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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE ÉCONOMIQUE DE LA CROISSANCE

Author(s): Raymond BARRE


Source: Revue d'économie politique , 1958, Vol. 68, No. 2 (1958), pp. 379-404
Published by: Editions Dalloz

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24691645

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REVUE

D'ÉCONOMIE POLITIQUE

STRUCTURES SOCIALES
ET CROISSANCE ECONOMIQUE

SU Ri LES LIMITES
D'UNE THÉORIE ÉCONOMIQUE
DE LA CROISSANCE *

Toute étude synthétique des relations qui peuvent exister entre


la croissance économique et les structures sociales relève à
l'heure actuelle de la gageure. L'effervescence qui caractérise
en effet les recherches sur la croissance économique est loin de
se traduire encore par des progrès satisfaisants de la connais
sance. Les études historiques et statistiques se multiplient ; les
modèles théoriques fleurissent, la plupart du temps sans lien avec
les premières ; l'invention tend à y revêtir une forme souvent
dangereuse pour les sciences humaines : celle de l'invention ter
minologique. Sur la croissance, on ne peut, en l'état actuel des
choses, qu'accueillir avec prudence des propositions incertaines.
Les structures sociales ne se laissent pas d'autre part soumettre
à une analyse plus sûre. Ce n'est pas nier l'importance des études
de structure que de déplorer l'obscurité dont se recouvre progres
sivement ce mot, à la suite de certaines élaborations méta-écono
miques, épistémologiques ou philosophiques. Quant aux struc
tures sociales, l'incertitude des sociologues eux-mêmes est grande

* Rapport au Congrès des Economistes de langue française. Paris, juin 1958.


Revue d Economie politique. — T. LXVIII 25

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380 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

sur l'objet de leur discipline et les critères d'analyse de ces


structures.

Enfin la liaison de l'étude de la croissance économique à celle


de structures sociales suppose des analyses historiques, écono
miques et sociologiques comparatives, dont le moins qu'on puisse
dire est qu'elles sont encore dans l'enfance.
L'inventaire de ces difficultés ne doit point cependant dissi
muler l'importance ni l'intérêt du sujet que nous devons exami
ner. C'est un fait qu'à un moment où les économistes portent
une attention sans cesse plus grande aux phénomènes de longue
période et aux changements à long terme dans la production,
les revenus, les prix et le progrès technique, ils butent sur des fac
teurs qui n'entraient point jusqu'ici dans leur horizon ou qu'ils
tenaient pour extérieurs à l'objet propre de leur discipline ; ils
sont ainsi conduits à s'interroger sur la méthode de leurs inves
tigations et sur les limites de leurs théories ; ils éprouvent la
nécessité d'organiser les contacts et les échanges avec les autres
sciences de l'homme. Le problème des relations entre la crois
sance économique et les structures sociales surgit à la fois de
l'orientation présente de la pensée économique et du défi de cer
tains faits contemporains.
Après un siècle environ, où la préoccupation principale des
économistes fut d'analyser en courte période les conditions d'allo
cation des ressources économiques et la détermination des prix
et des quantités produites des divers biens et services (nous fixe
rons comme simples point de repère, les Principes de Stuart
Mill (1848) et 1 'Essay on Dynamic Theory de R. F. Harrod, de
1939), les notions de croissance et d'économie progressive (1),

(1) Il convient de préciser ici notre terminologie. Nous appelons évolution les
transformations à long terme d'un ensemble économique et social. Nous distinguons
trois types d'évolution : la croissance, la stagnation, la régression, qui se définissent
par le changement des dimensions des unités économiques, le changement des struc
tures et des systèmes, et par des progrès. (On rencontre parfois une distinction sup
plémentaire entre croissance et développement, le développement étant une crois
sance avec des modifications de structure ; elle ne nous paraît pas décisive, car il est
difficile d'envisager une croissance qui ne soit pas accompagnée d'une modification
des structures). Nous distinguerons enfin croissance et progrès : comme l'a montré
F. Perroux, une économie est progressive, quand les effets de l'innovation s'y pro
pagent au plus vite et aux moindres coûts sociaux, dans un réseau d'institutions
économiques dont le sens s'universalise ; sur les trois « moments » du progrès :
création, propagation, signification, cf. F. Perroux : Théorie Générale du Progrès
Economique, Cahiers de l'ISEA. 1956-1957 et Prise de vues sur la Croissance de
l'Economie Française, 1780-1950, dans Income and Wealth (I. A. R. I. W.). Séries V,
p. 41 sqq.

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 38Î

chères aux grands Classiques, retrouvent dans la pensée écono


mique la place qu'elles n'auraient pas dû perdre. Keynes avait
eu le mérite de ramener l'attention sur le niveau des ressources
économiques disponibles et sur ses fluctuations dans le temp»
ainsi que de mettre en question les visions optimistes de l'avenir
des économies capitalistes évoluées. Tandis que, dès 1939, l'Ecole
de la Maturité soulevait aux Etats-Unis le problème de la stagna
tion séculaire, les Post-Keynésiens cherchèrent à élaborer les con
ditions d'une croissance de plein emploi du revenu global : Har
rod, Domar, Hicks et tout récemment Mrs. Joan Robinson se sont
efforcés chacun à leur manière de « généraliser » la General
Theory en un sens très particulier, c'est-à-dire « d'étendre Taûa
lyse de courte période de Keynes au développement à long
terme » (2). Les modèles qu'ils ont élaborés adoptent une optique
qui confère à l'investissement, créateur de revenus et de capacité
productive, le rôle central dans le développement de l'économie
et retient comme condition de l'équilibre de longue période l'éga
lité de l'épargne et de l'investissement. Ces modèles souffrent du
caractère rigide des hypothèses faites, des conditions qui attri
buent une parfaite constance à la propension à épargner ou au
coefficient de capital, de l'élimination de l'action des prix aa
cours des processus décrits. On doit cependant reconnaître à ces
auteurs le mérite d'avoir posé des questions cruciales et mis sur
la voie de relations économiques importantes ; ils ont de plus une
parfaite conscience des limites de leurs travaux ; tous souscri
raient à l'opinion de Domar selon laquelle leurs essais ne concer
nent que « certains aspects de la théorie de la croissance > ; tous
ajouteraient avec lui qu'une théorie satisfaisante de la croissance
ne peut certainement pas être construite à partir des seuls
modèles élaborés jusqu'ici et qu'elle requiert « la capacité de
synthétiser les données et les idées de toutes les sciences socia
les » (3).
Si l'influence Keynésienne est sensible sur la « technique »

(2) The Accumulation of Capital (Macmillan, 1956), p. vi.


(3) Essays in the Theory of Economic Growth (New-York, Oxford University
Press, 1957, p. 12. De même, Mrs. Joan Robinson écrit : » L'analyse économique
requiert d'être complétée par une sorte d'anthropologie historique et comparative,
qui est encore dans l'enfance comme étude scientifique » (op. cit., p. 55).
L'attitude de ces théoriciens incontestés contraste heureusement avec celle de
certains partisans d'une étroite formalisation, dont il faut cependant reconnaître
qu'ils font penser quand ils parlent de théorie économique à ceux qui discutent
de l'existentialisme dans les salons.

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382 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

adoptée par beaucoup d'économistes contemporains, leur « vi


sion » a été renouvelée par l'influence de K. Marx, dont on
s'accorde largement à reconnaître que l'apport essentiel est celui
d'une méthode qui combine l'histoire, la sociologie et la théorie
économique, et par celle de J. Schumpeter, dont l'œuvre tout
entière est consacrée aux ressorts et aux modalités de l'évolution

économique. Or l'une des leçons qui se dégage de l'œuvre de


Schumpeter, c'est l'idée que « la croissance économique n'est pas
un phénomène autonome, ce'st-à-dire, n'est pas un phénomène
qui peut être analysé de façon satisfaisante en termes purement
économiques seulement» (4). Evoquant d'autre part les possi
bilités de survie du capitalisme dans Capitalisme, Socialisme et
Démocratie, Schumpeter écrit au seuil du chapitre XI de ce livre,
ces phrases significatives : « Quittons l'enceinte des considéra
tions purement économiques et tournons-nous maintenant vers le
complément culturel de l'économie capitaliste, — vers sa super
structure socio-psychologique si nous voulons parler lé langage
de Marx — et vers la mentalité qui caractérise sa société capita
liste et en particulier la classe bourgeoise » (5). On connaît la
suite ; l'essentiel pour notre objet est la méthode d'analyse que
suggèrent ces pages.
Enfin les spécialistes de l'analyse quantitative de la croissance
s'aceordent à reconnaître que les conditions de la croissance qua
lifiées d'extra-économiques ou d'exogènes, sont d'une importance
déterminante, si l'on veut comprendre la forme des croissances
économiques (6).
L'ouverture sur les structures sociales dont témoignent les
principaux courants de pensée qui viennent d'être brièvement
signalés, s'est renforcée au cours de ces dernières années par
l'examen des problèmes relatifs aux faits de sous-développement
et aux politiques de développement. Il est très vite apparu que
l'on ne pouvait transposer dans les pays sous-développés les
schémas d'explication et les moyens d'intervention appliqués aux
pays déjà développés. La raison en était que non seulement les
structures économiques ne fournissaient pas un milieu de propa

(4) Theoretical problems of Economic Growth, in Essays, p. 229.


(5) Capitalism, Socialism and Democracy (3e éd. anglaise, 1949, p. 121).
(6) S, Kuznets : Sur la croissance économique des Nations Modernes, dans Eco
nomie Appliquée, avril-sept., 1957, p. 212 sqq. et M. Abramovitz, A Survey of Con
temporary Economics, vol. II, p. 177.

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 383

gation favorable à l'investissement (7), mais que les pays sous


développés étaient aussi des « sociétés sous-développées > et que
les freins les plus efficaces au développement étaient sociaux, ins
titutionnels et psychologiques. Cette expérience faisait donc res
sortir tout particulièrement les conditions extra-économiques de
la croissance, qui apparaissent avec moins de relief dans une
société évoluée parce que l'autonomie du système économique
tend à y être plus large et l'application de schémas économiques
purs plus aisée. Elle incitait aussi à reconsidérer la croissance
des pays évolués et à en mieux comprendre les conditions. Le
souci d'efficacité des politiques économiques provoquait en fin de
compte une relativisation des schémas théoriques par rapport
aux, structures sociales.

Mais que faut-il entendre ici exactement par structures


sociales ? Le terme, on le sait, est à la fois mal défini et am
bigu (8). Il peut être utilisé dans un sens étroit, c'est-à-dire indi
quer les relations caractéristiques qui s'établissent entre des
groupes sociaux, détermines à partir de certains critères, au sein
d'une collectivité ou d'un ensemble social ; en ce sens, les struc
tures sociales se situent sur le même plan que les structures
économiques ou d'autres types de-structures (structures politi
ques par exemple). Entendü au sens large, le terme de «struc
tures sociales » concerne l'ensemble des structures qui, au regard
des diverses sciences sociales, caractérisent une société donnée :
elles englobent les structures économiques aussi bien que les
structures sociales stricto sensu. Ge second point de vue a été
récemment exprimé et développé par Talcott Parsons et Neil
J. Smelser dans Economy and Society (9) ; ils définissent une
société, « en un sens théorique ou empirique, comme un réseau
de systèmes particuliers (subsystems) différenciés, qui sont liés
entre eux par des relations complexes » (p. 9) ; ils précisent que
« ces systèmes particuliers (structures sociales) sont spécialisés
dans chacune de quatre fonctions primaires » (p. 47),. Le système

(7) Cf. F. Perroux : L'ordonnance de J. M. Keynes et les pays sous-développés,


dans Bulletin de l'Union des Exploitations Electriques en Belgique, juillet 1953,
p. 1-18 et S. H. Frankel : The Economic Impact on Under-developed Societies. Oxford,
1953.
(8) J. Lhomme : Matériaux pour une théorie de la structure économique et sociale,
dans Revue Economique, nov. 1954, p. 843 et Essai de Comparaison entre les Struc
tures Economiques et Sociales, ibid., sept. 1956, p. 690.
(9) Economy and Society, A Study in the integration of Economic and Social The
ory ; The Free Press, 1956.

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384 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

économique est le système particulier correspondant à la fonction


d'adaptation : celle-ci se définit « négativement par la minimisa
tion de la sujétion sociale aux exigences de la situation externe
(inondations, famines, pénuries) » et « positivement par la pos
session d'une quantité maxima de ressources disponibles mobiles,
qui sont des moyens d'atteindre n'importe quel but évalué par
I« système ou par les unités que le composent ; le concept général
recouvrant ces ressources disponibles est la richesse d'un point
de vue statique et le revenu du point de vue d'un flux » (p. 21).
Au système économique sont apparentés trois autres systèmes
particuliers :

1) le système politique (polity), dont la fonction est de maxi


miser par le pouvoir la capacité de la société d'atteindre ses buts
collectifs ;

2) le système d'intégration, dont la fonction est de relier par


des mécanismes de contrôle social les valeurs de culture aux
motivations des acteurs individuels de manière à maintenir la
solidarité ou la cohésion du système social ;
S) le système de maintien des valeurs et d'aménagement des
tensions, qui a pour fonction de faire prévaloir l'influence des
valeurs collectives sur les motivations individuelles et d'écarter
les conflits, actuels ou potentiels, entre les motivations indivi
duelles et les rôles sociaux institutionnalisés.

A partir de cette définition des structures sociales, que nous


adopterons ici, il est aisé de comprendre que l'économiste ne peu
se dispenser, dans une étude d'évolution, d'analyser les relations
qui s'établissent entre ce que j'ai appelé naguère les structures
économiques et les structures d'encadrement et de rechercher le
compatibilités ou les incompatibilités qui peuvent se manifeste
entre les diverses structures d'une société globale, permettre ou
accélérer son développement, ou au contraire le freiner (10).
Ce problème ne pouvait guère retirer l'attention des écon

(10) J'ai présenté pour la première lois cette notion dans « Etudes Economique
Mir le Moyen-Orient », dans les Cahiers de Tunisie, n° 1,1953. Pour une application d
eette notion, cf. mon article : Développement Economique et Biologie Sociale, da
Critique, déc. 1954 et le Développement Economique, Cahiers de l'ISEA, série
(à paraître).
Sur la dynamique des structures, on consultera A. Marchai : Méthode Scientifiqu
et Science Economique, t. II, p. 212 sqq. M. A. Piettre a présenté d'intéressant
suggestions pour l'élaboration d'une telle dynamique dans les Deux Aspects de
Dynamique des Structures, Revue d'Economie politique, mars-avr. 1957.

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 385

mistes du siècle qui vient de s'écouler, puisqu'ils observaient


une situation caractérisée par une « parenté de choix » entre le
capitalisme et la structure de la société Occidentale (L'œuvre
sociologique de Max Weber est orientée vers l'interprétation de
cette situation). On trouve cependant chez John Stuart Mill —
plus profond que certains ne le prétendent — quelques observa
tions qui ont une résonnance contemporaine : au Livre I,
Ch. XIII des Principes, on peut lire que les moyens de réaliser
l'accumulation du capital dans les pays autres que la Grande
Bretagne et les pays d'Europe Occidentale sont : « premièrement,
un meilleur Gouvernement... ; en second lieu, l'amélioration de
l'esprit public, le déclin des usages et des superstitions qui inter
fèrent avec l'emploi effectif de l'industrie et la croissance de
l'activité mentale qui éveille les gens à de nouveaux objets de
désir... ; en troisième lieu, l'introduction des arts étrangers et
l'importation du capital étranger » ; Mill conclut que « ces con
sidérations s'appliquent plus ou moins à toutes les populations
d'Asie et aux parties les moins civilisées et industrieuses de l'Eu
rope, comme la Russie, la Hongrie, l'Espagne, l'Irlande».
L'apparition de nouvelles formes d'activité économique (éco
nomies collectivistes planifiées, par exemple), l'acuité des pro
blèmes propres aux pays sous-développés ont fait prendre une
conscience plus nette des relations entre structures économiques
et structures sociales dans la croissance économique et expli
quent que des efforts divers aient été tentés pour élaborer des
théories socio-économiques de la croissance. On peut ramener
à trois types principaux les théories de ce genre dont nous dis
posons aujourd'hui :
1) Des visions globales et synthétiques de la croissance et du
déclin des sociétés : on connaît les thèses de Spengler et de
Toynbee, la « dynamique grandiose » de Marx et de Schumpeter,
le schéma des trois phases du développement culturel de P. Soro
ldn. Ce sont là des hypothèses séduisantes, stimulantes, contenant
des éléments utilisables, mais qui se situent sur un plan de géné
ralité trop vaste pour être scientifiquement contrôlées ;
2) Des relevés méthodiques et aussi exhaustifs que possible
des déterminants les plus divers de la croissance : c'est ainsi que
J. J. Spengler n'en distingue pas moins de 19 (11). De pareilles
(11) Theories of Socio-Economic Growth dans Problems in the Study of Economic
Growth, N. B. E. R. juillet 1949, p. 52-53.

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386 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

listes ne sont pas inutiles, mais il est clair que le problème est de
dépasser le stade du puzzle et de coordonner dans un schéma
théorique les facteurs nécessaires et suffisants de la croissance ;
3) Des cadres souples d'intégration des facteurs économiques
et sociaux de la croissance : le plus intéressant est celui de
W. W. Rostow, qui groupe six propensions « résumant la réponse
effective d'une société à son environnement, dans une certaine
période, à travers ses institutions existantes et ses groupes
sodaux dirigeants » (12) : la propension à développer la science
fondamentale (physique et sociale) ; la propension à appliquer
la science à des fins économiques ; la propension à accepter les
innovations ; la propension à rechercher le progrès matériel ; la
propetision à consommer ; la propension à avoir des enfants.
L'essai de Rostow est habile, mais cette habileté ne suffit pas à
masquer le caractère incertain des propensions, l'absence d'une
classification des stimulants qui mettent en action ces propen
sions, l'insuffisance des relations causales entre les variables
choisies (13).
L'échêc relatif de ces diverses tentatives est peu douteux ; il
tient essentiellement à la nature de la question qu'il fallait maî
triser. Trois difficultés principales se présentent en effet :
a) il a été difficile jusqu'ici, en raison de l'insuffisance de nos
connaissances historiques, de lier de façon plausible certaines
caractéristiques sociales à l'efficacité économique ;
b) ni la science économique, ni les disciplines voisines ne dis
posent encore de schémas théoriques relativement sûrs ;
c) on peut enfin se demander si l'on peut espérer obtenir dans
l'étude de la croissance économique et sociale davantage qu'une
« histoire raisonnée » ; la détermination de lois ou de régularités
suppose que l'on parvienne à mettre à jour des caractéristiques
structurelles relativement stables ; or la croissance à long terme
constitue « un processus de changements cumulatifs plutôt que
de changements répétés » (14).
Il n'entrera pas par conséquent dans mon propos de rechercher
une synthèse nouvelle et supplémentaire. Une autre démarche
me paraît mériter davantage d'être suivie. Nous disposons sur

(12) The Process of Economic Growth, Oxford, 1953, pp. 11-12.


(13) Cf. la critique de J. R. Hicks dans The Journal of Political Economy, avril
153, p. 173.
(14) M. Abramovitz, op. cit., p.'177.

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 387

éiiviron trois siècles d'un certain nombre d'expériences histori


ques de croissance (de celle de la Grande-Bretagne à celle du
Japon et de l'Union Soviétique) qui commencent à être analysées
avec soin ; nous enregistrons de plus à l'heure actuelle des expé
riences de développement couronnées de succès ou marquées par
l'échec. Peut-on découvrir dans ces expériences certaines liaisons
caractéristiques entre les faits économiques de la croissance et
les faits sociaux qui les accompagnent ? Peut-on en outre, à leur
lumière, déterminer des types de structures sociales plus ou
moins favorables à la croissance économique ?
Une telle démarche n'a pas l'ambition de résoudre le problème
des relations entre la croissance économique et les structures
sociales (ai-je d'ailleurs besoin d'ajouter que de nombreux points
ne seront ici qu'évoqués ou suggérés ?), mais son avantage évi
dent est d'inciter l'économiste à s'interroger d'une manière plus
précise sur les limites de ses modèles théoriques, et à rechercher
dans les autres Sciences sociales les moyens d'enrichir ses sché
mas nécessairement abstraits et d'accroître l'efficacité des poli
tiques qüi peuvent én dériver.

Si l'on procède à une analyse comparative des croissances qui


se sônt réalisées dans divers pays depuis le xvr siècle •— c'est-à
dire dans cette période de l'histoire que l'on a coutume de
nommer les Temps Modernes — on est conduit à distinguer dans
tout processus de croissance trois phases principales :
— Une phase de préparation du milieu social, au cours de
laquelle se produisent au sein de la société des évolutions rela
tivement lentés, qui la rendent réceptive à la croissance ;
— une phase rapide de « décollage », de l'ordre de 30 à 40 ans,
où sous l'effet d'un accroissement de l'investissement suscité par
des causes diverses, l'économie atteint un niveau élevé de déve
loppement ;
— une phase de croissance soutenue, où le taux de croissance
du produit ou du revenu global peut selon les périodes augmenter
ou diminuer, où peuvent se manifester des fluctuations de l'acti
vité économique plus ou moins intenses, mais où l'économie, qui
a franchi un seuil de développement, se maintient par le jeu de
facteurs cumulatifs à un niveau élevé d'activité.

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388 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Ce schéma de trois phases de croissance ne saurait évidemment


être tenu pour mécanique, ni rigoureusement linéaire, mais
l'observation des croissances des économies Britannique, Fran
çaise, Allemande, Japonaise, Russe (pour la période qui précède
l'avènement du régime Soviétique) permet de le tenir pour une
hypothèse de travail plausible (15).
On n'a pas jusqu'ici tenté de rapprocher de ce schéma inspiré
des enseignements de l'histoire économique les théories économi
ques de la croissance. Celles-ci sont nombreuses depuis les Clas
siques Anglais, mais elles laissent apparaître un fonds commun
qui s'enrichit progressivement. Une place centrale peut-être
aujourd'hui attribuée dans toute explication de la croissance au
taux d'accumulation et au taux d'innovation.
Depuis Smith et surtout Ricardo, l'accumulation du capital est
au cœur de l'analyse de la croissance. Dans le modèle Ricardien,
il y a état progressif tant que la classe des capitalistes, qui par
hpothèse investit tous ses profits, peut, une fois les rentes payées
aux propriétaires du sol, obtenir des profits au delà des salaires
de subsistance et les utiliser à des fins productives ; l'état sta
tionnaire commence quand les salaires de subsistance absorbent,
dans une économie dominée par la croissance Malthusienne de
la population et par la loi des rendements décroissants en agri
culture, la part du produit qui demeure après paiement des
rentes. Pour Marx, l'accumulation sera « la Loi et les Prophètes »
de la société capitaliste ; mais ce sera en même temps le « ver
irréfutable » qui rongera le système et provoquera son écroule
ment. L'accumulation, harmonieusement réglée par les mécanis
mes de l'épargne et de l'investissement soumis au taux d'intérêt,
dans un monde où l'industrie est dominée par la loi des rende
ments croissants, ne causera nul souci aux Néo-Classiques, fon
cièrement optimistes dans le domaine de la croissance. Il faudra
que Keynes vienne jeter quelque inquiétude sous les cloîtres de
Cambridge pour que le problème de l'accumulation soit de nou
veau posé à la pensée économique. Il n'est pas étonnant que le
(15) La notion de période de décollage (take-off period) a été proposée par W. W.
Rostow ; « The Take-off into self-sustained Economic Growth », dans The Economic
Journal, mars 1956, pp. 25-48 ; cf. également Bert. F. Ilozelitz, Non-Economic
Factors in Economic Developement, American Economic Review, mai 1957, p. 28
sqq. Pour une discussion, D. C. North : A Note on Professor Rostow's Take-off
into self-sustained Economic Growth ; The Manchester School of Economic and Social
Studies, janvier 1958, p. G8 sqq. Kuznets parle de son côté de «p ériode de transition »
dans son article d'Economie Appliquée précédemment cité.

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 389

livre puissant que Mrs. Joan Robinson vient de consacrer à


l'Accumulation du Capital se réclame à la fois de Ricardo et de
Keynes.
A une date plus récente, J. Schumpeter avait introduit l'inno
vation dans la théorie de la croissance. Dépouillée du caractère
épique qu'elle possède dans la Théorie de l'Evolution Economique
ou dans Business Cycles, elle n'en conserve pas moins des vertus
analytiques importantes (16). Elle permet d'écarter le spectre des
rendements décroissants, qui assombrit la conception classique
de la croissance. Pour que l'état stationnaire soit évité, il faut
que le stock de capital continue à augmenter à un taux suffisant
pour compenser la pression de la population sur les ressources ;
mais dans une économie où le stock de capital croît plus rapide
ment que l'offre de travail et de ressources naturelles, le rende
ment du capital peut tomber au-dessous du niveau nécessaire
pour que l'incitation à investir permette de compenser l'épargne ;
la croissance ne peut donc se poursuivre que si les innovations
se produisent en quantité suffisante et si elles sont adaptées aux
raretés relatives des ressources disponibles dans l'économie : à
cette condition seulement, la profitabilité de l'investissement sub
sistera en même temps que sera évitée une surabondance chro
nique de travail.
Supposons que les mécanismes économiques de la croissance
s'organisent autour de l'accumulation et de l'innovation ; je
n'ignore pas que cette proposition est loin d'épuiser la question,
mais je ne la considère que comme une hypothèse de travail
utile pour l'étude à laquelle nous procédons. Peut-on relier, dans
chacune des phases du processus de croissance que nous avons
précédemment indiquées, l'accumulation et l'innovation aux
diverses structures sociales ?

I. — La phase de préparation du milieu social se caractérise


dans le processus de croissance par l'élimination progressive des
obstacles qui freinent l'accumulation productive et les innova
tions. Les changements qui ont lieu concernent davantage l'ordre
institutionnel, social et le système des valeurs que l'activité écono
mique proprement dite.
— L'idée de progrès matériel, liée à un développement de
(16) Sur ce point, cf. W. Fellner, Trends and Cycles in Economic Activity, Holt,
1956, p. 195 sqq.

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399 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

l'individualisme, se diffuse dans des secteurs de plus en plus


étendus de la société. L'attitude de l'homme se modifie à l'égard
de son environnement : à la soumission et à la passivité dont
celui-ci faisait jusqu'ici preuve, se substitue une attitude active,
une croyance de plus en plus affirmée dans son pouvoir de trans
former le monde, dans les vertus de l'effort. L'activité sociale
jusque-là dominée par des préoccupations religieuses qui orien
tent les actions de l'homme vers un monde autre que le monde
terrestre ou l'incitent à la contemplation, se laïcise : elle s'assigne
progressivement la réalisation des tâches de ce monde.
La rationalisation des conduites humaines s'accompagne du
progrès de l'esprit scientifique, marqué par le souci de com
prendre et d'expliquer par des causes naturelles les phénomènes
et d'agir sur eux. L'incitation à innover est renforcée par la dif
fusion des connaissances pures et de la technologie appliquée.
— La structure démographique commence à se modifier par
une baisse du taux de mortalité qui précède la baisse du taux
de natalité : l'accroissement de la demande exerce ainsi une pres
sion sur les ressources disponibles.
— Une classe capitaliste se forme, c'est-à-dire « un groupe
d'hommes qui pensent en termes de réinvestissement productif
du revenu » (17). Il s'agit de capitalistes privés, dont les profits
ont été obtenus dans le commerce ou l'activité financière, ou de
« capitalistes d'Etat » déterminés pour une raison ou une autre
à créer rapidement du capital sur compte public » (18). Au sein
de cette classe capitaliste, se détache, quand les entrepreneurs
ne sont pas les capitalistes eux-mêmes, un groupe d'entrepre
neurs, animés par une motivation acquisitive et un souci de réus
site personnelle et qui emploient à des fins productives les
épargnes jusque-là utilisées à des fins improductives (dépenses
ostentatoires ou de prestige). Au sein de la société traditionnelle,
cette classe capitaliste représente une minorité, un groupe social
marginal, dont les conduites sont des «déviances », selon la ter
minologie des sociologues contemporains, c'est-à-dire des con
duites qui s'écartent des conduites prescrites ; elle procède à la
définition d'objectifs sociaux nouveaux, qui s'opposent aux
valeurs acceptées par la majorité du corps social.

(17) A. Lewis, The Theory of Economic Growth, p. 233 sqq.


(18) A. Lewis, op. cit., p. 237.

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 391

— L'Etat est le siège d'un conflit entre les autorités qui fon
dent leur pouvoir sur la tradition et le renforcement des intérêts
acquis au sein de l'ordre établi et celles qui désirent prendre
appui sur la minorité économique et sociale agissante ; le plus
souvent les premières constituent principalement le gouverne
ment ; les secondes sont plus nombreuses dans l'administration.
Cette analyse peiit être illustrée par des exemples très diffé
rents. Elle ne convient point seulement aux sociétés d'Europe
Occidentale au xvn" et au xviii" siècle, à propos desquelles on a
coutume d'évoquer les transformations intellectuelles de la
Renaissance et de la Reforme, les transformations sociales qui
se traduisent par l'apparition de ces groupes divers que l'on ras
semble sous le nom de «bourgeoisie», et les transformations
politiques apportées par une rationalisation du pouvoir, qui pré
cèdent la Révolution Industrielle de la fin du xvm* siècle (19).
Elle convient tout autant à éclairer la lente évolution de la

Société Japonaise qui, dès la fin du xviii' siècle, prépare la Rév


lution Meiji de 1868. Xa mission du Commodore Perry n'est pa
tant le point de départ brutal de la croissance Japonaise, qu
l'événement qui joue le rôle de catalyseur à l'égard des tendance
nombreuses qui se manifestaient au sein de la Société Japonais
Dès la fin du xvii' siècle, une bourgeoisie marchande, enrichie
par les échanges par terre et par mer, se concentre dans les
villes ; les bourgeois riches acquièrent de grands domaines ; cour
tiers et prêteurs d'argent édifient de grosses fortunes. Le bou
dhisme est supplanté par le confucianisme et par une philosophi
rationaliste et utilitaire. Les idées de l'Occident pénètrent au
Japon par l'intermédiaire des Hollandais établis à Nagasaki et
de leurs écoles ; ils introduisent la médecine et la physique occir
dentales, les télescopes et les baromètres ; en 1760 se forme la
première société commerciale à l'imitation de la Hollande ; quan

(19) L'exemple de la France est particulièrement intéressant. Tocqueville dan


L'Ancien Régime et la Révolution (1856, p. 176-177) note que : « Environ trente ou
quarante ans avant que la Révolution éclate, le spectacle commence à changer ; on
croit discerner alors dans toutes les parties du corps social une sorte de tressaill
ment intérieur qu'on n'avait point remarqué jusque-là... » Les «capitalistes d'Etat »
dont parle Lewis, financent sur fonds publics les industries naissantes : entre 174
et 1780, le Gouvernement donne ou prête 6.800.000 livres aux manufacturiers et aux
marchands. Cf. l'intéressante étude de W. O. Henderson : The Genesis of Industrial
Revolution in France and Germany in the 18tt Century. Kyklos, 1956, fasc. 2,
p. 190.

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393 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Perry arrive, des forges et des fonderies de type occidental ont


été construites par les autochtones (20).
La Russie Tsariste évolue, elle aussi, lentement depuis le règne
de Pierre le Grand (1682-1725) jusqu'aux années 1860-1880 où
l'abolition du servage et ses conséquences amorcent l'essor
industriel dont le rythme (8 % par an en moyenne) sera le plus
élevé de l'Europe jusqu'en 1913 (21). Après avoir visité l'Europe
Occidentale, Pierre le Grand avait fait venir en Russie des experts
étrangers, techniciens, mathématiciens, professeurs ; il avait
recouru à la taxation, aux monopoles de production, à la confisca
tion des biens des monastères, contraint les riches commerçants à
investir dans les industries naissantes ; son œuvre ne portera
ses fruits que bien plus tard, lorsque la libération des serfs fera
disparaître l'incompatibilité entre l'existence d'un secteur indus
triel réclamant de la main-d'œuvre et celle d'un secteur agricole
où régnait le servage.
On pourrait multiplier les exemples : ils confirmeraient que
dans la phase de préparation du milieu, la société passe « d'un
état où la formation du capital et l'introduction des processus
modernes de production sont difficiles ou impossibles à une situa
tion où celles-ci apparaissent comme les concomitants naturels
de la croissance s> (22).

II. — Alors commence la « phase de décollage s> de l'économie,


à la suite d'événements de nature souvent très diverse (23) ; une

(20) J. Pirenne : Les Grands Courants de l'Histoire Universelle, t. III, p. 33G-37.


(21) A. Gerschenkron : Journal of Economic History, Supplément VII, 1947,
p. 156.
(22) B. Hozelitz : op. cit. American Economic Review, mai 1957, p. 29.
(23) W. W. Rostow, dans son article cité, donne les dates approximatives sui
vantes pour les périodes de décollage des principales économies (p. 31).
Grande-Bretagne 1783-1802 Japon 1878-1900
France 1830-1860 Russie 1890-1914
USA 1843-1860 Canada 1896-1914
Allemagne 1850-1873 Suède »... 1868-1890
J'aurais tendance, pour la France, à choisir comm
années 1840-1870 ; ce sont surtout les années 1850-18
caractéristiques de cette période. Voici, à titre d'illus
cours de cette période, le produit national et ses prin
1825 1835 1847 1859 1872
(en millions francs courants)
Produit National 9.100 10.270 13.586 19.400 22.173
dont
Produit net de l'activité agricole .... 4.400 5.200 6.050 8.730 9.540
Produit net de l'activité industrielle . 2.350 2.550 3.900 5.800 6.750
(Source : F. Perroux : Prises de vues sur la croissance de l'économie
op. cit. Tableau II, p. 61).

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SUR LES LIMITES D'üNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 393

activité intense conduit en quelques décennies l'économie à un


niveau auquel le taux d'accumulation et le taux d'innovation
deviendront relativement soutenus et réguliers.
Le stimulant peut être un événement politique (abolition du
servage en Russie, ou Révolution Meiji au Japon), une innova
tion qui déclenche une expansion industrielle en chaîne, l'exploi
tation de nouvelles terres et de nouvelles ressources (le dévelop
pement agricole de l'Ouest Américain provoque le boom des
chemins de fer des années 1850), l'apparition des débouchés inter
nationaux nouveaux (pour la Suède, par exemple, l'ouverture
des marchés Britannique et Français au bois de ce pays en 1860).
La croissance industrielle est rapide ; toute une infrastructure
de transports se crée ; un puissant appareil bancaire privé ou
public est mis en place pour assurer la mobilisation des épar
gnes ; des entreprises sont créées dans des branches multiples
de production. Qu'on songe, par exemple, aux réalisations éco
nomiques qui s'accomplissent en France de 1850 à 1870.
La « classe capitaliste > montante s'assure les leviers de com
mande économique ainsi que le contrôle ou l'appui du pouvoir
politique : elle provoque l'investissement des épargnes disponi
bles, procède au réinvestissement des profits et suscite, le cas
échéant, une épargne forcée.
La minorité dirigeante, avec l'aide du pouvoir politique s'efforce
de maintenir la stabilité sociale en évitant que les changements
économiques et sociaux ne provoquent un effondrement dû au
bouleversement des valeurs traditionnelles et des hiérarchies

établies. Il est capital que la période de décollage soit une période


de « révolution contrôlée » (24), si l'on veut qu'une coopération
durable se réalise par la suite entre les groupes sociaux.
En France, à partir de 1852, l'équipe Saint-Simonienne, qui
groupe des banquiers comme les frères Péreire, des polytechni
ciens comme Michel Chevalier et Paul Talabot, des administra
teurs comme Haussmann, jouit de la faveur de Napoléon III et
peut triompher des résistances au libéralisme économique qui se
font jour chez les notables d'origine Orléaniste et les fonction
naires traditionalistes.

Au Japon, le gouvernement de l'ère Meiji rachète à partir de


1870 les droits féodaux de la noblesse et remet à ses membres

(24) S. Kuznets : Sur la croissance économique des nations modernes, op. cit.,
p. 241.

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394 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

des titres d'Etat qui leur serviront soit à fonder des Banques,
soit à acheter à partir de 1880 les usines que l'Etat avait créées.
Il substitue en 1872 à l'impôt foncier en nature, un impôt en
argent qui constituera jusqu'en 1880 la plus grande part des
ressources budgétaires affectées au financement des investisse
ments publics.
L'accroissement du taux d'investissement — de 5 % à 10 %
ou plus du revenu national (25) —, lié à la réalisation d'inno
vations majeures, s'accompagne en outre d'une modification de
la structure de la population active (migrations des campagnes
vers les villes et des emplois agricoles vers les emplois non agri
coles) ainsi que d'un accroissement de l'inégalité des revenus.
Le succès de cette « phase de décollage » apparaît cependant
devoir être fonction à la fois de la réceptivité du milieu à la crois
sance — qui dépend des transformations de la période précé
dente — et du contrôle des tensions sociales que suscitent les
transformations rapides de la période de transition. Les pro
blèmes soulevés à l'heure actuelle par le développement des pays
sous-développés renforçent ces conclusions. Les difficultés que
rencontrent ces pays, en dépit de leurs efforts d'investissement,
de leur politique souvent courageuse, du dévouement d'une élite
politique et intellectuelle soucieuse de progrès, tiennent en pre
mier lieu à l'inadaptation du milieu social. La grande masse de
la population reste, dans la plupart de ces pays, fidèle à ses
valeurs traditionnelles, à ses tabous, à ses croyances religieuses
qui dominent toutes les activités.
Poussée en même temps à réclamer le niveau de vie des peu
ples développés, que lui font entrevoir les moyens modernes de
diffusion de l'information, elle croit pouvoir dériver directement
le bien-être de la pauvreté. Le conflit des valeurs traditionnelles
et de l'idéal occidental de productivité est aggravé par l'explosion
des passions politiques et des idéologies, que la minorité diri
geante parvient mal à maîtriser ; celle-ci, qui est principalement
une intelligentsia, ne peut prendre appui sur une bourgeoisie ou
une classe moyenne capable de fournir des cadres économiques
ou administratifs (26).

(25) W. W. Rostow : article cité, p. 33. A. Lewis, dans The Theory of Economic
Growth indique le même ordre de grandeur pour le taux d'investissement (p. 225).
(26) Rapprocher de J. Ben David, la Nouvelle Classe des pays sous-développés,
Esprit, février 1958, p. 201 et suiv.

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 395

Cette situation explique :

1) que l'efficacité des politiques de développement dépende


d'une contrainte politique et économique sévère mise en œuvre
par l'Etat, dont le but est « d'implanter » l'esprit d'entreprise,
de dégager l'épargne nécessaire à l'investissement productif et,
le cas échéant, de provoquer une révision radicale et brutale des
valeurs sociales : ces méthodes peuvent être employées avec une
intensité diverse, mais culminent dans les techniques de dévelop
pement de type soviétique (27) ;
2) que les investissements étrangers privés de portefeuille
soient récitents à l'égard des pays sous-développés ; au xix° siècle
et au début du xxe siècle, le capital Européen suit les émigrants
Européens qui mettent en valeur les « régions d'établissement
récent » (28) ; à l'heure actuelle, le capital privé déserte les
régions sous-développées, où les prêteurs ne peuvent faire con
fiance à des emprunteurs qui n'ont point un sens très développé
de l'utilisation productive du capital ;

3) que les investissements privés prennent dans ces pays la


forme d'investissements directs, et surtout d'investissements liés,
visant à réaliser des ensembles d'activités complémentaires par
importation de capitaux, de machines et d'hommes ; le capital
étranger se surimpose aux pays sous-développés ; il ne s'y intè
gre pas ;

4) que le succès des politiques d'investissement dans les pays .


sous-développés ne réside pas seulement dans la concentration
des efforts sur les pôles de développement (29), mais avant tout
dans la formation d'un milieu économique et humain capable
de recevoir et de propager les effets émis par ces pôles.
Que l'on considère le Moyen-Orient ; que l'on y compare la
croissance d'Israël, « civilisation occidentale > transplantée en
Terre Promise, celle de la Turquie « modernisée » par Kemal

(27) Sur « l'implantation » du développement, cf. A. Bonné : Studies in Economic


Developement, 1957.
(28) Cf. R. Nurkse : The Problem of International Investiment to-day, in the
Light of the nineteenth century experience ; The Economic Journal, Déc. 1954.
(29) Sur les pôles de développement, cf. F. Perroux : Note sur la notion de pôle
de croissance, Économie Appliquée, n° 1-2, 1955 ; l'idée de pôle de développement et
les Ensembles industriels en Afrique, Sentier d'Europe, 1957, n° 1 ; les pôles de déve
loppement et la politique de l'Est, Politique Etrangère, 1957, n° 3.
Revue d'Economie politique. — T. LXVIII 26

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396 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Ataturk et celle des pays musulmans de la région (30) : il n'est


point de meilleure façon de comprendre qu'une économie ne peut
faire démarrer sa croissance, si les « préconditions » sociales,
institutionnelles et humaines de cet essor ne se sont point aupa
ravant instaurées.

III. — Après les décennies où l'économie s'est définitivement


orientée vers la croissance, celle-ci tend à devenir cumulative,
à condition que le taux d'investissement et le taux d'innovation
demeurent suffisants.

Les modèles économiques de croissance des pays développés


ne manquent pas pour cette phase. Il ne fait pas de doute qu'ils
supposent des structures sociales favorables à l'investissement
et à l'innovation. Dans l'important modèle qu'il vient de consa
crer à la croissance économique (31), N. Kaldor impute les diffé
rences importantes dans le taux de croissance de longue période
des diverses économies aux différences de « dynamisme techni
que » qui s'y manifestent ; celles-ci s'expliquent à leur tour par
les facteurs sociaux et institutionnels qui freinent l'adaptation
aux nouvelles techniques ainsi que les améliorations et les varia
tions des méthodes de production.
Que la croissance des capitalismes d'Europe Occidentale ait
été dûe pour une part à l'existence d'une société où se manifes
tait une forte propension à l'accumulation productive, il suffit
de relire le tableau magistral que Keynes fait de l'Europe à la
veille de 1914 dans les Conséquences Economiques de la Paix :
« L'Europe était organisée socialement et économiquement de
manière à assurer l'accumulation maxima du capital... Tandis
qu'il y avait une certaine amélioration continue dans les condi
tions de vie quotidienne de la masse de la population, la société
était charpentée de telle sorte qu'une part importante de l'accrois
sement du revenu fût placée sous le contrôle de la classe qui
serait celle qui la consommerait probablement le moins. Les
nouveaux riches du xix° siècle n'étaient pas portés à de grandes
dépenses et préféraient le pouvoir que leur donnait l'investisse
ment aux plaisirs de la consommation immédiate. En fait, c'était
précisément l'inégalité de la distribution de la richesse qui avait

(30) J'ai procédé à cette comparaison dans mon article des Cahiers de Tunisie,
op. cit., 1953.
(31) The Economic Journal, déc. 1957, p. 591, et plus particulièrement p. 618.

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 397

rendu possible cette vaste accumulation de richesse fixe et d'amé


liorations au capital qui distingue cet âge de tous les autres. Ici
gît en fait la justification principale du système capitaliste. Si
les riches avaient dépensé leurs nouvelles richesses pour leur
propre satisfaction, le monde aurait depuis longtemps jugé ce
régime intolérable. Mais comme les abeilles, ils épargnaient et
accumulaient à l'avantage de toute la communauté parce que les
buts qu'ils s'assignaient pour eux-mêmes étaient restreints »
(Ed. Anglaise, p. 16).
L'existence d'une classe intermédiaire, qui préfère à un usage
souverain et improductif de la richesse, un usage productif, dont
les œuvres se soucient moins d'émerveiller que de multiplier les
moyens de production, est le facteur social déterminant de la
croissance, dont l'absence est cruellement ressentie dans les sys
tèmes sociaux à deux classes qui caractérisent aujourd'hui les
pays sous-développés.
Mais cette classe intermédiaire est celle où se réalise le mieux
la différenciation des fonctions économiques favorables à la crois
sance, qui contribue le mieux au développement d'unités écono
miques et politiques impersonnelles, au sein desquelles les
propriétaires, les directeurs, les salariés, les chefs politiques tien
nent des rôles bien définis, en fonction de leur compétence et non
de leur lignage, et servent les intérêts des organisations aux
quelles ils participent (32). De ce point de vue, il est intéressant
de suivre l'évolution qui, dans les sociétés capitalistes, a mené
du réinvestissement des profits dans l'entreprise individuelle à
l'autofinancement dans les entreprises sociétaires contempo
raines.

C'est dans les économies évoluées que les liens entre l'accu
mulation et l'innovation sont décisifs. Mais ici encore, le montant
de l'innovation et la propagation de l'innovation sont liés aux
structures sociales :

— structures par âge de la population, une population vieillie


étant moins favorable à la création et à la nouveauté ;
— importance des « entreprises familiales » où les « fils et les
gendres » cherchent davantage à tenir leur rang qu'à favoriser
l'apparition de combinaisons nouvelles plus efficaces ;
— faible mobilité sociale, qui diminue les occasions de chance

(32) Cf. S. Kuznets, article cité de l'Economie Appliquée, août-sept. 1957.

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398 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

et de prestige que pourraient saisir les innovateurs et les hommes


de talent ;
— système de valeurs qui exprime une « féodalisation » de la
bourgeoisie et ressuscite une stratification sociale quasi hérédi
taire au lieu de mettre l'accent sur l'accomplissement person
nel.

Le double rôle de l'innovation qui est, dans une économie évo


luée, de compenser l'accroissement du stock de capital et d'ouvrir
à la croissance des voies nouvelles en dehors de celles où les inté

rêts sont cristallisés et puissants, risque ainsi d'être compromis.


C'est par l'innovation que s'établit peut-être le mieux le lien entre
le ralentissement du taux de croissance économique, ou la sta
gnation de l'économie (33), et les caractères principaux des struc
tures sociales.

Nous avons tenté de rechercher les points d'insertion de l'in


fluence des structures sociales sur la croissance économique, au
cours des diverses phases d'un processus de croissance. Peut-on
généraliser les résultats de cette recherche et découvrir des types
de structures sociales compatibles avec la croissance écono
mique ?

II

Une question préliminaire se présente ici : nous avons raisonné


sur une croissance économique de type occidental ; est-ce le seul
type de croissance économique concevable ? Le problème serait,
en théorie, intéressant à discuter ; en fait, le monde entier, à
notre époque, assigne à tort ou à raison à la productivité écono
mique une place élevée dans la hiérarchie des valeurs ; toutes
les sociétés aspirent à devenir, comme les sociétés occidentales,
des sociétés industrielles ; la différence qui les sépare, ne con
cerne pas la productivité en tant que valeur, mais les moyens
(33) Rappelons que Mrs Robinson, dans The Accumulation 0/ Capital, distingue
quatre causes économiques de stagnation : la pauvreté technique ; la satiété ; les
défauts dans le mécanisme financier et monétaire ; la consommation des profits.
Pour une liaison du monopole et de la stagnation, cf. E. D. Domar : Investment,
Losses and Monopolies, dans Essays in Honor of Alvin Hansen, New-York, 1948.
On rapprochera de l'analyse présentée au texte, l'étude de R. E. Cameron :
Profit, Croissance et Stagnation en France au xixe siècle dans Economie Appliquée,
avril-septembre 1957, p. 409 sqq.
Cf. enfin J. M. Jeanneney: Forces et Faiblesses de l'économie Française, ch. VIII
(Les structures). A. Co!in, 1956.

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 399

de la promouvoir et de la réaliser avec le plus d'efficacité : c'est


ainsi, par exemple, que l'opposition qui semble si profonde entre
les Etats-Unis et l'Union Soviétique n'est pas une opposition sur
l'objectif, mais sur les modes d'organisation économique et
sociale (34). Ce n'est donc pas une position trop arbitraire que
de rechercher la compatibilité entre le type occidental de crois
sance économique et les types de structures sociales que l'on
peut abstraire de la réalité observable.
Pour définir ces types, nous aurons de nouveau recours aux
travaux de l'éminent sociologue Américain Talcott Parsons,
notamment à l'un de ses plus importants ouvrages : The Social
System (1951). Parsons propose la définition suivante d'un sys
tème social : « un système social consiste en une pluralité d'ac
teurs individuels inclus dans un processus d'interaction qui se
déroule dans une situation affectée de propriétés physiques. Ces
acteurs sont motivés selon une tendance à rechercher un optimum
de satisfaction et leur situation leur est définie et médiatisée par
un système de symboles, organisés par la culture à laquelle ils
participent » (35).
Les acteurs se comportent les uns à l'égard des autres selon
des schémas cohérents et stables : les rôles sociaux, qui sont des
systèmes de relations liant ceux qui les exécutent à ceux pour
lesquels ils sont exécutés. Ils sont guidés par des motivations,
qui ne se confondent pas avec les valeurs et les symboles qui
constituent la « culture », commune à tous les membres de la
société.

Tout acteur en situation est placé en face de dilemmes fon


damentaux, de systèmes d'alternatives, dont il doit choisir l'un
des termes :

a) Les deux premiers dilemmes concernent la détermination


des attitudes de l'acteur à l'égard des autres acteurs : c'est le
dilemme affectivité contre neutralité affective et le dilemme spè

(34) Ce point a été justement souligné par Talcott Parsons : Some Reflections on
the institutional Framework of Economic Development, dans The Challenge of
Development : A Symposium (Jérusalem, 26-27 juin 1957) miméographié. On se repor
tera également aux cours de sociologie consacrés par R. Azon au développe
ment de la société industrielle (SEDES. Paris).
(35) Outre l'ouvrage cité au texte et Economy and Society, précédemment cité,
on se reportera à « Eléments pour une sociologie de l'Action » (Pion, 1955), avec une
remarquable introduction de M. François Bourricaud. Nous avons adopté, pour les
termes techniques, la traduction proposée par M. Bourricaud. Cf. aussi B. F. Hoze
litz : Social Structure and Economic Growth ; Economia Internazionale, août 1953.

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400 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

eificité contre diffusion des objets sociaux (un exemple de ce


second dilemme : nos obligations à l'égard du percepteur sont
précises et spécifiques ; nos relations avec les membres proches
de notre famille nous engagent entièrement).
b) Deux autres dilemmes concernent l'organisation des objets
sociaux les uns à l'égard des autres et les uns et les autres à
l'égard des motivations de l'acteur, la situation ou la classifica
tion de ces objets :
— l'objet social peut avoir une signification universaliste, c'est
à-dire tirer sa signification de propriétés générales indépendantes
de ses relations particulières avec l'acteur, ou avoir une signifi
cation particulariste, c'est-à-dire tirer cette signification de pro
priétés dérivant de ses relations avec l'acteur lui-même.
—■ L'objet social peut avoir une signification dépendant de
qualités qui lui sont attribuées sans référence à ses réalisations
ou dépendant de ses accomplissements en relation avec un certain
but ou un certain intérêt.

c) Le dernier dilemme concerne le système d'interaction social :


l'action peut être orientée vers la collectivité ou vers l'acteur lui
même.

Les « variables » qui commandent l'action dans un système


social peuvent donc se ramener à cinq dichotomies : affectivité
neutralité affective ; spécificité-diffusion ; universalisme-particu
larisme ; qualité-accomplissement (ou attribution-accomplisse
ment) ; orientation vers la collectivité-orientation vers soi.
L'intégration des systèmes sociaux s'effectue au niveau des
valeurs ultimes par l'adhésion auxquelles les acteurs se sentent
unis. Cette intégration peut se décrire par la combinaison des
deux variables : universalisme-particularisme, et attribution
accomplissement.
Parsons est ainsi conduit à distinguer quatre types idéaux de
structures sociales selon la prédominance de ces variables ; les
traits qui les caractérisent permettent de comprendre pourquoi
ils sont diversement favorables à la croissance économique.

1) Le type Universalisme-Accomplissement est celui duquel se


rapproche le plus la société des Etats-Unis.
Les buts vers lesquels sont orientées les actions des individus
et des collectivités (firmes par exemple, sont divers, de forme

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 401

spécifique, de nature empirique et sont sujets à changement et à


extension. Ce pluralisme de buts est le fait capital.
Les actions des individus et des collectivités sont évaluées selon

leur contribution propre à l'accomplissement de buts spécifiques


et appréciées en fonction de critères universalistes, c'est-à-dire
de règles abstraites indépendantes de liens personnels.
Le status (la position) des individus et des groupes dans la
société dépend de leur rôle et de leur profession, ainsi que de leur
capacité d'atteindre un but spécifique.
Le système d'emplois est d'une part indépendant du système
de parenté, mais dépendant de la compétence du candidat définie
par des conditions déterminées et applicables sans référence à sa
personne ; le système de parenté est d'ailleurs représenté par un
type de famille conjugal, c'est-à-dire indépendante à l'égard des
familles respectives des époux, ce qui renforce la mobilité de la
main-d'œuvre. Les liens sont d'autre part coupés entre unités de
production et unités familiales, ce qui facilite l'application de
critères universalistes dans l'ordre professionnel. Enfin, le sys
tème d'emplois est soumis à différenciation croissance, ce qui
accroît la spécificité des objets sociaux.
Le système des classes est largement ouvert ; la mobilité sociale
verticale y est étendue ; elle est renforcée par l'importance atta
chée aux diverses formes d'autonomie de l'individu.

Enfin, l'Etat est développé, mais son rôle est limité par la fai
blesse des buts collectifs spécifiques à promouvoir : la société
est individualiste et anti-autoritaire.

2) Le type Universalisme-Attribution serait assez bien illustré


par la société Allemande avant le Nazisme, par la Société Japo
naise et dans une certaine mesure par la société Soviétique.
Les buts des acteurs sociaux sont orientés vers la collectivité
et vers la réalisation des idéaux de cette collectivité. L'Etat tire

sa puissance de ce qu'il est l'organe par lequel se réalise ou se


maintient le système des valeurs collectives : la société est col
lectiviste et autoritaire. Individus et collectivités sont jugés moin
à leurs accomplissements spécifiques qu'en fonction de leur
status, dont l'appartenance à un groupe constitue la base attribu
tive.

Le système d'emplois est séparé du système de parenté et sou


mis à différenciation.

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402 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

La mobilité sociale verticale est limitée par la tendance à attri


buer à chaque unité indivuelle une place déterminée dans le sys
tème social et par la faible importance attachée aux diverses
formes d'autonomie.

3) Le type Particularisme-Accomplissement a pour référence


historique la Chine Classique. Il n'existe dans une société de ce
type qu'un faible accord sur un idéal général, tel que l'efficience.
Les valeurs collectives, autoritaires et traditionnalistes l'em
portent sur les buts individuels. L'accomplissement y est pris
en considération, mais il consiste à atteindre une certaine posi
tion dans une structure hiérarchique plutôt qu'à réaliser des
tâches spécifiques. Le système d'emplois est subordonné au sys
tème de parenté et il est peu différencié.
L'autorité de l'Etat y est traditionnelle et celui-ci absorbe dans
son service les membres potentiels d'une élite qui pourrait faire
prédominer les valeurs universalistes et individualistes.

4) Le type Particularisme-Attribution peut aider à comprendre


les Sociétés d'Amérique Latine et, sans doute aussi, la plupart des
sociétés des pays sous-développés.
Les buts des actions sont déterminés en fonction de la parenté
de la communauté locale qui sont les noyaux de l'organisation
sociale.
Les actions des individus et les collectivités sont évaluées en

fonction des qualités attribuées à des acteurs sur la base de


tradition et non de l'accomplissement.
Leur status dépend de leur position traditionnelle dans la
société. Le système des emplois est lié au système de parenté et
n'est pas différencié. Le système des classes sociales est dépourvu
de toute mobilité verticale. L'Etat est autoritaire et n'a d'autre

fonction que de préserver la stabilité toute relative du système


social.

Si nous admettons, comme il est plausible de la faire, que la


croissance économique suppose :
— un idéal d'efficience dans la réalisation d'objectifs spéci
fiques, liés à la réalisation de valeurs matérielles ;
— la reconnaissance des accomplissements individuels comme
base des status et comme mesure des rémunérations ;
— un système d'emplois différenciés, fondé sur une définition

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SUR LES LIMITES D'UNE THÉORIE DE LA CROISSANCE 403

universaliste de l'égalité de chances plus que sur un système de


parenté ou d'aptitudes héréditaires ;
— un système de classes ouvert, caractérisé par une large mobi
lité sociale ;
— le libre exercice des formes diverses d'autonomie indivi
duelle ;
nous pouvons avancer que les types de structures sociales l
plus favorables à la croissance sont le premier (Universali
Accomplissement) et le second (Universalisme-Attribution), q
qu'à un degré moindre ; qu'en revanche, le troisième et surt
le quatrière type contiennent les freins les plus puissants à
croissance.

Les types idéaux précédemment élaborés ne peuvent évidem


ment servir qu'à guider des enquêtes particulières et à spécifier
les problèmes propres aux diverses sociétés. Ils peuvent per
mettre aussi de prendre une première mesure des difficultés qui,
dans les sociétés sous-développées, peuvent compromettre une
politique économique de développement.
De ce dernier point de vue, dont l'actualité et l'importance
sont évidentes, deux possibilités s'offrent : l'utilisation d'une
industrialisation massive, destinée à bouleverser les valeurs tra
ditionnelles et les hiérarchies établies, et assortie d'une con
trainte d'autant plus intense que l'adaptation spontanée sera plus
lente ; ou bien, l'adoption d'un plan de développement écono
mique et humain, reposant sur la formation d'élites et sur la
persuasion, tentant d'utiliser les institutions existantes à des fins
d'évolution, de favoriser les déviances dans des groupes jouis
sant déjà d'un certain prestige dans la société traditionnelle. Le
choix est politique. Mais quel qu'il puisse être, il témoignera que
la croissance économique est inséparable d'une transformation
des structures sociales et que celle-ci ne peut s'accomplir en un
temps aussi bref qu'on le souhaiterait (36).

Du sujet si ample que nous avions à examiner, nous sommes


conscient de n'avoir considéré que quelques aspects et d'avoir
soulevé plus de questions que résolu de problèmes. Nous nous

(36) Sur la résistance des structures sociales, cf. J. Lhomme, * Structures Econo
miques et structures sociales ». Revue Economique, sept. 1956.

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404 STRUCTURES SOCIALES ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

sommes borné à considérer la croissance économique comme une


dialectique de l'accumulation et de l'innovation et à envisager
cette dialectique, au cours d'un processus de croissance, dans
ses relations avec les structures sociales. Il ressort de cette ana
lyse que l'économiste doit prendre conscience des limites de ses
propres modèles de croissance, qui tiennent du caractère multi
dimensionnel de ce phénomène. Il semble d'autre part, que le
principe de l'interaction des structures économiques et sociales
au cours d'un processus de croissance puisse constituer un appa
reil d'analyse intéressant et aider à déterminer les incompati
bilités de structure qui peuvent s'y manifester. Mais le domaine
qu'il faut prospecter est immense.
Il est bon que les économistes aient les yeux ouverts au-delà
des frontières de leur discipline. Mais s'il est vrai que la crois
sance est un thème-carrefour, il est souhaitable qu'ils ne négli
gent point le propre champ de leurs investigations et qu'ils veil
lent à améliorer leur contribution à l'étude de la croissance.
L'un des meilleurs théoriciens de la croissance, Evsey D. Do
mar, écrivait récemment que cette théorie est « en bref, une tâche
pour des sages ». Qui ne souhaiterait être un sage ? Mais je
me prends à évoquer un passage des Essais de Persuasion de
Keynes : « Si les économistes parvenaient à se cantonner dans
le rôle d'hommes modestes et compétents sur le même plan que
les dentistes, ce serait merveilleux ! ? (37). Tant il est vrai qu'il
est difficile d'être un sage !
Raymond
Raymond BARRE.
BARRE.
18 mars 1958.

(37) La citation de Domar est extraite des Essays, op. cit., p. 12. Le texte de
Keynes est tiré des « Perspectives Economiques pour nos petits enfants », dan
Essais de Persuasion (trad, française, Gallimard, p. 274).

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