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L'Homme

Objets et méthodes de l'anthropologie économique


Maurice Godelier

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Godelier Maurice. Objets et méthodes de l'anthropologie économique. In: L'Homme, 1965, tome 5 n°2. pp. 32-91;

doi : https://doi.org/10.3406/hom.1965.366714

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1965_num_5_2_366714

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32.

OBJET ET MÉTHODES DE L'ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE

par

MAURICE GODELIER

L'anthropologie économique1 a pour objet l'analyse théorique comparée des


différents systèmes économiques réels et possibles. Pour élaborer cette théorie,
elle tire sa matière des informations concrètes fournies par l'historien et
l'ethnologue sur le fonctionnement et l'évolution des sociétés qu'ils étudient.
A côté de F « économie politique » vouée, semble-t-il, à l'étude des sociétés
industrielles modernes, marchandes ou planifiées, l'anthropologie économique
se veut en quelque sorte comme 1' « extension » de l'économie politique aux
sociétés abandonnées de l'économiste. Ou du moins, par son projet même,
l'anthropologie économique fait apparaître paradoxalement l'économie
politique, ancienne ou récente, comme une de ses propres sphères particulières
éclairant les mécanismes singuliers des sociétés industrielles modernes. Ainsi par
son projet, l'anthropologie économique prend à sa charge l'élaboration d'une
théorie générale des diverses formes sociales de l'activité économique de l'homme
car l'analyse comparée devrait nécessairement déboucher un jour sur des
connaissances anthropologiques générales.
Mais aujourd'hui, l'étude comparée des systèmes économiques est plus et
autre chose qu'une nécessité théorique imposée par le souci abstrait d'étendre
le champ de l'économie politique et de l'unifier sous le corps des principes d'une
hypothétique théorie générale.
L'urgence concrète et impérieuse des transformations de ce morceau du monde
resté « sous-dé veloppé » donne un caractère pratique à l'exigence de comprendre
les systèmes économiques d'autres sociétés. Il faut d'ailleurs se souvenir que cette
double exigence théorique et pratique de comparer des systèmes économiques

* Ce texte est extrait d'un ouvrage collectif : L' Économique et les Sciences humaines,
à paraître aux éditions Dunod en 1965.
1. Le terme apparaîtrait, selon Herskovits, en 1927 avec l'article de Gras, «
Anthropology and Economies », The Social Sciences and Their Interrelation, Ogburn, pp. 10-23.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 33

différents s'est manifestée dès la naissance de l'économie politique classique et


en fut même la raison d'être.
Pour les physiocrates, à la recherche des principes d'une économie «
rationnelle » parce que « naturelle b1, les structures et les règles économiques de l'ancien
régime héritées de la féodalité, apparaissaient comme autant d'entraves au
progrès du commerce et de la production, donc au bien-être et à l'harmonie de la
société. Il devenait nécessaire de changer ou de détruire le vieil édifice économique
« irrationnel » pour mettre le monde en accord avec les principes de la Raison
naturelle. Dès l'origine, la réflexion économique se trouvait ainsi engagée dans la
tâche double d'expliquer « scientifiquement » le fonctionnement différent de deux
systèmes économiques historiques dont l'un était encore en train de naître dans
les flancs de l'autre et de justifier « idéologiquement » la supériorité de l'un sur
l'autre, sa « rationalité ». Et dans cette même double voie, A. Smith et Ricardo,
les vrais fondateurs de l'économie politique, se maintinrent. Mais, de ce fait,
celle-ci se trouvait être à la fois science et idéologie et installée, par cette dualité,
dans une ambiguïté qu'il lui fallut sans cesse abolir en se purifiant de sa partie
idéologique pour se reconquérir comme domaine scientifique chaque fois plus
vaste. C'est ainsi que la critique socialiste du libéralisme et de son apologie d'une
société que les principes du laissez-faire et de la concurrence devaient maintenir
mécaniquement en un état d'harmonie sociale, est venue mettre au jour certains
des contenus idéologiques de l'économie politique classique et exiger d'elle une
réponse nouvelle, scientifique, à des problèmes qu'elle ne pouvait, faute de critique
idéologique, voir ou poser réellement : problème du sous-emploi, de l'inégalité
économique, des crises cycliques, etc.
Dès lors, on comprend que la notion de « rationalité », sise au cœur de toute
la réflexion économique, soit la plus nécessaire et la plus contestée de toutes les
catégories de l'économie politique. Si l'anthropologie économique est un
élargissement de l'économie politique, elle doit conduire celle-ci à un renouvellement
de la notion de rationalité économique. Mais ce sera seulement le terme de ses
réponses à une chaîne de questions aussi redoutables qu'inévitables :
Quel est le domaine d'activités humaines qui fait l'objet propre de la science
économique ? Qu'est-ce qu'un « système » économique ? Qu'appelle-t-on « loi »

i. Cf. Mercier de la Rivière : « L'intérêt personnel presse vivement et perpétuellement


chaque homme en particulier de perfectionner, de multiplier les choses dont il est vendeur,
de grossir ainsi la masse des jouissances qu'il peut procurer aux autres hommes, afin de grossir
par ce moyen la masse des jouissances que les autres hommes peuvent lui procurer en échange.
Le monde alors va de lui-même. » [L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767,
chap, xliv, éd. Daire, p. 617.)
En 1904 Rist déclarait encore : « La libre concurrence réalise la justice dans la
distribution des richesses comme le maximum de bien-être dans l'échange et la production. » («
Économie optimiste et économie scientifique », article de la Revue de Métaphysique et de Morale,
de juillet 1904.)
Voir A. Shatz, L' Individualisme économique et social, Paris, A. Colin, 1907, chap. iv.
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économique ? Y a-t-il des lois « communes » à tous les systèmes ? Et enfin


qu'entend-on par « rationalité » économique ?
Il va sans dire que nous ne pourrons qu'aborder, dans ces quelques pages,
ces thèmes immenses et que nous voulons seulement proposer nos réflexions
comme de simples hypothèses livrées à la contestation et à la critique.

I. — La notion de système économique


ET L'ANALYSE DE SON FONCTIONNEMENT

Le domaine de V « Économique ».

L'objet de l'anthropologie économique, l'étude des systèmes économiques,


semble, au premier abord, un domaine aux contours nets que l'on devrait cerner
sans surprise. Mais avant même de s'interroger sur ce que l'on entend par «
système », quelles activités sociales le terme « économique » permet-il d'isoler
soigneusement d'autres rapports sociaux noués autour de la politique, de la parenté, de
la religion ? Avons-nous d'ailleurs à faire avec un domaine d'activités spécifiques
ou avec un aspect spécifique de toute activité humaine ?
La production de biens d'équipement aux États-Unis, le débroussaillage
collectif d'un champ par les hommes d'un village de Nouvelle-Guinée, la gestion
de la Banque Fugger au xvie siècle, le stockage des produits agricoles et
artisanaux dans les greniers d'État et leur répartition sous l'Empire Inca, la
nationalisation de la propriété du sous-sol en U.R.S.S., la consommation des ménages
à Abidjan semblent des activités spécifiquement économiques, mais les
prestations de cadeaux entre clans donneur et preneur de femmes chez les Siane de
Nouvelle-Guinée, la lutte de prestige et la compétition des dons et contre-dons
dans le potlatch des indiens Kwakiutl, l'offrande quotidienne des repas sacrés
aux dieux égyptiens semblent des réalités sociales aux significations multiples
dont la finalité essentielle n'est pas économique et où l'économique ne représente
qu'une face d'un fait complexe. Y a-t-il donc un élément commun qui fasse
relever d'un même domaine et d'une même définition un champ particulier
d'activités et en même temps un aspect particulier de toutes les activités humaines
qui n'appartiennent pas à ce champ ?
Répondre à cette question, c'est s'engager dans le labyrinthe obscur des
définitions de l'économique et vouloir mettre un terme aux interminables et vains
affrontements où elles se déchirent. L'économique a d'abord été défini de Platon1

i. Platon, La République, 369 b à 373 d, éd. Budé ; Aristote, La Politique, livre I,


chap. 2, 3, 4, traduction Thurot, éd. Garnier, pp. 7 à 34 ; Les Économiques, livre II, chap. 1,
traduction Tricot, éd. Vrin, pp. 31 à 35 ; Xénophon, De l'Économie, éd. Hachette, 1859,
pp. 137 à 196 ; Marshall, Principles of Economies, 8e édition, Macmillan, chap. 1, p. 1 :
« L'Économie Politique ou Économique est une étude de l'Humanité dans les affaires
ordinaires de la vie ; elle examine cette part de l'action individuelle et sociale qui est étroitement
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 35

à A. Smith comme la richesse matérielle des sociétés. Cette définition vise des
structures du monde réel et K. Polanyi l'appelle pour cette raison « substantive m1.
Cependant réduire l'activité économique à la production, la répartition et la
consommation de biens c'est l'amputer du champ immense de la production et
de l'échange des services. Lorsqu'un musicien reçoit des honoraires pour un
concert, il n'a produit aucun bien matériel mais un « objet » idéal à consommer
qui est un service. La définition ancienne de l'économique, si elle n'est pas
complètement fausse, ne suffit cependant pas à unifier en un seul domaine les deux groupes
de faits dont elle doit rendre compte.
A l'opposé, on a voulu voir seulement dans l'économique un aspect de toute
activité humaine. Est économique toute action qui combine des moyens rares
pour atteindre au mieux un objectif. La propriété formelle de toute activité
finalisée de posséder une logique qui en assure l'efficacité face à une série de
contraintes, devient le critère de l'aspect économique de toute action. Ce critère,
Von Mises2, Robbins3 et, plus près de nous, Samuelson4 l'adoptent chez les
économistes et Herskovitz5, Firth6, Leclair7, Burling8 chez les anthropologues
économistes suivis, partiellement, par Polanyi, Dalton.
Certes le comportement d'un entrepreneur ou d'une firme qui s'efforce de
maximiser ses profits et organise en conséquence la stratégie de sa production et
de ses ventes, relève de ce critère et semble témoigner sans conteste de son
évidence. Mais si nous reprenons la définition de Robbins de l'économie « science
qui étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des
moyens rares qui ont des usages alternatifs » (p. 6), nous constatons qu'elle ne
saisit pas l'économique comme tel et le dissout dans une théorie formelle de l'action
finalisée où rien ne permet plus de distinguer l'activité économique de l'activité
orientée vers la recherche du plaisir, du pouvoir ou du salut. A ce prix si toute
action finalisée devient en droit économique, aucune ne le reste en fait.

consacrée à atteindre et à utiliser les conditions matérielles du bien-être. » Voir sur l'Histoire
de la Pensée Économique : Schumpeter, History of Economie Analyses, 1955, 2e partie,
chap. 1, 2, pp. 51 à 142.
1. K. Polanyi. « The Economy as Instituted Process », Trade and Market in Early
Empires, 1957, Free Press. La définition « substantive » de l'économique désigne un «
processus institué d'interaction entre l'homme et son environnement qui aboutit à fournir de
façon continue les moyens matériels de satisfaire les besoins », p. 248.
2. Von Mises, Human Action, Yale University Press, 1949.
3. Robbins, The Subject Matter of Economies, 1932, chap. 1, 2.
4. Samuelson, Economies, an Introductory Analysis, New York, MacGraw-Hill, 1958,
chap. 2.
5. Herskovits, Economie Anthropology, New York, Knopf, 1952, chap. 3.
6. Firth, Primitive Polynesian Economy, 1939.
7. Leclair, « Economic Theory and Economic Anthropology », American Anthropologist,
1962, n° 64.
8. Burling, « Maximization Theories and theStudy of Economic Anthropology », American
Anthropologist, 1962, n° 64.
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L'absurdité de cette thèse a été mise au jour par l'un de ses partisans les plus
subtils, R. Burling, qui déclare : « II n'y a pas de techniques ni de buts économiques
spécifiques. C'est seulement la relation entre des fins et des moyens qui est
économique... Si tout comportement impliquant une ' allocation ' (de moyens) est
économique, alors la relation d'une mère à son bébé est également une relation
économique ou plutôt a un aspect économique tout autant que la relation d'un
employeur avec son ouvrier salarié » (p. 811)1. Cette position l'amène logiquement
à voir dans la théorie freudienne de la personnalité gouvernée par le principe
de plaisir, dans l'analyse de Leach2 des systèmes politiques birmans, dans la
théorie du pouvoir de Lasswell3 ou dans l'essai de G. Zipf4 sur « le moindre effort »,
des expressions équivalentes du principe « économique » de l'usage optimal de
moyens rares5. La voie de ce critère abstrait l'amène, comme le « mauvais »
formalisme selon Hegel, à confondre ce qu'il faut distinguer au sein d'une nuit « où
tous les chats sont gris ».
Ce n'est d'ailleurs pas un paradoxe de prétendre que la preuve même de
l'impuissance radicale de la théorie formelle de l'action à définir l'économique comme
tel se trouve être la fécondité même de la Recherche opérationnelle qui a tant
perfectionné, ces dernières années, les instruments pratiques de la gestion
économique. La théorie formelle y voit certainement le témoignage de son évidence
apodictique, mais la Recherche opérationnelle n'est pas une branche de
l'économique, c'est un ensemble de procédures mathématiques de calcul qui permettent
de minimiser ou de maximiser la valeur d'une fonction-objectif. Que l'objectif
soit la destruction maximum des points stratégiques d'un dispositif militaire
ennemi, la circulation optimale du parc d'autobus parisiens, la transmission d'un
flux d'informations, la gestion « rationnelle » des stocks d'un grand magasin, une
partie d'échecs, les procédures mathématiques restent «indifférentes » aux « objets »
qu'elles manipulent et la logique du calcul reste partout la même. Ainsi la
Recherche opérationnelle ne définit pas plus l'économique qu'elle ne définit l'art
militaire ou la théorie de l'information. Au contraire, pour s'exercer, elle suppose

1. R. Firth s'était engagé dans la même direction lorsqu'il déclarait dans Elements of
Social Organization, Watts, 1951, p. 130 : « L'exercice du choix dans les relations sociales
implique une économie des ressources de temps et d'énergie. En ce sens, un mariage a un
aspect économique... tout à fait à part de l'échange de biens et de services... mais par
convention l'économie se borne aux champs de choix qui impliquent biens et services. » Du fait
évident que l'homme, comme tout être vivant, a besoin de temps pour faire n'importe quoi,
n'importe quoi aurait « naturellement » un aspect économique.
2. Leach, Political systems of Highland Burma, Cambridge (Mass.), 1954.
3. Lasswell, Power and Personality, New York, Worton, 1948.
4. Zipf, Human Behaviour and the Principle of Least Effort, Cambridge (Mass.),
1949.
5. Dans Capitalism, Socialism and Democracy, Schumpeter en vint à affirmer que la
« logique » de l'activité économique est le fondement des principes de « toute » logique. Ce coup
de force pour réduire à ou déduire de l'économique le non-économique est le produit habituel
de 1' « économisme », impérialisme naïf d'une science par rapport aux autres.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE y]

que ces « objets » existent déjà et soient définis, et que leur manipulation pose
le type de problèmes qu'elle saura résoudre1. Or le principe des pratiques de la
Recherche opérationnelle, réaliser la meilleure combinaison de moyens limités
pour atteindre un objectif quantifiable, est précisément le principe formel invoqué
par Robbins, Samuelsons, Burling pour définir spécifiquement l'économique. Si
la Recherche opérationnelle ne peut définir les objets qu'elle manipule, le principe
qui la fonde ne le pourra pas plus.
Nous voici, au terme de ces deux analyses, devant une définition « réelle »
insuffisante parce que partielle et partiale, et une définition générale « formelle »
sans prise directe sur son objet.2
Le chemin pour progresser semble clair, nous dégager complètement de
l'impasse du formalisme et nous engager dans le sentier à demi ouvert du réalisme.
Puisque la définition « réaliste » était insuffisante, d'amputer l'économique de
la réalité des services, allons-nous façonner une définition unifiante en déclarant
que l'économie est la théorie de la production, de la répartition et de la
consommation des Biens et des Services ?
Mais il n'est pas difficile de voir que l'on tombe, pour des raisons inverses,
dans la même impuissance que la théorie formelle. Si est économique la
production des services alors l'économique absorbe et explique toute la vie sociale, la
religion, la parenté, la politique, la connaissance. De nouveau tout devient en
droit économique, rien ne le reste en fait.
Sommes-nous condamnés, comme le pense ironiquement Burling, à dire que
l'économique est la production, la distribution, la consommation de services
« économiques » et à nous murer définitivement dans cette belle tautologie ?
Non, car la définition réaliste est fausse parce qu'elle fait appartenir à
l'économique toute la production des services, tous les aspects d'un service alors que
n'appartient à l'économique qu'un aspect de tout service3. Reprenons l'exemple

1. Voir F. N. Trefethen, « Historique de la Recherche opérationnelle » dans Introduction


à la Recherche opérationnelle de Me Closkey et Prefethen, Dunod, 1959, pp. 7 à 20. Plus
précisément, Pierre Massé écrivait dans son article « Économie et Stratégie » : « M. T. Koop-
mans a défini l'activité de production comme la « meilleure utilisation de moyens limités en
vue d'atteindre des fins désirées ». Si différentes que soient nos fins respectives, il me semble
que cette définition pourrait s'appliquer tout aussi bien à l'art militaire. » In Operational
Research in Practice, Pergamon Press, 1958, pp. 114-131 (souligné par nous).
2. Pour cette raison, la position de Polanyi et de Dalton qui prétendent juxtaposer sous
un même terme les deux définitions de l'économique, l'une « formelle », l'autre « substantive »,
nous semble un échec théorique. {Trade and Market, pp. 245-250.) Les auteurs reconnaissent
eux-mêmes que ces deux définitions n'ont aucun rapport et que la définition formelle exprime
la logique de toute action « rationnelle ». Leur position de compromis les place ainsi en porte-
à-faux en face du problème de la « rareté ». Cf. Neil J. Smelser, « A Comparative View of
Exchange Systems », in revue Economie Development and Cultural Change, 1959, vol. 7,
pp. 176-177.
3. Voir dans cette direction Walter C. Neale, « On Defining « Labor » and « Services » for
comparative Studies », American Anthropologist, dec. 1964, vol. 66, p. 1305.
38 MAURICE GODELIER

d'un musicien ou d'un chanteur. Qu'y a-t-il d'économique dans son « récital »,
l'œuvre de Mozart qu'il interprète, la beauté de sa voix, le plaisir qu'elle procure,
le prestige qu'il en retire ? Non et c'est une évidence commune. Est économique
le fait qu'on paie pour entendre ce chant et que le chanteur reçoit une partie de
cet argent. Par là existe un aspect économique du rapport social entre le chanteur
et son public, entre le producteur et les consommateurs de cet objet idéal qu'est
l'opéra Don Juan.
Avec ce « cachet » le chanteur pourra peut-être vivre, entretenir sa famille,
perfectionner son art, se procurer une partie ou l'ensemble des biens et services
qu'il désire ou qui lui sont nécessaires. Cet argent est donc pour lui l'équivalent
virtuel des conditions pratiques de la satisfaction de ses besoins, de ses désirs.
L'importance du cachet lui sert en même temps d'indicateur de son succès auprès
du public. Mais il est difficile de prétendre que l'objectif prioritaire d'un artiste
soit de maximiser ses gains. Il est plutôt la recherche d'une plus grande perfection
dans son art et de la reconnaissance de cette perfection à travers la faveur et
l'émotion esthétique du public. Pour l'auditeur, le prix de sa place constitue
l'aspect économique de son goût pour la musique. Cela suppose un choix dans
l'usage de ses revenus et leur distribution, selon une échelle personnelle de
préférence, sur une série d'objectifs de consommation. Quant au propriétaire de la
salle et organisateur du spectacle, son but est sans conteste de tirer la plus grosse
« recette » de la vente d'un service à une clientèle et cela détermine le choix de
la vedette, le prix des places, la fréquence des représentations, etc. Mais on peut
aussi supposer que le concert est gratuit, l'opéra une entreprise d'État et que les
frais du spectacle sont couverts par l'État sans que celui-ci en tire aucun profit
monétaire.
A la place du chanteur d'opéra, on peut prendre l'exemple d'un « griot »
malinké qui chante devant un prince Keita les exploits de Soundyata, le
légendaire roi de l'ancien Mali1. L'aspect économique de son activité ne se manifestera
pas, cette fois, dans l'argent gagné mais dans les cadeaux et les faveurs dont le
comblera le maître de maison. Et ce n'est pas seulement pour ces cadeaux que
le Griot chante bien et tire des accords merveilleux de la Kora mais c'est parce
qu'il chante et joue merveilleusement qu'on le comble de cadeaux. Pour le Prince,
la renommée du Griot est le miroir de son propre prestige et la magnificence de
ses dons le symbole visible de sa propre puissance.
On peut, dans la même perspective, analyser les offrandes d'un prêtre à son
dieu ou les dons des fidèles à ce prêtre, les cadeaux d'un clan preneur à un clan
donneur de femmes. Dans chacun de ces rapports sociaux, que l'argent
intervienne ou non, l'aspect économique est celui de l'échange d'un service contre des

i. V. Monteil, « Les empires du Mali », Bulletin du Comité d' Études historiques de l'A .O.F.,
1929, t. XII, pp. 291-447.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 39

biens et des services1. Ainsi, à condition de ne pas réduire la signification et la


fonction d'un service à son aspect économique ou de déduire cette signification
et cette fonction de cet aspect, l'économique peut être défini, sans risque de
tautologie, comme la production, la répartition et la consommation des biens et
services. Il constitue à la fois un domaine d'activités particulières (production,
répartition, consommation de biens matériels : outils, instruments de musique,
livres, temples, etc.) et un aspect particulier de toutes les activités humaines
qui n'appartiennent pas en propre à ce domaine mais dont le fonctionnement
entraîne l'échange et l'usage de moyens matériels. L'économique se présente donc
comme un champ particulier de rapports sociaux à la fois extérieur aux autres
éléments de la vie sociale et intérieur, c'est-à-dire comme la partie d'un tout qui
serait à la fois extérieure et intérieure aux autres parties, comme la partie d'un
Tout organique. La tâche de l'anthropologue économiste est d'analyser à la fois
cette extériorité et cette intériorité et de pénétrer au fond de son domaine
jusqu'à ce que celui-ci s'ouvre sur d'autres réalités sociales et y trouve la partie de
son sens qu'il ne trouve pas en lui-même. Plus l'économie d'une société est
complexe, plus elle semble fonctionner comme un champ d'activité autonome
gouverné par ses lois propres et plus l'économiste aura tendance à privilégier
cette autonomie et à traiter en simples « données extérieures » les autres éléments
du système social. La perspective anthropologique, comme le souligne Dalton2,
interdit au contraire de décrire l'économique sans montrer en même temps sa
relation avec les autres éléments du système social.

La notion de « Système ».

Maintenant que le domaine de l'économique est reconnu, il faut rendre compte


d'une de ses « propriétés » qui est d'apparaître comme un « système »3. D'autres
domaines de la nature et de la culture possèdent cette même propriété puisqu'on
parle de « système nerveux », de système « politique », de système philosophique.
Il faut donc définir cette propriété commune à n'importe quel système « d'objets »
possibles.

1. Quand un chanteur professionnel chante au mariage de son frère pour le plaisir des
invités, sa conduite n'a aucun aspect économique. S'il chante dans une vente « de charité »
et renonce à son cachet, sa conduite a un aspect économique.
2. Dalton, « Economie Theory and Primitive Society », American anthropologist, 1961,
n° 63.
3. Pour de nombreux économistes, l'existence de « systèmes économiques » serait un fait
historique tardif caractéristique surtout du monde occidental dans son évolution récente.
A. Marchal dans son manuel Systèmes et structures économiques, P.U.F., 1959, p. 210, écrit :
« L'économie patriarcale nous semble trop primitive et trop inorganisée pour mériter le
qualificatif de « système ». Le Père y distribue le travail entre les membres de la famille
agrandie par la polygamie et l'esclavage. L'élevage est l'activité dominante et les échanges se
réduisent à des dons réciproques de caractère cérémoniel (potlatch) ou à un commerce
silencieux. »
40 MAURICE GODELIER

Nous proposerons d'entendre par « système » : « un ensemble de ' structures '


liées entre elles par certaines règles (lois) ». Nous sommes donc renvoyés à la notion
de « structure » par laquelle nous entendrons : « un ensemble d' ' objets ' liés entre
eux selon certaines règles (lois) »x. Nous expliquerons plus loin ce mystérieux
doublet règle-loi. Par « objet » nous entendrons : n'importe quelle réalité possible :
individu, concept, institution, chose. Par « règles », nous désignons les principes
explicites de combinaison, de mise en relation des éléments d'un système, les
normes intentionnellement créées et appliquées pour « organiser » la vie sociale :
règles de la parenté, règles techniques de la production industrielle, règles
juridiques de la tenure foncière, règles de la vie monacale, etc. L'existence de ces
règles permet de supposer que, dans la mesure où elles sont suivies, la vie sociale
possède déjà un certain « ordre ». Toutes les recherches anthropologiques abordées
par le biais de l'histoire, de l'économie ou de l'ethnologie, etc., mènent à
l'hypothèse qu'aucune société n'existe sans organiser ses différentes activités selon les
principes et la logique d'un certain ordre voulu. La tâche des sciences sociales
est de confronter ces règles aux faits pour faire apparaître des « lois ». Avant
d'aborder la notion de « loi » de fonctionnement d'un système, revenons sur les
notions de « système » et de « structure » pour mettre en évidence une
caractéristique essentielle de leurs définitions dont nous tirerons nos premiers principes
méthodologiques d'analyse scientifique.
En effet, ces définitions sont « homogènes » de deux façons.
Toutes deux désignent des combinaisons d'objets selon des règles, c'est-à-dire
des réalités telles qu'on ne peut dissocier que par abstraction les objets en
relation et les relations des objets. Des objets sans relation constituent une réalité
privée de sens et des relations sans objets un sens privé d'existence. Ainsi tout
système et toute structure doivent être décrits comme des réalités « mixtes »,
contradictoires d'objets et de relations qui ne peuvent exister séparément, c'est-
à-dire tels que leur contradiction n'exclut pas leur unité.
Toutes deux désignent des rapports Tout-parties. Une structure et un système
sont des Touts par rapport à leurs parties. Une structure est donc à la fois un
Tout par rapport à ses parties (objets + relations) et une partie par rapport au
système (structures -f- relations) auquel elle appartient. Il en est de même d'un
système dans la mesure où il est plongé dans une totalité plus vaste que lui. Un
système économique est donc un élément du système social ou, selon l'expression
de Parsons2, un « sous-système » du système social. Ces remarques nous conduisent
à poser pour principe qu'il faut distinguer dans tout domaine d' « objets » des

1. Parmi les innombrables études consacrées à la notion de structure citons :


— Notion de Structure, XXe Semaine de synthèse, Albin Michel, 1957.
— Les articles de MM. Granger et de Greef dans les Cahiers de l'I.S.E.A., déc. 1957.
— Sens et usages du terme Structure, Mouton, 1962.
2. T. Parsons et Smelser, Economy and Society, Routledge, 1956.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 41

niveaux et mener l'analyse d'un niveau (structure ou système) de telle sorte que
l'on puisse toujours retrouver ses liens avec d'autres niveaux, le retrouver comme
la partie d'un tout même si, au départ, pour des commodités d'étude on a fait
« abstraction » de tels liens. La nécessité de prendre au sérieux à la fois la
spécificité des niveaux et leurs rapports au sein d'une même totalité, interdit de les
analyser de telle sorte que l'on puisse réduire un niveau à l'autre ou déduire l'un
de l'autre. Il faut donc aborder le problème des lois de correspondance entre
structures en dehors de toute philosophie implicite de la causalité dans le domaine
social1. Nous pourrons alors, puisqu'un système est une totalité organique
d'objets en relation, préciser ce que signifie l'étude des lois de fonctionnement d'un
système.

Les lois de Fonctionnement d'un Système,

Dans l'étude d'un système, une double tâche s'impose au chercheur :


— Étudier quels sont les éléments de ce système et leurs rapports en un
temps (t) de l'évolution de ce système (analyse synchronique) .
— Étudier comment se sont formés et ont évolué ces éléments et leurs rapports
pendant le temps que dure ce système (analyse diachronique, à la fois théorie de
la genèse et de l'évolution d'un système).

L'usage des termes « synchronique » et « diachronique » a l'avantage de mettre


au premier plan le fait du temps2 et d'éviter de faire croire que l'analyse d'une
structure puisse réellement être effectuée sans l'analyse de son évolution. On
se débarrasse ainsi du vieux langage ambigu qui opposait une « analyse struc-

1. L'impossibilité de réduire les diverses structures de la vie sociale à l'une ou l'autre


d'entre elles (matérielle ou spirituelle) exclut toute conception linéaire, simplificatrice, de la
causalité dans le domaine des sciences sociales. Chaque type de société, semble-t-il, est
caractérisé par un rapport particulier entre les diverses structures sociales et ce rapport fonde
le poids spécifique qu'y prennent l'économie, la parenté, la politique, la religion, etc. Ce
rapport entre les structures sociales agit donc à travers tous les aspects de la vie sociale
sans qu'on puisse localiser quelque part, dans une structure particulière, son efficace.
Ainsi l'action de la structure sociale globale s'insère toujours entre un événement et un
autre pour donner à chacun toutes ses dimensions, conscientes ou non, c'est-à-dire le champ
de ses effets intentionnels ou non. Entre une cause et un de ses effets il y a toujours l'ensemble
des propriétés de la structure sociale et ceci récuse toute conception simplificatrice de la
causalité.
2. Pour le problème de l'analyse de différents temps historiques propres aux diverses
structures sociales, voir : M. Halbwachs, « La mémoire collective et le Temps », Cahiers
internationaux de Sociologie, 1947, PP- 3-31 '< e^ surtout F. Braudel, « Histoire et Sciences
sociales, la longue durée », Annales E. S. C, déc. 1958, pp. 725-753. Voir aussi J. Le Goff,
« Temps de l'Église et temps du marchand », Annales E.S.C., juin i960, pp. 417-423 ; G. Gur-
vitch, La multiplicité des Temps Sociaux, C.D.U.
42 MAURICE GODELIER

turale » à une « analyse dynamique » comme si l'une pouvait exister sans l'autre,
comme si le temps était une variable extérieure au fonctionnement d'un système
que l'on pouvait introduire, après coup, dans ce fonctionnement.
L'étude, donc, d'un système devrait permettre la connaissance de ses « lois ».
Qu'entend-on par « loi » ? Le moment est venu de reprendre et d'éclairer le rapport
règle-loi. S'il y a des lois de la vie sociale, elles ne peuvent, selon nous, se confondre
avec les « règles », c'est-à-dire les principes explicites, voulus, d'organisation de
la société. Ceci supposerait que la conscience règle entièrement le mouvement
de la réalité sociale. A l'inverse, l'expérience interdit de croire que le monde
social fonctionne sans que les normes voulues par la conscience n'exercent un
rôle. La tâche du chercheur est de confronter les normes et les faits pour mettre
en évidence à travers leurs rapports une certaine nécessité qu'expriment les lois
de fonctionnement synchronique et diachronique du système.
Passer de la description des règles à l'établissement des lois à travers la
connaissance des faits, c'est passer de l'intentionnel à l'inintentionnel et analyser
leur rapport, c'est penser théoriquement la réalité sociale telle qu'elle se manifeste
et que chacun la vit, comme une réalité à la fois voulue et non-voulue, agie et
subie.
Si la vie sociale est soumise à certaines lois, celles-ci doivent se manifester
dans la pratique. Elles se manifestent, selon nous, à travers les réajustements
successifs qu'une société opère sur ses propres « règles » de fonctionnement lorsque
la situation (les faits) l'exige. Par ces réajustements qui prennent en charge et
modifient le rapport des règles aux faits, une société se soumet à ses propres lois
sans en avoir nécessairement une conscience théorique entièrement explicite ou
adéquate.
La connaissance scientifique cherche à être cette conscience théorique
explicite. Mais cette connaissance ne dépend pas seulement d'une problématique
théorique rigoureuse. Elle suppose tout autant l'existence d'une certaine quantité
et d'une certaine qualité d'information sur le devenir des sociétés pour tenter
de reconstituer leur fonctionnement avec une approximation suffisante et pour
une période assez longue. Au-dessous d'un certain quantum d'informations,
surtout de celles éclairant la genèse et les transformations d'un système, l'entreprise
scientifique ne peut être menée à terme. On peut, si l'on a recueilli quelques
règles et quelques faits sur une société ébaucher une analyse synchronique,
esquisser un « modèle » de ce que « pouvait » être cette société et, si l'on
dispose de plusieurs images successives de cette société, tenter une analyse dia-
chroniqueen proposant des schémas de « passage » d'un état à l'autre du système
reconstitué.
Ainsi, indépendamment de l'imperfection de leur outillage méthodologique,
préhistoriens, historiens, ethnologues se trouvent rarement capables de mener la
recherche jusqu'à son terme, l'établissement des « lois ». Peut-être l'histoire de
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 43

la France de 1760 à 18151 est-elle suffisamment explorée pour que l'entreprise


soit tentée. Peut-être les travaux de R. Firth sur Tikopia2, poursuivis sur plus
d'un quart de siècle, seront pour l'ethnologie une « occasion » semblable. Le
petit nombre de ces cas « favorables » témoigne immédiatement de l'impérieuse
nécessité de multiplier les travaux historiques et les recherches ethnologiques sur
le terrain.
Nous avons proposé des définitions abstraites de la nature d'un système.
Il nous faut maintenant les appliquer au domaine propre de l'économie. Deux
voies sont possibles pour une telle « application » :

— Décrire les éléments concrets d'un système réel, couvert par une
information suffisante, et trouver 1' « explication » la plus probable de son fonctionnement,
la « logique » la plus respectueuse de la séquence des événements. Cette voie est
celle du spécialiste d'une société et d'une époque.
— Explorer non plus un système réel mais un système « possible », c'est la
route du formalisme.

Le modèle formel d'un Système économique possible.

Qu'entendons-nous par « Système possible » ? C'est la représentation de


l'élément commun à tout cas possible du genre de système considéré. La
reconstitution, par exemple, de 1' « Opérateur totémique » que nous donne Cl. Lévi-
Strauss3 est la représentation de l'élément formel commun à tout système possible
de pensée totémique. Un élément formel commun est un « invariant », ce qui
subsiste à travers toutes les variétés et variations possibles du système envisagé.
Dans la mesure où, pour construire le modèle formel d'un système économique
possible, la pensée fait « abstraction de la différence » entre les systèmes réels, la
démarche formaliste ne constitue à proprement parler la connaissance d'aucun
système réel mais plutôt l'explicitation d'une partie des conditions de possibilité
de cette connaissance à travers la mise au jour des structures formelles de tous les
systèmes économiques possibles. La démarche formaliste appartient donc à la
réflexion épistémologique de la science économique sur elle-même à travers les
propriétés formelles de son objet.
L'erreur de Edward Leclair4 n'est pas d'élaborer un modèle de ce genre, mais
de croire que ce faisant il a dégagé une « Théorie générale » et prouvé contre

1. Cf. les travaux de G. Lefebvre, Labrousse, Soboul.


2. Firth, We the Tikopia, London, 1936, and Social Change in Tikopia, G. Allen et Unwin,
1959-
3. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, 1963, chap. 5, 6.
4. E. Leclair, « Economie Theory and Economie Anthropology », American
Anthropologist, 64, 1962, pp. 1187-1188.
44 MAURICE GODELIER

Dalton que les lois de l'économie politique élaborées pour notre système
d'économie de production marchande capitaliste sont le cœur de cette théorie générale
acquérant par là un champ universel de validité. Seule l'étude des systèmes réels
permettra de « décider » si les lois d'un système s'appliquent à un autre et d'élaborer
une typologie des différentes variétés d'un système, puis des différentes variétés
de systèmes. On peut faire l'hypothèse que d'étape en étape seraient un jour
réunies les conditions pour élaborer une « Théorie générale » qui ne serait pas «
formelle ». A l'entrée du chemin, l'approche formelle aura permis de repérer une
chaîne de questions à poser aux faits, d'orienter la recherche vers certaines
informations, bref d'éviter l'ornière de l'empirisme en élaborant une « problématique ».
Et celle-ci permettra tout autant d'éviter les vaines illusions spéculatives de la
déduction a priori. Car si la théorie générale n'est pas la théorie formelle des
systèmes, c'est que l'on ne peut « déduire » le réel du formel ni « réduire » le réel au
formel. Ces précautions étant prises, quels sont les composants formels d'un
système économique ?
Puisque nous avons défini l'activité économique d'une société, l'ensemble des
opérations par lesquelles ses membres se procurent, répartissent et consomment
les moyens matériels de satisfaire leurs besoins individuels et collectifs, un système
économique est la combinaison de trois structures, celles de la production, de la
répartition, de la consommation.
Si ce que l'on produit, répartit, consomme, dépend de la nature et de la hiérarchie
des besoins au sein d'une société, l'activité économique est liée organiquement
aux autres activités, politiques, religieuses, culturelles, familiales qui composent
avec elle le contenu de la vie de cette société et auxquelles elle fournit les moyens
matériels de se réaliser : par exemple le « coût » de la « vie des morts » chez les
Étrusques1, les Égyptiens, les moyens de l'épanouissement des Lamaseries au
Tibet2...

Les structures de la production.

La production est l'ensemble des opérations destinées à procurer à une société


ses moyens matériels d'existence3. Ainsi défini, le concept de production s'ouvre sur
toutes les formes possibles d'opérations de ce genre, celles qui caractérisent les
économies de cueillette, de chasse, de pêche où l'on « occupe » un territoire et où*
l'on y « trouve » les ressources manquantes, comme celles qui caractérisent les

1. R. Bloch, Les Étrusques, Club français du livre.


2. Stein, La Civilisation du Tibet, Dunod, 1962, chapitre « Économie et société ».
3. Wedgwood, « Anthropology in the Field. A « Plan » for a Survey of the Economic life
of a People », South Pacific, août 1951, pp. 110-111-115. Bien entendu, l'activité productive
ne se limite pas à la « subsistance » ; Cf. Steiner et Neale, articles cités. Cf. Lowie, «
Subsistence » in General Anthropology, pp. 282-326.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 45

économies agricoles et industrielles où l'on « produit » ce dont on a besoin en «


transformant » la nature. Un système économique peut d'ailleurs combiner la cueillette,
la chasse, l'agriculture, l'artisanat. Historiquement de nombreuses sociétés
évoluèrent de l'économie d'occupation à celle de transformation de la nature1.
Leur comparaison permettrait d'esquisser une typologie des formes de la vie
matérielle qui soit à la fois chronologique (historique) et fonctionnelle (logique).
Formellement les formes de production se ressemblent en ceci que produire c'est
combiner, selon certaines règles techniques (T), des ressources (M), des outils (O)
et des hommes (H) pour obtenir un produit (Q) utilisable socialement. La
production, combinaison fonctionnelle de trois ensembles de variables (les facteurs de
production M - O - H), prend des formes diverses selon la nature des variables
et les manières possibles de les combiner. La relation des variables entre elles est
réciproque. Les matières premières exploitées (M) dépendent de l'état de
l'outillage (O) et du savoir-faire (H) qui les rend exploitables. Réciproquement l'outillage
et le savoir-faire expriment l'adaptation à un certain type de ressources
exploitables. Il n'y a donc pas de ressources en soi mais des possibilités de ressources
offertes par la nature dans le cadre d'une société donnée à un moment déterminé
de son évolution.
Toute exploitation des ressources suppose donc une certaine connaissance des
propriétés des « objets » et de leurs relations nécessaires dans certaines «
conditions » et la mise en œuvre d'un savoir-faire qui « utilise » ces nécessités pour
produire un résultat attendu. L'activité productrice est donc une activité « réglée »
par des « normes » techniques qui expriment les nécessités auxquelles elle doit
se soumettre pour réussir. Les techniques de chasse, par exemple, impliquent
une connaissance minutieuse des mœurs des animaux chassés2, de leurs rapports
avec la faune et la flore de leur milieu, en bref une « science du concret »3 qui
cadre mal avec la mentalité « pré-logique »4 que l'on prêtait hier encore aux
chasseurs primitifs.
Tout processus de production constitue donc une suite ordonnée d'opérations
dont la nature et l'enchaînement se fondent sur les nécessités auxquelles on se
soumet pour obtenir le produit final attendu. Ces opérations se déroulent donc
sur la base d'un milieu naturel et de réalités sociales donnés qui constituent les
« contraintes » auxquelles est soumis le système technologique de production,
contraintes qui « limitent » et déterminent les « possibilités » du système, son
efficacité.

1. Cf. I. Sellnow, Grundprinzipien einer Periodisierung der Urgeschichte. Ein Beitrag


auf grundlage ethnographischen Materials, Berlin, 1961. Il faut cependant rappeler que dans
une économie de chasse par exemple, il y a des opérations de transformation de la nature :
fabrication des outils, des armes, des vêtements, des moyens de transport, etc.
2. Cf. Birket-Smith, Mœurs et Coutumes des Eskimo, Payot, 1955, chap. 4.
3. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, chap. 1.
4. Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, pp. 39-47, 85, 87, 104, 107, 520.
46 MAURICE GODELIER

Moins les structures productives seront complexes, plus l'efficacité d'un même
système technologique dépendra de la diversité des conditions naturelles sur
lesquelles il s'exerce1. La productivité d'un système sera la mesure du rapport
entre le produit social et le coût social qu'il implique. Dans la mesure où les
opérations productives combinent des réalités quantifiables (ressources — outils —
hommes) et exigent un certain temps pour s'accomplir, l'analyse qualitative,
conceptuelle, d'un système de production débouche sur un calcul numérique.
La combinaison des facteurs de production s'effectue dans des cadres que
l'on appelle des « unités de production »2. Ces cadres peuvent être la petite
exploitation familiale, la communauté villageoise, une entreprise industrielle, etc. Le
cadre dépend donc de la nature des travaux entrepris et des moyens disponibles
(O, H) pour les entreprendre. Dans les économies « primitives » certains travaux
exigent la coopération de tous les hommes de la communauté villageoise comme
le débroussaillage d'un champ chez les Siane de Nouvelle-Guinée ou même, pour
des entreprises dépassant les forces des communautés particulières, la
mobilisation de la tribu ou de groupements plus vastes. La construction d'immenses
systèmes d'irrigation ou de cultures en terrasses par les grandes civilisations
agraires égyptiennes3 ou pré-colombiennes4 suppose une division complexe et
une direction centralisée du travail. Des économies de chasseurs, comme celle
des Indiens Pied-Noir5, connaissaient des formes de coopération à l'échelle tribale.
Ils pratiquaient deux types de chasse selon que les bisons étaient groupés en
énormes troupeaux (chasse de printemps et d'été) ou disséminés en petites bandes
(chasse d'automne et d'hiver). La chasse d'été exigeait la coopération et la
concentration de toute la tribu, celle d'hiver la coopération de groupes beaucoup plus
petits opérant sur des territoires fixés traditionnellement. Le regroupement de
toute la tribu au printemps ouvrait la saison des grandes cérémonies politiques
et religieuses. Ainsi une étroite adaptation aux mœurs des animaux chassés
entraînait un vaste mouvement de systole-diastole de la vie économique et sociale.
Le rapport technique avec la nature s'accomplit donc à travers la division des

1. Daryll Forde, « Primitive Economies », Man. Culture and Society, Shapiro, 1956, p. 331.
2. G. D alton, dans son article : « Production in Primitive African Economies », The
Quaterly Journal of Economies, Cambridge, 1962, n° 3, pp. 360-377, refuse l'usage général de
l'expression « unité de production » (p. 362) sous prétexte que celle-ci désignerait
exclusivement la « firme » occidentale, organisation économique sans lien direct avec les structures
politiques, religieuses, parentales de la société et que son usage obscurcirait l'analyse des
sociétés primitives en les déformant. Ce point de vue se relie aux thèses de K. Polanyi sur les
économies « embedded » et « disembedded » dans l'organisation sociale, thèses que nous
discutons plus loin. Dalton affirme cependant, p. 364, l'existence universelle de « groupes de
production ».
3. Hamdan, Évolution de l'Agriculture irriguée en Egypte, UNESCO, 1961.
4. P. Armillas, « Utilisation des terres arides dans l'Amérique pré-colombienne »,
Histoire de l'utilisation des terres des régions arides, UNESCO, 1961, p. 279.
5. D. Forde, Habitat, Economy and Society, chap, iv, 1934.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 47

rôles des individus économiquement actifs, c'est-à-dire à travers les rapports


des « agents économiques » de cette société dans le cadre des unités de production.
Ce cadre doit être compatible dans une certaine mesure avec la poursuite des
objectifs de production. Par exemple la mécanisation de l'agriculture suppose le
plus souvent l'existence de grandes exploitations agricoles dont le propriétaire
peut être un individu ou une communauté (l'État). Avec l'exemple des grands
travaux inca une compatibilité plus complexe entre structures économiques et
structures politiques (gouvernement centralisé) se manifeste. Pour montrer les
jeux possibles des structures sociales non économiques dans l'organisation sociale
de la production, nous nous donnerons un exemple abstrait. Supposons, au sein
d'une communauté villageoise d'agriculteurs, un lignage qui vit de ses droits
d'usage sur un certain nombre de parcelles dont une partie est successivement
exploitée chaque année. Peu importe que ces agriculteurs produisent pour leur
subsistance ou pour un marché. Nous supposerons seulement que la main-d'œuvre
et les moyens de production du lignage (H, O) ne suffisent pas pour réaliser
certaines opérations productives du cycle agricole : débroussaillage, clôturage, etc.
Pour obtenir le complément nécessaire de facteurs de production, le chef de lignage
fait alors appel à ses parents ou à ses alliés ou aux membres d'une classe d'âge,
à des clients, éventuellement à du travail salarié. De ce fait, le travail productif
s'organise à l'aide de services personnels rendus (spontanément ou parfois par
contrainte) par ces travailleurs additionnels aux membres du lignage au nom de
leurs rapports familiaux, politiques ou religieux. Le travail est à la fois un acte
économique, politique ou religieux et est vécu comme tel. L'économique se
présente alors comme une activité aux significations et aux fonctions multiples,
à chaque fois différentes selon le type spécifique des rapports existant entre les
différentes structures d'une société donnée1. L'économique est donc un domaine
à la fois extérieur et intérieur aux autres structures de la vie sociale et c'est là
l'origine et le fondement des significations différentes que prennent les échanges,
les investissements, la monnaie, la consommation, etc., dans les diverses sociétés
et que l'on ne peut réduire aux fonctions assumées dans une société marchande
capitaliste et analysées par la science économique.
Notre exemple nous a mis en présence de l'aspect économique du
fonctionnement de rapports non-économiques, mais, si nous allons plus loin, l'économique ne
se réduit pas au fonctionnement de ces rapports et ne peut être entièrement
compris à partir d'eux. Car ce n'est pas au niveau de ces rapports que l'on saisit
la nécessité de combiner de façon particulière les facteurs de production pour
obtenir les produits dont on a besoin dans des conditions écologiques (M) et

i. Pour cette raison l'activité économique assume des fonctions « d'intégration » sociale
selon l'expression de P. Steiner, « Towards a classification of Labour », Sociologies, 1957,
vol. 7, pp. 1 12-130. Cf. aussi P. Bohannan, Social Anthropology, 1963, chap. 14 ; « The
Economie Integration of Society », pp. 229-245.
48 MAURICE GODELIER

technologiques (0) données. La science économique n'est ni l'écologie ni la


technologie et ne se dissout pas dans l'étude de la parenté, de la religion, etc.
Elle commence avec l'étude des rapports sociaux mis en œuvre dans la
production et, nous le verrons bientôt, dans la répartition et la consommation.
Ceci ouvre plusieurs directions de recherche. On peut constater que plus la division
sociale du travail est complexe, plus le groupe de parenté ou la communauté locale
perdent une partie de leurs fonctions économiques1. Une partie de la production
se développe en dehors du cadre familial ou villageois au sein d'organisations
différentes relevant de groupements sociaux plus vastes (tribu, État, etc.)2. Dans
des conditions économiques nouvelles, les rapports de parenté, les rapports
politiques, religieux, jouent un rôle nouveau. C'est la logique des modifications
réciproques des éléments de la structure sociale qui est l'objet de la connaissance
scientifique des sociétés. Dans le cadre de la société capitaliste occidentale,
l'économie semble régie entièrement par des lois propres. K. Polanyi se fonde sur
cette apparence pour distinguer les sociétés où l'économie est « encastrée »
(embedded) dans la structure sociale, de celles où elle ne le serait pas (disembedded) comme
dans les sociétés marchandes3. Cette distinction nous semble équivoque car à la
limite « disembedded » suggère une absence de rapport interne entre l'économique
et le non économique alors que dans toute société ce rapport existe. En fait, les
conditions propres au fonctionnement d'une économie marchande industrielle
donnent à l'économie (au moins au xixe siècle) une très large autonomie par
rapport aux autres structures (L'État, etc.) et aboutissent à la disparition du
contrôle direct du produit par les producteurs ou les propriétaires. Dans ce
contexte historique particulier où les facteurs de production sont des marchandises
appropriées individuellement, la combinaison optimale de ces facteurs se présente
pour leur propriétaire comme celle qui maximise ses profits monétaires. A ce point
précis, nous rencontrons le problème que nous analyserons plus loin de la nature
et des formes possibles de « rationalité » économique4. Maximiser un profit moné-

1. Cf. Neil J. Smelser, « Mécanismes du changement et de l'adaptation au changement»,


Industrialisation et Société, symposium de Hoselitz et Moore, Mouton, 1963, pp. 29 à 53 —
surtout pp. 35 à 37. La sociologie a posé le problème de la typologie des formes de groupements
à travers la distinction « Association-Communauté » qui occupe la place centrale parmi les
catégories fondamentales de la sociologie depuis Gerneinschaft und Gesellschaft de Tonnies
(1887), Wirtschaft und Gesselschaft de Max Weber, 1922, ire partie 1 et 2 — jusqu'à MacIvER,
Society, its structure and Change, New York, 1933, pp. 9 à 12 que cite Dalton.
2. A propos du pouvoir tribal et de l'économie tribale, Cf. Sahlins : « Political Power and
the Economy in Primitive Society », in Essays in the Science of culture, Dole et Carneiro,
i960, p. 412.
3. K. Polanyi, Trade and Market in the Early Empires, 1957, PP- 68, 71.
4. J. R. Firth, Human Types, 1958, chap. 3 : «Work and Wealth of Primitive
Communities », p. 62 ; W. Barber, « Economie Rationality and Behaviour Patterns in an Under-developed
Area: a case study of African Economic Behavior in the Rhodesias », Economic Development
and Cultural Change, avril i960, n° 3, p. 237. Voir la critique du livre d'HosELiTz, Sociological
Aspects of Economic Growth, i960, par Sahlins : American Anthropologist, 1962, p. 1068.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 49

taire individuel apparaît comme la forme sociale particulière de rationalité


économique propre aux sociétés marchandes capitalistes. Cette rationalité est celle
d'individus concurrents, propriétaires ou non des facteurs de production. Elle ne
se réduit nullement à une signification « purement » économique, puisqu'elle signifie
aussi le fonctionnement particulier de la famille, de l'État... dans ces sociétés et
que son but, l'accumulation de richesses monétaires, crée pour l'individu les
conditions mêmes de son rôle possible dans les structures politiques, culturelles, etc. de
sa société. Dans d'autres sociétés, à d'autres moments de l'histoire, la rationalité
économique aura un tout autre contenu. La prodigalité du don manifestée dans les
compétitions du potlatch se trouvera être la meilleure forme d'épargne dans
d'autres sociétés assurant aux donateurs la sécurité pour l'avenir et le prestige
social et politique dans le présent. Nous allons retrouver ce rapport interne des
structures sociales dans l'analyse des formes de répartition.

Les structures de la répartition.

Les opérations de répartition sont celles qui déterminent au sein d'une société
les formes d'appropriation et d'usage des conditions de la production et de son
résultat, le produit social. L'appropriation de ces « objets » est soumise, dans
toute société, à des règles explicites qui définissent les droits (non écrits ou écrits)
que les divers membres de cette société ont sur ces objets.
— La première catégorie des règles d'appropriation et d'usage concerne les
facteurs de la production (M, O, H). Les règles concernant l'appropriation des
ressources, sol, matières premières, peuvent revêtir des formes différentes
qu'analyse par exemple la théorie des systèmes de tenure foncière1. On peut citer la
propriété collective d'un territoire de chasse par une communauté de chasseurs2,
la propriété commune du sol par Yayllu inca avec droit d'usage périodique ou
héréditaire des parcelles, la propriété collective du sous-sol dans un État
socialiste, la propriété privée aliénable, la propriété éminente du Pharaon sur les terres
des communautés villageoises, etc. La propriété peut concerner l'eau, ainsi les
règles d'usage des biefs du Niger chez les pêcheurs Bozo et Somono, ou les règles
d'usage des canaux d'irrigation dans la huerta de Valence. Les règles peuvent
concerner les outils, pirogue, machines, daba, d'autres enfin les hommes3. C'est

1. Par exemple Biebuyck, éd., African Agrarian Systems, Oxford, 1963.


2. Voir R. Lowie, Traité de sociologie primitive, chap, ix ; Herskovits, Economie
Anthropology, chap, xiv, et la querelle entre Speck, Hallowell, Schmidt et Leacock à propos de la
priorité de la propriété privée ou de la propriété collective chez les indiens Algonquins ;
Averkieva, « The Problem of Property in Contemporary American Ethnography », Sovet-
skaya Ethnografiya, 1961, n° 4.
3. Cf. Le « De Jure Personarum » dans les Institutes de Justinien in Eléments du Droit
Civil Romain, par J. Heinnecius, 1805, t. 4, pp. 90-107.
50 MAURICE GODELIER

ainsi que le maître grec ou romain possède la force de travail de son esclave et
sa personne tandis que l'employeur moderne achète l'usage de la force de travail
de ses ouvriers mais n'a aucun droit sur leur personne.
Le propriétaire privé de la terre peut différer du propriétaire des outils et de
la force de travail avec lequel il s'associe pour constituer une unité d'exploitation
agricole (fermage), etc.
Dans une société, les règles d'appropriation et d'usage des facteurs de
production peuvent différer pour chaque type d'objet et se combiner en un ensemble
complexe et cohérent.
C'est ainsi que chez les Siane de Nouvelle-Guinée les règles d'appropriation
des objets matériels (terre, hache, vêtement) ou immatériels (connaissances
rituelles) sont de deux types :
1) Quelqu'un a des droits sur un objet comme un père (merafo) sur ses enfants.
Il en est responsable devant la communauté et ses ancêtres. C'est la règle
d'appropriation de la terre, des flûtes sacrées, des connaissances rituelles, biens
dont on a la tutelle et qu'on ne peut transférer2 ;
2) Quelqu'un a des droits sur un objet s'il en est comme l'ombre (amfonka).
Ces objets peuvent être les vêtements, les cochons, les arbres plantés, les
haches, les aiguilles. Ces biens sont appropriés personnellement et peuvent être
transférés.
Entre ces deux types de règles existe une relation d'ordre : si on a avec le
sol une relation merafo, alors seulement le travail accompli pour planter des
arbres donne droit à leur appropriation individuelle (amfonka). L'existence de
cette relation d'ordre entre les deux types de droits fait apparaître l'appartenance
au groupe comme le fondement du système des droits, et le contrôle du clan sur
d'autres groupes dépendants (maisons d'hommes, lignages) et sur l'individu comme
le principe directeur de ce système. L'ensemble du système combine
harmonieusement les intérêts du groupe et de l'individu en limitant, par la priorité absolue
du groupe sur l'individu, les contradictions qui pourraient surgir dans le contrôle
des ressources rares.
— La seconde catégorie des règles d'appropriation et d'usage concerne les
effets de la production, le produit final, que ce soient des biens ou des services.
Cette catégorie comprend elle-même deux types de règles selon que le motif de
la répartition est directement ou indirectement économique. Pour des motifs

1. Salisbury, From Stone to Steel, Melbourne University Press, 1962. Pour une analyse
détaillée de ce livre, voir M. Godelier, L'Homme, IV, 3, pp. 1 18-132.
2. La notion de propriété a un champ d'application qui déborde largement l'économique ;
Cf. Lowie : « Incorporeal Property in Primitive Society », Yale law Journal, mars 1928, p. 552.
Il est significatif que chez les Siane, la terre rangée dans la catégorie des biens sacrés
inaliénables, propriété à la fois des ancêtres morts, des vivants et des descendants à naître. Voir
aussi Hamilton et Till : « Property », Encyclopaedia of the Social Sciences, pp. 528-538.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 51

directement économiques, il faut prélever sur le produit social une part pour
renouveler les facteurs de la production (M, O, H) et assurer la continuité de la
production et des conditions matérielles de l'existence sociale. Si cette part
pendant une période (t2) est supérieure à celle de la période précédente (t2), la
société, toutes choses égales d'ailleurs, a pratiqué un « investissement » et élargi
ses possibilités productives. Si cette part est inférieure, elle les a diminuées. A ce
niveau s'esquissent certaines formes de la dynamique d'un système économique.
C'est ainsi qu'il faut prélever sur le produit agricole d'une année les grains et
semences de l'année suivante et les stocker. Une autre raison de constituer des
stocks est le fait que l'activité productive agricole est souvent saisonnière et
impose d'attendre des mois avant de récolter les fruits du travail. Dans certaines
économies productrices de patates douces et de taro, la culture et la récolte sont
des opérations continues, à la fois pour des raisons agrotechniques et par l'absence
de procédés de stockage. C'est le cas des Chimbu de Nouvelle-Guinée1.
De même, dans toute société, il faut entretenir ceux qui ne produisent pas
encore, les enfants, ou ne produisent plus, les vieillards, les malades2. Une partie
du produit est prélevée à leur usage et son importance dépend principalement
de la productivité du travail et de la marge du surplus excédant les nécessités de
la simple subsistance des producteurs. Ici nous sommes à l'intersection de deux
règles : à motivation économique directe ou indirecte3. L'entretien des chefs, des
dieux, des morts, des prêtres, les fêtes qui rythment la naissance, le mariage, la
mort, les expéditions guerrières, toutes ces activités sociales supposent l'usage de
moyens matériels et l'utilisation d'une partie du temps disponible par la société.
Ainsi, chez les Incas4 les terres des communautés villageoises étaient divisées

1. P. Brown et H. C. Brookfield, Struggle for Land, Oxford, 1963.


2. Il faudrait étudier systématiquement les règles de répartition du produit dans leurs
rapports avec diverses situations de conjoncture : (1) abondance ( + ), (2) situation
satisfaisante (+.), (3) pénurie ("ZjT), (4) famine (— ). Dans un cycle comme celui des Eskimo ou dans
un cycle long comportant des années d'abondance et de famine. Il faudrait distinguer les
règles de répartition selon la nature des biens (aliments, outils, biens de luxe, territoire, etc.).
Chez les Eskimo, dans les situations d'abondance et de famine, les règles prévues pour les
situations 2 et 3, qui sont les plus courantes, ne sont plus appliquées. En situation de famine,
le groupe sacrifie les improductifs et réserve tous ses moyens aux productifs sur lesquels
repose la survie du groupe. Ceci pose le problème du rapport entre les institutions économiques
et les « situations de rareté » (rareté du gibier, rareté de la terre, rareté provisoire ou
permanente, etc.) . Cf. la critique de Polanyi par Smelser dans « A Comparative View of Exchange
Systems », article cité, p. 177.
3. Herskovits, Economie Anthropology, p. 12. Sur les règles de division et de répartition
de la viande chez les Chin selon les rapports de parenté et les autres rapports sociaux, voir
la fête du Khuang Twasi décrite par H. Stevenson in : The Economies of Central Chin Tribes,
Bombay, 1944. A Samoa, on divisait les cochons en 10 parties destinées à 10 catégories de
personnes de statuts différents (Peter Buck, Samoan Material Cultures, Honolulu, 1930).
4. A. Métraux, Les Incas, Le Seuil, 1961. Sur les Aztèques voir l'important article
d'A. Caso, « Land Tenure among the Ancient Mexicans », American Anthropologist, août 1963,
vol. 65, n° 4, pp. 862-878.
52 MAURICE GODELIER

en trois groupes, les terres laissées à la disposition des membres de Yayllu, celles
réservées à l'Inca, celles réservées aux dieux et particulièrement à Inti, le Dieu
Soleil. Les terres de l'Inca et des dieux étaient cultivées collectivement grâce à
la mita, corvée à laquelle tout homme marié était astreint. Le produit de ces
terres était stocké dans les greniers d'État et servait à entretenir la noblesse, le
clergé, l'armée, les travailleurs qui construisaient les routes, les systèmes
d'irrigation, les temples, etc. Un corps de fonctionnaires spécialisés, les Quipu-Kamayoc,
dressait des statistiques pour évaluer les richesses des communautés et des
ménages et calculer les quantités de produits agricoles et artisanaux, le volume
de main-d'œuvre nécessaires à l'entretien de la « caste dirigeante » et à la
réalisation des grands travaux publics et de la guerre. Le cadre de ces
statistiques était la division de la population entière en « dix catégories définies
approximativement par l'âge apparent et par l'aptitude au travail ».
On pourrait citer également les formes de rente foncière en travail, en nature,
en argent, prélevées par le seigneur féodal1. Le volume de cette rente dépendait
généralement du rapport instable des forces entre seigneurs et paysans. Selon
ce rapport, les paysans pouvaient plus ou moins élargir la part de leur travail
qu'ils s'appropriaient et améliorer leur exploitation agricole. Autre exemple, les
formes de contrat de métayage et de fermage qui déterminent le partage du
produit entre le propriétaire du sol (M), le propriétaire de l'outillage (O) et de la
force de travail (H). De même, à travers les mécanismes de la formation des
salaires et des profits, le revenu national se distribue parmi les classes et couches
sociales d'un pays capitaliste industriel.
Si on analyse l'ensemble des opérations de répartition, on constate que
certaines d'entre elles distribuent aux activités non économiques de la vie sociale,
politique, religion, culture, etc., les moyens matériels nécessaires à leur exercice. Avec
elles, l'économique est intérieur à toute activité non économique et constitue un
aspect de toute activité humaine et réciproquement les activités non économiques se
trouvent liées organiquement aux activités économiques auxquelles elles donnent
sens et finalité. En même temps le développement des activités non économiques
suppose l'existence d'un surplus économique, c'est-à-dire non pas ce qui est « de
trop »2, un surplus absolu, mais ce qui dépasse le niveau, socialement reconnu,
nécessaire à la subsistance des membres d'une société. Dans son ouvrage From
Stone to Steel où il décrit les conditions et les effets de la substitution de la hache
d'acier à la hache de pierre chez les Siane de Nouvelle-Guinée, M. Salisbury a pu
mesurer le fait que les activités de subsistance qui prenaient 80% du temps de

1. Cf. Duby, L' Économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, 1. I, p. 115.
2. Dalton, « A Note of Clarification on Economie Surplus », American Anthropologist,
i960, n° 62, en réponse à Harris, « The Economy has no Surplus », American Anthropologist,
1959, n° 61, pp. 185-199 et 1963 : « Economie Surplus, Once Again», American Anthropologist,
65. PP- 389-394-
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 53

travail des hommes équipés de haches de pierre en prirent 50% avec la hache
d'acier. Le temps « gagné » fut consacré par les Siane non pas à multiplier leurs
moyens matériels de subsistance mais à multiplier les activités extra-économiques,
les fêtes, les guerres, les voyages. Ce choix entre différents usages de leur temps
exprime la hiérarchie des valeurs que les Siane attribuent à leurs diverses
activités1. Un tel exemple, proche de celui des Tiv décrit par Bohannan2, confirme
certaines analyses de K. Polanyi et de ses disciples Pearson3, Dalton, mais réfute
leur thèse essentielle qui fait de la notion de surplus une hypothèse analytique^
« expliquant » ex post les arrangements sociaux à la manière d'un Deus ex machina
et condamnée à rester sans preuve ou réfutation empiriques.
Pearson et Dalton ont certes raison de chercher à distinguer les circonstances
et la nature précises de l'existence d'un surplus : est-il accidentel ou permanent,
reconnu comme tel, etc. ? Et surtout de souligner avec force que les conséquences
d'un surplus n'ont de sens que dans un cadre institutionnel donné. Dans l'exemple
des Siane, ceux-ci ont parfaitement reconnu et mesuré le temps gagné avec la
diffusion des haches d'acier et l'ont consacré à la poursuite des fins les plus
valorisées à leurs yeux car elles assurent le prestige des individus au sein de la
communauté clanique. Mais cette intensification des activités les plus valorisées, fait qui
est déjà un changement par rapport à la tradition, même s'il n'affecte pas les
structures d'ensemble, a été rendu possible par un changement technologique. C'est
en ce sens que l'on suppose que l'apparition d'un surplus rend possibles — ce qui

1. E. Fisk, dans son article « Planning in a Primitive Society », The Economie Record,
1962, décembre, pp. 462-478, a souligné, à partir des analyses de M. Salisbury, que les Siane,
avant même l'introduction des haches d'acier, produisaient ce qui leur était économiquement
nécessaire pour leur subsistance et leur vie sociale sans avoir atteint le maximum des
possibilités productives de leur système. Ils pouvaient ainsi supporter une croissance
démographique et une intensification de la population sans provoquer une crise de leur système. Fisk
nomme cette possibilité objective un « surplus potentiel». Apropos des Kuikuru, Carneiro,
a montré l'existence d'un tel surplus. « Slash and Burn Cultivation among the Kuikuru and
its Implications for Cultural Development in the Amazon Basin », The Evolution of
Horticultural Systems, 1961, pp. 47-67.
Il faut distinguer ce surplus potentiel de la notion de surplus potentiel déjà approprié par
des propriétaires fonciers, des capitalistes industriels, telle que Ricardo et Marx l'ont posée.
Pour eux, le surplus déjà approprié peut servir au développement à condition d'en exproprier
les propriétaires et de l'investir productivement.
Cf. l'analyse critique de Paul Baran, The Political Economy of Growth, 1957, Par Ch. Bet-
telheim : « Le surplus économique facteur de base d'une politique de développement »,
Planification et croissance accélérée, 1964, pp. 91-126. L'analyse de Fisk et celle de Bettelheim
montrent avec évidence que la possibilité objective d'un surplus n'entraîne pas
nécessairement ni automatiquement un développement économique et social. Il faut pour cela des
conditions sociales et des incitations précises. Sans voir ceci, la notion de surplus
n'expliquerait rien, et sur ce point Dalton a raison.
2. Bohannan, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv », American
Anthropologist, 1955, vol. 57.
3. Pearson, « The Economy has no Surplus : Critique of a Theory of Development »,
Trade and Market in the Early Empires, K. Polanyi, ed. 1957.
54 MAURICE GODELIER

ne veut pas dire nécessaires — des transformations structurales d'une société. Et


il n'y a aucun rapport nécessaire entre cette affirmation et l'affirmation que
l'activité économique précède historiquement les autres activités humaines et doit être
nécessairement plus valorisée qu'elles. En fait, l'apport de Dalton-Pearson est de
mettre en évidence les erreurs d'un matérialisme sommaire qui postule une
causalité mécanique entre les faits sociaux dont il ne peut saisir la dialectique.
Mais lorsque Dalton et Pearson affirment que la notion de surplus est une
machinerie rationnelle sans portée pratique, toute la théorie et la pratique économiques
s'inscrivent en faux contre leur position.
Sous nos yeux la transformation rapide des pays « sous-développés » souligne
la priorité des investissements productifs dans le développement, c'est-à-dire la
nécessité de soustraire à la consommation immédiate les moyens d'augmenter la
consommation de demain. Et par consommation, nous entendons aussi bien
l'alphabétisation des masses, la formation des cadres, la multiplication des services
que l'infrastructure de l'agriculture et de l'industrie. Pour industrialiser il faut
de la main-d'œuvre que libérera l'augmentation de la productivité agricole. Cette
logique des faits guidée par les stratégies de l'épargne (forcée) et de
l'investissement ne diffère pas en nature du « Take-off »* du capitalisme industriel et de sa
gigantesque croissance au xixe siècle. Depuis les analyses de Smith, Ricardo,
Marx2 jusqu'aux statistiques des historiens comme Mantoux3, Labrousse, le
mécanisme de 1' « accumulation du capital » est décrit comme un phénomène d'épargne
forcée de la part des travailleurs et d'investissements en biens d'équipement par
la bourgeoisie. Ces économistes et historiens, partisans de la notion de surplus,
sont les premiers à souligner que les transformations institutionnelles dans l'ordre
du droit, de l'État, de la culture, déclenchèrent les transformations économiques
et ne voient pas dans ce rôle des institutions la preuve radicale de l'essence
métaphysique de la notion de surplus. En fait, la métaphysique existe chez ceux qui
étaient à la recherche d'un « surplus en soi » et qui ne savent plus que faire de la
notion de surplus quand ils trouvent ce qui existe : des surplus « relatifs ».
En outre, la notion de surplus est encore obscurcie par l'idée souvent postulée
d'une causalité nécessaire entre l'existence d'un surplus et l'existence de
l'exploitation de l'homme par l'homme. Ceci pose le problème général non des
mécanismes mais des « principes » de la répartition, celle-ci pouvant être égale ou
inégale entre les membres d'une société. Une même société peut d'ailleurs suivre
plusieurs principes selon les objets qui sont répartis. Les Siane garantissent à
chacun un accès égal à l'usage du sol et aux denrées de subsistance. Les biens

1. Rostow, The Stage of Economie Growth. Cf. le Symposium de 1961 sur Social
Development sous la direction de R. Aron et B. Hoselitz.
2. Marx, Le Capital, livre I, t. 3, chap. 26 à 33 ; livre III, t. 3, chap. 47, Éditions Sociales,
Paris.
3. P. Mantoux, La Révolution industrielle au XVIIIe siècle, Paris, éd. Génin, 1961.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 55

de luxe, le tabac, le sel, etc., dépendent par contre de l'initiative de chacun.


Quant aux véritables richesses, plumes, coquillages, cochons, support matériel
des prestations cérémonielles et de l'accès aux femmes, elles sont contrôlées par
les aînés des lignages et les hommes importants, bosboï, dont elles symbolisent
le prestige et la puissance. Mais cette inégalité ne signifie nullement l'exploitation
des uns par les autres.
De même dans une communauté divisée en groupes spécialisés et
complémentaires, agriculteurs, pêcheurs, artisans, l'échange des produits permet à tous
d'avoir accès à l'ensemble des ressources sans qu'il y ait là un phénomène
d'exploitation. Dans cette perspective le partage des produits entre leurs producteurs
et les individus consacrés aux affaires de la politique et de la religion est d'abord
une forme d'échange entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, sans
exploitation de ceux-là par ceux-ci. Cet échange est la contrepartie d'un service
rendu à la communauté, d'une fonction commune assumée par des « particuliers ».
L'exploitation de l'homme par l'homme commence lorsque le service cesse et
qu'il y a prélèvement sans contrepartie. Il est généralement extrêmement difficile
de déterminer où cesse le pouvoir de fonction et où commence le pouvoir
d'exploitation dans les sociétés où les contradictions sociales, les conflits de groupe sont peu
développés. C'était le cas des royaumes de Gana et du Mali, où une aristocratie
assumait des fonctions religieuses, politiques et militaires au bénéfice de la tribu
entière et exploitait faiblement les hommes libres des communautés villageoises1.
Souvent le développement du pouvoir d'une minorité est un facteur puissant de
développement économique et social, du moins pendant un certain temps.
L'unification de l'Egypte sous Menés, le premier Pharaon, a permis le contrôle de
l'irrigation du Nil, à l'avantage également des communautés villageoises2.
K. Polanyi, s'inspirant de Marcel Mauss3, a tenté de subsumer sous trois
principes les mécanismes de répartition : les principes de réciprocité, de
redistribution, d'échange. Une illustration du premier serait le jeu des dons et contre-
dons du potlatch des Kwakiutl, du second la redistribution autoritaire des
produits sous l'empire Inca, du troisième la circulation universelle des marchandises
terre, travail ou autres objets dans l'économie capitaliste. Cette analyse suggestive
serait plus féconde si elle cherchait à dégager les divers critères de la « valeur »
que l'on attribue aux objets donnés, redistribués ou échangés. Car ces critères
permettraient en définitive l'analyse des diverses formes de l'égalité et de
l'inégalité sociales4. Sur ce point l'analyse des diverses structures de la répartition nous

1. Mambi Sidibe, Notes sur l'histoire de l'Ancien Mali, Bamako, 1962. Voir Mauny,
Tableau géographique de l'Ouest africain au Moyen Age, Dakar, 1961.
2. Willcocks-Craig, Egyptian Irrigation, Londres, 1913.
3. M. Mauss, « Essai sur le don », Année sociologique, 1925, pp. 30-186.
4. L'organisation de la redistribution des biens par une minorité tribale crée la possibilité
d'une certaine exploitation de la majorité des membres de la communauté par cette minorité
et à travers ce processus, la possibilité de l'apparition d'une « classe » sociale dominante au
56 MAURICE GODELIER

ont montré le rôle stratégique des opérations et les normes de répartition des
facteurs de la production dans le fonctionnement des sociétés. Ces opérations
contrôlent en dernière analyse les possibilités d'action offertes par un système
social aux individus et aux groupes qui l'agissent et le subissent, possibilités
égales ou inégales de pouvoir, de culture, de niveau de vie. Comme nous le verrons
en conclusion, ce sont ces possibilités des différents systèmes que l'on confronte
dans les débats sur la « rationalité » économique. Lorsque la bourgeoisie française
abolit dans les luttes révolutionnaires les structures de l'ancien régime, elle le fit
au nom de la « raison », consciente d'ouvrir pour elle-même et les autres classes
sociales des possibilités de développement économique, social, culturel qui ne
pouvaient s'épanouir sous l'ancien régime. En définitive les règles de la répartition
contrôlent les structures de la consommation.

Les structures de la consommation.

Nous serons brefs à leur propos. La consommation des facteurs de production,


ressources, équipement, travail n'est autre que le processus même de production
dont elle assure l'existence et la continuité. Elle est donc soumise aux règles
techniques de la production et aux règles sociales de l'appropriation des facteurs
de production. Elle s'opère dans le cadre des unités de production. La
consommation personnelle sous ses formes individuelle ou sociale s'opère dans le cadre
d'unités de consommation1 qui peuvent parfois coïncider avec les unités de

prosein d'une société tribale. Tout en rendant des services religieux, politiques, à la communauté
et en favorisant un élargissement de la production et de la circulation des biens, cette minorité
contrôle en partie le produit (Trobriand) et parfois une partie des facteurs de production
(la terre dans l'Egypte pharaonique, chez les Incas, les Imerina de Madagascar, etc.) et les
manipule également à son avantage particulier. Le problème de l'apparition d'une inégalité
sociale permanente et du passage de la société sans classes à une structure de classes se pose
ici, mais ni Polanyi, ni Sahlins, ni Bohannan ne le posent lorsqu'ils analysent le fonctionnement
du principe de redistribution. Préoccupés à bon droit, comme Sahlins, de rejeter les
interprétations abusives de Bunzel, Radin, etc. qui « trouvaient » des comportements « capitalistes »
d'exploitation de l'homme par l'homme chez les Chukchee ou les Yurok, ou, comme J. Murra,
de récuser les interprétations « féodales » ou « socialistes » de l'empire Inca, ces auteurs voient
dans la redistribution une simple extension du principe de réciprocité qui préside aux
rapports de parenté et d'alliance. Ce faisant, nous semble-t-il, ils occultent le caractère oppressif
réel du pouvoir aristocratique, comme le font d'ailleurs les mythes justificatifs de ce pouvoir
qui le présentent comme un trait particulier du vieux mécanisme de réciprocité. R. Bunzel,
« The Economie Organization of Primitive Peoples », General Anthropology, pp. 327-408 ;
J. Murra, « On Inca Political Structure », Systems of Political Control and Bureaucracy in
Human Societies, 1958, et « Social Structure and Economic Themes in Andean Ethnohistory »,
Anthropological Quaterly, avril 1961, pp. 47-59 ; I. Shapera and J. Goodwin, « Work and
Wealth », The B anta-speahing Tribes of South Africa, pp. 150 sq.
1. L'unité de consommation pour un produit est le dernier chaînon social où s'opère la
répartition ultime de ce produit avant qu'il n'entre dans la consommation finale individuelle
ou sociale. L'unité de consommation n'est pas un « cadre » social vide, car il est régi par une
autorité sociale déterminée (chef de lignage..., etc.) qui a pouvoir de répartir et d'attribuer.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 57

duction, comme c'est le cas pour une petite exploitation agricole1. Souvent la base
de l'établissement des unités de consommation est la parenté. La famille nucléaire,
la famille étendue, le clan, la tribu peuvent être selon les circonstances le cadre
de la consommation. Chez les Siane la femme prépare la nourriture et la porte
à son mari qui la distribue à tous les membres de la maison d'hommes. Une autre
part est consommée par la femme, ses filles non mariées et ses garçons non initiés.
Ainsi dans la consommation, toutes les « valeurs » du système social s'expriment,
à travers les choix et les interdits alimentaires par exemple. Une fois de plus
l'économique ne trouve pas entièrement en lui-même son sens et sa finalité.
Avec le processus de consommation s'achève la description des composants
formels de tout système économique possible. Ce « modèle » fournit les lignes
directrices d'une « problématique » de l'analyse économique, c'est-à-dire une chaîne
de questions qui doivent orienter l'interrogation des faits. Quels sont les procédés
technologiques utilisés par une société ? Quelle est leur efficacité ? Quelles sont
les règles de l'appropriation et de l'usage des facteurs de production ? Quelles
sont les règles de l'appropriation et de l'usage des produits ? Quels sont les cadres
et les formes de la consommation ? Quelle est l'unité interne de ces structures,
leur rapport avec les autres structures de la vie sociale ?
En définitive, toute production est un acte double, soumis d'une part aux
normes techniques d'un rapport déterminé des hommes avec la nature, de l'autre
aux normes sociales réglant les rapports des hommes entre eux dans l'usage des
facteurs de production. La solidarité organique des structures d'un système
économique se manifeste à travers la complémentarité et la circularité des processus,
la production permettant la consommation qui permet elle-même la production.
L'analyse synchro nique et diachronique des systèmes économiques peut
maintenant être définie avec plus de précision dans le cadre de cette problématique.
L'analyse synchronique cherchera à reconstituer, à un certain moment de
l'évolution d'un système, le fonctionnement des structures de la production, de la
répartition, de la consommation. L'analyse diachronique se proposera de
reconstruire la genèse des éléments du système et de leurs rapports, puis de suivre
l'évolution de leur fonctionnement à travers une série d'images synchroniques du
système. En confrontant les règles et les faits, elle essayera alors de déterminer
dans quelles conditions le système varie ou reste invariant et de dégager ses lois
de fonctionnement.
Pour conclure, nous utiliserons la problématique que nous venons d'esquisser
pour traiter rapidement des deux problèmes qui se profilaient à la croisée de tous
nos chemins : Pourquoi une théorie formelle n'est-elle pas une théorie générale ?
La notion de « rationalité économique » a-t-elle un contenu scientifique ?

i. Souvent, il n'y a pas coïncidence ; Cf. Daryll Forde, « Primitive Economies », article
cité, p. 335.
58 MAURICE GODELIER

II. — Le Problème d'une « Théorie générale »


et du droit a l* « extension » des catégories et des lois
de l'Économie politique

En construisant le « modèle » formel d'un système économique possible nous


avions procédé en faisant volontairement abstraction de toutes les différences
existant entre les systèmes réels. La démarche permettait d'isoler les éléments
communs formellement identiques entre ces systèmes. Mais « formellement » ne
signifie pas « réellement ». Au niveau d'une analyse formelle qui, par principe,
se constitue par abstraction des différences réelles, on ne dispose d'aucun « critère »
pour décider si deux systèmes sont réellement identiques ou différents. Il faut
analyser les systèmes tels qu'ils sont pour découvrir s'ils appartiennent à un
même genre réel de système. Cette analyse procède alors en se soumettant aux
faits concrets que rien ne permet de déduire de principes formels. Par cette
voie on chemine vers une théorie générale véritable qui se donne pour tâche
de penser à la fois l'identité et la différence des systèmes.
Ainsi peut-on espérer arriver véritablement à décider si les lois d'un système
« s'appliquent » à d'autres systèmes et s'il y a des lois « réelles » communes à tous
les systèmes1. Ceci montre assez que l'élaboration et le contenu même d'une
théorie économique générale se confondent avec le but ultime de l'anthropologie
économique tel que R. Firth le définissait autrefois :

« Ce qui est requis de l'économie primitive est que l'analyse du matériel


des communautés non civilisées soit menée de telle sorte que ce matériel
soit directement comparable avec celui des communautés modernes, assor-
tissant hypothèse avec hypothèse et permettant ainsi que des
généralisations soient en dernière analyse construites qui subsumeront les
phénomènes à la fois des communautés civilisées et non civilisées, connaissant
les prix ou les ignorant, sous un corps de principes concernant le
comportement humain et qui sera vraiment universel »2.

1. Il n'est guère nécessaire de souligner que le problème se pose aux historiens tentés
de projeter sans cesse sur les sociétés antiques ou non occidentales les catégories
« d'esclavage », de « féodalité », de « capitalisme », etc. Pour l'antiquité, voir la controverse
célèbre sur le « capitalisme » antique et les thèses de E. Meyer, Von Pôlmann analysées par
E. Will, « Trois quarts de siècle de recherches sur l'Économie grecque antique », Annales
E:S.C, mars 1954, PP- 7 à 22 et les exposés de M. Finley et E. Will sur « Trade and Politics
in the Ancient World » au Congrès mondial d'Histoire économique de 1962 à Aix-en-Pro-
vence. Pour le féodalisme, rappelons les critiques de M. Bloch et de R. Boutruche à propos
des prétendues féodalités « exotiques » de l'Egypte antique, des Hittites, etc. (à l'exception
du Japon). Cf. Boutruche, Seigneurie et Féodalité, 1958, livre II, chap. 1 et 2. De même en
ethnologie, on parle communément de « féodalités africaines » à propos des anciens États
africains. Exemple J. J. Maquet, « Une hypothèse pour l'étude des Féodalités Africaines »,
Cahiers d'Études Africaines, 1961, n° 6.
2. Firth, Primitive Polynesian Economy, 1939, p. 29.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 59

Si, comme l'expérience ordinaire le montre, les systèmes économiques sont


à la fois identiques et différents — par exemple, de nos jours, les systèmes
capitaliste et socialiste — , penser leur réalité ne peut signifier réduire ou chasser leurs
contradictions. A ne voir que la différence des systèmes on respecte peut-être
leur singularité mais si celle-ci est sauvée, l'intelligibilité est perdue car la pensée
se trouve en face d'une diversité, opaque à toute comparaison, de réalités
radicalement hétérogènes. A ne voir au contraire que les ressemblances, l'intelligibilité
semble sauvée mais la singularité est perdue dans une totalité homogène où l'on
ne découvre plus que des nuances légères. En pensant la réalité telle qu'elle est,
avec ses contradictions, la théorie économique peut espérer échapper à ce va-et-
vient incessant et indépassable entre deux demi- vérités qui, jointes, n'en font
même pas une — c'est-à-dire espérer trancher le nœud gordien des vieux
paradoxes de la connaissance historique, impuissante à penser ensemble la structure
et l'événement, à penser le temps.
Mais l'attitude dominante des économistes et des anthropologues est de réduire
ou de nier les différences entre les systèmes économiques et de débarrasser, croient-
ils, leur domaine de ses contradictions. Cette attitude semble prendre appui
solidement sur des faits recueillis. Il y a, dans les économies primitives, division du
travail, commerce extérieur, monnaie, crédit, calcul comme dans nos économies
marchandes modernes. Dès lors tout semble autoriser Herskovits ou Leclair
à postuler que :
« Pratiquement tout mécanisme et institution économique que nous
connaissons existe quelque part dans le monde sans écriture. Les
distinctions à tenter entre économies primitives et non primitives sont en
conséquence de degré plutôt que de nature m1.

Dès lors la théorie générale est trouvée avant même d'être entreprise
puisqu'elle était faite d'avance. Car s'il n'y a de différence que de degré entre toutes
les économies connues, les lois de l'économie marchande découverte par
l'économie politique classique ont un champ de validité universelle et se « retrouvent »
dans tout système possible. Le supérieur explique l'inférieur, le complexe est le
développement du simple au sein duquel il était déjà pré-formé, en germe. La
conclusion, M. Goodfellow l'a, depuis longtemps, tirée avec fermeté :
L'anthropologie économique sera l'économie politique « libérale » ou ne sera pas2 :

« ... La proposition qu'il y aurait plus d'un corps de théorie économique


est absurde. Si l'analyse économique moderne, avec ses concepts
instrumentaux, ne peut pas traiter également de l'aborigène et du Londonien,

1. Herskovits, Economie Anthropology, 1952, pp. 487-488. Voir aussi : Walker, « The
Study of Primitive Economies », Oceania, pp. 131- 142.
2. Goodfellow, Principles of Economie Sociology, Routledge, Londres, 1939, pp. 3, 4,
6, 7 et 8.
ÔO MAURICE GODELIER

non seulement la théorie économique mais les sciences sociales dans leur
entier peuvent être considérablement discréditées. Car les phénomènes des
sciences sociales ne sont rien s'ils ne sont pas universels... quand on
demande, en effet, si la théorie économique moderne peut être considérée
comme s'appliquant à la vie primitive, nous pouvons seulement répondre
que si elle ne s'applique pas à l'humanité entière, alors elle est dépourvue
de sens. Car il n'y a aucun gouffre entre le civilisé et le primitif ; un niveau
culturel se fond imperceptiblement dans un autre et on trouve fréquemment
plus d'un niveau dans une seule ' communauté '.
Si la théorie économique ne s'applique pas à tous les niveaux alors il
doit être tellement difficile de dire où elle est utile seulement, que nous
pourrions être poussés à affirmer qu'elle n'a pas d'utilité du tout »x.

Nous montrerons sans peine qu'en voulant nier les différences « réelles » des
systèmes économiques et débarrasser leur domaine de ses contradictions, Hers-
kovits et d'autres ont embarrassé leur pensée de contradictions évidentes avec
les faits et avec elle-même. Leur attitude repose en définitive sur un préjugé
portant à la fois sur la nature des économies primitives et de l'économie de marché
occidentale et ce préjugé consacre une certaine façon de voir (ou de ne pas voir)
l'économie occidentale et les autres économies à travers cette représentation. Malgré
ses efforts, Herskovits, qui avait déjà affirmé côte à côte les deux définitions,
formelle et réelle, de l'économie, affirmera et contestera à la fois que les lois de
l'économie politique s'appliquent à tout système, renonçant par ce double
compromis à la tâche d'une véritable élaboration théorique des faits.
Tout d'abord affirmer comme Goodfellow ou Rottenberg2 que l'économie
politique s'applique à tout système économique parce que la théorie des prix
s'y applique, c'est réduire, par un coup de force, l'économie politique à cette
théorie, certes dominante de Malthus à A. Marshall. C'est l'amputer de nombreux
développements féconds, telle la théorie keynesienne de l'inexistence d'un plein
emploi automatique dans une économie de marché décentralisée. La raison
essentielle de ce coup de force est, comme le souligne Dalton, que les anthropologues
savent bien, sans l'avouer, que la précondition essentielle de 1' « application » du
keynesianisme manque, puisque le revenu d'une économie primitive ne dérive
ni ne dépend essentiellement de la vente de produits sur un marché.
Ensuite, réduire l'économie politique classique à la théorie des prix, c'est
s'enfermer théoriquement dans l'impuissance pratique des économistes à analyser

1. Knight, après Robbins, a poussé à son terme la logique de cette thèse : « II y a de


nombreuses façons dont l'activité économique peut être organisée... mais la méthode
dominante dans les nations modernes est le système des prix ou libre entreprise. En conséquence,
c'est la structure et le fonctionnement des systèmes de libre entreprise qui constituent le
principal thème de discussion dans un traité sur l'économie. » {The Economie Organization,
New York, Kelley, 1951, p. 6.)
2. Rottenberg : Review of Trade and Market in Early Empires, in American Economic
Review, n° 48, pp. 675-678.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 6.1

les mécanismes de notre propre économie occidentale lorsque ceux-ci reposent


sur des échanges de biens et de services qui ne passent pas par un marché et ne
sont donc pas « mesurés » par un prix. Comme le soulignait avec force Burling,
l'économiste est contraint de laisser hors des statistiques de l'économie nationale
le travail d'une épouse à la maison1. Un anthropologue au contraire verra
dans le travail des femmes à la maison dans une société « primitive » une réalité
appartenant à l'économique. Réduire l'économie politique à la théorie des prix
est donc prendre les choses « telles qu'elles apparaissent » ou telles qu'on les
manie empiriquement et non telles qu'elles sont, même dans nos économies de
marché. Une réalité peut être économique sans être une marchandise. Penser
autrement, c'est faire de la marchandise un fétiche théorique. Déjà nous voyons
comment la perspective anthropologique permet d'éclairer l'économie politique
sur elle-même en la soumettant plus fidèlement à la réalité sociale singulière,
concrète.
De plus, même si dans nos sociétés, donner un prix aux biens et services
semble le critère qui définit ceux-ci comme des faits économiques, dans les autres
sociétés donner un prix est un fait rare et limité qui ne peut constituer le critère
décisif permettant de distinguer l'activité économique des autres activités d'une
société. A la limite, pour Burling, si l'économie se confond avec la théorie des
prix, c'est une incroyable contradiction de parler d' « économie » primitive puisque
celle-ci utilise de façon très limitée la monnaie ou même ne l'utilise pas, et surtout
parce que jamais ou presque, comme l'a remarqué Moore, la terre et le travail
ne sont l'objet de transactions à travers un mécanisme de marché. Cependant,
même devant ces faits, certains économistes ne désarment pas et, pour « sauver »
le droit d'appliquer aux économies primitives le corps des principes de l'économie
de marché, décrivent ces économies comme dotées d'une offre et d'une demande
« inélastiques », donc justiciables des principes particuliers de la théorie des prix
qui s'appliquent aux situations d'inélasticité d'un marché. Dalton montre qu'on
oriente ainsi l'analyse des faits avec le préjugé que la structure de marché ou ses
équivalents fonctionnels existent universellement2. Mais pour que la théorie des
élasticités soit applicable et vérifiée, il faut encore que les ressources et les
produits inélastiques soient vendus et achetés à travers un mécanisme de marché,
ce qui n'existe pas dans une économie primitive.
En définitive, le débat se noue et se renoue sans cesse autour de la façon dont
la plupart des économistes et anthropologues, à leur suite, manipulent les maîtres-
concepts de l'économie politique, le concept de capital et le concept de monnaie.

1. P. Bohannan, Social Anthropology, p. 220. De façon plus générale, il est difficile pour
l'économiste occidental d'établir la comptabilité nationale d'une nation « sous-développée »
car 90 % de la production est autoconsommée et on ne sait quel « prix » lui attribuer. Cf.
P. Deane, Colonial Social Accounting, Cambridge, 1953, pp. 115-116.
2. Voir par exemple Salisbury, op. cit.
62 MAURICE GODELIER

Leur définition constitue le noyau et la justification essentielle du « droit » que


beaucoup revendiquent d'étendre les lois des économies marchandes à toute
économie possible ainsi que le proclame M. Salisbury :

« Le concept économique occidental traditionnel, potentiellement le


plus applicable et le plus utile pour comprendre le matériel Siane, est celui
de capital m1.

Or, quelle est la nature du « capital »? Trois définitions semblent se dégager


de l'abondante et contradictoire littérature économique : la première est celle
de Thurnwald en 1932 :

« J'appelle capital tout ce qui peut s'accroître par soi-même... ce


capital naturel se présente à nous sous deux formes : les plantes et les
animaux domestiques »2.

La seconde est celle de Firth, reprise par Salisbury :

« Biens qui servent dans la production et sont soustraits à la


consommation » (Firth).
« Stocks de biens, présents avant que soit accompli un acte productif,
utilisés dans la production et immobilisés hors de la consommation directe
pendant que cet acte progresse » (Salisbury).

La dernière, dans la ligne des classiques, est donnée par Max Weber :

« Le capital est de l'argent utilisé pour faire du profit »3.

Dans ces trois définitions le capital est défini comme un objet — bétail,
plantes, outils, argent — et cet objet a la propriété de s'accroître. Le capital est
donc pris tel qu'il « apparaît » sous les formes matérielles les plus diverses et dans
son « fonctionnement » apparent. Une telle attitude théorique nous vaut une gerbe
de paradoxes. Que la pensée antique ait décrit l'usage de la monnaie comme
capital par analogie avec les rapports de certains éléments de la nature, espèces
animales ou végétales, n'autorise personne à prendre cette analogie pour une
« identité ». Que l'argent se nomme pecus en latin d'un mot qui désigne aussi et
plus anciennement « le troupeau », que téxoç en grec signifie « l'intérêt » du capital
prêté et aussi le « petit », le rejeton d'un animal, il n'y a là qu'une façon de désigner
un objet « culturel » par analogie avec un phénomène naturel. Car pour qu'un
animal devienne du capital il faut qu'il soit vendu et acheté, c'est-à-dire qu'un
certain rapport social, un certain type d'échange s'instaure entre des personnes
par l'intermédiaire de l'échange des choses : troupeau, monnaie, etc. Au premier

1. Salisbury, op. cit., p. 158.


2. Thurnwald, Economies in Primitive Communities, 1932, p. 152.
3. M. Weber, The Theory of Social and Economie Organization, 1947.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 63

paradoxe, prendre une analogie pour une identité, s'ajoute une radicale
impuissance à voir dans le capital plus qu'un ensemble de choses : essentiellement un
rapport social.
Les conséquences sont logiques et absurdes. Puisque le capital est une chose
ou une propriété de certains objets de la nature, toute société qui utilise ces choses
(plantes, animaux) utilise du capital. Le capital, fait spécifique des sociétés
d'économie marchande et monétaire, se retrouve donc dans toute société agricole
ou pastorale. Paradoxe pour un anthropologue de ne plus voir sous ses apparences
matérielles un rapport social et de transformer ainsi le social en « fait naturel ».
Avec Firth et Salisbury, la thèse est plus complexe. Le capital est toujours
un ensemble de « choses », cette fois soustraites à la consommation, donc utilisées
dans un processus « social », mais le malheur veut que cette définition est
proprement celle d'un autre concept, celui de « facteurs de production a1. Et ce concept,
nous l'avons vu, s'applique à toute forme d'économie, marchande ou non, qui
doit, pour produire, utiliser des moyens matériels et humains (M, O, H) sans que
ceux-ci prennent de ce fait nécessairement la forme particulière de capital. Le
concept de capital se trouve donc « étendu » et maintenu pour l'analyse de toute
société après qu'on l'ait vidé de son caractère propre, monétaire et des rapports
sociaux spécifiques, d'échange marchand, qu'il implique. A ce prix, il devient
applicable à toute société sans en définir aucune et en les obscurcissant toutes. On
peut s'interroger sur la raison dernière de cette obsédante obstination à projeter
sur toute société la notion du capital.
En fait, si le capital suppose l'existence de l'argent et de l'échange marchand,
la définition de Max Weber est-elle pleinement satisfaisante ? Non si l'argent est
considéré comme une chose qui apporte par sa seule existence du profit, oui si
l'argent n'a l'usage de capital qu'en vertu de certains rapports sociaux. Pour
qu'une chose soit utilisée comme capital, il faut deux conditions :

— La première, nécessaire mais non suffisante, est que cette chose soit vendue
et achetée. Tout peut devenir capital à condition de devenir une marchandise
pour son propriétaire. Quand la terre, le travail, les biens peuvent devenir
marchandises, la production et la circulation des marchandises deviennent générales
et l'argent prend la forme d'une monnaie à usage universel.

— Mais tout argent ne fonctionne pas comme capital. Il peut servir de simple
moyen de circulation des marchandises. L'argent fonctionne comme capital quand

1. Ce que reconnaît explicitement D. Forde in Primitive Economies , p. 330 : « La


définition la plus simple du capital et la seule qui ait un sens pour n'importe quelle économie
primitive se concentre sur les outils et l'équipement pour la production ». Firth dans Human
Types, p. 68, garde la notion de capital pour « certains types de biens qui facilitent la
production » mais souligne que l'investissement d'un capital est rarement destiné à fournir « un
profit sous la forme d'un intérêt ».
64 MAURICE GODELIER

son usage rapporte à son propriétaire quelque chose en plus de sa valeur initiale,
une plus-value, un profit.
Prendre séparément ces deux conditions, c'est se borner à l'apparence des
choses et tomber dans les paradoxes de Thurnwald. Dans son essence, le capital
n'est pas une chose, mais un rapport entre les hommes réalisé au moyen de l'échange
des choses. C'est un fait social.
Dans cette perspective, après Ricardo1, Marx avait analysé le cycle des
« métamorphoses » d'un capital industriel2 et montré que sous les diverses
apparences successives d'un capital, il n'y avait qu'un seul processus, la mise en valeur
du capital investi. Avant d'être investi, un capital se présente (i) comme une
certaine quantité d'argent — A — . Cet argent est transformé (2) en facteurs de
production dont l'usage crée (3) des marchandises quelconques dont la vente (4)
rapporte un bénéfice AA. Donc, à travers ces quatre stades, A est devenu A'
(A ~f- AA). Si l'on compare A et A' nous retrouvons la définition weberienne
du capital ; si l'on considère au contraire les stades 2 et 3, le capital se présente
comme des moyens de production (Firth) ou comme n'importe quelle marchandise
à vendre ; ainsi, pour la diversité des formes matérielles qui se succèdent, il y a
l'identité fonctionnelle d'un même capital qui fructifie, ce qui implique que le
travail et les autres facteurs de production puissent être achetés, et la vente du
produit suppose l'existence de certains rapports sociaux ; c'est au sein de cette
structure sociale que les choses matérielles deviennent du capital3.
Les classiques avaient d'ailleurs montré que toutes les formes de capital,
financier, commercial et industriel supposaient l'existence de l'échange et d'une
monnaie quelconque utilisée de diverses façons (prêt d'argent, achat et vente de
marchandises, investissements productifs) pour faire un profit (intérêt, bénéfice
commercial, profit de l'entrepreneur). Ils avaient également souligné que les
formes financière et commerciale du capital menaient une existence
antédiluvienne, parfois depuis la haute antiquité dans certaines sociétés asiatiques, et qu'au
contraire le capital industriel, typique des sociétés capitalistes modernes, était
devenu tardivement un fait économique dominant.
Ces analyses déjà anciennes éclairent vivement deux traits apparemment
paradoxaux, souvent relevés par les anthropologues dans la description de sociétés
« primitives » : l'absence de capitaliste animé d'un « esprit d'entreprise4 » (alors

1. Ricardo, The Principles of Political Economy and Taxation, chap. 5 et 6.


2. Marx, Le Capital, livre II, t. 1, chap. 1.
3. Marx, Lohnarbeit und Kapital, p. 39 : « Un nègre est un nègre. C'est seulement dans
des conditions déterminées qu'il devient esclave. Une machine à filer le coton est une machine
pour filer le coton. C'est seulement dans des conditions déterminées qu'elle devient du
capital. Arrachée à ces conditions, elle n'est pas plus du capital que l'or n'est par lui-même
de la monnaie ou le sucre, le prix du sucre... »
4. Cette absence d' « esprit d'entreprise » est souvent considérée par les économistes comme
la preuve de « l'irrationalité » des primitifs, de leur manque de « principes économiques » {Cf. les
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 65

même qu'on affirme l'existence du capital — moyen de production) et la présence


dans des écononomies où il y a échange, avec ou sans usage d'une monnaie, de
certains comportements très proches formellement de celui du financier qui veut
maximiser le rendement de ses prêts (le potlatch chez les Kwakiutl et les prêts
avec intérêt à Rossel Island) ou de celui du commerçant qui gagne en «
marchandant » ses achats et ses ventes. {Cf. le Gim Wali des Trobriandais, échange qui
accompagne le Kula mais s'en distingue par la nature des objets échangés et le
marchandage qui préside à leur échange.)
Mais cette ressemblance, nous le verrons, a des limites, fondées sur le caractère
même des échanges et de la circulation des biens et de la monnaie (quand elle
existe) dans les sociétés primitives et ces limites interdisent de confondre ces
phénomènes avec ceux des sociétés marchandes développées ou de les interpréter
complètement à partir de l'économie politique classique. Dans les sociétés
primitives, les biens sont classés dans des catégories distinctes et hiérarchisées, leur
échange et leur circulation sont fortement cloisonnés. Il est généralement
impossible et inconcevable d'échanger un bien contre n'importe quel autre. La structure
économique des sociétés primitives est ainsi, selon l'expression de P. Bohannan,
« multicentrée y»1 à la différence des économies capitalistes centrées sur un marché.
Le caractère « multicentré » de la structure économique est déterminé par le
rapport particulier de l'économique et du non économique dans les sociétés
primitives et exprime ce rapport. Le cloisonnement et la hiérarchie des biens naît de
leur usage pour le fonctionnement de rapports sociaux distincts (parenté, politique,
religions) rapports affectés, chacun, d'une importance sociale distincte. En entrant
dans ces fonctionnements multiples, biens et monnaies revêtent des utilités et des
significations multiples et hiérarchisées2. De ce fait, la monnaie et les autres

protestations de R. Firth in Human Types, p. 62.) D'autres économistes, s'inspirant des


thèses de Schumpeter dans The Theory of Economie Development, chap. 2, sur l'entrepreneur,
présentent cette absence comme l'obstacle psychologique le plus grave au développement
rapide des sociétés sous-développées. Cf. Baumol, Business Behaviour, Value and Growth,
New York, 1959, p. 87 ; Easterbrook, « La fonction de l'entrepreneur », Industrialisation
et Société, 1962, pp. 54-69 et Leibenstein, Economie Backwardness and Economie Growth,
1957, P- I21 : (< requisitives of an Entrepreneur ».
1. P. Bohannan, Social Anthropology, chap. 15, et P. Bohannan et G. Dalton, Markets
in Africa, introduction.
2. Maurice Leenhardt a énuméré dans son article « La monnaie néo-calédonnienne »,
Rev%ie d'ethnographie et des traditions populaires, 1922, n° 12, dix-huit situations dans
lesquelles on faisait usage de la monnaie de coquillages et P. Métais a repris le problème
en 1952 : « Une monnaie archaïque : la cordelette de coquillages », L'Année Sociologique,
pp. 3 à 142. Il nous semble important de signaler que les historiens de la Grèce antique posent
le problème des significations multiples de la monnaie, religieuses, éthiques, etc. depuis
l'ouvrage de B. Laum, Heiliges Geld— Eine historische Untersuchung ùber den Sakralen
Ur sprung des Geldes, 1924. Voir Will, « De l'aspect éthique des origines grecques de la
monnaie », Revue historique, 1954, PP- 212-231 et la mise au point la plus récente de C. Kraay,
« Hoards, Small Change and the Origin of Coinage », fournal of Hellenistic Studies, dec. 1964,
pp. 76-91.
66 MAURICE GODELIER

phénomènes économiques, étant directement déterminés par le rapport de toutes


les structures de la société, constituent une réalité, plus complexe à analyser
théoriquement que les réalités économiques des sociétés capitalistes parce qu'elle
est socialement pluridéterminée. Le cloisonnement et la hiérarchie des biens
expriment donc le rôle dominant particulier que jouent dans une société
déterminée les rapports de parenté et d'alliance (ex. : les Siane) ou les rapports
politiques et religieux (ex. : les Incas), expriment donc l'aspect dominant de la
structure sociale. Ces remarques permettent d'éclairer plusieurs traits des mécanismes
économiques des sociétés primitives.
La hiérarchie des biens est organisée selon leur rareté croissante. La catégorie
des biens les plus rares contient les biens qui permettent d'atteindre les rôles
sociaux les plus valorisés pour lesquels la compétition des membres de la société
est la plus forte, car ils procurent le maximum de satisfaction sociale à ceux qui les
obtiennent. Le nombre limité de ces rôles dominants impose que la compétition
sociale, dans son aspect économique, se réalise à travers la possession des biens les
plus rares. De là on pourrait analyser théoriquement l'existence de raretés qui
semblent « artificielles » dans certaines sociétés : certains coquillages venus de très
loin, des dents de cochon que l'on a artificiellement fait pousser en spirales,
l'existence de séries limitées de coquillages (Rossel Island) et de coppers (Kwa-
kiutl) dont chaque pièce a un nom et une histoire1, etc. Tout se passe comme si la
société avait « institué » la rareté en choisissant pour certains échanges des objets
insolites.
Ceci expliquerait également le principe d'exclure les biens de subsistance
du champ des objets qui entrent dans la compétition sociale. En excluant ces biens
de la compétition et en assurant à chacun un accès relativement égal à leur usage
(la terre étant d'ailleurs exclue de toute compétition) le groupe assure la survie
de ses membres et sa continuité2. La compétition à l'intérieur du groupe commence
au-delà des problèmes de subsistance et n'entraîne pas la perte de l'existence
physique mais du statut social. Par là, on pourrait tenter d'expliquer que les
biens de subsistance lorsqu'ils entrent dans la compétition sociale à l'occasion
de consommations cérémonielles doivent acquérir la « rareté nécessaire » pour
jouer ce rôle et que cette rareté est créée par une accumulation exceptionnelle
qui doit nécessairement aboutir à leur destruction, à leur inutilisation économique ;
ce « gaspillage final » bien loin d'être un comportement économique « irrationnel »
tirerait sa nécessité du contenu même des rapports sociaux.
De même s'éclairerait le fait que dans certaines sociétés primitives complexes
(Tiv, Trobriand, Kwakiutl), alors que les biens de subsistance ne peuvent presque

1. H. Codere, Fighting with Property.


2. C. Dubois, « The Wealth Concept as an Integrative Factor in Tolowa-Tututni Culture
Essays in Anthropology, 1936.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 67

jamais se convertir en autre chose, soient ménagées certaines possibilités,


rigoureusement déterminées, de convertir les biens des autres catégories entre eux pour
disposer finalement des biens les plus valorisés, qui donnent accès aux femmes, au
pouvoir politique ou religieux1, etc. En même temps, comme ces biens rares
n'apportent le prestige ou la satisfaction souhaitée qu'en étant généreusement
redistribués ou ostensiblement détruits, la compétition peut continuer à se jouer
et l'inégalité sociale reste relativement limitée et peut être sans cesse remise en
question. Le problème théorique est donc de savoir comment, dans des sociétés
de ce type, l'inégalité s'aggrave et devient définitive, comment elle cesse
réellement d'être remise en question (sauf rituellement et symboliquement à la mort
du souverain), comment une minorité sociale peut définitivement jouir d'une
situation d'exception, même si elle redistribue toujours une partie de ses biens.
C'est là le problème des conditions de passage à l'État, de naissance d'une
structure de classes au sein d'une société tribale, problème posé et faussé par
Morgan au XIXe siècle mais qui domine actuellement toute l'anthropologie
politique.
Autre conséquence possible, cette fois économique : il semble que si les biens
de subsistance n'entrent qu'indirectement dans la compétition sociale au sein des
sociétés primitives, leur production n'a pas besoin d'être poussée par les membres
de ces sociétés au-delà de leurs besoins socialement nécessaires. Le fonctionnement
de la structure sociale n'exigerait pas l'usage maximum des facteurs de production
disponibles et déterminerait l'intensité des incitations au développement des
forces productives impliquées dans la production des biens de subsistance. Cette
limite sociale aux incitations de développement des forces productives éclairerait
la lenteur générale du rythme de leur développement dans ces sociétés2 et
expliquerait l'absence d'individus animés d'un « véritable esprit d'entreprise » c'est-à-
dire de la motivation du capitaliste industriel3. Cette absence ou ces « limites » bien
loin d'être « irrationnelles », exprimeraient de nouveau la logique des rapports
sociaux et ne seraient ni un problème « psychologique » ni un problème de « nature »
humaine (sauvage ou civilisée). Elle exprimerait au contraire le contrôle conscient
que les « sociétés primitives ou antiques » exercent habituellement sur elles-mêmes,
contrôle qui disparaît rapidement avec le développement de la production mar-

1. Steiner a esquissé une théorie de ces principes de conversions (tïbersetzung) négatives


ou positives dans son article « Notes on Comparative Economies », in British Journal of
Sociology, 1954, PP- 1 18-129. P. Bohannan distingue le principe de conversion de biens au
sein d'une même catégorie, « conveyance », et le principe de convertibilité d'un bien d'une
catégorie en bien d'une autre catégorie « conversion ».
2. Chaque type de société aurait un rythme propre d'évolution, fondé sur la structure
sociale elle-même. Les historiens constatent qu'avec les changements de types de société, les
rythmes d'évolution changent (flux d'innovation, etc.).
3. Shea, « Barriers to Economie Development in Traditional Societies », The Journal of
Economie History, 1959, n° 4, pp. 504-527 et M. Nash, « Some Social and Cultural Aspects of
Economie Development », Economie Development and cultural change, 1959, pp. 137-151.
68 MAURICE GODELIER

chande1. L'optimum de la production des biens de subsistance dans une société


primitive ne correspondrait donc pas plus là qu'ailleurs au maximum de
production possible mais il exprimerait la « nécessité sociale » de cette
production, son « utilité sociale » relative, comparée à celles des autres fins diversement
valorisées reconnues « socialement nécessaires » et fondées sur la structure même
des rapports sociaux2.
L'optimum économique nous apparaît ici comme l'organisation des activités
économiques (production, répartition, consommation) la mieux compatible avec la
réalisation des objectifs socialement nécessaires, la mieux ajustée donc au
fonctionnement de la structure de la société. L'optimum économique se présente donc,
pour le moment, comme le résultat d'une activité intentionnelle d'organisation
de l'activité économique (allocation des ressources, combinaison des facteurs de
production, règles de la répartition, etc.) orientée vers le meilleur fonctionnement
de toutes les structures sociales, parenté, politique, religion etc., et ce résultat n'a
de sens que par référence au fonctionnement de ces structures3. L'optimum
économique est donc « l'aspect » économique d'un optimum plus large, « social »4.
Cette activité intentionnelle, qui se propose de réaliser la meilleure combinaison
de moyens pour atteindre des fins alternatives, est proprement ce que les écono-

1. Le regret de ce contrôle s'exprime dans la violente critique par Aristote de la « Chréma-


tistique », recherche absurde de l'argent pour lui-même en contradiction avec l'idéal d'autarcie
familiale des Grecs et source de nombreux maux pour la communauté grecque. Cf. Politique,
1257 a-b.
2. Ce que soulignent Fisk et Carneiro quand ils montrent l'existence de surplus potentiel
chez les Siane et les Kuikuru. En ce sens Pearson et Dalton ont raison de montrer que
l'existence d'un surplus possible n'entraîne pas automatiquement une transformation des
structures sociales. Chez les Siane, après l'introduction de haches d'acier, la production de
moyens de subsistance ne s'est pas élargie, mais la guerre, les échanges matrimoniaux, les fêtes
ont pris plus d'importance.
3. C'est dans ce sens que Max Gluckmann analyse la structure du processus de tribali-
sation-détribalisation en Afrique et montre la logique de l'attitude du travailleur africain qui
doit quitter le secteur de subsistance et en même temps le garder pour pouvoir y disposer
d'une sécurité contre les aléas de l'emploi en ville. (« Tribalism in Modem British Central
Africa », Cahiers d'Études Africaines, i960, pp. 55-72.)
4. Cf. J. Lesourne, « Recherche d'un optimum de gestion dans la pensée économique » in
L' Univers Économique, Encyclopédie Française, i960. Tout en rappelant la notion d'optimum
au sens de Pareto désignant un « état caractérisé par l'impossibilité d'améliorer simultanément
la situation de tous les individus », beaucoup d'économistes estiment que cette définition est
une forme « sociologiquement vide ». Elle s'applique à n'importe quelle organisation
économique, capitaliste ou socialiste pour nous limiter aux sociétés industrielles modernes.
Mathématiquement, le problème est celui d'un maximum « lié » dont on trouve la solution en
association à chaque contrainte de la forme <& = constante, une variable <p appelée
multiplication de Lagrange.
Lesourne montre que l'optimum économique est un optimum « restreint » dépendant d'un
« optimum social ».
Sur ce problème, voir les travaux de Allais, Lerner, Pigou et surtout Koopmans, Three
Essays on the State of Economie Science, 1957, chap. 2, « Pareto Optimality », et J. Rothem-
berg, The measurement of Social Welfare, 1961, pp. 92-93 et 95-97.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 69

mistes nomment « comportement économique rationnel » et constitue ce que nous


appellerons l'aspect conscient, intentionnel de la rationalité économique que
nous distinguerons plus tard d'une rationalité « inintentionnelle ». Ainsi la «
rationalité » du comportement économique des membres d'une société apparaît comme
un aspect d'une rationalité plus vaste, fondamentale, celle du fonctionnement
des sociétés. Il n'y a donc pas de rationalité économique « en soi » ni de forme
« définitive » de rationalité économique.
Ceci confirme notre analyse de l'insuffisance théorique de la définition formelle
de l'économique acceptée couramment par les économistes. Dans toute société le
comportement « intelligent » des individus se présente « formellement » comme
l'organisation de leurs moyens pour atteindre leurs fins. Il est évident que si on
appelle cette attitude « économiser », toute action finalisée devient « économique »
ou a un aspect économique. Les propriétés « formelles » du comportement
économique « rationnel » ne suffisent donc ni à distinguer le comportement économique
du comportement non économique, ni à définir le contenu réel de la rationalité
économique propre à chaque type de société, rationalité qui n'est qu'un aspect
d'une rationalité plus large, sociale et globale. Comme on ne peut ni réduire la
rationalité économique d'une société à ces principes formels ni la déduire de ces
principes, la définition formelle de l'économique non seulement est impuissante
à définir son objet mais reste pratiquement inutile pour analyser le problème réel
qu'elle pose : celui de la meilleure forme d'organisation de l'économie dans le cadre
d'une société donnée. Car cette analyse suppose une explication scientifique des
raisons d'être des fins socialement reconnues comme nécessaires, de leur fondement
dans la structure des sociétés. Cette explication scientifique est actuellement
à ses débuts.
Cette analyse de l'aspect intentionnel de la rationalité économique nous
ramène à notre point de départ, la critique de la notion de capital, l'existence
de catégories cloisonnées de biens, de monnaies et de formes d'échange et leur
signification dans le jeu de la compétition au sein d'une société primitive. Nous
pouvons supposer que dans toute société, primitive ou non, existe un champ
déterminé ouvert à la compétition sociale, champ structuré par la dominance de
certains rapports sociaux sur d'autres (parenté, religion, etc.). C'est ce champ qui
ouvre aux individus la possibilité d'agir en sorte qu'ils maximisent les satisfactions
sociales déterminées et hiérarchisées dont la nécessité renvoie au jeu particulier
de la structure sociale1.
Ceci éclairerait à la fois le fait que l'on peut considérer les principes formels de
l'attitude rationnelle comme universels et le fait que la rationalité économique ait
des contenus réels différents selon les divers types de société. Poser, comme le font

1. Cf. la critique de Hoselitz par Sahlins in American Anthropologist, 1962, p. 1068 et


Firth, Element of Social Organization, pp. 137, 142 et 153.
70 MAURICE GODELIER

tant d'économistes, la maximation des gains monétaires des individus comme la


seule attitude rationnelle possible, comme un modèle absolu, exclusif, c'est oublier
que cette forme de rationalité économique est le produit d'une évolution
historique singulière1 et caractérise les sociétés capitalistes développées où le contrôle
et l'accumulation du capital constituent le point stratégique de la compétition
sociale. De plus la forme capitaliste de rationalité économique diffère
fondamentalement des formes de rationalité des sociétés primitives en ceci que la structure
du champ ouvert à la compétition sociale y est telle que la lutte pour le contrôle
des facteurs de production joue le rôle décisif, ce qui donne un tout autre contenu
à l'inégalité sociale.
On peut faire l'hypothèse que le développement de possibilités productives
nouvelles dans les sociétés tribales déplace le centre stratégique de la compétition
sociale du domaine de la répartition des éléments les plus valorisés du produit
social vers le domaine de la répartition des facteurs de production entre les membres
de la société, sans que la compétition pour la répartition du produit cesse déjouer
un rôle2. L'inégalité sociale s'aggrave et peut devenir permanente lorsqu'une
minorité a des droits exceptionnels de contrôle des conditions de la production :
contrôle de la terre et des aménagements hydrauliques chez les Égyptiens ou les
Inca, droit sur le travail des esclaves en Grèce, corvées paysannes, etc. Toutes les
combinaisons possibles de répartition inégale du produit et des facteurs de
production doivent être explorées par l'anthropologie économique et l'anthropologie
politique pour expliquer comment s'est opéré le passage des sociétés primitives
tribales à des formes nouvelles de société comportant une structure de classes
embryonnaire ou développée, où les anciens principes de réciprocité et de
redistribution disparaissent ou ne jouent plus le même rôle3.
Ainsi le contenu explicite de la notion de rationalité économique est celui du
problème des fondements de l'organisation de la production et de la répartition
au sein des divers types de société. Et au sein de ce double contenu, l'organisation
de la répartition (des produits ou des facteurs de production) joue le rôle stratégique,
dominant. Sur le plan épistémologique, ces analyses nous permettent de préciser
les conditions d'élaboration d'une « théorie générale des systèmes économiques ».

1. De nombreux marxistes, sollicitant la pensée de Marx, continuent de penser que la


notion de rationalité économique est apparue avec le capitalisme. Cf. O. Lange, Économie
Politique, 1962, chap, v : « Le principe de la rationalité économique. » O. Lange se contente
de quelques allusions sur « le caractère coutumier et traditionnel de l'activité économique
dans les conditions de l'économie naturelle » et cite rapidement Herskovits, Sombart,
M. Weber avant d'affirmer, p. 193, que « le principe de la rationalité économique est le produit
historique de l'entreprise capitaliste. »
2. D. Forde, Primitive Economies, p. 338.
3. Par exemple le contrôle des routes commerciales de l'or, du sel, des esclaves par
l'aristocratie Sarakolé de l'ancien royaume de Gana au xie siècle, le contrôle de l'eau et des
terres par le roi chez les Imerina de Madagascar au xvnie ; Cf. G. Condominas, Fokon'olona
et les collectivités rurales en Imerina, chap. 1, 2.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 71

Puisque, nous l'avons vu, on ne peut pas déduire de principes formels le contenu
des diverses rationalités économiques, ni réduire ce contenu à ces principes, la
théorie générale ne sera ni une théorie formelle ni la projection sur toutes les
sociétés des structures et des lois de fonctionnement des sociétés capitalistes ou de
tout autre type de société pris comme terme absolu de référence. Ni théorie
formelle, ni extension de l'économie politique, cette théorie générale en gestation
serait la théorie des lois de fonctionnement de l'économie au sein des divers
types de structures sociales possibles et de leur fondement, et cette connaissance
scientifique est liée largement aux connaissances théoriques, fort inégalement
développées, des fondements des autres structures sociales, parenté, religion,
politique.
Pour montrer une dernière fois à quels paradoxes conduit un certain usage
des catégories de l'économie politique dans l'étude des sociétés primitives, nous
analyserons les conséquences pratiques de l'usage de la notion de « capital » par
M. Salisbury avant d'exposer les conclusions de L. Lancaster sur le fonctionnement
de la monnaie et du crédit à Rossel Island, fonctionnement qui semble formellement
très proche du jeu du capitalisme financier.
Ayant défini le capital à la manière de Firth, résolu à trouver le « capital » des
Siane, M. Salisbury devait encore « le mesurer » puisqu'il n'y a de science que de
la mesure. Or M. Salisbury ne disposait point pour cette mesure de
prix-indicateurs, puisque ni le travail ni la terre, ni la plupart des produits n'étaient échangés
sur un marché. Il lui restait un seul critère, une seule donnée analysable : la
quantité de travail social que la production des biens et services avait exigée. Il calcula
par exemple qu'une hache de pierre nécessitait en moyenne 6 jours de travail,
une aiguille i jour, une grande maison d'hommes 5 jours d'une équipe de
30 hommes, 1 jour d'une équipe de 6 hommes, 2 jours d'une équipe de 30 femmes,
soit 186 journées de travail...
Ces informations sont précieuses mais mesurent la productivité du système
de production siane, non le capital. M. Salisbury mesurait donc réellement la
productivité de ce système tout en croyant mesurer un capital, sans faire la
critique de ses propres concepts. Depuis longtemps la physique, par exemple, nous
a appris à séparer la science de la croyance, à isoler les résultats positifs de Newton
de ses « idées » sur l'existence d'un Espace et d'un Temps absolus et à expliquer
ceux-là et celles-ci. Les avatars de la démarche de M. Salisbury illustrent les
dangers d'une attitude non critique en théorie. Car en mesurant le coût social
des biens M. Salisbury s'engageait dans la voie du crime de lèse-majesté
doctrinale envers les « idées dominantes » chez les économistes. Car mesurer la
« valeur » des biens par le travail social nécessaire à leur production c'est revenir
aux thèses fondamentales1 des maîtres de l'économie politique classique et de

1. Ricardo, Principes de V Économie politique, chap. 1.


72 MAURICE GODELIER

Marx1, leur disciple sur ce point, thèses depuis longtemps rejetées comme périmées
par les économistes inspirés du marginalisme2. Par un singulier destin, la thèse de la
valeur- travail, autrefois fondement de l'analyse des sociétés marchandes modernes,
devient juste « bonne » pour analyser une société primitive non marchande et
M. Salisbury montre beaucoup d'embarras à vouloir nous persuader qu'elle ne
veut plus rien dire pour les économies modernes. Or, le paradoxe est que toute
économie suppose la combinaison et la consommation de facteurs de production
et que seul le travail réalise cette combinaison. Ainsi, la théorie de la valeur
des classiques possédait dans son principe une valeur d'explication universelle,
anthropologique et pourrait s'appliquer à toute société ancienne ou moderne,
marchande ou non, libérale ou planifiée. Malheureusement l'idée que ce principe
d'explication est périmé, dépassé, interdit de reconnaître une des hypothèses
théoriques universelles de l'économie politique. Nous ne pensons cependant pas
que la théorie de la valeur-travail explique à elle seule la formation des prix dans
une économie de marché. La catégorie de « prix » est beaucoup plus complexe
que celle de valeur et exprime à la fois les coûts de production et l'utilité sociale
d'un bien mesurée à travers le jeu de l'offre et de la demande solvable. C'est ce
dernier point que le marginalisme a développé. Mais, comme le montrait déjà
A. Marshall, à long terme l'évolution des prix va dans le sens de l'évolution des
coûts de production. On pourrait tenter de trouver un rapport entre l'utilité
sociale des biens, leur « valeur » d'échange et le travail nécessaire à leur production
ou nécessaire à la production de leur équivalent dans une société primitive
lorsqu'ils sont obtenus dans un échange régulier (cauris, etc.). En effet les biens les
plus favorisés sont les plus rares et ont un statut équivalent aux objets de luxe
dans nos sociétés. Souvent, ils ont exigé un travail considérable pour être obtenus
ou pour que soit accumulé leur équivalent. Steiner a analysé les monnaies de
pierres géantes des Yap, décrites par Furness en 1910. D'autres ont évalué la
quantité de travail et de nourritures qu'exige l'élevage des cochons en Nouvelle-
Guinée. Ces biens représenteraient donc un prélèvement exceptionnel direct ou
indirect sur les ressources en travail et en biens de subsistance de la société. En
même temps, à cause de leur rareté ils seraient appelés à jouer un rôle essentiel
dans la compétition sociale où ils acquerraient leurs multiples significations et
leur utilité sociale exceptionnelle.
En fait, pensons-nous, l'économie politique ne peut être ou ne suffit pas pour

1. Marx, Le Capital, livre I, t. 1, pp. 53-54.


2. M. Godelier, « Théorie marginaliste et théorie marxiste de la valeur et des prix »,
Cahiers de planification, École des Hautes Études, n° 3, 1964.
P. Bohannan rejette résolument la théorie de la valeur-travail ; Cf. Social Anthropology,
chap. 14, p. 230.
R. Firth, dans Human Types, 1958, p. 80, adopte une position beaucoup plus nuancée.
Dans notre perspective, voir L. Johansen, Some Observations on Labour Theory of Value
and Marginal Utilities, 1963.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 73

être une théorie générale parce que les phénomènes économiques au sein d'une
société primitive, tout en étant plus simples que ceux d'une société moderne,
sont socialement plus complexes et par là n'ont ni le même sens ni le même contenu.
Pour achever d'établir ce point essentiel nous allons reprendre l'analyse de
l'ultime maître-concept de l'économie politique, dernier prétexte pour retrouver
ses lois dans les sociétés primitives : le concept de monnaie. Nous prendrons des
exemples de « monnaie primitive m1 dans les travaux de Armstrong, Bohannan,
Guiart, Lancaster, Salisbury, Wilmington3. Ces exemples accusent de profondes
différences mais ils mettent en évidence une caractéristique générale négative
des « monnaies primitives » : on ne peut les échanger contre n'importe quoi. Ce
ne sont pas des « monnaies universelles ».
Bohannan3 a montré l'existence chez les Tiv du Nigeria de trois catégories
d'objets : biens de subsistance, biens de prestige (esclaves, bétail, métal),
femmes. A l'intérieur de chaque catégorie un objet pouvait être échangé contre
un autre. Entre la seconde et la troisième catégorie, certains principes de
conversion permettaient d'accéder aux femmes à partir de barres de cuivre mais on ne
pouvait convertir la première catégorie en la seconde et surtout en la troisième.
Aucune monnaie ne servait donc de dénominateur commun entre ces trois
catégories, et le travail et la terre restaient en dehors d'elles4. Lorsque la monnaie
européenne fut introduite, son rôle d'équivalent universel fut considéré comme une
menace pour la structure sociale traditionnelle et les Tiv tentèrent de sauver le
« modèle » de leurs échanges en ajoutant une quatrième catégorie aux trois autres,
où la monnaie européenne s'échangeait contre les biens européens importés ou
contre elle-même. L'entreprise échoua rapidement.
Les analyses de Salisbury sur les Siane vont nous permettre de serrer de plus
près les propriétés d'une monnaie primitive et d'en présenter une interprétation
théorique.
Les biens étaient divisés, chez les Siane, en trois catégories hétérogènes : les
biens de subsistance (produits de l'agriculture, de la cueillette, de l'artisanat) ;
les biens de luxe (tabac, huile de palmier, sel, noix de pandanus) ; les biens
précieux (coquillages, plumes d'oiseaux de paradis, haches ornementales, cochons)

1. Cf., sur ce problème, les ouvrages de : P. Einzig, Primitive Money in its Ethnological,
Historical and Economic Aspects, 1949 ; Quiggin, A Survey of Primitive Money. The
Beginnings of Currency , 1949 ; R. Firth, « Currency, Primitive », Encyclopedia Britannica.
2. Wilmington, « Aspects of Moneylending in Northern Sudan », The Middle East
Journal, 1955, pp. 139-146.
3. Bohannan, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv », American
Anthropologist, 1955, vol. 57. Du même auteur : « Tiv Markets », The New York Academy of
Sciences, mai, 1957, PP- 613-622, et le récent ouvrage collectif : Markets in Africa, 1963,
introduction.
4. Moore, « Labor Attitudes toward Industrialisation in Underdevelopped Countries »,
American Economic Review, 1955, n° 45, pp. 156-165, et son article dans Industrialisation et
Société, Paris-La Haye, Mouton, 1964 : «Industrialisation et changement social», pp. 293-372.
74 MAURICE GODELIER

qui entrent dans les dépenses rituelles à l'occasion des mariages, des initiations,
des traités de paix, des fêtes religieuses. Aucun bien d'une catégorie n'était
échangeable contre un bien d'une autre catégorie. Les substitutions se faisaient à
l'intérieur d'une catégorie. Il n'y avait pas une monnaie mais des monnaies, ni un
échange général de biens et de services mais des échanges limités et cloisonnés.
Lorsque la monnaie européenne fit son apparition, on lui appliqua le principe de
l'inconvertibilité des biens, les pièces entrèrent dans la catégorie 2, les billets
dans la catégorie 3. La convertibilité réciproque des pièces et des billets, corrélat
de la convertibilité de l'argent en n'importe quel bien, ne fut longtemps ni
comprise ni acceptée par les Siane. Nous allons chercher à expliquer pourquoi
elle ne pouvait pas l'être. Si l'on veut interpréter théoriquement les faits décrits
par M. Salisbury, il nous semble que l'inexistence d'une monnaie universelle
chez les Siane s'explique d'une part par le caractère limité des échanges, l'absence
d'une véritable production marchande (raison négative) mais en même temps
par la nécessité de contrôler l'accès aux femmes au sein d'un clan et
d'équilibrer la circulation des femmes dans les clans (raison positive). Cette seconde
raison, relevant des structures de la parenté, imposait selon nous :
i° De choisir, parmi les ressources disponibles, certains types de biens pour
les mettre en correspondance avec les femmes et ces biens devaient être en
quantité limitée correspondant à la rareté des femmes et exiger plus d'effort, être
d'un accès plus difficile que les autres biens ;
20 De disjoindre radicalement le mode de circulation de ces biens (cochons,
coquillages, etc.) du mode de circulation des autres biens, ce qui signifie la
constitution d'une échelle de biens en plusieurs catégories hétérogènes et non substi-
tuables.

L'inexistence d'une monnaie universelle paraît donc doublement nécessaire.


Une analyse inspirée par l'économie politique classique ne saisirait que la raison
négative, l'absence de production marchande, une analyse anthropologique y
joindrait la raison positive. Dans cette double perspective s'éclaireraient mieux
à la fois le fait que, pour un Siane, la signification d'une monnaie universelle ne
pouvait être spontanément reconnue puisqu'elle n'avait pas de sens ni de nécessité
dans son propre système social, et le fait que l'introduction de cette monnaie
faisait peser une menace sur son système social1. Ici nous atteignons le problème
général des rapports entre structures économiques et structures de parenté, et
l'on pourrait se demander quelles modifications subissent à long terme les axiomes

1. Cf. P. Bohannan, « The Impact of Money on an African Subsistence Economy », The


Journal of Economic History, 1959, n° 4, pp. 491 à 503. Sur les effets destructeurs de la
monnaie européenne sur le potlatch des Kwakiutl voir Steiner, Notes on Comparative Economies,
P- I23-
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 75

d'un système de parenté avec le développement d'une production marchande


généralisée et d'une monnaie universelle1.
L'existence d'une monnaie n'a donc pas le même sens dans une économie
primitive et dans une économie marchande occidentale. Une même réalité peut
prendre des significations différentes, inattendues, par son appartenance à des
ensembles sociaux différents. Une fois de plus la structure donne un sens aux
éléments qui la composent et en bonne méthode ce n'est pas le même élément
dans plusieurs structures qu'il faut chercher pour démontrer une identité
fonctionnelle mais le même rapport entre les éléments d'une structure et ceux d'une
autre. Notre interprétation aboutit à la même conclusion que celle de Dalton. Les
différences entre les systèmes économiques sont aussi importantes que les
ressemblances et les différences tiennent aux structures sociales au sein desquelles
fonctionne un même élément.
Pour achever cette démonstration, nous allons examiner le système de monnaie
et de crédit existant dans l'île Rossel, décrit par Armstrong2 et interprété par
L. Lancaster3. A Rossel Island existait une monnaie composée de deux séries
de coquillages, les Ndap et les Nkô. Chaque série comportait un nombre limité
de pièces ordonnées en 22 catégories pour les Ndap et en 16 pour les Nkô. Aucun
rang n'était le multiple d'une unité de base. La série Ndap était la plus valorisée.
Les rangs i à 18 entraient dans les transactions habituelles, ceux de 19 à 22 dans
des transactions exceptionnelles et étaient maniés avec un certain rituel par des
chefs. Les pièces 22 étaient transmises en ligne masculine dans une famille de
chefs puissants. Par l'intermédiaire de ce système de rangs un système de crédit
compliqué était établi. La vie de l'île tournait autour d'un jeu d'obligations
sociales impliquant des transactions monétaires. Pour effectuer une transaction
déterminée il fallait disposer d'une espèce déterminée de pièces. Si on n'avait
pas cette pièce, il fallait l'emprunter et au bout d'un certain temps la rembourser.
Pour la rembourser on pouvait soit rendre une pièce de même rang plus quelques
pièces d'un rang inférieur, soit rendre une pièce d'un rang supérieur. Ainsi un
intérêt lié au temps se trouvait dégagé, dont le taux était fixé dans des discussions
rituelles. Chaque individu cherchait à placer ses pièces pour accéder au bout
d'un certain temps à des pièces de rang supérieur. Un financier, le ndeb,
empruntait et escomptait les pièces des propriétaires d'avoirs « liquides » et assurait les
rituels de remboursement. Chacun cherchait donc à tirer profit de la circulation
de la monnaie et agissait comme s'il voulait maximiser ses avantages individuels.

1. Cf. Smelser, « Mécanisme du changement », article cité. Morgan avait déjà souligné
que les systèmes de parenté sont des éléments stables qui évoluent très lentement par rapport
aux changements qui interviennent dans le rôle de la famille.
2. Armstrong, Rossel Island, Cambridge, 1928, et : « Rossel Island Money, a Unique
Monetary System », Economie Journal, 1924, pp. 423-429.
3. L. Lancaster, « Crédit, épargne et investissement dans une Économie non monétaire »,
Archives Européennes de Sociologie, III, 1962, pp. 149-164.
y6 MAURICE GODELIER

Nous sommes donc avec cet exemple (et celui de la monnaie de Malekula décrite
par J. Guiart1) au plus près de la notion moderne de capital financier. Chacun entre
en concurrence avec les autres pour maximiser les profits qu'il tire de l'usage
d'une monnaie. Cependant L. Lancaster a démontré que cette proximité était
trompeuse. En effet dans la société de Rossel l'accumulation de la richesse entre
les mains de certains individus n'aboutissait pas à un accroissement de la richesse
globale de la société, à la différence d'une économie occidentale où le mécanisme
de crédit est directement un facteur de croissance car il participe au financement
des investissements productifs2. Cette monnaie et ce crédit se trouvaient imbriqués
dans un système fermé sur lui-même qui relève non pas de l'échange marchand
mais d'un système de « don » dominé par le principe de réciprocité. A la différence
de Mauss3 qui s'autorisait de l'exemple d' Armstrong pour affirmer que
l'opération de crédit et l'opération de don étaient identiques, L. Lancaster fait de
ces opérations deux manifestations distinctes d'un même principe : quiconque
se trouve en possession de certains biens à l'issue d'une transaction qui appelle
un « retour » à terme, se trouve dans la situation et les obligations d'un
bénéficiaire, soit socialement une situation de dépendance. Le cycle de la transaction
est fermé par le remboursement de la dette et de l'intérêt, mais dans l'intervalle
une relation sociale s'est créée qui s'inscrit, pour une économie primitive, dans
une dimension sociale dépassant de beaucoup la relation débiteur-créancier dans
une économie occidentale et ne lui confère pas le même sens (obligations sociales
et besoins rituels à l'occasion des funérailles, du mariage, de la succession — la
dette authentifiant en quelque sorte l'événement).
La conclusion de L. Lancaster à partir des matériaux d' Armstrong est donc
la même que la nôtre à partir de ceux de Salisbury. Les théories de l'économie
politique ne suffisent pas à expliquer une économie primitive parce que celle-ci
est socialement plus complexe, et l'application non critique de ces théories obscurcit
plus qu'elle n'éclaire l'économie primitive, car elle ne fournit que des
ressemblances superficielles et masque les différences significatives. En fait, même les
plus grands anthropologues n'ont pu échapper aux pièges des mots faussement
clairs et des analogies apparemment « explicatives ». Boas, dans sa célèbre
description du potlatch, s'exprimait en ces termes :

« Le système économique des Indiens de la Colombie Britannique est


largement basé sur le crédit tout autant que le système des communautés
civilisées. Dans toutes ses entreprises, l'Indien se repose sur l'aide de ses

1. J. Guiart, « L'organisation sociale et politique du Nord Malekula », Journal de la Société


des Océanistes, VIII, 1952.
2. D. Forde déclare : « La monnaie en elle-même ne donne à une économie fermée aucun
lien entre le présent et le futur... une communauté épargne seulement si elle produit des
biens durables », Primitive Economies, p. 342.
3. M. Mauss, Essai sur le don, 1950, p. 199.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 77

amis. Il leur promet de payer pour cette aide à une date ultérieure. Si
l'aide fournie consiste en richesses mesurées chez les Indiens par des
couvertures comme nous les mesurons par la monnaie, il promet de payer la
quantité empruntée avec de l'intérêt... y>x.

Un tel vocabulaire suggère une équivalence étroite entre potlatch et crédit,


mais Dalton, s'appuyant sur Boas lui-même et Goldmann2, a montré que là encore
les différences étaient plus importantes que les ressemblances. Dans l'économie
de marché, le crédit a une variété de fonctions, la plus importante étant le
financement des « entreprises » à travers les prêts à court et long termes. L'emprunteur
utilise cette monnaie universelle de façon matériellement productive pour pouvoir
rembourser le prêt, la charge d'intérêt et retenir en plus quelque profit. Ce n'est
pas le cas chez les Kwakiutl. Dans une économie de marché, l'appareil créant des
dettes et des crédits est un élément de l'institution de marché. Les taux d'intérêt
sont variables et dépendent de l'offre et de la demande sur les marchés monétaires.
Il n'y a aucun statut dans une économie de marché qui « contraint » à emprunter
et à emprunter seulement à son groupe lignager. Chez les Kwakiutl, les couvertures
sont une monnaie à usage très limité. La sphère du potlatch est celle de
transactions sur certains biens et avec des monnaies spéciales qui ne sont pas utilisées
dans d'autres sphères, et reste distincte de la sphère de la vie quotidienne. Dans
notre économie les éléments essentiels de la vie quotidienne sont acquis à travers
le marché et au même marché appartient le mécanisme de crédit et de dettes.
Le mécanisme par lequel la dette est créée, les conditions du remboursement, les
pénalités en cas de non-remboursement diffèrent entièrement chez les Kwakiutl.
Dans notre économie le débiteur prend toujours l'initiative de la dette, dans le
potlatch c'est le « créditeur » qui fait le premier pas en forçant son rival à accepter
les dons. Et surtout le principal motif du potlatch est la recherche du prestige
honorifique et non l'accumulation de richesses matérielles et le terme ultime du
code de l'honneur du potlatch est la destruction complète des richesses pour
montrer sa valeur et écraser le rival.
A travers l'analyse de ces quatre exemples (Tiv, Siane, Rossel, Kwakiutl)
nous entrevoyons peut-être une sorte de loi générale. Plus la structure de la
division du travail est complexe, plus les activités économiques acquièrent une
autonomie relative au sein de l'ensemble social et plus il est possible de définir des
catégories économiques élémentaires, des catégories et des lois « simplement »
économiques. A l'inverse, plus une société est simple, moins il est possible d'isoler
l'économique des autres éléments de la vie sociale et plus l'analyse d'un
mécanisme apparemment économique sera complexe puisque toute la configuration
sociale se trouve directement présente au cœur de ce mécanisme. D'une certaine

1. Boas, Twelfth and Final Report on the North-Western Tribes of Canada, 1898.
2. Goldmann, « The Kwakiutl of Vancouver Island », Co-operation and Competition among
Primitive Peoples, M. Mead, ed. 1937.
78 MAURICE GODELIER

manière la simplicité des catégories de la pensée semble l'envers de la complexité


des structures de la réalité sociale. En ce sens, c'est parce qu'il produit des concepts
« simples » que le « supérieur explique l'inférieur », |que l'économie politique est le
point de départ de l'anthropologie économique. Mais, à l'arrivée, l'anthropologie
économique découvre que l'économie politique ne lui suffit pas et qu'elle-même
peut lui fournir la perspective qui lui manque le plus souvent pour délimiter ses
contours, son champ de validité théorique et historique, et peut-être pour lui
suggérer d'éclairer en son sein des « terras incognitas », des zones en friche,
d'explorer son propre monde à la manière d'un ethnologue1.
A vouloir que l'économie politique2 soit déjà la théorie générale de
l'économique on aboutit à perdre de vue la dimension sociologique et historique des faits,
à transformer un fait social en fait naturel, on nie les faits recueillis dans les sociétés
primitives ou on les déforme, on se trompe même sur le fonctionnement réel de
notre propre système économique, enfin on oublie la bonne méthode qui suppose
qu'un même élément prend un sens différent dans des ensembles structurés
différemment. On perd les faits, on perd la méthode, on perd la science, pourquoi ?
Parce qu'on a perdu le point de vue anthropologique, le point de vue comparatif,
parce qu'on suit la pente « naturelle » d'une culture en prenant sa propre société
comme référence « absolue ». On prend, de façon non critique, la rationalité de
l'économie occidentale pour la seule rationalité possible. C'est-à-dire qu'on la
justifie en l'analysant, ce qui est le propre de l'acte idéologique. Le concept de
rationalité économique peut-il échapper à l'idéologie et avoir un contenu
scientifique ? Y a-t-il même une rationalité « économique » ?

III. — Vers un renouvellement de la notion


de « Rationalité économique »

« Les Grecs vécurent autrefois comme les


Barbares vivent maintenant. »
Thucydide, I, 6, 6.

Nous nous bornerons à pousser un peu plus avant la problématique que nous
avons déjà esquissée de cette notion, la plus difficile et qui exigerait les plus longs
développements. La science, nous l'avons vu, se perd quand l'idéologie commence

1. Voir l'article d'Eisenstadt, « Anthropological Studies of Complex Societies » et la


discussion avec Banton, Barnes, Gluckman, Meyer-Fortes, Leach, etc., in Current
Anthropology, June 1961, vol. 2, n° 3.
2. Arensberg, « Anthropology as History », Trade and Market, et Fusfeld, « Economic
Theory Misplaced : Livelihood in Primitive Society », Trade and Market...
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 79

et l'idéologie commence lorsqu'une société se prend comme référence absolue,


centre de perspectives premières ou dernières.
La science économique elle-même naquit lorsque l'évidence commune de la
nécessité de maintenir l'ancien régime fut contestée et que furent prises pour
objet d'analyse et pour principes d'une société « rationnelle » les règles de
fonctionnement d'une économie capitaliste industrielle et marchande. Dès sa naissance,
l'économie politique se trouvait engagée à critiquer, expliquer, justifier. Et cette
critique et cette justification se voulaient absolues, cette explication décisive,
puisque les règles de l'économie nouvelle se trouvaient, croyait-on, en accord avec
les principes de la « Raison naturelle » transcendant toute contingence historique.
L'histoire s'était fourvoyée par ignorance des vrais principes, leur connaissance
inaugurait le règne de la Raison.
Ainsi les mécanismes de l'économie marchande se trouvaient à la fois décrits
et « valorisés ». Des faits devenaient des « normes ». Le système économique
nouveau était posé et vécu comme un « modèle » devant lequel les règles de
l'ancien régime et des autres sociétés étaient traduites, jugées et reconnues
coupables d' « irrationalité ». Très vite avec Fourier et Saint-Simon, plus tard avec
Marx1, aujourd'hui avec les bouleversements de la décolonisation et de
l'affrontement mondial des systèmes, la critique des principes de la libre entreprise s'est
développée, invoquant pour preuves l'exploitation des travailleurs, le gaspillage
des ressources, les crises, l'impérialisme colonial, etc. Il n'est plus désormais
évident que la poursuite des intérêts privés assure automatiquement l'intérêt
général. Dans une perspective identique de valorisation d'un « modèle », les anciens
Grecs faisaient des étrangers des « barbares » et hier encore les sociologues
découvraient une mentalité « prélogique » chez les primitifs. En agitant le thème de
la rationalité sommes-nous condamnés à écrire la doxographie des partis pris
des hommes et des sociétés ?2 Tout n'est-il que préjugé, idéologie, illusion dans ce
mouvement perpétuel de « valorisations-dévalorisations » complémentaires ou
successives ? Peut-il y avoir une connaissance scientifique de la rationalité propre
d'un système et peut-on la comparer avec celles d'autres systèmes ?
Quel sens donne-t-on implicitement à la notion de rationalité économique ?

1. Marx, Manuscrits économiques et philosophiques, 1844, Paris, Éd. Sociales, 1964. Voir
M. Godelier, « Économie politique et philosophie », La Pensée, 1963, n° 11.
2. Voir le texte célèbre d'Alfred Marshall : « Quel que soit leur climat et quels que soient
leurs ancêtres, nous voyons les sauvages vivre sous l'empire de la coutume et de l'impulsion ;
presque jamais ils ne s'engagent d'eux-mêmes dans des voies nouvelles ; jamais ils ne songent
à l'avenir éloigné, et rarement même ils se préoccupent de l'avenir immédiat ; capricieux,
en dépit de leur asservissement à la coutume, dominés par la fantaisie du moment, acceptant
parfois les fatigues les plus pénibles, mais incapables de s'astreindre longtemps à un travail
régulier, ils se soustraient autant que possible aux tâches difficiles et ennuyeuses ; celles qui
ne peuvent être évitées sont accomplies par le travail forcé des femmes. » (Principles of
Economies, 1890. Appendix A : « The Growth of Free Industry and Enterprise », Macmil-
lan, Londres, 1961, p. 602.)
80 MAURICE GODELIER

Pour le dégager, nous allons procéder a contrario en rappelant quel contenu


recouvrait l'accusation dJ « irrationalité » portée contre l'ancien régime : en bref,
on accusait ce système de faire obstacle au progrès technique et au progrès social1.
Ainsi la notion de rationalité économique s'organise autour de deux pôles de
signification. Par économie « rationnelle », on vise une économie « efficace » et une
économie « juste ». L'efficacité renvoie aux structures techniques de la production,
c'est-à-dire à la plus ou moins grande domination de l'homme sur la nature, la
« justice » renvoie aux rapports des hommes entre eux dans l'accès aux ressources
et au produit social. Si l'on confronte ces deux champs de significations avec
l'état de nos connaissances théoriques actuelles, on constate une dissymétrie
entre les deux. L'efficacité technique est l'objet d'analyses fouillées, servies par
des procédures de calcul. La recherche opérationnelle fournit une partie de ces
procédures qui permettent d'améliorer la productivité de diverses combinaisons
de facteurs de production. La « justice sociale » est par contre l'objet de
contestations semble-t-il irréductibles et l'on n'entrevoit pas la solution prochaine
de l'équation de la justice et du bien-être malgré tous les théoriciens du « Welfare »2.
Cependant l'unité de ces deux champs de significations est visible. On ne cherche
en effet la meilleure combinaison des facteurs de production que pour maximiser
le profit personnel de leur propriétaire. Si la question de la rationalité renvoie
à ces deux thèmes, productivité et justice - bien-être, il est manifeste qu'elle se
situe au cœur de l'existence quotidienne comme une question inévitable et
permanente à laquelle il faut non seulement répondre théoriquement mais
pratiquement. Une analyse plus attentive découvre que la question de l'efficacité technique
et sociale d'un système est celle des possibilités de ce système, plus précisément
des possibilités maximales de ce système de réaliser les transformations
économiques et sociales qui s'imposent à lui nécessairement. Nous ne pouvons envisager
d'analyser les possibilités des systèmes réels connus, passés ou présents, mais nous
pouvons aborder le problème « formellement », c'est-à-dire dessiner la «
problématique » d'une telle analyse. Comment aborder l'analyse des « possibilités » d'un
système ? Il nous semble qu'il faut distinguer deux plans, celui des possibilités

1. La notion de progrès comme celle de rationalité ne peut être déduite de principes


a priori mais revêt des contenus multiples socialement et historiquement déterminés. Il
n'existe pas une « essence vraie » de l'homme, qu'il faudrait rejoindre ou construire peu à peu
et qui serait à la fois le moteur et le but final de l'évolution des sociétés et l'instance devant
laquelle le philosophe ou le théoricien convoquerait les sociétés pour les « juger ». Une telle
attitude spéculative n'a rien à voir avec la science et est caractéristique de toutes les «
philosophies de l'Histoire ». Ainsi Morris Ginsberg « convoque le développement économique
devant les principes d'une éthique rationnelle » in « Towards a Theory of Social Development :
The Growth of Rationality », p. 66. Voir aussi E. Seiffert, « Le facteur moral du
développement social ». Pour une discussion des thèses de Ginsberg voir R. Aron : « La Théorie du
Développement et l'interprétation historique de l'époque contemporaine », symposium sur
le Développement Social, Paris-La Haye, 1965.
2. Cf. A. Little, A Critique of Welfare Economies.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 8l

consciemment créées, voulues, celui des possibilités subies — consciemment ou


non — et deux niveaux de rationalité, une rationalité intentionnelle et une
rationalité inintentionnelle.
La rationalité voulue se manifeste d'abord dans l'utilisation qu'une société
fait de son environnement. Toute technique, nous l'avons vu, utilise les
possibilités d'un milieu, suppose une connaissance, rudimentaire ou complexe, des
propriétés des objets, de leurs rapports. Schlippe1 a montré, par exemple, que,
sous l'apparence de chaos que donne l'agriculture itinérante des Azandé, règne
un ordre rigide et caché. La dispersion des parcelles cultivées, les types divers
d'associations culturales sont une étroite adaptation aux possibilités écologiques.
Les études précises de Conklin2, de Viguier3, de Wilbert4 ont montré que le rapport
terre cultivée-jachère chez les agriculteurs extensifs manifestait une connaissance
précise du cycle de régénération de la fertilité des sols. G. Sautter a montré que
le rapport des terres cultivées de façon continue aux terres cultivées de façon
discontinue qu'exprime le dispositif concentrique des terroirs de l'Ouest africain
dépendait des possibilités de production de fumier et des moyens de son
transport. Les possibilités d'un milieu constituent donc des alternatives exploitables
dans certaines conditions et nécessitant toujours un effort conscient pour les
exploiter5.
Hackenberg6 a étudié les alternatives économiques offertes aux Indiens Pima
et Papago par leur territoire situé dans le désert central et le sud-ouest de l'Ari-
zona. Il classe ces alternatives selon un gradient d'intervention technologique
croissante sur les données du milieu, gradient qui ferait succéder logiquement :
i. La chasse et la cueillette ; 2. Une agriculture marginale ; 3. Une agriculture
pré-industrielle ; 4. Une agriculture industrielle. Au xvne siècle, les Papago, dans
les vallées montagneuses sèches, tirent de la chasse et de la cueillette 75 % de leurs
ressources, les Pima dans le bassin de la Gila River 45%. Le reste des ressources
était obtenu — en proportion plus forte chez les Pima — par une agriculture
marginale utilisant avec une technique très simple la fertilité du sol entretenue

1. Schlippe, Shifting Cultivation in Africa, 1955, 3e partie.


2. Conklin, Hanunoo Agriculture in the Philippine, F.A.O., 1957, e^ <( Study of Shifting
Cultivation », Current Anthropology, vol. 2, févr. 1961, pp. 27-61.
3. Viguier, L'Afrique de l'Ouest vue par un agriculteur, Paris, 1961, p. 29.
4. Wilbert, The Evolution of Horticultural Systems in Native South America, Causes and
Consequences, Caracas, 1961.
5. G. Sautter, « A propos de quelques terroirs d'Afrique de l'Ouest », Études Rurales,
1962 ; Godelier, « Terroirs africains et histoire agraire comparée », Annales E.S.C.,
1964, n° 3.
6. Hackenberg, « Economie Alternatives in Arid Lands : A Case Study of the Pima and
Papago Indians », Ethnology, 1 (2) avril 1962.
L'archéologie a commencé à fournir des informations utilisables sur l'évolution de
l'agriculture marginale et l'agriculture intensive au Pérou, au Mexique pré-colombiens, dans le
Proche-Orient Antique, etc. ; par exemple D. Collier, « Agriculture and Civilization on the
Coast of Peru », in Wilbert, op. cit., pp. 101-109 et le commentaire d'Eric Wolf.
82 MAURICE GODELIER

par les pluies et l'irrigation naturelle de la Gila River. Chez les Pima,
contrairement aux Papago, les champs étaient permanents et l'habitat sédentaire. Les
différences s'accusèrent profondément lorsque les Pima passèrent à une agriculture
pré-industrielle. En coordonnant leurs efforts ils améliorèrent leur système
hydraulique. L'introduction du blé, céréale d'hiver, par les Espagnols, vint compléter
le cycle des récoltes et assurer pendant toute l'année, grâce à l'agriculture, la
subsistance des communautés. Dès lors les Pima se trouvaient entièrement libérés
de leur dépendance antérieure par rapport à la chasse et à la cueillette. Les Papago,
sur leur territoire plus aride, ne purent jamais produire des ressources agricoles
en quantité suffisante pour supplanter la chasse et la cueillette. Les Blancs
introduisirent une agriculture industrielle productrice de coton. Ils aménagèrent la
Gila River en construisant des barrages et de grands réservoirs. C'était là
transformer profondément le milieu, ce qui supposait l'usage de machines et une
économie de marché pour l'écoulement des produits, ce que les Pima et encore moins
les Papago, ne pouvaient faire.
Les possibilités offertes par un milieu sont donc actualisées ou développées
par les techniques de production. Il semble que plus le niveau technologique d'une
société est faible, plus le système économique est simple, moins il y a d' «
alternatives » pour un choix « économique » et plus étroit est le maximum de production
que la société pourra atteindre. Les fluctuations de ce maximum dépendent
beaucoup plus des variations des contraintes extérieures au système que des variations
internes du système. Si on analyse, par exemple, les unités de mesure agraire au
Moyen Age, le « journal », la « charrue », etc., on constate qu'elles expriment le
maximum de surface labourable par une charrue attelée en une journée. Ce
maximum dépendait des conditions du terrain, vallée, versant, sol lourd, sol
léger et la métrologie agraire se pliait souplement à ces variables.
Mais la maximation de la production n'a de sens que par référence à la
hiérarchie des besoins et des valeurs qui s'imposent aux individus au sein d'une société
déterminée et ont leur fondement dans la nature des structures de cette société.
La maximation de la production n'est donc qu'un aspect de la stratégie globale de
maximation des satisfactions sociales. A propos d'Amatenango, communauté
d'Indiens Chiapas du Mexique, Nash1 a montré que chacun d'eux n'ignore rien
des règles de la maximation des gains monétaires, mais que les fins que chacun
maximise sont des objectifs valorisés autres que la maximation de cette grandeur
économique. Chacun cherche à parcourir le cycle entier des fonctions
communautaires profanes et sacrées qui lui conféreront un rang important dans la hiérarchie
du groupe. Chacun pratique donc un jeu complexe de conduites de coopération et
de compétition avec les autres membres du groupe, compte tenu du prestige et
de la richesse de son lignage et de ses alliés. Ces exemples nous montrent que la

i. Nash, « The Social Context of Economie Choice in a Small Society », Man, nov. 1961.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 83

rationalité intentionnelle d'un système social se manifeste sous la forme et à


travers les actions finalisées par lesquelles les individus combinent des moyens
pour atteindre leurs fins. Mais cette analyse « formelle » ne dit rien de la nature
de ces moyens et de ces fins. Et surtout elle ne permet pas d'analyser certaines
propriétés d'un système qui ne sont ni voulues ni souvent connues de ses agents,
un niveau inintentionnel de rationalité.
Connaître ce niveau c'est passer des règles aux lois, passer des propriétés
connues d'un système à ses propriétés au départ inconnues. Nous allons aborder
ce point délicat à travers quelques exemples. Hackenberg souligne que lorsque
les Pima adoptèrent la culture du blé et passèrent à un système d'agriculture
permanente, ils transformèrent profondément sans le vouloir et, probablement
au départ, sans le savoir, la flore et la faune sauvages de leur environnement,
base de leur ancienne économie de cueillette et de chasse. Au bout d'un certain
temps devenait difficile puis impossible tout retour en arrière vers ces formes
anciennes d'économie. Les Pima avaient donc détruit une de leurs possibilités
économiques et s'étaient fermé toute retraite dans ce sens1. De plus,
l'augmentation démographique liée au développement de l'agriculture rendait une telle issue
radicalement insuffisante. Ainsi en se donnant un nouveau système économique,
une société se donne de nouvelles possibilités et s'en ferme d'autres. Toute
détermination est une négation, disaient Spinoza et Hegel. Et cette « fermeture » n'est
le but d'aucune conscience. Elle n'est l'acte conscient d'aucun pris séparément
mais l'œuvre inconsciente de tous. Mais en même temps les possibilités qu'une
société s'ouvre ont leurs limites objectives, leur « fermeture propre ».
Conklin, Viguier et bien d'autres ont montré que dans un système
d'agriculture extensive sur brûlis, il y avait un rapport nécessaire entre terre cultivée
et terre cultivable pour assurer le maintien de la fertilité du sol et la reproduction
du système productif au même niveau d'efficacité2. Lorsque ce rapport est franchi,
le point d '« équilibre » du système est rompu3, un processus de défertilisation et
de dégradation des sols se met en marche, les rendements baissent, les difficultés
sociales commencent. Si aucune solution n'est apportée, le cercle infernal de
la culture extensive se noue : quand les rendements baissent, les superficies
augmentent, quand les superficies augmentent, les rendements baissent. Le
fonctionnement du système est donc incompatible avec certains taux d'expansion
démographique ou avec la nécessité d'étendre les surfaces cultivées pour produire
des cultures industrielles et se procurer des revenus monétaires. Le problème se

1. De telles situations, si tout développement est bloqué pour des raisons particulières,
peuvent créer les conditions de l'apparition de « faux archaïsmes ».
2. Carneiro souligne que le nomadisme des cultures n'est pas nécessairement dû à
l'épuisement des sols mais à la difficulté de les travailler après quelques années de culture par suite
de l'envahissement des mauvaises herbes. Cf. article cité.
3. Cf. Leeds, The Evolution of Horticultural Systems, p. 4.
84 MAURICE GODELIER

pose alors de transformer le système pour rompre le cercle infernal qu'il engendre
et résoudre la contradiction entre production et consommation1, moyens et besoins
Cet exemple pose de nombreux problèmes théoriques et fournit quelque lumière
sur leur solution.
Parfois, nous venons de le voir, le succès même d'un système crée les
conditions de son échec. L'agriculture extensive permet en général une croissance
démographique supérieure à celle offerte par une économie de cueillette ou de
chasse mais au-delà d'un certain point cette densité démographique est
incompatible avec le maintien des conditions du bon fonctionnement du système ou du
moins les règles efficaces et rationnelles hier ne le sont plus dans cette situation
nouvelle. Ainsi se dégage l'hypothèse d'une correspondance fonctionnelle entre
le fonctionnement d'un système et un certain type et nombre de conditions
externes et internes de ce fonctionnement. Il n'y a donc pas de rationalité
économique en soi, définitive, absolue. L'évolution d'un système peut, dans certaines
conditions, développer des contradictions incompatibles avec le maintien des
structures essentielles du système et mettre au jour les limites des possibilités
d'invariance du système.
Qu'appelle-t-on « invariance » d'un système ? Ce n'est pas l'invariance des
éléments combinés au sein du système mais l'invariance du rapport entre ces
éléments, l'invariance de ses structures fondamentales. On peut poser
l'hypothèse qu'au-delà d'un certain point la variation des variables d'un système impose
la variation du rapport fonctionnel entre ces variables. Le système doit évoluer
alors vers une autre structure. Dans cette perspective se manifeste une
dialectique objective du rapport « structure-événement ». Une structure a la propriété
de tolérer et de « digérer » certains types d'événements jusqu'au point et au
moment où c'est l'événement qui digère la structure. Une structure sociale peut
donc dominer une évolution et des contradictions internes ou externes jusqu'à
un certain point qui n'est pas connu d'avance et qui n'est pas une propriété
de « la conscience » des membres de la société définie par cette structure mais une
propriété de leurs rapports sociaux conscients et inconscients. L'action consciente
des membres d'une société pour « intégrer et neutraliser » l'événement ou la
structure qui menace ou traumatise leur système social a été fortement soulignée par
les anthropologues et manifeste le lien interne de la rationalité intentionnelle
et de la rationalité inintentionnelle du système2. Nous avons vu, par exemple,

1. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 1964, p. 213, « Le Territoire » : « Le


rapport nourriture-territoire-densité humaine... équation aux valeurs variables mais
corrélatives. »
2. La conscience des conditions-limites de l'équilibre de fonctionnement d'un système
économique s'exprime peut-être à travers certains mythes des chasseurs sibériens ou Tupi-
Guarani dans l'idée d'un pacte originel entre les espèces animales et l'homme, pacte qui
implique l'obligation pour l'homme de ne pas tuer les animaux sans nécessité, sans besoin,
sous peine de terribles vengeances de la nature contre la communauté humaine. Cf. E. Lot-
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 85

les Tiv et les Siane s'efforcer d'intégrer la monnaie européenne et les nouveaux
échanges marchands dans une catégorie supplémentaire et vouloir préserver ainsi,
en lui donnant un champ d'action plus vaste, leur système traditionnel de
circulation des biens. Nous avons vu aussi l'échec de ces tentatives se produire au-delà
d'un certain temps. La contradiction qui se développait ici ne venait point de
l'intérieur du système comme la contradiction démographie-système
d'agriculture extensive mais de l'extérieur. Cependant elle manifeste également les
possibilités internes de ce système. Il n'y a donc pas, pour la constitution d'une
science des sociétés, de privilège théorique des sociétés non acculturées par rapport
aux sociétés acculturées ou réciproquement. Les premières sont nécessaires pour
comprendre les secondes et celles-ci éclairent celles-là. Ce va-et-vient permet de
tenter l'analyse des possibilités d'invariance des différents systèmes sociaux.
Si privilégier théoriquement un type de société n'a pas de nécessité scientifique,
cette attitude n'exprime alors rien d'autre que l'idée que se fait le savant de sa
propre société, de son « sens » comparé à celles qu'il étudie.
La solution d'une contradiction incompatible avec l'invariance d'un système
n'aboutit pas nécessairement à la mutation et à la destruction de ce système.
Lorsqu'une crise éclate dans une communauté d'agriculteurs sur brûlis, si les terres
disponibles autour d'elle sont en abondance, la communauté peut se segmenter et
expulser d'elle en quelque sorte sa contradiction en essaimant des communautés-
filles autour d'elle. Cette solution maintient le système économique et le multiplie en
lui conférant une grande stabilité d'évolution. Lorsque l'essaimage est impossible,
il faut résoudre sur place la contradiction en produisant plus sur la même surface
et passer à des formes plus intensives d'agriculture1. Certains auteurs tels Richard-
Molard2, G. Sautter expliquent ainsi la présence d'une agriculture intensive chez
les peuples paléo-négritiques d'Afrique, probablement chassés de leur terroir
primitif par des envahisseurs et bloqués dans des refuges où il leur fallut, pour
survivre, exploiter de façon intensive un territoire limité3.

Falk, Les Rites de la chasse chez les peuples sibériens, Paris, Gallimard, 1953, chap, iv :
« Les Esprits-maîtres ».
Dans un autre contexte Richard-Molard avait suggéré d'analyser le rôle économique et
social du « maître de la terre » dans les sociétés agricoles archaïques d'Afrique Noire en liaison
avec la nécessité pour les systèmes d'agriculture extensive d'assurer le maintien de l'équilibre
homme-terre par le contrôle vigilant de la durée des jachères et des surfaces cultivées. « Dans
l'évolution des terroirs tropicaux d'Afrique et de leur densité de peuplement, de leur
conservation ou de leur érosion existent deux seuils, superposés, tout à fait différents, d'optimum
technique et démographique séparés par des stages intermédiaires plus ou moins critiques. »
Article cité, 195 1.
1. Cf. Brookfield, « Local Study and Comparative Method : an Example from New
Guinea », Annals of the Association of American Geographers, 1962, n° 52, pp. 242-254.
2. Richard-Molard, « Les Terroirs tropicaux d'Afrique », A nnales de Géographie, 1951.
3. Lorsque la « Pax Gallica » a desserré l'étau qui enfermait les Kabré du Togo, ceux-ci
ont envahi la plaine et pratiqué à nouveau une agriculture extensive beaucoup moins «
évoluée » que leur système intensif de montagne. Carneiro fait l'hypothèse que la contradiction
86 MAURICE GODELIER

De plus, l'existence de contradictions à l'intérieur d'un système ne signifie


pas que ce système soit condamné à la paralysie. Certaines contradictions sont
constitutives d'un système et lui donnent pendant un certain temps son
dynamisme. Ainsi paysans et seigneurs sous l'ancien régime étaient à la fois opposés
et solidaires. Leur contradiction, de même que la contradiction d'un maître et
de ses esclaves, n' excluait pas leur unité. Les luttes entre paysans et seigneurs, bien
loin d'affaiblir le système lui donnait une impulsion plus forte. Lorsque les paysans
réussissaient à contraindre leur seigneur à diminuer les corvées et les rentes, ils
disposaient alors de plus de temps et de moyens pour élargir leurs propres
ressources. Les communautés paysannes s'enrichissaient, les échanges prenaient de la
vigueur et les seigneurs bénéficiaient de cette prospérité. Certains ont supposé
que le dynamisme économique, social, culturel, démographique de l'Europe
seigneuriale du XIe au xme siècle prit sa source dans les possibilités de croissance
contenues dans la contradiction du rapport seigneurs-paysans, du moins lorsque
les seigneurs étaient encore des « entrepreneurs de production » et n'étaient pas
encore devenus presque exclusivement des « rentiers du sol » et une classe parasite1.
Il y aurait donc des contradictions motrices de développement économique et
social ou des.« périodes motrices » du fonctionnement des contradictions
économiques et sociales. Peut-être la différence entre les contradictions d'une
communauté primitive — l'unité du jeu de la compétition-coopération — et celles d'une
société de classes serait que les premières n'entraînent pas directement, ni au même
rythme que les secondes, des transformations économiques et sociales. Il faudrait
pour vérifier ce point se livrer à des recherches précises et à des inventaires
statistiques. Dans tous les cas cependant, si un système ne fonctionne que dans
certaines conditions, l'optimum de son fonctionnement correspondrait à un « état »
et à un « moment » de l'évolution de ce système où ses contradictions internes et
externes sont le mieux « dominées », ce qui ne signifie pas nécessairement «
exclues ». Car si exclure le surcroît démographique d'une société d'agriculteurs
sur brûlis c'est résoudre sa contradiction, détruire le rapport du maître à l'esclave,
ou du seigneur au paysan, c'est proprement « changer » le système, l'abolir comme
la nuit du 4 Août fut celle de 1' « abolition des privilèges et de l'ancien régime ».
Mais il ne faudrait pas considérer le fonctionnement optimum d'un système à la
manière de Montesquieu cherchant la date de la suprême « grandeur » des Romains,

démographie-production crée les conditions de l'apparition de systèmes socio-économiques


nouveaux lorsque la superficie de terre cultivable est nettement limitée comme dans les
vallées étroites de la côte du Pérou ou des montagnes des Andes et de Nouvelle-Guinée. Cette
hypothèse semble confirmée par l'étude importante de Brookfield de 31 localités de Nouvelle-
Guinée, aux conditions écologiques différentes, où se découvrent six formes d'agriculture de
plus en plus intensive en relation avec la densité démographique croissante de sociétés; in
« Local Study and Comparative Method : an Example from Central New Guinea » Annals of
the Association of American Geographers, 1962, n° 52, pp. 242-254.
1. Duby, op. cit.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 8j

prélude de leur décadence irrémédiable, ou de Toynbee décrivant l'agonie de


civilisations brillantes jonchant de leurs débris l'arène de l'histoire. A chaque moment
de l'évolution d'un système il y a une pratique optimale à mettre en œuvre pour
dominer les contradictions de ce moment, et ceux que l'on appelle les grands
dirigeants sont précisément ceux qui découvrent les transformations « nécessaires ».
Mais on peut faire l'hypothèse qu'un système est à l'optimum de son
fonctionnement pendant la période où la compatibilité des structures sociales qui le
constituent est maximale.
Ainsi l'idée de compatibilité et d'incompatibilité fonctionnelles nous introduit
vers une recherche opérationnelle et une cybernétique des systèmes économiques,
vers une logique non pas formelle mais « réelle » de l'évolution des systèmes qui
est proprement la tâche théorique de l'anthropologie économique1. Cependant
nos dernières analyses pourraient laisser supposer qu'il existe une rationalité «
économique » isolable. Les analyses de Nash et de Lancaster nous avaient fait
entrevoir des individus poursuivant une rationalité plus large, sociale, recouvrant et
organisant l'ensemble des rapports sociaux. Ceci nous met sur la voie d'une
compatibilité beaucoup plus large que celle d'une structure économique avec un
événement ou une structure également économiques, sur la voie d'une «
correspondance » fonctionnelle entre structures économiques et non économiques.
Hackenberg a montré que le développement d'une agriculture pré-industrielle
chez les Pima avait entraîné le développement de six traits inconnus des Papago
et créé une différence cette fois « de nature » entre leurs deux systèmes sociaux.
L'habitat s'était concentré et définitivement sédentarisé. La coopération s'était
développée entre plusieurs villages pour l'aménagement des ressources en eau.
L'économie s'était libérée définitivement de la cueillette et de la chasse. Un
surplus agricole pouvait être échangé avec d'autres tribus. L'emploi d'une main-
d'œuvre étrangère, les Papago, devenue nécessaire, avait créé un commencement
de différenciation sociale. Enfin et surtout, la structure politique et sociale était
devenue beaucoup plus complexe au sein des vastes communautés Pima que
chez les Papago. Un pouvoir tribal s'était constitué sous l'autorité d'un seul chef.
Cet exemple pose le problème général d'une correspondance intentionnelle
et inintentionnelle entre toutes les structures d'un système social, d'une rationalité
« sociale ». Ember2 a tenté de dégager à travers une analyse statistique la relation

1. Cette démarche a quelque analogie avec le projet de Husserl d'élaborer une «


ontologie absolue » à la fois « formelle » et « matérielle » (in Logique formelle, logique transcen-
dantale). On sait que Husserl a échoué dans son entreprise en voulant fonder « le sens » de
toute réalité dans l'activité d'un « sujet transcendantal absolu ».
A propos des rapports entre cybernétique et économie, cf. Henryck Greniewski, « Logique
et Cybernétique de la Planification », Cahiers du séminaire d' Économétrie , C.N.R.S., 1962, n° 6.
2. Ember, « The Relationship between Economie and Political Development in Non-
Industrialized Societies », Ethnology, 1964. Voir l'ouvrage ancien de L. Krzywicki, Primitive
Society and its Vital Statistics.
88 MAURICE GODELIER

générale de correspondance entre développement économique et développement


politique. Pour les sociétés primitives ou pré-industrielles, les indicateurs du
développement économique ne peuvent être directs puisqu'on ne dispose pas de
prix pour mesurer la valeur des biens et des services. La spécialisation économique
est un indicateur valable mais difficilement utilisable à travers les matériaux de
la littérature ethnographique et historique. Ember, à la suite de Naroll1, choisit
deux indicateurs indirects à la fois de la spécialisation et du développement
économiques : la taille supérieure de la communauté sociale (lien entre productivité
et démographie), l'importance relative de l'agriculture comparée à la chasse, la
cueillette, l'élevage. Il choisit pour indicateurs indirects du développement politique :
le degré de différenciation de l'activité politique, mesurée par le nombre de fonctions
différentes liées à la tâche de gouvernement, et le niveau d'intégration politique
de la société mesuré en fonction des groupes territoriaux les plus vastes en
faveur desquels sont accomplies une ou plusieurs activités de gouvernement.
Il tira au hasard un échantillon de 24 sociétés dans la liste dressée par Mur-
dock2 de 565 cultures contemporaines et historiques et étudia la corrélation entre
ses 4 indicateurs. Elle se révéla forte sous la forme d'une relation non linéaire.
La complexité des systèmes sociaux semble, selon l'expression de Naroll, croître
géométriquement à la manière de la complexité des systèmes biologiques. Ember
interprète la relation de l'économique et du politique en reprenant l'hypothèse
que le politique joue, au sein d'une société, un rôle nécessaire et décisif pour le
contrôle des ressources et du produit, c'est-à-dire dans les opérations de
répartition. Et ce rôle grandirait avec l'importance du surplus que l'économie dégagerait.
Dans une société de collecteurs la redistribution des produits est immédiate. Il
n'en est plus de même dans une économie plus complexe. Mais l'étude des cas
« déviants » dans l'échantillon de Ember nous montre qu'il ne faut pas chercher un
lien mécanique, linéaire, entre systèmes économique et politique et que la nature
du système économique compte moins que l'importance des surplus qu'il permet
de dégager, c'est-à-dire que sa productivité. Chez les Indiens Teton, cavaliers
chasseurs de bisons, la taille supérieure des communautés était relativement
très élevée en dépit de l'absence d'agriculture, et la complexité et l'intégration
politiques avaient également atteint un haut niveau.
En fait, à l'époque où les hautes plaines du Nord étaient relativement peu
peuplées, la chasse à cheval du bison procurait des ressources supérieures à celles
d'une agriculture primitive. Dans d'autres conditions, une économie de pêche
comme celle des Kwakiutl de la Colombie Britannique, peut fournir une
production par tête supérieure à celle d'une société agricole.

1. Naroll, « A Preliminary Index of Social Development », American Anthropologist ,


1956, n° 58, pp. 687-715.
2. Murdock, « World Ethnographie Sample », American Anthropologist, 1957, n° 59»
pp. 664-687.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 89

Ces cas « déviants » mettent en évidence le fait que l'on ne peut déduire
mécaniquement d'un système économique un système politique ni réduire un système
politique à ses fonctions économiques car un système politique assume également
d'autres fonctions, de défense par exemple, qui ne relèvent pas de l'économique.
Ainsi au moment où les Pima passaient à l'agriculture permanente, la menace
des Apaches vint accélérer le regroupement de l'habitat et l'intégration
politique des villages sous l'autorité d'un seul chef. C'est dans une telle
perspective nuancée que la notion de surplus a été reprise par les préhistoriens2 et les
historiens pour expliquer l'apparition des grandes sociétés de l'âge de bronze au
Proche-Orient ou des grands empires pré-colombiens du Mexique et du Pérou.
A travers l'hypothèse d'une correspondance des structures économiques et
des structures politiques1 nous retrouvons l'idée d'une rationalité plus large,
d'une correspondance entre toutes les structures d'un système social, parenté,
religion, politique, culture, économie. Il n'existerait donc pas de rationalité
proprement économique mais une rationalité globale, totalisante, une rationalité
sociale, historique. Max Weber avait déjà tenté de mettre en correspondance la
religion protestante, le capitalisme marchand, les formes nouvelles du droit et
de la pensée philosophique. Cette tâche exige, pour être féconde, la
collaboration organique de différents spécialistes des faits sociaux et cette collaboration
implique une méthodologie qui n'est pas encore élaborée.
A partir de cette rationalité sociale globale découverte par l'analyse
anthropologique, les mécanismes économiques pourraient être réinterprétés et mieux
compris3. Une conduite économique qui nous semble « irrationnelle » retrouve une
rationalité propre, replacée dans le fonctionnement d'ensemble de la société.
Nash montrait que la communauté Amatenango tout en n'ignorant pas les règles
du profit monétaire ne pouvait connaître de véritable expansion économique à
cause, à la fois, du bas niveau technologique et du manque de terres qui pèsent sur
toute la société et du fait que les richesses accumulées sont périodiquement
drainées pour l'accomplissement des fonctions religieuses et profanes de la
communauté au lieu d'être investies dans des usages productifs. L'absence d' « esprit
d'entreprise » et d'incitation à investir ne s'explique donc pas par une nécessité
seulement économique, mais a sa raison d'être plus profonde dans la structure
même de la communauté indienne. Le comportement économique de cette
communauté peut nous paraître « irrationnel », mais ce jugement recouvre deux attitudes,
l'une idéologique née du fait que la société occidentale est posée comme centre de

1. Steward, « Cultural Causality and Law : A Trial Formulation of the Early


Civilization », American Anthropologist, n° 51, pp. 1 à 25 ; Braidwood and Reed, The Achievement
and Early Consequences of Food Production, 1957, Harbor Symposia, pp. 17-31 ; Childe,
Social Evolution, chap. 1 et n.
2. Cf. Sahlins, « Political Power and the Economy in Primitive Society», article cité.
3. G. R. de Thuysen reprit ce projet dans son Anthropologie Philosophique.
90 MAURICE GODELIER

référence absolue, l'autre qui constate une limite objective du système social
d'Amatenango à assurer un progrès technique continu et une évolution du niveau
de vie de ses membres. Il est évident que ces deux attitudes se renforcent l'une
l'autre pour la conscience spontanée non critique.
A travers toutes ces analyses et distinctions, quelques résultats théoriques
peuvent être recueillis. Il n'y a pas de rationalité en soi ni de rationalité absolue.
Le rationnel d'aujourd'hui peut être l'irrationnel de demain, le rationnel d'une
société peut être l'irrationnel d'une autre. Enfin il n'y a pas de rationalité
exclusivement économique. Ces conclusions négatives contestent les pré-jugés de la
conscience « ordinaire » et sont des remèdes contre leurs « tentations ». En
définitive, la notion de rationalité renvoie à l'analyse du fondement des structures de
la vie sociale, de leur raison d'être et de leur évolution. Ces raisons d'être et cette
évolution ne sont pas seulement le fait de l'activité consciente des hommes mais
des résultats inintentionnels de leur activité sociale1. S'il y a quelque rationalité
du développement social de l'humanité, le sujet de cette rationalité n'est pas
l'individu isolé et affublé d'une nature humaine et d'une psychologie éternelles,
mais les hommes dans tous les aspects conscients et inconscients de leurs rapports
sociaux. Cette perspective nous semble pleinement s'accorder avec les résultats
et les démarches des sciences anthropologiques. L'analyse synchronique et dia-
chro nique des systèmes sociaux passés et présents permettrait d'entrevoir les
«possibilités » d'évolution de ces systèmes, leur dynamisme, éclairerait rétrospectivement
les circonstances particulières du devenir inégal des sociétés et nous donnerait
une conscience nouvelle des affrontements qui opposent aujourd'hui ces sociétés.
L'histoire des sociétés n'est pas plus faite à l'avance aujourd'hui qu'hier. L'idée
d'une évolution linéaire qui mènerait mécaniquement toutes les sociétés par les
mêmes stades sur les mêmes chemins est un dogme qui a sombré rapidement,
malgré l'autorité de Morgan2, dans les querelles insolubles du marxisme dogmatique3.

1. Inintentionnel ne veut pas dire dépourvu de « sens ». Au-delà du champ de ses activités
conscientes, le domaine de l'inintentionnel n'est pas, pour l'homme, un désert muet où il se
pétrifie brusquement en une « chose » parmi les autres, mais constitue l'autre face de son
monde où toutes ses conduites trouvent une partie de leur sens. L'inintentionnel n'est pas
seulement ce morceau de l'homme fait du sédiment de tous les « effets non-voulus » de ses
entreprises, mais est le lieu où s'organisent les régulations cachées qui correspondent à la
logique profonde des systèmes d'action qu'il invente et qu'il pratique.
L'inintentionnel n'est pas seulement ce qu'il « semble » surtout être, une réalité que
Sartre nous décrit comme l'envers et l'effet « pratico-inertes » de nos projets vivants, mais
est l'aspect caché de nos rapports sociaux où s'organise activement une partie du « sens »
de nos conduites. C'est l'élucidation de ce sens que les sciences anthropologiques se proposent
d'atteindre en mettant en évidence le rapport de l'intentionnel à l'inintentionnel, en
découvrant les « lois » de la réalité sociale. Cf. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, i960 :
livre I : « De la « praxis » individuelle au pratico-inerte ».
2. Morgan, Ancient Society, 1877.
3. Les successeurs d'Engels oublièrent que L'origine de la famille, de la propriété privée,
de l'État (1884) commençait par le conseil de modifier « la manière de grouper les faits » de
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 91

A nos yeux, l'hypothèse d'une certaine rationalité inintentionnelle et


intentionnelle de l'évolution des sociétés mène à un évolutionnisme « multilinéaire » qui
chercherait, au sein du laboratoire de formes sociales qu'est l'histoire, à
reconstituer les conditions précises de l'ouverture ou de la fermeture de telles ou telles
possibilités1. Et cet évolutionnisme multilinéaire, à constituer, ne nous semble
rien d'autre que la théorie générale des systèmes économiques, tâche ultime de
l'anthropologie économique.

Morgan lorsqu'une « documentation considérablement élargie... imposera des changements »


(P- 27).
Le texte de Marx qui présente le premier schéma marxiste d'ensemble d'évolution des
sociétés est encore inédit en français et n'a été découvert qu'en 1939. « Formen die der
kapitalistichen Produktion vorhergehen » publié dans le Grundrisse der Kritik der Politischen
Ôkonomie, Berlin, Dietz, 1953. On constate dans ce document que Marx ne suppose pas,
comme ses successeurs, que toutes les sociétés doivent plus ou moins passer par les mêmes
stades. Au contraire, l'histoire occidentale lui semble évoluer de façon « singulière ». Voir
notre critique : M. Godelier, « La notion de mode de production asiatique et son destin
dans les schémas marxistes d'évolution des sociétés », Les Temps modernes , mai 1964.
1. Cf. sur certains points J. Steward, Theory of Culture Change, 1955, chap. 1. Le plus
souvent un schéma d'évolution des sociétés fut une construction spéculative que son auteur
peuplait de ses « idées » sur le monde et particulièrement sur sa propre société. Selon qu'il
admirait ou critiquait celle-ci, cet auteur faisait avancer l'histoire sur les routes du Progrès
et de la Civilisation ou déchoir l'humanité de sa bonté primitive. Bon ou mauvais, l'homme
primitif restait ce qu'il était, une marionnette théorique fabriquée de bouts d'éléments
culturels pris chez des « primitifs » contemporains. Cf. K. Bûcher, Die Entstehung der Volks-
wirtschaft, 1922, chap. 1 et 2, qui attribue au sauvage originaire vivant dans un stade «
prééconomique » tous les vices opposés aux vertus prétendues de civilisé (égoïsme, cruauté,
imprévoyance). Cf. O. Leroy, Essai d'introduction critique à l'Étude de V Économie primitive,
1925, p. 8.
Par ailleurs, les évolutionnistes, au lieu d'étudier les sociétés dans l'état où ils les
trouvaient et de chercher dans leur structure même la logique de leur fonctionnement, les
analysaient à la hâte pour construire une prétendue origine et une pseudo histoire.
Pour sauver les faits, le rejet de l'évolutionnisme devint une nécessité et de Goldenweiser,
et Lowie à Radcliffe Brown, le mot d'ordre fut « Sociology versus History ». Sur la base de
l'information rassemblée, des analyses diachroniques peuvent maintenant être tentées,
débarrassées de tout préjugé sur l'évolution de l'humanité.

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