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AVANT-PROPOS

Lire la pensée économique des scolastiques

Existe-t-il quelque chose comme une pensée économique des scolastiques ? Les
universités médiévales ont-elles produit, autrement dit, un savoir qui mériterait d’être inscrit
dans l’horizon d’une histoire de la pensée économique ? Des travaux importants, et souvent
de grande qualité, ont été menés sur la base d’une telle présupposition, notamment par Joseph
Schumpeter, Raymond de Roover ou Odd Langholm, pour ne citer que les plus grands noms.
En dépit de leurs efforts, la corporation ne semble pas avoir été convaincue. À l’exception de
quelques allusions à Thomas d’Aquin, les auteurs médiévaux ne sont pas entrés dans le cercle
des références familières aux économistes qui s’intéressent à l’histoire de leur discipline1.
L’échec peut s’expliquer assez simplement. La difficulté d’accès et de compréhension de
ces textes serait telle, et le bénéfice que procure leur lecture directe si minime, qu’il serait
préférable de laisser la tâche à quelques médiateurs, capables d’exposer dans un idiome
compréhensible par les économistes l’enjeu des discussions médiévales. Cette division du
travail peut sembler raisonnable. Il faut cependant noter qu’elle se paie d’un appauvrissement
inévitable de l’intelligence historique des documents concernés. De telles expositions sont
généralement conduites à adopter, du fait de leur orientation, une perspective qui est, pour
ainsi dire, anachronique par destination. Les textes anciens y sont lus à la lumière des théories
économiques modernes ; l’intérêt qu’ils présentent dépend alors de la façon dont on peut y
voir l’anticipation de développements ultérieurs. Même un auteur comme O. Langholm,
pourtant soucieux de saisir le détail des argumentations scolastiques, place encore son travail
sous le signe d’une telle « approche anticipatrice »2. Plus radicalement encore, l’anachronisme

1
Pour ne donner qu’un exemple, une bonne synthèse récente consacre aux scolastiques moins de 10 pages sur
un total de plus de 600, cf. Alessandro RONCAGLIA, La richezza delle idee. Storia del pensiero economico,
Rome-Bari, 2001. Alain BÉRAUD, Gilbert FACCARELLO (dir.), Nouvelle histoire de la pensée économique, t. 1,
Des scolastiques aux classiques, Paris, 1993, offre une proportion plus équilibrée en quantité, mais en traitant
d’un nombre très réduit d’auteurs médiévaux.
2
Odd LANGHOLM, Economics in the Medieval Schools. Wealth, Exchange, Value, Money and Usury according
to the Paris Theological Tradition, 1200-1350, Leyde, 1992, voir p. 3.

1
peut être érigé en méthode d’une lecture dans laquelle les écrits médiévaux sont reformulés
selon des catégories modernes3.
Pourtant, au cours du dernier demi-siècle, l’histoire des sciences a rompu avec des récits
adoptant la forme d’une découverte graduelle de la vérité que d’illustres précurseurs n’avaient
fait qu’entrevoir. La même critique est également à l’œuvre depuis longtemps en histoire des
idées politiques4. L’histoire de la pensée économique peut-elle continuer à échapper aux
normes communes ? Ne devrait-elle pas être enfin traitée comme l’histoire d’un savoir parmi
d’autres ? Le débat est ouvert, mais n’a toujours pas été tranché5, même si certains auteurs
privilégient à présent davantage une compréhension proprement historique6. Une telle
perspective imposerait de lire les scolastiques en fonction de leurs propres intentions et de
leur conceptualité, sans que la pertinence de leurs propos doive être mesurée à l’aune des
théories économiques classiques ou néo-classiques. Dès lors, la question de savoir s’il est
encore légitime de parler d’économie à leur sujet devient plus pressante.
La réponse ne va pas de soi. Elle dépend en premier lieu de ce que l’on range sous le nom
d’« économie ». Pendant longtemps, il a semblé évident que le terme désignait un secteur
d’activités (production, échanges, consommation, crédit et finances) qui pouvait être décrit
comme formant un système autonome. Cependant, depuis les travaux de Gary Becker, il est
devenu commun d’appliquer une approche économique du comportement humain à d’autres
pratiques sociales, afin de les décrire comme des décisions d’allocation de ressources rares7.
Quelle que soit la définition adoptée, l’élément qui caractérise le plus sûrement l’analyse
économique tient à la forme d’abstraction à laquelle elle procède. Elle schématise et modélise
des situations, des actions et des relations selon certains critères, mais sans jamais en épuiser
la description, puisque les mêmes faits peuvent être aussi bien justiciables d’une approche
sociologique ou psychologique. Le propre de l’économie tiendrait donc, pour finir, à l’usage
qu’elle fait d’un certain nombre de concepts (tels que la rareté, l’utilité, etc.) en fonction
desquels se construit cette abstraction économique.
Or ces derniers n’ont rien d’universel. La notion de rareté pourrait sembler parfaitement
objective. Ce serait le cas si l’on entendait le mot au sens d’un simple jugement d’existence :
il est indéniable que la quantité de toute ressource est finie, dans un état donné des techniques
et des connaissances. Toutefois, dans son usage économique, le mot n’est pas compris au sens
3
André LAPIDUS, « The limits and extent of a retrospective approach in the history of economic thought : the
case of the Middle-Ages », in S. Todd LOWRY (ed.), Perspectives on the History of Economic Thought, vol. 3,
Londres, 1992, p. 1-18.
4
Quentin SKINNER, « Meaning and Understanding in the History of Ideas », History and Theory, 8, 1969,
p. 3-53, repris dans James TULLY (ed.), Meaning and Context. Quentin Skinner and his Critics, Cambridge,
1988, p. 29-67.
5
Margaret SCHABAS, « Breaking Away : History of Economics as History of Science », History of Political
Economy, 24, 1992, p. 187–203 et les réactions suscitées par ce texte réunies dans le même volume. Joseph A.
SCHUMPETER, Histoire de l’analyse économique. I L’âge des fondateurs (Des origines à 1790), Paris, 1983 [éd.
originale, 1954], p. 26-30, définissait déjà sa démarche comme relevant d’une histoire des sciences.
6
Mark BLAUG, « No History of Ideas, Please, We’re Economists », The Journal of Economic Perspectives, 15,
2001, p. 145-164.
7
Gary BECKER, The Economic Approach to Human Behaviour, Chicago, 1976.

2
d’un tel constat, mais comme une contrainte qu’il est éventuellement possible de surmonter
par une production supplémentaire, afin de répondre à des besoins potentiellement illimités.
Or l’un des acquis les plus précieux de la recherche anthropologique en ce domaine a été de
montrer que l’humanité a vécu la plus longue partie de son histoire sans poser le problème en
ces termes, en s’accommodant fort bien de ressources limitées8. Par contraste, on comprend
que l’usage économique de ce mot implique une posture de confrontation face à la nature qui
n’est pas universellement partagée. De la même façon, on peut montrer que l’ensemble de la
conceptualité économique contemporaine véhicule une série de présupposés concernant le
sujet humain sur lequel elle repose qui sont caractéristiques, non pas de l’être humain en
général, mais de l’individu historique qui se revendique des droits de l’homme9.
Si l’on emploie le mot dans son sens classique d’un secteur d’activités, on peut admettre
que des pratiques qui relèveraient à nos yeux de cette catégorie peuvent être observées dans
d’autres univers que le seul monde contemporain. Elles peuvent évidemment faire l’objet
d’une enquête historique. Et puisque les sciences sociales utilisent couramment des notions
analytiques inconnues des sociétés qu’elles étudient – à commencer par le concept de
« société » lui-même – il n’est pas illégitime d’employer, par commodité, le qualificatif
d’économie à leur propos. Les réserves que l’on peut mettre à cet usage découlent simplement
de la première règle du comparatisme qui veut que le terme de référence de la comparaison ne
soit pas celui de l’observateur mais celui de la civilisation étudiée10. Un concept typiquement
moderne peut être employé en un sens général, à condition d’être vidé de ses connotations les
plus contemporaines. Pour ce qui est de l’économie, une telle opération réclame de remplacer
les hypothèses implicites de la théorie économique par une description fine de
l’environnement institutionnel, technique et culturel dans lequel se déroulent ces activités.
C’est à ce prix que l’on peut envisager de décrire une économie d’Ancien Régime ou de
l’Occident médiéval, voire de sociétés plus lointaines11. Qu’il s’agisse de comprendre des
« économies » ou d’apprécier des pensées « économiques », les règles de prudence sont en fin
de compte identiques. Plutôt que d’y chercher l’anticipation d’idées ou de pratiques
modernes, il faut d’abord tenter de cerner les postulats intellectuels et les structures sociales
en raison desquels ces conceptions et ces pratiques diffèrent de celles qui nous sont
familières.
Dans cette optique, une histoire de la pensée économique avant la fondation de la
discipline a pour premier objectif de saisir les conditions de sa genèse12. S’il est délicat
d’indiquer un point de départ absolu, un repère commode est fourni par le Traicté de
8
Marshall SAHLINS, Âge de pierre, âge d'abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, 1976 [éd.
originale : Stone Age Economics, Chicago, 1972].
9
Louis DUMONT, Homo Æqualis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, 1985.
10
Ibid., p. 33.
11
Voir Jean-Yves GRENIER, L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris,
1996 et les commentaires d’Alain GUERREAU, « Avant le marché, les marchés (en Europe, XIIIe-XVIIIe siècles) »,
Annales HSS, 56, 2001, p. 1129-1175.
12 e e
Jean-Claude PERROT , Une histoire intellectuelle de l’économie politique. XVI - XVIII siècle, Paris, 1992.

3
l’œconomie politique du poète et aventurier normand Antoine de Montchrétien, publié en
1615. Jusqu’à cette date, conformément à son étymologie grecque, le terme conservait le sens
d’une « administration domestique » (ou « mesnagerie » pour reprendre un vocabulaire
d’époque). Pour justifier son extrapolation à l’échelle collective, Montchrétien prend appui
sur le terme d’« État », en usage depuis quelques décennies à peine13. Sans que l’ouvrage lui-
même ait eu beaucoup de poids, l’innovation sémantique exprimée par son titre est du moins
restée. Comme cette formule l’indique, les réflexions sur la richesse collective ont pu
s’organiser, au XVIIe et XVIIIe siècles, comme branche d’une pensée politique, en mettant en
avant, selon les groupes concernés, différentes préoccupations.
Pour sa part, la réflexion des théologiens et canonistes médiévaux et modernes suit une
orientation très différente. C’est du point de vue d’une théologie morale qu’ils sont amenés à
traiter de la justice dans les relations interpersonnelles qui mettent en jeu des biens ou de
l’argent. La question de la production des richesses n’entre qu’incidemment dans leurs
analyses, lorsqu’elle donne lieu à une relation entre deux sujets moraux. Pour cette raison, on
peut juger qu’il n’y a pas lieu de situer ce corpus dans la généalogie immédiate de l’économie
politique des modernes. Dans l’architecture générale de la seconde scolastique espagnole, où
ces réflexions ont connu leur développement le plus extensif, c’est au sein de vastes
ensembles De justitia et jure qu’il faut chercher des traités spécifiques souvent intitulés De
contractibus. En employant de façon peut-être un peu abusive le vocabulaire de l’histoire des
sciences, on peut décrire la structure de pensée qui s’y exprime comme un paradigme de très
longue durée14. Ses éléments constitutifs ont été élaborés à la fin du douzième siècle,
principalement à la faculté de droit canonique de Bologne, et secondairement par les
théologiens parisiens. Son architecture générale s’est maintenue sans altération profonde, dans
le monde catholique, jusque vers la fin du dix-huitième siècle, voire au-delà. La question de
l’usure n’est pas, comme le disait Raymond de Roover, « la grande faiblesse de l’économie
scolastique »15 ; elle est au contraire la clé de voûte de leur réflexion et la raison pour laquelle
les rapports contractuels ne pouvaient pas constituer, à leurs yeux, un champ homogène. Au
cœur de ces relations juridiques est en effet logé un acte qui possède une valeur proprement
religieuse. L’usure est un crime d’une gravité particulière car il consiste à tirer un profit
injuste d’un prêt gratuit qui devrait être l’occasion d’un acte de charité. La divergence qui se
manifeste chez les Réformés, avec Calvin et Dumoulin, visait à restreindre le champ
d’application de ce précepte. Plus radicalement encore que les critiques de Turgot (1770) ou

13
Antoine de MONTCHRÉTIEN, Traicté de l’œconomie politique, ed. F. BILLACOIS, Genève, 1999, cf. p. 67. Voir
à présent les études réunies dans Alain GUÉRY (éd.), Montchrestien et Cantillon. Le commerce et l’émergence
d'une pensée économique, Paris, 2011.
14
O. LANGHOLM, The Legacy of Scholasticism in Economic Thought. Antecedents of Choice and Power,
Cambridge, 1998, parle également, quoique de façon plus restreinte et dans des termes différents, d’un
« paradigme scolastique », en se focalisant sur la question de la contrainte.
15
Raymond DE ROOVER, « Scholastic Economics : Survival and Lasting Influence from the Sixteenth Century to
Adam Smith », Quarterly Journal of Economics, 69, 1955, p. 169-190, cf. p. 173. Voir Julius KIRSHNER, « Les
travaux de Raymond de Roover sur la pensée économique des scolastiques», Annales ESC, 30, 1975, p. 318-338.

4
de Bentham (1787)16, la légalisation du prêt à intérêt par le Code civil napoléonien a rendu
obsolète une conception chrétienne de l’économie, qui est cependant demeurée vivace dans
un pays catholique comme l’Espagne. Considérée sous cet angle, la scolastique n’est pas
simplement située en marge des courants qui ont donné naissance à l’économie politique
classique ; elle a constitué un obstacle à sa genèse.
C’est en fonction de ce paradigme qu’il faut comprendre le Traité des contrats du
théologien franciscain Pierre de Jean Olivi. Depuis sa découverte et sa première publication
en Italie dans les années 1970, ce texte a suscité des appréciations très diverses : tandis que
certains y voyaient un texte fondateur17, d’autres ont cherché à en minimiser l’importance18
ou à en réduire l’originalité19. L’embarras qu’il suscite encore est perceptible dans la formule
récente de Jacques Le Goff qui en parle comme de « l’aspect bizarre d’une pensée hors
norme »20. De fait, comme les recherches récentes ne cessent de le confirmer, Olivi est l’un
des penseurs les plus inventifs du dernier tiers du treizième siècle. Ses interventions ont
rarement été anodines dans les différents domaines qu’il a abordés, de la physique ou la
métaphysique à l’exégèse biblique21. Sur tous ces terrains, il se montre capable de renverser
des positions largement partagées au sein de sa propre famille intellectuelle. Sa forte
personnalité, qu’on ne peut que deviner à travers ses écrits, a suscité aussi bien
l’enthousiasme et l’admiration de ses partisans qu’une intense hostilité de la part de certains
de ses confrères et supérieurs22. L’une des principales perplexités des commentateurs
provenait de sa conception exigeante de la pauvreté franciscaine qui semblait mal s’accorder
avec une morale économique apparemment peu sévère23. L’orientation du traité, rédigé à
Narbonne vers 1293, paraîtra moins étonnante si l’on note le rôle que jouaient les franciscains
comme confesseurs des bourgeois et marchands. Pour tenir leur fonction de directeurs de
conscience, il leur était nécessaire de comprendre les pratiques commerciales et financières
des pénitents qui s’adressaient à eux24. En outre, bien que sa diffusion soit demeurée

16
Anne Robert TURGOT , « Mémoires sur les prêts d’argent », in Écrits économiques, Paris, 1970 ; Jeremy
BENTHAM, Defence of Usury, Londres, 1817.
17
Giacomo TODESCHINI , « Oeconomica Franciscana II : Pietro di Giovanni Olivi come fonte per la storia
dell’etica-economica medievale», Rivista di storia e letteratura religiosa,13, 1977, p. 461-494 ; ID., Un trattato
di economia politica francescana : il De emptionibus et venditionibus, de usuris, de restitutionibus di Pietro di
Giovanni Olivi, Rome, 1980. J’expliquerai plus loin les raisons de désigner le traité sous un intitulé plus
synthétique.
18
Julius KIRSHNER et Kimberly LO PRETE , « Peter John Olivi's Treatises on Contracts of Sale, Usury and
Restitution : Minorite Economics or Minor Works? », Quaderni Fiorentini, 13, 1984, p. 233-284.
19
O. LANGHOLM, Economics, p. 345-373.
20
Jacques LE GOFF, Le Moyen Age et l’argent, Paris, 2010, p. 202. Même jugement p. 124.
21
Pour une vue d’ensemble, S. PIRON, « Le métier de théologien selon Olivi. Philosophie, théologie, exégèse
et pauvreté », dans C. K ÖNIG-PRALONG , O. RIBORDY, T. SUAREZ-NANI (éds.), Pierre de Jean Olivi.
Philosophe et théologien, Berlin, 2010, p. 17-85 et
22
David BURR, L’histoire de Pierre Olivi, franciscain persécuté, Fribourg, 1997 [éd. origin. 1976].
23
D. BURR, Olivi and Franciscan Poverty. The origins of the usus pauper controversy, Philadelphie, 1989. Pour
un aperçu général du courant dans lequel il s’inscrit, ID., The Spiritual Franciscans. From Protest to Persectuion
in the Century after Saint Francis, University Park (Penn.), 2001.
24 e
S. PIRON , « Marchands et confesseurs. Le Traité des contrats d’Olivi dans son contexte (Narbonne, fin XIII -
e e
début XIV siècle) », dans L’Argent au Moyen Age. XXVIII Congrès de la SHMESP, Paris, 1998, p. 289-308.

5
relativement restreinte, l’ouvrage n’est pas resté isolé. Deux décennies plus tard, Guiral Ot,
futur ministre général de l’ordre franciscain, en a repris l’essentiel dans un traité rédigé à
Toulouse, encore plus radical sur certains points25. Bernardin de Sienne, qui possédait des
exemplaires des deux ouvrages, en a reproduit la substance dans ses propres sermons latins,
dont le dominicain Antonin de Florence s’est à son tour largement inspiré. Les œuvres de ces
deux auteurs éminemment respectables du quinzième siècle ont été souvent imprimées et
abondamment lues durant les siècles suivants. De façon indirecte, les réflexions d’Olivi n’ont
ainsi cessé d’irriguer les débats ultérieurs26.
Son De contractibus n’a donc rien de « bizarre ». Pour conserver le vocabulaire de
Thomas Kuhn, on peut même considérer qu’il définit l’état « normal » d’une science27. Il
s’inscrit assurément dans le cadre des traditions intellectuelles du treizième siècle : quelques
passages sont repris à la lettre du canoniste dominicain Guillaume de Rennes et la discussion
des positions de Thomas d’Aquin est, dans l’ensemble, moins une critique qu’un
approfondissement. La principale originalité de l’ouvrage tient à ce qu’il constitue l’un des
premiers traités autonomes qui embrasse l’ensemble de ces matières. Œuvre de théologien,
nourrie aussi bien de droit canon que de la lecture du cinquième livre de l’Éthique à
Nicomaque, sa première force est d’opérer une synthèse de ces trois perspectives,
théologique, juridique et philosophique. Il en tire les conséquences en explicitant une règle
d’analyse qui n’avait jamais été formulée aussi clairement et appliquée aussi fermement. Les
actes qui procèdent de l’engagement volontaire de deux parties ne doivent pas être jugés en
fonction de la morale des intentions individuelles, mais uniquement selon l’équité des
obligations réciproques nouées par les contractants. L’intention que le confesseur devra juger
n’est pas celle qui conduit à entrer dans tel ou tel contrat, mais la loyauté par laquelle des
promesses mutuelles sont tenues. L’arrière-plan franciscain a certainement joué un rôle
déterminant dans cette décision. S’il fallait en juger en fonction de la perfection évangélique
qu’ont vouée les frères mineurs, l’ensemble de ces actes serait vicié par l’avarice et la
convoitise ; il faut donc les analyser selon une morale adaptée à l’imperfection du commun
des mortels.
L’organisation du traité s’en ressent : il considère d’abord la forme générique des contrats
à travers la forme de l’achat-vente, avant d’envisager comme un cas particulier la question de
l’usure, considérée comme injustice affectant un certain contrat (le prêt gratuit ou mutuum),
puis d’examiner dans un troisième temps la restitution des biens mal acquis. Ce choix
contraste avec la forme adoptée, dans la décennie précédente, par le dominicain Gilles de

25
Giovanni CECCARELLI , S. P IRON, « Gerald Odonis’ Economics Treatise », Vivarium, 47, 2009, p. 164-204.
Guiral rejette une à une toutes les raisons prouvant l’injustice de l’usure selon droit naturel ; elle n’est donc
prohibée que par un commandement de droit divin.
26
Paola VISMARA, Oltre l’usura. La Chiesa moderna e il prestito a interesse, Rubbettino, 2004, p. 156, ignore
malheureusement cette postérité du traité. Max Weber connaissait certaines thèses d’Olivi à travers Antonin de
Florence, cf. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ed. et trad. J.-P. Gossein, Paris, 2003, p. 34, 55-
58, 78.
27
Thomas S. K UHN , La structure des révolutions scientifiques, Paris, 1983 [ed. origin. 1963].

6
Lessines. Ce dernier prend au contraire l’usure comme point de départ et modèle général de
son analyse, avant d’étudier les autres formes contractuelles selon leur possible contamination
par le vice usuraire28. La synthèse effectuée entre la philosophie morale et les principes
juridiques permet à Olivi de recadrer le débat, selon un geste qui se retrouve, de façon plus
restreinte, chez d’autres auteurs de la même génération tels que Godefroid de Fontaines29. Au
lieu d’être surplombé et écrasé par la prohibition de l’usure, le champ des rapports
contractuels est compris comme un domaine spécifique de l’action humaine qui demande à
être jugé selon sa moralité intrinsèque. Cette structure interprétative définit bien un cadre
d’analyse « normal » qui n’a pas été remis en cause au cours des siècles dans le monde
catholique et qu’a encore entériné la décrétale de Benoît XIV Vix pervenit, publiée en 174530.
La principale nouveauté du traité d’Olivi tient donc à sa capacité à penser l’organisation
d’ensemble d’un secteur particulier des relations sociales, en reprenant et systématisant des
éléments d’analyse déjà disponibles. Le même mouvement le conduit également à prendre des
positions dont on ne peut nier l’originalité. Par différents aspects, Olivi procède à une
restriction très ferme du champ d’application de la prohibition de l’usure et considère
corrélativement comme légitimes des pratiques que les théologiens contemporains sont loin
d’admettre unanimement. Le point le plus frappant concerne la différenciation entre le prêt
charitable, qui doit être gratuit par nature et s’adresse principalement aux indigents, et
l’apport de capital fait à un marchand, destiné à fructifier à l’occasion d’un cycle commercial.
Cette dernière formule est définie par le fait que l’argent y est précisément considéré comme
« capital », investi dans une opération risquée. N’ayant pas le caractère gratuit et charitable du
mutuum, elle ne tombe pas sous le coup de la prohibition de l’usure.
Dans la longue durée, régulièrement et de façon indépendante, des propositions similaires
ont été faites, le plus souvent pour être accueillies défavorablement par les autorités
ecclésiastiques. Cependant, il n’y a pas lieu de parler d’effondrement du paradigme
scolastique à chacune de ces tentatives31. Pour donner quelques exemples remontant au XVIIe
siècle, la dissertation du minime toulousain, Emmanuel Maignan, qui établissait une
distinction semblable en définissant un contrat de « commission », fut vite mise à l’index32.
Le curé janséniste Jean Le Correur, qui connaissait la Somme d’Antonin de Florence et s’en
inspirait, fut critiqué pour avoir employé un même procédé afin de justifier la pratique des
billets de commerce33. Lorsque le débat fut une dernière fois relancé sous la Restauration, l’un

28
GILLES DE LESSINES, De usuris in communi et de usurarum contractibus, in T HOMAS DE AQUINO , Opera
omnia, Parme, t. 17, p. 413-436. Cf. O. LANGHOLM , Economics, p. 299-321.
29
Joel KAYE, Economy and Nature in the Fourteenth Century: Money, Market Exchange, and the Emergence of
Scientific Thought, Cambridge, 1998, est également sensible à ce tournant générationnel.
30
P. V ISMARA, Oltre l’usura.
31
Wim DECOCK, « Lessius and the Breakdown of the Scholastic Paradigm », Journal of the History of
Economic Thought, 31, 2009, p. 57-78.
32
Emmanuel MAIGNAN , De usu licito pecuniae dissertatio theologica, Lyon, 1673.
33
Jean LE CORREUR, Traité de la pratique des billets entre les négocians, Mons, 1684. Sur ces polémiques,
voir René TAVENEAUX , Jansénisme et prêt à intérêt. Introduction, choix de textes et commentaires, Paris,
1977, qui ne considère pas d’autre source médiévale que Thomas d’Aquin.

7
des travaux les plus intéressants de ce dernier moment, œuvre posthume du cardinal de La
Luzerne publiée en 1823, présenta des arguments similaires pour différencier, en raison de
leur destination, les « prêts-de-commerce » et le prêt gratuit34. Sur ce terrain, Olivi marque
indéniablement un écart par rapport aux positions habituelles de son temps. Il ne faut pourtant
pas y voir une véritable rupture. Le théologien franciscain semble plutôt exploiter une
virtualité de la structure d’interprétation mise en place, qui a pu être réactivée à différentes
reprises par la suite. Pour la clarté de l’exposé, il était utile de séparer ces aspects « normaux »
et « limite » de la démarche, mais il y a des raisons de penser que les deux mouvements sont
en réalité solidaires l’un de l’autre.
Le Traité des contrats d’Olivi n’offre assurément pas un tableau exhaustif de l’éthique
économique médiévale ; il n’en donne pas même la vision la plus complète. Comme on le
verra, ce n’est pas le texte le mieux rédigé, ni celui dont les argumentations sont toujours les
mieux rodées35. Il présente toutefois quelques avantages indéniables. Par sa concision et
l’acuité de ses propositions, il fait particulièrement bien ressortir les enjeux philosophiques
des questions débattues. En dépit de ses singularités, il éclaire ainsi bien mieux que d’autres
l’ensemble du champ intellectuel dans lequel il s’inscrit. Sa lecture ne saurait tenir lieu d’un
résumé fidèle du paradigme scolastique, mais elle y fournit l’une des meilleures entrées
possibles.
Il est temps d’en revenir à la question initiale et se demander s’il y a lieu situer un tel
ouvrage dans l’horizon d’une « pensée économique ». On a vu que les raisons de ne pas le
faire sont fortes. Toutefois, avant de trancher, il vaut la peine de chercher à comprendre
l’enthousiasme que manifestait Schumpeter à l’égard de ces docteurs scolastiques. Ils furent,
écrivait-il, « plus près que n’importe quel autre groupe de devenir les ‘fondateurs’ de
l’économie scientifique » et posèrent des bases « plus solides que beaucoup de travaux
ultérieurs »36. Ses qualificatifs s’adressaient pour une bonne part à la Somme d’Antonin de
Florence, laquelle donne une version édulcorée des thèses d’Olivi qu’ignorait encore
Schumpeter. Formé à l’école marginaliste viennoise, ce dernier lisait dans ces textes une
anticipation de l’approche néo-classique qui « aurait pu se développer à partir de ces bases
plus rapidement et avec moins de mal qu’il n’en a coûté pour la développer effectivement »37.
Le raccourci envisagé aurait en somme permis de demeurer au sein d’une conception de
l’économie fondée sur les décisions individuelles – puisque tel est le sens du tournant
marginaliste des années 1870, qui coïncide avec l’établissement définitif de l’économie
comme discipline universitaire. Une telle trajectoire revient à sacrifier ce que l’on considère
habituellement comme le moment fondateur de l’économie politique classique, qui aurait été
inutilement occupée à la recherche d’un fondement naturel de la valeur. Pour l’historien, ce

34
César-Guillaume DE LA LUZERNE, Dissertations sur le prêt-de-commerce, Dijon, 1823.
35
J. K IRSHNER et K. LO PRETE, « Peter John Olivi’s Treatises ».
36
J. A. SCHUMPETER, Histoire de l’analyse économique, t. 1, p. 144.
37
Ibid.

8
détour constitue un moment indispensable du parcours, puisque c’est en se comprenant
comme partie d’une philosophie de la nature que l’économie politique a pu conquérir son
autonomie intellectuelle38. Le rapprochement entre scolastiques et marginalistes est
indéniable, même s’il vaut davantage du point de vue de la forme de raisonnement que du
contenu précis des argumentations. Mais ce n’est pas un argument qui jouerait sur la corde de
l’anticipation qui pourra nous convaincre.
S’il est pourtant utile d’inscrire les scolastiques dans une généalogie de la pensée
économique, cela tient en premier lieu à la continuité des concepts employés. La notion de
rareté, comme on l’a vu, n’est pas universelle ; il est possible d’en situer précisément
l’émergence dans la première question du Traité des contrats (§ I, 10). Pour prendre un autre
terme qui a joué un rôle central dans la pensée économique classique, le concept de valeur a
été pour la première fois thématisé vers 1250, dans le commentaire de l’Éthique à Nicomaque
d’Albert le Grand39. Comme l’a récemment montré O. Langholm, les éléments présentés par
Olivi sur ce thème dans sa discussion du juste prix ont été régulièrement repris, à travers la
seconde scolastique puis, par l’intermédiaire de Pufendorf, jusque dans les Lumières
écossaises40. La grande scolastique du treizième siècle a bien été le laboratoire dans lequel des
notions cardinales de la pensée économique occidentale ont été initialement forgées. Ce rôle
pourrait à lui seul suffire pour que l’on revendique, pour le moment scolastique, une place de
choix dans cette histoire.
Cette revendication importe encore pour une autre raison. Il est possible de comprendre et
de pratiquer l’histoire intellectuelle à rebours de toute apologie de la situation présente, en lui
faisant au contraire jouer une fonction critique. Les grandes œuvres du passé ne sont jamais
vraiment mortes ; continûment, elles donnent à penser et sont toujours susceptibles de mettre
en doute les certitudes du présent. Nous ne nous tournons pas vers elles par simple curiosité,
mais parce qu’elles peuvent procurer un dépaysement, au sens le plus fort du terme. Ce ne
sont donc pas les ressemblances, si frappantes qu’elles puissent apparaître, qui doivent nous
retenir au premier chef, mais au contraire les dissemblances, à commencer par la plus
flagrante d’entre elles.
Les théories économiques dominantes reposent sur des postulats anthropologiques très
restreints : elles considèrent des individus initialement séparés qui cherchent à maximiser leur
utilité au moyen d’un calcul rationnel. Des courants récents visent à corriger certains traits du
modèle, en acceptant que les rationalités soient en fait limitées et que les agents ne disposent
que d’informations imparfaites. La théorie des jeux peut montrer comment des individus
séparés parviennent à mettre en œuvre des formes de collaboration. Plus récemment, la prise
en compte des émotions cherche à enrichir la description des processus cognitifs. Ces
38
M. SCHABAS, The Natural Origins of Economics, Chicago, 2005.
39
S. PIRON , « Albert le Grand et le concept de valeur », dans R. Lambertini, L. Sileo, dir., I Beni di questo
mondo. Teorie etico-economiche nel laboratorio dell’Europa medievale, Porto, 2010, p. 131-156.
40
O. LANGHOLM , « Olivi to Hutcheson : tracing an early tradition in value theory », Journal of the History of
Economic Thought, 31-2, 2009, p. 131-141.

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différents correctifs ne touchent cependant pas au cœur des hypothèses anthropologiques
habituellement partagées, qui se traduisent par une exclusion générale des considérations
éthiques41.
Sans qu’il y ait à faire entrer en ligne de compte sa dimension strictement théologique, la
scolastique présente pour sa part une définition très différente de l’humanité. Elle s’intéresse
également aux décisions individuelles de sujets dotés d’un libre-arbitre. Cette liberté,
notamment chez Olivi, est radicale, puisque aucune relation sociale ne pourrait procéder
d’une autre source. Mais, lorsqu’elle s’engage dans une relation vis-à-vis d’autrui, cette
liberté de la volonté est inséparable d’un sens moral qui fait préférer la justice à l’injustice,
d’une sollicitude envers les faibles et d’une orientation vers le bien commun de la collectivité.
Ces dimensions n’apparaissent pas dans un second temps, comme des pièces rapportées, mais
dans le moment même où se noue la relation avec autrui. Le contrat ne sanctionne pas
simplement l’accord des volontés, mais également leur engagement dans une communauté et
face à une institution qui garantira l’exécution du contrat. Assurément, les situations
envisagées sont souvent très éloignées de celles que peut considérer l’économie
contemporaine. La principale source d’écart vient de ce que cette dernière laisse souvent dans
l’ombre les médiations politiques, juridiques et morales qu’elle suppose en réalité. Tous ces
traits que l’éthique des rapports contractuels permet de penser ne sont pas des reliques d’un
autre âge. Ils composent une vision plus complète de notre humanité, de la nature de nos actes
sociaux et de notre responsabilité à l’égard d’autrui et des collectivités au sein desquelles nous
agissons. À ce titre, la pensée des scolastiques peut assurément valoir comme critique de
l’économie politique.

41
Amartya SEN , Éthique et économie, Paris, 1993 [éd. originale 1991].

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