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Le capital et son monde : contribution à une lecture

ontologique du Capital
revueperiode.net /le-capital-et-son-monde/

Frédéric 23 janvier
Monferrand 2017

La société est essentiellement processus

Theodor W. Adorno

C’est sans doute un trait caractéristique de tout mouvement


social atteignant un certain degré d’antagonisme que de
disputer à l’adversaire la délimitation symbolique du terrain sur
lequel se joue l’affrontement. L’histoire récente des luttes de
classes en France nous en offre un exemple. Au printemps
2016, le cortège de tête qui s’est placé matériellement, si ce
n’est politiquement, à l’avant-garde des manifestations contre
la réforme du code du travail prévue par la « Loi El Khomri » a
peu à peu réussi à imposer le slogan « contre la loi travail et
son monde » à l’ensemble du mouvement. Il situait par là son
action dans un contexte plus large que celui que redessinent
périodiquement les différentes mesures prises par les classes
dominantes pour favoriser l’exploitation capitaliste : un contexte
marqué par une injonction permanente à la production pour la
production (« travaille ! ») qui détermine, bien au-delà de la
sphère de « l’économie », la constitution de la réalité sociale
telle que nous la connaissons (« et son monde »). Par son
auto-désignation même, le mouvement indiquait ainsi que toute
mobilisation, si elle se veut radicale, doit aujourd’hui se hisser
au niveau du capital appréhendé comme une totalité non
seulement mondialisée, mais aussi mondanéisée : enchâssé dans les infrastructures de notre environnement,
matérialisée dans les objets qui peuplent le quotidien, coextensive aux différentes sphères de la société,
soutenue par nos pratiques et vivant de nos aspirations.

Comment se représenter alors cette totalité qui, par son extension spatiale comme par la profondeur de son
insertion dans le monde vécu, semble devoir excéder toute figuration imagée ou discursive ? Comme l’a
récemment rappelé Fredric Jameson, cette question aujourd’hui soulevée par la praxis est précisément celle qui
oriente les réflexions de Marx dans le Livre I du Capital :

Le problème formel central du Livre I est celui de la représentation. Comment construire une
totalité à partir d’une hétérogénéité d’éléments, de processus historiques et de perspectives ? Et
bien sûr, comment rendre justice à une totalité qui non seulement n’est pas empirique en tant que
système de relations, mais qui est en outre en plein mouvement, en expansion, prise dans un
mouvement de totalisation essentiel à son existence et constituant le cœur de sa singulière
nature économique1?

Chez Jameson, ces lignes annoncent une lecture du Capital en termes de récit ponctué d’évènements
paroxystiques (« la transformation de l’argent en capital », la lutte pour une journée de travail « normale », «
l’expropriation des expropriateurs ») dont la résolution appelle chaque fois le développement de nouvelles
péripéties. Mais en soulignant que la totalité consiste en un système de relations non-empirique articulant une «

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hétérogénéité d’éléments » au sein d’un processus permanent de transformation, Jameson ouvre lui-même la
possibilité d’une autre lecture : une lecture qu’on peut qualifier d’ « ontologique » en ce qu’elle interroge le type
de réalité qu’il convient d’accorder au capital envisagé comme totalité. « Désormais, écrit-il ailleurs, c’est l’étude
du Capital qui constitue notre véritable ontologie 2. » C’est à cette lecture ontologique que je voudrais contribuer
dans cette étude.

Substance, relations, procès

Par « lecture ontologique », je n’entends ni une méditation sur la définition du « sens de l’être » qui sous-tendrait
les énoncés marxiens (comme « praxis » ou comme « production », pour ne citer que les deux solutions les plus
souvent retenues), ainsi qu’y inciterait une acception heideggérienne du terme « ontologie », ni une tentative de
dénombrement des entités que Marx nous enjoindrait à poser comme étant constitutives de toute société (des
individus, des relations, des institutions), ainsi qu’y inciterait une acception analytique du terme « ontologie
sociale »3. Intéressantes en soi, ces deux perspectives présentent en effet le défaut de rester extérieures à la
conceptualité de la « critique de l’économie politique » dont elles tendent le plus souvent à négliger l’objet
spécifique : le mode de production capitaliste. Or, c’est précisément ce que Jameson appelle la « singulière
nature économique » du capitalisme, « le mouvement de totalisation essentiel à son existence », que je me
propose d’étudier dans les pages qui suivent. C’est pourquoi j’appelle ici « ontologie » une entreprise réflexive
visant à clarifier le mode d’être qu’on est amené à attribuer au capital lorsqu’on entend le comprendre et le
critiquer. À cet égard, trois perspectives semblent possibles, qui, implicitement ou explicitement, ont toutes été
explorées dans le marxisme et fournissent à ce titre un principe d’orientation dans les différents débats que
soulève l’interprétation du Capital : une perspective substantialiste, une perspective relationnelle et une
perspective processuelle 4.

Dans une perspective substantialiste, le capitalisme apparaît comme une entité dont l’identité à soi prime sur les
transformations que lui impose l’histoire et sur les relations qu’il entretient à d’autres modes de production. Aussi
étrange que cela puisse paraître, Marx nous invite parfois lui-même à ce type de lecture substantialiste,
notamment lorsqu’il affirme étudier « l’organisation interne du mode capitaliste de production en quelque sorte
dans sa moyenne idéale » ou lorsqu’il compare la valeur à une substance qui est aussi le « sujet automate » de
sa valorisation5. Il n’est donc pas étonnant que le marxisme contemporain ait vu se développer de nombreuses
interprétations du Capital qui présentent le capitalisme comme une totalité close sur elle-même plutôt qu’en voie
de totalisation, comme un système animé d’une vie propre et se reproduisant « derrière le dos » de celles et
ceux qui en assurent le maintien dans l’être6.

Malgré son pouvoir suggestif, cette perspective substantialiste présente deux difficultés principales : d’une part,
elle tend à abstraire le mode de production capitaliste des conditions historico-géographiques de sa naissance
et de son développement ; d’autre part, elle tend à réduire les différents conflits qui l’animent à de simples
épiphénomènes de sa reproduction « automatique ». C’est pourquoi on peut lui préférer une seconde approche,
relationnelle cette fois, dont le propre est de concevoir le capitalisme comme un ensemble de structures
articulant des pratiques économiques, politiques ou idéologiques hétérogènes et déterminant la fonction qu’elles
occupent dans la reproduction du tout. Restée attachée au nom d’Althusser, cette ontologie relationnelle
présente le double intérêt d’expliquer les contradictions immanentes à une formation sociale par la «
surdétermination » que lui imposent les relations que celle-ci entretient à d’autres formations sociales sur le
marché mondial et de soutenir que seules les luttes entreprises pour en démembrer l’articulation interne
confèrent à ce « tout structuré à dominante » qu’est la société son unité : une « unité de rupture »7.

Or, chez Althusser lui-même, cette identification tendancielle des « structures » aux « conjonctures » ouvre sur
une troisième perspective ontologique, processuelle cette fois, dont la thèse centrale est que « l’Histoire est un
procès sans sujet 8 ». Certes, l’auteur de Pour Marx précise qu’« il n’est de procès que sous des rapports : les
rapports de production (à quoi se limite Le Capital) et d’autres rapports (politiques, idéologiques) 9. » Mais rien
n’empêche de considérer que ces rapports sont eux-mêmes transformés par les processus auxquels ils
impriment un rythme et une direction déterminés. Penser le capitalisme de manière processuelle, ce ne serait
alors pas nier qu’il présente des propriétés structurelles, telles que la séparation entre les producteurs et les
moyens de production, mais soutenir que ces structures n’ont pas plus de réalité que les tendances à travers
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lesquelles elles existent. Dans cette perspective, qui accorde une pleine réalité au devenir, le capital n’apparaît
ni comme une substance identique à elle-même, ni comme une série de structures circonscrivant a priori
l’espace des pratiques possibles, mais comme un ensemble de tendances conférant à des rapports sociaux
hétérogènes, des espaces et des histoires différenciées, l’unité minimale d’une totalité en procès10. Telle est du
moins, abstraitement formulée, l’hypothèse ontologique à laquelle je voudrais faire passer le test d’une lecture
du Livre I Capital.

Je commencerai pour ce faire par me tourner vers la théorie du fétichisme de la marchandise, afin d’aborder le
processus de totalisation capitaliste de la société dans une perspective synchronique. M’arrêtant ensuite sur la
théorie des formes de subsomption du travail sous le capital, j’appréhenderai ce processus sous l’angle
diachronique de son déploiement temporel. Cette distinction entre le « synchronique » et le « diachronique »
n’est cependant pas ontologique, mais analytique. Utile en soi, elle ne saurait être érigée en opposition abstraite
entre la logique pure du capital et l’histoire bassement empirique de son développement. C’est pourquoi
j’essaierai pour finir d’unifier ces deux perspectives sur la totalité sociale dans une étude des coordonnées
spatio-temporelles de sa reproduction.

Fétichisme et totalité

Dès Misère de la philosophie, Marx écrit que la société doit être conçue comme un système au sein duquel «
tous les rapports coexistent simultanément et se supportent les uns les autres 11 ». Comment pénétrer alors
conceptuellement dans ce système? Il me semble qu’on peut retenir du procès d’exposition du Livre I du Capital
l’idée selon laquelle il faut paradoxalement partir de la méconnaissance dans laquelle nous nous trouvons des
différentes médiations qui organisent notre rapport au monde social. En d’autres termes, il faut partir de la
théorie du fétichisme de la marchandise.

L’objectif immédiat de cette théorie n’est certes pas ontologique, mais critique. Il s’y agit en effet de rendre
compte de la nécessité d’une illusion : l’illusion en vertu de laquelle la valeur nous apparaît comme une
propriété « naturelle » des produits du travail. Mais la critique du fétichisme n’en est pas moins décisive pour une
ontologie du capitalisme, car Marx s’y interroge explicitement, à propos de l’exemple de la marchandise, sur ce
qu’est une « chose sociale », qu’il définit comme une « chose sensible-suprasensible (sinnliche-übersinnliche) »
: les marchandises sont en effet des choses sensibles, car elles sont données à la perception des sujets dans
l’expérience : nous les voyons, nous les évaluons, nous les échangeons. Mais elles sont suprasensibles, car les
propriétés sociales (en l’occurrence, le fait d’avoir de la valeur exprimable en argent) en vertu desquelles elles
nous apparaissent comme échangeables sont l’objectivation d’une structure sociale (la division du travail entre
unités de production privées) qui n’est quant à elle pas immédiatement donnée dans l’expérience12. On devine
ainsi que l’explication du fétichisme repose sur l’analyse du procès de manifestation de la sphère de la
production capitaliste dans celle de la circulation marchande. En effet :

Les objets d’usage ne deviennent marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux
privés, menés indépendamment les uns des autres. Le complexe de tous les travaux privés
forme le travail social global. Étant donné que les producteurs n’entrent en contact social que
parce que et à partir du moment où ils échangent les produits de leur travail, les caractères
spécifiquement sociaux de leurs travaux privés n’apparaissent eux-mêmes également que dans
cet échange. Autrement dit : c’est seulement à travers les relations que l’échange instaure entre
les produits du travail, et, par leur entremise, entre les producteurs, que les travaux privés
deviennent effectivement, en acte, du travail social global. C’est pourquoi les relations sociales
qu’entretiennent leurs travaux privés apparaissent (ercheinen) aux producteurs pour ce qu’elles
sont (als das was sie sind ), c’est-à-dire, non pas comme des rapports immédiatement sociaux
entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme rapport impersonnels entre
des personnes et rapports sociaux entre des choses impersonnelles13.

La thèse décisive de ce passage est que, pour être illusoire, le fétichisme n’est pas une simple apparence : les «
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relations sociales » explique en effet Marx, « apparaissent aux producteurs pour ce qu’elles sont ». De Hegel,
l’auteur du Capital retient donc l’idée selon laquelle le phénomène n’est pas moins réel que l’essence dont il est
la manifestation. Comme on peut le lire dans l’Encyclopédie : « L’essence doit nécessairement apparaître. […]
L’essence n’est pas derrière l’apparition ou au-delà d’elle, mais du fait que c’est l’essence qui existe, l’existence
est apparition14. » Mais, à la différence de Hegel, Marx précise que l’apparence contredit l’essence qu’elle
manifeste pourtant, et ce à un double niveau : premièrement, si la substance de la valeur n’est pas « derrière »
ou « au-delà » de ses formes, si elle n’existe donc jamais que sous ces formes (marchandise et monnaie),
celles-ci font néanmoins apparaître un rapport social de production comme une propriété naturellement attachée
aux produits du travail. Deuxièmement, les formes que revêt la valeur dans la circulation contredisent celles que
revêt la substance de la valeur – le travail abstrait – dans la production.

Dans la sphère de la circulation, la valeur semble en effet détachée du travail, et constituée par l’échange
monétaire, de sorte que la rencontre des individus sur le marché est déterminée par « les rapports sociaux »
entre ces « choses impersonnelles » que sont les marchandises. Dans la sphère de la production, le « travail
social global » se présente sous la forme de son contraire, comme travail privé, de sorte que les rapports de
production y prennent la forme de « rapports impersonnels entre des personnes ». Une même entité, la valeur
comme travail abstrait, prend donc des formes contradictoires selon la sphère sociale au sein de laquelle elle se
manifeste, de sorte que seule l’exposition théorique de l’articulation de ces sphères en une totalité permet de
dissoudre l’illusion objective qu’est le fétichisme. Or, dans l’ « Introduction de 1857 », Marx nous fournit lui-
même le concept permettant de penser cette articulation :

Une production déterminée détermine […] une consommation, une distribution, un échange
déterminés, et les rapports déterminés que ces différents moments ont entre eux. À vrai dire, la
production elle aussi, sous sa forme unilatérale, est, de son côté, déterminée par les autres
moments. […] Une transformation de la distribution s’accompagne d’une transformation de la
production ; […]. Enfin les besoins de consommation déterminent la production. Il y a action
réciproque (Wechselwirkung) entre les différents moments . C’est le cas pour n’importe quelle
totalité organique15.

Pour penser l’articulation interne des différents moments de la totalité, Marx introduit ici un concept directement
issu de la logique hégélienne : le concept d’action réciproque. Élaboré dans la section III de la Doctrine de
l’essence consacrée à « l’effectivité », ce concept permet de penser la réalité de manière dynamique, comme un
ensemble de relations internes entre des entités qui agissent les unes sur les autres et transforment ainsi la
forme même de leur relation16. Et Hegel précise que le concept d’action réciproque s’impose chaque fois qu’il
s’agit de rendre compte du processus d’autodifférenciation interne à une totalité – un organisme vivant ou une
formation sociale – au sein de laquelle différents moments se co-produisent les uns les autres17. Dans cette
perspective, la référence marxienne au caractère « organique » de la totalité ne doit pas être interprétée en un
sens holiste ou fonctionnaliste. Pour Marx, qui précise quelques pages avant l’extrait cité que « considérer la
société comme un sujet unique, c’est […] la considérer d’un point de vue faux18 », la totalité n’est en effet pas un
grand être transcendant les pratiques sociales et leur assignant une fonction prédéterminée dans sa
reproduction à l’identique : elle est immanente aux différents moments (la production, la distribution, la
circulation, la consommation) qu’articule son procès de transformation et n’existe à ce titre jamais que comme
tendance à la totalisation. « La société actuelle, lit-on ainsi dans la postface du Capital, n’est pas un cristal
définitivement solidifié mais un organisme susceptible de mutation, et constamment pris dans un processus de
mutation19. » C’est vers la forme temporelle de ce « processus de mutation » qu’il convient dès lors de se
tourner.

Subsomption et histoire

Dans Le Capital, c’est à travers la distinction entre « subsomption formelle » et « subsomption réelle » que Marx
thématise, non pas l’histoire de la constitution des structures sociales du capitalisme, étudiée au chapitre XXIV
consacré à « la soi-disant ‘‘accumulation primitive’’ », mais l’historicité interne à ses structures constituées. Dans
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la subsomption formelle, le capital s’approprie le surtravail des producteurs sans transformer le procès de
production, mais en allongeant le temps de travail (extraction de survaleur absolue). Dans la subsomption réelle,
en revanche, le capital réorganise le procès de production conformément à ses exigences de valorisation, en
intensifiant cette fois la productivité du travail (extraction de survaleur relative). La question que pose cette
distinction est dès lors la suivante : faut-il concevoir la « subsomption formelle » et la « subsomption réelle »
comme deux phases successives du développement capitaliste, de sorte que l’histoire de ce dernier serait
unilinéaire ? Ou convient-il de les concevoir au contraire comme deux formes d’exploitation en action réciproque
l’une avec l’autre sur le marché mondial, de sorte que l’histoire du capitalisme serait multilinéaire ? À lire l’extrait
suivant du chapitre VI dit « inédit » du Capital, c’est la deuxième option qui semble devoir être privilégiée :

Aux deux formes de la survaleur – l’absolue et la relative […] – correspondent deux formes
distinctes de subsomption du travail sous le capital, ou deux formes distinctes de la production
capitaliste, la première ouvrant toujours la voie à l’autre, même si la deuxième, d’avantage
développée, peut à son tour servir de base pour l’introduction de la première dans de nouvelles
branches de production 20.

Marx suggère ici que la subsomption formelle et la subsomption réelle ne sauraient être réduites à des « stades
» successifs de la production capitaliste, mais doivent être pensées dans leur contemporanéité : le
développement de la subsomption réelle, explique-t-il en effet, provoque l’introduction de la subsomption
formelle « dans de nouvelles branches de la production ». L’augmentation de l’intensité et de la productivité du
travail provoquée par l’acquisition de nouvelles machines permet en effet au capitaliste de « faire baisser la
valeur individuelle de sa marchandise au-dessous de sa valeur socialement déterminée 21. » En exploitant du
travail plus productif que le « temps de travail socialement nécessaire en moyenne », il peut ainsi extraire une «
survaleur extra » de la vente de ses produits22. Pour rester compétitives, les entreprises n’ayant pas adoptée
les innovations technologiques en question devront quant à elles allonger le temps de travail de leurs salariés,
et réintroduire ainsi dans le procès de production des formes d’extraction de survaleur absolue, et ce, jusqu’à ce
que l’innovation technologique se soit diffusée dans l’ensemble des secteurs de la production concernée, fixant
dès lors une nouvelle norme de productivité 23. Les formes les plus avancées de la production capitaliste ne se
substituent donc pas simplement aux formes que, par comparaison, on dira moins développées : elles les
posent, pour ainsi dire rétroactivement, comme un présupposé de leur domination sur le marché.

Quelques pages avant le passage du « chapitre inédit » précédemment cité, Marx précise en outre que cette
production de formes de subsomptions différenciées n’opère pas simplement entre les branches de la division
sociale du travail à l’intérieur d’une formation sociale, mais aussi entre les formations sociales au sein
desquelles le mode de production capitaliste est dominant, et celles où il ne l’est pas. Il explique ainsi que
l’importation de capital usuraire en Inde a permis d’extorquer de la survaleur aux producteurs immédiats sous la
forme de l’intérêt, sans pour autant modifier l’organisation du procès de production24. Et c’est pour décrire ce
genre de phénomènes que dans le chapitre XIV du Capital, il introduit une troisième forme de subsomption
entre la subsomption formelle et la subsomption réelle – un forme « bâtarde » ou « mixte » – qui semble avoir
peu retenue l’attention des commentateurs :

Une mention suffira pour évoquer les formes bâtardes ( Zwitterformen) où le surtravail n’est pas
directement pompé, par la force, au producteur, et où sa subsomption formelle sous le capital
n’est pas encore intervenue. Ce sont les cas où le capital ne s’est pas encore emparé
médiatement du procès de travail. […]. Ainsi que le montre l’exemple du travail à domicile, tel qu’il
se pratique actuellement, certaines formes mixtes peuvent encore être reproduites par endroit
sur un arrière-plan de grande industrie, même si elles changent alors complètement de
physionomie 25.

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C’est la dernière partie de ce passage qui doit ici retenir l’attention. Marx y explique en effet que certaines
formes d’exploitation pouvant paraître « archaïques » sont non seulement reproduites, mais aussi transformées
par le mouvement de l’accumulation. On trouve trois exemples de cette forme « bâtarde » ou « mixte » de
subsomption dans la critique de l’économie politique : le travail à domicile, mentionné dans le passage cité, la
reproduction de la « classe servante » composée des « valets, bonnes, laquais, etc. » également mentionnée
dans le chapitre XIV du Capital 26, et l’esclavage pratiqué dans les plantations du Sud des États-Unis,
mentionné dans les Grundrisse.

Quand bien même la force de travail qui y est exploitée n’est pas formellement libre, explique Marx, les
plantations sont des entreprises capitalistes : d’un côté, le planteur réalise la valeur objectivée dans le surproduit
extorqué à ses esclaves sur le marché mondial. De l’autre, cette intégration au marché mondial entraîne la
transformation du procès de production esclavagiste, selon des critères de rendement et d’efficacité
caractéristiques du capitalisme. C’est ainsi qu’historiquement, le développement de la production textile en
Angleterre a à la fois profité de l’extension de la culture du coton dans les états du Sud et généré l’intensification
de l’exploitation des esclaves. On peut donc parler ici d’action réciproque entre différentes formes d’exploitation.
Comme on peut le lire dans un article écrit par Marx pour le New York Tribune en 1861 :

L’industrie moderne de l’Angleterre repose en général sur deux axes misérables. L’un est la
pomme de terre, qui était le seul moyen d’alimentation de la population irlandaise et d’une grande
partie de la classe ouvrière anglaise. […] Le second axe de l’industrie anglaise était le coton
cultivé par les esclaves des États-Unis. L’actuelle crise américaine [guerre de Sécession : 1861-
1865] force l’industrie anglaise à élargir le champ de son approvisionnement et à libérer le coton
des oligarchies productrices et consommatrices d’esclaves. Aussi longtemps que les fabricants
de coton anglais dépendaient du coton cultivé par des esclaves, on pouvait affirmer en vérité
qu’ils s’appuyaient sur un double esclavage : l’esclavage indirect de l’homme blanc en Angleterre,
et l’esclavage direct de l’homme noir de l’autre côté de l’Atlantique27.

En insistant à la fois sur l’interdépendance objective de « l’industrie moderne » et de la plantation, et sur la


commensurabilité subjective de l’expérience du salariat et de celle de l’esclavage, Marx suggère ici que les
formes d’exploitation non salariales sont posées par le mouvement de l’accumulation capitaliste comme un
présupposé de sa reproduction à l’échelle mondiale. Comme on peut le lire dans les Grundrisse : « L’esclavage
des nègres – esclavage purement industriel – […] présuppose (unterstellt) le travail salarié28 ». Dans cette
perspective, il convient sans doute d’opérer une distinction entre le mode de production capitaliste, défini par le
salariat comme rapport social de production dominant, et le capitalisme, défini comme une forme sociale animée
d’une tendance à la totalisation – à l’intégration et à la transformation – de formes d’exploitation non salariale,
allant de l’esclavage aux exemples contemporains de la précarité29. Cette distinction permet en effet de rendre
compte de la multiplicité réelle des formes sous lesquelles est exploité le travail vivant comme de leur action
réciproque au sein d’un même processus de totalisation. Comme l’écrit Massimiliano Tomba : « les différentes
formes d’exploitation doivent être conçues dans un multivers historico-temporel, où elles se trouvent
entremêlées dans la contemporanéité du présent30. » C’est sur l’examen des coordonnées géographiques de
ce « multivers » que je voudrais conclure mes réflexions.

Espace et accumulation

J’ai tenté de montrer que l’ontologie processuelle de Marx enveloppe une conception multilinéaire des
trajectoires de l’accumulation capitaliste. Je voudrais maintenant montrer qu’à cette conception multilinéaire de
l’histoire correspond en droit une conception différenciée des espaces de l’accumulation, et poser ainsi les jalons
de ce qu’on pourrait appeler une « géo-ontologie » du capitalisme.

Cette proposition pourra surprendre, car dans Le Capital, Marx semble se concentrer sur une formation sociale
nationale aux frontières géographiques bien délimitée : l’Angleterre, d’où est tiré tout le matériau empirique
(statistiques, description des conditions de travail et de vie, récit de luttes menées par les travailleurs, législation
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sur les fabriques) étudié dans l’ouvrage. Mais on peut souligner que l’auteur du Capital justifie le privilège
accordé à l’exemple anglais de deux manières : 1) par le fait que l’Angleterre soit alors la seule formation sociale
nationale où le mode de production capitaliste est véritablement dominant31, et 2) par le fait « qu’elle occupe le
premier rang sur le marché mondial32 ». Partant, lorsqu’il explique, au chapitre XXII consacré à la reproduction
élargie du capital, qu’il lui « faut considérer ici l’ensemble du monde du commerce comme une seule nation et
présupposer que la production capitaliste s’est établie partout et s’est emparée de toutes les branches
d’industrie33 », il n’isole pas l’économie anglaise du reste du monde ; il présuppose bien plutôt la subsomption
de toutes les branches de la division internationale du travail sous le « capital social total34 ». Comme on peut
déjà le lire dans les Grundrisse : « la tendance à créer le marché mondial est immédiatement donnée dans le
concept de capital35. » On peut donc penser que l’objet du Livre I n’est pas une économie nationale fermée sur
elle-même, mais la tendance expansive du capitalisme.

Dans cette perspective, les analyses du Capital s’avèrent peut-être paradoxalement plus adéquates à notre
présent historique que les théories classiques de l’impérialisme et du développement inégal, qui présupposent
toutes une séparation tranchée entre des modes de production hétérogènes. En 1913, Rosa Luxemburg
distinguait ainsi entre un régime d’accumulation fondé sur l’exploitation d’une force de travail « libre » dans les
pays du centre, et un régime d’accumulation fondé sur le colonialisme, l’oppression politique et l’expropriation
violente des ressources en matières premières et en main d’œuvre dans les périphéries36. Précisant que ces
deux régimes sont « organiquement liés37 », la révolutionnaire allemande en concluait que l’annexion totale du
monde à la loi de la valeur annonçait « l’effondrement » (Zusammenbruch) du mode de production fondé sur la
valeur d’échange : un pronostic qui ne s’est manifestement pas confirmé. On comprend dans ces conditions
l’intérêt qu’ont pu susciter les travaux consacrés par David Harvey à la géographie historique du capitalisme. La
force de ces travaux tient en effet à ce qu’ils réactivent certaines intuitions de base de la théorie luxemburgiste
de l’impérialisme dans un contexte postcolonial et post-socialiste, où le capital ne semble plus connaître de
dehors. Harvey introduit en effet la thèse selon laquelle le capitalisme contemporain répond aux crises de
suraccumulation38 qui l’ébranlent cycliquement par l’ouverture d’un dehors interne à son espace.

Pour le géographe anglais, certains des phénomènes caractéristiques du capitalisme néolibéral –


financiarisation de l’économie, délocalisation massive de la production industrielle, privatisation des institutions
du Welfare, expropriation des populations endettées, marchandisation de la culture, restructuration urbaine –
participeraient tous d’un vaste processus « d’accumulation par dépossession39 ». La production de profit ne
passerait plus seulement aujourd’hui par l’exploitation des travailleurs immédiats, mais aussi par l’appropriation
privative des ressources naturelles, culturelles et institutionnelles de la vie sociale. Or, « dans la mesure où ces
ressources et ces complexes de ressources sont distribués de façon inégale, il en résulte une certaine forme de
développement géographique inégal40 ». Un bref examen de la théorie du « développement géographique
inégal » qu’élabore en conséquence Harvey s’impose donc comme une étape nécessaire à la formulation d’une
ontologie du capital comme totalité en procès. Les grandes lignes de cette théorie sont résumées par Neil Smith
comme suit :

La logique du développement inégal dérive spécifiquement des tendances opposées


quoiqu’inhérentes au capital, vers la différentiation et, simultanément, vers l’égalisation des
niveaux et des conditions de production. Le capital est continuellement investi dans
l’environnement bâti de manière à produire de la survaleur et à étendre la base du capital lui-
même. Mais le capital est également retiré en permanence de l’environnement bâti de manière à
tirer avantage de taux de profits plus élevés. L’immobilisation spatiale du capital productif sous sa
forme matérielle n’est ni plus ni moins une nécessité que la circulation perpétuelle du capital en
valeur. Il est ainsi possible de voir le développement inégal du capitalisme comme une expression
géographique de la contradiction fondamentale entre valeur d’usage et valeur d’échange41.

Telle qu’elle est ici annoncée, la théorie du développement géographique inégal repose sur trois thèses
principales, qu’on peut classer par ordre de généralité : la première est que les processus constitutifs du mode
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de production capitaliste s’incarnent nécessairement dans l’espace, et, plus précisément, tendent à produire un
espace favorisant leur continuité. La seconde est que cette production de l’espace prend la forme d’une
tendance contradictoire à l’homogénéisation et à la fragmentation : d’un côté, le développement des moyens de
transports et de communication nécessaires à l’accélération du cycle de rotation du capital (de son
investissement sous forme de capital industriel à sa circulation sous forme d’argent et de marchandises) tend en
effet à abolir les distances et à produire un espace lisse, au sein duquel peuvent efficacement circuler les flux de
marchandises et de forces de travail. Comme le remarque Marx dans les Grundrisse, « plus le capital est
développé […] plus il recherche […] une plus grande extension spatiale du marché et un plus grand
anéantissement de l’espace par le temps42. » Mais, de l’autre, ces moyens de transports et de communications
sont précisément matérialisés dans l’espace sous forme d’infrastructures qui dessinent la géographie concrète
de notre monde : la circulation des marchandises et de la force de travail requiert ainsi un fort investissement en
capital fixe immobilisé sous forme de routes, de voies ferrées, de ports et d’aéroports qui attirent les
investissement et polarisent le développement de régions entières autour de quelques centres urbains. Quant à
la circulation des informations qui président à ces investissements et aux échanges financiers en temps réel, elle
repose sur la construction d’un réseau logistique de grande ampleur, dont les centres de stockage du « Big Data
», les câbles sous-marins ou les fibres optiques qui matérialisent le réseau Internet constituent sans doute
l’exemple le plus frappant.

Or, poursuit Harvey, – et c’est la troisième thèse –, les tendances à la crise qui animent le mode de production
capitaliste provoquent à la fois la dévaluation du capital investi dans ces infrastructures et le développement
d’autres régions susceptibles d’absorber les surplus en capital et en travail générés en un centre d’accumulation
donné. Pour résoudre ses crises, le capital est ainsi poussé à la recherche continue de nouveaux « spatial fixes
», – au double sens de nouveaux arrangements spatiaux et de nouvelles solutions spatiales aux crises de
suraccumulation – dont le déplacement restructure en permanence la géographie historique du capitalisme
comme système où se côtoient les centres financiers et les bidonvilles, les zones industrielles et les friches
urbaines, les campagnes désertées et les métropoles surpeuplées43. Comme le résume Harvey, « le
capitalisme s’évertue constamment à créer un paysage social et physique à son image, adéquat à ses besoins
à un moment donné, tout cela pour bouleverser, voire détruire ce paysage à une date ultérieure44. » La
conséquence la plus décisive de ces analyses est à mes yeux la suivante : les distinctions entre le centre et les
périphéries ou entre formations sociales « développées » et « sous-développées » à partir desquelles nous
cartographions traditionnellement la géographie historique du capitalisme se réfléchissent dorénavant à
l’intérieur des différents espaces qu’articule la circulation mondiale du capital.

Pour être schématique, cette brève exposition des arguments développés par Smith et Harvey me semble riche
d’implications ontologiques. Elle permet notamment de concrétiser la thèse selon laquelle le capital doit être
conçu comme une totalité en procès. Totalité, d’abord car l’accumulation capitaliste se déploie extensivement à
l’échelle du monde et intensivement dans toutes les sphères de la réalité sociale. Totalité en procès, ensuite, car
les inégalités de développement qui caractérisent le déploiement du capital sont non seulement perpétuellement
redistribuées entre mais aussi intériorisés par les différentes régions du monde. En conclusion, on peut donc
soutenir que c’est dorénavant l’espace global qui confère aux multiples temporalités présidant à l’accumulation
capitaliste l’unité minimale d’une totalité, quelque chose comme la forme d’un monde.

Ce texte est issu d’une communication au séminaire « lectures ontologique du Capital », qui se déroule
un jeudi par mois à l’Université Paris Ouest Nanterre. (Voir http://sophiapol.hypotheses.org)

8/8

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