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Un changement de paradigme trop longtemps attendu

Pour une critique de l'individualisme méthodologique1

Gruppe Fetischkritik Karlsruhe

Dans son dernier livre paru en 2012, Argent sans valeur, Robert Kurz a amorcé la critique de l'individualisme
méthodologique. Il a d'une part élargi cette critique à la question de l'historicité des catégories de la
socialisation capitaliste, de leur validité dans les formations sociales prémodernes en tant que soi-disant
« formes de niche », et, d'autre part, il rapporte cette critique au mode d’exposition de Marx dans Le Capital.
Cette critique, qui porte d'abord sur la question de la « forme élémentaire » marchandise, autrement dit sur le
commencement de l'étude marxienne dans Le Capital, a des implications qui, comme nous l'avons constaté
au cours de nos recherches, touchent des champs décisifs de la critique marxienne, entre autres la théorie de
la crise. Les conséquences s'avèrent si lourdes qu'il faut parler de la nécessité d'une reformulation de la
« critique de l'économie politique »2 à partir de la totalité du fétiche-capital, reformulation qui soit en mesure
d'éviter les erreurs et les incohérences de l'analyse marxienne exposées ci-après. Une telle entreprise
correspond en effet à un changement de paradigme attendu depuis longtemps, vers une perspective qui, d'une
certaine manière, avait déjà été esquissée par Marx, mais dont l'importance était méconnue par lui.

En guise d'introduction : le concept d'individualisme méthodologique

L'individualisme méthodologique est un point de vue qui part du principe que les institutions et les processus
sociaux doivent être expliqués à l'aide de déclarations sur le comportement individuel. Selon cette thèse, les
éléments de base du monde social (« société ») sont des individus dont les actions sont déterminées par leurs
inclinations et par leur compréhension spécifique de la situation.
Tiré de Wirtschaftslexikon24.com

Le concept d'individualisme méthodologique apparaît ici dans sa version initiale, se référant uniquement au
comportement individuel, à partir duquel l'ensemble des institutions et des processus sociaux doit être
expliqué. Dans son dernier ouvrage paru en 2012, Argent sans valeur, Robert Kurz a donné à ce concept
l'extension essentielle suivante :
« Le concept d'individualisme méthodologique est compris ici [dans Argent sans valeur] dans un sens plus
large que celui souvent utilisé dans les sciences sociales, en particulier en économie, à savoir qu'il ne se
rapporte pas simplement de manière logique et immédiate aux actions des individus (en économie : de
l’homo œconomicus), mais à un individu idéal en général, y compris donc dans un sens institutionnel ou
catégoriel. L'individualisme méthodologique consiste donc essentiellement à vouloir représenter et expliquer
une logique transversale qui détermine un ensemble à partir d'un cas individuel isolé, qui apparaît alors
comme un "modèle". » (GoW, p. 60 (trad port : p55)).
L'extension, introduite ici par Robert Kurz, de l'individu idéal au sens y compris catégoriel, trouve sa
concrétisation dans les deux champs cités au début, par lesquels il amorce en parallèle la critique de
l'individualisme méthodologique. Car, selon Robert Kurz, il ne fait absolument aucun doute « qu'une
compréhension dialectique de la totalité s'oppose de manière irréconciliable à une compréhension "modèle"
positiviste de l'individualisme méthodologique. (ibid. p. 63 (59)). [...] Le cas individuel doit être déduit de la
logique de ce tout [et non l'inverse], et dès lors il ne fournit, à plus forte raison, aucun "modèle", parce que le
tout possède une qualité propre, à savoir précisément celle qui détermine, et est donc aussi plus, et autre
chose, que la simple somme de ses parties. » (ibid., p. 64 (59))

1 En se confrontant à Socialité non sociale (Norbert Trenkle) et Wishful Reading (Ernst Lohoff), articles consultables
sur www.krisis.org (une traduction en français du texte de Trenkle a paru dans Jaggernaut n°3, une traduction de
celui de Lohoff paraîtra courant 2023, dans Jaggernaut n°5).
2 Un projet aussi vaste, dans lequel, en partant de la critique du fétiche-capital, la critique de la dissociation
sexuellement connotée, celle des Lumières et de la forme-sujet, ainsi que les réflexions suivantes de cet article,
doivent trouver leur place, attend encore d'être mis en œuvre. Dans cet article, nous nous limitons donc
essentiellement à la critique de l'individualisme méthodologique et n'abordons pas plus avant la dissociation
sexuelle de la totalité capitaliste.
Le tout, la totalité de quoi que ce soit, n'est donc pas la somme agrégée de ses éléments individuels, ce qui
est à vrai dire une évidence dialectique. Nous reconnaissons le principe du basculement de la quantité en
qualité. Avant d'entamer la discussion sur la Critique de l'économie politique proprement dite, nous allons
prendre un exemple de ce fait dans les sciences naturelles, le tableau périodique des éléments chimiques.
L'agrégation d'un proton (et éventuellement de neutrons) entraîne manifestement plus qu'une simple
augmentation de la masse agrégée. Il en résulte quelque chose de qualitativement nouveau, un nouveau type
d'atome, un nouvel élément chimique dont les propriétés ne peuvent pas être expliquées par la « forme
élémentaire » du proton, même avec la meilleure volonté du monde.

Le mode d’exposition de Marx dans Le Capital

Marx commence son Capital par l'examen de la « forme élémentaire » de la marchandise individuelle, à
partir de laquelle il tente de développer la totalité capitaliste. Avant d'analyser les défauts spécifiques de cette
approche, nous nous écartons d'abord un peu du sujet et discutons de la métaphore anatomique employée par
Marx dans les Grundrisse, p. 61-62 :
« La société bourgeoise est l’organisation historique de la production la plus développée et la plus variée qui
soit. De ce fait, les catégories qui expriment les rapports de cette société, la compréhension de son
articulation, permettent en même temps de se rendre compte de l’articulation et des rapports de production de
toutes les formes de société disparues avec les débris et les éléments desquelles elle s’est édifiée, dont
certains vestiges non encore dépassés pour une part subsistent en elle, où ce qui n’avait de sens qu’indicatif
est devenu en se développant signification explicite, etc. L’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie
du singe. Les signes annonciateurs d’une forme supérieure dans les espèces animales d’ordre inférieur ne
peuvent pour autant être compris que lorsque la forme supérieure est elle-même déjà connue. Ainsi
l’économie bourgeoise nous donne la clef de l’économie antique, etc. Mais nullement à la manière des
économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes de société celles
de la société bourgeoise. »
Cette métaphore s'avère doublement ratée. D'une part, « le singe » n'est évidemment pas l’ancêtre évolutif de
« l'homme ». Au contraire, les « singes » dans toutes leurs espèces différenciées (et qui continuent à se
différencier) représentent, tout comme l'espèce « Homo sapiens », des développements évolutifs pour soi.
D'autre part, et de manière connexe, cette métaphore est erronée dans la mesure où « le singe » ne peut pas
être considéré comme une espèce animale d’ordre inférieur. Cela reflète l'hybris de la société bourgeoise,
hybris qui se voit répliquée dans la perception d’elle-même qu’a la société bourgeoise comme « supérieure »
à toutes les autres sociétés humaines « d’ordre inférieur » (aussi bien celles qui l'ont précédée historiquement
que celles qui lui sont contemporaines). C'est le dogme de la métaphysique de l'Histoire de Hegel, selon
lequel l'humanité doit passer par certaines formes de société en vertu d'une nécessité « naturelle » afin
d'atteindre le « paradis » de la société bourgeoise éclairée. Le prolongement de cette métaphysique de
l'Histoire se trouve dans le matérialisme historique, qui complète cette séquence (qui lui paraît tout autant
être une nécessité) par une autre formation sociale. Selon lui, l'humanité doit encore passer par le joug de la
socialisation capitaliste pour atteindre le « paradis » du communisme. En fin de compte, de telles
conceptions relèvent de la prosternation devant l'empirie historique. Mais laissons de côté les défauts
évidents de cette métaphore et discutons-en le contenu : Marx se réfère à la succession historique des
formations sociales et il est vrai que la forme sociale antique ne peut pas expliquer la forme sociale
bourgeoise. Dans le renversement (admissible selon Marx) 3 selon lequel l'économie bourgeoise fournit la clef
de l'économie antique, il critique tout de même la rétroprojection transhistorique de formes de relations
originellement capitalistes sur des formes sociales antérieures. Les économistes ne voient ou ne veulent voir
que ce qu'ils connaissent, et chaque forme de relation historique, chaque pratique sociale, chaque artefact, est
identifié sans détour avec les formes de circulation de la socialisation capitaliste. « Les hommes chassent,
labourent, récoltent, utilisent des outils - et les voilà au "travail". Les hommes se donnent mutuellement des
choses - et les voilà qui pratiquent "l'échange de marchandises" » (GoW, p.63). Selon cette lecture
transhistorique, « la logique d'une forme de relation est tout à fait indépendante de la mesure dans laquelle
elle détermine un ensemble ; elle serait donc valable pour une "forme de niche" tout comme pour une forme

3 À la p. 67 d’Argent sans valeur, Robert Kurz s’oppose à Marx en affirmant que « l'économie bourgeoise » ne
fournit justement pas « la clef de l'économie antique ». Robert Kurz relativise ce verdict dans la mesure où il admet
à la p. 110 : « On pourrait tout au plus dire que l'échange et l'argent avaient en eux-mêmes un potentiel
d'autonomisation, mais qui ne peut être perçu qu'à partir de leurs manifestations modernes, tandis qu'il n'était pas
encore libéré dans les sociétés prémodernes. » Pour une discussion détaillée de ces questions : voir Argent sans
valeur, chapitre 3 et suivants.
sociale globale » (GoW, p.64). Mais « une partie ou un moment, même s'ils se présentent apparemment de
manière identique ou similaire dans des conditions historiques tout à fait différentes et sans la qualité
spécifique de ce tout, ne peuvent en aucun cas être identifiés comme logique identique de cet élément
individuel » (GoW, ibid.). En ce qui concerne l'absurdité évidente d'une telle méthode, critiquée par Robert
Kurz, les avis ne devraient pas diverger. En ce qui concerne sa caractérisation comme « individualisme
méthodologique », c’est pourtant le cas. Ainsi s'exprime Ernst Lohoff dans ce contexte :

« Je considère que cette démarche à elle seule n'est pas particulièrement pertinente, car elle étend le concept
[d’individualisme méthodologique] à l'extrême et le transforme en une sorte d'arme polyvalente dans le
conflit sur la marche à suivre. » (Lohoff, Wishful Reading)

Nous considérons pour notre part que cette remarque n'est pas très pertinente. En effet, dans la démarche
méthodologique dont il est question, un « individu » est supposé être ontologiquement identique, depuis une
« forme de niche » (dans des conditions historiques globales qualitativement très différentes, comme par
exemple des rapports d’obligations personnelles réciproques d'un fétiche social transcendant-religieux)
jusqu'à la totalité du rapport-capital imposé à la société dans son ensemble. Le concept d'individualisme
méthodologique est donc aussi parfaitement plausible en ce qui concerne ce « complexe historique » (Ernst
Lohoff).

Si nous revenons à la métaphore de Marx, une chose reste indubitablement à retenir : Marx est d'avis que le
« supérieur », le plus complexe (dans la métaphore, l'anatomie de l'homme) ne s'explique pas par le
subordonné, mais qu'inversement, l'anatomie de l'homme est la clef pour comprendre l'anatomie du singe. Si
nous appliquons ce raisonnement à la logique de représentation du capital dans sa marche en soi, (et qu'est-
ce qui s'y opposerait ?), qu'est-ce qui serait ici d'une plus grande complexité ? La totalité auto-contradictoire
du processus global A-M-A' ou la marchandise individuelle « M » en tant que « forme élémentaire » ? La
réponse est évidente. En d'autres termes, contrairement à sa propre logique développée dans les Grundrisse,
Marx commence dans le Capital par la marchandise individuelle en tant que forme élémentaire, ce qui,
comme nous allons le montrer, conduit à des incohérences spécifiques et à des erreurs consécutives dans la
poursuite de l'analyse marxienne. Rappelons la phrase d'introduction du Capital de Karl Marx, MEW 23,
p. 49 :

« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une
"gigantesque collection de marchandises", la marchandise individuelle apparaissant comme sa forme
élémentaire. C’est pourquoi notre recherche commence par l'analyse de la marchandise. »

Selon Marx, l'étude du mode de production capitaliste doit donc commencer par la marchandise en tant que
forme élémentaire. Robert Kurz soumet ce point de départ et la procédure qui en découle à une critique
fondamentale :

« Mais la marchandise individuelle [...] ne peut pas du tout contenir en elle la logique du rapport lui-même et
par conséquent ne peut pas non plus être un objet isolé de l'analyse de l'essence. L'essence (négative) est le
tout, le moment isolé n'est qu'une manifestation non essentielle et par conséquent dépendante. [...] Les
déterminations fondamentales de la forme-valeur de la marchandise en tant que moment du capital ne
peuvent pas être développées sur la base de la marchandise individuelle. Ce problème se poursuit dans le
concept de capital, qui ne peut pas non plus être développé sur la base (...) du capital individuel. Les
déterminations analytiques de la forme-marchandise et de la forme-capital ne peuvent être déduites que de
l'analyse conceptuelle du rapport global. [...] La marchandise et le capital individuels ne constituent pas un
"modèle" pour le rapport global, mais celui-ci, en vertu de sa qualité propre, détermine à l'inverse les
marchandises individuelles et les capitaux individuels [...] » (Robert Kurz, Argent sans valeur, p.169 (152))

Nous voyons tout d'abord que Robert Kurz ne critique donc pas seulement le commencement de Marx avec
la marchandise individuelle comme forme élémentaire, mais qu'il étend cette critique à son exposé
concernant le capital individuel et, par la suite, au concept marxien de valeur individuelle que Marx introduit
au cours de son analyse4. La critique kurzienne est fondamentalement juste. Il ne fait aucun doute que la

4 Cela tranche clairement avec l'interprétation de Norbert Trenkle : « dans ce contexte, il est assez surprenant que
Robert Kurz, dans son dernier livre publié, reproche à Marx d'être tombé dans le piège de l'individualisme
méthodologique (Kurz 2012, p. 169). Ce reproche repose uniquement sur l'affirmation selon laquelle Marx
logique du procès d'ensemble ne peut pas être déterminée à partir de la marchandise individuelle ou si
l'analyse s'en tient à cette marchandise individuelle et à sa "valeur individuelle". On pourrait rétorquer à
Robert Kurz que Marx ne prend la marchandise individuelle comme point de départ (peut-être pour des
raisons didactiques) que pour arriver, dans la suite de l’analyse, à la critique du procès global. C'est sans
aucun doute l'intention de Marx, mais elle achoppe sur plusieurs points. Et ce précisément à cause de ce
commencement, duquel résultent d'abord des incohérences dans la représentation du procès de la valeur,
lesquelles mènent à de graves erreurs analytiques subséquentes dans la logique de représentation du profit
extra et de la théorie de la crise. Robert Kurz qualifie ces erreurs de conséquence de « piège de
l'individualisme méthodologique » :
« Le problème de la présentation de Marx repose donc en fin de compte sur le fait que le "commencement",
sous la forme de l'analyse de la forme-marchandise, conduit, de façon involontaire, au piège de
l'individualisme méthodologique. » (Argent sans valeur, p. 196 (152))

Robert Kurz décrit le processus comme « involontaire ». Donc non intentionnel, inaperçu, et pas
nécessairement inévitable ? Effectivement, le « commencement » sous la forme de l'analyse de la
marchandise individuelle est très défavorable, mais il ne doit pas nécessairement conduire au piège de
l'individualisme méthodologique. Pour éviter ce piège, il faut un concept clair et précis du processus global
et de ses catégories, ou, en d'autres termes, il faut parvenir à passer de la marchandise individuelle et sa
« valeur individuelle » à la valeur en tant que catégorie sociale, en tant qu'expression des rapports sociaux.
Un concept qui ne peut être établi que par le biais de la compréhension dialectique de la totalité mentionnée
au début. Une compréhension précise de la totalité s'opposerait au contraire à un commencement à partir de
la marchandise individuelle. Il faut donc constater les lacunes spécifiques de Marx en ce qui concerne cette
compréhension précise. Et c'est ainsi que Marx tombe (involontairement) dans le piège de l'individualisme
méthodologique.

Nous résumons ici :


Ce qui est décisif à ce stade, c'est la critique de la marchandise individuelle en tant que forme élémentaire.
C'est là, dans la tentative de Marx de vouloir développer la totalité du rapport-capital à partir de l'analyse de
la marchandise individuelle en tant que prétendue forme élémentaire, que le bât blesse. Et c'est là
qu'intervient la critique de Robert Kurz. Certes, Marx postule en principe une compréhension dialectique de
la totalité (indispensable à la critique des rapports sociaux). Car ce n'est autre que Marx lui-même à qui il
revient d'avoir établi l'approche dialectique et donc, en principe, une compréhension dialectique de la totalité
comme méthode fondamentale de la critique de l'économie politique, une prouesse révolutionnaire dépassant
largement son époque. Mais il n'est pas à la hauteur de ses propres exigences sur les questions essentielles
discutées ici. Il est d'ailleurs étonnant qu'il ait fallu plus de 150 ans pour en arriver à cette conclusion. Les
discussions sur la marchandise en tant qu'« empirique », « idéal-type » ou « produit de travaux privés
autonomes et indépendants les uns des autres » (MEW 23, p. 57)5 passent à côté du problème fondamental
discuté par Robert Kurz, celui de la marchandise individuelle en tant que forme élémentaire. Ainsi, Ernst
Lohoff, dans son écrit « Zwei Bücher, zwei Standpunkte » (Deux livres, deux points de vue), tente de réfuter
la critique de Kurz de la manière suivante :

« Dans le premier chapitre du Capital, Marx restreint le concept de marchandise à la marchandise en tant que
forme de représentation de la valeur, de sorte que celle-ci incarne la structure centrale du capitalisme. »

La critique de Kurz se concentre cependant sur la tentative de développer le concept de valeur à partir de la
marchandise individuelle, et non sur la restriction à un type de marchandise particulier - à savoir le type de
marchandise qui repose sur l'utilisation abstraite du travail et qui représente ainsi la valeur. Une impossibilité
logique en soi, car la valeur est a priori une catégorie de la totalité sociale, un rapport entre les marchandises,
en tant que représentantes de la valeur, dans leur totalité et non une propriété individuelle d'une marchandise
isolée. Marx en est également conscient. C'est ainsi qu'il s'exprime dans Le Capital, p. 336 :

« La valeur réelle d'une marchandise n'est cependant pas sa valeur individuelle, mais sa valeur sociale. »
En commençant par la marchandise individuelle, il commet des erreurs d'analyse qui vont bien au-delà des

commence dans Le Capital par l'analyse de "la marchandise individuelle idéale" (ibid.) et en déduit la logique du
rapport social global. » Ce qui est surprenant dans ce contexte, c'est uniquement une telle affirmation.
5 Ce passage est abordé plus en détail dans le chapitre Individu et société
incohérences linguistiques, comme la construction trompeuse d'une valeur individuelle 6. Ces erreurs
consécutives sont les pièges sus-mentionnés de l'individualisme méthodologique. Ils sont présentés ci-
dessous. Commençons par le procès de la valeur.

Première conséquence erronée : le procès de la valeur

La valeur en tant que rapport social est une catégorie de l'essence et se détermine par le travail abstrait
socialement nécessaire en moyenne. Ses modifications quantitatives, son procès, s’effectuent de manière
« sous-cutanée », en dessous de la surface sociale empirique et hors de portée de la « conscience » sociale
aveuglée par le fétichisme, à laquelle ils échappent systématiquement. Seul le prix et ses mouvements
apparaissent à la surface de la perception sociale. Suivons les déterminations marxiennes de cette catégorie
centrale de la critique, p. 53, MEW vol. 23 :

« La force de travail globale de la société, qui s'expose dans les valeurs du monde des marchandises, est prise
ici pour une seule et même force de travail humaine, bien qu'elle soit constituée d'innombrables forces de
travail individuelles. Chacune de ces forces de travail individuelles est une force de travail identique aux
autres, dans la mesure où elle a le caractère d'une force de travail sociale moyenne, opère en tant que telle, et
ne requiert donc dans la production d'une marchandise que le temps de travail nécessaire en moyenne, ou
temps de travail socialement nécessaire. Le temps de travail socialement nécessaire est le temps de travail
qu'il faut pour faire apparaître une valeur d'usage quelconque dans les conditions de production normales
d'une société donnée et avec le degré social moyen d'habileté et d'intensité du travail. Après l'introduction du
métier à tisser à vapeur, en Angleterre, il ne fallait plus peut-être que la moitié du travail qu'il fallait
auparavant pour transformer une quantité de fil donnée en tissu. En fait, le tisserand anglais avait toujours
besoin du même temps de travail qu'avant pour effectuer cette transformation, mais le produit de son heure
de travail individuelle ne représentait plus désormais qu'une demi-heure de travail social et tombait du même
coup à la moitié de sa valeur antérieure. » (livre I, p. 44)

La valeur de chaque type de marchandise est donc déterminée par la dépense de travail abstrait nécessaire en
moyenne dans la société. L'introduction d'un nouveau procédé de production par un capital individuel
augmente généralement sa productivité. Par conséquent, sa dépense de travail individuelle (plus
précisément : sa dépense de capital) par unité de marchandise diminue, et donc inévitablement la moyenne
sociale, en fonction de la part correspondante de ce capital individuel désormais plus productif dans la
production totale. Par conséquent, la valeur de ce type de marchandise diminue instantanément et
inévitablement. Elle diminue à chaque recomposition du travail social, à chaque augmentation de la
productivité du travail et donc à chaque modification de la composition organique du capital, ce qui échappe
à la perception et à l'aptitude à l’influence de la société. La perception et l'influence sociales se limitent
exclusivement aux prix (au niveau phénoménal).

En y regardant de plus près, la dernière phrase citée plus haut s'avère fausse, dans la mesure où la valeur de
l'heure de travail individuelle du tisserand manuel anglais n'est pas tombée en valeur absolue à la moitié de
sa [propre] valeur antérieure, mais elle a diminué de moitié par rapport à celle de l'ouvrier du métier à tisser à
vapeur. Ce sont deux processus fondamentalement différents. L'exemple suivant peut l'illustrer 7. Le point de
départ avant l'introduction du métier à vapeur : tous les producteurs, que nous répartissons dans les fractions
de capital I et II (avec chacune une part de 50 % de la production totale), utilisent le métier à tisser manuel
(comme dans l'exemple de Marx, la valeur nouvelle V + S 8 de la production est représentée sans la part de
capital constant correspondante).

6 En effet, « une construction conceptuelle paradoxale » (Ernst Lohoff, « Wishful reading »)


7 Pour éviter tout malentendu : Les calculs suivants représentent des opérations purement analytiques et servent
(comme ceux effectués par Marx en de nombreux endroits) à des fins de clarification par l'exemple. Ils n'ont rien à
voir avec des calculs empiriques, qui sont de toute façon dépourvus de sens en ce qui concerne les catégories de
l'essence. Ce qui est décisif dans la critique du rapport-capital, c'est une compréhension qualitative des processus
auto-contradictoires aux niveaux de l'essence et des phénomènes. Les calculs d'un état actuel n'ont aucune
importance.
8 NdT : V désigne la valeur nécessaire à la reproduction de la force de travail, S la survaleur.
Il s'agit bien entendu d'une moyenne, car tous les métiers à tisser ne se ressemblent pas. Ici aussi, les
améliorations techniques et les augmentations de productivité ont été constantes, par exemple sous la forme
d'une accélération du mouvement de la navette, du peigne du tisserand, etc. Les conditions de production
standard de la société résultent de la moyenne de ces différents niveaux de productivité, qui se trouvaient
simultanément en service. L'introduction du métier à tisser à vapeur par la fraction I du capital a maintenant
lieu. Elle double sa productivité conformément à l'exemple de Marx. Si nous laissons tous les autres
paramètres inchangés, temps de travail, salaires, donc capital variable, rien ne change dans la nouvelle valeur
totale de la production. La valeur globale change dans la mesure où le doublement de la production du
capital I s'accompagne d'une augmentation des dépenses en capital constant. Mais, comme nous l'avons déjà
dit, nous faisons abstraction de cela dans un premier temps.

La nouvelle situation :
:

Le capital I double la quantité de marchandises par rapport au capital II. La valeur nouvelle (donc aussi la
valeur de l'heure de travail) du tisserand manuel (capital II) diminue, mais justement pas de 1000 ØAh
auparavant aux 500 ØAh de la représentation de Marx, mais à la moitié de la valeur nouvelle du tisserand à
vapeur, à 667 ØAh par rapport à ses 1333 ØAh. La quantité totale de marchandises produites augmente d'un
facteur 1,5. Si la valeur globale nouvelle reste inchangée, la part de la nouvelle valeur de la marchandise
(individuelle) se réduit à 2/3 de sa part précédente.

La fausse représentation de Marx :


La valeur totale de la production a donc diminué. Résumons la situation : Selon Marx, l'introduction du
métier à tisser à vapeur entraîne une redéfinition instantanée et exclusive de la valeur. Mais cela ne serait vrai
que si le métier à tisser manuel subissait une éviction instantanée et complète. Une hypothèse totalement
irréaliste que Marx ne retient pas non plus. Lui aussi part du principe que la production par des métiers à
tisser manuels existe encore dans un premier temps. Mais tant que c'est le cas, celle-ci entre naturellement
dans la formation de la moyenne de la valeur. Sinon, la détermination de la valeur en tant que moyenne
perdrait tout son sens. Marx oublie donc ici les prémisses de sa propre détermination de la valeur.
Considérons maintenant l'exemple de Marx dans le livre I du Capital, p. 356-357 :

« Si une heure de travail se représente en un quantum d'or de 6 d. ou 1/2 sh., en une journée de travail de
douze heures sera produite une valeur de 6 sh. Posons qu'à force productive du travail donnée, en 12 heures
de travail, 12 unités de marchandises sont confectionnées. Et que la valeur des moyens de production utilisés
dans chaque unité, matériau brut, etc. est de 6 d. Dans ces conditions, la marchandise particulière coûtera 1
sh., soit 6 d. pour la valeur des moyens de production et 6 d. pour la nouvelle valeur qui s'ajoute dans son
élaboration. Supposons maintenant qu'un capitaliste réussisse à doubler la force productive du travail et
parvienne ainsi à produire 24 unités de cette sorte de marchandise, au lieu de 12, pendant la journée de
travail de douze heures. Pour une valeur inchangée des moyens de production, la valeur de chaque
marchandise tombera désormais à 9 d., dont 6 d. pour la valeur des moyens de production et 3 d. pour la
valeur nouvellement ajoutée par le dernier travail. Bien que la force productive ait doublé, la journée de
travail continue à ne créer qu'une nouvelle valeur de 6 sh., mais elle se distribue désormais sur deux fois plus
de produits. Ainsi, à chaque produit particulier n'échoit plus qu'1/24 de cette valeur totale au lieu de 1/12
antérieurement, 3 d. au lieu de 6 d. : ou encore, ce qui est la même chose, au cours de leur transformation en
produits, il n'est plus désormais rajouté aux moyens de production, rapporté à l 'unité, qu'une demi-heure de
travail au lieu d'une heure entière auparavant. Dès lors, la valeur individuelle de cette marchandise tombe au-
dessous de sa valeur sociale, c'est-à- dire qu'elle coûte moins de temps de travail que la grande masse des
mêmes articles produits dans les conditions sociales moyennes. L'unité coûte en moyenne 1 sh. ou encore
représente 2 heures de travail social ; avec le changement dans le mode de production, elle ne coûte plus que
9 d. ou ne contient plus qu'1/2 heure de travail. Or la valeur réelle d'une marchandise n'est pas sa valeur
individuelle mais sa valeur sociale, ce qui veut dire qu'elle n'est pas mesurée par le temps de travail que la
marchandise coûte effectivement au producteur dans un cas particulier, mais par le temps de travail requis
socialement pour sa production. Si donc le capitaliste, qui emploie la nouvelle méthode, vend sa marchandise
à sa valeur sociale de 1 sh., il la vend 3 d. au-dessus de sa valeur individuelle et réalise ainsi une survaleur
supplémentaire de 3 d. Mais, d'autre part, la journée de travail de douze heures se représente pour lui
désormais en 24 unités de marchandise au lieu de 12 auparavant. Pour vendre le produit d'une journée de
travail, il a donc besoin d'un débouché double ou d'un marché deux fois plus grand. Toutes choses restant
égales par ailleurs, ses marchandises ne conquerront un plus vaste marché que par une contraction de leurs
prix. C'est pourquoi il les vendra au-dessus de leur valeur sociale, disons 10 d. l'unité. De cette manière, il
continue quand même à soutirer de chaque article particulier une survaleur supplémentaire de 1 d. »
On retrouve ici le passage de Marx (déjà mentionné) sur la valeur réelle d'une marchandise, qui n'est pas sa
valeur individuelle mais sa valeur sociale. Certes, mais la valeur sociale n'a de sens qu'en tant que moyenne
sociale (en constante évolution sous la loi coercitive de la concurrence). Lorsque Marx affirme que le
capitaliste qui utilise la nouvelle méthode vend sa marchandise à sa valeur sociale de 1 sh, il fait à nouveau fi
de sa propre détermination de la valeur. En effet, en introduisant la nouvelle méthode qui, dans l'exemple,
double la productivité, la valeur a inévitablement baissé, bien entendu en fonction de la part de production du
capital plus productif. Pour plus de clarté, calculons les nouveaux niveaux de valeur qui s'établissent à
chaque fois en fonction des différentes parts de marché. Une part de marché de 10 % du capitaliste qui a
réussi à doubler la force productive de 12 à 24 unités déplace le niveau de valeur de 12 d à 0,1 x 9 d + 0,9 x
12 d = 11,7 d. Avec 50 % de part de marché, on obtient 10,5 d et avec 100 %, c'est-à-dire une généralisation
complète de la nouvelle méthode, on obtient logiquement 9 d. Les 10 d, correspondant au prix de vente fixé
ici de manière assez arbitraire par Marx (un changement au niveau phénoménal du prix, de toute façon
difficilement compréhensible ici), donnent une part de marché de 67 %. Le calcul : 9 d x 0,67 + 12 d x 0,33 =
10 d. Cela signifie qu'avec une part de marché de 67 %, le prix de vente de 10 d dans l'exemple de Marx
correspondrait à la valeur (sociale) réelle. Le temps de travail socialement nécessaire à sa production est
donc réduit par la nouvelle méthode, plus productive. Y a-t-il une raison plausible de ne pas tenir compte de
cette nouvelle méthode dans la nouvelle détermination de la valeur ? Le capital individuel qui utilise cette
méthode est-il un « extraterrestre » qui serait en dehors du rapport-capital ? Tout au contraire, c'est justement
cette nouvelle méthode qui, selon toute vraisemblance, s'imposera et déterminera les futures conditions de
production. La valeur sociale réelle est donc définitivement inférieure à 1 sh. Marx, quant à lui, laisse le
niveau de valeur inchangé à l'ancien niveau de 1 sh, contrairement à sa présentation erronée allant dans le
sens inverse dans l'exemple de la p. 5344.

Autrement dit : Marx a été incapable de développer une conscience du problème de la transformation de la
valeur et en particulier de sa portée, que nous aborderons dans les chapitres suivants. Et pourquoi cela ? Le
lien entre cette erreur de Marx et son commencement avec la marchandise individuelle comme « forme
élémentaire », c'est-à-dire avec ce que Robert Kurz appelle le piège de l'individualisme méthodologique, est
évident. Il n'y a pas d'autre moyen que d'inscrire cette critique dans le carnet de notes de Karl Marx (Ernst
Lohoff, Wishful reading). Et puisqu'il est question d'inscriptions dans le carnet de notes et d'Ernst Lohoff,
consacrons-nous brièvement au passage suivant de Lohoff :

« La principale objection de la réplique à la théorie marxienne de la survaleur extra n'a de prime abord pas
grand-chose à voir avec le problème de l'individualisme méthodologique. Au centre de la critique se trouve
la manière dont Marx saisit le concept de « travail social moyen nécessaire ». Suivant l’exposé marxien,
lorsqu'une entreprise pionnière qui travaille de manière plus productive fait son apparition, le niveau de
valeur établi reste pour le moment inchangé. Ce n'est qu'avec la généralisation successive des nouvelles
méthodes de production que le niveau de valeur diminue. Le groupe de Karlsruhe souhaite que l'expression
« travail social moyen nécessaire » soit comprise a la lettre et donc de manière empirique. »

Ernst Lohoff mentionne ici la théorie marxienne de la survaleur supplémentaire, qui ne sera discutée en
détail que dans le chapitre suivant. Nous verrons que les erreurs de Marx qui y sont mises en évidence
résultent également de son « commencement » suivant l'individualisme méthodologique. L’exposé marxien
du procès de la valeur mentionnée ici par Ernst Lohoff correspond à sa présentation aux pages 356 et 357.
Nous ne nous lasserons pas de souligner qu'elle est fausse et qu'elle s'oppose à la représentation marxienne
tout aussi fausse du procès de la valeur à la p. 44. Cette contradiction marxienne (expression d'un manque de
précision analytique) échappe complètement à Ernst Lohoff (du moins n'en dit-il pas un mot). Son propre
manque de précision analytique (sur cette question) se reflète dans son discours : le « niveau de valeur
établi » reste tout d'abord valable sans changement et ne diminue qu'avec la généralisation successive des
nouvelles méthodes de production. Qu'est-ce que l'on doit se représenter par un niveau de valeur « établi »,
par quoi est-il donc « établi » ? Et combien de temps Ernst Lohoff considère-t-il que ce niveau de valeur
« établi » reste valable sans changement ? Tant que seuls 10, 20 ou 50% des capitaux individuels produisent
avec la nouvelle méthode ? Comment peut-on imaginer la baisse du niveau de valeur qui s'ensuivra ?
Également « successive » ? Si oui, la première étape de cette « succession » ne serait-elle pas justement
l'introduction initiale de la nouvelle méthode par l'entreprise « pionnière » ? Une sacrée confusion dont Marx
est responsable. Et d'ailleurs, le groupe de Karlsruhe ne veut pas du tout que l'expression « travail social
moyen nécessaire » soit comprise de manière « empiriste »9 (une idée absurde), il la prend tout simplement
au sérieux et volontiers « au mot », et comment pourrait-il en être autrement ?

Ce qui effectivement peut rester inchangé dans un premier temps, puis baisser progressivement, c'est,
contrairement à la valeur, le prix. Nous nous pencherons sur le comportement des prix et leur processus
systématiquement divergent par rapport à la valeur dans le chapitre 3 dans lequel nous mettrons en évidence
la plus grave incohérence marxienne, à savoir ses erreurs dans l'analyse de la crise. Mais tout d'abord,
concernant la valeur, nous nous penchons sur une autre imprécision dans la détermination marxienne du
travail abstrait qui est à la base de la valeur. Il écrit :

« C'est pourquoi dans les mêmes laps de temps, le même travail donne toujours la même grandeur de valeur,
quelles que soient les variations de la force productive. Mais dans le même laps de temps, il fournit des
quanta différents de valeurs d'usage… (p. 52) »

Tout d'abord, le travail ne peut pas rester le même avec le changement de la force productive. Mis à part ce
petit détail linguistique, le fait que Marx omette de mentionner ici la moyenne sociale de la productivité du
travail est ici décisif. En effet, seul le même travail social moyen produit toujours la même grandeur de
valeur dans les mêmes laps de temps. L'augmentation de la force productive augmente la quantité de
marchandises produites par unité de temps, les quanta de valeur d'usage. Le niveau de valeur de chacune des
marchandises en tant que corps baisse en conséquence jusqu'à la nouvelle moyenne qui s'établit. Les quanta
de valeur d'usage du travail dont la productivité est la plus élevée s’accroissent. Ainsi, leur nouvelle valeur
totale augmente, tout comme leur grandeur de valeur. Inversement, la valeur du travail le moins productif
subit une réduction exactement équivalente. La moyenne reste donc constante. Nous avons illustré ce fait
dans la discussion de l'exemple du métier à tisser de Marx. La valeur nouvelle du travail sur le métier à
vapeur a augmenté d'exactement le montant (333 ØA) dont a diminué celle du travail sur le métier à main
(333 ØA). Dans les mêmes intervalles de temps, on obtient effectivement la même valeur, mais cela ne vaut
pas pour l'heure de travail individuelle. Seule la valeur de l'heure de travail moyenne dans la société conserve
sa grandeur. Une augmentation effective de la masse totale de valeur nouvelle (et donc de la valeur totale)
dans la société est toujours liée à une extension du travail total dans la société.

Deuxième conséquence erronée : la survaleur supplémentaire

Comme nous l'avons déjà mentionné, Marx introduit, au fur et à mesure de son analyse commençant par la
marchandise individuelle, le concept de valeur individuelle de cette même marchandise individuelle. Cette
« construction conceptuelle paradoxale » (Ernst Lohoff) est, dans un certain sens, logique. En effet, pourquoi
ne pas attribuer une « valeur individuelle » à une « marchandise individuelle » ? Mais ce concept, loin
d'avoir une quelconque utilité, ne fait au contraire que semer la confusion. Certes, comme nous l'avons vu,
Marx lui-même précise à la page 336 que « la valeur réelle d'une marchandise n'est pas sa valeur
individuelle, mais sa valeur sociale ». Néanmoins, dans la suite de son analyse il se sert de façon insouciante
de ce concept10, notamment juste après avoir expliqué la survaleur supplémentaire :

« Si donc le capitaliste, qui emploie la nouvelle méthode, vend sa marchandise à sa valeur sociale de 1 sh., il
la vend 3 d. au-dessus de sa valeur individuelle et réalise ainsi une survaleur supplémentaire de 3 d. Mais,
d'autre part, la journée de travail de douze heures se représente pour lui désormais en 24 unités de
marchandise au lieu de 12 auparavant. Pour vendre le produit d'une journée de travail, il a donc besoin d'un
débouché double ou d'un marché deux fois plus grand. Toutes choses restant égales par ailleurs, ses

9 Le concept d'« empirisme« apparaît ici en quelque sorte (permettez-nous cette remarque acerbe) comme une arme
polyvalente dans le conflit sur la marche à suivre (Ernst Lohoff). Notre objectif n'est cependant pas une querelle
d'orientation, mais une discussion sérieuse sur des questions dont l'élucidation contribuera à l'amélioration de nos
connaissances à tous et permettra d'affûter « l'arme de la critique » dans les (futures) controverses sociales.
10 Par exemple, dans le livre III du Capital, p. 181-182 (Ed. Sociales 1976) : « Quand l'offre de marchandises à la
valeur moyenne, donc à la valeur de la masse comprise entre les deux extrêmes, satisfait à la demande courante, les
marchandises dont la valeur individuelle est au-dessous de leur valeur de marché réalisent une plus-value extra ou
surprofit, tandis que celles dont la valeur individuelle est au-dessus de la valeur de marché ne parviennent pas à
réaliser toute la plus-value qu'elles contiennent. »
marchandises ne conquerront un plus vaste marché que par une contraction de leurs prix. C'est pourquoi il les
vendra au-dessus de leur valeur sociale, disons 10 d. l'unité. De cette manière, il continue quand même à
soutirer de chaque article particulier une survaleur supplémentaire de 1 d. [...]
Cependant, même dans ce cas, la production accrue de survaleur provient du raccourcissement du temps de
travail nécessaire et de l'allongement corrélatif du surtravail. Si le temps de travail nécessaire est de 10
heures, ou la valeur journalière de la force de travail de 5 sh., le surtravail sera de 2 heures, et donc la
survaleur produite quotidiennement de 1 sh. Or notre capitaliste produit maintenant 24 articles qu'il vend à
10 d. l 'unité soit 20 sh. au total. Comme la valeur des moyens de production est égale à 12 sh., 14 2/5 unités
de marchandises ne remplacent que le capital constant avancé. La journée de travail de douze heures se
représente dans les 9 3/5 unités restantes. Comme le prix de la force de travail = 5 sh., le temps de travail
nécessaire se représente dans le produit de 6 unités et la survaleur dans 3 3/5 unités. Le rapport du travail
nécessaire au surtravail, qui était de 5 : 1 dans des conditions sociales moyennes, n'est plus désormais que de
5 : 3. On obtient le même résultat de la manière suivante : la valeur du produit de la journée de douze heures
est de 20 sh. Là-dessus, 12 sh. appartiennent à la valeur des moyens de production, valeur qui ne fait que
réapparaître. Il reste donc 8 sh. comme expression monétaire de la valeur dans laquelle se représente la
journée de travail. Cette expression monétaire est plus élevée que l'expression monétaire du travail social
moyen de même espèce, dont 12 heures ne s'expriment qu'en 6 sh. Un travail de force productive
exceptionnelle agit comme un travail potentialisé ou encore crée dans les mêmes laps de temps des valeurs
plus élevées que le travail social moyen de la même sorte. Or notre capitaliste ne continue à payer que 5 sh.
pour la valeur quotidienne de la force de travail. Il ne faut donc plus au travailleur désormais que 7 1/2
heures, au lieu de 10 auparavant, pour reproduire cette valeur. Son surtravail croît ainsi de 2 1/2 heures et la
survaleur qu'il produit passe de 1 à 3 sh. Le capitaliste qui applique le mode de production amélioré
s'approprie ainsi une plus grande partie de la journée de travail à titre de surtravail par rapport aux autres
capitalistes dans la même branche d'activité. Il fait pour son compte particulier ce que le capital fait en grand
dans la production de la survaleur relative. Mais, d'autre part, la survaleur supplémentaire en question
disparaît dès que le nouveau mode de production se généralise et que disparaît dans le même temps la
différence entre la valeur individuelle des marchandises produites à meilleur marché et leur valeur sociale.
Cette même loi de la détermination de la valeur par le temps de travail, que la nouvelle méthode rend
perceptible au capitaliste sous la forme de la nécessité où il est de vendre sa marchandise au-dessous de sa
valeur sociale, se manifeste pour ses concurrents comme loi impérative de la concurrence qui les pousse à
introduire le nouveau mode de production. » (livre I, Éditions sociales, 1983, p. 357-359)

Ce point de vue est bien trop séduisant pour ne pas être repris par Ernst Lohoff dans « Wishful reading » :

« Avant tout, la notion de "valeur individuelle" ne serait "complètement inutile" que si l'on poussait la
nouvelle méthode de Kurz jusqu'à déclarer obsolète la catégorie de la survaleur supplémentaire. Si l'on s'en
tient à cette catégorie, comme le font les auteurs de la réplique, il faut alors conceptualiser l'effet des
conditions de production exceptionnelles des entreprises pionnières sur la production de valeur, et c'est ce
que fait la distinction entre la "valeur individuelle" fictive et la valeur sociale réelle. »

Ernst Lohoff se trouve donc en excellente compagnie avec Marx, mais aussi avec un Robert Kurz pré Argent
sans valeur11, qui écrivait par exemple dans « La crise de la valeur d'échange » :

« Chaque produit individuel du capital le plus productif contient moins de valeur que le produit
correspondant dans la moyenne sociale, mais seule cette moyenne sociale est valable sur le marché. »

De l’individualisme méthodologique par excellence. Comme s'il y avait d'une part la valeur en tant que
moyenne sociale, et d'autre part la valeur individuelle (plus faible) du capital plus productif. En clair, la
critique est la suivante : 1) : Aucun produit d'un capital quelconque ne contient un iota de valeur, mais il
représente la valeur sociale du moment, qui se modifie constamment (par l'augmentation de la productivité).
2.) : Chaque produit individuel du capital le plus productif ne représente pas un iota de valeur en moins que
le produit correspondant dans la moyenne sociale. La valeur existe exclusivement en tant que valeur sociale
et celle-ci est la même pour toutes les marchandises du même type. L'idée que chaque produit individuel du
capital plus productif contient moins de valeur (donc individuellement moins) est exactement ce que Robert

11 Cela vaut de la même manière pour tous les membres du groupe Critique du fétiche de Karlsruhe. Nous pensons
toutefois qu'il serait présomptueux de nous citer dans le même souffle que Karl Marx et Robert Kurz.
Kurz, 26 ans après « La crise de la valeur d'échange », critique dans Argent sans valeur comme relevant de
l'individualisme méthodologique.

Sur quoi repose en fait la survaleur : Poursuivons la discussion de l'exemple marxien ci-dessus des métiers à
tisser manuel et à vapeur, complété comme dans l'exemple par la part constante de capital de 6 d. par unité de
marchandise. En conservant l'hypothèse d'une part de marché de 50%, la situation de l'exemple de Marx se
présente comme suit :

Le taux de survaleur est de 20%, le taux de profit de 9,1%. Le capital I double maintenant sa productivité. Si
la part de capital variable V reste inchangée, comme valeur nouvelle inchangée (12 sh), on obtient la
constellation suivante :

La somme totale de la nouvelle valeur (inchangée) subit la nouvelle répartition décrite ci-dessus, en fonction
des parts de production. Considérons tout d'abord la situation du capital I : la valeur des marchandises
augmente à 20 sh. Le taux de survaleur passe à 60%, le taux de profit à 17,6%. La valeur de la production du
capital II baisse à 10 sh, reste donc 2 sh en dessous de l'ancienne valeur (désormais invalidée) et 1 sh en
dessous des coûts de production. La ruine du capital II peut encore être évitée pendant un certain temps à la
surface des prix (qui seuls se manifestent et sont perçus par la société), dont la fixation est soumise à des
calculs subjectifs. De plus, le capital II peut réduire à court terme la part variable V du capital en diminuant
les salaires, de 5 sh à 4 sh pour couvrir les coûts de production, de 5 sh de moitié à 2,5 sh pour atteindre le
même taux de profit que le capital I. Mais en fin de compte, le diktat de la concurrence contraint le capital II
à augmenter sa productivité. Comment la valeur sociale (et nous ne nous lassons pas de souligner sa seule
existence) de chaque marchandise change-t-elle ? Comme nous l'avons déjà montré, elle baisse à 10 d (30 sh
de valeur totale de la production, divisée par 36 unités de marchandise).
L'augmentation de la productivité d'une seule entreprise pionnière entraîne donc la diminution de la valeur de
chaque unité de marchandise. La survaleur supplémentaire de l'entreprise pionnière Capital I, plus
productive, résulte du fait qu'elle produit dans le même temps (pour être plus précis : avec la même dépense
de capital) plus de marchandises, de représentants de valeur, que la concurrence. Dans notre exemple, le
capital I augmente sa survaleur de 2 sh par jour au total, et de 1 d par unité de marchandise. C'est là que
réside son avantage décisif. C'est ainsi, et pas autrement, que l'on peut conceptualiser l'effet des conditions de
production exceptionnelles des entreprises pionnières sur la production de valeur. En effet, cette circonstance
permet à l'entreprise pionnière d'attirer à elle une plus grande part de la masse totale de la valeur sociale en
raison du plus grand nombre d’unités de marchandises. L'hypothèse marxiste classique d'un transfert de
survaleur du capital le moins productif (capital II) vers le capital le plus productif (capital I) s'avère sans
fondement. La construction conceptuelle paradoxale (Lohoff) de valeur individuelle est à la fois sans
fondement et totalement superflue pour comprendre la catégorie (qui évidemment n’est pas obsolète) de la
survaleur supplémentaire. En tant que construction se basant sur l’individualisme méthodologique, elle fait
obstacle à cette compréhension.
Il s'avère encore indispensable de procéder à une réception critique de la suite du passage du Capital cité.
Car Marx s'y perd un peu. Tout d'abord, il passe brusquement et sans raison au niveau du prix (donc de
l'apparence), dans la mesure où il veut que « notre capitaliste » vende la marchandise à 10d. La concordance
entre le taux de survaleur de notre exemple, qui se situe uniquement au niveau de l'essence, et celui de Marx,
est donc purement fortuite. Le changement de niveau de Marx est tout à fait abscons (on ne peut le formuler
autrement) : la valeur du produit (!) de la journée de travail de douze heures est de 20 sh, qui résulte du prix
de vente hypothétique (!) de 10 d par unité de marchandise. Ce qui s'ensuit immédiatement est l'erreur qui
consiste à affirmer que le travail d'une force productive exceptionnelle agit comme un travail potentialisé ou
crée dans les mêmes laps de temps une valeur plus importante que le travail social moyen du même type.
Certes, comme nous l'avons expliqué plus haut, il crée effectivement plus de représentants de valeur, donc
une valeur plus élevée, que le travail social moyen, mais en contrepartie la production de survaleur de la
concurrence moins productive diminue exactement du même montant. Selon Marx, les 12 heures de travail
social moyen de la même sorte représentent toujours 6 sh. Marx ne prend donc pas en compte le « travail
potentialisé » dans la détermination du travail social moyen, car il n'agit qu'« exceptionnellement ». C'est
justement Marx, qui connaissait mieux que quiconque la dynamique du mode de production capitaliste, qui
parle de force productive exceptionnelle. Or les augmentations de la productivité, constamment imposées par
la loi « implacable » de la concurrence, ne se produisent nullement « exceptionnellement », mais
« continuellement » dans une surenchère réciproque et constante. Ce seul fait suffit à rendre absurde la thèse
d'un « travail potentialisé ». En aucun cas le « travail potentialisé » n'est ce qui ailleurs est présenté comme
un travail plus élevé, plus complexe. Car le travail considéré comme plus élevé et plus complexe que le
travail social moyen est l'expression d'une force de travail dont le coût de formation est plus élevé, dont la
production nécessite plus de temps de travail et qui a donc une valeur plus élevée que la force de travail
simple. Si la valeur de cette force est plus élevée, elle s'exprime donc aussi par un travail plus élevé et
s'objective donc, dans les mêmes périodes, par des valeurs proportionnellement plus élevées. (Le Capital,
livre I, p. 222)
Il n'est pas question ici de coûts de formation plus élevés. Le « travail potentialisé » s'avère donc être un
autre « concept embarrassant » trompeur, dû uniquement au mode d’exposition fondé sur l’individualisme
méthodologique.

Troisième erreur conséquente : l'analyse de la crise

Nous nous penchons maintenant sur l'incohérence la plus grave de Marx, son analyse erronée de la crise et
l’individualisme méthodologique qui en est la source. Que contient l'analyse de crise de Marx ? Nous citons
à ce sujet le livre III du Capital, p. 251 pour commencer :

« Mais on produit périodiquement trop de moyens de travail et de subsistances pour pouvoir les faire
fonctionner comme moyens d'exploitation des ouvriers à un certain taux de profit. On produit trop de
marchandises pour pouvoir réaliser et reconvertir en capital neuf la valeur et la plus-value qu'elles recèlent
dans les conditions de distribution et de consommation impliquées par la production capitaliste, c'est-à-dire
pour accomplir ce procès sans explosions se répétant sans cesse. » (livre III, p. 251)
Tout d'abord, la formulation présente d'une valeur contenue dans les marchandises est, comme nous l'avons
déjà expliqué, ambiguë et (prise au pied de la lettre) fausse. Une valeur contenue dans les marchandises et
une survaleur incluse dans celles-ci est une pure construction mentale sans équivalent réel. Les marchandises
ne « contiennent » pas un iota de valeur, mais représentent uniquement un quantum de valeur en constante
évolution, dans lequel la dépense de travail individuelle n'entre jamais directement (en tant que « valeur
individuelle »), mais toujours et exclusivement de manière médiate, en tant que partie du travail social
global. Le quantum de valeur que représente une marchandise diminue inévitablement avec chaque
augmentation de la force productive entrant dans sa production, dans la mesure où cela réduit le quantum de
travail abstrait socialement nécessaire en moyenne. La valeur et la survaleur ne sont rien d'autre que
l'expression de rapports sociaux en procès. Le véritable procès de la valeur a échappé à Marx, la « valeur
individuelle » l'a conduit à des formulations ambiguës et surtout, comme nous allons le voir, à des
conclusions fondamentalement erronées. Marx a été en quelque sorte la première victime de son propre
mode de représentation contaminé par l'individualisme méthodologique. Il affirme que les crises sont dues au
fait que trop de marchandises sont produites pour que la valeur qu'elles contiennent puisse être réalisée. Il
fournit le contexte explicatif à la page 446 du livre III du Capital :

« Mais dans l'état de choses existant, le remplacement des capitaux investis dans la production dépend pour
la plus grande part de la capacité de consommation des classes improductives, tandis que la capacité de
consommation des ouvriers est limitée en partie par les lois du salaire, en partie par le fait qu'on ne les
emploie qu'aussi longtemps que leur utilisation profite à la classe capitaliste. La raison ultime de toute
véritable crise demeure toujours la pauvreté et la limitation de la consommation des masses, en face de la
tendance de la production capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite
que la capacité de consommation absolue de la société. »

Marx fustige la pauvreté et la limitation de la consommation des masses. C'est d'une part tout à fait justifié,
puisque la pauvreté et la limitation de la consommation constituaient déjà du vivant de Marx un scandale
insupportable compte tenu de la richesse matérielle réelle, et c’est d'autre part absolument sympathique. Car
cela montre l'élan de Marx, consistant à critiquer et finalement abolir l es contraintes et les ajustements
insupportables et totalement superflus imposés à l'humanité par le sujet automate irrationnel et fétichiste.
Mais cet élan ne dispense pas d'une précision analytique qui fait ici défaut à Marx. Car la pauvreté et la
limitation de la consommation des masses ne sont pas la raison ultime de toute véritable crise. Ne serait-ce
qu'au niveau de l'argumentation ici en question, on constate la contradiction suivante : Marx avance d'abord à
juste titre que les classes improductives remplacent (et élargissent, faudrait-il ajouter) les capitaux investis
dans la production avec la part de capital constant (réalisée) et la part de survaleur (non payée) qu'elles se
sont appropriées. En d'autres termes, le C + S12 de l'ensemble de la société répond à la demande de toutes les
marchandises du département I, celui des moyens de production, tandis que la part du capital variable V
(complétée par le fonds de consommation des classes improductives) répond à la demande de marchandises
du département II, celui des moyens de consommation. Si la demande solvable et l'offre au prix affiché
correspondaient dans chacune des deux divisions, il n'y aurait en théorie pas de problème à ce niveau de
raisonnement, mais, dans les faits, il y en aurait un, comme le montre la théorie de la disproportionnalité (par
ailleurs totalement insuffisante). Qu'est-ce qui est donc faux dès ce niveau de l'exposé de Marx concernant
son argument de la « raison ultime » ? Marx raisonne à partir d'un excédent invendable de marchandises de
la section des moyens de consommation, invendable justement en raison de la pauvreté et de la restriction de
la consommation des masses. Mais si, à l'inverse, la production de moyens de production dépassait la somme
C + S réalisée et à réinvestir au niveau social global, il y aurait alors un excédent invendable dans ce
département, et la raison ultime de toute véritable crise ne résiderait alors pas dans la limitation de la
consommation des masses, mais au contraire dans la limitation de l'appropriation de la survaleur. Il y aurait
eu trop peu d'appropriation de survaleur pour pouvoir réaliser la valeur de toutes les marchandises du
département des moyens de production. L'argumentation développée ici par Marx fait donc fausse route, et
avec elle la théorie dite de la sous-consommation dont elle fournit le contexte justificatif.
Mais quelle est donc la raison ultime de toute véritable crise ? Avant de répondre, ou tenter de répondre, à
cette question, considérons la représentation marxienne des mouvements relatifs de la valeur et du prix, livre
III du Capital, p. 180 :
« Supposer que les marchandises des différentes sphères de production se vendent à leur valeur signifie
seulement que leur valeur est l'axe de gravitation autour duquel tourne leur prix et sur lequel s'alignent leurs
12 C désigne le capital constant, S la survaleur (NdT)
hausses et leurs baisses perpétuelles. En outre, il faut toujours distinguer de la valeur individuelle des
marchandises isolées produites par les différents producteurs, une valeur de marché dont il sera question plus
loin. Pour certaines de ces marchandises, la valeur individuelle se trouvera au-dessous de la valeur de marché
(c'est-à-dire que leur production nécessite un temps de travail plus court que ne l'exprime la valeur de
marché) ; pour d'autres, elle se trouvera au-dessus. »

Outre le fait que Marx opère une fois de plus de manière totalement désinvolte et erronée avec la « valeur
individuelle » des marchandises isolées, il affirme ici sans autre forme de procès que les marchandises se
vendent en moyenne à leur valeur, cette valeur étant l’axe de gravitation des prix vers lequel s'alignent leurs
hausses et leurs baisses perpétuelles [qui résultent de l'alternance de l'offre et de la demande]. Ici se révèle à
nouveau l'incompréhension totale par Marx du mouvement de la valeur. Alors que la valeur subit une
réduction inéluctable, incontrôlable, incompréhensible13, objective et immédiate à chaque poussée de
productivité, le prix quant à lui n'échappe nullement à l’influence subjective. Au contraire, la fixation des
prix est justement soumise au calcul subjectif. Les augmentations constantes de la productivité de la part des
différents capitaux sont alimentées par la perspective de l'appropriation d'une survaleur supplémentaire. A la
surface de la société, cette survaleur supplémentaire apparaît comme un surprofit. La maximisation de ce
dernier constitue le seul objectif poursuivi par tous. L'augmentation de la productivité d’un capital individuel
hautement productif permet en règle générale de baisser son prix de vente individuel (celui-ci est
effectivement individuel) afin d'écouler sa propre production et de faire pression sur la concurrence, qui est
naturellement obligée de réagir à cette baisse des prix de vente. Elle baisse à son tour ses prix, le prix du
marché diminue donc. La baisse du niveau des prix de la part du capital individuel plus productif suit
généralement le critère suivant : aussi peu que possible pour réduire le moins possible son propre surprofit,
autant que nécessaire pour garantir ses propres ventes et faire pression sur la concurrence. Le calcul
individuel de la fixation des prix ne se préoccupe définitivement pas du mouvement de la valeur. Le
mouvement objectif de la valeur n'a pas seulement lieu au-delà de l'horizon du capital individuel (et de la
perception de l'ensemble de la société), mais également au-delà de son calcul de maximisation du profit. Le
mouvement du niveau des prix (de l’apparence) d'une part et celui du niveau de la valeur (de l’essence)
d'autre part sont donc soumis à des critères fondamentalement différents, là subjectifs, ici objectifs. Et c'est
ainsi que le niveau des prix et le niveau de la valeur vont irrémédiablement diverger. Le processus
d'augmentation de la productivité se déroule en permanence et dans toutes les branches (des deux
départements). La disproportion croissante entre le niveau de valeur et le niveau de prix peut être
temporairement comblée par le crédit tous azimuts, mais seulement temporairement. La raison ultime de
toutes les véritables crises réside donc dans la diminution objective de la valeur des marchandises, qui, pour
des raisons intrinsèques, n'est pas accompagnée d'une baisse des prix correspondante. La crise révèle et
exécute inévitablement cette perte sous la forme d'une chute dramatique des prix et d'une dévalorisation du
capital. C'est exactement ce que décrit Robert Kurz dans Argent sans valeur, p. 185 :

« La crise ne réside donc pas en fin de compte dans le fait que la survaleur réelle produite ne peut plus être
suffisamment "réalisée" (comme cela apparaît en partie chez Marx et de manière constante dans le marxisme
traditionnel), mais à l'inverse dans le fait que la masse de survaleur réelle produite est nettement trop faible
par rapport à la totalité des prix non encore réalisés, ou que la valeur réelle d'une part et la "valeur idéale"
(simplement présentée en tant que prix) d'autre part divergent largement au niveau de l'ensemble de la
société. »

Cette divergence, ou plus précisément cette dérive progressive de la valeur et du prix, est la véritable cause
de la crise. Deux petites choses sont ambiguës dans l'exposé de Robert Kurz et on pourrait s'en passer sans
problème. La première est l'introduction du concept de « valeur idéale », de toute évidence une construction
auxiliaire. Inutile, il s'agit tout simplement des prix, c'est le niveau des prix qui ne correspond en principe pas
au mouvement du niveau de la valeur. De plus, le concept de valeur devrait être réservée à la sphère de
l'essence et ne pas être confondue sur le plan conceptuel avec celui des prix. L'autre petit détail est la
formulation « prix non encore réalisés ». Ce « encore » est déroutant, car ces prix ne peuvent certainement
pas (plus) être réalisés, mais doivent nécessairement suivre dans un ruineux « glissement de terrain » de crise
la chute du niveau de la valeur.

13 Plus encore : les idéologies bourgeoises de légitimation évitent ce concept de la critique catégorielle de Marx
comme le diable l'eau bénite, et elles ont de leur point de vue toutes les raisons de le faire.
Quatrième erreur consécutive : le rapport entre l'individu et la société

Ce chapitre traite des réflexions sur le rapport entre l'individu et la société que Norbert Trenkle a présentées
dans l'article « Socialité non sociale ». Dans son argumentation, il se réfère de manière positive et
prépondérante à Marx. Dans quelle mesure une telle référence positive est-elle pertinente, ou au contraire
constitue-t-elle une appropriation injustifiée, tel est l'objet des lignes suivantes. La question d'un lien avec les
prémisses de l'individualisme méthodologique découle du sujet lui-même. Et l'on peut répondre à cette
question en disant que ces prémisses se trouvent moins chez Marx que chez Norbert Trenkle. Reprenons
l'argumentation de Norbert Trenkle.

L'article de Norbert Trenkle se penche tout d'abord sur Hobbes, Mandeville et Kant, autant de représentants
des Lumières pour qui la contradiction entre l'individu et la société aboutit logiquement à une dichotomie.
C'est logique dans la mesure où l'individu bourgeois, qui fit alors son entrée sur la scène de l’Histoire, leur
apparaissait inévitablement comme celui de la concurrence et donc comme opposé aux autres individus et au
contexte social dans son ensemble. Ils reproduisaient exactement la constitution de la subjectivité marchande
moderne et les modèles de perception idéologiquement aveuglants dans lesquels ils sont eux-mêmes restés
enfermés. L'un, Hobbes, avec une image négative de l'homme, l'autre, Adam Smith, père de l'économie
politique, avec des schémas d'interprétation affirmatifs, et enfin Mandeville, qui renonçait à toute poudre aux
yeux idéologique et dont la justification rigoureuse de l'économie de marché respire un cynisme si corrosif
« qu'il subsiste encore aujourd'hui des doutes quant à savoir s'il ne voulait pas en réalité écrire une satire
féroce de la merveilleuse modernité capitaliste » (Robert Kurz). Marx estimait en tout cas que Mandeville
était honnête par rapport aux apologètes philistins de la société bourgeoise 14. Norbert Trenkle se tourne
ensuite vers Marx et écrit :

« Marx place également la contradiction entre l'individu et la société au centre de sa pensée et en fait le point
de départ de sa théorie critique de la société capitaliste. S'opposant radicalement aux économistes bourgeois
et aux Lumières, il n'y a pour lui aucun doute que l’éclatement de la société en individus isolés n'est
nullement un prétendu « état de nature », mais plutôt la structure de base ou la forme fondamentale de la
socialité moderne. Marx se moque sans cesse des « robinsonnades » des économistes bourgeois qui
rétroprojettent cette structure de base aux débuts de l'histoire humaine et, tel Adam Smith par exemple,
imputent à l'homme un besoin naturel de commercer et d'échanger des marchandises. Ainsi, il écrit dans les
Grundrisse : "Pour que tous les produits et activités se résolvent en valeurs d'échange, cela présuppose à la
fois que tous les rapports fixes (historiques), les rapports de dépendance personnels, se résolvent dans la
production, de même que la dépendance multilatérale des producteurs entre eux. La production de tout
individu singulier est dépendante de la production de tous les autres, tout autant que la transformation de son
produit en moyen de subsistance pour lui-même est devenu dépendante de la consommation de tous les
autres. [...] Ce qu'Adam Smith, tout à fait à la manière des penseurs du XVIII e siècle, situe dans la période
antéhistorique, ce qui, selon lui, précède l'histoire, est au contraire son produit." (Manuscrit de 1857-1858
(Grundrisse), p. 113). […] "L'astuce suprême est, au contraire, que l'intérêt privé lui-même est déjà un intérêt
déterminé socialement et qu'on ne peut l'atteindre que dans le cadre des conditions posées par la société et
avec les moyens qu'elle donne ; donc qu'il est lié à la reproduction de ces conditions et moyens. C'est l'intérêt
des individus privés ; mais son contenu tout comme la forme et les moyens de sa réalisation sont donnés par
des conditions sociales indépendantes de tous." (Manuscrit de 1857-1858 (Grundrisse), p. 114) […] "C'est
cette dépendance réciproque et multilatérale des individus, par ailleurs indifférents les uns à l'égard des
autres, qui constitue leur connexion sociale." (Manuscrit de 1857-1858 (Grundrisse), p. 115). »

En effet, Marx se moque des rétroprojections, ontologisations et transhistorisations des économistes


bourgeois dans leurs robinsonnades. On ne peut qu’approuver Norbert Trenkle sur ce point. Cependant, la
cible principale de la moquerie de Marx lui échappe. Celle-ci est en effet résolument dirigée contre l'idée de
producteurs privés isolés et séparés dans des conditions capitalistes, que les économistes bourgeois ont en
tête comme un fait objectif, mais qui n'existe en réalité que dans leurs formes de pensée objectives. La
moquerie de Marx est donc précisément dirigée contre de telles représentations et formes de pensée, que
Norbert Trenkle reproduit avec son affirmation centrale selon laquelle la division de la société en individus
isolés est la structure ou la forme de base de la socialisation bourgeoise. L'affirmation de Norbert Trenkle
selon laquelle il ne fait aucun doute pour Marx que la division de la société en individus isolés ne représente
14 Sur Mandeville : Robert Kurz, Schwarzbuch des Kapitalismus, p. 46 sq., Karl Marx, Theorien über den Mehrwert,
Teil 1, MEW 26,1, p. 364.
en aucun cas un prétendu « état de nature », mais qu'il s'agit de la structure fondamentale ou de la forme de
base de la socialisation bourgeoise, est non seulement infondée, mais également diamétralement opposée aux
passages correspondants des Grundrisse qu'il cite. Marx décrypte en effet l'individu isolé hypostasié par
Norbert Trenkle comme une construction idéologique, un produit de formes de pensées (constituées de
manière fétichiste) (MEW vol. 23, p. 90). Le rapport objectif, en revanche, est déterminé, selon Marx, par la
dépendance mutuelle des producteurs, par le fait que l'intérêt privé est déjà en soi un intérêt socialement
déterminé et que la production de chacun dépend de la production de tous les autres ; que la transformation
de son produit en denrées alimentaires est devenue pour lui-même dépendante de la consommation de tous
les autres.

Que Norbert Trenkle ait l'idée d'utiliser Marx comme témoin principal de ses thèses relève du mystère. Aussi
la détermination par Marx concernant les individus indifférents les uns aux autres ne désigne pas les
individus isolés de Trenkle. Marx postule une indifférence mutuelle et non un isolement des individus. Il est
évident qu'il s'agit là de deux paires de bottes différentes, d'autant plus qu'il souligne dans un même souffle
leur dépendance mutuelle et généralisée. L'indifférence mutuelle des individus décrite par Marx est sans nul
doute un moment objectif de la socialisation capitaliste dû à la concurrence mutuelle et généralisée. Celle-ci
fait en effet partie de la structure fondamentale ou de la forme de base de la socialisation bourgeoise. C'est
dans ce contexte et uniquement dans ce contexte que le terme d'individu isolé trouve sa justification, en tant
qu'expression de la misère psychique subjective socialement engendrée qui lui est liée, mais certainement
pas en tant que détermination d'une prétendue existence objective d'individus isolés. À l’affirmation de
Norbert Trenkle selon laquelle « les individus existent en tant qu’êtres isolés les uns des autres tout en étant,
pour cette raison même, dépendants les uns des autres comme jamais auparavant dans l'histoire. Leur
contexte social est cependant paradoxalement constitué par le fait qu'ils poursuivent leurs intérêts privés les
uns contre les autres. », il faudrait rétorquer : Les individus n'existent justement pas en tant qu'isolés les uns
des autres et ne pourraient absolument pas exister en tant que tels, même si leur subjectivité de la
concurrence leur donne, en tant que forme de pensée (constituée de manière fétichiste), ce sentiment
d’isolement. « Ils sont dépendants les uns des autres comme jamais auparavant dans l'histoire », Norbert
Trenkle a raison. Cependant, il goûte le paradoxe. Le lien de causalité de cette phrase, « pour cette raison
même », n'a absolument aucun sens. Et un « contexte social ne se constitue pas "paradoxalement" par le fait
qu'ils poursuivent leurs intérêts privés les uns contre les autres » (Trenkle). La perception de l'intérêt privé
des individus en tant que prius censé constituer le contexte social est un point de vue relevant de
l'individualisme méthodologique. Le contexte se développe plutôt à partir du fait que l'intérêt privé est déjà
en soi un intérêt socialement déterminé, déterminé par une dépendance mutuelle et réciproque (Marx). Ici, le
contexte social constitue le prius, qui est présupposé dans sa qualité propre différente des intérêts privés. Le
seul passage auquel Norbert Trenkle pourrait se référer positivement provient du Capital. Marx y écrit dans
MEW 23, p. 57 : "Seuls les produits de travaux privés autonomes et indépendants les uns des autres
s'affrontent en tant que marchandises.
Ce passage est (ou semble être) en contradiction avec l'analyse de Marx sur l'interdépendance des
producteurs, sur le fait que l'intérêt privé lui-même est déjà un intérêt socialement déterminé et que la
production de chacun dépend de la production de tous les autres ; tout comme la transformation de son
produit en nourriture dépend de la consommation de tous les autres. La contradiction à cet endroit est en fait
apparente, dans la mesure où ce passage est immédiatement précédé par ce qui suit : Dans l'ancienne
communauté indienne, le travail est socialement partagé, sans que les produits ne deviennent des
marchandises. Ou, exemple plus proche, dans chaque usine, le travail est systématiquement divisé, mais cette
division n'est pas médiatisée par le fait que les travailleurs échangent leurs produits individuels.
Il semble donc qu'à cet endroit du Capital, Marx ne s'intéresse pas à la dépendance réelle de tous, mais à
l'autonomie et à l'indépendance juridique formelle du travail privé sous la forme de la propriété privée, que
son « commencement » avec la marchandise individuelle le contraint à aborder.
En quoi consiste le contexte méthodologique individualiste ? Dans les Grundrisse, Marx développe le
« rapport entre l'individu et la société » du point de vue de la totalité sociale. Norbert Trenkle, quant à lui,
s'en tient à la construction d'individus isolés dont le caractère privé abstrait serait en contradiction avec le
caractère général abstrait de leur contexte social. Une telle construction ignore la structure sociale
fondamentale réelle, constituée de manière fétichiste par la dépendance mutuelle et universelle. Caractériser
la construction trenkléenne de l'« individu isolé » comme relevant de l'individualisme méthodologique n'est
donc pas infondée.
En résumé : Selon Norbert Trenkle, l'individu isolé constitue la structure fondamentale ou la forme de base
de la socialisation bourgeoise. C'est exactement le contraire que Marx développe dans les Grundrisse. Ce
n'est en aucun cas seulement la rétroprojection historique de cet individu isolé de la part d'économistes
bourgeois qui tombe sous la moquerie de Marx mais c’est également, de manière bien plus décisive,
l'affirmation de l'existence objective d'un tel individu isolé, telle que l'affirme Norbert Trenkle, qui est sujette
au verdict de Marx. La perception dichotomique de l'individu isolé et de la société est, selon Marx, une
construction exclusivement idéologique et le résultat de formes de pensées objectivement fétichistes. Et ce
n'est que dans ce contexte d’une critique de l'idéologie que le concept d'individu isolé trouve sa justification.

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