature : il faut des « sciences
molles » pour que les « sciences dures » apparaissent et soient reconnues comme
véritablement scientifiques, et le désir revendiqué des économistes est naturellement de se
faire reconnaître comme participant à l’élaboration d’une science dure, comme le montre le
titre d’un colloque tenu à Paris en 1992, « L’économie devient-elle une science dure ? » 2 .

1 Si les scientifiques deviennent « occasionnellement historiens des sciences, c’est pour des
raisons étrangères aux réquisits intrinsèques de leurs recherches », G. Canguilhem, « Etudes
d’histoire et de philosophie des sciences », Vrin, Paris, 1970, p. 10
2 Les actes en ont été publiés sous la direction de A. d’Autume et J. Cartelier sous ce

même titre, Economica, Paris, 1995


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L’ambiguïté se renforce dès qu’on se demande ce qui fait la « dureté » d’une science dure.
On peut par exemple, avec l’aide de Feyerabend3 et de Lévy-Leblond 4 fournir des sciences
de la nature une description telle qu’elles ressemblent aux sciences sociales, et notamment
à l’économie politique. Dans les unes comme dans les autres, les modalités du « débat
scientifique » s’articulent autour du « mot d’ordre » « tous les coups sont bons » : la ruse,
les arguments d’autorité, les citations tronquées, les statistiques fabriquées, les références
inventées, les théories adverses défigurées… Mais il y a plus. Feyerabend fait remarquer
que dans les sciences de la nature (et la similitude avec les sciences sociales est facile à
constater) « jamais aucune théorie n’est en accord avec tous les faits auxquels elle
s’applique, et pourtant, ce n’est pas toujours la théorie qui est en défaut » (p. 55). Quant à
Lévy-Leblond, le mieux est encore de le citer : « La distinction des sciences (dites)
sociales et des sciences (dites) exactes ne relève d’aucun critère épistémologique. Cette
distinction, qui souvent se veut opposition, est essentiellement idéologique. Ce qui ne veut
pas dire qu’elle est sans raisons, ni sans effets. A la vérité, cette différenciation, si souvent
et si hautement réaffirmée, voire revendiquée, n’est que dénégation du fantasme profond
qui anime les sciences sociales : être de vraies sciences, c’est-à-dire devenir comme les
sciences exactes. C’est l’impossibilité empiriquement constatée d’une telle convergence
qui est alors théorisée en divergence de fond, complexe d’infériorité transformé en
revendication d’altérité » (p. 17). Et il poursuit pendant une quinzaine de pages pour
démontrer que, « contrairement à l’évidence », la physique est une science sociale.

Je vais donc tenter de répondre à une question certes légitime, mais profondément
ambiguë. Et les éléments de réponse que je pourrai apporter s’inscrivent inévitablement
dans le prolongement de ce que je viens de dire : ils sont pour la plupart sujets de
polémiques, de controverses, de débats. Je suis évidemment convaincu de leur pertinence,
mais je sais aussi qu’ils n’emportent pas la conviction de l’ensemble des économistes.

Je prendrai comme point de départ ce qu’écrivent d’Autume et Cartelier dans


l’introduction à l’ouvrage qui retrace les actes du colloque « L’économie devient-elle une

3 P. Feyerabend, Contre la méthode ; esquisse d’une théorie anarchiste de la


connaissance, Le Seuil, Paris, 1979
4 J. M. Lévy-Leblond, L’esprit de sel ; science, culture, politique, Le Seuil-Fayard, Paris, 1984

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science dure ? » : « les exigences de rigueur logique et de soumission aux faits fournissent
des principes généraux qui ne peuvent guère être discutés » (p. 2). C’est sur ces deux
aspects (rigueur logique des théories économiques et comparaison de ces théories avec les
faits) que je voudrai donner quelques exemples qui montrent à mon sens la difficulté qu’il
y a à considérer que l’économie politique pourrait être une science « comme les autres ».
Comme le souligne Walliser, « souvent cataloguée comme la plus dure des sciences molles
ou la plus molle des sciences dures, l’économie s’éloigne des canons usuels de toutes les
autres disciplines pour se situer dans un ailleurs » 5 .

Le questionnement portant sur « la cohérence interne des théories » est aussi ancien que
l’économie politique : Marx critiquait Smith et Ricardo sur ce terrain, Böhm-Bawerk
mettait à jour à la fin du 19ème siècle les incohérences de Marx, Boukharine au début du
20ème siècle s’attaquait à l’école autrichienne ; et l’ambiance intellectuelle régnant parmi
les économistes durant les années 1970 était profondément marquée par cette « critique
interne ». Foisonnaient à cette époque les démonstrations de l’incohérence de la théorie
néoclassique du capital et de la répartition, ou de la théorie marxienne de la transformation
des valeurs en prix de production, sans pour autant que les néoclassiques cessent d’être
néoclassiques et les marxistes marxistes. Bien sûr, la mathématisation de l’économie
politique permettait quelques progrès dans la cohérence logique des théories, mais en
même temps elle aboutissait à mettre en évidence des incohérences irréductibles.

D’où la question : comment et pourquoi une « discipline », l’économie politique, a-t-elle


pu survivre, se développer, et même devenir « science économique », alors que depuis des
dizaines d’années, elle répète des théories au moins en partie incohérentes ? Poser cette
question aux économistes revient à donner un coup d’épée dans l’eau. Grosso modo, les
plus honnêtes donneront une réponse qui en substance rejoint celle donnée mardi 6 janvier
2004 dans Le monde de l’économie à propos du dossier « Les chiffres au banc des
accusés ». Interrogé, Xavier Timbau, directeur du département « analyse et prévision » de

5 B. Walliser, L’intelligence de l’économie, Odile Jacob, Paris, 1994, p. 9


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l’OFCE, reconnaît : « certes, nous continuons à nous tromper, mais moins
qu’auparavant » (il avait annoncé un taux de croissance de l’économie française de 1,5%
en 2003 alors qu’il est évalué à 0,2%, ce qui donne une idée de l’ampleur des erreurs de
« l’auparavant » !) ; et il rétorque lorsque le journaliste lui fait remarquer qu’il pourrait
s’agir « d’escroquerie intellectuelle » : « Non, je crois qu’il vaut mieux une prévision
fausse plutôt que rien » ! Les économistes sont ainsi : il vaut mieux dire quelque chose
plutôt que rien, même si ce quelque chose vaut rien. On peut en rire. Mais, en règle
générale, les économistes ne sont ni des escrocs ni des demeurés. S’ils peuvent penser ce
que dit Timbau, c’est que le mode d’élaboration et d’utilisation des connaissances
économiques les conduit à le penser, et il s’agit là encore d’une question philosophique et
épistémologique redoutable.

Je vais prendre un exemple que j’espère simple.

Le fait que le marché ait des fonctions régulatrices n’est que rarement discuté dans la
littérature économique. Habituellement, la « régulation par le marché » est présentée de
façon très simple : celui-ci envoie aux divers agents économiques (entreprises, ménages,
institutions financières, pouvoirs publics) des signaux qui sont autant d’informations à
partir desquelles ils modifient leur comportement selon une rationalité préétablie. C’est
dans cette relation informationnelle que résideraient les processus auto-régulateurs,
puisque, grâce à elle, chaque agent serait capable de juger ses propres actions et de les
modifier le cas échéant pour qu’elles deviennent compatibles avec les actions des autres
agents, cette compatibilité étant accomplie dans la situation d’équilibre entre les offres et
les demandes pour tous les biens et services existants dans le système économique. C’est
ce qu’on appelle « l’équilibre général ».

A la base de ce raisonnement se trouve l’idée selon laquelle le marché est régulateur dès
lors qu’il fait apparaître les phénomènes de rareté et d’abondance relatives. Si, pour un prix
donné, l’offre d’un bien est supérieure à sa demande, alors ce bien sera considéré comme
abondant, et son prix diminuera, entraînant normalement une baisse de l’offre et une

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augmentation de la demande. Si, à l’inverse, pour un prix donné, la demande d’un bien est
supérieure à son offre, alors ce bien sera considéré comme rare, et son prix augmentera,
entraînant normalement une baisse de la demande et une hausse de l’offre ; le prix d’un
bien atteint son niveau d’équilibre lorsqu’il assure l’égalité entre l’offre et la demande, le
bien en question n’étant alors ni rare ni abondant, et c’est ce prix qui est censé être
« indicateur de rareté ». Comme cela se comprend aisément, la notion de rareté, ou
d’abondance, n’a, dans ce cadre d’analyse, strictement rien à voir avec un quelconque état
de nature : un bien n’a pas pour caractéristique intrinsèque d’être rare, il n’est rare,
lorsqu’il l’est, que pour un prix donné. Considérer les prix déterminés par le marché
comme des prix indicateurs de rareté est par conséquent trompeur puisque lorsque le prix
d’un bien atteint son niveau d’équilibre, ce bien n’est ni rare ni abondant. Ce qui est
indicateur de rareté, c’est le sens de variation du prix : à la hausse si le bien est « rare », à
la baisse s’il est « abondant ».

Cette manière de raconter les choses constitue le cœur de la théorie néoclassique. Cela ne
lui est cependant pas spécifique : comment raconter autrement qu’en faisant intervenir le
jeu de l’offre et de la demande les processus qui conduisent à l’égalité sectorielle des taux
de profit dans la théorie classico-marxienne des prix de production (Marx était un grand
malin qui contournait la difficulté en mettant en jeu la « quantité produite » et non pas
l’offre, et le « besoin social solvable » et non pas la demande, pour chaque marchandise) ?
C’est pourtant ce « cœur » qui se fragilise dès que l’on examine un tant soit peu
attentivement les réquisits logiques mobilisés par un tel raisonnement. Et c’est cette
fragilité qui devrait inciter les économistes à la plus grande circonspection lorsqu’ils font
référence à la notion de marché.

En effet, pour qu’il y ait « marché », il faut une offre, une demande, un prix, et il faut que
l’offre, la demande et le prix « se comportent » tel qu’indiqué supra. Autrement dit, il faut
une offre qui soit une fonction croissante du prix, une demande qui soit fonction
décroissante du même prix, et un prix flexible qui augmente quand la demande est
supérieure à l’offre et qui baisse quand l’offre est supérieure à la demande. Tous ces
réquisits sont logiquement contestables.
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Commençons par le plus trivial. Que peut bien vouloir dire, dans une économie où existent
plus de deux biens ou services, la phrase « le prix d’un bien baisse (ou augmente) » ? Tout
prix est un rapport d’échange entre deux quantités de biens. Par conséquent, parler du prix
du bien A, c’est définir la quantité de bien B qui s’échange contre une unité du bien A ; et
dire que le prix du bien A baisse (augmente), c’est dire que la quantité de bien B qui
s’échange contre une unité du bien A baisse (augmente). Notons en passant que lorsque le
prix du bien A baisse (augmente), cela signifie ipso facto que le prix du bien B augmente
(baisse). C’est simple. Mais ça se complique dès qu’il y a trois biens. En effet, dans ce cas,
le bien A a au moins deux prix (en fait, il en a une infinité qui s’expriment en « quantités
de paniers » constitués de x unités de bien B et y unités de bien C, x et y pouvant prendre
n’importe quelle valeur comprise entre zéro et l’infini) : l’un exprimé en quantité de bien
B, l’autre exprimé en quantité de bien C. Et affirmer, sans autre précision, que le prix du
bien A baisse ne peut avoir d’autre signification qu’il baisse aussi bien lorsqu’il est
exprimé en bien B que lorsqu’il est exprimé en bien C. Si, par hasard, il baissait lorsqu’il
est exprimé en bien B et augmentait lorsqu’il est exprimé en bien C, son sens de variation
serait proprement indéterminé. Inutile de décrire la tête des offreurs et des demandeurs du
bien A lorsqu’ils doivent modifier leur comportement au vu des signaux envoyés par le
marché ! C’est pourtant la situation « normale » d’un « marché » dans une économie où
existent un grand nombre de biens : au mieux, il y a un bien et un seul dont le prix
augmente (par rapport donc à tous les autres biens), et un bien et un seul dont le prix baisse
(par rapport donc à tous les autres biens) ; tous les autres prix ont un sens de variation
indéterminé ! On croit résoudre cette difficulté en exprimant tous les prix en termes de l’un
des biens, qui sert alors de numéraire. Mais cela ne résout strictement rien puisque,
théoriquement, le choix du numéraire est arbitraire, et que par conséquent changer de
numéraire pourrait faire changer le sens de variation des prix. On comprend pourquoi la
tradition classique s’est acharnée sur la question de « l’étalon invariable des valeurs » (de
David Ricardo à Sraffa, en passant par Marx avec sa « branche de composition organique
moyenne », Antoine-Auguste Cournot avec sa « valeur absolue », Marshall et Walras avec
leur « monnaie d’or avec billion d’argent régulateur ») ; et on mesure les conséquences de
l’échec de cette quête.

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Afin de ne pas effrayer « ceux qui craignent l’algèbre » et les démonstrations
mathématiques, il est possible de faire appel à un raisonnement intuitif pour montrer
l’extraordinaire difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de définir une offre de bien
produit comme une fonction du prix de ce bien. Le schéma implicite que chaque
économiste a en tête est simple, mais trompeur. La quantité produite d’un bien est
déterminée par ses producteurs selon une règle d’optimisation d’une fonction-objectif, à
savoir la maximisation du profit (ou du taux de profit, la distinction est souvent importante,
mais cela importe peu ici). Les économistes admettent que si le prix de ce bien augmente,
cela conduira à une hausse du profit, et par conséquent à une augmentation de la quantité
produite (par l’arrivée de nouveaux producteurs dans la branche, ou par n’importe quel
autre moyen). La quantité offerte est donc bien une fonction croissante du prix, cqfd. Sauf
que, pour qu’il en soit ainsi, il faut faire l’hypothèse que le coût unitaire de production ne
varie pas dans ce processus, ce qui n’est vrai qu’en équilibre partiel sous la contrainte bien
connue du « toutes choses égales par ailleurs ». Or, si tel était le cas, il deviendrait évident
que la quantité offerte, qui par définition doit être indépendante de la demande, serait
infinie : pour un coût unitaire constant, tout profit positif doit logiquement conduire les
producteurs qui veulent maximiser leur profit à proposer de produire une quantité infinie.
Autrement dit, la fonction d’offre d’un bien produit se réduit, dans ce cadre analytique, à
deux points : zéro, si le prix du bien produit est insuffisant pour couvrir le coût de
production, l’infini dans le cas inverse (notons que le cas, statistiquement miraculeux, d’un
prix égal au coût aboutit à une offre indéterminée), et l’on voit mal dans ce cas comment
une telle « courbe d’offre » pourrait couper une courbe de demande. C’est la raison pour
laquelle il est commode de penser qu’un changement dans la fonction-objectif des
producteurs peut résoudre le problème : ces derniers ne maximisent plus le profit, mais
minimisent le coût de production. Hélas (pour les économistes), ce changement ne règle
rien, et l’offre est encore moins déterminée. En effet, pour que la minimisation du coût
unitaire ait un sens, il faut que la quantité à produire soit préalablement fixée (sinon le coût
minimum (zéro) est celui qui advient quand la production est nulle). Autrement dit encore,
excepté dans un système centralement planifié où c’est le Gosplan qui dicte les quantités à
produire, c’est la demande qui va déterminer l’offre et, dans ce cas, il n’y a plus de
confrontation entre l’offre et la demande, et donc plus de marché. L’abandon de
l’hypothèse de l’équilibre partiel et de la clause caeteris paribus ne règle évidemment rien.
Si les producteurs sont price takers, pour un système de prix « annoncés » (donnés par « le
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marché »), ils peuvent calculer leur coût unitaire de production et leur profit, et définir la
quantité offerte de sorte à maximiser leur profit ; dans ce cas, même raisonnement que
précédemment. L’offre de bien produit ne peut pas exister ! Sauf à être égale à la demande.

La question se pose en des termes sensiblement différents lorsqu’il s’agit de l’offre de


biens non produits (la notion de coût de production n’a dans ce cas en effet aucun sens, et
donc la notion de profit n’intervient pas). Mais d’autres difficultés apparaissent quant à la
définition des fonctions d’offre. Prenons l’exemple du travail, dont l’offre est soi-disant
fonction du salaire (n’entrons pas dans la polémique consistant à savoir si c’est le salaire
« réel » ou « nominal »). La construction d’une fonction d’offre de travail croissante par
rapport au salaire repose sur des hypothèses drastiques. La première est celle qui consiste à
faire croire que le salaire est le seul « argument » de la fonction, c’est-à-dire la seule
variable prise en considération par les travailleurs lorsqu’ils décident de la quantité de
travail qu’ils souhaitent effectuer. La deuxième postule la rationalité des travailleurs (qui
arbitrent entre le loisir et le travail en comparant leur utilité respective). Et la troisième
imagine des travailleurs insatiables (plus ils en ont, et plus ils en veulent). Est-il besoin
d’insister sur le fait que ces trois hypothèses sont parfaitement discutables et peuvent être
facilement remplacées par d’autres (tout aussi discutables d’ailleurs) qui changeraient la
courbe d’offre de travail croissante en une courbe décroissante (ce qui peut aboutir à des
recommandations que les économistes bien pensants trouveraient bizarres pour réduire le
chômage, comme « il faut augmenter les salaires », puisque toute augmentation des
salaires ferait diminuer l’offre de travail) ! Toujours est-il que, nonobstant l’incertitude de
leur sens de variation, les fonctions d’offre des biens non produits sont imaginables, mais
difficilement utilisables dans le discours analytique sur le marché.

Restent les fonctions de demande. Faisons l’hypothèse que ces fonctions existent, c’est-à-
dire que nous admettons que pour tout système de prix, les acteurs de la vie économique
sont capables d’exprimer une demande pour tous les biens (y compris bien entendu une
demande nulle le cas échéant). Toute la question est de savoir si ces demandes se
comportent comme l’exige la fameuse théorie du marché, à savoir si elles sont des
fonctions décroissantes du prix du bien concerné. Ce qui est en jeu ici est la « stabilité de
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l'équilibre », autrement dit la capacité du marché à engendrer des forces ou des
mouvements permettant à l’économie de rejoindre une position dans laquelle toutes les
demandes sont égales à toutes les offres. Or, il se trouve qu’il n’en est rien : le
« tâtonnement » (selon la célèbre expression de Walras) peut continuer indéfiniment sans
converger vers la position d’équilibre. Exprimée plus simplement, l’idée selon laquelle le
marché peut guider à lui seul les choix individuels des acteurs de façon à les rendre
compatibles (c’est la soi-disant « main invisible ») n’a aucun fondement théorique dans un
monde de libre concurrence. Ce résultat, établi entre 1972 et 1974 par la publication de
trois articles de Sonnenschein, Debreu et Mantel, est intuitivement simple à comprendre
(malgré la complexité de sa démonstration mathématique). En effet, lorsque le prix d’un
bien augmente, deux effets agissent en sens contraire au niveau de la demande : un effet dit
« de substitution », qui diminue la demande de la façon la plus classique, et un effet dit
« de revenu » qui agit strictement en sens contraire. Ce n’est que si l’effet de substitution
prévaut toujours et pour tous les biens sur l’effet de revenu que les fonctions de demande
se comportent comme l’exige la théorie du marché. Or il n’en est rien. Prenons pour
l’illustrer deux exemples. Le premier est celui des biens de « première nécessité » comme
le pain. Si le prix du pain augmente, comme sa consommation n’est pas parfaitement
flexible à la baisse, et qu’il n’y a pas ou peu de substitut, l’achat d’autres biens sera
sacrifié, ce qui accroîtra le budget du consommateur disponible pour acheter du pain, et
conduira ainsi à une augmentation de la demande de pain. Le second exemple est celui du
« marché du travail ». Il n’est stable que si, pour une baisse du salaire, l’offre de travail
diminue et la demande augmente ; il est relativement clair dans ce cas que le revenu
salarial global diminuera, ce qui conduira à une baisse de la demande de biens produits
adressés par les salariés aux entreprises, donc à une baisse des prix des biens produits, et
donc à une diminution de l’offre de biens produits et par conséquent in fine à une
diminution de la demande de travail de la part des entrepreneurs.

La messe est dite : des prix dont le sens de variation est difficile à saisir et à manier, des
offres qui n’existent pas, et des demandes qui peuvent se comporter à l’inverse de ce qui
est nécessaire, que reste-t-il de ce fameux marché tant vanté ? Rien. Et encore, nous
n’avons pas encore pris en compte la monnaie, la dynamique, l’accumulation, etc. Nous
sommes restés dans un monde ultra simplifié, et rien ne peut fonctionner comme le prétend
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la théorie. Et tout cela n’empêche personne, et encore moins les économistes, de faire
référence au « marché », et à ses « lois », qui disent, dictent, édictent, et décident. Qui
pourra un jour nous expliquer ce mystère ?

Ce qui vient d’être dit concerne surtout la théorie dominante, c’est-à-dire la théorie
néoclassique ; mais je pourrais développer des choses similaires à propos de la théorie
marxienne. Quelle est la valeur logique de la théorie de la valeur-travail, qui fonde les
valeurs d’échange des marchandises sur la quantité de travail nécessaire à leur production,
si l’on est incapable de préciser quelle est l’unité de mesure de la quantité de travail ?
Quelle est la pertinence de la « loi de baisse tendancielle du taux de profit » quand moultes
démonstrations ont été apportées au niveau logique qui montrent le contraire ? Quelle est la
valeur d’une théorie qui propose deux explications des rapports d’échange logiquement
disjointes ? En fait, il n’y a que Keynes, celui de La théorie générale, qui échappe à ces
critiques, mais il faut bien reconnaître que, pour être parfaitement cohérent au niveau de la
logique, il dit bien peu de choses.

II

J’en viens maintenant à « la soumission aux faits ». Le « couplage théorie-réalité » effectué


par les économistes se fonde sur deux postulats qui ne sont que très rarement discutés :

- la « réalité économique », faite de faits (les prix, la production, les salaires, les taux de
change, etc.), est là ; il suffit de la regarder pour la voir, au besoin avec quelques lunettes
plus ou moins sophistiquées qui permettent de la mesurer et de la mettre en statistiques ;
- ce que dit cette « réalité » peut être comparé à ce que dit la théorie, pour la confirmer ou la
réfuter ou encore la nuancer ; c’est ce qui permet d’effectuer des « tests économétriques »,
mais aussi de critiquer « l’irréalisme » des hypothèses de telle ou telle théorie.

Je voudrais faire quatre remarques sur ce sujet.

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1. Il n’est jamais simple de « voir » la réalité économique. On sait à peu près quel est le
prix du super 95 aujourd’hui dans le magasin Auchan d’Aubagne ; mais que sait-on du prix
du super 95 en France aujourd’hui, et plus généralement des prix en France aujourd’hui ?
Rien. Je pourrais comme ça donner des kyrielles d’exemples pour montrer que nous ne
savons que fort peu de choses sur la réalité économique, non seulement par manque de
moyens pour la voir, mais surtout parce que l’opacité voire le secret en sont des attributs
essentiels. Dès lors, imaginer qu’on puisse tirer de cette méconnaissance des éléments à
comparer avec les éléments de connaissance fournis par les théories économiques confine à
l’absurde.

2. Par principe, des « faits » ne peuvent pas être comparés à des énoncés théoriques. On ne
peut comparer que ce qui est comparable, c’est-à-dire « commensurable », c’est-à-dire
encore « ayant une substance commune » ou « étant de même nature ». Or, un énoncé
théorique propose un élément de savoir ou de connaissance plus ou moins conceptualisé et
plus ou moins abstrait qui, peu ou prou, ressemble à une « loi », par exemple en économie :
« si la composition organique du capital augmente, alors le taux de profit diminue » ou « si
la demande d’un bien augmente, son prix augmente ». Prétendre comparer des « faits » à
ces énoncés théoriques revient implicitement à faire l’hypothèse qu’il y aurait des savoirs
dans ces faits, dont la nature les rendrait immédiatement comparables aux savoirs proposés
par ces énoncés. Toute la tradition épistémologique française au moins depuis Gaston
Bachelard montre au contraire que, avant de pouvoir être « comparés » aux énoncés
théoriques par la voie du protocole expérimental, les « faits » sont nécessairement
« traduits » en « langage » théorique, et que ce n’est qu’à cette condition que le « dialogue
expérimental » (Ilya Prigogine et Isabelle Stengers) peut avoir lieu et prendre sens.

3. Est-ce que la comparaison est un couplage ? Quel est le dispositif qui « accouple » ? Ces
questions ne sont bien entendu jamais posées par les économistes. Le « couplage
scientifique » est une « ré-adhérence », une « re-connexion » (Yves Schwartz), un
« arraisonnement » (Bachelard), un « dialogue », un « accouplement » comme j’ai pu le

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dire. Malgré le flou de ces concepts, on sent bien intuitivement qu’ils sont autrement plus
forts, et plus exigeants, que les notions de « comparaison » ou de « soumission ». Non
seulement ils exigent cette « traduction » dont je viens de parler, mais en outre ils exigent
d’être pensés dans un dispositif conceptuel précis : tout processus expérimental est en lui-
même une activité théorique et abstraite particulière ; c’est la théorie qui dit comment elle
doit être « expérimentée », qui donne les conditions de son éventuelle réfutation ou de son
éventuelle validation, qui ordonne la réalité en spécifiant ce qu’il faut abstraire d’elle pour
en extraire uniquement ce qui est « arraisonnable ». C’est toute la différence entre le
scientifique des scientifiques et l’empirisme des économistes.

4. Enfin, est-on sûr qu’il existe une réalité qui soit proprement voire spécifiquement
économique et dont l’économie politique aurait à rendre compte ou à construire la
compréhensibilité ? Je me contenterai de poser la question, en rappelant toutefois les
réponses négatives qu’y apportent Godelier 6 , Latouche 7 , ou encore Foucault 8 , et les
difficultés qu’il y a à la penser comme réalité préalable, indépendante et séparable des
théories économiques qui sont censées en fournir l’explication.

Quand bien même passerions-nous outre toutes ces questions, je voudrais montrer en deux
exemples toutes les ambiguïtés qui portent sur des éléments de « la réalité économique »
aussi apparemment évidents que le taux de croissance d’une économie et le chômage.

Le premier est emprunté à Jacquard. Dans son ouvrage Moi et les autres 9 il donne
l’exemple suivant. En 1981, il a acheté chez son libraire 20 livres de poche à 10 francs
l’unité et 20 livres d’art à 100 francs l’unité, ce qui fait une dépense totale de 2200 francs.
En 1982, les prix ont changé, le livre de poche est passé à 15 francs et le livre d’art à 90
francs ; il a acheté 60 livres de poche et 15 livres d’art, soit une dépense totale de 2250
francs. Un des problèmes que peuvent se poser les économistes, dit-il, est de déterminer,

6 M. Godelier, L’idéel et le matériel. Pensées, économies, sociétés, Fayard, Paris, 1984


7 S. Latouche, Le procès de la science sociale, Anthropos, Paris, 1984
8 M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1969
9 A. Jacquard, Moi et les autres, Le Seuil, Paris, 1983

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dans l’augmentation de la dépense (50 francs), quelle est la part qui revient aux variations
des quantités de livres achetés, et quelle est la part qui revient aux variations des prix
unitaires. La réponse qu’ils donnent semble facile :

- si les prix étaient restés constants à leur niveau de 1981, en 1982 la dépense aurait été de
2100 francs ; le changement dans les quantités de livres achetés a donc entraîné une
diminution de la dépense de 100 francs ;
- si les quantités achetées avaient été en 1982 les mêmes qu’en 1981, la dépense aurait été de
2100 francs ; le changement des prix a donc entraîné une diminution de la dépense de 100
francs.

Ainsi, agissant séparément, chacune des variations (des prix et des quantités) aurait
entraîné une diminution de la dépense, et pourtant, ensemble, elles ont entraîné une
augmentation. Jacquard en conclut que la question posée est absurde (quelle est la part due
aux variations des quantités et la part due aux variations des prix ?), et que la réponse,
quelle que soit la technique de calcul utilisée, ne peut qu’être absurde.

On pourrait également se demander quelle aurait été la dépense en 1981 si cette année là
les prix avaient été ceux de 1982. Réponse : 2100 francs. Autrement dit, à prix courants, la
dépense passe de 2200 à 2250 francs (taux de croissance : 2,27%) ; à prix constants base
1981, la dépense passe de 2200 à 2100 francs (taux de croissance : - 4,54%) ; à prix
constants base 1982, la dépense ne change pas (taux de croissance : 0%). Quel est le taux
de croissance « réel », celui qu’il faudrait prendre pour le comparer à des éléments
théoriques ? On ne sait pas très bien, et c’est pourtant ainsi qu’en substance sont calculés
les taux de croissance des économies contemporaines qui servent entre autres de base aux
modèles économétriques.

Le second exemple est emprunté à la presse. Le 9 novembre 2005, dans sa rubrique


« Economie », Le Monde publie une interview de Tito Boeri, professeur d’économie à
l’université Bocconi de Milan, au sujet de la question de la mesure du chômage. Il dit des
choses fort intéressantes : « Pour être chômeur au sens du BIT (Bureau international du

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travail), il faut remplir cinq critères : ne pas travailler ; avoir cherché un emploi pendant
quatre semaines avant le recensement ; le faire de manière active ; vouloir travailler ; être
immédiatement disponible (dans un délai d’un mois). La modification, y compris à la
marge, de l’un ou l’autre de ces éléments peut entraîner des variations importantes. Trois
économistes de la Banque d’Italie ont étudié quelles seraient les répercussions si, pour le
critère numéro 2, la norme demandait une recherche d’emploi pendant les cinq semaines
(au lieu de quatre) précédant le recensement. En France, le nombre de chômeurs
augmenterait de presque 20% ! ». Il est évident que des critères sont nécessaires pour
définir statistiquement ce qu’est un chômeur, et on peut penser que si les critères restent
stables, les statistiques donneront une tendance significative de l’évolution du chômage. La
question qui se pose est que le choix de ces critères est parfaitement arbitraire, dans le sens
où ce ne sont pas des considérations d’ordre théorique qui les justifient : pourquoi quatre
semaines et pas cinq ou trois ou huit ? Et on peut craindre (mais je ne connais pas de
démonstration probante à ce sujet) que des changements de critères modifient non
seulement les grandeurs mais également le sens de leur évolution. En tout état de cause,
nous devons nous poser la question de ce qu’est le chômage « réel », c’est-à-dire celui qui
pourrait être comparé à ce que dit la théorie économique.

Au total, pour revenir à l’interrogation de départ « la science économique est-elle une


science ? », les quelques éléments que j’ai évoqués me conduisent à répondre en deux
temps.

S’il s’agit de penser que l’économie politique pourrait énoncer des « vérités scientifiques »,
au sens où les sciences dures énoncent des « vérités scientifiques », ma réponse est
clairement négative. Ni la cohérence logique des théories, ni le couplage aux faits ne
supportent la comparaison. Autrement dit, si nous n’avons comme seule image de la
science (comme mode de production de connaissances sur le monde) que celle que nous
livrent les sciences dures, c’est-à-dire grosso modo les sciences de la nature, la science
économique n’est pas une science.

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Par contre, si nous pensons qu’il n’y a pas qu’un seul mode de production de
connaissances sur le monde, que celui mis en œuvre par les sciences de la nature n’est que
l’un d’entre eux (Schwartz l’appelle le mode « épistémique »), si nous admettons que
l’économie politique, malgré ses incohérences logiques, malgré ses difficultés à définir son
objet, nous fournit des interprétations du monde social, nous met en mesure d’agir sur lui,
de le maîtriser voire de le transformer, alors je ferais une réponse plus nuancée. Il est
possible en effet de définir un mode de production de connaissances spécifique aux
activités humaines (que Schwartz appelle le mode « ergologique ») et qui me paraît mieux
adapté au monde économique. Fondé sur le dialogue des savoirs, sur la prise en compte
notamment des savoirs que les protagonistes des activités économiques investissent dans
leurs pratiques, ce mode de production ergologique produit des connaissances qui peuvent
être qualifiées de scientifiques, dans la mesure où elles sont le résultat à la fois d’une
construction conceptuelle et d’une validation (ou d’une réfutation) par l’ensemble de ce qui
autrefois avait été désigné par le terme de « communauté scientifique élargie ». Autrement
dit encore, si l’économie politique, et les économistes, veulent copier les sciences dures, ils
ne feront que de la mauvaise copie. Si au contraire ils acceptent de considérer qu’il y a une
autre façon de faire, s’ils acceptent de quitter leur position d’experts en extériorité par
rapport aux activités économiques et sociales, s’ils acceptent de confronter leurs propres
savoirs à ceux de ce qu’il est convenu d’appeler les « agents économiques » (chefs
d’entreprises, salariés, consommateurs, chômeurs, organisations syndicales, etc.), alors il
est envisageable que la question de départ ne soit même plus posée.

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