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de la Pensée Economique
Chapitre Introductif :
Bref, l’économie est une science, dans la mesure où elle a développé sa propre
méthodologie, ses propres concepts, ses modèles théoriques dont elle teste la validité en
recourant notamment à l’économétrie. Toutefois, parce qu’elle permet la cohabitation de
théories différentes, elle demeure une science particulière surtout quand on la compare
aux sciences de la nature. Les spécificités de l’économie en tant que science sont donc
sans doute liées à la nature historique et sociale de son objet.
Toutefois, la nature historique de l’objet de l’économie ne se limite pas au fait que son
émergence soit historiquement datée. Elle consiste surtout dans le fait que cet objet, que
beaucoup appellent « économie de marché », mais qu’il serait plus rigoureux d’appeler
« capitalisme », ne cesse lui-même d’évoluer et de se transformer à travers l’histoire.
Ainsi devons-nous souligner que le capitalisme analysé par Smith dans le dernier quart
du dix-huitième siècle était un capitalisme concurrentiel composé de petites et
moyennes entreprises de taille comparable. Il diffère clairement de celui étudié par
Keynes dans l’entre-deux-guerres qui est plutôt un capitalisme de très grandes
entreprises et dont la structure devient oligopolistique, voire monopolistique et qui
affronte des problèmes différents. On pourrait également ajouter que le capitalisme
actuel, mondialisé et financiarisé, diffère sensiblement de celui analysé par Keynes il y a
plus de quatre-vingts ans. Il est ainsi tout à fait attendu que la théorie économique
s’adapte aux évolutions de son objet. Ce qui est à l’origine de l’opposition entre théories
apparues à des moments différents de l’histoire du capitalisme.
Mais la nature historique de l’économie détermine dans une large mesure également le
type de problèmes affrontés par les économistes. En effet, ceux-ci sont rarement des
penseurs spéculatifs attachés à la résolution de questions abstraites. Ce sont souvent des
gens attachés à la résolution de problèmes concrets apparus en leur temps. Ainsi, on ne
pourrait pas comprendre l’apport de Ricardo à la théorie de la croissance économique, à
celle du commerce international et celle de la répartition, si on fait abstraction de la
grande lutte politique autour de l’abrogation ou non des Corn Laws. De même, personne
ne pourrait saisir l’apport de Keynes dans la Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et
de la Monnaie, s’il faisait abstraction du contexte historique de son élaboration : la
longue et dure crise des années trente et le chômage record qu’elle a suscité dans le
monde entier, notamment les pays développés. Ainsi, c’est le contexte historique dans
lequel vit l’économiste qui souvent impose la question théorique à affronter : croissance,
répartition, crises, chômage, inflation, sous-développement, etc.
En effet, ce qui distingue également l’économie des sciences dites dures, c’est la nature
sociale de son objet, les phénomènes économiques faisant clairement partie des
phénomènes sociaux. Ainsi, quand on analyse la configuration de l’opération scientifique
dans les sciences sociales, on constate qu’elle diffère clairement de sa configuration dans
les sciences de la nature. Dans celles-ci, on peut affirmer qu’il y a une distance entre le
sujet de la science (le scientifique) et son objet. Une distance sépare, au propre mais
surtout au figuré, l’astronome des planètes dont il étudie le mouvement, ou le biologiste
des cellules qu’il observe au microscope. Dans le cas de l’économie, au contraire, il n’y a
pas de distance qui sépare l’économiste de son objet d’analyse. On peut même dire qu’il
lui appartient, dans le sens ou l’économiste est un élément du système économique qu’il
est censé analyser. Le « détachement » scientifique par rapport à l’objet d’analyse
devient plus difficile, plus compliqué. Mais là n’est pas le seul problème. L’affaire se
complique encore plus si l’on considère que la société à laquelle on appartient n’est pas
un tout homogène, et qu’elle est au contraire divisée en deux ou trois classes sociales
distinctes. Alors, l’économiste devient forcément non seulement membre de la société en
général qu’il étudie, mais membre de l’une de ses classes. On peut alors supposer que
l’appartenance de l’économiste à une classe sociale peut influencer sa vision de son
propre objet ou qu’on ne puisse pas voir la société de la même manière selon la classe à
laquelle on appartient.
Ce problème de scientificité affronté par l’économie a été identifié pour la première fois
par Karl Marx au milieu des années 1840 quand il commençait à découvrir la pensée des
principaux économistes de l’époque, lui qui venait de la philosophie. En découvrant les
économistes de cette période, Marx mit au point une classification qui opposait ceux
qu’il considérait des « économistes vulgaires » à ceux qu’il regardait comme des
« économistes scientifiques ». Si les premiers parlaient d’économie seulement pour faire
l’apologie d’un système économique, en l’occurrence le capitalisme 1, les seconds, eux,
faisaient œuvre scientifique, dans la mesure où ils visaient à expliquer le fonctionnement
du capitalisme, à mettre au jour les mécanismes qu’il abritait et ses principales lois. Et si,
du côté des vulgaires, Marx mettait le Français Frédéric Bastiat (1801-1850) ou
l’Américain H. Carey (1793-1879) ; du côté des scientifiques, il citait Adam Smith et
David Ricardo. Seulement, tout en les décrivant comme des économistes scientifiques,
Marx ajoutait qu’ils étaient des « économistes bourgeois ». Plus précisément, il ajoutait
un « mais » à leur scientificité, lié à leur statut social, à leur appartenance de classe.
Autrement dit, Marx a bien vu que la place occupée par l’économiste dans la société
influençait de manière inconsciente sa vision, sa saisie de son objet d’analyse.
Cette découverte de Marx allait être adoptée plus tard par d’autres grands noms des
sciences sociales notamment : l’économiste autrichien Joseph Schumpeter et le
sociologue français Pierre Bourdieu qui ont tous les deux insisté sur la nécessaire prise
en compte de la position sociale des économistes ou des sociologues pour comprendre
leur apport. Cette position est en effet à la base de l’idéologie de chaque théoricien, une
idéologie que Schumpeter compare à une grille de lecture qui lui permet d’accéder à la
réalité. Cette grille lui permet de voir une partie du réel et lui cache une autre partie et
ce qu’elle permet de voir est vu d’une manière bien déterminée. Ce qui est en jeu ici, on
1
« La question n’était plus de savoir si tel ou tel théorème était vrai, mais s’il était utile ou nuisible au capital,
s’il lui causait de l’agrément ou du désagrément, s’il était contraire ou non aux règlements de police. La
recherche désintéressée fit place au mercenariat ; à l’innocente investigation scientifique succédèrent la
mauvaise conscience et les mauvaises intentions des apologistes. » Karl Marx, Le Capital.
l’aura compris, c’est l’idéologie de chaque économiste qui, inconsciemment, l’amène à
voir les choses sous un jour déterminé. Or, l’idéologie qui est à la fois une vision du
monde et un ensemble de croyances et de valeurs, diffère, entre autres, selon la position
sociale de chaque théoricien. Nous identifions ainsi un autre motif de divergence entre
théoriciens, en plus de la variabilité historique de l’objet de l’économie : sa nature
sociale et donc l’impact de l’idéologie sur le travail scientifique des auteurs qui peut
expliquer des divergences à un même moment de l’histoire.
Dès lors, si l’on considère l’économie comme science du capitalisme, il est nécessaire de
donner une définition précise de ce dernier. Heilbronner l’a associé à l’organisation de la
division sociale du travail autour du principe de la liberté des individus cherchant à
réaliser leur intérêt privé, la régulation de ces intérêts éventuellement conflictuels se
faisant grâce à la main invisible, c’est-à-dire au marché libre et concurrentiel. De ce point
2
J. M. Keynes, Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie, Payot, 1983.
3
K. Marx, Misère de la Philosophie, Ed. Sociales, 1977.
de vue, on peut alors dire que le capitalisme suppose 1) une production pour le marché,
(donc une économie de marché), 2) motivée par la recherche d’un profit (on ne produit
pas pour satisfaire des besoins sociaux, mais pour réaliser un gain pécuniaire). Mais cela
n’est pas suffisant. Il manque un troisième élément qui est fondamental pour la saisie du
capitalisme : c’est la propriété privée des moyens de production qui implique ipso facto
la relation salariale. Car ceux qui ne possèdent pas les moyens de production (terres,
usines, machines, etc., n’ont pas d’autre choix que de proposer à leurs détenteurs leur
propre force de travail contre le paiement d’un salaire). En récapitulant on peut dire que
le capitalisme est un système économique fondé sur la propriété privée des moyens de
production (donc sur le salariat), mû par la recherche du gain privé (le profit), dans le
cadre d’une organisation marchande des relations économiques.
Cette école a d’abord été critiquée par Marx (à partir de la fin des années 1840 et surtout
dans son ouvrage majeur Le Capital paru en 1867), qui lui reproche d’adopter le point de
vue bourgeois sur le capitalisme, de ne pas voir le caractère historique de ce système, de
croire à son fonctionnement harmonieux, tandis qu’il abrite d’importantes
contradictions et qu’il ne se développe qu’au prix de crises récurrentes de
surproduction, et de ne pas tirer les conséquences logiques de la fondation de la valeur
sur le travail humain, notamment lors de la définition du concept de profit.
Elle a été ensuite critiquée par le courant néoclassique émergeant au milieu des années
1870 grâce aux travaux concomitants de Stanley Jevons en Angleterre, de Léon Walras
en Suisse et de Carl Menger en Autriche. Bien qu’adoptant le credo libéral des classiques
fondé sur leur croyance en l’autorégulation du marché, ils abandonnent l’explication de
la valeur par le travail et fondent celle-ci sur ce qu’ils appellent l’utilité marginale, ils
abandonnent également la problématique de la croissance et de la répartition entre
classes sociales et s’intéressent désormais à la question de l’équilibre et de la
détermination des prix en analysant les comportements individuels et rationnels des
consommateurs et des producteurs.
Elle a été enfin critiquée par John Maynard Keynes dans son ouvrage majeur : La Théorie
Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie, publié en 1936, en pleine crise des
années 1930. Mettant dans le même sac classiques et néoclassiques, Ricardo et Marshall,
il leur reproche de croire à l’autorégulation du système économique et donc de ne pas
voir la possibilité d’un « équilibre de sous-emploi », de croire à la neutralité de la
monnaie et d’adopter ainsi une analyse basée sur la dichotomie entre « analyse réelle »
et « analyse monétaire », alors que la monnaie agit sur les variables dites réelles et de
procéder par agrégation d’analyses microéconomiques et de ne pas voir la logique de
circuit qui se développe à un niveau macroéconomique.
Dans la suite du cours, nous présenterons donc les principales caractéristiques et les
principaux apports de ces différents courants théoriques tout en rappelant le contexte
historique de leur élaboration, autrement dit les phases par lesquelles est passé le
capitalisme : les débuts de la révolution industrielle pour l’école classique, l’apparition
des désastreuses conséquences sociales de l’industrialisation pour Marx et la crise des
années 1930 pour Keynes.
Chapitre1 : Aux fondements des sciences économiques, l’économie
classique
Les économistes classiques, appuyés sur la doctrine économique libérale, cherchent, au
moment où s’accomplit la révolution industrielle, à comprendre la dynamique du
capitalisme, c’est-à-dire les conditions de l’enrichissement social, à travers l’emploi du
travail salarié régulé par le marché. Ils adoptent une théorie objective de la valeur
fondée sur le travail et ils proposent un cadre d’analyse de l’accumulation du capital, qui
se situe d’emblée à une échelle globale et qui étudie le rôle des classes sociales, leurs
relations entre elles et leur évolution, notamment à travers la question de la répartition
du produit social. Ils cherchent, pour la plupart d’entre eux, à montrer que le marché
concurrentiel, lieu d’expression des intérêts privés, coordonne harmonieusement les
décisions individuelles. Ci-dessous, nous découvriront successivement les principaux
apports de trois parmi les plus importants auteurs de l’économie politique classique
anglaise : Adam Smith, David Ricardo et Robert Malthus.
Adam Smith (1723-1790) est un penseur écossais qui, avant de publier son ouvrage
majeur, La Richesse Des Nations, en 1776, enseignait la morale à l’université de Glasgow.
Son premier ouvrage, La Théorie des Sentiments Moraux, portait d’ailleurs sur la
philosophie morale et il se proposait d’y montrer comment naissait le jugement moral.
Et la réponse qu’il donna à cette question se fonde sur la capacité des hommes à se
mettre dans la position d’un spectateur impartial à même de juger l’action d’autrui. Cet
acte suppose une empathie vis-à-vis d’autrui, ce qui tranche avec la position développée
dans son deuxième ouvrage qui est entièrement construit, lui, autour du concept
d’égoïsme (self-interest) et a amené les philosophes allemands du dix-neuvième siècle à
affronter « le problème d’Adam Smith » (« Das Adam Smith Problem »), soupçonné ainsi
de manquer de cohérence dans son analyse de la société humaine.
Mais Smith nous intéresse ici en tant qu’économiste, premier classique, voire fondateur
d’une science nouvelle : l’économie. On peut longuement débattre de ces questions de
primauté sur ce point. On peut, comme le fait Marx, remonter jusqu’à William Petty
(1623-1687) et voir dans l’Arithmétique Politique de celui-ci la première tentative de
traiter scientifiquement les phénomènes économiques. On peut également invoquer la
figure de François Quesnay (1694-1774), médecin et économiste français fondateur de
l’école physiocratique, contemporain de Smith, qui élabora en 1758 le célèbre Tableau
Economique qui traite de la reproduction du système économique en posant le concept
d’avances et en visualisant la circulation des richesses (le produit net de la terre) entre
les trois classes de la société : propriétaires, agriculteurs (classe productive) et
artisans (classe stérile). Mais malgré ces nettes avancées analytiques, dont Adam Smith
ne manquera pas de tirer profit, Quesnay est coupable de ne pas voir le caractère
productif du travail et de limiter la productivité à la terre exclusivement, ce qui, à la
veille de la révolution industrielle, apparait comme allant contre le sens de l’histoire.
Mais à quoi Smith doit-il cette place particulière dans l’histoire de la pensée
économique ? Pourquoi c’est lui que les économistes désignent majoritairement comme
fondateur de leur discipline ? En quoi résident ses principaux mérites ? Il faut dire,
d’abord, que bien qu’il n’ait pas particulièrement innové dans l’analyse économique,
Smith a eu le grand mérite d’élaborer une belle synthèse des apports divers d’auteurs
importants (Locke, Mandeville, Cantillon, Quesnay, Hume, etc.) qui, ont fait de belles
percées au niveau de la réflexion économique et qui ont, chacun à sa manière, apporté
une pierre à l’édifice construit dans la Richesse des Nations. Ensuite, en ne s’intéressant
pas au sort d’une classe particulière, celle des marchands, ou seulement à la richesse du
prince, comme le faisaient les mercantilistes par exemple, mais en traitant précisément
de la richesse de la nation tout entière, avec toutes ses classes, toute sa population,
Smith propose une approche démocratique de la richesse, qui est depuis 1776 la nôtre,
celle de tous les économistes. Toutefois, le statut spécial d’Adam Smith est dû
essentiellement, on l’a vu, au fait qu’il a été le premier à répondre à la question théorique
soulevée par l’apparition du principe de liberté dans l’organisation de la division sociale
du travail et qui se présentait comme suit : comment se fait-il que, malgré la liberté de
chacun d’opter pour le travail de son choix, tous les travaux dont a besoin la société se
réalisent, dans les quantités voulues et au prix que la société est prête à payer ?
La réponse de Smith, qui allait être décisive pour l’émergence de la science économique,
prit la forme d’une métaphore : celle de la Main Invisible. C’est elle qui fait en sorte que
la libre poursuite par chacun de son intérêt privé contribue, sans qu’il ne le sache ni le
veuille, à la réalisation de l’intérêt général. Autrement dit, Smith nous apprend que si
chacun choisit librement sa contribution dans la division du travail, le résultat n’en sera
pas le chaos ou l’anarchie, mais, au contraire un ordre harmonieux et cela sans qu’aucun
ordre n’ait été donné en la matière par quiconque, grâce à un mécanisme, celui de la
main invisible, mais qu’il est plus rigoureux d’appeler : marché libre et concurrentiel. En
effet, Smith rappelle, contre le philosophe Shaftesbury, que ce n’est pas la bienveillance
qui fonde le lien social, mais l’intérêt privé : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher,
du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils
portent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur
humanité, mais à leur égoïsme ». Or, s’il est libéré, l’intérêt individuel mène à la
concurrence et c’est cette dernière qui fera en sorte que tous les biens que désire la
société seront produits dans les quantités voulues et aux prix qu’elle est disposée à
payer ; c’est elle qui fera en sorte que les prix de marché des différentes marchandises
ne s’éloignent pas de leurs coûts de production. Bref, c’est elle le facteur régulateur de
toute l’activité économique.
L’utilité d’un objet étant radicalement indépendante de sa valeur d’échange, c’est donc
sur le travail qu’il convient de fonder celle-ci. Seulement, Smith remarque que le travail
comme mesure de la valeur n’est valable que dans une phase (hypothétique) de
l’histoire humaine où tous travaillent, où, autrement dit, il n’y a pas de détenteurs de
capital ni de propriétaires de la terre. C’est dans ce cas seulement – développé dans
l’exemple de l’échange du castor et du daim – que la quantité de travail nécessaire à la
production des marchandises est à même de régler l’échange entre elles : « Dans ce
premier état informe de la société, qui précède l’accumulation des capitaux et la propriété
des terres,, la seule circonstance qui puisse fournir quelque règle pour les échanges, c’est, à
ce qu’il semble, la quantité de travail nécessaire pour acquérir les différents objets
d’échange. Par exemple, chez un peuple de chasseurs, s’il en coûte habituellement deux fois
plus de peine pour tuer un castor que pour tuer un daim, naturellement un castor
s’échangera contre deux daims. Il est naturel que ce qui est ordinairement le produit de
deux jours ou de deux heures de travail vaille le double de ce qui est ordinairement le
produit d’un jour ou d’une heure de travail ». Cette mesure de la valeur des marchandises
par la quantité de travail nécessaire à leur production n’est plus possible dans une
société développée où, selon Adam Smith, le prix naturel d’une marchandise rémunère,
outre le travailleur, le détenteur du capital et le propriétaire de la terre, les deux autres
facteurs qui interviennent dans la production. Toutefois, et bien que ne pouvant plus
fonder, dans cette phase « civilisée », la mesure de la valeur sur le travail incorporé,
Smith affirme que la valeur est toujours fondée sur le travail, mais le « travail
commandé », cette fois. Même si, ainsi que le remarque H. Denis, cette affirmation relève
plus du truisme que de l’analyse théorique, cet attachement de Smith au travail comme
fondement de la valeur s’explique par sa nette volonté de se démarquer des
physiocrates qui considéraient que seule la terre est productive et que, par conséquent,
le travail dans l’industrie est stérile. Or, Smith voulait montrer que ce n’est pas la terre
qui est productive, mais le travail humain, qu’il soit appliqué à la terre ou à l’industrie ;
d’où son attachement au travail comme fondement de la valeur, bien qu’il ne puisse plus
expliquer et mesurer les échanges dans la société « civilisée ».
Toujours est-il qu’en soulignant que, dans une société civilisée, le prix de toute
marchandise doit contenir, en plus de la rémunération du travail, celle du capital et celle
de la terre, Smith s’attaque à la question fondamentale de la répartition du revenu social.
Et, à ce niveau, on remarque qu’il abandonne sa vision développée à l’occasion de sa
métaphore de la main invisible et stipulant la conciliation des intérêts privés et de
l’intérêt général, pour évoquer les rapports conflictuels entre classes sociales quant à la
répartition du revenu. Cette conception apparait très clairement dans un passage
célèbre traitant des « salaires du travail » : « Dans tous les métiers, dans toutes les
fabriques, la plupart des ouvriers ont besoin d’un maître qui leur avance la matière du
travail, ainsi que leurs salaires et leur subsistance, jusqu’à ce que leur ouvrage soit tout à
fait fini. Ce maître prend une part du produit de leur travail ou de la valeur que leur travail
ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c’est cette part qui constitue son profit (…)
C’est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l’intérêt
n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers
désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers
sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser. Il n’est
pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit
avoir l’avantage dans le débat, et imposer à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant
en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus la loi les autorise à se
concerter entre eu, ou du moins elle ne le leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux
ouvriers. Nous n’avons pas d’actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le
prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser.
Dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir ferme plus longtemps ». Ne voit-on
pas dans ce long passage une anticipation de ce que Marx désignera comme « luttes des
classes » ? N’y voit-on pas également un éloignement de la conception de l’Etat comme
garant de l’intérêt général au profit d’une conception, qui sera aussi celle de Marx, le
considérant comme une force soutenant la classe dominante ?
Il est clair que, par son analyse des modalités qui déterminent la fixation des salaires,
Adam Smith prépare par certains aspects l’analyse marxiste en termes d’exploitation.
Mais, surtout, son insistance sur le travail comme fondement de la valeur et son abord
de la question de la répartition soulignant les conflits qu’elle soulève entre classes,
préparent, tous les deux, le terrain à l’analyse ricardienne de la répartition du revenu.
Avec David Ricardo (1772-1823), nous avons affaire à l’un des plus grands théoriciens
de l’histoire de la pensée économique et, incontestablement, le plus grand des
économistes classiques. Son ouvrage majeur, Principes de l’économie politique et de
l’impôt (1817), considéré par Joseph Schumpeter comme le livre d’économie le plus dur
à comprendre et à interpréter, tranche en effet avec le style historique et concret de la
Richesse des Nations : ici, nous sommes dans le monde de l’abstraction et de la rigueur
de la logique déductive. Néanmoins, il est important de souligner qu’avec les Principes de
Ricardo, nous demeurons, comme on l’a anticipé plus haut, dans une certaine continuité
avec l’apport de Smith, publié quarante plus tôt, et, surtout, nous nous trouvons face à
un important paradoxe : ce livre théorique, rigoureux, abstrait et apparemment le plus
détaché du monde concret est, au contraire, fortement lié aux débats économico-
politiques de l’heure. Au surplus, Ricardo y prend, par ses principales conclusions,
nettement position pour l’un des deux camps alors en lutte.
Mais commençons par le commencement. Nous avons déjà évoqué que, pour Ricardo,
l’économie est la science qui étudie la répartition du produit social entre les trois classes
qui ont participé à sa formation. Les trois classes en question sont celles qui contribuent
à la production en y apportant chacune un facteur. Ce sera donc le facteur travail pour la
classe des salariés, le capital pour les capitalistes et la terre pour les propriétaires
fonciers. Chaque contribution ayant droit à une rémunération, ce seront respectivement
le salaire, le profit et la rente. Mais Ricardo ne se propose pas d’analyser la répartition en
soi : puisque c’est un classique, ce qui l’intéresse ce sont les interactions entre la
répartition et la croissance ou, plus précisément, les conséquences du mécanisme de la
répartition sur la croissance. L’analyse se veut donc dynamique. Elle porte sur
l’évolution du système capitaliste dans le temps, au fur et à mesure que l’économie et la
société croissent. Par ailleurs, et contrairement à Smith, Ricardo ne considère pas que
l’explication de la valeur des marchandises par la quantité de travail que leur production
a nécessité se limite au « premier état informe de la société ». Il estime en effet que la
mesure de la valeur d’une marchandise par le travail incorporé demeure valable même
dans la « société civilisée » où il y a détention de capitaux et appropriation des terres. Le
décor est donc planté. Et il ne reste plus à Ricardo qu’à développer son analyse à partir
d’un début conjectural de l’histoire d’une société humaine.
Commençons par son analyse de la rente. Ricardo remonte à cet effet aux origines
hypothétiques d’une société, à ses tout débuts. Pour survivre, le premier groupe humain
doit mettre en culture une terre et il est tout à fait rationnel qu’il choisisse la terre la
plus fertile sur son territoire (Terre A). Et comme Ricardo considère que la rente est
différentielle, c’est-à-dire qu’elle consiste en une prime à la fertilité de la terre, elle ne
peut donc se fonder que sur la comparaison de la fertilité d’au moins deux terres et on
ne peut donc parler de l’existence d’une rente en cette phase de l’histoire. Or, cette phase
ne peut durer éternellement : tôt ou tard, la croissance de la population fera en sorte
qu’on devra nécessairement mettre en culture une deuxième terre (Terre B) qui, par
définition, est moins fertile que la première. Cela signifie qu’à un niveau de technologie
donnée et à superficies égales, la même quantité de travail appliquée sur la Terre B
donnera moins de blé que sur la terre A ou qu’il faudra plus de travail sur la Terre B
pour obtenir la même quantité de blé produite sur la Terre A. Autrement dit, le coût de
la production du blé sur la Terre B est supérieur à celui sur la Terre A. Or, Ricardo ajoute
que, pour que la mise en culture d’une nouvelle terre puisse avoir lieu, il faut que le prix
de vente du blé dans cette société soit égal à son coût de production sur la terre la moins
fertile. Ainsi, le prix de vente du blé sera supérieur à son coût de production sur la Terre
A. D’où l’apparition d’une rente égale à la différence entre le prix de vente du blé et son
coût de production sur A qui sera versée au propriétaire de la Terre A.
Mais qu’en est-il des salariés ? Quel impact la mise en culture de terres toujours de
moins en moins fertiles a-t-elle sur l’évolution de leur revenu : le salaire ? A ce niveau,
Ricardo ne se démarque pas des autres économistes classiques : ainsi considère-t-il que
le salaire se fixe au « minimum de subsistance », c’est-à-dire qu’il doit juste fournir au
travailleur ce qui est nécessaire pour qu’il demeure en vie et prêt à travailler. Ce n’est
donc pas un hasard si Ricardo assimile le salaire à la quantité de pain quotidienne
nécessaire à la reproduction de la force de travail. Une assimilation qui correspond aux
données historiques du début du dix-neuvième siècle où le salaire était constitué à 90%
de pain. Or, si la ration de pain nécessaire à la reproduction de la force de travail ne
change pas, son prix, lui, est destiné à augmenter au fur et à mesure de la mise en culture
de terres de moins en moins fertiles, pour les mêmes raisons qui sont à l’origine de
l’augmentation de la rente : l’augmentation du coût de production du blé sur la dernière
terre est synonyme de l’augmentation de son prix de vente. Ainsi, on peut dire que, dans
la dynamique du capitalisme à long terme, le salaire des travailleurs est destiné à
augmenter sans que leur bien-être augmente puisque, dans tous les cas, ils n’auront
droit qu’au minimum de subsistance, à la même quantité de pain (blé). Un grand
banquier londonien de l’époque, Alexandre Baring, déclarait d’ailleurs au Parlement :
« L’ouvrier n’a aucun intérêt en jeu dans ce problème. Que le quart vaille 34 ou 105
shillings, il n’aura que du pain sec dans tous les cas ».
Cependant, si l’augmentation des salaires des travailleurs n’a aucun effet sur le bien-être
de ces derniers, elle a, au contraire, un impact nettement négatif sur une autre classe
sociale, celle de ceux qui justement paient les salaires : les capitalistes. En effet, Ricardo
considère que le profit des capitalistes est un revenu résiduel ; c’est ce qui reste après
avoir tout payé et, notamment, les salaires. Ainsi écrit-il dans, ses Principes, que : « La
valeur entière des produits des fermiers et des manufacturiers se partage en deux seules
portions, dont l’une constitue les profits du capital et l’autre est consacrée au salaire des
ouvriers … En supposant que le blé et les objets manufacturés se vendent toujours au même
prix, les profits seront toujours élevés ou réduits selon la hausse ou la baisse des salaires ».
Une phrase qui ne manquera pas de frapper le jeune Marx cherchant dans l’économie
politique classique scientifique les raisons profondes de sa vision de la société et de
l’histoire en termes de luttes de classes. Toujours est-il que, partant de ce constat,
Ricardo ne manque pas de s’inquiéter pour l’évolution du capitalisme à long terme. Car
la mise en culture de terres de moins en moins fertiles implique non seulement
l’augmentation de la rente (en favorisant les intérêts des propriétaires fonciers), mais
également l’augmentation des salaires (sans, rappelons-le, aucun effet sur le bien-être
des travailleurs), elle implique surtout la baisse continue et progressive des profits. Or,
le profit est le revenu des capitalistes, la véritable classe motrice de l’économie et qui est
à l’origine de sa croissance et c’est lui qu’elle a en vue à travers l’accumulation du capital.
Oui, le capitaliste n’investit pas pour les beaux yeux de la société ; il investit pour gagner
un profit et si ce dernier est victime d’une baisse continue à travers la dynamique de
l’accumulation, tôt ou tard, viendra le jour où il aura tellement baissé qu’il ne suscitera
plus d’investissement. A partir de ce jour-là, il n’y aura plus de croissance : c’est le très
craint « état stationnaire » signifiant la reproduction de l’économie à l’identique, avec un
taux de croissance égal à zéro. Ainsi, et paradoxalement, l’évolution à long terme de la
dynamique du capitalisme favorise-t-elle la classe passive dans le processus de
production, en augmentant la rente, et pénalise-t-elle la classe motrice, à l’origine de la
croissance économique en baissant le profit.
Que faire alors ? D’autant plus que Ricardo considère qu’étant donné la fertilité
décroissante des terres mises en culture, l’état stationnaire est inéluctable, que c’est le
point vers lequel se dirige nécessairement la dynamique économique. Pour lui, il ne
s’agit donc pas de l’éviter, mais seulement de le retarder. Comment ? Ricardo envisage
trois approches. D’abord, agir en vue d’obtenir un ralentissement de la croissance
démographique qui peut aider à retarder la mise en culture des terres moins fertiles et
donc l’augmentation du prix du blé. Ensuite, l’application du progrès technique à la
production agricole qui contribuera à baisser le coût de production du blé et donc des
salaires. Il s’agit là de deux solutions qui ne peuvent avoir des effets que dans le long
terme. Or, il y a justement une solution qui peut être mise en place rapidement et avoir
un effet immédiat sur le prix du blé. Elle est d’ordre commercial : abolir les Corn Laws et
autoriser l’importation, sans le soumettre à des taxes dissuasives, du blé étranger
(américain ou polonais) de meilleure qualité et surtout nettement moins cher que le blé
britannique ! Une telle décision nuirait, certes, aux intérêts des propriétaires fonciers
dont la rente n’augmentera plus avec la mise en culture de nouvelles terres moins
fertiles, mais elle bénéficiera grandement aux intérêts des capitalistes, en stoppant la
baisse du profit, voire en suscitant sa hausse et, par la relance de la croissance
économique, aux intérêts de la société en général dont l’intérêt, contrairement à ce
qu’affirme Malthus, coïncide avec ceux des capitalistes et s’oppose à celui des
propriétaires fonciers. On comprend ainsi pourquoi Ricardo a jugé nécessaire d’enrichir
sa théorie économique en ajoutant à son analyse de la croissance et de la répartition,
une théorie, celle dite des avantages comparatifs, montrant les bienfaits du libre-
échange et de la spécialisation dans la division internationale, même pour les pays ne
disposant d’aucun avantage absolu dans la production d’une marchandise. Cette théorie,
qui connaîtra un grand succès et dont l’idée-clé sera reprise par la théorie néoclassique
du commerce international (Hecksher-Ohlin-Samuelson), nous incite à penser que
Ricardo a bien compris qu’étant donné son mécanisme de développement, « le
capitalisme ne peut fonctionner en un seul pays » et qu’il devait absolument échanger
avec l’extérieur.
Pour conclure, on peut dire que si, d’un côté, Ricardo prépare nettement le terrain aux
apports théoriques de Marx, en basant sa théorie de la valeur sur le travail incorporé, en
insistant sur la nature conflictuelle de la répartition, notamment entre salaires et profits,
et en élaborant, à sa manière, une théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, d’un
autre côté, et en adoptant sans réserves la « loi des débouchés » de Jean-Baptiste Say, il
se met dans l’impossibilité de penser des crises de surproduction du capitalisme, bien
qu’il ait assisté à la première d’entre elles, celle de 1816. Mais ceci ne sera pas le cas de
son contemporain et ami Robert Malthus qui contestera la « loi des débouchés » et
s’ingéniera à montrer la possibilité des crises dans le cadre du capitalisme.
Concrètement, cela revient à dire qu’en vertu de ces rythmes différents de croissance, il
est inévitable que le nombre de la population soit tôt ou tard supérieur au nombre qui
peut être correctement nourri étant donné les biens de subsistance disponible.
Autrement dit, cela implique la pauvreté, voire la misère d’une partie de la population.
Une réalité amère que Malthus illustre par cette image et cette position assez cyniques :
« Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le
nourrir, ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme, dis-je, n’a pas le moindre
droit à réclamer une portion quelconque de nourriture : il est réellement de trop sur la
terre. Au grand banquet de la nature il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui
commande de s’en aller, et ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution ».
Autrement dit, la régulation de cet « excès d’hommes » se fait automatiquement,
naturellement pour ainsi dire, par le développement de la misère, des maladies, des
épidémies qui épongeront les hommes « surnuméraires » et rétabliront,
momentanément, l’équilibre entre le niveau de la population et celui des biens de
subsistance. Car, pour Malthus, « La famine semble être la dernière et la plus terrible
ressource de la nature ».
Et c’est en partant de ce constat que Malthus suggérera deux types de solution : le
premier consiste à agir en vue de limiter les naissances, et le second consiste à … ne pas
venir en aide aux pauvres ! Ainsi, Malthus d’abord propose de lutter contre la
prolifération des naissances, non pas par le contrôle des naissances qui heurte ses
convictions religieuses, mais par ce qu’il appelle le moral restraint, c’est-à-dire à la
renonciation volontaire au mariage et à la procréation de la part d’un nombre suffisant
d’individus pendant une partie de leur existence ou pendant toute leur existence.
Ensuite, il réclamera l’abolition des secours aux pauvres, non pas par cruauté, dira-t-il,
mais parce qu’aider les pauvres revient à leur permettre de se reproduire, ce qui loin
d’atténuer la misère, revient au contraire à l’aggraver. On comprendra dès lors pourquoi
Malthus avait mauvaise presse auprès d’une partie des penseurs de son temps,
notamment les socialistes tels que Joseph Proudhon qui écrira, dans un texte intitulé Les
Malthusiens : « La théorie de Malthus, c’est la théorie de l’assassinat politique, de
l’assassinat par philanthropie, par amour de Dieu » et ajoutera cette phrase lapidaire : « Il
n’y a qu’un seul homme de trop sur terre, c’est M. Malthus ! ».
Ce point sera souligné notamment, quelques cent-trente ans plus tard, par John Maynard
Keynes. Mais quelle a été la critique formulée, en son temps, par Malthus contre Ricardo,
adepte convaincu de la « loi des débouchés » ? Celle-ci portera sur la possibilité de crise
de surproduction par excès d’épargne. En effet, Malthus ne voit pas pourquoi un agent
consommerait instantanément et intégralement son propre revenu ni pourquoi, comme
le posent Say et Ricardo, l’offre créerait systématiquement sa propre demande. Et il va
s’attaquer à la thèse de Say en affirmant l’idée que les agents qui ont un pouvoir d’achat
important ne vont pas nécessairement consommer immédiatement des biens de luxe,
mais ils vont plutôt épargner une partie de leur revenu. Ce faisant, Malthus introduit,
aux côtés de la notion connue de pouvoir d’achat, celle de vouloir d’achat qui l’aide à
élaborer la notion fondamentale de demande effective qui apparait ainsi comme étant
« une demande faite par ceux qui ont les moyens et la volonté de donner un prix suffisant
(des marchandises produites) ». C’est donc l’acte d’épargne (pouvoir d’achat sans vouloir
d’achat) qui, en retirant une part du revenu susceptible d’être consacrée à la
consommation immédiate, est au cœur de la critique de Malthus. En ce sens, il s’oppose
nettement aux autres classiques qui considèrent qu’il est économiquement semblable
qu’un agent consomme ou épargne un revenu car, dans les deux cas, ce revenu est
consommé, directement (l’agent satisfait ses besoins) ou indirectement (l’épargne fait
travailler d’autres agents qui satisfont leurs besoins). Et c’est justement ce que lui
reprochera Ricardo : « M. Malthus semble toujours oublier que l’épargne équivaut à la
consommation aussi sûrement que ce qu’il appelle exclusivement consommation ».
Dès lors, et se fondant sur cette parcimonie des capitalistes (qui accumulent en se
privant de consommer), Malthus va avancer l’idée que tout écart entre l’offre et la
demande globale ne pourra finalement être comblé que par les propriétaires fonciers.
C’est donc de leur prospérité que dépend la prospérité économique de la société (d’où le
soutien de Malthus, à l’opposé de Ricardo, aux Corn Laws). Et il est intéressant de
remarquer à ce niveau que si Ricardo, qui s’est enrichi grâce à la spéculation et qui a pu
devenir propriétaire foncier, défendait le point de vue des industriels, Malthus, lui, qui
ne s’est pas enrichi, défendait le point de vue des propriétaires fonciers. Ceci poussera ce
dernier à louer son honnêteté scientifique et celle de son adversaire théorique : « Il est
assez singulier que M. Ricardo, qui perçoit beaucoup de rentes, sous-estime à ce point leur
importance pour la nation ; tandis que moi, qui n’en perçoit aucune et n’en percevrai sans
doute jamais, on m’accusera sans doute d’exagérer leur importance. La différence de
situation et d’opinion a au moins pour effet de prouver notre sincérité mutuelle ; c’est une
forte présomption que, quels que soient les préjugés qui nous ont influencés dans l’exposé
de nos doctrines, ces préjugés ne soient pas ceux dictés par notre situation ou notre intérêt,
contre lesquels il est très difficile de se garder ».
Chapitre II : La pensée de Karl Marx
Selon la formule de Karl Kautsky présentant les trois sources du marxisme, ce dernier
représenterait à la fois la synthèse et le dépassement de la philosophie allemande
(Hegel, Feuerbach, etc.), de l’économie politique anglaise (Smith, Ricardo, Malthus, etc.)
et du socialisme français (Fourier, Proudhon, etc.). En fait, Marx assoira sa défense du
communisme sur les théories historique et économique.
Karl Marx (1818-1883) n’était pas, à l’origine, un économiste. C’était un philosophe qui
s’intéressait à l’histoire et notamment au rôle de la violence dans l’évolution historique.
Sa problématique se situe ainsi d’une certaine façon dans le sillage de la philosophie de
l’histoire de Hegel qui insistait sur le rôle des idées dans l’évolution des sociétés et sur la
nature dialectique de celle-ci. Le grand philosophe allemand considère ainsi que le
progrès dans l’histoire n’est pas linéaire et qu’une avancée peut être obtenue par le biais
de phénomènes perçus comme des régressions, comme, c’est le cas, par exemple, pour la
Révolution Française (1789). D’une manière plus générale, la dialectique représentait
chez Hegel une représentation du monde basée sur l’idée d’une unité des contraires.
C’est ainsi que chaque société, système, institution ou individu est perçu comme abritant
des principes opposés en une lutte permanente, qui est à l’origine, au demeurant, du
mouvement et de son évolution. C’est cette lutte qui explique leur naissance, évolution,
croissance, déclin et disparition.
C’est précisément cette conception dialectique que Marx reprend dans sa théorie de
l’histoire tout en rejetant les fondements idéalistes que Hegel lui a données : « Chez
Hegel, la dialectique marche sur la tête, il suffit de la remettre sur ses pieds pour lui
retrouver une physionomie tout à fait normale ». Remettre la dialectique sur ses pieds
revient à substituer à ses fondements idéalistes un fondement matérialiste insistant sur
la primauté de l’économie dans la sphère sociale et, plus précisément, sur la manière par
laquelle les hommes organisent leur production matérielle. Ce faisant, Marx opère un
lien entre théorie de l’histoire et économie politique. En effet, la réflexion marxienne sur
le rôle de la violence dans l’histoire a été enrichie et approfondie par la découverte de
l’économie politique. Car, dans les années 1845-46, Marx découvre les classiques anglais,
notamment Ricardo chez qui il trouve l’affirmation de la nature conflictuelle de la
relation entre les salaires et les profits. Pour lui, c’est l’illumination ! Car il aura trouvé
dans la théorie d’un économiste bourgeois ce qu’il cherchait depuis longtemps : le secret
de la lutte des classes, donc de la violence dans l’histoire. Il réalise alors l’importance de
l’économie politique pour une bonne compréhension de la société et de son histoire et
déclare que « c’est dans l’économie politique qu’il convient de chercher l’anatomie de la
société civile ».
Mais en quoi consiste l’apport du matérialisme historique pour la compréhension de
l’histoire des sociétés humaines ? On peut le résumer dans deux propositions
principales. La première stipule que pour bien comprendre le fonctionnement d’une
société, son droit, sa politique, sa culture, sa religion, etc., il faut voir comment est
organisée sa production matérielle. Autrement dit, c’est la manière par laquelle les
hommes organisent la production qui façonne et modèle les autres dimensions de la vie
sociale : l’économie représente donc l’infrastructure sur laquelle s’établit la
superstructure juridique, politique et idéologique de la société. C’est ce que Marx expose
de façon claire dans la préface à la Critique de l’Economie Politique de 1859 : « Dans la
production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés,
nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un
degré du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces
rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle
s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la
conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le
développement de la vie sociale, politique et intellectuelle ». La seconde proposition est un
corollaire de la première : elle implique que pour comprendre l’évolution des sociétés
humaines, de leur droit, de leur politique et de leur religion, il faut regarder d’abord
l’évolution de l’infrastructure économique. Car c’est elle qui en dernière analyse
explique l’évolution et le changement qui affectent les autres aspects de la vie sociale :
« Les rapports juridiques, pas plus que les formes de l’Etat, ne peuvent s’expliquer ni par
eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain ; bien plutôt, ils
prennent leurs racines dans les conditions matérielles de la vie que Hegel, à l’exemple des
Anglais et des Français du dix-huitième siècle, comprend dans leur ensemble sous le nom de
société civile ». Marx va donc associer, dans sa théorie de l’histoire, la primauté de la
dimension économique dans l’organisation des sociétés humaines à la dialectique
hégélienne, en concevant l’histoire comme une série de modes de production
progressifs, aussi transitoires les uns que les autres, naissant dans l’histoire et appelés à
disparaître parce que abritant des contradictions et notamment des luttes de classes.
Cependant, on va voir que, pour Marx, la lutte de classes ne représente pas finalement le
principal moteur de l’évolution historique. Car, à bien analyser la théorie marxienne de
l’histoire, on constate qu’elle joue plutôt un rôle secondaire. En effet, Marx insiste plus
lourdement sur un autre principe : celui du développement des forces productives. Car
l’histoire peut être ainsi perçue comme portant en elle un développement continu des
forces productives, c’est-à-dire un progrès continu de la productivité du travail humain.
Cette conception peut être confirmée par un simple constat empirique : l’humanité
n’ayant pas cessé, depuis ses débuts, d’améliorer sa maîtrise de la nature. Ce mouvement
s’est particulièrement accéléré dans la dernière phase, celle du mode de production
capitaliste, ainsi que le rappellent Marx et Engels dans la Manifeste communiste : « La
bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces
productives plus nombreuses et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations
passées prises ensemble ». Cependant, Marx et Engels ajoutent au constat une analyse en
termes d’évolution des besoins. Car l’homme est ainsi fait que chaque fois qu’il satisfait
ses besoins actuels, il en crée de nouveaux et agit donc en vue de les satisfaire : « Le
premier besoin une fois satisfait lui-même, l’action de le satisfaire et l’instrument déjà
acquis de cette satisfaction poussent à de nouveaux besoins, et cette production de
nouveaux besoins est le premier fait historique. Le développement des forces
productives et, partant, le changement social, est donc une conséquence de la nécessaire
évolution des besoins humains.
Prenons ici comme exemple de révolution ayant achevé le passage d’un type de société à
un autre la révolution française (1789). Les historiens estiment aujourd’hui qu’elle
représentait la nécessaire adaptation de la superstructure juridique et politique à
l’infrastructure économique qui, elle, avait déjà commencé à basculer dans le mode de
production capitaliste. Autrement dit, en cette fin du dix-huitième siècle, l’économie
française avait commencé à acquérir les principaux traits d’une organisation capitaliste.
Mais le droit et la politique restaient, eux, essentiellement féodaux. La Révolution
française devait ainsi mettre fin à cette inadéquation entre infrastructure et
superstructure en donnant naissance à un système juridique et politique correspondant
aux exigences du capitalisme. Plus concrètement et plus simplement, il fallait que le
pouvoir politique passât des mains de l’aristocratie et du clergé aux mains du tiers-état,
c’est-à-dire finalement à la bourgeoisie. Mais est-ce ainsi que les acteurs de la révolution
eux-mêmes envisageaient leur action et leurs objectifs ? Evidemment pas ! Ils savaient
bien qu’ils luttaient contre la féodalité, contre les privilèges et la domination de la
noblesse et du clergé, mais cette lutte ils la faisaient au nom d’idéaux comme ceux des
droits de l’homme et du mot d’ordre de la révolution qui était « Liberté, Egalité ». Et ces
idéaux correspondaient à une vision bourgeoise du monde, donc à la conscience sociale,
à l’idéologie de la bourgeoisie. Celle-ci a eu le temps de mûrir grâce aux travaux des
Encyclopédistes et de l’ensemble des philosophes français des Lumières, tels que
Diderot, d’Alembert, Montesquieu, Voltaire et Rousseau. Ce dernier a développé dans
deux essais célèbres L’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755) et Le Contrat Social
(1762) les bases d’un égalitarisme démocratique qui va au-delà des exigences
bourgeoisies, pour fonder un principe essentiel du socialisme.
Cette étape débouche sur deux sorties possibles. Ou bien le mode de production antique,
basé sur l’esclavage essentiellement dans la Grèce et la Rome antiques, ou bien sur le
mode de production asiatique qui apparut aux abords des grands fleuves (Egypte,
Mésopotamie, Inde, Chine). Certaines lectures considèrent que ce mode de production
ne serait pas évolutif en ne donnant pas naissance à un mode de production successif. Il
arrêterait pour ainsi dire le cours de l’histoire car il ne disposerait pas d’un principe
endogène d’évolution. Celle-ci ne pouvant venir que de l’extérieur, suite à l’agression
externe issue d’un autre mode de production plus avancé. La seconde voie est donc le
mode de production antique. C’est la voie européenne, celle qui aboutira au capitalisme
moderne. Ce mode de production met aux prises essentiellement deux classes sociales :
les maîtres et les esclaves qui sont affectés à la production. Le niveau des forces
productives est plus élevé que la phase antérieure, mais demeure assez faible et les
rapports sociaux de production se résument à l’esclavage. Cependant, quelle que soit la
voie sur laquelle débouche le communisme primitif, elle n’aurait pas été possible sans un
grand bouleversement dû à des innovations techniques majeures que nous rassemblons
sous l’appellation de Révolution Néolithique qui a eu lieu il y a plus de dix mille ans. C’est
durant cette période que les hommes ont découvert l’élevage, découvert l’agriculture, la
poterie, etc., mais également la division en classes de la société et l’Etat… C’est donc la
révolution néolithique qui a permis à l’humanité de mieux maîtriser la nature,
d’organiser la production matérielle nécessaire à sa survie et de se libérer ainsi des
contraintes de la chasse, pêche et cueillette. Pour cette raison, elle représente, avec la
révolution industrielle, une des étapes les plus importantes de l’histoire économique de
l’humanité.
L’étape qui succède au mode de production antique est le mode de production féodal
dans lequel se réalise une ultérieure amélioration du niveau des forces productives.
Cette amélioration s’accompagne d’un changement des rapports sociaux de production :
à l’esclavage succède ainsi le servage. Ce dernier met en relation principalement deux
classes : celle dominante des seigneurs et celle dominée des serfs. Il se distingue de
l’esclavage en ce que le statut du serf est plus favorable que celui de l’esclave qui est, lui,
la propriété directe de son maître. Le serf a le droit, par contre, de rester sur la terre du
seigneur, pour sa famille et ses descendants, et la terre ne peut être vendue sans lui. Et
une fois qu’il a satisfait à ses obligations vis-à-vis du seigneur et de la communauté
villageoise, le serf peut garder le reliquat de la récolte et peut surtout travailler la terre
comme il l’entend. Ceci dit, le servage reste foncièrement basé sur un contrat implicite :
les serfs travaillent gratuitement sur les terres du seigneur, notamment dans le cadre de
la corvée, en échange de la protection que celui-ci leur accorde contre les agressions, les
vols et les pillages, qui étaient courants dans le Moyen Age Européen.
Enfin, vient l’étape du mode de production capitaliste où se réalise, comme on l’a vu, un
extraordinaire développement des forces productives. De même, le capitalisme donne
naissance, pour la première fois, à une production pour l’échange qui vise la réalisation
d’un profit : c’est l’économie de marché. Mais une autre caractéristique du capitalisme
est tout aussi essentielle : c’est la propriété privée des moyens de production qui est à
l’origine des rapports sociaux de production du capitalisme résumés par le salariat. En
effet, c’est parce que les moyens de production sont la propriété privée d’une minorité,
que la majorité, c’est-à-dire ceux qui ne possèdent rien en dehors de leur force de travail,
est obligée d’aller la vendre contre un salaire pour survivre. La lutte des classes oppose
donc ici les capitalistes aux salariés ou, en termes sociologiques, la bourgeoisie au
prolétariat. Selon Marx, cette lutte sera remportée, tôt au tard, par le prolétariat qui,
dans un premier temps, sera appelé à contrôler l’appareil de l’Etat en vue d’exercer sa
dictature sur la bourgeoisie et imposer la propriété collective des moyens de production.
C’est l’étape transitoire du socialisme. Après cette phase, et dans le cadre d’une
abondance fournie par des forces productives très développées, s’établira l’étape finale
de l’évolution historique à savoir le communisme. Cette étape verra la disparition de la
division en classes de la société et, avec elle, celle de l’Etat, plus de dix mille ans après
leur apparition avec la révolution néolithique.
En présentant les principaux apports théoriques de Ricardo, nous avions déjà annoncé
comment ce dernier préparait le terrain pour certaines analyses marxistes qui se situent
nettement dans son sillage. Nous avions en effet évoqué, tour à tour, la théorie de la
valeur basée sur la quantité de travail incorporé, la vision d’une baisse tendancielle du
taux de profit et la nature conflictuelle de la relation entre salaire et profit, donc entre
salariés et capitalistes. Il est donc utile de rappeler, à ce propos, que Marx trouve déjà
prêts, chez les économistes anglais, Smith et Ricardo essentiellement, les éléments sur
lesquels il bâtira sa célèbre théorie de la lutte des classes, notamment ses modalités de
déploiement au sein du mode de production capitaliste. Et cela, il le dit expressément
lui-même dans une lettre à J. Weydemeyer, datée du 5 mars 1852 : « Maintenant, en ce
qui me concerne, ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert l'existence des
classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu'elles s'y livrent. Des historiens
bourgeois avaient exposé bien avant moi l'évolution historique de cette lutte des classes et
des économistes bourgeois en avaient décrit l'anatomie économique ». Mais nous avions
également rappelé qu’en défendant la thèse de l’impossibilité d’une crise générale de
surproduction, Ricardo se plaçait sur un terrain qui ne sera pas celui des deux
principales hétérodoxies en économie : l’approche marxiste et l’approche keynésienne.
Celles-ci vont montrer, chacune à sa manière, la possibilité des crises et, pour la
première, leur caractère inéluctable.
Mais avant d’aborder la théorie des crises selon Marx, revenons à la théorie de la valeur
et regardons ce qu’a fait Marx de l’apport de Ricardo en la matière. Marx va s’approprier
la théorie de la valeur travail telle qu’il la trouve chez Ricardo, tout en la développant et
en l’améliorant sur certains détails et il aboutit à la proposition suivante : la valeur d’une
marchandise est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire à sa
production. Mais Il ne va pas s’arrêter là. Tout en rappelant que les plus grands
économistes classiques, Smith et Ricardo notamment, avaient admis que profit et rente
étaient des prélèvements opérés sur le fruit du travail, Marx va poser la problématique
suivante : pourquoi les travailleurs qui sont à l’origine de la valeur vivent dans la misère,
tandis que les capitalistes, eux, s’enrichissent ? Autrement dit, quelle est l’origine de
l’enrichissement des capitalistes, donc du profit ? Et c’’est à ce niveau que résidera le
grand apport de Marx à la théorie économique.
En effet, une fois qu’il a fondé la valeur sur le travail, Marx refuse la solution facile
adoptée par d’autres penseurs socialistes et qui consiste à expliquer le profit par le vol,
purement et simplement. Ceci serait sans doute le cas si les capitalistes achetaient le
travail des ouvriers et ne le paieraient donc pas à sa valeur. Non ! Marx considère qu’il
n’y a pas de vol dans cette affaire, car les capitalistes n’achètent pas le travail des
ouvriers, mais leur force de travail, c’est-à-dire leur capacité à travailler, qu’ils
emploieront, une fois achetée, dans leurs usines. Or, pour Marx, et conformément à la
théorie de la valeur travail, la force de travail est achetée à sa valeur, autrement dit, à la
quantité de travail nécessaire à sa (re)production ou la quantité de travail nécessaire à
la production du panier de marchandises nécessaires à sa subsistance. De ce point de
vue, l’origine du profit n’est certes pas le vol, mais c’est l’exploitation ! Car une fois
achetée la force de travail, le capitaliste pourra l’utiliser ou l’exploiter au-delà de sa
valeur ; il pourra l’utiliser pendant une durée qui est supérieur au temps de travail
nécessaire à sa reproduction. La différence entre le temps de travail réellement exercé
dans l’usine et le temps de travail correspondant à la valeur de la force de travail, c’est
un travail exercé mais non payé à l’ouvrier. Ce temps de travail non payé est ce que Marx
appelle la plus-value. C’est l’origine du profit des capitalistes.
Pour Marx, cette plus-value, et donc le profit, peut être augmentée de deux manières. Ou
bien en allongeant la journée de travail et gagner ainsi directement plus de travail non
payé. C’est ce que Marx appelle la plus-value absolue. Mais ce type d’augmentation a une
limite physique ; la journée de travail pouvant difficilement aller au-delà de 16 heures ne
serait-ce que pour accorder aux travailleurs leur temps quotidien de sommeil. C’est
pourquoi les capitalistes recourent à un autre moyen pour augmenter le travail non
payé. Celle-ci réside dans la diminution de la valeur du panier de marchandises
nécessaires à la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire faire en sorte que la
production de ce panier nécessite moins de travail. Cela revient à introduire du progrès
technique dans la production de ces biens de subsistance, donc dans l’agriculture. C’est
ce que Marx appelle la plus-value relative.
Cependant, nous avons anticipé plus haut que Marx se démarquait de Ricardo d’une
façon encore plus nette sur un autre terrain : celui de l’approche des crises de
surproduction générale. Car si le premier, en bon adepte de la « loi des débouchés », les
considérait comme impossibles, le second va, au contraire, montrer qu’elles sont
inéluctables en tant que résultats nécessaires de la logique même du fonctionnement du
capitalisme. On a vu, en effet dès Malthus, que la possibilité des crises apparaît dès que
l’achat et la vente se dissocient dans le temps. Cette séparation qui n’existe pas bien sûr
dans le troc, mais dans une économie marchande où les biens ne sont pas produits pour
satisfaire des besoins immédiats, mais pour être échangés et, dans le capitalisme, afin de
réaliser la plus-value qu’ils contiennent et réaliser un profit. L’économie marchande
abrite donc la possibilité de crise parce que la monnaie dissocie l’acte de l’échange en
deux phases, « vendre pour acheter » selon la formule générale de la marchandise (M – A
– M’), et « acheter pour vendre » dans la formule du capital (A – M – A’), ne serait-ce qu’à
cause du risque de thésaurisation qui peut être à l’origine d’un blocage des échanges.
Mais le problème se pose également dans la formule générale du capital. Car le
capitaliste utilise une somme (A) pour acheter des marchandises (M) (du capital
constant et de la force de travail) qu’il combine lors du processus de production pour
produire une marchandise (M’) dont la réalisation sur le marché lui procure (A’), avec A’
> A.
Les crises sont donc possibles dans un cadre marchand et encore plus dans un cadre
capitaliste. Mais sont-elles inévitables ? Sont-elles inhérentes au fonctionnement du
mode de production capitaliste ? C’est ce que Marx essayera de montrer. Pour lui, les
crises sont consubstantielles au capitalisme et elles renvoient à deux questions : la
surproduction et la sous-consommation, toutes deux combinées avec la dynamique du
profit. En effet, pour Marx, le but du capital n’est pas de satisfaire des besoins, mais de
générer des profits. Ceci signifie que les niveaux de production sont réglés sur les
capitaux disponibles et leur rentabilité et non sur les besoins effectifs de consommation.
De plus, et étant donné le caractère privé de la propriété des moyens de production et
des décisions économiques, on se trouve dans un contexte d’une « anarchie de la
production capitaliste » où il n’y a pas de coordination ex ante qui fixe les
investissements à réaliser dans chaque section de façon à réaliser la proportionnalité
intersectorielle qui va de pair avec une reproduction élargie du capital. Dès lors, la
régulation ne peut plus se faire qu’ex post par le marché, qui sanctionne à sa manière les
mauvaises décisions. D’un autre côté, « l’anarchie » du capitalisme se manifeste
également par un déséquilibre permanent entre production et consommation, celle-ci
étant limitée dans le cadre de ce mode de production : « Le marché s’agrandit moins vite
que la production ; autrement dit … le marché semble trop étroit pour la production ». Or,
l’extension de ce dernier est freinée à deux niveaux : celui des capitalistes, qui limitent
leur consommation pour épargner et investir ; celui des ouvriers dont le revenu est
limité au « minimum de subsistance ». La combinaison de ces deux limites fait en sorte
que la production capitaliste se trouve nécessairement face à un problème de
débouchés.