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Institut de la gestion publique et du développement économique

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Comité pour l’histoire économique et financière de la France

Chapitre V. Les attentes et les premiers résultats : 1860-1868

Chapitre VII. Le premier système d’enseignement libéral. Bilan et c...

LE JUSTE OU LE RICHE | Lucette Le Van-Lemesle

Première partie. Les libéralismes et leur premier système de diffusion de l'économie politique (1815-
début des années 1880) héritages et construction d'un modèle

Chapitre VI. L’économie politique et la formation des hommes d’État. La cinquième section de l’École
des hautes études et l’École libre des sciences politiques (1868-1885)

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CITÉ PAR

Chapitre VI. L’économie politique et la formation des hommes d’État. La cinquième section de l’École
des hautes études et l’École libre des sciences politiques (1868-1885)

p. 189-223

TEXTE NOTESILLUSTRATIONS

TEXTE INTÉGRAL
1Devant ce bilan jugé décevant, en matière d’institutionnalisation, les partisans libéraux de
l’enseignement de l’économie renoncent à la stratégie du ralliement et reviennent à leur position
habituelle faite d’autonomie attentive à l’égard du pouvoir politique et de confiance dans le secteur
privé. Non qu’ils restent indifférents : ils savent bien que les avancées institutionnelles de la discipline
correspondent aux avancées du libéralisme politique (1819, 1831, 1846, 1864). Mais l’enjeu du moment
est de modifier la situation politique plutôt que de profiter d’un changement de forces. En aidant les
libéraux politiques, on favorise ces avancées.

2Pour cela la discipline économique est désormais liée aux sciences politiques. Elle doit faire partie de la
formation des administrateurs, des hauts fonctionnaires et des hommes politiques. C’est dans cette
intention qu’avaient été proposées les entrées de l’économie politique dans les institutions existantes :
la tentative de 1819 en faculté de droit, comme les projets examinés à la demande de Salvandy sous le
régime de Juillet. Face à ces besoins, les projets de réforme se multiplient. Les possibilités sont les
suivantes : soit on crée une section de sciences politiques dans les facultés de droit, avec un diplôme
différent, soit on instaure des facultés spéciales pour enseigner les sciences politiques et administratives
sur le modèle allemand, soit on fonde une école spéciale des services publics. Mais, jusqu’alors,
l’opposition des facultés de droit a empêché ces projets d’aboutir.

I. 1868 : L’ANNÉE DES RUPTURES

3Il n’est pas question de retracer la situation de crise du Second Empire en 1868 : guerres extérieures,
récession, progrès des libéraux politiques, montée du mécontentement ouvrier, tout cela est bien
connu. Mais cette crise se répercute inévitablement dans l’esprit des alliés ou des ralliés au
gouvernement. Les libéraux n’y échappent pas. À travers des bilans nourris et désenchantés, c’est à une
mise à distance généralisée que nous assistons, au moment même où leur allié privilégié, V Duruy,
louvoie et tente de faire passer une nouvelle vague de réformes avant d’être, pour cela même d’ailleurs,
écarté du pouvoir. On assiste alors à un changement de stratégie.

A. LA PRISE DE DISTANCE AVEC LE MONDE DES AFFAIRES

4Devant la récession, les protectionnistes reprennent des forces, et remettent en cause les traités de
commerce. L’enseignement de l’économie politique est donc l’objet d’une méfiance accrue. Une analyse
très lucide de la situation est proposée en 1869 par A. Rondelet. « Partout où l’on a combattu le libre-
échange, réclamé le maintien ou le rétablissement des droits protecteurs, l’économie politique est
l’objet d’une suspicion, pour ne pas dire d’une malveillance secrète ou d’une hostilité avouée »1. Il en
déduit la nécessité de rompre avec ce qui avait motivé le ralliement de 1860, l’assimilation de
l’économie politique au libre-échange. « On comprend quelles difficultés opposent à la vulgarisation des
idées économiques cette confusion et ce parti pris... L’économie politique apparaît sous un faux jour. On
ne la regarde plus comme une science générale, faite pour étudier l’ensemble des phénomènes sociaux,
mais plutôt comme une ennemie dont tout le dessein est de vous soumettre par la force ou de vous
surprendre par la ruse. Avant que le professeur ait ouvert la bouche, on le soupçonne d’avoir pour but,
non pas de vous éclairer, mais de vous convertir et si l’on consent à l’écouter, l’acte auquel ou se prête
n’est plus une attention qu’on lui accorde, mais une résistance qu’on lui oppose »2.

5À cette remise en cause de la liaison de la discipline avec la campagne libre-échangiste, s’ajoute, au


travers des thèmes clés cités plus haut (la monnaie, les grands travaux, les sociétés par actions), celle qui
unissait les libéraux au monde des praticiens. Toute l’histoire de la promotion de l’enseignement de
l’économie politique est traversée par cette tension à l’intérieur même du lobby libéral, entre ceux
qu’on n’appelle pas encore les intellectuels et les praticiens. La fondation même du Journal des
économistes avait été le fait d’une reprise en main des intérêts du libéralisme par les praticiens face à la
divergence des chaires.

6Or, en cette fin d’Empire, les libéraux qui ont toujours milité pour la diffusion d’une science morale, se
sentent frustrés d’avoir été cantonnés par leurs alliés politiques dans la sphère de l’enseignement
technique ou dans un rôle exclusif de conservatisme social. Ils estiment que les préjugés des praticiens
libéraux ont fait obstacle à la diffusion de la discipline. « La plupart de ceux qui ont voué leur vie à la
pratique des affaires et consacré leur temps à l’exercice d’une industrie finissent par céder à une
préoccupation qui tient à la nature même de leurs occupations. À force de se trouver en contact avec les
réalités, leur esprit arrive à se refuser aux abstractions et aux généralisations. Ils prennent le parti de se
renfermer dans l’horizon où ils se meuvent et toute tentative d’exploration en dehors de leur
expérience personnelle leur paraît une entreprise chimérique et dangereuse. En même temps qu’ils
poussent à l’excès leur prédilection pour les méthodes expérimentales, ils ne dissimulent point les
préventions que leur inspirent la théorie et la science pure. Ils ne peuvent ni comprendre, ni admettre
qu’on ose se prononcer sur les faits et sur leurs lois, alors qu’on a pour toute instruction les données
d’une enquête ou les chiffres d’une statistique. Ils se sentent prêts à sourire de ces docteurs qui
prétendent leur montrer leur propre métier, et soutenir avec eux une discussion sur des méthodes et un
régime qu’ils pratiquent en personne depuis tant d’années »3. Il faut donc cesser d’être à la remorque
des praticiens si l’on veut obtenir pour l’économie le statut de science morale. C’est la condition
nécessaire pour la faire entrer dans la formation générale.

B. LA RÉAFFIRMATION DU LIBÉRALISME POLITIQUE

7Cette analyse aboutit à s’éloigner des alliés saint-simoniens. Garnier toujours défenseur de
l’orthodoxie, remet en place, sans grande précaution oratoire, le journaliste saint-simonien Jules Duval.
Celui-ci, dans une conférence à l’École de médecine,4 avait dégagé pour l’État deux types de fonctions
économiques : la fonction de gestion des intérêts communs et la fonction de protection. Or il avait
largement étendu la fonction « gérance » de l’État, y plaçant l’état civil, la législation, la gestion, la «
dévolution des ressources naturelles », le Trésor public, la viabilité (au sens large de tout moyen de
communications), l’édilité, le système monétaire, les services payant et toutes les institutions de progrès
social et d’assistance.5 Dans le Journal des économistes, Garnier fait une mise au point très sèche : il
rappelle au conférencier que tout l’effort des économistes depuis A. Smith a consisté à simplifier les
attributions de l’autorité publique, et à diminuer ses interventions. L’article traduit une prise de distance
avec les saint-simoniens et le rapprochement avec les libéraux politiques qui s’opposent de plus en plus
radicalement avec la politique impériale.

C. LA RUPTURE AVEC L’IDÉOLOGIE ET L’ÉMERGENCE DE LA MÉTHODE HISTORIQUE

8L’action politique implique une souplesse d’adaptation, un sens du relatif peu compatible avec la
rigidité doctrinale. La méthode historique vient à point pour justifier les adaptations stratégiques. À la
Société d’économie politique, le 5 janvier 18686, Courcelle-Seneuil propose comme question du jour : «
En quoi consiste la méthode historique ? Comment peut-elle être appliquée à l’économie politique ? »
En 1857, Wolowski avait publié une traduction du Traité d’économie politique de Roscher, le
représentant de la première école historique allemande. Il y avait ajouté une préface, véritable
manifeste en faveur du rôle de la méthode historique en économie politique : désormais, en France
comme en Allemagne, cette méthode allait renouveler à la fois l’exposé et l’herméneutique de
l’économie politique. L’idée essentielle est que l’histoire est une école de patience et de relativisme. Elle
préserve de l’esprit de système.

9Évidemment, Courcelle-Seneuil, héritier direct des Idéologues, s’insurge contre cette affirmation.
L’histoire est trop souvent synonyme de pesanteurs, de conditionnements. L’homme doit justement
s’en affranchir pour que le monde de l’économie devienne fluide et efficace. L’histoire de cet
affranchissement, des ruptures, des libérations est certes intéressante mais pas pour découvrir ni pour
exposer les lois fondamentales de l’économie politique, qui sont connues depuis longtemps. Pour cela,
la seule méthode scientifique « est celle des sciences naturelles et physico-chimiques. On observe les
faits, ce qui suggère une hypothèse qui est vérifiée par une nouvelle phase d’observation. L’hypothèse
est adoptée tant qu’aucun fait ne la contredit, elle est rejetée et remplacée si elle ne peut plus rendre
compte de tous les faits constatés »7. Comme l’expérimentation est impossible, l’histoire est « un
approvisionnement de faits dont nous nous servons, mais elle ne fournit point de méthode de
raisonnement »8. Il reproduit l’hostilité de Jean-Baptiste Say à l’égard de l’histoire, ce « triste spectacle
».

10Les partisans de la méthode historique comme Wolowski, Baudrillart ou Levasseur insistent sur l’idée
d’un développement historique de l’humanité qui passe par des étapes (Stufe). La perception des lois
est donc, elle aussi, conditionnée par l’histoire. Comment prendre conscience des méfaits de l’esclavage,
du rôle potentiel des femmes ou de la nécessité de l’éducation populaire si on est enfermé dans une
période ? Au développement des sociétés humaines, correspondent des étapes dans les prises de
conscience, historiques elles aussi. On assiste donc à une modification importante de la pensée de
certains libéraux, dans la mesure où ils acceptent l’idée d’une relativisation des lois de l’économie
politique.

11Courcelle-Seneuil ne s’y trompe pas. Avec une belle obstination, il repose le problème. Si tout le
monde a toujours utilisé l’histoire, en quoi est-ce alors si nouveau de prôner la méthode historique ?
l’histoire fournit des faits, pas des méthodes de raisonnements, ni surtout des découvertes théoriques.
En filigrane, il dénonce cette thèse de l’historicité des lois. Les lois ne peuvent être remises en cause
sous peine de détruire la science économique. Seul « l’art » (les applications) peut être l’objet d’études
historiques. Il obtient le soutien du juriste Batbie, le détenteur de la chaire de la faculté de droit de Paris
et celui de Joseph Garnier : tous deux maintiennent le rôle prioritaire de l’observation des faits
essentiels, associée au raisonnement, pour établir les lois. L’histoire, après coup, ne fait que les
confirmer.

12Faute d’avoir différencié les deux sens du mot histoire – l’histoire discipline et l’histoire déroulement
des faits – la discussion reste confuse. Chaque groupe reste sur ses positions. Mais ce débat marque une
rupture à l’intérieur du lobby libéral. La revendication de la méthode historique, illustrée par Levasseur,
va transformer la doctrine : le poids des circonstances historiques peut amener à retarder ou à modifier
l’application des grands principes. On comprend l’hostilité des libéraux de la première heure, des
pionniers de la discipline comme Garnier et Courcelle-Seneuil. Signalons au passage, qu’à l’exception de
Batbie, la plupart des juristes présents soutiennent la méthode historique parce qu’elle vient de
contribuer, grâce aux travaux de Savigny, à renouveler les conceptions du droit.

13Mais ce n’est pas seulement un clivage profond chez les libéraux, la fin de la prédominance de
l’Idéologie. C’est aussi avec l’influence de la première école historique allemande, l’émergence du
positivisme, association de l’histoire et de l’économie, que nous reverrons à l’œuvre lors de la création
de l’École libre des sciences politiques.

II. LA CINQUIÈME SECTION DE L’ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES : L’ÉCHEC DU PROJET ÉTATIQUE

A. LE BESOIN D’UN HAUT ENSEIGNEMENT

14Nous avons vu comment l’Académie des sciences morales et politiques avait longtemps réglé seule à
la fois la promotion de la recherche et la formation des professeurs. Pour Duruy, le monopole de cette
formation est excessif. Et la rigoureuse liaison de la discipline avec une forme de pensée a toujours été à
la source des difficultés rencontrées pour son institutionnalisation.

15Par ailleurs, on était de plus en plus conscient à la fois du niveau élevé des concours de recrutement
aux grands corps (Conseil d’État, Inspection des finances, Cour des comptes) et de l’insuffisance des
lieux de formation. En 1863, le président de section du Conseil d’État, Esquirou de Parieu, avait dénoncé
cette absence qui livrait les jeunes gens se destinant aux grands corps, à « des investigations
personnelles, et aux leçons d’un enseignement privé sans contrôle, sans concurrence, et sans règle »9

16Depuis 1860, le Second Empire s’en était préoccupé. Le ministre Rouland avait envoyé Batbie en
mission dans les pays germaniques, pour qu’il y fasse une enquête sur les facultés de sciences
camérales. En 1863, l’Académie elle-même avait choisi, comme sujet de concours, le thème suivant : «
Déterminer les connaissances utiles aux administrateurs qui peuvent être comprises dans
l’enseignement public. Distinguer les aptitudes administratives qui semblent appeler une instruction
théorique et collective d’avec celles qui se développent mieux par le noviciat et la pratique. Étudier le
développement, surtout depuis 1789, des institutions qui ont été établies en France pour préparer par
voie d’enseignement, soit à la connaissance des lois administratives ou générales, soit à certaines
spécialités de l’administration publique. Comparer ces institutions, dans leur état actuel, avec celles qui
sont en vigueur dans certains pays d’Europe, et particulièrement en Allemagne. Rechercher, à l’aide de
cette comparaison, les éléments d’extension et de transformation qui pourraient servir à améliorer sous
ce rapport les institutions en France »10. Les six mémoires envoyés fournissent un inventaire des
tentatives antérieures, mais ils proposent seulement trois types de solutions : soit une école
administrative après la licence en droit, soit une école sur le modèle de l’École polytechnique
(proposition du mémoire de l’ingénieur des Mines, Lamé-Fleury), soit une école sur le modèle de l’École
centrale à l’image de l’expérience de l’École d’administration de Carnot, en 1848. Les facultés de droit
où s’opposent les partisans de l’exégèse et ceux de l’historicisation du droit restent en majorité encore
sur des positions conservatrices.

B. LES MALHEURS DE LA « CINQUIÈME SECTION »

1. L’École des hautes études

17Très conscient de l’hostilité des facultés de droit, Victor Duruy élabore une réforme suivant deux axes.
Pour le premier, il propose un projet de licence de sciences administratives et économiques en faculté
de droit, licence parallèle à la licence en droit. Dans ce but, les étudiants seraient recrutés juste après le
baccalauréat et se destineraient aux postes de fonctionnaires moyens. Le projet est refusé.
18Le deuxième axe concerne la fondation d’une École des hautes études. Elle est instituée par deux
décrets, le 31 juillet 1868. Cette création avait été préparée par des questionnaires envoyés aux
principales universités allemandes, Berlin, Göttingen, Bonn, Leipzig (où enseigne Roscher), Munich,
Tübingen et Heidelberg11. Duruy avait aussi fait faire un rapport sur l’enseignement du Droit des gens
dans toute l’Europe. On sait que ce deuxième projet réussit, mais pas en entier. Avec ses quatre
sections, mathématiques, physique et chimie, histoire naturelle et physiologie, sciences historiques et
philologiques, la nouvelle institution est adoptée.

2. Le retard

19Par prudence le ministre a organisé un moratoire pour la dernière section, la cinquième, celle qui doit
être consacrée aux sciences administratives et économiques. Ce retard est volontaire : « Je n’ai pas
trouvé d’écho à la Faculté de Droit quand j’ai essayé de l’amener à cette idée, et [...] je fais étudier, en
ce moment, l’organisation de ces sortes d’études en Allemagne »12, explique le ministre. Cette
cinquième section avait plusieurs finalités : organiser la formation des maîtres, former les hauts
fonctionnaires, mais aussi développer la recherche ; sur le modèle allemand, initier les étudiants à l’état
le plus actuel des disciplines.

20Le besoin s’en faisait fortement sentir comme le confirme la lettre adressée par le comte
Cieszkowski13 à Victor Duruy. Il lui reproche de n’avoir pas immédiatement mis en œuvre son projet de
section spéciale consacrée à l’économie politique. Selon le libéral polonais, la France est très loin d’avoir
l’enseignement économique dont elle aurait besoin.

21« Ainsi... Lorsqu’il m’arrivait d’être consulté par quelque jeune compatriote désireux de faire de
bonnes études, avais-je l’habitude de répondre : “Voulez-vous ou pouvez-vous entrer dans l’une ou
l’autre des hautes écoles spéciales qui existent en France ? N’hésitez pas, vous ne sauriez mieux faire.
Sinon, l’accès de l’une ou l’autre vous serait-il fermé ou difficile ? Vous ne vous imaginez pas par hasard
qu’après avoir suivi ou seulement fréquenté tels ou tels cours en Sorbonne, au Collège de France, etc. si
éminents et si attrayants qu’ils soient, vous auriez fait de Hautes Études... Sans doute vous pourrez y
apprendre beaucoup, mais vous ne l’y apprendriez infiniment mieux pour peu que vous le sachiez déjà.
Allez donc plutôt en Allemagne ; commencez par y assouvir votre faim intellectuelle dans ces
établissements séculaires et pourtant toujours progressifs qu’on nomme les universités allemandes ;
après quoi, muni de ce qui vous manque et de ce que vous chercheriez en vain à Paris, en dehors des
hautes écoles spéciales, revenez à ces cours plus stimulants que nourrissants, plus digestifs
qu’alimentaires, que vous goûterez alors d’autant mieux qu’ils vous aideront à assimiler l’alimentation
tantôt un peu lourde, tantôt un peu fade d’outre-Rhin” »14.
22La réponse inédite de Duruy montre qu’il est très sensibilisé au problème. « Je suis très flatté de
l’approbation que vous donnez aux décrets du 31 juillet. Mais vous me signalez une lacune importante
et là encore, vous avez raison. Permettez-moi seulement de vous dire, M. le Comte, que cette lacune est
volontaire et provisoire. Nous avons la réputation à l’étranger, nous autres Français, d’être très
turbulents et novateurs ; en réalité nous avons un respect de la tradition qui pourrait à bon droit
s’appeler en certaines matières esprit de routine.

23« Mon école pratique des Hautes Études était une nouveauté hardie pour notre monde universitaire.
On m’a laissé faire, sans mot dire, parce qu’il ne s’agissait que de chimie, et d’histoire naturelle ; si
j’avais prononcé le mot de cette science économique dont vous parlez si bien j’aurais soulevé de
violentes attaques.

24« Cependant, au décret même, dans une note, j’ai fait la réserve qu’une cinquième section pourrait
être ultérieurement constituée en faveur des études juridiques et par-là j’entendais ou plutôt je cachais,
sous ce mot inoffensif, les sciences administratives et économiques.

25« Quand l’École des Hautes Études fonctionnera, quand on aura pu voir des yeux, toucher de la main,
les premiers résultats je mettrai en avant la cinquième section. D’ici là, je serai heureux de recevoir
toutes les communications qu’il vous plaira de me faire à ce sujet. »15 On se demande même dans
quelle mesure la lettre du député polonais n’a pas été suscitée. En tout cas, Duruy éprouve le besoin de
se justifier et impute à la résistance du monde universitaire le retard de sa tentative.

3. L’appel à l’opinion publique

26Or, le 16 et le 17 novembre 1868, dans une sorte d’appel à l’opinion publique, Duruy publie dans le
Moniteur, une lettre dans laquelle il précise les raisons qui militent en faveur de la fondation de cette
cinquième section. « À l’École pratique des Hautes études, il manque une cinquième section,
comprenant les sciences économiques.

27« Cette lacune a été volontaire. Avant de donner à l’institution nouvelle toute l’extension qu’elle peut
recevoir, avant d’y constituer un ordre aussi important d’études délicates, il fallait connaître l’accueil fait
aux décrets du 31 juillet 1868 par le monde savant et la jeunesse studieuse. »
28Duruy rappelle alors le succès des autres sections, même les plus érudites, ce qui signifie qu’il y a une
demande sociale pour les « pour les études les plus élevées et les plus difficiles »16. Duruy espère « qu’il
en sera de même pour l’économie politique, qu’on devrait peut-être appeler d’un mot plus simple
l’économique17, afin de mieux séparer son domaine de celui de la législation et de la politique, qu’elle
doit cependant éclairer des lumières qui lui sont propres ».18

4. Une discipline où la France s’est illustrée

29Au plan scientifique, la France a une longue tradition. Elle a fourni depuis longtemps une contribution
importante à l’élaboration de la pensée économique. « Cette science est toute française par ses origines.
Si Bacon avait entrevu, le premier, la création d’une science sociale formée sur le modèle des sciences
physiques, à la France revient l’honneur de l’avoir constituée, en déterminant son champ d’observations
ou d’expériences et ses méthodes d’investigation. C’est un de ses écrivains19 qui, en 1615, a publié le
premier ouvrage portant le titre d’Économie politique, et c’est un de ses penseurs les plus distingués du
xviiie siècle qui dans ses Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole
(1758) a posé les principes de la science : l’inviolabilité de la propriété privée et l’absolue liberté des
échanges. » Cette science est légitimée par son ancienneté. Par ailleurs, elle contribue à consolider les
bases d’une société stable.

30Mais ne se mêle-t-elle pas par trop de politique ? Là encore le passé fournit des réponses rassurantes.
« Quesnay a eu, chez nous, de nombreux et illustres continuateurs, à commencer par le grand Turgot ;
et ils ont travaillé à séparer la discussion des questions qui se rapportent à l’organisation politique des
sociétés, de la recherche des lois générales selon lesquelles se forment, se distribuent et se
consomment les richesses destinées à satisfaire aux besoins de l’individu, comme à ceux de l’être
collectif qu’on appelle l’État ». Les grands noms du passé sont appelés à l’aide pour légitimer la
démarche du ministre.

5. Une diffusion qui prive la France des bénéfices de la science

31Malgré cet apport scientifique, la France connaît un important retard dans le domaine de
l’enseignement de cette science. Le ministre résume alors la situation française en matière de cours et
de conférences, et en fait le bilan. Il insiste d’abord sur le retard vis-à-vis de l’Allemagne, à une époque
où les relations franco-allemandes sont très mauvaises. « Ces études sont, en Allemagne, l’objet d’un
enseignement très actif. Elles y ont des chaires nombreuses, qui forment dans quelques universités, une
faculté à part20. Et il n’est pas téméraire d’affirmer qu’elles ont beaucoup contribué à développer au-
delà du Rhin, l’intelligence et la pratique des saines doctrines économiques ». A contrario, en France, le
bilan est très limité. Dans les écoles spéciales, l’enseignement est pratique, orienté vers la législation
économique. Il va s’améliorer dans la mesure où l’Université commence à former « des professeurs
capables d’enseigner, dans nos écoles secondaires, les premiers principes de la science économique ».

32Dans la sphère de l’enseignement supérieur, le bilan est maigre. « Deux chaires seulement lui sont
officiellement consacrées : l’une au Collège de France, l’autre à la faculté de droit de Paris ; deux autres
existent au Conservatoire des Arts et Métiers. » Mais il n’oublie pas de rappeler qu’un mouvement
d’opinion se révèle en France par les créations de cours et de conférences privées. « Durant la dernière
année scolaire, trois professeurs ou agrégés ont ouvert auprès des écoles de droit de Nancy, Grenoble et
Toulouse, des cours facultatifs d’économie politique, et cinquante-trois autorisations ont été accordées
pour des cours libres. La Chambre de commerce de Lyon et la Société lyonnaise d’économie politique
ont même fondé à leurs frais, un cours libre qu’elles ont confié à un étranger. Avec le concours de M. le
ministre du commerce, j’ai chargé un professeur de faculté d’ouvrir dans les villes industrielles du Nord,
des conférences pour la vulgarisation des vérités économiques les plus essentielles. Un autre a rempli
pareille mission dans plusieurs villes de l’est »21. La situation est en train d’évoluer. C’est en tout cas ce
que tend à suggérer cette description détaillée : la nécessité de former des maîtres s’impose d’autant
plus.

33Mais ce retard est lourd de conséquences : réduite à la gestion apprise sur le tas, l’économie est
massivement ignorée dans ses aspects généraux. La libéralisation du commerce international a été
retardée, et enfin on n’a pas su éviter les révoltes sanglantes, faute d’avoir su mettre en garde contre les
utopies. La trilogie des arguments est toujours la même. Duruy fait à son tour œuvre de pédagogue face
à l’opinion publique :

34« Malgré tous ces efforts, la science économique ne s’apprend guère en France que dans la pratique
des affaires, et l’on court le risque de l’y apprendre à ses dépens ou à ceux d’autrui, comme il arriverait
au directeur d’usine qui partirait des applications industrielles pour reconstituer les sciences dont il a
besoin. Où en serait l’industrie française, si l’enseignement des mathématiques, de la chimie et de la
physique n’avait été, depuis quatre-vingts ans, fortement constitué ? Et le commerce aurait-il attendu,
en Angleterre jusqu’en 1846, en France jusqu’en 1860, pour mettre en pratique la vérité établie par
Quesnay un siècle auparavant ? Les utopies sanglantes de 1848 se seraient-elles produites ? Verrions-
nous les rêves insensés qui agitent encore certains esprits, les erreurs fatales qui subsistent au sein des
multitudes, si, depuis quatre-vingts ans aussi, nous avions largement organisé l’enseignement
économique ? »22

35La science économique se voit donc attribuer par V. Duruy, un rôle de guide. Tout le texte serait à
citer, mais certains mots sont particulièrement révélateurs. La bonne voie, selon Duruy, est à mi-
distance entre le danger de la routine symbolisée par les négations stériles et celui de l’aventure,
symbolisée par les affirmations téméraires. Les termes sont opposés deux à deux. La science servira de
guide alors que l’empirisme actuel et sa lueur trompeuse ont démontré leurs limites. Le mot lumière
n’est que suggéré dans son association à la science et dans son opposition à la lueur de l’empirisme.

36Mais le degré d’avancement de la science économique est-il suffisant ? Le ministre prend le parti
donner une réponse positive, mais nuancée. Cette science n’est pas plus « jeune » que la chimie, par
exemple. Il lui a manqué, pour se développer, « l’assistance » dont a bénéficié la chimie, traduisons les
institutions d’enseignement. La nouvelle section résoudrait le problème.

6. Recherche et formation des maîtres

37Le but du ministre est d’installer la discipline contestée dans l’enseignement supérieur, dans l’École
où sont déjà instaurées les autres disciplines. Et là, « les maîtres élaboreront la doctrine et les élèves
étudieront la théorie et ses applications »23. Il s’agit donc d’associer la recherche, la formation des
maîtres et, en complément des facultés de droit, celles des administrateurs. « l’École des Hautes Études
formera ainsi de jeunes maîtres qui, ultérieurement, à un titre ou un autre, iront propager dans les cours
des lycées et des collèges, dans les chaires officielles d’économie politique, dans les cours publics
annexés à nos facultés ou créés par des villes industrielles et commerçantes, ces vérités économiques
qui, répandues de proche en proche dans les populations, dissiperont enfin de redoutables erreurs et
contribueront à assurer à la fois la prospérité industrielle et la paix intérieure du pays. Cette école sera
ouverte en même temps à de jeunes hommes qui, voués à d’autres carrières, destinés à
l’administration, aux finances, à la diplomatie, voudraient ajouter aux études générales de droit qui ont
pu les conduire à la licence et au doctorat, les travaux d’un ordre supérieur auxquels l’École pratique des
Hautes Études imprimera le caractère qui lui est propre »24.

38La note surajoutée suggère que cette formation intervienne en complément d’autres projets, qu’elle
n’a l’intention ni d’empêcher ni de combattre. Le ministre ne veut pas se mettre à dos les partisans
d’une école d’administration, sur le modèle de l’École polytechnique, comme Lamé-Fleury en avait
dessiné le modèle.

7. Une pédagogie nouvelle

39Les méthodes seront les mêmes que pour les autres disciplines : des directeurs d’études, « des
hommes considérables » conseilleront personnellement chacun des élèves dans le dédale des lectures,
leur évitant ainsi les efforts inutiles. Ces élèves s’exerceront dans des conférences, rédigeront des
mémoires susceptibles de mériter de la « publicité » et pourront même bénéficier de missions à
l’étranger. Tutorat, contrôle personnalisé des connaissances, participation à des enquêtes, conférences
d’élèves, tout cela s’ajoutera aux cours magistraux et produira une importante innovation pédagogique
par rapport aux facultés de droit : le modèle allemand commence à s’imposer.

40Quant au coût de cette nouvelle institution, il ne sera pas très élevé puisque sa structure propre sera
légère. « Comme pour l’histoire et la philologie, cette section profiterait des enseignements qui existent
dans nos établissements supérieurs », en particulier des laboratoires d’enseignement et des laboratoires
de recherche déjà en usage25. En économie, la création du deuxième lieu d’enseignement au Collège de
France, le cours d’histoire des faits et des doctrines économiques, s’intègre dans ce projet d’ensemble.

41Cette lettre est destinée à l’empereur, mais dans la mesure où elle est publiée, elle espère agir sur
l’opinion. En fait, comme en témoignent les dossiers d’archives, le projet était déjà très élaboré puisque
la commission de patronage et les directeurs d’études étaient déjà choisis26. Mais leurs noms n’étaient
pas révélés au public.

C. LE FRONT DES REFUS

42Le projet de décret, lui aussi, était rédigé. Il ne paraît pas. Pourquoi ? Il serait aisé de répondre qu’en
ce climat politique, face aux pressions libérales et républicaines, les réformes sérieuses sont ajournées.
Ce n’est pas faux. Mais elles le sont aussi parce que, comme toute réforme de l’enseignement, celle-ci
suscite des oppositions contradictoires.

43Le choix de la discipline contestée indispose les protectionnistes. Mais il heurte aussi les libéraux purs
comme en témoigne la réaction de Garnier27. Ce dernier passe au crible tous les arguments du ministre.
D’abord, que la science soit française ou chinoise qu’importe, c’est une science où l’apport de l’école
anglaise ou écossaise a été décisif. Garnier réaffirme ici son attachement à l’économie politique anglaise,
dont la portée scientifique est universelle, contre les tenants d’une économie nationale sur le modèle de
List ou de l’école historique dans son ensemble. La science économique est valable pour le monde entier
et pas seulement pour un pays.

44En second lieu, les résultats obtenus dans les Écoles spéciales sont très médiocres. On n’y enseigne
qu’un « mélange de notions scientifiques et technologiques mal classées, qui ne peuvent produire que la
confusion dans les esprits »28. « N’en déplaise au ministre, la science économique s’apprend ailleurs
que dans la pratique des affaires, mais pas en France ». Il en résulte que « dans les questions
économiques, les Français lettrés sont d’une ignorance presque grossière, [...] ce qui contribue au
maintien des préjugés et des illusions de toutes espèces, au sein des classes ouvrières des villes et des
campagnes »29.

45Enfin, l’utilité d’une telle création pose problème. Garnier en conteste le but premier : la « doctrine
n’est pas à élaborer, elle est élaborée »30. La vérité en économie n’est plus à découvrir, c’est déjà fait.
Là surtout, le bât blesse : « Ce que les maîtres de l’École des Hautes Études auront de mieux à faire c’est
de l’apprendre, s’ils ne la savent pas encore, pour la réenseigner à leurs élèves, sauf à ceux d’entre eux
qui seront doués du génie de perfectionnement à faire marcher la science, concurremment avec ceux
qui continuent à la cultiver en dehors de l’Université et de l’École des Hautes Études »31. Il faut ajouter
que si les directeurs d’études pressentis (Chevalier, Wolowski, Batbie et Levasseur) sont tous libéraux et
membres de la Société d’économie politique, leur nom n’est pas publié. Au moment où il écrit son
article, Garnier ignore qui a été choisi. Mais selon lui l’économie politique n’a pas besoin de recherche.

46Ce qui manque, c’est un enseignement « des premières et des moyennes études »32, et surtout
l’intégration de cet enseignement dans des cursus, sanctionnés par des examens, afin que les étudiants
soient obligés de travailler. D’ailleurs, il vaudrait mieux créer un enseignement de l’économie politique
dans les facultés de droit ou encore à la Faculté de lettres à la Sorbonne, là où c’est une nécessité. En
somme, Garnier qui incarne si bien l’orthodoxie du lobby libéral en vient à demander à l’État d’instituer
l’obligation d’un enseignement qui limite le rôle de l’État... Ce qui est nouveau, c’est la prise de
conscience de la nécessité d’un enseignement « régulier et didactique »33. Et il souligne que du fait de
l’isolement des chaires, chaque détenteur en est venu à imiter le dilettantisme du Collège de France.
Mais muré dans une doctrine considérée comme achevée, il est prisonnier de son dogmatisme et ne
perçoit pas l’intérêt d’une institution de recherche.

47Refus des protectionnistes, colère des libéraux, il faut ajouter à cela l’inquiétude des facultés. Rien ne
dit que l’institution les concernera. Le secrétaire général de l’École des hautes études, Charles Robert,
est conseiller d’État, secrétaire général du ministère. Dans l’équipe, les conseillers d’État sont
nombreux. L’enseignement va échapper aux professeurs des facultés, au profit des administrateurs.
L’hostilité des universitaires s’ajoute aux autres. La mise en œuvre devait commencer à l’automne 1869,
mais Duruy tombe en juillet 1869, ce qui entraîne l’abandon de ce dessein d’enseignement public de
l’économie politique en direction à la fois des chercheurs et des administrateurs. Mais le projet même a
contribué à sa chute.

III. L’ÉCOLE LIBRE DES SCIENCES POLITIQUES : LA VICTOIRE DU PRIVÉ


48Le nouveau contexte des années 1870 favorise l’émergence d’une quatrième solution : une école
privée de sciences politiques. Dans cette nouvelle école naît enfin le premier enseignement régulier et
obligatoire d’économie politique, le premier qui soit intégré à une formation.

49Nous évoquerons d’abord très brièvement les événements bien connus34 qui accompagnent cette
naissance, uniquement dans la mesure où ils sont indispensables à la compréhension de la place de
l’enseignement de l’économie dans le nouveau projet. Nous décrirons ensuite, plus en détail, la place et
les modalités de l’enseignement de l’économie politique, en liaison avec les conditions privées de la vie
de l’institution. Nous verrons enfin la création d’une section spéciale accompagner la
professionnalisation de l’École.

A. FACE À LA DÉFAITE, RÉARMER LES ÉLITES

50La réflexion sur la formation des politiques et des administratifs est ancienne. Elle a été reposée par le
Journal des économistes en 1864 et 186535, au moment où Victor Duruy créait, en 1864, la chaire
d’économie politique à la faculté de droit de Paris. Dans cette formation, l’économie politique était
toujours intégrée, mais sauf l’école de Carnot en 1848, aucune proposition n’avait dépassé le stade du
projet.

1. Les années 1870-1874

51Les années 1870-1874 sont à la fois celles de la défaite de la France devant la jeune Allemagne, celles
de l’explosion sociale de la Commune, et enfin celles d’une crise du régime. Dans tous les cas, la surprise
s’ajoute au traumatisme. La France se jugeait forte et invincible, et la société française pouvait se croire
à l’abri d’un tel déchirement. La peur sociale dépasse largement les milieux jusqu’alors conservateurs, et
concerne tout autant les républicains que les bonapartistes ou les orléanistes. À court terme, la France
vit en outre une crise de régime. La République provisoire est née dans la rue. L’Assemblée nationale
élue est majoritairement monarchiste et la délégation de pouvoir accordée à Thiers est précaire. Dans
ce contexte naît le projet de l’École libre des sciences politiques.

52La défaite, puisqu’elle n’a son origine ni dans l’économie, ni dans les forces militaires, prend sa source
dans les esprits36. C’est du moins l’analyse d’Émile Boutmy37. « C’est l’Université de Berlin qui a
triomphé à Sadowa, on l’a dit avec une raison profonde, et il faut être aveugle pour ne pas voir
l’ignorance française derrière la folle déclaration de guerre qui nous a conduit là où nous sommes »38.
Selon ce texte bien connu mais incontournable, le remède est donc dans la formation, dans l’éducation
des esprits. Le secteur privé prend le relais du secteur public routinier ou déchiré.
2. Le but : façonner l’esprit des élites

53Outre la défaite, la démocratisation de la vie politique risque d’être dangereuse si, face aux masses
mal informées, il n’existe pas d’administrateurs ou d’hommes politiques éclairés et compétents. « On dit
partout qu’il faut refaire des hommes c’est-à-dire refaire dans les hommes le culte des choses élevées et
le goût des études difficiles. C’est assurément une nécessité pressante ; mais auparavant ne faut-il pas
créer l’élite qui, de proche en proche, donnera le ton à toute la nation ? Refaire une tête de peuple, tout
nous ramène à cela »39. L’aspect conservateur du programme est ouvertement affiché. Les élites
anciennes sont menacées par le suffrage universel. En l’absence de formation en science politique, la
France risque de perdre « les deux conditions de toute société progressive, l’empire de l’esprit et le
gouvernement par les meilleurs »40. Devant cette urgence, Boutmy définit ses intentions : « le privilège
n’est plus, la démocratie ne reculera point. Les classes qui se prénomment elles-mêmes élevées ne
peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que le flot
de la démocratie se heurte à un second rempart, fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont
le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse se priver sans folie »41. Il s’agit donc de maintenir
l’existence d’une élite en lui donnant une véritable compétence.

54Les tentatives officielles pour réformer la faculté de droit en ce sens ou pour organiser l’École des
hautes études n’ont pas abouti. Pour aller vite, pour réussir autre chose qu’un ultime projet de réforme
avorté, Boutmy décide de faire appel aux capitaux privés.

B. UNE INSTITUTION PRIVÉE NOURRIE PAR L’ÉCONOMIE LIBÉRALE

55Boutmy était lié au monde libéral. E. de Girardin, ami de son père, était son parrain. Il lui avait ouvert
les portes du réseau libéral, tant sur le plan politique que sur le plan économique. Boutmy, qui n’a
aucune fortune, bénéficie cependant d’un large capital social. Cela explique, outre la nature de son
projet, l’ampleur des appuis de toutes natures dont il a pu bénéficier. Dès le départ, Guizot et Taine font
campagne pour lui. Le Journal des Débats se fait l’ardent propagandiste de la nouvelle institution. Le
Journal des économistes et la Société d’économie politique lui font, dès 1871, le meilleur accueil. Autour
du projet s’opère la jonction du libéralisme politique et du libéralisme économique.

1. Le financement

56Boutmy décide de financer son école au moyen d’une société anonyme, au capital social de départ de
200 000 francs, composé de 400 actions de 500 F chacune. Une réunion chez Edmond André révèle que
cette décision a été difficile à prendre. Les libéraux économistes sont intervenus pour stimuler Boutmy
et l’inciter à l’exigence. « L’œuvre la plus idéale doit arriver à se soutenir par elle-même et il faut lui
donner le temps de faire ses preuves [...] le moyen le plus simple et le plus expéditif de garantir à
l’institution naissante une étape de trois à quatre ans, est d’obtenir de personnes riches la dotation des
différentes chaires pour un pareil nombre d’années, et de pourvoir, au moyen de dotations simples, aux
autres frais »42. Mais, pour le capital nécessaire au fonctionnement de l’École, Boutmy fait d’abord une
estimation de 1 000 000 F seulement, tant il est anxieux de réunir rapidement les capitaux. Le banquier
protestant Jacques Siegfried objecte : « Il y a pour toute œuvre une heure qu’elle doit saisir, une
occasion dont elle doit profiter. Cette heure et cette occasion sont réunies. Il serait imprudent de les
laisser passer sans en tirer tout ce qu’elles contiennent. L’argent abonde et les Français sentent
vivement leur ignorance. Voilà qui permet de réunir d’un seul coup, tout le capital normal. Rien ne
prouve que ces sentiments dureront encore dans deux ans »43.

57Son expérience économique est sans commune mesure avec celle de Boutmy ; il insiste « qu’est-ce
que le capital normal ? Est-ce celui qui permettrait à l’entreprise de vivre petitement sans éclat ? En
France, rien ne réussit qui ne s’annonce avec bruit et ne s’exécute avec ampleur. Il faut faire grand, sous
peine de n’être pas suivi ou dédaigné »44. D’autre part, le système des dotations est jugé trop précaire.
J. Siegfried qui bénéficie du soutien de la Haute Banque protestante, est donc bien à la source de la
forme de la société par actions et du montant du capital : 2 000 000 F45. C’est lui aussi qui réussit à
accélérer la collecte des fonds. Boutmy s’étant plaint à lui que l’argent ne rentrait pas, Siegfried décide
de venir à Paris mobiliser le réseau protestant et il réussit. Les protestants ont l’expérience de ce
système de société anonyme « dont l’épreuve a été faite dans le cercle ouvrier de Mulhouse et dans les
deux écoles de commerce de Mulhouse et du Havre »46.

58La liste des 137 souscripteurs confirme cette force des milieux de la Haute Banque protestante. Sur
les 32 banquiers souscripteurs, 18 sont protestants. Mais Boutmy ne s’est pas laissé enfermer dans ce
milieu. Les autres souscripteurs sont liés aux Rothschild, aux Fould, aux Goldschmidt, aux d’Eichtal. La
reconstruction des élites inclut donc d’anciens minoritaires longtemps exclus : les protestants et les juifs
mobilisent leurs capitaux. Plus tard, fidèle à ces origines, l’École ne prendra jamais massivement de
position antidreyfusarde. Les frères Leroy-Beaulieu, Paul et Anatole feront même scandale dans leur
milieu en se rangeant publiquement parmi les dreyfusards.

59La composition sociale des 137 souscripteurs est très variée. Les milieux d’affaires, dans l’ensemble,
sont fortement représentés : 34 chefs d’entreprises ont souscrit. Le reste des souscripteurs associe des
publicistes, des hommes politiques, des hauts fonctionnaires. On relève vingt-sept publicistes libéraux.
Dix-huit autres souscripteurs ont été députés ou conseillers d’État bonapartistes, vingt-quatre ont été
orléanistes ou légitimistes, dix-neuf ont été fonctionnaires sous l’empire47. En nombre, comme en
influence, les milieux d’affaire et la Haute Banque apportent plus de la moitié des capitaux. Mais les
milieux politiques sont aussi très présents.
2. Une nouvelle constellation libérale et un nouveau libéralisme

60Quand on compare cette liste48 avec celle des membres de la Société d’économie politique, on se
rend compte qu’une fois encore, cette dernière a joué un rôle important en faveur de la nouvelle
institution : 72 % des souscripteurs en sont membres (parmi lesquels Wolowski, les Siegfried, Léon Say).
On retrouve aussi les noms de ceux qui ont collaboré au Dictionnaire de Guillaumin, comme les Halphen,
les Duchâtel, la famille de Say, les Raoul-Duval. Par rapport à la Société d’économie politique, l’extension
s’est faite en direction des libéraux politiques (Guizot, Duvergier de Hauranne et même de milieux
d’affaires qui n’ont pas toujours été libéraux). Hachette souscrit ès qualités, de même que la Compagnie
des agents de change49. Certains membres de la Société d’économie politique, par manque de fortune
personnelle, n’ont pas souscrit bien qu’ils soient très favorables à l’entreprise. C’est le cas de Levasseur.

61Mais est-ce bien le même libéralisme ? Le libéralisme du premier xixe siècle, très optimiste dans la
mesure où il estimait, avec Jean-Baptiste Say, que la solution des problèmes sociaux dépendait
essentiellement de l’adoption d’une politique économique libérale, est ici battu en brèche par une autre
influence. On souligne souvent la tonalité plus conservatrice du libéralisme qui a soutenu la naissance de
l’École. La défaite et la Commune ont fait évoluer la pensée de nombreux libéraux. Le conservatisme
devenait la priorité. C’est le cas de Boutmy en personne qui jusqu’alors se méfiait des thèses de la
Société d’économie sociale et qui, après 1870, s’y rallie. En effet, plus que la Société d’économie
politique, avec les mêmes individus, c’est désormais l’école de Le Play qui influence les fondateurs :
Boutmy, Taine, Levasseur, par exemple. Or cette société associe au positivisme une attitude sociale
différente. La méthode est descriptive, monographique. Mais l’intervention patronale est au principe de
la solution des problèmes sociaux. On ne croit plus, juste après la Commune, que le libre jeu des libres
mécanismes résoudra spontanément la question sociale.

3. La place de l'économie politique

62L’économie politique occupe une place essentielle parmi les disciplines enseignées dès l’ouverture. En
janvier 1872, à destination d’un public payant de volontaires, sans aucune condition de diplôme ni
d’assiduité, l’enseignement se limite à six cours effectifs. Or sur ces six cours, pour lesquels Boutmy est
obligé de solliciter une autorisation50, trois sont consacrés à l’économie politique51. Ce sont ceux
d’Anatole Dunoyer : Histoire des doctrines économiques depuis A. Smith ; celui d’Émile Levasseur :
Histoire des progrès agricoles, industriels et commerciaux (de l’Europe et du Nouveau Monde depuis le
dernier siècle) et enfin celui de Paul Leroy-Beaulieu : Histoire financière de l’Europe depuis la Révolution
française. L’économie politique occupe donc la moitié des enseignements proposés « pour refaire une
tête de peuple ».
63Mais comme pour tous les autres cours, l’enseignement de l’économie politique revêt un caractère
historique, conformément au positivisme qui caractérise l’esprit de la nouvelle fondation. Pourquoi
l’histoire ? Boutmy s’en explique : « L’obligation de raconter, de suivre l’ordre des temps et la chaîne des
événements, a exercé sur nos professeurs et leurs auditeurs une influence salutaire. Les principes,
quand on ne les voit que mêlés aux faits, se développent avec eux, cessent d’être l’objet d’une foi
outrecuidante et emportée ; ils se prêtent moins aux affirmations tranchantes, aux déclamations où l’on
s’enivre de nobles généralités. L’histoire nous a préservé de l’idéologie et de l’éloquence, de leurs
tentations et de leurs excès » 52 L’histoire, en quelque sorte, vaccine contre les utopies, elle oblige à
tenir compte des faits réels.

64Pour atteindre la vérité, elle utilise « la méthode qui consiste à opérer comme un juge d’instruction, et
à recueillir patiemment les documents et les témoignages et à exprimer, avec mesure, des conclusions
longtemps retardées... À l’enfant, on dit “écoute, retiens et crois”, au jeune homme “vois, compare et
juge”. »53 Pour cette raison, la méthode est imposée à tous les enseignements. Elle est même le signe
de leur qualité : « le cadre historique imposé à tous les cours garantit le caractère sérieux et pacifique de
l’enseignement »54.

65Le premier bilan de ces débuts, pour notre discipline est donc bien l’importance qui lui est accordée
dès l’année 1872 : une discipline historicisée, qui occupe la moitié de la formation.

C. LA CONCEPTION DE LA DISCIPLINE AU DÉBUT DE L’EXPÉRIENCE

66Trois aspects la caractérisent : un champ très vaste pour une science morale, des professeurs choisis
ad hoc, en fonction des finalités évolutives de l’institution, et enfin une discipline sujette aux révisions,
dans le cadre d’une formation globale adaptée au présent.

1. Un champ très vaste pour une science morale

67Les cours de Dunoyer et de Levasseur n’ont pas été conservés. Seul le cours de H. Pigeonneau a pu
l’être55 et il a de toute façon fait l’objet, comme celui de P. Leroy-Beaulieu, d’une publication56. Le
libellé des cours pour les années 1872 et 1873 permet de dégager trois axes : sous le titre d’histoire des
doctrines, le cours d’économie politique d’Anatole Dunoyer se présente comme un survol des étapes de
la pensée et des politiques économiques, à la manière de Charles Dunoyer et de Blanqui. L’histoire
progresse vers de plus en plus de liberté. Levasseur se consacre à l’histoire des progrès agricoles,
industriels, et commerciaux, celle du développement économique. Enfin l’histoire financière est à la
source du Traité de la science des finances57 de Paul Leroy-Beaulieu. Il enseigne à la fois la théorie
classique des finances publiques et l’art d’équilibrer les budgets. Le souci est de couvrir tous les aspects
essentiels de la vie économique, les faits et la pensée, le passé et le présent. Le champ est large et il
s’accompagne des outils de mise en œuvre de l’action budgétaire de l’État.

2. Des enseignants ad hoc

68Plus révélateur est le choix des enseignants. En effet, ce choix est une des prérogatives du directeur
de l’École, selon des modalités qui caractérisent l’institution58. Même quand l’École est menacée,
Boutmy n’accepte jamais la plus petite concession sur ce sujet. Officiellement, il n’y a pas d’enseignants
permanents : leur recrutement peut toujours être remis en cause si l’enseignant sélectionné par le
directeur ne répond pas à ce qu’on lui a demandé de faire. Aucun critère de diplôme, aucune situation
acquise. L’École définit d’abord l’orientation de ses enseignements et choisit ensuite l’enseignant. Il n’y
a pas d’exclusive contre les universitaires, voire même les académiciens, à condition, comme Glasson ou
Lyon-Caen, qu’ils soient libéraux et capables de construire un enseignement de type nouveau sur un
thème proposé par l’École. Mais d’autres sont des praticiens qui souvent n’ont jamais enseigné, et ils
sont recrutés temporairement pour enseigner leur pratique. D’autres, enfin, et c’est le cas le plus
fréquent durant ces premières années, sont des « jeunes espoirs », recommandés par le réseau
fondateur59. Mais tous doivent être jugés aptes à l’innovation60 et savoir répondre à la confiance qu’on
leur témoigne.

69Or, en économie politique, le cours essentiel, celui qui au début donne sa tonalité à l’institution, celui
d’histoire des doctrines est confié à un homme qui n’a jamais rien écrit. Ancien maître des requêtes au
Conseil d’État, Anatole Dunoyer a enseigné « aux Académies de Berne et de Genève »61. Il est surtout le
fils de Charles Dunoyer. Son nom et son souci de diffuser la pensée de son père l’ont fait choisir. Nous
avons – délibérément – analysé longuement la pensée de Charles Dunoyer, à cause de son influence
jusqu’en 1890 sur l’enseignement économique diffusé à l’École libre des sciences politiques. Le double
aspect de sa pensée – pas d’intervention de l’État et la formation des hommes comme solution des
problèmes de société – correspond tout à fait à la pensée des fondateurs.

70Le professeur chargé de l’histoire des faits, dans ses aspects descriptifs, est Émile Levasseur dont nous
proposons la biographie plus loin. Ami et protégé de Victor Duruy, c’est un républicain libéral, adepte de
l’école historique allemande, enseignant au Collège de France. Il est, comme Dunoyer, membre actif de
la Société d’économie politique, et de la Société d’économie sociale. Mais il est déjà membre de
l’Académie des sciences morales et politiques, et il utilise tout son capital social pour aider à la fondation
de l’École. Quant à Paul Leroy-Beaulieu, qualifié de « publiciste, rédacteur des Débats », il a été cinq fois
récompensé par l’Académie des sciences morales et politiques62 et il vient d’épouser une des filles de
Michel Chevalier. Le moins que l’on puisse en dire, outre ses qualités d’analyste de la réalité
économique, est qu’il a été nettement désigné à l’attention du lobby libéral. Il est lui aussi, membre de
la Société d’économie politique. En 1871, il a 38 ans. Sa carrière a bien commencé. Tentant une synthèse
entre le libéralisme et le saint-simonisme, il retrouve les préoccupations sociales de l’école de Le Play.
Ainsi les trois premiers enseignants incarnent assez bien les différentes nuances du libéralisme.

71Or, ces enseignants sont reconduits et même, en 1872-1873, le cours de Levasseur est organisé sur
deux ans63. La proportion et la tonalité des cours d’économie restent les mêmes. Dunoyer, comme son
père, insiste sur le rôle de la formation des esprits comme moyen de paix sociale et comme source de
productivité. Leroy-Beaulieu décrit les raisons et les moyens de maintenir le budget en équilibre.
Levasseur, en utilisant la statistique descriptive, introduit l’idée de mesure rigoureuse dans l’étude du
progrès économique. Ces trois enseignants caractérisent bien l’économie de la première période.

3. Une discipline sujette aux révisions

72Cette démarche explique en partie d’ailleurs, ce qui peut apparaître comme une rupture dans la
tradition libérale que nous avons vue à l’œuvre depuis 1815, la substitution d’Adam Smith à Jean-
Baptiste Say comme auteur de référence. Dans un souci d’information, l’École édite, dès 1875, une
brochure destinée à exposer au public l’originalité de l’enseignement proposé, le titre des cours, le nom
des enseignants. Pour faire comprendre l’attitude d’esprit dans lequel elle travaille, elle propose un
ensemble de démarches à accomplir afin d’acquérir une attitude de pensée précise. « Nous engageons
vivement nos futurs élèves à concentrer leurs lectures sur les dix à douze ouvrages historiques,
philosophiques, économiques, critiques que nous indiquons plus loin64. Les jeunes gens y trouveront
tout un trésor de vues générales, applicables par analogie aux sujets de nos enseignements ; ils y
trouveront encore des modèles accomplis de l’art de classer et d’interpréter les faits, d’observer,
d’induire et de conclure. Ces livres ont l’avantage qu’on peut les relire plusieurs fois, sans cesser d’y
trouver de nouvelles lumières et, en quelque sorte de nouvelles révélations. Ils contiennent tout ce qu’il
faut pour mettre de jeunes esprits en état de s’assimiler très complètement tout ce qui leur sera
enseigné du haut de nos chaires »65. Les ouvrages recommandés, en nombre limité, ont donc un statut
à part : ce sont des modèles de pensée et de méthodes. Il ne s’agit pas d’en faire une lecture rapide. On
conseille aux étudiants de « vivre toute une année dans la société du petit nombre de grands penseurs
»66 dont les noms sont cités. Pour cela, il faut « ne lire aucun chapitre sans en faire une analyse, et
aucun livre sans fixer dans un résumé, ce qu’ils en ont retenu. Les étudiants n’auront qu’à se féliciter
d’une telle assimilation d’un petit nombre de grands esprits »67. Or nous avons vérifié que, sur ce
thème, la brochure de 1913-1915 répète à l’identique celle de 1885, et de toutes les années
intermédiaires.

73Donner un tel statut à des auteurs est donc très significatif des finalités de la nouvelle institution.
Cette attitude face à un petit nombre d’auteurs sélectionnés leur donne d’autant plus d’importance.
C’est pourquoi le fait de choisir la Richesse des Nations d’A. Smith plutôt que le Traité de Jean-Baptiste
Say ne peut être dénué de signification. Mais on est réduit aux hypothèses logiques. Jamais ni Boutmy,
ni les professeurs d’économie n’explicitent ce choix. Féru de culture anglaise, Boutmy aurait-il préféré
Smith de renommée internationale ? Mais on constate que ni Garnier, ni Courcelle-Seneuil n’ont jamais
été appelés à enseigner. En fait, la tendance Idéologue des Libéraux est écartée. En outre,
l’historicisation de l’économie politique correspond mieux à la méthode positiviste choisie. En cela,
Adam Smith est évidemment plus proche de l’esprit de l’École, de sa méthode, que Jean-Baptiste Say qui
détestait l’histoire. Enfin, l’historicisation permet une relativisation de la doctrine qui peut s’infléchir
dans l’application. D’autres arguments peuvent alors justifier cette préférence accordée à A. Smith. La
mise à distance de Say est probablement aussi un refus de son optimiste social autant que de ses liens
avec la Révolution de 1789. L’influence de l’école de La Réforme sociale sur les fondateurs de l’École
libre des sciences politiques est forte et elle induit un libéralisme plus conservateur, d’un tout autre type
que celui du premier xixe siècle. Au plan des applications, ce choix, nous le reverrons, permet en
particulier de remettre en question l’anticolonialisme théorique de Say, au profit d’une attitude plus
souple qui est celle d’A. Smith.

IV. L’ÉCONOMIE POLITIQUE DANS LE CURSUS DES HAUTS FONCTIONNAIRES

74Cet esprit se maintient et se précise en dépit des deux crises graves qui ébranlent la nouvelle
institution de 1872 à 1885 : le risque de nationalisation de l’École68, et le déséquilibre de son budget lié
à la stagnation du recrutement69. Dans le premier cas, il n’y a pas d’incidence directe sur
l’enseignement économique, puisque la ligne de retranchement de Boutmy consiste à refuser tout
compromis s’il perd le libre choix des enseignants et par conséquent du contenu des matières
enseignées.

75La crise des finances internes a des conséquences plus importantes. L’enthousiasme du début n’ayant
pas continué, dès 1872, Boutmy s’inquiète de la stagnation du nombre des inscriptions70. Il est alors
amené à professionnaliser l’École.

A. LA PRÉPARATION AUX CONCOURS DES GRANDS CORPS

76Pour y remédier, la solution trouvée est, on le sait, la préparation aux grands concours de l’État, à
l’organisation desquels, d’ailleurs, l’École était associée. La décision prise, Boutmy introduit
immédiatement dans la brochure publicitaire proposée au public, le résultat des concours et la part qu’y
a pris l’École. Dès 1878, les résultats mis en avant sont très favorables à la nouvelle institution et lui
gagnent un public élargi.

77On sait maintenant que la proclamation de ces résultats relève en partie de l’argument publicitaire.
D’une part l’École reste fidèle à sa vocation de formation générale, comme le montre la stabilité de son
attitude sur les quelques ouvrages fondamentaux à assimiler. D’autre part, même si l’École, dans ses
quarante premières années, a placé « au maximum un demi-millier d’élèves dans les grands corps de
l’État, elle a décerné vingt fois plus de diplômes »71. De plus, une étude rigoureuse du recrutement des
inspecteurs des finances72 a démontré que l’École comptabilise parmi ses élèves, des inspecteurs des
finances qui n’ont participé qu’à des conférences de préparation organisées en dehors du cycle normal
des études. Le pourcentage de réussite de l’École à l’inspection des finances tombe alors à 50 %. Mais
malgré tout cela, son efficacité reste indéniable et elle fait partie de son image de marque. Même si on
est en face d’une « représentation », au sens péjoratif du terme, la notice distribuée au public en
187873 montre que cette stratégie est la bonne. Le nombre d’élèves est passé de 78 à 180.

78Contrairement au risque de nationalisation, ce contexte a une incidence directe sur les contenus
d’enseignement. L’École est obligée de s’adapter aux besoins du public intéressé par les sciences
politiques. Elle est amenée à se professionnaliser, tout en cherchant à sauvegarder sa fonction de
formation générale. Vingt et un cours ou conférences ont lieu chaque semaine. Or, sur ces vingt et un
cours, l’économie en compte encore huit74.

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79Plusieurs fondations ont été tentées, à l’étranger, à l’image de l’École des sciences politiques. L’École
des sciences sociales de Florence a été organisée à son image. Le Pérou a fait appel à l’un de ses
professeurs pour constituer la faculté des sciences politiques et administratives de Lima.

80L’École a été honorée d’une médaille de mérite à la dernière Exposition de Vienne. Plus de 800 jeunes
gens ont passé par l’École des sciences politiques depuis l’origine. Une société dite des anciens élèves a
été formée. Elle tient des séances périodiques et publie un annuaire.

B. L’INFLÉCHISSEMENT DE LA DISCIPLINE

81À côté du cours de Dunoyer inchangé, Levasseur fait désormais une véritable initiation à la statistique.
Dans le cours de géographie industrielle et commerciale confié à Pigeonnau – l’histoire des traités de
commerce depuis 1786 – la défense du libre-échange est explicite. Le reste constitue une initiation
pratique aux besoins des administrateurs ou des membres des grands corps. L’infléchissement a eu lieu
dans le sens du renforcement des aspects pratiques de la discipline.
82On remarque en effet qu’à partir du moment où les élèves se servent l’École de façon utilitaire pour
préparer leurs concours, ils ont tendance à réduire leur préparation au minimum et à rechercher plutôt
les enseignements techniques. Pour que la formation générale soit sauvegardée, dès 1872, les cours
sont répartis en deux sections, où s’articulent de façon bloquée, cours généraux et enseignements plus
techniques : la section administrative et financière et la section diplomatique. Ces deux sections
combinent des cours généraux avec les cours pratiques : les premiers forment un noyau central
obligatoire. Les autres sont des cours à options. La modification des enseignements est toujours
discutée au conseil de perfectionnement. Ainsi l’École tente de sauvegarder ses finalités initiales tout en
ses professionnalisant.

83Le contenu des cours se veut au plus près des besoins réels du moment. Or le contexte exige de
nouveaux administrateurs. Les républicains souhaitent accentuer le recul de l’influence sociale des
Notables dans les campagnes et réfléchissent déjà à une réorganisation administrative qui rendrait
particulièrement utile la formation nouvelle des hauts fonctionnaires. Le paiement de la dette de guerre
sensibilise ces milieux aux problèmes techniques qu’elle suscite : emprunts, refonte de la fiscalité. On
sait le choix de Thiers en faveur des impôts indirects. Ce contexte, suivi de très près par Boutmy et par
ceux qui l’entourent, explique bien la place gardée par l’économie dans la section administrative et
financière75, cinq cours sur les neuf enseignements.

84Mais la section diplomatique, pour le même nombre d’enseignements, garde tout de même quatre
cours d’économie : l’économie politique, la statistique, la géographie économique et la législation
commerciale comparée. Il faut noter qu’une certaine souplesse est maintenue. Les élèves qui le
souhaitent peuvent suivre les cours de la section voisine. La professionnalisation n’a pas diminué le rôle
de l’enseignement de l’économie politique, elle l’a seulement infléchi vers des aspects plus pratiques.

C. LE RENFORCEMENT DE L’ENSEIGNEMENT DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE : LA CRÉATION DE LA SECTION


ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE (1883)

85En 1883, deux sections sont créées : la section générale qui témoigne du souci de rester fidèle à
l’esprit de la fondation de l’École, et la section économique et financière. Cette nouvelle section
consolide l’enseignement de l’économie politique.

1. Son but

86La brochure destinée au public précise : « le programme comprend des éléments d’instruction
supérieure qui complètent utilement la préparation à certaines hautes positions commerciales
(banques, contentieux des grandes compagnies, inspection des chemins de fer) ». En outre, les
manuscrits de l’École76 révèlent que des contacts précis ont été pris par la direction de l’École,
notamment avec le Crédit lyonnais, la Banque de France77, le Crédit foncier de France, la Société
générale, la Banque d’Indochine, les Messageries maritimes et la Caisse des dépôts. Et désormais,
l’administration de l’École se tient très au courant des différents diplômes professionnels78.

2. Son programme

87La création de cette section permet d’organiser un programme d’enseignement économique


cohérent. Les matières obligatoires occupent 12 heures :

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3. Son succès

88Cette section a immédiatement un grand succès et attire un public nouveau, comme l’explique
Boutmy au conseil de perfectionnement. Dans ce même rapport, il propose d’instaurer des conférences
de préparation à l’Inspection des finances et à la Cour des comptes, mais qui, à cause de leur caractère «
éminemment professionnel doivent être laissées à l’option. Et au contraire, les matières administratives
qui comprennent non seulement les impôts, mais toute l’organisation des chemins de fer, ont dû être
ramenées de la partie facultative dans la partie obligatoire de l’examen »79. Il faut ajouter que
l’organisation de cette section s’accompagne d’une reprise en main de l’École depuis 1880. La situation
s’est consolidée. L’École précise ses buts et ses moyens, elle veut créer un « esprit d’École » dans « un
milieu soigné »80, dont l’esthétique même « réveille chez nos jeunes gens les instincts délicats de
l’homme du monde »81, et où l’autodiscipline suffit à faire régner l’ordre intérieur. Devant ce
redressement, les souscripteurs se laissent convaincre et acceptent, cette fois, l’appel de fonds
supplémentaires qu’ils avaient refusé en 1874. Le libéralisme a sa logique.

D. LE TRIOMPHE DE L’ÉCOLE DE LE PLAY : LA SENSIBILISATION AUX QUESTIONS SOCIALES

89Dans ce contexte, la nomination d’un nouveau professeur d’économie, Émile Cheysson, relève d’une
stratégie réfléchie. Lavisse, en effet, s’était « ému des conférences qu’un groupe d’étudiants a sollicitées
de socialistes avancés et militants »82. Boutmy, comme Lavisse d’ailleurs, comprenait bien l’intérêt
porté par ces jeunes à la « question sociale » en cette période (le début des années 1880) de «
déception à l’égard du politique » et de crise économico-sociale. Rappelons que la longue dépression de
la fin du xixe siècle, ressentie depuis 1873, accentuait ses effets. Pour y répondre, Lavisse avait suggéré à
Boutmy de multiplier les enseignements de sciences sociales. Boutmy83, lui, dans une lettre postérieure,
qualifie ce champ d’études de « magnifique », mais le différencie nettement de ce qu’il dénomme la «
question sociale ». Selon lui, la question sociale est souvent dangereuse à enseigner, dans la mesure où
elle s’apparente à l’« illumination » ou aux « conceptions millénaires de certains croyants »84. Bref, elle
ne relève pas de la science. Or « l’Université n’est chez elle que là où la science y est aussi ». Boutmy
estime donc que la suggestion de Lavisse risquerait « d’élever une tribune bourgeoise en face d’une
histoire socialiste ». Par ailleurs, qui choisir pour l’enseigner ? Les grades universitaires, en tout cas, ne
constituent pas une barrière suffisante pour arrêter l’entrée de dangereux personnages : « j’entrevois
bien, en tous cas, l’un des futurs professeurs les plus naturellement désignés, pour le jour où le
ministère prendrait une couleur plus vive. C’est l’honorable député de Carmeaux. À quel titre lui
refuserait-on l’entrée, s’il était pris de la nostalgie de la chaire ? Il n’aurait qu’à changer d’enceinte, et
l’enseignement du nouvel Évangile passerait de la rue Mouffetard à la Sorbonne »85. L’ombre de Jaurès
se profile...

90Face à ce risque, Boutmy définit, d’un même élan, le champ scientifique de la question sociale et le
profil idéal de l’enseignant. Pour introduire plus de justice dans la société, il faut poser les problèmes
autrement, étudier des questions concrètes comme la réforme de l’impôt, les questions ouvrières, le
règlement des relations des classes ouvrières avec les autres classes, la participation éventuelle aux
bénéfices, les possibilités d’assurance, bref il faut réfléchir aux possibilités de réforme sans prendre le
risque de restreindre les libertés. Pour réaliser ce programme, qui reprend les thèmes de l’« économie
sociale » tels que La Réforme sociale les a associés et coordonnés, tels que l’exposition universelle de
1889 les a posés, Boutmy souhaite recruter un praticien du monde social, doté en plus d’une expérience
internationale. « S’il se trouvait que ce Musée Social eut pour créateur un homme qui se soit comme
identifié avec cette étude nouvelle, qu’auparavant cet homme ait été à la tête de la plus grande
exploitation métallurgique de France, que sa vaste correspondance avec les conseils de secours mutuels,
avec les chefs d’industrie à initiatives généreuses, sa position d’autorité consultée sur toutes les
difficultés et tous les mécomptes qui se produisent dans cette sphère, qu’enfin la triple compétence de
l’ingénieur, du statisticien et de l’actuaire lui composent une maîtrise unique dans cette province de la
connaissance, n’est ce pas le professeur qu’il faudrait choisir pour enseigner les questions ouvrières ?
Mais de tels hommes sont rares et n’ont que par exception les grades universitaires »86. C’est le portrait
d’Émile Cheysson (1836-1910).

91De fait, pour l’année scolaire 1883-84, Boutmy a fait appel à lui, à côté de Dunoyer. Cheysson est
polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, un moment directeur des usines du Creusot, puis
directeur des cartes et plans au ministère des Travaux publics. C’est un ami personnel de Le Play, et un
partisan actif de ses idées. Il s’est fait remarquer par l’ampleur de son action sociale, comme par son
souci de fonder des institutions sociales de prévoyance. Boutmy présente ainsi, en 1884, son choix au
conseil de perfectionnement. « M. Cheysson a accepté la charge d’un cours général d’économie
politique. Cette science capitale n’était représentée à l’École que par une seule chaire, consacrée à
l’exposition historique du développement des doctrines. C’est celle qui a été dotée si libéralement par
notre collègue M. Goldschmidt. C’est évidemment une étude très captivante et très féconde de
recherches [...] mais cette évolution est très difficile à suivre pour les élèves dont beaucoup ne sont pas
familiers avec les principes et le vocabulaire actuel de la science. M. Cheysson leur mettra cette clé dans
la main. Chacun des deux cours que je viens de mentionner aura lieu de deux années l’une. Selon notre
coutume, les sujets comme les hommes, ont subi l’épreuve de deux années d’enseignement provisoire ;
l’épreuve a été favorable et décisive »87. Cheysson va marquer profondément l’enseignement
économique et la pensée sociale de l’École en cette fin du xixe siècle. En 1900, il spécialise son
enseignement en économie sociale. Une nouvelle section économique et sociale vient d’être créée, à
côté de la section économique et financière. Dans cette dernière, le cours de Cheysson devient
facultatif, et le cours d’économie politique générale est confié à Alfred de Foville88. Mais dans la
nouvelle section, en s’ajoutant au cours de Foville, le cours de Cheysson est central et obligatoire.89 Il
est complété par des « visites industrielles » et un cours de la législation ouvrière.

92En fait, les réussites personnelles de tous les enseignants devant les publics réels étaient très inégales.
Au-delà des brochures qui ne montrent que l’aspect officiel de l’École, seules les archives internes
permettent une approximation des rapports des enseignants avec leur public. Dans cette optique, les
cours de Paul Leroy-Beaulieu sont ceux qui attirent le plus d’étudiants, si l’on prend pour critère les
inscriptions partielles90. Il obtenait en moyenne 30 ou 40 inscriptions spéciales, alors que Dunoyer
dépassait à peine la dizaine, et que Levasseur91 avec ses statistiques, n’en obtenait que 5 ou 692. Or,
immédiatement, le cours de Cheysson remporte à l’École un grand succès, et cela d’autant plus que le
professeur organise avec ses visites d’usines, des rencontres avec des responsables d’institutions
sociales patronales. Les aspects théoriques, statistiques et pratiques sont liés, mais le libéralisme
enseigné, revendiqué, a pris une tout autre connotation que celui de Jean-Baptiste Say. La crise longue
de la fin du xixe siècle appelle une intervention. Le libéralisme de l’École s’efforce de réduire celle de
l’État, mais recommande très vivement celles des patrons. La société n’est plus constituée d’atomes et
seule la solidarité des corps intermédiaires permettra d’éviter que la nécessaire intervention devant les
conséquences sociales de la crise soit abandonnée à la lourdeur de l’État.

93Par conséquent, l’École libre des sciences politiques correspond à la fois à un aboutissement et à la
fondation d’une tradition nouvelle. Un aboutissement, parce qu’elle réalise ce que les nombreux
réformateurs du xixe siècle n’étaient pas parvenus à fonder : une formation à la fois théorique et
pratique en économie, destinée à ceux qui auront des pouvoirs de décision. Même Victor Duruy,
pourtant proche du but, avait échoué au dernier moment. Par sa forme de société privée, par son
financement, par le réseau social qui la lance et la soutient, elle incarne la réussite des Libéraux, après
cinquante ans de réflexions et de tentatives. Pour la première fois, ils ont réussi à faire entrer
l’économie, dans tous ses aspects, dans un cursus cohérent destiné aux élites, aux décideurs du monde
politique et administratif. Intégrée à des savoirs nouveaux, l’économie contribue à la réussite de cette
école privée, chère,93 très parisienne, préoccupée de former autant que d’informer.
94Mais l’École libre des sciences politiques fonde aussi une tradition nouvelle, celle qui consiste à
façonner les futurs hommes d’État afin de les convaincre de la nécessité d’une moindre action de l’État.
Solidement abrité dans une vivace institution, le libéralisme va rester, quel que soit le contexte, une
doctrine de référence pour l’économie politique. Et dans le jeu des rivalités d’institutions – en particulier
avec la faculté de droit – l’École occupe une place stratégique. Les républicains des années 1880,
rassurés par l’ampleur de son réseau protestant, ont préféré la souplesse et l’autonomie de l’École, à
l’ambiguïté politique des facultés de droit ou à la création coûteuse d’une fragile école publique rivale.
La création d’une section économique et financière en 1883 ne témoigne pas seulement d’une
ouverture en direction des grandes entreprises et du monde économique en général. Elle inaugure, en
direction de ceux qui ont des pouvoirs de décision, la tradition de l’économie sociale, qui devait, à la fin
du siècle, conquérir la pensée collective des grands ingénieurs94. Cette tradition reconstruit autrement
l’alliance particulière que le libéralisme français du xixe siècle a toujours choisi de nouer avec les
problèmes sociaux. Ce libéralisme contribue donc, non sans paradoxe, à la construction, selon
l’expression de Christian Topalov, de la « nébuleuse réformatrice » de la fin du xixe siècle.

NOTES

1 Antonin Rondelet, « l’enseignement de l’économie politique en province », Journal des économistes,


30 mars 1869, p. 431. A. Rondelet, membre de la Société d’économie politique est professeur de
philosophie à la faculté de Clermont.

2 A. Rondelet, art. cit., p. 430.

3 Ibid., p. 431.

4 Sous les auspices de l’Association polytechnique.

5 J. Duval, « Les fonctions économiques de l’État », Journal des économistes, mars 1868, p. 382.

6 Société d’économie politique, « De la méthode historique en économie politique et de la méthode en


général dans les sciences morales et politiques », Journal des économistes, janvier 1868, p. 145-162.

7 Ibid., p. 146.
8 Ibid.

9 Guy Thuillier, LENA avant L’ENA, Paris, PUF, 1983, p. 107-108.

10 Cité par G. Thuillier, op. cit., p. 108.

11 Arch. nat. F17 13 618.

12 V Duruy, Notes et souvenirs, tome I, p. 317, Lettre à l’empereur, publiée dans le Moniteur du 16
novembre 1868. Citée par G. Thuillier, op. cit., p. 116. Publiée aussi par le Journal des économistes,
décembre 1868.

13 A. Cieskowski, 1814-1894 : membre associé de la Société d’économie politique, membre de


l’Académie des sciences, député du duché de Posen à la diète de Prusse.

14 Arch. nat. F17 13 618, dossier « Ve section ».

15 Arch. nat. F17 13618.

16 Ibid.

17 « On disait autrefois la mathématique, on dit encore les mathématiques, la physique, la dynamique,


la statique, la politique ; tous ces mots sont des adjectifs pris substantiellement. »

18 Ibid.
19 Traité d’économie politique, dédié au Roy et à la Reyne mère, par B. de Montchrestien, sieur de
Watteville, Rouen, 1615, in-4°.

20 « À l’Université de Berlin, le programme de la Faculté de philosophie, pour le semestre d’hiver de


l’année 1868-1869, comprend les cours ou exercices suivants : économie politique (trois cours, quatre
heures par semaine pour chaque cours) ; théorie des finances (quatre heures par semaine) ; principes de
l’administration intérieure et économie politique pratique (quatre heures par semaine) ; théorie de la
police (deux heures) ; exercice pratique sur les finances (une heure) ; principes du crédit foncier et des
assurances rurales (une heure) ; production animale par rapport à l’agriculture (quatre heures) ; examen
sur les questions politiques et financières (sans indication d’heure) ; finances de la Prusse, police et droit
administratif (sans indication d’heure).

« Il faudrait encore ajouter deux cours de Staatswissenschaften à la Faculté de droit et les cours du
séminaire des statisticiens. Les Universités de Leipzig de Munich, de Heidelberg, etc., offrent une
organisation analogue et en quelques points plus complète » (Note du texte de Duruy).

21 Arch. nat. F17 13618.

22 Arch. nat. F17 13618.

23 Arch. nat. F17 13618.

24 Le texte porte en note la remarque suivante : « Il paraît exister un projet de créer une école libre
pour les études juridiques et administratives nécessaires aux personnes qui se proposent d’entrer dans
les services publics ou les grandes sociétés industrielles. Ce projet serait secondé par l’organisation d’un
enseignement public des sciences économiques. »

25 Arch. nat. F17 13618.

26 Ministère de l’Instruction publique, 1869 (Secrétariat général) : section des sciences économiques.

Commission de patronage : MM. Michel Chevalier, sénateur membre de l’Institut, professeur au Collège
de France. Boulatiguier, conseiller d’État. Wolowski, membre de l’Institut, professeur au Conservatoire
impérial des arts et métiers. Levasseur, membre de l’Institut. Le Viez, maître des requêtes au Conseil
d’État, sous-gouverneur du Crédit foncier de France.

Secrétaire attaché à la commission : M. Charles Robert.

Directeurs d’étude :

Économie politique : MM. Chevalier, Wolowski, Batbie.

Histoire de l’économie politique et des faits économiques : Levasseur.

Droit public et administratif : Boulatiguier, Aucoq, maître des requêtes, commissaire du gouvernement
pour le Conseil d’État, au contentieux.

Statistique : M. Legoyt, chef à la division de statistique au ministère du Commerce.

Institutions de crédit : M. Le Viez.

Finances : Goussard, conseiller d’État, Pierre Clément de l’Institut.

27 J. Garnier, « », Journal des économistes, décembre 1868, p. 337-347.

28 Ibid., p. 345.

29 J. Garnier, art. cit., p. 346.

30 Ibid.

31 J. Garnier ignore le nom des directeurs d’études pressentis.

32 J. Garnier, art. cit.

33 Ibid., p. 347.
34 Les livres sur l’École libre des sciences politiques sont nombreux mais aucun ne donne une vue
synthétique de l’institution elle-même, du point de vue qui est celui de ce travail. Voir Dominique
Damamme, Histoire des sciences morales et politiques et leur enseignement des lumières au scientisme,
thèse de doctorat d’État, Paris, 1982 ; Pierre Favre, Naissances de la science politique en France 1870-
1914, Paris, Fayard, 1989 ; Gérard Vincent, Sciences « po », histoire d’une réussite, Paris, Orban, 1987
(ici, l’auteur en mesure plutôt les résultats à long terme).

35 E. Lamé-Fleury, « De l’enseignement professionnel (sciences administratives et politiques) », Journal


des économistes, décembre 1864, février-avril-juin 1865.

36 Claude Digeon, « La crise allemande de la pensée française », Paris, PUF, 1959.

37 Sur Émile Boutmy (1835-1906), voir Dominique Damamme, Histoire des sciences morales, op. cit., p.
434-459. D. Damamme a consulté des archives privées conservées dans la famille de Boutmy.

38 Émile Boutmy, « Quelques idées sur la création d’une faculté libre d’enseignement supérieur », lettre
à Vinet, février 1871, Paris, 1871, 17 p. Voir annexes.

39 Ibid., p. 6.

40 Ibid., p. 12.

41 Ibid., p. 15.

42 E. André. Archives privées de l’École libre des sciences politiques. Compte rendu des séances du
comité provisoire du 22 novembre 1871.

43 Ibid.
44 Ibid.

45 Confirmé par Levasseur, « Boutmy et l’École », Annales de l’École des Sciences politiques. « Il avait
compris, et nous fit comprendre qu’une condition trop précaire, gêne et refoule les longues pensées, les
efforts suivis, les initiatives qui ont besoin de champ pour produire leurs effets ».

46 E. André. Archives privées de l’École libre des sciences politiques. Compte rendu des séances du
comité provisoire du 22 novembre 1871.

47 Voir D. Damamme, op. cit., p. 481-501. La somme dépasse 137 à cause de la double appartenance de
certains des souscripteurs.

48 Ibid.

49 À ce propos, il faut rappeler l’opposition du Journal des économistes au statut « privilégié » des
agents de change qui, sur le modèle des corporations de l’Ancien Régime, achètent leur charge et qui
portent atteinte ainsi à la liberté d’accès au travail.

50 Archives de l’École libre des sciences politiques, 1SP3, dr2. Jules Simon, ministre de l’Instruction
publique et des Cultes, accorde son autorisation pour les enseignements, mais éprouve le besoin d’y
ajouter dans une lettre à Boutmy : « ces autorisations sont valables pour l’année 1871-1872. Il est
expressément entendu que chacun de vos collaborateurs se renfermeront sur le sujet qu’il a choisi ».

51 Lettre du 9 novembre 1871, 1SP3 dr2.

52 Archives de l’École libre des sciences politiques, 1SP4.

53 Ibid., 1SP4. Rapport au conseil d’administration, 6 juillet 1872.


54 Lettre de Boutmy au ministre Jules Simon, 1SP3.

55 Sous la forme manuscrite d’un cahier d’élève, conservé aux archives de la Fondation des sciences
politiques.

56 H. Pigeonneau, Les grandes époques de l’histoire du commerce de la France, Paris, Cerf, 1883.

57 P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, Paris, Guillaumin, cinq fois réédité (1876, 1879,
1883, 1888, 1891).

58 Lettre de Boutmy à Janet, 1SP3 dr1.

59 C’est le cas d’Albert Sorel en histoire contemporaine, de P. Leroy-Beaulieu en économie.

60 Pierre Favre, « Les professeurs de l’École libre des sciences politiques et la constitution d’une science
du politique », in Le personnel de l’enseignement supérieur en France au xixe et xxe siècle, sous la
direction de Christophe Charle, Paris, CNRS. Lucette Le Van Lemesle, « L’École libre des sciences
politiques et l’enseignement de l’histoire contemporaine (1871-1884) », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, numéro spécial « Cent ans d’enseignement de l’histoire », 1985.

61 1SP3 dr1.

62 Dont, en 1867, le prix Bodin pour De l’état moral et intellectuel des populations ouvrières et de son
influence sur les salaires.

63 Boutmy explique à Janet, dans une lettre sans date, « j’avais été frappé en dressant la liste de la 1re
année, du petit nombre de leçons dévolues aux deux membres de l’Institut qui nous honorent de leur
concours. Il m’a semblé qu’il pourrait en résulter l’idée de ce concours est de pure complaisance et fort
éphémère et j’ai éprouvé le besoin de combattre cette impression par un second chiffre rétablissant
l’équilibre. Je serais heureux si vous vouliez bien ratifier cette proposition, qui a d’ailleurs l’avantage de
rendre à deux cours importants, l’ampleur que le sujet exige ».

Image img01.jpg

64 Fustel De Coulanges, La Cité antique, Paris, Hachette, 1 vol. A. Thierry, Lettres sur l’histoire de France,
Paris, Furne, 1858, 1 vol. in-12°. Montesquieu, De l’esprit des lois, Liv. I, V, XI et XIV, Paris, Garnier. Mme
De Stael, Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, Paris, 1843, 1 vol. in-
12°. A. De Tocqueville, l’ancien régime et la Révolution, Paris, Levy, 1857, 1 vol. in-8°. H. Taine, Les
origines de la France contemporaine, t.1 : l’Ancien Régime, Paris, Hachette. A. Sorel, l’Europe et la
Révolution française, tome I, Paris, Plon. E. Lavisse, Vue générale de l’histoire politique de l’Europe,
Paris, A. Colin. A. Leroy-Beaulieu, l’empire des tsars, tomes I et II, Paris, Hachette. A. Smith, Recherches
sur la nature et les causes de la richesse des nations. E. Faguet, Politiques et moralistes du xixe siècle.
Nous donnons les références exactement sous la forme où elles étaient proposées aux élèves de l’École.

65 C’est nous qui soulignons.

66 Les brochures d’étudiants détaillées commencent en 1885 sous le titre « Organisation et programme
de cours ».La brochure de 1913 précise que la liste de livres a été dressée par M. Boutmy en personne.
Les auteurs de 1913 y ajoutent deux œuvres de É. Boutmy. En dehors de ces ajouts, les conseils restent
les mêmes et la liste des ouvrages du début sont inchangée.

67 Brochure de 1885, p. 28.

68 Sur le risque de nationalisation de l’École, voir D. Damamme, Histoire des sciences morales..., op. cit.,
p. 523-556.

69 D. Damamme, Histoire des sciences morales..., op. cit., p. 505-507. Pierre Favre, Naissance..., op. cit.,
p. 39-40.

70 Boutmy est conscient de la précarité de l’enthousiasme du début : « Il y un peu de lune de miel dans
le généreux entrain de notre comité de fondation et dans l’immense dépense de talent et de zèle qu’ont
fait jusqu’alors nos professeurs. » 1SP4 dr 3, 1879.
71 P. Favre, Naissance..., op. cit., p. 47.

72 N. Carré de Malberg, « Le recrutement des inspecteurs des finances de 1892 à 1946 », Vingtième
siècle, octobre 1985, p. 67-91.

73 Notice sur l’École libre des sciences politiques 1878, 1 SP4, voir infra.

74 1) Système financier des principaux États ; 2) Système des revenus publics et des impôts ; 3)
Organisation des services financiers et règles de la comptabilité publique (décret du 31 mai 1862) ; 4)
Économie politique ; 5) Législation commerciale comparée ; 6) Histoire des traités de commerce depuis
1786 ; 7) Statistique ; 8) Géographie industrielle et commerciale.

75 Section administrative et financière, 1874-1875 : organisation et pratique administrative et financière


; économie politique ; statistique ; géographie économique ; législation commerciale comparée ; théorie
des réformes sociales ; législation civile ; langues.

76 Dr 3 p. 62, dr4 p. 63, sdr b p. 63.

77 Pour les examens de commis titulaire et d’inspecteur de la Banque de France.

78 1SP16 dr1, Programmes de différents concours ; 1SP5, Effectifs : 276 inscriptions.

79 1SP3 dr6.

80 Rapport de Boutmy au conseil de perfectionnement, 1884, 1SP3 dr 6, sdr a.

81 Ibid.
82 E. Boutmy, Les sciences sociales et la question sociale, 1SP3 dr3 sdr a, lettre manuscrite sans date,
mais compte tenu de ce qu’elle évoque, postérieure à la nomination de Cheysson.

83 Ibid.

84 Ibid.

85 Ibid.

86 1SP3, dr3, sdr a, Les sciences sociales...

87 1SP3 dr6, sdr 1.

88 Dunoyer a choisi de prendre sa retraite. Sur le polytechnicien libéral A. de Foville (1842-1913), voir
chapitre XII.

89 La chaire d’économie sociale est une fondation de la comtesse de Chambrun. Cheysson étudie en
première année, le travail et la vie domestique (modalités du travail, du salaire, sociétés coopératives,
syndicats, conflits, habitations à bon marché). La seconde année est consacrée aux crises de la famille
ouvrière, aux modalités de l’assurance et de la prévoyance. Voir les programmes des cours de 1901-
1902, archives de l’École libre des sciences politiques.

90 Une distinction existait entre les auditeurs et les élèves. Ces derniers s’inscrivaient à l’ensemble des
enseignements. Les premiers choisissaient une ou plusieurs inscriptions partielles.

91 lSP6sdrl.
92 Le même Levasseur garde un public de plusieurs centaines d’étudiants au Conservatoire national des
arts et métiers.

93 300 francs-or par année « donnant accès à tous les cours et conférences tant réguliers que
complémentaires, et à la bibliothèque », en 1885-1886.

94 Voir A. Thépot, Les ingénieurs des mines du xixe siècle (¡810-1914), Éditions Eska/ IDHI, Paris, 1998, 2
tomes.

TABLE DES ILLUSTRATIONS

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Chapitre V. Les attentes et les premiers résultats : 1860-1868

Chapitre VII. Le premier système d’enseignement libéral. Bilan et caractérist...

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