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Ghislain Deleplace, Christophe Lavialle, "Histoire de la pensée

économique", Paris, Dunod, 1e édition, 2008, pp 147-150.

37 L’économie comme science :


la naissance d’une conviction
Point clef
La question de la scientificité de l’économie s’est posée très tôt, à la fois en raison de la nature
quantitative des phénomènes que l’économie étudie (de la propension au calcul que cette nature
induit et du matériau empirique qu’elle fournit une fois relatée dans des comptabilités) et de sa
propension à l’abstraction et à la modélisation, qui font converger ses méthodes vers celles des
sciences « exactes ».
C’est cependant à partir de la révolution marginaliste et de la volonté de produire une « économie
politique pure » (Léon Walras) que l’économie, devenue science économique, revendiquera le plus
explicitement cette proximité. Se définissant alors comme « science des choix », elle revendiquera
alors, fort de sa méthode et de cette proximité, de pouvoir traiter de l’ensemble des comportements
humains.
Pour autant, la conviction de la scientificité de l’économie demeure mal partagée.

1. DE « L’ÉCONOMIE POLITIQUE » À LA « SCIENCE ÉCONOMIQUE »


a) L’émergence de la discipline comme « économie politique »
L’analyse économique s’est développée en tant que corpus théorique lorsque le
capitalisme a émergé progressivement de l’économie féodale à partir des XVIe et
XVIIe siècles et lorsque la recherche de la richesse, après avoir été tenue pour une
passion perverse, se trouve réhabilitée avec le début de la sécularisation de la
société (cf. fiches 3 à 6). Elle se constitue alors comme une « économie politique » :
en effet, alors que dans les « sciences dures », les chercheurs veulent comprendre la
nature pour la transformer, l’objet de l’économie est de comprendre les rapports
entre les hommes et la manière dont émergent des ordres sociaux. Ceci pose néces-
sairement la question du pouvoir et des rapports entre l’économique et le politique.
Les grands courants successifs de l’analyse économique, jusqu’à la rupture néo-
classique, se sont alors construits comme des représentations situées de la société.
Les « mercantilistes » expriment le point de vue de la bourgeoisie commerciale en
constitution (cf. fiche 6), les « physiocrates » défendent explicitement le projet poli-
tique d’une monarchie « éclairée », continuant de diffuser ce qui doit être, de leur
point de vue, le « projet » de l’aristocratie foncière (cf. fiche 8). Les « classiques »
rationalisent le point de vue de la bourgeoisie industrielle (cf. fiche 9), tandis
que Marx revendique de fonder scientifiquement le socialisme de manière à armer
idéologiquement le prolétariat (cf. fiche 17).
b) La théorie néoclassique ou la croyance en une science économique universelle
La théorie néoclassique, issue de la « révolution marginaliste » (cf. fiche 20), constitue,
de ce point de vue aussi, une rupture dans la pensée économique. Construite sur le
modèle de la physique mécanique, elle a une prétention à la neutralité et à l’universa-
lisme. Cette théorie se veut ahistorique et apolitique. Le paradigme central (rationalité,
maximisation, équilibre), qui constitue la base unificatrice et intégratrice de la théorie
néoclassique, est considéré comme inaliénable.
C’est à partir de ce moment que la discipline veut définitivement établir son auto-
nomie et son emprise en se définissant comme science et en empruntant méthode,

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Fiche 37 • L’économie comme science : la naissance d’une conviction

concepts et langage aux sciences « dures », en particulier à partir de la formalisation


mathématique de ses raisonnements. C’est aussi sur cette base, qu’elle a aujourd’hui
prétention à régner sur l’ensemble des sciences humaines et sociales, au nom de la
prééminence que lui conférerait sa méthode « scientifique ».

2. SCIENCE ET IDÉOLOGIE
a) L’analogie avec les sciences « dures » : une question de « grandeur(s) » ?
La science économique, interrogation sur la formation des grandeurs économiques
(cf. fiche 1), est logiquement conduite à recourir à la mesure, au calcul et finale-
ment aux concepts et aux méthodes des sciences « dures », et en particulier aux
concepts et à l’outil mathématique.
En outre, la science économique se fonde en s’affranchissant de la tutelle de la philo-
sophie politique et sociale, ce qui ne peut se faire qu’en revendiquant sa particularité
(sur le questionnement et sur les réponses) et en se rapprochant d’une « autre »
zone d’attraction (sur les méthodes), surtout si celle-ci est prestigieuse (et confère
une certaine « grandeur » !).
b) L’impérialisme contemporain de la « science économique »
Depuis la fin des années 1960, la « science économique » ne prétend plus seule-
ment expliquer l’action économique ; elle applique sa méthodologie à la totalité de
l’action sociale et imprègne l’ensemble des sciences sociales. Ce fut l’issue de
l’entreprise initiée par Théodore Schultz et Gary Becker avec la théorie du capital
humain : ainsi, l’amour, la religion, le sport, le crime entrent dans la logique du
choix rationnel, selon laquelle l’individu rationnel, seul sujet reconnu, ne veut qu’une
chose majeure : maximiser son gain et minimiser son effort.
La science économique, « science des choix en univers de rareté », n’est donc plus
réputée devoir se confiner à une analyse de la richesse et de ses déterminants. Elle
devient « une théorie générale de l’agir humain ». L’individu comme tel, universel,
abstrait et asocial, en prise avec des besoins illimités, est l’unique source de construction
des sociétés.
3. LES LIMITES D’UNE ANALOGIE AVEC LES SCIENCES « DURES »
a) Une « science » humaine
c Le rôle des croyances
Les théories économiques portent sur des sociétés formées d’êtres humains, qui
sont à la fois influencés par elles et les engendrent. Leurs « croyances », concernant
ce que vont faire les autres (attitude face à l’incertitude économique endogène) ou
ce que peut réserver l’avenir (attitude face à l’incertitude économique exogène), en
particulier, exercent une influence déterminante sur leurs actions et donc sur l’issue
du processus économique. Il n’existe donc pas une « réalité » économique qui serait
extérieure à ce que produisent les agents économiques eux-mêmes. Un cas extrême
est celui « d’auto-réalisation », rencontré par exemple sur les marchés financiers,
où, en agissant sur la base de leurs croyances, les agents économiques provoquent
la situation à laquelle ils s’attendaient.
L’économie qu’il s’agit d’étudier ne peut alors posséder les caractéristiques de
régularité observables, par exemple dans les sciences de la nature.

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Fiche 37 • L’économie comme science : la naissance d’une conviction

c Des tendances plus que des lois

Est-ce à dire que la réalité est impossible à interpréter et que les économistes sont
condamnés à ne jamais pouvoir prévoir les phénomènes ? Non. Simplement, ceux-ci
n’ont pas le caractère d’universalité des résultats que l’on peut obtenir dans les
sciences naturelles. De ce point de vue, l’économie met davantage en évidence des
« tendances » que des « lois ». Le mot « tendance » suggère une direction, un sens,
mais pas un résultat certain. La tendance est elle-même la manifestation d’une loi,
mais celle-ci n’apparaît pas clairement en raison de l’existence d’éléments pertur-
bateurs non négligeables, qu’on peut qualifier de « contre-tendances » et dont il
n’est pas possible d’isoler les effets. Ainsi, plutôt que de parler de « loi » d’égalisa-
tion des taux de profit (largement évoquée par David Ricardo, cf. fiche 14, ou Karl
Marx, cf. fiche 17), on dira qu’il y a une « tendance » parce que cette égalisation
peut demander du temps et que la démonstration demande aussi des ressources en
collecte d’information et en comparaison des divers types de profits et des risques
qui leur sont associés.
Le problème posé alors au théoricien, si la baisse du taux de profit n’est pas très
nette, est celui de savoir si c’est en raison de l’existence de contre-tendances ou si
cela est dû au caractère erroné de la théorie, la tendance à la baisse n’existant pas.
Comme l’expérience contrôlée ne permet pas de trancher, les deux points de vue
peuvent continuer de coexister indéfiniment.
b) Une science « sociale »
c Une connaissance historiquement datée et géographiquement située

L’approche néoclassique standard a pour trait caractéristique de considérer le marché


concurrentiel comme le dispositif institutionnel fondamental, celui qui est censé
permettre une résolution efficiente de tous les problèmes de coordination auxquels
l’ordre marchand peut être confronté. Cette approche en vient alors à considérer le
marché comme une institution naturelle, comme le corollaire obligé de la rationalité
individuelle.
Or, l’histoire économique, comme l’observation présente de la diversité des confi-
gurations de l’économie marchande et du capitalisme, indique que, plus vraisem-
blablement, le marché est une construction sociale particulière qui nécessite pour
émerger et être « institué » que soit réuni un ensemble de conditions sociales tout à
fait spécifiques.
Plus généralement, peut s’imposer l’idée que le capitalisme ne se réduit pas au seul
marché, mais résulte de l’articulation de marchés et d’autres « formes institution-
nelles », comme les firmes, le système des paiements, le droit, mais aussi les liens
hiérarchiques, les conventions ou les normes (cf. fiches 35 et 36).
Il en résulte que la « réalité » économique qu’il s’agit d’appréhender est plongée
dans un flux historique et anthropologique irréductible, qui devrait conduire à
renoncer à l’ambition de fonder l’universalité des « lois » économiques.
c Science et doctrine en économie

Le théoricien est, qu’il le veuille ou non, partie prenante des sociétés qu’il étudie,
parce qu’il a forcément une opinion sur elles et donc sur ce qu’il faut faire pour les
rendre meilleures. C’est pourquoi les économistes se contentent rarement de cons-
tater ce qui est (ou ce qu’ils croient être), du fait qu’ils peuvent difficilement
s’empêcher de dire ce qui doit être (ce qu’ils pensent être bon pour la société).
L’existence fréquente de cette dimension normative dans le discours des économistes

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Fiche 37 • L’économie comme science : la naissance d’une conviction

est source de nombreuses confusions. Elle explique notamment certaines réticences


à considérer leur démarche comme scientifique.
La seule exigence que l’on puisse alors avoir à leur endroit est qu’ils acceptent
l’idée que leur horizon demeure celui de l’économie politique et qu’ils s’efforcent
de fonder rationnellement un point de vue qui demeure irréductiblement subjectif.
Au total, la question de la scientificité de l’économie ne se pose pas. Ce qui caractérise
toutes les sciences, c’est le travail des praticiens, le développement d’outils intellectuels
qui permettent d’améliorer la compréhension que l’on a du réel, de dépasser les
simples perceptions des sens. En ce sens, l’économie n’a rien à envier (ni de leçons
à donner d’ailleurs) aux autres disciplines scientifiques : elle est bien le lieu d’un
« progrès organisé des connaissances » (Carl Sagan), même si ces connaissances
demeurent approximatives, historiquement datées et géographiquement situées.

Citations
• La science économique…
« L’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins
et les moyens rares à usages alternatifs. » (Lionel Robbins, La nature et la signification de la science
économique, 1932).
« Quant aux économistes qui, sans savoir en quoi consistent les mathématiques, ont décidé
qu’elles ne sauraient servir à l’éclaircissement des principes économiques, ils peuvent s’en aller
répétant que la liberté humaine ne se laisse pas mettre en équations ou que les mathématiques
font abstraction des frottements qui sont tout dans les sciences humaines et autres gentillesses de
même force. » (Léon Walras, Éléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale,
1874).
• … Son impérialisme revendiqué…
« Toute question qui pose un problème d’allocation de ressources et de choix dans le cadre d’une
situation de rareté caractérisée par l’affrontement de finalités concurrentes relève de l’économie
et peut donc être traitée par l’analyse économique. » (Gary Becker, L’approche économique du
comportement humain, 1976).
• … Et accepté
« Aujourd’hui, les prétentions des économistes ont impressionné les autres représentants d’autres
branches des études sociales, qui singent les économistes singeant les physiciens. » (Joan Robinson,
Hérésies économiques, Calmann-Levy, 1972).

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