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DE LA MATHÉMATIQUE EN ÉCONOMIE

Le 7 décembre 2011

Pourquoi utilise-t-on les mathématiques en économie ?

Question presque évidente aujourd’hui, mais somme toute de conception difficile à


appréhender : c’est bien là la rencontre entre une science pure et une science
sociale. Ainsi les questionnements propres à chacune d’elles sont différents de part
leurs natures. Utilise-t-on les mathématiques comme outil pour l’économie, ou bien
utilise-t-on l’économie comme champ d’application des mathématiques ?

On entend souvent parler de « mathématiques appliquées à l’économie ». Or, cette


expression nie la nature même du questionnement économique. Dans ce qui suit, on
essaiera de comprendre pourquoi un tel paradoxe. Dès lors, il sera plus judicieux de
parler des « mathématiques ET de l’économie ». Il sera donc important d’interroger
l’histoire, et de comprendre comment l’économie s’est construite pour comprendre le
rôle actuel du raisonnement mathématique dans l’analyse économique.

Commençons par Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »
disait-il, la science et l’épistémologie sont ainsi indissociables. Il n’est donc pas
possible de pratiquer les sciences sociales sans conscience du contexte historique et
de la prédétermination de ses phénomènes.

Ainsi, l’utilisation des mathématiques et l’existence de lois naturelles sont un débat


central en économie entre orthodoxie (pensée « dominante ») et hétérodoxie
(pensée « déviante ») du XVIIIème siècle à aujourd’hui. Pourtant, dès l’antiquité
grecque, les questionnements conceptuels de l’économique apparaissent.

D’une part, pour Xénophon (426-354 av J.-C.), le terme « d’économique » devient


l’art d’administrer les « maisons », « l’éthique » et le « politique », ainsi les
mathématiques seraient donc un outil de cet « art ».

D’autres part, des philosophes comme Aristote et Platon, réfléchissant à une société
idéale, concluent que les pratiques économiques doivent se restreindre au strict
minimum car elles créent une mauvaise « chrématistique » (enrichissement) et
cherchent à développer des « pratiques acquisitives » dangereuses pour la Cité.
L’économique devant donc être soumis à la politique qui elle-même est soumise à la
morale, c’est l’architectonique aristotélicienne.
Durant la Renaissance et la période moderne, l’économique se désenclave de
l’emprise de la morale puis de la politique, l’Economie devenant alors une science
profane, science sociale autonome. Elle s’est ainsi construite depuis Petty et
Boisguillbert au XVIIème siècle puis avec les classiques (fin XVIIIème, début
XIXème) jusqu’aux « néo-classiques » sur l’idée d’une existence de loi naturelle,
semblable à la physique (et notamment la mécanique newtonienne). C’est donc en
toute logique que cette orthodoxie fut construite comme une « arithmétique
politique » (Petty), comme une « physique sociale ». Puis avec la tradition française
des « ingénieurs-économistes » initiée par Cournot et Walras comme une
« économie pure » s’extrayant de l’histoire. Ce qui va lui permettre d’être entièrement
formelle. Et ce n’est véritablement qu’au lendemain de la 2nde guerre mondiale,
lorsque le « canon » devient alors celui de cette tradition walrasienne, que la science
économique « tombera dans le trou noir des mathématiques » (expression de
Samuelson).

A l’inverse une hétérodoxie permanente consiste à mettre en doute la naturalité des


lois économiques (Polanyi, Marx, Keynes,…). Ce sont souvent ces théories
hétérodoxes qui sont, logiquement, les plus distantes vis-à-vis de l’usage des
mathématiques. Keynes, d’ailleurs, est un bon exemple de cela, d’abord très critique
du développement au même moment de l’économétrie, il dira que « la vérité n’est
pas obtenue comme résultat d’une sophistication formelle, elle tient pour l’essentiel à
la capacité de générer une efficacité pratique des énoncés ». Keynes prend donc ici
une posture d’épistémologue et d’une réflexion sur la méthode de l’économie pour
légitimer le peu d’utilisation des mathématiques.

Après cet aperçu d’une grande rapidité sur la construction de l’économie, il faut nous
interroger dans un second temps sur notre principale question :

Pourquoi utilise-t-on encore les mathématiques en économie ?

De prime abord, les mathématiques constituent une méthode puissante pour la


simplification des problèmes, un outil pour démontrer des régularités, tout en gardant
à l’esprit qu’elles sont contingentes et historiquement déterminées. Les
mathématiques ne sont finalement qu’un langage qui assure la cohérence logique du
raisonnement. Toutefois, l’utilisation des mathématiques peut tomber dans le giron
d’idéologues, c’est ce que vont dénoncer ces traditions hétérodoxes [1]. Il est notable
que les économistes orthodoxes (aujourd’hui néoclassiques) ont tendance à se
réfugier derrière l’outil mathématique et à tirer argument de l’usage des
mathématiques pour affirmer à la fois la scientificité de leur discours, suggérer son
exactitude et donc le caractère intangible des lois qu’ils révèlent.

Comme le dit Keynes, dans sa théorie générale [2] : « Une beaucoup trop grande
part de travaux récents d’économie mathématique consiste en des élucubrations
aussi imprécises que les hypothèses de base sur lesquelles ces travaux reposent,
qui permettent à l’auteur de perdre de vue les complexités et les interdépendances
du monde réel, en s’enfonçant dans un dédale de symboles prétentieux et inutiles. »

Prenons donc ainsi garde à une modélisation totalement désintéressée. Même si


Galilée a montré que le langage de la nature est fait de mathématiques et de
symboles géométriques, le langage de la société, des relations humaines ne peut
s’exprimer de façon universelle par les mathématiques, ces relations étant
« encastrées » selon Polanyi dans un contexte historique et des
considérations morales.

Ainsi, on peut donc croire dans l’historicité des lois économiques et avoir recours aux
mathématiques comme outil de démonstration (approche plutôt hétérodoxe). Ou,
inversement, privilégier l’usage des mathématiques, pour peu que l’on en comprenne
les limites (approche plutôt orthodoxe) et ne pas oublier qu’un économiste
mathématicien doit d’abord être un économiste et que l’économie n’est pas
une simple mathématique appliquée.

Il faut donc voir les mathématiques ici comme outil au débat contradictoire, comme le
revendique Baudelaire - l’homme a le droit de se contredire - il faut donc une
nécessaire contradiction en science sociale « morale », les mathématiques peuvent
en être la clé.

Le débat reste ouvert, mais c’est donc bien ici une ode à
l’interdisciplinarité… « Malheur à moi je suis nuance » disait Nietzche, et pourquoi
pas : Bonheur en la science sociale d’être nuance !

Article édité par Valerio Vassallo

NOTES

[1] LAVIALLE C. Evolution de l’hétérodoxie en économie. La pensée économique


contemporaine (#363 Juillet Aout 2011). La documentation française.

[2] DOSTALER Gilles. Keynes et ses combats. (2005)

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