Vous êtes sur la page 1sur 296

ISBN 978-2-200-27570-9

Conception graphique : Vincent Huet


© Armand Colin, Paris, 2011 pour la 3e édition
© Nathan, pour la 1re édition, 2002
Ouvrage publié sous la direction de Claude-Danièle
Échaudemaison
Parmi nos récentes publications sous la direction de Claude-
Danièle Échaudemaison :
Serge Bosc, Stratification et classes sociales, 7e édition
Tony Alberto, Pascal Combemale, Comprendre l’entreprise,
Théorie, gestion, relations sociales, 5e édition
Bruno Marcel, Jacques Taïeb, Les grandes crises, 9e édition
Stéphanie Treillet, maître de conférences en économie à
l’IUFM de Créteil
Internet : http://www.armand-colin.com
Armand Colin Éditeur • 21, rue du Montparnasse • 75006
Paris
Sommaire
Introduction

Partie 1
Le développement, enjeu de controverses théoriques

1I La question d’une économie du développement et de sa


spécificité

1. Délimitation historique

2. Délimitation théorique

3. Définition de l’objet d’étude

2I Une question surdéterminée par l’insertion internationale

1. Le poids de la colonisation

2. Le piège de la spécialisation primaire


après l’indépendance

3. Un débat récurrent : développement autocentré


ou ouverture à la spécialisation internationale

Conclusion de la première partie

Partie 2
Une question économique et sociale globale

3I Les modèles et les stratégies de développement

1. Des modèles de croissance qui s’adaptent aux spécificités


du tiers-monde ?
2. Des modèles aux stratégies de développement

3. Bilans et résultats de ces stratégies

4I Quel modèle social sous-tend le développement ?

1. La reproduction des inégalités

2. Les rapports sociaux de domination à travers la question


agraire

3. La place des femmes : invisible et centrale

4. Le faux problème des relations entre démographie et


développement

Conclusion de la deuxième partie

Partie 3
Vers une nouvelle économie du développement ?

5I L’ajustement structurel

1. À l’origine de la rupture des années 1980

2. De l’ajustement structurel à l’établissement


d’une nouvelle norme de développement

3. La crise du consensus de washington et sa reformulation


au cours de la décennie 1990

6I Les modalités actuelles de la mondialisation

1. Mondialisation commerciale : apparition de nouveaux


enjeux

2. Des échanges étroitement liés à la mondialisation


productive
3. Mondialisation financière : l’aspect le plus achevé de la
mondialisation

7I Le développement durable : un nouveau paradigme ?

1. L’apparition et la diffusion d’une notion

2. Une notion controversée

3. La durabilité : une nouvelle façon de penser la distinction


entre croissance et développement ?

8I Peut-on parler de nouvelle convergence sur le développement ?

1. Le nouveau consensus : ses bases et ses limites

2. Les risques des chemins de traverse

3. Les bases existent-elles pour de nouvelles stratégies de


développement ?

Conclusion de la troisième partie

Conclusion générale

Bibliographie
INTRODUCTION

Si l’expression économie du développement a été utilisée pour la


première fois en 1943 par Paul Rosenstein-Rodan1, cette catégorie de
l’économie est apparue après la Seconde Guerre mondiale. On peut la
définir, selon de A.W.2 Lewis, comme l’« analyse de l’économie des
pays les plus pauvres »3. Cependant, cette définition laisse de côté une
partie de ce qui fait l’objet des débats sur le développement : des pays
pauvres du point de vue de leur revenu par tête, à un moment de leur
histoire, peuvent ne pas présenter l’essentiel des caractéristiques du sous-
développement, celui-ci ne se réduisant pas à la pauvreté ; par ailleurs,
les instruments théoriques de l’économie du développement peuvent
trouver un usage pour rendre compte de certains mécanismes des
économies « développées ». On ne peut donc s’en tenir à définir
l’économie du développement comme se rapportant à une partie du
monde : on se référera ici au caractère global et systémique de
l’économie du développement, pour la définir comme l’étude des
transformations structurelles sur le long terme de sociétés, en même
temps que des blocages spécifiques qui entravent ces transformations –
ce qu’on appelle couramment le sous-développement.
L’« économie du développement » se trouve aujourd’hui dans une
situation paradoxale. Après avoir été quasiment vouée à la disparition
durant deux décennies par les courants théoriques néoclassiques
dominants, elle commence depuis plusieurs années à se trouver
réhabilitée, à la faveur notamment de la redécouverte, par les grandes
institutions internationales, du phénomène massif de la pauvreté et des
mécanismes qui la perpétuent. Cependant, cette redécouverte paraît
encore peu novatrice sur le plan théorique, dans la mesure où un certain
nombre de faits stylisés soumis à l’analyse s’apparentent à des évidences.
La nécessité d’aller plus loin que l’aggiornamento de la théorie
orthodoxe s’impose donc. Mais ce renouvellement d’un paradigme du
développement ne va pas sans difficultés : en effet les théories
fondatrices du développement ont été confrontées à leurs propres doutes,
limites et autocritiques. Les revisiter est donc à la fois nécessaire et
insuffisant : comprendre les raisons des échecs, et confronter les analyses
et les stratégies proposées aux enjeux contemporains sont deux
conditions à la reconstruction d’une « hétérodoxie du développement ».
Cet ouvrage poursuit trois objectifs :
fournir un état des lieux des économies et sociétés du Tiers-monde :
il ne s’agit pas d’en livrer une description exhaustive, mais de
montrer en quoi, à travers toutes les transformations de
l’économie mondiale, le sous-développement reste une réalité
identifiable et non-résiduelle. Il s’agit également de relever des
traits significatifs du fonctionnement des économies ;
recenser les principales controverses théoriques de l’économie du
développement, et leur articulation avec le corpus général de la
pensée économique. À cet égard, on sera amené à mettre en
évidence le fait que les débats fondateurs n’ont rien perdu de leur
actualité, et à montrer en quoi ils contribuent à éclairer des
enjeux récents ;
repérer les bases théoriques et empiriques qui pourraient permettre
de refonder un paradigme du développement, en tenant compte
des limitations auxquelles se heurte une telle entreprise.

La démarche est donc la suivante :


une identification des principaux clivages théoriques de la question
du développement dans la première partie, en recensant d’une
part les difficultés de choix des définitions, des critères et des
indicateurs, et d’autre part la façon dont l’insertion internationale
des économies du Tiers-monde conditionne leur évolution ;
une mise en évidence de la dimension globale du développement
dans la deuxième partie : une question à la fois théorique et
politique dans le lien entre les modèles et les stratégies mis en
œuvre ; une question sociale au sens large du terme, dans la
mesure où les conflits et les éléments de rapports de force
sociaux déterminent une grande partie des choix effectués ;
un recensement, dans la troisième partie, des principaux enjeux de
ces dernières années qui représentent, pour les économies en
développement, une période charnière, entre le démantèlement
des anciens modèles, et l’élaboration de nouvelles stratégies de
développement encore à venir : elle se caractérise par des
transformations de l’ajustement structurel ; les modalités de la
mondialisation commerciale, productive et financière ;
l’avènement de la notion de développement durable, notion
polysémique qui tend à surdéterminer aujourd’hui toutes les
interrogations ; la montée en puissance des économies
émergentes, susceptible de bousculer les hiérarchies mondiales ;
et enfin une évolution des frontières entre les principales
théories, à la faveur des enseignements de ces expériences.
Des éléments de continuité majeurs traversent les décennies depuis
l’indépendance des sociétés du Tiers-monde : pauvreté massive,
inégalités récurrentes et diverses, dépendance multidimensionnelle. Il est
d’autant plus important de distinguer, au cours des dernières années, les
éléments de nouveauté et notamment comment les différents traits, qui
constituent autant d’obstacles structurels au développement, se
renouvellent et prennent un visage inédit.
1 - Dans un article de l’Economic Journal traitant de l’industrialisation de l’Europe de l’Est et
du Sud-Est, en 1943.
2 - Prix Nobel d’économie en 1979 et théoricien du « dualisme ».
3 - « L’état de la théorie économique », American Economic Review, 1984.
Partie 1

Le dÉveloppement, enjeu de
controverses thÉoriques
Le développement fait partie des domaines d’étude en économie qui
font le moins l’unanimité entre les courants théoriques et ce pour
plusieurs raisons :
son existence même et sa légitimité comme champ d’étude
autonome, appelant des concepts et des outils théoriques
spécifiques, sont loin d’être admis par tous ;
la délimitation et les définitions des concepts eux-mêmes –
développement et sous-développement – débouchent directement
sur des controverses majeures ;
enfin, celles-ci recoupent un certain nombre de clivages théoriques
qui sont au centre de la pensée économique en général,
notamment ceux qui traversent l’économie internationale parmi
les chercheurs de différents pays.
Chapitre 1

La question d’une Économie du dÉveloppement et de sa


spÉCIFICITÉ

L’économie du développement, en tant que domaine spécifique, a une existence


récente, et sa délimitation fait l’objet de controverses théoriques.
Parmi les multiples champs d’études qui constituent l’économie politique, le
développement occupe une place particulière pour deux raisons essentielles : d’une part
son apparition est relativement récente et son histoire courte ; d’autre part sa légitimité et
son existence même comme domaine d’étude spécifique ont toujours fait, et font plus que
jamais, l’objet de remises en cause.

1. Délimitation historique

1.1 Contexte de son apparition

L’économie du développement est apparue après la Seconde Guerre mondiale, au


moment où les populations d’un grand nombre de pays encore colonisés, sur les
continents africains et asiatiques, revendiquent leur indépendance et s’engagent dans des
luttes de libération nationale (de 1945, soulèvement de l’Indochine, massacres de Sétif, à
1962, accords d’Évian et indépendance de l’Algérie, la quasi-totalité des pays colonisés
accèdent à l’indépendance1).
Cette période voit se constituer un sujet politique indépendant qui s’appellera le Tiers-
monde, porteur d’intérêts communs non seulement face aux anciennes métropoles, mais
aussi face aux deux blocs qui se sont partagé le monde après les accords de Yalta : le
« tiers-mondisme » converge avec le non-alignement, comme en témoignent les travaux et
les déclarations de la conférence de Bandoeng, en 1955.
Cette étape se prolonge tout au long des années 1960 et 1970 avec une dimension anti-
impérialiste plus globale (luttes de libération nationale en Amérique latine et dans les
Caraïbes, révolution cubaine, mobilisations contre la guerre du Vietnam). Ce mouvement
apparaît comme porteur d’objectifs non seulement d’indépendance nationale mais aussi de
transformation économique et sociale ; pour une grande part, l’économie du
développement, dont le projet est d’élaborer les perspectives d’évolution des économies
nouvellement indépendantes, trouve ses racines dans cette dimension historico-politique
et se trouve percutée par les débats et les conflits qui la traversent.

Texte 1 : A. SAUVY « Trois mondes, une planète »


Nous parlons volontiers des deux mondes en présence, de leur guerre possible, de leur coexistence, etc.,
oubliant trop souvent qu’il en existe un troisième, le plus important, et en somme, le premier dans la
chronologie. C’est l’ensemble de ceux que l’on appelle, en style Nations-Unies, les pays sous-développés.
Deux avant-gardes se sont détachées de quelques siècles en avant, l’Occidentale et l’Orientale. Faut-il
suivre l’une d’elles ou essayer une autre voie ?
Sans ce troisième ou ce premier monde, la coexistence des deux autres ne poserait pas de grand problème.
Ce qui importe à chacun des deux mondes, c’est de conquérir le troisième ou du moins de l’avoir de son
côté. Et de là viennent tous les troubles de la coexistence. […]
Les pays sous-développés, le 3e monde, sont entrés dans une phase nouvelle : certaines techniques
médicales s’introduisent assez vite pour une raison majeure : elles coûtent peu. Toute une région de
l’Algérie a été traitée au D.D.T. contre la malaria : coût 68 francs par personne. Ailleurs à Ceylan, dans
l’Inde etc., des résultats analogues sont enregistrés. Pour quelques cents la vie d’un homme est prolongée de
plusieurs années. De ce fait, ces pays ont notre mortalité de 1914 et notre natalité du xviiie siècle. Certes,
une amélioration économique en résulte : moins de mortalité de jeunes, meilleure productivité des adultes,
etc. Néanmoins, on conçoit bien que cet accroissement démographique devrait être accompagné
d’importants investissements pour adapter le contenant au contenu. Or ces investissements vitaux coûtent,
eux, beaucoup plus de 68 francs par personne. Ils se heurtent alors au mur financier de la guerre froide. Le
résultat est éloquent : le cycle millénaire de la vie et de la mort est ouvert, mais c’est un cycle de misère.
N’entendez-vous pas sur la Côte d’Azur, les cris qui nous parviennent de l’autre bout de la Méditerranée,
d’Égypte ou de Tunisie ? Pensez-vous qu’il ne s’agit que de révolutions de palais ou de grondements de
quelques ambitieux, en quête de place ? Non, non, la pression augmente constamment dans la chaudière
humaine.
À ces souffrances d’aujourd’hui, à ces catastrophes de demain, il existe un remède souverain ; vous le
connaissez, il s’écoule lentement ici dans les obligations du pacte atlantique, là-bas dans des constructions
fébriles d’armes qui seront démodées dans trois ans.
Il y a dans cette aventure une fatalité mathématique qu’un immense cerveau pourrait se piquer de
concevoir. La préparation de la guerre étant le souci no 1, les soucis secondaires comme la faim du monde ne
doivent retenir l’attention que dans la limite juste suffisante pour éviter l’explosion ou plus exactement pour
éviter un trouble susceptible de compromettre l’objectif no 1. Mais quand on songe aux énormes erreurs
qu’ont tant de fois commises, en matière de patience humaine, les conservateurs de tout temps, on peut ne
nourrir qu’une médiocre confiance dans l’aptitude des Américains à jouer avec le feu populaire. Néophytes
de la domination, mystiques de la libre entreprise au point de la concevoir comme une fin, ils n’ont pas
nettement perçu encore que le pays sous-développé de type féodal pouvait passer beaucoup plus facilement
au régime communiste qu’au capitalisme démocratique. Que l’on se console, si l’on veut, en y voyant la
preuve d’une avance plus grande du capitalisme, mais le fait n’est pas niable. Et peut-être, à sa vive lueur, le
monde no 1, pourrait-il, même en dehors de toute solidarité humaine, ne pas rester insensible à une poussée
lente et irrésistible, humble et féroce, vers la vie. Car enfin ce Tiers-monde ignoré, exploité, méprisé comme
le Tiers État, veut, lui aussi, être quelque chose.

Alfred Sauvy, L’Observateur, 14 août 1952, no 118, p. 14.


1.2 Remise en cause dans les années 1980

C’est également dans cette dimension que l’économie du développement fait l’objet
d’une remise en cause dans les années 1980. Si celle-ci est, comme on le verra par la
suite, la traduction directe de la crise de la dette et des ruptures qui ont conduit aux
stratégies d’ajustement structurel, elle participe d’un mouvement global, théorique et
politique, d’une ampleur beaucoup plus grande. Ce mouvement comporte plusieurs
dimensions :
sur le plan théorique, la domination du courant néoclassique et du paradigme de
l’équilibre général walrasien sur tout le champ académique apparaît
particulièrement incompatible avec la pensée des structures, des éléments de
discontinuité, d’hétérogénéité, de domination et de conflit, ainsi qu’avec la prise
en compte d’une dynamique de long terme, commune à tous les courants de
l’économie du développement.
sur le plan historico-politique, la fin de la guerre froide, l’apparition de conflits
ouverts ou non entre pays du Tiers-monde (Asie du Sud-Est, Moyen-Orient,
Afrique du Nord), et l’échec ou l’institutionnalisation relatifs de certaines
expériences de révolution sociale, mettent à mal les espoirs issus de Bandoeng.
sur le plan économique, la diversification croissante des pays en développement,
l’apparition, au moins en apparence, de gagnants et de perdants, la constitution de
groupes aux intérêts distincts (pays pétroliers, pays exportateurs de produits ­
manufacturés, pays très endettés…) remet en question l’idée constitutive de
l’économie du développement d’une situation spécifique avec des problèmes
communs.
sur le plan idéologique, on assiste, en premier lieu dans les pays industrialisés, à des
campagnes d’opinion autour du thème de la fin des modèles et de l’anti-tiers-
mondisme.
Ce contexte général fait naître l’idée que l’économie du développement n’a pas de
raison d’être en tant que domaine d’étude spécifique, et que les catégories théoriques
convoquées pour penser l’économie de ces régions relèvent soit des modèles de
croissance, soit des schémas d’équilibre2. On assiste donc à cette époque à un effacement
de ce qui avait constitué la distinction fondatrice de l’économie du développement.

2. Délimitation théorique

2.1 Continuité et rupture par rapport aux théories de la croissance

Au début des années 1950, à l’heure où la croissance du PIB atteint dans les économies
industrialisées des rythmes sans précédent (5 % par an en moyenne) et où elle constitue
un objectif central des politiques économiques, la notion de développement s’élabore en
se démarquant de la notion de croissance (Texte 2).
Cette démarcation n’est que relative dans la mesure où la plupart des auteurs
considèrent la croissance d’un surplus économique comme un préalable indispensable au
développement ; mais ce préalable n’est pas suffisant : bien plus, une interrogation sur le
contenu et l’orientation de la croissance (aspects qualitatifs, structurels) aboutit à l’idée
qu’elle peut aggraver le sous-développement ; et surtout, celui-ci ne doit plus être
considéré comme un simple retard de croissance, mais comme une situation spécifique.

Texte 2 : F. PERROUX, Croissance et développement


Il est remarquable que l’analyse du concept même de croissance, tel qu’il a été défini, utilisé
théoriquement et formalisé au cours des trente dernières années, révèle son insuffisance radicale pour fonder
une politique économique à l’égard des pays en développement ou pratiquée par eux. L’aspect des
phénomènes qu’il retient et isole par construction est, à lui seul, impropre à définir une stratégie à l’usage
des pays riches et, a fortiori, des pays pauvres.
« La croissance pour quoi » ? « en vue de quoi » ? « La croissance, bienfaisante sous quelles
conditions » ? « La croissance pour qui » ? Pour certains membres de la communauté internationale, ou pour
tous ? Comment répondre pertinemment si l’on traite d’agrégats supposés homogènes par construction ?
Ces questions sont à la base des revendications des pays en développement, mais il faut bien comprendre
qu’elles s’imposent à quiconque est préoccupé de modèles opérationnels et de politique concrète.
Dans l’univers des objets, des choses, ces curiosités introduisent l’être humain, l’individu, l’agent (actor),
non pas seulement le producteur ou le consommateur, esclave du marché et soumis au système général des
prix, mais bien les individus et leurs groupes capables de changer leur environnement par leurs activités
intentionnelles et organisées. Actuellement, personne n’ignore que la croissance peut être appauvrissante si,
par exemple, elle entraîne destruction ou détérioration des ressources naturelles. On sait qu’elle ne prend pas
en compte la détérioration ou la destruction éventuelle des hommes puisqu’elle ignore tout ce qu’on doit
mettre sous l’expression imagée : amortissement humain. […]
Le développement suppose le déploiement de l’activité des hommes à l’égard des hommes par l’échange
de biens ou services et par l’échange d’informations et de symboles.
Dans l’ordre économique, il est saisi sur trois niveaux :
A – L’articulation des parties dans un tout. Les parties sont des sous-ensembles structurés : branches
industries, régions, entreprises […]
B – L’action et la réaction des secteurs entre eux, directement ou indirectement, qui n’est autre que la
dialectique des structures telle qu’elle a été définie plus haut. Dans la terminologie systémique : les actions
et les feedbacks appellent une régulation. […]
C – Les ressources humaines, sous toutes leurs formes, ont quelque chance de gagner en efficacité et en
qualité dans les structurations évolutives. […] Un entraînement de l’homme par l’appareil et de l’appareil
par l’homme en est la suite, dans un processus cumulatif.
[…] La contre-épreuve de la description précédente se fait dans l’observation des pays en développement.
On trouve, en ce qui les concerne, à des degrés divers suivant les cas :
A – La mauvaise articulation des parties dans le tout. Les réseaux de transport sont insuffisants ou
agglomérés au point de ne desservir que certaines régions ou populations. Les marchés sont localisés et
suscitent des groupes non communicants. Les particularismes des sociétés closes, tribus, ethnies s’opposent
aux échanges pacifiques ; la diversité des idiomes y fait obstacle. Qu’un investissement porteur
d’innovation, qu’une entreprise motrice s’installe en un point de l’espace morcelé, les effets de
multiplication et de complémentarité ne se propagent pas. L’économie côtière est extravertie et ne
communique pas avec l’intérieur. Des économies d’enclave se juxtaposent sans se relier.
B – Le contact entre ces économies et les économies développées ne peut s’établir que sur un pied
d’inégalité et dans une asymétrie qui n’est éliminée que progressivement et au prix de grands efforts. Les
économies moins développées subissent des dominances ; elles sont exposées à des emprises de structures
accompagnées au moins dans des domaines déterminés d’une tendance à la fixation unilatérale des
conditions de l’échange des marchandises, des services et de l’information.
C. - Le gaspillage des ressources humaines. La misère physiologique entraînera éventuellement une
mortalité telle qu’une part importante des nouveaux venus disparaisse avant d’être devenus des êtres
conscients et productifs. Une dévalorisation biologique et mentale pèsera en permanence sur une fraction ou
sur la plus grande partie d’une population.
[…]
Prendre en considération le développement c’est faire comprendre le risque de la croissance sans
développement. Il se réalise manifestement quand, dans les pays en développement, l’animation économique
se cantonne autour des implantations de firmes étrangères ou de grands travaux sans s’irradier dans
l’ensemble. […]
Quant au développement sans croissance il est, abstraitement, contenu dans le slogan superficiel et
malfaisant qui a eu un certain succès en Europe, voici quelques années : la croissance zéro.

François Perroux, Pour une philosophie du nouveau développement, Paris,


Aubier, 1981.

2.2 Dépassement des approches linéaires

Cette élaboration théorique se constitue en opposition à un courant de pensée


d’inspiration libérale, dont W.W. Rostow constitue le représentant le plus significatif avec
sa théorie des étapes de la croissance (Repère 1).

Repère 1 : La théorie des étapes de la croissance


Dans son ouvrage, Les étapes la croissance économique, un manifeste non-communiste, W.W. Rostow, en
1961, recense les étapes de développement par lesquelles toute société doit passer, à un moment ou à un
autre de son histoire.
Il en recense cinq :
la société traditionnelle, où domine l’activité agricole. Le progrès technique
est nul, il n’y a donc quasiment pas de croissance du produit et les
mentalités n’envisagent aucun changement possible ;
les étapes préalables au décollage – dont la description est calquée sur
l’évolution des sociétés européennes du xve au début du xviie siècle :
développement des échanges et des techniques, évolution des mentalités
qui commencent à rompre avec le fatalisme, augmentation des taux
d’épargne ;
le décollage (take-off) est l’étape cruciale au cours de laquelle « la société
s’affranchit des obstacles qui s’opposaient à la croissance ». L’image est
clairement celle d’un avion qui s’arrache à l’attraction terrestre en
décollant. Avec l’augmentation significative des taux d’épargne et
d’investissement et le passage à une croissance cumulative, un seuil
qualitatif est franchi ;
la quatrième étape est celle de la « marche vers la maturité » : le progrès
technique se diffuse à l’ensemble des activités, la production se diversifie ;
la cinquième étape est « l’ère de la consommation de masse ».
Indépendamment même des spécificités du sous-développement, cette analyse a été critiquée par les
économistes qui ont étudié la croissance d’un point de vue comparatif et empirique. La plus vive critique
recensée à l’égard de ces travaux est celle de S. Kuznets (1972). Énumérant les conditions que doit remplir
une véritable théorie des étapes, il reproche notamment à Rostow l’« absence de caractérisation des relations
analytiques qui existent entre deux étapes successives. Le modèle théorique sous-jacent ne met pas ainsi en
lumière les processus qui conduisent l’étape précédente à sa fin et permettent le déroulement de l’étape
considérée ». Ce modèle n’est pas suffisamment étayé sur le plan statistique, selon A. Gerschenkron, (La
Théorie des stades et ses prolongements, 1962). Les mesures empiriques des caractéristiques propres à
chaque étape ne sont pas toujours établies, de même que le tracé précis faisant figure de ligne de
démarcation entre les phases de décollage, de croissance auto entretenue et de maturité ; la mesure
statistique des incidences directes et indirectes d’un secteur de pointe sur l’ensemble de l’économie est
inexistante.

La critique de cette théorie des étapes du point de vue de l’économie du développement


porte sur les points suivants :
le sous-développement contemporain des pays du Tiers-monde n’est pas assimilable
à la situation des économies précapitalistes de l’Europe avant la Révolution
industrielle. C’est pourtant ce que semble impliquer la description des conditions
du décollage (take-off), reproduisant le scénario de la révolution agricole puis
industrielle en Grande-Bretagne. Or, pour la plupart des pays, la colonisation
(directe ou indirecte) est intervenue et a modifié radicalement et irréversiblement
leurs structures. Ensuite, les conditions de fonctionnement de l’économie
mondiale sont telles à l’époque contemporaine que la possibilité ne leur est pas
offerte de franchir les étapes de l’industrialisation dans les mêmes conditions que
les économies aujourd’hui industrialisées ;
rien n’indique que les étapes de croissance à franchir doivent être partout les
mêmes, quelles que soient les caractéristiques spécifiques des sociétés. Le
caractère universel, linéaire et automatique de la trajectoire du développement,
sous-jacente au schéma de Rostow, est remis en cause ;
l’idée selon laquelle il n’existerait qu’un état unique de développement souhaitable
est également trop normative. Comme l’écrivent Pierre Dockès et Bernard
Rosier3, aussi bien la nature des critères utilisés pour décrire les situations de
« sous-développement » que le fait de poser l’« ère de la consommation de
masse » comme la finalité du « développement » exprime bien que, pour les
théoriciens se réclamant de Rostow, « toute société est appelée à rejoindre la
société américaine posée comme référent absolu, par une analyse qui réduit
l’histoire à un schéma linéaire et répétitif et nie, par conséquent, toute spécificité
des sociétés et de leurs cultures, ainsi que toute possibilité de projet politique
alternatif » (idem).
2.3 Spécificité du sous-développement

On peut considérer que, se démarquant des analyses et des recommandations du


courant néoclassique, l’économie du développement constitue à partir des années 1950
« un courant nouveau de l’économie politique » (Dockès et Rosier, op. cit., p. 250) qui,
au-delà de la diversité des références et des filiations des analyses qui le composent,
affirme son existence autour d’un paradigme nouveau : la spécificité historique du sous-
dévelop­pement, et donc la spécificité théorique de la question du développement qui en
découle.
Ces courants théoriques ont en effet en commun de mettre en avant trois points qui
constituent la ligne de démarcation avec une orthodoxie de la croissance :
le sous-développement n’est pas un retard de croissance mais le produit d’une
situation historique spécifique qui renvoie en premier lieu à la colonisation et aux
conditions de la naissance du capitalisme industriel en Europe puis en Amérique
du Nord ;
cet enracinement historique trouve ses prolongements dans le fonctionnement
contemporain de l’économie mondiale et dans les modalités d’insertion
internationale qui en découlent pour les économies concernées ;
cette situation spécifique n’est analysable qu’en prenant en compte, à l’intérieur
même de ces économies, les aspects structurels, qualitatifs et dynamiques.
Ces affirmations ont pour corollaire le fait que la question du développement a été, dès
le départ, posée comme « autre » par rapport aux catégories « universelles » du corpus
principal de l’économie. Pour penser le sous-développement comme le développement,
les concepts usuels de la pensée économique ne peuvent suffire ; se contenter de les
transposer à une réalité structurellement différente ne peut conduire qu’à des erreurs et
une méconnaissance de cette réalité. Il est alors nécessaire de les adapter et/ou d’élaborer
des notions théoriques spécifiques.
Cependant, cette altérité peut être attribuée à un fait historique repérable, la
colonisation et l’impérialisme, dans ses formes à la fois passées et présentes. L’histoire et
l’évolution des économies « sous-développées » sont parties prenantes de l’histoire
mondiale. Ce qui revient à comprendre le sous-développement comme une partie
spécifique d’un tout différencié et en mouvement.
Certes, comme on l’a dit, les courants de l’économie du développement sont divers.
C’est la théorie de la dépendance – analysant les structures du sous-développement en
articulation avec la domination des économies « développées » – qui a poussé le plus loin
la cohérence de ce paradigme. Cependant, il est significatif qu’au cours de cette période
tous les auteurs qui s’attachent à ce domaine d’étude admettent cette spécificité, et on
verra (chapitre 3) que des auteurs originaires du champ néoclassique vont eux-mêmes se
livrer à ce travail d’adaptation des catégories.

3. Définition de l’objet d’étude


3.1 Le choix des termes : un enjeu théorique

La question du choix des termes n’est ni anodine ni simplement technique. Elle pose
différents problèmes de fond qui renvoient à deux catégories de difficultés : en premier
lieu, au fait qu’une terminologie en elle-même recouvre une analyse théorique ; en second
lieu à la diversification croissante, sur le plan économique, des régions concernées. Est-il
encore légitime de les rassembler sous un terme unique ? Mais l’appréciation de la portée
de cette hétérogénéité renvoie elle-même à des différences d’analyse théorique…
Si on s’en tient aux termes les plus couramment employés, on s’aperçoit que leurs
considérants implicites sont nombreux.
Sous-développement et économies sous-développées véhiculent l’idée d’un retard
à combler pour ces pays, l’objectif à rattraper étant la situation des économies
industrialisées : celle-ci est considérée comme la norme à atteindre, le long d’un
processus linéaire et standardisé. Le terme est ainsi la traduction de la vision
rostowienne, mise en cause notamment par François Perroux, évacuant les
spécificités structurelles des sociétés.
Pays en voie de développement (PVD) ou pays en développement (PED) : c’est
la terminologie, jugée moins péjorative que la précédente, la plus fréquemment
utilisée aujourd’hui par les institutions internationales. Mais elle présente les
mêmes inconvénients que la précédente, tout en laissant de surcroît supposer que
la situation de tous ces pays s’améliore effectivement de façon continue sur le
long terme !
Néanmoins, le PNUD, « pour des raisons de commodité », emploie le terme « pays
développés » pour désigner les pays figurant dans la catégorie présentant un Indicateur de
développement humain (IDH) très élevé, et pour désigner tous les autres « pays en
développement »4.
Nord-Sud : employé pour la première fois dans les années 1970, cette terminologie
présente l’avantage de pointer un clivage persistant entre les économies
industrialisées et les autres ainsi qu’une unité entre ces dernières5, mais
l’inconvénient sérieux de renvoyer implicitement à une conception géographique,
voire naturaliste de la situation. Les économies du « Sud » étant majoritairement
situées sous le tropique du Cancer, leurs conditions naturelles (climat tropical ou
désertique, nature ingrate, catastrophes naturelles) les empêcheraient de se
développer. Explication invalidée depuis longtemps car des économies « riches »
se trouvent au sud (Australie, Nouvelle-Zélande), on trouve un climat tropical ou
subtropical en Floride et en Louisiane ainsi que des cyclones, du désert aux États-
Unis, des tremblements de terre en Californie ou au Japon comme l’année 2011
l’a malheureusement montré. On a pu constater, y compris dans l’actualité de ces
dernières années, que les conséquences humaines et économiques des
catastrophes naturelles dépendent dans une large mesure du niveau de
développement du pays, en particulier de ses infrastructures : le cas d’Haïti en est
une dramatique illustration. Enfin, on connaît depuis longtemps la responsabilité
de la mise valeur humaine dans la désertification et l’érosion des sols (cf.
chapitre 7).
Pays pauvres : le terme décrit la situation de la majorité de la population dans ces
pays mais passe sous silence l’existence d’inégalités parfois considérables et de
groupes sociaux extrêmement riches. Cette terminologie sous-entend aussi,
comme la précédente, que la situation de ces économies serait due à un manque
global de ressources (minières, agricoles…) sans mettre en cause l’éventualité
d’une mauvaise utilisation ou répartition de ces dernières. La richesse de leur
sous-sol a dans l’histoire fait le malheur de bien des pays (Bolivie, Zaïre…), alors
que le Japon et la Corée du Sud n’ont presque pas de ressources minières et très
peu de terres cultivables. Enfin, la notion de pauvreté en elle-même n’est pas
univoque et renvoie à plusieurs critères possibles (cf. chapitre 4).
Tiers-monde : ce terme, forgé par Alfred Sauvy en 1952, fait une analogie avec le
Tiers État6 (Texte 1). Il renvoie aux conditions politiques de l’apparition de ces
pays sur la scène internationale et à l’idée d’un objectif commun, le
développement, qualitativement différent de la simple croissance. Pour être
encore valable aujourd’hui, il suppose donc la persistance d’une certaine unité
des pays concernés, même si elle est moins apparente qu’il y a 50 ans. Adopter ce
terme, comme nous le ferons fréquemment dans cet ouvrage, revient donc à
affirmer explicitement que, en dépit de certaines apparences, cette unité existe
encore et est décisive.
Périphérie : ce terme a été forgé par les économistes structuralistes de la
Commission économique pour l’Amérique latine des Nations unies (CEPAL)
dans les années 1950. La Périphérie renvoie à un Centre et souligne le fait qu’on
a affaire à deux pôles de l’économie mondiale, dont les structures sont différentes
et dont l’une est dominée par l’autre sur le marché mondial.

3.2 Unité et diversité

À partir des années 1970, des éléments de différenciation de natures diverses, et dont la
portée économique et politique paraît plus grande que celle des différences nationales
traditionnelles (taille, démographie, conditions naturelles), sont devenus suffisamment
importants pour occulter, aux yeux de certains analystes, ce qui faisait la spécificité
globale du Tiers-monde. Au cours des années 1980, les courants « anti-tiers-mondistes »
se sont engouffrés dans la brèche : le « Tiers-monde » n’existait plus, l’enjeu du
développement était dépassé, il n’y avait plus que des situations spécifiques, aussi
diverses que les économies peuvent l’être entre elles.
Avec un peu de recul, il apparaît aujourd’hui, au niveau de l’analyse empirique, qu’il
est tout aussi erroné de nier l’existence, et souvent la croissance de ces différences, que
d’en exagérer la portée, et ce d’autant plus que certaines d’entre elles se sont avérées
temporaires.
Ainsi, le contre-choc pétrolier du milieu des années 1980 a relativisé la pertinence de la
distinction « pays exportateurs de pétrole ». Au-delà de l’aspect conjoncturel de cette
évolution, il est apparu avec le temps que les recettes pétrolières n’avaient en rien
contribué à sortir les sociétés du sous-développement, et avaient même souvent aggravé
leur situation en contribuant à mettre en place ce que certains économistes ont caractérisé
comme une économie rentière (Dutch Disease).
D’autres distinctions apparaissent comme plus pertinentes, mais elles sont aussi
soumises aux variations conjoncturelles :
pays exportateurs de capitaux versus pays endettés : très peu de pays n’ont pas
connu de crise de la dette extérieure à un moment donné. Quoi qu’il en soit, tous
les pays du Tiers-monde sans exception vont être confrontés plus ou moins tard à
une crise et à des politiques d’ajustement structurel. Il importe de noter que le
problème n’est pas la dette en elle-même, mais sa soutenabilité (cf. chapitre 5).
pays exportateurs de produits manufacturés versus pays essentiellement
exportateurs de matières premières : il s’agit probablement de la distinction la
plus pertinente et la plus porteuse de différenciations véritables entre pays du
Tiers-monde. La spécialisation dans l’exportation d’un petit nombre de produits
primaires non transformés constitue en effet une des séquelles de la colonisation,
et une caractéristique significative du sous-développement et de la dépendance
(cf. chapitre 2). À l’inverse, depuis deux ou trois décennies, la diversification de
leur appareil de production semble porteuse, pour les économies qui y
parviennent, de potentialités de développement sans précédent. Ce n’est pas un
hasard si cette distinction s’est souvent trouvée confondue avec la précédente, les
pays cantonnés dans les exportations de matières premières non transformées
ayant tendance à s’enfoncer durablement dans la pauvreté (en particulier en
Afrique subsaharienne). C’est ainsi qu’on a pu parler de « Nouveaux pays
industrialisés ».
Mais cette catégorie s’avère, elle aussi, relativement instable dans le temps : certains
pays qui ont pu accéder au rang de NPI dans les années 1970 se sont vus depuis
rétrograder sous les coups de la crise (Algérie et Argentine entre autres). Et surtout, cette
catégorisation renvoie à une interrogation théorique récurrente en économie du
développement : des économies ayant connu la colonisation et les déformations
caractéristiques du sous-développement, et qui aujourd’hui connaissent une croissance
significative de leur PIB et une industrialisation de leur appareil de production, sont-elles
susceptibles par cela même de rejoindre le « club » des pays développés ? La Corée du
Sud, le Mexique et le Chili appartiennent à l’OCDE. Cela fait-il pour autant totalement
disparaître les traits de dépendance, de désarticulation interne des économies qu’ils ont pu
connaître dans le passé ? Et, question à laquelle les crises que les deux premiers pays ont
connues au cours des années 1990 confèrent un éclairage particulier, ce processus de
croissance et d’industrialisation peut-il présenter un caractère durable et auto entretenu, et
ne pas être totalement tributaire des aléas des flux de capitaux internationaux ?
C’est à cette question que la catégorie la plus récemment apparue, celle d’« économie
émergente » ou de « pays émergent » semble apporter une réponse nouvelle. Par rapport à
la catégorie précédente, les émergents constituent un sous-ensemble spécifique : des pays
exportateurs de produits manufacturés, recevant par ailleurs des flux de capitaux et
d’investissements directs étrangers considérables, et auxquels à la fois la rapidité de leurs
taux de croissance, leur taille et leur poids démographique, confèrent une place
particulière dans l’évolution de l’économie mondiale. C’est ainsi qu’on sera amené à
accorder une attention particulière à l’évolution de la Chine, de l’Inde et du Brésil. 7
Au-delà des aspects descriptifs de l’évolution différenciée des principaux groupes, une
question demeure donc : ces éléments de différenciation sont-ils suffisamment pertinents
pour interdire de parler du Tiers-monde ? Cela revient à faire un choix de critères, toute la
question étant de savoir si les caractéristiques communes continuent à l’emporter sur les
différences.

3.3 Le repérage des critères du sous-développement

Si la richesse mondiale s’accroît, l’inégalité de sa répartition non seulement se


maintient mais s’aggrave. Ainsi, selon le PNUD, en 2003, 75 % de la population mondiale
a accès à 25 % du revenu mondial, une proportion en diminution depuis 20 ans, et « les
500 personnes les plus riches du monde ont un revenu combiné plus important que celui
des 416 millions les plus pauvres. À côté de ces extrêmes, les 2,5 milliards d’individus
vivant avec moins de 2 dollars par jour – 40 % de la population mondiale – représentent
5 % du revenu mondial ».
Comme le montrent les nombreuses études effectuées à l’occasion des Objectifs du
Millénaire (Repère 3), la plus grande partie de la population de la planète ­n’atteint pas,
par son activité quotidienne, la satisfaction du minimum vital : alimentation, habillement,
logement, santé, sans même parler de l’éducation, de la culture ou de la sécurité…
Le sous-développement est donc un fait indéniable et persistant à l’échelle de la planète
comme à l’échelle d’un pays ou d’une région donnés.
Cependant, la question des critères permettant de le caractériser n’est pas une question
secondaire dans la mesure où ce sont ces critères, et les indicateurs qu’ils sont
susceptibles de fonder, qui peuvent permettre de fixer des stratégies et des objectifs de
développement.
Or le repérage des spécificités du sous-développement permet de mettre en évidence un
certain nombre de « faits stylisés » qui caractérisent, sur le plan qualitatif, les économies
et les sociétés du Tiers-monde, et qui pourraient constituer des points communs au-delà
des éléments de diversité évoqués plus haut :
La nature des relations villes-campagnes et industrie-agriculture : la population
vivant dans les campagnes et celle vivant de l’agriculture est encore de 30 % en
moyenne, ce qui est beaucoup plus que dans les économies industrialisées (moins
de 9 %).8 Mais cette répartition s’accompagne d’un fort sous-emploi rural et
d’une faible productivité agricole. Cela nourrit un exode rural qui va alimenter en
ville les quartiers d’habitat précaire (bidonvilles où on estime que viennent près
de 830 millions de personnes en 2010 contre 780 millions dix ans plus tôt) et le
secteur informel urbain. Par ailleurs, les liens entre production agricole et
artisanale, ou industrielle quand elle existe, sont inexistants ou encore trop
faibles.
Cette dernière caractéristique renvoie à un trait plus général des économies du Tiers-
monde, souligné par François Perroux, la désarticulation entre les secteurs : faibles liens
amont-aval entre les différentes branches de la production, coexistence de secteurs
modernes et de secteurs traditionnels, à propos de laquelle certains auteurs ont pu parler
de dualisme (chapitre 3).
Ce faible degré d’intégration nationale renvoie d’autre part à différentes formes de
dépendance extérieure : commerciale, monétaire, financière, technologique. Cette
dépendance peut être plus ou moins accentuée, comme on le verra dans le chapitre 2, mais
le fait qu’elle soit toujours présente, sous une forme asymétrique, constitue bien un trait
du sous-développement.
Si, dans un grand nombre de ces pays, la croissance démographique a considérablement
ralenti depuis quelques années, il n’en reste pas moins que les sociétés du Tiers-monde
sont marquées, comme l’a noté Alfred Sauvy dès les années 1950, par un régime
démographique particulier dû aux modalités d’une transition démographique influencée
par les effets de la colonisation et d’une insertion brutale dans l’économie mondiale
(chapitre 4).
Enfin, si la nature des relations entre inégalités de revenus et développement fait
toujours l’objet d’un débat entre économistes (chapitre 4), il n’en reste pas moins que les
sociétés du Tiers-monde sont toutes caractérisées, quoiqu’à des degrés très divers, par
différentes formes d’inégalités, souvent cumulatives et beaucoup plus prononcées que
dans les sociétés industrialisées : non seulement inégalités de revenus, mais aussi
inégalités de patrimoines, de genre, ethniques, régionales…

3.4 La construction des indicateurs

Les indicateurs quantitatifs et monétaires, pendant longtemps les seuls utilisés par les
institutions économiques internationales, notamment le FMI et la Banque mondiale,
s’avèrent insuffisants pour rendre compte du sous-développement, pour toutes les raisons
développées plus haut.
Le plus utilisé par ces institutions est le classement des économies selon les PNB (ou
les PIB) par tête (Repère).

Repère 2 : La classification en termes de revenu par tête


La Banque mondiale désigne par « économies en développement » les économies à faibles revenus et à
revenus intermédiaires. Ces catégories sont constituées en fonction du PNB par tête. En 2010, le Rapport sur
le développement dans le monde distingue selon les chiffres de 2008 :
les économies à faibles revenus qui regroupent quarante pays dont le PNB par
tête est de 975 dollars par jours ou moins : on y trouve trente pays
d’Afrique subsaharienne (dont Madagascar, Sénégal, Mali…), huit pays
d’Asie (dont Cambodge, Vietnam, Afghanistan, Bangladesh, Népal…),
trois pays d’Asie centrale, un pays du Moyen-Orient (Yémen), un pays
d’Amérique latine (Haïti).
les économies à revenus intermédiaires tranche inférieure qui regroupent
quarante-neuf pays dont le PNB par tête est compris entre 976 et
3 855 dollars ; on y trouve quatre pays d’Afrique (Namibie, Swaziland,
Afrique du Sud, Cap Vert), dix-neuf pays d’Asie (dont Chine, Indonésie,
Philippines, Thaïlande, Inde, Pakistan, Sri Lanka…), huit pays d’Europe
de l’Est et d’Asie centrale (dont Ukraine…), neuf pays du Moyen-Orient et
Maghreb (dont Tunisie, Maroc, Égypte, Iran, Irak, Syrie…), neuf pays
d’Amérique latine (la plupart des pays d’Amérique centrale, Bolivie,
Paraguay, Équateur …) ;
les économies à revenus intermédiaires tranche supérieure qui regroupent
quarante-trois pays dont le PNB par tête est compris entre 3 856 à
11 905 dollars : on y trouve sept pays d’Afrique subsaharienne (Maurice,
Seychelles, Botswana, Mayotte, Gabon, Afrique du Sud, Namibie), quatre
pays d’Asie de l’Est (îles Mariannes et Samoa, Palau, Fidji, Malaisie) et
aucun d’Asie du Sud, treize pays d’Europe de l’Est et d’Asie centrale (dont
Turquie, Fédération de Russie, Bulgarie, Pologne, Roumanie…), dix-neuf
pays d’Amérique latine (la plupart des pays d’Amérique du Sud, Costa
Rica, Jamaïque, République dominicaine…) ;
les économies à revenus élevés qui regroupent cinquante-sept pays dont le
PNB par tête est supérieur à 11 906 dollars. On y trouve vingt-sept
économies de l’OCDE, dont la Corée du Sud, et quarante pays hors
OCDE, dont un seul en Afrique9 : parmi eux, Hong Kong, Taïwan, Israël,
Singapour, Slovénie, Chypre, Brunei, Polynésie française, Guam, Macao,
Nouvelle-Calédonie, Liechtenstein, Monaco, Andorre, îles Féroé, Channel
Islands, Greenlands, Qatar, Koweït, Émirats arabes unis, Bahreïn, Aruba,
Bahamas, Bermudes, îles Caïmans, Antilles néerlandaises, îles Vierges, île
de Man, Puerto Rico, San Marin, Malte…

Il présente l’avantage de montrer les écarts de revenus entre les différentes économies
mondiales et leurs évolutions. Mais il ne dit rien de la situation réelle de sous-
développement dans des sociétés qui sont pourtant classées dans les « économies à
revenus à intermédiaires », pas plus que des différences relatives de progrès en termes de
développement humain entre les économies les plus pauvres. Il ne rend pas compte des
inégalités sociales fréquemment corrélées au sous-développement, et surestime la
dimension monétaire, alors que la partie non monétarisée de l’économie est souvent
d’autant plus importante que la pauvreté est plus grande ; la difficulté est donc de trouver
un ou plusieurs indicateurs qui rendent compte de toutes les spécificités du sous-
développement
Dans ce but, le PNUD a mis en place, depuis le début des années 1990, des indicateurs
composites de développement.
L’Indice de développement humain (IDH) a été présenté dans le cadre du Rapport sur le
développement humain (RDH) du PNUD de 1990, en s’inspirant de la conception du
développement humain élaborée par l’économiste Mahbub ul Haq, s’inspirant lui-même
des théories d’Amartya Sen (Texte 3). Le RDH de 2010 est l’occasion pour cette
institution de faire un bilan, 20 ans après, sur les apports méthodologiques et les
adaptations nécessaires de cet indicateur, comme sur les grandes tendances de l’évolution
du développement humain mesurables au cours de ces deux décennies.

Texte 3 : La notion de développement humain


« Le développement humain est un processus visant à élargir les possibilités offertes aux individus. En
principe, ces possibilités sont infinies et évoluent au cours du temps. Cependant, quel que soit le niveau de
développement, les trois principales, du point de vue de personnes, sont de mener une vie longue et saine,
d’acquérir des connaissances et d’avoir accès aux ressources nécessaires pour disposer d’un niveau de vie
décent. En l’absence de ces possibilités fondamentales, un grand nombre d’autres opportunités restent
inaccessibles.
Pour autant, le développement humain ne s’arrête pas là. D’autres potentialités auxquelles les individus
attachent une grande valeur, vont des libertés politiques, économiques et sociales à la possibilité d’exprimer
sa créativité ou sa productivité, en passant par la dignité personnelle et le respect des droits de l’homme.
Le développement humain a ainsi deux aspects. Le premier concerne la mise en place de champs des
possibles – tels que l’amélioration de la santé, des connaissances et aptitudes. Le second a trait à l’utilisation
que les individus font des potentialités qu’ils ont acquises – qu’ils les consacrent à la production, aux loisirs,
ou encore à des activités culturelles, sociales ou politiques. Si le développement humain n’est pas équilibré
par ces deux aspects, il peut en résulter bien des déconvenues.
Dans le concept de développement humain, il est clair que le revenu n’est qu’un des éléments – aussi
important soit-il – recherché par les individus. Mais l’existence ne saurait être réduite au seul aspect
financier. Le développement a pour objet d’élargir, pour les êtres humains, le champ des possibles dans son
ensemble, et pas seulement les revenus.
Le concept de développement humain est donc beaucoup plus vaste que les théories classiques du
développement économique. Les modèles de croissance économique se rapportent à l’augmentation du PNB
plutôt qu’à l’amélioration des conditions de vie. Le développement des ressources humaines, quant à lui,
considère les êtres humains comme de simples facteurs entrant dans un processus de production, c’est-à-dire
comme un moyen plutôt que comme une fin. Les politiques du bien-être social, pour leur part, voient les
individus comme les bénéficiaires du processus de développement, et non comme des participants à ce
processus. Enfin, l’approche visant à la satisfaction des besoins essentiels est axée sur la fourniture de biens
et services économiques à des groupes défavorisés et non sur l’élargissement des potentialités humaines.
Le développement humain, en revanche, traite dans un même ensemble la production et la distribution des
biens et services, d’une part, et l’amplification ainsi que l’utilisation des potentialités humaines, d’autre part.
Le concept de développement humain englobe et dépasse à la fois les préoccupations citées plus haut. Il
analyse toutes les questions relatives à la société – croissance économique, échanges, emploi, libertés
politiques, valeurs culturelles, etc. – du point de vue des individus. Il se concentre donc sur l’élargissement
des possibilités de choix et s’applique de la même manière aux pays en développement et aux pays
industrialisés. »

PNUD, Rapport sur le développement humain, 1995, p. 13-14.

L’IDH est une mesure globale du progrès dans trois dimensions : la santé, l’éducation et
le revenu. Celles-ci étaient évaluées en 1990 à partir de la moyenne arithmétique de la
somme des trois indicateurs : l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’instruction
mesuré par un indicateur alliant pour deux tiers le taux d’alphabétisation des adultes et
pour un tiers le taux brut de scolarisation combiné, tous niveaux confondus, et enfin le
niveau de vie mesuré par le PIB par habitant (exprimé en PPA, ou parités de pouvoir
d’achat). Dans le RDH 2010, la durée moyenne de scolarisation remplace le taux
d’alphabétisation, désormais moins significatif compte tenu des progrès réalisés, et le taux
brut de scolarisation est reformulé en durée attendue de scolarisation – c’est-à-dire le
nombre escompté d’années de scolarisation pour un enfant, compte tenu des taux bruts de
scolarisation actuels. Le revenu national brut (RNB) par habitant remplace le PIB par
habitant : en effet, les transferts de revenus envoyés à l’étranger ou perçus de l’étranger,
l’aide au développement, etc. entraînent une différence, croissante en raison de la
mondialisation, entre le revenu de la population d’un pays et sa production nationale.
Enfin, la moyenne arithmétique est remplacée par la moyenne géométrique des indices
des trois dimensions, de façon à ce qu’une performance médiocre dans une dimension ne
soit pas compensée par une bonne performance dans une autre – même si chaque progrès
est considéré comme important.

Graphique 1 : Composantes de l’indice de développement humain


Note : Les indicateurs présentés dans cette figure sont calculés à partir de la nouvelle
méthodologie Voir l’encadré 1.2.

Source : BRHD, in PNUD, RDH 2010.

En 2008, l’IDH maximum, celui de la Norvège, est de 0,938, ce qui représente un


déficit de développement humain de 6 % ; l’IDH le plus faible, celui du Zimbabwe, est de
0,140, ce qui représente un déficit de 86 %.
Le revenu dans l’IDH est un indicateur de substitution pour des conditions de vie
décentes. Mais le traitement de cette dimension se fonde sur un principe : un revenu
illimité n’est pas nécessaire pour atteindre un niveau de développement humain ­
acceptable. C’est ce que révèle un classement comparatif des économies en fonction du
revenu et de l’IDH (Tableau 1).
Si l’IDH a représenté une avancée importante dans l’évaluation du développement
humain et de ses progrès, il présente l’inconvénient d’être une photographie, pour chaque
pays, de la situation moyenne, qui ne reflète pas les disparités importantes dans le
développement humain entre les habitants. Or, l’ampleur des inégalités économiques et
sociales est de plus en plus appréhendée comme une des composantes clefs du
développement humain ou de ses carences. Pour cette raison, le RDH 2010 présente trois
nouvelles mesures multidimensionnelles de l’inégalité et de la pauvreté : l’IDH ajusté aux
inégalités (IDHI), l’indice de l’inégalité de genre (IIG) et l’indice de pauvreté
multidimensionnelle (IPM). Les deux derniers synthétisent l’évolution des analyses de la
pauvreté et des inégalités hommes-femmes, comme on le verra plus en détail dans le
chapitre 4. L’IDHI, évalué pour 139 pays, prend en compte les inégalités d’espérance de
vie, d’éducation et de revenu, en imposant un « malus » à la valeur moyenne de chaque
dimension en fonction de son degré d’inégalité. L’IDHI est égal à l’IDH lorsqu’il n’y a
aucune inégalité entre individus, mais se situe d’autant plus en deçà de l’IDH que
l’inégalité est plus importante.

Graphique 2 : Composition de l’indicateur de développement humain ajusté aux


inégalités
Source : BRHD, in PNUD, RDH 2010.

Que ce soit dans les économies industrialisées ou dans les économies du Tiers-monde,
on a pu observer tous les ans depuis son élaboration un décalage fréquent entre le
classement selon le revenu par tête et le classement selon l’IDH. Le chiffre des différences
(négatif quand le pays est moins bien classé du point de vue de l’IDH, positif dans le cas
contraire, cf. Tableau 1) confirme un certain nombre d’observations empiriques et ouvre
des pistes de réflexion. Tout d’abord, ces décalages, même s’ils sont aujourd’hui moins
fréquents qu’il y a quelques années pour les pays développés, existent à tous les niveaux
de revenu, reflétant des différences de priorités accordées par les pouvoirs publics à la
santé ou à l’éducation, quelles que soient par ailleurs les possibilités matérielles de
parvenir à des résultats significatifs. Globalement, les décalages positifs semblent liés à un
certain degré d’implication de l’État dans les politiques sociales, qu’il s’agisse des pays
scandinaves, de la France ou de certaines anciennes économies planifiées. Par ailleurs,
pour les pays du Tiers-monde, un chiffre négatif important semble indiquer des
caractéristiques du « mal développement » ou de la « croissance sans développement »,
comme l’attestent les cas des monarchies pétrolières ou de plusieurs pays d’Afrique à
ressources minières importantes : rente monétaire ne se traduisant pas par un
développement auto-entretenu, inégalités prononcées et enrichissement d’une élite
économique, industrialisation d’« enclave ». Certaines économies à revenu intermédiaire
et à croissance rapide, comme la Thaïlande, présentent également ce décalage.
La croissance semble avoir des difficultés particulières à se traduire en amélioration du
développement humain quand les inégalités économiques et sociales sont prononcées.
D’où l’intérêt de comparer également le classement des pays en termes d’IDH simple et
en termes d’IDHI. On observe ainsi des décalages significatifs pour certains pays à
revenus élevés, comme les États-Unis et la Corée du Sud, ou intermédiaires comme le
Brésil, mais aussi des pays miniers comme le Botswana. À cet égard, on peut regretter que
l’IDHI ne soit pas encore disponible pour la plupart des pays pétroliers du Moyen-Orient.
Plus encore que les comparaisons pour une année donnée, les grandes tendances du
développement humain au cours des vingt dernières années, pour 135 pays représentant
92 % de la population mondiale, analysées par le RDH 2010, montrent le décalage qui
peut exister entre croissance et développement. En général, tous les indicateurs du
développement humain, santé et éducation, se sont améliorés de 25 % au cours de cette
période dans toutes les régions en développement et dans quasiment tous les pays. Le
facteur principal d’amélioration de l’espérance de vie a été le recul de la mortalité
infantile, même si elle reste huit fois plus importante que dans les pays développés.
Les seules exceptions sont trois pays d’Afrique subsaharienne – la République
Démocratique du Congo, la Zambie et le Zimbabwe qui ont vu leur IDH diminuer depuis
1970 – et 6 pays du même continent qui ont vu leur espérance de vie reculer (à cause de la
pandémie de sida), de même que 3 États de l’ex-URSS dont la Fédération de Russie en
raison des conséquences sociales négatives de la transition.
Si cette amélioration est quasi générale, on constate cependant une grande v­ ariabilité
entre pays, à la fois en termes de niveau de développement humain et de trajectoire des
indicateurs (les taux de progression allant de moins de 20 % à plus de 65 %). Un des
principaux enseignements est qu’on n’observe aucune corrélation entre les pays dont le
développement humain s’est amélioré de manière particulièrement rapide, et ceux dont le
taux de croissance du PIB a été le plus élevé au cours de la même période. Parmi les
10 pays qui ont connu les améliorations les plus rapides, on trouve des pays pauvres qui
sont loin d’être au premier plan en matière de croissance, comme le Népal et le Laos, et
seule la Corée du Sud et l’Indonésie sont dans le peloton de tête à la fois pour les
indicateurs monétaires et non monétaires. À l’échelle mondiale, et entre les PED, les
écarts de revenus par tête sont bien plus importants que les écarts d’indicateurs de santé
ou d’éducation, même si ceux-ci restent considérables ; les premiers se sont aggravés
alors que les seconds se sont réduits, même si c’est de façon insuffisante. Bien plus, des
pays qui étaient dans une situation analogue, du point de vue des différents indicateurs de
développement, ont connu des trajectoires très différentes depuis vingt ans, ce qui tend à
prouver que les mécanismes endogènes et nationaux auraient plus d’impact sur les
performances en termes de développement humain que les facteurs exogènes liés à la
mondialisation. Au total, le PNUD attribue l’essentiel des différences de résultats aux
politiques économiques et à la qualité des institutions permettant l’accès aux services de
base de la population la plus pauvre (cf. chapitre 8).
Tableau 1 : Les classifications comparées en termes de RNB par habitant, d’IDH
et d’IDHI en 2008. Quelques exemples : 10

Différence Différence
Espérance Durée Durée RNB de de
Classement de vie à la moyenne de attendue de par hab classement classement
selon l’IDH naissance scolarisation scolarisation selon le entraînée par
(années) (en années) (en années) (PPA) RNB par le calcul de
hab. et l’IDH l’IDHI
IDH très
élevé1
1 Norvège 81,0 12,6 17,3 58 810 +2 0
4 États-Unis 79,6 12,4 15,7 47 094 +5 -9
5 Irlande 80,3 11,6 17,9 33 078 +20 -3
9 Suède 81,3 11,6 15,6 36 936 +8 4
12 Corée du
79,8 11,6 16,8 29 518 +16 -18
Sud
14 France 81,6 10,4 16,1 34 341 +9 -3
17 Islande 82,1 10,4 18,2 22 917 +20 +5
26 Royaume-
79,8 9,5 15,9 35 087 -6 +1
Uni
31 Slovaquie 75,1 11,6 14,9 21 658 +12 +3
IDH élevé
45 Chili 78,8 9,7 14,5 13 561 +11 -10
47 Koweit 77,9 6,1 12,5 55 719 -42
49 Montenegro 74,6 10,6 14,4 12 491 +16 +4
55 Arabie
73,3 7,8 13,5 24 726 -20
Saoudite
56 Mexique 76,7 8,7 13,4 13 971 -3 -8
62 Costa Rica 79,1 8,3 11,7 10 870 +7 -6
65 Fédération
67,2 8,8 14,1 15 258 -15 +7
de Russie
69 Ukraine 68,6 11,3 14,6 6 535 +20 +14
70 Iran 71,9 7,2 14,0 11 764 -3
72 Maurice 72,1 7,2 13,0 13 344 -13
73 Brésil 72,9 7,2 13,8 10 607 -3 -15
77 Équateur 75,4 7,6 13,3 7 931 +7 +3
83 Turquie 72,2 6,5 11,8 13 359 -26 +1
IDH moyen
84 Algérie 72,9 7,2 12,8 8 320 -6
88 République
72,8 6,9 11,9 8 273 -9 -7
dominicaine
89 Chine 73,5 7,5 11,4 7 258 -4 0
90 El Salvador 72,0 7,7 12,1 6 498 0 -14
91 Sri Lanka 74,4 8,2 12,0 4 886 +10 +11
92 Thaïlande 69,3 6,6 13,5* 8 001 -11 +5
95 Bolivie 66,3 9,2 13,7 4 357 +11 -17
98 Botswana 55,5 8,9 12,4 13 204 -38
101 Égypte 70,5 6,5 11,0 5 889 -8 -7
110 Afrique du
52,0 8,2 13,4 9 812 -37 -1
Sud
113 Vietnam 74,9 5,5 10,4 2 995 +7 -9
115 Nicaragua 73,8 5,7 10,8 2 567 +7 +6
116 Guatemala 70,8 4,1 10,6 4 694 -13 0
119 Inde 64,4 4,4 10,3 3 337 -6 0
IDH faible
133 Yémen 63,9 2,5 8,6 2 387 -9 -2
139 Togo 63,3 5,3 9,6 844 +22 +2
144 Sénégal 56,2 3,5 7,5 1 816 -7 0
148 Tanzanie 56,9 5,1 5,3 1 344 -1 +9
149 Côte
58,4 3,3 6,3 1 625 -10 +3
d’Ivoire
158 Sierra
34,3 2,9 7,2 809 +4 -1
Leone
163 Tchad 49,2 1,5* 6,0 1 067 -9 0
169 Zimbabwe 47,0 7,2 9,2 176 0 0
PNUD, Rapport sur le développement humain, 2010.

Si l’étude de ces tendances de long terme est riche d’enseignements, on constate


cependant qu’elles n’enregistrent pas, au stade actuel, les dégradations de la situation dues
à des crises économiques pourtant profondes, comme la « décennie perdue » des années
1980 en Amérique latine, la crise mexicaine de 1994-1995, la crise asiatique de 1997-
1998, la crise argentine de 2001, etc.
Dès lors, il semble indispensable de les compléter par des indicateurs désagrégés,
rendant compte séparément des différents aspects du sous-développement, et de la
satisfaction ou non de chacun des besoins essentiels, au moyen d’une batterie de données :
alphabétisation, éducation, accès à l’eau potable, logement… Chacun de ces aspects peut
être approché par des indicateurs de résultats plus ou moins détaillés (taux
d’alphabétisation des adultes, espérance de vie à la naissance, taux de mortalité infantile,
taux de malnutrition ou d’insuffisance pondérale des enfants, taux de prévalence d’une
maladie, taux de mortalité maternelle) ou des indicateurs de moyens (taux de scolarisation
combinés ou détaillés aux différents niveaux, nombre de médecins par habitant, taux
d’accès à l’eau potable, pourcentage du PIB des dépenses ou du budget total des dépenses
publiques de santé ou d’éducation…) ; ceux-ci permettent soit de mesurer l’accès de la
population à un certain nombre de droits ou de services, soit d’évaluer la priorité accordée
par les gouvernements aux différents aspects du développement (et donc à corriger l’effet
des différences de revenu national). Ainsi on a calculé qu’en Afrique subsaharienne, d’ici
2015, le nombre de nouveaux enseignants nécessaires serait égal à celui qui existe déjà
pour que tous les enfants puissent achever une scolarisation dans le primaire. Les
conditions d’accès aux services pour toute la population, qui dépendent beaucoup des
politiques publiques, sont cruciales. Par exemple la suppression des droits d’inscription
dans certains des pays les plus pauvres (Burundi, Tanzanie…) a permis d’augmenter
considérablement la scolarisation dans le primaire depuis 1999.
Ainsi, pour la première fois en 2000 sont déclinés à l’horizon de 2015 des objectifs
avec obligations de résultat, dits Objectifs du Millénaire pour le développement (ODM),
qui représentent un engagement chiffré de toutes les institutions internationales et des
gouvernements. Cependant, l’examen des résultats au bout de dix ans n’incite pas à
l’optimisme au regard des objectifs, et ce malgré les progrès dans le développement
humain constaté par le PNUD : ceux-ci s’avèrent encore sérieusement insuffisants
(Repère 3).

Repère 3 : Les Objectifs du Millénaire pour le Développement


8 objectifs, déclinés en 18 cibles et 48 indicateurs ont été retenus en 2000 par un groupe d’experts du
Secrétariat de l’Organisation des Nations unies, du FMI, de l’OCDE et de la Banque mondiale. Ils
représentent les besoins humains de base et les droits fondamentaux que chaque individu dans le monde
devrait être en mesure de satisfaire. En 2010, il apparaît d’ores et déjà qu’en dépit de quelques progrès
significatifs mais localisés, si les tendances actuelles se poursuivent, plusieurs objectifs ne pourront être
atteints.

Objectifs Cibles Situation en 2010


1. Réduire Réduire de Entre 1990
l’extrême moitié entre 1990 et 2005, cette
pauvreté et la et 2015 la proportion dans les
faim. proportion de la PED est passée de
population dont le 42 % à 25 %, et le
revenu est nombre de pauvres
inférieur à de 1,82 milliard à
1,25 dollar par 1,37 milliard. Cette
jour. réduction a été
Parvenir à un entraînée par la
plein-emploi Chine, dont le taux
décent et productif de pauvreté a chuté
pour tous, y de 60 % à 16 %, et
compris les devrait descendre
femmes et les aux alentours de
jeunes. 5 % en 2015. Dans
le reste des PED, ce
Réduire de
ratio est tombé de
moitié la
36 % à 28 %.
proportion de la
L’objectif devrait
population qui
donc être atteint
souffre de la faim
mais avec de
grandes différences
entre régions et
pays.
Pour atteindre
cette cible, il faudra
des progrès
soutenus et
accélérés. De 1997
à 2007, le nombre
total de travailleurs
pauvres avait
diminué de 38 à
22 %, soit un peu
plus de 285 millions
de personnes. vivant
avec leur famille
dans l’extrême
pauvreté. Mais la
crise menace de
remettre en question
ces acquis, avec
l’augmentation du
chômage, du sous-
emploi et de
l’informalité de
l’emploi.
Il s’agit d’un des
résultats les plus
mauvais. La faim
dans le monde,
mesurée par la
proportion de la
population sous la
ration minimum
journalière, a
diminué
régulièrement
depuis trois
décennies, en dépit
de la croissance
rapide de la
population. Mais
depuis 2003, elle a
augmenté, en partie
à cause des prix
alimentaires élevés
et de la crise,
atteignant 15 % en
2009, date à
laquelle plus de
1 milliard de
personnes étaient
sous-alimentées.
2. Assurer Donner à tous La scolarisation
l’éducation les enfants, dans le primaire a
primaire pour garçons et filles, continué à
tous. les moyens augmenter,
d’achever un cycle atteignant 89 %
complet d’études dans les PED. Des
primaires. progrès importants
ont eu lieu dans les
pays les plus
pauvres, surtout en
Afrique
subsaharienne,
passant de 58 % à
76 % entre 1999
et 2008. Mais
globalement le
rythme des progrès
est insuffisant pour
atteindre l’objectif
en 2015.
Les PED dans
leur ensemble sont
sur le point
d’atteindre la parité
de genre sur le plan
de la scolarisation :
Éliminer les
96 filles pour
disparités entre les
100 garçons à
sexes dans les
l’école primaire en
3. Promouvoir enseignements
2008, et 95 filles
l’égalité des primaire et
pour 100 garçons
sexes et secondaire d’ici à
dans le secondaire
l’autonomisation 2005, si possible,
contre
des femmes. et à tous les
respectivement
niveaux de
91/100 et 88/100 en
l’enseignement en
1999. Mais pour le
2015, au plus tard.
primaire les plus
grands pas à
franchir sont en
Océanie, Afrique
subsaharienne et
Moyen-Orient.
Dans le
secondaire,
l’inégalité entre les
genres est la plus
forte en Afrique
subsaharienne,
Moyen Orient et
Asie du Sud.
Globalement, la
part des femmes
dans l’emploi
rémunéré en dehors
du secteur agricole a
continué à
augmenter
lentement et atteint
41 % en 2008. Mais
en Asie du Sud,
Afrique du Nord et
Moyen-Orient, cette
part est seulement
de 20 %, et 30 % en
Afrique
subsaharienne.
Même lorsque les
femmes occupent
une place
importante dans
l’emploi salarié,
cela ne signifie pas
des emplois stables
et décents.
4. Réduire la Réduire de deux Des progrès
mortalité tiers le taux de substantiels ont été
infantile. mortalité des effectués dans la
enfants de moins réduction de la
de 5 ans. mortalité infantile.
Depuis 1990, le
taux de mortalité
avant cinq ans dans
les PED a diminué
de 28 % – de
100 morts pour
1 000 naissances
vivantes à 72 en
2008. Ces progrès
ont connu une
accélération après
2 000.
Les avancées les
plus importantes ont
eu lieu en Afrique
du Nord, Asie de
l’Est, Moyen-
Orient, Amérique
latine et Caraïbes, et
surtout dans certains
des pays les plus
pauvres
(Bangladesh,
Bolivie, Népal…).
Mais de nombreux
pays, surtout en
Afrique
subsaharienne, ont
encore des niveaux
de mortalité
infantile
intolérables, et n’ont
fait que peu de
progrès ou pas du
tout au cours des
dernières années.
Quatre maladies –
pneumonie,
diarrhée, malaria et
sida – sont
responsables de
43 % des décès.
5. Améliorer Réduire de trois Pendant les
la santé quarts le taux de années 1990,
maternelle. mortalité l’utilisation des
maternelle. contraceptifs a
augmenté dans
presque toutes les
régions. En 2007,
plus de 60 % des
femmes mariées ou
en couple entre
15 et 49 ans
utilisaient une
méthode de
contraception. Mais
cette moyenne
masque un
ralentissement
considérable depuis
2000 et un écart
croissant entre les
régions.
La santé
maternelle est un
des domaines où
l’écart entre les
riches et les pauvres
est le plus prononcé.
Plusieurs pays sont
parvenus à un recul
significatif des taux
de mortalité
maternelle. Mais le
rythme des progrès
est encore bien en
deçà des 5,5 %
annuels qui seraient
nécessaires pour
atteindre les ODM.
6. Combattre Stopper la Il y a eu sur ce
le VIH/sida, le propagation du plan des
paludisme et VIH/sida et améliorations
d’autres commencer à remar­quables dans
maladies. inverser la des domaines clefs
tendance actuelle. – la prévention du
Maîtriser le paludisme et du
paludisme et sida, par exemple –
d’autres grandes ce qui a fait
maladies, et diminuer les décès
commencer à d’enfants de
inverser la 12,5 millions en
tendance actuelle.
1990 à 8,8 millions
en 2008.
Entre 2003
et 2008, le nombre
de malades du sida
recevant une
thérapie
antirétrovirale a été
multiplié par dix –
de 400 000 à
4 millions –
correspondant à
42 % des
8,8 millions de
personnes qui ont
besoin de
traitement. Il y a
également eu une
politique plus active
de traitement de la
malaria, notamment
en Afrique,
augmentant le
nombre de
personnes protégées
ou recevant un
traitement.
7. Assurer un Intégrer les Le taux de
environnement principes du déforestation, même
durable. développement s’il est encore
durable dans les alarmant, semble
politiques avoir ralenti, grâce à
nationales ; des programmes de
inverser la plantations d’arbres,
tendance actuelle à combinés à
la déperdition des l’expansion
ressources naturelle des forêts.
environ‐­ L’accès à l’eau
nementales ; potable s’est
Réduire de amélioré dans les
moitié le zones rurales,
pourcentage de la réduisant ainsi
population qui n’a l’écart avec les
pas accès de façon villes. Néanmoins,
durable à un la sûreté de la
approvisionnement fourniture d’eau
en eau potable ; reste un défi qui
Améliorer doit être résolu de
sensiblement la vie façon urgente.
d’au moins L’impact le plus
100 millions sévère du
d’habitants de changement
taudis, d’ici à 2020 climatique est subi
par les populations
vulnérables qui ont
le moins contribué
au problème.
Seulement la
moitié de la
population des PED
a accès à des
installations
sanitaires, une
inégalité dont la
diminution pourrait
avoir un impact
majeur sur la
réussite des ODM.
Les disparités entre
les zones rurales et
urbaines restent
considérables avec
40 % de la
population rurale
qui n’y a pas accès.
Les écarts entre
riches et pauvres
sont également très
importants sur ce
plan.
8. Mettre en Poursuivre la Les pays en
place un mise en place d’un développement ont
partenariat système davantage accès aux
commercial et marchés des pays
mondial pour le financier développés. La
développement multilatéral proportion des
importations, par les
pays développés, de
produits (hors armes
et du pétrole) en
provenance
règles, de tous les PED
prévisible et non en admis en
discriminatoire. franchise de droits a
Cela suppose un atteint près de 80 %
engagement en en 2008, contre
faveur d’une 54 % en 1998. Pour
bonne les PMA, cette
gouvernance, du proportion n’a
développement et augmenté que de
de la lutte contre la façon marginale,
pauvreté, aux puisqu’elle est
niveaux tant passée de 78 % en
national 1998 à près de 81 %
qu’international. en 2008, même s’ils
S’attaquer aux ont bénéficié, pour
besoins leurs exportations
particuliers des agricoles, de
pays les moins réductions tarifaires
avancés plus importantes.
(application du Cet accès accru aux
programme marchés peut être
renforcé attribué
d’allégement de la essentiellement à
dette des pays l’élimination des
pauvres très tarifs douaniers au
endettés, titre de la nation la
annulation des plus favorisée
dettes bilatérales (NPF), en
envers les particulier avant
créanciers 2004, beaucoup
officiels, aide moins ensuite.
publique au L’aide mondiale
développement). demeure bien en
Traiter deçà de la cible des
globalement le Nations unies qui
problème de la est de 0,7 % du
dette des pays en revenu national brut
développement par (RNB) des membres
des mesures du Comité d’aide au
d’ordre national et développement de
international l’OCDE. Dans
propres à rendre l’ensemble, l’aide
leur endettement publique au
viable à long terme développement
Répondre aux (APD) provenant
besoins des pays développés
particuliers des a chuté de 0,28 %
États enclavés et de leur revenu
des petits États national brut
insulaires en combiné en 2007.
développement. En 2009, les seuls
pays à avoir atteint
la cible étaient le
Danemark, le
Luxembourg, les
Pays-Bas, la
Norvège et la
Suède.
Ce manque à
gagner touche tout
particulièrement
l’Afrique.
Le poids de la
dette diminue pour
les pays en
développement et
reste largement au-
dessous de ses
niveaux historiques,
avec l’extension du
commerce, une
meilleure gestion de
la dette et, pour les
pays les plus
pauvres, un
allégement
substantiel de cette
dernière. En dépit
d’un recul des
exportations dû à la
crise économique
mondiale, le ratio
service de la
dette/exportations
est resté stable ou a
baissé à nouveau en
2008 dans la plupart
des régions en
développement.
L’utilisation des
technologies de
l’information et des
communications
(TIC) est en hausse
dans le monde
entier. Fin 2009, les
abonnements de
téléphonie cellulaire
avaient explosé sur
toute la planète pour
atteindre quelque
4,6 milliards, soit un
abonnement à un
téléphone portable
pour 67 personnes
sur cent. En Afrique
subsaharienne,
En coopération par exemple,
avec les pays en région où la
développement, pénétration des
créer des emplois lignes téléphoniques
décents et fixes ne dépasse pas
productifs pour les 1 %, la pénétration
jeunes. des téléphones
En coopération portables a
avec l’industrie largement dépassé
pharmaceutique, les 30 %.
rendre les L’accès à Internet
médicaments reste interdit à la
essentiels majorité de la
disponibles et population
abordables dans mondiale. L’écart
les pays en reste grand entre
développement. ceux qui disposent
En coopération d’une connexion
avec le secteur Internet à haut
privé, mettre les débit,
avantages des principalement dans
nouvelles les nations
technologies, en développées, et les
particulier des usagers du réseau
technologies de téléphonique.
l’information et de
la communication,
à la portée de tous.

D’après PNUD,
http://www.beta.undp.org/content/dam/undp/library/MDG/french/report2010_
goal8.pdf

Graphique 3 : Tendances du chômage sur la dernière décennie

Note : Les régions correspondent aux classifications de l’Organisation internationale


du travail.
Source : OIT 2010b.

Source : BRHD, in PNUD, RDH 2010.

On voit sur ce graphique qu’en raison de la crise, le déclin du chômage s’est arrêté
voire a connu un retournement à partir de 2008, à l’exception de l’Asie de l’Est, où la
croissance est restée élevée, et de l’Afrique subsaharienne, où le secteur informel absorbe
la plus grande partie du sous-emploi.
Ces indicateurs représentent donc un progrès dans l’appréhension de la complexité et
de la spécificité du sous-développement. Cependant, le classement sur une échelle
continue avec les pays industrialisés peut occulter les différences qualitatives entre les
deux groupes de pays, qui tiennent notamment à leurs modalités d’insertion
internationale, passées et présentes.

1 - Une nouvelle vague d’indépendances surviendra au milieu des années 1970 avec la libération des colonies
portugaises en Afrique.
2 - Cf. en France, la Revue d’économie du développement, « Modèles d’équilibre général calculable pour le
développement », 3-4, 1998.
3 - Pierre Dockès et Bernard Rosier, L’Histoire ambiguë, PUF, 1988 p. 246.
4 - Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Rapport sur le Développement Humain, 2010,
p. 32. Sur l’IDH, cf. Texte 3.
5 - Même si certains auteurs parlent aujourd’hui des Suds (cf. Salama).
6 - Et plus précisément référence au texte de l’Abbé Sieyès Qu’est-ce que le Tiers-État ?, publié en France en
janvier 1789 pendant la préparation des États-Généraux.
7 - Les institutions internationales parlent de BRIC pour désigner l’ensemble Brésil, Russie, Inde et Chine (et parfois
BRICS en incluant l’Afrique du Sud), mais comme on l’a vu, pour différentes raisons la Russie peut difficilement entrer
dans la même catégorie que les trois autres.
8 - À quelques rares exceptions près, comme les pays du Cône Sud de l’Amérique latine.
9 - La Guinée équatoriale, qui est à la fois un pavillon de complaisance et un pays producteur de pétrole. Toutefois,
elle est classée par les Nations unies parmi les Pays les moins avancés (PMA) et au 117e rang d’IDH par le PNUD en
2010.
10 - Les classements sont fondés sur les quartiles (25 % des pays) et introduisent les mentions « très élevé », « élevé »,
« moyen » et « faible » pour l’IDH.
Chapitre 2

Une question surdÉTERMINÉe par l’insertion


internationale

Une des particularités communes aux économies du Tiers-monde est le


fait que leur situation est fortement conditionnée par le fonctionnement de
l’économie mondiale. Cette surdétermination intervient de plusieurs
façons : les modalités selon lesquelles au cours de leur histoire la
colonisation a façonné les sociétés ; les différents mécanismes de
dépendance qui ont perduré une fois les indépendances politiques
acquises ; et comme résultat, l’articulation étroite des controverses
théoriques sur le développement avec les débats d’économie internationale,
qu’il s’agisse des modèles explicatifs du sous-développement, ou des
stratégies de développement préconisées.

1. Le poids de la colonisation

Un point commun essentiel entre presque tous les pays qui font
actuellement partie du Tiers-monde est d’avoir subi de la part des
puissances aujourd’hui industrialisées un processus de colonisation entre le
e e e
xvi siècle (pour l’Amérique latine) et le xviii et xix siècle (pour l’Asie et
l’Afrique). Seules de rares sociétés, comme la Thaïlande, ont échappé à
cette colonisation. Certains autres pays, qui n’ont pas subi de colonisation
directe, ont gardé un pouvoir politique indépendant et ont même exercé une
domination impériale sur les territoires voisins (Turquie, Chine…). En
revanche, ils ont connu l’implantation sur leur territoire de comptoirs
commerciaux ou de sociétés étrangères, parfois de force, et se sont par là
même trouvés insérés dans le système colonial mondial.
Ce fait colonial constitue une différence fondamentale entre les pays du
Tiers-monde et les plus « pauvres » des pays industrialisés dont certains ont
fait partie des premiers colonisateurs (Espagne, Portugal), ou les économies
qui ont connu des systèmes de planification centralisée et dont certaines
(telle la Bulgarie) sont aujourd’hui classées dans les pays à développement
humain faible ou moyen. Enfin, les pays d’Amérique latine, une fois
obtenue au xixe siècle l’indépendance politique par rapport à l’Espagne et
au Portugal, sont passés sous la domination indirecte de la Grande-
Bretagne, puis des États-Unis par le biais de la doctrine Monroe en 19201.
Dans la plupart de ces régions, le système capitaliste qui s’est constitué
présente des traits particuliers : les sociétés coloniales se sont construites en
articulation étroite avec les ruines des sociétés antérieures, sur la base du
travail forcé et de l’esclavage de la plus grande partie de la population.

1.1 Formes de mise en valeur extravertie

Si les différentes modalités de mise en valeur coloniale des territoires


présentent des particularités, à la fois selon les régions concernées et selon
les puissances colonisatrices, elles comportent toutefois un point commun
essentiel : la mise en valeur des ressources productives s’est effectuée dès
le début de la colonisation en fonction des besoins des métropoles en
matières premières et en marchés pour leurs produits manufacturés : ainsi,
dans la plupart des pays, le tracé des chemins de fer construits par les
compagnies anglaises ou françaises a été conçu exclusivement pour relier
les régions productrices (plantations, mines) et les ports. Les économies ont
été insérées de force dans les réseaux de l’échange colonial, ce qui a
provoqué le démantèlement de leurs activités locales, notamment de
l’industrie là où elle commençait à apparaître. C’est ainsi que l’historien et
économiste Paul Bairoch2 analyse comment le monopole commercial,
imposé par la Grande-Bretagne à l’Inde colonisée dès le début du xixe
siècle, imposant à celle-ci de lui vendre exclusivement son coton brut pour
ses industries textiles de Manchester, et d’acheter les cotonnades
manufacturées, « allait entraîner le déclin complet de l’artisanat local et
handicaper gravement la création d’une industrie moderne ». L’Inde,
traditionnellement exportatrice de cotonnades, devient alors importatrice et
n’exporte plus que des matières premières, coton, indigo, jute…

Texte 4 : A. KUMAR BAGCHI, La colonisation de l’Asie du Sud


La conquête totale de l’Indonésie par les Hollandais et celle de l’Asie du Sud, y
compris Sri Lanka, par les Anglais, a mis fin à toute apparence d’égalité dans le
commerce transocéanique entre les pays de cette région d’Asie et les Européens
conquérants. […]. Des pans entiers des économies de la zone ont été bouleversés,
retournés du dedans vers le dehors. Comme pour d’autres dépendances européennes
d’outre-mer, une exploitation orientée vers l’exportation a assuré les nerfs et la raison
d’être de la domination coloniale.
Parmi les pays de la zone, Sri Lanka nous offre un exemple typique de
l’internationalisation sous la domination coloniale. Une grande partie de son territoire a
été transformée en vastes plantations de café, thé, copra, et, plus tard, caoutchouc, le tout
pour l’exportation, de par la volonté de grosses sociétés de la métropole et d’aventuriers
individuels venus d’Europe. Et comme les Cinghalais autochtones se refusaient à
travailler pour des salaires qui étaient bien en dessous du minimum vital et dans des
conditions de travail proches de l’esclavage, on a fait venir de l’Inde des travailleurs
sous contrats (imposés) pour mettre en valeur ces plantations. Des enclaves consacrées à
des plantations analogues ont également été créées sur la terre ferme du sous-continent
indien : là aussi, la force de travail locale, en tout cas la plupart du temps, se refusait à
venir y travailler, soit parce qu’elle disposait d’un meilleur accès à la terre, soit parce
qu’elle était ailleurs mieux payée. Alors la force de travail a été contrainte d’émigrer du
Ghotanagpur et du plateau de Gondwana où les ravages de la colonisation et de ses
collaborateurs des parties de l’Inde mieux organisées avaient rendu invivables de régions
où régnaient auparavant un système ancien de redistribution et une organisation sociale
relativement égalitaire. On a donc créé une force de réserve interne et elle a servi à
l’exploitation des mines, des plantations et des quelques usines qui se sont développées
sous l’égide d’un État colonial opérant selon le principe d’un « libre-échange
unilatéral ».
[…] Dans leur propre intérêt, les capitalistes préservaient des poches de modes de
production précapitalistes, même si toutes les formations sociales précapitalistes ont été,
au moins partiellement, bouleversées par la commercialisation prédatrice. […] Plus
encore, l’irruption du capitalisme a elle-même suscité un retour à des types d’échange
déjà dépassés dans de nombreuses zones. Par exemple, il y a eu régression de la
demande des productions agricoles vivrières internes par suite de la liquidation de
diverses Cours de souverains locaux, d’armées locales et de couches marchandes dans
les territoires auparavant gouvernés par les Marattes et en d’autres régions, en gros
entre 1 820 et 1 840 ; il en est résulté un processus de reculs de l’économie monétaire et
de récession. Le déclin de l’artisanat national couplé avec l’échec de toute industrie
équipée de machines du fait du système du « libre-échange unilatéral » a entraîné la
désindustrialisation de la plus grande partie du sous-continent. À la fin du xixe siècle, de
terribles famines ont dévasté les régions du sud, du nord et du nord-ouest de l’Inde. C’est
pourquoi les stratégies de survie des populations ont comporté un repli sur une vie
communautaire définie en termes de castes ou de religions. […]

Amiya Kumar Bagchi, « Transnationalisation en Asie du Sud »,


in Samir Amin (dir.), Mondialisation et Accumulation,
L’Harmattan, 1993, p. 201-203.

Cependant, si la déstructuration, par les puissances colonisatrices, des


économies et des sociétés colonisées, et donc leur appauvrissement, est
indéniable, la question de savoir si ce processus a été une condition
centrale de la Révolution industrielle fait l’objet d’un débat. À l’encontre
de la conception marxiste de l’accumulation capitaliste primitive, Paul
Bairoch remet en cause l’idée selon laquelle la Révolution industrielle en
Europe aurait eu pour facteur essentiel la fourniture de matières premières
et d’énergie bon marché par les pays colonisés : les industries des pays en
cours d’industrialisation, écrit-il, ont longtemps été quasiment
autosuffisantes sur ce plan. Il remet également en cause l’idée d’un rôle
majeur des débouchés des pays coloniaux, en faisant toutefois une
exception pour le Royaume-Uni.
Par contre, écrit-il3, « La perspective est tout à fait différente vue d’en
face. Les produits primaires représentaient plus de 90 % des exportations
du Tiers-monde et, qui plus est, près de 100 % des matières premières
produites dans la plupart des pays du Tiers-monde étaient exportées vers
les pays développés ».
On observe donc, dès le départ, une dissymétrie dans l’importance
respective de ces deux groupes d’économies les unes pour les autres.
Si on cherche à repérer une typologie sommaire des formes de
colonisation, on peut noter :
L’exploitation de cultures de rente, dans de grandes plantations qui
accaparent les meilleures terres, le plus souvent sous l’égide de
grandes compagnies commerciales d’import-export, qui exercent
un monopole commercial : c’est le cas de la Compagnie
hollandaise des Indes orientales, qui, en Indonésie, exploite le
sucre, le café, le thé, l’hévéa, tandis qu’en Indochine (Vietnam,
Laos, Cambodge) les compagnies françaises cultivent le riz et
l’hévéa. En Inde du Sud, la Compagnie anglaise des Indes
occidentales étend également les cultures d’exportation, au
détriment des cultures vivrières locales (Texte 4). Des liaisons
fonctionnelles s’opèrent entre les grandes compagnies de
commerce, les banques, les sucreries, les plantations et les sociétés
de navigation, le capital commercial dominant généralement le
capital industriel. La même logique prévaut en Afrique, définissant
une « économie de traite », que René Dumont4 définit comme le
fait de « tirer d’un pays les produits d’exportation et y vendre des
produits importés aux indigènes pourvus d’argent ». Là aussi, on
trouve de grandes plantations de thé au Kenya, d’arachide au
Sénégal, de sisal en Tanzanie… À noter que la colonisation
française organise une complémentarité entre les productions des
différentes régions de l’Empire : ainsi du riz d’Indochine est
importé au Sénégal pour y remplacer les productions vivrières.
L’exploitation des mines par les grandes compagnies minières, en
Afrique et en Amérique latine.
En Afrique australe, essentiellement sous domination britannique,
l’implantation d’une « économie de réserve », comportant une
nette séparation – y compris géographique – entre l’économie de
subsistance et l’économie agro-exportatrice dominée par les
colons, avec « l’organisation du système migratoire et
l’interdiction formelle ou de facto aux Africains confinés dans des
réserves surpeuplées de produire pour l’exportation »5.
Ce sont également des grandes plantations (haciendas) qui s’implantent
en Amérique latine, le plus souvent dirigées par des colons à qui elles ont
été concédées. La colonisation sur ce continent est davantage qu’ailleurs
une colonisation de peuplement, où va se mettre en place une société
coloniale plus complexe qu’ailleurs, très hiérarchisée, en partie urbaine, et
une oligarchie qui tire sa richesse et son pouvoir de l’activité agro-
exportatrice. Cette organisation sociale et économique peut être
caractérisée comme « économie primaire d’exportation ».
Dans les économies qui ne sont pas sous domination coloniale directe,
c’est la politique de la canonnière qui prévaut, c’est-à-dire l’ouverture
forcée de débouchés commerciaux, avec par exemple en Chine les guerres
de l’opium (1839-1842 et 1856-1860) et les « traités inégaux »
contraignant le pays à l’ouverture commerciale.

1.2 Déstructuration violente et irréversible des sociétés

Si la colonisation oriente de façon décisive l’économie de ces régions


vers le marché mondial en formation, ses conséquences sur le
fonctionnement interne des sociétés concernées ne sont pas moins lourdes
et hypothèquent l’avenir.
On a mentionné plus haut le démantèlement des structures artisanales
voire industrielles qui ont annulé ou, dans le meilleur des cas, retardé de
plusieurs décennies les chances pour les pays de remettre en place un
appareil de production un tant soit peu diversifié.
On doit d’abord bien sûr mentionner l’énormité des pertes humaines
liées aux massacres et surtout à l’esclavage et au travail forcé. On estime
les conséquences pour l’Afrique de la traite des esclaves à une perte
humaine de 40 à 100 millions d’hommes et femmes, directement et
indirectement (guerres, etc.), le nombre d’esclaves prélevés comptant entre
8 et 20 millions entre le xvie et le xixe siècle. Cette saignée humaine a
entraîné l’arrêt de tout progrès économique.
À cette catastrophe humaine, il faut ajouter les conséquences du travail
forcé, notamment pour la construction du chemin de fer, dans la deuxième
moitié du xixe siècle, et dans les mines et les plantations jusqu’en 1946. En
Amérique latine et en Asie également, travail forcé, épidémies et massacres
ont contribué à décimer les populations autochtones.
D’autre part, les structures sociales en place ont été modifiées
brutalement et de façon irréversible.

Texte 5 : E. GALEANO, L’exploitation de l’Amérique latine : des


cycles successifs
Entre 1545 et 1558, on découvrit les riches filons argentifères de Potosi, situés dans
l’actuelle Bolivie, et ceux de Zacatecas et de Guanajuato, au Mexique ; l’alliage avec le
mercure, qui rendit possible l’exploitation de l’argent moins titré, commença à être
pratiqué. Le « rush » de l’argent éclipsa rapidement le règne de l’or. Aux environs de
1650, l’argent représentait plus de 99 % des exportations minières de l’Amérique
espagnole.
L’Amérique était alors une vaste mine dont l’entrée principale se trouvait à Potosi.
[…] Les mines mexicaines de Guanajuato et de Zacatecas ont-elles eu plus de chance ?
En se basant sur des faits rapportés par Alexandre de Humboldt dans son Essai politique
sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, on a estimé à quelque cinq milliards de dollars
actuels le montant de l’excédent économique sorti du Mexique entre 1760 et 1809 –
moins d’un demi-siècle – dans les exportations d’argent et d’or. Il n’y avait pas alors de
mines plus importantes en Amérique. […]
À l’histoire du sucre, il faudrait ajouter celle du cacao, qui remplit les coffres de
l’oligarchie de Caracas ; du coton de Maranhao, qui brilla brusquement et déclina tout
aussi vite ; des plantations de caoutchouc en Amazonie, devenues des cimetières pour les
ouvriers du Nord-Est recrutés contre quelques pièces de monnaie ; des forêts de
quebracho du nord de l’Argentine et du Paraguay, aujourd’hui rasées ; des exploitations
de sisal du Yucatan, où les Yaquis furent envoyés à l’extermination. C’est également
l’histoire du café, qui progresse en laissant derrière lui des déserts ; et celle des cultures
de fruits au Brésil, en Colombie, en Équateur et dans les malheureux pays de l’Amérique
centrale. Avec plus ou moins d’importance, chaque produit s’est transformé en un destin,
la plupart du temps fugace pour les pays, les régions et les hommes. Les zones de
richesse minières ont connu les mêmes vicissitudes. Plus un produit est recherché par le
marché mondial, plus le poids de malheur qu’il apporte est lourd pour le peuple latino-
américain qui le crée, avec son sacrifice. Moins touché par cette loi d’acier, le Rio de la
Plata, qui déversait sur les marchés internationaux des cuirs, et plus tard de la viande et
de la laine, n’a pu malgré tout échapper à la cage du sous-développement.

Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Paris,


Plon, 1971 (trad. 1981).

Ainsi, en Afrique, l’imposition des paysans en argent a suscité la


monétisation de l’économie, avec l’obligation de produire pour vendre
ainsi que le début d’une appropriation privée de terres auparavant
communautaires et d’une polarisation sociale des campagnes, mais aussi
souvent d’une instrumentalisation et d’une rigidification des structures
communautaires hiérarchisées (Texte 6). Les anciennes structures
d’échange ont été ruinées par la domination des grandes compagnies du
commerce colonial qui mettent en place une structuration pyramidale du
réseau commercial. Dans de nombreuses régions d’Asie, comme le note
Gunnar Myrdal6, la propriété privée a également été imposée par la loi
coloniale qui a attribué au propriétaire foncier « le droit illimité de disposer
de sa terre et d’élever le tribut de son niveau coutumier jusqu’à n’importe
quel niveau qu’il puisse faire supporter. » Ce qui a entraîné
« l’effondrement d’une grande part de la cohésion d’autrefois de la vie au
village, avec sa structure souvent complexe, bien qu’informelle de droits et
d’obligations ». Le tout a entraîné « l’introduction progressive de
transactions monétaires et la montée en puissance de l’usurier ».

Texte 6 : B. FOUNOU-TCHNIGOUA, Une économie dépendante


en Afrique
Au plan économique, c’est incontestablement la colonisation qui a façonné les
contours de l’Afrique noire actuelle. À l’exception de l’Éthiopie, de Madagascar, du
Lesotho, du Swaziland et dans une moindre mesure du Rwanda et du Burundi, aucun
État actuel de la région ne peut prétendre être l’héritier d’une formation sociale
précoloniale. La colonisation y a façonné des économies spécialisées dans l’exportation
agro-minière et donc particulièrement vulnérables : désarticulées au plan intérieur et
donc très fragiles ; à productivité sociale globale très faible ; fondées sur des alliances de
classes sociales qui bloquent au lieu d’amorcer l’industrialisation dans la sous-région.
[…]
En Afrique, les États et les classes dirigeantes locales n’ont même pas été en mesure
d’organiser une insertion active dans le système mondial. […] L’approfondissement de la
transnationalisation par l’exploitation des avantages comparatifs en était un facteur
essentiel et pour l’Afrique il s’agissait de mettre en valeur ses ressources naturelles,
qu’elles soient minières, pédologiques, climatiques, forestières ou touristiques.
Ces deux postulats ont donné leur cohérence aux politiques de spécialisation agro-
minière et de la polarisation sociale. […] La politique d’industrialisation consiste pour
l’essentiel à inciter les multinationales à investir dans la valorisation des matières
premières, notamment agricoles ou forestières […]. En fait, dans la plupart des cas,
l’économie de réserve (Kenya) ou de traite (Côte d’Ivoire, Nigeria) a été seulement
réajustée par la juxtaposition de « complexes agro-industriels » financés par la
surexploitation de la paysannerie et/ou des ressources minières, généralement gérées
inefficacement et bureaucratiquement.
[…] Le pouvoir colonial, puis postcolonial ont assigné à leurs administrations
respectives la fonction de généraliser la soumission de l’agriculture aux exigences de
l’accumulation/désaccumulation à l’échelle mondiale sans conditions : d’abord en
respecter quand c’est nécessaire les modalités lignagères et communautaires d’accès à la
terre […] L’administration transforme des hiérarchies « traditionnelles » en mécanismes
de contrôle politique, social et même idéologique de la population.
Bernard Founou-Tchuigoua, « Afrique subsaharienne : la quart-
mondialisation en crise », in Samir Amin, op. cit., p. 130-138.

Dans d’autres cas, comme en Inde (Texte 4), la destruction de la


cohérence des sociétés, en entravant leurs possibilités endogènes de
progrès, a pu provoquer des phénomènes de repli, de recul des relations
marchandes et monétaires, et de renforcement régressif des traditions. De
même l’emprise culturelle, au sens large du terme, de la colonisation,
s’avérera durable, avec notamment les traces laissées par l’évangélisation
forcée.
On observe après la colonisation l’existence, dans chaque région, de
formes sociales spécifiques en articulation avec les formes d’insertion
internationale. Mais presque partout, un des traits les plus marquants et les
plus lourds de conséquences pour l’avenir est l’absence de classes sociales
et parfois d’État susceptibles d’impulser une industrialisation cohérente sur
le long terme.

2. Le piège de la spécialisation primaire après l’indépendance

Après les indépendances, dans la quasi-totalité des économies, la


spécialisation primaire perdure et fonctionne comme un piège. En effet,
comme on vient de le voir, le processus de colonisation a entraîné
des modifications économiques et sociales irréversibles, limitant ainsi les
possibilités de choix ultérieures.
Différentes formes de mise en valeur extraverties survivent, on l’a vu, à
la colonisation : persistance des cultures de plantation pour l’exportation,
dirigées soit par des propriétaires appartenant à l’oligarchie locale, soit par
des compagnies étrangères, ainsi que d’exploitations minières. En
Amérique latine, le système d’économie primaire extravertie perdure au
moins jusqu’au milieu de du xxe siècle, avec l’articulation de trois grandes
formes des structures productives dans les campagnes : latifundia,
plantation, communautés indigènes (cf. chapitre 4). René Dumont7 note
qu’en Afrique de l’Ouest, les crédits accordés par les organismes français
après les indépendances au titre de la coopération contribuent à prolonger
la spécialisation primaire des économies et que l’aide au développement ne
comporte aucune rubrique pour l’industrialisation.
On rencontre un phénomène de cercle vicieux : pour diversifier les
exportations, ou orienter leur production vers le marché intérieur, les
économies devraient s’industrialiser, donc importer des biens
d’équipement, donc disposer pour cela de réserves en devises, ce qui les
obligerait à tenter de maintenir un niveau suffisant de recettes
d’exportations, donc à poursuivre la spécialisation primaire.
On relève toutefois quelques exceptions à ce piège, dans certaines
conditions historiques précises. Ce fut le cas particulièrement dans les
grands pays d’Amérique latine, au cours de l’entre-deux-guerres : la
Première Guerre mondiale puis la crise des années 1930 et l’effondrement
des échanges entre pays industrialisés provoquent la disparition des
débouchés traditionnels des exportations primaires (café pour le Brésil,
céréales et viande bovine pour l’Argentine, cuivre pour le Chili…).
Confrontés à une pénurie brutale de devises, ces pays sont contraints, de
façon pragmatique, de mettre en place ce qui sera appelé ultérieurement la
première étape de la substitution d’importations, c’est-à-dire le
développement d’industries de biens de consommation et parfois de biens
intermédiaires pour approvisionner le marché intérieur. Une partie de cette
industrie est financée par les capitaux disponibles de l’oligarchie terrienne
(aides reçues pour le gel de la production de café au Brésil). Les profonds
changements dans le commerce international entre les deux guerres
mondiales ont ainsi facilité un processus débutant d’industrialisation ou
« développement vers l’intérieur ». En Inde également, après la longue
régression industrielle qui a suivi la colonisation, le début de remise en
place d’une industrie textile n’a pu survenir qu’à la fin du xixe siècle.
Mais ce processus d’industrialisation est loin de concerner toutes les
économies du Tiers-monde, et surtout il bute vite sur ses propres limites :
dans beaucoup de cas l’industrialisation est-elle même marquée par
l’orientation extravertie des économies. Même quand elle est orientée vers
le marché intérieur, elle est totalement dépendante des importations pour
l’équipement et la technologie (cf. chapitre 3). On verra qu’elle est aussi
génératrice d’endettement extérieur.
3. Un débat récurrent : développement autocentré ou ouverture
à la spécialisation internationale

Le constat de cette situation, que certains qualifieront de


« néocolonialisme », a rapidement poussé la plupart des théoriciens du
développement à se démarquer des théories traditionnelles de l’échange
international. Celles-ci cependant affinent leurs hypothèses face aux
critiques et deviennent dominantes au sein des institutions internationales
dès la fin de la décennie 1970.

3.1 L’orientation libérale exportatrice

À la fin des années 1960 se font entendre de façon croissante des


critiques des stratégies d’industrialisation orientées vers le marché
intérieur. Elles s’appuient sur la théorie néoclassique de l’échange
international, et sur l’hypothèse des avantages comparatifs fondés sur les
dotations en facteurs de production, selon la théorie d’Hecksher-Ohlin-
Samuelson (HOS).
Celle-ci postule en effet que le contenu des spécialisations est
indifférent : il est également avantageux pour un pays d’exporter du café et
du coton, des ordinateurs ou des machines outils, pourvu que ces
spécialisations soient conformes aux avantages comparatifs. Dans cette
optique la recherche de l’intégration maximale au marché mondial serait
pour toutes les économies un pari gagnant, et un jeu à somme positive pour
tous les partenaires commerciaux.
Cette argumentation s’appuie sur des travaux réalisés dès les
années 1950 et 1960 établissant les fondements théoriques de stratégies de
développement axées sur ­l’ouverture des économies et sur l’intégration des
pays en développement à l’économie internationale. Dans un premier
temps, certains auteurs8 avancent l’idée que les pays en développement
devraient conserver et exploiter leur spécialisation dans les produits
primaires. Celle-ci, étant conforme à leurs avantages comparatifs, leur
permettrait de financer leurs importations de biens d’équipement, et ainsi
d’accumuler du capital et de connaître des gains de productivité. Ils
s’appuient pour ce raisonnement sur les exemples de réussites de
l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Danemark. D’autres travaux dans
les années 19609 s’attachent à mesurer les taux effectifs de protection
(Effective Rate of Protection, ERP) des économies, et les biais qui en
résultent en termes d’utilisation des ressources productives et de rentabilité
des investissements, pour préconiser une réorientation des stratégies en
direction des exportations, un abandon des tarifs protectionnistes, et d’une
façon générale une politique davantage fondée sur les mécanismes de
marché pour la fixation des prix.
Cette approche sera systématisée par Bela Balassa, Anne O. Krueger et
Jagdish Bhagwati, trois auteurs dont les analyses marqueront l’évolution
des institutions internationales sur ce sujet et constitueront le socle
théorique des mesures d’ouverture commerciale préconisées durant les
décennies 1980 et 1990 (Texte 7). Krueger et Bhagwati, dans une étude
empirique, effectuée pour le National Bureau of Economic Research des
États-Unis en 1978, de 22 pays ayant connu un processus de libéralisation
commerciale, comparent les effets de mesures de protection tarifaires et de
dévaluations. La conclusion centrale de leur étude revient à disqualifier les
mesures de protection tarifaires, à plaider pour leur suppression, et à
réhabiliter la dévaluation, réfutant de possibles effets récessifs de celle-ci.
Notons qu’ils considèrent aussi qu’une politique de promotion des
exportations, même si elle est par nature plus libérale qu’une politique de
substitution d’importations, n’empêche pas la mise place d’une panoplie
d’incitations à l’exportation de la part des gouvernements. Balassa, dans
une étude pour la Banque mondiale réalisée en 1981-1982, met en
évidence, pour un échantillon de pays, une corrélation entre les
performances positives (croissance, allocation des ressources, emploi, solde
commercial) et l’orientation exportatrice. Il déduit de cette étude un
ensemble de recommandations de politique économique. Il va contribuer
également à développer une théorie des avantages comparatifs
dynamiques : une des critiques avancées au modèle HOS est en effet son
caractère statique. Le modèle dynamique avance l’idée que la dotation en
ressources d’un pays peut évoluer dans le temps, et qu’on a donc différents
« stades » d’avantages comparatifs, donnant lieu à une évolution de la
spécialisation productive avec remontée dans la filière de production.
Ces théories vont donner lieu à d’intenses débats. On peut relever deux
axes de critiques : d’une part un ensemble d’études empiriques, qui feront
le bilan, au bout de quelques années d’application, des politiques de
libéralisation commerciale et d’orientation exportatrice menées dans les
pays du Tiers-monde, et en pointeront les limites : ces études s’inscrivent
dans le cadre plus large de la critique des stratégies d’ajustement structurel.
D’autre part, un ensemble d’études théoriques, remettant en cause les
hypothèses mêmes du schéma des avantages comparatifs.
La plupart des théories du développement vont en effet au contraire
chercher à prendre en compte l’existence de rapports de force et
d’asymétries dans le fonctionnement de l’économie mondiale, au détriment
des pays anciennement colonisés.

Texte 7 : A. KRUEGER, Les avantages de l’orientation


exportatrice
[…] Sous un régime de promotion d’exportations (PE), la concurrence internationale
force les entrepreneurs nationaux à accorder la plus grande attention aux possibilités
d’innovations et à accélérer le processus d’apprentissage. Les firmes exportatrices
doivent affronter la concurrence des prix et de la qualité des marchés internationaux, et
en conséquence la survie et le succès de chaque exportateur dépendent de son absorption
active des techniques derniers cris et des innovations adaptatives basées sur des
technologies importées. De plus, la stratégie de PE permet naturellement à une économie
à tirer pleinement parti des économies d’échelle. […] Sous un régime de substitution
d’importation (SI), […] chaque industrie est poussée à démontrer ses besoins d’être
épaulée contre les cruautés de la concurrence étrangère, et en réalité le pays en arrive à
un système accordant une protection à chaque secteur en fonction de son inefficience.
[…] Les accords commerciaux internationaux […] ne tolèrent pas un abus excessif
des subventions à l’exportation, et dès lors la liberté pour un gouvernement d’intervenir
arbitrairement est plus restreinte dans un régime de PE. Comme les coûts d’une
promotion des exportations excessive sont plus visibles, il y a des forces intrinsèques qui
s’exercent à l’encontre d’une telle politique. D’un autre côté, les firmes et les
consommateurs supportent les coûts de la SI, et donc des pressions évidentes n’émergent
pas aussi rapidement quand les incitations sont excessivement biaisées en direction de la
SI. Dans un régime de SI les responsables gouvernementaux ont le pouvoir d’atténuer ou
de renforcer les positions de monopole national des firmes, et les firmes peuvent être
soumises à une intervention intolérable dans leurs décisions. Dans un régime de PE les
responsables n’ont tout simplement pas le même degré de pouvoir sur les firmes qui se
sont engagées sur les marchés d’exportation.
Dans une économie en développement, la demande d’importation peut essentiellement
traduire l’impossibilité de disposer localement de ressources naturelles, de qualifications
et de technologies. Il peut y avoir un manque de susbstituabilité par des ressources
locales des ressources fournies par l’importation, et donc, même avec une épargne
domestique conséquente, la capacité à payer pour les ­importations nécessaires peut
sévèrement limiter la croissance économique. Dans ce cas le régime de PE est considéré
comme à même d’alléger la contrainte de disponibilités en devises qui pèse sur la
croissance mieux que le régime de SI. Bien plus, toute industrie qui est encouragée à
devenir exportatrice peut automatiquement substituer des importations, mais la séquence
inverse ne suit pas automatiquement.
Plus important, la classe d’entrepreneurs capables d’innover produite sous un régime
de PE participant à la compétition internationale délibérément est plus à même de mener
à bien une croissance économique élevée et soutenue dans le long terme que la classe
d’entrepreneur désinvolte produite sous le régime de SI basé sur des rentes de monopole.
[…] Un régime de PE peut libérer l’économie du pays du joug du sous-emploi
keynésien car, contrairement au régime de SI, il peut disposer d’une demande effective
virtuellement infinie pour ses produits sur les marchés internationaux, et donc il peut
toujours se rapprocher du plein-emploi, à moins qu’il y ait une récession mondiale. Une
petite économie orientée vers l’exportation sera capable de vendre n’importe quelle
quantité de biens qu’elle produit ; autrement dit, la capacité d’offre du pays sera la seule
contrainte.

Anne O. Krueger, Trade and development : export promotion vs.


import substitution, 1978.

3.2 Le « pessimisme des exportations »

Avant le début des années 1980, la référence au paradigme HOS et


l’orientation vers le marché mondial ne fait pas l’unanimité au sein même
du courant néoclassique : chez certains auteurs, des spécificités du sous-
développement sont reconnues, qui les poussent à douter de la pertinence
d’une telle spécialisation internationale, et les conduisent à formuler des
critiques à l’encontre des analyses précédentes. À partir du début de la
crise, dans les années 1970, le ralentissement de la croissance et des
échanges mondiaux ainsi que le protectionnisme commercial croissant des
pays industrialisés contribuent encore à renforcer le pessimisme,
qu’exprime A.W. Lewis dans son allocution pour le prix Nobel en 1980,
plaidant pour un renforcement du commerce Sud-Sud.
Mais la plupart des critiques se rattachent au courant hétérodoxe, et
remettent en question les hypothèses mêmes du modèle HOS. Ainsi,
l’hypothèse de concurrence parfaite est mise en cause en 1964 par Ilya
Mint10, dans la mesure où, particulièrement dans le cas des PED, elle
suppose à tort des marchés parfaits et ne prend pas en compte le dualisme
de la structure de l’économie, à savoir la coexistence entre un secteur
traditionnel et un secteur moderne. De même, l’hypothèse de parfaite
substituabilité des facteurs de production entre secteurs est critiquée par
Thomas Balogh11, ainsi que l’hypothèse de plein-emploi. Enfin, Gunnar
Myrdal attaque le théorème de l’égalisation des prix des facteurs, qui est
contredit par le constat de l’inégalité croissante entre pays.
La principale critique faite par la plupart des auteurs aux théories
libérales est le fait d’ignorer par hypothèse le problème de la demande,
notamment les paradoxes de composition qui peuvent résulter d’un
accroissement simultané des exportations de tous les pays en
développement, et de ne voir de contrainte que du côté de l’offre. Or, le
« pessimisme des exportations » retient deux cas de figure : soit le cas d’un
petit pays, dont l’offre n’est pas susceptible d’influencer les prix mondiaux
qui s’imposent donc à lui, mais qui se heurte alors au phénomène de
paradoxe de composition si tous les pays similaires augmentent leur
production en même temps ; soit le cas d’un grand pays dont la production
pèse sur l’offre mondiale, et qui est donc susceptible de contribuer à la
surproduction et à la chute des cours, notamment dans le cas des produits
primaires ; dans les deux cas la croissance se révèle appauvrissante. Le
libre jeu des forces du marché sur le plan international semble donc
défavorable aux pays pauvres.
À ces analyses va s’ajouter, dans le cadre des courants structuralistes et
dépendantistes, une mise en relation de l’asymétrie internationale avec la
désarticulation interne des pays sous-développés.

3.3 Le structuralisme et le paradigme centre périphérie.

Élaborée au début des années 1950 dans le cadre de la Commission


économique pour l’Amérique latine des Nations unies (CEPAL), la théorie
structuraliste part du constat de la permanence historique d’une division
internationale du travail : le paradigme Centre-Périphérie repose sur la
conception de l’existence de deux pôles dans l’économie mondiale. Le
fonctionnement des relations entre ces deux pôles se fonde sur le rythme et
les modalités de propagation du progrès technique dans la sphère
productive. Il en résulte des structures de production différentes : on
observe au Centre une composition diversifiée de l’offre de biens et
services, tandis qu’à la Périphérie, la création et l’incorporation des
technologies se heurtent à des blocages et des retards, avec un système
productif spécialisé dans certains produits primaires, tandis que la demande
de biens et services, qui augmente et se différencie, est satisfaite en grande
partie par les importations. Les structures des économies sont hétérogènes
et peu diversifiées, désarticulées, sans intégration verticale. À la Périphérie,
« le progrès technique ne prend que dans des secteurs exigus de la
population, car généralement il ne pénètre pas sinon là où il est rendu
nécessaire pour produire des aliments et des matières premières à faible
coût, à destination des grands centres industriels ». Cette hétérogénéité
dans la diffusion du progrès technique entraîne des différences importantes
de productivité et de prix entre les deux pôles.
La tendance à la détérioration des termes de l’échange est une des
principales manifestations de cette dynamique inégale. En 1950, Raul
Prebisch et Hans Singer12, examinant les termes de l’échange (prix
relatifs) des exportations de produits primaires en provenance des pays de
la Périphérie, vis-à-vis de leurs importations de produits manufacturés en
provenance des pays du Centre, constatent une dégradation de 45 % depuis
1876-1880. Ils l’attribuent aux structures de fonctionnement différentes des
économies des deux pôles et au rythme inégal de la croissance des
débouchés et de la production : les produits primaires sont confrontés à une
demande faiblement élastique par rapport au prix, et qui augmente très
lentement voire pas du tout. D’un autre côté, beaucoup de produits
primaires exportés par les pays en développement ont une régulation de
l’offre assez rigide, et réagissent lentement aux chutes de prix, provoquant
une situation de surproduction tendancielle constante à l’échelle mondiale.
Cela se traduit à la Périphérie par un commerce extérieur structurellement
déficitaire avec ses conséquences sur les niveaux d’emploi et de revenus
nationaux.
Il en résulte une inégalité des taux de croissance et de développement
entre le Centre et la Périphérie, avec un biais dans le partage des gains de
l’échange et une différence croissante de revenus.
Cette théorie se présente à la fois comme une critique des théories
traditionnelles du commerce international et comme la formulation d’une
nouvelle théorie du développement, qui conforte la rupture avec l’idée de
« retard » de développement. Elle constitue le fondement d’une des
principales stratégies d’industrialisation mise en œuvre dans les pays du
Tiers-monde, la stratégie de substitution des importations (cf. chapitre 3).

Repère 4 : La détérioration des termes de l’échange : les


controverses
La théorie de la détérioration des termes de l’échange (DTE) a engendré de nombreux
débats. Certains auteurs ont critiqué la pertinence de la période considérée. Paul Bairoch,
(Le Tiers-monde dans l’impasse, p. 247-249) remet en cause cette détérioration séculaire,
la considérant comme un « mythe ». Il s’appuie essentiellement sur deux arguments :
d’une part la différence de rythme de croissance des gains de productivité entre
l’agriculture et l’industrie manufacturière. « Le très rapide accroissement de la
productivité du secteur de l’industrie manufacturière, lequel, grâce à des innovations
importantes, a permis de réduire fortement le prix de revient de sa production », écrit-il,
« a du évidemment conduire à une amélioration des termes des échanges des matières
premières surtout d’origine agricole, dans la mesure où la productivité s’est accrue plus
lentement dans l’agriculture et même dans le secteur minier que dans l’industrie
manufacturière ». D’autre part, l’utilisation des prix d’importations pour mesurer
l’évolution des prix des matières premières, ne tenant pas compte de l’évolution des
coûts de transport qui ont connu une baisse très importante au cours de la période
considérée. Il en conclut donc, plutôt qu’à une détérioration, à une amélioration probable
des termes de l’échange des matières premières de l’ordre de 20 à 40 % entre les années
1876-1880 et 1928-1929, amélioration qui n’aurait fait que se confirmer dans l’immédiat
après-guerre en raison de la pénurie.
Cependant, cette argumentation semble remise en cause par le fait que précisément les
structures internes différentes de la Périphérie et du Centre aboutissent au fait que les
prix relatifs ne reflètent pas le rapport des productivités. Par ailleurs, même si les cours
mondiaux des matières premières connaissent aujourd’hui un boom, l’évolution des
chiffres depuis les années 1975 (graphique 1) confirme le constat de la détérioration sur
le long terme, comme le reconnaît P. Bairoch lui-même (Mythes et paradoxes…). L’étude
de l’évolution qualitative des échanges internationaux montrera aussi que l’évolution des
spécialisations n’infirme pas dans l’ensemble cette théorie (cf. chapitre 6).

Graphique 4
Source : CNUCED, Le développement économique en Afrique, 2001

3.4 Le caractère global de la dépendance

Cette asymétrie de l’échange international a été interprétée, en termes


marxistes, par Arghiri Emmanuel en 1969 (L’échange inégal) puis par
Samir Amin13, sous le nom de théorie de l’échange inégal (Repère 5).

Repère 5 : La théorie de l’échange inégal


Cette théorie définit l’« échange inégal vrai », c’est-à-dire celui qui intervient entre
deux zones, le Centre et la Périphérie, sur la base des hypothèses suivantes : échange
d’une même marchandise, avec des compositions techniques du capital analogues, des
technologies et une productivité du travail égales, et des salaires moindres donc un taux
de plus-value supérieur dans les pays de la Périphérie. S’appuyant sur les schémas
marxistes de transformation de la valeur en prix de production via la péréquation des
taux de profit, la théorie aboutit au fait qu’un produit vendu à un prix mondial unique
aura des valeurs différentes selon qu’il est produit au Centre ou la Périphérie, de telle
sorte qu’un échange de produits avec des prix égaux peut recouvrir un échange inégal en
valeurs, donc un transfert permanent de valeur des pays de la Périphérie vers les pays du
Centre. D’où inégalité de l’échange.
En outre, contrairement au schéma ricardien, on part de l’hypothèse de mobilité
internationale du capital, qui justifie la tendance à l’égalisation du taux de profit entre
Centre et Périphérie, tandis que l’immobilité de la force de travail entraîne la persistance
des différences internationales de taux de salaires.
Concrètement, l’échange inégal recouvre donc deux types de relations commerciales
entre les économies de la Périphérie et celles du Centre : soit un échange le plus proche
possible du modèle pur évoqué ci-dessus, par exemple les exportations intensives en
capital du secteur capitaliste ultramoderne (mines ou plantations) ; soit l’exportation des
secteurs traditionnels à faible productivité, pour lesquels on constate que l’inégalité de
l’échange surpasse largement ce qui serait justifié par les différences de productivité.
L’articulation entre ces deux secteurs constitue la spécificité des formations sociales de
la Périphérie.
En conséquence de cette inégalité structurelle, il ne peut y avoir de convergence
spontanée ni de correction par le jeu du marché, comme le suppose le modèle HOS, des
différences de rémunérations du travail dans les différentes zones économiques
mondiales. Au contraire, elles se reconstituent perpétuellement, voire s’aggravent, à
travers les exportations des pays de la Périphérie.
Au début des années 1970, la théorie de l’échange inégal a fait l’objet de différentes
critiques, la plupart formulées à l’intérieur même du marxisme14. A notamment été mise
en cause la conception du fonctionnement de la loi de la valeur et la généralisation des
schémas marxistes de transformation de la valeur en prix à l’échelle mondiale. Cette
démarche repose sur une contradiction interne, dans la mesure où elle suppose
l’existence d’un mode de production capitaliste homogène achevé, que rend impossible
par ailleurs l’hétérogénéité des formations sociales à la Périphérie et l’existence postulée
de zones salariales différentes.
Un ensemble de critiques a aussi porté sur le mode de formation des salaires et sur la
question des rapports de classes à l’intérieur de chaque zone. D’une part, les salaires
semblent assez largement considérés, au moins dans la formulation d’A. Emmanuel,
comme des variables exogènes, aussi bien indépendantes des conditions de
l’accumulation capitaliste que des rapports de force entre classes sociales. D’autre part,
l’idée d’un rapport d’exploitation entre nations qui résulte de l’internationalisation de la
loi de la valeur (pillage-exploitation de la Périphérie par le Centre) occulte les rapports
d’exploitation entre classes, internes à chaque pays et à chaque zone. La théorie suppose
en effet qu’au jeu du transfert de valeur, les capitalistes et les salariés de la Périphérie
perdent ensemble, ceux du Centre gagnent ensemble et les salariés du Centre profitent de
l’exploitation de ceux de la Périphérie.

Cependant, les analyses du courant critique vont rapidement mettre en


avant l’idée que l’échange commercial n’est pas le seul facteur d’inégalité.
Les théories de la dépendance, apparues d’abord à la fin des années 1960
en Amérique latine, puis dans d’autres pays du Tiers-monde (Afrique,
Inde…), apparaissent comme une réponse radicale à ce que les économistes
de ce courant considèrent comme les limites tant des théories de la CEPAL
que des analyses marxistes traditionnelles.
À la fin de la décennie 1960, les stratégies de substitution d’importation
butent sur un certain nombre de contradictions internes et commencent à
s’essouffler. Les modèles structuralistes et réformistes de la CEPAL qui les
ont inspirées sont alors critiqués par le courant de la dépendance qui
considère qu’ils ne remettent pas, ou pas suffisamment, en cause les
modèles d’accumulation et les rapports sociaux hérités de la colonisation.
S’il est justifié de pointer l’asymétrie des relations entre Centre et
Périphérie, cela ne doit pas selon ces auteurs se faire en occultant, à la
Périphérie comme au Centre, les rapports de classe et les relations de
domination internes aux sociétés qui s’articulent à ces relations
internationales ; dès lors, aucune rupture durable avec la division
internationale du travail ne peut se faire sans transformation sociale
profonde.
Ces théories apparaissent également dans un contexte de mouvements
sociaux et de mouvements de libération nationale, dans le sillage de la
révolution cubaine. Ces mouvements se construisent sur la base d’une
critique de la stratégie des partis communistes en Amérique latine (et
d’autres pays du Tiers-monde) qui se donnaient pour objectif de réaliser
une « révolution par étapes », assurant la mise en place dans ces sociétés du
capitalisme qui en serait absent, préalable à une révolution socialiste
ultérieure. Les sociétés coloniales et postcoloniales étaient en effet
considérées par la plupart des marxistes comme des sociétés de types
précapitaliste et féodal. Les théoriciens de la dépendance vont donc innover
en avançant l’idée qu’on est bien en présence, à la Périphérie, d’un système
capitaliste, qui englobe des formations sociales antérieures, les récupère et
les modèle à son profit, et qu’un processus d’industrialisation auto
entretenu n’est pas possible dans le sous-développement, même si des
industries parviennent à s’implanter localement. C’est la raison pour
laquelle ils mettent l’accent sur les structures sociales et les formes prises
par les rapports de classe à l’intérieur des pays.
Les points communs des théoriciens de la dépendance sont donc les
suivants : le développement et le sous-développement sont considérés
comme faisant partie d’un même processus mondial. Le sous-
développement n’est pas un retard de développement, constat partagé avec
d’autres théories du développement, mais il est le produit du
développement au Centre, dans le cadre du capitalisme mondial.
Dès lors, l’analyse ne se limite pas à au commerce international des
marchandises, mais s’étend à toutes les relations internationales :
mouvements de capitaux productifs, notamment le rôle des firmes
multinationales, circuits de financements, domination politique et
militaire…
Les théoriciens de la dépendance renouent en cela avec la filiation
marxiste des théories de l’impérialisme. En 1913, dans L’Accumulation du
capital, Rosa Luxemburg présente une analyse marxiste de l’extension du
capitalisme hors des pays industrialisés, à la recherche de débouchés pour
les marchandises. Il en résulte une destruction et une absorption des
sociétés précapitalistes par la pénétration violente des rapports de
production capitalistes. Lénine, dans L’Impérialisme, stade suprême du
capitalisme, en 1916, décrit la phase du capitalisme du début du xxe siècle
comme une phase monopoliste, caractérisée par la concentration et la
centralisation des capitaux, et l’exportation des capitaux industriels et
financiers (et non plus seulement des marchandises), à la recherche de taux
de profit plus élevés.
Le corollaire de cette analyse est l’impossibilité pour les économies
dominées de connaître un développement capitaliste comparable à celui des
pays du Centre. La mise en œuvre d’un modèle de développement
cohérent, autonome et autocentré, n’est possible qu’au moyen d’une
rupture avec le marché mondial. C’est le thème de la « déconnexion »
développé notamment par Samir Amin. Pour certains de ces auteurs, la
dépendance entraîne une stagnation de ces économies ; pour d’autre, la
croissance est possible, mais elle ne permet en rien de surmonter la
désarticulation et la dépendance d’appareil productif, qui se reproduisent au
contraire à travers le temps.
Au-delà de ces points communs, on distingue plusieurs sous-courants
dans les théories de la dépendance. On peut relever notamment :
– un courant issu d’une critique interne des analyses structuralistes de la
CEPAL15, qui décrit un modèle d’accumulation orienté en fonction des
intérêts d’une petite minorité de privilégiés alliée aux bourgeoisies du
Centre, notamment par l’implantation d’un modèle de consommation
imitatif, limité aux catégories privilégiées qui consomment des produits
d’abord importés puis produits par des industries locales via des
importations de technologies coûteuses.
– un courant intégrant dans une analyse plus globale les théories de
l’échange inégal et de la captation du surplus produit à la Périphérie par les
économies du Centre (Samir Amin).
– un courant mettant l’accent sur le « Développement du sous-
développement16 » mettant l’accent sur le rôle des firmes et du capital
transnationaux dans la reproduction du processus de dépendance, le point
de départ de l’analyse étant le système capitaliste, hiérarchisé, pris dans son
ensemble.

Texte 8 : P. SALAMA, Un capitalisme dépendant


[…] Si l’on considère les économies exportatrices en soi, le mode de production
capitaliste ne semble pas dominant. Mais, s’il est une erreur de méthode, c’est de tenter
de saisir ces économies indépendamment de leur genèse, c’est-à-dire de leur relation
avec les économies du centre. Le mode de production capitaliste est dominant, non par
tant parce qu’il correspond à une généralisation de la production marchande, mais parce
qu’il soumet, sans les éliminer, les autres modes de production. Ce qui rend dominant le
mode de production capitaliste, ce sont les conditions de son émergence, c’est-à-dire son
importation de l’extérieur. Ce sont elles qui permettent une articulation spécifique de ce
mode de production avec les autres, ce sont elles qui permettent de comprendre à la fois
l’altération, la permanence des autres modes de production et même la genèse des modes
de production apparemment féodaux. La nature capitaliste des économies exportatrices
est donc conférée par l’action des états capitalistes qui, imposant la spécialisation
internationale du travail, donne à la diffusion des rapports de production de type
capitaliste, et donc du mode de production capitaliste, son caractère dominant.
On comprend dès lors le paradoxe suivant : même lorsque l’appareil d’État est investi
par des hacendados – comme ce fut le cas au Mexique sous le porfirisme – par des
latifundistes ou par des mouvements libéraux (représentant l’idéologie de couches
moyennes urbaines, issues du mouvement général aboutissant à l’indépendance), parce
que cet état est inséré dans des rapports marchands internationaux qui déterminent sa
nature en dernière instance, il constitue l’instrument d’une pénétration des rapports de
production capitalistes et, donc, d’un essor d’une accumulation du capital tournée
également vers le marché interne. Ainsi, la bourgeoisie industrielle, faible, souvent peu
représentée dans l’appareil d’État, peut se servir de ce dernier, non sans difficulté, pour
assurer son essor. L’appareil d’État sert alors de béquille à une bourgeoisie industrielle
encore trop faible pour marcher sur ses deux jambes. Il le peut parce que sa nature est
capitaliste.[…]
En d’autres termes, ce n’est pas la présence physique d’une bourgeoisie industrielle
dans l’appareil d’État qui détermine en dernière instance le caractère capitaliste de ces
états, mais l’insertion de ces économies dans l’économie mondiale capitaliste.
[…] La constitution du capital industriel se fait pour l’essentiel par transfert de profit
du secteur caféier. L’essentiel des profits est cependant capitalisé dans le secteur caféier.
L’accumulation du capital dans le secteur industriel est donc étroitement dépendante des
conditions de valorisation du café, de l’évolution cyclique de sa rentabilité, et assez peu
de ses capacités d’autofinancement. De plus, il n’existe par d’accumulation primitive
capable, par ses transferts, de générer l’essor du capital industriel. Il n’existe donc que
des surplus non capitalisables provisoirement dans le secteur exportateur. On comprend
alors que la faiblesse et caractère spécifique de cette industrialisation. […] Elle se
dirigera vers la ­production légère de biens de consommation, biens d’équipement légers,
pour l’essentiel et sera en général étroitement localisée régionalement.

Pierre Salama, « Au-delà d’un faux débat », Revue Tiers Monde,


Tome XVIII, no 68, 1976, p. 942-945.

Sur la base de l’interprétation théorique de l’insertion internationale des


économies du Tiers-monde, le débat sur le rapport de l’économie nationale
au marché mondial et aux flux mondiaux de capitaux sous-tend tous les
modèles et les stratégies de développement, que nous verrons dans le
chapitre 3. Si la théorie libérale de l’échange international devient
dominante à partir des années 1980 et guide toutes les stratégies
d’ajustement structurel mises en œuvre, on remarquera qu’en ce qui
concerne les économies du Tiers-monde, elle a les plus grandes difficultés à
intégrer les renouvellements contemporains de la théorie de l’échange
international, qui suppose la prise en compte d’une concurrence imparfaite
et de rendements croissants : tout se passe comme si, dans les institutions
internationales, la théorie était restée figée, en ce qui concerne les pays du
Tiers-monde, sur le vieux paradigme ricardien, remis en cause ou tout au
moins relativisé partout ailleurs.
1 - Le 2 décembre 1823, le président James Monroe énonce la doctrine fondant les bases de la
diplomatie des États-Unis : toute intervention extérieure (notamment européenne) dans les affaires du
continent américain sera considérée comme une menace pour leur sécurité et pour la paix.
2 - Paul Bairoch, Le Tiers-monde dans l’impasse, Gallimard, 1992.
3 - Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, 1995, p. 100.
4 - René Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Seuil, 1962, p. 28.
5 - René Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Seuil, 1962, p. 28.
6 - Gunnar Myrdal, Asian drama, An inquiry into the poverty of nations, Pantheon, 1968)
7 - René Dumont, op. cit., p. 21.
8 - J. Viner, « International Trade and Economic Development », Clarendon Press, Oxford, 1953,
G. Haberler, « Some Problems in the Pure Theory of International Trade », Economic Journal,
juin 1950.
9 - Little, Scitovsky et Scott, Industry and trade in some developing countries, Londres, Oxford
University Press for the OECD Development Center, 1970.
10 - Ilya Mint, The Economics of Developing Countries.
11 - Thomas Balogh, Unequal Partners, Oxford, Basil Blackwell, 1963.
12 - Raul Prebisch et Hans Singer « The distribution of gains between investing and borrowing
countries », American Economic Review, vol. 40, mai 1950.
13 - Samir Amin, L’accumulation à l’échelle mondiale, 1973.
14 - E. Mandel, Le troisième âge du capitalisme, trad. fr., UGB, coll. « 10/18 ». C. Bettelheim,
Theoretical comments’Appendix to A. Emmanuel, 1972.
15 - Celso Furtado, Osvaldo Sunkel, « National development policy and external dependancy in
Latin America », Journal of Development Studies, Vol. 1, 1973.
16 - André Gunder Frank, Theotonio dos Santos, « The Structure of dependance », American
Economic Review, vol. 60, no 2, 1970.
Conclusion de la premiÈre partie

Les analyses en terme de dépendance et les préoccupations


structuralistes ont été souvent occultées depuis trente ans : l’évolution de
l’économie mondiale et la place occupée par les pays en développement
auraient rendu caduques ce type de raisonnements : on retrouve ici
l’argument selon lequel les éléments de diversité l’emporteraient, pour
les économies du Tiers-monde, sur les points communs ; une insertion
défavorable dans l’économie mondiale, notamment, ne serait plus dans
cette optique une caractérisation pertinente de l’ensemble de ces
économies. Par ailleurs, les déséquilibres de leurs structures internes
seraient sans rapport avec cette insertion.
La deuxième partie de cet ouvrage s’attache au contraire à montrer que
non seulement ces grilles de lecture théoriques n’ont rien perdu de leur
actualité, mais qu’elles ne concernent pas seulement les questions
internationales : c’est toute la structure sociale et institutionnelle, toutes
les modalités internes de fonctionnement de ces économes qui sont ainsi
mises en évidence.
Partie 2

Une question Économique et sociale


globale
De ce qui précède, on voit que la question du développement ne peut
être traitée comme une question uniquement technique, isolée des
différents rapports sociaux et indépendamment de la cohérence globale
des politiques mises en œuvre.
Chapitre 3

Les modÈles et les stratÉgies de dÉveloppement

Le début de la décennie 1980 a souvent été présenté comme inaugurant


l’ère de la fin des modèles de développement. Cette annonce se fondait sur
un constat d’échec des modèles mis en œuvre au cours des trente années
précédentes, sous la double signification de modèles théoriques et de
stratégies de développement – les premiers étant constitués d’un ensemble
d’hypothèses et de propositions théoriques articulées entre elles, les
secondes d’un ensemble d’instruments de politique économique de long
terme, adaptés à des objectifs, conformément à ces théories. Mais au-delà
de leurs contenus particuliers, c’est la légitimité même de l’existence de
modèles qui est mise en cause : seules seraient appropriées aux problèmes
du développement des réponses empiriques, partielles, à géométrie variable
et dénuées d’un horizon temporel long.
Trente ans après leur abandon, on ne peut donc analyser la plupart des
modèles qu’au travers des regards rétrospectifs portés, à partir de
différentes grilles d’analyse, sur les différents courants théoriques qui les
ont inspirés.

1. Des modèles de croissance qui s’adaptent aux spécificités du


tiers-monde ?

La plupart des modèles théoriques de développement qui ont été élaborés


au cours des années 1950 et 1960 présentent un double aspect : ils
s’appuient sur certains acquis des grands modèles généraux de croissance
et leur empruntent un certain nombre d’hypothèses théoriques ; en même
temps, prenant pour acquis la distinction entre croissance et
développement, explicitée entre autres par Perroux, ils cherchent pour la
plupart à introduire des hypothèses destinées à les adapter aux spécificités
du Tiers-monde (Texte 9).

Texte 9 : A. DUMAS, Modèles de croissance ou modèles de


développement ?
Cette économie [sous-développée] est en effet désarticulée si on la compare à celle
des pays industrialisés, autrement dit si on prend comme termes de référence les
articulations qui existent dans les pays développés. Il est bien certain que les
« transmissions par les flux, les prix et les anticipations », pour reprendre l’expression de
F. Perroux, telles qu’elles existent dans les pays industrialisés ne se retrouvent pas avec
la même intensité dans les pays sous-développés. Ces transmissions ne s’y font qu’à
travers d’autres éléments, les articulations sont à un autre niveau et ne se perçoivent pas
avec les instruments construits pour étudier les mécanismes des économies modernes.
[…]
Si des articulations propres aux pays sous-développés existent, c’est donc qu’il est
possible de construire des modèles de développement. Le corollaire de cette hypothèse
est qu’il n’est pas possible d’utiliser pour les pays sous-développés des modèles de
croissance tels qu’ils ont été conçus pour les pays industrialisés, puisque les articulations
qui existent dans l’économie de ces derniers, et les fonctions économiques
fondamentales sur lesquelles s’appuient les modèles de croissance sont différentes de
celles des pays sous-développés. En outre, pour analyser les conditions dans lesquelles
s’effectue la croissance, les modèles de croissance utilisent des coefficients que l’on
suppose stables en courte période. Or le développement implique des mutations de
structure à tous les niveaux, mutations qui entraînent à leur tour des changements dans la
valeur des coefficients. Il semblerait donc qu’il ne soit pas possible d’utiliser des
modèles de croissance dans les pays sous-développés.
Or, et c’est là notre deuxième hypothèse, les modèles qui sont utilisés dans les pays
sous-développés ne sont pas des modèles de développement tels que nous venons de les
définir, mais les modèles de croissance modifiés pour être appliqués aux pays sous-
développés. […]
En effet, ils possèdent tous des relations qui réduisent des articulations comparables à
celles des pays industrialisés ; si ces relations fonctionnelles sont valables pour le secteur
moderne des pays sous-développés, elles ne le sont plus pour le secteur traditionnel, où
elles possèdent un caractère plus structurel que fonctionnel.
Les modifications qu’ont subies les modèles de croissance destinés à être utilisés dans
les pays sous-développés résultent de facteurs qui peuvent être analysés comme des
obstacles au développement. Il ressort en effet de l’analyse des éléments constitutifs du
sous-développement deux caractéristiques importantes.
La première concerne la déficience du capital : les ressources financières intérieures
des pays sous-développés sont loin de couvrir les besoins qui se manifestent au regard de
la mise en œuvre du développement, soit que l’on considère que l’épargne intérieure est
trop faible pour financer les investissements, soit que l’on considère que les opérations
de commerce extérieur ne permettent pas de dégager un excédent des exportations sur
les importations. […]
La seconde caractéristique concerne l’organisation économique et sociale des pays
sous-développés. Celle-ci, qui résulte de la juxtaposition de structures et de systèmes
dont l’origine et la finalité sont différentes, est en effet de caractère pluraliste. Cette
situation qui est le résultat du heurt entre la civilisation industrielle et les sociétés
traditionnelles, se traduit par la présence simultanée à l’intérieur de l’économie de
systèmes aussi différents quant à leur contenu économique et social que l’économie de
subsistance et l’économie de marché, l’économie de traite et l’économie de plantation,
l’économie féodale et l’économie industrielle.
C’est essentiellement en fonction de ces deux caractéristiques qu’ont été modifiés les
modèles de croissance destinés à être utilisés dans les pays sous-développés : la
considération de la déficience du capital a permis de construire des modèles globaux
axés sur l’aide financière en provenance de l’étranger ; celle du dualisme économique et
social conduit à l’adoption de modèles plurisectoriels relatifs à l’orientation des
investissements ou à l’intégration de toute la population dans les activités productives de
l’économie.
[…] Il existe enfin une autre limite, qui nous paraît certainement la plus importante, à
la validité de la plupart des modèles de développement. […] Ces modèles utilisent en
effet des relations et des concepts qui ne correspondent pas à la réalité et à la logique des
pays sous-développés. Ces concepts, comme les flux, la production, la consommation,
l’épargne, la productivité, le taux de chômage…, empruntés à l’analyse économique des
pays industrialisés, imprégnés de leur culture et de leur civilisation sont en effet
inadaptés à la réalité des pays sous-développés, et en ce sens, déforment les informations
quantitatives qu’on a pu y recueillir.
Le concept de chômage, par exemple, ne recouvre pas la même chose dans les pays
industrialisés et dans les pays sous-développés. Or les modèles qui font intervenir ce
concept l’utilisent dans le même sens que dans les pays industrialisés. […]

A. Dumas, « Les modèles de développement », Économies et


sociétés, PUG, 1982.

1.1 L’hypothèse du dualisme

Le modèle dualiste de A.W. Lewis (Texte 10), prolongé en 1964 par les
développements de Ranis et Fei, se classe dans cette catégorie : ses
hypothèses de base sont celles de l’équilibre néoclassique des marchés
(rémunération du travail à sa productivité marginale par exemple), mais
une hypothèse spécifique tente de rendre compte de la particularité des
économies « sous-développée » : le dualisme.
Texte 10 : CELSO FURTADO, Le dualisme : présentation
Le mécanisme de l’expansion de l’excédent a été très bien présenté par Arthur Lewis
qui a utilisé les éléments essentiels du modèle classique.
Supposons une économie précapitaliste, dont la population vive de l’agriculture et de
l’artisanat. Dans une société de ce type, toute la population travaille, même si la
contribution de certains individus est nulle pour l’ensemble de la collectivité. Si nous
observons l’ensemble de l’économie comme le ferait un entrepreneur capitaliste, nous
constatons que la productivité marginale du travail est très faible, pouvant être égale ou
inférieure à zéro. Il devient ainsi possible d’organiser un noyau capitaliste qui absorbe de
la main-d’œuvre sans réduire la production totale de l’économie préexistante. Le
capitaliste fixera un salaire un peu supérieur au niveau de subsistance de la population et
pourra compter sur une offre illimitée de main-d’œuvre. En partant d’une certaine
quantité de capital dont il dispose, il utilisera de la main-d’œuvre jusqu’à ce que le
produit marginal du travail devienne égal au taux de salaire. L’excédent qui lui reviendra
sera considérable et tendra à augmenter avec le progrès technique, les économies
d’échelle, les économies externes, etc. […] Ce modèle a été développé de façon
exhaustive par Ranis et Fei, qui ont identifié dans ce processus de transition trois phases.
La productivité marginale du travail ne serait égale à zéro dans le secteur précapitaliste
que pendant la première phase. Dans la seconde, le produit marginal du travail serait
positif, bien qu’inférieur au niveau moyen de subsistance. La dernière phase serait
caractérisée par l’intégration du marché du travail, produit marginal du travail et salaire
tendant à se rapprocher dans toutes les activités productives.

Celso Furtado, Théorie du développement économique, PUF,


1970.

Ce schéma a fait l’objet de controverses. Il a été critiqué en particulier


par les théoriciens structuralistes comme par ceux du courant de la
dépendance ; ceux-ci prennent en effet en compte l’existence d’un
dualisme mais en fournissent une analyse différente : d’une part son origine
ne réside pas uniquement dans les différences sectorielles de productivité,
mais dans une articulation fonctionnelle – et non une juxtaposition – entre
le secteur dit « archaïque » et le secteur moderne ; d’autre part ce dualisme
ne se résorbe pas spontanément par le jeu du marché, mais au contraire se
reproduit, faisant partie intégrante du processus de sous-développement.
D’une façon générale, le schéma dualiste a été considéré comme trop
simplificateur et faisant abstraction de la complexité structurelle des
sociétés sous-développées : on peut noter en particulier que le dualisme
traverse aussi bien le secteur agricole (avec de grandes exploitations
intensives en capital et en technologie côtoyant un secteur traditionnel) que
le secteur secondaire (Texte 11). Enfin, l’analogie avec le processus de
constitution du secteur industriel au xixe siècle en Europe trouve ses limites
dans la mesure où si des forces d’expulsion du secteur rural sont bien
présentes dans les sociétés du Tiers-monde, les forces d’attraction du
secteur moderne sont absentes : la plupart des migrants ne trouvent pas
d’emploi dans le secteur formel, qu’il soit industriel ou tertiaire, mais vont
grossir les rangs du secteur informel urbain (ce que Harris et Todaro
prendront en compte en 1969 dans un prolongement du modèle dualiste
analysant les migrations villes-campagnes) ; cette migration ne contribue
pas à stimuler une révolution agricole qui conduirait à une augmentation de
la productivité dans ce secteur.

Texte 11 : CELSO FURTADO, Le dualisme : critique


Les modèles du genre que nous venons de considérer essaient d’expliquer le processus
par lequel la forme capitaliste d’organisation de la production se répand et tend à
absorber tous les facteurs dans une collectivité dont l’économie était auparavant
organisée sur la base de critères précapitalistes. Le mécanisme décrit engendrerait une
accumulation de capital capable de donner un emploi dans le secteur capitaliste à la
totalité de la main-d’œuvre. À partir de ce point, la rémunération des facteurs serait
fonction des productivités marginales respectives. Or, la valeur explicative de ces
modèles se borne au comportement du secteur capitaliste là où celui-ci grandit par
induction extérieure. Dans cette hypothèse, la façon dont le revenu est réparti à
l’intérieur de l’économie ne présente pas une plus grande signification pour le processus
de croissance lui-même. Dans une hypothèse plus générale, dans laquelle le profil de la
demande interne serait le principal facteur qui conditionne l’allocation des ressources, il
faut se demander quels effets produiront le fait que l’augmentation de la demande se fera
de pair avec la stagnation du taux de salaire, c’est-à-dire sans la diversification de la
consommation de la masse de la population. La concentration du revenu qui accompagne
nécessairement le type de croissance que nous considérons en ce moment entraîne une
certaine évolution dans le profil de la demande qui se traduit par une dépendance
croissante vis-à-vis de l’offre extérieure de biens de consommation – demandés par les
classes ayant des revenus élevés – et par une allocation des ressources productives liées
au marché interne qui tend à élever la dotation de capital par personne employée […]
L’étude des structures dualistes, tant empirique que théorique, a mis de plus en plus en
évidence le phénomène de l’excédent de main-d’œuvre, ou de chômage déguisé. Dans
l’analyse de ce phénomène, il est nécessaire d’observer que, dans l’organisation des
économies précapitalistes, le principe directeur n’est pas la maximisation du bénéfice,
mais la formation d’un excédent. Cet excédent peut être obtenu directement en nature,
comme dans un métayage, mais il peut l’être aussi en espèce, soit grâce à la perception
d’une rente pour l’usage de la terre, soit par le contrôle de la commercialisation de la
production agricole destinée au marché.

Celso Furtado, op. cit.

1.2 L’hypothèse de la pénurie d’épargne

Plusieurs auteurs ont envisagé comme facteurs explicatifs essentiels du


sous-développement la pénurie d’épargne interne. C’est en particulier
l’analyse de Ragnar Nurkse1. L’accent mis sur la faiblesse de l’épargne
conduit directement à l’idée de l’impossibilité d’un développement
endogène, en l’absence d’aide extérieure. En effet, la conséquence de cette
pénurie est la nécessité du financement extérieur au stade immédiatement
préalable au take-off, selon le schéma de Rostow.
Toutefois, le modèle de pénurie d’épargne a fait l’objet de critiques :
d’une part, il suppose une conception de l’investissement comme
nécessitant une épargne préalable ;
d’autre part, il existe souvent dans les économies en développement
une concentration importante des revenus, donc de nombreuses
catégories sociales qui ont une capacité d’épargne qui débouche
souvent sur une fuite des capitaux, des placements financiers et
non des investissements productifs. Le surplus existant n’est pas
affecté à l’accumulation ;
enfin, ce facteur explicatif n’a pas toujours été vérifié empiriquement
(Texte 12).
Le modèle a donc ensuite été enrichi par Chenery et alii, pour aboutir
aux modèles à double déficit, mettant en avant deux contraintes successives
pour les économies en développement, justifiant toutes deux le financement
extérieur :
une contrainte de pénurie d’épargne intérieure dans le premier stade
du développement ;
une contrainte externe dominante ensuite.

Texte 12 : C. OMAN/G. WIGNARAJA, Le modèle à double


déficit
Plusieurs études empiriques ont été entreprises pour tester l’hypothèse selon laquelle
des augmentations significatives et/ou des niveaux élevés de taux d’épargne domestique
étaient étroitement corrélés avec une croissance industrielle rapide. Ne parvenant pas à
confirmer cette hypothèse – la corrélation trouvée a été positive et significative dans
quelques cas, mais insignifiante dans d’autres, et négatives pour un petit nombre – les
résultats de ces études empiriques à leur tour ont conduit au développement du modèle à
double déficit (two-gap).
Par essence, les hypothèses du modèle à double déficit sont que tandis que, dans les
tout premiers stades de la croissance industrielle une épargne insuffisante peut constituer
la contrainte principale sur le taux de formation de capital domestique, une fois que
l’industrialisation est bien en route la contrainte principale peut ne plus être l’épargne
domestique en elle-même, mais la disponibilité en devises requises pour importer des
biens d’équipement, des biens intermédiaires et peut-être même des matières premières
utilisées comme inputs industriels. Le déficit en devises peut ainsi surpasser le déficit
d’épargne comme la principale contrainte du développement.
Le modèle à double déficit s’est révélé particulièrement adapté pour beaucoup de pays
d’Amérique latine et d’Asie du Sud qui ont tenté de s’industrialiser pendant les
années 1950 et 1960, en suivant une politique de substitution d’importations (ISI) […] À
une étape de l’ISI où une économie ne produit pas ses propres biens de capital et la
plupart des inputs industriels, il y a une substantielle augmentation de la demande
d’importations (et donc des besoins en devises) conduisant à des difficultés de balance
des paiements pour beaucoup de pays en développement.
Le modèle à double déficit a représenté, comme cela a été communément admis à
l’intérieur de la littérature orthodoxe du développement, une amélioration significative
par rapport à la vision initiale très simplifiée de la relation épargne-investissement-
croissance dans un pays en développement. En ce qui concerne ses implications pour le
rôle de l’aide, le modèle à double déficit renforce essentiellement celles de l’approche de
Rostow, au sens où les deux tendent à concentrer l’attention des usagers de l’aide
(donneurs et récipiendaires) sur les besoins de ressources d’investissement qui pourraient
être comblés par l’aide. Ces caractéristiques sont clairement appréhendées par le modèle
pionnier de Chenery et Bruno en 1962 et par le modèle plus complet de Chenery et
Strout publié en 1966.
Charles Oman, Ganeshan Wignaraja, The Postwar Evolution of
Development Thinking, OCDE, 1991 (traduit par l’auteur).

1.3 L’hypothèse des cercles vicieux

Le développement est envisagé par beaucoup de théoriciens (R. Nurske,


J. Viner, parmi d’autres) comme un piège, une « trappe », résultant de
mécanismes de cercles vicieux, ou, selon l’expression de Gunnar Myrdal,
de « causalités circulaires cumulatives », à la fois du côté de la demande et
du côté de l’offre.
Une grande part de ce raisonnement découle directement de l’hypothèse
de la pénurie d’épargne pouvant constituer un des points de départs des
différents cercles vicieux possibles :
la pauvreté, la faiblesse du revenu, sont responsables d’une faiblesse
de l’épargne, ce qui compromet l’accumulation du capital,
maintient donc une faible productivité et a pour conséquence
l’absence d’augmentation du revenu.
D’autre part, différents cercles vicieux s’enchaînent entre eux (voir
graphique repère 5, page suivante).
de faibles revenus maintiennent la majorité de la population dans un
état de malnutrition, sa productivité au travail reste donc faible,
son revenu également ;
la faiblesse du revenu national entraîne une faiblesse des dépenses
d’éducation, donc de la formation de la main-d’œuvre, donc des
gains de productivité et donc du revenu ;
la faiblesse des revenus entraîne la faiblesse de la consommation et
des débouchés réduits pour les entreprises. Ce phénomène est
renforcé par le fait que l’importance de l’économie de subsistance,
dans le secteur traditionnel, exerce une pression à la baisse des
salaires dans le secteur moderne. L’incitation à investir est donc
faible, la productivité stagne, la production reste faible ainsi que
les revenus ;
on peut aussi trouver des cercles vicieux dans le domaine de la
démographie : la croissance démographique augmente les besoins
en investissements d’infrastructures (logement, éducation, santé…)
qui rendent nécessaire une croissance très importante pour que le
revenu par tête ne diminue pas et que le chômage n’augmente pas.
Si c’est le cas, la pauvreté favorisera en retour une fécondité
élevée, que plusieurs mécanismes encouragent (cf. chapitre 4) ;
on peut aussi identifier des cercles vicieux sur le plan écologique :
une pression productive trop forte sur les terres ou des formes de
mise en valeur inadaptées conduisent à une dégradation de la
fertilité des sols (cf. chapitre 7).

Repère 5 : Différents cercles vicieux


Source : d’après M.P. Todaro, 1991.

L’explication par les cercles vicieux présente plusieurs intérêts :


comme le dualisme, elle renvoie à des spécificités structurelles du
sous-développement. Mais elle présente l’avantage, par rapport au
schéma de Lewis, d’expliquer la perpétuation du sous-
développement et de la pauvreté : il s’agit d’une analyse
dynamique qui montre comment un mécanisme de trappe peut
perdurer dans le temps ;
par ailleurs, l’enchaînement des différents cercles vicieux montre
bien les caractéristiques multidimensionnelles du phénomène : des
facteurs d’ordre financier et économique s’articulent avec des
mécanismes sociaux, culturels…
Mais on en voit aussi les limites :
tout d’abord, rares sont les explications en termes de cercle vicieux
qui font place à l’environnement international des pays (quoi que
cela soit possible en théorie). On a donc l’impression d’un
phénomène de circuit fermé, indépendamment des pressions
mondiales dont on a pourtant constaté le poids ;
d’autre part, il a été reproché à ces explications leur caractère
tautologique : « Les pays sous-développés sont pauvres parce
qu’ils sont pauvres ». Le risque est grand de naturaliser le sous-
développement, ou d’en faire une sorte de fatalité, en occultant les
racines historiques de l’existence de ces cercles vicieux, et les
raisons présentes de leur reproduction, en particulier les intérêts
sociaux en présence : si les mécanismes de perpétuation de la
pauvreté sont clairement identifiés, pourquoi en effet des actions
efficaces pour rompre ces cercles vicieux ne sont-elles que
rarement mises en œuvre ?

2. Des modèles aux stratégies de développement

Les stratégies dans la plupart des pays au cours des années 1950 à 1980
présentent de nombreux points communs : elles sont le fait d’États qui
tentent de conforter l’indépendance politique par des politiques
d’industrialisation volontaristes, qui trouvent leur cohérence dans des
modèles théoriques. Cependant, les mesures mises en œuvre sur le terrain
ne sont pas toujours conformes aux orientations théoriques, et de nombreux
biais récurrents apparaissent.

2.1 Les relations inter sectorielles

L’articulation agriculture-industrie

La plupart des modèles mettent l’accent sur le secteur industriel, et


considèrent implicitement ou explicitement l’industrialisation du pays
comme une condition préalable indispensable du développement. Cela pour
plusieurs raisons : d’une part, on l’a vu dans le chapitre précédent, la
spécialisation héritée de la colonisation cantonne les économies dans une
spécialisation primaire qui les rend vulnérable, et entretient leur
dépendance ; l’accès à une véritable indépendance économique suppose
donc de tourner le dos aux supposés avantages comparatifs pour diversifier
l’appareil productif et satisfaire la demande du marché intérieur par une
production domestique. D’autre part, on considère que des gains de
productivité rapides, un apprentissage technologique et une meilleure
qualification de la main-d’œuvre ne peuvent survenir que dans le secteur
secondaire, considéré comme un secteur « tout à la fois porteur de valeurs
(rationalité, calcul économique, sens de l’épargne et de l’accumulation), et
vecteur de diffusion technologique ».
Le développement de l’agriculture en lui-même fait l’objet de peu de
réflexions propres. Le secteur agricole est souvent vu comme archaïque et
traditionnel, porteur des stigmates du sous-développement. Dans de
nombreux modèles, il est traité comme un réservoir à partir duquel doit être
extrait un surplus destiné à alimenter le développement de l’industrie :
surplus de main-d’œuvre dans les modèles dualistes ou surplus économique
destiné à alimenter l’investissement dans l’industrie. Dans le meilleur des
cas, les stratégies mises en œuvre supposent implicitement des effets
d’entraînement de la modernisation du secteur industriel sur le secteur
agricole.
Modèles de croissance équilibrée ou déséquilibrée.

À l’intérieur même du secteur secondaire, la détermination des secteurs


où doivent se diriger prioritairement les investissements est une question
centrale pour plusieurs raisons :
la rareté des ressources disponibles pour investir impose de faire des
choix ;
ces choix sont à même de déterminer les séquences de
développement, les enchaînements productifs qui seront à l’œuvre.
Par là, on détermine en même temps l’horizon temporel de la
stratégie et le modèle social adopté : quelles catégories sociales
favoriser, auxquelles imposer des sacrifices à chaque étape ?
les choix technologiques et les modes d’organisation du travail
résultent en partie de ces options, de même que le mode d’insertion
internationale (spécialisation)et la détermination du niveau de
l’emploi de la population active.
Le principal clivage théorique oppose les stratégies de développement
équilibrées et les stratégies de développement déséquilibrées.
Le développement équilibré est défendu par Nurske, Rosenstein-Rodan
Chenery : ce modèle résulte de l’analyse en termes de cercles vicieux du
sous-développement. Dans cette optique, la stratégie de développement
doit s’efforcer de surmonter les blocages inhérents au sous-développement
en agissant à la fois du côté de l’offre et du côté de la demande. Les choix
d’investissements doivent se faire en tenant compte des complémentarités
et des interdépendances entre secteurs. Le ­développement équilibré
suppose des investissements en priorité en direction des industries légères
et des industries de biens de consommation.
Le développement déséquilibré est défendu entre autres par Albert
Hirschman2, dans la logique des pôles de croissance de François Perroux.
Afin d’éviter la dispersion de ressources rares que risqueraient d’entraîner
des investissements simultanés dans de nombreux secteurs, cette stratégie
préconise de les concentrer sur un nombre restreint de branches
industrielles, choisies parmi celles qui sont susceptibles d’avoir des effets
d’entraînement de l’amont du processus productif vers l’aval. Il s’agit donc
d’investissements dans les secteurs stratégiques, les infrastructures et les
industries de biens d’équipement et de biens intermédiaires.
Dans les faits, si on oppose les modèles de croissance équilibrée aux
modèles de croissance déséquilibrée, les deux modèles n’ont pas eu la
même influence sur les stratégies de développement effectivement mises en
œuvre. Dans la pratique, la plupart d’entre elles mettent l’accent sur
l’industrie lourde et intensive en capital.

Texte 13 : La Tanzanie après l’indépendance, une exception à la


priorité à l’industrie ?
Avec la Déclaration d’Arusha (janvier 1967) […] le pays s’oriente délibérément vers
une voie socialiste, récusant le mode de croissance capitaliste inspiré par l’extérieur et
s’efforçant de compter d’abord sur ses propres forces (self-reliance). L’accent était mis
sur l’agriculture, sur le travail collectif des populations rurales, sur l’éducation, avec
cette dimension supplémentaire que conférait la recherche de valeurs sociales propres à
la société africaine (entraide, égalité, soutien des plus faibles, etc.), et sans perdre de vue
le développement industriel qui, à terme, devait permettre au pays de ne pas se couper du
monde moderne. Dans le contexte du socialisme « Ujamaa » étaient exclues
l’appropriation privée des moyens de production importants et l’exploitation des
hommes ou des groupes sociaux, au profit d’autres relations humaines fondées sur la
démocratie, la juste répartition des biens, la coopération, etc. […] Des nationalisations
successives permirent au gouvernement de contrôler l’appareil productif, dans le secteur
industriel, agricole, commercial ou bancaire. […] L’effort le plus spectaculaire fut sans
aucun doute accompli dans le secteur rural avec la multiplication des villages
communautaires ou villages Ujamaa. Il s’agissait à la fois de grouper les paysans (ils
vivaient généralement dans des fermes dispersées) pour faciliter la mise en place des
services sociaux les plus importants (éducation, santé…) et de les amener à pratiquer un
socialisme rural authentique (travail collectif sur les terrains communautaires, répartition
des produits en fonction de la participation de chacun). […] Dans une première phase,
l’opération Ujamaa Vijijini démarra prudemment. Les regroupements étaient encouragés
mais non imposés. À la suite de sécheresses catastrophiques en 1973-1974, le
gouvernement et le parti décidèrent d’accélérer la « villagisation » (quitte à admettre que
tous les « villages de développement » ne pratiqueraient pas immédiatement un mode de
vie socialiste). […]
Elle [la Tanzanie] avait vraisemblablement sous-estimé les obstacles qu’elle trouverait
sur sa route […] Les indicateurs d’ensemble ne furent pas systématiquement
défavorables. On évaluait à 4,4 % en moyenne la progression du produit national brut
entre 1966 et 1973, et le taux d’investissement moyen annuel était de l’ordre de 20 %.
Mais les premiers symptômes d’une grave crise ne tardèrent pas à apparaître : déficit
structurel du commerce extérieur, poids croissant de la dette nationale, épuisement des
réserves de devises, impatience corrélative des prêteurs, désorganisation du secteur rural,
dévaluations successives du shilling, faiblesse de la production industrielle. De 1976 à
1988, le pays se débat dans des difficultés qu’il ne tente pas de dissimuler (en 1981, le
gouvernement lançait un « programme national de survie économique ») […]
Dans le domaine de l’agriculture (qui comptait pour près de 50 % du produit national
brut en 1986), la stratégie des villages communautaires a connu de sérieux revers. […]
Ensuite, alors que 63 % des terres sont cultivables, les transferts forcés de population ont
suscité des réactions de rejet. L’insuffisance de l’encadrement technique et des
équipements ruraux (notamment d’irrigation dans les zones traditionnellement frappées
par la sécheresse), la difficulté des transports, les pratiques culturales antiéconomiques,
la faiblesse du crédit rural, le coût excessif des engrais ou des semences importés ont
aggravé la situation. Les prix trop bas payés aux agriculteurs ont encouragé le marché
noir et la contrebande aux frontières. Les sociétés étatiques chargées de la
commercialisation des produits agricoles, après la suppression des coopératives (jugées
d’inspiration trop capitaliste), se sont avérées de piètres gestionnaires et il a fallu rétablir
les coopératives en 1982. Quant à la nationalisation des vastes domaines étrangers
consacrés aux cultures d’exportation, elle est aujourd’hui jugée inconsidérée faute de
relais adéquats.
Des réformes ont été entreprises à partir de 1983 (moyens financiers supplémentaires,
revalorisation des prix des produits agricoles, implication directe des commissaires de
région dans la fourniture des engrais, des insecticides, des semences, etc.) ; d’autres
mesures, correspondant au programme établi par le Fonds monétaire international, ont
été prises en 1986. […]
Le tableau n’est cependant pas uniformément pessimiste. Il faut mettre à l’actif du
gouvernement tanzanien les progrès considérables accomplis dans le domaine de
l’éducation ou de la santé. L’infrastructure rurale du service de santé a fait ainsi en
quelques années un véritable bond en avant (99 centres de santé en 1972, 2 800 en
1980). […] Dans le domaine de l’éducation, la Tanzanie se prévaut du taux
d’alphabétisation le plus élevé en Afrique et de l’éducation pour adultes (le taux était de
62 % en 1981, un des plus élevés d’Afrique). L’aspect quantitatif n’est d’ailleurs pas le
seul à prendre en considération. Le contenu même de l’enseignement a été repensé pour
l’adapter aux réalités économiques du pays et aux besoins prévisibles en main-d’œuvre.

Encyclopédie Universalis, article « Tanzanie », 2002.

2.2 Des stratégies volontaristes pour surmonter les blocages ; le rôle


de l’État

Il est important de noter que, durant toute cette période, les différents
modèles et stratégies ont en commun de mettre en avant le rôle de l’État
comme acteur central de la stratégie d’industrialisation et de
développement. Cette affirmation est commune aussi bien aux modèles
considérés comme appartenant au courant dit « orthodoxe », apparenté aux
théories néoclassiques, qu’aux modèles dits « hétérodoxes ».
En théorie, il existe bien sûr des nuances importantes. Les modèles de
croissance équilibrée s’en remettent, en dernière instance, au marché pour
réguler l’économie, et confèrent avant tout à l’État le rôle d’une
coordination intersectorielle. En revanche, les modèles de croissance
déséquilibrée accordent à l’État un rôle beaucoup plus important, dans la
mesure où les secteurs stratégiques où l’investissement doit se concentrer
en premier lieu sont peu susceptibles d’attirer le secteur privé.
D’autre part, les modèles diffèrent aussi quant à la durée prévue de cette
intervention. Pour certains, elle est censée être provisoire et réservée aux
premiers stades du développement. Pour d’autres, elle doit être plus
prolongée voire constante : c’est le cas en particulier des modèles qui se
réclament plus ou moins explicitement d’objectifs socialistes (Algérie et
certains pays d’Afrique entre autres). Quant à la CEPAL, elle préconise
clairement l’industrialisation comme stratégie délibérée de sortie du sous-
développement, par opposition à un processus spontané. Elle doit être faite
au moyen d’une planification active de l’État, un protectionnisme
dynamique qui tendrait à diminuer au fur et à mesure que se renforcerait
l’appareil industriel.
Dans la pratique, la plupart des stratégies de développement mises en
œuvre suivent plutôt un schéma volontariste : l’État joue un rôle d’autant
plus actif et irremplaçable que dans de nombreux pays il n’existe pas de
classes sociales susceptibles de mettre en œuvre l’investissement nécessaire
et d’avoir une vision à long terme du développement.
De ce fait, l’État dans la plupart des pays se voit conférer plusieurs
rôles : promoteur d’une politique industrielle volontariste, dans certains cas
via une planification active, principal agent du financement de l’économie
par son contrôle du crédit, principal agent de commercialisation de la
production agricole, principal agent de la politique commerciale et du
contrôle des investissements étrangers ainsi que des flux de capitaux ; et
enfin dans la plupart des cas, producteur direct, dans la mesure où de
nombreux pays, même ceux qui disposent d’un secteur privé important et
diversifié, nationalisent certaines de leurs ressources stratégiques (produits
miniers, entreprises).
2.3 L’orientation vers le marché intérieur

Il s’agit d’un autre point commun important, complémentaire des deux


précédents, des stratégies de développement suivies au cours de cette
période.
L’industrialisation impulsée tourne en effet le dos à la logique des
avantages comparatifs qui tendraient à favoriser une spécialisation dans les
produits primaires, ou, à la rigueur, dans les industries intensives en main-
d’œuvre.
Le paradigme qui a eu l’impact le plus large, bien au-delà de l’Amérique
latine, est celui de l’industrialisation par substitution d’importation (ISI)
promue par la CEPAL et le courant structuraliste (cf. chapitre 2). Il s’agit,
dans une démarche proche de la notion de « protectionnisme éducateur » de
List, de remplacer des biens importés par des biens produits localement
pour diminuer la dépendance, et de diversifier l’appareil productif par
étapes en remontant la filière de production. La séquence se décompose
théoriquement en quatre étapes :
– biens de consommation simples : cuir, textile, produits alimentaires,
avec des inputs locaux ;
– biens intermédiaires : caoutchouc, chimie, ciment, acier ;
– biens d’équipement : imprimerie, aciers spéciaux, construction
électrique, équipement industriel ;
– biens de consommation durables.
Cette stratégie compte sur un élargissement des marchés qui serait
impulsé, notamment, par l’intégration régionale croissante, surtout à partir
du moment où le processus en arrive à la production de biens dépassant les
limites du marché national (Texte 14). En Amérique latine, cette pensée de
la CEPAL converge avec le populisme, où l’État appuie des entreprises
industrielles nationales et une participation croissante (mais étroitement
contrôlée) des organisations de travailleurs. Dans d’autres régions, elle
rencontre également l’option nationaliste développée par les dirigeants des
États nouvellement indépendants.
Texte 14 : H.G. ROMO, L’intégration régionale : une solution au
problème des débouchés ?
Un an après l’élaboration de l’étude de la CEPAL sur l’intégration régionale (1 959),
est signé le traité de Montevideo qui crée une zone de libre-échange appelée Association
latino-américaine de libre-échange (ALALC). […]
Il prévoyait l’élimination des barrières tarifaires et non tarifaires dans un délai de
12 ans. Chaque pays s’engageait à présenter une fois par an une « liste nationale » de
biens qui feraient l’objet d’une réduction ou une élimination de droits de douane.
Cependant, le Traité acceptait que les biens considérés comme sensibles puissent être
laissés en dehors des listes nationales. De même, ont été établies « des clauses de
sauvegarde » qui fixaient les circonstances dans lesquelles un pays pourrait
exceptionnellement imposer des contraintes à l’importation des biens provenant de la
zone pour protéger un secteur menacé de disparition ou pour corriger un déséquilibre
dans la balance des paiements. […] Les pays de moindre développement économique
relatif (Bolivie, Équateur et Paraguay) seraient appuyés pour : encourager l’installation
ou l’expansion de certaines activités productives ; réduire leurs droits de douane dans
des conditions plus favorables ; corriger d’éventuels déséquilibres dans la balance des
paiements ; protéger la production nationale de produits incorporés au programme de‐ ­
libéralisation s’ils sont importants pour son développement ; favoriser le financement
des activités productives existantes voire de nouvelles activités, surtout industrielles et
finalement encourager la croissance de la productivité dans ces pays avec des
programmes d’assistance technique. Le Traité considérait aussi la possibilité pour les
pays de favoriser une coordination graduelle et croissante de leurs politiques
d’industrialisation grâce à des accords de complémentarité par secteurs industriels.
Les résultats de l’ALALC ont été très limités. Pendant tout le programme de
libéralisation de la zone, seulement les 10 % des 9 200 biens assujettis à des droits de
douane ont fait l’objet de négociations. Le pourcentage des échanges intrarégionaux par
rapport aux transactions totales des 11 pays de l’ALALC n’a pas répondu à l’espoir
qu’avait suscité au début le processus intégrateur. En effet, ni du côté des exportations ni
du côté des importations les résultats n’ont été satisfaisants. La part des exportations
intrazone dans le total des exportations des pays de l’ALALC est passée de 6,7 % en
1961, à 10,1 % en 1970 et 14 % en 1980. En ce qui concerne les importations intrazone
les pourcentages correspondants ont été de 7,3 % en 1961, de 11,2 % en 1970 et de
12,5 % en 1980. […]
Malheureusement, ces plans se sont heurtés à une forte résistance de la part des
entreprises nationales qui disposaient rarement de la taille et de la capacité pour opérer
en dehors du territoire national. De même, les plans se sont heurtés à l’opposition des
FMN qui préféraient se limiter à des activités de recherche de rente au sein des marchés
nationaux très protégés au lieu d’améliorer l’efficacité technique de leurs activités en les
rationalisant au niveau régional. […] La compartimentalisation du marché opérée par les
FMN a constitué un frein puissant aux échanges intrarégionaux. Ainsi, par exemple,
certaines préféraient conserver deux usines qui produisaient les mêmes biens si les prix
de cession interne et le niveau élevé des prix au détail compensaient l’inefficacité de la
production au niveau national.[…]
En dehors de ces conditions liées aux caractéristiques du processus d’industrialisation
en Amérique Latine, le faible niveau de complémentarité économique entre les pays de
la région et l’absence de leadership vont finir par freiner la marche vers l’intégration.

Héctor Guillén Romo, « De l’intégration Cepalienne à


l’intégration néolibérale en Amérique latine : de l’ALALC à
l’ALENA », Mondes en développement, no 113/114, Tome 29,
2001.

Dans certains grands pays, l’option industrialisante est délibérément plus


orientée vers l’industrie de biens de capital et de biens intermédiaires, sans
étapes de transition, conformément aux modèles de croissance
déséquilibrée. C’est le cas de la stratégie de planification indienne, et de la
stratégie des industries industrialisantes en Algérie.

Texte 15 : B. ROSIER, Algérie : la stratégie des « industries


industrialisantes »
Le modèle algérien de développement économique tel qu’il s’est mis en place à partir
de 1967 repose fondamentalement sur une stratégie d’industrialisation visant
l’édification d’une économie autocentrée par une mise en valeur de l’ensemble des
ressources nationales qui devait, en quinze ans, venir à bout du chômage et du sous-
emploi. Pour ce faire et assurer une croissance rapide, priorité est donnée au
développement de l’industrie sur celui de l’agriculture et à l’investissement sur la
consommation. Le processus d’industrialisation privilégiera, par conséquent, les
industries productrices de biens d’équipement, et parmi celles-ci, d’abord celles d’entre
elles qui sont susceptibles de produire les plus forts « effets d’entraînement ». Dites
« industrialisantes », c’est-à-dire inductrices, à terme, d’un véritable tissu industriel
national, ces industries seront sévèrement sélectionnées – en raison des capacités de
financement limitées – et concentrées en des « pôles de développement ». Industries
lourdes (sidérurgie, mécanique, construction électrique, chimie, production d’énergie),
elles sont conçues et mises en place dans le cadre de grandes sociétés nationales à
capitaux publics mais dotées d’une large autonomie de fonctionnement. Pour brûler les
étapes, les techniques les plus modernes des pays capitalistes développés sont mises en
place dans l’espoir de parvenir rapidement à une véritable indépendance économique.
Dans la mesure où elles exigent de forts investissements à rentabilité différée, leur
mise en œuvre suppose une certaine rupture avec la logique du marché (laquelle oriente
toujours l’investissement vers les lieux les plus rapidement rentables pour le capital
privé) au bénéfice d’une stricte planification de l’investissement. Et les techniques
employées étant peu pourvoyeuses d’emploi, un développement induit d’une agriculture
restructurée devenant cliente de l’industrie est escompté pour stabiliser la force de travail
dans les campagnes.

B. Rosier, « Le développement économique, processus univoque


ou produit spécifique d’un système économique ? », Économies et
sociétés, PUG, 1982.

Les premiers plans quinquennaux en Inde (notamment le deuxième, de


1953 à 1957) sont inspirés du modèle Feldmann-Mahalanobis, qui est un
modèle de croissance de type Harrod-Domar assorti d’une décomposition
sectorielle. On distingue quatre secteurs : les biens de consommation (C),
les biens intermédiaires ou de capital (I), affectés soit à la production de
biens de consommation (Ic) ou de biens de production (Ip). Le coefficient
de capital est plus faible dans les secteurs des biens de consommation, et la
productivité du capital plus élevée. Néanmoins, la stratégie préconise
d’investir en priorité dans le secteur des biens de capital (Ip), en partant du
principe que renoncer à une productivité élevée dans le court terme permet,
dans un horizon temporel plus long, d’augmenter le potentiel productif
global du pays de manière accrue. Ce choix comporte trois corollaires :
une production moindre de biens de consommation pour une
génération ou deux ;
une intervention importante de l’État, qui doit assurer en grande
partie le financement de ces investissements et assurer la demande
de biens de capital pour la production de biens de capital : la part
de l’investissement public passe du quart de la FBCF totale en
1950 à la moitié, de 1960 jusqu’au milieu des années 1980 ;
un relatif isolement de l’appareil productif du pays par rapport au
marché m ­ ondial.

3. Bilans et résultats de ces stratégies


À la fin de la décennie 1970, il y quasi-unanimité pour constater l’échec
des stratégies de développement menées depuis les années 1950.

3.1 Des échecs relatifs

Plusieurs indicateurs, tant politiques et sociaux qu’économiques,


semblent l’attester : nulle part les politiques menées ne sont parvenues à
sortir la grande majorité de la population de la pauvreté ; les inégalités
sociales les plus flagrantes n’ont pas disparu, et se sont même parfois
aggravées ; un grand nombre de pays, notamment en Amérique latine, ont
basculé pendant plusieurs années aux mains de régimes dictatoriaux ; enfin,
aucun processus d’accumulation durable et auto-entretenue ne s’est mis en
place. La crise de la dette, à partir du début de la décennie 1980, ne fera
que consacrer cet échec.
Cependant, ce constat mérite d’être relativisé :
dans le temps tout d’abord : si, bien souvent, les stratégies menées
ont épuisé leurs facteurs d’efficacité vers la fin des années 1960,
elles ont dans un premier temps assuré, surtout dans les plus
grands pays (Brésil, Mexique, Inde…), un processus de
constitution d’un appareil productif industriel non négligeable,
ainsi qu’une augmentation du revenu par tête. De même, dans bien
des cas, c’est seulement au cours de la seconde partie de la période
considérée que les indicateurs sociaux se sont dégradés. Au début,
ils se sont en général améliorés ;
en fonction des critères d’appréciation ensuite : les industries ainsi
mises en place ont souvent été jugées disproportionnées et
obsolètes, et ceci de façon indiscrimée ; or la question qui peut être
posée est de savoir si elles doivent toutes être jugées telles, au
regard d’un critère de compétitivité internationale, ou si certaines
d’entre elles ont pu, dans d’autres circonstances politiques, être en
conformité avec des critères de satisfaction du marché intérieur.

3.2 Les raisons de ces échecs : un débat théorique


Ces nuances nécessaires conduisent à se pencher sur les divergences
dans les explications de ces échecs. En effet, il y a trente ans, ces stratégies
se sont trouvées en butte aux critiques aussi bien des théoriciens de la
dépendance que du courant libéral. Les considérants de ces deux catégories
de critiques ne sont évidemment pas les mêmes. Aujourd’hui encore, les
raisons différentes auxquelles on peut attribuer l’« impasse des modèles »
relèvent de cette divergence.
La question posée en réalité est double :
Les échecs rencontrés tiennent-ils aux limites intrinsèques des
modèles théoriques sous-tendant les stratégies (diagnostics et
hypothèses erronées, mauvais choix d’orientations) ou, dans une
large mesure, aux modalités de leur application, partielles,
incomplètes et soumises aux pressions politiques de court terme ?
S’ils tiennent plutôt aux limites intrinsèques des modèles eux-mêmes,
inadaptés aux questions à résoudre, comment caractériser ces
limites ?
Cette question est loin de relever d’un pur intérêt historique dénué
d’enjeu contemporain. Elle sous-tend au contraire toute l’orientation
stratégique des institutions internationales depuis plus de trente ans dans les
pays en développement.
En effet, la critique libérale, à la base de ce qui deviendra le « consensus
de Washington », pose le diagnostic suivant : les trois piliers de la plupart
de ces stratégies – rôle de l’État, caractère autocentré, priorité à l’industrie
– sont trois erreurs théoriques fondamentales qui ont conduit les dirigeants
de ces pays à sacrifier l’agriculture, à protéger des unités de productions
surdimensionnées et non compétitives, à entretenir des spécialisations sous-
optimales, à constituer un noyau de salariés « privilégiés » au détriment des
plus pauvres et des exclus du modèle, et d’une façon générale à entretenir
les comportements rentiers des différents groupes sociaux.
Cependant, il s’agit là d’une grille d’analyse qui, même si elle prend
comme point de départ le constat de problèmes bien réels, notamment
l’occultation des questions agraires dans la plupart des modèles, leur
apporte des explications simplistes et qui parfois se trompent de cible.
En effet, de nombreux pays n’ont pas pratiqué, par rapport aux
importations et surtout aux investissements étrangers, une fermeture et un
contrôle aussi strict et aussi continu que cela a été souvent écrit. Ainsi
l’Inde, à partir du milieu des années 1970, lève une grande partie des
limitations qui étaient auparavant imposées aux investissements directs
étrangers. De même, dans plusieurs pays d’Amérique latine, une grande
partie des projets d’ISI a été faite en collaboration avec les firmes
multinationales ; C. Oman et O. de Barros3 ont mis en évidence le fait que
le protectionnisme douanier, pas plus que les réglementations de l’IDE, au
cours des années 1950-1970, n’ont fait obstacle à l’activité des FMN au
Mexique ou au Brésil.
D’autre part, dans bien des cas, l’application concrète des stratégies de
développement s’écarte, de plus en plus au cours du temps, des modèles
théoriques et des objectifs affirmés. Les conséquences des dérives
bureaucratiques d’appareils étatiques souvent surdimensionnés, dans le
cadre de régimes peu démocratiques, et en l’absence de remise en cause
véritable de l’essentiel des privilèges sociaux, sont souvent très lourdes.
Gérard de Bernis, inspirateur de la stratégie des « industries
industrialisantes » en Algérie, constate qu’une condition majeure pour
qu’un système productif national cohérent fonctionne dans un pays, est que
les effets d’entraînement « soient construits et que les conditions de leur
efficacité soient en même temps établies : les structures désarticulées des
pays sous-développés ne constituent pas aujourd’hui un “milieu de
propagation” comme pouvait le faire le capitalisme de petites unités du xixe
siècle. On ne saurait assimiler effets potentiels et effets réels »4. Certains
États, même omniprésents en apparence, peuvent ainsi pâtir d’une
planification de la production insuffisante, et non pas excessive.

3.3 Les limites inhérentes aux modèles

Toutefois on peut, rejoignant en cela certaines des critiques formulées


par les théoriciens du courant de la dépendance, considérer que ces
modèles de développement, tant dans leur principe que dans leur mise en
application, ont fini par se heurter à leurs propres limites. En effet, en dépit
des intentions affichées, la croissance quantitative du produit, notamment
industriel, a bien souvent été confondue avec le développement, engendrant
ainsi des formes de mimétisme technologique avec les pays du Nord qui
n’ont fait que conforter les traits de désarticulation, interne et externe, de
ces économies.

Texte 16 : B. ROSIER, Algérie : les effets pervers du mimétisme


technologique
Vingt ans après, les résultats de cette stratégie, considérés du strict point de vue de
l’expansion industriel, sont considérables, puisque la production industrielle
(hydrocarbures non compris), évaluée à prix constants a été multipliée par près de
3 entre 1978 et 1997, ce qui a fait considérer l’Algérie au début des années 1980 comme
un pays « semi-industrialisé ».
Toutefois ces activités à caractère stratégique (industrie et hydrocarbures) qui
absorbent environ 60 % de la capacité d’investissement nationale (contre environ 6,5 %
pour l’agriculture), n’ont, pour la même période, directement fourni du travail qu’à 10 %
seulement de la population active, qui comporte encore plus de 28 % de chômeurs.
D’autre part, et peut-être surtout, on doit observer :
1. que la conduite de la politique d’industrialisation est loin – en dépit de ses objectifs
– d’avoir conduit à une autonomie technologique et économique croissante ;
2. que l’Algérie se proposant de s’engager dans la voie de l’édification d’une société
socialiste, on ne peut s’en tenir à des données quantitatives pour évaluer son processus
d’industrialisation. […]. La stratégie algérienne d’industrialisation n’en a pas pour autant
remis en question le type d’industrialisation mis en œuvre dans les pays capitalistes
développés. […] Quant à ses modalités, le processus d’industrialisation s’est déroulé par
recours massif aux transferts de technologie – un transfert imitatif – considéré comme
maîtrisable dans la mesure où les opérations se seraient réalisées sous la responsabilité
des entreprises publiques utilisant, sous leur contrôle, les services de divers fournisseurs,
en jouant ainsi le rôle d’« ensemblier national ». Mais une analyse approfondie met en
évidence que, dans le cadre d’une complète autonomie laissée aux firmes nationales sur
ce plan, ce sont au contraire les formules intégrées (usines « clés en main ») qui sont
devenues prédominantes, ce qui réalise un véritable transfert aux firmes étrangères de la
responsabilité d’ensemble des opérations (de la conception à la réalisation, voire à la
gestion initiale). De ce fait, le planificateur ne peut agir que sur le rythme et l’orientation
par branche de l’investissement ; il n’a plus prise sur la politique technologique ; celle-ci
est conduite selon une logique extravertie par les entreprises, lesquelles jouent la sécurité
aux dépens de la création d’une ingénierie nationale et d’un véritable apprentissage
technologique, processus renforcé par une forte concentration de l’assistance externe
autour de quelques firmes par type d’activité et par pôle. Par conséquent, ce type de
politique tend à perpétuer la dépendance technologique sans favoriser l’intégration du
tissu industriel.
[…] Quant au contenu donné à l’« industrialisation », on ne peut que constater que
celle-ci a été, comme jadis en Union soviétique, considérée pour elle-même comme un
processus technique – aussi neutre que l’était supposé le « progrès technique » – comme
indépendant dans un contenu de la nature des rapports sociaux, au sein desquelles elle
s’est historiquement développée, le seul problème étant de découvrir et de mettre en
place les moyens les plus efficaces pour l’accélérer. Mais ni son contenu en termes
d’objets à produire et de techniques à mettre en œuvre ni ses modalités concrètes en
matière de division du travail (« technique » et sociale) et d’aménagement de l’espace
n’ont été soumis à critique et à modification en fonction du projet social annoncé.
Alors qu’un tel projet supposerait une profonde modification de la division du travail
et une adaptation des techniques au projet social s’appuyant sur une participation
croissante des travailleurs (condition elle-même d’une véritable maîtrise de la
technologie), l’industrialisation algérienne s’est édifiée – on l’a vu – sur la base d’un
transfert massif de technologies « de pointe » et d’une réplique pure et simple de
l’organisation de l’usine (et de l’espace) produits dans les pays capitalistes développés et
transposés par ailleurs dans les pays de l’Est dits « socialistes ».
[…]
Tandis que le processus d’industrialisation correspond à un « modèle » exprimant une
véritable stratégie économique, il est loin d’en être de même pour l’agriculture. Celle-ci
était considérée comme devant bénéficier des effets d’entraînement de l’industrialisation
à travers la fourniture de moyens de production modernes. Or on ne peut aujourd’hui que
constater que ces effets ont relativement peu joué.

B. Rosier, « Le développement économique, processus univoque


ou produit spécifique d’un système économique ? », Économies et
sociétés, PUG, 1982.

Cela se vérifie, outre le cas de l’Algérie, dans les résultats des stratégies
de substitution d’importation en Amérique latine, qui se heurtent à un
ensemble d’obstacles se renforçant mutuellement.
Dans la pratique, une fois passée l’étape relativement « facile » de la
production de biens de consommation non durables, chacune des étapes
programmées de la substitution d’importation s’avère de plus en plus
difficile à mettre en place, en raison de l’accroissement des importations
d’équipements nécessaires en amont et de la quantité de devises requises
pour cela. Se pose donc à nouveau le problème du maintien de la capacité à
importer, donc du potentiel d’exportations. Des goulots d’étranglement
apparaissent dans l’industrie.
Or, les transformations de l’industrialisation de substitution
d’importations (ISI) ne sont pas parvenues à affecter le secteur exportateur.
Ce dernier demeure fortement spécialisé dans la production d’un petit
nombre de produits primaires, dont les élasticités-prix de la demande
demeurent faibles. La croissance des recettes d’exportation n’est donc en
rien garantie dans la proportion que nécessiterait la demande croissante
d’importations de biens de plus en plus complexes. On assiste ainsi à une
tendance à la reconstitution de déficits extérieurs récurrents.
La technologie incorporée par l’importation de biens d’équipement
impose aux unités de production des échelles et des compositions en capital
fixe disproportionnées par rapport à la taille des marchés nationaux.
L’appareil productif demeure hétérogène et présente peu d’intégration entre
les branches.
La conséquence en est une faible croissance de la productivité du travail,
renforcée par l’existence de capacités oisives dans l’industrie en raison de
ce surdimensionnement. Selon H.G. Romo5, « pour compenser ces
handicaps, les industries de substitution d’importations étaient soutenues
par des politiques économiques (obstacles à l’importation, taux de change
surévalué, etc.) qui affectaient négativement la compétitivité des
exportations de biens manufacturés et quelquefois des biens agricoles
vivriers destinés au marché national ». D’autre part, les FMN, acteurs
fondamentaux du processus d’industrialisation, favorisent les
comportements oligopolistiques, l’imposition des prix par les oligopoles
renforçant les tendances inflationnistes. En raison de la forte intensité en
capital des industries, celles-ci créent relativement peu d’emplois. Le sous-
emploi structurel perdure, passant de rural à urbain. Enfin, l’absence de
réforme agraire véritable et de mécanismes efficaces de redistribution des
revenus s’ajoutent à ces facteurs pour consacrer dans chaque pays
l’insuffisance d’un marché intérieur national susceptible d’entretenir la
croissance.
1 - Ragnar Nurke, Les problèmes de la formation du capital dans les pays sous-développés, Cujas
1968 (1953).
2 - Albert Hirschman, Strategy of Development, 1958.
3 - C. Oman et O. de Barros, « Trends in global FDI and Latin America », Inter-American
Dialogue meeting, Washington, 1991.
4 - Gérard de Bernis, « De l’existence de point de passage obligatoire pour une politique de
développement », Économies et sociétés, PUG, 1982.
5 - H.G. Romo, op. cit., p. 21.
Chapitre 4

Quel modÈle social sous-tend le dÉveloppement ?

C e qui précède tend à montrer que le contenu de la croissance (rapports sociaux, modèles technologiques,
organisation du travail) a souvent été occulté dans le passé par les décideurs (nationaux ou internationaux) du
développement, et l’est encore aujourd’hui. La dimension quantitative de la croissance est privilégiée. Or il
apparaît essentiel, pour un développement véritable, de déterminer quelles forces sociales portent cette
croissance et en bénéficient. En effet, dans bien des cas, une croissance, même forte, peut se traduire par une
aggravation des inégalités sociales, et exclure de ses bénéfices la majorité de la population.
Plusieurs dimensions de la société, interdépendantes, concentrent les principaux traits du sous-
développement : c’est le cas des inégalités de revenus, dont les relations avec la croissance et le développement
font aujourd’hui l’objet d’une réexploration théorique ; de la question agraire, où se rencontrent le problème
social explosif de la concentration foncière et celui de la dépendance alimentaire ; de la question du statut des
femmes et des inégalités de genre ; ces deux dernières questions surdéterminent les enjeux de la croissance de la
population et du régime démographique, qui ne peut en rien être considérée comme une question exclusivement
technique liée de façon unilatérale au sous-développement.

1. La reproduction des inégalités

L’ampleur des inégalités sociales, de toutes natures et notamment les inégalités de revenus, est bien un trait
distinctif du sous-développement, et marque une frontière entre le Tiers-monde et les pays développés. Ce
constat est corroboré par de n­ ombreuses études empiriques comparatives. On peut citer en particulier un
rapport de la CNUCED1 qui en 1997 livrait une étude détaillée sur le sujet. On y trouve notamment une
typologie des sociétés selon ce critère :
– les sociétés, qu’on trouve surtout en Amérique latine et dans certains pays d’Afrique, qui présentent un écart
extrême entre les revenus les plus faibles et les plus élevés, et une classe moyenne très faible ou quasi
inexistante. Les 20 % plus riches de la population détiennent 60 % du revenu national, les 40 % plus pauvres
10 % seulement ;
– les sociétés un peu moins inégalitaires, qu’on trouve dans certains pays d’Asie : la part de la classe
moyenne y dépasse celles des 20 % plus riches. On peut relever dans cette catégorie des différences selon que le
quintile le plus riche reçoit plus ou moins de 50 % du revenu total (la Thaïlande est ainsi bien plus inégalitaire
que la Malaisie) ;
– entre les deux, on recense un grand nombre de sociétés de type intermédiaire (avec une répartition de type
40-40-20).
Le rapport constatait en revanche l’absence parmi les PED (à deux ou trois exceptions près, comme la Corée
du Sud, Taïwan…) de sociétés plus égalitaires, avec un revenu moyen de la classe moyenne équivalent au
revenu moyen national, et un écart moindre entre les extrêmes – ce qui est le cas de la plupart des pays
développés.
Bien que datée, cette typologie reste valable pour rendre compte de la spécificité de la plupart des PED sur le
plan des inégalités, que révèle la comparaison internationale des coefficients de Gini des inégalités de revenus :
aucun PED ne présente aujourd’hui de coefficient inférieur à 0,3 (niveau qui reste l’apanage des économies
industrialisées). De nombreux pays, notamment en Amérique latine, présentent des coefficients supérieurs à 0,5.
Cependant, l’interprétation de cet indicateur est limitée par la faible fréquence et souvent l’ancienneté (plus de
10 ans en général) de la plupart des mesures2, alors que les trajectoires des économies ces dernières années
(croissance rapide, crise) ont pu sensiblement modifier le panorama des inégalités dans un sens ou dans l’autre.
En effet, les importants bouleversements économiques et sociaux de la dernière décennie conduisent à
prendre en compte des évolutions probablement significatives sur le plan des inégalités, pour lesquelles des
mesures exhaustives manquent encore. Ainsi, si une caractéristique essentielle de la plupart des PED reste la
quasi-absence ou la faiblesse numérique et la vulnérabilité de la classe moyenne, on observe également que les
économies émergentes à croissance rapide ont vu l’apparition d’une classe moyenne et de nouveaux modes de
consommation.
La dynamique de l’évolution de ces inégalités est également importante pour appréhender à la fois les
spécificités du sous-développement et les contraintes qui pèsent sur une politique de développement.

1.1 Crises inégalitaires, croissance souvent « excluante »

Si au cours des périodes de crise, les plus pauvres sont touchés d’abord et plus gravement, comme l’ont
montré les exemples de l’Asie en 1997-1998, de l’Argentine en 2001-2002 et de la crise de 2007-2009 dans de
nombreux pays, la reprise de la croissance n’est pas pour autant forcément un processus plus équitable. Elle peut
se traduire au contraire par une persistance ou une aggravation des inégalités. Bien plus, on a pu observer à deux
reprises, particulièrement en Amérique latine, des processus de croissance durablement et intrinsèquement
fondés sur une reproduction des inégalités.
Ce fut le cas dans les années 1960 et 1970, où on a assisté dans plusieurs économies semi-industrialisées –
Argentine, Brésil, Mexique – à des « régimes d’accumulation excluants », selon les termes de Pierre Salama :
des firmes multinationales, produisant des biens de consommation durable et d’équipement, ont implanté des
réseaux de filiales dans ces pays. Dans le cadre des stratégies d’industrialisation de l’époque, les États ont mis
en place les conditions politiques (notamment des régimes militaires) permettant d’assurer une plus grande
rentabilité du capital : répression du mouvement syndical, baisse absolue ou relative des salaires. Des débouchés
internes ont été créés pour les biens de consommation durables, grâce à une concentration accrue des revenus et
la création de « nouvelles couches moyennes riches ». On constate ainsi au cours de cette période une hausse de
la part des 20 % les plus riches et une baisse de celle des 80 % les plus pauvres, mais aussi une forte croissance
du PIB et de la production industrielle.
Au cours des années 1980, qui sont dans un grand nombre de PED une période de récession ou de croissance
faible, on observe une tendance à l’augmentation des inégalités, même si les moyennes régionales peuvent
masquer d’importantes disparités nationales. Cette augmentation des inégalités se traduit dans l’ensemble par un
accroissement de la part du revenu national détenue par les plus riches, et une diminution de la classe moyenne.
Cela constitue, pour de nombreux pays, une rupture par rapport à la période précédente où l’on avait pu
constater un accroissement de la part détenue par la classe moyenne. Ce phénomène comporte des conséquences
économiques et sociopolitiques pour l’ensemble de la société, sur le long terme, très importantes.
Si l’ampleur du phénomène diffère selon les pays, il faut noter qu’il se produit qu’il y ait ou non croissance
(comme dans le cas des nouvelles économies industrialisées d’Asie), et présente un degré remarquable de
similitude entre pays très différents. Ce constat semble indiquer que, comme le note le rapport de la CNUCED
déjà cité, « le rapport entre croissance et inégalités s’est modifié au cours des années 1980, la croissance
accentue désormais davantage les inégalités », et qu’à dater de cette période l’influence des mécanismes
mondiaux et de la similitude dans les politiques économiques suivies (politiques de libéralisation, d’ajustement
structurel) est devenu très importante (ce que nous verrons dans les chapitres 5 et 6).
Le fonctionnement de nouveaux mécanismes se confirme quand, dans les années 1990, la reprise de la
croissance ne s’est pas traduite par une atténuation des inégalités, mais parfois par une nouvelle aggravation,
notamment en Amérique latine.
À l’inverse, différentes études, à commencer par celles des institutions internationales, n’ont pas manqué
d’établir une corrélation entre les expériences d’industrialisation réussie en Asie de l’Est et du Sud-Est et un
degré d’inégalités sociales au démarrage (inégalités de revenus, inégalités foncières) souvent beaucoup moins
poussé qu’en Amérique latine, même si l’aggravation ultérieure des inégalités dans ces pays a été souvent plus
accentuée qu’on ne le croit généralement. Si des indicateurs élevés et durables d’inégalité peuvent être
considérés comme une caractéristique du sous-développement, la question théorique du rôle des inégalités dans
le processus de démarrage de la croissance (take-off) a fait l’objet de nombreux débats. (Repère 6). Ces débats
ont été réactivés récemment par des préoccupations renouvelées autour de la répartition des revenus.
L’inquiétude qui apparaît ainsi est double :
la mondialisation, dans ses modalités actuelles, peut-elle mettre fin au dilemme entre croissance et justice
sociale (c’est notamment ce que sous-entendent les théories libérales), ou peut-on en attendre au
contraire, au vu des tendances actuelles qui se font jour, une aggravation de ces inégalités ?
celle-ci, au lieu d’être la rançon normale des premiers stades de la croissance, destinée ultérieurement à
s’estomper comme on le pensait traditionnellement, n’obéit-elle pas à de nouveaux mécanismes qui
risquent d’en faire un processus incontrôlable et, à terme, un obstacle à une croissance durable ?
La question théorique s’avère d’autant plus complexe que les résultats empiriques des nombreuses études
comparatives ne permettent pas de trancher avec certitude. On n’observe pas de relation claire entre la
croissance et les inégalités.
Si, dans l’ensemble, la comparaison des grandes catégories de pays en fonction de leurs niveaux de revenus
semble confirmer la courbe de Kuznets (Repère 6), mise en évidence également par Kaldor (les économies à
revenus intermédiaires, comme en Amérique latine, sont plus inégalitaires que les pays plus pauvres comme en
Afriquesubsaharienne, ou que les économies plus riches, comme en Asie de l’Est), dès qu’on entre davantage
dans le détail le constat se complique : on observe des différences significatives entre pays, indépendamment de
leur stade de développement économique (exemple : Thaïlande et Malaisie). On est donc amené à se demander
pourquoi et à rechercher d’autres facteurs de croissance que le niveau de revenu par tête. D’autre part, la relation
positive observée au cours des années 1990 entre retour de la croissance et aggravation des inégalités, comme
leur persistance spécifique en Amérique latine, amène aussi à s’interroger en ce sens.
C’est ainsi que les choix de politique économique, l’existence d’une politique industrielle volontariste,
organisant une remontée de filière dans l’industrie et stimulant des gains de productivité, comme dans certaines
économies d’Asie, semblent avoir une grande influence. D’autres facteurs, souvent complémentaires, entrent en
jeu, comme l’éducation. Enfin, on constate une corrélation étroite entre la répartition des richesses (actifs
financiers, terres), surtout dans la mesure où les revenus du patrimoine représentent une part beaucoup plus
importante du revenu total des individus dans les pays en développement que dans les pays industrialisés. Plus
souvent que par des entreprises, ils sont directement détenus par des ménages qui les utiliseront davantage de
façon rentière ou spéculative que pour des investissements productifs.
On assiste donc à une évolution de la conception de la relation entre inégalités et croissance à l’intérieur du
cadre néoclassique, via les théories de la croissance endogène et du capital humain. Si un arbitrage à court terme
peut subsister entre équité et efficience, ce n’est pas le cas dans le long terme. Le RDM de la Banque mondiale
de 2006, « Équité et développement »3, met en avant deux mécanismes principaux reliant négativement
inégalités et croissance :
les « défaillances du marché spécifiques dans les PED » qui sont responsables d’une « absence de retour
sur investissement » dans le capital physique ou l’éducation, ou d’un retour insuffisant, et ne génèrent
donc pas à destination des agents économiques des incitations à même de les conduire à des
comportements efficients ;
les inégalités de pouvoir importantes « qui favorisent des institutions et des arrangements qui tendent à les
faire perdurer » (comportements de rente).
Les inégalités ainsi engendrées ont tendance « à se reproduire à travers le temps et les générations », générant
pour certaines catégories de la population des « trappes à inégalités » (p. 1).

Repère 6 : Croissance et inégalités de revenus, une réflexion théorique en évolution


La courbe en U inversé de Kuznets, formulée en 1955 et fondée sur des études comparatives et historiques des différentes étapes de ce
processus de croissance, établit une corrélation positive entre l’accentuation des inégalités de revenu et la croissance du PIB aux
premières étapes de la croissance, puis une corrélation négative entre ces deux variables. Les mécanismes qui président à cette relation,
mise en évidence également par Kaldor, reposent sur un certain nombre de « faits stylisés de la croissance ». On peut noter en particulier :
l’augmentation du taux d’épargne, à la fois condition et conséquence du démarrage de la
croissance ;
une diversification productive, aboutissant au développement de secteurs à productivité plus élevée,
en particulier l’industrie.

Redistribution et développement
On pensait auparavant que redistribuer les revenus serait préjudiciable à la croissance et au développement du fait de la baisse de
l’épargne et de l’investissement qui en résulterait. Ce point de vue signifie que, en matière de redistribution, on serait confronté au choix
classique entre plus de bien-être social aujourd’hui ou plus tard. Cependant, d’après les récents travaux théoriques, il y aurait davantage
complémentarité que substituabilité entre l’équité et la croissance (ou le développement économique). Mais cela est-il vrai, et dans quelle
mesure, pour tous les instruments de redistribution ou uniquement pour certains d’entre eux et dans des circonstances particulières ?

La relation entre croissance et inégalité : aperçu général


Il y a environ vingt-cinq ans, le courant dominant affirmait l’existence d’une relation inverse, […] entre le degré d’équité de la
distribution des revenus, ou une redistribution progressive des revenus, et le taux de croissance de l’économie. Cette affirmation reposait
sur un principe simple : redistribuer les revenus des riches aux moins riches entraînerait une baisse du taux de l’épargne et, de ce fait, celle
du taux de croissance de l’économie. Mais ce courant prévoyait aussi que les revenus auraient tendance à s’égaliser spontanément si la
croissance était assez rapide pour épuiser l’excès d’offre de main-d’œuvre. Par conséquent, il ne fallait pas encourager la redistribution
des revenus. […]
Ces dernières années, plusieurs auteurs sont arrivés à la conclusion que, en raison de l’inefficacité inhérente aux économies réelles, une
relation positive pourrait exister entre le degré d’équité de la distribution des actifs productifs et des revenus dans une économie et son
taux de croissance.
Cette relation, que l’on estime souvent être confirmée par la croissance miraculeuse de certains pays asiatiques, peut s’établir par
l’intermédiaire de divers mécanismes que les travaux des différents courants de pensée ont étudiés. […]
Ce modèle simple représentant la relation négative, résultant d’un processus de décision public, entre le taux de croissance de
l’économie et le degré d’inégalité de la distribution du capital humain et/ou physique, et par conséquent celui de la distribution des
revenus, est représentatif de la première vague de travaux récents sur la relation entre la croissance et l’inégalité.
Il est souvent désigné sous le terme de modèle « d’économie politique » et a été initié notamment par Bertola (1993), Alesina et Rodrik
(1994) et Persson et Tabellini (1994). L’existence d’un effet externe dans le processus de croissance, qui explique que l’accumulation des
richesses augmente proportionnellement le revenu futur des détenteurs de richesse et est en outre favorable au revenu du travail, est le
moteur de ce modèle. En raison de cet effet externe, et du fait que nous avons supposé que la propension à épargner est égale à zéro pour
les revenus ne provenant pas du capital, redistribuer de façon exogène des riches aux pauvres, ou du capital au travail, engendre l’effet
kaldorien d’abaissement du taux de croissance. Mais, paradoxalement, si l’ampleur de la redistribution est rendue endogène, le degré de
l’inégalité existante a un effet négatif sur le taux de croissance.

François Bourguignon, « Développement », rapport du Conseil d’analyse économique, 2000.

Le rôle de l’éducation
L’éducation peut être le canal par lequel une mauvaise distribution du revenu amoindrit les possibilités de croissance : les familles avec
des ressources limitées ne sont pas en position de mettre de côté de l’argent pour l’éducation, même si un tel effort peut être socialement
et économiquement profitable. Bien plus, les familles avec peu d’éducation et peu de possibilité d’éducation future pour leurs enfants
préféreront avoir plus d’enfants que ceux dans la situation inverse, renforçant ainsi le cercle vicieux de l’inégalité et de la pauvreté.
Un accès restreint aux marchés de capitaux est un autre canal qui perpétue une mauvaise distribution des revenus. Parce que l’accès au
crédit requiert d’être capable de fournir des garanties, ceux qui ont au départ un niveau plus élevé de richesse ont plus d’opportunité
d’investir dans le capital physique et humain. Ainsi, dans les sociétés où la richesse est très concentrée, de nombreux investissement qui
pourraient être profitables au niveau individuel et social ne peuvent pas être faits, empêchant ainsi la croissance. […]

Banque interaméricaine de développement, rapport 1998-1999, Facing up to inequality in Latin


America, p. 21.

1.2 Persistance de la pauvreté


Si comme on l’a vu dans le chapitre 1, à propos du bilan d’étape des Objectifs du Millénaire pour le
Développement, le nombre de pauvres a diminué dans le monde au cours des dernières années, de façon à la fois
relative et absolue, c’est encore 918 millions de personnes qui survivent en 2010 avec moins de 1,25 dollar par
jours. Dans les 104 pays où le PNUD a pu calculer en 2010 son nouvel Indice de pauvreté multidimensionnelle
(IPM), qui indique une dépravation sévère en termes de santé, d’éducation ou de niveau de vie, environ
1,75 milliard de personnes sont concernées – soit un tiers de leur population. L’Afrique subsaharienne affiche la
plus forte incidence de pauvreté multidimensionnelle, celle-ci allant d’un minimum de 3 % en Afrique du Sud à
un 93 % massif au Niger, même si la moitié de la population qui peut être considérée comme pauvre d’après cet
indice vit en Asie du Sud.
Les institutions internationales ont longtemps développé une conception ­uniquement monétaire de la
pauvreté : la Banque mondiale notamment, jusqu’à la fin des années 1990, se bornait à mesurer la pauvreté de
façon absolue en dénombrant le nombre de personnes dans les pays en développement vivant avec moins de
2 dollars par jours, le seuil de l’extrême pauvreté étant 1 dollar, puis 1,25 dollar par jour.
Cette conception de la pauvreté a été très critiquée. Blandine Destremau a pu noter que : « On arrive à une
vision quasiment naturaliste, à une représentation de la pauvreté comme fondamentale, définie de façon
universelle […] relevant de la substance même de l’humanité (des besoins, de la personne), détachée de son
contexte social et politique tant intérieur au pays qu’entre les pays du monde. » D’autre part, « le choix de la
consommation privée, exprimée en termes monétaires, comme critère de définition de la pauvreté, procède
d’une vision normative commandée par les exigences opérationnelles et les présupposés idéologiques du
libéralisme de marché ». Cette vision sous-estime l’économie de subsistance et les revenus non monétaires dans
des pays où ils peuvent être importants. Enfin, elle considère toujours la pauvreté comme un état et jamais
comme un « rapport social »4.
Il a fallu attendre 2000 et le lancement des Stratégies de réduction de la pauvreté pour que la Banque
mondiale prenne en compte les dimensions multiples de la pauvreté, rejoignant en cela le PNUD qui dès 1997
élabore l’Indice de pauvreté humaine (IPH)5. Celui-ci est remplacé en 2010 par l’Indice de pauvreté
multidimensionnelle, IPM, construit à partir de l’agrégation du calcul de différentes dépravations (cf.
graphique 5). Cet Indice permet d’appréhender des réalités qui échappent à la mesure monétaire : on recense
ainsi davantage de pauvres dans ces pays que le chiffre de 1,44 milliard d’habitants (pour les mêmes pays)
vivant avec moins de $1,25.

Graphique 5 : indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM) : trois dimensions et 10 indicateurs

Note : la taille des parallélogrammes exprime la pondération relative des indicateurs.

Source : Alkire et Santos 2010, in PNUD, RDH 2010.

L’écart des revenus mondiaux est patent : selon un rapport de l’Unicef paru en 20116, les 20 % les plus
pauvres dans le monde ont accès à 2 % du revenu mondial. Si les inégalités internationales sont plus importantes
que jamais, si l’on exclut la croissance du revenu moyen des grandes économies émergentes, les inégalités
sociales internes aux différentes économies nationales ne peuvent pas être exonérées de cette situation.
Cependant, il a fallu du temps pour que la relation entre ces deux phénomènes, pauvreté et ampleur des
inégalités sociales, soit clairement explicitée dans la plupart des réflexions sur le développement. En effet,
compte tenu des conceptions traditionnelles qui présidaient à la mise en relation entre croissance et inégalités de
revenus, on considérait couramment que la croissance, même si elle n’atténuait pas les inégalités, se traduirait
inévitablement par un processus de « ruissellement » (trickle down) du haut vers le bas de la pyramide sociale.
Des améliorations du revenu national, profitant donc à tous, même inégalement, devaient contribuer à faire
diminuer la pauvreté. Certes, cela peut se vérifier dans certains cas de croissance rapide, comme au Chili, en
Thaïlande et surtout plus récemment en Chine : une croissance inégalitaire mais très rapide au cours des vingt
dernières années s’y est accompagnée d’une diminution de la pauvreté en chiffres absolus. Mais c’est loin d’être
une loi générale (Texte 17). Les instruments théoriques pour expliquer les mécanismes de reproduction de la
pauvreté n’existaient pas en dehors des théories marxistes ou hétérodoxes en général, qui mettaient en avant les
phénomènes d’exploitation et de domination sociale.
Mais surtout les mécanismes reliant cette pauvreté avec les inégalités ont mis du temps à être identifiés. En
1990, la Banque mondiale affirmait que « la pauvreté n’est pas l’inégalité ». La pauvreté est alors conçue dans
l’absolu, indépendamment de l’existence des catégories sociales riches. On peut noter que ce raisonnement
repose uniquement sur les notions d’efficience des marchés et de rétribution des facteurs de production à leur
productivité marginale, dans le cadre d’une conception qui assimile développement et croissance. Le RDM de
2006 de la Banque mondiale explicite la conception de l’équité dominante dans les institutions internationales :
il s’agit de l’égalité des chances et de l’égalité d’accès (aux services, aux marchés, à l’espace public). L’égalité
de résultats est exclue des objectifs d’ensemble, sauf pour assurer des filets de sécurité épargnant les
« dépravations extrêmes » à ceux/celles qui y seraient exposés pour diverses raisons, notamment le manque de
chance.
Or, comme on l’a vu, l’étude de l’accentuation récente des inégalités montre que le phénomène marquant,
dans de nombreux pays, est surtout la diminution ou la disparition des classes moyennes et l’augmentation de la
part du revenu détenue par les plus riches. La seule analyse de la pauvreté ne peut donc suffire.

Texte 17 : P. SALAMA, Relation entre inégalités et pauvreté


Les inégalités de revenus sont également très différentes selon les pays et plus les inégalités sont fortes, plus il y a de chances que les
déciles inférieurs reçoivent un revenu insuffisant pour permettre la reproduction des individus ou des ménages qui les composent, lorsque
le revenu moyen du pays est faible. […] On peut penser que [la pauvreté] est indirectement proportionnelle au niveau moyen de revenu
par tête et directement proportionnelle au degré d’inégalité dans la distribution des revenus. L’importance de la pauvreté peut ainsi
s’expliquer par la faiblesse du niveau de revenu moyen par tête alors même que les inégalités ne sont pas très élevées, comme on le
constate (constatait) dans la plupart des pays d’Asie. Ce n’est pas le cas ailleurs. Le nombre de pauvres en Afrique est important parce que
le revenu par tête est faible et que la répartition des revenus est inégalitaire, mais le nombre des pauvres est très élevé également en
Amérique latine parce que les inégalités de revenu sont particulièrement importantes et bien que le revenu par tête soit situé à un niveau
intermédiaire selon les classifications de la Banque mondiale. Ainsi, il y aurait beaucoup moins de pauvres au Brésil si ce pays avait la
même distribution de revenu que l’Indonésie : si les 20 % les plus pauvres au Brésil (où le revenu moyen était de 2 160 dollars en 1988)
recevaient la même part du revenu national qu’en Indonésie (où le revenu moyen annuel était de 440 dollars en 1988), soit 88 % au lieu de
2,4 %, la pauvreté au Brésil serait virtuellement éliminée, puisque le revenu moyen de ce quintile serait à peu près de 1 000 dollars […].
De même, le rapport entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres était au Brésil en 1989 trois fois plus élevé qu’en Malaisie
et plus de sept fois et demie celui du Japon.

Pierre Salama, « Des pauvretés en général et de la pauvreté dans le Tiers-monde : évaluations et


mesures », in in Pierre Salama et Richard Poulin (dir.), L’insoutenable misère du monde, Vents
d’Ouest, coll. « L’Alternative », 1998, p. 38.

2. Les rapports sociaux de domination à travers la question agraire

Dans les sociétés du Tiers-monde, les campagnes concentrent souvent les principales caractéristiques du sous-
développement. Plus de la moitié de la population et les trois-quart des pauvres vivent en zone rurale, et la très
grande majorité tire sa subsistance de l’agriculture. L’importance de la question agraire et agricole est centrale
pour le développement7. Les mécanismes reliant révolution agricole et décollage industriel en Europe à la fin du
e
xviiisiècle sont riches d’enseignements, comme le montre Paul Bairoch. Néanmoins, de nombreuses politiques
de développement n’ont pas accordé, et n’accordent toujours pas, suffisamment d’attention à cet aspect.

2.1 La réalité de la concentration foncière

Dans de nombreuses régions, la concentration foncière est un problème crucial, ainsi que le nombre de
paysans sans terre. On compte aujourd’hui dans les PED 1,3 milliard de petits paysans et de paysans sans terres.
Sur ce plan, le point commun entre à peu près toutes les régions a été l’aggravation de cette concentration à la
suite de la mise en œuvre des plans d’ajustement structurel et d’une intégration accrue des pays à l’économie
mondiale (cf. chapitre 5).

La dimension du problème : des logiques régionales différentes

Cette concentration foncière peut revêtir plusieurs aspects selon les régions du monde et les modèles sociaux :
les chercheurs en agronomie Marcel Mazoyer et Laurence Roudart8 distinguent ainsi les régions où le
minifundisme, c’est-à-dire l’extrême division des terres en des lots trop petits pour la survie d’une famille,
trouve en grande partie son origine dans l’insuffisance des terres cultivables et la pression démographique. C’est
le cas dans les deltas asiatiques, au Rwanda, au Burundi, en Haïti, au Salvador. Manquant de ressources et de
moyens matériels pour augmenter la productivité, les agriculteurs cherchent à pallier cette carence par
l’intensification du travail et des cultures, mais ces procédés trouvent leurs limites à partir d’un certain point. Il
en résulte un sous-emploi croissant de la main-d’œuvre, la baisse du revenu par actif et l’appauvrissement de la
population rurale.
Cependant, dans la grande majorité des cas, le manque de terre est avant tout le résultat d’une répartition
inégale. Celle-ci peut présenter plusieurs physionomies. Le cas de figure le plus caractéristique est celui qui
associe le minifundisme au latifundisme, c’est-à-dire à l’accaparement des meilleures terres par de très grandes
exploitations : Afrique australe, Philippines… La situation la plus extrême est celle de l’Amérique latine, où
l’économie primaire agro-exportatrice, héritée de la colonisation, a laissé de très grands domaines agricoles de
plusieurs milliers, voire de plusieurs dizaines de milliers d’hectares. Leur caractéristique est que l’oligarchie
foncière qui les détient, souvent absentéiste, les sous-exploite ou ne les exploite que de façon extensive. La
paysannerie pauvre a été repoussée sur des terres toujours plus marginales et difficiles à cultiver, dans un accès
précaire à des parcelles trop petites (différentes formes de métayages ou de fermages) ou totalement dépourvus
de terre. Les latifundias emploient de façon saisonnière des paysans sans terre qui vont chercher du travail de
région en région au rythme des saisons agricoles, mais aussi des membres des familles paysannes minifundistes,
qui ne peuvent vivre de la seule exploitation de leur lopin. Les propriétaires terriens sont souvent les seuls
employeurs des campagnes. « Pour le latifundiste, cette structure foncière présente le double intérêt d’éviter la
concurrence d’une véritable économie paysanne et de disposer à sa guise d’une main-d’œuvre nombreuse, au
plus bas prix possible. »9 . Si des réformes agraires, même incomplètes, ont dans certains cas fait reculer le
poids de cette oligarchie rentière, cela n’a pas toujours été pour favoriser une répartition plus égalitaire : de
grandes exploitations plus intensives en capital ou des élevages modernes de bétail pour l’exportation sont venus
remplacer les latifundias. On assiste parfois, comme au Mexique ces deux dernières décennies, à un processus
de concentration nouvelle des terres, là où elle avait reculé auparavant. Enfin, dans certains pays, comme le
Brésil ou l’Argentine, elle est restée intacte voire s’est aggravée : la taille moyenne des exploitations a augmenté
et leur nombre a diminué.
« Mais il n’est pas nécessaire que la plus grande partie de la terre soit concentrée dans quelques grands
domaines pour qu’une fraction importante de la paysannerie soit confinée sur des minifundias, ou totalement
privée de terre. Dans les régions d’agriculture hydraulique en particulier, la superficie aménagée cultivable est
souvent à peine suffisante pour doter toutes les familles paysannes d’une exploitation à la mesure de leurs
moyens et de leurs besoins. Dans de telles conditions, il suffit d’une répartition tant soit peu inégale de la terre
pour réduire une partie de la paysannerie à l’état de minifundiste : dans beaucoup de vallées et de deltas rizicoles
d’Asie, où on trouve le plus grand nombre de paysans sans terre dans le monde, dans la vallée du Nil, etc., il
suffit que des paysans “riches” (des paysans qui ne sont bien souvent qu’un peu moins pauvres que les autres)
détiennent plus de la moitié des terres pour que la majorité de la paysannerie soit peu ou prou dépourvue de
terre. »10.

La question récurrente de la réforme agraire

Face à cette situation, la question de la réforme agraire constitue un problème social explosif et récurrent, qui
a été est encore l’enjeu de nombreuses luttes sociales. Si de nombreux spécialistes, agronomes, organisations de
terrain, etc. s’accordent pour dire qu’un accès plus égalitaire des paysans pauvres à la terre serait un facteur
important de développement (autosuffisance alimentaire, emploi, élévation du pouvoir d’achat et de la demande
solvable, amélioration des conditions de vie, stabilité sociale, fonctionnement démocratique, meilleure
préservation des écosystèmes etc.), les résistances à ce type de réforme sont nombreuses, comme on le voit dans
le cas du Brésil (Texte 18 et Repère 7).

Texte 18 Le Brésil : La réforme agraire, serpent de mer de la vie politique brésilienne


1 % à peine des propriétaires terriens – les fazendeiros – possèdent plus de 43 % des terres. À l’autre bout de l’échelle, 53 % des
paysans possèdent moins de 3 % des surfaces cultivables, un chiffre auquel il faut naturellement ajouter 12 millions de paysans sans terre.
Seules 14 % des terres sont utilisées pour la production : 35 083 grandes propriétés restent improductives, soit 153 millions d’hectares, un
territoire équivalent à la France, l’Espagne, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche réunis.
Ce déséquilibre a encore été aggravé par les politiques des différents gouvernements, dont ceux du régime militaire (1964-1984), qui
ont encouragé de puissants groupes économiques à investir dans les forêts d’Amazonie et du Centre Ouest. Une grande partie de ces
groupes, après avoir organisé la déforestation de millions d’hectares, s’est aperçue, malgré les avertissements maints et maintes fois
répétés des agronomes, que ces terres étaient trop pauvres pour y permettre ne serait-ce que le pâturage. Il en résulte un véritable désastre
écologique, économique et social…
L’idée de la réforme agraire remonte à loin. Dès le tout début du xxe siècle, des mouvements de révolte paysanne émaillèrent le Brésil,
dans les États du Nord-Est comme dans ceux du Sud. La réforme agraire, en clair la redistribution des terres, est censée apporter une
réponse à une situation sans équivalent dans le monde : seules 14 % des surfaces productives sont utilisées. Malgré tout ce que cela
supposait de pertes pour les grands propriétaires fonciers, la réforme agraire a été inscrite dans la Constitution de 1946 : « Il incombe à
l’Union de s’approprier, par intérêt social, aux fins de la réforme agraire, le bien rural qui n’accomplit pas sa fonction sociale » (Art. 184
de la Constitution brésilienne). Des hommes politiques, des forces sociales et syndicales ont plaidé, dès cette époque, pour une réforme
profonde, afin de combattre une situation inique qui leur semblait être un frein au développement.
Mais la réforme agraire a toujours été freinée par tous les gouvernements successifs. De 1964 à 1984, qu’il s’agisse des régimes civils
ou du régime militaire, la loi n’est guère appliquée. Depuis 1985, sur 153 millions d’hectares improductifs, les expropriations n’ont
concerné que 7,91 millions d’hectares. En dépit des promesses officielles du Président Cardoso – élu en 1994 – de renforcer le processus
de la réforme agraire, la situation reste bloquée (1,73 million d’hectares redistribués de 1995 à juin 1996).

Source : Frères des Hommes, réseau Terra 2000.

Repère 7 : La réforme agraire du gouvernement de Lula en deçà des objectifs affichés


Durant les 8 années de la présidence de F-H. Cardoso, 920 000 petits propriétaires ont perdu leurs terres. Arrivé à la présidence de la
République en janvier 2003, Luis Ignacio da Silva (Lula) s’engage à mettre en œuvre un Plan national de réforme agraire, prévoyant la
distribution de terres à 430 000 familles en trois ans. Ce plan prévoit également des mesures permettant de viabiliser économiquement ces
terres (assistance technique, crédits…), un plan d’éducation, une création massive d’emplois.
Mais à la fin des deux mandats de Lula, deux ans plus tard, 240 000 familles seulement, soit à peine plus de la moitié, en ont bénéficié ;
le rythme des attributions de terres tend à ralentir au fil des ans.
Le retard pris par le processus peut être attribué à plusieurs facteurs ; on peut citer l’opposition des grands propriétaires terriens : la
violence de la part des milices privées et des polices locales a énormément augmenté depuis l’arrivée de Lula – surtout dans les régions où
se trouve l’agro-industrie. Le gouvernement a fait des concessions importantes aux transnationaux agroalimentaires (soja transgénique,
biocarburants), au détriment d’un engagement en faveur d’une l’agriculture paysanne. Les contraintes budgétaires ont également constitué
un frein puissant. En effet, le gouvernement s’est engagé auprès du FMI à dégager un excédent budgétaire de 4,25 % du PIB, limitant
ainsi les crédits qui pouvaient être consacrés à la réforme agraire ; or le dispositif prévoyait de racheter les terres aux propriétaires.

Source : Frères des Hommes, réseau Terra 2000.

Ailleurs, des tentatives plus ou moins poussées ont eu lieu, avant tout dans un but de modernisation
économique (prévenir une situation révolutionnaire, améliorer la productivité agricole). Ce fut le cas des
réformes agraires mises en œuvre en Amérique latine dans les années 1960 sous l’égide de l’Alliance pour le
Progrès, impulsée par les États-Unis pour contrer l’influence de la révolution cubaine sur le continent. Ce fut
aussi le cas des réformes agraires effectuées, toujours sous l’influence des États-Unis, en Corée du Sud et à
Taïwan après la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de la guerre froide.
Cette catégorie de réformes agraires se caractérise souvent par un encouragement à la petite propriété
paysanne et se fait alors exclusivement dans le cadre de mécanismes de marché. Mais on relève le cas,
notamment en Amérique latine, de processus ayant pris place dans le cadre d’évolutions politiques de type
populiste et de fortes mobilisations sociales, en articulation avec d’autres mesures transformatrices telles que les
nationalisations de mines (comme en Bolivie dans les années 1950) ou la mise en place de coopératives
agricoles (comme au Pérou dans les années 1970), etc. La réforme agraire mexicaine est un exemple encore plus
particulier puisqu’elle a eu lieu à partir du début du 20e siècle dans le sillage d’une révolution, s’est poursuivie
ensuite à différentes époques avec des avancées et des ralentissements, mettant en place aussi bien des formes de
propriété communautaire (l’ejido) que des formes de propriété privée paysanne.
L’autre catégorie de réformes agraires trouve place dans le cadre de processus de type socialiste ou
socialisant : Algérie, Cuba, Vietnam, Nicaragua, mais aussi le Chili sous l’Unité populaire, les États indiens du
Bengale occidental et du Kerala. Si en général ces processus ont tenté d’intégrer la réforme des campagnes dans
un processus de planification centralisée et de promouvoir des unités de production étatiques, des rectifications
ont pu survenir, permettant le développement d’autres formes de propriété coopérative voire paysanne privée.
Ces éléments de typologie appellent trois remarques :
Si la diversité des expériences de réformes agraires est grande, en fonction des spécificités historiques et
politiques des pays concernées, en fonction des choix effectués dans les modalités du processus
(expropriation de toutes les grandes propriétés ou seulement au-delà d’un certain seuil, dans les cas
d’abandon cultural, indemnisation des propriétaires ou non, etc.), rien de tout cela ne résout la question
de l’organisation ultérieure de la production. Dans bien des cas, les grandes propriétés publiques se sont
avérées peu efficaces et incapables de répondre à la revendication des paysans sans terre. Les pressions
sociales en faveur d’une redistribution des terres ont donc toujours été fortes.
Quels que soient les choix effectués en termes de structures, la réforme agraire à elle seule est loin de
résoudre tous les problèmes : elle ne peut avoir les effets bénéfiques escomptés qu’avec une politique
d’accompagnement, en termes des crédits, d’infrastructures, de formation et de commercialisation
adéquate.
Si ces différents processus de réformes agraires ont été plus ou moins poussés (un grand nombre est resté
très incomplet sur le terrain et leur application très conflictuelle), l’histoire enseigne également qu’ils
sont réversibles : dans bien des cas (le Nicaragua, le Chili, le Mexique), on a assisté à une
reprivatisation et une concentration accrue des terres.
Par ailleurs, souligne Krishna Ghimire, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement social
(Unrisd), « les grandes organisations internationales se sont rangées à la doctrine de la “réforme agraire assistée
par le marché”. Elle présuppose que la loi de l’offre et de la demande pourrait s’appliquer de façon équitable.
Mais comment un travailleur agricole égyptien pourrait-il acquérir un feddan de terre (0,42 ha) qui lui coûterait
les revenus d’une vie entière ? ». Cependant, malgré ce bilan négatif et son autocritique partielle (cf. Repère 8),
l’approche d’ensemble de la Banque ­mondiale par rapport à l’agriculture a peu évolué. Le Rapport sur le
développement dans le monde de 2008, « L’agriculture au service du développement », qui attribue à la
modernisation de ce secteur une importance nouvelle dans le développement et la réduction de la pauvreté,
préconise des politiques reposant sur un postulat inchangé : la nécessité, pour permettre une augmentation de la
productivité agricole et la diversification des économies rurales, d’assurer un meilleur fonctionnement des
marchés fonciers et une consolidation des droits de propriété. Celle-ci serait la condition pour que les
agriculteurs puissent envisager l’avenir sur le long terme, investir, se faire consentir un prêt, etc. Mais elle ne
résout en rien la question de l’inégalité structurelle dans les campagnes.

Repère 8 : Banque mondiale, la « réforme agraire assistée par le marché »


Au cours des années 1990, des programmes de « réforme agraire assistée par le marché » ont été lancés par la Banque mondiale, dans le
cadre des stratégies de lutte contre la pauvreté, dans trois pays tests : Afrique du Sud, Colombie et Brésil. Ils se basent sur la vente et
l’achat volontaire et négocié des biens.
Ainsi, au Brésil en 1997, un tel programme, appelé « Cédule de la terre », prévoyait de fournir d’offrir des financements aux paysans
sans terre pour qu’ils achètent directement leurs lopins aux propriétaires. Le « Mouvement des sans-terre » a reproché à ce dispositif de
reconnaître implicitement la légitimité de la répartition de la terre, particulièrement inégalitaire, existant au Brésil.
De plus, les résultats de tels programmes sont décevants, comme le reconnaît la Banque mondiale elle-même en 2002. Ainsi, en
Afrique du Sud, au bout de cinq ans, moins de 1 % de la terre a été redistribuée. On assiste également à une pénurie d’offre de terres, et
les rares parcelles mises en vente sont souvent de qualité médiocre. Les mouvements paysans sud-africains dénoncent aussi le manque
d’intégration de ce type de réforme dans un processus de développement multisectoriel.
Partout le système contribue à faire monter le prix des terres, et donc à exclure de facto les paysans sans terre. En effet, les grands
propriétaires s’organisent en cartels afin de spéculer et ainsi faire augmenter le prix dans chaque localité.
L’endettement est également préoccupant, les petits paysans ne bénéficiant d’aucune aide pour rembourser les crédits qu’ils ont
contractés afin d’acheter des terres. Pour cette raison, au Nicaragua et aux Philippines, en raison de l’impossibilité d’obtenir des crédits,
les bénéficiaires de la réforme agraire ont déjà revendu leurs terres. On assiste donc dans ces pays à une reconcentration de la propriété
foncière.
De plus, si la Banque mondiale prévoit la formation d’associations de producteurs, dans la pratique, ces associations sont marquées par
une tendance au durcissement des alliances oligarchiques renforçant ainsi la subordination des paysans pauvres.
Enfin, ces programmes ne tiennent pas compte des régions où, comme en Afrique subsaharienne, la nature de droits fonciers locaux ne
correspond pas au modèle de la propriété individuelle.

2.2 Une modernisation inégale à la fois socialement et géographiquement

La Banque mondiale classe les pays en trois catégories selon la part de la croissance du PIB due à
l’agriculture au cours des quinze dernières années. Elle distingue ainsi :
Les « pays agricoles », où le secteur est la principale source de croissance, générant en moyenne 32 % de
la croissance du PIB, où la majorité des pauvres (70 %) vivent en zone rurale, et où on trouve la plupart
des pays d’Afrique subsaharienne.
Les « pays en transformation », où l’agriculture a cessé d’être la principale source de croissance (elle y
contribue pour seulement 7 % en moyenne), mais où la pauvreté touche les zones rurales de façon
disproportionnées. On y trouve entre autres la Chine, l’Inde, l’Indonésie et le Maroc.
Les « pays urbanisés », où la contribution de l’agriculture à la croissance est encore moindre (5 % en
moyenne) et où la pauvreté est principalement urbaine. Les zones rurales y concentrent encore
néanmoins 45 % des pauvres et les activités agro-industrielles et agroalimentaires représentent jusqu’à
un tiers du PIB. Ce groupe comprend la plupart des économies d’Amérique latine.
Les dernières décennies ont vu dans les campagnes du Tiers-monde des transformations parfois considérables,
et des processus de modernisation inégalement diffusés, à la fois socialement et géographiquement. L’exemple
le plus significatif est à cet égard la Révolution verte, implantée surtout en Asie du Sud mais aussi dans
certaines régions d’Amérique latine, particulièrement au Mexique, et dont les résultats sont contrastés (Texte
19). Surtout, on peut noter que ce processus nécessite pour réussir un certain nombre de conditions en terme de
structures sociales, d’infrastructures, de fonctionnement des marchés, d’encadrement de l’État, mais aussi de
conditions écologiques, qui ne sont pas réunies partout et notamment pas en Afrique. Le mode d’intensification
de l’agriculture qui a accompagné la Révolution verte n’est pas généralisable. L’Afrique subsaharienne est pour
le moment largement laissée pour compte de la modernisation agricole. La diffusion de méthodes culturales
adaptées est possible, des recherches et des succès localisés (par exemple des programmes de reboisement) le
prouvent, mais elle nécessite de toutes autres conditions : aide publique des pays riches orientée vers un effort
de recherche conséquent en ce sens et une formation de la population, progrès des indicateurs de santé, etc. mais
ces conditions semblent difficiles à réunir dans le contexte de l’ajustement structurel et des coupures budgétaires
qui l’accompagnent. De plus, phénomène nouveau, on assiste à des opérations massives d’achats de terres dans
les PED et surtout en Afrique à des fins spéculatives, de la part de firmes multinationales ou des gouvernements
de certains pays émergents, processus qui tend à marginaliser l’agriculture paysanne.
Quant à l’Amérique latine, si elle a connu à la faveur des processus de libéralisation de ces deux dernières
décennies une extension de l’agriculture capitaliste intensive en technologie (soja, cultures fruitières ou
maraîchères, et plus récemment agrocarburants…), souvent intégrée à la filière agroalimentaire ou agro-
industrielle et orientée vers les marchés mondiaux, cette évolution n’a en rien atténué le dualisme qui y
caractérise le secteur agraire. En effet les barrières à l’entrée de ces marchés sont importantes, et marginalisent
de nombreux paysans. Le même diagnostic peut être fait dans certaines régions d’Afrique ; ainsi, au Kenya, des
petits agriculteurs ont pu dans un premier temps améliorer leur revenu en produisant des fruits et légumes frais
et des fleurs coupées à destination des marchés européens. Mais avec l’augmentation du volume de ces
exportations, ils ont cédé la place à de grandes exploitations. Avant la phase d’expansion de cette activité, au
début de la décennie 1990, 70 % des fruits et légumes exportés provenaient de petites exploitations, à la fin de la
décennie ce n’était plus le cas que pour 18 %. Le reste provenait, pour 40 % de grandes exploitations détenues
ou louées directement par les importateurs des pays industrialisés, et pour 42 % de grandes entreprises
commerciales (FAO, op. cit.)

Texte 19 : La Révolution verte, un bilan contrasté


Dans les années 1950, les fondations Rockefeller et Ford entreprennent de transférer l’innovation agricole en Asie et en Amérique
latine. La première souffrait d’une insuffisance alimentaire chronique, la seconde de conflits fonciers. L’une et l’autre étaient exposées à
un mécontentement populaire inquiétant dans le contexte de la guerre froide. Fondée sur une agriculture paysanne et un financement
public massif, la Révolution verte reposait sur la diffusion de variétés à haut rendement (riz et blé), l’extension de l’irrigation et
l’agrochimie, mais sans mécanisation. Touchant environ la moitié de la paysannerie du Sud, elle a dopé les rendements et, notamment en
Asie, permis d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. Mais elle a peu touché les régions agricoles les plus défavorisées. Ailleurs, ce
modèle est en crise, du fait du démantèlement des aides publiques suite à ses conséquences néfastes sur l’environnement (engrais,
pesticides) et de la vulnérabilité économique des paysans qui sont passés d’une polyculture de subsistance à une monoculture pour le
marché. […]
Un paysan du Pendjab a pu, en général, « moderniser » son exploitation, grâce à la Révolution verte. Voilà 15 ans, pour récolter une
tonne de grain, il utilisait des engrais pour une valeur de 30 dollars. Aujourd’hui, l’épuisement des sols et les effets néfastes d’une
irrigation non maîtrisée l’obligent à dépenser 80 dollars pour le même volume de production. Parallèlement, le prix qu’il en tire sur le
marché a chuté. Or, il ne vit plus en autosubsistance. Il doit vendre ses récoltes pour acheter une bonne partie de sa nourriture, les
semences, les engrais, les pesticides. La suite est inévitable : ce paysan finira par être obligé de vendre sa terre pour rembourser ses
créanciers.

Michel Bessières, Rolf Künnemann et Krishna Ghimire, Courrier de l’Unesco, no 54, janvier 2001.
À propos de la réforme agraire, Alexandratos (Agriculture mondiale – Horizon 2010, FAO, 1995) souligne que dans les régions de
l’Inde où la terre est principalement répartie entre petits exploitants, la Révolution verte a eu un effet positif sur la pauvreté, « surtout dans
la mesure où il existait un cadre porteur, l’État et les autorités locales offrant aux petits agriculteurs des possibilités de crédits et
d’approvisionnement en intrants modernes, et ayant consenti un fort investissement dans l’infrastructure ». En revanche, dans les régions
où la terre était détenue par de grands exploitants, la Révolution verte a eu tendance à renforcer le processus de concentration des terres et
donc d’exclusion et de paupérisation des petits paysans.

Yannick Jadot, Solagral, 1996.

2.3 Sous-développement agricole et sous-développement global

En dépit des avancées, une grande partie de l’agriculture se caractérise donc toujours par une faible
productivité, due avant tout au caractère rudimentaire des techniques et au manque d’équipement. La quasi-
totalité des paysans pauvres n’a pas de tracteur, et les trois-quarts ne disposent même pas de la traction animale.
Ainsi, dans les « pays agricoles », l’agriculture génère 65 % de l’emploi mais seulement 29 % du PIB. On
retrouve les cercles vicieux de la pauvreté : l’extrême faiblesse de leur revenu, souvent à la limite de la survie,
les empêche de se procurer les intrants qui leur permettraient d’améliorer leurs rendements.
Enfin, la faiblesse de cette productivité doit être considérée non seulement dans l’absolu mais surtout par
rapport à celles des agriculteurs du Nord dans un contexte de libéralisation des échanges agricoles. Mais comme
le note l’agronome M. Mazoyer, cette faible productivité devient dramatique à partir du moment où cette
agriculture est mise en concurrence directe avec les celles des pays industrialisés, dont la production est
1 000 fois plus élevée aujourd’hui (cf. chapitre 6). Les conséquences en sont d’autant plus destructrices que
l’écart ne cesse d’augmenter. Une agriculture qui pouvait il y a quelques dizaines d’année permettre à une
famille de survivre ne le permet plus aujourd’hui. « Dans les années 1950, un agriculteur africain produisait
10 quintaux de grain. Il en gardait 8 pour nourrir sa famille. Il lui en restait 2 à vendre, à 200 francs français le
quintal (au cours d’aujourd’hui). Il disposait ainsi de 400 francs de revenu monétaire pour faire face à ses
dépenses de base. Aujourd’hui, avec le cours du quintal à moins de 100 francs, il doit en vendre 4 pour obtenir
la même somme et procéder à ses achats vitaux. Il ne parvient plus à nourrir sa famille et encore moins qu’avant
à dégager des moyens pour accroître sa production. Ses chances de vivre de sa terre, ou plutôt d’en survivre,
diminuent jour après jour. »11
Ce sous-développement structurel de l’agriculture explique en grande partie la persistance des problèmes
alimentaires dans le Tiers-monde.
En 2011, plus de 940 millions de personnes dans le monde sont sous-alimentées, selon les chiffres de la FAO.
Certes, ce chiffre représente une diminution, du moins en valeur relative, depuis les années 1970 ; mais ce recul
est dû essentiellement à l’amélioration de la situation en Chine et en Inde. En Afrique subsaharienne, en Asie du
Sud et au Moyen-Orient, la population souffrant de malnutrition a augmenté. La majorité vit dans les régions
rurales.
Ce phénomène n’est pas lié à une insuffisance de la production mondiale. Il est souvent le produit de la
dépendance alimentaire des économies. Les importations nettes de produits alimentaires en provenance des pays
industrialisés ont augmenté de 13 % dans les pays en développement au cours de 40 dernières années. La
libéralisation des échanges agricoles tend, on l’a vu, à aggraver ce phénomène.
Mais il arrive également que dans une économie autosuffisante à l’échelle nationale sur le plan alimentaire,
des situations de malnutrition ou de sous-nutrition, voire de famines, surviennent et perdurent pour des raisons
structurelles : dysfonctionnement dans le stockage et l’acheminement des denrées, et surtout, comme le note
Amartya Sen, privations de certaines catégories de la population des droits d’accès aux moyens de production
ou à la nourriture12.
Au total, peu de pays ont réussi à sortir leurs campagnes du sous-développement autrement que de façon
circonscrite régionalement et sans augmenter du même coup les inégalités.
Parmi les rares exemples de réussites, la Corée du Sud et Taïwan se caractérisent par le fait que le pouvoir
économique et politique de l’oligarchie foncière y a été totalement éliminé, et que la rente foncière, obstacle
majeur au développement partout ailleurs, y a été cassée. On peut citer des réussites régionales ou sectorielles,
comme l’extension de l’élevage laitier en Inde, qui a contribué à améliorer la ration alimentaire d’une partie de
la population, comme le revenu de nombreux paysans pauvres. Mais là encore, il faut noter que ce type de
progrès, fondé sur une extension à l’échelle du territoire national d’un réseau de coopératives laitières, n’a pu
voir le jour que grâce à un programme volontariste du gouvernement.
Dans tous les pays du Tiers-monde, les indicateurs du sous-développement (analphabétisme, problèmes de
santé) et de la pauvreté en général, ainsi que les inégalités de revenus et de patrimoine sont plus prononcés dans
les campagnes. Plus de 80 % des pauvres dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne et d’Asie, et plus de
la moitié en Amérique latine vivent à la campagne.
Certes, la pauvreté rurale a diminué plus rapidement que la pauvreté urbaine, au cours des dernières années, et
davantage en raison d’une amélioration des conditions de vie rurale que de migrations vers les villes. Mais cette
amélioration ne concerne en réalité que l’Asie de l’Est et Pacifique : elle n’est pas observée ailleurs et on
constate dans bien des cas une aggravation de la situation.
Les modèles « développementistes », on l’a vu dans le chapitre 2, ont été sévèrement accusés d’avoir
défavorisé l’agriculture, et notamment les paysans pauvres. Dans les années 1970 déjà, des analyses
convergentes du Bureau International du travail et d’organisations non gouvernementales comme la fondation
Dag Hammarskjöld13 mettent l’accent sur la nécessaire priorité à accorder à la relation entre réduction de la
pauvreté rurale, réduction des inégalités et promotion de l’emploi. C’est l’objet de rapports et programmes14 qui
convergent en partie avec la thématique des « besoins essentiels » (basics needs) mise en avant par la Banque
mondiale à cette époque, et s’inscrivent dans la perspective d’un « nouvel ordre économique international »
(NOEI). Ces réflexions mettent l’accent sur les conséquences négatives de la priorité accordée dans les
stratégies de développement à la croissance quantitative et à l’industrie. Cependant, les programmes préconisés
pour y remédier envisagent encore une intervention importante de l’État.
Ce ne sera plus le cas au cours de la décennie suivante avec la doctrine de l’ajustement structurel : les
modèles de développement sont accusés d’entretenir un « biais urbain » et un biais en faveur de l’industrie et de
la population urbaine, favorisant par les termes intérieurs de l’échange, les taux de change surévalués, les tarifs
protectionnistes et les subventions, à la fois les consommateurs des villes et les activités industrielles, au
détriment des campagnes et des agriculteurs, notamment les plus pauvres. Des politiques de libéralisation sont
donc préconisées pour remédier à cela. Néanmoins elles auront en général pour conséquence d’aggraver la
situation des paysans les plus pauvres, notamment par l’ouverture commerciale qui les empêche d’accéder à des
prix stables et rémunérateurs.

2.4 Des modalités spécifiques de l’urbanisation dans le tiers-monde, dues à cette situation

Cette pauvreté rurale explique en partie les conditions de l’urbanisation du Tiers-monde, et les migrations
continuelles en direction des villes. Ce phénomène remonte à plusieurs décennies et explique une partie de la
dépendance alimentaire des économies les plus pauvres.
« Ainsi, en République du Congo, en 30 ans, la moitié de la population active du pays est passée de la
campagne à la ville ; le nombre de bouches à nourrir par actif agricole a donc doublé, passant de 4 pour 1 à la fin
des années 1950 à 8 pour 1 dans les années 1980. Comme la productivité des cultures manuelles de forêt et de
savane n’a pas augmenté d’un iota durant la même période, la dépendance alimentaire du pays dépasse
aujourd’hui la moitié de ses besoins »15.
Si dans tous les PED, la population rurale reste plus nombreuse que dans les pays industrialisés, la répartition
spatiale de la population connaît des changements rapides. Si les tendances actuelles se poursuivent, la
population urbaine totale dans le Tiers-monde égalera la population rurale aux alentours de 2017.
Même si les différences restent considérables entre un continent très urbanisé comme l’Amérique latine et un
continent encore essentiellement rural comme l’Afrique, dans toutes les régions l’urbanisation présente des traits
distinctifs : importance du sous-emploi urbain, qui se traduit par la croissance continue du secteur informel et
non structuré ; carence des infrastructures et importance des formes d’habitat précaire (bidonvilles, qui
rassemblent plus de 40 % de la population urbaine) ; enfin, en Asie et en Amérique latine, disproportion entre
des métropoles congestionnées et un territoire essentiellement rural, avec l’absence d’un maillage
d’agglomérations intermédiaires.

3. La place des femmes : invisible et centrale

La question du statut des femmes dans la société et de leur place dans le développement a longtemps été le
point aveugle de toute la réflexion théorique sur le développement. Cependant on observe, surtout dans les pays
anglo-saxons, en Asie, en Amérique latine, une évolution depuis deux décennies. Ces recherches ont permis de
mettre en avant un plusieurs constats.
En premier lieu, les indicateurs de développement (taux d’alphabétisation, de scolarisation, taux de chômage,
etc.) pour les femmes sont presque toujours inférieurs à ceux des hommes. Les membres de sexe féminin des
ménages ruraux reçoivent souvent une alimentation inférieure à celle des garçons et des hommes, tant dans
l’absolu qu’en fonction des besoins nutritionnels. Même l’espérance de vie à la naissance, qui est normalement
supérieure pour les femmes (de 6 à 8 ans dans les pays industrialisés) peut également être inférieure dans
certains pays d’Asie ou d’Afrique. Le phénomène des « femmes manquantes » est notamment caractéristique de
certains pays d’Asie (Texte 20). Ces inégalités vont souvent de pair avec des discriminations non seulement
économiques et sociales mais également institutionnelles, juridiques et politiques.

Texte 20 : DASGUPTA, Sex-ratio et femmes manquantes


Les inégalités de genre conduisent de nombreuses sociétés à avoir une préférence pour les enfants mâles. Mais la « préférence pour les
fils » est assez forte pour aboutir à une surmortalité des enfants de sexe féminin dans certaines parties de l’Asie de l’Est et du Sud-Est –
conduisant au phénomène que Sen appelle « femmes manquantes » (Sen, 1990). En Chine et en Inde la pratique des infanticides de filles a
été notée depuis un siècle, et en République de Corée et en Inde un sex-ratio juvénile élevé (le ratio garçons/filles chez les moins de 4 ans)
a été repéré depuis les premiers recensements modernes. Par contraste, il semble y avoir peu de préférences pour les garçons en Asie du
Sud-Est et dans la plus grande partie du reste du monde en développement.
Les raisons de cet état de fait semblent provenir d’un système rigide de transmission patrilinéaire de l’héritage. Alors que la plupart des
sociétés dénient aux femmes un droit à l’héritage, dans d’autres parties du monde on observe plus de flexibilité dans ces règles. Dans les
sociétés paysannes d’Europe et du Japon, par exemple, les femmes pouvaient hériter de la terre si leurs parents n’avaient pas de fils. En
dépit de lois égalitaires, les pratiques coutumières en Chine, en République de Corée, dans le nord-ouest de l’Inde, permettent à un
homme, s’il n’a pas de fils, d’en adopter un. Dans le passé, il aurait même eu la possibilité de prendre une autre femme. La motivation
principale étant d’utiliser tous les moyens possibles pour assurer la continuité de la lignée mâle de la famille. Ainsi, les filles sont
dévaluées.
Pendant la grossesse, la sélection des sexes peut aboutir à l’avortement des fœtus féminins, ce qui est reflété par le sex-ratio à la
naissance, plus masculin que le ratio biologique de 105 garçons pour 100 filles. La sélection des sexes peut aussi s’opérer par l’infanticide
[….]. Le troisième mécanisme et le plus commun, est la négligence et d’autres pratiques qui aboutissent à un taux de mortalité plus élevé
pour les filles que pour les garçons durant la prime enfance.
En Chine, les efforts intenses du gouvernement ont abouti à une brève amélioration du sex-ratio entre 1953 et 1964. Mais depuis les
années 1980 il a considérablement augmenté. En République de Corée, une amélioration n’est apparue qu’au cours de la dernière
décennie, peut-être en raison de meilleures opportunités pour les femmes sur le marché du travail. L’Inde, dans sons ensemble, n’a pas de
sex-ratio juvénile sensiblement différent du reste du monde. Mais le nord-ouest de l’Inde a montré des tendances particulièrement
inquiétantes, avec des sex-ratios augmentant de façon importante entre 1981 et 2001, pouvant être attribués pour la plus grande part aux
avortements sélectifs. D’autres parties de l’Inde, notamment le sud, ont des marchés du travail plus équitables et moins de restrictions à
l’encontre de la mobilité et de l’héritage des femmes.

Source : Dasgupta et alii16, 2003, cité in Banque mondiale, « Equity and Development », Rapport sur
le développement du monde, 2006, p. 51.

Dans le cadre de l’actualisation des indicateurs du développement humain, le PNUD a présenté dans son
RDH de 2010 l’Indicateur d’Inégalité de Genre (IIG)17 (Graphique 6, Repère 9 et Tableau 2).

Graphique 6 : Indicateur d’inégalité de genre


Source : PNUD, RDH 2010.

Repère 9 : Indice d’inégalité de genre et développement humain


On constate que les pays de l’OCDE, parfois suivis par des pays de l’Europe de l’Est, ont une valeur de l’IIG supérieure à celle des
pays en développement. Enfin, les pays à faible développement humain ont l’IIG le plus bas, notamment plusieurs pays d’Afrique
subsaharienne. Le classement selon l’IIG correspond globalement au classement selon l’IDH. Un faible IIG semble donc bien une
caractéristique du sous-développement.
Si on examine les différences de classement entre IDH et IIG, là encore le niveau de développement humain semble avoir une
influence : dans l’ensemble, l’écart négatif maximum entre les deux indicateurs est moins élevé pour les pays industrialisés, plus élevé
pour les pays en développement, et a une probabilité d’être plus fort dans les pays à faible développement humain. Cependant, l’ampleur
des disparités entre IDH et IIG varie en effet considérablement entre les pays, quel que soit le niveau de développement. Ainsi, les États-
Unis perdent 33 places du point de vue de leur classement en fonction de l’IIG. En revanche, on trouve des pays à développement humain
moyen ou faible, ainsi que d’anciennes économies socialistes, où l’écart est en faveur de l’IIG. En revanche, l’écart négatif relatif est très
élevé pour l’Irlande, le Qatar (-56), l’Arabie Saoudite et l’Iran.
Même si l’IIG est encore loin d’être calculé pour tous les pays, on peut tirer de cette catégorisation rapide un certain nombre
d’enseignements :
– au-delà du niveau de revenu par tête et du développement humain, des facteurs comme les politiques économiques menées, le degré
de volontarisme pour réduire les inégalités notamment dans le domaine de l’éducation, semblent déterminants, y compris pour les pays les
plus pauvres ;
– le poids des religions sur les sociétés semble jouer un rôle négatif essentiel.
Si dans les pays industrialisés, et dans une certaine mesure dans les économies d’Amérique latine à revenu intermédiaire (où les écarts
négatifs ou positifs sont de l’ordre de 10), les inégalités dans les indicateurs sanitaires ou éducatifs sont inexistantes ou faibles, les
différences de revenus semblent jouer un grand rôle (le taux d’activité des femmes, bien qu’en augmentation, étant encore relativement
faible en Amérique latine), ainsi que dans bien de cas les différences de participation politique. En revanche, dans les pays où l’écart est le
plus important, et notamment les pays les plus pauvres, c’est le facteur éducation qui semble déterminant : les taux de scolarisation des
hommes et des femmes sont parfois dramatiquement différents même si ceux des hommes sont très faibles. Compte tenu d’une forte
participation des femmes à l’activité économique, notamment agricole, les différences de revenus, à des niveaux très bas, peuvent être
comparativement plus faibles ; mais on peut penser que ces différences sont sous-estimées par la difficulté d’accès à des statistiques
fiables dans les zones rurales et le secteur informel.

Tableau 2

Pays classés IIG Taux Taux Nombre Population Taux Taux Suivi
selon l’IDH mortalité fécon‐­ sièges scolarisée d’activité – util. pré­natal
maternelle dité ado‐­Parlement secondaire – % contra‐­ per­sonn
lescentes % ceptif qua­lifié
(%)
Différence
entre le
2003-
Niveau classement 1990- Femmes
2008, Femmes Hommes Femmes Homm
d’IIG selon l’IIG 2008 (%)
pour mille
et selon
l’IDH
IDH très
élevé
1 Norvège 0,234 4 7 8,6 36,1 99,3 99,1 77,3 82,6
4 États-Unis 0,400 33 11 35,9 17,0 95,3 94,5 68,7 80,6
5 Irlande 0,344 24 1 15,9 15,5 82,3 81,5 62,8 80,7
9 Suède 0,212 +6 35 7,7 47,0 87,9 87,1 77,1 81,8
12 Corée du
0,310 8 14 5,5 13,7 79,4 91,7 54,5 75,6
Sud
14 France 0,260 3 8 6,9 19,6 79,6 84,6 65,8 74,9
17 Islande 0,279 4 4 15,1 33,3 66,3 57,7 81,7 89,9
26 Royaume‐­
0,355 6 8 24,1 19,6 68,8 67,8 69,2 82,2
-­Uni
31 Slovaquie 0,352 0 6 20,7 19,3 80,8 87,1 61,3 76,5
IDH élevé
45 Chili 0,505 8 16 59,6 12,7 67,3 69,8 48,1 78,9
47 Koweït 0,451 4 4 13,2 3,1 52,2 43,9 45,6 84,5
49 Monté‐­
- - 14 14,7 11,1 97,2 98,8 - -
négro
Différence
entre le
2003-
Niveau classement 1990- Femmes
2008, Femmes Hommes Femmes Homm
d’IIG selon l’IIG 2008 (%)
pour mille
et selon
l’IDH
55 Arabie
0,760 73 18 26,1 0,0 50,3 57,9 21,8 81,8
Saoudite
62 Costa
0,501 9 30 67,0 36,8 54,4 52,8 48,8 84,2
Rica
56 Mexique 0,576 8 60 64,8 22,1 57,7 63,6 46,3 84,6
69 Ukraine 0,463 + 25 18 28,3 8,2 91,5 96,1 62,3 72,6
70 Iran 0,674 28 140 18,3 2,8 39,0 57,2 32,5 73,1
72 Maurice 0,466 26 15 39,3 17,1 45,2 52,9 46,3 80,3
73 Brésil 0,631 7 110 75,6 9,4 48,8 46,3 64,0 85,2
77 Équateur 0,645 9 210 82,8 25,0 44,2 45,8 48,1 79,0
83 Turquie 0,621 +4 44 38,8 9,1 27,1 46,8 26,9 74,6
84 Algérie 0,594 6 180 7,3 6,5 36,3 49,3 38,2 83,1
IDH moyen
88
République 0,646 +1 150 108,7 17,1 49,7 41,8 54,6 83,6
dominicaine
89 Chine 0,405 51 45 9,7 21,3 54,8 70,4 74,5 84,8
90 El
0,653 1 170 82,7 16,7 41,9 48,2 50,7 81,2
Salvador
91 Sri Lanka 0,599 9 58 29,8 5,8 56,0 57,6 38,5 80,3
92 Thaïlande 0,586 + 23 110 37,3 12,7 26,6 33,7 70,7 85,0
Différence
entre le
2003-
Niveau classement 1990- Femmes
2008, Femmes Hommes Femmes Homm
d’IIG selon l’IIG 2008 (%)
pour mille
et selon
l’IDH
95 Bolivie 0,672 1 290 78,2 14,7 55,1 67,9 64,1 82,9
98 Botswana 0,663 7 380 52,1 11,1 73,6 77,5 75,1 81,8
101 Égypte 0,714 7 130 39,0 3,7 43,4 61,1 24,4 76,4
110 Afrique
0,635 + 28 400 59,2 33,9 66,3 68,0 51,0 67,0
du Sud
113 Vietnam 0,530 55 150 16,6 25,8 24,7 28,0 74,2 80,6
115
0,674 18 170 112,7 18,5 30,8 44,7 48,6 81,9
Nicaragua
116
0,715 +9 290 107,2 12,0 16,0 21,2 50,0 89,9
Guatemala
119 Inde 0,748 3 450 68,1 9,2 26,6 50,4 35,7 84,5
IDH faible
133 Yémen 0,853 5 430 68,1 0,7 7,6 24,4 20,1 74,3
139 Togo 0,731 24 510 64,8 11,1 15,3 45,1 64,6 86,4
144 Sénégal 0,727 31 980 14,4 29,9 10,9 19,4 65,3 89,9
148 Tanzanie - - 950 130,4 30,4 - - 88,8 91,1
149 Côte
0,765 + 19 810 129,9 8,9 13,6 25,2 51,3 82,4
d’Ivoire
158 Sierra
0,756 33 2 100 126,0 13,2 9,5 20,4 67,1 68,1
Leone
Source : PNUD, Rapport mondial sur le développement dans le monde, 2010.

En second lieu, dans de nombreux pays du Tiers-monde la charge de travail des femmes est supérieure à
celles des hommes. Dans la plupart des pays, ce sont les femmes qui ont la responsabilité des systèmes
alimentaires et de l’agriculture, ainsi que de la majorité des opérations après-récolte (entreposage, manutention
et commercialisation).
Leur charge comprend à la fois travail productif et reproductif. Compte tenu de la place de l’économie de
subsistance dans beaucoup des sociétés, et du poids de tâches telles que la collecte du bois ou de l’eau (plusieurs
heures par jour), la frontière entre les deux n’est pas toujours clairement établie.
Mais dans les deux cas, une grande partie de ce travail est rendue invisible et largement sous-estimée, ce qui a
deux conséquences : d’une part les femmes ne bénéficient nulle part d’accès aux ressources et aux revenus de
l’activité économique proportionnels à leur participation ; elles travaillent en moyenne, en heures d’activités, un
tiers de plus que les hommes pour un montant estimé à un dixième du revenu de ces derniers. D’autre part, de
nombreux projets de développement mis en œuvre, notamment dans l’agriculture, n’ont tenu aucun compte de
leur place et de leur rôle, que ce soit dans l’orientation des investissements, les choix technologiques, les plans
de financement, les politiques de formation, etc. Il en est résulté un biais systématique, aboutissant soit à l’échec
global de ces projets, qui n’étaient pas adaptés à la réalité sociale, soit à une dégradation de la situation des
femmes suite à leur mise œuvre.
L’étude de projets de riziculture irriguée dans la vallée du fleuve Sénégal, où les femmes ne se sont pas vues
allouer une parcelle de terre irriguée au même titre que les hommes, et n’ont pas eu accès aux mêmes techniques
d’irrigation (pompes hydrauliques), en fournit un exemple. N’ayant pas été considérées comme productrices à
part entière dès le départ du projet, elles sont devenues une réserve de main-d’œuvre salariée pour ces zones
irriguées. « La nature du travail reste la même (tâches minutieuses, longues, répétitives). Seule la quantité de
travail a changé, devenant de plus en plus lourde et de moins en moins rentable pour elles »18.

Aujourd’hui, les institutions internationales tentent de remédier à cette lacune par la mise en place, dans
plusieurs pays, d’enquêtes budget-temps, qui comptabilisent, en plus du temps passé aux activités productives
rémunérées, le temps passé aux occupations productives non rémunérées (agriculture de subsistance) et aux
activités domestiques. Cela permet de mettre en lumière le volume total de travail assumé par les femmes. Mais
une véritable prise en compte de la dimension de genre dans les stratégies de développement se heurte à des
résistances sociales considérables.
De nombreuses femmes rurales n’ont pas accès à la terre ou n’y ont accès que par l’intermédiaire des hommes
de leur famille. Les effets de cette discrimination sont cumulatifs : elles n’ont pas accès au crédit, à la formation
technique, aux intrants agricoles et sont les oubliées des politiques de développement rural. Il s’agit là
probablement du principal facteur d’inégalité dans l’accès à la terre dans les régions d’Afrique subsaharienne où
la propriété est communautaire.
De plus, les effets spécifiques des Politiques d’ajustement structurel (PAS) sur la situation des femmes n’ont
pendant longtemps pas été pris en compte et le sont aujourd’hui de façon très insuffisante. C’est l’Unicef, en
1986, qui fut la première à dénoncer à l’échelle internationale l’inégalité des conséquences des PAS sur les
femmes. « L’augmentation des cultures d’exportation exigée par les PAS et soutenue par des mesures incitatives
a entraîné des changements, notamment dans la demande de main-d’œuvre et l’accès à la terre. Cette priorité
renforcée accordée aux cultures d’exportation, amorcée avec le colonialisme, se répercute sur la distribution des
revenus définie par la division du travail entre les sexes. Par ailleurs, elle pénalise les femmes dans la mesure où
leur temps de travail se trouve très alourdi par leurs obligations sur les champs du mari ; elles n’ont que très
difficilement, à la différence des hommes, accès au crédit qui leur permettrait, entre autres, d’acheter les intrants
nécessaires à leurs propres cultures : elles ont un accès différencié aux salaires tirés des emplois agricoles. De
plus, leurs obligations symétriques dans la production comme dans la reproduction (cultiver, transformer,
préparer la nourriture, chercher l’eau et les combustibles, élever les enfants, s’occuper des malades et des
personnes âgées) les obligent à travailler nettement plus que les hommes (tous les budgets-temps en
témoignent). Leurs revenus sont nettement plus faibles que ceux des hommes. Il se crée donc à l’intérieur du
ménage une compétition préjudiciable entre culture d’exportation et cultures de subsistance que renforce la
différenciation entre les genres. »
Dans ces conditions, peut-on dire que les femmes sont les premières victimes de la mondialisation libérale
dans les pays du Tiers-monde ? Les choses ne sont pas si simples : ces effets sont multiples et parfois
contradictoires (Texte 21). On observe presque partout depuis vingt ans une augmentation du taux d’activité des
femmes. Souvent, comme au Brésil, cette progression dans l’activité productive a été due à une insertion accrue
à la fois dans le secteur formel et dans le secteur informel. Partout cette augmentation de l’activité se fait sous le
signe d’une très forte inégalité : salaires très inférieurs, conditions de travail extrêmement dures et insalubres,
flexibilité et précarité, surchômage.
Cependant dans certains pays où l’activité économique des femmes était traditionnellement assez faible,
comme en Afrique du Nord, un taux de chômage en augmentation est aujourd’hui la traduction d’une
discrimination persistante, mais aussi d’une sortie croissante de l’inactivité. Dans l’ensemble, on observe une
assez large correspondance entre les flux d’investissement directs étrangers, surtout dans l’industrie
d’exportation, et l’augmentation du taux d’activité des femmes. Les nouvelles activités industrielles et parfois
tertiaires liées aux IDE emploient une main-d’œuvre féminine importante. Cette évolution présente souvent pour
elles un double visage : facteur d’exploitation accrue, particulièrement dans les zones franches et les
maquiladoras, elle peut déterminer également une évolution de leur statut, notamment dans la famille,
particulièrement quand elles deviennent seules soutien financier de la famille, les salariés masculins ayant subi
le contrecoup de la faillite des industries de substitution d’importation. Cela ne passe pas cependant par une
modification de la distribution traditionnelle des tâches domestiques : au contraire, les PAS (coupures de
subvention, renchérissement ou disparition de services publics) se traduisent par un report sur le travail familial
d’un grand nombre de tâches. Parfois s’y ajoutent des tâches dites « communautaires » visant à pallier ces
services publics défaillants : distribution de lait aux enfants, garderies, revendication d’accès à l’eau ou à
l’électricité pour un quartier… Comme le reconnaît un document de travail de la CEPAL (février 2000), les
politiques qui aboutissent à un enchérissement des services publics (au moment où les revenus ont tendance à
stagner ou à diminuer), et à une restriction de l’offre de services en direction de la petite enfance et des
personnes âgées, comptent sur la capacité des femmes d’utiliser au maximum leur énergie et leur temps pour le
bien-être familial. Parfois, surtout pour les plus pauvres, cela interfère avec leur capacité à être présentes sur le
marché du travail, donc de sortir de la pauvreté. Et ce même si « une multitude d’initiatives locales animées par
des femmes mêlent actions économiques et solidarités en vue d’un accès plus juste aux droits économiques,
sociaux et politiques de base. Les femmes créent des services collectifs de restauration : c’est le cas par exemple
des comedores populares (cantines populaires) en Amérique latine. Elles se regroupent pour épargner et accéder
au crédit (exemple des self-help groups indiens). Elles animent des mutuelles de santé (exemple du Sénégal).
Elles se mobilisent pour produire, transformer et vendre : coopératives de beurre de karité au Burkina Faso,
d’huile d’argan au Maroc, de commerce équitable en Bolivie, groupements d’intérêt économique féminins au
Sénégal. Dans la plupart des métropoles, elles s’organisent pour prendre en charge les questions
d’assainissement et de récupération des déchets. Les femmes se mobilisent aussi pour défendre l’accès à des
emplois décents et à la protection sociale »19. Le caractère éminemment contradictoire de ces initiatives
(palliatif ou esquisse de nouvelles pistes de développement) résulte du fait que les femmes sont touchées
également davantage que les hommes par la dégradation des services de santé et d’éducation, à plusieurs titres :
par les conséquences spécifiques sur leur santé (grossesses, accouchements, PMI, etc.)
de par leur position subordonnée dans la famille : parfois en cas de renchérissement des services et donc
de choix à effectuer, les filles seront retirées de l’école plus tôt que les garçons.

Texte 21 : H. HIRATA et H. LE DOARÉ, La mondialisation : des conséquences complexes et


contradictoires pour les femmes
[…] Les mutations technologiques et l’intensification des échanges internationaux augmentent tendanciellement les opportunités
d’emploi pour les femmes : en Malaisie, la part des femmes dans les emplois qualifiés de l’informatique, par exemple, est passée de 16 %
en 1975 à 40 % en 1990. Au Chili, L. Abramo (1997) montre que l’introduction de nouvelles technologies ouvre aussi de nouvelles
opportunités et a des conséquences positives sur le travail féminin.
Cette diversification des opportunités d’emploi qualifié a pu être constatée aussi au Brésil à partir d’enquêtes sur le terrain. Ainsi, nous
avons pu étudier l’entrée des femmes dans les postes d’entretien électrique/instrumentation, au milieu des années 1990, comme une
conséquence de la décentralisation de la maintenance dans une entreprise de la branche chimie appartenant à une multinationale française.
[…]. Cependant, cette nouvelle réalité est contradictoire, puisque ces travailleuses, jeunes et avec une formation technique, se voient
confier « les pires services de l’entretien ». […]
Nouvelles opportunités et nouvelles expériences, mais aussi émergence de facteurs porteurs de risques et de problèmes. Ce caractère
contradictoire de l’impact des mutations productives actuelles sur le travail féminin […] semble un des traits communs à un grand nombre
de régions du monde. En effet, l’analyse des emplois féminins créés dans un contexte de flexibilisation du travail montre qu’en Asie, en
Europe et en Amérique latine, ces emplois semblent, en grande majorité, marqués du sceau de l’instabilité et de la vulnérabilité. […]
D’un point de vue macroéconomique, l’analyse des politiques d’ajustement structurel en lien avec l’évolution des salaires a montré
aussi un processus de dégradation important des salaires dans les pays latino-américains. Au Mexique, le salaire des femmes représentait
50 % de celui des hommes en 1980 ; il est tombé à 57 % en 1992 (PNUD, 1997).
Trois études ayant en commun le fait de penser les liens entre rapports sociaux de sexe/genre, travail et développement ont analysé la
situation paradoxale des femmes dans l’espace de l’économie-monde. Elles pointent les difficultés de l’individuation des femmes dans le
cadre du rapport Nord/Sud. Ainsi, N. Folbre (1995) affirme que « les femmes sont devant un paradoxe : les aspects du procès de
développement qui accentuent leur indépendance économique en tant qu’individus (développement de l’éducation et de l’emploi salarié)
tendent en même temps à augmenter leur vulnérabilité économique en tant que mères ». Elle souligne par ailleurs les conséquences
asymétriques des processus actuels de privatisation et de réduction de la protection sociale sur les rapports hommes/femmes. La
substitution marchande aux activités de soin et d’éducation consacrées aux enfants, notamment, a une efficacité relative mais l’abandon
de l’idée de service public dans ce secteur a des conséquences négatives sur la croissance économique. […]
Les conséquences sur la position économique des hommes et des femmes varient selon le secteur économique et selon la région. Les
femmes, à l’intérieur des pays du Sud, bénéficient directement en tant que salariées ou indirectement au sein de leur famille, de
l’expansion économique (cas de l’Asie) ou font les frais, proportionnellement plus que les hommes, des processus de récession (Afrique,
Amérique latine). Elles profitent de la croissance de l’emploi industriel suscitée par l’essor de la production pour l’exportation, mais dans
l’agriculture le bilan reste négatif. […] Plus mitigée est l’évaluation du secteur des services, où coexistent destruction et création
d’emplois. […]

Héléna Hirata et Hélène Le Doaré, « Les paradoxes de la mondialisation », Cahiers du Gedisst, no 21,
1998.

La Banque mondiale, dans sa nouvelle approche, présente la mondialisation comme une chance de réussite
individuelle pour les femmes, approche qui néglige les fondements sociaux de leur oppression et de la
discrimination qu’elles subissent, et les instrumentalise dans un rôle de reproductrices et éducatrices (cf.
chapitre 8)

4. Le faux problème des relations entre démographie et développement

Le rythme rapide de la croissance démographique dans les sociétés du Tiers-monde, les densités élevées de
population dans certaines régions, ont été et sont encore parfois présentés comme un obstacle majeur au
développement et une hypothèque sur le futur. Deux mécanismes sont en général mis en avant : le déséquilibre
entre les besoins et les ressources alimentaires, et, plus récemment, la soutenabilité écologique, locale ou
globale, de l’activité humaine.
Cependant, il apparaît que les régions les plus pauvres, celles où un quelconque « décollage » s’avère le plus
difficile, ne sont pas systématiquement les plus peuplées. Il apparaît aussi que, compte tenu de la complexité des
mécanismes à l’œuvre, les prévisions des démographes sont fragiles et fréquemment rectifiées.

4.1 Le rythme de la transition démographique : la difficulté des prévisions

Il est communément admis que la transition démographique a présenté des caractéristiques particulières dans
les sociétés du Tiers-monde. Par transition démographique, on entend le « passage par étapes d’un régime
démographique traditionnel, caractérisé par des taux de natalité et de mortalité élevés, à un régime
démographique moderne présentant les caractéristiques inverses (faible natalité, faible mortalité). » En Europe,
cette transition s’est effectuée sur plus d’un siècle, entre la Révolution industrielle et le début du xxe siècle.
Dans les pays du Tiers-monde, les rythmes et les modalités de ce processus sont différents. Dans un premier
temps, la diminution du taux de mortalité, notamment infantile et juvénile, intervient davantage comme le
résultat des transferts de technologie médicale et sanitaire (vaccinations, antibiotiques) que comme un produit
endogène du développement économique. La baisse du taux de fécondité, elle, ne dépend pas en premier lieu de
facteurs techniques, mais de transformations économiques et socioculturelles profondes et de long terme. On
observe donc un décalage entre les deux évolutions, qui fait que certains ont pu parler d’« explosion
démographique », compte tenu de l’accroissement naturel de la population induit par la différence entre les deux
taux.
Cependant, le démographe Jacques Vallin conteste l’idée d’un retard dans la baisse du taux de fécondité :
celle-ci est au contraire également plus rapide que dans les pays industrialisés.

Texte 22 : J. Vallin, La transition démographique au Sud


On peut néanmoins dire des pays du Nord qu’ils ont eu deux ou trois siècles pour s’adapter à cette nouvelle donne démographique,
puisque pour eux, la transition a commencé au xviiie siècle, et ses conséquences sur le vieillissement sont encore en grand partie à venir.
Qu’en est-il des pays en développement ? D’abord, il faut le répéter, tant les propos habituellement tenus sur « l’explosion démographique
du Tiers-monde » tendent à opposer ce qui serait leur déraison par rapport à la rationalité européenne, ils ne font pas autre chose que vivre
actuellement, avec un décalage dans le temps, et, de ce fait, avec des différences de rythme, la transition d’abord expérimentée par
l’Europe et les pays du Nord. S’il y a « explosion » dans ces pays, c’est parce que la baisse de la mortalité a commencé beaucoup plus
tardivement : amorcée au début du siècle dans quelques pays d’Amérique latine et d’Asie, elle s’est surtout généralisée après la Seconde
Guerre mondiale. S’appuyant sur des techniques efficaces mises au point en Europe après des siècles de balbutiements, le progrès
sanitaire a été, dans ces pays, extrêmement rapide. En vingt ou trente ans, le Mexique et la Chine ont gagné autant d’années d’espérance
de vie que la Suède ou la France en cent cinquante ans. Tout comme en Europe, cette baisse de la mortalité, essentiellement infantile et
juvénile, a, au bout d’un certain temps, conduit les couples à modifier leur comportement fécond. Comme en Europe aussi, entre le
moment où commence à baisser la mortalité infantile et celui où les couples prennent conscience de leur intérêt à maîtriser leur fécondité,
une phase de forte croissance a pris place. Et, dans leur cas, la croissance a été d’autant plus forte que la chute de la mortalité a été rapide.
En aucune façon l’explosion démographique du Tiers-monde ne résulte donc pas d’un retard dans la baisse de la fécondité. Bien au
contraire, celle-ci aussi a été, dans ces pays, beaucoup plus rapide qu’en Europe. En France, premier pays au monde à avoir pratiqué
massivement la contraception, de 1750 à 1930, il a fallu près de deux cents ans pour passer de six enfants par femme à un peu plus de
deux. En Chine, de 1960 à 1990, il n’a fallu que trente ans. Certes tous les pays du Sud n’ont pas évolué aussi rapidement, mais partout, le
mouvement est beaucoup plus rapide qu’en Europe.
Baisse de la mortalité, baisse de la fécondité, même cause, mêmes conséquences : dans les pays du Sud aussi le vieillissement est
inéluctable. […] Au Sud, la transformation des pyramides n’en est encore qu’à son début. À ce stade, elle est plutôt favorable au
développement économique et social. La chute de la proportion de jeunes provoque une sensible amélioration du taux de dépendance
(rapport des effectifs d’adultes aux effectifs cumulés de jeunes et de vieux). Si leur proportion augmente, les vieux sont en effet encore si
peu nombreux qu’ils ne pèsent guère. C’est en quelque sorte l’âge d’or démographique.

Jacques Vallin, « L’avenir démographique du Sud », La Recherche, no 322, juillet-août 1999.

Ainsi, la plupart des pays en développement sont aujourd’hui entrés dans le processus de transition
démographique. L’évolution des comportements de fécondité ces dernières années dans la plupart des régions a
ainsi contraint les Nations unies, sur le moyen terme, à réviser leurs projections à la baisse, (même si les chiffres
annoncés en 2010 sont un peu supérieurs à ceux annoncés il y a deux ans). Ainsi, la population mondiale devrait
atteindre 9,3 milliards en 2050 et se stabiliser à 10,1 milliards en 2100. Si les pays en développement
représentent toujours plus de 95 % de la croissance démographique mondiale, c’est également à eux qu’est due
cette révision. Dans l’ensemble des pays en développement, les taux de natalité ont baissé de moitié depuis
1969, année de création du Fonds des Nations unies pour les activités de population (FNUAP), soit près de six
enfants par femmes à moins de trois aujourd’hui. L’indice synthétique de fécondité (ISF) était à une valeur
proche de 5 enfants par femmes vers 1950, la prévision de 1980 pour 2000 était de 3,2, or il est descendu à
2,6 en 2001. On a donc assisté à un freinage très brutal en 30 ans. Au lieu de 74 pays à très forte fécondité (plus
de 5,5 enfants) au début de cette même période, on n’en compte plus que 35 en 2005.
L’écart entre les projections de population s’explique presque entièrement par la diminution des estimations
pour l’Asie, en raison de la baisse de la fécondité, et l’Afrique en raison de la hausse de la mortalité due à
l’épidémie de sida : l’espérance de vie a connu une diminution dans plusieurs pays (même si en raison d’une
fécondité toujours relativement élevée, le taux d’accroissement naturel reste positif).
Un regard rétrospectif sur les prévisions des démographes montre donc leur grande fragilité et leur extrême
sensibilité aux hypothèses de comportements démographiques (Tableau 4).
Tableau 3 : Fécondité et évolution de la population dans le monde

Taux de Taux de
croissance fécondité
Principales Population annuel
(nombre
régions du (en moyen de la moyen
monde milliers) population d’enfants
(en %) par femme)
1950- 1970- 2005- 1950- 1970- 2005-
1 950 1 975 2 010
1955 1975 2010 1955 1975 2010
Monde 2 532 229 4 076 419 6 895 889 1,82 1,96 1,16 4,95 4,45 2,52
Pays
811 187 1 046 264 1 235 900 1,21 0,78 0,41 2,81 2,16 1,66
dévelop­pés
Pays en
dévelop‐­ 1 721 042 3 030 155 5 659 989 2,09 2,38 1,33 6,07 5,37 2,67
pement
Afrique 229 895 420 318 1 022 234 2,11 2,65 2,30 6,60 6,67 4,64
Amérique
latine et 167 368 323 074 590 082 2,72 2,41 1,15 5,86 4,47 2,30
Caraïbes
Océanie 12 675 21 489 36 593 2,22 1,94 1,75 3,81 3,30 2,49
Asie 1 403 389 2 393 056 4 164 252 1,98 2,28 1,08 5,82 5,00 2,28
Amérique
171 615 242 360 344 529 1,71 0,94 0,91 3,33 2,05 2,03
du Nord
Europe 547 287 676 123 738 199 1,00 0,61 0,20 2,65 2,17 1,53

Source : Population Division of the Department of Economic and Social Affairs of the United Nations
Secretariat (2010), World Population Prospects : The 2009 Revision, Highlights, New York, United-Nations.

Tableau 4

Taux de
fécondité
prévu
Principales Population
(nombre
régions du prévue en
moyen
monde 2 050 (milliers)
d’enfants
par femme)
2010-2015
Bas Moyen Haut Constant Bas Moyen Haut Constant
Monde 8 112 191 9 306 128 10 614 318 10 942 544 2,20 2,45 2,70 2,60
Pays 1 157 559 1 311 731 1 478 833 1 251 913 1,46 1,71 1,96 1,65
développés
Pays en
6 954 632 7 994 397 9 135 985 9 690 631 2,32 2,57 2,82 2,75
développement
Afrique 1 931 855 2 191 599 2 469 755 2 996 915 4,11 4,37 4,62 4,69
Amérique
latine et 645 870 750 956 868 827 862 516 1,92 2,16 2,41 2,31
Caraïbes
Océanie 48 817 55 233 62 111 59 824 2,20 2,45 2,70 2,51
Asie 4 457 562 5 142 220 5 898 284 5 907 867 1,34 1,59 1,84 1,51
Amérique
395 958 446 862 501 324 444 115 1,42 1,91 2,41 2,98
du Nord
Europe 632 130 719 257 814 017 671 658 1,33 1,83 2,33 1,45

Source : idem.

Tableau 5 : Évolution de l’espérance de vie dans le monde

Amérique
Pays Pays en Amérique
Période Monde Afrique latine Océanie Asie Europe
développés développement du Nord
Caraïbes
1950-
47,7 65,9 42,3 38,2 51,3 60,5 42,9 68,7 65,6
1955
1970-
58,5 71,2 55,2 46,6 60,9 66,6 57,0 71,5 70,8
1975
2000-
67,9 76,9 65,9 55,2 55,2 76,6 69,0 78,2 75,4
2010

Source : idem.

4.2 Population et développement : complexité des interactions

La question des relations entre démographie et développement est traditionnellement envisagée sous la forme
d’un dilemme : la population est-elle une chance ou un obstacle pour le développement ? Pris sous cet angle, le
débat est balisé par les arguments des « pessimistes » et des « optimistes ».
Malthus, dans son Essai sur le principe de population, s’oppose en 1798 à l’optimisme des mercantilistes
pour qui « il n’est de richesse et de forces que d’hommes ». Son raisonnement repose sur l’hypothèse des
rendements décroissant des terres, et sur ce qu’il appelle la « loi de population » : la population croît
naturellement en progression géométrique, alors que les ressources alimentaires ne peuvent croître qu’en
progression arithmétique. Dès lors, la pression exercée sur les ressources devient rapidement insupportable. On
atteint alors le seuil de « population limite ». La croissance démographique, si elle n’est pas volontairement
limitée par les mariages tardifs et l’abstinence, compromet la croissance du revenu sur le long terme ; il se
produit une régulation naturelle de la population : famines, guerres, épidémies, résultent en effet de cette
surpopulation et éliminent d’emblée les plus faibles. Au nom du libéralisme, ­Malthus s’oppose à la « loi sur les
pauvres » en vertu de laquelle depuis 1562 les paroisses en Grande-Bretagne doivent fournir des secours aux
« indigents ». Il pense en effet que si on améliore les conditions de vie des plus pauvres, leur taux de fécondité
augmentera.
Cette analyse a fait ultérieurement l’objet de plusieurs catégories de critiques : la généralisation de
l’hypothèse des rendements décroissants des terres suppose l’absence de progrès technique et de gains de
productivité dans l’agriculture. Or Malthus, qui écrit alors que la révolution agricole en Grande-Bretagne est
déjà bien amorcée, en ignore totalement la portée. La question des modalités d’appropriation des sols et des
moyens de production n’est pas évoquée, comme l’analysera Marx pour qui la surpopulation n’est en rien une
loi universelle et naturelle, mais un processus social organisé par le capitalisme pour alimenter l’armée de
réserve industrielle. Enfin, une des prémisses du raisonnement malthusien, selon laquel aider les pauvres
reviendrait à stimuler leur fécondité, s’avérera démenti par les faits : on observe depuis deux siècles, presque
universellement, que l’augmentation du revenu par tête se traduit par une diminution de la fécondité.

Texte 23 : H. LE BRAS, La parabole des trois Malthus


Il y a près d’un siècle, P. Leroy-Beaulieu avait déjà illustré ce problème dans sa parabole des trois Malthus : à l’âge de pierre, Malthus
aurait estimé la limite des subsistances à environ une personne pour 10 km2. Une plus forte densité aurait entraîné l’épuisement du gibier,
des baies et des racines sauvages qui constituaient l’ordinaire des chasseurs-cueilleurs. Si Malthus était tombé quelques millénaires plus
tard chez des pasteurs, il aurait donné une densité limite de deux à cinq habitants par km2. Au-delà, les troupeaux deviendraient trop
nombreux pour trouver une pâture et produire du lait et de la viande. Enfin pour un village actuel d’Europe, Malthus aurait fixé la densité
limite autour de cent personnes par km 2. Dans aucun de ces trois cas il n’aurait tort, mais dans les trois il se serait trompé en posant une
règle qui ne tiendrait pas compte de l’état de la société

Hervé Le Bras, Les limites de la planète, Paris, Flammarion, 1994.

D’autres arguments, fondés sur les spécificités du sous-développement, nourrissent le pessimisme


démographique :
le problème du rapport actifs-inactifs, et du poids que fait peser sur les actifs, dont la productivité du
travail et le revenu par tête sont relativement faibles, une population jeune relativement très nombreuse.
Celle-ci pourrait constituer une promesse de développement pour l’avenir, mais à condition d’être
éduquée, formée et soignée, ce que justement les économies les plus pauvres ne peuvent assumer.
ces mécanismes peuvent être transposés au niveau individuel : un grand nombre d’enfants en bas âge pèse
sur les revenus des parents, et compromet l’activité et la santé des mères.
Plus récemment sont apparues des préoccupations concernant la soutenabilité, par rapport à l’environnement,
d’une densité de population estimée trop nombreuse, notamment sur les ressources agricoles (cf. chapitre 7).
Ces inquiétudes avaient été exprimées pour la première fois notamment par l’agronome spécialiste du
développement René Dumont, qui écrit dans Démocratie pour l’Afrique : « Pas de démocratie possible dans une
Afrique étranglée par l’explosion démographique. […] Si le taux actuel de croissance de la population se
maintient à 3,3 % l’an en moyenne, on verra la population de l’Afrique tropicale doubler en vingt-deux ans
[…] ». Sur la base de cette prévision, il pointe ainsi la limite du « potentiel naturel de la production ». Il
envisage l’hypothèse d’un déficit alimentaire de céréales, qui empêcherait l’Afrique de compter sur une aide
alimentaire ou des importations. Il pointe « la constante dégradation des terres cultivées », en raison de la
réduction de la durée de la jachère due à la densité accrue de population.
De la même façon, différents rapports du Fonds FNUAP20 ont fait, au cours des années 1990, entendre des
accents néomalthusiens. La continuité avec Malthus se retrouve donc autour de l’insistance mise sur la
dégradation des rendements agricoles.
Outre la fragilité des prévisions, le caractère excessivement simplificateur des analyses néomalthusiennes et
des mécanismes évoqués (sans parler des dérives idéologiques autour de la crainte sous-jacente des masses
affamées…) ont été pointés par différents auteurs21.
Tout d’abord, le sens de la causalité ne va pas de soi. Les mécanismes reliant les mécanismes démographiques
et le développement sont beaucoup plus complexes que ceux qu’on évoque le plus souvent, et l’influence du
niveau de revenu et des conditions de vie sur la population a au moins autant d’importance, sinon plus, que la
relation inverse. Cela semble corroboré par le constat que les pays qui sont le moins avancés aujourd’hui dans la
transition démographique sont ceux où les indicateurs de développement sont les plus faibles, notamment en
Afrique subsaharienne : une fécondité élevée résulte avant tout de la pauvreté. C’est ainsi que les mécanismes
démographiques font partie des différents cercles vicieux du sous-développement : dans une société où il
n’existe pas de système de retraite, pas d’indemnités de chômage, où l’école est onéreuse pour les plus pauvres,
cette pauvreté incite les parents à considérer les enfants comme une source de revenus et non comme un coût,
dans la mesure où ils sont contraints de compter sur leur travail et ne peuvent pas ou peu les envoyer à l’école.
De plus, la mortalité infantile élevée les incite à augmenter d’autant plus leur fécondité. Tous ces
comportements, rationnels à court terme et au niveau individuel compte tenu des contraintes, aggravent à long
terme la pauvreté, la précarité et l’incapacité d’envisager un changement de situation. Enfin, au niveau de
l’ensemble de la société, l’insuffisance des systèmes d’éducation et de formation retarde d’autant le recul de
l’emprise de la religion et l’évolution des mentalités qui, favorisant une laïcisation de la société, modifieraient
également les comportements de fécondité.
Mais surtout, il apparaît illusoire et réducteur de considérer la variable démographique dans l’absolu, en
dehors de toute perspective historique, et sans prendre en compte des variables intermédiaires qui peuvent
modifier sensiblement le rapport entre population et développement et feront que, pour un même niveau de
revenu par tête, deux pays pourront présenter à un moment donné des régimes démographiques différents. On
pourra ainsi rencontrer des situations paradoxales par rapport à l’évolution attendue (Texte 24). Parmi ces
variables intermédiaires, deux paraissent avoir une importance particulière ; les modalités d’organisation de la
production agricole, et le statut des femmes dans la société.

Texte 24 : I. ATTANÉ, Au Bangladesh, Les paradoxes de la baisse de la fécondité


[…] Ses 129 millions d’habitants le placent [le Bangladesh], en 2000, au 8e rang mondial pour sa population. Ses quelque 890 habitants
par kilomètre carré font de lui le pays le plus densément peuplé de la planète […] Malgré la baisse de la fécondité amorcée dans la
décennie 1970, sa structure par âge très jeune le voue à une croissance potentielle considérable. […] Mais le pays se signale aussi par sa
situation économique : un habitant sur deux (48 %) vit en dessous du seuil de pauvreté défini par les autorités bangladeshi. […]
La transition de la fécondité au Bangladesh, des plus atypiques compte tenu du contexte –, […] a suscité le plus vif intérêt des
démographes. Parmi les pays classés par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans la catégorie à « faible
développement humain », il est le seul dont la fécondité est en deçà de 4,5, avec 3,3 enfants par femme seulement en 1994-1996 (contre
encore 6,3 en 1971-1975). En outre, aucun autre pays n’a atteint un tel niveau de fécondité avec des conditions de mortalité encore si
défavorables. L’espérance de vie à la naissance y reste parmi les plus faibles du monde : 58,1 ans en 1997, et augmente lentement – de
trois ans à peine par rapport à 1985 – en partie à cause d’une mortalité infantile qui sévit encore lourdement : 82 % en 1999.
Cette baisse de la fécondité est d’autant plus surprenante que l’âge moyen des femmes au premier mariage n’a augmenté que de 1,5 an
au cours de la phase de transition et reste très précoce : de 16,6 ans en 1974, il est passé à 18,1 ans en 1991. De plus, de fortes inégalités
entre sexes, qui auraient pu aussi alimenter une fécondité élevée, persistent. […] L’espérance de vie des femmes à la naissance est
inférieure d’un an à celle des hommes, phénomène presque unique au monde qui témoigne des conditions de vie extrêmement difficiles
pour les femmes adultes, d’autant que la surmortalité féminine est absente chez les enfants. Enfin, les taux d’alphabétisation sont deux
fois plus faibles chez les femmes : 23,7 % chez celles âgées de 15 ans ou plus en 1991, contre 45,2 % chez les hommes. Tout concourt
donc, a priori, à rendre surprenante la baisse de la fécondité au Bangladesh, surtout dans le monde rural, qui regroupe les quatre
cinquièmes de la population et connaît des conditions de vie encore plus défavorables. […]
La clé de la baisse de la fécondité réside-t-elle dans la diffusion rapide de la contraception ? Certes, grâce aux efforts du gouvernement
bangladeshi, surtout à partir de 1973, et d’un soutien international, le recours à la contraception est devenu de plus en plus fréquent –
49,2 % des femmes d’âge fécond en 1996 contre 7,7 % en 1975. […]
Le développement de la contraception a aussi été la conséquence des profonds changements sociaux. Si le Bangladesh reste très démuni
sur le plan social, économique et humain, il n’en demeure pas moins que d’importantes avancées ont marqué les dernières décennies.
Entre 1976 et 1991, le nombre de filles scolarisées dans le primaire, parti de très bas, il est vrai, a par exemple augmenté de 90 %, tandis
que celui des garçons s’élevait de 37 % ; de 1976 à 1986, le nombre de villages raccordés au réseau électrique a été multiplié par quatre,
le nombre de médecins par trois. L’urbanisation – bien que d’un niveau encore parmi les plus bas du monde – aura aussi participé de cette
évolution sociale, avec un taux qui aura plus que triplé depuis 1965, passant de 6 % alors à 21 % aujourd’hui.
En outre, l’islam n’a fait obstacle ni à la baisse de la fécondité ni au travail des femmes : si le purdah, pratique qui confine
traditionnellement les femmes à la sphère domestique, est largement appliqué dans le pays, il tend à l’être moins strictement dans les
classes les plus pauvres, qui ne peuvent se priver de leur main-d’œuvre féminine. Aussi les femmes, source de revenu précieuse pour le
ménage, ont-elles un taux d’activité élevé : 63,4 % de la population féminine âgée de 10 ans et plus travaillent ; plus de deux actifs sur
cinq (42 %) sont des femmes (Banque mondiale, 1998). L’industrie textile en particulier, secteur à très forte expansion au Bangladesh
aujourd’hui, a une main-d’œuvre majoritairement féminine.

Isabelle Attané, INED, Population et Sociétés, no 357, mai 2000.


4.3 Une question surdéterminée par les deux précédentes : structures agraires, statut des femmes

Dans les années 1970, Ester Boserup22, a prolongé la critique des hypothèses malthusienne en montrant
qu’on ne pouvait pas confronter les densités de population avec des disponibilités alimentaires théoriques en
fonction des surfaces cultivables in abstracto, mais que la capacité d’une terre à nourrir la population
s’établissait dans le contexte historiquement déterminé des systèmes agraires des différentes sociétés. La
pression démographique entraîne une réorganisation de la collecte et de la production de vivres. L’effectif de
population impose à tout moment un choix du mode de production. Il ne s’agit donc pas de deux variables
indépendantes, mais de deux systèmes en interaction permanente.
C’est ainsi que le plafond des subsistances n’est pas une grandeur absolue fixée une fois pour toutes, mais
connaît une redéfinition permanente dans l’histoire (Texte 23). Comme le montre l’exemple des plaines
agricoles en Asie de l’Est et du Sud-Est, le temps de travail augmente avec les densités humaines, ce qui permet
une augmentation du rendement par hectare de surface cultivée. À l’opposé, de nombreuses régions, en
Amérique latine et surtout en Afrique, subissent les conséquences de ce que Boserup nomme la « trappe de
faible densité » : une agriculture extensive, à productivité très faible, ce qui ne l’empêche pas d’avoir
éventuellement une grande destructivité écologique qui ne doit rien à l’effectif de la population. Ce
raisonnement renvoie donc à la fois à la flexibilité des techniques (par opposition à la naturalisation des
phénomènes qu’on trouve dans le raisonnement malthusien) et à la question de l’organisation sociale de
l’agriculture, qui sera à même de permettre ou non l’implantation de ces techniques.
Cette organisation sociale dépend elle-même d’un ensemble de facteurs : institutions, systèmes de
financement de la production, et, comme le montre le démographe Hervé Le Bras à travers l’exemple du
Mexique, répartition de la propriété foncière et modalités d’insertion internationale de l’agriculture d’un pays
(Texte 25).

Texte 25 : H. LE BRAS, Au Mexique, un problème social plus que démographique


[…] Dans l’état du Tabasco, la forêt humide a été coupée et transformée en prairies artificielles, les fleuves ont été endigués pour
empêcher les fréquentes inondations, des voies de circulation rapide ont été construites dont les remblais servent aussi de digues.
Conséquence, les sels sont remontés sur les terres qui n’étaient plus lessivées. Leurs effets ont été combattus par un surcroît d’engrais qui
à leur tour ont pollué les eaux souterraines. Les éleveurs, grâce à des prêts gouvernementaux avantageux, ont accaparé ou acheté les
propriétés que la réforme agraire du président Cardenas avait octroyées aux petits agriculteurs. Expulsés, ces paysans sont allés grossir le
prolétariat urbain, ont été engagés comme gardiens de troupeaux, ou pour un grand nombre se sont repliés sur des terres de mauvaise
qualité et difficilement accessibles dont les éleveurs ne voulaient pas. Ils ont tenté d’y survivre en pratiquant une agriculture trop lourde
pour ces sols fragiles qu’ils ont abîmés. Alors que le Tabasco était un état à la végétation luxuriante, aux mœurs démocratiques (les
femmes y avaient obtenu le droit de vote avant les Françaises), l’inégalité sociale et la nature abîmée en sont maintenant maîtresses.
Les prairies reprises sur la forêt devenant moins productives, les éleveurs ont acheté du grain pour continuer à nourrir leurs bovins.
Cela a stimulé la production de sorgho dans la région de Bajio, plus au nord, qui s’est lancé dans une culture à grande échelle. Parti de
presque rien le sorgho est devenu la première culture du Bajio dans les années quatre-vingt. Là aussi, les paysans furent laminés, leurs
terres rachetées, et eux-mêmes engagés comme ouvriers agricoles. Ils abandonnèrent leurs cultures en autoconsommation et se nourrirent
moins bien. Le sorgho demande beaucoup d’eau, que la région de Bajio ne possède pas car (il) est déjà assez au nord. Après avoir utilisé
l’eau du fleuve Río Lerma, on commença à pomper l’aquifère qui descendit de 8 mètres de profondeur en 1955 à 200 mètres en 1985.
L’eau profonde est chaude et salée. Elle abîme les sols déjà rendus croûteux par l’emploi de lourdes machines, exigeant dans une spirale
sans fin des labourages plus lourds. Les derniers petits propriétaires ne peuvent chercher l’eau à cette profondeur, ni survivre sur cette
terre alourdie et salée dont seuls de gros moyens viennent à bout. Les rendements du sorgho ont fini par décliner, obligeant le Mexique à
se fournir sur le marché international. Les importations de céréales ont doublé de 1977-1979 à 1987-1989, sans rapport avec la croissance
démographique puisque dans le même temps, la proportion de consommation de céréales servant de nourriture au bétail est passée de
18 % à 31 %. Pour payer ces importations, le Mexique a augmenté l’extraction de pétrole, jusque dans l’état de Tabasco, ce qui a encore
accentué les différences sociales, et il a développé des cultures industrielles comme le coton, engageant un nouveau cycle d’exclusion des
petits paysans, de pompage des nappes d’eau et de détérioration des sols. […] La pression démographique n’intervient pas dans un tel
modèle.

Hervé Le Bras, op. cit.


D’autre part, les institutions internationales ont pris conscience du fait que le statut des femmes dans la
société, l’étendue de leurs droits et les libertés qu’elles sont ou non en mesure d’exercer ont un impact très grand
sur les variables démographiques. On constate une corrélation très importante entre l’augmentation de leur taux
de scolarisation des femmes et la diminution du taux de fécondité. Le fait d’avoir une activité rémunérée leur
permet d’envisager plus facilement, pour elles ou pour leurs filles, un autre avenir que celui d’épouses et de
mères, donc une autre reconnaissance sociale.
L’interdépendance entre ces différentes dimensions du développement, aussi bien que le caractère conflictuel
des controverses qui s’y attachent, exclut donc d’en faire des questions purement techniques. Il n’en reste pas
moins que des mécanismes ont été mis en évidence par des décennies d’études et d’expériences, et que les
résistances politiques et sociales au changement, tant sur la question agraire que sur celle des rapports de genre,
pèsent bien plus que l’ignorance des solutions pour empêcher d’avancer dans la voie d’une résolution de ces
problèmes.
1 - CNUCED, Rapport sur le commerce et le développement, « Mondialisation, répartition et croissance », 1997.
2 - On a pu noter également (chapitre 1) que l’IDHI est loin de pouvoir être calculé aujourd’hui pour tous les pays.
3 - Ce rapport a été coordonné par F. Bourguignon, alors économiste en chef de la Banque mondiale.
4 - « Les indicateurs de la pauvreté dans les approches de la Banque mondiale et du PNUD : une analyse critique », in Pierre Salama et Richard
Poulin (dir.), L’insoutenable misère du monde, Vents d’ouest, 1998.
5 - L’IPH combinait une mesure de la faible longévité, du manque d’éducation de base et de l’absence d’accès aux ressources publiques et privées.
6 - « Global inequality : beyond the Bottom Billion. A rapid review of income distribution in 141 countries ».
7 - L’agriculture est notamment centrale pour un développement soutable sur le plan environnemental, comme on le verra dans le chapitre 7 : des
pratiques agricoles inadaptées (déforestation, épuisement des sols, pompages hydrauliques et emploi d’intrants chimiques excessifs) peuvent être
responsables de nombre de dégradations de l’écosystème. En retour, l’agriculture subit au premier chef les conséquences des dégradations
environnementales, et notamment du changement climatique.
8 - Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, « Développement des inégalités agricoles dans le monde et crise des paysanneries comparativement
désavantagées », FAO, 1997.
9 - Mazoyer, Roudart, op. cit.
10 - Mazoyer, Roudart, op. cit.
11 - Op. cit.
12 - Amartya Sen, Poverty and Famines : An Essay on Entitlements and Deprivation, Oxford, Clarendon Press, 1982.
13 - Dag Hammarskjöld, What now : another Development, 1975.
14 - G. Myrdal, The Challenge of World Poverty, 1972. Chenery, Redistribution with Growth, 1974.
15 - Mazoyer et alii, Esquisse d’une nouvelle politique au Congo, 1986.
16 - Dasgupta Monica, Jiang Zhenghua, Xie Zhenming Li Bohua, Bae Hwa-Ok Woojin Chung: « Why is Son Preference so Persistent in East and
South Asia? A Cross-country Study of India, China and the Republic of Korea », Journal of Development Studies, no 40 (2), p. 153-187, 2003.
17 - Qui remplace l’Indicateur Sexospécifique de Développement Humain (ISDH) élaboré en 1995, composé des mêmes variables que l’IDH, le
niveau moyen obtenu par chaque pays étant corrigé par une pénalité pour tenir compte des inégalités entre femmes et hommes dans ces domaines.
L’ISDH avait le défaut de voir son niveau biaisé par l’IDH global du pays, indépendamment du degré d’inégalité de genre. L’Indice de participation
des femmes, élaboré en 1995 également, était axé sur la participation politique des femmes (mesurée au travers de la proportion de sièges obtenus au
parlement), sur leur participa­tion économique (part de postes de haut niveau et hautement qualifiés) et sur leur emprise sur les ressources économiques
(inégalité des revenus).
18 - O. Drevet-Fabbous, « La division sexuelle du travail », Cahiers genre et développement, no 2, 2001, L’Harmattan.
19 - Isabelle Guérin, Madeleine Hersent et Laurent Fraisse, Femmes, économie et développement : de la résistance à la justice sociale, IRD, 2011,
p. 5.
20 - Fonds des Nations unies pour la population.
21 - M. Husson, Six milliards sur la planète : sommes-nous trop ?, Textuel, coll. « La Discorde », 2000.
22 - Ester Boserup, Évolution agraire et pression démographique.
CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE

Le bilan des stratégies de développement menées au cours des


cinquante dernières années ne peut s’appréhender qu’en interrogeant à la
fois la cohérence des modèles mis en œuvre, et les obstacles et
contradictions concrets rencontrés sur le terrain. Les rapports sociaux
dans les différents pays ont façonné des stratégies parfois éloignées des
objectifs affichés.
Aujourd’hui plus encore qu’hier, ces coordonnées internes ne peuvent
se comprendre indépendamment de l’insertion internationale des
économies.
Partie 3

Vers une nouvelle Économie du


développement ?
Le début des années 1980 marque une rupture et une inflexion
profonde dans la trajectoire des pays en développement. Ce qui
s’appellera la mondialisation se déploie que plusieurs plans imbriqués :
commercial productif, financier, technologique, culturel. Cependant, ces
changements ne peuvent être dissociés des politiques d’ajustement
structurel qui les ont accompagnés.
Chapitre 5

L’ajustement structurel

1. À L’origine de la rupture des années 1980

La dette extérieure des économies du Tiers-monde n’apparaît comme


un problème qu’à partir de la fin de la décennie 1970. Auparavant, elle
est considérée comme justifiée à la fois en théorie et en pratique.
Sur le plan théorique, l’endettement extérieur constitue une modalité
normale du financement du développement, substitut de l’épargne
intérieure insuffisante (chapitre 3). Sa justification se fonde, comme celle
de l’aide extérieure, sur les modèles à double déficit, mettant en évidence
une interdépendance entre déficit budgétaire et déficit courant, en raison
de l’insuffisance de l’épargne intérieure.
Dans la pratique, les flux croissants de capitaux à destination des
économies du Tiers-monde obéissent à une logique de rentabilisation de
ceux-ci, dans un contexte international de surliquidité (particulièrement à
partir du milieu des années 1960, avec la multiplication des eurodollars),
de taux d’intérêt réels très faibles voire négatifs. Le recyclage des
pétrodollars à partir du choc pétrolier de 1973 ne fait qu’accentuer ce
phénomène. En conséquence, à partir de la fin des années 1960, la
croissance de la dette du Tiers-monde s’accélère : elle est multipliée par
12 de 1968 à 1980. De 1974 à 1982, le ratio de la dette extérieure sur les
exportations passe de 72,2 % à 113,7 %, et le ratio du service de la dette
sur les exportations passe de 8,5 % à 17,2 %.
On observe de ce point de vue une différence entre l’Amérique latine
et l’Afrique, où la croissance du PIB et des exportations commence à
ralentir, et l’Asie du Sud-Est, où l’évolution de ces ratios est moins
défavorable en raison de meilleures performances économiques.
Comme on l’oublie trop souvent, l’endettement croissant des
économies du Tiers-monde au cours de ces trois décennies obéit
conjointement à une logique de demande et à une logique d’offre.
Logique de demande : les gouvernements, comme on l’a vu, sont
engagés dans des stratégies de développement qui impliquent la
réalisation de grands projets industriels et d’infrastructures, entraînant le
plus souvent des importations coûteuses de biens d’équipement et de
technologies. C’est l’époque, souvent dénoncée depuis, des « cathédrales
dans le désert ». On peut citer par exemple au Brésil le « plan acier », le
barrage d’Itaipu, la route transamazonienne… À cela, il faut ajouter dans
la plupart des pays la corruption de dirigeants souvent dictatoriaux, les
dépenses somptuaires des élites et les fuites de capitaux opérées par les
oligarchies locales1.
Mais il ne faut pas oublier non plus le rôle des firmes multinationales :
comme cela a été montré, toujours dans le cas du Brésil, elles ont été
souvent très impliquées dans la réalisation de ces grands projets et en
grande partie responsable de l’endettement2.
Logique d’offre : les grandes banques des pays occidentaux se
bousculent pour prêter à des pays dont on estime la croissance
économique prometteuse. Elles passent pour cela des encarts publicitaires
dans les journaux locaux, notamment en Amérique latine.
La dette peut être une condition du développement et un outil de
rattrapage à certaines conditions : que la charge de remboursement soit
inférieure aux recettes de production et aux capacités d’exportation,
elles-mêmes suscitées par les investissements mis en œuvre. Or, ces
conditions n’ont pas été vérifiées dans la plupart des cas.

1.1 La crise de la dette

La crise se déclare à la suite de ce qu’on appelle désormais le « choc


monétariste » : en octobre 1979, le nouveau président de la Réserve
fédérale américaine, Paul Volcker, adepte des théories anti-inflationnistes
de Milton Friedman3, augmente les taux d’intérêt directeurs. Sous l’effet
conjugué de cette politique et du ralentissement de l’inflation dans les
pays industrialisés, les taux d’intérêt réels augmentent de 20 % entre
1978-1979 et 1980-1981. Dans le cas de l’Amérique latine, le taux
d’intérêt réel passe d’un taux négatif, favorable aux débiteurs, de – 3,4 %
en moyenne entre 1970 et 1980 à + 19,9 % en 1981, + 27,5 % en 1982 et
17,4 % en 1983.

Repère 10 : Comprendre les principales notions

Dette publique et dette privée :


La différence entre les deux est déterminée par le débiteur : la dette publique est
contractée par des emprunteurs publics. La dette privée est contractée par des agents
privés : banques, particuliers, et dans le cas des pays du Tiers-monde, surtout les
entreprises. Compte tenu de l’aval donné fréquemment par les États aux emprunts
extérieurs des entreprises, une partie importante des dettes privées s’est convertie en
dettes publiques depuis le début des années 1980.

Flux privés et flux publics (ou flux officiels) :


Les flux internationaux privés comprennent d’une part les investissements
directs étrangers (IDE), l’aide privée (très marginale, celle des ONG). Ceux-ci ne
créent pas d’endettement en tant que tels, mais les IDE peuvent donner lieu à des
rapatriements de profits. Ils comprennent d’autre part les prêts bancaires et les
émissions d’obligations, qui sont au contraire source d’endettement, en général très
coûteux pour les pays en développement.
Une partie des prêts bancaires accordés par les banques à des États ou à des
entreprises du Tiers-monde, constitue des prêts commerciaux qui financent des
importations du pays bénéficiaire en provenance du pays prêteur. Ces prêts sont
pratiquement toujours assurés auprès d’organismes publics (en France la COFACE).
Le taux d’intérêt est généralement fixé par référence au taux directeur au niveau
international qui est le LIBOR (London Interbank Offered Rate), auquel s’ajoute une
marge destinée à tenir compte du risque de non-remboursement.
Les flux publics proviennent des organismes publics des pays industrialisés (flux
bilatéraux) ou des organismes internationaux dont le capital est souscrit par les États
des pays industrialisés (flux multilatéraux). Ils comprennent l’Aide Publique au
Développement (APD) et « autres flux ». L’APD est constituée de dons (qui ne sont
pas uniquement des flux financiers mais peuvent être une assistance technique,
l’envoi d’enseignants…) ou prêts à caractère concessionnel, c’est-à-dire à faible taux
et long délai de remboursement. Les « autres flux » sont des prêts publics à des
conditions proches de celles du marché, pour l’essentiel destinés à financer des projets
de développement spécifiquement identifiés. Mais ces prêts peuvent aussi financer des
opérations commerciales (achat de biens ou services dans le pays prêteur). Il en
résulte que les sommes allouées reviennent dans le pays d’origine qui biaise le
système en générant des positions de rente, entraînant des surcoûts pour les pays en
développement : une étude de la Banque mondiale, concernant la période 1962-1987,
a montré que les pays africains avaient payé leurs importations de produits
sidérurgiques plus cher que les pays industrialisés (jusqu’à 23 % dans le cas des
importations en provenance de France).

Club de Paris :
Enceinte informelle de réunions qui réunit les principaux États créanciers. Sa
présidence et son secrétariat sont assurés par le Trésor français. Il élabore des
modalités générales de consolidation des dettes publiques et privées garanties d’un
pays donné, au cas par cas, modalités qui sont ensuite recommandées aux
gouvernements en vue d’accords bilatéraux.

Club de Londres :
Comités consultatifs (Bank Advisory Committees) agissant pour le compte de
banques commerciales, donc des créanciers privés. Il est constitué de représentants
d’une douzaine de banques et habituellement dirigé par le plus grand créditeur.

Service de la dette :
Remboursement des intérêts et amortissement du capital emprunté. Le ratio du
service de la dette est le rapport de ce montant aux recettes d’exportations d’un pays :
c’est le chiffre qui représente le mieux le poids de la dette extérieure pour une
économie.

Rééchelonnement :
Rééchelonnement des créances des banques commerciales. Un rééchelonnement
consiste à repousser dans le futur les échéances d’un prêt. Les périodes vont jusqu’à
20 ans (Mexique) et les taux d’intérêt varient autour de 2 points de pourcentage au-
dessus du LIBOR, auxquels s’ajoutent 1,25 à 1,50 % de commissions.
Restructuration du service de la dette :
C’est l’ensemble du rééchelonnement et du refinancement.

Illiquidité :
Le débiteur connaît une difficulté de trésorerie passagère mais pourra payer dans le
futur, pourvu qu’on lui en laisse le temps. La réaction classique est le
rééchelonnement et la limitation des prêts nouveaux, tandis que les débiteurs sont
contraints à des politiques d’ajustement destinées à réduire leur déséquilibre de
balance des paiements.

Insolvabilité :
Le remboursement n’est possible ni aujourd’hui ni dans le futur : le prêteur cesse
ses prêts et cherche à faire jouer les garanties, si elles existent.

Le cas par cas :


Il existe, parmi les créanciers, un accord sur le fait que les problèmes de non-
remboursement doivent être traités au cas par cas : la renégociation ne peut être
l’objet d’une négociation généralisée débouchant sur des mesures dont tous les
débiteurs bénéficieraient indistinctement, telle que l’annulation d’une partie de la
dette.

Source : Comité pour l’abolition de la dette du Tiers-monde


(CADTM) Bruxelles.

Compte tenu du rôle monétaire international des États-Unis, les taux


d’intérêt internationaux suivent. Or, 70 % de la dette du Tiers-monde,
notamment celle des économies à revenu intermédiaire (en Amérique
latine, en Afrique du Nord) est une dette à taux variable, contractée
auprès des banques privées : en effet, les dépôts sont à court terme, les
besoins de financement à long terme ; les banques assurant
l’intermédiation ont choisi cette solution, reportant ainsi la plus grande
partie du risque sur le débiteur.
Au même moment, on assiste à une diminution des cours des matières
premières, qui exerce une pression à la baisse sur les revenus
d’exportation des pays du Tiers-monde. La détérioration des termes de
l’échange des pays non-pétroliers est de –12 % entre 1978 à 1982.
C’est au Mexique que la crise éclate : il s’agit du pays qui était
considéré jusque-là comme l’emprunteur le plus sûr, et dont les
difficultés avaient été jusqu’en 1981 masquées par l’augmentation des
revenus pétroliers. La charge de la dette mexicaine (Repère 10), dont le
montant est de 80 milliards de dollars en 1981, double en un an. Le pays
connaît alors une fuite massive de capitaux qui anticipent une
dévaluation du peso. En août 1982, le président José López Portillo
nationalise les banques et déclare un moratoire de quatre mois du
paiement du service de la dette.

1.2 Les premières étapes de la gestion de la crise

La période considérée a débuté avec la menace d’effondrement en


chaîne que faisait peser sur le bilan des banques créditrices l’éventualité
d’un moratoire de la dette des pays débiteurs les plus importants. Sur une
dette de 635 milliards de dollars, à la fin 1982 pour l’ensemble des pays
du Tiers-monde, près de la moitié du total est concentrée sur 5 pays
(Brésil, Mexique, Argentine, Corée du Sud et Venezuela). Les banques
des États-Unis sont particulièrement engagées en Amérique latine pour
une part importante de leurs fonds propres.
La décennie entière a vu, au-delà des différentes tentatives de
rééchelonnement pays par pays, des tâtonnements successifs de la part
des États-Unis et des institutions financières internationales pour parvenir
à un « code de bon fonctionnement » du paiement du service de la dette,
au travers de plusieurs plans, dont le dernier à cette étape, et qui semble
bien avoir assuré une stabilisation durable, est le plan Brady, formulé en
1989. Celui-ci a la particularité, par rapport aux précédents, de
reconnaître implicitement que l’encours de la dette n’est pas
remboursable dans sa totalité, et d’instaurer le principe de sa réduction.
1.3 Évolution de l’endettement du tiers-monde

Après le déclenchement de la crise de la dette et la mise en place des


politiques d’ajustement, le stock comme le service de la dette supporté
par l’ensemble des PED continuent à augmenter, et ce jusqu’à
aujourd’hui (Tableau 6). Cependant, les raisons de cette augmentation
sont bien différentes de celles de la période précédente : tout au long des
années 1980, et une grande partie des années 1990, les prêts accordés aux
PED cessent presque totalement, à l’exception des crédits destinés au
refinancement de la dette. Par exemple, en 2002, le montant total de la
dette est de 2,4 milliards de dollars (dont la moitié est concentrée sur
8 pays4) le service de la dette s’élève à 340 milliards et les nouveaux
prêts, essentiellement destinés à rembourser les anciens, à 235 milliards.
L’augmentation est donc due presque uniquement à une autonomisation
de la dette, à un « effet boule-de-neige », dont la cause est le poids de la
charge d’intérêt. En effet, entre 1980 et la fin de la première décennie des
années 2000, les PED ont remboursé à leurs créanciers, au titre du
service de la dette extérieure, un montant représentant près de 15 fois le
montant dû en 1980. Cependant, le stock de la dette représente toujours
plus de six fois le stock initial au début de cette période.
Par ailleurs, cette dette change de nature : en 1980, 54 % de la dette
africaine était détenue par des banques privées, pour 10 % à partir des
années 2000. Pour l’Amérique latine, ces chiffres sont passés de 90 à
60 %. La différence a été transférée notamment aux institutions
multilatérales (Union européenne, FMI…).
Tableau 6 : Évolution du stock et du service de la dette extérieure
du Tiers-monde, entre 1980 et 2009 (en milliards de dollars)

Stock Service
Dates (milliards (milliards Dont
de $) de $)
Part Part
publique privée
1980 516 80 50 30
1990 870 140 119 21
1995 1 860 206 154 52
2000 2 122 345 201 144
2005 2 489 438 253 185
2009 3 545 536 173 363

Source : Calculs du CADTM à partir de chiffres de Banque mondiale,


Global Development Finance, 2011 et FMI, World Debt Tables, 2011.

Si, comme le montre le tableau 6 pour l’année 2009, la dette la plus


lourde est celle des économies à revenus intermédiaires, notamment
latino-américaines, la dette des économies d’Afrique subsaharienne
représente un poids très lourd par rapport à leur revenu national et à leurs
recettes d’exportations. Le ratio du service de la dette sur les exportations
de biens et services représente en moyenne 27 % pour les pays à faibles
revenus, au cours de la décennie 1990, contre 18 % pour les pays à
revenus intermédiaires.
Tableau 7 : Dette extérieure publique par région en 2009

Stock Service
Amérique
29,7 34,7
latine
Afrique
9,9 6,4
subsaharienne
Moyen- 7,7 8,7
Orient et
Afrique du
Nord
Asie du Sud 11,6 6,4
Asie de
20,1 19,7
l’Est
PECOT et
20,9 24,3
Asie centrale
Total 100,0 100

Source : CADTM, idem.

Le solde entre service de la dette et nouveaux prêts laisse apparaître,


pendant la plus grande partie de cette période, un transfert net du Sud
vers le Nord, qui représente en moyenne annuelle 3,68 % du PIB des
PED pendant la décennie 1980, et jusqu’à 6,20 % de leur PIB entre 1997
et 20065. Ce processus alimente une contrainte croissante pesant sur le
financement du développement, les flux financiers sortant des PED étant
par ailleurs alimentés par le rapatriement des profits des firmes
multinationales et, dans la phase récente de déréglementation des
marchés financiers, des plus-values réalisées sur les investissements
internationaux de portefeuilles – la principale source de financement
extérieur étant constituée par l’envoi de fonds par les travailleurs
migrants. De plus, la fuite des capitaux hors des pays endettés est estimée
par le FMI à environ la moitié de l’encours de la dette extérieure des pays
les plus endettés à la fin des années 1980.
Tableau 8 : Différents flux financiers entrant et sortant/PED
2009

Aide publique au +
développement (APD) 120 Md $
Rapatriement des profits 244 Md
des firmes multinationales $
+
Envoi des migrants
243 Md $
Service de la dette 173 Md
extérieure publique $

Source : CADTM, idem.

Les évolutions les plus récentes pourraient laisser croire à un


allégement du fardeau de l’endettement extérieur, du moins pour
certaines catégories de pays, mais il s’agit le plus souvent d’une illusion
d’optique ou d’une amélioration très limitée, la dépendance financière
ayant parfois pris des formes renouvelées.
En ce qui concerne les pays les plus pauvres, l’initiative PPTE n’a
guère tenu ses promesses, même si globalement le ratio du service de la
dette sur les exportations des pays à faible revenu est descendu à 15 % au
début des années 2000 (Texte 27).
Par ailleurs, au cours des dernières années, s’est mis en place un
processus de transformation de dettes en actifs financiers et un marché
des titres de la dette extérieure. Cette évolution s’inscrit dans le contexte
plus général de la mondialisation financière et de la multiplication des
innovations financières (chapitre 6) et participe de la transformation
globale des dettes externes en dettes internes et des dettes privées en
dettes publiques, avec des taux d’intérêt parfois plus élevés
qu’auparavant. Ces procédures peuvent alimenter l’illusion statistique
d’un allégement du fardeau de la dette extérieure, alors même que la
contrainte qui pèse sur les politiques économiques demeure mais est
désormais davantage exercée par les marchés financiers internationaux
que par la conditionnalité des institutions internationales. D’autre part,
ces échanges de dette contre actifs s’inscrivent dans des programmes de
privatisation des entreprises publiques (plus particulièrement des
infrastructures, transports, télécommunication, énergie) dans plusieurs
pays.
L’évolution la plus significative des dernières années est cependant le
nouveau rôle financier des économies émergentes en excédent et
disposant de réserves de change importantes6. Plusieurs d’entre elles, qui
comptaient comme on l’a vu parmi les économies les plus endettées
jusqu’au début des années 2000, ainsi que des pays exportateurs de
pétrole également en excédent, ont remboursé par anticipation leur dette
extérieure afin de ne plus dépendre de la conditionnalité du FMI, et dans
certains cas ont consenti des prêts à d’autres économies en
développement. Dans ce contexte, le rôle du FMI, après avoir connu une
montée en puissance mais aussi fait l’objet de critiques importantes au
cours de la crise asiatique de 1997-1998, a tendu à s’effacer, jusqu’à la
fin de la dernière décennie où il est à nouveau revenu sur le devant de la
scène à l’occasion des crises des dettes publiques, cette fois dans le cadre
de la zone euro.
Tableau 9 : Réserves de change et dette extérieur publique de
quelques pays (en Mds de dollars)

Dette
Réserves de
extérieure
Pays change
publique
(décembre 2010)
(décembre 2009)
Chine 2 622 93,1
Inde 284,1 76,5
Brésil 290,9 87,3
Pérou 44,1 20,7
Algérie 150,1 2,8
Source : CADTM, idem.

Texte 26 : E. TOUSSAINT, L’allégement de la dette du Tiers-


monde : une solution en trompe-l’œil ?
En 1996, la Banque mondiale, le FMI, le G7 et le Club de Paris […] ont lancé une
initiative pour renforcer la capacité des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE, HIPC en
anglais), […] à assurer effectivement le remboursement d’une dette insoutenable. […]
Le FMI et la Banque mondiale (BM) firent la promesse d’une annulation de 80 % de
la dette des PPTE. […] Trois années plus tard, à un autre sommet du G7 tenu en
juin 1999 à Cologne, ils annonçaient un allégement encore plus important allant
jusqu’à 90 % de la dette. […] L’initiative de la Banque mondiale et du FMI concerne
41 pays, c’est-à-dire une petite minorité des pays en développement.
En 2001, cinq ans après le début en fanfare de l’initiative PPTE, seuls quelques
pays ont obtenu une réduction effective des sommes à rembourser au titre du service
de leur dette extérieure. Au total, sur les 41 PPTE, 22 pays (dont 18 en Afrique
subsaharienne) sont effectivement en lice depuis décembre 2000 pour bénéficier dans
les années à venir d’une réduction du service de leurs dettes […] Depuis le début de
l’initiative en faveur des pays en question le stock de leurs dettes a augmenté de
10 milliards de dollars passant de 205 milliards de dollars en 1996 à 215 milliards de
dollars en 2001.
Plus grave. En 1999, les PPTE ont payé en remboursement 1 680 millions de
dollars de plus que ce qu’ils ont reçu sous forme de nouveaux prêts […] Entre 1996
et 1999, selon la Banque mondiale, le service de la dette des PPTE pris globalement a
augmenté de 25 % (passant de 8 860 millions de dollars en 1996 à 11 440 en 1999).
[…]
La dette multilatérale sera bel et bien remboursée au FMI et à la BM via une
cagnotte appelée « fonds fiduciaire ». […] La somme décaissée effectivement par le
FMI entre le début de l’initiative PPTE en 1996 et l’an 2000 est de l’ordre de
400 millions de dollars […] Quant à la somme décaissée par la Banque mondiale, elle
est inférieure à son bénéfice annuel qui est de l’ordre de 1 500 millions de dollars.
Encore faut-il tenir compte que ce qui est décaissé par la BM et le FMI leur revient
ensuite sous forme de remboursement. […] et prend la direction des différents Fonds
fiduciaires qui servent à rembourser les dettes des PPTE à l’égard de ces mêmes
institutions, celles-ci ne renonçant jamais à une créance.
En réalité, l’initiative consiste à diminuer un peu le poids qui pèse sur les finances
des pays les plus pauvres afin que le système de la dette perdure. […] La BM et le
FMI se chargent de dicter [les] politiques en compagnie du Club de Paris dans le
cadre des Facilités pour la réduction de la pauvreté et la croissance (FRPC) et des
Documents de stratégie pour la réduction de la pauvreté (DSRP), nouveaux noms
donnés aux politiques d’ajustement structurel. L’acceptation de ces politiques par les
PPTE constitue une condition sine qua non posée par le FMI, la Banque mondiale et
le Club de Paris en échange de futurs allégements de remboursement et de nouveaux
crédits d’ajustement. […]
La dette du Tiers-monde (pays de l’ex-bloc de l’Est non compris) s’élève en 2001 à
environ 2 100 milliards de dollars (dont environ 75 % sont des dettes publiques), ce
qui ne représente qu’un faible pourcentage de la dette mondiale qui atteint plus de
45 000 milliards de dollars (l’addition des dettes publique et privée aux États-Unis
représente à elle seule 22 000 milliards de dollars).
Si la dette extérieure publique du Tiers-monde était entièrement annulée sans
indemnisation des créanciers, cela représenterait une perte minime de moins de 5 %
dans leur portefeuille. Par contre, pour les populations enfin libérées du fardeau de la
dette, les sommes qui pourraient être utilisées à améliorer la santé, l’éducation, à créer
des emplois, etc. seraient tout à fait considérables. En effet, le remboursement de la
dette publique du Tiers-monde représente bon an mal an une dépense d’environ 200 à
250 milliards de dollars, soit 2 à 3 fois la somme nécessaire à la satisfaction des
besoins humains fondamentaux tels que définis par les Nations unies.
Les chiffres de ce texte sont tirés de publications du FMI et de la Banque mondiale.

Éric Toussaint, La Finance contre les peuples. La Bourse ou la


vie, CADTM Syl.jpge, Bruxelles-Paris, 2002.

2. De l’ajustement structurel à l’établissement d’une nouvelle


norme de développement

Les politiques d’ajustement structurel (PAS) ont débuté comme un


ensemble de mesures conjoncturelles destinées à rétablir la solvabilité
des économies endettées (phase de stabilisation), de façon à garantir aux
créanciers la non-interruption du paiement du service de la dette. C’est
progressivement, une fois passé l’urgence, que la dimension structurelle
et de long terme de la réforme de ces économies est apparue. Cependant,
on n’observe pas une rupture, mais au contraire une grande continuité
entre la phase de stabilisation et la (ou les) phase(s) de restructuration des
économies, dont l’objectif est de les ramener sur le chemin de la
croissance. Cette action s’appuie sur un corpus doctrinal libéral qui prend
le contre-pied des politiques de développement antérieures.
2.1 Le consensus de Washington

L’expression « Consensus de Washington » a été formulée par


l’économiste américain J. Williamson pour désigner le corpus théorique
d’inspiration néoclassique et monétariste mis en avant, pour les
économies en développement, par le Fonds monétaire international et la
Banque mondiale à partir du début des années 1980.
Ce corpus contredit point par point les objectifs et les instruments mis
en avant dans le cadre des stratégies de développement des décennies
précédentes : rôle central de l’État, priorité à l’industrialisation,
développement autocentré et orienté vers le marché intérieur.
La théorisation, qui est essentiellement a priori, s’articule à partir de la
forme générale d’une normativité walrasienne, autour de trois pôles
d’hypothèses :
un pôle monétariste qui dicte en particulier une explication
monétaire de l’inflation, mais surtout une interprétation
monétaire et financière des déficits de la balance des paiements,
renforcée par l’hypothèse selon laquelle « les déficits du secteur
public déterminent entièrement la balance courante »7.
un pôle ultralibéral qui fonde en particulier les attaques
multiformes contre l’intervention de l’État dans l’économie.
un pôle « avantages comparatifs » – théorème H.O.S, l’ensemble
reposant sur l’hypothèse d’une rationalité universelle des prix,
signe de la rationalité globale de l’allocation des ressources.
À partir de ces postulats sont construits des modèles, soit
économétriques, soit d’équilibre général calculable (EGC).
Ces formulations théoriques dictent les politiques prescrites, avec une
application inconditionnelle et universelle des instruments, sans
considération de la spécificité des appareils productifs, des relations
sociales ou des modalités d’insertion dans le marché mondial des
différents pays. Bien plus, une partie de leur cohérence interne réside
dans leur aspect homogénéisant.
Dans cette optique, selon P. Hugon « l’essentiel est peut-être moins
[…] la réussite ou non des critères de performance, ou de l’efficience
comparée d’une gestion libérale et d’une économie administrée, que la
normalisation d’économies acceptant les règles du jeu d’un système
international en crise »8.
Les prescriptions finissent en effet par connaître une autonomisation
par rapport aux situations concrètes, ce qui conduit, comme le note J-M.
Fontaine à propos de l’Afrique subsaharienne, à « une disproportion entre
les facultés effectives de remboursement et le poids des réformes.
L’image qui vient à l’esprit est celle d’une Dette fantôme, qui passe
moins par le prélèvement réel qu’elle représente […] que par le modèle
d’apurement qu’elle suscite, via le FMI. De telle sorte que la dette passe
moins par elle-même que par le modèle imposé pour maintenir la fiction
de son remboursement ultime. »9
Plusieurs éléments de cohérence et de globalité apparaissent. Tout
d’abord, la norme est générale : imposée dans un premier temps aux pays
connaissant un problème de paiement de leur dette extérieure, elle s’est
étendue ensuite à l’ensemble des pays du Tiers-monde. De recette
relative à la solution d’un problème donné, la PAS est donc devenue une
règle absolue de politique de développement ; il n’est pas jugé
envisageable qu’un pays, même sans problème de dette, puisse utiliser le
déficit budgétaire et l’endettement de façon active. Par contre, le recours
aux flux extérieurs de capitaux est valorisé. De même, la règle est
devenue durable : M-F. L’Hériteau10 note le passage significatif, au
tournant des années 1980, dans les écrits du FMI du mot « stabilisation »
à l’expression « ajustement », ainsi que l’élargissement géographique du
champ des interventions et l’allongement des périodes considérées. « À
des interventions ponctuelles du FMI, pouvant s’analyser comme des
coups de pouce à la conjoncture, se substitue actuellement une emprise
généralisée et normalisatrice, créatrice de structures ». Ce n’est plus un
rétablissement circonstanciel de la situation qui est visé‚ mais
l’établissement définitif d’une gestion équilibrée du budget, censée
drainer derrière elle un ensemble d’effets induits bénéfiques pour
l’économie : vérité des prix, gestion saine et efficace des entreprises et
des services, réallocation optimale des ressources.
Comme l’écrit M-F. L’Hériteau, « l’emprise du FMI dans les pays en
développement va bien au-delà d’une simple finalité de rééquilibrage des
balances de paiements. Elle est, fondamentalement une entreprise de
normalisation des structures économiques et sociales des différents pays
de façon à les rendre conformes aux impératifs de fonctionnement de
l’économie mondiale. » Cependant, « la normalisation ne consiste pas en
un retour à une situation qui serait “normale” au sens où elle
caractériserait la généralité des cas, mais en la définition et l’imposition
de “normes” caractérisant, aux yeux du FMI, ce qui doit être. »

2.2 Les étapes des stratégies d’ajustement : du conjoncturel au


structurel

La première étape des PAS au cours de la décennie 1980 se donne pour


objectif central le rétablissement des équilibres commerciaux et
budgétaires des pays. Dans la plupart des économies endettées, on l’a vu,
les deux sont en effets liés, en raison de la garantie de la dette par les
États, même lorsque celle-ci était à l’origine le fait d’entreprises privées
(en Afrique, la dette publique et garantie représente la totalité de la dette
extérieure totale, et 75 à 85 % en Amérique latine). Les politiques
menées vont donc d’une part chercher à promouvoir les exportations, et
d’autre part à comprimer la demande intérieure et la masse monétaire. La
promotion des exportations devra être obtenue dans un premier temps par
la dévaluation de la monnaie, qui doit rendre les produits nationaux plus
compétitifs sur le marché mondial, et à plus long terme, permettre la
réorientation de l’appareil productif vers les exportations. La chute de la
demande intérieure, qui est censée avoir un effet positif sur le solde
budgétaire et sur le solde commercial, est recherchée au moyen de
coupures dans toutes les dépenses publiques : licenciements dans la
fonction publique, coupures dans les dépenses sociales (éducation, santé)
et les infrastructures, et dans les subventions aux biens de consommation,
gel des salaires dans la fonction publique. Enfin, la création monétaire est
limitée par l’augmentation des taux d’intérêt.
Le passage à la restructuration des économies se fait notamment par le
biais de la libéralisation des prix et l’élimination de toutes les protections
et subventions, qu’elles soient externes ou internes. Ce processus est
destiné à éliminer les distorsions et les effets d’éviction que l’intervention
de l’État était supposée induire, et doit entraîner une respécialisation des
appareils productifs, en favorisant la production de biens échangeables de
préférence aux biens non-échangeables.
Enfin, les privatisations doivent parachever l’édifice. Cependant, on
notera que dans la plupart des cas, elles n’interviennent que dans la
deuxième étape.

Repère 11 : Le diagnostic fondant les politiques d’ajustement


structurel

Économie‐ ­
Causes Symptômes Effets
d’endettement
Excès de
Masse Endettement
la demande Inflation
monétaire public
sur l’offre
Salaires
élevés
Déficit
Forte budgétaire
consommation
publique
Faible Déficit
épargne (S) ressources internes
Prix Faible prix Déficit
administrés producteur alimentaire
créant des agricole
distorsions
sur les
marchés
Prix
Déficit des
subventionnés
entreprises
des entreprises
publiques
publiques
Surévaluation
Déficit Endettement
de taux de
commercial extérieur
change

Taux Surcapitalisation
Endettement
d’intérêt réel des entreprises
des entreprises
négatif Faible épargne

Philippe Hugon, « Les incidences sociales des politiques


d’ajustement », Revue Tiers-Monde, Tome XXX, no 117,
1989.

La deuxième étape des stratégies d’ajustement structurel intervient,


selon les pays, à la fin de la décennie 1980 ou au cours de la décennie
1990. Il s’agit d’un ensemble d’inflexions dans les instruments des
politiques macroéconomiques mis en œuvre, couplé avec un
approfondissement de la libéralisation et de la privatisation de l’appareil
productif de chaque économie. Cependant, dans sa cohérence de fond, la
doctrine de l’ajustement structurel demeure inchangée. Les motifs de
cette évolution sont de plusieurs ordres.
Le contexte monétaire et financier international évolue : à partir du
milieu des années 1980, avec les accords du Plaza (1985) et du Louvre
(1987), on assiste à un début de concertation entre les grandes puissances
économiques sur la coordination des politiques de change, qui aboutit
notamment à l’« atterrissage en douceur du dollar », et pour quelques
années à une plus grande stabilité relative des taux de change des
principales devises ; du côté du service de la dette, le paiement régulier
par tous les débiteurs a repris, une fois instaurées les premières mesures
de stabilisation à court terme. La menace d’un effondrement du système
bancaire à l’échelle mondiale – si elle a jamais eu un quelconque
fondement – et surtout la menace d’un moratoire des paiements,
paraissent écartées. Les banques ont appris à intégrer les menaces
d’insolvabilité dans leur bilan (provisions pour créances douteuses), et
les dettes les plus incertaines font l’objet d’échanges sur un marché
secondaire au prix d’une décote, supérieure à 55 % depuis 1987 pour les
pays très endettés.
Enfin, en 1989, comme on l’a vu, le plan Brady consacre en quelque
sorte cette « normalisation » du problème de la dette du point de vue des
créanciers ; au niveau du choix des mesures de politique économique,
l’urgence d’un retour à la solvabilité à court terme paraît donc moins
grande que quelques années plus tôt. En revanche, les mesures de
stabilisation proprement dite commencent, à l’intérieur de chacun des
pays qui les ont mises en œuvre, à montrer leurs limites et leurs
contradictions internes. D’une part, dans un grand nombre de pays,
notamment en Amérique latine, elles sont génératrices de situations
d’hyperinflation, révélant ainsi le caractère endogène et autoreproducteur
des déséquilibres (Texte 27). Pierre Salama analyse également comment
le déficit externe est transformé en déficit interne, dont la charge est
reportée par le biais du mécanisme d’hyperinflation/dollarisation sur les
catégories les plus vulnérables, finançant la dette par un mécanisme
d’épargne forcée11.

Texte 27 : J-M FONTAINE, La difficulté de passer de la


stabilisation à la croissance
L’apparition de déficits ne résulte pas tant de décisions volontaires, prises par
exemple par le ministre des Finances, que du mode de fonctionnement et de l’état
général de l’économie. Derrière un déficit jouent une série d’interrelations complexes
de telle sorte qu’une attaque frontale des déficits peut se révéler inefficace, voire
engendrer une série d’adaptations qui aggrave la situation initiale. […]
Une grande partie de la dette extérieure est de fait à la charge de l’État […]

L’effet de levier de la dette sur le budget.


La structure des dépenses de l’État est largement déséquilibrée par ces charges de
remboursements : une part des dépenses est en quelque sorte « pré-affectée » au
remboursement des emprunts et constitue une charge rigide, non négociable sauf à
renégocier l’ensemble de la dette – qui échappe à tout arbitrage gouvernemental. Le
degré de souplesse dont jouit l’État dans sa politique budgétaire s’en trouve
sérieusement diminué. Or la part des intérêts et des remboursements dans les dépenses
totales peut être très élevée : en 1988, la charge du versement des seuls intérêts
représentait 23 % des dépenses budgétaires totales au Chili et en Colombie, 25 % au
Zaïre et atteignait la proportion inouïe de 44 % au Mexique. Dans ces conditions, si
l’on veut réduire le déficit budgétaire en comprimant les dépenses publiques de,
disons 10 %, la compression ne pourra porter que sur des postes flexibles qui ne sont
pas « pré-affectés » aux remboursements. Les dépenses sur ces postes « flexibles »
diminueront donc plus que proportionnellement. Pour reprendre les exemples
précédents, une réduction de 10 % des dépenses budgétaires totales – versement
d’intérêts compris- sera obtenue en réduisant les « autres dépens » hors intérêts – de
12,9 % au Chili et en Colombie, de 13,3 % au Zaïre et de 18,3 % au Mexique.
On est ici en présence d’un mécanisme qui ressemble à celui du levier financier, et
qui aggrave le poids domestique du rééquilibrage des dépenses publiques. L’impact
récessif des coupes budgétaires en particulier sera accentué par le jeu du « levier
budgétaire » de la dette, puisque l’effet dépressif – l’effet multiplicateur keynésien,
qui joue à la baisse en cas de diminution des dépenses publiques – ne s’enclenchera
pas à partir des 10 % de réduction recherchée, mais sur la base d’une contraction de
13 à 18 % des dépenses publiques qui affectent le circuit du revenu domestique.

Esquisse d’un cercle vicieux


Le rééquilibrage des finances publiques se paiera donc d’un prix élevé en termes de
récession domestique. Or, comme les recettes de l’État dépendent du niveau d’activité
domestique, elles se contracteront, accentuant la nécessité de coupes budgétaires dans
le futur. On voit se dessiner un joli cercle vicieux : la réduction des dépenses
budgétaires appelle une réduction des dépenses budgétaires : le rééquilibrage est hors
de portée et les déficits se reconstitueront de proche en proche.
Ce phénomène sera lui-même aggravé par le jeu du « transfert domestique » : pour
honorer ses engagements, l’État doit obtenir un excédent de ressources domestiques
égal au montant des remboursements extérieurs qu’il doit opérer. Or, pour trouver ces
sommes dans une conjoncture de déficit public permanent, il ne peut recourir qu’à
l’emprunt. L’endettement extérieur engendre donc un endettement domestique, de
sorte que l’État devra gérer deux dettes : l’une extérieure, libellée en dollars, l’autre
domestique, libellée en monnaie nationale. La dette extérieure publique assumera
donc un double visage, et comme dans un miroir elle se reflétera dans la structure de
l’endettement interne par le jeu du transfert domestique.
Cette dette intérieure entraînera évidemment le versement d’intérêts aux prêteurs
nationaux. Et l’on perçoit alors qu’une boucle inquiétante peut se nouer entre les
situations financières et fiscales. Le montant de ces versements d’intérêts, qui
constituent des dépenses fiscales, dépendra du niveau des taux d’intérêt domestiques.
Or, dans un pays en situation de déficit budgétaire et soumis, dans le cadre d’une
politique de stabilisation pilotée par le FMI, à une surveillance stricte de la masse
monétaire, les taux d’intérêt ne peuvent qu’augmenter. La politique d’austérité
monétaire accroîtra le poids du versement des intérêts sur la dette publique interne,
aggravera le déficit budgétaire, et renforcera l’effet de levier budgétaire. Dans la
foulée de la politique d’austérité, se développent des pressions poussant les déficits à
la hausse et accentuant l’effet récessif des tentatives de réduction du déficit public.

Jean-Marc Fontaine, Du “big push” à l’ajustement structurel,


Mécanismes et Politiques de développement économique,
Cujas, 1994.

D’autre part, le retour à la croissance ne procède pas automatiquement


du rétablissement des équilibres quand il a lieu, comme cela avait été
escompté. Bien plus, l’investissement privé domestique est rarement au
rendez-vous à la suite de la modification des incitations (Texte 28). Le
bilan pour le moins mitigé que les institutions internationales sont
contraintes de tirer des politiques d’ajustement, du point de vue des
différents objectifs, est éclairant.
Enfin, dans de nombreux cas, les conséquences sociales dramatiques
de l’ajustement structurel apparaissent rapidement, de façon évidente.
Ainsi, en Afrique, plusieurs pays ont vu l’état nutritionnel des enfants se
dégrader pendant l’application des PAS. Dans huit pays, le taux
d’inscription dans les écoles primaires, qui avait progressé de 41 % à
79 % entre 1965 et 1980, est redescendu à 67 % en 1988, suite à
l’instauration de frais d’inscription. Le taux de mortalité infantile a
augmenté de 54 % en Zambie au début de la décennie 1990. De 1985 à
1995, les dépenses d’éducation par habitant y ont été divisées par 6. De
1990 à 1993, la Zambie a consacré 37 millions de dollars pour
l’enseignement primaire et 1,3 milliard pour le service de sa dette.
L’Afrique subsaharienne rembourse chaque année 15 milliards de dollars,
soit 4 fois plus que ce qu’elle dépense pour la santé et l’éducation. En
1997, l’État fédéral brésilien a payé 45 milliards de réals d’intérêts, 72,5
en 1998 et 95 en 1999, alors que le budget de la santé publique n’était
que de 19,5 milliards en 1999.
On pourrait ainsi multiplier les exemples.
L’instabilité politique, institutionnelle et sociale qui résulte de cette
situation fait craindre aux dirigeants nationaux et internationaux des
situations de chaos ingouvernables. D’où la nécessité ressentie de
tempérer les effets les plus brutaux de l’ajustement.

Texte 28 : P. HUGON, Les effets contrastés des politiques


d’ajustement.
Les modèles macroéconomiques standards utilisés par les institutions de
Washington constituent des cadres de cohérence utiles […]. Ils présentent toutefois,
dans les pays en développement, des limites importantes en raison des modes
d’insertion à l’économie internationale, des types d’organisation internes ou de la
grande hétérogénéité des appareils productifs. […]
[…] Les modèles macro fondés sur des informations homogénéisées, normalisées et
conçues à des fins comparatives sont peu à même d’intégrer les liaisons entre
comportements économiques et structures sociales, la dimension culturelle des actes
économiques et d’analyser l’hétérogénéité, la segmentation des marchés ou les
discontinuités des appareils productifs. Les contradictions suscitées par les politiques
créent des rebondissements successifs. […]
Les travaux portant sur les élasticités-prix des offres de
produits agricoles donnent des résultats contrastés. […]
La grande volatilité, la diversité des prix rendent les
résultats incertains, les prix interviennent comme une des
variables significatives parmi d’autres au sein des
systèmes agricole.
Les travaux utilisant les taux de rentabilité pour guider les
choix de projets sociaux font abstraction des problèmes
méthodologiques majeurs que soulèvent ces calculs (par
exemple dans l’enseignement, complémentarité des
cycles, effets externes, effets de long terme) […].
Le modèle de référence suppose une économie monétaire où
les agents individuels répondent aux jeux des prix. Il est
supposé que les agents ont des comportements typiques ;
on peut prendre au contraire comme postulat de rationalité
(adéquation des moyens aux fins) que les fins diffèrent
selon les groupes sociaux : effet de revenu, effet Giffen ou
King, minimisation des risques, maximisation des
revenus… Dès lors les mesures auront des effets en
fonction de la place occupée par les agents au sein des
structures sociales ;
L’hétérogénéité du circuit économique est réduite à un
dualisme secteurs urbain/rural, formel/informel,
officiel/parallèle, chacun des secteurs fonctionnant selon
une logique propre. Si l’on suppose au contraire que dans
les pays en développement coexistent des relations
marchandes et non marchandes, des formes de production
de type domestiques, marchandes, étatiques et capitalistes,
la question est celle des liaisons entre ces diverses
activités et des interactions asymétriques.
Les principaux oubliés des analyses en termes d’équilibre et de dualisme sont :
les liaisons intersectorielles et les effets complémentaires ;
les relations spatiales et sociales ;
les fonctions d’intermédiation ;
les insuffisances de la demande solvable ;
le rôle du crédit comme avance à la production…
[…] La plupart des études disponibles montrent que les programmes d’austérité mis
en place dans le Tiers-monde ont pénalisé les plus pauvres. […]
[…] Quatre principaux effets peuvent être différenciés :
[…] Dans la plupart des pays les moins avancés, les
dévaluations ont peu d’effet sur la compétitivité
extérieure ; elles conduisent principalement à accroître les
revenus nominaux de l’État ; ceux-ci permettent d’honorer
le service de la dette dont le montant s’accroît du montant
de la dévaluation. Les dévaluations créent des
anticipations inflationnistes ; si elles portent sur des biens
fondamentaux, elles peuvent limiter la croissance,
conduire à une baisse de pouvoir d’achat ou à une hausse
des coûts de production.
Les dévaluations exercent des effets de redistribution
touchant a priori les agents consommateurs de produits
importés et donc les groupes « privilégiés. » L’analyse
fine montre que les effets sont plus complexes. Dans
certains pays, ce sont les groupes ruraux et les urbains
pauvres qui sont relativement consommateurs de produits
essentiels importés. […]
L’application des mêmes politiques d’exportation de
produits primaires conduit, dans un contexte de limitation
de la demande, à des chutes de prix (erreur de
composition) et à des transferts de valeur vers les pays
importateurs.
La suppression des rentes, liées au contrôle de change ou au
protectionnisme, exerce des effets très différents selon le
poids des acteurs. La réduction des circuits parallèles peut
toucher les agents du bas, alors que les agents ayant une
surface financière importante peuvent déplacer les lieux
de prélèvement de rente et faire reporter sur d’autres
groupes la charge de l’ajustement. – La
désindustrialisation, dans un contexte de privatisation,
conduit à une décomposition de la filière touchant les
petits producteurs ; ainsi la privatisation des unités textiles
au Togo conduit de facto à des importations de produits
textiles d’Asie par des opérateurs asiatiques pouvant ainsi
pénétrer les marchés européens dans le cadre des accords
ACP/CEE.

Philippe Hugon, op. cit., p. 119.


Tous ces éléments convergent à ce moment pour justifier un ensemble
d’inflexions dans les politiques mises en œuvre :
La politique de change est modifiée : plusieurs pays abandonnent la
dévaluation pour passer à une appréciation des taux de change,
résultant d’un ancrage sur une monnaie forte (en général le
dollar). Cette politique de change a un double objectif : lutter
contre l’inflation en cassant les anticipations inflationnistes et en
diminuant l’inflation importée ; entretenir la confiance des
détenteurs internationaux de capitaux à la recherche
d’investissements ou de placements financiers, en garantissant la
tenue de la monnaie : l’ancrage doit constituer une assurance
contre les risques de dévaluation, et permettre de ne pas trop
élever les primes de risque consenties à ceux qui achètent des
titres en monnaie nationale, donc d’assurer une détente sur les
taux d’intérêt qui stimulerait la croissance.
Cela va de pair avec un ensemble de mesures structurelles qui, en
faisant reculer l’intervention de l’État dans l’économie,
cherchent à encourager les flux de capitaux, investissements de
portefeuille ou investissements directs étrangers : libéralisation
commerciale et libéralisation des mouvements de capitaux,
privatisations d’entreprises industrielles ou de services
d’infrastructures, déréglementation des marchés du travail.
D’autre part, les gouvernements, encouragés par les institutions
internationales et les bailleurs de fonds, cherchent à mettre en
place des dispositifs destinés à compenser partiellement les coûts
sociaux les plus brutaux des mesures d’ajustement structurel et
de libéralisation. C’est ainsi qu’a été élaborée la doctrine de
l’« ajustement à visage humain », formulée pour la première fois
par l’Unicef en 1987. Le principe repose sur la mise en place de
« filets de sécurité » dont le but est d’empêcher les plus pauvres
de sombrer définitivement dans la misère, et de garantir un
minimum de stabilité sociale. Elles consistent principalement en
des « mesures d’accompagnement » comme la dimension sociale
de l’ajustement (DSA) de la Banque mondiale. On trouve
également les programmes plus ciblés de travaux publics à forte
intensité de main-d’œuvre, les systèmes de subvention à la
consommation, ou encore les programmes d’assistance
alimentaire avec distribution plus ou moins subventionnée de
rations alimentaires et nutritionnelles, contre du travail ou sans
contrepartie. Ces politiques annoncent les Stratégies de réduction
de la pauvreté (SRP) qui seront lancées par les institutions
internationales à partir du début des années 2000.

3. La crise du consensus de Washington et sa reformulation


au cours de la décennie 1990

Ces nouvelles modalités d’ajustement structurel se traduisent par un


retour de la croissance du PIB qui présente certaines caractéristiques.
D’une part, pour plusieurs pays, notamment en Amérique latine, cette
croissance est étroitement dépendante du retour des flux internationaux
de capitaux, à partir du début des années 1990. Nous verrons dans le
chapitre 6 qu’un grand nombre des pays les plus pauvres, notamment en
Afrique, restent dans leur majorité à l’écart de cette nouvelle étape de la
mondialisation. D’autre part, dans bien des cas, cette croissance va
s’avérer très instable en raison de ses contradictions internes.

3.1 Les limites et la crise des stratégies d’ajustement structurel

Mexique, Thaïlande, Brésil, Argentine… Au cours de la décennie


1990, plusieurs grandes économies « semi-industrialisées », qui avaient
depuis la fin des années 1980 restructuré leurs économies et renoué avec
la croissance en attirant des capitaux étrangers, et ont été ainsi qualifiées
de « marchés émergents », ont connu des crises économiques profondes.
Dans tous ces pays, les mécanismes de ces crises présentent un grand
nombre de points communs.
On assiste à la conjonction de deux ensembles de mesures de politique
économique : à court terme des politiques anti-inflationnistes utilisant
l’instrument de l’ancrage de la monnaie nationale au taux de change
nominal du dollar, se traduisant par une surévaluation du taux de change,
et s’accompagnant d’une politique monétaire restrictive comportant des
taux d’intérêt élevés ; à moyen-long terme, des stratégies, engagées à des
degrés divers selon les pays, d’ouverture commerciale et de libéralisation
des mouvements de capitaux, qu’il s’agisse des investissements directs
étrangers (IDE) ou des investissements de portefeuille (placements
financiers). Dans ce contexte de libéralisation des marchés financiers, se
met en place une relation entre l’essor des valeurs boursières et
l’évolution des taux de change, désormais intrinsèquement liés au dollar.
C’est cette relation qui aboutit au resserrement de la contrainte de change
pour les secteurs exportateurs qui pâtissent de l’appréciation de leur
monnaie par rapport au dollar, et parfois, comme dans le cas des
économies asiatiques, de l’appréciation supplémentaire du dollar par
rapport aux autres devises, dont le yen.

L’ensemble aboutit à un enchaînement au niveau de la balance des


paiements : l’appréciation monétaire, dégradant la compétitivité à
l’exportation comme à l’importation des productions domestiques, creuse
le déficit commercial et courant, effet renforcé, surtout dans un premier
temps, par les mesures d’ouverture commerciale ; ce déficit est financé
par un excédent de la balance des capitaux : afflux de capitaux à court ou
très court terme, attirés par les rendements élevés et l’affichage de
stabilité monétaire, et flux d’IDE, qui tirent les exportations et la
croissance, mais contribuent également à leur tour à gonfler les
importations plus vite que les exportations. Compte tenu de la
dépendance structurelle de l’appareil productif, des exportations
supplémentaires se traduisent en effet par des achats accrus de biens
intermédiaires et de biens d’équipement.
On a donc un équilibre instable qui ne peut se perpétuer que tant que la
confiance des détenteurs de capitaux dans la stabilité de la monnaie se
maintient ; or, cette confiance est rapidement érodée, entre autres, par le
gonflement du déficit courant qui apparaît assez vite incontrôlable ; sitôt
que l’ancrage de la monnaie ne peut plus être maintenu, les capitaux, en
particulier les plus volatiles, quittent le pays, renforçant l’effondrement
de la monnaie et provoquant la récession. L’effondrement est suivi d’une
augmentation des taux d’intérêt. Ce scénario est bien connu et on le
retrouve, à quelques nuances près, au Mexique en décembre 1994,
comme en Thaïlande, pays de déclenchement de la crise asiatique en
juillet 1997. L’extension de la crise dans le reste de l’Asie doit beaucoup
à un effet de contagion, la confiance dans les autres monnaies (ringgit,
roupie, puis won) chutant après l’effondrement du baht thaïlandais,
compte tenu des points communs entre les indicateurs
macroéconomiques des différents pays voisins.

3.2 Son inscription dans l’évolution globale de la théorie


néoclassique

Le paradigme walrasien de l’équilibre général des marchés, en


situation de concurrence pure et parfaite, et les modèles traditionnels de
croissance (type Solow) ont fait face, à partir du début des années 1980, à
la nécessité d’une adaptation théorique. Ils ont été confrontés à un certain
nombre de faits stylisés concernant les caractéristiques de la croissance et
du développement au niveau international : parmi ceux-ci, on peut noter
la non-convergence de la croissance entre la plupart des économies
mondiales et le caractère au contraire cumulatif des écarts, le rôle central
joué par l’éducation, les qualifications et les évolutions technologiques,
ainsi que les débats autour des facteurs de croissance (notamment le rôle
de l’État) en Asie de l’Est.
En outre, un grand nombre d’études ont constaté que le retrait de l’État
n’avait pas eu pour conséquence, dans les économies du Tiers-monde, de
stimuler l’investissement privé domestique, bien au contraire. Ce fait
provient, selon Clive Hamilton, d’une erreur de diagnostic, dans la
doctrine prônant la libéralisation : « La nature adverse des relations entre
les entreprises et le gouvernement à l’Ouest est étrangère à de larges
régions du Tiers-monde, et spécialement à ces pays qui ont connu des
succès dans la croissance et le développement industriel »12. Dans bien
des cas, l’activité du secteur privé peut difficilement au contraire se
passer de l’action structurelle de l’État.
Les nouvelles théories de la croissance, ou théories de la croissance
endogène, vont donc se construire sur la base de la remise en cause d’un
certain nombre d’hypothèses de la théorie néoclassique standard :
hypothèses des rendements décroissants des facteurs de production,
hypothèses de concurrence pure et parfaite. Elles vont reprendre à leur
compte un certain nombre de résultats de réflexions théoriques
antérieures, notamment la théorie des effets externes (permettant de
rendre compte du fait qu’une situation d’équilibre général des marchés
puisse être sous-optimale) et la théorie du capital humain. Le postulat des
effets d’éviction va aussi être relativisé.
Ces adaptations vont donc permettre d’intégrer un certain nombre de
spécificités des économies du Tiers-monde, mises en évidence de longue
date par les théories du développement, dans le cadre de la théorie
néoclassique. Certes, cette tentative rencontre un certain nombre de
limites théoriques intrinsèques : ainsi, le fait d’isoler dans un modèle
l’une ou l’autre variable, l’infrastructure ou l’éducation par exemple,
paraît arbitraire et ne permet pas de rendre compte de la complexité
dynamique du phénomène de développement, ou de son blocage.
Cependant, du point de vue des institutions économiques internationales,
cette évolution arrive à point nommé pour prendre en compte les
préoccupations concrètes soulevées par l’échec des premières étapes de
l’ajustement structurel.

3.3 Le rôle des institutions internationales dans la formulation d’une


nouvelle doctrine

À partir du milieu des années 1990, des questionnements concernant la


doctrine de l’ajustement structurel apparaissent au sein des institutions
internationales, en particulier à la Banque mondiale. Ces remises en
cause contribuent à une évolution de la doctrine, et aux premières
formulations d’un « nouveau consensus de Washington ». Sur plusieurs
aspects, on observe à la fois des éléments de rupture mais aussi des
éléments de continuité avec l’orientation précédente. Enfin, on peut se
demander dans quelle mesure cette inflexion trouve une traduction
concrète dans un changement des projets et des politiques menés sur le
terrain.
La première préoccupation tient, comme on l’a vu, à la persistance et
parfois à l’aggravation de la pauvreté, avec toutes les conséquences
sociopolitiques que ce phénomène comporte, en particulier l’absence,
dans la population, de légitimité des mesures d’ajustement structurel.
La seconde préoccupation tient à la difficulté, pour la plupart des pays,
à passer de la phase de la stabilisation à la phase de croissance, voire
même de sortir d’une récession durable où les déséquilibres se
reproduisent (Texte 27).
Pour les quelques économies qui connaissent un retour de la
croissance, celle-ci s’avère faible et insuffisante (Amérique latine), et
dans tous les cas instable et sujette à des crises brutales.
La crise asiatique de 1997-1998 marque une étape spécifique de cette
réflexion, dans la mesure où elle survient dans les pays qui étaient
considérés comme des exemples de succès, et dans la mesure où les
institutions financières internationales, notamment le FMI, ont été
accusées de n’avoir pas su prévoir cette crise, et ensuite de n’avoir pas su
la gérer.
Tous ces éléments aboutissent au constat que le marché ne peut pas
tout et que la libéralisation des marchés, particulièrement dans les
économies en développement, est loin d’être une garantie de croissance
durable et stable. La nouvelle doctrine qui s’élabore, en cohérence
d’abord avec les théories de la croissance endogène puis avec le corpus
néo-institutionnaliste, se donne donc pour programme de réintroduire
l’État dans le jeu économique, d’une façon qui soit compatible avec le
cadre néoclassique.
Ce rôle de l’État doit donc se décliner en étant subordonné à deux
conditions :
– Son action doit être strictement limitée aux domaines autorisés par
les « défaillances du marché », tels que certains segments des
infrastructures, de l’éducation, de la santé… Le postulat de base reste que
la rationalité marchande doit a priori prévaloir, et que l’État ne doit venir
compléter et renforcer l’action du marché que dans les cas où celui-ci ne
peut correctement assurer la totalité d’une activité. La même logique
prévaut pour les mécanismes redistributifs : tout « État-providence » à
vocation universelle est considéré comme générateur d’effets pervers :
des prestations indiscriminées versées à toute la population sont
considérées comme contre-productives sur le double plan de la
croissance (effet d’éviction, découragement de l’initiative privée) et sur
le plan de la redistribution elle-même : les catégories aisées et moyennes
profiteront en premier lieu et indûment de services ou de prestations pour
lesquels elles auraient pu payer. D’où la recommandation, dans la logique
des « filets de sécurité », de cibler les interventions de l’État en direction
des plus pauvres, voire des indigents (mise sous condition de ressource
des différentes prestations), et de réserver le financement public aux
services de base (école élémentaire, services de santé préventive). Pour
les autres seront développés des services marchands et des systèmes
assurantiels privés. Cette doctrine du ciblage est essentielle pour
appréhender la conception de la pauvreté développée par la Banque
mondiale.
– La notion de capacité institutionnelle des États et de bonne
gouvernance, centrale dans les théories néo-institutionnalismes, a
également pris une grande importance dans la thématique des institutions
internationales, surtout après la crise asiatique ; cette conception se
situant dans la continuité d’une orientation déjà exprimée auparavant :
« moins d’État, mais mieux d’État ». L’idée sous-jacente est que
l’intervention de l’État ne peut être efficace que si elle s’effectue dans la
transparence, dans le respect de normes et de règles clairement établies
(l’établissement de droits de propriété est considéré comme essentiel), en
l’absence de corruption et avec un gouvernement capable d’avoir une
vision cohérente à long terme ; le paradoxe est que dans les nouvelles
économies industrialisées d’Asie, qui étaient auparavant créditées de
potentialités bien meilleures que les économies latino-américaines ou
africaines dans ce domaine, la crise est partiellement attribuée, dans
l’analyse du FMI, à des défaillances des institutions.
Le critère de bonne gouvernance va acquérir un statut central dans
l’évolution de la conditionnalité (Texte 29).
Texte 29 : C. CHAVAGNEUX, L. TUBIANA, De la
conditionnalité à la sélectivité
Depuis la crise de l’endettement des pays en développement au début des années
quatre-vingt, le Fonds (monétaire international) et la Banque (mondiale) ont
développé et progressivement renforcé les conditionnalités liées à l’octroi de leurs
crédits. C’est précisément leur pertinence et leur efficacité qui sont, avec le mode de
gestion des organisations, l’objet du débat actuel sur la réforme des institutions de
Bretton Woods.
Ce débat s’est intensifié depuis la crise financière asiatique et russe de 1997 et 1998
Différents courants, parfois très opposés, défendent l’idée d’une redéfinition du
champ d’intervention de l’activité du Fonds monétaire et de la Banque. Certains
conservateurs du Congrès américain plaident pour la suppression de la Banque
mondiale et du Fonds ou au moins un recentrage très strict de leur activité. L’analyse
du rapport Metzler (2000) conclut […] que ces dernières pourraient être en grande
partie avantageusement remplacées par des mécanismes financiers privés
internationaux.
Les organisations contestataires souhaitent que les deux institutions passent sous le
contrôle des Nations unies jugées plus démocratiques et que les conditionnalités liées
à la libéralisation économique soient levées pour mettre en place des programmes de
lutte contre la pauvreté. […]
Le débat sur leur réforme est étroitement lié à celui sur l’efficacité de l’aide.
C’est en effet pour répondre aux vives critiques émanant de différents milieux que
la Banque mondiale a lancé une réflexion sur ce sujet avec pour objectif de fonder une
nouvelle légitimité pour l’aide publique au développement, aide qui stagne ou qui
régresse pour la plupart des pays développés. Ces études tendent à montre qu’une
allocation de l’aide vers les pays qui sont le plus disposés à conduire des réformes et à
mettre en œuvre de « bonnes politiques » est beaucoup plus efficace pour lutter contre
la pauvreté. Cette réflexion sur la « sélectivité » de l’aide qui préoccupe tous les
bailleurs de fonds est l’aboutissement d’une évolution. Celle qui a vu se développer la
notion de conditionnalité et le passage de son champ d’action purement économique à
des domaines de plus en plus nombreux et de plus en plus généraux (environnement,
questions sociales, corruption…). Ces conditionnalités ont été jugées finalement peu
efficace par les différentes analyses et évaluateurs des politiques de la Banque et du
Fonds. La réflexion sur la sélectivité tend à reconnaître cet échec et à substituer, à la
définition de conditions à faire accepter par les pays récipiendaires, l’idée de
l’accompagnement de processus déjà engagés et qu’il faut soutenir. D’où les
réflexions sur la qualité des institutions dans les pays en développement et l’idée de
réserver l’aide aux États promoteurs d’une bonne gouvernance.
Si le principe de réserver l’aide aux pays qui sont a priori les mieux à même de
l’utiliser peut être retenu, il reste à définir les critères qui vont permettre de
sélectionner les « bons élèves ». […] C’est la conception du développement par les
bailleurs de fonds internationaux qui est en jeu et, en conséquence, la manière de leur
répartir les moyens et les objectifs à accomplir. […]

Christian Chavagneux, Laurence Tubiana, Rapport du Conseil


d’analyse économique, « Développement », La Documentation
française, 2000.

Texte 30 : Directives de la Conférence internationale sur le


financement du développement à Monterrey au Mexique
* Mobiliser les ressources financières intérieures pour le développement – en
améliorant la gouvernance, les politiques macroéconomiques et les protections
sociales.
* Mobiliser l’investissement extérieur direct et les autres sources de financement
privées – en améliorant le climat des affaires.
* Faire du commerce international le moteur de la croissance et du développement
– en initiant un véritable cycle de développement.
* Accroître la coopération internationale pour le développement – en doublant
l’assistance officielle au développement et en l’orientant de manière efficace vers
ceux qui en ont le plus besoin.
* Assurer un financement durable de la dette et un allégement de la dette extérieure
– en égalisant les besoins financiers et les capacités de remboursement.
* Traiter les problèmes qui reviennent systématiquement – en rendant plus
cohérents et plus compatibles les systèmes monétaires, financiers et commerciaux
internationaux.

Source : Conférence internationale sur le financement du


développement, Monterrey, Mexique (mars 2002).

Cette intervention minimale de l’État, en particulier dans le domaine


social, justifie la mise en avant de thématiques telles que le recours à la
« société civile » et au « développement participatif », qui font partie de
la nouvelle philosophie de l’ajustement structurel.
Cette thématique remplit plusieurs fonctions : elle contribue à
légitimer le retrait de l’État d’un certain nombre de services et le fait que
des associations populaires, de quartier ou des organisations
gouvernementales, assument ces fonctions (éducation, santé, garde
d’enfants, cantines…), se retrouvant ainsi à pallier les conséquences de la
crise et de l’ajustement structurel. Dans certains cas, il peut s’agir d’une
forme de privatisation de ces activités (Texte 31). Par ailleurs, un certain
nombre d’initiatives populaires spontanées et collectives se faisant jour
pour assurer la survie de la population, les institutions internationales et
les gouvernements ont tendance à chercher à les contrôler.

Texte 31 : E. MULOT, La réforme éducative au Guatemala :


processus « participatif » ou marché ?
Le Guatemala a connu 30 années de conflits internes, qui ont pris fin en
décembre 1996 avec la signature d’Accords de paix. […] Jusqu’à aujourd’hui, les
efforts ont été centrés sur la réforme éducative. Elle est fondée sur la mise en place de
« programmes spécifiques », qui sont des programmes ciblés dont l’horizon de vie est
indéterminé. […] Le Programme National d’Autogestion pour le Développement
Éducatif (Pronade) vise à accroître l’accès à l’éducation primaire (essentiellement les
trois premières années) dans les zones rurales, pour les groupes en situation d’extrême
pauvreté.
Il constitue le cœur de la réforme éducative tout d’abord parce qu’il porte sur les
trois premières années de primaire, qui sont les priorités définies par le gouvernement
[…]. Ensuite, il condense toutes les vertus décrites par les organisations
multilatérales : alliance entre l’ensemble des acteurs concernés (État, acteurs privés,
financeurs, bénéficiaires), participation des intéressés, cofinancement, etc. [...] Les
villages désirant obtenir des services éducatifs doivent en faire la demande au centre
administratif du Pronade. […] Est ensuite organisée une alliance entre le Ministère,
un acteur privé non lucratif et la “communauté éducative”. Les autorités
administratives cherchent un acteur privé intéressé par la fourniture du service dans la
zone demandeuse, qui sera de préférence une association, une fondation d’entreprise,
mais aussi un fonds social, une entreprise privée ou une municipalité. Elle devra
former une Institution de Services Éducatifs – Ise, chargée de la formation des parents
à la gestion et de l’appui à la création de Comités Éducatifs (Coeducas) de parents.
Ces derniers sont composés de quelques parents qui doivent gérer administrativement
l’école, ce qui comprend : la gestion du contrat des enseignants, de l’alimentation des
enfants, du matériel éducatif, etc. Une des conditions à l’obtention du service est que
le bâtiment soit construit par la “communauté”. Les Ise doivent contrôler le travail des
Coeducas, et servent d’intermédiaire entre celles-ci et l’administration centrale.
Le système de sous-traitance est ici fidèlement appliqué. La mise en concurrence
des acteurs non lucratifs se fait de la façon la plus simple qui soit, puisque le contrat
est accordé à l’organisme qui offre la plus grande couverture au moindre coût, sachant
que des normes sont imposées, théoriquement, quant au contenu du programme
(minimum commun). La conséquence en est que l’on oblige des organismes à but non
lucratif, motivés par des objectifs de solidarité, à adopter des comportements
concurrentiels d’agents privés marchands. La diversité des acteurs en présence
provoque par ailleurs un éclatement de l’offre. Parmi les Ise qui ont formé le plus de
Coeducas, on trouve Don Bosco, association salésienne ; Asies, centre de recherche
privé ; Fundazucar, la fondation des producteurs de sucre ; École sans frontière,
organisation française ; etc. Une telle diversité est difficilement compatible avec
l’objectif d’équité, que le gouvernement a défini comme égalité d’accès, égalité de
qualité et égalité dans l’investissement. De fait, les rares enquêtes indépendantes
existantes montrent que la marge d’autonomie dans l’élaboration et l’organisation du
cursus est ample, et que les contrôles par les Ise rares (Ciep, 2000). Cela implique que
le contenu de l’enseignement sera extrêmement varié, tout comme la qualité de
formation des enseignants, la nature du matériel pédagogique, etc.
Ce programme induit ensuite une nette détérioration des conditions de travail des
enseignants. En premier lieu, le contrat de travail est signé pour un an ; son
renouvellement ou arrêt est décidé par le comité de parents. Il en découle une très
forte précarité du travail, ainsi qu’un accroissement des opportunités d’abus. Des
enseignants ont été renvoyés pour cause de conflits de personnalité avec un ou
plusieurs membres du comité ou encore de maladie ; les cas de licenciements
d’enseignantes enceintes sont courants ; etc. Il est dans ce cadre très difficile pour les
enseignants d’organiser leur défense. Enfin, est mise en avant la rémunération des
enseignants, qui touchent un salaire supérieur à ceux du secteur officiel. Encore faut-il
préciser que la contrepartie est la suppression de l’accès à la protection sociale. La
justification officielle est simple : la rémunération étant supérieure, les enseignants du
Pronade doivent pouvoir augmenter leur épargne privée de prévention, et par
conséquent n’ont plus besoin de protection sociale… […]
Il ne s’agit en aucun cas d’une participation portée par la population.

Éric Mulot, « Le néo-structuralisme et la question sociale en


Amérique latine et Caraïbes : construction d’une pensée
alternative ou convergence idéologique ? », Mondes en
développement, Tome 29, no 113/114, 2001.

3.4 Les stratégies de réduction de la pauvreté


Tous ces éléments nourrissent la nouvelle conception de la pauvreté
développée par la Banque mondiale dans son RDM 2001 : critiquée
auparavant pour avoir privilégié une conception uniquement monétaire
de la pauvreté, l’institution a, à la suite du PNUD, commencé à intégrer
un certain nombre des réflexions d’Amartya Sen, et à mettre en avant une
conception plus globale et plus large de la pauvreté, intégrant les
dimensions culturelles, et reprenant à son compte la
notiond’empowerment, mise en avant par Sen : notion difficilement
traduisible qui signifie augmentation des capacités (ou du pouvoir) des
individus. À noter que pour les institutions financières internationales, ce
processus n’est envisagé que dans le contexte du fonctionnement
concurrentiel du marché et du calcul coût-avantage.
De la même façon, dans le cadre de la récente stratégie de réduction de
la pauvreté, le FMI oriente sa réflexion vers les modalités qui peuvent
permettre que la population reprenne en charge et s’approprie les mesures
d’ajustement structurel, au lieu de les ressentir comme imposées de
l’extérieur, ce qui mine leur légitimité.
Sur le terrain, certaines mesures de libéralisation mises en œuvre de
manière inconsidérée dans les domaines éducatifs ou sanitaires ont fait
l’objet de révisions, au moins partielles (Texte 32).

Texte 32 : PNUD, Frais d’inscription scolaire et réduction de la


pauvreté
À l’instar des services de santé, les frais d’inscription ont fait l’objet d’une intense
campagne de promotion par la Banque mondiale et d’autres organismes au cours des
années 80 et au début des années 90, qui les ont présentés comme un moyen de
recouvrement des coûts pour les services gouvernementaux. Plusieurs études ont fait
valoir que cette politique avait des impacts négatifs en termes d’accès. Vers la fin des
années 80, il devint évident que l’idée d’un recouvrement des coûts n’était pas
compatible avec des objectifs d’éducation. Dans l’un des États du sud du Nigeria, le
taux de scolarisation en cycle primaire dégringola de 90 % à 60 % en l’espace de
18 mois, à la suite de l’introduction de frais de scolarité au cours des années 80.
Après cette date, de nombreux pays décidèrent d’abolir les frais de scolarité dans
les écoles primaires. Au nombre de ces pays, on peut citer : l’Éthiopie, le Malawi et
l’Ouganda dans les années 90, suivis du Cambodge, du Kenya et de la Tanzanie au
début des années 2000. La très forte hausse de la fréquentation qui s’ensuivit exerça
alors une importante pression sur les capacités d’accueil et sur la qualité de
l’enseignement. Au Malawi – l’un des pionniers de l’abolition des frais en 1994 – le
taux de scolarisation en primaire enregistra une croissance de 97 % entre 1990
et 1995 ; et en Ouganda ce taux afficha une hausse de 72 % entre 1995 et 2000. En
Amérique latine, on assista au lancement de programmes de transferts monétaires
conditionnels, avec pour objectif explicite l’augmentation des taux de fréquentation
scolaire, comme dans le cas de Bolsa Escola et Bolsa Familia au Brésil,
Oportunidades au Mexique et Chile Solidario au Chili.

PNUD, Rapport sur le développement humain 2010, p 48.

Ces évolutions marquent une étape nouvelle dans les Politiques


d’ajustement structurel. Elles n’en modifient pas le cadre
macroéconomique général, toujours orienté vers l’objectif de stabilité
financière et de restauration des équilibres. Mais elles constituent une
cohérence nouvelle pour les politiques sociales menées dans les PED, et
contribuent comme on le verra dans le chapitre 8 à la construction d’un
nouveau consensus pour le développement.
1 - C’est en référence à ces situations que plusieurs ONG internationales ont élaboré la notion de
« dettes odieuses » (illégitimes/illégales).
2 - Oman-Barros, op. cit.)
3 - Analysant l’inflation comme un mal à combattre en priorité et comme un phénomène
exclusivement monétaire.
4 - Brésil, Chine, Mexique, Russie, Argentine, Indonésie, Turquie, Corée du Sud.
5 - Calculé par R. Herrera à partir des données du FMI, World Economic Outlook Database,
septembre 2006, Washington D.C.
6 - En 2008, au moment où éclate la crise financière mondiale, le montant global des réserves de
change des PED est de 4 500 milliards de dollars, et le stock de la dette extérieure publique de
1 460 milliards de dollars. Les fonds souverains de certains de ces pays jouent alors un rôle central
dans le financement du déficit courant des États-Unis.
7 - J-M Fontaine, « Diagnostics et remèdes proposés par le Fonds monétaire international pour
l’Afrique : quelques points critiques », Revue Tiers Monde, Tome XXX, no 117, pp. 000, 1989.
8 - P. Hugon, « Jeux économiques et enjeux des politiques orthodoxes en Afrique : le cas de
Madagascar et du Nigeria », Revue Tiers Monde, Tome XXVIII, no 109, 1987.
9 - J-M. Fontaine, Mécanismes et politiques de développement économique, du “big push” à
l’ajustement structurel, Cujas, 1994.
10 - M-F. L’Hériteau, « Endettement et ajustement structurel : la nouvelle canonnière », Revue
Tiers-Monde, Tome XXIII, no 91, 1982.
11 - « Les effets pervers des politiques d’ajustement, dans les économies semi-industrialisées »,
Revue Tiers-Monde, Tome XXX, no 117, pp. 000, janvier-mars 1989.
12 - « The Irrelevance of economic Liberalization in the Third World », World Development,
Vol. 17, no 10, pp. 000, 1989.
chapitre 6

Les modalitÉs actuelles de la mondialisation

Les modalités contemporaines de la mondialisation sont-elles


susceptibles de constituer une chance pour certaines économies en
développement, ou au contraire entraînent-elles le renforcement des
contraintes ?
La mondialisation comporte plusieurs dimensions : commerciale,
productive, financière.
Ces tendances ne sont pas nouvelles : ainsi la mondialisation
financière a connu une étape importante à la fin du xixe siècle ; l’étape
actuelle de la mondialisation productive représente un saut qualitatif dans
l’expansion des firmes multinationales déjà en cours depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale. Pour cerner la nouveauté de l’étape actuelle,
on pourrait reprendre la caractérisation effectuée par Michel Husson,
selon laquelle « l’essence de la mondialisation réside dans la constitution
d’un marché mondial. Ce qui est nouveau, c’est que ce processus va
aujourd’hui beaucoup plus loin, et tend la formation d’un espace
homogène de valorisation », à l’échelle mondiale1.
On sera amené à examiner les bouleversements dans les structures des
économies et les nouvelles formes de dépendance qui peuvent en résulter
pour les pays du Tiers-monde.

Texte 33 : Mondialisation : vers une convergence Nord-Sud ?


Restaurants chinois ou indiens, films américains, géorgiens ou iraniens. [….] C’est
la face visible de la mondialisation de l’économie. En amont, se joue cependant une
partie essentielle ; l’extension continue des rapports sociaux spécifiques au
capitalisme. […] C’est cette mondialisation des rapports sociaux fondés sur la
monnaie qui rend possible la mondialisation des produits, des firmes et de la finance
[…]. La généralisation de l’économie monétaire n’implique cependant pas
l’unification des modèles sociaux, dans toutes leurs dimensions : au contraire, même,
car les (importantes) différences qui persistent sont à la base de spécialisations
productives dans l’économie mondialisée. Le hic, c’est que cette mondialisation s’est
accompagnée, depuis vingt ans, à la fois d’un ralentissement de la croissance au Nord
et d’un profond creusement des inégalités Nord-Sud. Ce choc entre une convergence
accrue autour de rapports sociaux fondés sur la monnaie et une divergence croissante
des revenus monétaires a fortement contribué au profond malaise ressenti à l’égard de
la mondialisation […]. Il serait pourtant excessif (et inexact) de rendre la
mondialisation seule responsable de ces problèmes. Les succès des États-Unis, le
décollage réussi de la Corée, de Taïwan et, dans une moindre mesure, de la Chine,
tout comme les difficultés persistantes de l’Afrique, de l’Amérique latine, de l’Europe
[….] sont liés au moins autant à des causes internes qu’aux effets de la mondialisation
en tant que telle. Il n’en reste pas moins vrai que, telle qu’elle s’est déroulée, celle-ci
n’a manifestement pas favorisé l’accélération de la croissance, ni la réduction des
inégalités mondiales. Depuis vingt ans, la croissance mondiale s’est en effet
sensiblement ralentie. Elle est passée de 3,2 % par an dans les années 1980 à 2,5 %
dans les années 1990. La forte baisse dans les pays riches de 3,1 à 2,3 % l’an, […] n’a
pas été compensée par la hausse qu’ont connue les pays en développement, de 3,3 à
3,5 %. Les 885 millions d’habitants des pays riches demeurent toutefois mieux lotis
en termes de croissance que les 1,3 milliard d’habitants des pays les plus pauvres
(hors Chine et Inde), essentiellement en Afrique : la croissance a chuté de 4,1 % à
3,7 % ; alors que la population de ces pays continuait à croître au rythme de 2,6 % par
an. La Chine, dont le taux de croissance a été de 11,2 % en moyenne durant les années
1990, et l’Inde, où la progression a été de 6,1 %, ont constitué les principaux moteurs
de la croissance du Sud. Ces deux pays partaient cependant de niveaux de richesse
particulièrement faibles : le PIB par habitant de la Chine ne représentait que 8 % de la
moyenne mondiale en 1980 et celui de l’Inde, 11 %. Pour le reste, la croissance
retrouvée en Amérique latine (3,6 % dans les années 1990) n’a rien de mirobolant si
l’on considère la croissance démographique (1,9 %). Même chose pour le Moyen-
Orient et l’Afrique du Nord. Quant à l’Afrique subsaharienne, elle a encore connu une
décroissance au cours de la décennie 1990, comme pendant les années 1980, compte
tenu d’une croissance démographique de 3 %. […]
Même limitée et inégalement répartie, l’accélération de la croissance au Sud aurait
dû se traduire par une certaine convergence des nivaux de vie. Il n’en a pourtant rien
été. […] Les 3 milliards d’habitants des pays en développement, qui représentaient
82 % de la population mondiale en 1980, avaient alors produit 29 % des richesses
mondiales. En 1998, ils étaient 5 milliards (85 % de la population mondiale) mais
pesaient seulement 21,5 % de richesses produites…

Alternatives économiques, no 184, décembre 2000.


1. Mondialisation commerciale : apparition de nouveaux
enjeux

Dans les économies en développement, comme dans les économies


industrialisées, les échanges commerciaux ont en moyenne, depuis trente
ans et jusqu’à la crise de 2008-2009, cru plus rapidement que le PIB.
Cette intensification des échanges a été corrélative à leur libéralisation et
à leur ouverture croissante. Cependant, l’évolution de la place des
différents pays dans le commerce mondial reste très contrastée, sur les
plans à la fois quantitatifs et qualitatifs.

1.1 Place des économies du tiers-monde dans les flux commerciaux

La CNUCED note trois faits marquants qui caractérisent l’évolution de


la place des PED dans les échanges mondiaux depuis le milieu des
années 1980 : une part croissante des PED dans le commerce mondial ;
une augmentation importante de la part des produits manufacturés dans
leurs exportations ; et enfin une augmentation significative du commerce
Sud-Sud aussi bien pour les produits manufacturés que pour les matières
premières. Ces trois faits pris ensemble dessinent une nouvelle
géographie du commerce mondial, qu’on peut appeler également
nouvelle division internationale du travail2. Cependant, aucune de ces
trois évolutions n’a été uniforme ni également répartie entre les différents
pays.

Les pays en développement : participation accrue au commerce


mondial ou marginalisation ?

Le commerce mondial se caractérise depuis trente ans par une


participation croissante des PED, aussi bien comme exportateurs (de
moins de 30 % en 1980 à près de 40 % en 2009) que comme marchés (de
25 % à plus de 35 %).
Mais cette croissance n’a pas été générale sur l’ensemble de la période.
Au cours de la décennie 1980, la crise de la dette et le ralentissement de
leur croissance, s’ajoutant au contre-choc pétrolier, ont contribué à la
marginalisation internationale de la plupart des économies d’Afrique et
d’Amérique latine3, à la différence des économies d’Asie de l’Est et du
Sud-Est. Aujourd’hui encore, elle concerne essentiellement les
économies semi-industrialisées et plus récemment les émergentes. Une
part significative de cette croissance est imputable à la Chine, et plus
globalement aux pays d’Asie qui constituent le nouveau pôle de
croissance mondiale. Les autres – en particulier l’Afrique, et surtout
l’Afrique subsaharienne – et les PMA restent menacés de
marginalisation, à partir d’une place déjà restreinte, dans les échanges
mondiaux de marchandises, même si comme on le verra le récent boom
des produits primaires, comme la croissance de la demande des pays
émergents, commence à modifier quelque peu la donne.
Par ailleurs, la croissance de leur participation aux échanges mondiaux
ne s’est pas traduite automatiquement pour tous les pays par une
croissance plus rapide : ses effets dépendent beaucoup des politiques
économiques, et notamment des politiques industrielles suivies ou non
par les États.
L’autre fait marquant est que, dans un grand nombre de cas, le contenu
en importations de leurs exportations a eu tendance à croître, notamment
à la suite de processus de libéralisation commerciale, ce qui a conduit à
une détérioration de leurs soldes commerciaux.

Une évolution contrastée de la place des économies du tiers-monde


dans la division internationale du travail

Une des tendances les plus marquantes de l’évolution des échanges


mondiaux au cours des trente et surtout vingt dernières années a été la
place croissante des produits manufacturés dans les exportations totales
d’un certain nombre de PED. Ceux-ci sont loin, aujourd’hui, d’être
exclusivement exportateurs de matières premières, agricoles ou minières,
non-transformées. Cette évolution a été particulièrement marquée au
cours des décennies 1980 et 1990. Les produits manufacturés, qui
représentaient 20 % des exportations des pays en développement dans les
années 1970 et au début des années 1980, en représentent 65 % au début
des années 2000, et la part des matières premières d’origines agricoles est
tombée de 22 % à 10 % environ au cours de la même période.

Quant à la part des exportations des PED dans les exportations


mondiales de produits manufacturés, elle est passée au cours de la même
période de 20 % à environ 30 %.
Cependant, ce déplacement dans la division internationale du travail
reste partiel. Il ne concerne réellement, là encore, que les nouveaux pays
industrialisés, semi-industrialisés ou émergents d’Asie de l’Est et du Sud-
Est. La Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour, la Malaisie, les
Philippines, l’Indonésie, la Thaïlande et la Chine assurent plus de 80 %
des exportations de produits manufacturés des économies en
développement. En Amérique latine, la plus grande partie des
exportations manufacturées provient du Brésil et du Mexique.
Par ailleurs, on peut constater que les pays qui ont libéralisé très
rapidement leurs échanges extérieurs n’ont, soit pas réussi à augmenter
de façon significative leurs exportations industrielles, soit l’ont fait au
prix d’une croissance encore plus rapide de leurs importations d’inputs
ou de produits semi-finis (c’est le cas des pays d’Amérique latine).
Malgré cette évolution, les spécialisations productives de nombreux
PED restent donc aujourd’hui encore largement primaires. Si les produits
manufacturés repré­sentent aujourd’hui plus 85 % des exportations d’Asie
de l’Est et du Sud-Est et plus de la moitié des exportations d’Amérique
latine (mais avec des situations très contrastées à l’intérieur du
continent), les produits primaires continuent à représenter respectivement
75 % et 78 % des exportations des économies du Moyen-Orient et
d’Afrique, malgré une augmentation significative là aussi des
exportations de produits manufacturés.
Si la majorité des pays du Tiers-monde, hors Asie, continuent à
dépendre d’un petit nombre de matières premières pour leurs recettes
d’exportation, en revanche le marché mondial des produits primaires est
fort peu tributaire au total de la production des pays du Tiers-monde :
60 % des exportations mondiales de produits primaires viennent des pays
industrialisés. L’Afrique subsaharienne paie cette spécialisation au prix
fort en termes de développement. Selon la CNUCED, elle reste
cantonnée dans l’exportation de produits peu dynamiques, pour lesquels
elle a le double handicap de perdre des parts de marché par rapport à
d’autres pays en développement, qui sont apparus sur le marché ou ont
réalisé des gains de productivité, et de subir de plein fouet les
conséquences des politiques agricoles de soutien des pays du Nord
(Repère 13). De ce point de vue, le boom actuel des cours des produits
primaires desserre la contrainte mais ne résout pas le problème structurel.
On assiste par ailleurs, dans les processus de production industriels au
Nord, à une course à la substitution (plastiques, synthétiques,
édulcorants) qui tend à restreindre toujours plus les débouchés pour les
produits primaires. Ainsi, l’OMC a redéfini les normes de fabrication du
chocolat, avec un contenu en cacao inférieur.

Les mécanismes de l’échange international continuent donc à


fonctionner de façon asymétrique. Ainsi, les pays du Tiers-monde
exportateurs de matières premières n’ont aucune maîtrise sur les cours.
Or, l’évolution de ceux-ci présente une instabilité élevée et qui tend à
augmenter avec le temps. Elle est due au caractère hautement
oligopolistique du marché des matières premières, dominé à l’achat par
quelques firmes très concentrées et exerçant un pouvoir de marché très
fort, alors que les vendeurs sont nombreux et dispersés. Elle est renforcée
par le caractère hautement spéculatif de ce marché, qui fonctionne selon
le principe des marchés terme et des contrats à options. Les différentes
tentatives pour stabiliser ces cours ont eu peu d’effet durable : faillite des
accords sur les produits de base, avec stocks régulateurs (cacao, étain,
caoutchouc) ou quotas (café). A échoué également, dans les années 1970,
la tentative de mettre en place un nouvel ordre économique mondial
(NOEI), dont un des aspects était de tenter de mettre en place des
mécanicismes rémunérant les exportations à un prix plus juste et plus
stable. Réduire leur instabilité reste donc aujourd’hui un enjeu central.
Le récent boom des cours des matières premières, même s’il a comme
on le verra des causes structurelles, ne doit pas occulter le fait que, sur le
long terme, la détérioration tendancielle des termes de l’échange reste
une réalité : les économies d’Afrique et d’Amérique latine l’ont subie de
façon prononcée depuis le début de la décennie 1980 jusqu’au début des
années 1990, évolution renforcée par la crise de la dette et la tentative de
la plupart des pays d’augmenter simultanément le volume de leurs
exportations. La CNUCED a pu noter qu’une grande part de la
marginalisation de l’Afrique subsaharienne dans les exportations
mondiales au cours des trois dernières décennies lui est imputable. Si,
depuis le début des années 2000, les termes de l’échange des exportations
africaines se sont au contraire améliorés plus rapidement que ceux des
autres régions, la faible diversification dès sa spécialisation rend la région
toujours vulnérable.
Certes, depuis 2009, le boom des cours de la plupart des matières
premières crée une situation nouvelle (Graphique 7). Au-delà des
facteurs conjoncturels (accidents climatiques, spéculation), cette
augmentation des prix a en effet des causes structurelles, largement
attribuables à l’augmentation de la demande des économies émergentes,
particulièrement la Chine, tant en biens de consommation qu’en inputs
industriels. Si de nouvelles opportunités de croissance peuvent se
présenter pour les pays exportateurs de produits primaires (Texte 40), le
risque existe aussi que ces pays renoncent à investir dans la
diversification de leur appareil productif. Par ailleurs, la hausse brutale
des cours des produits agricoles alimentaires (qui ont doublé entre 2006
et 2008) crée les conditions d’une aggravation de la situation alimentaire
mondiale, et des évolutions dramatiques dans certains pays en situation
de dépendance alimentaire.
Tableau 10 : Une participation inégale des PED aux échanges
internationaux % des exportations et des importations totales 45

1980 1990 1995 2000 2005 2009


Exportations
PED 27,7 23,7 26,7 30,1 33,9 36,7
Amérique
5,4 4,2 4,3 5,4 5,1 5,1
latine
Asie 16,6 16,3 20,1 22,4 25,9 28,6
Asie de
l’Est et Sud- 7,1 11,8 16,4 17,6 19,3 21,4
Est1
Chine 0,8 1,6 2,6 3,1 6,4 8,4
Afrique 5,6 3,1 2,2 2,3 2,9 2,9
Afrique du
2,0 1,2 0,8 0,9 0,3 1,1
Nord
Afrique
3,6 1,9 1,4 1,4 2,6 1,8
subsaharienne
PED
exportateurs de 8,3 13,9 18,6 20,7 22,8 25,1
manuf.2
PMA 0,7 0,5 0,5 0,5 0,7 0,9
Importations
PED 25,2 22,4 28,4 28,5 31,1 35,9
Amérique
6,1 3,7 4,7 5,7 4,8 5,2
latine
Asie 14,0 15,7 21,1 20,7 23,7 27,2
Asie est et
7,1 11,2 16,6 16,3 17,8 19,5
sud-est
Chine 0,9 1,3 2,4 3,2 5,6 7,4
Afrique 5,0 2,9 2,5 2,1 2,6 3,5
Afrique du
1,6 1,2 0,9 0,8 0,9 1,3
Nord
Afrique
3,4 1,7 1,6 1,3 1,7 2,1
subsaharienne
PED
exportateurs de 9,7 13,5 19,5 20,2 21,8 24,0
manuf.
PMA 1,3 0,8 0,7 0,7 0,9 1,2

Source : statistiques de la CNUCED

Enfin, dans les exportations de produits manufacturés, on observe un


déplacement de la division internationale du travail. En effet, la plupart
des industries d’exportation dans les pays en développement sont
intensives en main-d’œuvre et faiblement intensives en technologie, sauf
dans quelques cas. La CNUCED distingue ainsi les produits
« dynamiques » qui ont à la fois une croissance potentielle de leur
demande globale importante, et des perspectives de gains de productivité
significatives ; les produits peu dynamiques présentent les
caractéristiques opposées. Les premiers appartiennent essentiellement à
l’ensemble des produits manufacturés, surtout intensifs en technologies et
en travail qualifié, mais on peut également y trouver certaines catégories
de produit primaires : des produits alimentaires, transformés ou non,
peuvent présenter une forte valeur ajoutée, des normes de qualité les
situant dans cette catégorie. On peut y trouver un certain nombre
d’exportations « non-traditionnelles » – conserves de poissons, crustacés,
jus de fruits, fruits de contre-saison etc.- que certains pays (Chili, Brésil,
Pérou, Thaïlande, Inde) ont commencé à exporter de façon croissante au
cours des deux dernières décennies. Mais « les modalités de participation
des pays en développement montrent qu’à l’exception des NPI de la
première génération qui sont déjà étroitement intégrés avec le système
commercial global et ont établi une base industrielle significative – les
exportations des pays en développement sont encore concentrées sur
l’exploitation des ressources naturelles et du travail non qualifié : ces
produits manquent en général de dynamisme sur les marchés
mondiaux. »6. Il faut noter en effet également que dans de nombreux
PED, qui ont vu récemment la part de leurs exportations primaires
diminuer dans le total de leurs exportations, les exportations de produits
manufacturés consistent principalement en produits intensifs en
ressources naturelles et en travail non-qualifié et faiblement intensifs en
technologies.

Repère : 12 La détérioration des termes de l’échange : une


actualisation de la théorie
Au cours des quarante années qui ont suivi l’exposé de la thèse de Prebisch-Singer,
l’accent est passé graduellement des relations entre catégories de biens aux relations
entre types de pays (grille d’analyse envisagée d’ailleurs dès les années 1950 par
Prebisch et Singer). On observe en effet, entre 1965 et 1984, une augmentation des
exportations de produits manufacturés de la Périphérie à un rythme plus élevé qu’au
Centre, et se dirigeant surtout vers les marchés du Centre. La part des produits
manufacturés dans les exportations totales de la Périphérie augmente donc
considérablement. Partant de ce constat, P. Sarkar et H. Singer7 ont examiné la
validité de la thèse de la détérioration des termes de l’échange, appliquée à un
commerce entre économies en développement et économies industrialisées qui serait
constitué non plus d’échanges de produits primaires non-transformés contre des
produits manufacturés, mais exclusivement de produits manufacturés. Malgré des
difficultés d’accès à des données statistiques facilement utilisables, les auteurs
procèdent à une étude, sur la base notamment de statistiques des Nations unies, en
trois temps :
ratio des valeurs unitaires des exportations manufacturées
des économies en développement sur les valeurs unitaires
des exportations de produits manufacturés des pays
industrialisés ;
même ratio sur un échantillon de quatorze pays, aux
situations très diversifiées à la fois quant à la taille et
quant aux exportations de produits manufacturés ;
même étude sur ces quatorze pays et leurs échanges avec les
seuls États-Unis.
Cette recherche est effectuée dans les deux premiers cas pour la période 1970-1987,
et dans le dernier cas pour la période 1965-1985.
Les auteurs, cherchant ainsi une approximation des termes de l’échange,
aboutissent aux résultats suivants : une diminution moyenne de 1 % par an,
conduisant à une détérioration cumulée d’environ 20 % sur dix-huit ans. L’analyse par
pays donne des résultats partagés : une diminution pour la moitié seulement, mais plus
prononcée que l’augmentation pour l’autre moitié de l’échantillon ; enfin, la
détérioration des termes de l’échange est plus prononcée dans les échanges avec les
États-Unis. De plus, l’aggravation de la brèche de productivité, au cours de cette
période, entre pays en développement et pays industrialisés conduit à une
détérioration des termes factoriels de l’échange encore supérieure à celle des termes
nets.
Il est intéressant de constater que dans une controverse autour de cette analyse,
publiée dans une livraison ultérieure de la revue (Athukorala, Bleaney, 1993), les
arguments critiques utilisés rappellent ceux critiquant la thèse Singer-Prebisch dans
les années 1950. Il s’agit tout d’abord de problèmes méthodologiques : le choix des
valeurs unitaires relatives comme proxy pour les termes de l’échange, l’oubli des
échanges intrarégionaux (reconnu par les auteurs), les variations dues à la
catégorisation produits manufacturés, le poids des métaux non-ferreux, le choix de la
période (au cours de laquelle on trouve la crise de la dette de 1982). Mais l’essentiel
semble bien dans l’argument de fond. Les critiques ne s’y trompent pas : « Comme
nouveau rebondissement de la théorie originale de Prebisch-Singer, l’analyse de
Sarkhar-Singer semble avoir un grand attrait pour beaucoup de personnes dans le
monde en développement, permettant de soutenir la poursuite, ou la reprise, des
stratégies de développement autocentrées des années 1950. »8. À l’opposé, l’auteur
avance l’argument d’une efficience supérieure d’une utilisation des facteurs de
production dans les activités orientées vers l’exportation, et d’une productivité plus
faible liée à la substitution d’importation. Mais Sarkhar et Singer soulignent dans leur
réponse9 qu’il s’agit ici surtout d’une pétition de principe.
Le fait de signaler la poursuite et l’actualisation de ce débat dans l’histoire de la
pensée du développement n’est donc pas anecdotique car les implications théoriques
et stratégiques, au-delà des difficultés méthodologiques, apparaissent clairement. Si
Sarkhar et Singer ne prônent pas forcément un retour à la substitution des
importations des années 1950 et 1960, ils n’en soulignent pas moins le fait que la
diversification de leurs exportations n’a pas permis aux pays de la Périphérie de sortir,
justement, de la Périphérie.
Une augmentation des échanges Sud-Sud

Au cours des dernières années, les échanges entre PED ont connu une
augmentation significative. Cette évolution est due aux processus de
régionalisation, à la libéralisation d’ensemble des politiques
commerciales, et surtout à la croissance des économies émergentes et
d’un certain nombre d’autres PED, plus rapide que celle des pays
industrialisés.
Pour les échanges Sud-Sud (régionalisation, croissance des émergents
plus rapide que celle de pays industrialisés), si cette évolution peut
représenter une atténuation de leur dépendance commerciale par rapport
aux débouchés des pays industrialisés, il faut prendre garde à une illusion
statistique. Comme le note la CNUCED, « Une part substantielle de
l’augmentation statistique du commerce Sud-Sud dans le secteur des
biens manufacturés est due aux doubles comptes liés à la division
régionale du travail en Asie de l’Est pour des produits éventuellement
destinés à l’exportation en direction des pays industrialisés. Elle est aussi
due aux doubles comptes liés au rôle de Hong Kong et Singapour comme
plate-forme d’exportation. Le rôle important des échanges triangulaires
dans l’augmentation mesurée du commerce Sud-Sud dans le secteur
manufacturier implique que le gonflement de ce commerce n’a pas réduit
la dépendance des PED par rapport à la demande intérieure des pays
industrialisés. […] D’un autre côté, la reprise économique en Amérique
latine a amélioré les perspectives du commerce Sud-Sud d’une façon qui
ne doit rien au commerce triangulaire. La croissance du commerce Sud-
Sud dans les produits primaires apparaît plus modeste dans les
statistiques commerciales. Cependant, elle a engagé un plus grand
nombre de pays que le secteur manufacturier, ce qui a permis à l’Afrique,
aussi bien qu’à l’Amérique latine de récupérer des parts de marché
perdues dans les années 1980. »10

1.2 Le tiers-monde dans l’OMC : un marché de dupes ?

Jusqu’à l’Uruguay round, les pays en développement n’étaient guère


concernés par les processus de libéralisation commerciale résultant des
négociations multilatérales. Ils pratiquaient pour la plupart, comme on l’a
vu, des stratégies de développement fondées sur une protection de leurs
industries nationales. La levée des barrières douanières, essentiellement
tarifaires, concernait surtout les économies industria­lisées.
L’Uruguay round marque une évolution à plusieurs titres : d’une part
les négociations prévoient d’inclure l’agriculture et les services ; d’autre
part, alors que beaucoup de pays ont commencé, à la fin des années 1970
et au début des années 1980, à orienter leurs appareils productifs en
direction des marchés d’exportation, les négociations portent également
sur les dispositifs qui réglementent l’accès des exportations du Tiers-
monde en direction des marchés des pays industrialisés, alors même que
ceux-ci commencent à mettre en place de plus en plus de barrières
protectionnistes non-tarifaires officieuses.
Le remplacement du GATT par l’OMC, après l’entrée en vigueur des
accords de Marrakech en 1994, change considérablement les enjeux, pour
plusieurs raisons : d’une part, contrairement au GATT, l’OMC est une
organisation permanente qui dispose d’un pouvoir de sanction sur ses
membres ; d’autre part la totalité des pays en développement sont alors
tous engagés dans des processus de libéralisation, ayant démantelé quasi
totalement les dispositifs de substitution d’importation ; la question
agricole et la question des services, qui n’ont pas abouti au cours de
l’Uruguay round, sont remises sur le tapis des négociations.

Repère 13 : La question agricole


À l’occasion des dernières conférences interministérielles de l’OMC (Doha,
Cancun, Genève), la question agricole est apparue comme un sujet de désaccord
Nord-Sud, alors qu’auparavant il s’agissait surtout d’une pomme de discorde entre
pays industrialisés (ayant notamment contribué à faire échouer le lancement d’un
nouveau cycle de négociations de l’OMC à Seattle en novembre 1999).
En effet, si les deux grandes puissances agroalimentaires (États-Unis, Europe) sont
objectivement dans une situation analogue sur le marché mondial des produits
agricoles, celle d’agricultures ultra-productives, fortement soutenues par les États,
avec des excédents à écouler sur le marché mondial, les positions que leurs
représentants ont défendues dans les négociations du GATT puis de l’OMC
s’affrontent. L’Union européenne cherche autant que possible à préserver son système
des subventions, tandis que les États-Unis, avec le Groupe de Cairns (14 pays
fortement exportateurs, dont le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Argentine,
le Brésil…), plaident pour la libéralisation totale.
L’accord agricole final de Marrakech en 1994 contient trois volets :
l’accès au marché : les taxes sur les produits importés
doivent progressivement baisser (de 36 %). Pour chaque
produit, 5 % de la consommation nationale doit pouvoir
être importée librement ;
les subventions aux exportations sont réduites (de 36 % en
valeur), mais pas les crédits aux exportations, largement
utilisés par les États-Unis ;
les soutiens internes sont réduits : les subventions aux prix
agricoles doivent baisser de 20 %. Mais les États peuvent
soutenir les revenus des agriculteurs, ce que font l’Europe
comme les États-Unis.
Au sommet de Cancún, en novembre 2003, les représentants de plusieurs pays du
Sud, grands exportateurs de produits agricoles (le Groupe des 22, composé
notamment du Brésil, de l’Argentine et de l’Inde) créent la surprise en exigeant des
États-Unis et de l’Union européenne une négociation sur le recul de leurs subventions
agricoles, comme condition préalable à la mise à l’ordre du jour de nouveaux sujets
(investissement, marchés publics, etc.) que souhaitent les pays industrialisés. À l’issue
du précédent sommet à Doha en 2001, des négociations en ce sens avaient en effet été
programmées. En échange de quelques concessions sur d’autres sujets, comme le
refus des normes environnementales (que de nombreux gouvernements du Tiers-
monde redoutent comme des barrières protectionnistes déguisées), les États-Unis
avaient rallié à leur bataille contre la politique agricole européenne plusieurs pays du
Sud, qui réclament la levée des barrières à l’importation de leurs produits, notamment
les quotas sur le sucre et le riz, maintenus par l’Union européenne jusqu’en 2006.
Mais aucun calendrier précis de diminution des subventions de la PAC n’avaient
toutefois pu être retenu. À Cancún, cette alliance de circonstance est rompue et le
sommet se sépare sur un échec de tout accord. Mais on assiste au sommet suivant, à
Genève en août 2004, à un quasi retour au statu quo antérieur.
Toutefois, la question de l’accès au marché des pays du Nord n’épuise pas la
totalité de la question agricole. Le G22 représentait en effet avant tout les intérêts de
quelques grands pays exportateurs de céréales, et dans ces pays de grands
propriétaires et exploitants.
Si les subventions actuelles, soutenant les agricultures ultra-productives du Nord,
sont destructrices pour les agricultures du Tiers-monde et leur sécurité alimentaire (cf.
chapitre 4), comme le montre le bradage en Afrique des surplus agricoles européens
(céréales et viande bovine), une libéralisation totale ne le sera pas moins, compte tenu
des différences considérables de productivité entre l’agriculture du Sud et celles du
Nord… Les conséquences de subventions européennes et nord-américaines à la
production de coton sont également catastrophiques pour les pays d’Afrique
subsaharienne producteurs (Bénin, Mali, Burkina Faso). L’effondrement des prix
mondiaux qu’elles provoquent occasionne des pertes de revenus considérables à ces
pays.
Enfin, plusieurs les pays du Sud importateurs nets de produits alimentaires
réclament des mesures d’urgence pour la protection de ce qui reste de leur agriculture.
Or, ils peinent à faire entendre des intérêts propres.
Dans l’ensemble, la question agricole a été, pour l’instant, résolue par un quasi
statu quo : certes le retrait des subventions est prévu, mais seulement de façon
« progressive » et sans aucune date butoir, ce qui constitue une sorte de sursis pour le
système de subventions européennes.

Enfin, et surtout, l’OMC est loin de concerner exclusivement les


questions commerciales et les échanges de marchandises : il s’agit
d’éliminer toutes les entraves à la concurrence et de modifier en ce sens
le fonctionnement même des sociétés dans tous leurs aspects. Ce fait, qui
est susceptible d’avoir des implications considérables pour tous les pays,
en aura plus encore pour les PED, plus démunis face aux procédures :
toutes les législations ou réglementations destinées à mettre en place une
politique industrielle, comme toutes celles instaurant des normes
sanitaires, sociales ou environnementales, sont susceptibles de recours
devant l’Organe de règlement des différends (ORD) de la part de
gouvernements estimant qu’ils constituent une entrave à la concurrence ;
les exemples de ce type de recours sont déjà nombreux. Mais les enjeux
les plus lourds de conséquence pour l’avenir concernent probablement la
question des droits de propriété intellectuelle contenue dans l’accord
ADPIC (TRIPS en anglais) qui sous-tend la question des transferts de
technologie. (Repère 14)

Repère 14 : Les droits de propriété intellectuelle et la situation


d’urgence sanitaire
La question des droits de propriété intellectuelle est celle où les pays en
développement ont le plus cherché à faire entendre leur voix à Doha, dans le cadre des
discussions destinées à instaurer un cycle de négociations pour le développement.
L’évolution à l’œuvre est en effet la protection accrue des droits de propriété
technologique, par le biais d’une extension maximale du droit des brevets à l’anglo-
saxonne. Cette évolution est souvent justifiée sur le plan théorique par le « dilemme
schumpetérien » concernant une innovation technologique : sa diffusion est nécessaire
pour qu’elle puisse enclencher un cycle d’expansion, mais si cette diffusion est
gratuite, l’absence de profit dissuadera les innovateurs ; toutefois, ce raisonnement
suppose un système de recherche et d’innovation entièrement privé et marchand, ce
qui ne peut pas être justement le système de santé où se pose aujourd’hui le problème
avec l’acuité la plus grande.
On se heurte au risque de plusieurs conséquences négatives pour le
développement : certaines sociétés peuvent se voir confisquer leur savoir-faire si une
interprétation extensive du brevetage l’étend au vivant, et donc à certain nombre de
connaissances traditionnelles en matière agronomique ou médicinale, qui pourraient
être appropriés par les firmes pharmaceutiques ; les possibilités de transferts de
technologie dans les pays en développement risquent d’être entravées, notamment
dans le domaine des NTIC et des biotechnologies : les conséquences en seraient
graves pour la croissance dans les domaines industriels et agricoles, et catastrophiques
dans celui de la santé ; surtout, la question des possibilités pour des industries
pharmaceutiques de certains grands pays en développement (Brésil, Inde, Afrique du
Sud) de recopier des molécules contre le Sida sous forme de médicaments génériques
et de les exporter s’est avéré un enjeu central de ces négociations. L’Afrique du Sud
avait déjà été (quelques mois plus tôt) en butte à un recours à ce sujet de la part des
multinationales pharmaceutiques, qui avaient fini par reculer sous la pression de
l’opinion internationale.
L’ADPIC permet en principe, par plusieurs de ses dispositions, la production et
l’utilisation des génériques ; ainsi, entre autres l’Article 31 prévoit que les États
puissent décréter une licence obligatoire sur un brevet et ainsi fabriquer ou importer
des génériques d’un médicament sous brevet. L’Article 30 prévoit qu’un pays puisse
fabriquer des génériques d’un médicament sous brevet pour les exporter vers un pays
où ce médicament n’est pas sous monopole, tant que le générique n’est pas
commercialisé dans le pays d’exportation mais uniquement dans le pays
d’importation, où ce médicament n’est pas sous monopole – ce qui ne cause pas de
tort particulier au détenteur du brevet dans le pays d’exportation. L’Article 66 prévoit
que les pays les moins avancés auront droit à une extension automatique jusqu’en
2016 (au lieu de 2006) de la période de transition pendant laquelle ils ne sont pas
encore obligés de protéger la propriété intellectuelle à travers l’application de
l’ADPIC.
Était donc en jeu à Doha une interprétation plus ou moins large de l’ADPIC,
permettant ou non aux pays en développement de produire, importer ou exporter des
médicaments génériques, ce qui exercerait une pression à la baisse sur le prix de
l’ensemble des médicaments dans ce secteur. La différence de prix peut être
considérable : ainsi, en octobre 2000, un producteur indien de génériques proposait
des trithérapies pour 800 dollars par an (soit une économie de plus de 90 % par
rapport aux prix annoncés par les multinationales). En février 2001 il ramenait son
prix à 350 dollars. Le Brésil comme l’Inde ont donc pu mener des politiques
publiques de santé à un coût bien moindre que s’ils avaient dû se procurer les
médicaments au prix du marché.
Les États-Unis, l’Australie, le Japon, la Suisse et le Canada ont tenté de s’opposer à
cette demande et d’imposer une lecture restrictive de l’accord. Cependant, l’argument
d’utiliser deux poids deux mesures pouvait leur être fait : en effet, certaines des
possibilités prévues dans cet accord sont couramment utilisées dans d’autres domaines
que la santé (les licences obligatoires sur les émissions de télévision ou les
composants électroniques, dans le cas des États-Unis).
L’accord final de Doha a fait droit aux demandes des pays en développement. En
déclarant que « chaque membre [de l’OMC] a le droit d’accorder des licences
obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences
peuvent être accordées », la primauté est donnée à la santé sur le profit, sans
ambiguïté. Les gouvernements sont à présent libres de produire et d’importer des
versions génériques des médicaments sous brevets dont ils ont besoin. Mais les termes
de la déclaration sont très restrictifs sur la situation d’urgence sanitaire.
De plus, l’accord ne comporte pas, pour l’instant, la possibilité pour les pays
intermédiaires de produire et d’exporter des médicaments afin que les pays les plus
pauvres (principalement en Afrique subsaharienne où dans certaines régions un adulte
sur trois est séropositif ou malade du Sida), et qui ne disposent pas des capacités de
production nécessaires, puissent en bénéficier. Un accord complémentaire signé en
août 2003 permettait à ces pays de recourir à des « importations parallèles » (le droit
d’importer des médicaments en provenance du pays où ils sont les moins chers, sans
l’accord du détenteur de brevet), mais là encore à des conditions si restrictives
qu’elles rendent l’accord impraticable.
Aujourd’hui, le Brésil, qui a mis en place un programme de distribution des
antirétroviraux gratuits depuis 1996, et est considéré comme un modèle pour le
traitement des malades du Sida dans les PED, voit cette politique de santé menacée
par le coût prohibitif des médicaments qui devraient être pour la plupart protégés par
des brevets depuis janvier 2005. Quand à l’Inde, premier producteur de génériques
dans les PED, son gouvernement fait voter une loi en mars 2005, la mettant en
conformité avec l’ADPIC.

Cinq ans après la déclaration de Doha, l’ONG Oxfam constate dans un rapport11
une dégradation de l’accès aux médicaments d’une part importante de la population
des pays pauvres, et met en cause l’absence de volonté politique des pays riches de
faciliter cet accès.

Dans ces conditions, le cycle de négociation de l’OMC initié en 2001


(dit « cycle de Doha » pour le développement) pouvait-il, comme cela a
souvent été dit, porteur d’avancées pour les pays du Tiers-monde ?
La plupart d’entre eux n’étaient pas favorables au lancement d’un
nouveau cycle de négociations, estimant que les engagements de
l’Uruguay round, concernant l’accès de leurs exportations aux marchés
des pays industrialisés, étaient loin d’avoir été remplis. Ils demandaient
donc d’abord la pleine application de ces accords avançant l’argument
que le maintien de « pics tarifaires »12, ainsi que les nombreuses
barrières non-tarifaires (quotas, subventions, mesures antidumping,
barrières sanitaires, etc.) opposées par les pays industrialisés à l’encontre
de leurs exportations, notamment agricoles ou textiles, constituent une
entrave à leur croissance. Cependant, la pression des représentants des
grandes puissances les a contraints à accepter le lancement du nouveau
cycle, en échange de quelques concessions, comme la prolongation de
l’accord ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique). La notion de cycle de
négociations sur le développement, que certains réclamaient, a été
écartée. Les engagements favorables aux pays au développement étaient
forts limités : la déclaration finale engage les États à avoir pour objectif –
sans obligation de résultat – d’accorder l’accès sans droits et sans quotas
des produits des PMA à leur marché. Elle ne retenait pas non plus
l’évaluation, réclamée par l’Inde et six pays africains, de l’impact que la
baisse des tarifs douaniers sur les produits industriels aurait sur les
industries du Sud. Elle entérinait le lancement de nouveaux accords
commerciaux sur quatre points : investissement, concurrence,
transparence des marchés publics et « facilitation commerciale », outre
les négociations en cours sur l’agriculture et les services. Tous ces
accords devaient être négociés en bloc d’ici 2005. Le nouveau cycle
prévoyait des négociations dans le cadre de l’AGCS (Accord général sur
le commerce et les services) mettant en œuvre la libéralisation de tous les
services, notamment par les biais des investissements étrangers ; l’accord
distingue ainsi quatre modalités de fourniture des services : la fourniture
transfrontalière (« mode 1 »), la consommation à l’étranger (« mode 2 »),
la présence commerciale (« mode 3 ») et le mouvement de personnes
physiques (« mode 4 »). Le mode 4 en particulier permet à un employeur
d’un pays d’envoyer dans un autre pays, pour une durée déterminée, un
de ses employés ; le contrat de travail est passé par l’employeur habituel
aux conditions d’emploi, de salaires et de charges sociales du pays
d’origine ; ces contrats peuvent être renouvelés plusieurs fois. L’Inde,
ainsi que beaucoup d’autres pays à faibles salaires et cotisations sociales,
tient beaucoup à cette formule. Mais cela constitue également une
possibilité, pour les firmes multinationales, de disposer d’une main-
d’œuvre bon marché et présentant parfois un haut niveau de qualification,
sans avoir besoins de délocaliser son activité. Cela peut aussi encourager
la « fuite des cerveaux », très coûteuse pour certains pays en
développement.
Dans les faits, les négociations du cycle de Doha ont pris beaucoup de
retard par rapport aux échéances prévues, même si elles ont été relancées
après le G20 de Séoul en novembre 2010. Il n’est pas certains qu’elles
aboutissent à un accord global, d’autant plus qu’entre-temps les accords
bilatéraux de libre-échange et les accords de partenariat économique
(APE) entre pays industrialisés et pays en développement ont proliféré,
souvent dans des conditions encore plus défavorables pour ces derniers.

Le débat entre libre-échange et protectionnisme ressemble donc à un


jeu faussé en ce qui concerne les pays en développement. Ils se trouvent
en effet dans une situation dissymétrique et doublement défavorable par
rapport aux économies industrialisées : contraints depuis trente ans dans
le cadre des stratégies d’ajustement structurel d’ouvrir leurs frontières
commerciales, ils n’ont donc plus guère de barrières douanières à
opposer aux importations en provenance des pays industrialisés,
fabriquées dans des conditions de productivité que leurs productions
nationales ne parviennent pas à égaler. En revanche, pour continuer à
payer le service de la dette extérieure, nombre d’entre eux restent
contraints de dégager toujours plus d’excédents commerciaux, et ont
donc engagé leurs appareils productifs dans une fuite en avant vers
toujours plus d’exportations, qu’elles soient agricoles ou industrielles,
qui continuent à se heurter au protectionnisme des pays du Nord.
Les pays en développement sont d’autant plus victimes d’un
« paradoxe de composition » (plusieurs pays exportant en même temps
une grande quantité de marchandises analogues provoquent une situation
de surproduction) que leurs exportations incorporent peu de technologies,
et beaucoup de ressources naturelles et de travail non-qualifié. À cela
s’ajoutent les nombreuses restrictions à l’immigration opposées par les
pays du Nord.
La revendication d’accès au marché et d’un approfondissement de la
libéralisation commerciale est donc la conséquence de cette double
contrainte. On a pu calculer qu’une levée des barrières douanières des
pays industrialisés rapporterait aux PED exportateurs l’équivalent par an
de 35 % de leurs recettes totales d’exportations. Cette situation est
particulièrement pesante pour les « pays les moins avancés » (PMA),
notamment africains.

2. Des échanges étroitement liés à la mondialisation


productive

À l’exception de la Corée du Sud, de Taïwan et de la Chine, la


croissance des exportations de produits manufacturés des pays en
développement est largement tributaire de l’activité des filiales des
firmes multinationales. On constate donc un déplacement, et non une
disparition, des mécanismes de la dépendance extérieure.

2.1 Flux d’IDE : intégration ou marginalisation du tiers-monde ?

Comme pour les flux de marchandises, on observe une évolution


contrastée selon les pays, des flux d’investissements directs étrangers
(IDE). Au cours des années 1980, les flux d’IDE en direction de
l’ensemble des pays en développement régressent fortement. Si on assiste
à leur reprise en chiffres absolus au cours des années 1990, notamment
en direction de l’Amérique latine, cela n’interrompt pas la tendance à la
concentration en direction des économies industrialisées : la part de
l’investissement international en direction des pays en développement
passe de 30 % à 20 % au cours de la décennie.

2.2 Évolution de la stratégie des firmes multinationales

Compte tenu de la part du commerce captif des firmes multinationales


(estimée à environ 30 % des échanges mondiaux), les échanges
commerciaux sont étroitement liés à la « décomposition internationale
des processus de production » (Dunning) : les firmes multinationales
organisent aujourd’hui leur production à l’échelle globale, en répartissant
les différents segments dans différentes localisations selon une
combinaison de différents critères (conditions de production, accès aux
marchés).
Tableau 11 : Évolution des flux d’IDE en direction des pays en
développement

Flux
d’IDE
entrants
1970 1980 1990 1995 2000 2005 2009
en %
du total
mondial
PED 28,9 13,8 16,9 33,8 18,3 33,5 42,9
Chine 0,0 0,1 1,7 11,0 2,9 7,3 8,5
PED
exportateurs 9,1 13,9 11,9 24,6 14,1 20,2 23,2
de manuf.
PMA 1,2 1,0 0,3 0,5 0,3 1,5 2,5

Source : CNUCED

Comme on l’a déjà vu à propos d’une partie du commerce Sud-Sud, la


mondialisation de la production suscite un nouveau modèle de commerce
international, où une part significative des échanges concerne des biens
intermédiaires et des biens à différents stades de leur production et de
leur assemblage, ce qui explique le gonflement des échanges mondiaux
par rapport à la croissance de la valeur ajoutée produite.
On retrouve donc combinées en une même stratégie globale les
différentes motivations d’implantation de filiales mises en avant par
C.A. Michalet dans les années 1970 : filiales-ateliers à la recherche de
faibles coûts de production ou filiales-relais à la recherche d’accès
facilité au marché. Ainsi, en ce qui concerne les PED, « les statistiques
montrant une expansion considérable des exportations intensives en
technologies et en qualifications des pays en développement sont
trompeuses. La plus grande part des qualifications dans ces exportations
sont incorporées dans les composants produits dans les pays plus avancés
sur le plan technologique, tandis que les pays en développement sont
engagés surtout dans les étapes d’assemblage, à faible qualification et
faible valeur ajoutée, de la chaîne globale de production organisée par les
firmes transnationales. »13 Pour la plupart des PED, les constats de cette
étude réalisée en 2002 restent largement valables (Tableaux 11 et 12).
Tableau 12 : Structure des exportations par catégories de
produits selon l’intensité en facteurs, 1980 et 1998 (part en
pourcentages)

Part dans les Part dans


exportations les‐ ­
des pays en exportations
développement mondiales
Catégories de
1980 1998 1980 1998
produits
Produits
50,8 19,0 25,7 14,8
primaires
Produits
manufacturés
intensifs en
21,8 23,2 14,7 15,0
travail ou en
ressources
naturelles
Produits 5,8 7,3 10,1 7,6
manufacturés
faiblement
intensifs en
qualifications et
en technologies
Produits
manufacturés
moyennement
8,2 16,8 26,4 29,6
intensifs en
qualifications et
en technologies
Produits
manufacturés
hautement
11,6 31,0 20,2 30,2
intensifs en
qualifications et
en technologies

Source : CNUCED, Rapport sur le commerce et le développement


2002.

Tableau 13 : Évolution de la part des PED dans les exportations


et dans la valeur ajoutée mondiale de produits manufacturés, 1980-
1998

Part dans Part dans


les la valeur
exportations ajoutée
mondiales de mondiale des
produits‐ ­ produits‐ ­
manufacturés manufacturés
Régions et
1980 1998 1980 1998
pays
Pays 82,3 70,9 64,5 73,3
industrialisés
Pays en
10,6 26,5 16,6 23,8
développement
Amérique
1,5 3,5 7,1 6,7
latine
Argentine 0,2 0,2 0,9 0,9
Brésil 0,7 0,7 2,9 2,7
Chili 0,0 0,1 0,2 0,2
Mexique 0,2 2,2 1,9 1,2
Asie de
l’Est et du 6,0 16,9 7,3 14,0
Sud-est
NIEs 5,1 8,9 1,7 4,5
Hong-Kong 0,2 0,6 0,3 0,2
Corée du
1,4 2,9 0,7 2,3
Sud
Singapour 0,9 2,6 0,1 0,4
Taïwan 1,6 2,8 0,6 1,6
ASEAN-4 0,6 3,6 1,2 2,6
Indonésie 0,1 0,6 0,4 1,0
Malaisie 0,2 1,5 0,2 0,5
Philippines 0,1 0,5 0,3 0,3
Thaïlande 0,2 1,0 0,3 0,8
Chine 1,1 3,8 3,3 5,8
Inde 0,4 0,6 1,1 1,1
Turquie 0,1 0,5 0,4 0,5

Source : CNUCED, op. cit. 2002

On peut effectuer, à partir de ce constat, une typologie sommaire,


distinguant les firmes globales, produisant à l’échelle mondiale des
produits standardisés en profitant d’économies d’échelle et sur la base de
capitaux hautement mobiles, et les firmes réseaux (Texte 34).
Cette mondialisation productive n’est toutefois pas achevée : les
différences nationales conservent leur importance, à la fois en ce qui
concerne l’origine des firmes et la localisation de leurs activités. Comme
l’analyse F. Chesnais14, « c’est toujours en exploitant de leur mieux les
disparités nationales, et au besoin en les reconstituant, que les oligopoles
mènent la concurrence. »
Par ailleurs, les grandes tendances qui caractérisent les stratégies des
firmes multinationales en direction des pays en développement sont
complexes à analyser. Ainsi, il existe un débat entre économistes : en
raison de l’évolution des technologies et des qualifications, des
transformations dans les modes d’organisation de la production,
notamment la production flexible liée aux variations de la demande (juste
à temps), et dont la transposition dans les pays en développement
présenterait un faible intérêt, on assisterait à un ralentissement du rythme
des délocalisations, voire à un début de mouvement de relocalisation
industrielle au Nord15. Ces évolutions conduiraient à une déconnexion
forcée de la plupart des économies en développement, dont les avantages
comparatifs traditionnels en termes de localisation des IDE (faibles
salaires relatifs, ressources naturelles) se trouveraient relativisés (Texte
35).
Texte 34 : F. CHESNAIS, Les réseaux de sous-traitance
À côté des oligopoles établis dans les industries de haute technologie et dans les
grandes industries mécaniques, il existe des industries où l’existence des groupes
repose au contraire de manière immédiate, et presque exclusive, sur leur capacité à
tirer parti de la libéralisation des échanges et de la télématique afin de profiter des bas
coûts de salaire et l’absence de législation sociale pour délocaliser […]. Ces groupes
ne sont pas des groupes industriels au sens propre du terme, mais différents types de
« firmes réseaux » comme Nike, Benetton qui s’est internationalisé hors d’Europe, ou
Lacoste, de même que des chaînes de magasins ou des hypermarchés. Les uns et les
autres fonctionnent par sous-traitance avec des entrepreneurs locaux situés en Asie ou
au Maghreb ; ils n’ont même plus besoin de faire des investissements étrangers directs
pour bénéficier des avantages offerts par les « délocalisations »

François Chesnais, La mondialisation du capital, Syros, 1994,


p. 90.

TEXTE 35 : E.M. MOUHOUD, Une « division cognitive » du


travail
L’évolution des modes de concurrence sur les marchés fait que l’activité
économique repose de plus en plus sur la mobilisation et la création de connaissance.
Cette évolution appelle des changements dans les pratiques productives qui ne
peuvent se réduire à la simple mise en œuvre des NTIC et à l’accroissement de la
flexibilité. Notre hypothèse est que les nouveaux modes d’organisation appelés par
l’économie fondée sur la connaissance reposent sur un changement de principe de
décomposition des processus de production et de division du travail par rapport à
l’organisation taylorienne. Ce nouveau principe, que nous avons qualifié16 de
division cognitive du travail, correspond à une spécialisation des firmes sur des
savoirs homogènes à partir desquels se fonde la définition des frontières de leur
activité.
En effet, à mesure que les technologies de l’information et de la communication se
diffusent, nous assistons à la fois à une démultiplication des capacités de transmission
et de traitement des savoirs et de l’information et à des processus de spécialisation et
de morcellement des savoirs. Avec la complexification de l’environnement
économique et l’accroissement de son instabilité, le cœur de l’activité productive
consiste à combiner des compétences spécialisées. L’obsolescence rapide à laquelle
l’accélération du changement soumet les compétences impose à l’entreprise de mettre
en œuvre les conditions favorables à l’adaptation rapide des compétences par un
processus de transformation de l’information en connaissance. À travers cette
modification de la nature des savoirs dans l’entreprise, c’est le principe même de
division du travail qui serait renouvelé. Il glisserait d’une logique technique de
rendement à une logique de compétence et d’apprentissage. On passerait ainsi d’une
« division technique et taylorienne » à une « division cognitive du travail ». Le
découpage des activités de production serait alors fondé sur une segmentation en
blocs de savoirs homogènes.

E.M Mouhoud, « Globalisation et régionalisation des


économies : fondements et logiques en œuvre », Revue de
l’IRES, no 27, 1998.

Ces différentes motivations peuvent se combiner : en effet, les


stratégies d’ajustement structurel se sont traduites dans la plupart des
pays par une évolution des rapports de force sur le marché du travail
largement favorable aux employeurs, par une diminution de la part des
salaires dans la valeur ajoutée, et par une dégradation des conditions de
l’emploi. Dans l’ensemble, les conditions ont été créées pour une
accélération des gains de productivité du travail, à tous les niveaux de
qualification. Dans cette mesure, les IDE reposent sur un affinement de
l’exploitation des différences relatives de coûts de production, permettant
d’embaucher dans les PED de la main-d’œuvre qualifiée ou semi-
qualifiée à des salaires plus élevés, tout en conservant avec le pays
d’origine un différentiel de coût de production avantageux.
C’est en effet ce qui semble se vérifier si on observe la délocalisation
des activités de mise au point des logiciels (Texte 36). L’étude de
l’activité de maquiladoras au Mexique, plus particulièrement depuis
l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA), fournit les mêmes enseignements : les unités de production
d’assemblage électronique, de confection intensive en travail non-
qualifié coexistent avec des unités de production plus complexes
(maquiladoras de la deuxième génération), plus intensives en technologie
et en savoir-faire (électronique, automobiles), profitant de la combinaison
de différentiels de salaires de la main-d’œuvre qualifiée, et de niveaux de
productivité relativement avantageux, en même temps que de la
proximité géographique dans cas le des firmes nord-américaines.

Texte 36 : F. CHESNAIS, L’exploitation des sources de main-


d’œuvre qualifiée
L’activité de mise au point des logiciels est intensive en main-d’œuvre. Certains
pays comme l’Inde, les Philippines, la Jamaïque ou les Barbades, où la main-d’œuvre
est abondante et bon marché, où la proximité linguistique avec les pays anglo-saxons
facilite l’apprentissage de la transmission du savoir-faire, offrent un environnement de
la production générateur d’économies de coût. Cette situation a incité certaines firmes
d’origine américaine ou britannique à y délocaliser leur production. Les fuseaux
horaires de l’Inde permettent de surcroît la pleine utilisation de la puissance de calcul
des ordinateurs américains faiblement employés pendant la nuit. Enfin, des incitations
gouvernementales favorisent le développement local de l’industrie du logiciel en
autorisant les firmes étrangères à y implanter des filiales contrôlées à 100 % par leurs
maison-mères tout en bénéficiant d’importants avantages fiscaux ; en contrepartie de
quoi les firmes étrangères sont tenues de réexporter la totalité de leur production.
Certaines compagnies aériennes ont délocalisé leur système de réservation informatisé
dans des conditions analogues. Des banques et des compagnies d’assurance
américaines ont également décentralisé leurs services informatiques à caractère
routinier et à forte intensité de main-d’œuvre vers les Caraïbes et les Bahamas. Les
avantages classiques recherchés par les EMN en termes de coûts et prix, mais aussi de
formation spécialisée de certains types de main-d’œuvre, peuvent également être
obtenus sans que des firmes bénéficiaires aient à se délocaliser. La sous-traitance
internationale peut y pourvoir, notamment avec l’aide de la télématique, qui permet le
transfert de données au sein de réseaux privés.

F. Chesnais op. cit.

2.3 Mondialisation et régionalisme « ouvert »

Les différences d’intensité des échanges internationaux selon les pays


– marginalisation de certains, intégration accrue d’autres – se traduisent
par une polarisation croissante de l’économie mondiale autour de
certaines régions. On distingue couramment trois pôles autour des
grandes puissances industrialisées qui concentrent l’essentiel de l’activité
économique et des échanges mondiaux : Amérique du Nord, Asie-
Pacifique, Europe-Méditerranée. Cette structuration accompagne des
processus d’intégration régionaux, à l’œuvre depuis le début des années
1980, qui se distinguent des tentatives de groupements régionaux de la
période précédente articulés aux stratégies de substitution d’importation
des pays en développement par deux traits : d’une part ils regroupent des
pays industrialisés et des pays en développement, donc des économies
avec des différences de niveaux de revenus et de productivité
considérables ; d’autre part, ils ne se présentent pas comme
contradictoires avec la libéralisation croissante des échanges mondiaux.
On a pu ainsi parler de régionalisme « ouvert ». Les dispositions des
accords régionaux sont prévues pour être compatibles avec les différents
accords l’OMC.

Texte 37 : F. CHESNAIS, La régionalisation productive en Asie


Sans qu’il existe de marché régional, encore moins de marché commun ou de
« Communauté », on a assisté à la mise en place par les grands groupes japonais de
formes d’intégration industrielle transnationale sur un ensemble de pays d’Asie du
Sud-Est, notamment dans le cadre de ce qui est nommé l’ASEAN. Dans le cas de
l’automobile et de l’électronique, l’intégration industrielle transnationale a permis aux
grands groupes japonais d’explorer les économies de spécialisation et d’échelle
offertes par les bases industrielles en formation dans ces pays. Ils ont pu se construire
ainsi une deuxième plate-forme d’exportation située hors du Japon, mais en Asie. Ces
pays reçoivent les biens d’équipement et certains intrants du Japon. Les réexportations
vers le Japon sont très faibles. Les ventes se partagent entre les ventes à l’intérieur de
la région et les exportations vers les États-Unis et l’Europe qui s’ajoutent aux
exportations faites à partir du Japon.

F. Chesnais op. cit. (p 107-108).

2.4 Les nouvelles formes de la dépendance


On constate donc, pour la plupart des pays, l’absence de remontée de
la filière industrielle et technologique ainsi que d’extension de leur
marché intérieur. Si certains des pays à plus faible revenu parviennent à
diversifier leurs exportations, à partir des matières premières, en se
tournant vers les industries intensives en main-d’œuvre non-qualifiée, il
est difficile aux économies à revenu moyen, telles que les économies
latino-américaines ou d’Asie du Sud-Est, qui ont déjà franchi cette étape
depuis un certain temps, de passer à l’étape supérieure, et de produire des
biens plus intensifs en technologie, ou d’orienter davantage leur
production vers leur marché intérieur ; si, en raison de la décomposition
internationale des processus de production, on a pu observer au cours des
vingt dernières années une évolution de la spécialisation régionale en
Asie qui ressemble au « vol d’oies sauvages », une telle évolution semble
bloquée en Amérique latine. L’organisation globale de la production par
les firmes telle qu’elle fonctionne à présent favorise en effet la
« déverticalisation » des systèmes de production nationaux : les filiales
ont de moins en moins tendance à s’approvisionner en inputs auprès de
producteurs locaux dans les pays d’accueil, et au contraire les importent
de façon croissante en provenance du pays d’origine de la firme.
L’unification mondiale des normes technologiques joue ici comme une
contrainte croissante. Au Mexique, l’ALÉNA a ainsi renforcé cette
tendance, limitant par là même les effets d’entraînement et de diffusion
des transferts de technologie dus aux firmes. Les exemples des nouveaux
pays industrialisés et aujourd’hui des grands pays émergents d’Asie ne
semblent donc pas facilement généralisables.

3. Mondialisation financière : l’aspect le plus achevé de la


mondialisation

Si la mondialisation dans ses deux précédents aspects, commercial et


productif, reste partiellement incomplète, ce n’est pas le cas de la
mondialisation financière : depuis la fin des années 1980, la
déréglementation des flux de capitaux dans le monde n’a connu aucune
barrière. Il n’en reste pas moins que les mouvements de flux financiers
restent très polarisés géographiquement, et qu’on retrouve, en ce qui
concerne les économies en développement, la même polarisation,
d’autant plus que la financiarisation s’est déployée en articulation étroite
avec la globalisation de la production.

3.1 Un mouvement articulé à la mondialisation productive

Même si par son ampleur elle donne l’impression de se développer


depuis deux décennies selon sa logique propre, sans grand rapport avec
les activités productives et commerciales, la sphère financière trouve bel
et bien ses racines dans la sphère réelle, de plusieurs façons. On n’en
citera ici que deux :
les modalités de développement de la production et de
l’investissement mondial déterminent en partie les conditions du
financement de l’activité des firmes multinationales.
ce sont les conditions de valorisation du capital qui déterminent en
partie son évolution. On en voit concrètement des manifestations
en Amérique latine comme en Asie.
Ainsi, c’est dans des conditions dégradées, ou tout au moins
hasardeuses, de valorisation du capital que les politiques de change
pratiquées par certains PED deviennent intenables.

Texte 38 : P. SALAMA, Du productif au financier et du


financier au productif en Asie et en Amérique latine dans la
décennie 1990
La thèse développée ici insiste sur les rapports complexes qu’entretiennent le
productif et le financier. Elle s’oppose aux courants dominants qui voient dans la crise
récente principalement une manifestation des dérèglements financiers. […]

Quelques traits saillants des régimes d’accumulation


[…] La productivité moyenne dans le secteur industriel est plus faible dans ces
économies que dans celles du centre. […] Tant que le coût unitaire relatif du travail
est inférieur à celui des économies du centre sur certains segments de ligne de
production, les économies ont un avantage relatif et il est possible que se développe
sur ces segments une substitution des exportations. C’est ce qui s’est passé en Asie.
La productivité du travail a fortement augmenté dans les économies de la première
génération parce que l’investissement a non seulement progressé considérablement,
mais aussi parce que sa forme a changé, incorporant des technologies nouvelles,
laissant les produits simples aux économies de la seconde génération afin de se
spécialiser dans la production de biens plus complexes à élasticité revenu plus
importante. Suite à cet essor de la productivité, les salaires réels ont suivi, leur
progression dépassant ces dernières années celle de la productivité et ce plus
particulièrement en Corée. […]
Niveau de productivité insuffisant dans un contexte de libéralisation de l’économie,
appréciation du taux de change réel, focalisent les contraintes sur le niveau de salaire
et son évolution. Cette variable et la recherche de nouvelles formes d’organisation du
travail, redeviennent alors centrales dans la logique de régimes d’accumulation
centrés sur l’essor des exportations, dans le contexte d’une libéralisation croissante de
l’économie, d’une autonomie plus élevée que par le passé des grands groupes
industriels vis-à-vis de l’État. […]

Du sous-investissement latino américain aux


changements de forme de l’investissement
Dans les économies latino-américaines, le taux de formation brute du capital est
resté modeste aux lendemains de la « décennie perdue » des années quatre-vingt, [..]
mais il change de forme dans la mesure où il incorpore des technologies de pointe, à
la différence des années quatre-vingt. L’essor conséquent de la productivité réduit la
brèche technologique avec les pays développés. Mais l’investissement croît trop
faiblement pour permettre une augmentation suffisante la productivité du travail et
rendre compétitives des industries affectées par le retrait de l’État et l’appréciation
forte des monnaies par rapport au dollar. […]
[…] Lorsque ces économies font reposer leur croissance sur la mobilité
internationale du capital, l’appréciation du taux de change réel par rapport au dollar ne
résulte pas d’une politique économique erronée. Elle est le produit direct des choix
effectués pour sortir de la crise inflationniste dans laquelle ces pays se trouvaient. Dit
autrement, la logique même de ce nouveau régime d’accumulation, caractérisé par une
prégnance forte du financier sur le productif, conduit inéluctablement à la fois à une
appréciation de la monnaie nationale et à des dévaluations brutales lorsque la crise
survient, sauf si au lieu et place d’une flexibilité des changes, les salaires peuvent
baisser fortement et les conditions de travail évoluer rapidement vers une flexibilité
accrue et une précarisation prononcée. [….] .

Vers une économie casino en Amérique latine


Un régime d’accumulation spécifique à dominante
financière
[…] Le vif essor des exportations, et la transformation parfois de leur contenu, ne
sont pas suffisants pour compenser celui des importations. La restructuration de
l’appareil industriel n’est pas assez rapide et importante pour que les entreprises
modernisées puissent exporter massivement et transformer positivement et
durablement le solde de la balance commerciale car les investissements sont en effet
insuffisamment élevés par rapport au PIB. Les bourses connaissent un essor
considérable, non seulement parce que des capitaux viennent de l’étranger à
l’occasion des privatisations, mais aussi parce que les entreprises arbitrent en faveur
de placement lucratifs. La faiblesse relative de leur taux d’investissement pèse alors
sur la gestion du travail. Des formes originales de domination dans le travail sont
recherchées afin de compenser le manque à gagner lié à la faiblesse de
l’investissement. […]
La vulnérabilité des banques, déjà fragilisées par la libéralisation très rapide des
marchés financiers et l’augmentation des crédits douteux, augmente lorsque les dépôts
ne suivent pas au même rythme la croissance des taux d’intérêt, et leur capitalisation
devient plus pressante lorsque la crise apparaît […]
Le dépassement des déficits de la balance des comptes courants passe par des
entrées de capitaux de plus en plus massives. Le fonctionnement de l’économie
s’oriente vers ce que Keynes nommait une « économie casino ». […] La logique
financière introduite par le fonctionnement d’une économie casino tend à imposer une
grande instabilité et donc des fluctuations importantes de l’activité économique. Il
s’agit d’un véritable cercle vicieux. Alléger le poids de ces contraintes nécessiterait de
changer de régime d’accumulation et de rompre ainsi avec la libéralisation à outrance
de l’ensemble des marchés. Ne pas le faire, c’est se condamner à une répétition des
enchaînements comme le montrent les exemples récents du Mexique et de
l’Argentine. 9

Les conséquences sur le travail


Ce régime d’accumulation à dominante financière devient progressivement un
piège dont il est de plus en difficile de sortir sans crise. […] Si la limite financière à la
croissance est surmontée, par une dévaluation et/ou une aide massive des banques et
institutions internationales et des gouvernements étrangers alors, après une récession
profonde mais de courte durée, la croissance peut reprendre, ainsi qu’on a pu
l’observer dès 1996 au Mexique et en Argentine. L’amélioration rapide de la balance
commerciale, l’entrée massive de capitaux, autorisent le dépassement de la crise, et le
retour à la croissance pour un temps, sans que le régime d’accumulation ait à être
modifié, […] jusqu’à ce que la contrainte externe soit telle qu’à nouveau […]la crise
revienne avec brutalité. La logique financière de ces régimes d’accumulation
fortement ouverts sur l’extérieur sans y être préparés, imprime à la croissance un
profil de « montagnes russes ».
Au total, ce type de croissance repose sur « le fil du rasoir ».

Pierre Salama, rapport du CAE, Développement, La


Documentation française, 2000.

3.2 Une croissance sous la menace par l’instabilité financière pour


certaines économies émergentes

C’est ainsi que les processus de libéralisation financière, à l’œuvre


dans un grand nombre de pays en développement depuis les années 1990,
doivent être analysés conjointement avec les autres évolutions
concomitantes : privatisations, libéralisation commerciale, etc.
De même, les crises qu’ont connues au cours de la décennie 1990 les
économies dites alors « émergentes » ne sont pas seulement,
contrairement à l’explication la plus couramment admise, des crises
financières, dont les mécanismes seraient imputables à une gestion
imprudente par les institutions (nationales ou internationales) des
mouvements financiers, et dont la résolution et la prévention futures
appelleraient de simples dispositifs de régulation renforcée des systèmes
de financement des économies – ce qui est l’interprétation que donne le
FMI de la crise asiatique de 1997-1998. Il s’agit bien de crises d’un
modèle productif qui présentent des manifestations financières et
monétaires, mais face auxquelles aucune politique de change ne peut à
elle seule offrir de solution viable.

Texte 39 : M. HUSSON Argentine : derrière le voile monétaire


La crise argentine est la plupart du temps présentée comme une crise monétaire, ce
qui est évidemment conforme à la réalité : le peso a été arrimé au dollar en 1991, et
cet ancrage, maintenu contre toute vraisemblance, a craqué dix ans plus tard. Mais les
raisons de ce choix funeste ne relèvent pas de la simple technique monétaire. […] Le
point de vue ici défendu est qu’il s’agit avant tout d’une crise sociale, dont la monnaie
n’est qu’un symptôme. Pour en comprendre les coordonnées, il faut partir de la double
caractéristique de l’Argentine : c’est une société fondée sur une exploitation très
brutale, c’est une économie qui reste dépendante et le redevient même de plus en plus.
C’est cette double détermination qui fait craquer le modèle mis en place depuis un
quart de siècle qui rompt à la jointure de ces deux articulations : avec les travailleurs
côté cour, avec le marché mondial côté jardin.
[…] Entre 1990 et 1998, le PIB progresse à un rythme record de 5,7 % par an, et le
PIB par tête rattrape le chemin perdu […] Pourtant, la tendance s’inverse brusquement
à partir de 1998 : sur les trois dernières années, le PIB aura baissé de 7,6 % et le PIB
par tête est ainsi ramené à un niveau équivalent à celui du début des années soixante-
dix. […]
(Le taux de profit) se rétablit de manière spectaculaire entre 1990 et 1998, et cela
pour deux raisons. La reprise de la croissance conduit à une meilleure utilisation du
capital installé. Mais c’est surtout une formidable austérité salariale qui explique le
rétablissement du taux de profit. Entre 1990 et 1998, le salaire réel n’a pas augmenté
du tout, alors que dans le même temps, le PIB par personne employée progressait de
34 %. Ces chiffres impliquent une augmentation considérable du taux d’exploitation,
instituant un transfert massif vers les revenus du capital, que l’Argentine n’avait
jamais connu, sauf durant les années (1955-1963) qui ont suivi la chute du péronisme.
Paradoxalement, l’augmentation du taux de chômage accompagne le retour de la
croissance : il passe de 7 % en 1992 à 17,4 % en 2001. Le pouvoir d’achat du salaire
moyen est au même niveau qu’il y a 20 ans ; les budgets sociaux ont reculé, et les prix
ont augmenté avec une privatisation qui couvre presque tous les secteurs de l’activité.
[…] La seule contrepartie à cette stagnation sociale était justement la stabilité
monétaire. La parité entre le peso et le dollar garantissait que ne se reproduirait pas le
cauchemar de l’hyperinflation de la fin des années quatre-vingt, dont le souvenir avait
tellement marqué la mémoire collective.
Cet acquis rendait acceptable – jusqu’à un certain point – tout ce qui était présenté
comme les conditions de la stabilité monétaire. Et c’est du côté de la monnaie qu’est
intervenue la rupture de ce contrat minimal. Du coup, le modèle perdait son seul
facteur de légitimité, et c’est pourquoi le soulèvement a pris des formes contre ce qui
apparaissait brusquement comme un véritable banditisme social.
L’ensemble de ces contradictions se condense au niveau du budget, à qui se voient
imparties des tâches absolument contradictoires. Les finances publiques supportent en
premier lieu le poids de la dette externe, dette éternelle. Le paiement régulier du
service de la dette est, avec la parité monétaire, la condition de l’« attractivité » de
l’Argentine à l’égard des capitaux étrangers. Toute remise en cause de la dette
publique, avantageuse pour l’économie nationale, impliquerait un arrêt immédiat de
l’afflux de capitaux, hautement dommageable pour les intérêts privés. A cette charge
bien connue, il faut en ajouter une autre, celle du passage brutal à un système de
retraites par capitalisation : les droits acquis dans le cadre du système antérieur se
transforment en dette publique supplémentaire. Le budget de l’État se trouve ainsi à
l’intersection des contradictions externes monétaires et internes sociales, d’autant plus
que l’orientation ultra-libérale se traduit par une défiscalisation croissante des revenus
des classes possédantes. […]
Ces tensions croissantes avaient jusque-là été contenues au prix d’une véritable
fuite en avant grâce au flux de ressources assuré par les privatisations. Mais tout est
vendu et, face au retournement conjoncturel, il n’existe pas de réserves. Le
ralentissement réduit plus que proportionnellement les ressources (c’est l’effet Tanzi)
et le système de currency board interdit toute création monétaire. L’incertitude qui en
résulte accélère les sorties de capitaux, ce qui aggrave les problèmes. L’ampleur de la
crise ne peut donc, décidément, être comprise sans prendre en compte le
comportement prédateur des classes dirigeantes qui refusent de payer des impôts, font
sortir leurs avoirs, et réduisent brutalement leurs investissements.

Michel Husson, Mouvements, 2002.

Depuis le début des années 2000, les politiques économiques en


Amérique latine ont connu une réorientation, qui tient compte justement
de l’expérience de ces crises : politiques monétaires moins restrictives et
politiques de change cherchant à préserver la compétitivité internationale
des exportations. L’exposition des économies aux soubresauts financiers
internationaux est moindre, comme l’a montré la réaction des économies
du continent à la crise mondiale de 2008.
Plus globalement, des PED qui ont des excédents de balance courante
et donc des réserves de change ont souvent choisi, depuis 2002,
l’intervention de leurs banques centrales sur les marchés des changes,
afin d’empêcher que des flux de capitaux trop importants ne provoquent
l’appréciation de leur monnaie, au détriment de leur croissance.
Il n’en reste pas moins que les pays en développement sont vulnérables
dans une situation où les déséquilibres structurels des balances courantes
et l’absence de régulation internationale alimentent l’instabilité des
marchés financiers.

3.3 Les pays en développement dans la crise après 2008 : une


résistance inattendue ?

La crise dite des subprimes, qui a éclaté aux États-Unis au début de


l’été 2007, puis s’est étendue au reste du monde à partir de
septembre 2008, quand la faillite de Lehman Brothers a menacé
d’ébranler l’ensemble du système bancaire mondial, s’avère être une
crise structurelle profonde de l’ensemble du système capitaliste
contemporain. Si des indicateurs d’une reprise de la croissance
apparaissent dans les principales économies industrialisées à partir de
2010, ils ne peuvent dissimuler que les mécanismes qui ont conduit à
cette crise sont toujours à l’œuvre : répartition de plus en plus inégalitaire
des revenus nationaux, insuffisance structurelle de la demande intérieure
aboutissant à une insuffisance chronique de débouchés pour les
entreprises, faible croissance ou croissance fondée sur l’endettement,
instabilité des équilibres mondiaux reposant sur des déséquilibres
structurels des balances courantes. Les nouveaux épisodes de la crise qui
suivent, au cours de l’été 2011, en témoignent.
Dans ce contexte, les PED de toutes catégories n’ont pas été épargnés
par la crise : ils en ont payé les effets, particulièrement à la fin de 2008 et
en 2009, d’un fort ralentissement de leur croissance voire d’une
récession. Les processus de reprise ont été inégaux et incertains à partir
de 2010. Le Tiers-monde a été touché par les différents canaux de la
mondialisation. Les pays dont la croissance repose principalement sur les
exportations de produits manufacturés (économies émergentes,
Nouveaux pays industrialisés) ont subi de plein fouet la contraction de la
demande intérieure dans les pays industrialisés, notamment aux États-
Unis. Les pays plus pauvres, exportateurs de matières premières, ont dans
un premier temps (jusqu’au début de 2009) subi les conséquences de la
faiblesse des cours. Enfin, tous les PED ont, à des degrés divers, été
touchés par la contraction de l’offre mondiale de crédit par le système
bancaire.
Cependant, comme le notent P. Salama et P. Hugon17, le panorama
apparaît contrasté. D’une part, contrairement aux crises de la décennie
1990 précédemment évoquées, cette crise ne démarre pas dans une
économie en développement : son épicentre se trouve au cœur des
économies industrialisées. Les PED ne sont touchés, par les différents
canaux évoqués, que de façon indirecte, et restent relativement à l’écart
des secousses bancaires et financières les plus brutales. Dans plusieurs
pays (Amérique latine, Chine), des politiques macroéconomiques
contracycliques de soutien de la demande intérieure parviennent à
enrayer le ralentissement de la croissance. Enfin, le boom des prix
mondiaux des matières premières, qui intervient dans la deuxième phase
de la crise, contribue à stimuler la reprise de la croissance de plusieurs
pays d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Amérique latine (Texte 40).

Texte 40 : Christian Chavagneux, L’Afrique est (bien) repartie


[…] L’économie de l’Afrique subsaharienne a retrouvé sa vigueur d’avant la crise
et connaît une dynamique supérieure à sa croissance démographique : le produit
intérieur brut (PIB) par habitant du continent a progressé de 2,8 % l’an dernier et
devrait croître encore de 3 % cette année et de 3,7 % en 201218.
Les pays producteurs de matières premières bénéficient de la hausse des cours,
qu’ils exportent du pétrole (Congo, Gabon, Nigeria, Tchad…) des produits miniers
(comme le cuivre pour la Zambie) ou agricoles (le coton pour le Bénin, le Burkina
Faso et le Mali, le caoutchouc pour le Liberia…). Mais globalement importateur de
produits alimentaires et énergétiques, le continent dans son ensemble connaît plutôt
une situation de léger déficit extérieur.
La première source de croissance pour de nombreux pays reste la demande interne.
Sur un continent où l’agriculture pèse souvent plus de 20 % du PIB (plus de 40 %
dans une dizaine de pays), la progression des revenus dans ce secteur liée à la hausse
des prix agricoles se traduit rapidement par un cercle vertueux où les dépenses de
consommation et d’investissement nourrissent la croissance de l’activité et des
recettes fiscales, permettant aux États de dépenser plus, tout en réduisant leurs déficits
budgétaires. Par exemple en Afrique du Sud, au Cameroun, au Kenya, au Sénégal ou
en Tanzanie, une partie des recettes budgétaires supplémentaires a été utilisée pour
soutenir les revenus des ménages, tandis que l’argent du pétrole, du Nigeria au Tchad
en passant par le Gabon, a soutenu la consommation publique, mais aussi
l’investissement dans des projets d’infrastructures.
A l’avenir, l’ensemble du continent va connaître les changements par lesquels sont
passés les vieux pays industrialisés et les émergents : la progression importante d’une
force de travail jeune. Selon Jean-Joseph Boillot, qui termine un ouvrage sur la
« Chindiafrique », « l’Afrique devrait représenter en 2030 près du tiers de la
population mondiale des 15-24 ans ». Or, rappelle Jean-Michel Severino, ancien
directeur général de l’Agence française de développement, cette croissance
démographique va s’accompagner d’une forte urbanisation et d’un mouvement de
densification de l’espace ; cela contribuera à la création de vastes marchés intérieurs
et nourrira durablement le dynamisme économique du continent19.
L’Afrique attire également de plus en plus d’investissements étrangers : plus de
30 milliards de dollars cette année, soit plus du double de ce qu’elle recevait en
moyenne par an sur la période 2003-2005. Les secteurs privilégiés sont les mines et
l’énergie : dans un contexte de concurrence accrue pour ce type de ressources,
l’Afrique subsaharienne regorge de réserves et dispose d’un fort potentiel de
développement. Mais, pour être le premier secteur en valeur, les ressources naturelles
ne concernent cependant que 16 % des investissements étrangers. Les infrastructures
de téléphonie mobile sont également en plein développement, se substituant aux
réseaux défaillants de lignes fixes. L’urbanisation croissante et le début de
développement d’une classe moyenne attirent également les géants mondiaux de la
distribution : la firme américaine Wal-Mart investit dans le rachat de l’une des plus
grosses enseignes sud-africaines, présente dans une quinzaine de pays.
Pour autant, tous les investissements étrangers ne concourent pas au développement
de l’Afrique. Une étude du Oakland Institute américain20, parue début juin, montre
que les investisseurs étrangers ont acheté, sur la seule année 2009, 60 millions
d’hectares (l’équivalent de la surface de la France métropolitaine) de terres cultivables
en Afrique, à des fins de spéculation financière, ce qui pose de nombreux problèmes.
Ces investissements induisent des déplacements souvent forcés de population et
réveillent des querelles de propriétés foncières, sources de tensions sociales et
politiques. La part des cultures vivrières s’y trouve réduite au profit des
agrocarburants. Les contrats permettent également une exploitation illimitée des
ressources d’eau attenantes, une denrée abondante mais mal exploitée sur le continent,
risquant de susciter de fortes tensions…
L’Afrique reste également trop spécialisée sur les produits non transformés à faible
valeur ajoutée. Et en dépit d’un poids croissant des pays émergents, elle demeure
encore trop largement dépendante de ses échanges avec une Europe à la santé
vacillante. Elle est enfin très exposée aux événements climatiques extrêmes et aux
effets probables du changement climatique, en particulier la montée des eaux dans les
zones côtières de l’ouest, lesquelles devraient rassembler 250 millions d’habitants en
2050.
L’avenir du continent dépendra beaucoup de la capacité de ses dirigeants à gérer
l’apport massif de travail et de capital qu’il connaît actuellement. De ce point de vue,
le cauchemar des élections en Côte d’Ivoire apparaît plutôt comme une exception. Six
élections présidentielles ont déjà eu lieu cette année dans d’autres pays sans causer de
souci, et une dizaine d’autres sont attendues dans les mois qui suivent. Elles
permettront de juger de la qualité des pouvoirs mis en place et de leur volonté de
servir ou pas le développement de leur pays.

Alternatives Économiques no 304 – juillet 2011.

Dans ce contexte, la crise a suscité plusieurs questionnements : serait-


elle susceptible, pour certaines économies, de créer les marges de
manœuvre pour un développement plus autocentré ? Cette interrogation
est apparue notamment en Amérique latine, en référence à la façon dont
l’effondrement du commerce mondial pendant la crise des années 1930
avait créé les conditions de la première phase de substitution
d’importation. Mais les évolutions sont aujourd’hui différentes –
l’interdépendance internationale ne semble pas reculer – et plusieurs pays
d’Amérique du Sud semblent aujourd’hui fonder la reprise de leur
croissance en grande partie sur le boom des cours des matières premières.
Une autre question, plus globale, est de savoir si, dans un contexte où
la croissance rapide des grandes économies émergentes (Chine, Inde)
semble changer radicalement la donne mondiale, un découplage est
possible : une croissance de ces pays qui ne dépendrait plus des
débouchés des pays industrialisés, donc de la croissance de ceux-ci, mais
pourrait à son tour entraîner la croissance mondiale. Même si les
évolutions récentes ont montré que ce n’était pas encore le cas, on ne
peut exclure un déplacement du centre de gravité de la croissance
mondiale.
1 - Michel Husson, Le grand bluff capitaliste, La Dispute, 2001.
2 - « Nouveaux aspects de l’interdépendance globale », Rapport sur le commerce et le
développement, CNUCED, 2005.
3 - Alors que dans les années 1970 les pays exportateurs de pétrole avaient vu leur part dans les
exportations mondiales augmenter en raison d’un effet prix temporaire.
4 - Dont la Chine.
5 - Principaux exportateurs de produits manufacturés : Brésil, Mexique, Chine, Hong-Kong,
Taïwan, République de Corée, Inde, Malaisie, Philippines, Singapour, Turquie.
6 - Trade and development report, CNUCED, 2002.
7 - « Manufactured exports of developing countries and their terms of trade since 1965 », World
development, Vol. 19, no 4, 1991.
8 - P. Athukorala, « Manufactured exports of developing countries and their terms of trade: a
reexamination of the Sarkar-Singer résulte », World development, Vol. 21, no 10, 1993.
9 - « Manufacture-Manufacture terms of trade deterioration : a reply », World development,
Vol. 21, no 10, 1993.
10 - Op. cit., 2005, p. 6.
11 - « Patent vs. Patients : Five Years After the Doha Declaration », 2006.
12 - Tariff peak (pic ou crête tarifaire) : terme utilisé lorsqu’un pays maintient, pour les produits
qu’il considère particulièrement sensibles, des droits de douane plus élevés que la moyenne de
ceux qu’il applique pour l’ensemble de ses produits. Pendant la négociation de l’Uruguay round,
ces pics tarifaires ont été définis comme les droits supérieurs à 15 % pour les pays développés (les
« pics » textiles américains sont souvent visés par les pays en développement). À noter que les pics
augmentent avec le niveau de transformation des matières premières (épices, jute, huiles végétales,
boissons, fruits et légumes tropicaux), ce qui constitue une pression dissuasive à l’encontre de cette
transformation.
13 - CNUCED 2002, op. cit.
14 - F. Chesnais, op. cit.
15 - E.M. Mouhoud, op. cit.
16 - Moati et Mouhoud (1994).
17 - « Les Suds dans la crise », Revue Tiers Monde, janvier 2010.
18 - Voir Global Economic Prospects 2011, Banque mondiale, juin 2011.
19 - Voir son entretien sur l’avenir de l’Afrique dans L’Économie politique, no 47, juillet 2010.
20 - Voir Understanding Land Investment Deals in Africa, http://media.oaklandinstitute.org.
Chapitre 7

Le dÉveloppement durable : un nouveau


paradigme ?

À travers toutes les conférences internationales, les déclarations


gouvernementales, les prises de positions des ONG et même des firmes
multinationales, la notion de développement durable est apparue en
quelques années comme un enjeu incontournable et comme une
dimension percutant les enjeux traditionnels des négociations
internationales. Cependant, l’opérationnalité sur le terrain de cette notion,
(élargie semble-t-il à l’infini), n’apparaît pas évidente, tant s’y
imbriquent des définitions différentes, elles-mêmes reflet d’intérêts
économiques et sociaux fondamentalement opposés.
Il paraît donc essentiel de mettre en avant les grands axes d’analyse
permettant de se repérer dans les différentes acceptions de la notion de
durabilité, afin de voir sur quelles implications pratiques elles peuvent
déboucher en matière de stratégie de développement. On examinera
ensuite de quelles manières ce questionnement s’articule avec les grandes
thématiques plus anciennes de l’économie du développement, telles que
nous les avons décrites dans les pages précédentes. Les prolonge-t-il,
entre-t-il en contradiction frontale avec elles, les renouvelle-t-il de
manière à fonder les bases d’un nouveau paradigme du développement ?

1. L’apparition et la diffusion d’une notion

La notion de développement durable, dans sa définition actuelle, est


relativement récente : elle est apparue à la fin des années 1980. Mais la
préoccupation de rendre compatible la croissance économique avec les
équilibres écologiques est plus ancienne, même si sa rencontre avec les
principaux questionnements économiques apparaît ­souvent
problématique.

1.1 Les antécédents

Le questionnement sur les limites imposées par les contraintes


naturelles à l’activité économique est ancien dans l’histoire de la pensée
économique ; on le trouve chez Thomas Malthus, Stuart Mill, Karl Marx,
parmi bien d’autres. En revanche, cette préoccupation est quasi
totalement absente des politiques économiques comme des stratégies de
croissance ou de développement. C’est seulement à la fin des années
1960 et dans les années 1970, dans le sillage des premiers mouvements
écologiques et antinucléaires dans les pays industrialisés, qu’une prise en
compte de telles limites s’impose dans le débat public de façon
systématique. À cet égard, les travaux du « Club de Rome » et la
publication du Rapport Meadows en 1972 marquent une date clef
(Repère 16). Cependant, il faut noter que ce type d’analyse ne percute
pas à l’époque les théories du développement. La réflexion critique sur la
croissance se cantonne essentiellement à un diagnostic sur le
fonctionnement des économies du Nord, dans le contexte d’une critique
globale de la société de consommation, même si potentiellement les
analyses ainsi produites ont vocation à concerner la planète entière.

Repère 14 : Des limites à la planète ?


À la fin des années 1960, un groupe composé d’universitaires, d’entrepreneurs, de
hauts fonctionnaires, qui sera baptisé le « Club de Rome », établit un programme de
recherche qui aboutira en 1972 au « rapport Meadows ». Rédigé par une équipe de
chercheurs du Massachusetts Institute of Technology, ce rapport s’intitule « Halte à la
croissance » (Limits to growth). Une version actualisée a été publiée en 1992, intitulée
« Au-delà des limites » (Beyond the limits).
Le rapport Meadows s’appuie sur les résultats d’une modélisation du système
socio-économique mondial intégrant cinq variables (population globale, superficie
cultivable par individu et quota alimentaire par personne, production industrielle par
tête et capital industriel global, niveau de pollution et utilisation des ressources
naturelles non renouvelables).
Ces variables sont reliées par une série de fonctions, linéaires ou non, comportant
des boucles de rétroaction, qui engendrent des cercles vicieux. Ainsi, l’augmentation
de la pollution contribue à faire diminuer l’espérance de vie et a donc une influence
sur la densité de population, ce qui en retour limite la pollution ; croissance rapide de
la population et pauvreté se renforcent mutuellement ; l’ensemble du raisonnement est
fondé sur une reformulation de la loi de Malthus, avec une croissance exponentielle
de la population qui dépasse inéluctablement les limites des ressources naturelles et
des disponibilités alimentaires.
Plusieurs scénarios sont ainsi construits, à l’horizon de 2100, sur la base
d’hypothèses différentes (prolongation des tendances actuelles, décélération ou
accélération), concernant l’évolution de la disponibilité des ressources naturelles, le
degré de contrôle de la pollution et de recyclage des déchets, l’évolution de la
productivité agricole accrue, les taux de fécondité.
Le rapport aboutit à la conclusion que, même en retenant le scénario le plus
optimiste sur ces différents plans, la dynamique du système doit aboutir à un
effondrement ; celui-ci est dû à l’épuisement des ressources, à la pollution et à la
surexploitation des systèmes naturels. Il devrait consister en une diminution brutale de
la population, accompagnée d’une dégradation significative des conditions de vie du
reste de l’humanité (baisse importante du produit industriel par tête, du quota
alimentaire par tête, etc.). Les autres scénarios correspondent à un franchissement
(overshooting) des limites et de « la capacité de charge soutenable par
l’environnement. Le franchissement est provoqué par des retards ou des erreurs dans
le retour de l’information qui empêchent un système de s’auto-contrôler en fonction
de ses limites ». Il est susceptible de provoquer un « un déclin brutal et incontrôlé de
la population ou de l’économie induit par le dépassement des limites soutenables » et
le renforcement mutuel des différents cercles vicieux.
Les auteurs préconisent donc comme seule solution de limiter l’accroissement de la
population (afin d’arriver à une stabilisation) et de faire tendre vers une croissance
zéro. La catastrophe ne serait évitée qu’en parvenant à « un état d’équilibre, qui
signifie de maintenir un niveau constant de population et de capital ».

Cette idée de « croissance zéro » a fait l’objet de vives critiques1, à


l’époque comme aujourd’hui (la grille d’analyse malthusienne étant
reprise actuellement par certains partisans d’une « décroissance »).
Dans l’ensemble, les critiques2 sont fondées sur les arguments
suivant :
comme Malthus, le Club de Rome et l’équipe Meadows sous-
estiment les marges de manœuvre existantes en termes de gains
de productivité et d’interaction dynamique entre systèmes
productifs et ressources naturelles (cf. texte E. Boserup, ch. 4) ;
un caractère absolu et intangible est conféré à tort aux « limites
de la planète ».
cette approche empêche de poser la question des modalités de
développement qui seraient compatibles avec une meilleure
préservation des équilibres écologiques. C’est ce que la
démarche de l’écodéveloppement va s’efforcer de faire.

Repère 15 : De l’écodéveloppement au développement durable


La notion d’écodéveloppement est élaborée dans les années 1970. Elle est le
produit de deux démarches parallèles.
À la veille de la Conférence des Nations unies sur l’Environnement Humain
à Stockholm en 1972, son président Maurice Strong réunit à Founex, en Suisse, une
équipe de chercheurs, principalement des économistes du Nord et du Sud afin
d’examiner les liens entre environnement et développement. Leurs réflexions
aboutissent à plusieurs documents : le rapport de Founex et la déclaration de
Stockholm qui pose 26 principes pour l’élaboration des futurs accords multilatéraux.
Ils sont suivis par la déclaration de Cocoyoc, issue d’une Conférence des Nations
unies (symposium PNUE/CNUCED consacrée aux modes de développement et à
l’utilisation des ressources naturelles organisée au Mexique en 1974). Un plan
d’Action pour l’Environnement Humain énumère 109 recommandations autour de
l’environnement – évaluation, gestion et mesures institutionnelles (qui ne seront pas
suivies d’effet). Ces documents déclarent la nécessité de mettre en œuvre des
stratégies de développement socio-économique équitables, respectueuses de
l’environnement, appelées stratégies d’écodéveloppement.
C’est une équipe de chercheurs dirigée par Ignacy Sachs en France qui approfondit
toutes les implications de cette notion. Il s’agit de réconcilier deux approches
apparemment antagonistes mais en fait indissociables, celle du développement
humain et de l’environnement. Cette démarche critique conduit donc à remettre en
cause les modes de développement du Nord et du Sud, générateurs la fois de pauvreté
et de dégradations environnementales. Sachs définit l’écodéveloppement comme « un
développement des populations par elles-mêmes, utilisant au mieux les ressources
naturelles, s’adaptant à un environnement qu’elles transforment sans le détruire […]
C’est le développement lui-même, tout entier, qui doit être imprégné, motivé, soutenu
par la recherche d’un équilibre dynamique entre la vie et les activités collectives des
groupes humains et le contexte spatio-temporel de leur implantation. »3 Cette
définition conduit à prendre en compte « trois dimensions essentielles du
développement des sociétés : la prise en charge équitable des besoins, la prudence
écologique ainsi que l’autonomie des décisions (self-reliance), et la recherche de
modèles endogènes à chaque contexte historique, culturel et écologique »4. Il est fait
en particulier référence aux projets de développement rural dans le Tiers-monde.
La notion d’écodéveloppement comporte donc un certain nombre des éléments qui
seront ceux du développement durable quelques années plus tard. Elle en diffère
cependant sur deux points. D’une part les tenants de cette notion sont critiques par
rapport au fonctionnement du système économique en vigueur, le considérant comme
en grande partie incompatible avec les objectifs qu’ils posent – avec en arrière-plan
l’idée de la possibilité d’un mode de développement alternatif – d’autre part, ils
affichent un assez grand volontarisme politique et préconisent une intervention de
l’État importante pour remédier aux dégâts, voire une planification (à laquelle il est
fait référence dans la Déclaration de Stockholm) ; la dimension sociale est également
d’emblée plus présente.
La notion d’écodéveloppement sera rapidement écartée du vocabulaire
institutionnel international au profit de celle de sustainable development, jugée plus
compatible avec les références au marché qui font un retour en force dans les années
1980.

1.2 Le rapport Brundtland et la notion de développement durable

Le contexte des années 1980 est bien différent de celui de la décennie


précédente sur plusieurs plans. Tout d’abord, les prémisses de la phase
actuelle de mondialisation se mettent en place. Dans les économies du
Tiers-monde, les grandes stratégies de développement laissent place, on
l’a vu, à l’ajustement structurel et au rétrécissement de l’horizon sur le
très court terme. Sur le plan écologique, la conjonction depuis le milieu
de la décennie 1970 de plusieurs grandes catastrophes (Bhopal 1984, et
surtout Tchernobyl en 1986, multiplication des marées noires) s’ajoute à
une prise de conscience nouvelle de la globalité de plusieurs problèmes :
détérioration de la couche d’ozone, effet de serre, pluies acides,
changement climatique, pour conférer une dimension planétaire aux
questions d’environnement.
La prise en compte de cette nouvelle dimension induit deux idées :
d’une part l’idée que la globalité de ces problèmes renvoie à la
nécessité de « nouvelles formes de gouvernance »5 et que les
solutions envisageables se gèrent désormais à l’échelle
internationale avec de nouveaux x instruments, d’autant plus que
les responsabilités prennent un caractère diffus et que les effets
les plus graves sont différés ;
d’autre part l’idée d’un changement qualitatif : la dimension des
problèmes les rapproche d’un seuil d’irréversibilité, susceptible
de menacer la survie de la planète et de l’espèce humaine.

La notion de développement durable

En 1983 est créée par l’assemblée générale des Nations Unies une
Commission mondiale pour l’environnement et le développement
(CMED, chargée d’un « inventaire prospectif des problèmes
d’environnement et de développement considérés de concert, en vue de
permettre une prise de conscience de tous les acteurs et une meilleure
coopération internationale. »). Cette commission, présidée par Gro
Harlem Brundtland, Premier Ministre de Norvège, publie en 1987 son
rapport : « Notre avenir à tous ». Communément désigné depuis comme
rapport Brundtland, il propose le concept de sustainable development6,
traduit par développement soutenable ou durable. Il s’agit d’« un
développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la
capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Cette définition
articule donc trois dimensions, conférant d’emblée au développement
durable un caractère multidimensionnel :
une dimension économique qui vise l’optimisation des variables de
la croissance économique (investissement, échanges,
compétitivité) en évitant de transmettre une charge
d’endettement aux générations futures. Le rapport recommande
la poursuite de la croissance économique, qui devrait changer de
« qualité » sans toutefois rompre avec l’économie de marché.
Dans les pays industrialisés riches, la croissance économique
doit, elle aussi, se poursuivre pour soutenir celle des pays en
développement, mais la qualité de la croissance doit changer,
pour intégrer les « piliers » social et environnemental du
développement. En ce qui concerne les pays pauvres, la priorité
est de mettre fin au sous-développement en satisfaisant les
besoins de base. Pour cela, il faut une croissance économique
vigoureuse qui permette une augmentation du revenu moyen.
une dimension sociale – équité intragénérationnelle – qui vise la
lutte contre l’exclusion et la pauvreté, la satisfaction des besoins
essentiels, en transmettant le capital humain et le capital social
aux générations futures. Le rapport recommande aussi une
croissance socialement plus équitable, plus égalitaire pour les
individus et prenant en compte l’intérêt commun.
une dimension environnementale – équité intergénérationnelle –
qui vise à préserver les ressources naturelles pour les générations
futures. L’accent est mis sur la lutte contre la pollution et sur la
préservation des ressources non renouvelables. Il recense enfin
les problèmes écologiques majeurs sur plusieurs plans
(population, sécurité alimentaire, disparition d’espèces et perte
de ressources génétiques, énergie, pollution, industrie et
établissements humains), proposant de nouvelles modalités de
coopération internationale pour tenter de les résoudre. La prise
en compte de l’environnement doit se faire à travers une
réorientation technologique et des mesures de protection. Le
progrès technique doit servir à résoudre les deux interfaces avec
l’environnement : l’utilisation des ressources et la production de
déchets. Par mesure de précaution, il faut aussi protéger les
écosystèmes et conserver la biodiversité. Le rapport reconnaît
l’existence de limites ultimes à la consommation matérielle,
telles que le changement climatique, mais ne se prononce pas sur
leurs implications.
L’articulation entre ces trois dimensions est supposée parvenir à la
mise en place d’un cercle vertueux. Ainsi, dans les pays en
développement, la hausse du revenu ralentira la croissance
démographique, éliminera la pauvreté et l’injustice, et constituera par-là
même une arme efficace contre les dégradations majeures de
l’environnement, dont les pauvres sont les principales victimes. « Le
développement durable n’est pas un état d’équilibre mais plutôt un
processus de changement dans lequel l’exploitation des ressources, le
choix des investissements, l’orientation du développement technique
ainsi que le changement institutionnel sont déterminés en fonction des
besoins tant actuels qu’à venir. »
Une coordination entre les politiques publiques et les comportements
des acteurs privés est jugée nécessaire au bon fonctionnement des
marchés, mais l’accent est mis surtout sur la coopération internationale et
la « bonne gouvernance » mondiale. Le renforcement des règles et des
institutions capables de les faire respecter est ainsi renvoyé à l’échelle
internationale et des questions cruciales demeurent en suspens : comment
se fera la convergence des pays qui ont dépassé le stade de la satisfaction
des « besoins de base » vers le niveau de vie des pays riches ? Comment
faire adopter par les pays et les entreprises des sentiers de croissance
basés sur des technologies et des modes de croissance répondant aux
critères de durabilité ? Pour la CMED7, le développement durable ne
pourra être atteint que par une « volonté politique ».
Cela passe par plusieurs réformes institutionnelles et juridiques :
participation plus grande du public, des ONG, des industriels… aux
prises de décision ; renforcement des agences internationales (PNUE,
Banque mondiale entre autres) ; coopération élargie au niveau
international, etc.
Le rapport Brundtland, par le degré de généralité très grand de la
définition qu’il donne, laisse donc ouvertes plusieurs options mais
n’aborde pas les questions concrètes, et éventuellement conflictuelles, de
mise en œuvre des objectifs affirmés.

Le Sommet de la Terre

En 1992 se tient à Rio la Conférence sur l’environnement et le


développement, appelé aussi Sommet de la Terre, à laquelle participent
178 pays. On note également une participation importante de
représentants du secteur privé ; en parallèle se tient un Forum où
participent de nombreuses ONG.
La Conférence de Rio débouche sur la Déclaration de Rio qui permet
la signature de deux conventions internationales – la Convention sur le
changement climatique et la Convention sur la diversité biologique – et
de deux déclarations, non contraignantes, sur les forêts et sur la
désertification. L’Agenda 21 liste les actions à entreprendre en matière
d’environnement et de développement pour atteindre les objectifs définis
dans ces textes. Les États, notamment, sont invités à agir en réalisant des
Agendas 21 nationaux et les collectivités locales en mettant au point des
Agendas 21 locaux. Un fonds mondial pour l’environnement (le GEF) est
mis en place, ainsi qu’une Commission sur le Développement Durable au
sein des Nations unies.

2. Une notion controversée

Le développement durable – ou soutenable, la traduction de l’anglais


sustainable ayant donné lieu à maintes incertitudes et discussions – est
une notion qui présente les caractéristiques, en apparence contradictoires,
d’avoir un champ d’application très large et d’être en même temps
éminemment conflictuelle derrière des apparences consensuelles.

2.1 omniprésence de la notion : perte de sens ou affrontement


d’intérêts et de conceptions contradictoires ?

En moins de quinze ans, la notion de développement durable a connu


une diffusion accélérée qui se traduit par une omniprésence, notamment
sur le plan institutionnel. En dehors des conférences internationales qui
lui ont été explicitement dédiées, elle est désormais incontournable dans
tous les grands sommets internationaux. C’est le cas pour ceux des
Nations unies : Conférence du Caire sur la population en 1994,
Conférence de Copenhague, baptisée « Sommet pour le développement
social » et Conférence sur les femmes de Beijing en 1995, Conférence
d’Istanbul, Habitat II en 1996, consacrée aux questions d’urbanisme. Elle
fait d’autre part son apparition dans les rapports et programmes d’action
d’institutions internationales telles que l’OCDE, la Banque mondiale (qui
lui consacre son Rapport sur le développement dans le monde en 2003)
ou la Commission européenne qui l’intègrent dans leurs analyses et leurs
stratégies, et suscite réflexions et travaux dans le monde scientifique. Le
septième des Objectifs de Développement du Millénaire lui est consacré ;
les firmes multinationales et les gouvernements affichent également le
développement durable à leur cahier des charges.
Dans le même temps, cette dispersion tous azimuts semble aller de pair
avec un véritable rétrécissement par rapport à la définition initiale : si
dans le rapport Brundtland il s’agissait de concilier justice sociale et
soutenabilité environnementale, il semble désormais que la conception du
développement durable la plus couramment retenue soit une conception
tronquée, ne retenant souvent que la dimension environnementale au
détriment de la dimension sociale et de développement humain. Le recul
est encore plus considérable si on se réfère à la notion
d’écodéveloppement. C’est ce qui apparaît par exemple dans différentes
occurrences de l’enseignement scolaire et universitaire du développement
durable. Comme on l’a mentionné, il n’est pas anodin de constater que la
notion a été élaborée au cours de la décennie 1980, alors même que la
notion de développement telle qu’elle avait été élaborée au cours des
décennies précédentes était battue en brèche.
Plusieurs facteurs semblent expliquer cette évolution. Tout d’abord, le
fait de ne comprendre la notion de développement durable, de façon
restrictive, que comme l’introduction d’une dimension écologique dans le
développement, ne se conçoit qu’en supposant une conception elle-même
restrictive de l’écologie, et cela sur deux plans : une conception du
rapport de l’être humain à la nature qui occulte les rapports sociaux qui
s’y articulent ; et une conception des questions écologiques qui met
l’accent sur les problèmes globaux – de dimension planétaire –, en
faisant souvent passer au second plan les problèmes locaux, dont
l’imbrication avec l’organisation des sociétés apparaît plus directement.
Ensuite, la très grande généralité de la notion tend à masquer le fait qu’il
existe des conceptions différentes, voire contradictoires, de la
soutenabilité (Texte 40). On citera ici l’analyse de F. Aggeri (2001, p. 1) :
« D’un côté, les politiques – locales, nationales, internationales,
sectorielles ou intégrées –, les stratégies d’entreprises et les programmes
scientifiques s’affublent désormais du qualificatif « durable », qui semble
être devenu, avec la participation des citoyens au débat public, les
nouveaux avatars du « politiquement correct ». De l’autre, les débats sont
vifs dans la sphère académique entre les « partisans » du concept qui le
considèrent comme central dans la mesure où il introduit l’idée d’une
équité intergénérationnelle et les « sceptiques » pour qui il s’agit au
mieux d’une coquille vide, au pire d’une rhétorique visant à masquer la
permanence des pratiques et des rapports de pouvoir. »8

2.2 Différentes conceptions de la soutenabilité

Ces conceptions se rattachent à des corpus d’hypothèses théoriques


différents : la soutenabilité faible procède d’une grille d’analyse
néoclassique tandis que la soutenabilité forte s’inscrira dans une
approche plus hétérodoxe, cohérente avec des conceptions du
développement mettant en avant les effets de structure et d’hétérogénéité.

Texte 41 : J-M. HARRIBEY Soutenabilité faible, soutenabilité


forte : les différentes conceptions
La conception dominante de la discipline appelée l’économie de l’environnement
est fondée sur la notion de soutenabilité faible. Les limites de celle-ci rendent difficile
une véritable insertion de l’économie dans la biosphère.
Lorsque la croyance en l’inépuisabilité des ressources naturelles s’est effondrée, les
économistes néoclassiques ont tenté d’intégrer l’environnement dans le modèle
d’équilibre général walrasien. Cette intégration a été inaugurée par Hotelling [1931] et
trouve son aboutissement dans la règle de compensation énoncée par Hartwick [1977]
garantissant l’équité entre les générations actuelles et futures. Cette règle stipule que
des rentes égales à la différence entre le prix et le coût marginal des ressources
doivent être prélevées au fur et à mesure de l’épuisement des ressources ; elles
doivent ensuite être réinvesties pour produire du capital substitut aux ressources
épuisées ; elles doivent enfin croître de période en période d’un taux égal au taux
d’actualisation. Il n’y a en effet aucun avantage à reporter d’une période sur l’autre
l’utilisation de la ressource parce qu’il est indifférent de placer au taux r les bénéfices
provenant de la vente d’une unité de la ressource ou bien d’attendre la période
suivante pour l’exploiter sachant qu’elle rapportera alors un bénéfice augmenté d’un
taux r2.
Il est ainsi postulé que le progrès technique sera toujours capable de modifier les
processus productifs dans un sens de moins en moins polluant. En complément de
cette démarche, l’intégration de l’environnement au calcul économique repose sur la
prise en compte des externalités, c’est-à-dire des coûts sociaux au-delà des coûts
privés couverts par les prix de marché […].
Les théoriciens néoclassiques s’en remettent au marché pour procéder à une
meilleure allocation des ressources par l’instauration d’écotaxes ou la mise en vente
de droits à polluer.
Ce faisant, ils sont amenés à étendre un peu plus le champ d’une comptabilité
marchande qui a précisément fait la preuve de son incapacité à prendre en compte les
phénomènes biologiques, le temps et l’incertitude. Au contraire, la démarche de la
soutenabilité forte s’impose si l’on reconnaît la vanité de vouloir objectiver dans des
prix les choses de la nature et la nécessité de s’engager sur une voie différente pour
établir des comptabilités-matières des ressources naturelles, des comptabilités des
dépenses énergétiques, à condition qu’elles ne soient converties ni en équivalent-
travail ni en monnaie, et élaborer des fonctions d’objectifs sociaux hors de tout critère
de maximisation du profit.
L’approche de la soutenabilité forte récuse l’hypothèse de substituabilité entre
capital artificiel et capital naturel. Il s’ensuit que la soutenabilité exige le maintien
dans le temps du capital produit et, séparément, celui du capital naturel renouvelable
et non renouvelable
Une redéfinition du stock total de capital K est alors donnée par Pearce et Warford
[1993, p. 52-53] :
K = Km + Kh + Kn + Kn*,
où Km est le capital produit, Kh est le capital humain, Kn est le capital naturel
auquel on peut substituer du capital produit, Kn* est le capital naturel auquel on ne
peut pas, ou difficilement, substituer du capital produit. Le capital artificiel est produit
grâce à l’utilisation de ressources naturelles, que l’on puisse compenser l’épuisement
de celles-ci ou non. Pour des raisons logiques, la démarche de la soutenabilité faible
fondée sur l’hypothèse de substituabilité était obligée de faire abstraction de cette
exigence : substituabilité et complémentarité des types de capital peuvent
difficilement cohabiter dans la même équation.
Seule, la démarche de la soutenabilité forte retient l’hypothèse de la nécessaire
complémentarité du capital produit et du capital naturel. Mais elle aboutit à la
conclusion des limites de l’extension possible du capital produit. En effet, on ne peut
pas produire du capital artificiel sans prélever des ressources naturelles dont les
réserves diminuent en permanence s’il s’agit de ressources non renouvelables et dont
les réserves diminuent lorsque le taux de prélèvement est supérieur au taux de
régénération s’il s’agit de ressources renouvelables. C’est la raison pour laquelle
certains parlent de capital naturel critique pour signifier que l’utilisation des
ressources doit s’arrêter en deçà des seuils limites. Ainsi, Victor, Hanna et Kubursi
[1995] considèrent que six contraintes essentielles à la vie existent : l’eau, l’air, les
minerais, l’espace, l’énergie et le potentiel énergétique. Si l’un de ces éléments fait
défaut, aucun autre ne peut le remplacer.

Jean-Marie Harribey, « Le développement durable est-il


soutenable ? », Séminaire de l’OFCE, 18 juin 2002.
Le Rapport Brundtland ne tranche pas entre ces deux conceptions
opposées de la durabilité, qui présentent chacune plusieurs versions, plus
ou moins tranchées, et qui s’inscrivent dans des conceptions elles-mêmes
opposées du fonctionnement des systèmes économiques et sociaux.
Les approches de la soutenabilité faible sont développées par l’OCDE
et la Banque mondiale (notamment dans ses Rapports sur le
développement dans le monde de 2003 et 20109), et fondent les principes
des négociations internationales sur les risques écologiques. Elles
étendent les enseignements de la théorie du capital au capital naturel, en
postulant que le progrès technique sera toujours à même d’offrir une
solution à la dégradation environnementale provoquée par la croissance
matérielle. En effet le fonctionnement concurrentiel de l’économie doit à
terme rendre rentable le développement de « technologies de la dernière
chance », comme l’énergie solaire.
La gestion efficace du capital naturel est dans cette optique assurée par
les mécanismes de marché complétés dans les cas de défaillance par une
politique environnementale qui se donne pour objectif d’internaliser les
effets externes constatés, afin de rapprocher l’allocation des ressources de
l’optimum. Cette internalisation peut être réalisée selon deux modalités
principales, par les prix ou par les quantités.
L’action par les prix consiste en une taxe (conçue par Pigou en 1920),
qui applique un principe « pollueur-payeur » : l’agent économique
responsable de l’externalité négative (pollution ou épuisement d’une
ressource naturelle) voit son coût de production augmenter. Le signal
ainsi donné par les prix relatifs permettra de rapprocher l’allocation des
ressources de l’optimum, en agissant sur les incitations des agents.
L’action par les quantités repose sur le principe, proposé par R. Coase
en 1960, de droits de propriété transférables sur les ressources
environnementales, sous forme d’émission de « droits à polluer » ; ceux-
ci mettent en œuvre un mécanisme de ­répartition du coût des externalités
négatives entre pollués et pollueurs. On suppose à nouveau des facteurs
continûment substituables (arbitrage entre respect de l’environnement ou
investissement dans des technologies « propres »).
L’approche de la « soutenabilité forte » oppose à cela plusieurs
catégories de critiques : contestation du principe de substituabilité
parfaite entre capital physique et capital naturel, l’hypothèse étant celle
au contraire d’une forte complémentarité entre eux, et contestation de
l’introduction du calcul marchand dans le domaine écologique. Il s’agit à
la fois d’une impossibilité théorique et pratique, qui repose sur le fait que
les hypothèses extrêmement restrictives rendent le calcul concret d’une
taxation optimale ou des droits à polluer quasiment impossible ; mais
plus profondément, la non prise en compte dans cette approche des
spécificités des questions environnementales (telles que l’irréversibilité,
la temporalité différente, l’incertitude, qui imposent la mise en œuvre
d’un principe de précaution) est susceptible de conduire à des
dégradations catastrophiques.
Cette approche, beaucoup plus proche dans l’ensemble des analyses
hétérodoxes, ne débouche pas sur des mesures de politique économique
ponctuelles susceptibles de modifier à court terme l’allocation des
ressources, mais sur une remise en cause beaucoup plus systématique du
fonctionnement d’ensemble de l’économie ; elle suppose par ailleurs des
mécanismes de régulation collective et d’intervention de l’État
(réglementation, limitation de l’appropriation privée des ressources
naturelles politiques structurelles, telles que la réorganisation des
infrastructures urbaines et des transports…). Pour parvenir à un
développement durable, elle peut se décliner en deux catégories de
préconisations : elle peut supposer la prise en compte d’une limite
naturelle à la croissance matérielle, au moins dans les pays industrialisés,
qui impose de limiter l’émission de polluants, l’épuisement des
ressources naturelles, l’exploitation des ressources non renouvelables, en
deçà d’un certain seuil ; une version de cette approche met l’accent sur
certaines modalités du progrès technique qui permettent une
dématérialisation relative de la croissance (augmentation des services),
des gains de productivité aboutissant à la réduction du temps de travail.
Plus généralement elle aboutit à la remise en cause de la gestion de ces
contraintes par les mécanismes du marché et de l’accumulation
capitaliste10.
2.3 Les difficultés des négociations internationales

En 1992, plusieurs Conventions ont été adoptées : sur la déforestation,


la biodiversité et sur le climat, cette dernière ayant abouti au protocole de
Kyoto en 1997.
Globalement, la mise en œuvre de ces résolutions est aujourd’hui peu
avancée. En juin 1997, une mission spéciale de l’Assemblée générale des
Nations unies s’est réunie à New York pour évaluer la mise en œuvre des
résolutions prises lors de la Conférence de Rio. Le bilan de cette réunion,
appelée « Rio + 5 », est mitigé.
La conférence de Johannesburg, en Afrique du Sud en septembre 2002,
si elle cherche à mettre en avant la responsabilité sociale et
environnementale des entreprises, et voit les ONG occuper une place
sans précédent, n’apporte guère plus de résultats tangibles.
Enfin, les négociations internationales sur le climat révèlent des
blocages spécifiques.

Repère 16 : Des difficultés du protocole de Kyoto à l’échec du


sommet de Copenhague
Le protocole de Kyoto (décembre 1997) puis les conférences de Buenos Aires
(novembre 1998), de Bonn (novembre 1999), de La Haye (novembre 2000), de
Marrakech (novembre 2001) et finalement de Copenhague (décembre 2009) montrent
les difficultés politiques d’une internalisation des externalités par le marché.
Entré en vigueur en février 2005, le protocole de Kyoto prévoyait que 38 pays
industrialisés s’engagent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (représentant
70 % des émissions mondiales) de 5,2 % par rapport à 1990 d’ici 2012. Trois
mécanismes étaient prévus, reposant tous les trois sur le marché :
– le marché des droits à polluer ;
– la mise en œuvre conjointe ;
– le mécanisme de développement propre : un pays développé peut aider un pays
pauvre à financer un projet de développement propre, ce qui lui vaudra un supplément
de droits à polluer, alors que le pays bénéficiaire de l’aide verra son quota diminuer.
Cependant, outre les désaccords (refus initial des États-Unis de le signer, réticence
des grands pays du Sud, Chine, Inde à s’engager), de nombreux problèmes structurels
restent en suspens pour une mise en œuvre efficace : faut-il allouer les quotas
d’émission des gaz à effet de serre sur la base des émissions passées ou par habitant ?
Les pays choisiront-ils de racheter des droits ou bien d’agir contre la pollution chez
eux ? Un « marché des droits à polluer » peut-il réellement fonctionner sans
intervention d’une instance étatique qui édicte des normes, prévoit des sanctions,
contrôle les permis échangés, etc. ?
Du fait de l’abstention des États-Unis et de l’absence de contraintes sur les grands
pays du Sud, le protocole de Kyoto n’a initialement fixé d’obligations qu’à des pays
(Europe, Japon, Canada) représentant 33 % des émissions mondiales de gaz
carbonique (CO2).
Un grand nombre de discussions internationales, comme celle du G8 à Gleneagles
en juillet 2005, ont donc d’emblée porté sur la période suivant 2012.
Réuni en décembre 2009, le sommet de Copenhague, malgré le ralliement des
États-Unis aux négociations, s’est terminé par un fiasco : seule une déclaration de
principe a pu être adoptée, affirmant la nécessité de limiter la hausse des températures
à 2 oC, mais sans précision sur les moyens d’y parvenir, sans engagements
contraignants pour les différents partenaires, – notamment les pays industrialisés ce
qui suscite l’opposition des pays émergents –, et sans mise en place de nouveaux
mécanismes de financements. Il s’agit donc d’une régression par rapport au protocole
de Kyoto, malgré les insuffisances de ce dernier.
Réunie un an plus tard à Cancún, au Mexique, une nouvelle conférence
internationale a pu surmonter certaines de ces limites en débouchant sur un
compromis a minima, dans lequel les États acceptent le principe d’un contrôle
extérieur par rapport à l’application de leurs engagements de leurs réductions
d’émissions, la création d’un Fonds vert afin de financer l’adaptation des pays du Sud
au changement climatique et la poursuite des discussions à la conférence de Durban
(Afrique du Sud) en décembre 2011. Mais les modalités de mise en œuvre de ces
décisions restent encore peu précises et on peut s’attendre à voir se ranimer les sujets
de conflits.

3. La durabilité : une nouvelle façon de penser la distinction


entre croissance et développement ?

La notion de développement durable repose sur le pari de concilier et


d’articuler les trois dimensions de croissance économique, de
soutenabilité écologique et de justice sociale, dimensions dont il serait
illusoire de nier les potentialités de conflit, ne serait-ce qu’au niveau de
leurs temporalités respectives, des intérêts économiques et sociaux en
jeu, etc.
Confronter la notion de développement durable à la conception du
développement telle que nous l’avons envisagée jusqu’à présent conduit
à poser deux questions principales :
– de quelle façon la dimension des rapports Nord-Sud, la question du
sous-développement des économies du Tiers-monde est-elle prise en
compte dans les réflexions autour du développement durable et les
stratégies qu’elles inspirent ?
– le développement durable est-il fondateur d’un paradigme nouveau
qui viendrait suppléer les anciens paradigmes de la croissance et du
développement ?

3.1 La dimension Nord-Sud dans les négociations internationales.

On vient de le voir, l’appréhension dominante du développement


durable par les institutions internationales présente la double
caractéristique d’être dominée par une approche en termes de marchés, et
de mettre au premier plan et de très loin, les problèmes globaux. Cela
pose un triple problème aux pays du Tiers-monde : en premier lieu, des
problèmes écologiques localisés qui les concernent spécifiquement
(désertification, risque de voir des terres littorales submergées) passent
souvent au second plan ; en second lieu, beaucoup de gouvernements
interprètent les négociations internationales comme une tentative de leur
nier le droit au développement ; et enfin l’imposition à l’échelle
internationale, dans le cadre de l’OMC, de mécanismes de marché qui
entravent des politiques qui pourraient remédier aux destructions
environnementales, ou sont susceptibles d’aggraver les problèmes sous
l’effet de la globalisation financière et productive.

La question du droit au développement

Les pays du Nord peuvent-ils, en imposant des normes mondiales,


contester aux pays du Sud le droit de connaître une croissance et une
industrialisation (déterminer s’il s’agit de développement véritable est
une autre question) analogues à celles qu’ils ont connu après leur
Révolution industrielle ? Pour certaines ONG, cette industrialisation a
reposé sur un « échange écologique inégal », sur une dette écologique,
pour lesquels les pays industrialisés sont aujourd’hui redevables aux pays
du Sud.
En 1991, la tension se cristallise sur la question du climat. Le directeur
du Centre pour la Science et l’Environnement en Inde11, Anil Agarwal,
publie un pamphlet qui critique les estimations de l’Institut sur les
Ressources Mondiales12 concernant les contributions des différentes
activités humaines aux dégagements de gaz à effet de serre. Il parle de
« colonialisme environnemental »13. Selon lui, il n’est pas légitime de
mettre sur un pied d’égalité les émissions « de survie » dues aux cultures
vivrières permettant aux populations des pays du Sud de satisfaire des
besoins essentiels, telles que le méthane issu des rizières indiennes et
chinoises, et les émissions « de luxe » dues aux modes de vie et
d’industrialisation des pays industrialisés. D’autre part, il plaide pour une
différenciation des capacités de charge biosphériques en CO2 et en
méthane, en montrant que le problème du réchauffement climatique vient
du stock excessif de CO2 dans l’atmosphère émis en très grande
proportion (plus de 50 %) par les pays du Nord – les pays du Sud quant à
eux émettant surtout du méthane, dans des limites supportables par la
biosphère.
Concernant le protocole de Kyoto et ses suites, le gouvernement indien
est resté sur une position critique : il admoneste les pays riches, qui
« continuent d’augmenter leurs émissions » et « violent leurs
engagements en matière d’aide financière et de transfert de
technologies ». De fait, les émissions des 25 pays européens ont crû de
1,5 % en 2003. Ils ne respectent pas, au rythme actuel, l’engagement du
protocole.
La notion de « bien commun » fréquemment mise en avant n’est pas
exempte d’ambiguïté car elle donne l’apparence trompeuse de
transcender les conflits d’intérêts entre pays riches et pays pauvres.
Comme l’écrit J. Stiglitz 14, « Il paraît naturel que les pays en voie de
développement refusent de sacrifier leur croissance au bien public
mondial, surtout lorsque les États-Unis, pays le plus riche du monde,
rechignent à sacrifier ne serait-ce qu’une infime partie de leur luxueux
train de vie ». À l’encontre de l’idée communément admise, selon
laquelle à cause de ces rapports de force inégaux, les préoccupations
écologiques seraient un luxe réservé aux sociétés riches, il donne ainsi un
exemple (Texte 42) de propositions émanant de pays du Sud, pour tenter
de faire valoir simultanément ces deux objectifs, ce que le protocole de
Kyoto, dans sa formulation actuelle, en tant que tel ne permet guère
d’assurer.

Texte 42 : J. STIGLITZ, Prendre en compte la conservation des


forêts tropicales
Mené par la Papouasie-Nouvelle-Guinée et le Costa Rica, un groupe d’action de
sauvetage de la forêt tropicale incluant plusieurs pays en voie de développement vient
de faire une proposition innovante, visant à limiter la production de gaz à effet de
serre tout en soutenant leurs développements nationaux. Les pays en voie de
développement fournissent depuis longtemps un bien mondial vital : ils sont les
gardiens des ressources environnementales de la planète. Leurs forêts tropicales
constituent une vaste réserve de biodiversité, et absorbent de grandes quantités de
carbone, réduisant ainsi le taux de gaz carbonique dans l’atmosphère.
En conservant leurs forêts, les pays tropicaux rendent à la planète un service
incommensurable, pour lequel ils n’ont jamais jusqu’à présent reçu de compensation.
Cependant, surtout depuis la signature du protocole de Kyoto, il nous est possible de
mesurer au moins une partie de ce service rendu : la séquestration du carbone (s’ils
n’avaient pas conservé leurs forêts, le niveau de concentration de carbone dans
l’atmosphère serait bien supérieur). Le protocole de Kyoto a généré de nouveaux
marchés, comme le système européen d’échange d’émissions de carbone. Vu le prix
actuel du carbone, la valeur de la séquestration du carbone par les forêts tropicales
égale sans doute, voire dépasse, le niveau de l’aide internationale accordée aux pays
en voie de développement. En fait, ce sont les pauvres qui aident les riches. […] Une
énorme erreur a été commise à Kyoto pour diverses raisons. Alors que des
compensations sont prévues pour les pays qui plantent des arbres, ceux qui évitent la
déforestation ne reçoivent rien. […] Ces pays devraient être incités à conserver leurs
forêts (comme toujours, il faudra résoudre des problèmes techniques de surveillance
et de mesures (ce qui devrait être facile grâce aux technologies modernes). Tout au
moins, des marchés comme celui d’échange des émissions des gaz à effet de serre
devraient créditer les réductions d’émissions à ceux qui limitent la déforestation.
Sans un programme de ce genre, malheureusement, les pays en voie de
développement n’ont ni les motivations ni les moyens de conserver leurs ressources. Il
se trouve que 2,7 milliards de personnes vivent dans les 60 pays en voie de
développement où se trouvent les forêts tropicales du monde. Abattre les forêts, même
si ce n’est que pour toucher 5 % du prix final (à New York par exemple), est pour eux
le seul moyen de s’en sortir. Certains ont suggéré d’attendre 2012, date à laquelle un
protocole révisé est censé prendre effet, avant de s’attaquer au problème. Mais
pouvons-nous nous permettre d’attendre ? À la vitesse de déforestation actuelle, les
émissions de gaz à effet de serre du Brésil et de l’Indonésie compensent à elles seules
presque 80 % des réductions gagnées grâce au protocole de Kyoto. Cette nouvelle
initiative concernant les forêts tropicales a ceci d’impressionnant qu’elle vient des
pays en voie de développement eux-mêmes ; elle incarne leur créativité et leur
implication sociale […].

Joseph Stiglitz, « Plaidoyer pour une croissance propre », Les


Échos, 13 juin 2005.

Des « paradis pour les pollueurs ? »

On le voit, parvenir à articuler les trois dimensions du développement


durable pour les économies du Tiers-monde, dans le contexte de
mondialisation et de globalisation des risques, semblent requérir
davantage de régulation publique à tous les niveaux, et non pas moins.
Or, si les régulations internationales peinent à se mettre en place, un
certain nombre de régulations nationales étatiques ont été depuis deux
décennies mises à mal dans les pays du Sud par l’ajustement structurel et
la libéralisation qui lui est associée. On a déjà mentionné à quel point les
règles de l’OMC, à travers notamment les recours devant l’ORD, sont
susceptibles d’empêcher un État (au Nord comme au Sud) d’avoir
recours à des législations de protection de l’environnement. À ce
problème s’ajoutent les risques inhérents à la libéralisation des
investissements étrangers et aux politiques d’attractivité que mènent la
plupart des pays. Ne faut-il pas redouter un « dumping
environnemental », au même titre qu’un « dumping social » ? On se
souvient du scandale provoqué en 1992 par Lawrence Summers, alors
économiste en chef à la Banque mondiale, déclarant « Les pays sous-
peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués. La qualité de l’air y est
d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles ou Mexico. Il
faut encourager une migration plus importante des industries polluantes
vers les pays moins avancés. Une certaine dose de pollution devrait
exister dans les pays où les salaires sont les plus bas. Je pense que la
logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient
déversées là où les salaires sont les plus faibles est imparable. »
En suivant cette logique, certaines économies en développement
risquent-elles de devenir un « paradis pour les pollueurs » (heaven
polluters) ?
L’observation de plusieurs sites d’implantation de filiales industrielles
de multinationales, de firmes maquiladoras dans les villes de la frontière
nord du Mexique, peut le donner à penser : l’absence de réglementation
environnementale contraignante fait partie de l’attractivité.
Les PED sont-ils irrémédiablement engagés dans une course vers le
bas sur le plan des normes sociales et environnementales pour attirer les
IDE, ou au contraire une dynamique de croissance endogène marginalise-
t-elle ces déterminants ?
Dans l’ensemble il apparaît depuis la fin des années 1980 que les
éléments qui motivent les décisions d’implantation des IDE sont
multiples et complexes, et il semble que des tendances contradictoires
soient à l’œuvre. (chapitre 6) « La stratégie des firmes se traduit
justement par une perpétuation, voire une accentuation des éléments
d’hétérogénéité dans les pays d’accueil. Amélioration de la qualification
et des conditions de travail dans certains cas, dumping social dans
d’autres, les cas de figure semblent pouvoir non seulement coexister mais
s’articuler fonctionnellement entre eux. […] Il semble probable que,
comme pour les normes de travail, les normes environnementales, ou leur
absence, n’interviennent pas directement dans la décision d’une FMN de
choisir une localisation, en revanche la présence de celle-ci, ou la
possibilité de sa présence, peut contribuer à l’absence d’amélioration ».
À côté des constats empiriques nombreux qui semblent argumenter dans
le sens de l’existence de « paradis pour les pollueurs », il semble aussi
qu’à l’opposé « la concurrence mondiale exerce une pression sur les
firmes dans le sens de l’adoption de technologies propres […] et que
celles-ci exerceraient en retour un effet vertueux sur l’efficience et la
productivité des unités de production. »15
« Dans quelle mesure les dynamiques de mondialisation peuvent-elles
alors contribuer à diffuser les produits et procédés propres ou limitant la
dégradation de l’environnement, notamment dans les pays en
développement ? » Se posant cette question, P. Schembri et V. Geronimi
avancent les idées suivantes : « Les pays en développement constituent
des marchés particulièrement attractifs eu égard au nombre d’utilisateurs
potentiels. […] Le défi que constitue l’adoption de technologies
« propres » pour les PED est donc à la fois économique et écologique.
Pourtant, la diffusion et le transfert de technologie ne sont pas tant liés à
la volonté de celui qui transfère qu’à la capacité dont dispose celui qui
reçoit d’absorber et de transformer l’information, qu’à la connaissance ou
à la technologie transférée. […] Dans ces pays les principaux obstacles
concernent le manque de capacités humaines, institutionnelles et
techniques, de direction, et financières pour gérer le changement
technologique. Par conséquent, les aides à la diffusion du savoir-faire
technologique doivent se concentrer en premier lieu sur le
développement des capacités de façon à étayer l’application à long terme
des nouvelles technologies. » Cependant, il faut ajouter que les
limitations imposées par les règles de la propriété intellectuelle de
l’OMC (ADPIC) peuvent constituer un obstacle à ces transferts pour de
nombreux pays en développement.

Une conditionnalité nouvelle ?

L’évolution de la conditionnalité de l’aide dans le sens d’un


élargissement des critères (chapitre 5) peut tendre à englober la durabilité
de l’activité économique. L’objectif de développement durable s’intègre
dans les cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté. Comme pour tous
les autres sujets, cette conditionnalité est évidemment contradictoire avec
l’« appropriation » par la population, revendiquée comme un objectif par
les organisations internationales. Or on peut noter que « la dimension
environnementale apparaît aussi comme une source de conditionnalité à
laquelle il est tentant de répondre de façon purement formelle, à travers le
respect d’indicateurs de court terme, où en reprenant dans des documents
officiels le discours en vogue. Finalement, la dimension
environnementale dans les politiques de développement en est à ses
premiers balbutiements. Sa non-appropriation par les acteurs locaux nous
replonge dans le paradoxe de “l’appropriation sous contrainte”, qui a déjà
fait les preuves de ses limites dans les champs économiques et sociaux.
Le rajout de modules “environnement” ou “ressources naturelles” dans
les documents stéréotypés rédigés par les gouvernements des pays en
développement en réponse aux conditionnalités du Nord reste un pis-
aller. »16

3.2 Le développement durable constitue-t-il un nouveau


paradigme ?

L’ampleur et la gravité potentielle, voire l’urgence des problèmes de


soutenabilité environnementale à l’échelle planétaire, peuvent conduire à
un positionnement théorique consistant à considérer que le paradigme
écologique se substituerait à tous les autres paradigmes économiques et
sociaux précédents ; l’économie du développement s’effacerait devant
une notion de développement durable souvent comprise, on l’a vu, d’une
façon restreinte à sa dimension environnementale, et qui occuperait tout
le champ conceptuel. La nouveauté des contraintes perçues, l’impasse
pratique et théorique de l’approche en termes de soutenabilité faible,
comme l’échec relatif des stratégies de développement passées, peuvent
contribuer à nourrir cette disposition. L’irréductibilité de la dimension
écologique surdéterminerait alors tous les autres questionnements.
Faudrait-il alors reconsidérer les analyses antérieures à la lumière des
questionnements et de contraintes radicalement différents ?
On contestera ici cette hiérarchisation, pour avancer l’idée que la
question du rapport des êtres humains à la nature ne peut être envisagée
qu’en articulation permanente avec la prise en compte des rapports
sociaux, c’est-à-dire les rapports des humains entre eux en société ; dans
cette optique, la durabilité, si elle apporte des dimensions nouvelles qu’il
importe de prendre en compte, ne remet pas en cause fondamentalement
la distinction entre croissance et développement qui est la base de
l’économie du développement. Celle-ci, à sa naissance, incorpore à la
croissance du produit matériel les dimensions qualitatives, structurelles
que celui-ci n’inclut pas dans sa définition. Il est vrai que la culture de
l’époque n’incite guère à prendre en compte les dégâts environnementaux
(même si F. Perroux les inclut dans sa définition, cf. Texte 2, chapitre 1).
Cependant, on peut penser que rien dans une telle définition ne s’oppose
à inclure une dimension qualitative supplémentaire, celle de la
soutenabilité écologique, qui présente la spécificité d’introduire un
horizon intergénérationnel. On reprendra ici la formulation de René
Passet : le développement est une « croissance complexifiante
multidimensionnelle » ; « croissance complexifiante car accompagnée
d’un double mouvement de diversification et d’intégration permettant au
système de croître en se réorganisant, sans perdre sa cohérence […]
multidimensionnelle dans la mesure où, par-delà l’économique au sens
strict, est prise également en compte la qualité des relations établies entre
les hommes au sein de la sphère humaine et avec leur environnement
naturel. »17
Certes, on l’a vu, de la même façon qu’il n’est pas facile d’élaborer des
indicateurs de développement qui prennent en compte toutes ses
dimensions, a fortiori il sera difficile d’élaborer des indicateurs de
durabilité du développement. Les organisations internationales et
certaines ONG sont tentées de le faire en calculant des indicateurs de
« pressions » sur l’environnement (notion d’empreinte écologique), et de
« réponses sociétales ». L’ONU élabore un ensemble d’indicateurs qui
recouvrent les quatre volets économique, social, environnemental et
institutionnel du développement, comprenant toutes les catégories de
biens et de ressources naturelles relevant de la protection de
l’environnement.
Mais, même si la réflexion actuelle sur le nécessaire renouvellement
des indicateurs de richesse leurs ouvre un nouvel espace, ces travaux
n’en sont qu’à leur début, à la fois par manque de données faibles
notamment dans les économies du Tiers-monde, et par manque de
critères permettant de rendre compte de l’articulation entre les différentes
dimensions. Le désaccord sur la définition du développement durable a
également un impact sur ces élaborations : faut-il ou non retenir des
critères de compensation des destructions dues à la croissance
économique ?
C’est ainsi que le septième des Objectifs de Développement du
Millénaire s’attache non pas à un indicateur synthétique mais à différents
aspects, aussi bien sociaux qu’environnementaux (chapitre 1).
Dans ces conditions, peut-on considérer que les différentes dimensions
du développement durable (économique, sociale, environnementale) sont
par définition compatibles, ce qui est bon pour une croissance
socialement juste étant en quelque sorte par définition, bon pour la
soutenabilité écologique ? (c’est ce qu’on nomme le « double
dividende », cf. Texte 42). Cette compatibilité n’a bien évidemment rien
d’auto­matique.
Il est certains que les conflits Nord-Sud qui portent, dans l’arène des
négociations internationales, sur l’enjeu du droit au développement, ont
des fondements bien réels. Il est possible que les besoins les plus urgents
des pays et des populations les plus pauvres, ceux qui permettraient de
remplir les Objectifs du Millénaire (systèmes d’irrigation, écoles, centres
de santé, campagnes de vaccination et distribution de médicaments bon
marché ou gratuits, adduction d’eau et sanitaires, sans même parler de
toutes les activités de services qui devraient accompagner ces
infrastructures…), ne soient pas les plus polluants et les plus destructeurs
pour l’environnement, mais ils n’en nécessitent pas moins une croissance
matérielle. La refuser revient purement et simplement à refuser aux
1,2 milliard de pauvres ce droit au développement (comme le font une
partie des tenants de la « décroissance » et de l’« anti-
développement »18, chapitre 8) ; de plus, on ne s’en tiendra pas là pour
une grande partie de la population des pays à revenus intermédiaires qui
ont, même partiellement, dépassé le stade de la satisfaction des besoins
essentiels. C’est ainsi qu’en raison de leur poids démographique, la
croissance très rapide de la Chine comme de l’Inde concentre nombre
d’inquiétudes en termes de soutenabilité environnementale.
Ces effets ont-ils des chances d’être provisoires pour cette catégorie
d’économies ? Il existe un ensemble de recherches qui se sont interrogées
sur l’existence d’une courbe de Kuznets environnementale : comme pour
les inégalités de revenus, la croissance du PIB aurait un effet
d’aggravation provisoire : dans un premier temps des dégâts écologiques
accrus, suivis d’une amélioration due à une intensité énergétique
inférieure de la croissance, une augmentation de la part de services et de
l’immatériel, un développement des technologies propres permis par les
investissements réalisés. Il est vrai que contrairement aux idées reçues, la
croissance en Chine semble commencer à présenter une intensité
énergétique moindre19. Néanmoins, rien n’indique qu’à terme l’effet
taille (et l’effet rebond d’une accélération de la croissance) ne
l’emportera pas ; plusieurs études ont échoué à démontrer, en l’absence
de politiques volontaristes destinées à rendre la croissance plus
« propre », l’existence d’une telle « courbe de Kuznets ». Elle ne serait
vérifiée que pour certaines pollutions locales ou régionales, comme les
concentrations moyennes de particules ou de dioxyde de soufre dans les
villes. En revanche, la consommation totale et par ­habitant des
principales ressources naturelles – énergie, ressources en eau – augmente
avec le revenu. Selon une étude de la Banque mondiale portant sur
120 pays en développement de 1981 à 1998, la croissance du revenu
moyen par habitant est positivement corrélée avec certains éléments du
développement humain (réduction de la pauvreté, de l’inégalité de
revenus, de la mortalité infantile) et avec la diminution de la pollution
locale ; en revanche, la corrélation est négative avec la baisse des
émissions de CO2 ; enfin, les corrélations avec d’autres indicateurs du
développement humain ou de la qualité de l’environnement ne sont pas
significatives. Dans l’ensemble, depuis vingt ans, la croissance de
l’ensemble des pays en développement s’est accompagnée d’une
détérioration de l’environnement et d’un épuisement des ressources
naturelles.
Enfin, on peut se demander s’il est justifié de parler à propos de la
Chine de développement dans son acception multidimensionnelle. La
réponse à cette question est complexe. Certes la croissance extrêmement
rapide du revenu par tête s’est accompagnée d’un recul important de la
pauvreté en chiffres absolus, mais cette évolution ne peut être
mentionnée sans prendre en compte la progression considérable des
inégalités (sociales, régionales, entre villes et campagnes), la dégradation
du statut des femmes (la politique de l’enfant unique s’est traduite par un
nombre considérable de « femmes manquantes »20), la répression et
l’absence de démocratie.
Dans l’ensemble, de nombreux arguments semblent plaider en faveur
de l’existence de cercles vertueux du développement humain et du
développement durable – qui ne sont que l’envers des cercles vicieux du
sous-développement, dont la dimension écologique, on l’a vu, est
importante.
En effet, la pauvreté peut s’avérer dans certains cas plus destructrice
que la richesse, phénomène que tend à masquer la prise en compte quasi-
exclusive des risques planétaires et l’oubli des mécanismes locaux de
dégradation de l’environnement. On rencontre ce phénomène dans deux
domaines : les modalités de l’urbanisation dans les villes du Tiers-monde
(infrastructures insuffisantes, faiblesse des transports en commun, etc.) et
les caractéristiques d’une agriculture faiblement productive mais
destructrice dans les régions de faible densité démographie (chapitre 4).
L’enchaînement qui lie pression sur la terre, absence de jachère, érosion
des sols et déforestation est le produit de la pauvreté et du sous-
développement technologique : ainsi la forêt africaine a reculé de plus de
7 % au cours de chacune des décennies 1980 et 1990, celle d’Amérique
latine de plus de 7 % dans la décennie 1980.
Tableau 14. Fragilité de l’environnement dans les pays en
développement

Part de
Part de
la
la surface
Effectifs population
des terres
Caractéristiques (en sur des
émergées
millions) terres
concernées
fragiles
(en %)
(en %)
Aridité 518 40 35
Uniquement 350
Aridité, 36
déclivité
Aridité, sol
107
pauvre
Aridité
déclivité, sol 25
pauvre, forêt.
Déclivité 216 17 7
Uniquement 149
Déclivité, sol
26
pauvre
Déclivité, forêt 41
Sol pauvre 430 33 22
Uniquement 386
Sol pauvre,
44
forêt
Forêts
130 10 7
uniquement
Total 1 294 100 73

Source : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le


monde, 2003.

En retour, les populations les plus pauvres sont fréquemment les plus
touchées par les catastrophes ou les dégâts environnementaux, et les
aspects écologiques et sociaux sont souvent étroitement imbriqués dans
les situations d’extrême pauvreté. Ils le sont en termes d’exposition aux
catastrophes naturelles (habitats précaires sur les collines instables
surplombant les villes, terrains inondables), ou industrielles (proximité
d’usines dangereuses comme celle de Bhopal) ; ils le sont également dans
les conséquences : absence de structures de soin, d’infrastructures
sanitaires, d’accès à l’eau potable ; ils le sont enfin en tant que
travailleurs : absence totale de normes d’hygiène et sécurité dans de
nombreuses entreprises du Tiers-monde, conditions de travail parfois
dangereuses. Ainsi une enquête a montré l’existence au Nicaragua de
plusieurs milliers de victimes du Nemagon, un insecticide fertilisant
utilisé dans les plantations bananières, filiales de multinationales nord-
américaines, interdit en 1977 aux États-Unis, et qui a provoqué chez les
ouvriers et les ouvrières cancers, maladies de la peau, fausses couches à
répétition, malformations congénitales, stérilité. Les sols et la nappe
phréatique sont contaminés pour deux siècles.
Plus généralement, on l’a vu, la mise en place d’une agriculture
paysanne vivrière et de systèmes fonciers moins inégalitaires est à la fois
plus juste socialement, plus efficace économiquement et moins
destructrice sur le plan écologique que l’agriculture capitaliste
d’exportation dans la plupart des cas – même si cet équilibre n’est pas
garanti d’avance et nécessite des politiques publiques de formation, de
mise en place d’infrastructures et, encore une fois, des transferts de
technologies.

Texte 43 : Pauvreté et biodiversité à Madagascar


La biodiversité de Madagascar est une des plus riches et des plus originales du
monde, une ressource difficile à évaluer en termes monétaires mais qui représente un
grand potentiel pour l’écotourisme et peut-être pour les industries liées à la recherche
en biologie. De ses 12 000 espèces de plantes, 85 % ne se rencontrent nulle part
ailleurs. Ses 32 espèces endémiques de lémuriens sont une attraction pour les
touristes. Les alcaloïdes extraits de la pervenche rose de Madagascar constituent la
base de certains des médicaments les plus efficaces pour le traitement du cancer, qui
permettent d’atteindre un taux de rémission de 90 % pour les leucémies infantiles.
Pourtant au cours de ces 40 dernières années, Madagascar a anéanti environ la moitié
de sa forêt, dans laquelle se trouvaient la plupart de ses ressources en termes de
biodiversité, et sans que cela ne soit compensé par des avantages en ce qui concerne
les autres ressources. Le pays s’est profondément enfoncé dans la pauvreté, avec une
chute du PIB par habitant de 383 dollars (en dollars 1995) en 1960 à 246 dollars
aujourd’hui. En 1997, 16 % des enfants y mouraient avant l’âge de cinq ans.
Que s’est-il donc passé ? La productivité agricole a stagné alors que la population a
triplé. La population de Madagascar est lourdement dépendante du riz et de quelques
autres produits agricoles de base. En 1960, la productivité moyenne du riz était de
1,8 tonne à l’hectare – à peu près la même qu’en Indonésie, et bien supérieure à celle
du Mali, de 1 tonne à l’hectare. En 2000, la productivité avait doublé au Mali et plus
que doublé en Indonésie, mais n’avait presque pas évolué à Madagascar. Cette
stagnation de la productivité, malgré une augmentation substantielle des surfaces de
cultures de riz irriguées, est en partie le reflet de l’implosion du réseau routier du
pays, qui est passé de 55 000 kilomètres en 1960 à 33 000 kilomètres en 2000. Elle est
aussi le reflet d’un taux faible et déclinant d’utilisation des engrais chimiques :
4 kilogrammes seulement par hectare contre une moyenne de 12 kilogrammes pour
l’Afrique subsaharienne et de 96 kilogrammes pour les pays en développement. Dans
le même temps, la population est passée 5,4 millions à 15,5 millions.
Cette conjonction d’une population en expansion et d’une productivité stagnante a
engendré une pression pour l’expansion de l’agriculture à travers la conversion de la
forêt. Les petits cultivateurs ont étendu les cultures de riz sur brûlis au détriment de
forêts qui officiellement appartenaient à l’État. Les cultivateurs sont tentés par cette
pratique du fait de ses faibles exigences en termes de main-d’œuvre et d’inputs et de
son rendement relativement attractif sur les deux premières années. Cependant, les
rendements décroissent rapidement pour descendre au-dessous d’une demi-tonne à
l’hectare après un an ou deux. Ensuite, le terrain est consacré à une utilisation encore
moins productive, comme le parcours, ou est abandonné. Dans les régions les plus
sèches du pays, le pâturage – et l’utilisation du bois comme combustible parachèvent
la destruction de la forêt. Ainsi, alors que 115 000 kilomètres carrés de forêt ont
disparu depuis 1960, la superficie consacrée à la culture des produits de base ne s’est
étendue que de 15 000 kilomètres carrés.
Non seulement la destruction de la forêt n’a pas permis de disposer de davantage de
terres productives, mais elle a engendré une dégradation de la productivité des
exploitations et de l’infrastructure existantes. Les versants des collines dénudées ont
vite fait de subir l’érosion : 130 000 hectares de terres irriguées ont subi des
dégradations ou se retrouvent menacés par les sédiments. Les sédiments
compromettent aussi la production électrique des barrages et menacent les
écosystèmes d’eau douce ainsi que les écosystèmes marins.
Madagascar espère réduire la pauvreté et la pression sur sa biodiversité en relançant
la productivité agricole. Améliorer les routes dans les régions agricoles productives
peut permettre d’accroître les revenus agricoles, de réduire le coût des engrais, de
promouvoir l’intensification et d’absorber la main-d’œuvre, et les cultivateurs seraient
ainsi moins incités à migrer vers les frontières de la forêt. Par ailleurs, transférer aux
collectivités locales les droits de propriété et de gestion des ressources incite
davantage à utiliser ces ressources de manière durable et à les préserver. Ce pays vise
aussi à adopter plus largement des technologies agricoles prometteuses en termes de
durabilité, qui permettent de protéger davantage les ressources naturelles et
d’améliorer la profitabilité. L’expansion du secteur industriel, encore balbutiant,
permettrait aussi d’alléger la pression qui pèse sur les terres. […]

Source : Banque mondiale, Rapports sur le développement dans


le monde, 2003.

Aujourd’hui, les institutions internationales intègrent la durabilité dans


le cadre de la nouvelle approche du « développement humain », inspirée
des théories de Sen, qui mettent l’accent sur les capacités et les
possibilités de choix des individus. Cette approche (chapitre 8) consiste à
« considérer le bien-être d’un individu comme une finalité du
développement social. Il s’agit donc d’assurer à tous un “droit de
fonctionner correctement”. Cette vision élargie et multidimensionnelle
pour le bien-être amène à observer la lutte contre la pauvreté et
l’exclusion sociale sous le double aspect d’accessibilité à un certain
nombre de biens et services et du renforcement des capacités
individuelles. »21 Dans cette optique, la transmission
intergénérationnelle apparaît comme fondamentale, pour éviter la
reproduction dans le temps des principales inégalités et limitations au
développement humain (comme par exemple l’absence d’éducation).
Cette approche met aussi l’accent sur l’appropriation des projets et la
participation des communautés, ce qui n’est pas, le cas échéant, exempt
d’ambiguïté ou de dérives possibles (Texte 43).
Enfin, elle commence à prendre en compte le fait que la durabilité
suppose une temporalité longue, intégrant des éléments d’incertitude, et
oblige donc remettre totalement en cause le « court termisme » qui
prévalait dans la première étape de l’ajustement structurel, et prévaut
toujours dans bien des cas en dépit des intentions affichées par les IFI.

Texte 44 : Appropriation et participation : le rôle des acteurs


locaux dans la mise en œuvre d’un développement durable
Depuis le début des années 1990, la relation entre développement et environnement
est renversée au profit d’une analyse en termes de contribution des politiques
environnementales et de gestion des ressources à la croissance économique ; on parle
alors de double dividende. Dans cette optique, la protection de l’environnement et la
gestion pérenne des ressources naturelles sont des conditions permettant aux pays
pauvres de se développer par le biais d’une autosuffisance alimentaire à long terme,
par les entrées de devises liées à l’écotourisme, par les transferts en technologies
propres dont ils pourraient bénéficier. Ce point de vue sert de support aux stratégies de
protection et valorisation de la biodiversité dans la plupart des pays à forte
biodiversité. Pour traiter ce problème de libre accès aux ressources, l’approche
communautaire est présentée comme une voie alternative à celle, traditionnelle, de
patrimoine commun, voire à celle d’appropriation privée. En effet, dès les premières
discussions concernant les pertes en biodiversité, certains estiment que la meilleure
manière de lutter contre l’absence de droits de propriété sur certaines ressources
comme les forêts ou les animaux sauvages est de les considérer comme appartenant à
l’humanité tout entière, au même titre que l’air ou les océans. Le danger est alors
grand de voir exclues les communautés locales de l’usage de ces ressources.
Lors des débats relatifs à la convention sur la diversité biologique, c’est l’approche
en termes de propriété privée qui est mise en avant. Là aussi, les risques de pillage des
ressources sont grands pour les populations qui les utilisent traditionnellement. De
plus, les modes traditionnels d’occupation de l’espace ne s’accommodent pas
facilement de la propriété privée. […]
Enfin, la valorisation marchande de la biodiversité peut aboutir à une
déstructuration sociale. […] Dans ce type de configuration, la durabilité écologique
peut être réalisée au détriment de la dimension sociale du développement durable.
[…] Des initiatives de gestion communautaire des ressources par les populations
locales ont vu le jour. Cette approche repose sur le principe que les exploitants
seraient susceptibles d’agir collectivement pour gérer les ressources. La mise en place
d’arrangements institutionnels permettrait alors de garantir la viabilité d’une gestion
collective et d’éviter les problèmes mentionnés ci-dessus en permettant
l’appropriation de la gestion des ressources par les communautés locales. Cette
approche est intéressante pour de nombreuses raisons :
(1) elle ne laisse plus l’exclusivité de la politique environnementale à des États trop
souvent dans l’incapacité de mettre en place des politiques foncières, forestières,
agricoles adéquates et parfois même principaux instigateurs de la déforestation ou de
la surexploitation des ressources pour des rentes d’exploitation à très court terme ;
(2) elle permet de concilier des approches différentes du droit de propriété, de
prendre en compte les spécificités socioculturelles des groupes en question, de
considérer la sécurisation foncière comme élément central de la gestion durable des
espaces ;
(3) elle illustre l’intérêt pour des approches participatives et des nouvelles formes
de gouvernance.
Les tendances actuelles vont dans le sens d’une application et d’une
institutionnalisation de ces principes théoriques. À tel point que la notion de
développement durable semble se diffuser d’autant plus rapidement et facilement que
l’on passe d’une logique de gestion de l’environnement et des ressources à celle de la
détermination collective des priorités en matière de développement en milieu rural.
À nos yeux, les raisons de cette tendance résident dans les nouvelles orientations
prônées par les bailleurs dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. La dimension
environnementale n’est pas oubliée, mais elle est dorénavant intégrée à un dispositif
de définition par les acteurs locaux des priorités de développement pour leur
communauté. Cette action est menée conjointement aux objectifs de décentralisation
dans la plupart des domaines relatifs au développement qui sont réalisés à l’heure
actuelle.
Il semble qu’il ne soit désormais plus possible de discuter d’environnement et de
développement sans intégrer cette dimension communautaire. […] Ces approches
participatives, puisque c’est de cela qu’il s’agit, connaissent un renouveau car elles
permettent de légitimer, par le recours à la notion de pratiques ancestrales, les
modalités d’une nouvelle gestion publique (environnement, éducation,
infrastructures…) qui ne soit ni du tout marché, ni du tout État.
[…] Toutefois, sur le plan scientifique, nous nous interrogeons sur cette tendance
lourde. Déjà, des auteurs commencent à tirer la sonnette d’alarme du tout
communautaire. Ainsi Platteau et Abraham (2001, p. 198) écrivent : « les stratégies
fondées sur l’idée d’un développement décentralisé ou participatif rencontrent de plus
en plus d’écho au sein des organisations internationales (y compris au sein de la
Banque mondiale) et des organismes donateurs. L’optimisme qui les sous-tend est en
partie fondé sur la croyance que les communautés rurales peuvent constituer un
moyen efficace de développement s’il y a, à une échelle suffisamment importante, une
véritable délégation des pouvoirs et des responsabilités. […] Les communautés ne
sont pas les organisations sociales idéales que l’on suppose parfois. Elles présentent
elles-mêmes des défauts propres à diminuer leur aptitude à résoudre les problèmes
précités. »
L’une des questions qui semble en effet pertinente, est de savoir jusqu’à quel degré
de délégation aux communautés rurales peut-on aller ? Peut-on tout confier aux
communautés rurales ? Quelle en serait la cohérence d’ensemble au niveau national,
par exemple ? Losch (2000), citant les propos de Stiglitz, écrit : « Ainsi pour Stiglitz
(2000), la définition d’une stratégie de développement revêt – sans équivoque – le
statut de bien public et c’est à l’État que revient la tâche de promouvoir et
d’accompagner ce processus. Le rôle de l’État est donc éminent, tant dans sa capacité
à organiser le débat démocratique permettant l’élaboration des choix que dans sa
fonction de définition de règles de droit permettant leur consolidation ; car si les
contrats se substituaient à la loi (ce qui apparaît comme une tendance lourde de la
période) ce serait au risque d’une clientélisation accélérée des rapports sociaux et du
développement des particularismes communautaires. »

Source : Aknin et al., op. cit.


L’apparent dilemme entre droit au développement des pays du Sud et
durabilité apparaît donc comme un faux dilemme : les questions
écologiques doivent être inscrites dans le contexte des rapports sociaux
internes aux sociétés considérées (chapitre 4). Mais la dimension des
rapports de force internationaux ne doit pas non plus être ignorée, les
limites imposées par les règles de l’OMC constituant un butoir
permanent à un véritable développement durable.
1 - Ce fut le cas dès la Conférence de Stockholm en 1972.
2 - Husson, Sommes-nous trop ? éd. Textuel, 2000. H. Lebras, Les limites de la planète, Mythes
de la nature et de la population, Flammarion, 1994 et cf. ch. 4 à propos des questions
démographiques)
3 - Stratégies de l’écodéveloppement, Éditions ouvrières, Paris, 1980, p. 37.
4 - V. Géronimi, A. Aknin, G. Froger, P. Méral, P. Schembri, « Environnement et
développement : quelques réflexions autour du concept de “développement durable” »
5 - Froger, 2001.
6 - Le terme avait été cité pour la première fois, mais sans attirer l’attention, par l’Union
Internationale de la Conservation de la Nature dans son ouvrage Stratégie mondiale de la
conservation en 1980.
7 - 1987, p. 76.
8 - F. Aggeri, « Développement durable et gouvernement de l’environnement : la formation d’un
nouvel espace d’action collective », Communication au Séminaire Condor, 13 décembre 2001, cité
dans A. Aknin et alii, op. cit.
9 - Rapports sur le développement dans le monde, « Développement soutenable dans un monde
dynamique : transformer les institutions, la croissance et la qualité de la vie », 2003, et
« Développement et changement climatique », 2010.
10 - Harribey, op. cit.
11 - Center for Science and Environnement.
12 - World Resources Institute – Washington D.C.
13 - A. Agarwal & S. Narain, Global Warming in an Unequal World. A Case of Environmental
Colonialism, New Delhi : Center for Science and Environment, 1991.
14 - « Plaidoyer pour une croissance propre », Les Échos, 13 juin 2005.
15 - S. Treillet, « Normes environnementales et déterminantes des investissements directs
étrangers en direction des économies en développement », Cahiers du Gemdev no 28, avril 2002.
16 - Gemdev, op. cit.
17 - René Passet, Le développement durable : de la transdiciplinarité à la responsabilité.
18 - On citera ici S. Latouche « Il y a, dans cette proposition qui part d’un bon sentiment –
vouloir « construire des écoles, des centres de soins, des réseaux d’eau potable et retrouver une
autonomie alimentaire » –, un ethnocentrisme ordinaire qui est précisément celui du
développement. », « Et la décroissance sauvera le Sud », Monde diplomatique, novembre 2004.
19 - Husson, Effet de serre et anticapitalisme, 2004.
20 - Isabelle Attané, Une Chine sans femmes ?, Édition Perrin, 2005 (cf. chapitre.4).
21 - Saida Henni, Inégalités sociales, croissance et développement durable, Bordeaux,
septembre 2004.
Chapitre 8

Peut-on parler de nouvelle convergence sur


le dÉveloppement ?

Les évolutions récentes de la réflexion, aussi bien de la part du


courant néoclassique que de certains des courants hétérodoxes
(structuralistes, keynésiens, institutionnalistes, régulationnistes) semblent
aboutir, on l’a vu, à une convergence assez large sur un certain nombre
de thèmes concernant le développement. Ce double mouvement tire la
leçon d’expériences des trois dernières décennies (industrialisation des
pays asiatiques, difficultés des premières étapes de l’ajustement
structurel, crises financières et instabilité de la croissance, persistance de
la pauvreté). À ce titre, certains auteurs ont pu parler d’un nouveau
consensus du développement. Cependant, celui-ci semble présenter des
limites qui reposent la question du modèle social : le caractère consensuel
peut contribuer à masquer des enjeux importants.

1. Le nouveau consensus : ses bases et ses limites

1.1 L’évolution de l’analyse du « modèle coréen »

Dans les années 1980, un clivage important séparait, à propos de


l’interprétation de la « réussite » économique de la Corée du Sud, les
économistes néoclassiques et notamment les théoriciens du « consensus
de Washington », et les économistes dits « hétérodoxes ».
Il est vrai que les résultats des « nouvelles économies industrialisées »
d’Asie avaient de quoi livrer matière à réflexion : alors que l’Amérique
latine, l’Afrique et le reste de l’Asie s’enfonçaient dans la crise, comme
d’ailleurs les économies industrialisées, et que les prétendants au titre de
« Nouveaux pays industrialisés » des décennies précédentes se voyaient
rétrograder (Mexique, Argentine, Algérie, et bien d’autres…), les
« quatre dragons » (Hong Kong, Singapour, Taïwan et la Corée du Sud)
affichaient des indicateurs de réussite évidents et qui semblaient devoir
dépasser de simples succès conjoncturels. Le cas de la Corée du Sud était
considéré comme le plus significatif pour plusieurs raisons : Hong Kong
et Singapour étaient avant tout des places financières et des cités-États
jouant le rôle d’entrepôts par le biais desquelles transitaient un grand
nombre de marchandises réexportées ; quant à Taïwan, le capital
transnational y jouait un rôle relativement important. La Corée du Sud
présentait la particularité d’avoir connu, depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, un processus d’industrialisation très peu dépendant de
l’activité des firmes multinationales, et reposant au contraire en grande
partie sur l’activité d’un secteur privé domestique, constitué entre autres
par les chaebols. De plus, contrairement à la plupart des autres
économies semi-industrialisées, elle semblait présenter un processus
endogène de remontée de la filière industrielle.
Pour les économistes néoclassiques (Krueger, Balassa), cette réussite
est longtemps apparue comme un exemple d’application pure et simple
des préceptes de l’ajustement structurel, notamment l’industrialisation
par promotion des exportations, mais aussi le respect de la libre
concurrence des marchés. Il a fallu un certain nombre de travaux
contredisant cette assertion1 pour que soient progressivement admis deux
faits patents : la politique de promotion des exportations était intervenue
en articulation étroite avec une stratégie de substitution des importations,
une protection très ferme du marché intérieur et un contrôle des
investissements étrangers ; et les résultats de la Corée du Sud ne
pouvaient en rien être attribués au libre jeu des marchés, mais bien au
contraire à une politique industrielle très active de l’État, comprenant
planification, centralisation et sélectivité des crédits, subventions, etc.
Ce débat a traversé publiquement le courant néoclassique en 1993,
avec le rapport de la Banque mondiale, The East asian miracle.
Economic growth and public policy, (Oxford University Press). Deux
positions y étaient en présence : ceux qui continuaient à considérer que
ce pays avait connu des succès malgré les interventions de l’État ; et ceux
qui y trouvaient au contraire une inspiration pour un renouvellement de la
réflexion sur les relations entre État et marché. Selon Hakim Ben
Hammouda2, « les tenants du consensus de Washington vont se saisir de
ce débat pour renouveler leurs analyses et démontrer que le décalage
entre les expériences asiatiques et leurs prescriptions n’est pas si profond.
La Banque Mondiale (1993) suggérera même aux pays africains de
suivre le modèle des pays asiatiques, mais un modèle revisité bien
évidemment par les théories libérales ».

1.2 Un renouvellement de la réflexion sur les rapports entre état et


marché.

Dans cette optique, une sorte de terrain commun va se constituer, entre


les théories néoclassiques revisitées – notamment par la problématique de
la croissance endogène – se réclamant par ailleurs des hypothèses des
anticipations rationnelles, et les nouveaux keynésiens de l’information
imparfaite, à la recherche de fondements microéconomiques rendant
compte des situations de déséquilibre ou de rationnement, ainsi que la
théorie de la régulation revue par l’économie des conventions. Comme
l’analyse H. Ben Hammouda3, « ces préoccupations communes entre les
trois courants de la théorie économique ont constitué un programme de
recherche qui a exercé une large influence sur l’économie du
développement du post-ajustement », mais moyennant « l’abandon des
positions méthodologiques holistes et le rejet du projet de construction
d’une hypothèse alternative à l’équilibre général ». Ce rapprochement
prépare le terrain d’un renouveau néostructuraliste qui contribue à
renouveler les termes du débat.

Texte 45 : J-M FONTAINE, M. LANZAROTTI, Le néo-


structuralisme : une critique originale de l’ajustement ?
[…] Développant au départ des analyses de court-terme, ils (les néo-structuralistes)
vont ultérieurement investir le champ des politiques de long terme et dessiner les
contours d’un nouveau paradigme de développement économique. […] Les premiers
néo-structuralistes centrent leur attention sur la stabilité macroéconomique et
semblent s’y cantonner […]. (Dans les années quatre-vingt) toute attaque menée au
nom d’une stratégie de développement est disqualifiée d’avance. Les néo-
structuralistes vont donc placer d’abord leur réflexion dans le contexte général
Stabilisation-Ajustement et reconnaîtront qu’une stabilisation est nécessaire, quitte à
en proposer des modalités particulières.
[…] Il y a là un parti pris de critique interne : accepter le terrain des institutions de
Bretton Woods, se servir de leurs instruments d’analyse, quitte à les modifier
légèrement, les compléter par l’introduction de nouveaux concepts, voire, finalement,
les déborder. Les néo-structuralistes ne partent pas d’un cadre macroéconomique ex
ante. Leur méthode consiste, au contraire, à introduire dans une analyse de court-
terme des déterminants structurels pour montrer comment telle séquence de politique
économique ou tel choc, peuvent produire des résultats atypiques au regard de la
théorie orthodoxe. Techniquement ceci se traduit par l’introduction de variantes au
sein d’un modèle standard.
[…] Lance Taylor part d’un constat élémentaire : tous les secteurs ne jouissent pas
du même potentiel d’adaptation aux chocs. Il formalise cette hétérogénéité des
secteurs par l’adoption d’un schéma fix-flex-price dans lequel l’ajustement s’opérera,
selon les secteurs, par le niveau des prix ou les quantités produites. Les secteurs
caractérisés par une rigidité de l’offre – ou de la demande – réagiront à un choc selon
un schéma flex-price, c’est-à-dire par une variation de prix, à quantités fixes ; c’est,
typiquement, le cas du secteur agricole, notamment vivrier. D’autres, au contraire,
caractérisés par une sous-utilisation des capacités de production – typiquement, le
secteur industriel – s’adapteront selon un schéma fix-price par une variation des
quantités produites et une faible variation des prix. On conçoit qu’une telle asymétrie
des modalités d’ajustement des secteurs puisse engendrer des modifications de la
distribution des revenus, et donc tant du niveau comme de la structure de la demande
effective. Un accroissement de la demande vivrière, par exemple, entraînera une
augmentation du prix des biens vivriers et, par-là même, une redistribution au profit
de l’agriculture qui altérera le niveau de la demande effective. Si l’agriculture est une
faible consommatrice de produits manufacturés et que les effets de liaison sont
minimes, cette redistribution aura pour effet une stérilisation de demande – selon un
schéma ricardien. À l’inverse – comme ce fut le cas en Inde ou au Sri Lanka – la
redistribution en faveur des classes rurales peut engendrer un accroissement net de la
demande effective, sur le mode malthusien.
Ce que l’on voudrait relever ici c’est, primo, que les modalités d’ajustement des
secteurs peuvent modifier le niveau de demande effective, et donc le niveau d’activité
du pays, via la distribution du revenu. Et, secundo, que, du fait que cette distinction
fix/flex peut s’appliquer à d’autres découpages sectoriels – notamment au découpage
échangeables/non-échangeables – le champ d’application de ces ajustements
asymétriques est suffisamment vaste pour étayer des conclusions qui contredisent
totalement les attentes – ou, si l’on préfère, qui expliquent les échecs constatés – des
programmes de stabilisation orthodoxes.
Jean-Marc Fontaine, Mario Lanzarotti, « Le Néo-
structuralisme, de l’opposition rhétorique à l’émergence d’un
nouveau paradigme », Mondes en développement, 113/114.

Ce rapprochement théorique, d’ordre général, va s’inscrire, en ce qui


concerne la question du développement, dans le cadre d’un
renouvellement important de la réflexion sur les rapports entre État et
marché. L’économiste keynésien Joseph Stiglitz, qui après avoir été
économiste en chef de la Banque mondiale a démissionné pour prendre
ses distances avec l’orthodoxie de l’ajustement structurel, et fait entendre
depuis une critique de la politique des IFI (notamment celle du FMI suite
à la crise asiatique), est représentatif de cette démarche (Texte 45). On
peut résumer cette nouvelle conception de la façon suivante : l’État doit
jouer un rôle actif, contrairement à ce que pensaient les économistes
orthodoxes dans les années 1980 ; il doit organiser la concurrence,
promouvoir les exportations « par la création des organes nécessaires à la
fourniture des informations indispensables à ces activités » et « la
création d’institutions spécialisées dans la collecte et la diffusion des
informations nécessaires 4, la mise en place d’infrastructures,
d’institutions financières solides, de régulations efficientes permettant
notamment aux agents économiques d’évaluer correctement les risques.
« D’une manière générale, J. Stiglitz (1997) insiste sur le rôle joué par les
différentes institutions et plus particulièrement par l’État dans les
expériences asiatiques à travers la correction des imperfections du
marché. Ces expériences doivent inspirer, selon lui, les différents pays du
Sud pour renouveler leurs perceptions de l’État et de son rôle dans le
développement. Parmi ces fonctions, il en retient six :
la promotion de l’éducation ;
le développement des activités d’acquisition des nouvelles
technologies ;
l’appui au système financier ;
le développement des infrastructures, dont les routes et les
systèmes de communication ;
la prévention de la dégradation de l’environnement ;
la satisfaction des besoins de base dont la santé »5

Texte 46: J. STIGLITZ, Vers un nouveau paradigme pour le


développement
[…] Je veux aller au-delà des échecs, désormais bien établis, du consensus de
Washington, pour commencer à jeter les bases d’un paradigme alternatif, en
particulier pour ce qui concerne les pays les moins développés.
[…] Dans les deux cas (Russie, Asie de l’Est), le consensus de Washington a
échoué pour des raisons similaires : l’incapacité à comprendre les subtilités de
l’économie de marché, que la propriété privée le « bon niveau » des prix (la
libéralisation) ne suffisent pas à faire fonctionner. […] On a fini par reconnaître,
malheureusement trop tard, que sans une infrastructure institutionnelle appropriée la
motivation du profit – combinée avec une complète libéralisation du marché – pouvait
ne pas inciter à créer des biens, mais plutôt provoquer le pillage des entreprises et le
transfert des richesses à l’étranger. […]
Le processus d’élaboration d’une stratégie de développement peut lui-même être
très utile, en aidant à construire un consensus sur l’avenir du pays et sur les objectifs
clés à court et moyen terme, ainsi que sur les moyens essentiels pour les atteindre. La
recherche d’un consensus est importante, non seulement pour assurer une stabilité
politique et sociale (et éviter les perturbations économiques provoquées par des
revendications que la société n’est pas en mesure de satisfaire) mais aussi pour
permettre une appropriation des politiques et des institutions, ce qui augmente leurs
chances de succès. […]
Une partie du rôle de catalyseur du gouvernement est de lancer des projets qui
permettent un apprentissage social – c’est-à-dire dont le pays puisse tirer des leçons
largement applicables, par exemple pour la viabilité d’une industrie. Le rendement
d’un investissement ne se limite pas aux retombées directes du projet : il dépend aussi
des enseignements que l’on peut tirer de son succès ou de son échec pour d’autres
projets. […] En conséquence, la question de la généralisation devrait être
déterminante dans la décision d’un gouvernement de lancer un projet donné. Si le
succès est seulement dû à une injection massive de ressources qui ne pourraient pas
être mobilisées habituellement ou à un facteur qui n’est pas facilement disponible, ce
n’est pas un bon candidat à la généralisation.
Pour rendre cet aspect plus concret, je prendrai quelques exemples. Fournir plus de
manuels scolaires à une école peut accroître son efficacité, mais si l’on ne dispose pas
des ressources permettant de faire la même chose dans l’ensemble des écoles, le projet
aura un impact très limité sur le développement. En revanche, la mise au point de
programmes scolaires mieux adaptés au contexte national et qui motivent plus les
enfants et les parents peut avoir un impact sur l’ensemble du pays […].
Par conséquent, les composantes clés d’une stratégie de développement qui marche
sont l’appropriation et la participation. […] Pour obtenir l’appropriation et la
transformation souhaitées, le processus d’élaboration de la stratégie doit être
participatif. Le développement ne doit jamais être seulement une question de
négociations entre le bailleur de fonds et le gouvernement : il doit pénétrer plus
profondément et s’appuyer, dans la société civile, sur des groupes qui contribuent au
nécessaire renforcement de ses compétences collectives, qui sont les porte-parole des
couches sociales souvent exclues. […]
En premier lieu, pour que l’approche participative prenne tout son sens, elle doit
s’appuyer sur la connaissance : d’où le rôle crucial de l’éducation et du
développement des compétences ; deuxièmement, […] il faut que les individus (tout
comme les groupes ou les organisations) soient motivés pour s’impliquer […].
L’un des obstacles à la réussite du développement a été la capacité limitée de
certains pays à résoudre les conflits. […] Souvent, les réformes avantagent certains
groupes et en désavantagent et d’autres. Elles seront probablement mieux acceptées –
et la participation à la démarche de transformation sera plus grande – si les intéressés
ont le sentiment que le processus de développement est équitable, honnête, que c’est
leur affaire parce qu’ils y participent, et s’il y a eu un effort pour dégager un
consensus. […]
[…] Il est légitime d’entamer notre discussion par le secteur privé, qui constituera,
après tout, le pivot de l’ensemble.
Un objectif fondamental est la création d’un secteur privé qui soit à la fois puissant,
compétitif, stable et efficace. Quelques éléments de stratégie qui permettent d’avancer
en ce sens :
un environnement juridique fixant et renforçant les règles de
la concurrence [….] ;
un cadre réglementaire encourageant la création
d’infrastructures par le secteur privé toutes les fois où cela
est possible […] ;
la fourniture des infrastructures par le secteur public quand
le secteur privé ne s’en préoccupe pas ;
un cadre macroéconomique stable ;
un système financier stable et efficace, […] qui […] crée la
confiance en bornant le « terrain de jeu » des marchés
financiers […] ;
une stratégie d’ajustement garante de l’élimination des
dysfonctionnements économiques […] ;
La stratégie de développement nécessite une attention particulière prêtée au service
public. […] La question n’est pas de savoir si telle ou telle activité devrait faire partie
du secteur public ou du secteur privé, mais de savoir comment les deux secteurs
peuvent au mieux s’épauler l’un l’autre, se compléter, en tant que partenaires, dans
l’effort de développement. […]

Joseph Stiglitz, L’Économie politique, no 5, 2000 (discours


prononcé à la CNUCED, octobre 1998).

1.3 L’influence du paradigme néo-institutionnaliste

Cette démarche suppose une conception profondément renouvelée de


la politique économique et de l’État comme acteur économique,
largement influencée par les travaux de la Nouvelle économie
institutionnelle (NEI) ou courant néo-institutionnaliste.
La NEI fait en effet largement partie, depuis plusieurs années, des
sources d’inspiration des IFI6. Le Rapport sur le développement dans le
monde de la Banque mondiale en 2002, intitulé « Des institutions au
service des marchés », marque de façon décisive l’inscription dans ce
paradigme.
La NEI, apparue sous sa forme actuelle dans les années 1970, s’inspire
en partie du courant institutionnaliste du début du xxe siècle au États-
Unis (Commons7, Veblen8), et tire également sa filiation de la théorie
des coûts de transaction (R. Coase9), des droits de propriété
(O. Williamson10) et de la nouvelle histoire économique (D. North11),
pour lesquels l’État central n’est pas seul en cause : le processus de
croissance doit mettre en jeu un ensemble d’institutions à tous les
niveaux de la vie sociale, dans différents secteurs et pour différentes
fonctions (de financement, de formation, d’information, de coordination,
de régulation. etc.). Pour ce courant, les institutions se définissent, au
sens large, comme l’ensemble des règles et des normes qui encadrent et
régulent les comportements dans la coordination économique, et peuvent
être analysées à partir des outils néoclassiques standards, éventuellement
au prix d’adaptation des hypothèses de départ concernant la rationalité
des agents ou l’information.
Cet appareillage théorique sous-tend la place occupée ces dernières
années, dans la doctrine des institutions internationales, par l’« agenda de
la gouvernance » pour les PED. Le terme de gouvernance peut recouvrir
des significations multiples. Au sens étroit, il est fréquemment employé
pour désigner des réformes créant les conditions d’une lutte contre la
corruption, contre le clientélisme et les comportements de rente dans les
institutions des PED, et d’une amélioration de la transparence de
l’information. Dans un sens plus large, il désigne un changement de
nature de la politique économique, autour de quelques axes principaux :
une politique de règles fixes et un accent mis sur les réformes
structurelles (flexibilisation des marchés, nouvelles politiques
sociales), par opposition à des politiques conjoncturelles
susceptibles de varier ;
une amélioration de la coordination des actions des différents
acteurs (institutions, marchés, société civile) et de la circulation
de l’information entre eux, contraignant les institutions à rendre
des comptes à la population (accountability) et créant les
conditions d’une amélioration de leur efficacité, dans le contexte
de la poursuite du recul du rôle de l’État. Les thématiques
récurrentes de société civile, participation et décentralisation,
trouvent ici tout leur sens.
Cette évolution de la conception du rôle de l’État n’est pas propre aux
PED : on la trouve aussi développée, par exemple, dans les analyses des
institutions de l’Union européenne : il s’agit de remplacer l’État
producteur, redistributeur et éventuellement planificateur par un État
régulateur, susceptible de créer pour les marchés un environnement
optimal.

1.4 Amartya Sen et la notion de développement humain

Parallèlement, les théories d’Amartya Sen ont également eu une


influence considérable sur ce nouveau consensus. Elles ont contribué,
comme on l’a vu, à réhabiliter le caractère multidimensionnel de la
croissance économique et des transformations sociales ainsi qu’à
alimenter l’évolution de la conception dominante de la pauvreté (chapitre
3) ; elles ont servi de grille de lecture méthodologique pour la
construction de nouveaux indicateurs de développement (chapitre 1).
D’une façon générale, la notion de développement humain élaborée par
Sen, avec tous les aspects qualitatifs qu’il met en jeu (éducation, santé,
démocratie…), est devenue le paradigme dominant depuis deux
décennies, marquant ainsi une inflexion centrale avec le modèle
néoclassique standard et avec la focalisation sur les variables
macroéconomiques et financières de court terme qui prévalaient au cours
de la décennie 1980.
Mais il faut aller plus loin afin de comprendre ce qui rend cette notion
opérationnelle sur le plan pratique (du point de vue des institutions du
développement) et ce qui assure sa cohérence avec les principaux axes de
l’ajustement structurel renouvelé.
En premier lieu, la conception du développement humain avancée par
Sen12 paraît constituer, en dépit du caractère très abstrait de nombre de
ses écrits, un guide pragmatique pour les politiques publiques de
développement. Il critique en effet, notamment dans un de ses ouvrages
les plus récents, The Idea of Justice paru en 2009, la conception
aujourd’hui dominante en matière de philosophie politique, inspirée des
théories de John Rawls13, selon laquelle le choix rationnel permet aux
membres de la société de parvenir à un accord sur la définition d’une
société équitable et des règles et des institutions qui lui sont associées.
Sen avance au contraire qu’un tel accord est impossible, même sur la
base de comportements rationnels, mais aussi qu’il ne constitue pas une
condition nécessaire pour entreprendre des actions de nature à éliminer
les injustices sociales les plus patentes. Des politiques correctrices, même
limitées, sont donc possibles, l’extension des droits et de la démocratie
étant des composantes intrinsèques du développement : les interactions
sociales dans le contexte spécifique d’une société donnée doivent pouvoir
conduire à une amélioration, au moins relative, de la situation de ses
membres.
En deuxième lieu, la définition du développement humain avancée par
Sen ne se contente pas d’élargir les dimensions qualitatives des
conditions de vie, mais met au centre du développement la notion de
capacités (capabilities en anglais) qui renvoie à l’éventail des choix, des
possibilités concrètes de fonctionnement et d’accomplissement des
individus. Cette approche des droits, essentiellement individualiste, entre
en cohérence avec une conception où le rôle des politiques publiques est
de délivrer les bonnes incitations permettant aux acteurs d’agir de façon
optimale. On peut aussi noter, comme le fait B. Prévost, qu’elle laisse
impensée la question de la propriété et des dotations initiales
conditionnant les choix des acteurs : « Jusqu’où peut-on violer les
libertés associées à la propriété au nom de l’amélioration des capacités de
la partie de la population qui est exclue, justement, de la propriété ? Faute
de proposer une réponse à cette question, la théorie de Sen est, telle
quelle, insuffisante pour repenser la structure de base des sociétés
démocratiques et leur capacité à respecter les conditions
d’épanouissement des capacités. »14

1.5 Un renouvellement malgré tout limité

Toutefois, il ne faut pas surestimer l’ampleur de la remise en cause de


l’orthodoxie du « consensus de Washington ». Elsa Assidon avance que
« les espaces ouverts dans la théorie économique remettent en chantier
l’économie politique entre deux courants dominants qui restent dans le
cadre de l’économie de marché »15. On se situe donc, au-delà des
divergences, dans le même espace théorique : « Ce qui est à l’ordre du
jour, c’est une bataille sociale et politique dont l’enjeu est de savoir quels
seront demain et le marché et les politiques publiques, dans chaque pays.
En effet cette fondation intervient à un moment où la déréglementation a
gagné bien du terrain. Freiner ce processus bute contre des intérêts
financiers et industriels puissants et contre des technocraties d’État
gagnées à la pensée libérale. »
Or, la démarche semble occulter totalement l’existence de ces
antagonismes d’intérêts et des processus de domination – que ce soit à
l’échelle internationale ou nationale – qui précisément conditionnent la
mise en œuvre des politiques. En effet, il est frappant de constater, en
lisant l’intervention de Joseph Stiglitz, à quel point les préconisations
qu’il recense apparaissent comme étant de bon sens, une fois levé
l’aveuglement des préjugés néolibéraux. Cependant, il n’en reste pas
moins que le nombre de pays qui les ont mises en œuvre ou qui sont
susceptibles de le faire demeure extrêmement réduit. Ce qui soulève deux
questions non-abordées dans son exposé : la force des contraintes
internationales ; et la puissance des intérêts sociaux en jeu. En effet, les
gouvernements peuvent avoir la volonté de chercher à appliquer ces
prescriptions raisonnables : auront-ils la marge de manœuvre suffisante
pour le faire, compte tenu non seulement de l’influence des institutions
financières internationales et de l’OMC, mais surtout du rôle central des
firmes multinationales dans leur appareil productif ? Ils peuvent aussi
être influencés par des forces sociales qui n’ont pas intérêt à voir se
mettre en place un cercle vertueux qui remettrait en cause leurs
privilèges. Dans tous les cas, c’est bien une dimension de domination
sociale, internationale ou nationale, qui est en cause, dimension que le
nouveau consensus n’a pas les moyens de traiter.
Il apparaît de plus que les courants plus « hétérodoxes », comme le
néostructuralisme, ont, en dépit de leur grand intérêt, des difficultés à
définir véritablement un paradigme alternatif qui serait véritablement
opérationnel pu inspirer une autre stratégie de développement. Ce
courant subit au contraire l’attraction du mainstream. Comme l’écrit H.
Ben Hammouda, « De par leur construction même, ces modèles sont de
court terme et ne s’intéressent qu’aux aspects liés aux équilibres
macroéconomiques. Par définition ces modèles ne peuvent pas saisir – et
ne s’en donnent pas l’objet – les transformations dans le Tiers-monde,
dans la mesure où ces mutations s’inscrivent dans le long terme. […] Par
ailleurs, même s’ils se réclament de la tradition structuraliste, ces
modèles n’ont qu’une vision réduite des structures. En effet, leur
conception des structures se limite à une analyse de la répartition en
termes d’opposition, et lutte entre les salariés et les détenteurs du profit.
Cette conception, en dépit de son intérêt, reste limitée car la production
reste envisagée sous forme d’enchaînements macroéconomiques sans
accorder le moindre intérêt aux structures productives. »
La conception d’une transformation des structures productives sur le
long terme et d’une stratégie productive et industrielle, y compris dans
l’intervention de l’État, demeure donc plus que jamais d’actualité.
« L’analyse des expériences des économies des pays du Sud-Est asiatique
montre que ces économies ont accordé une attention particulière aux
structures productives car elles ont cherché à développer, avec une forte
intervention de l’État, des secteurs stratégiques et liés au développement
des nouvelles technologies afin de renforcer leur compétitivité ». « les
transitions dynamiques que connaissent certaines économies du Sud sont
le résultat de stratégies et de choix opérés depuis le milieu des années
1960, renforcés dans les années 1970 et 1980 avec une intervention
sélective et efficace de l’État. De ce point de vue, ces pouvoirs étaient
porteurs d’une vision à long terme. […] Cette vision a permis à ces
pouvoirs d’intervenir en faveur d’activités industrielles par rapport à
d’autres, en termes d’investissements, de subventions ou d’appuis
institutionnels. »

2. Les risques des chemins de traverse

Redécouvrant depuis quelques années la nécessité de la lutte contre la


pauvreté et les inégalités, les organisations internationales, on l’a vu, ont
eu tendance à valoriser les expériences de la « société civile ». Elles l’ont
fait d’autant plus volontiers que des expériences concrètes de réussites, à
petite ou très petite échelle, semblaient répondre valablement à la
méfiance, répandue depuis la fin des années 1970, par rapport aux grands
modèles de développement. Le mot d’ordre étant de renoncer aux
grandes constructions pour privilégier « ce qui marche » à une échelle
locale… Cependant, cette démarche a pu tendre à faire croire
abusivement à l’existence de recettes miracles pour le développement,
dans une logique qui n’est pas toujours par ailleurs dénuée d’arrière-
pensées. C’est ce qu’on a pu voir à travers l’engouement pour le secteur
informel, et, depuis quelques années, pour le microcrédit.
2.1 Les mirages de l’« autre sentier »

Le secteur informel, particulièrement urbain, est un ensemble très


hétérogène, aux contours très flous, qui désigne toutes les activités
économiques de survie qui ne se rattachent pas au champ des entreprises
structurées. Plusieurs définitions coexistent, qui privilégient soit le critère
de taille (très petites entreprises, voire entreprises se limitant à l’auto-
emploi où à l’emploi de la famille proche), soit le critère de légalité (les
unités du secteur informel sont la plupart du temps non-déclarées). Il
concerne les activités les plus diverses : petite production, comme la
couture, la cuisine, le tout petit commerce, la réparation mécanique, le
petit artisanat, différentes activités de services comme le cirage de
chaussures, etc. ; il est alimenté par l’exode rural, lié au sous-emploi
structurel, et a connu dans tous les pays du Tiers-monde une croissance
importante ces dernières décennies comme conséquence des politiques
d’ajustement structurel et des crises : des salariés ayant perdu leur emploi
ont pu y trouver refuge, mais il arrive aussi que des fonctionnaires ne
gagnant pas de quoi vivre exercent une double activité… ainsi, on estime
que de 1980 à 1989 au Mexique, le secteur informel a créé 45 % des
nouveaux emplois. « Les activités de stricte survie tendent à se multiplier,
notamment dans les services, et l’informel tend à s’informaliser
davantage, ainsi que l’atteste le Séminaire de Carthagène de la Banque
interaméricaine de développement (1998) : le taux d’informalité passe,
en Amérique latine, de 51,6 % en 1990 en moyenne à 57,4 % en 1996 et
on observe un fléchissement de la création des emplois (avec une baisse
des emplois publics passant de 15,3 % des emplois en 1990 à 13,2 % en
1995, mais une augmentation des emplois dans les secteurs non exposés
à la concurrence internationale, dont la construction et les services, les
pourcentages passant de 58,4 % en 1990 à 63 % en 1995) »16. Les
modes d’articulation de l’économie informelle avec l’économie formelle
sont multiples. (Texte 47)
En 1986, l’écrivain péruvien Hernando de Soto a publié El otro
sendero (L’autre sentier) : il désignait ainsi le secteur informel qui
pouvait selon lui constituer une voie de développement : il constituait en
effet la réponse de l’initiative privée à un encadrement réglementaire trop
contraignant et désincitatif. Il représentait, dans cette optique, le modèle
néolibéral de fonctionnement économique et social à promouvoir et à
généraliser à l’ensemble de la société : la manifestation de la créativité et
de l’invention populaire opposée à l’incompétence de l’État.
Cette thèse a fait l’objet d’abondantes controverses ; elle a souvent été
reprise, dans son esprit sinon dans sa lettre, par la Banque mondiale à
l’appui de sa défense d’une régulation concurrentielle des sociétés : le
secteur informel a même parfois été présenté comme une voie d’avenir,
en dépit de ses limites.
Cependant, cette approche a été remise en cause à un double titre :
– d’une part, une enquête théorique de grande ampleur a été menée sur
le terrain pour bâtir des instruments de définition et tenter de cerner la
réalité du secteur informel, à Madagascar et au Cameroun (F. Roubaud,
Dial)17. Ce travail considérable a montré que, si les activités du secteur
informel sont souvent non déclarées, cette non-déclaration n’en constitue
pas la motivation comme l’affirme la théorie de Soto : les actifs du
secteur informel n’ont pas pour objectif de contourner la réglementation
étatique ;
– d’autre part, il apparaît que le secteur informel ne peut en rien
constituer une voie de développement, dans la mesure où il ne dégage la
plupart du temps aucun surplus accumulable. Les stratégies, pour ceux
qui s’en sortent le moins mal, sont plus souvent des stratégies de
diversification des activités, afin de limiter les risques, que
d’élargissement de l’échelle d’activité.

Texte 47 : B. DESTREMAU, P. SALAMA, La diversité du


secteur informel
Le secteur informel est un ensemble profondément hétérogène, non seulement par
les métiers qui le composent, les rapports à l’État et au légal, mais aussi par ses
origines. La terminologie de secteur informel est ambiguë : elle ne souligne pas la
spécificité des situations et ne permet pas d’analyser les évolutions possibles des
différents emplois informels (B. Lautier, 1994). Un exemple permet de le comprendre.
On peut, par exemple, observer en Argentine la présence d’un secteur informel très
important, lorsqu’on définit ce dernier par le non paiement des charges sociales et la
non déclaration (ou la déclaration incomplète) des travailleurs aux services fiscaux et
à la protection sociale, de telle sorte que ces derniers ne sont pas l’objet de
prélèvements obligatoires, et corollaire de cette absence, n’ont pas accès à la
protection sociale définie par la loi.
L’emploi informel en Argentine n’a pas les mêmes origines qu’au Brésil par
exemple parce que les deux formations sociales n’ont pas eu le même trajet dans
l’histoire. Dans un cas, la colonisation européenne de peuplement s’est accompagnée
de l’éradication de la plupart des Indiens – en nombre moins important il est vrai que
dans les Andes ou au Mexique –, et il n’a été guère fait appel à l’importation de main
d’œuvre esclave. Les emplois informels se caractérisent dès lors essentiellement par le
contournement de la loi, à l’égal de ce qu’on observe, avec une plus faible ampleur,
dans les pays européens. Dans l’autre cas, la nouvelle insertion dans la division
internationale du travail et la mise en place d’économies exportatrices ont conduit à
une déstructuration des rapports de production qui existaient dans les communautés
indigènes, et dans certains cas à une importation massive de main d’œuvre esclave.
Ces formes de mise au travail spécifiques ont déstructuré les rapports de production
pré-existants en les déviant de leurs finalités, pour imposer l’économie d’exportation,
ont adapté ces rapports de production à la production de biens destinés à être échangés
massivement. Il reste que des traces importantes de ces anciens rapports de production
perdurent avec le développement du capitalisme. C’est sur cette base que se
développeront, la violence aidant, les rapports marchands et capitalistes à nouveau
avec l’industrialisation. C’est pourquoi, les formes de salarisation porteront
l’empreinte là, plus qu’ailleurs, des formes de domination personnelle. Loin de
devenir anonymes, les rapports de production se caractériseront par la faveur et le
salaire ne sera pas seulement un échange de valeur, mais aussi et surtout un échange
de faveur. Ce combiné « valeur-faveur », souligné par G. Mathias (1987), donne lieu à
la fois au niveau politique, à des formes de domination caractérisées par
l’autoritarisme et le paternalisme, au niveau économique par la « modernisation
conservatrice », et au niveau salarial par la salarisation incomplète, c’est-à-dire par
des formes d’emplois informelles. C’est dire par conséquent combien on ne peut pas
réduire l’informalité à l’illégalité, surtout lorsqu’elle repose sur des mécanismes de
légitimation non marchands (G. Mathias et P. Salama, 1983) pour les opposer à la
légitimation marchande issue de l’essor des rapports capitalistes, anonymes.
C’est dire aussi combien l’essor de ce type d’emplois dans les villes, loin d’être un
accident, a des racines historiques profondes et fait partie intégrante de la
reproduction de ces sociétés profondément inégalitaires dès l’origine de la
colonisation.

B. Destremau, P. Salama, La pauvreté prise dans les


turbulences macroéconomiques en Amérique latine, 2001.
2.2 Le microcrédit n’est pas non plus une panacée

Le système du microcrédit, inauguré par la Grameen Bank au


Bangladesh au début des années 1980, s’est depuis largement étendu
dans le monde (reste de l’Asie, Amérique latine, et Afrique dans une
moindre mesure car il existe déjà des systèmes d’épargne informelle, les
tontines). Il consiste à accorder des prêts d’un faible montant à des
emprunteurs pauvres (des femmes dans la quasi-totalité des cas), qui en
ont besoin, notamment pour développer une activité productive, mais
n’ont pas accès faute de garanties au système bancaire formel et sont
parfois à la merci des prêts usuraires. Le système fonctionne souvent sur
le mode des garanties solidaires à l’intérieur d’un groupe. Les taux
d’intérêt sont ceux du marché. Les taux de remboursement sont en
général très élevés.
Les avantages du microcrédit ont souvent été mis en avant aussi bien
par les institutions internationales que par de nombreuses ONG :
il permet d’exploiter les potentialités productives des populations
pauvres qui sans cela resteraient en friche faute de financement ;
il constitue une possibilité de sortie de la pauvreté, notamment pour
les femmes ;
compte tenu des responsabilités familiales de celles-ci, les
externalités positives d’une amélioration de leur revenu sont
nombreuses ;
Au-delà de ces constats, le recours au microcrédit a souvent été
théorisé, en particulier par la Banque mondiale, et considéré comme
généralisable, autour de deux thèmes :
le thème de l’empowerment des femmes qui constitue, on l’a vu,
une récupération des théories Amartya Sen ;
l’idée que le microcrédit pourrait constituer la base d’une stratégie
globale de développement.
Cette systématisation appelle de nombreuses critiques :
les programmes de microcrédit ont un problème de ciblage : ils ne
touchent pas la plupart du temps les plus pauvres parmi les
pauvres ;
ils ne renforcent pas toujours l’autonomie des femmes, dans la
mesure où, comme des études l’ont montré à propos du
Bangladesh, il arrive que les hommes de la famille s’approprient
leurs gains. Dans certains cas, la dépendance par rapport aux
relations familiales ou aux hiérarchies locales se trouve
renforcée, comme on l’observe fréquemment dans le secteur
informel18 ;
certaines des organisations de microcrédit, en particulier la
Grameen Bank, fonctionnent sur le mode d’un grand
autoritarisme et paternalisme, proche de l’embrigadement. En
revanche, des expériences associatives (la Grameen Bank est une
entreprise privée) en Inde ou en Amérique latine, se sont
montrées capables d’assurer un volet social complémentaire
(alphabétisation, services de santé, prise en charge collective par
les femmes de leurs problèmes de survie quotidienne) ;
contrairement aux objectifs affichés, la grande majorité des prêts du
microcrédit sert à financer des dépenses de consommation
courantes ou exceptionnelles (mariages, enterrements), des
dépenses d’éducation ou de santé, voire à rembourser d’autres
prêts. De nombreuses débitrices se trouvent ainsi prises dans une
spirale de surendettement ;
une grande partie de la réussite proviendrait donc de
l’accompagnement : pour être d’une quelconque utilité, le
microcrédit devrait s’inscrire dans une politique globale, être
accompagné de mesures d’assistance technique, d’éducation, etc.
dont beaucoup relèvent au moins en partie de l’intervention de
l’État. Or justement, la promotion du microcrédit va plutôt dans
le sens d’une politique de développement axée sur le marché, la
prise en charge des pauvres par eux-mêmes contribuant à pallier
le retrait de l’état d’un certain nombre d’activités et de services.
Il ne s’agit souvent que d’un palliatif à des services publics
défaillants, au prix d’une charge accrue du travail des femmes
pauvres ;
enfin et surtout, s’ils peuvent constituer une solution individuelle
de sortie de la pauvreté, les programmes de microcrédit ne
peuvent en aucun cas, au niveau macroéconomique, représenter
une solution de développement. On retrouve là la problématique
du secteur informel : les projets productifs ne dégagent pas, la
plupart du temps, de surplus accumulable. Les activités en jeu
sont en effet souvent microscopiques et pratiquement sans valeur
ajoutée. Si le microcrédit s’étend vite et concerne un grand
nombre de personnes, son produit total ne représente qu’une
partie insignifiante de la production d’un pays.

2.3 Le refus du développement : un piège dangereux

La préoccupation de se passer des modèles imposés d’« en haut »,


qu’ils soient étatiques ou libéraux, et de s’en remettre à la créativité des
structures propres à chaque société s’est radicalisée dans l’approche
qu’on a pu qualifier d’« anti-développement », que mettent en avant
aujourd’hui, après François Partant, Serge Latouche et Gilbert Rist19.
Cette approche20 livre une critique acérée des mécanismes de
destruction des sociétés mis en œuvre autrefois par le colonialisme et le
néocolonialisme, aujourd’hui par la mondialisation libérale, et des
conséquences de la technocratie à l’œuvre aussi bien nationalement
qu’internationalement. Mais, en privilégiant de façon exclusive une
approche « culturaliste », excluant a priori la réflexion économique
comme légitime pour penser l’objet d’étude, elle comporte plusieurs
risques de glissements et s’expose aux critiques :
Compte tenu d’un point de vue « anti-économiste » qui assimile toute
réflexion économique à l’économie libérale, le développement n’est
envisagé que comme un processus univoque visant à obtenir la
croissance du produit. À ce titre, les stratégies de développement centrées
sur l’intervention de l’État sont assimilées à celles qui sont axées sur le
marché : les deux sont renvoyées dos à dos comme la transposition des
modèles occidentaux. Les tentatives de mettre en œuvre un « autre
développement » sont considérées comme nulles et non-avenues, et
ramenées à cette transposition. Les démarches hétérodoxes sont
considérées comme inexistantes. Cette théorie joue sur l’ambiguïté
fondamentale de la notion de développement : « Qu’il soit “durable”,
“soutenable” ou “endogène”, il s’inscrit toujours, de manière plus ou
moins violente, dans la logique destructrice de l’accumulation capitaliste.
[…] Théoriquement reproductible, le développement n’est pas
universalisable. D’abord pour des raisons écologiques : la finitude de la
planète rendrait la généralisation du mode de vie américain impossible et
explosif. »21. Cet argument revient à nier qu’une grande partie de la
réflexion sur le développement a justement consisté à essayer de la
démarquer de la seule croissance quantitative (cf. chapitre 7), même si les
applications sur le terrain ont rendu cette distinction difficile à mettre en
pratique dans un contexte de pénurie. Idée que René Dumont avait
exprimée avec beaucoup plus de pertinence par le terme « mal-
développement » : les qualificatifs ont au contraire toute leur
importance !
L’idée qu’un surproduit est nécessaire pour améliorer les conditions de
vie de la majorité de la population la plus pauvre est occultée. Ou plutôt,
cette amélioration n’est pas considérée comme souhaitable dans
l’absolu : « Le pouvoir des nouveaux États indépendants était pris dans
d’insolubles contradictions. Ils ne pouvaient ni dédaigner le
développement ni le construire. Ils ne pouvaient, en conséquence, ni
refuser d’introduire ni réussir à acclimater tout ce qui participe de la
modernisation : l’éducation, la médecine, la justice, l’administration, la
technique ».
Les sociétés traditionnelles sont fétichisées et idéalisées. Le fait
qu’elles aient pu être détruites dans leur cohérence par la colonisation,
tout en étant admis, n’est pas pris en compte dans le raisonnement : on a
à faire à une vision a-historique de ces sociétés, qui tend par ailleurs à
gommer leurs conflits sociaux internes. « Or, ce noyau dur, que tous les
développements ont en commun avec cette expérience-là, est lié à des
“valeurs” qui sont le progrès, l’universalisme, la maîtrise de la nature, la
rationalité quantifiante. Ces valeurs, et tout particulièrement le progrès,
ne correspondent pas du tout à des aspirations universelles profondes.
Elles sont liées à l’histoire de l’Occident et recueillent peu d’écho dans
les autres sociétés. Les sociétés animistes, par exemple, ne partagent pas
la croyance dans la maîtrise de la nature. L’idée de développement est
totalement dépourvue de sens et les pratiques qui l’accompagnent sont
rigoureusement impossibles à penser et à mettre en œuvre parce
qu’impensables et interdites. Ces valeurs occidentales sont précisément
celles qu’il faut remettre en question pour trouver une solution aux
problèmes du monde contemporain et éviter les catastrophes vers
lesquelles l’économie mondiale nous entraîne. » Fatalisme,
essentialisme : les valeurs culturelles d’une société sont considérées
comme données une fois pour toutes, et de façon juxtaposée et isolée
dans chaque société. On est à l’opposé de la « contemporanéité de
plusieurs mondes » mise en avant par plusieurs anthropologues et de la
possibilité qu’elles soient traversées par des identités sans cesse
redéfinies collectivement22. Alors que nombre études anthropologiques
ont au contraire mis en avant les processus d’hybridation à l’œuvre, et
comment des sociétés récupèrent des éléments exogènes pour se les
approprier avec leurs propres grilles de lecture… Cette conception ignore
totalement les processus par lesquels des groupes dominés, dans toutes
les sociétés, récupèrent et s’approprient un certain nombre de valeurs
universelles qui fondent leur lutte.
Il existerait des sociétés animistes (ou tout autre qualificatif) de façon
homogène et par essence, ainsi définies par une détermination
« culturelle » unique, non-traversées de contradictions, de conflits ou de
mécanismes de domination internes, sans évolution endogène et sans
histoire, sans contacts avec les autres sociétés et cultures autre que celui
de l’« occidentalisation », considérée elle-même comme un processus
univoque, unilatéral et absolu, une sorte de rouleau compresseur. Le
relativisme culturel peut ainsi conduire, sous prétexte d’éviter justement
l’« ethnocentrisme » et de refuser un universalisme qui ne serait que le
masque d’impérialisme, à mettre sur le même plan tous les éléments qui
sont censés constituer la cohérence d’une société, y compris les plus
oppresseurs, et notamment envers les femmes (alors même que S.
Latouche reconnaît d’ailleurs que des formes de replis identitaires sont
eux-mêmes des réactions à la mondialisation libérale, et donc que les
éléments d’une culture ne sont pas intemporels ni détachables du
contexte et du rapport de force social à un moment donné).
Cette grille de lecture peut conduire à systématiser comme solution les
stratégies de survie « à la base », par opposition à toutes les formes de
stratégies de développement volontaristes, considérées, du fait des
dérives bureaucratiques et de la transposition des modèles occidentaux,
comme vouées à l’ineffectivité. C’est l’approche de S. Latouche dans
L’Autre Afrique : entre don et marché23. On retrouve là l’idéalisation du
secteur informel et du microcrédit : l’illusion qu’une société « non-
marchande » pourrait fonctionner sans articulation à la société marchande
et aux rapports de classe à un moment donné, et que la sphère culturelle
et des relations humaines (gratuites) pourraient s’affranchir des
déterminations économiques et des rapports sociaux.
On rejoint ainsi la thématique néolibérale à partir de considérations
différentes…

3. Les bases existent-elles pour de nouvelles stratégies de


développement ?

Chercher à repérer les bases d’une nouvelle hétérodoxie du


« développement », qui ne serait pas satellisée par le nouveau consensus,
impose de revenir une fois de plus sur les enseignements de l’expérience
coréenne. Si les réussites de la Corée du Sud ont poussé les économistes
libéraux à des remises en cause, elles y ont également conduit ceux du
courant de la dépendance et les économistes « radicaux » du
développement : cette économie est-elle devenue celle d’un pays
développé ? Le diagnostic de l’impossibilité pour les pays du Tiers-
Monde de passer de façon linéaire à l’état de pays développé et
industrialisé est-il battu en brèche ? Que penser de la dictature et de
l’absence de droit du travail qui a accompagné les premières étapes de la
croissance ? Ces questionnements peuvent être aujourd’hui reposés à la
lumière des transformations rapides des grandes économies émergentes :
croissance très rapide (avec une relative résistance à la crise) et, malgré
l’aggravation des inégalités, sortie de la pauvreté de millions d’habitants
de ces pays – avec des limites et des effets pervers analogues, notamment
dans le cas de la Chine, auxquels s’ajoutent aujourd’hui les limitations
écologiques à ce type de croissance.
Les réponses à ces questions peuvent intervenir à plusieurs niveaux : la
Corée du Sud, pour reprendre cet exemple, a pu être considérée, pour des
raisons historiques et géopolitiques, comme un cas particulier, non-
généralisable. Mais cela ne dispense pas de se demander s’il subsiste
dans le fonctionnement de son économie des éléments de dépendance et
de sous-développement. À cet égard, la crise de 1998 est riche
d’enseignements ; elle révèle en effet les limites intrinsèques du modèle :
elle peut être considérée comme marquant pour la Corée le moment où
les possibilités de remontée de la filière technologique et d’intensification
des processus de production ont épuisé leurs possibilités et ne peuvent
aller plus loin. Des éléments de dépendance technologique demeurent,
notamment par rapport aux firmes japonaises, et semblent difficiles à
surmonter. Pour franchir l’étape suivante, le pays devrait s’orienter de
façon décisive vers une croissance orientée en direction du marché
intérieur : cela a failli se faire, on l’a vu notamment avec le passage à un
régime démocratique, et l’augmentation des salaires et du niveau de vie,
suite aux grèves ouvrières de la fin des années 1980. Le processus
pourrait continuer, avec par exemple la mise en place d’un système de
protection sociale : mais il en reste à mi-chemin. Au milieu des années
1990, le gouvernement coréen tente au contraire de résoudre
l’essoufflement du modèle en mettant en place un programme de
flexibilité du travail, qui se heurte à une résistance sociale importante. On
rencontre bien là, dans le pays qui a poussé le plus loin cette évolution
l’« inachèvement du fordisme périphérique » dont parle A. Lipietz. Les
politiques de l’après-crise sont passées par le démantèlement des bases
de la politique industrielle. On touche là à ce qui relève de la contrainte
mondiale qui pèse sur un pays.
Aujourd’hui, l’absence de perspective de découplage véritable de la
croissance mondiale montre, comme on l’a vu, que la croissance des
économies émergentes peut encore difficilement se passer des débouchés
à l’exportation que constituent les marchés des économies industrialisées.
Compte tenu de la taille des marchés potentiels que représentent la
Chine, l’Inde, le Brésilune réorientation de la croissance vers la demande
intérieure paraît économiquement possible, mais on peut douter qu’elle
puisse se faire sans ruptures politiques et sociales majeures, comme le
montrent d’ailleurs aujourd’hui les nombreux conflits sociaux en Chine.
Enfin, leur expérience ne paraît guère généralisable en l’état à des
économies plus petites et moins peuplées.

1 - A. Amsden, Asia’s next giant. South Korea and late industrialisation, Oxford University
Press, Oxford 1989, et M. Lanzarotti, La Corée du Sud, une sortie du sous-développement, IEDES.
2 - p. 223.
3 - « Renouveau structuraliste : contexte, intérêt et limites », Mondes en Développement,
113/114.
4 - H. Ben Hammouda, op. cit.
5 - H. Ben Hammouda, op. cit.
6 - Cf. B. Prévost, « Nouvelle économie institutionnelle et réformes de seconde génération »,
Économies et Sociétés, série F, no 44, 4/2008, p. 713-736.
7 - J. R. Commons, “Institutional Economics”, The American Economic Review, Vol. XXI, no 4,
1931, p. 648-657, traduit dans Cahiers d’Économie politique, no 40-41, (2001, p. 287-301.
8 - T. Veblen, Why is Economics not an Evolutionary Science ? 1899.
9 - R. Coase, The nature of the Firm, 1937.
10 - O. Williamson “The new institutional economics : Taking stock, looking ahead”, Journal of
Economic Literature, 2000.
11 - D. North, “Economic Performance Through Time”, The American economic review, June
1994.
12 - Cf. notamment Development as Freedom, 1999, New York, Anchor Book et Ethique et
Economie, 2001, Paris PUF.
13 - J. Rawls, Théorie de la justice, 1997, Paris, Le Seuil, La justice comme équité, 2003, Paris,
Le Seuil.
14 - B. Prévost, Sen, La Démocratie et le marché : portée et limites d’une critique.
15 - E. Assidon, « FMI-Banque mondiale : la fin du consensus théorique », L’Économie
politique, no 5, 2000.
16 - P. Salama, note du rapport CAE « Développement », 2000, pp. 10-11.
17 - On trouve différentes références. Voir entre autres : « Actes du séminaire sur le secteur
informel et politique économique en Afrique subsaharienne ». François Roubaud a également
effectué une étude sur le secteur informel au Mexique. La economía informal en Mexico : de la
esfera domestica a la dinámica macroeconómica, 1994.
18 - I. Guérin, J. Palier, B. Prévost, Femmes et microfinance – Espoirs et désillusions de
l’expérience indienne, Archives contemporaines, 2009.
19 - G. Rist, Le Développement, histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences
Politique, Paris, novembre 2001.
20 - Qui a convergé depuis avec certains des courants de la « décroissance », apparus
ultérieurement dans les années 1990 à partir de préoccupations plus spécifiquement écologiques
(cf. chapitre. 7)
21 - Les citations présentées ici sont extraites d’un article de Serge Latouche dans le Monde
diplomatique (juin 2001) : « En finir, une fois pour toutes, avec le développement », qui condense
ce qu’il développe notamment dans « Faut-il refuser le développement ? », et dans
« L’Occidentalisation du monde ».
22 - Catherine Quiminal, « Les associations de femmes africaines en France : nouvelles formes
de solidarité et d’individualisation », Cahiers du GEDISST, no 21.
23 - Albin Michel, Paris, 1998.
Conclusion de la troisième partie

Les mécanismes de la mondialisation, en même temps que les


politiques d’ajustement structurel, ont introduit dans la trajectoire des
pays en développement des transformations irréversibles. La crise
mondiale à son tour fait surgir de nouveaux questionnements.
Conclusion générale

On peut donc penser qu’un nouveau paradigme de développement ne


pourrait pas éviter de répondre aux questions suivantes :
Quels « sas » (pour reprendre une expression de Pierre Salama) est-il
possible de créer entre l’économie d’un pays et l’extérieur, sur le plan
commercial, monétaire, etc., de façon à alléger cette contrainte ? Sans
revenir aux stratégies antérieures, on peut penser à tous les dispositifs
nécessaires pour bâtir une politique industrielle cohérente, sans avoir à
subir les soubresauts mondiaux, notamment financiers et monétaires.
Différentes formes de contrôle des flux (comme celle mise en place par le
Chili au cours de la décennie 1990 pour éviter les capitaux trop volatiles)
pourraient être envisagées ; des ancrages monétaires régionaux
pourraient tenir compte des similarités (en termes de productivité de
spécialisation productive) entre pays.
Cela implique de revenir à une politique industrielle (ou agricole)
volontariste : les choix d’investissement peuvent arbitrer entre le présent
(biens de consommation) ou le futur (biens d’équipement) car cette
question n’a pas de réponse a priori. Mais aucune stratégie de
développement ne peut se dispenser de prendre d’abord comme boussole
les besoins de la majorité de la population.
On retrouve donc le nécessaire choix d’un modèle social évoqué
précédemment (chapitre 3) : si comme l’écrit Joseph Stiglitz des mesures
de politique économique doivent défavoriser certaines catégories sociales
et en avantager d’autres, il n’est pas indifférent de savoir lesquelles ; cela
renvoie également à la question d’un processus démocratique, envisagé
autrement que comme une simple méthode pour créer du consensus : une
condition nécessaire pour que le développement « couvre les coûts de
l’homme », selon l’expression de François Perroux, et donc soit garant de
plus de justice sociale.
Bibliographie
Cette bibliographie est hiérarchisée comme suit :
1. ouvrages de base, facilement accessibles.
2. grands auteurs des théories du développement, ouvrages pour
approfondir ou plus difficiles d’accès (parfois non-traduits).

Colonialisme

Bagchi a. k., « Transnationalisation en Asie du Sud », in Amin S.,


Mondialisation et Accumulation, L’Harmattan, 1993.
Bairoch p., Le Tiers-monde dans l’impasse, Gallimard, (3e édition),
1992.
Dumont r., L’Afrique noire est mal partie, Le Seuil, 1962.
Founou-Tchnigoua b., « Afrique subsaharienne la quart-
mondialisation en crise », in Amin S., op. cit.
Galeano e., Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Plon, 1971.
Myrdal g., Asian Drama : An Inquiry into the Poverty of Nations,
Pantheon, New York, 1968.

Notion de développement, définitions et indicateurs

Dockès p., Rosier p., L’Histoire ambiguë, croissance et développement


en question, PUF, 1988.
Sauvy a., L’Observateur, no 118, 14 août 1952.
pnud, « Rapport mondial sur le développement humain », 2003-2004.

Lacoste y., Contre les anti-tiers-mondistes et contre certains tiers-


mondistes, La Découverte, 1986.
Latouche s., Faut-il refuser le développement ?, PUF, 1986.
Latouche s., L’Occidentalisation du monde, La Découverte, 2005.
Latouche s., « Pour en finir avec le développement », Monde
diplomatique, juin 2001.
Perroux f., Pour une philosophie du nouveau développement,
Aubier/Presses de l’Unesco, 1981.
Perroux f. L’Économie du xxe siècle (1961), Presses Universitaires de
Grenoble (PUG), 1991.
Rist g., Le Développement, histoire d’une croyance occidentale,
Presses de Sciences Politique, 2001.

Théories et modèle de développement

Histoire de la pensée du développement

1.
Destanne de Bernis G., « Industries industrialisantes et options
algériennes », Tiers Monde, Tome xii, no 47, 1971.
Destanne de Bernis G., « De l’existence de point de passage
obligatoire pour une politique de développement », Économies et
sociétés, PUG, 1982.
Dockès P. et Rosier B., L’Histoire ambiguë, PUF, 1988.
Dumas A., « Les modèles de développement », Économies et sociétés,
PUG, 1982.
Oman C. et Wignaraja G., The postwar evolution of development
thinking, Paris, OCDE Development Centre/Macmillan, 1991.
Rosier B., « Le développement économique, processus univoque ou
produit spécifique d’un système économique ? », Économies et sociétés,
PUG, 1982.
2.
Anibal P., « El pensamiento de la CEPAL y su evolución », in Anibal
Pinto, América Latina : una visión estructuralista, México, Facultad de
Economía-UNAM, 1991.
Chenery h.b., Redistribution with Growth, Londres, Oxford University
Press, 1974.
Chenery h.b et Strout a.m., « Foreign assistance and economic
development », American Economic review, 1966.
Chenery h.b. et Bruno M., « Development alternatives in an open
economy : the case of Israel », Economic Journal, Vol. 72, 1962.
Dag hammarskjold report, « What now : another development »,
Development Dialogue, 1/2, 1975.
Furtado c., Théorie du développement économique, PUF, 1970.
Gershenkron a., Economic backwardness in historical perspective :
A Book of Essay, Harvard University Press, 1962.
Hirschman a., The strategy of Economic Development, New Haven,
Yale University Press, 1958.
Lipietz A., L’inachèvement du fordisme périphérique
Mahalanobis p.c., « The approach of operational research to planning
in India », Sankhya, Vol. 16, 1955.
Myrdal. g. The Challenge of World Poverty, Penguin, 1970.
Nurkse r., Les problèmes de la formation du capital dans les pays
sous-développés, Cujas, 1968.
Ranis g. et Fei j. Development of the labour surplus economy : theory
and practice, Irwin, Homewood, 1964.
Rosenstein-Rodan p. n., « Industrialisation of Eastern and South
Eastern Europe », Economic Journal, Vol. 53, 1943.
Rostow w.w., Les Étapes de la croissance économique, Le Seuil, 1960.

Évolutions contemporaines

1.
Assidon e., « FMI-Banque mondiale : la fin du consensus théorique »,
l’Économie Politique, no 5, 2000.
Ben Hammouda h., « Renouveau structuraliste : contexte, intérêt et
limites », Mondes en Développement, 113/114, Tome xxix, 2001.
Ben Hammouda h., « Quoi de neuf chez les structuralistes ? »,
l’Économie Politique, no 5, 2000.
Fontaine j.-m. et Lanzarotti m., « Le Néo-structuralisme, de
l’opposition rhétorique à l’émergence d’un nouveau paradigme »,
Mondes en Développement, 113/114, Tome xxix, 2001.
Stiglitz J. « Vers un nouveau paradigme pour le développement »,
l’Économie Politique, no 5 (discours prononcé à la cnuced,
octobre 1998), 2000.

Insertion internationale et dépendance

Commerce extérieur et développement

2.
Balassa B., « Stages Approach to Comparative Advantage », Fifth
World Congress of International Economic Association, Tokyo, 1977.
Balogh t. Unequal partners, Oxford, 1963.
Bhagwati j., « Anatomy and Consequences of Trade Control
Regimes », Foreign Trade Regimes and Economic Development, NBER,
New York, 1978.
Haberler g., « Some Problems in the Pure Theory of International
trade », Economic Journal, June 1950.
Krueger a.o., Liberalization Attempts and Consequences, NBER, New
York, 1978.
Little i., Scitovsky t. et Scott m., Industry and trade in some
developing countries, Oxford University Press for the OECD
Development Centre, Londres, 1970.
Viner j., International Trade and Economic Development, Clarendon
Press, Oxford, 1952
Structuralisme et dépendance

1.
Amin s., L’Accumulation à l’échelle mondiale, Anthropos, 1970.
Amin s., La Déconnexion, La Découverte, 1973.
Bairoch p., Mythes et paradoxes de l’histoire économiques, La
Découverte, 1999.
Emmanuel a., L’échange inégal, Maspero, 1969.
Guillen Romo h., « De l’intégration Cepalienne à l’intégration
néolibérale en Amérique latine : de l’ALALC à l’ALENA », Mondes en
Développement, no113/114, Tome xxix, 2001.
Lénine v.i, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Œuvres
complètes, Tome xxii, éditions sociales.
Luxemburg r., L’accumulation du capital, 1913 (Maspero, 1967).
Mandel, Le troisième âge du capitalisme, trad. française, Union
générale d’éditions, collection 10/18, 1976.
Mathias g., Salama p., L’État surdéveloppé, La Découverte, Paris,
1983.
Salama p., « Au-delà d’un faux débat », Revue Tiers Monde, 1976.
2.
Athukorala p., « Manufactured exports of developing countries and
their terms of trade : a reexaminaion of the Sarkhar-Singer results »,
World development, Vol. 21, no 10, 1993.
Bettelheim, « Theoretical comments » appendix to A. Emmanuel,
« Unequal Exchange. A Study of Imperialism of Trade », New Left
Books, London 1972.
Prebisch r., « Reflexiones sobre la integración económica
latinoamericana », Comercio Exterior, Mexico, novembre 1961.
Prebisch r., El desarrollo económico y algunos de sus principales
problemas, 1949.
Sarkhar p., Singer H., « Manufactured exports of developing
countries and their terms of trade since 1965 », World development,
Vol. 19, no 4, 1991.
Singer h., « The distribution of gains between investing and borrowing
countries », American Economic Review, Vol. 40, mai 1950.
Sunkel o., « National development policy and external dependency in
Latin America », Journal of development Studies, Vol. 1, no 1, 1973.
Dos santos t, « The structure of dependence », American Economic
Review., Vol. 60, no 2, 1970.

Agriculture, problèmes agraires et alimentaires

1.
Alexandratos n., « Agriculture mondiale – Horizon 2010 », FAO,
1995.
Bessières m., Künnemann r., Ghimire k., Courrier de l’Unesco.
George s., Les stratèges de la faim, Grounauer, Genève, 1982.
Jadot y., Solagral, 1996.
Mazoyer m., Roudart l., « Développement des inégalités agricoles
dans le monde et crise des paysanneries comparativement
désavantagées », FAO, 1997.
Mazoyer et al., Esquisse d’une nouvelle politique au Congo, FAO,
1986.
Mazoyer m., Histoire des agricultures du monde, Le Seuil, 1997.
Théry h., Le Brésil, Armand Colin, coll. « U – Géographie », 5e éd.,
2005.
2.
Sen a., Poverty and Famines : An Essay on Entitlement and
Deprivation, Clarendon Press, Oxford, 1981.
Genre, situation des femmes

1.
Cahiers Genre et développement, AFED-EFI, n o1 et 2, L’Harmattan,
2001.
Hirata h. et Le Doaré h., « Les paradoxes de la mondialisation »,
Cahiers du GEDISST, no 21 (dossier complet sur les conséquences de la
mondialisation et de l’ajustement structurel pour les femmes dans les
différentes régions du monde), 1998.
Quiminal c., « Les associations de femmes africaines en France :
nouvelles formes de solidarité et d’individualisation », Cahiers du
GEDISST, no 21.
2.
Boserup e., Women’s Role in Economic Development, The University
of Chicago Press, 1970.
Cepal, « El desafío de la equidad de género y de los derechos humanos
en los albores del siglo XXI, Octava Conferencia Regional sobre la
Mujer en América Latina y el Caribe, Lima, Perú », 2000.
World development, Vol. 23, no 11, 1995 (dossier).

Démographie

1.
Attané i., Population et Sociétés, INED no 357, mai 2000.
Dumont r., Démocratie pour l’Afrique, coll. « Histoire Immédiate »,
Seuil, 1991.
Lebras h., Les limites de la planète, Flammarion, 1994.
Vallin j., « L’avenir démographique du Sud », La Recherche, no 322,
juillet-août 1999.
2.
Boserup e., Évolution agraire et pression démographique, trad.
française de 1970, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique »,
Flammarion, 1970.
Malthus t., Essai sur le principe de population, 1798, rééd. PUF,
1980.
Marx k., Grundrisse.
Rapports de la FNUAP – Fonds des Nations unies pour la population
dont UNFPA, Population, resources and the environment : the critical
challenge, New York, 1991.

Pauvreté et inégalités

1.
Banque interaméricaine de développement, rapport 1998-1999,
Facing up to inequality in Latin America.
Bourguigon f. « Développement », rapport du Conseil d’analyse
économique, 2000.
Cnuced, Rapport 1997.
Destremau b., Salama p., La pauvreté prise dans les turbulences
macro-­économiques en Amérique latine, Problèmes d’Amérique latine
no 45, La documentation française, 2001.
Destremau b., « Les indicateurs de la pauvreté dans les approches de
la Banque mondiale et du PNUD : une analyse critique », L’insoutenable
misère du monde, dir. Pierre Salama et Richard Poulin, coll. « Vents
d’Ouest », 1998.
Lautier b., « Pauvretés », Revue Tiers Monde, no 142, 1995.
Pnud
Salama p., « Des pauvretés en général et de la pauvreté dans le tiers-
monde : évaluations et mesures », p. 38, in L’insoutenable misère du
monde, op. cit.
2.
Sen a., Repenser l’inégalité, Seuil, Paris, 2000.
Sen a., Development As Freedom, Oxford University Press, Oxford,
1999.

Secteur informel, microcrédit

1.
Destremau b., Salama p., La pauvreté prise dans les turbulences
macro-économiques en Amérique latine, Problèmes d’Amérique latine
no 45, La documentation française, 2001.
Guerin i., Hersent m. et Fraisse l. (dir.), Femmes, économie et
développement. De la résistance à la justice sociale, IRD, ERES, 2011.
2.
Roubaud f., La economía informal en México : de la esfera doméstica
a la dinámica macroeconómica, Fondo de Cultura Económica, Mexico,
1994.
Latouche s., L’Autre Afrique : entre don et marché, Albin Michel,
1998.
Lautier b., L’Économie informelle, La Découverte, 1994
Roubaud f., Le Marché du travail à Yaoundé, 1983-1993 : la décennie
perdue, DIAL et DSCN/MINPAT, Paris/Yaoundé, 1993.

Endettement et ajustement structurel

1.
Fontaine j.-m., Mécanismes et politiques de développement
économiques, Du « big push » à l’ajustement structurel, Éditions Cujas,
1994.
Hugon p., « Incidences sociales des politiques d’ajustement », Revue
Tiers Monde, Tome xxx, no 117, 1989.
George s., Jusqu’au cou, La Découverte, 1988.
2.
Chavagneux c., Tubiana l., Rapport du Conseil d’analyse économique,
Développement, 2000.
Hamilton c., « The Irrelevance of economic Liberalization in the Third
World », World Development, Vol. 17, no 10, 1989.
Hugon p., « Jeux économiques et enjeux des politiques orthodoxes en
Afrique : le cas de Madagascar et du Nigeria », Revue Tiers Monde,
Tome xxviii, no 109, 1987.
Hugon p., « Les incidences sociales des politiques d’ajustement »,
Revue Tiers Monde, Tome xxx, 1989.
Harribey j.-m., Qui annule sa dette relève la tête, 2001.
Fontaine j.-m., « Diagnostics et remèdes proposés par le Fonds
monétaire international pour l’Afrique : quelques points critiques »,
Revue Tiers Monde, Tome xxx, no 117, 1989.
L’Hériteau m.f., « Endettement et ajustement structurel : la nouvelles
canonnière », Revue Tiers Monde, Tome xxiii, no 91, 1982.
Mulot e., « Le néo-structuralisme et la question sociale en Amérique
latine et Caraïbes : construction d’une pensée alternative ou convergence
idéologique ? », Mondes en Développement, Tome xxix, no 113/114,
2001.
Salama p., « Les effets pervers des politiques d’ajustement, dans les
économies semi-industrialisées », Revue Tiers Monde, Tome xxx, no 117.
Unicef en 1987.

Mondialisation et financiarisation

1.
Chesnais f., La mondialisation du capital, Syros, p 90, 1994.
Chesnais f., La mondialisation financière, Syros, 1996.
Husson m., Le grand bluff capitaliste, La Dispute, 2001.
2.
Oman c., Globalisation et Régionalisation : quels enjeux pour les pays
en développement ? Paris, OCDE, I994.
Cnuced, « Le développement économique en Afrique », 2001.
Cnuced, « Trade and development report », 2002.
Cnuced, « World Investment report ».
Husson m., « Argentine : derrière le voile monétaire », Mouvements,
2002.
Mouhoud e.m., « Globalisation et régionalisation des économies :
fondements et logiques en œuvre », Revue de l’IRES, no 27, 1998.
Mouhoud e.m., « Délocalisations dans les pays à bas salaires et
contraintes d’efficacité productive », Mondes en Développement,
Tome xxiv, no 95, 1996.
Oman c. et de Barros o., « Trends in global FDI and Latin America »,
Inter-­American Dialogue meeting, Washington, 1991.
Pottier c. « Coût du travail, délocalisations et intégration mondiale de
la production par les firmes », Mondes en Développement, Tome xxiv,
no 95, 1996.
Salama p., Conseil d’analyse économique, rapport « Développement »,
2000.
Treillet s., « Le triangle infernal », Actuel Marx.
Treillet s., « Mexique : régionalisation, ouverture et modifications de
la spécialisation industrielle », Revue de l’IRES, no 27, 1998.

Développement durable

Tanuro d., L’impossible capitalisme vert, Les empêcheurs de penser


en rond, La Découverte.

Corée du Sud
Amsden a., Asia’s next giant. South Korea and late industrialization,
Oxford, Oxford University Press, 1989.
Banque mondiale, The East Asian Miracle. Economic growth and
public policy, Oxford University Press, 1993.
Lanzarotti m., La Corée du Sud, une sortie du sous-développement,
Paris, IEDES.

Crise économique

Hugon p., Salama p., « Les Suds dans la crise », Revue Tiers Monde,
janvier 2010, A. Colin.
Index

Abramo : 118
accès au marché : 173, 174, 179
Afrique : 13, 21, 24, 25, 32, 39, 44, 45, 46, 47, 48, 55, 57, 76, 77,
88, 90, 96, 98, 102, 103, 104, 106, 107, 109, 111, 114, 116, 119,
121, 125, 126, 128, 130, 139, 143, 146, 147, 151, 154, 162, 164,
166, 167, 168, 169, 174, 175, 176, 177, 207, 211, 222, 236, 240,
241
Afrique du Sud : 24, 175
Agarwal : 209, 222
Agenda 21 : 201
Aggeri : 203
agraire : 85, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 129, 130
agriculture : 23, 47, 55, 67, 73, 74, 75, 76, 80, 82, 83, 84, 99, 104,
105, 106, 107, 115, 119, 124, 128, 129, 173, 174, 177, 218, 226
aide : 130, 137, 158, 159
ajustement structurel : 90, 97, 104, 107, 116, 117, 118, 144, 148,
150, 151, 153, 154, 156, 157, 159, 160, 161, 162, 178, 184, 224,
226
Aknin : 222
Alexandratos : 105
Algérie : 7, 12, 21, 24, 31, 77, 79, 83, 85, 101, 113, 224
alphabétisation : 108, 127
Amazonie : 46, 99
Amérique latine : 12, 24, 32, 39, 42, 44, 45, 46, 48, 53, 57, 70, 78,
79, 81, 82, 85, 88, 89, 90, 96, 98, 101, 103, 104, 107, 108, 111, 118,
119, 120, 128, 130, 136, 139, 140, 147, 149, 157, 161, 164, 167,
179, 181, 186, 187, 188, 217, 222, 234, 236, 237
Amin : 43, 47, 56, 58, 59
Amsden : 241
ancrage : 153, 154, 155
ancrages monétaires : 241
anti-tiers-mondistes : 20
APD : 137
Arabie Saoudite : 31, 111
Argentine : 21, 46, 49, 89, 98, 139, 154, 162, 173, 181, 189, 190,
224
Asie : 13, 24, 39, 42, 43, 46, 47, 70, 88, 89, 90, 91, 96, 99, 103,
104, 106, 107, 108, 109, 118, 119, 120, 121, 128, 130, 153, 155,
158, 166, 181, 183, 185, 186, 187, 222, 227, 236
Assidon : 231
asymétries : 51
Athukorala, Bleaney : 171
Attané : 128, 222
attractivité : 190, 211, 212
autosubsistance : 105
autosuffisance alimentaire : 104
avantages comparatifs : 47, 49, 50, 51, 145
Bagchi : 43
Bairoch : 42, 44, 54, 55, 97
Balassa : 50, 224
Balogh : 53
Bandoeng : 12, 13
Bangladesh : 127, 128
Banque mondiale : 24, 33, 50, 94, 96, 102, 103, 107, 119, 128, 130,
137, 140, 143, 144, 145, 156, 157, 158, 161, 201, 202, 205, 211,
216, 217, 219, 221, 224, 226, 234, 236, 241
barrières : 78, 104, 173, 174, 177, 178, 179
Barros : 82, 162
Ben Hammouda : 224, 225, 241
Bernis : 83
Bertola : 93
besoins essentiels : 33, 107, 200, 215
Bessières : 105
Bettelheim : 60
Bhagwati : 50
biais urbain : 107
bien commun : 210
biodiversité : 200, 206, 210, 218, 219, 220
Bolivie : 20, 24, 46, 78, 101
Boserup : 128, 197
Botswana : 24
Bourguignon : 93
brèche de productivité : 171
brèche technologique : 188
Brésil : 24, 29, 31, 46, 49, 81, 82, 89, 96, 98, 99, 100, 102, 113,
116, 118, 136, 139, 154, 162, 167, 170, 173, 175, 176, 181, 211
Bruno : 71
Bruntland : 199, 205
budget-temps : 115
Burundi : 47, 98
Cambodge : 24, 44
Cameroun : 234
Cancun : 173, 174
Cap Vert : 24
capital humain : 91, 92, 156
capital naturel : 204, 205, 206
Caraïbes : 12, 161, 177, 185
Centre-Périphérie : 53
CEPAL : 20, 53, 57, 59, 77, 78, 117
cercle vicieux : 71, 73, 74, 93, 126, 150
Chavagneux : 159
Chenery : 70, 71, 74, 130
Chesnais : 182, 183, 185, 186
Chili : 31, 49, 95, 101, 102, 112, 118, 149, 170, 181, 241
Chine : 24, 31, 39, 45, 95, 106, 114, 120, 162, 164, 166, 182, 207,
215, 216, 222
choc monétariste : 136
chômage déguisé : 69
ciblage : 157
club de Londres : 138
club de Rome : 196, 197
CNUCED : 55, 88, 90, 167, 168, 169, 170, 180, 181, 182, 194, 198,
229
Coase : 205
Colombie : 46, 149
colonialisme : 116
colonisation : 39, 42, 43, 44, 45, 47, 48, 49, 98
communautaire. : 116
concentration foncière : 85, 97
conditionnalité : 158
Congo : 108
consensus de Washington : 82, 145, 156, 222, 224, 227, 231
convergence : 162, 164
Corée du Sud : 20, 22, 24, 31, 88, 101, 106, 112, 139, 162, 179,
182, 224, 240, 241
Costa Rica : 24, 31, 210
Côte d’Ivoire : 24, 32, 47
courbe en U inversé : 92
crise : 136, 139, 146, 154, 155, 157, 158, 160
Croissance : 14, 92
croissance endogène : 91, 156, 157, 225
croissance zéro : 16, 197
Cuba : 101
culture d'exportation : 116
cultures de subsistance : 116
currency board : 191
de Soto : 234, 235
décennie perdue : 188
décollage : 16, 17, 97, 119, 164
décomposition des processus de production : 183
décroissance : 164, 197, 215, 222
déficit alimentaire : 125
déforestation : 100, 206, 210, 211, 217, 221
délocalisations : 183
Démographie : 119
dépendance : 39, 56, 57, 58, 59, 162, 179, 186, 237, 240, 241
dépendance alimentaire : 85, 106, 108
déséquilibrée : 74, 79
désertification : 20, 201, 208
désindustrialisation : 153
Destremau : 94
détérioration des termes de l’échange : 54, 171
dette : 130, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 143, 144, 145, 146, 147,
148, 149, 150, 151, 152
dette écologique : 209
dévaluations : 152
développement autocentré : 49
Développement du sous-développement : 59
développement humain : 111, 127, 130
développement participatif : 159
discriminations : 109
distribution des revenus : 92, 93, 96
division cognitive : 183
division internationale du travail : 166
Dockès : 17
Doha : 173, 174, 175, 176, 177
dollarisation : 149
dotations en facteurs de production : 49
double déficit : 70, 130
Drevet-Fabbous : 130
droit au développement : 209, 215
droits à polluer : 206, 207
droits de propriété intellectuelle : 175
dualisme : 53, 67, 68, 73, 104, 152
Dumas : 67
Dumont : 44, 48, 125, 238
dumping environnemental : 211
dumping social : 211
Dutch Disease : 21
échange inégal : 56, 59
échange international : 167
écodéveloppement : 197, 198, 199, 202
économie casino : 188
économie de réserve : 45, 47
économie de subsistance : 94, 115
économie de traite : 44, 67
économie primaire agro-exportatrice : 98
économie primaire d’exportation : 45
éducation : 22, 29, 33, 144, 147, 151, 155, 156, 157, 159, 160, 227,
228, 237, 239
effet de serre : 199, 207, 210, 211
effet externe : 93
effets d’entraînement : 74, 75, 80, 83, 84
effets d'éviction : 147, 156
Égypte : 12, 24, 32
Emmanuel : 56, 57, 60
empowerment : 161, 236
endettement extérieur : 130, 150
Équateur : 46, 78
équilibrée : 74, 75, 77
erreur de composition : 152
esclavage : 43, 45
espérance de vie : 109, 120, 121, 123, 127
étapes de la croissance : 16
État : 13, 29, 59, 60, 103, 150, 152, 157, 191, 198, 206, 211, 219,
221, 222, 225, 232, 238
États-Unis : 19, 29, 30, 42, 60, 112, 173, 174, 176, 207
Europe : 16, 17, 18, 24, 43, 44, 68, 97, 111, 118, 120, 125, 164,
173, 174, 183, 185, 186, 207
excédent de main d’œuvre : 69
exode rural : 234
explosion démographique : 120, 125
externalités : 204, 206, 207, 236
extravertie : 42, 48, 49, 84
fécondité : 71, 120, 121, 124, 126, 127, 128, 197
Fei : 67, 68
Feldmann : 80
femmes : 85, 108, 109, 111, 115, 116, 117, 118, 119, 121, 126, 127,
128, 129, 130
filets de sécurité : 153, 157
financement : 69, 70, 77, 79, 80, 104, 115, 129, 130, 139, 157, 159,
187, 189, 229, 236
financière : 23, 67, 145, 152, 158, 162, 186, 187, 188, 189, 209
firmes multinationales : 162, 178, 179, 182, 187
firmes réseaux : 183
flexibilité : 183, 188
flux commerciaux : 165
flux d'IDE : 179, 180
flux internationaux : 137
FMI : 24, 33, 100, 140, 141, 143, 144, 146, 147, 150, 158, 161,
189, 226, 241
FMN : 79, 82, 85, 212
Folbre : 118
Fontaine : 146, 150, 162, 226
fordisme périphérique : 241
forêt : 217
Founou-Tchnigoua : 47
France : 29, 31, 99, 112, 120, 137, 198
Froger : 222
Furtado : 60, 68, 69
Gabon : 24
Galeano : 46
Genève : 173, 174
genre : 85, 115, 118
Geronimi : 212
Gerschenkron : 17
Ghimire : 102, 105
gouvernance : 37, 158, 159, 199, 201, 221
Grameen Bank : 236, 237
Groupe de Cairns : 173
Groupe des 22 : 174
Guatemala : 32, 114, 160
Guillen Romo : 79, 85
Haberler : 60
Haïti : 24, 98
Harribey : 205
Harris : 68
Hartwick : 204
Hecksher-Ohlin-Samuelson : 49
Henni : 222
Hirata : 119
Hirschman : 75
Hong Kong : 25, 166, 182, 224
HOS : 49, 51, 52, 56
Hotelling : 204
Hugon : 146, 148, 153
Husson : 162, 191, 222
hyperinflation : 149
IDE : 82, 117, 137, 154, 155, 179, 183, 184, 212
Inde : 12, 32, 42, 43, 44, 48, 49, 57, 80, 81, 82, 105, 106, 107, 114,
164, 170, 175, 176, 177, 182, 184, 215, 226, 237
Inde Brésil : 207
indépendance : 7, 12
Indicateur de développement humain : 25
indicateurs : 23, 24, 25, 30, 33
indicateurs de la pauvreté : 130
Indonésie : 42, 44, 96, 162, 166, 182, 211, 218
industrialisation : 73
industries industrialisantes : 79, 83
inégalités : 7, 20, 24, 25, 29, 81, 85, 89, 90, 91, 92, 95, 96, 106,
107, 109, 111, 127, 130, 164, 215, 216, 222, 233
inégalités sociales : 95
intégration régionale : 78
investissement directs étrangers : 117
investissements directs étrangers : 137, 153, 154
Irak : 24
Iran : 24, 31, 113
ISDH : 111
Jamaïque : 184
Japon : 19, 20, 97, 176, 185, 207
Johannesburg : 207
Kaldor : 90, 92
Kenya : 44, 47, 104
Kerala : 101
Koweït : 25
Krueger : 50, 52, 224
Künnemann : 105
Kuznets : 16, 90, 92, 215
Kyoto : 206, 207, 210, 211
Lanzarotti : 226, 241
latifundia : 48, 98
latifundisme : 98
Latouche : 222, 238, 240, 241
Le Doaré : 119
Lebras : 125, 129, 222
Lénine : 58
Leroy-Beaulieu : 124
Lewis : 5, 52, 67, 73
L'Hériteau : 146, 147
libéralisation : 147, 148, 153, 154, 155, 157, 158, 227
libéralisation commerciale : 166, 179
libéralisation des échanges : 106
libre-échange : 43, 178
Lipietz : 241
Little, Scitovsky et Scott : 60
Lula : 100
Luxemburg : 58
Madagascar : 24, 47, 162, 218, 219, 234
Mahalanobis : 80
Malaisie : 24, 88, 91, 97, 118, 166, 182
Mali : 218
Malthus : 124, 125, 196, 197
malthusien : 124, 128, 226
Mandel : 60
maquiladoras : 117, 184
maquildoras : 184
Maroc : 24
Maurice : 24, 31, 198
Mazoyer : 97, 105, 130
Meadows : 196, 197
Méral : 222
Metzler : 158
Mexique : 22, 31, 46, 59, 81, 82, 89, 98, 102, 103, 113, 118, 120,
129, 138, 139, 149, 154, 155, 162, 167, 181, 184, 186, 189, 198,
211, 224, 234, 241
micro-crédit : 233, 236, 237
mimétisme technologique : 83
minifundias : 99
minifundisme : 98
modèle social : 85, 222, 241
modèles de croissance : 60, 66, 67, 74, 75, 77, 79
modèles de développement. : 60, 66, 67
modèles traditionnels de croissance : 155
mondialisation : 162, 165, 179, 182, 183, 186, 187
mondialisation libérale : 116
monétariste : 145
monopole commercial : 42, 44
Monterrey : 159
moratoire : 139, 148
mortalité : 120, 121, 126, 127
Mouhoud : 184, 194
Moyen-Orient : 13, 24, 164
Mulot : 161
Myrdal : 47, 53, 71, 130
Namibie : 24
Narain : 222
néoclassique : 13, 17, 18
néo-colonialisme : 49
néo-malthusiens : 125
néostructuralisme : 225, 232
néo-structuralisme : 161
néo-structuralistes : 225
Nicaragua : 24, 32, 101, 102, 103, 114, 218
Nigeria : 47, 162
Nord-Sud : 19
normes : 147, 158, 160, 167, 170, 174, 175, 186, 207, 209, 212,
218
Norvège : 27, 30
Nouveaux pays industrialisés : 21
nouvel ordre économique mondial : 168
nouvelles économies industrialisées : 158
NPI : 21, 170
Nurske : 69, 71, 74
Objectif de Développement du Millénaire : 215
Objectifs du Millénaire : 22, 33, 215
Oman : 71, 82, 162
OMC : 167, 172, 173, 174, 176, 177, 185, 211, 213, 232
ONG : 137, 194, 201, 207, 236
ORD : 175, 211
PAC : 174
Papouasie-Nouvelle-Guinée : 210
paradoxe de composition : 53, 178
Partant : 170, 238
participatif : 228
participation : 75, 78, 84, 111, 115, 160, 161, 165, 170, 201, 203,
220, 228
participative : 228
PAS : 116, 146, 147, 151
Passet : 214
pauvreté : 93, 94, 95, 96, 97, 105, 107, 108, 126, 127, 144, 156,
157, 158, 160, 161
paysanneries : 130
pénurie d’épargne : 69, 70, 71
Périphérie : 20
Pérou : 101, 170
Perroux : 16, 19, 23, 60, 66, 75, 214, 241
pessimisme des exportations : 52, 53
petite propriété paysanne : 101
pétrodollars : 130
Philippines : 24, 98, 103, 166, 182, 184
Pigou : 205
planification : 77, 79, 80, 83, 101
plantation : 42, 43, 44, 45, 46, 48, 56, 67
PMA : 177, 179
PNUD : 25, 26, 32, 114, 118, 127, 130
polarisation : 185, 186
pôles de croissance : 75
pollueur : 205
Population : 124, 128
populistes : 101
Prebisch : 54, 60, 170, 171
pression démographique : 98, 129, 130
privatisation : 147, 148, 153, 188, 191
produits primaires : 44, 50, 53, 54, 171, 181
promotion des exportations : 50, 51, 147, 224
propriété intellectuelle : 176, 213
protection tarifaires : 50
protectionnisme : 52, 178
Qatar : 25
question agraire : 85, 97
Quiminal : 241
rapports sociaux : 85
redistribution : 92, 130, 152, 157
Rééchelonnement : 138
réformes agraires : 98, 101, 102
régime démographique : 85, 119
régimes d’accumulation : 187, 189
régimes d’accumulation excluants : 89
régionalisation : 162, 184, 185
relativisme culturel : 240
rendements décroissant des terres : 124
rente : 69, 79, 152
rente foncière : 106
République dominicaine : 31, 113
Révolution industrielle : 209
Révolution verte : 103, 104, 105
Rio : 46, 201, 207
Rist : 238
Rosenstein-Rodan : 5, 74
Rosier : 17, 80, 84
Rostow : 16, 17, 69, 70
Roubaud : 234, 241
Roudart : 98, 130
ruissellement : 95
Russie : 29, 162, 227
Rwanda : 47, 98
Salama : 60, 89, 97, 130, 149, 189, 241
Sarkhar : 170, 171, 172
Sauvy : 13, 20, 23
Schembri : 212, 222
Seattle : 173
secteur informel : 108, 111, 116, 233, 234
sélectivité : 158
self-reliance : 75
semi-industrialisées : 89
Sen : 106, 161, 236
Sénégal : 24, 32, 44, 114, 115
sida : 36
Sierra Leone : 27, 32
Singapour : 25, 166, 182, 224
Singer : 54, 170, 171, 172
société civile : 159, 228, 233
sous-développement : 14, 17, 18, 21, 22, 23, 24, 25, 33
soutenabilité : 119, 125
soutenabilité faible : 203
soutenabilité forte : 206
spécialisation internationale : 49, 52
spécialisation primaire : 48
Sri Lanka : 32, 42, 43, 114, 226
stabilisation : 139, 144, 146, 148, 149, 150, 157
Stiglitz : 210, 211, 222, 226, 229, 232, 241
STIGLITZ : 210, 227
Stockholm : 198, 199, 222
stratégies de développement : 60, 73, 74, 75, 77, 81, 82
structuralisme : 53
substitution d’importation : 49, 70, 78, 85, 117
substitution des exportations : 187
substitution des importations : 224
subventions agricoles : 174
Suède : 31, 112, 120
Summers : 211
Sunkel : 60
Swaziland : 24, 47
systèmes agraires : 128
Taïwan : 25, 88, 101, 106, 164, 166, 179, 182, 224
take-off : 17, 69, 90
Tanzanie : 32, 44, 75, 76, 114
taux de fécondité : 120, 124, 130
taux effectifs de protection : 50
taxe : 205
Taylor : 225
Thaïlande : 24, 32, 39, 88, 91, 95, 113, 154, 155, 166, 170, 182
théorie néoclassique : 155, 156
Tiers-monde : 6, 7, 13, 17, 20, 21, 22, 23, 24, 28, 39, 44, 49, 51, 54,
57, 60, 68, 85, 97, 103, 106, 107, 108, 115, 116, 119, 120, 130, 136,
137, 138, 139, 143, 144, 146, 152, 155, 156, 165, 166, 167, 172,
173, 174, 177, 179, 198, 199, 208, 211, 214, 216, 234, 237
Todaro : 68
Toussaint : 144
transfert de technologie : 218
transfert domestique : 150
transferts de technologie : 175, 186
transition démographique : 119, 120, 121, 126
trappe : 71, 73
Tubiana : 159
Tunisie : 12, 24
Turquie : 24, 31, 39, 113, 162, 182
Ukraine : 31, 113
urbanisation : 108, 127
Uruguay round : 172, 173, 177, 194
Vallin : 120, 121
Venezuela : 139
Vietnam : 12, 24, 32, 44, 101
Viner : 60, 71
Wignaraja : 71
Williamson : 145
Yémen : 24
Zambie : 151
This le was downloaded from Z-Library project

Your gateway to knowledge and culture. Accessible for everyone.

z-library.se singlelogin.re go-to-zlibrary.se single-login.ru

O cial Telegram channel

Z-Access

https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
ffi
fi

Vous aimerez peut-être aussi