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Godelier Maurice. Objets et méthodes de l'anthropologie économique. In: L'Homme, 1965, tome 5 n°2. pp. 32-91;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1965.366714
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1965_num_5_2_366714
par
MAURICE GODELIER
* Ce texte est extrait d'un ouvrage collectif : L' Économique et les Sciences humaines,
à paraître aux éditions Dunod en 1965.
1. Le terme apparaîtrait, selon Herskovits, en 1927 avec l'article de Gras, «
Anthropology and Economies », The Social Sciences and Their Interrelation, Ogburn, pp. 10-23.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 33
Le domaine de V « Économique ».
à A. Smith comme la richesse matérielle des sociétés. Cette définition vise des
structures du monde réel et K. Polanyi l'appelle pour cette raison « substantive m1.
Cependant réduire l'activité économique à la production, la répartition et la
consommation de biens c'est l'amputer du champ immense de la production et
de l'échange des services. Lorsqu'un musicien reçoit des honoraires pour un
concert, il n'a produit aucun bien matériel mais un « objet » idéal à consommer
qui est un service. La définition ancienne de l'économique, si elle n'est pas
complètement fausse, ne suffit cependant pas à unifier en un seul domaine les deux groupes
de faits dont elle doit rendre compte.
A l'opposé, on a voulu voir seulement dans l'économique un aspect de toute
activité humaine. Est économique toute action qui combine des moyens rares
pour atteindre au mieux un objectif. La propriété formelle de toute activité
finalisée de posséder une logique qui en assure l'efficacité face à une série de
contraintes, devient le critère de l'aspect économique de toute action. Ce critère,
Von Mises2, Robbins3 et, plus près de nous, Samuelson4 l'adoptent chez les
économistes et Herskovitz5, Firth6, Leclair7, Burling8 chez les anthropologues
économistes suivis, partiellement, par Polanyi, Dalton.
Certes le comportement d'un entrepreneur ou d'une firme qui s'efforce de
maximiser ses profits et organise en conséquence la stratégie de sa production et
de ses ventes, relève de ce critère et semble témoigner sans conteste de son
évidence. Mais si nous reprenons la définition de Robbins de l'économie « science
qui étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des
moyens rares qui ont des usages alternatifs » (p. 6), nous constatons qu'elle ne
saisit pas l'économique comme tel et le dissout dans une théorie formelle de l'action
finalisée où rien ne permet plus de distinguer l'activité économique de l'activité
orientée vers la recherche du plaisir, du pouvoir ou du salut. A ce prix si toute
action finalisée devient en droit économique, aucune ne le reste en fait.
consacrée à atteindre et à utiliser les conditions matérielles du bien-être. » Voir sur l'Histoire
de la Pensée Économique : Schumpeter, History of Economie Analyses, 1955, 2e partie,
chap. 1, 2, pp. 51 à 142.
1. K. Polanyi. « The Economy as Instituted Process », Trade and Market in Early
Empires, 1957, Free Press. La définition « substantive » de l'économique désigne un «
processus institué d'interaction entre l'homme et son environnement qui aboutit à fournir de
façon continue les moyens matériels de satisfaire les besoins », p. 248.
2. Von Mises, Human Action, Yale University Press, 1949.
3. Robbins, The Subject Matter of Economies, 1932, chap. 1, 2.
4. Samuelson, Economies, an Introductory Analysis, New York, MacGraw-Hill, 1958,
chap. 2.
5. Herskovits, Economie Anthropology, New York, Knopf, 1952, chap. 3.
6. Firth, Primitive Polynesian Economy, 1939.
7. Leclair, « Economic Theory and Economic Anthropology », American Anthropologist,
1962, n° 64.
8. Burling, « Maximization Theories and theStudy of Economic Anthropology », American
Anthropologist, 1962, n° 64.
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L'absurdité de cette thèse a été mise au jour par l'un de ses partisans les plus
subtils, R. Burling, qui déclare : « II n'y a pas de techniques ni de buts économiques
spécifiques. C'est seulement la relation entre des fins et des moyens qui est
économique... Si tout comportement impliquant une ' allocation ' (de moyens) est
économique, alors la relation d'une mère à son bébé est également une relation
économique ou plutôt a un aspect économique tout autant que la relation d'un
employeur avec son ouvrier salarié » (p. 811)1. Cette position l'amène logiquement
à voir dans la théorie freudienne de la personnalité gouvernée par le principe
de plaisir, dans l'analyse de Leach2 des systèmes politiques birmans, dans la
théorie du pouvoir de Lasswell3 ou dans l'essai de G. Zipf4 sur « le moindre effort »,
des expressions équivalentes du principe « économique » de l'usage optimal de
moyens rares5. La voie de ce critère abstrait l'amène, comme le « mauvais »
formalisme selon Hegel, à confondre ce qu'il faut distinguer au sein d'une nuit « où
tous les chats sont gris ».
Ce n'est d'ailleurs pas un paradoxe de prétendre que la preuve même de
l'impuissance radicale de la théorie formelle de l'action à définir l'économique comme
tel se trouve être la fécondité même de la Recherche opérationnelle qui a tant
perfectionné, ces dernières années, les instruments pratiques de la gestion
économique. La théorie formelle y voit certainement le témoignage de son évidence
apodictique, mais la Recherche opérationnelle n'est pas une branche de
l'économique, c'est un ensemble de procédures mathématiques de calcul qui permettent
de minimiser ou de maximiser la valeur d'une fonction-objectif. Que l'objectif
soit la destruction maximum des points stratégiques d'un dispositif militaire
ennemi, la circulation optimale du parc d'autobus parisiens, la transmission d'un
flux d'informations, la gestion « rationnelle » des stocks d'un grand magasin, une
partie d'échecs, les procédures mathématiques restent «indifférentes » aux « objets »
qu'elles manipulent et la logique du calcul reste partout la même. Ainsi la
Recherche opérationnelle ne définit pas plus l'économique qu'elle ne définit l'art
militaire ou la théorie de l'information. Au contraire, pour s'exercer, elle suppose
1. R. Firth s'était engagé dans la même direction lorsqu'il déclarait dans Elements of
Social Organization, Watts, 1951, p. 130 : « L'exercice du choix dans les relations sociales
implique une économie des ressources de temps et d'énergie. En ce sens, un mariage a un
aspect économique... tout à fait à part de l'échange de biens et de services... mais par
convention l'économie se borne aux champs de choix qui impliquent biens et services. » Du fait
évident que l'homme, comme tout être vivant, a besoin de temps pour faire n'importe quoi,
n'importe quoi aurait « naturellement » un aspect économique.
2. Leach, Political systems of Highland Burma, Cambridge (Mass.), 1954.
3. Lasswell, Power and Personality, New York, Worton, 1948.
4. Zipf, Human Behaviour and the Principle of Least Effort, Cambridge (Mass.),
1949.
5. Dans Capitalism, Socialism and Democracy, Schumpeter en vint à affirmer que la
« logique » de l'activité économique est le fondement des principes de « toute » logique. Ce coup
de force pour réduire à ou déduire de l'économique le non-économique est le produit habituel
de 1' « économisme », impérialisme naïf d'une science par rapport aux autres.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE y]
que ces « objets » existent déjà et soient définis, et que leur manipulation pose
le type de problèmes qu'elle saura résoudre1. Or le principe des pratiques de la
Recherche opérationnelle, réaliser la meilleure combinaison de moyens limités
pour atteindre un objectif quantifiable, est précisément le principe formel invoqué
par Robbins, Samuelsons, Burling pour définir spécifiquement l'économique. Si
la Recherche opérationnelle ne peut définir les objets qu'elle manipule, le principe
qui la fonde ne le pourra pas plus.
Nous voici, au terme de ces deux analyses, devant une définition « réelle »
insuffisante parce que partielle et partiale, et une définition générale « formelle »
sans prise directe sur son objet.2
Le chemin pour progresser semble clair, nous dégager complètement de
l'impasse du formalisme et nous engager dans le sentier à demi ouvert du réalisme.
Puisque la définition « réaliste » était insuffisante, d'amputer l'économique de
la réalité des services, allons-nous façonner une définition unifiante en déclarant
que l'économie est la théorie de la production, de la répartition et de la
consommation des Biens et des Services ?
Mais il n'est pas difficile de voir que l'on tombe, pour des raisons inverses,
dans la même impuissance que la théorie formelle. Si est économique la
production des services alors l'économique absorbe et explique toute la vie sociale, la
religion, la parenté, la politique, la connaissance. De nouveau tout devient en
droit économique, rien ne le reste en fait.
Sommes-nous condamnés, comme le pense ironiquement Burling, à dire que
l'économique est la production, la distribution, la consommation de services
« économiques » et à nous murer définitivement dans cette belle tautologie ?
Non, car la définition réaliste est fausse parce qu'elle fait appartenir à
l'économique toute la production des services, tous les aspects d'un service alors que
n'appartient à l'économique qu'un aspect de tout service3. Reprenons l'exemple
d'un musicien ou d'un chanteur. Qu'y a-t-il d'économique dans son « récital »,
l'œuvre de Mozart qu'il interprète, la beauté de sa voix, le plaisir qu'elle procure,
le prestige qu'il en retire ? Non et c'est une évidence commune. Est économique
le fait qu'on paie pour entendre ce chant et que le chanteur reçoit une partie de
cet argent. Par là existe un aspect économique du rapport social entre le chanteur
et son public, entre le producteur et les consommateurs de cet objet idéal qu'est
l'opéra Don Juan.
Avec ce « cachet » le chanteur pourra peut-être vivre, entretenir sa famille,
perfectionner son art, se procurer une partie ou l'ensemble des biens et services
qu'il désire ou qui lui sont nécessaires. Cet argent est donc pour lui l'équivalent
virtuel des conditions pratiques de la satisfaction de ses besoins, de ses désirs.
L'importance du cachet lui sert en même temps d'indicateur de son succès auprès
du public. Mais il est difficile de prétendre que l'objectif prioritaire d'un artiste
soit de maximiser ses gains. Il est plutôt la recherche d'une plus grande perfection
dans son art et de la reconnaissance de cette perfection à travers la faveur et
l'émotion esthétique du public. Pour l'auditeur, le prix de sa place constitue
l'aspect économique de son goût pour la musique. Cela suppose un choix dans
l'usage de ses revenus et leur distribution, selon une échelle personnelle de
préférence, sur une série d'objectifs de consommation. Quant au propriétaire de la
salle et organisateur du spectacle, son but est sans conteste de tirer la plus grosse
« recette » de la vente d'un service à une clientèle et cela détermine le choix de
la vedette, le prix des places, la fréquence des représentations, etc. Mais on peut
aussi supposer que le concert est gratuit, l'opéra une entreprise d'État et que les
frais du spectacle sont couverts par l'État sans que celui-ci en tire aucun profit
monétaire.
A la place du chanteur d'opéra, on peut prendre l'exemple d'un « griot »
malinké qui chante devant un prince Keita les exploits de Soundyata, le
légendaire roi de l'ancien Mali1. L'aspect économique de son activité ne se manifestera
pas, cette fois, dans l'argent gagné mais dans les cadeaux et les faveurs dont le
comblera le maître de maison. Et ce n'est pas seulement pour ces cadeaux que
le Griot chante bien et tire des accords merveilleux de la Kora mais c'est parce
qu'il chante et joue merveilleusement qu'on le comble de cadeaux. Pour le Prince,
la renommée du Griot est le miroir de son propre prestige et la magnificence de
ses dons le symbole visible de sa propre puissance.
On peut, dans la même perspective, analyser les offrandes d'un prêtre à son
dieu ou les dons des fidèles à ce prêtre, les cadeaux d'un clan preneur à un clan
donneur de femmes. Dans chacun de ces rapports sociaux, que l'argent
intervienne ou non, l'aspect économique est celui de l'échange d'un service contre des
i. V. Monteil, « Les empires du Mali », Bulletin du Comité d' Études historiques de l'A .O.F.,
1929, t. XII, pp. 291-447.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 39
La notion de « Système ».
1. Quand un chanteur professionnel chante au mariage de son frère pour le plaisir des
invités, sa conduite n'a aucun aspect économique. S'il chante dans une vente « de charité »
et renonce à son cachet, sa conduite a un aspect économique.
2. Dalton, « Economie Theory and Primitive Society », American anthropologist, 1961,
n° 63.
3. Pour de nombreux économistes, l'existence de « systèmes économiques » serait un fait
historique tardif caractéristique surtout du monde occidental dans son évolution récente.
A. Marchal dans son manuel Systèmes et structures économiques, P.U.F., 1959, p. 210, écrit :
« L'économie patriarcale nous semble trop primitive et trop inorganisée pour mériter le
qualificatif de « système ». Le Père y distribue le travail entre les membres de la famille
agrandie par la polygamie et l'esclavage. L'élevage est l'activité dominante et les échanges se
réduisent à des dons réciproques de caractère cérémoniel (potlatch) ou à un commerce
silencieux. »
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niveaux et mener l'analyse d'un niveau (structure ou système) de telle sorte que
l'on puisse toujours retrouver ses liens avec d'autres niveaux, le retrouver comme
la partie d'un tout même si, au départ, pour des commodités d'étude on a fait
« abstraction » de tels liens. La nécessité de prendre au sérieux à la fois la
spécificité des niveaux et leurs rapports au sein d'une même totalité, interdit de les
analyser de telle sorte que l'on puisse réduire un niveau à l'autre ou déduire l'un
de l'autre. Il faut donc aborder le problème des lois de correspondance entre
structures en dehors de toute philosophie implicite de la causalité dans le domaine
social1. Nous pourrons alors, puisqu'un système est une totalité organique
d'objets en relation, préciser ce que signifie l'étude des lois de fonctionnement d'un
système.
turale » à une « analyse dynamique » comme si l'une pouvait exister sans l'autre,
comme si le temps était une variable extérieure au fonctionnement d'un système
que l'on pouvait introduire, après coup, dans ce fonctionnement.
L'étude, donc, d'un système devrait permettre la connaissance de ses « lois ».
Qu'entend-on par « loi » ? Le moment est venu de reprendre et d'éclairer le rapport
règle-loi. S'il y a des lois de la vie sociale, elles ne peuvent, selon nous, se confondre
avec les « règles », c'est-à-dire les principes explicites, voulus, d'organisation de
la société. Ceci supposerait que la conscience règle entièrement le mouvement
de la réalité sociale. A l'inverse, l'expérience interdit de croire que le monde
social fonctionne sans que les normes voulues par la conscience n'exercent un
rôle. La tâche du chercheur est de confronter les normes et les faits pour mettre
en évidence à travers leurs rapports une certaine nécessité qu'expriment les lois
de fonctionnement synchronique et diachronique du système.
Passer de la description des règles à l'établissement des lois à travers la
connaissance des faits, c'est passer de l'intentionnel à l'inintentionnel et analyser
leur rapport, c'est penser théoriquement la réalité sociale telle qu'elle se manifeste
et que chacun la vit, comme une réalité à la fois voulue et non-voulue, agie et
subie.
Si la vie sociale est soumise à certaines lois, celles-ci doivent se manifester
dans la pratique. Elles se manifestent, selon nous, à travers les réajustements
successifs qu'une société opère sur ses propres « règles » de fonctionnement lorsque
la situation (les faits) l'exige. Par ces réajustements qui prennent en charge et
modifient le rapport des règles aux faits, une société se soumet à ses propres lois
sans en avoir nécessairement une conscience théorique entièrement explicite ou
adéquate.
La connaissance scientifique cherche à être cette conscience théorique
explicite. Mais cette connaissance ne dépend pas seulement d'une problématique
théorique rigoureuse. Elle suppose tout autant l'existence d'une certaine quantité
et d'une certaine qualité d'information sur le devenir des sociétés pour tenter
de reconstituer leur fonctionnement avec une approximation suffisante et pour
une période assez longue. Au-dessous d'un certain quantum d'informations,
surtout de celles éclairant la genèse et les transformations d'un système, l'entreprise
scientifique ne peut être menée à terme. On peut, si l'on a recueilli quelques
règles et quelques faits sur une société ébaucher une analyse synchronique,
esquisser un « modèle » de ce que « pouvait » être cette société et, si l'on
dispose de plusieurs images successives de cette société, tenter une analyse dia-
chroniqueen proposant des schémas de « passage » d'un état à l'autre du système
reconstitué.
Ainsi, indépendamment de l'imperfection de leur outillage méthodologique,
préhistoriens, historiens, ethnologues se trouvent rarement capables de mener la
recherche jusqu'à son terme, l'établissement des « lois ». Peut-être l'histoire de
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 43
— Décrire les éléments concrets d'un système réel, couvert par une
information suffisante, et trouver 1' « explication » la plus probable de son fonctionnement,
la « logique » la plus respectueuse de la séquence des événements. Cette voie est
celle du spécialiste d'une société et d'une époque.
— Explorer non plus un système réel mais un système « possible », c'est la
route du formalisme.
Dalton que les lois de l'économie politique élaborées pour notre système
d'économie de production marchande capitaliste sont le cœur de cette théorie générale
acquérant par là un champ universel de validité. Seule l'étude des systèmes réels
permettra de « décider » si les lois d'un système s'appliquent à un autre et d'élaborer
une typologie des différentes variétés d'un système, puis des différentes variétés
de systèmes. On peut faire l'hypothèse que d'étape en étape seraient un jour
réunies les conditions pour élaborer une « Théorie générale » qui ne serait pas «
formelle ». A l'entrée du chemin, l'approche formelle aura permis de repérer une
chaîne de questions à poser aux faits, d'orienter la recherche vers certaines
informations, bref d'éviter l'ornière de l'empirisme en élaborant une « problématique ».
Et celle-ci permettra tout autant d'éviter les vaines illusions spéculatives de la
déduction a priori. Car si la théorie générale n'est pas la théorie formelle des
systèmes, c'est que l'on ne peut « déduire » le réel du formel ni « réduire » le réel au
formel. Ces précautions étant prises, quels sont les composants formels d'un
système économique ?
Puisque nous avons défini l'activité économique d'une société, l'ensemble des
opérations par lesquelles ses membres se procurent, répartissent et consomment
les moyens matériels de satisfaire leurs besoins individuels et collectifs, un système
économique est la combinaison de trois structures, celles de la production, de la
répartition, de la consommation.
Si ce que l'on produit, répartit, consomme, dépend de la nature et de la hiérarchie
des besoins au sein d'une société, l'activité économique est liée organiquement
aux autres activités, politiques, religieuses, culturelles, familiales qui composent
avec elle le contenu de la vie de cette société et auxquelles elle fournit les moyens
matériels de se réaliser : par exemple le « coût » de la « vie des morts » chez les
Étrusques1, les Égyptiens, les moyens de l'épanouissement des Lamaseries au
Tibet2...
Moins les structures productives seront complexes, plus l'efficacité d'un même
système technologique dépendra de la diversité des conditions naturelles sur
lesquelles il s'exerce1. La productivité d'un système sera la mesure du rapport
entre le produit social et le coût social qu'il implique. Dans la mesure où les
opérations productives combinent des réalités quantifiables (ressources — outils —
hommes) et exigent un certain temps pour s'accomplir, l'analyse qualitative,
conceptuelle, d'un système de production débouche sur un calcul numérique.
La combinaison des facteurs de production s'effectue dans des cadres que
l'on appelle des « unités de production »2. Ces cadres peuvent être la petite
exploitation familiale, la communauté villageoise, une entreprise industrielle, etc. Le
cadre dépend donc de la nature des travaux entrepris et des moyens disponibles
(O, H) pour les entreprendre. Dans les économies « primitives » certains travaux
exigent la coopération de tous les hommes de la communauté villageoise comme
le débroussaillage d'un champ chez les Siane de Nouvelle-Guinée ou même, pour
des entreprises dépassant les forces des communautés particulières, la
mobilisation de la tribu ou de groupements plus vastes. La construction d'immenses
systèmes d'irrigation ou de cultures en terrasses par les grandes civilisations
agraires égyptiennes3 ou pré-colombiennes4 suppose une division complexe et
une direction centralisée du travail. Des économies de chasseurs, comme celle
des Indiens Pied-Noir5, connaissaient des formes de coopération à l'échelle tribale.
Ils pratiquaient deux types de chasse selon que les bisons étaient groupés en
énormes troupeaux (chasse de printemps et d'été) ou disséminés en petites bandes
(chasse d'automne et d'hiver). La chasse d'été exigeait la coopération et la
concentration de toute la tribu, celle d'hiver la coopération de groupes beaucoup plus
petits opérant sur des territoires fixés traditionnellement. Le regroupement de
toute la tribu au printemps ouvrait la saison des grandes cérémonies politiques
et religieuses. Ainsi une étroite adaptation aux mœurs des animaux chassés
entraînait un vaste mouvement de systole-diastole de la vie économique et sociale.
Le rapport technique avec la nature s'accomplit donc à travers la division des
1. Daryll Forde, « Primitive Economies », Man. Culture and Society, Shapiro, 1956, p. 331.
2. G. D alton, dans son article : « Production in Primitive African Economies », The
Quaterly Journal of Economies, Cambridge, 1962, n° 3, pp. 360-377, refuse l'usage général de
l'expression « unité de production » (p. 362) sous prétexte que celle-ci désignerait
exclusivement la « firme » occidentale, organisation économique sans lien direct avec les structures
politiques, religieuses, parentales de la société et que son usage obscurcirait l'analyse des
sociétés primitives en les déformant. Ce point de vue se relie aux thèses de K. Polanyi sur les
économies « embedded » et « disembedded » dans l'organisation sociale, thèses que nous
discutons plus loin. Dalton affirme cependant, p. 364, l'existence universelle de « groupes de
production ».
3. Hamdan, Évolution de l'Agriculture irriguée en Egypte, UNESCO, 1961.
4. P. Armillas, « Utilisation des terres arides dans l'Amérique pré-colombienne »,
Histoire de l'utilisation des terres des régions arides, UNESCO, 1961, p. 279.
5. D. Forde, Habitat, Economy and Society, chap, iv, 1934.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 47
i. Pour cette raison l'activité économique assume des fonctions « d'intégration » sociale
selon l'expression de P. Steiner, « Towards a classification of Labour », Sociologies, 1957,
vol. 7, pp. 1 12-130. Cf. aussi P. Bohannan, Social Anthropology, 1963, chap. 14 ; « The
Economie Integration of Society », pp. 229-245.
48 MAURICE GODELIER
Les opérations de répartition sont celles qui déterminent au sein d'une société
les formes d'appropriation et d'usage des conditions de la production et de son
résultat, le produit social. L'appropriation de ces « objets » est soumise, dans
toute société, à des règles explicites qui définissent les droits (non écrits ou écrits)
que les divers membres de cette société ont sur ces objets.
— La première catégorie des règles d'appropriation et d'usage concerne les
facteurs de la production (M, O, H). Les règles concernant l'appropriation des
ressources, sol, matières premières, peuvent revêtir des formes différentes
qu'analyse par exemple la théorie des systèmes de tenure foncière1. On peut citer la
propriété collective d'un territoire de chasse par une communauté de chasseurs2,
la propriété commune du sol par Yayllu inca avec droit d'usage périodique ou
héréditaire des parcelles, la propriété collective du sous-sol dans un État
socialiste, la propriété privée aliénable, la propriété éminente du Pharaon sur les terres
des communautés villageoises, etc. La propriété peut concerner l'eau, ainsi les
règles d'usage des biefs du Niger chez les pêcheurs Bozo et Somono, ou les règles
d'usage des canaux d'irrigation dans la huerta de Valence. Les règles peuvent
concerner les outils, pirogue, machines, daba, d'autres enfin les hommes3. C'est
ainsi que le maître grec ou romain possède la force de travail de son esclave et
sa personne tandis que l'employeur moderne achète l'usage de la force de travail
de ses ouvriers mais n'a aucun droit sur leur personne.
Le propriétaire privé de la terre peut différer du propriétaire des outils et de
la force de travail avec lequel il s'associe pour constituer une unité d'exploitation
agricole (fermage), etc.
Dans une société, les règles d'appropriation et d'usage des facteurs de
production peuvent différer pour chaque type d'objet et se combiner en un ensemble
complexe et cohérent.
C'est ainsi que chez les Siane de Nouvelle-Guinée les règles d'appropriation
des objets matériels (terre, hache, vêtement) ou immatériels (connaissances
rituelles) sont de deux types :
1) Quelqu'un a des droits sur un objet comme un père (merafo) sur ses enfants.
Il en est responsable devant la communauté et ses ancêtres. C'est la règle
d'appropriation de la terre, des flûtes sacrées, des connaissances rituelles, biens
dont on a la tutelle et qu'on ne peut transférer2 ;
2) Quelqu'un a des droits sur un objet s'il en est comme l'ombre (amfonka).
Ces objets peuvent être les vêtements, les cochons, les arbres plantés, les
haches, les aiguilles. Ces biens sont appropriés personnellement et peuvent être
transférés.
Entre ces deux types de règles existe une relation d'ordre : si on a avec le
sol une relation merafo, alors seulement le travail accompli pour planter des
arbres donne droit à leur appropriation individuelle (amfonka). L'existence de
cette relation d'ordre entre les deux types de droits fait apparaître l'appartenance
au groupe comme le fondement du système des droits, et le contrôle du clan sur
d'autres groupes dépendants (maisons d'hommes, lignages) et sur l'individu comme
le principe directeur de ce système. L'ensemble du système combine
harmonieusement les intérêts du groupe et de l'individu en limitant, par la priorité absolue
du groupe sur l'individu, les contradictions qui pourraient surgir dans le contrôle
des ressources rares.
— La seconde catégorie des règles d'appropriation et d'usage concerne les
effets de la production, le produit final, que ce soient des biens ou des services.
Cette catégorie comprend elle-même deux types de règles selon que le motif de
la répartition est directement ou indirectement économique. Pour des motifs
1. Salisbury, From Stone to Steel, Melbourne University Press, 1962. Pour une analyse
détaillée de ce livre, voir M. Godelier, L'Homme, IV, 3, pp. 1 18-132.
2. La notion de propriété a un champ d'application qui déborde largement l'économique ;
Cf. Lowie : « Incorporeal Property in Primitive Society », Yale law Journal, mars 1928, p. 552.
Il est significatif que chez les Siane, la terre rangée dans la catégorie des biens sacrés
inaliénables, propriété à la fois des ancêtres morts, des vivants et des descendants à naître. Voir
aussi Hamilton et Till : « Property », Encyclopaedia of the Social Sciences, pp. 528-538.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 51
directement économiques, il faut prélever sur le produit social une part pour
renouveler les facteurs de la production (M, O, H) et assurer la continuité de la
production et des conditions matérielles de l'existence sociale. Si cette part
pendant une période (t2) est supérieure à celle de la période précédente (t2), la
société, toutes choses égales d'ailleurs, a pratiqué un « investissement » et élargi
ses possibilités productives. Si cette part est inférieure, elle les a diminuées. A ce
niveau s'esquissent certaines formes de la dynamique d'un système économique.
C'est ainsi qu'il faut prélever sur le produit agricole d'une année les grains et
semences de l'année suivante et les stocker. Une autre raison de constituer des
stocks est le fait que l'activité productive agricole est souvent saisonnière et
impose d'attendre des mois avant de récolter les fruits du travail. Dans certaines
économies productrices de patates douces et de taro, la culture et la récolte sont
des opérations continues, à la fois pour des raisons agrotechniques et par l'absence
de procédés de stockage. C'est le cas des Chimbu de Nouvelle-Guinée1.
De même, dans toute société, il faut entretenir ceux qui ne produisent pas
encore, les enfants, ou ne produisent plus, les vieillards, les malades2. Une partie
du produit est prélevée à leur usage et son importance dépend principalement
de la productivité du travail et de la marge du surplus excédant les nécessités de
la simple subsistance des producteurs. Ici nous sommes à l'intersection de deux
règles : à motivation économique directe ou indirecte3. L'entretien des chefs, des
dieux, des morts, des prêtres, les fêtes qui rythment la naissance, le mariage, la
mort, les expéditions guerrières, toutes ces activités sociales supposent l'usage de
moyens matériels et l'utilisation d'une partie du temps disponible par la société.
Ainsi, chez les Incas4 les terres des communautés villageoises étaient divisées
en trois groupes, les terres laissées à la disposition des membres de Yayllu, celles
réservées à l'Inca, celles réservées aux dieux et particulièrement à Inti, le Dieu
Soleil. Les terres de l'Inca et des dieux étaient cultivées collectivement grâce à
la mita, corvée à laquelle tout homme marié était astreint. Le produit de ces
terres était stocké dans les greniers d'État et servait à entretenir la noblesse, le
clergé, l'armée, les travailleurs qui construisaient les routes, les systèmes
d'irrigation, les temples, etc. Un corps de fonctionnaires spécialisés, les Quipu-Kamayoc,
dressait des statistiques pour évaluer les richesses des communautés et des
ménages et calculer les quantités de produits agricoles et artisanaux, le volume
de main-d'œuvre nécessaires à l'entretien de la « caste dirigeante » et à la
réalisation des grands travaux publics et de la guerre. Le cadre de ces
statistiques était la division de la population entière en « dix catégories définies
approximativement par l'âge apparent et par l'aptitude au travail ».
On pourrait citer également les formes de rente foncière en travail, en nature,
en argent, prélevées par le seigneur féodal1. Le volume de cette rente dépendait
généralement du rapport instable des forces entre seigneurs et paysans. Selon
ce rapport, les paysans pouvaient plus ou moins élargir la part de leur travail
qu'ils s'appropriaient et améliorer leur exploitation agricole. Autre exemple, les
formes de contrat de métayage et de fermage qui déterminent le partage du
produit entre le propriétaire du sol (M), le propriétaire de l'outillage (O) et de la
force de travail (H). De même, à travers les mécanismes de la formation des
salaires et des profits, le revenu national se distribue parmi les classes et couches
sociales d'un pays capitaliste industriel.
Si on analyse l'ensemble des opérations de répartition, on constate que
certaines d'entre elles distribuent aux activités non économiques de la vie sociale,
politique, religion, culture, etc., les moyens matériels nécessaires à leur exercice. Avec
elles, l'économique est intérieur à toute activité non économique et constitue un
aspect de toute activité humaine et réciproquement les activités non économiques se
trouvent liées organiquement aux activités économiques auxquelles elles donnent
sens et finalité. En même temps le développement des activités non économiques
suppose l'existence d'un surplus économique, c'est-à-dire non pas ce qui est « de
trop »2, un surplus absolu, mais ce qui dépasse le niveau, socialement reconnu,
nécessaire à la subsistance des membres d'une société. Dans son ouvrage From
Stone to Steel où il décrit les conditions et les effets de la substitution de la hache
d'acier à la hache de pierre chez les Siane de Nouvelle-Guinée, M. Salisbury a pu
mesurer le fait que les activités de subsistance qui prenaient 80% du temps de
1. Cf. Duby, L' Économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, 1. I, p. 115.
2. Dalton, « A Note of Clarification on Economie Surplus », American Anthropologist,
i960, n° 62, en réponse à Harris, « The Economy has no Surplus », American Anthropologist,
1959, n° 61, pp. 185-199 et 1963 : « Economie Surplus, Once Again», American Anthropologist,
65. PP- 389-394-
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 53
travail des hommes équipés de haches de pierre en prirent 50% avec la hache
d'acier. Le temps « gagné » fut consacré par les Siane non pas à multiplier leurs
moyens matériels de subsistance mais à multiplier les activités extra-économiques,
les fêtes, les guerres, les voyages. Ce choix entre différents usages de leur temps
exprime la hiérarchie des valeurs que les Siane attribuent à leurs diverses
activités1. Un tel exemple, proche de celui des Tiv décrit par Bohannan2, confirme
certaines analyses de K. Polanyi et de ses disciples Pearson3, Dalton, mais réfute
leur thèse essentielle qui fait de la notion de surplus une hypothèse analytique^
« expliquant » ex post les arrangements sociaux à la manière d'un Deus ex machina
et condamnée à rester sans preuve ou réfutation empiriques.
Pearson et Dalton ont certes raison de chercher à distinguer les circonstances
et la nature précises de l'existence d'un surplus : est-il accidentel ou permanent,
reconnu comme tel, etc. ? Et surtout de souligner avec force que les conséquences
d'un surplus n'ont de sens que dans un cadre institutionnel donné. Dans l'exemple
des Siane, ceux-ci ont parfaitement reconnu et mesuré le temps gagné avec la
diffusion des haches d'acier et l'ont consacré à la poursuite des fins les plus
valorisées à leurs yeux car elles assurent le prestige des individus au sein de la
communauté clanique. Mais cette intensification des activités les plus valorisées, fait qui
est déjà un changement par rapport à la tradition, même s'il n'affecte pas les
structures d'ensemble, a été rendu possible par un changement technologique. C'est
en ce sens que l'on suppose que l'apparition d'un surplus rend possibles — ce qui
1. E. Fisk, dans son article « Planning in a Primitive Society », The Economie Record,
1962, décembre, pp. 462-478, a souligné, à partir des analyses de M. Salisbury, que les Siane,
avant même l'introduction des haches d'acier, produisaient ce qui leur était économiquement
nécessaire pour leur subsistance et leur vie sociale sans avoir atteint le maximum des
possibilités productives de leur système. Ils pouvaient ainsi supporter une croissance
démographique et une intensification de la population sans provoquer une crise de leur système. Fisk
nomme cette possibilité objective un « surplus potentiel». Apropos des Kuikuru, Carneiro,
a montré l'existence d'un tel surplus. « Slash and Burn Cultivation among the Kuikuru and
its Implications for Cultural Development in the Amazon Basin », The Evolution of
Horticultural Systems, 1961, pp. 47-67.
Il faut distinguer ce surplus potentiel de la notion de surplus potentiel déjà approprié par
des propriétaires fonciers, des capitalistes industriels, telle que Ricardo et Marx l'ont posée.
Pour eux, le surplus déjà approprié peut servir au développement à condition d'en exproprier
les propriétaires et de l'investir productivement.
Cf. l'analyse critique de Paul Baran, The Political Economy of Growth, 1957, Par Ch. Bet-
telheim : « Le surplus économique facteur de base d'une politique de développement »,
Planification et croissance accélérée, 1964, pp. 91-126. L'analyse de Fisk et celle de Bettelheim
montrent avec évidence que la possibilité objective d'un surplus n'entraîne pas
nécessairement ni automatiquement un développement économique et social. Il faut pour cela des
conditions sociales et des incitations précises. Sans voir ceci, la notion de surplus
n'expliquerait rien, et sur ce point Dalton a raison.
2. Bohannan, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv », American
Anthropologist, 1955, vol. 57.
3. Pearson, « The Economy has no Surplus : Critique of a Theory of Development »,
Trade and Market in the Early Empires, K. Polanyi, ed. 1957.
54 MAURICE GODELIER
1. Rostow, The Stage of Economie Growth. Cf. le Symposium de 1961 sur Social
Development sous la direction de R. Aron et B. Hoselitz.
2. Marx, Le Capital, livre I, t. 3, chap. 26 à 33 ; livre III, t. 3, chap. 47, Éditions Sociales,
Paris.
3. P. Mantoux, La Révolution industrielle au XVIIIe siècle, Paris, éd. Génin, 1961.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 55
1. Mambi Sidibe, Notes sur l'histoire de l'Ancien Mali, Bamako, 1962. Voir Mauny,
Tableau géographique de l'Ouest africain au Moyen Age, Dakar, 1961.
2. Willcocks-Craig, Egyptian Irrigation, Londres, 1913.
3. M. Mauss, « Essai sur le don », Année sociologique, 1925, pp. 30-186.
4. L'organisation de la redistribution des biens par une minorité tribale crée la possibilité
d'une certaine exploitation de la majorité des membres de la communauté par cette minorité
et à travers ce processus, la possibilité de l'apparition d'une « classe » sociale dominante au
56 MAURICE GODELIER
ont montré le rôle stratégique des opérations et les normes de répartition des
facteurs de la production dans le fonctionnement des sociétés. Ces opérations
contrôlent en dernière analyse les possibilités d'action offertes par un système
social aux individus et aux groupes qui l'agissent et le subissent, possibilités
égales ou inégales de pouvoir, de culture, de niveau de vie. Comme nous le verrons
en conclusion, ce sont ces possibilités des différents systèmes que l'on confronte
dans les débats sur la « rationalité » économique. Lorsque la bourgeoisie française
abolit dans les luttes révolutionnaires les structures de l'ancien régime, elle le fit
au nom de la « raison », consciente d'ouvrir pour elle-même et les autres classes
sociales des possibilités de développement économique, social, culturel qui ne
pouvaient s'épanouir sous l'ancien régime. En définitive les règles de la répartition
contrôlent les structures de la consommation.
prosein d'une société tribale. Tout en rendant des services religieux, politiques, à la communauté
et en favorisant un élargissement de la production et de la circulation des biens, cette minorité
contrôle en partie le produit (Trobriand) et parfois une partie des facteurs de production
(la terre dans l'Egypte pharaonique, chez les Incas, les Imerina de Madagascar, etc.) et les
manipule également à son avantage particulier. Le problème de l'apparition d'une inégalité
sociale permanente et du passage de la société sans classes à une structure de classes se pose
ici, mais ni Polanyi, ni Sahlins, ni Bohannan ne le posent lorsqu'ils analysent le fonctionnement
du principe de redistribution. Préoccupés à bon droit, comme Sahlins, de rejeter les
interprétations abusives de Bunzel, Radin, etc. qui « trouvaient » des comportements « capitalistes »
d'exploitation de l'homme par l'homme chez les Chukchee ou les Yurok, ou, comme J. Murra,
de récuser les interprétations « féodales » ou « socialistes » de l'empire Inca, ces auteurs voient
dans la redistribution une simple extension du principe de réciprocité qui préside aux
rapports de parenté et d'alliance. Ce faisant, nous semble-t-il, ils occultent le caractère oppressif
réel du pouvoir aristocratique, comme le font d'ailleurs les mythes justificatifs de ce pouvoir
qui le présentent comme un trait particulier du vieux mécanisme de réciprocité. R. Bunzel,
« The Economie Organization of Primitive Peoples », General Anthropology, pp. 327-408 ;
J. Murra, « On Inca Political Structure », Systems of Political Control and Bureaucracy in
Human Societies, 1958, et « Social Structure and Economic Themes in Andean Ethnohistory »,
Anthropological Quaterly, avril 1961, pp. 47-59 ; I. Shapera and J. Goodwin, « Work and
Wealth », The B anta-speahing Tribes of South Africa, pp. 150 sq.
1. L'unité de consommation pour un produit est le dernier chaînon social où s'opère la
répartition ultime de ce produit avant qu'il n'entre dans la consommation finale individuelle
ou sociale. L'unité de consommation n'est pas un « cadre » social vide, car il est régi par une
autorité sociale déterminée (chef de lignage..., etc.) qui a pouvoir de répartir et d'attribuer.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 57
duction, comme c'est le cas pour une petite exploitation agricole1. Souvent la base
de l'établissement des unités de consommation est la parenté. La famille nucléaire,
la famille étendue, le clan, la tribu peuvent être selon les circonstances le cadre
de la consommation. Chez les Siane la femme prépare la nourriture et la porte
à son mari qui la distribue à tous les membres de la maison d'hommes. Une autre
part est consommée par la femme, ses filles non mariées et ses garçons non initiés.
Ainsi dans la consommation, toutes les « valeurs » du système social s'expriment,
à travers les choix et les interdits alimentaires par exemple. Une fois de plus
l'économique ne trouve pas entièrement en lui-même son sens et sa finalité.
Avec le processus de consommation s'achève la description des composants
formels de tout système économique possible. Ce « modèle » fournit les lignes
directrices d'une « problématique » de l'analyse économique, c'est-à-dire une chaîne
de questions qui doivent orienter l'interrogation des faits. Quels sont les procédés
technologiques utilisés par une société ? Quelle est leur efficacité ? Quelles sont
les règles de l'appropriation et de l'usage des facteurs de production ? Quelles
sont les règles de l'appropriation et de l'usage des produits ? Quels sont les cadres
et les formes de la consommation ? Quelle est l'unité interne de ces structures,
leur rapport avec les autres structures de la vie sociale ?
En définitive, toute production est un acte double, soumis d'une part aux
normes techniques d'un rapport déterminé des hommes avec la nature, de l'autre
aux normes sociales réglant les rapports des hommes entre eux dans l'usage des
facteurs de production. La solidarité organique des structures d'un système
économique se manifeste à travers la complémentarité et la circularité des processus,
la production permettant la consommation qui permet elle-même la production.
L'analyse synchro nique et diachronique des systèmes économiques peut
maintenant être définie avec plus de précision dans le cadre de cette problématique.
L'analyse synchronique cherchera à reconstituer, à un certain moment de
l'évolution d'un système, le fonctionnement des structures de la production, de la
répartition, de la consommation. L'analyse diachronique se proposera de
reconstruire la genèse des éléments du système et de leurs rapports, puis de suivre
l'évolution de leur fonctionnement à travers une série d'images synchroniques du
système. En confrontant les règles et les faits, elle essayera alors de déterminer
dans quelles conditions le système varie ou reste invariant et de dégager ses lois
de fonctionnement.
Pour conclure, nous utiliserons la problématique que nous venons d'esquisser
pour traiter rapidement des deux problèmes qui se profilaient à la croisée de tous
nos chemins : Pourquoi une théorie formelle n'est-elle pas une théorie générale ?
La notion de « rationalité économique » a-t-elle un contenu scientifique ?
i. Souvent, il n'y a pas coïncidence ; Cf. Daryll Forde, « Primitive Economies », article
cité, p. 335.
58 MAURICE GODELIER
1. Il n'est guère nécessaire de souligner que le problème se pose aux historiens tentés
de projeter sans cesse sur les sociétés antiques ou non occidentales les catégories
« d'esclavage », de « féodalité », de « capitalisme », etc. Pour l'antiquité, voir la controverse
célèbre sur le « capitalisme » antique et les thèses de E. Meyer, Von Pôlmann analysées par
E. Will, « Trois quarts de siècle de recherches sur l'Économie grecque antique », Annales
E:S.C, mars 1954, PP- 7 à 22 et les exposés de M. Finley et E. Will sur « Trade and Politics
in the Ancient World » au Congrès mondial d'Histoire économique de 1962 à Aix-en-Pro-
vence. Pour le féodalisme, rappelons les critiques de M. Bloch et de R. Boutruche à propos
des prétendues féodalités « exotiques » de l'Egypte antique, des Hittites, etc. (à l'exception
du Japon). Cf. Boutruche, Seigneurie et Féodalité, 1958, livre II, chap. 1 et 2. De même en
ethnologie, on parle communément de « féodalités africaines » à propos des anciens États
africains. Exemple J. J. Maquet, « Une hypothèse pour l'étude des Féodalités Africaines »,
Cahiers d'Études Africaines, 1961, n° 6.
2. Firth, Primitive Polynesian Economy, 1939, p. 29.
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 59
Dès lors la théorie générale est trouvée avant même d'être entreprise
puisqu'elle était faite d'avance. Car s'il n'y a de différence que de degré entre toutes
les économies connues, les lois de l'économie marchande découverte par
l'économie politique classique ont un champ de validité universelle et se « retrouvent »
dans tout système possible. Le supérieur explique l'inférieur, le complexe est le
développement du simple au sein duquel il était déjà pré-formé, en germe. La
conclusion, M. Goodfellow l'a, depuis longtemps, tirée avec fermeté :
L'anthropologie économique sera l'économie politique « libérale » ou ne sera pas2 :
1. Herskovits, Economie Anthropology, 1952, pp. 487-488. Voir aussi : Walker, « The
Study of Primitive Economies », Oceania, pp. 131- 142.
2. Goodfellow, Principles of Economie Sociology, Routledge, Londres, 1939, pp. 3, 4,
6, 7 et 8.
ÔO MAURICE GODELIER
non seulement la théorie économique mais les sciences sociales dans leur
entier peuvent être considérablement discréditées. Car les phénomènes des
sciences sociales ne sont rien s'ils ne sont pas universels... quand on
demande, en effet, si la théorie économique moderne peut être considérée
comme s'appliquant à la vie primitive, nous pouvons seulement répondre
que si elle ne s'applique pas à l'humanité entière, alors elle est dépourvue
de sens. Car il n'y a aucun gouffre entre le civilisé et le primitif ; un niveau
culturel se fond imperceptiblement dans un autre et on trouve fréquemment
plus d'un niveau dans une seule ' communauté '.
Si la théorie économique ne s'applique pas à tous les niveaux alors il
doit être tellement difficile de dire où elle est utile seulement, que nous
pourrions être poussés à affirmer qu'elle n'a pas d'utilité du tout »x.
Nous montrerons sans peine qu'en voulant nier les différences « réelles » des
systèmes économiques et débarrasser leur domaine de ses contradictions, Hers-
kovits et d'autres ont embarrassé leur pensée de contradictions évidentes avec
les faits et avec elle-même. Leur attitude repose en définitive sur un préjugé
portant à la fois sur la nature des économies primitives et de l'économie de marché
occidentale et ce préjugé consacre une certaine façon de voir (ou de ne pas voir)
l'économie occidentale et les autres économies à travers cette représentation. Malgré
ses efforts, Herskovits, qui avait déjà affirmé côte à côte les deux définitions,
formelle et réelle, de l'économie, affirmera et contestera à la fois que les lois de
l'économie politique s'appliquent à tout système, renonçant par ce double
compromis à la tâche d'une véritable élaboration théorique des faits.
Tout d'abord affirmer comme Goodfellow ou Rottenberg2 que l'économie
politique s'applique à tout système économique parce que la théorie des prix
s'y applique, c'est réduire, par un coup de force, l'économie politique à cette
théorie, certes dominante de Malthus à A. Marshall. C'est l'amputer de nombreux
développements féconds, telle la théorie keynesienne de l'inexistence d'un plein
emploi automatique dans une économie de marché décentralisée. La raison
essentielle de ce coup de force est, comme le souligne Dalton, que les anthropologues
savent bien, sans l'avouer, que la précondition essentielle de 1' « application » du
keynesianisme manque, puisque le revenu d'une économie primitive ne dérive
ni ne dépend essentiellement de la vente de produits sur un marché.
Ensuite, réduire l'économie politique classique à la théorie des prix, c'est
s'enfermer théoriquement dans l'impuissance pratique des économistes à analyser
1. P. Bohannan, Social Anthropology, p. 220. De façon plus générale, il est difficile pour
l'économiste occidental d'établir la comptabilité nationale d'une nation « sous-développée »
car 90 % de la production est autoconsommée et on ne sait quel « prix » lui attribuer. Cf.
P. Deane, Colonial Social Accounting, Cambridge, 1953, pp. 115-116.
2. Voir par exemple Salisbury, op. cit.
62 MAURICE GODELIER
La dernière, dans la ligne des classiques, est donnée par Max Weber :
Dans ces trois définitions le capital est défini comme un objet — bétail,
plantes, outils, argent — et cet objet a la propriété de s'accroître. Le capital est
donc pris tel qu'il « apparaît » sous les formes matérielles les plus diverses et dans
son « fonctionnement » apparent. Une telle attitude théorique nous vaut une gerbe
de paradoxes. Que la pensée antique ait décrit l'usage de la monnaie comme
capital par analogie avec les rapports de certains éléments de la nature, espèces
animales ou végétales, n'autorise personne à prendre cette analogie pour une
« identité ». Que l'argent se nomme pecus en latin d'un mot qui désigne aussi et
plus anciennement « le troupeau », que téxoç en grec signifie « l'intérêt » du capital
prêté et aussi le « petit », le rejeton d'un animal, il n'y a là qu'une façon de désigner
un objet « culturel » par analogie avec un phénomène naturel. Car pour qu'un
animal devienne du capital il faut qu'il soit vendu et acheté, c'est-à-dire qu'un
certain rapport social, un certain type d'échange s'instaure entre des personnes
par l'intermédiaire de l'échange des choses : troupeau, monnaie, etc. Au premier
paradoxe, prendre une analogie pour une identité, s'ajoute une radicale
impuissance à voir dans le capital plus qu'un ensemble de choses : essentiellement un
rapport social.
Les conséquences sont logiques et absurdes. Puisque le capital est une chose
ou une propriété de certains objets de la nature, toute société qui utilise ces choses
(plantes, animaux) utilise du capital. Le capital, fait spécifique des sociétés
d'économie marchande et monétaire, se retrouve donc dans toute société agricole
ou pastorale. Paradoxe pour un anthropologue de ne plus voir sous ses apparences
matérielles un rapport social et de transformer ainsi le social en « fait naturel ».
Avec Firth et Salisbury, la thèse est plus complexe. Le capital est toujours
un ensemble de « choses », cette fois soustraites à la consommation, donc utilisées
dans un processus « social », mais le malheur veut que cette définition est
proprement celle d'un autre concept, celui de « facteurs de production a1. Et ce concept,
nous l'avons vu, s'applique à toute forme d'économie, marchande ou non, qui
doit, pour produire, utiliser des moyens matériels et humains (M, O, H) sans que
ceux-ci prennent de ce fait nécessairement la forme particulière de capital. Le
concept de capital se trouve donc « étendu » et maintenu pour l'analyse de toute
société après qu'on l'ait vidé de son caractère propre, monétaire et des rapports
sociaux spécifiques, d'échange marchand, qu'il implique. A ce prix, il devient
applicable à toute société sans en définir aucune et en les obscurcissant toutes. On
peut s'interroger sur la raison dernière de cette obsédante obstination à projeter
sur toute société la notion du capital.
En fait, si le capital suppose l'existence de l'argent et de l'échange marchand,
la définition de Max Weber est-elle pleinement satisfaisante ? Non si l'argent est
considéré comme une chose qui apporte par sa seule existence du profit, oui si
l'argent n'a l'usage de capital qu'en vertu de certains rapports sociaux. Pour
qu'une chose soit utilisée comme capital, il faut deux conditions :
— La première, nécessaire mais non suffisante, est que cette chose soit vendue
et achetée. Tout peut devenir capital à condition de devenir une marchandise
pour son propriétaire. Quand la terre, le travail, les biens peuvent devenir
marchandises, la production et la circulation des marchandises deviennent générales
et l'argent prend la forme d'une monnaie à usage universel.
— Mais tout argent ne fonctionne pas comme capital. Il peut servir de simple
moyen de circulation des marchandises. L'argent fonctionne comme capital quand
son usage rapporte à son propriétaire quelque chose en plus de sa valeur initiale,
une plus-value, un profit.
Prendre séparément ces deux conditions, c'est se borner à l'apparence des
choses et tomber dans les paradoxes de Thurnwald. Dans son essence, le capital
n'est pas une chose, mais un rapport entre les hommes réalisé au moyen de l'échange
des choses. C'est un fait social.
Dans cette perspective, après Ricardo1, Marx avait analysé le cycle des
« métamorphoses » d'un capital industriel2 et montré que sous les diverses
apparences successives d'un capital, il n'y avait qu'un seul processus, la mise en valeur
du capital investi. Avant d'être investi, un capital se présente (i) comme une
certaine quantité d'argent — A — . Cet argent est transformé (2) en facteurs de
production dont l'usage crée (3) des marchandises quelconques dont la vente (4)
rapporte un bénéfice AA. Donc, à travers ces quatre stades, A est devenu A'
(A ~f- AA). Si l'on compare A et A' nous retrouvons la définition weberienne
du capital ; si l'on considère au contraire les stades 2 et 3, le capital se présente
comme des moyens de production (Firth) ou comme n'importe quelle marchandise
à vendre ; ainsi, pour la diversité des formes matérielles qui se succèdent, il y a
l'identité fonctionnelle d'un même capital qui fructifie, ce qui implique que le
travail et les autres facteurs de production puissent être achetés, et la vente du
produit suppose l'existence de certains rapports sociaux ; c'est au sein de cette
structure sociale que les choses matérielles deviennent du capital3.
Les classiques avaient d'ailleurs montré que toutes les formes de capital,
financier, commercial et industriel supposaient l'existence de l'échange et d'une
monnaie quelconque utilisée de diverses façons (prêt d'argent, achat et vente de
marchandises, investissements productifs) pour faire un profit (intérêt, bénéfice
commercial, profit de l'entrepreneur). Ils avaient également souligné que les
formes financière et commerciale du capital menaient une existence
antédiluvienne, parfois depuis la haute antiquité dans certaines sociétés asiatiques, et qu'au
contraire le capital industriel, typique des sociétés capitalistes modernes, était
devenu tardivement un fait économique dominant.
Ces analyses déjà anciennes éclairent vivement deux traits apparemment
paradoxaux, souvent relevés par les anthropologues dans la description de sociétés
« primitives » : l'absence de capitaliste animé d'un « esprit d'entreprise4 » (alors
Puisque, nous l'avons vu, on ne peut pas déduire de principes formels le contenu
des diverses rationalités économiques, ni réduire ce contenu à ces principes, la
théorie générale ne sera ni une théorie formelle ni la projection sur toutes les
sociétés des structures et des lois de fonctionnement des sociétés capitalistes ou de
tout autre type de société pris comme terme absolu de référence. Ni théorie
formelle, ni extension de l'économie politique, cette théorie générale en gestation
serait la théorie des lois de fonctionnement de l'économie au sein des divers
types de structures sociales possibles et de leur fondement, et cette connaissance
scientifique est liée largement aux connaissances théoriques, fort inégalement
développées, des fondements des autres structures sociales, parenté, religion,
politique.
Pour montrer une dernière fois à quels paradoxes conduit un certain usage
des catégories de l'économie politique dans l'étude des sociétés primitives, nous
analyserons les conséquences pratiques de l'usage de la notion de « capital » par
M. Salisbury avant d'exposer les conclusions de L. Lancaster sur le fonctionnement
de la monnaie et du crédit à Rossel Island, fonctionnement qui semble formellement
très proche du jeu du capitalisme financier.
Ayant défini le capital à la manière de Firth, résolu à trouver le « capital » des
Siane, M. Salisbury devait encore « le mesurer » puisqu'il n'y a de science que de
la mesure. Or M. Salisbury ne disposait point pour cette mesure de
prix-indicateurs, puisque ni le travail ni la terre, ni la plupart des produits n'étaient échangés
sur un marché. Il lui restait un seul critère, une seule donnée analysable : la
quantité de travail social que la production des biens et services avait exigée. Il calcula
par exemple qu'une hache de pierre nécessitait en moyenne 6 jours de travail,
une aiguille i jour, une grande maison d'hommes 5 jours d'une équipe de
30 hommes, 1 jour d'une équipe de 6 hommes, 2 jours d'une équipe de 30 femmes,
soit 186 journées de travail...
Ces informations sont précieuses mais mesurent la productivité du système
de production siane, non le capital. M. Salisbury mesurait donc réellement la
productivité de ce système tout en croyant mesurer un capital, sans faire la
critique de ses propres concepts. Depuis longtemps la physique, par exemple, nous
a appris à séparer la science de la croyance, à isoler les résultats positifs de Newton
de ses « idées » sur l'existence d'un Espace et d'un Temps absolus et à expliquer
ceux-là et celles-ci. Les avatars de la démarche de M. Salisbury illustrent les
dangers d'une attitude non critique en théorie. Car en mesurant le coût social
des biens M. Salisbury s'engageait dans la voie du crime de lèse-majesté
doctrinale envers les « idées dominantes » chez les économistes. Car mesurer la
« valeur » des biens par le travail social nécessaire à leur production c'est revenir
aux thèses fondamentales1 des maîtres de l'économie politique classique et de
Marx1, leur disciple sur ce point, thèses depuis longtemps rejetées comme périmées
par les économistes inspirés du marginalisme2. Par un singulier destin, la thèse de la
valeur- travail, autrefois fondement de l'analyse des sociétés marchandes modernes,
devient juste « bonne » pour analyser une société primitive non marchande et
M. Salisbury montre beaucoup d'embarras à vouloir nous persuader qu'elle ne
veut plus rien dire pour les économies modernes. Or, le paradoxe est que toute
économie suppose la combinaison et la consommation de facteurs de production
et que seul le travail réalise cette combinaison. Ainsi, la théorie de la valeur
des classiques possédait dans son principe une valeur d'explication universelle,
anthropologique et pourrait s'appliquer à toute société ancienne ou moderne,
marchande ou non, libérale ou planifiée. Malheureusement l'idée que ce principe
d'explication est périmé, dépassé, interdit de reconnaître une des hypothèses
théoriques universelles de l'économie politique. Nous ne pensons cependant pas
que la théorie de la valeur-travail explique à elle seule la formation des prix dans
une économie de marché. La catégorie de « prix » est beaucoup plus complexe
que celle de valeur et exprime à la fois les coûts de production et l'utilité sociale
d'un bien mesurée à travers le jeu de l'offre et de la demande solvable. C'est ce
dernier point que le marginalisme a développé. Mais, comme le montrait déjà
A. Marshall, à long terme l'évolution des prix va dans le sens de l'évolution des
coûts de production. On pourrait tenter de trouver un rapport entre l'utilité
sociale des biens, leur « valeur » d'échange et le travail nécessaire à leur production
ou nécessaire à la production de leur équivalent dans une société primitive
lorsqu'ils sont obtenus dans un échange régulier (cauris, etc.). En effet les biens les
plus favorisés sont les plus rares et ont un statut équivalent aux objets de luxe
dans nos sociétés. Souvent, ils ont exigé un travail considérable pour être obtenus
ou pour que soit accumulé leur équivalent. Steiner a analysé les monnaies de
pierres géantes des Yap, décrites par Furness en 1910. D'autres ont évalué la
quantité de travail et de nourritures qu'exige l'élevage des cochons en Nouvelle-
Guinée. Ces biens représenteraient donc un prélèvement exceptionnel direct ou
indirect sur les ressources en travail et en biens de subsistance de la société. En
même temps, à cause de leur rareté ils seraient appelés à jouer un rôle essentiel
dans la compétition sociale où ils acquerraient leurs multiples significations et
leur utilité sociale exceptionnelle.
En fait, pensons-nous, l'économie politique ne peut être ou ne suffit pas pour
être une théorie générale parce que les phénomènes économiques au sein d'une
société primitive, tout en étant plus simples que ceux d'une société moderne,
sont socialement plus complexes et par là n'ont ni le même sens ni le même contenu.
Pour achever d'établir ce point essentiel nous allons reprendre l'analyse de
l'ultime maître-concept de l'économie politique, dernier prétexte pour retrouver
ses lois dans les sociétés primitives : le concept de monnaie. Nous prendrons des
exemples de « monnaie primitive m1 dans les travaux de Armstrong, Bohannan,
Guiart, Lancaster, Salisbury, Wilmington3. Ces exemples accusent de profondes
différences mais ils mettent en évidence une caractéristique générale négative
des « monnaies primitives » : on ne peut les échanger contre n'importe quoi. Ce
ne sont pas des « monnaies universelles ».
Bohannan3 a montré l'existence chez les Tiv du Nigeria de trois catégories
d'objets : biens de subsistance, biens de prestige (esclaves, bétail, métal),
femmes. A l'intérieur de chaque catégorie un objet pouvait être échangé contre
un autre. Entre la seconde et la troisième catégorie, certains principes de
conversion permettaient d'accéder aux femmes à partir de barres de cuivre mais on ne
pouvait convertir la première catégorie en la seconde et surtout en la troisième.
Aucune monnaie ne servait donc de dénominateur commun entre ces trois
catégories, et le travail et la terre restaient en dehors d'elles4. Lorsque la monnaie
européenne fut introduite, son rôle d'équivalent universel fut considéré comme une
menace pour la structure sociale traditionnelle et les Tiv tentèrent de sauver le
« modèle » de leurs échanges en ajoutant une quatrième catégorie aux trois autres,
où la monnaie européenne s'échangeait contre les biens européens importés ou
contre elle-même. L'entreprise échoua rapidement.
Les analyses de Salisbury sur les Siane vont nous permettre de serrer de plus
près les propriétés d'une monnaie primitive et d'en présenter une interprétation
théorique.
Les biens étaient divisés, chez les Siane, en trois catégories hétérogènes : les
biens de subsistance (produits de l'agriculture, de la cueillette, de l'artisanat) ;
les biens de luxe (tabac, huile de palmier, sel, noix de pandanus) ; les biens
précieux (coquillages, plumes d'oiseaux de paradis, haches ornementales, cochons)
1. Cf., sur ce problème, les ouvrages de : P. Einzig, Primitive Money in its Ethnological,
Historical and Economic Aspects, 1949 ; Quiggin, A Survey of Primitive Money. The
Beginnings of Currency , 1949 ; R. Firth, « Currency, Primitive », Encyclopedia Britannica.
2. Wilmington, « Aspects of Moneylending in Northern Sudan », The Middle East
Journal, 1955, pp. 139-146.
3. Bohannan, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv », American
Anthropologist, 1955, vol. 57. Du même auteur : « Tiv Markets », The New York Academy of
Sciences, mai, 1957, PP- 613-622, et le récent ouvrage collectif : Markets in Africa, 1963,
introduction.
4. Moore, « Labor Attitudes toward Industrialisation in Underdevelopped Countries »,
American Economic Review, 1955, n° 45, pp. 156-165, et son article dans Industrialisation et
Société, Paris-La Haye, Mouton, 1964 : «Industrialisation et changement social», pp. 293-372.
74 MAURICE GODELIER
qui entrent dans les dépenses rituelles à l'occasion des mariages, des initiations,
des traités de paix, des fêtes religieuses. Aucun bien d'une catégorie n'était
échangeable contre un bien d'une autre catégorie. Les substitutions se faisaient à
l'intérieur d'une catégorie. Il n'y avait pas une monnaie mais des monnaies, ni un
échange général de biens et de services mais des échanges limités et cloisonnés.
Lorsque la monnaie européenne fit son apparition, on lui appliqua le principe de
l'inconvertibilité des biens, les pièces entrèrent dans la catégorie 2, les billets
dans la catégorie 3. La convertibilité réciproque des pièces et des billets, corrélat
de la convertibilité de l'argent en n'importe quel bien, ne fut longtemps ni
comprise ni acceptée par les Siane. Nous allons chercher à expliquer pourquoi
elle ne pouvait pas l'être. Si l'on veut interpréter théoriquement les faits décrits
par M. Salisbury, il nous semble que l'inexistence d'une monnaie universelle
chez les Siane s'explique d'une part par le caractère limité des échanges, l'absence
d'une véritable production marchande (raison négative) mais en même temps
par la nécessité de contrôler l'accès aux femmes au sein d'un clan et
d'équilibrer la circulation des femmes dans les clans (raison positive). Cette seconde
raison, relevant des structures de la parenté, imposait selon nous :
i° De choisir, parmi les ressources disponibles, certains types de biens pour
les mettre en correspondance avec les femmes et ces biens devaient être en
quantité limitée correspondant à la rareté des femmes et exiger plus d'effort, être
d'un accès plus difficile que les autres biens ;
20 De disjoindre radicalement le mode de circulation de ces biens (cochons,
coquillages, etc.) du mode de circulation des autres biens, ce qui signifie la
constitution d'une échelle de biens en plusieurs catégories hétérogènes et non substi-
tuables.
1. Cf. Smelser, « Mécanisme du changement », article cité. Morgan avait déjà souligné
que les systèmes de parenté sont des éléments stables qui évoluent très lentement par rapport
aux changements qui interviennent dans le rôle de la famille.
2. Armstrong, Rossel Island, Cambridge, 1928, et : « Rossel Island Money, a Unique
Monetary System », Economie Journal, 1924, pp. 423-429.
3. L. Lancaster, « Crédit, épargne et investissement dans une Économie non monétaire »,
Archives Européennes de Sociologie, III, 1962, pp. 149-164.
y6 MAURICE GODELIER
Nous sommes donc avec cet exemple (et celui de la monnaie de Malekula décrite
par J. Guiart1) au plus près de la notion moderne de capital financier. Chacun entre
en concurrence avec les autres pour maximiser les profits qu'il tire de l'usage
d'une monnaie. Cependant L. Lancaster a démontré que cette proximité était
trompeuse. En effet dans la société de Rossel l'accumulation de la richesse entre
les mains de certains individus n'aboutissait pas à un accroissement de la richesse
globale de la société, à la différence d'une économie occidentale où le mécanisme
de crédit est directement un facteur de croissance car il participe au financement
des investissements productifs2. Cette monnaie et ce crédit se trouvaient imbriqués
dans un système fermé sur lui-même qui relève non pas de l'échange marchand
mais d'un système de « don » dominé par le principe de réciprocité. A la différence
de Mauss3 qui s'autorisait de l'exemple d' Armstrong pour affirmer que
l'opération de crédit et l'opération de don étaient identiques, L. Lancaster fait de
ces opérations deux manifestations distinctes d'un même principe : quiconque
se trouve en possession de certains biens à l'issue d'une transaction qui appelle
un « retour » à terme, se trouve dans la situation et les obligations d'un
bénéficiaire, soit socialement une situation de dépendance. Le cycle de la transaction
est fermé par le remboursement de la dette et de l'intérêt, mais dans l'intervalle
une relation sociale s'est créée qui s'inscrit, pour une économie primitive, dans
une dimension sociale dépassant de beaucoup la relation débiteur-créancier dans
une économie occidentale et ne lui confère pas le même sens (obligations sociales
et besoins rituels à l'occasion des funérailles, du mariage, de la succession — la
dette authentifiant en quelque sorte l'événement).
La conclusion de L. Lancaster à partir des matériaux d' Armstrong est donc
la même que la nôtre à partir de ceux de Salisbury. Les théories de l'économie
politique ne suffisent pas à expliquer une économie primitive parce que celle-ci
est socialement plus complexe, et l'application non critique de ces théories obscurcit
plus qu'elle n'éclaire l'économie primitive, car elle ne fournit que des
ressemblances superficielles et masque les différences significatives. En fait, même les
plus grands anthropologues n'ont pu échapper aux pièges des mots faussement
clairs et des analogies apparemment « explicatives ». Boas, dans sa célèbre
description du potlatch, s'exprimait en ces termes :
amis. Il leur promet de payer pour cette aide à une date ultérieure. Si
l'aide fournie consiste en richesses mesurées chez les Indiens par des
couvertures comme nous les mesurons par la monnaie, il promet de payer la
quantité empruntée avec de l'intérêt... y>x.
1. Boas, Twelfth and Final Report on the North-Western Tribes of Canada, 1898.
2. Goldmann, « The Kwakiutl of Vancouver Island », Co-operation and Competition among
Primitive Peoples, M. Mead, ed. 1937.
78 MAURICE GODELIER
Nous nous bornerons à pousser un peu plus avant la problématique que nous
avons déjà esquissée de cette notion, la plus difficile et qui exigerait les plus longs
développements. La science, nous l'avons vu, se perd quand l'idéologie commence
1. Marx, Manuscrits économiques et philosophiques, 1844, Paris, Éd. Sociales, 1964. Voir
M. Godelier, « Économie politique et philosophie », La Pensée, 1963, n° 11.
2. Voir le texte célèbre d'Alfred Marshall : « Quel que soit leur climat et quels que soient
leurs ancêtres, nous voyons les sauvages vivre sous l'empire de la coutume et de l'impulsion ;
presque jamais ils ne s'engagent d'eux-mêmes dans des voies nouvelles ; jamais ils ne songent
à l'avenir éloigné, et rarement même ils se préoccupent de l'avenir immédiat ; capricieux,
en dépit de leur asservissement à la coutume, dominés par la fantaisie du moment, acceptant
parfois les fatigues les plus pénibles, mais incapables de s'astreindre longtemps à un travail
régulier, ils se soustraient autant que possible aux tâches difficiles et ennuyeuses ; celles qui
ne peuvent être évitées sont accomplies par le travail forcé des femmes. » (Principles of
Economies, 1890. Appendix A : « The Growth of Free Industry and Enterprise », Macmil-
lan, Londres, 1961, p. 602.)
80 MAURICE GODELIER
par les pluies et l'irrigation naturelle de la Gila River. Chez les Pima,
contrairement aux Papago, les champs étaient permanents et l'habitat sédentaire. Les
différences s'accusèrent profondément lorsque les Pima passèrent à une agriculture
pré-industrielle. En coordonnant leurs efforts ils améliorèrent leur système
hydraulique. L'introduction du blé, céréale d'hiver, par les Espagnols, vint compléter
le cycle des récoltes et assurer pendant toute l'année, grâce à l'agriculture, la
subsistance des communautés. Dès lors les Pima se trouvaient entièrement libérés
de leur dépendance antérieure par rapport à la chasse et à la cueillette. Les Papago,
sur leur territoire plus aride, ne purent jamais produire des ressources agricoles
en quantité suffisante pour supplanter la chasse et la cueillette. Les Blancs
introduisirent une agriculture industrielle productrice de coton. Ils aménagèrent la
Gila River en construisant des barrages et de grands réservoirs. C'était là
transformer profondément le milieu, ce qui supposait l'usage de machines et une
économie de marché pour l'écoulement des produits, ce que les Pima et encore moins
les Papago, ne pouvaient faire.
Les possibilités offertes par un milieu sont donc actualisées ou développées
par les techniques de production. Il semble que plus le niveau technologique d'une
société est faible, plus le système économique est simple, moins il y a d' «
alternatives » pour un choix « économique » et plus étroit est le maximum de production
que la société pourra atteindre. Les fluctuations de ce maximum dépendent
beaucoup plus des variations des contraintes extérieures au système que des variations
internes du système. Si on analyse, par exemple, les unités de mesure agraire au
Moyen Age, le « journal », la « charrue », etc., on constate qu'elles expriment le
maximum de surface labourable par une charrue attelée en une journée. Ce
maximum dépendait des conditions du terrain, vallée, versant, sol lourd, sol
léger et la métrologie agraire se pliait souplement à ces variables.
Mais la maximation de la production n'a de sens que par référence à la
hiérarchie des besoins et des valeurs qui s'imposent aux individus au sein d'une société
déterminée et ont leur fondement dans la nature des structures de cette société.
La maximation de la production n'est donc qu'un aspect de la stratégie globale de
maximation des satisfactions sociales. A propos d'Amatenango, communauté
d'Indiens Chiapas du Mexique, Nash1 a montré que chacun d'eux n'ignore rien
des règles de la maximation des gains monétaires, mais que les fins que chacun
maximise sont des objectifs valorisés autres que la maximation de cette grandeur
économique. Chacun cherche à parcourir le cycle entier des fonctions
communautaires profanes et sacrées qui lui conféreront un rang important dans la hiérarchie
du groupe. Chacun pratique donc un jeu complexe de conduites de coopération et
de compétition avec les autres membres du groupe, compte tenu du prestige et
de la richesse de son lignage et de ses alliés. Ces exemples nous montrent que la
i. Nash, « The Social Context of Economie Choice in a Small Society », Man, nov. 1961.
ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 83
1. De telles situations, si tout développement est bloqué pour des raisons particulières,
peuvent créer les conditions de l'apparition de « faux archaïsmes ».
2. Carneiro souligne que le nomadisme des cultures n'est pas nécessairement dû à
l'épuisement des sols mais à la difficulté de les travailler après quelques années de culture par suite
de l'envahissement des mauvaises herbes. Cf. article cité.
3. Cf. Leeds, The Evolution of Horticultural Systems, p. 4.
84 MAURICE GODELIER
pose alors de transformer le système pour rompre le cercle infernal qu'il engendre
et résoudre la contradiction entre production et consommation1, moyens et besoins
Cet exemple pose de nombreux problèmes théoriques et fournit quelque lumière
sur leur solution.
Parfois, nous venons de le voir, le succès même d'un système crée les
conditions de son échec. L'agriculture extensive permet en général une croissance
démographique supérieure à celle offerte par une économie de cueillette ou de
chasse mais au-delà d'un certain point cette densité démographique est
incompatible avec le maintien des conditions du bon fonctionnement du système ou du
moins les règles efficaces et rationnelles hier ne le sont plus dans cette situation
nouvelle. Ainsi se dégage l'hypothèse d'une correspondance fonctionnelle entre
le fonctionnement d'un système et un certain type et nombre de conditions
externes et internes de ce fonctionnement. Il n'y a donc pas de rationalité
économique en soi, définitive, absolue. L'évolution d'un système peut, dans certaines
conditions, développer des contradictions incompatibles avec le maintien des
structures essentielles du système et mettre au jour les limites des possibilités
d'invariance du système.
Qu'appelle-t-on « invariance » d'un système ? Ce n'est pas l'invariance des
éléments combinés au sein du système mais l'invariance du rapport entre ces
éléments, l'invariance de ses structures fondamentales. On peut poser
l'hypothèse qu'au-delà d'un certain point la variation des variables d'un système impose
la variation du rapport fonctionnel entre ces variables. Le système doit évoluer
alors vers une autre structure. Dans cette perspective se manifeste une
dialectique objective du rapport « structure-événement ». Une structure a la propriété
de tolérer et de « digérer » certains types d'événements jusqu'au point et au
moment où c'est l'événement qui digère la structure. Une structure sociale peut
donc dominer une évolution et des contradictions internes ou externes jusqu'à
un certain point qui n'est pas connu d'avance et qui n'est pas une propriété
de « la conscience » des membres de la société définie par cette structure mais une
propriété de leurs rapports sociaux conscients et inconscients. L'action consciente
des membres d'une société pour « intégrer et neutraliser » l'événement ou la
structure qui menace ou traumatise leur système social a été fortement soulignée par
les anthropologues et manifeste le lien interne de la rationalité intentionnelle
et de la rationalité inintentionnelle du système2. Nous avons vu, par exemple,
les Tiv et les Siane s'efforcer d'intégrer la monnaie européenne et les nouveaux
échanges marchands dans une catégorie supplémentaire et vouloir préserver ainsi,
en lui donnant un champ d'action plus vaste, leur système traditionnel de
circulation des biens. Nous avons vu aussi l'échec de ces tentatives se produire au-delà
d'un certain temps. La contradiction qui se développait ici ne venait point de
l'intérieur du système comme la contradiction démographie-système
d'agriculture extensive mais de l'extérieur. Cependant elle manifeste également les
possibilités internes de ce système. Il n'y a donc pas, pour la constitution d'une
science des sociétés, de privilège théorique des sociétés non acculturées par rapport
aux sociétés acculturées ou réciproquement. Les premières sont nécessaires pour
comprendre les secondes et celles-ci éclairent celles-là. Ce va-et-vient permet de
tenter l'analyse des possibilités d'invariance des différents systèmes sociaux.
Si privilégier théoriquement un type de société n'a pas de nécessité scientifique,
cette attitude n'exprime alors rien d'autre que l'idée que se fait le savant de sa
propre société, de son « sens » comparé à celles qu'il étudie.
La solution d'une contradiction incompatible avec l'invariance d'un système
n'aboutit pas nécessairement à la mutation et à la destruction de ce système.
Lorsqu'une crise éclate dans une communauté d'agriculteurs sur brûlis, si les terres
disponibles autour d'elle sont en abondance, la communauté peut se segmenter et
expulser d'elle en quelque sorte sa contradiction en essaimant des communautés-
filles autour d'elle. Cette solution maintient le système économique et le multiplie en
lui conférant une grande stabilité d'évolution. Lorsque l'essaimage est impossible,
il faut résoudre sur place la contradiction en produisant plus sur la même surface
et passer à des formes plus intensives d'agriculture1. Certains auteurs tels Richard-
Molard2, G. Sautter expliquent ainsi la présence d'une agriculture intensive chez
les peuples paléo-négritiques d'Afrique, probablement chassés de leur terroir
primitif par des envahisseurs et bloqués dans des refuges où il leur fallut, pour
survivre, exploiter de façon intensive un territoire limité3.
Falk, Les Rites de la chasse chez les peuples sibériens, Paris, Gallimard, 1953, chap, iv :
« Les Esprits-maîtres ».
Dans un autre contexte Richard-Molard avait suggéré d'analyser le rôle économique et
social du « maître de la terre » dans les sociétés agricoles archaïques d'Afrique Noire en liaison
avec la nécessité pour les systèmes d'agriculture extensive d'assurer le maintien de l'équilibre
homme-terre par le contrôle vigilant de la durée des jachères et des surfaces cultivées. « Dans
l'évolution des terroirs tropicaux d'Afrique et de leur densité de peuplement, de leur
conservation ou de leur érosion existent deux seuils, superposés, tout à fait différents, d'optimum
technique et démographique séparés par des stages intermédiaires plus ou moins critiques. »
Article cité, 195 1.
1. Cf. Brookfield, « Local Study and Comparative Method : an Example from New
Guinea », Annals of the Association of American Geographers, 1962, n° 52, pp. 242-254.
2. Richard-Molard, « Les Terroirs tropicaux d'Afrique », A nnales de Géographie, 1951.
3. Lorsque la « Pax Gallica » a desserré l'étau qui enfermait les Kabré du Togo, ceux-ci
ont envahi la plaine et pratiqué à nouveau une agriculture extensive beaucoup moins «
évoluée » que leur système intensif de montagne. Carneiro fait l'hypothèse que la contradiction
86 MAURICE GODELIER
Ces cas « déviants » mettent en évidence le fait que l'on ne peut déduire
mécaniquement d'un système économique un système politique ni réduire un système
politique à ses fonctions économiques car un système politique assume également
d'autres fonctions, de défense par exemple, qui ne relèvent pas de l'économique.
Ainsi au moment où les Pima passaient à l'agriculture permanente, la menace
des Apaches vint accélérer le regroupement de l'habitat et l'intégration
politique des villages sous l'autorité d'un seul chef. C'est dans une telle
perspective nuancée que la notion de surplus a été reprise par les préhistoriens2 et les
historiens pour expliquer l'apparition des grandes sociétés de l'âge de bronze au
Proche-Orient ou des grands empires pré-colombiens du Mexique et du Pérou.
A travers l'hypothèse d'une correspondance des structures économiques et
des structures politiques1 nous retrouvons l'idée d'une rationalité plus large,
d'une correspondance entre toutes les structures d'un système social, parenté,
religion, politique, culture, économie. Il n'existerait donc pas de rationalité
proprement économique mais une rationalité globale, totalisante, une rationalité
sociale, historique. Max Weber avait déjà tenté de mettre en correspondance la
religion protestante, le capitalisme marchand, les formes nouvelles du droit et
de la pensée philosophique. Cette tâche exige, pour être féconde, la
collaboration organique de différents spécialistes des faits sociaux et cette collaboration
implique une méthodologie qui n'est pas encore élaborée.
A partir de cette rationalité sociale globale découverte par l'analyse
anthropologique, les mécanismes économiques pourraient être réinterprétés et mieux
compris3. Une conduite économique qui nous semble « irrationnelle » retrouve une
rationalité propre, replacée dans le fonctionnement d'ensemble de la société.
Nash montrait que la communauté Amatenango tout en n'ignorant pas les règles
du profit monétaire ne pouvait connaître de véritable expansion économique à
cause, à la fois, du bas niveau technologique et du manque de terres qui pèsent sur
toute la société et du fait que les richesses accumulées sont périodiquement
drainées pour l'accomplissement des fonctions religieuses et profanes de la
communauté au lieu d'être investies dans des usages productifs. L'absence d' « esprit
d'entreprise » et d'incitation à investir ne s'explique donc pas par une nécessité
seulement économique, mais a sa raison d'être plus profonde dans la structure
même de la communauté indienne. Le comportement économique de cette
communauté peut nous paraître « irrationnel », mais ce jugement recouvre deux attitudes,
l'une idéologique née du fait que la société occidentale est posée comme centre de
référence absolue, l'autre qui constate une limite objective du système social
d'Amatenango à assurer un progrès technique continu et une évolution du niveau
de vie de ses membres. Il est évident que ces deux attitudes se renforcent l'une
l'autre pour la conscience spontanée non critique.
A travers toutes ces analyses et distinctions, quelques résultats théoriques
peuvent être recueillis. Il n'y a pas de rationalité en soi ni de rationalité absolue.
Le rationnel d'aujourd'hui peut être l'irrationnel de demain, le rationnel d'une
société peut être l'irrationnel d'une autre. Enfin il n'y a pas de rationalité
exclusivement économique. Ces conclusions négatives contestent les pré-jugés de la
conscience « ordinaire » et sont des remèdes contre leurs « tentations ». En
définitive, la notion de rationalité renvoie à l'analyse du fondement des structures de
la vie sociale, de leur raison d'être et de leur évolution. Ces raisons d'être et cette
évolution ne sont pas seulement le fait de l'activité consciente des hommes mais
des résultats inintentionnels de leur activité sociale1. S'il y a quelque rationalité
du développement social de l'humanité, le sujet de cette rationalité n'est pas
l'individu isolé et affublé d'une nature humaine et d'une psychologie éternelles,
mais les hommes dans tous les aspects conscients et inconscients de leurs rapports
sociaux. Cette perspective nous semble pleinement s'accorder avec les résultats
et les démarches des sciences anthropologiques. L'analyse synchronique et dia-
chro nique des systèmes sociaux passés et présents permettrait d'entrevoir les
«possibilités » d'évolution de ces systèmes, leur dynamisme, éclairerait rétrospectivement
les circonstances particulières du devenir inégal des sociétés et nous donnerait
une conscience nouvelle des affrontements qui opposent aujourd'hui ces sociétés.
L'histoire des sociétés n'est pas plus faite à l'avance aujourd'hui qu'hier. L'idée
d'une évolution linéaire qui mènerait mécaniquement toutes les sociétés par les
mêmes stades sur les mêmes chemins est un dogme qui a sombré rapidement,
malgré l'autorité de Morgan2, dans les querelles insolubles du marxisme dogmatique3.
1. Inintentionnel ne veut pas dire dépourvu de « sens ». Au-delà du champ de ses activités
conscientes, le domaine de l'inintentionnel n'est pas, pour l'homme, un désert muet où il se
pétrifie brusquement en une « chose » parmi les autres, mais constitue l'autre face de son
monde où toutes ses conduites trouvent une partie de leur sens. L'inintentionnel n'est pas
seulement ce morceau de l'homme fait du sédiment de tous les « effets non-voulus » de ses
entreprises, mais est le lieu où s'organisent les régulations cachées qui correspondent à la
logique profonde des systèmes d'action qu'il invente et qu'il pratique.
L'inintentionnel n'est pas seulement ce qu'il « semble » surtout être, une réalité que
Sartre nous décrit comme l'envers et l'effet « pratico-inertes » de nos projets vivants, mais
est l'aspect caché de nos rapports sociaux où s'organise activement une partie du « sens »
de nos conduites. C'est l'élucidation de ce sens que les sciences anthropologiques se proposent
d'atteindre en mettant en évidence le rapport de l'intentionnel à l'inintentionnel, en
découvrant les « lois » de la réalité sociale. Cf. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, i960 :
livre I : « De la « praxis » individuelle au pratico-inerte ».
2. Morgan, Ancient Society, 1877.
3. Les successeurs d'Engels oublièrent que L'origine de la famille, de la propriété privée,
de l'État (1884) commençait par le conseil de modifier « la manière de grouper les faits » de
ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 91