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Alfred Marshall (1890)

Principes d’économie
politique
Traduit en français par F. Sauvaire-Jourdan,
Professeur d’économie politique et de science financière
à la faculté de droit de l’Université de Bordeaux

1906
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 2

Alfred Marshall (1890)


Principes d’économie politique.
Livres I, II et III.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 3

Table des matières

Préface de la première édition, juillet 1890.


Extrait de là préface de là quatrième édition, 1898.
Note du traducteur

Livre I : Aperçu préliminaire.


Chapitre I : Introduction

§ 1. L'économique est à la fois une étude de la richesse et une branche de l'étude de l'homme.
L'histoire du monde a été dirigée par les forces religieuses et les forces économiques. - § 2. L a
question de savoir si la pauvreté est une chose nécessaire donne à l'économique un très haut intérêt. - §
3. La science, pour la plus grande part, est née depuis peu. - § 4. La caractéristique fondamentale de la
vie moderne n’est pas la compétition, mais la liberté de l'industrie et du travail. - § 5. Étude
préliminaire de la valeur. Conseils sur l'ordre à suivre pour la lecture de l'ouvrage

Chapitre II : Les progrès de la liberté de l'industrie et du travail

§ 1. L'action des causes physiques est prédominante dans les civilisations primitives, et celles-ci ont
nécessairement eu leur siège dans les climats chauds. Dans une civilisation primitive le progrès est
lent; mais il y a progrès. - § 2. La propriété collective augmente la force de la coutume et fait obstacle
aux changements. - § 3. Les Grecs mirent l'énergie septentrionale en contact avec la civilisation
orientale. Modernes à bien des points de vue, ils regardaient l'industrie comme devant être laissée aux
esclaves; leur éloignement pour tout travail continu fut une des principales causes de leur décadence. -
§ 4. La ressemblance apparente qui existe entre les conditions économiques du monde romain et du
monde moderne est purement superficielle : on ne trouve pas dans le monde romain les problèmes
sociaux-économiques modernes ; mais la philosophie stoïcienne et le cosmopolitisme des juristes
romains postérieurs exerça une influence indirecte considérable sur la pensée et sur l'action
économiques. - § 5. Les Germains furent lents à s'instruire au contact de ceux dont ils firent la
conquête. Le savoir trouva asile chez les Arabes. - §§ 6. 7. Le self-government par le peuple ne pouvait
exister que dans les villes libres ; elles furent les précurseurs de la civilisation moderne au point de vue
industriel. - § 8. Influence de la chevalerie et de l’Église. Formation de grandes armées servant à ruiner
les villes libres. Mais les espérances de progrès ressuscitent grâce à l'invention de l'imprimerie, à la
Réforme et à la découverte du Nouveau Monde. - § 9. Le bénéfice des découvertes maritimes
appartient en premier lieu à la péninsule hispanique, Mais bientôt il passa à la Hollande, à la France, et
à l’Angleterre

Chapitre III : Les progrès de la liberté de l'industrie et du travail (suite)

§ 1. Les Anglais montrèrent de bonne heure des signes de l'aptitude qu'ils possèdent pour l'action
organisée. Le commerce a été chez eux la conséquence de leur activité dans la production et dans la
navigation. L'organisation capitaliste de l'agriculture ouvrit la voie à celle de l'industrie. - §§ 2, 3.
Influence de la Réforme. - § 4. Origine de la grande entreprise. Chez les Anglais la libre initiative avait
une tendance naturelle vers la division du travail, qui se trouva favorisée par l'apparition au delà des
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mers de consommateurs ayant besoin, par grandes quantités, de marchandises simples. Tout d'abord les
entrepreneurs se contentèrent d'organiser l'offre sans diriger le travail industriel : mais ensuite ils
groupèrent dans des usines leur appartenant de grandes masses de travailleurs. - § 5. Depuis lors, le
travail des ouvriers des manufactures se trouva loué en gros. La nouvelle organisation augmenta la
production, mais elle fut accompagnée de grands maux, dont plusieurs cependant étaient dus à d'autres
causes. - § 6. La guerre, les impôts, et la disette, abaissèrent les salaires réels. Mais le nouveau système
a permis à l'Angleterre de triompher des armées françaises. - § 7. Progrès, durant le XIXe siècle. Le
télégraphe et la presse permettent maintenant aux peuples de décider eux-mêmes des remèdes qui
conviennent à leurs maux ; et nous allons peu à peu vers des formes de collectivisme, qui seront
supérieures aux formes anciennes parce qu'elles reposent sur le renforcement de l'individualité se
soumettant à une discipline volontaire. - § 8. Influence des Américains, des Australiens, des
Allemands, sur les Anglais.

Chapitre IV : Le développement de la science économique

§ 1. La science économique moderne doit indirectement beaucoup à la pensée ancienne, mais


directement fort peu. L'étude de l'économique fut stimulée par la découverte des mines et des routes
commerciales du Nouveau Monde. Les entraves anciennes qui enserraient le commerce furent quelque
peu relâchées par les Mercantilistes. - § 2. Les Physiocrates insistèrent sur cette idée que la politique
restrictive est un régime artificiel et que la liberté est le régime naturel, ainsi que sur cette autre idée
que le bien-être de la masse du peuple doit être le principal but de l'homme d'état. - § 3. Adam Smith
développa la doctrine du libre échange, et trouva dans la théorie de la valeur un centre commun qui
donne de l'unité à la science économique. - § 4. L'étude des faits fut entreprise par Young, Eden,
Malthus, Tooke et d'autres. - § 5. Plusieurs des économistes anglais du début du siècle étaient portés
vers les généralisations rapides et les raisonnements déductifs, mais il étaient très au courant de la vie
des affaires et n'oublièrent pas d'étudier la condition des classes ouvrières. - §§ 6, 7. Ils ne tinrent
pourtant pas assez compte de ce fait que le caractère de l'homme dépend des circonstances. Influence
des aspirations socialistes et des études biologiques à ce point de vue. John Stuart Mill.
Caractéristiques des travaux modernes. - § 8. Économistes des autres pays.

Chapitre V : L'objet de l'économie politique

§§ 1. 2. Une science sociale unifiée est désirable, mais irréalisable. Valeur des idées de Comte,
faiblesse de ses négations. - §§ 3, 4. L'économie politique s'occupe principalement, mais non exclusi-
vement, des mobiles susceptibles d'être mesurés en monnaie, et elle cherche généralement à dégager de
larges résultats qui ne soient que peu affectés par les particularités individuelles. - § 5. L'habitude elle-
même repose en grande partie sur un choix réfléchi. - §§ 6, 7. Les mobiles économiques ne sont pas
exclusivement égoïstes. Le désir de gagner de l'argent n'exclut pas d'autres influences ; il peut lui-
même être inspiré par des mobiles nobles. Les procédés économiques de mesure des actions pourront
peu à peu s'appliquer à beaucoup d'actes de pure philanthropie. - § 8. Les mobiles de l'action collective
ont pour l'économiste une importance déjà grande et sans cesse croissante. - § 9. Les économistes
envisagent la vie humaine surtout à un certain point de vue, mais c'est la vie d'un homme réel, et non
celle d'un être imaginaire

Chapitre VI : Méthodes d'étude. Nature de la loi économique

§ 1. En économie politique, presque à chaque pas, on a besoin à la fois de l'induction et de la


déduction ; l'école historique et l'école analytique se servent toutes deux de ces deux méthodes, mais à
des degrés divers : aucune ne peut se passer de l'aide de l'autre. - §§ 2, 3, 4. La tâche de l'analyse et de
la déduction en économie politique est souvent mal comprise ; elle ne consiste pas à forger de longes
chaînes de raisonnement déductif. L'interprétation des faits du temps passé ou du temps présent exige
souvent de subtiles analyses ; et il en est toujours ainsi lorsqu'on recourt à elle pour se guider dans la
vie pratique. Stratégie et tactique. - § 5. Le simple bon sens, avec ses seules ressources, peut souvent
pousser l'analyse assez loin : mais il lui est rarement possible de découvrir les causes profondes, et
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notamment les causes des causes. Rôle du mécanisme scientifique. - § 6. Les lois sociales n'énoncent
que des tendances. Lois économiques. Le mot « normal ». Les lois économiques ne sont pas analogues
à la loi de la gravitation, mais aux lois secondaires des sciences naturelles, relatives à l'action de forces
hétérogènes. Toutes les théories scientifiques, et par conséquent les théories économiques elles aussi,
supposent certaines conditions, et sont dans ce sens hypothétiques. - § 7. Science pure et science
appliquée. L'économie politique est une science plutôt qu'un art

Chapitre VII : Résumé et conclusion

§ 1. R é s u m é . - § 2. Les études scientifiques ne doivent pas être dirigées en s'inspirant des buts
pratiques auxquels elles concourent, mais de la nature des sujets dont elles traitent. - § 3. Principales
circonstances qui stimulent l'intérêt des économistes anglais à notre époque, bien qu'elles ne rentrent
pas dans le domaine de leur science. § 4. Principales questions de la science économique.

Livre II : De quelques notions fondamentales.


Chapitre I : Introduction

§ 1. L'économie politique envisage la richesse en tant que moyen de satisfaire les besoins de l'homme,
et en tant que résultat de ses efforts. - § 2. Difficulté de classer des choses dont les caractères et les
usages changent. - § 3. L'économie politique doit suivre la pratique de la vie de chaque jour. - § 4. Il
est nécessaire que les idées soient très clairement fixées, mais il n'est pas nécessaire que le sens des
mots soit rigide.

Chapitre II : La richesse

§ 1. Sens technique du mot « biens ». Biens matériels. Biens personnels. Biens externes et biens
internes. Biens transmissibles et biens non-transmissibles. Biens gratuits. Biens échangeables. - § 2. La
richesse d'une personne se compose de ses biens externes susceptibles d'être mesurés en monnaie. - §
3. Mais parfois il est bon d'employer le mot « richesse » d'une façon large, en y comprenant toute la
richesse personnelle. - § 4. Part de l'individu dans la richesse collective. - § 5. Richesse nationale.
Richesse cosmopolite. Base juridique des droits sur la richesse

Chapitre III : Production. Consommation. Travail. Objets de nécessité

§ 1. L'homme ne peut produire et ne peut consommer que des utilités, et non pas de la matière mme. -
§ 2. Le mot « productif » est exposé à être mai compris, il faut d'ordinaire éviter de l'employer ou
l'expliquer. - § 3. Choses nécessaires pour soutenir l'existence et choses nécessaires pour maintenir
l'activité. - § 4. Il y a une perte pour la société lorsque la consommation d'un homme est inférieure à ce
qui est nécessaire pour maintenir son activité. Objets de nécessité conventionnelle.

Chapitre IV : Capital. Revenu

§§ 1, 2. Le mot « capital » a plusieurs sens différents. La productivité et l'accumulation du capital


règlent : l'une, la demande de capital, et l'autre l'offre de capital. La différence entre la notion de capital
et celle de richesse n'est qu'une différence de degré. - § 3. Le revenu au sens large. Revenu en monnaie
et l'expression de « capital d'entreprise ». - § 4. Les usages les plus importants de l'expression « capital
social » se rattachent au problème de la distribution ; il faut donc la définir de telle façon que lorsqu'on
a fait dans le revenu réel de la société les parts du travail, du capital (en y comprenant l'organisation) et
de la terre, rien ne soit omis, et rien ne soit compté deux fois. - § 5. Capital de consommation. Capital
auxiliaire. Capital circulant et capital fixe, capital spécialisé, capital personnel. - § 6. Nous parlons
plutôt de capital lorsque nous envisageons les choses comme objets de production : nous parlons de
richesse lorsque nous les envisageons comme moyens de satisfaire les besoins. - § 7. Revenu net.
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Avantages nets. Usage de la richesse. Intérêt. Profits du capital. Salaire de direction. Rente. - § 8.
Revenu social. - § 9. Le revenu national est une meilleure mesure de la prospérité économique générale
que la richesse nationale. - §§ 10, 11, 12 et 13.- Note sur quelques définitions du mot « capital ».

Livre III : Des besoins et de leur satisfaction.


Chapitre I : Introduction

§ 1. Lien de ce livre avec les trois suivants. - § 2. Jusqu'à une époque toute récente on ne s'est pas assez
occupé de la demande et de la consommation

Chapitre II : Les besoins dans leurs rapports avec l'activité de l'homme

§ 1. Désir de variété. - §§ 2, 3. Désir de se distinguer. - § 4. Désir de se distinguer pris en lui-même.


Place de la théorie de la consommation dans l'économie politique

Chapitre III : Les variation: de la demande

§ 1. Loi de satiété des besoins ou de l'utilité décroissante. Utilité totale. Accroissement limite. Utilité
limite. - § 2. Prix de demande. - § 3. Il faut tenir compte des variations de l'utilité de la monnaie. § 4.
Tableau de demande d'un individu. Sens de l'expression « augmentation de la demande ». - § 5.
Demande d'un marché. Loi de la demande. - § 6. Demande de marchandises rivales

Chapitre IV : L'élasticité des besoins

§ 1. Définition de l'élasticité de la demande. - §§ 2, 3. Un prix, qui est bas pour un homme riche, peut
être élevé pour un homme pauvre. - § 4. Causes générales qui affectent l'élasticité. - § 5. Difficultés
venant de l'élément de temps. - § 6. Changements de mode. - § 7. Difficultés pour se procurer les
statistiques nécessaires. - §§ 8, 9. - Note sur les statistiques de consommation. Livres des commerçants.
Budgets de consommateurs

Chapitre V : Choix entre différents usages de la même chose. Usages immédiats et usages différés

§§ 1, 2. Distribution des ressources d'un individu entre la satisfaction de différents besoins, de façon
que le même prix mesure, à la limite des différents achats, des utilités égales. - § 3. Leur distribution
entre besoins présents et besoins futurs. Escompte des satisfactions futures. - § 4. Distinction entre
l'escompte des, plaisirs futurs, et l'escompte des événements futurs agréables.

Chapitre VI : Valeur et utilité

§ 1. Prix et utilité. Bénéfice du consommateur. Conjoncture. - § 2. Bénéfice du consommateur par


rapport à la demande d'un individu. - §§ 3, 4, et par rapport à la demande d'un marché. Cette analyse
permet de formuler avec précision des notions courantes. mais n'introduit dans la question aucune
subtilité nouvelle. Les différences individuelles de caractère peuvent être négligées lorsque nous
considérons un grand nombre de gens ; et si parmi eux se trouvent en égale proportion des riches et des
pauvres, le prix devient alors une bonne mesure de l'utilité, § 5, pourvu qu'on tienne compte de la
richesse collective. - § 6. Idée de Bernoulli. Aspects plus larges de l'utilité de la richesse

Livre IV : Les agents de la production - nature, travail, capital et organisation.

Chapitre I : Introduction
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§ 1. Les agents de la production sont : la nature, le travail et le capital. Dans le capital, il faut faire
rentrer l'organisation industrielle et commerciale, qui doit pourtant, à certaine points de vue, être
étudiée à part. À d'autres points de vue le capital peut être réuni au travail, et les agents de la
production deviennent la nature et l'homme. - § 2. Disutilité limite. Bien que le travail porte parfois en
lui-même sa propre récompense, pourtant, sous certaines conditions, nous pouvons regarder l'offre de
travail comme réglée par le prix qu'on peut obtenir pour lui. Prix d'offre.

Chapitre II : La fertilité du sol

§ 1. L'idée que le sol est un don gratuit de la nature, tandis que le produit du sol est dû au travail de
l'homme, n'est pas tout à fait exacte ; mais elle a un fond de vérité. - § 2. Conditions mécaniques et
conditions chimiques de fertilité. - § 3. Pouvoir que l'homme possède d'altérer le caractère du soi. - § 4.
Les qualités originelles du soi comptent pour plus, et les qualités artificielles pour moins, dans certains
cas que dans d'autres. Dans tous les cas le rendement supplémentaire obtenu en augmentant le capital
et le travail diminue, plus ou moins vite

Chapitre III : Fertilité du sol (suite). Tendance au rendement décroissant

§ 1. Le sol peut être mal cultivé ; alors le rendement dû à une plus grande dépense de capital et de
travail augmente, jusqu'à ce qu'un certain maximum soit atteint, après quoi il diminue de nouveau.
L'amélioration des procédés de culture peut permettre d'employer avec, avantage plus de capital et plus
de travail. La loi s'applique à la quantité des produits, et non à leur valeur. - § 2. Une dose de capital et
de travail. Dose limite, rendement limite, limite de culture. La dose limite n'est pas nécessairement la
dernière dans le temps. Surplus de production ; ses liens avec la rente. Ricardo a borné son attention
aux conditions d'un Vieux pays. - § 3. Toute appréciation de la fertilité du sol doit s'appliquer à un lieu
et à un temps particuliers. - § 4. En règle générale les sols plus pauvres augmentent de valeur par
rapport aux sois riches, à mesure que la population augmente. - § 5. Ricardo disait que les sols les plus
riches ont été cultivés les premiers ; c'est vrai dans le sens où il le disait. Mais il a été mal compris par
Carey qui réunit des exemples de pionniers ayant négligé des sols qui ont ensuite pris une grande
valeur. - § 6. Ricardo n'a pourtant pas estimé assez haut les avantages indirects qu'une population
dense offre à l'agriculture. - § 7. Lois de rendement de la pêche, des mines et des terrains à bâtir. - § 8.
Note sur l'origine de la loi et sur le sens de la phrase « une dose de capital et de travail »

Chapitre IV : Le progrès de la population

§§ 1, 2. Histoire de la théorie de la population. - § 3. Malthus. - §§ 4, 5. Causes qui déterminent le taux


de nuptialité et celui de natalité. - §§ 6, 7. Histoire de la population en Angleterre. - § 8. Note sur les
statistiques démographiques internationales

Chapitre V : Santé et vigueur de la population

§§ 1, 2. Conditions générales dont dépendent la santé et la vigueur. - § 3. Objets nécessaires à


l'existence. - § 4. Espérance, liberté et changement. - § 5. Influence des occupations. - § 6. Influence de
la vie des villes. - §§ 7, 8. La nature laissée à elle-même tend à éliminer les faibles. Mais une foule
d'interventions humaines, inspirées par de bons sentiments, font obstacle au succès des forts, et
permettent aux faibles de vivre. Conclusion pratique.

Chapitre VI : Éducation industrielle

§§ 1, 2. L'expression de « travail qualifié » n'a qu'une portée relative. Il arrive souvent qu'une tâche
avec laquelle nous sommes familiarisés ne nous paraisse pas difficile. L'habileté purement manuelle est
en train de perdre de l'importance par rapport à l'intelligence générale et à l'énergie de caractère.
Habileté générale et habileté spécialisée. - §§ 3-5. Instruction libérale et instruction technique.
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Apprentissage. - § 6. Instruction en matière d'art. - § 7. Mill pensait que les classes travailleuses sont
divisées en quatre catégories bien marquées ; mais toutes les divisions accusées comme celles-ci
tendent à disparaître

Chapitre VII : Le progrès de la richesse

§§ 1-3. Jusqu'à il y a peu de temps on faisait peu d'usage des formes Coûteuses de capital auxiliaire ;
mais leur emploi augmente rapidement, comme aussi le pouvoir d'accumulation du capital. - § 4. La
sécurité en tant que condition de l'épargne. - § 5. Le développement de l'économie à monnaie fait naître
de nouvelles occasions de dépenses extravagantes, mais il a permis à des gens qui n'avaient pas le
moyen d'entrer dans les affaires, de tirer parti de leurs épargnes. - § 6. La principale cause de l'épargne
se trouve dans les affections de famille. - § 7. Sources de l'accumulation des capitaux. Accumulation
publique. Coopération. - § 8. Choix entre plaisirs présents et plaisirs différés. Toute accumulation
implique une certaine attente, un certain ajournement de satisfactions. L'intérêt est la rémunération de
cette attente. - §§ 9, 10. Plus la rémunération est élevée, et plus, en règle générale, le taux de l'épargne
sera grand. Mais il y a des exceptions. - § 11. Note sur les statistiques relatives au progrès de la
richesse

Chapitre VIII : Organisation industrielle

§§ 1, 2. L'idée que l'organisation du travail augmente son rendement est ancienne, mais Adam Smith
lui a donné une portée nouvelle. Économistes et biologistes ont travaillé ensemble à examiner
l'influence que la lutte pour l'existence exerce sur l'organisation ; ses caractères les plus durs sont
adoucis par l'hérédité. - 3. Castes antiques et classes modernes. - §§ 4, 5. Adam Smith se montra
prudent, mais beaucoup de ceux qui l'on suivi ont exagéré les économies que procure l'organisation
naturelle. Développement des facultés par l'usage, et leur hérédité par une éducation précoce et peut-
être aussi par d'autres moyens.

Chapitre IX : Organisation industrielle (suite). Division du travail. Influence du machinisme

§§ 1. La pratique permet de se perfectionner. - § 2. Dans les catégories inférieures de travail, l'extrême


spécialisation augmente le rendement ; mais il n'en est pas ainsi dans les catégories supérieures. - § 3.
Les conséquences du machinisme sur la qualité de la vie humaine sont en partie bonnes et en partie
mauvaises. - § 4. Les machines faites mécaniquement inaugurent l'ère nouvelle des parties
interchangeables. - § 6. Exemple tiré de l'imprimerie. - § 6. Le machinisme diminue la fatigue des
muscles pour l'homme, et par là empêche la monotonie du travail de créer la monotonie de la vie. - § 7.
Comparaison entre la main-d'œuvre spécialisée et les machines spécialisées. Économies externes et
économies internes.

Chapitre X : Organisation industrielle (suite). Concentration d'industries spécialisées dans certaines


localités

§ 1. Industries localisées : leurs formes primitives. - § 2. Leurs diverses origines. - § 3. Leurs


avantages ; habileté héréditaire; naissance d'industries subsidiaires; emploi d'instruments très
spécialisés ; marché local pour la main-d'œuvre spécialisée. - § 4. Influence de l'amélioration des
moyens de communication sur la distribution géographique des industries. Exemples tirés de l'histoire
récente de l'Angleterre

Chapitre XI : Organisation industrielle (suite). Production en grand


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§ 1. Les industries typiques pour ce sujet sont les industries manufacturières. Économie de matières
premières. - §§ 2-4. Avantages d'une grande entreprise au point de vue de l'emploi et de l'amélioration
des machines spécialisées ; au point de vue de l'achat et de la vente; au point de vue de la main-
d'œuvre spécialisée; et au point de vue de la division du travail de direction. Supériorité du petit
industriel pour la surveillance. Le progrès moderne des connaissances agit en grande partie en sa
faveur. - § 5. Dans les branches où la production en grand réalise de grandes économies, une entreprise
peut grandir rapidement, à la condition de pouvoir vendre aisément ; mais souvent cette condition n'est
pas remplie. - § 6. Grandes et petites entreprises commerciales. - § 7. Entreprises de transport. Mines et
carrières.

Chapitre XII : Organisation industrielle (suite). Direction des entreprises

§ 1. L'artisan d'autrefois traitait directement avec le consommateur ; et c'est encore ainsi qu'opèrent en
règle générale les professions libérales. - § 2. Mais dans la plupart des branches intervient une classe
spéciale d'hommes appelés entrepreneurs. - §§ 3, 4. Les principaux risques de l'entreprise sont parfois
séparés du travail de direction en détail, dans l'industrie du bâtiment et dans quelques autres.
L'entrepreneur qui n'est pas employeur. - § 5. Les qualités que doit avoir l'industriel idéal. - § 6. Le fils
d'un homme d'affaires débute avec tant d'avantages, que l'on pourrait s'attendre à voir les hommes
d'affaires former comme une classe à part ; raison qui empêchent ce résultat de se produire. - § 7.
Sociétés de personnes. - §§ 8, 9. Sociétés anonymes. Entreprises des autorités publiques. - § 10.
Association coopérative. Participation aux bénéfices. - § 11. Chances qu'a l'ouvrier de s'élever. Son
manque de capital est un obstacle moins considérable qu'il ne semble à première vue, car la masse de
capitaux à prêter augmente rapidement. Mais la complexité croissante des affaires est contre lui. - § 42.
Un homme d'affaires capable réussit vite à augmenter le capital dont il dispose ; et celui qui est
incapable perd généralement son capital d'autant plus vite que son affaire est plus importante. Ces deux
forces tendent à faire parvenir le capital entre les mains de ceux qui sont à même de bien l'utiliser.
L'aptitude aux affaires accompagnée du capital nécessaire a, dans un pays comme l'Angleterre, un prix
d'offre assez bien défini.

Chapitre XIII : Conclusion. La tendance au rendement croissant et la tendance au rendement


décroissant

§ 1. Résumé des derniers chapitres de ce livre. - § 2. Le coût de production doit être envisagé en se
référant à une maison type, bénéficiant d'une façon normale des économies internes et externes qui
accompagnent un volume total de production donné. Lois du rendement constant et du rendement
croissant. - § 3. Une augmentation de population est généralement accompagnée d'un accroissement
plus que proportionnel de la puissance collective de production.
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Alfred Marshall, Principes d’économie politique

Avertissement

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La traduction ici reproduite est celle de 1906-1909, publiée aux Éditions Giard et
Brière. Cependant, il nous a paru nécessaire de couper quelques rares passages qui
n'apportent, à notre sens, rien à l'intelligence d'un ouvrage déjà très touffu. Il s'agit
des chapitres II et III du Livre Premier et des Appendices du dernier. Les titres des
chapitres supprimés ont été néanmoins maintenus dans la table des matières ainsi que
les notes en bas de page, renvoyant à ces chapitres.

Première édition : V. Giard et E. Brière, Paris 1906


Paris - Londres - New York, Gordon & Breach, Librairie de Droit et de
Jurisprudence et Gordon & Breach 1971
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 11

Alfred Marshall, Principes d’économie politique

Préface de la première
édition, juillet 1890

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Les conditions économiques changent constamment, et chaque génération envi-


sage les problèmes de son temps d'une façon qui lui est propre. En Angleterre, ainsi
que sur le Continent et en Amérique, on poursuit à l'heure actuelle les études
économiques avec plus d'ardeur que jamais ; mais toute cette activité a simplement
montré, de la façon la plus claire, que la science économique est, et doit être, d'un
développement lent et continu. En considérant l'œuvre de la génération actuelle on
pouvait croire, tout d'abord, qu'une partie de ce qu'elle a de meilleur se trouvait en
antagonisme avec l'œuvre des anciens économistes ; mais lorsqu'il se fut écoulé assez
de temps pour qu'elle fût mise à sa vraie place, et pour que ses angles brusques aient
été émoussée, on s'aperçut qu'elle ne créait pas de véritable solution de continuité
dans le développement de la science. Les nouvelles théories ont complété les ancien-
nes, elles les ont étendues, développées, et parfois corrigées ; elles leur ont donné
souvent un autre aspect en insistant d'une façon différente sur les divers points ; mais
elles les ont très rarement renversées.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 12

Le présent ouvrage est une tentative faite pour présenter dans une forme moderne
les vieilles théories, en s'aidant de l'œuvre nouvelle qu'a produite notre époque, et en
se référant aux problèmes nouveaux qui s’y posent. Son but général est indiqué dans
le Livre I ; à la fin de ce Livre est donné un bref aperçu des principaux objets des
recherches économiques, et des principaux résultats pratiques auxquels ces recherches
aboutissent. Conformément aux traditions anglaises, il y est entendu que le rôle de la
science est de réunir, de grouper et d'analyser les faits économiques et d'utiliser les
connaissances, tirées ainsi de l'observation et de l'expérience, pour déterminer ce que
doivent être les effets immédiats et les effets postérieurs des divers groupes de
causes ; il est entendu aussi que les lois économiques expriment des tendances for-
mulées dans le mode indicatif, et non des préceptes éthiques dans le mode impératif.
Les lois et les raisonnements économiques constituent simplement une partie des
matériaux, que la conscience et le sens commun ont à utiliser, pour résoudre les
problèmes pratiques, et pour établir les règles qui peuvent servir de guide dans la vie.

Mais les forces éthiques sont au nombre de celles dont les économistes ont à tenir
compte. On a bien, il est vrai, fait des efforts pour construire une science abstraite en
considérant les actions d'un « homme économique », qui ne serait soumis à aucune
influence éthique, et qui rechercherait son avantage pécuniaire avec sagesse et
énergie, mais mécaniquement et égoïstement. Ces efforts n'ont pas réussi ; ils n'ont
même pas été poussés complètement, car jamais on n'a considéré l'homme écono-
mique comme parfaitement égoïste. Personne ne sait, mieux que l'homme économi-
que, endurer la peine et la privation, dans le but non égoïste de pourvoir aux besoins
de sa famille ; on a toujours tacitement admis que les motifs qui normalement le
guident, comprennent les affections de famille. S'il en est ainsi, pourquoi n'y
comprendrait-on pas aussi d'autres motifs altruistes, dont l'action est assez uniforme
dans une même classe, à une même époque, et dans le même lieu, pour qu'on puisse
les ramener à une règle générale? Il ne semble pas y avoir de bonne raison pour les
exclure. Aussi, dans le présent ouvrage, nous considérons comme action normale
celle que l'on peut attendre, dans certaines conditions, des membres d'un groupe
industriel ; parmi les motifs dont J'action est régulière, aucun n'a été exclu pour cette
raison qu'il serait altruiste. Si l'ouvrage a quelque caractère spécial, on peut peut-être
dire qu'il se trouve dans l'importance qui y est donnée à cette application, ainsi qu'à
d'autres, du principe de continuité.

Il n'y est pas seulement appliqué à la qualité éthique des motifs par lesquels un
homme peut être guidé dans le choix des fins qu'il poursuit, mais aussi à la sagacité, à
l'énergie et à la hardiesse avec laquelle il les poursuit. C'est ainsi que nous insistons
sur le fait qu'il existe une gradation continue depuis les actes d'un homme d'affaires,
basés sur des calculs réfléchis et d'une portée lointaine, et exécutés avec vigueur et
habileté, jusqu'à ceux des gens ordinaires qui n'ont ni le pouvoir, ni la volonté, de
diriger leurs intérêts à la manière des hommes d'affaires. Avoir une disposition
normale à l'épargne, une disposition normale à supporter une certaine peine pour une
certaine rémunération pécuniaire, ou une aptitude normale à chercher les marchés les
meilleurs pour acheter et pour vendre, ou à chercher l'occupation la plus avantageuse
pour soi-même ou pour un de ses enfants : - toutes ces phrases, et d'autres semblables,
ont besoin de se référer aux membres d'une classe particulière de gens, dans un lieu et
dans un temps donnés. Mais, une fois cela entendu, la théorie de la valeur normale est
applicable aux actes de gens vivant en dehors des affaires, tout aussi bien, quoique
avec une moindre précision de détail, qu'à ceux du marchand ou du banquier.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 13

De même qu'il n'y a pas de ligne bien marquée de division entre une conduite qui
est normale et celle qui doit être provisoirement négligée comme anormale, de même
il n'y en a pas non plus entre les valeurs normales d'une part, et, d'autre part, les
valeurs « courantes », ou « de marché », ou « occasionnelles P. Ces dernières sont les
valeurs sur lesquelles les accidents du moment exercent une influence prépondérante ;
alors que les valeurs normales sont celles qui seraient en définitive réalisées, si les
conditions économiques considérées avaient le temps de produire leur complet effet
sans être troublées. Mais il n'y a pas d'abîme infranchissable entre elles ; il y a une
gradation continue des unes aux autres. Les valeurs que nous pouvons regarder
comme normales, si nous pensons aux changements qui se produisent d'heure en
heure dans une bourse des marchandises, sont seulement des valeurs courantes si l'on
considère toute une année : et des valeurs qui sont normales lorsqu'on envisage le
cours d'une année, ne sont que des valeurs courantes si l'on considère l'histoire d'un
siècle. Car l'élément de temps, qui est le centre des principales difficultés de presque
tous les problèmes économiques, est lui-même continu : la Nature ne connaît pas de
division absolue entre longues périodes de temps et périodes courtes ; mais on passe
des unes aux autres par des degrés imperceptibles, et ce qui est une période courte
pour un problème, se trouve être une période longue pour un autre.

C'est ainsi, par exemple, que la plus grande partie de la distinction, mais non pas,
cependant, toute la distinction, entre la rente et l'intérêt du capital, repose sur la
longueur de la période que nous avons en vue. Ce qui est légitimement considéré
comme un intérêt pour un capital « libre » ou « flottant », ou pour des capitaux
nouvellement placés, gagne à être traité comme une sorte de rente - une quasi-rente,
dirons-nous ci-dessous - pour des capitaux placés depuis longtemps. De même il n'y a
pas de ligne nette de démarcation entre des capitaux flottants et des capitaux qui ont
été immobilisés dans une branche particulière de production, ni entre capitaux nou-
vellement placés et capitaux placés depuis longtemps ; on passe d'un groupe à l'autre
graduellement. De même encore la rente du sol ne se présente pas comme une chose
distincte par elle-même, mais comme l'espèce principale d'un genre étendu ; quoique
elle présente, il est vrai, des particularités propres qui sont, en théorie, comme dans la
pratique, d'une importance vitale.

De même, quoiqu'il y ait une ligne bien nette de séparation entre l'homme lui-
même et les instruments dont il se sert, et quoique l'offre et la demande de travail
humain, avec les efforts et les sacrifices que celui-ci exige, offrent des particularités
qui leur soient propres et que ne présentent pas l'offre et la demande des biens
matériels : néanmoins, après tout, ces biens matériels sont eux-mêmes généralement
le résultat du travail de l'homme; la théorie de la valeur du travail, et celle de la valeur
des choses faites par lui, ne peuvent pas être séparées : elles sont les parties d'un tout,
et, bien que les différences qui existent entre elles pour les détails soient grandes,
elles se ramènent pour la plupart, lorsqu'on les examine, à des différences de degré,
plutôt que de nature. De même que, en dépit des grandes différences de forme entre
les oiseaux et les quadrupèdes, une idée fondamentale se retrouve à travers toutes
leurs formes : de même, la théorie générale de l'équilibre de la demande et de l'offre
est une idée fondamentale, qui se retrouve à travers les diverses parties du problème
central de la Distribution et de l'Échange 1.
1 Dans l'ouvrage Economics of Industry publié par ma femme et par moi en 1879, nous avoue tenté
de montrer la nature de cette unité fondamentale. Nous y donnions, avant la théorie de la
distribution, un bref aperçu provisoire des relations de l'offre et de la demande ; puis le même
procédé de raisonnement général y était appliqué successivement à la rémunération du travail, à
l'intérêt du capital et au profit de l'entrepreneur. Mais l'idée générale de ce plan n'y avait pas été
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 14

Une autre application du principe de continuité est celle qui concerne l'emploi des
termes. On a toujours été tenté de classer les biens économiques en des groupes nette-
ment définis, à l'égard desquels un certain nombre de propositions brèves et tran-
chantes puissent être exprimées, afin de satisfaire à la fois le besoin que les étudiants
ont d'une précision logique, et la faveur que la masse montre aux dogmes qui ont l'air
d'être profonds, tout en étant pourtant d'un maniement aisé. Mais il semble qu'on ait
eu tort de céder à cette tentation, et de tracer des lignes artificielles de démarcation là
où la Nature n'en avait marqué aucune. Plus une théorie économique est simple et
absolue, plus est grande la confusion qu'elle entraîne lorsqu'on essaye de l'appliquer à
la pratique, si les divisions auxquelles elle se réfère ne se trouvent pas dans la vie
réelle. Il n'y a pas dans la réalité de division nette entre les choses qui sont et celles
qui ne sont pas des capitaux, ni entre les choses nécessaires à la vie et celles qui ne le
sont pas, ni encore entre un travail productif et celui qui ne l'est pas.

La notion de continuité en ce qui concerne l'évolution est commune à toutes les


écoles économiques modernes, qu'elles subissent surtout l'influence de la biologie, à
la suite d'Herbert Spencer, ou celle de l'histoire et de la philosophie, que l'on trouve
dans la Philosophie de l'Histoire de Hegel et dans les études éthico-historiques parues
récemment sur le continent et ailleurs. Ce sont les deux influences qui ont agi, plus
que toute autre, sur le fonds des idées exprimées dans cet ouvrage ; mais, quant à leur
forme, ces idées ont été surtout influencées par la conception mathématique de l'idée
de continuité telle qu'elle se trouve dans l'ouvrage de Cournot, Principes mathémati-
ques de la théorie des richesses. Il a enseigné qu'il est nécessaire de se mettre en face
de la difficulté que nous avons à considérer les divers éléments d'un problème écono-
mique comme n'étant pas déterminés l'un par l'autre dans une chaîne de causation, A
déterminant B, B déterminant C, et ainsi de suite, mais comme se déterminant tous
mutuellement les uns les autres. L'action de la nature est complexe ; on ne gagne
finalement rien à prétendre qu'elle soit simple, et à tenter de la décrire dans une série
de propositions élémentaires.

Sous l'influence de Cournot, et, à un moindre degré, de de Thünen, j'ai été amené
à attacher une grande importance à ce fait que nos observations de la nature, dans le
monde moral, comme dans le monde physique, portent bien moins sur des quantités
totales (agregate quantities), que sur des variations de quantités (increments of
quantities), et que, en particulier, la demande d'une chose est une fonction continue,
dont la différentielle limite (increment marginal) 1, en supposant une position
d'équilibre stable, est égale à la différentielle (increment) correspondante du coût de
production de cette chose. Il n'est pas facile d'arriver à une idée claire et complète de
la continuité à ce point de vue sans l'aide des mathématiques, ou des diagrammes.
L'emploi de ces derniers n'exige pas de connaissances spéciales, et ils expriment

indiquée assez clairement ; sur le conseil du professeur Nicholson, j'ai insisté davantage sur elle
dans le présent ouvrage.
1 L'expression de différentielle « limite » (increment « marginal ») est en harmonie avec les
méthodes de pensée de de Thünen et m'a été suggérée par lui, quoiqu'il ne s'en serve pas en réalité.
Elle a été, depuis quelque temps, employée couramment par les économistes autrichiens, sur
l'initiative du professeur Wieser, et elle a été adoptée par M. Wicksteed. Lorsque l'ouvrage de
Jevons parut, j'adoptai son mot « final » : mais j'ai été peu à peu convaincu que « marginal » est
meilleur.
Dans la première édition, cette note impliquait à tort que l'on trouve dans de Thünen la trace
de l'expression, aussi bien que de l'idée de increment marginal.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 15

souvent les conditions de la vie économique plus exactement, comme aussi plus
aisément, que ne le font les sciences mathématiques ; aussi ont-ils été employés com-
me moyens supplémentaires d'illustration dans les notes de cet ouvrage. Les
démonstrations du texte ne reposent jamais sur eux, et ils peuvent être négligés ; mais
l'expérience semble montrer qu'ils permettent de saisir plusieurs principes importants
mieux qu'on ne peut le faire autrement.

La principale utilité des mathématiques pures dans les questions économiques


semble être d'aider les gens à noter rapidement, brièvement et exactement, leurs
pensées pour leur propre usage ; ainsi que de leur donner la certitude qu'ils ont assez,
et pas trop, de prémisses pour leurs conclusions (c'est-à-dire que leurs équations sont
en nombre ni plus, ni moins grand que leurs inconnues). Mais lorsqu'il faut employer
beaucoup de signes, cela devient très pénible pour tout autre que pour l'auteur lui-
même. Le génie de Cournot insuffle une nouvelle activité intellectuelle à tout homme
qui entre en contact avec lui, et les mathématiciens de sa force peuvent, en employant
leurs armes favorites, se diriger jusqu'au centre de quelques-uns des plus difficiles
problèmes de la théorie économique, dont les bords seuls ont été jusqu'à présent
effleurés ; pourtant on peut se demander si c'est pour un lecteur un bon emploi de son
temps que de lire d'interminables transcriptions de théories économiques en calculs
mathématiques qui n'ont pas été faits par lui. Quelques-unes des applications du
langage mathématique, qui m'ont paru les plus utiles pour mon usage personnel, ont
été néanmoins ajoutées, à titre d'exemples, dans un appendice 1.

J'ai à exprimer ma reconnaissance pour l'aide que plusieurs Personnes m'ont


donnée dans la préparation de ce volume pour l'impression. Ma femme m'a aidé et
conseillé à tout instant pour le manuscrit et pour les épreuves, et je dois beaucoup à
ses indications, à sa sollicitude et à son jugement. M. 3. N. Keynes et M. L. L. Price
ont lu toutes les épreuves, et ne me les ont jamais renvoyées sans les avoir beaucoup

1 Beaucoup des diagrammes de cet ouvrage ont déjà été imprimés, et je saisis cette occasion pour
donner leur histoire. M. Henry Cunningham, qui suivait mes cours en 1873, me voyant ennuyé de
ne pouvoir dessiner une série d'hyperboles rectangulaires, inventa pour cela un bel et original
instrument. Il fut présenté à la Cambridge Philosophical Society en 1873, et, pour expliquer son
emploi, je lus une étude (résumée dans les comptes rendus, partie XV, pp. 318-199) dans laquelle
je décrivais, à peu près comme je le fais ci-dessous, livre V, chap. V et VIII (chap. XI et XIII de la
quatrième édition), la théorie des diverses positions que prennent les valeurs d'équilibre et les
valeurs de monopole. Pendant les années 1875-1877, je menai presque à bonne fin le projet d'un
traité sur The Theory of Foreign Trade, with some allied problems relating to the doctrine of
Laissez-Faire (De la théorie du commerce étranger, et de quelques problèmes voisins touchant la
doctrine du « Laissez faire »). La première partie de ce traité s'adressait à tous les lecteurs, tandis
que la seconde avait un caractère technique ; presque tous les diagrammes qui sont maintenant au
livre V, ch. V, VII et VIII (ch. XI, XII, XIII de la quatrième édition) s’y trouvaient, rattachés au
problème des effets de la protection douanière sur le maximum de satisfaction sociale ; il y en
avait d'autres, relatifs au commerce étranger, Mais, en 1877, je me mis à travailler à mon ouvrage
Economics of Industry ; ensuite je fus atteint d'une maladie qui a presque interrompu mes études
pendant plusieurs années. Pendant ce temps, le manuscrit du premier traité, que j'avais eu en vue,
restait inemployé. C'est de lui que parle le professeur Sidgwick dans la préface de son livre
Political Economy. Avec mon consentement, il choisit quatre chapitres (ne se suivant pas) de la
seconde partie, et les imprima pour être distribués sans être mie dans le commerce. Ces quatre
chapitres contenaient la plus grande partie de la substance du livre V, ch. V et VII, mais non du ch.
VIII (ch. XI et XII, mais non ch. XIII de la quatrième édition) du présent ouvrage, et en outre deux
chapitres traitant de l'équilibre du commerce étranger. Ils ont été envoyés à beaucoup
d'économistes en Angleterre et sur le Continent : c'est d'eux que Jevons parle dans la préface à la
seconde édition de sa Theory (p. XLV) ; plusieurs de leurs diagrammes sur le commerce étranger
ont été reproduits, avec d'aimables remerciements, par le professeur Pautaleoni dans ses Principii
di Economia Pura (récemment traduits en anglais).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 16

corrigées ; M. Arthur Berry et M. A. W. Flux m'ont été d'un grand secours pour
l'appendice mathématique; enfin mon père, M. W. H. B. Hall et M. C. J. Clay m'ont
aidé sur quelques points particuliers.

Juillet 1890.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 17

Alfred Marshall, Principes d’économie politique

Extrait de la préface
e
de la 4 édition,
septembre 1898

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Les changements apportés à cette édition sont de peu d'importance...

L'emploi fréquent de la phrase « équilibre de la demande et de l'offre », dans les


livres V et VI, a fait croire à certains lecteurs que les problèmes économiques sont
traités dans cet ouvrage d'après la méthode de la mécanique. Il est vrai que leurs
analogies avec la mécanique sont bien plus simples que celles qu'ils offrent avec la
biologie, aussi rendent-elles plus de services aux premiers échelons de l'analyse
économique. Mais l'introduction historique et les discussions que contient le livre 1er
sur l'objet et la méthode de notre science, ont eu principalement pour but d'insister sur
le caractère essentiellement organique des grands problèmes dont nous cherchons à
nous approcher. La même idée se retrouve dans beaucoup de passages du livre IV, et
même dans quelques-uns des livres V et VI ; quelques passages nouveaux ont été
ajoutés à cette édition pour insister davantage encore sur elle...

Bailliol Croft, Cambridge,

Septembre 1898.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 18

Alfred Marshall, Principes d’économie politique

Note du traducteur

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L'ouvrage que nous présentons au public français porte en anglais le titre de


Principles of Economics. M. Alfred Marshall n'en a encore publié que le premier
volume. Il a eu quatre éditions : 1890, 1891, 1895, 1898. La traduction française est
faite sur le texte de la quatrième édition, en tenant compte d'un grand nombre de
corrections manuscrites, qui ont été envoyées par l'auteur ; elle comprendra deux
tomes.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 19

Alfred Marshall

Principes d'économie politique


Tome premier

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Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 20

Alfred Marshall, Principes d’économie politique : tome I

Livre premier
Aperçu préliminaire.
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Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 21

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre I : aperçu préliminaire

Chapitre premier
Introduction

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§ 1. - L'Économie politique ou Économique est une étude de l'humanité dans les


affaires ordinaires de la vie ; elle examine la partie de la vie individuelle et sociale qui
a plus particulièrement trait à l'acquisition et à l'usage des choses matérielles
nécessaires au bien-être.

Elle est donc, d'un côté, une étude de la richesse ; de l'autre, et c'est le plus impor-
tant, elle est une partie de l'étude de l'homme. Car le caractère de l'homme a été
moulé par son travail de chaque jour et par les ressources matérielles qu'il en tire, plus
que par toute autre influence, si ce n'est celle des idéals religieux; et les deux grands
facteurs de l'histoire du monde ont été le facteur religieux et le facteur économique.
Çà et là l'ardeur de l'esprit militaire ou de l'esprit artistique ont, pendant quelque
temps, prédominé : mais les influences religieuses et les influences économiques
n'ont jamais, même momentanément, cessé de figurer au premier rang ; elles ont pres-
que toujours été plus importantes que toutes les autres influences ensemble. Les
mobiles religieux sont plus intenses que les mobiles économiques ; mais leur action
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 22

directe s'étend rarement sur une aussi grande partie de la vie. Le travail par lequel une
personne gagne son pain remplit en effet sa pensée pendant les heures où son esprit a
le plus d'activité ; c'est alors que le caractère de chacun se forme d'après la façon dont
il utilise ses facultés dans son travail, d'après les pensées et les sentiments que ce
travail lui suggère, et d'après les relations qu'il a avec ceux qui y sont associés, par
lesquels il est employé ou qu'il emploie.

Très souvent l'influence exercée sur le caractère d'une personne par le montant de
son revenu est à peine moindre, si même elle l'est, que l'influence exercée par la façon
dont elle le gagne. Il peut y avoir une médiocre différence au point de vue de la
plénitude de vie (fulness of life) entre une famille dont le revenu annuel est de 1.000 £
et une famille où il est de 5.000 £ ; mais la différence est très grande suivant que le
revenu est de 30 £ ou de 150 £ : car avec 150 £ une famille possède, et avec 30 £ elle
ne possède pas les conditions matérielles nécessaires à une vie complète.

Il est vrai que dans la religion, dans les affections de famille et dans l'amitié, le
pauvre lui-même peut trouver un but pour beaucoup de facultés qui sont la source du
bonheur le plus élevé. Mais les conditions de vie qui entourent l'extrême pauvreté,
surtout dans les lieux où la population est dense, tendent à affaiblir les facultés les
plus hautes. Ceux qui ont été appelés le « résidu de nos grandes villes » sont peu à
même de connaître l'amitié ; ils ignorent les charmes et la paix de la vie de famille ;
ils connaissent très peu son union même ; et la religion bien souvent n'arrive pas à les
atteindre. Sans doute leur fâcheux état physique, intellectuel et moral, est en partie dû
à d'autres causes qu'à la pauvreté ; mais celle-ci en est la cause principale.

Et à côté de ce résidu, il y a un nombre immense de gens, soit dans les villes, soit
à la campagne, qui n'ont qu'une nourriture, des vêtements et des logements insuffi-
sants ; dont l'instruction est arrêtée de bonne heure pour qu'ils puissent se mettre à
travailler et à gagner quelque salaire; qui sont occupés pendant de longues heures à
peiner jusqu'à l'épuisement avec des corps imparfaitement nourris, et qui n'ont ainsi
aucune chance de pouvoir développer en eux les plus hautes facultés de l'esprit. Leur
existence n'est sans doute pas nécessairement malsaine ni malheureuse. Réconfortés
par leur amour pour Dieu et pour les hommes, doués peut-être même d'une délicatesse
naturelle de sentiments, ils peuvent mener une existence bien moins incomplète que
celle de beaucoup d'hommes qui jouissent de plus de bien-être matériel. Cependant, à
cause de tout cela, leur pauvreté est pour eux un grand mal et presque sans compen-
sation. Alors même qu'ils sont bien portants, leur fatigue va souvent jusqu'à la
souffrance, tandis que leurs plaisirs sont peu nombreux ; et lorsque la maladie
survient, les maux causés par la pauvreté sont alors décuplés. Si un esprit porté à la
résignation peut beaucoup pour leur faire accepter ces maux, il est d'autres maux pour
lesquels il ne saurait en être ainsi. Excédés de travail et insuffisamment instruits, las
et accablés de soucis, sans repos et sans loisir, ils n'ont aucune chance de tirer parti de
leurs facultés.

Ainsi donc, quoique quelques-uns des maux qui accompagnent ordinairement la


pauvreté ne soient pas ses conséquences nécessaires; pourtant, dans un sens large, il
est vrai de dire que ;le malheur des pauvres est dans leur pauvreté ». Étudier les
causes de la pauvreté c'est donc étudier les causes de la déchéance dont souffre une
grande partie de l'humanité.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 23

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§ 2. - Aristote regardait l'esclavage comme étant voulu par la nature ; et les


esclaves pensaient probablement de même dans l'antiquité. La dignité de l'homme fut
proclamée par la religion chrétienne ; elle a été affirmée avec, une force croissante
pendant les cent dernières années, mais c'est seulement à la suite du progrès de
l'éducation dans ces derniers temps que nous avons enfin commencé à sentir l'entière
importance de cette idée. Nous nous mettons enfin sérieusement à rechercher s'il est
nécessaire qu'il existe des « basses classes » : c'est-à-dire s'il est nécessaire qu'un
grand nombre d'hommes soient condamnés depuis leur naissance à un travail pénible
dans le but de procurer à d'autres les choses nécessaires à une vie raffinée et cultivée,
pendant qu'eux-mêmes sont empêchés par leur pauvreté et par leur labeur de prendre
leur part de ces raffinements et de cette culture.

L'espoir que la pauvreté et l'ignorance puissent graduellement disparaître, trouve


certes un grand appui dans les constants progrès des classes ouvrières au cours du
siècle actuel. La machine à vapeur a déchargé les ouvriers de beaucoup de travaux
épuisants et dégradants ; les salaires ont haussé ; l'instruction s'est développée et
devient plus générale ; les chemins de fer et l'imprimerie ont permis aux membres du
même métier, dispersés sur les différents points du pays, de communiquer aisément
ensemble, de former et d'exécuter des plans d'action étendus et portant loin ; en même
temps, la demande croissante de travailleurs intelligents a si rapidement fait augmen-
ter le nombre des ouvriers qualifiés, que leur nombre dépasse maintenant celui des
ouvriers non-qualifiés. Un grand nombre d'ouvriers qualifiés ont cessé d'appartenir
aux « basses classes », dans le sens où cette expression était employée tout d'abord ;
et quelques-uns d'entre eux mènent déjà une vie plus raffinée et plus noble que celle
de la plupart des gens, des hautes classes eux-mêmes il y a cent ans.

Ce progrès a contribué plus que toute autre chose à donner un intérêt pratique à la
question de savoir s'il est réellement impossible que tous les hommes puissent venir
au monde avec chance de mener une existence cultivée, à l'abri des souffrances de la
pauvreté et de l'influence déprimante qu'exerce un travail mécanique excessif. Cette
question est au premier plan parmi les préoccupations de plus en plus graves de notre
époque.

La science économique ne peut pas y répondre complètement ; car la réponse


dépend en partie des capacités morales et politiques de la nature humaine ; et, en ces
matières, l'économiste n'a pas de lumières particulières ; il doit faire comme les
autres, et deviner du mieux qu'il peut. Mais la réponse dépend dans une grande
mesure de faits et d'inductions qui sont du domaine de l'économique ; et c'est là ce qui
donne aux études économiques leur principal et leur plus haut intérêt.

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§ 3. - On pourrait penser qu'une science, qui traite de questions si vitales pour le


bien-être de l'humanité, a dû attirer à toute époque l'attention des meilleurs penseurs,
et qu'elle est maintenant bien pi-ès de la maturité. Mais le fait est que le nombre des
économistes scientifiques a toujours été petit relativement aux difficultés de l'œuvre à
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 24

accomplir ; et la science économique est encore presque à son enfance. Une des
causes de ce fait est que l'on n'a pas toujours compris l'intérêt que présente l'écono-
mique pour le bien-être de l'homme au sens le plus noble. Une science qui a pour
objet la richesse, répugne souvent à première vue à beaucoup d'hommes d'étude ; car
ceux qui font le plus avancer la connaissance se soucient généralement peu de la
possession de la richesse pour elle-même.

Mais une cause plus importante de ce retard est que beaucoup des conditions de la
vie industrielle, et beaucoup des modes de production, de distribution et de consom-
mation, dont la science économique moderne s'occupe, ne sont eux-mêmes que de
date récente. Il est vrai que les changements essentiels ne sont pas, à certains égards,
aussi grands que les changements survenus dans la forme extérieure ; et qu'une partie,
beaucoup plus grande qu'il ne semble au premier abord, des théories économiques
modernes, peut s'appliquer aux conditions dans lesquelles vivent les populations
arriérées. Mais cette unité essentielle qui se retrouve sous la grande variété des formes
n'est pas aisée à découvrir ; et les changements de forme ont eu cet effet que les
écrivains, à toute époque, ont moins profité qu'ils ne l'auraient fait sans cela de l’œu-
vre de leurs prédécesseurs.

Les conditions économiques de l'époque moderne, quoique plus complexes, sont à


bien des égards mieux définies que celles des temps plus anciens. Les affaires
(business) sont plus nettement séparées du reste ; les droits des individus, soit entre
eux, soit à l'égard de la communauté, sont plus nettement précisés ; et, surtout, en se
débarrassant de l'influence de la coutume, en développant les libres initiatives, l'habi-
tude de regarder constamment en avant et un inlassable esprit d'entreprise, notre
époque a mieux précisé et mieux mis en relief les causes qui régissent la valeur
relative des différentes choses et des différentes espèces de travail.

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§ 4. - On dit souvent que les formes modernes de la vie économique se distinguent


des formes anciennes en ce que la concurrence y joue un plus grand rôle. Mais cette
idée West pas absolument exacte. Ce que signifie strictement la concurrence, c'est,
semble-t-il, la lutte de deux personnes renchérissant l'une sur l'autre pour la vente ou
l'achat d'un objet. Ce genre de lutte est sans doute à la fois plus intense et plus répan-
du qu'il ne l'était ; mais il n'est qu'une conséquence secondaire, et on peut presque dire
accidentelle, des caractères fondamentaux de la vie industrielle moderne.

Il n'y a pas de mot qui exprime ces caractères d'une façon exacte. Ce sont, comme
nous le verrons tout à l'heure : une certaine indépendance et une certaine habitude de
choisir soi-même sa propre voie, une certaine confiance en soi ; de la réflexion et
pourtant de la promptitude dans les décisions et dans les jugements, l'habitude de se
préoccuper de l'avenir et de se tracer sa vole d'après des buts lointains. Ces caractères
peuvent amener et souvent amènent les gens à entrer en compétition les uns avec les
autres ; mais, d'un autre côté, ils peuvent tendre, et précisément à l'heure actuelle ils
tendent, dans le sens de la coopération et de la mise en commun d'une foule de
bonnes et de mauvaises fortunes. Ces tendances vers la propriété collective et l'action
collective sont tout à fait différentes de celles des époques anciennes, parce qu'elles
ne sont pas le résultat de la coutume, ni d'une inclination passive à s'associer avec ses
voisins, mais d'un libre choix par lequel chaque individu a pris cette ligne de conduite
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 25

parce que, après mûre réflexion, elle lui semble la plus propre à lui faire atteindre ses
fins, fins égoïstes ou fins désintéressées.

Le mot « compétition » est en mauvaise odeur, et il implique un certain égoïsme


et une certaine indifférence pour le bien-être d'autrui. Il est vrai qu'il y a moins
d'égoïsme réfléchi dans les formes anciennes d'industrie qu'il n'y en a dans les formes
modernes ; mais il y avait aussi moins de désintéressement voulu. C'est la réflexion,
et non pas l'égoïsme, qui est la caractéristique de l'époque moderne.

Par exemple, si la coutume dans une société primitive étend les limites de la
famille, et prescrit envers les voisins certaines obligations qui tombent en désuétude
dans une civilisation postérieure, elle prescrit aussi une attitude d'hostilité à l'égard
des étrangers. Dans la société moderne les obligations qu'imposent les affections de
famille deviennent plus étroites, mais elles sont concentrées sur une sphère plus
petite ; et les voisins sont mis presque sur le même pied que les étrangers. Les uns et
les autres sont traités avec moins de justice et de loyauté que ne le sont les voisins
chez un peuple primitif, mais avec beaucoup plus de justice et de loyauté que les
étrangers. Ainsi ce sont les liens du voisinage seuls qui se sont relâchés ; les liens de
famille sont, à bien des égards, plus forts qu'autrefois, les affections de famille
inspirent beaucoup plus de sacrifice et plus de dévouement ; et la sympathie pour
ceux qui nous sont étrangers est la source de plus en plus importante d'une sorte de
désintéressement voulu qui n'a jamais existé avant l'époque moderne. L'Angleterre est
le pays par excellence de la concurrence, cependant aucun autre ne consacre une aussi
grande partie de son revenu à des emplois charitables ; et il a dépensé vingt millions
pour donner la liberté aux esclaves des Indes occidentales.

A toute époque, des poètes et des réformateurs sociaux ont essayé, par des contes
enchanteurs sur les vertus des héros d'autrefois, d'enflammer le peuple de leur temps
pour une vie plus noble. Mais ni l'histoire, ni l'observation contemporaine des peuples
arriérés, lorsqu'on les étudie soigneusement, ne viennent à l'appui de l'idée que l'hom-
me soit aujourd'hui plus dur et plus méchant qu'autrefois, ou qu'il ait jamais été plus
disposé que maintenant à sacrifier son propre bonheur pour la satisfaction des autres
dans des cas où la coutume et la loi l'ont laissé libre de choisir. Chez des peuples dont
les facultés intellectuelles semblent ne s'être développées dans aucune autre direction
et où l'on ne trouve personne possédant la puissance créatrice de l'homme d'affaires
moderne, on voit beaucoup de gens montrer une sagacité perverse à exploiter dans un
marché leurs voisins eux-mêmes. Il n'y a pas de commerçants qui soient moins
scrupuleux à tirer bénéfice des besoins d'un malheureux que les marchands de blé et
les usuriers de l'Orient.

L'époque moderne a sans aucun doute fourni de nouvelles tentations d'être mal-
honnête en affaires. Les progrès de la science ont fait découvrir de nouvelles façons
de donner aux choses une apparence autre que la réalité ; ils ont rendu possibles
beaucoup de formes nouvelles de falsification. Le producteur est maintenant beau-
coup plus éloigné du dernier consommateur ; et ses méfaits ne reçoivent pas le
châtiment sévère et prompt qui tombe sur la tête d'une personne obligée de vivre et dé
mourir dans le village où elle est née, lorsqu'elle fait quelque vilain Lotir à l'un de ses
voisins. Les occasions de friponnerie sont certainement plus nombreuses qu'elles ne
l'étaient ; mais il n'y a pas de raison de penser que les gens profitent de ces occasions
proportionnellement plus qu'ils ne le faisaient autrefois.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 26

Au contraire, les méthodes commerciales modernes impliquent d'un côté des


habitudes de confiance entière et, de l'autre côté, une faculté de résister aux tentations
malhonnêtes, qui n'existent pas chez un peuple arriéré. Des exemples de loyauté
simple et de confiance personnelle se rencontrent dans toutes les civilisations ; mais
ceux qui ont essayé de lancer dans des pays arriérés des affaires de type moderne,
constatent qu'ils peuvent rarement compter sur la population indigène pour remplir les
postes de confiance. On y trouve même plus facilement des hommes pour un travail
demandant une grande habileté et de grandes aptitudes intellectuelles que pour les
travaux exigeant de la moralité et de la fermeté dans le caractère. La falsification et la
fraude commerciales dominaient au Moyen Age d'une façon tout à fait surprenante, si
nous considérons la difficulté qu'il y avait alors de tromper sans être découvert.

Le mot « compétition » ne convient donc pas bien pour désigner les caracté-
ristiques de la vie industrielle moderne. Nous avons besoin d'un mot qui n'implique
aucune particularité morale, bonne ou mauvaise, mais qui indique le fait incontesté
que la vie commerciale et industrielle moderne est caractérisée par des habitudes de
plus grande confiance en soi-même, par plus de prévoyance, par une conduite plus
réfléchie et plus libre. Il n'y a pas de mot qui convienne entièrement; mais l'expres-
sion de Liberté de l’industrie et du travail, ou, plus brièvement, Liberté économique,
met sur la bonne voie et peut être employée faute d'une meilleure. Naturellement,
cette réflexion et cette liberté dans la conduite de la vie peuvent mener à renoncer
partiellement à la liberté individuelle lorsque la coopération ou l'association semble
être la meilleure voie pour atteindre le but désiré. La question de savoir dans quelle
mesure ces formes d'association volontairement acceptées peuvent détruire la liberté
dans laquelle elles ont leur source, et la question aussi de savoir dans quelle mesure
elles sont conformes à l'intérêt général, sont des questions qui retiendront beaucoup
notre attention vers la fin de ce traité.

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§ 5. - Nous rencontrerons dans cet aperçu préliminaire un autre mot dont le sens
est incertain. « Le mot valeur, dit Adam Smith, a deux sens différents : parfois il
exprime l'utilité d'un objet et, d'autres fois, il exprime le pouvoir d'achat que la
possession de cet objet confère à l'égard des autres biens ». Mais l'expérience a mon-
tré qu'il n'est pas bon d'employer le mot dans le premier sens.

La valeur, c'est-à-dire la valeur d'échange, d'une chose par rapport à une autre
dans un lieu et dans un temps donnés, est le montant de cette seconde chose que l'on
peut obtenir dans ce lieu et à ce moment en échange de la première. Ainsi l'expression
de valeur est relative, et exprime la relation entre deux choses dans un lieu et à un
moment particuliers. Les pays civilisés adoptent généralement l'or, ou l'argent, ou
tous les deux à la fois, comme monnaie. Au lieu d'exprimer les valeurs du plomb, de
l'étain, du bois, du blé et d'autres choses, par rapport les unes aux autres, nous les
exprimons d'abord par rapport à la monnaie ; et nous donnons le nom de prix à la
valeur de chaque chose ainsi exprimée 1.

On trouvera esquissées dans les chapitres II et III quelques-unes des trans-


formations les plus importantes qui se sont produites dans le développement de la vie

1 Pour plus ample étude de ce sujet, voir livre II, ch. II, § 6.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 27

économique ; cette esquisse indique l'évolution de l'industrie depuis les civilisations


primitives jusqu'à notre époque; elle peut ainsi contribuer à rendre plus vivantes les
analyses qui suivent. Ce n'est pas un résumé de l'histoire économique. Pareillement, le
chapitre IV indique le chemin par lequel la pensée économique a passé, particuliè-
rement depuis un siècle et demi ; mais il ne touche qu'aux points qui ont quelque
importance pour l'intelligence des idées actuelles. Le but principal de ces trois
chapitres est d'insister sur cette idée que l'économique est une science de la vie, et
qu'elle est voisine de la biologie plutôt que de la mécanique. La même idée se
retrouve aux chapitres V et VI ; j'y discute brièvement le point de vue auquel l'écono-
mique se place pour aborder son sujet; j'y expose son but, ses limites et ses relations
avec d'autres branches d'étude. Ces cinq chapitres sont ainsi une introduction au reste
de l'ouvrage. Mais il est difficile de bien comprendre toute la portée d'une introduc-
tion à une science si l'on n'est pas déjà un peu familiarisé avec les matières dont cette
science traite. Les lecteurs qui ne sont pas au courant (mais non les autres) feront
donc bien de renvoyer à plus tard la lecture des chapitres Il, III, IV du livre I, ainsi
que celle des chapitres V, §§ 1 et 2, VI, §§ 1-5, et de toutes les notes appartenant à
ces chapitres.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 28

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre I : aperçu préliminaire

Chapitre quatrième
Le développement de la science
économique

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§ 1. - Nous avons vu que la liberté économique a ses racines dans le passé, mais
qu'elle est surtout le produit d'une époque très récente. Il nous faut maintenant retra-
cer le développement parallèle qu'a suivi la science économique. Les conditions
sociales actuelles sont sorties des institutions primitives des peuples aryens et des
peuples sémitiques, avec l'aide de la pensée grecque et du droit romain ; mais les
spéculations économiques modernes ont très peu subi l'influence des théories de
l'antiquité.

Il est vrai que la science économique moderne a son origine, comme les autres
sciences, à l'époque où l'étude des écrivains classiques commença à renaître. Mais un
système industriel qui était basé sur l'esclavage, et une philosophie qui méprisait
l'industrie et le commerce, convenaient peu à nos hardis bourgeois qui tiraient autant
de fierté de leurs métiers et de leur commerce que de leur participation au gouver-
nement de l'État.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 29

Ces hommes énergiques, mais sans culture, auraient pu tirer un grand profit du
caractère philosophique et de la largeur de vues des grands penseurs de l'antiquité.
Quoi qu'il en soit, ils se mirent à chercher eux-mêmes la solution des questions de
leur temps; et l'économie politique moderne prit ainsi à son origine, une certaine
rudesse, une certaine étroitesse de vue, et une tendance à considérer la richesse com-
me une fin, plutôt que comme un moyen, dans la vie humaine. Sa préoccupation
immédiate se porta généralement sur les finances publiques, sur les effets et sur le
rendement des impôts. Sur ce point les hommes d'État des villes libres, tout comme
ceux des grands pays, virent les problèmes économiques devenir plus pressants et
plus difficiles, à mesure que le commerce s'étendait et devenait plus dispendieux.

À toute époque, mais spécialement dans la première partie du Moyen Age,


hommes d'État et marchands ont essayé d'enrichir l'État en réglementant le com-
merce. Un des principaux objets de leurs préoccupations a été la quantité de métaux
précieux, qu'ils pensaient être le meilleur signe, sinon la cause principale, de la
prospérité matérielle, pour un individu comme pour une nation. Mais les voyages de
Vasco de Gama et de Christophe Colomb firent passer les questions commerciales, du
rang secondaire qu'elles occupaient alors, au premier rang chez les nations de
l'Europe occidentale. Les théories relatives à l'importance des métaux précieux et aux
meilleurs moyens de se les procurer en grande quantité, commencèrent à dominer la
politique: elles agirent sur la paix et sur la guerre, déterminèrent des alliances qui ont
amené le triomphe de certaines nations et la chute de certaines autres et contribuèrent
fortement à provoquer l'émigration des peuples sur toute la surface du monde.

Les règlements relatifs au commerce des métaux précieux ne furent qu'une partie
d'un vaste ensemble de règlements, qui avaient pour but, avec des degrés divers de
minutie et de rigueur, de déterminer pour chaque individu ce qu'il devait produire et
comment il devait le produire, ce qu'il devait gagner et comment il devait dépenser
son gain. La ténacité naturelle des Germains donna à la coutume une force parti-
culière dans la première partie du Moyen Age. Cette force passa du côté des Corpo-
rations, des autorités locales et des gouvernements nationaux, lorsqu'ils se mirent à
lutter contre les tendances novatrices que, directement ou indirectement, faisait naître
le commerce avec le Nouveau Monde. En France, ce penchant des Germains subit
l'influence du goût que les Latins possèdent pour la systématisation; le gouvernement
paternel y atteignit son apogée. La réglementation du commerce par Colbert a passé
en proverbe. Ce fut précisément à ce moment que la théorie économique revêtit sa
première forme ; le système dit mercantile devînt prééminent et la réglementation fut
poussée avec une vigueur inconnue jusqu'alors.

Plus tard, une tendance se manifesta dans le sens de la liberté, et ceux qui étaient
hostiles à ces idées nouvelles invoquèrent alors l'autorité des mercantilistes des
générations précédentes. Mais l'esprit de réglementation et de restriction qui se trouve
dans leur système vient de leur époque ; beaucoup des changements qu'ils ont tâché
d'introduire étaient dans le sens de la liberté du travail. Contre ceux, notamment, qui
voulaient prohiber absolument l'exportation des métaux précieux, ils soutinrent
qu'elle devait être permise dans tous les cas où le commerce extérieur doit à la longue
faire rentrer plus d'or et d'argent dans le pays qu'il n'en fait sortir.

En soulevant ainsi dans un cas particulier la question de savoir si l'État n'aurait


pas avantage à laisser le marchand diriger ses affaires comme il l'entend, ils ont
involontairement ouvert une voie nouvelle à la pensée. Celle-ci s'avança dès lors par
pas imperceptibles dans le sens de la liberté économique, aidée sur sa route par les
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 30

circonstances, non moins que par la tournure et le caractère qu'avaient à cette époque
les esprits dans l'Europe occidentale. Le mouvement alla en s'élargissant jusqu'à ce
que, dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, le temps fût mûr pour l'idée que le bien-
être de la société a presque toujours à souffrir lorsque l'État cherche par des régle-
mentations artificielles à mettre obstacle à la liberté « naturelle » que tout homme
possède de diriger ses affaires personnelles comme il l'entend.

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§ 2 - La première tentative systématique d'édifier une science économique sur une


large base fut faite en France, au milieu du XVIIIe siècle environ, par un groupe
d'hommes d'État et de philosophes sous la direction de Quesnay, médecin de Louis
XV et noble esprit 1. La pierre angulaire de leur politique était l'obéissance à la
Nature 2.

Ils furent les premiers à proclamer la doctrine de la liberté du commerce comme


grand principe d'action, allant à cet égard plus loin même que certains écrivains
anglais avancés, comme Sir Dudley North. Leur façon d'envisager les questions
politiques et sociales annonçait par bien des côtés l'époque à venir. Ils tombèrent
pourtant dans une confusion de pensée qui se rencontrait même chez les hommes de
science à leur époque, mais qui, après une longue lutte, a été bannie des sciences
physiques. Ils confondirent le principe éthique d'obéissance à la Nature qui s'exprime
dans le mode impératif et prescrit certaines règles d'action, avec ces lois de causes
que la science découvre en interrogeant la Nature et qui sont exprimées dans le mode
indicatif. Pour cette raison et pour d'autres, leur oeuvre n'a que peu de valeur directe.

1 L'Essai sur la nature du commerce de CANTILLON, écrit en 1755, et qui touche à une foule de
questions, a, il est vrai, quelque droit d'être qualifié de systématique. Il est pénétrant et à certains
égards en avance sur son temps, quoique nous sachions maintenant qu'il a été précédé sur bien des
points importants par Nicolas Barbon qui écrivit soixante ans plus tôt. Kautz fut le premier à
reconnaître l'importance de l'œuvre de Cantillon ; et Jevons a déclaré qu'il fut le véritable
fondateur de l'économie politique. On trouvera une équitable appréciation de la place qu'il occupe
en économie politique dans un article de HIGGS, Quarterly Journal of Economics, vol. I.
2 Dans les deux siècles précédents les écrivains traitant des questions économiques avaient
continuellement fait appel à la Nature. chacun des adversaires invoquant que son plan était plus
na. turel que celui des autres ; et les philosophes du XVIIIe siècle, dont quelques-uns exercèrent
une grande influence sur l'économie politique, étaient habitués à chercher le critérium du vrai dans
la conformité avec la Nature. Locke en particulier a anticipé sur l'œuvre des économiques français
quant à leur tendance générale à faire appel à la Nature et pour quelques détails importants de leur
théorie. Mais Quesnay et les autres économistes français qui travaillèrent avec lui, furent amenés à
rechercher les lois naturelles de la vie sociale par diverses causes autres que celles qui agissaient
en Angleterre.
Le luxe de la Cour en France, et les privilèges des classes supérieures qui étaient en train de
ruiner la France, faisaient voir les pires effets d'une civilisation artificielle, et amenèrent les
hommes réfléchis à désirer un retour à un état de choses plus naturel. Les juristes, dans lesquels
résidait la meilleure force intellectuelle et morale du pays, étaient pleins de la Loi de Nature qui
avait été développée par les juristes stoïciens de l'Empire romain, et à mesure que le siècle
s'avançait, l'admiration sentimentale pour la vie a naturelle » des Indiens d'Amérique, que
Rousseau répandit, commença à exercer son influence sur les économistes. lis ne tardèrent pas à
être appelés Physiocrates ou adhérents à la règle de Nature ; ce nom vint du titre du livre de
Dupont de Nemours, Physiocratie ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux
au genre humain, publié en 1768. On peut signaler que leur enthousiasme pour l'agriculture et pour
le caractère naturel et simple de la vie rurale leur venait en partie de leurs maîtres stoïciens.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 31

Mais leur influence indirecte sur la situation actuelle de l'économie politique a été
très grande. La clarté et la forme logique de leurs arguments leur ont permis d'exercer
une grande influence sur la pensée postérieure. De plus, le principal motif de leurs
études ne fut pas, comme pour la plupart de leurs prédécesseurs, le désir d'augmenter
les richesses des marchands et de remplir les trésors des rois 1 : ce fut le désir de
diminuer les souffrances et les déchéances causées par une misère extrême. Ils
donnèrent ainsi à l'économie politique son but moderne qui est de chercher par la
science à contribuer à élever le niveau de la vie humaine 2.

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§ 3. - Le progrès qui vint ensuite, le plus grand que l'économique ait jamais fait,
ne fut pas l'œuvre d'une école, mais d'un individu. Adam Smith n'a pas été, il est vrai,
le seul grand économiste anglais de son époque. Peu de temps avant qu'il écrivit,
d'importantes contributions avaient été apportées à la théorie économique par Hume
et par Steuart, et d'excellentes études sur les faits économiques avaient été publiées
par Anderson et par Young. Mais l'esprit d'Adam Smith avait assez d'ampleur polir
embrasser tout ce qu'il y avait de meilleur dans les écrits de ses contemporains,
français et anglais. Quoiqu'il ait sans aucun doute emprunté beaucoup aux autres,
pourtant, plus on le compare à Ceux qui sont venus avant lui et à ceux qui sont venus
après, plus la beauté de son génie apparaît grande, sa science étendue et son jugement
bien pondéré.

Il séjourna longtemps en France et y entretint des rapports personnels avec les


Physiocrates. Il se livra à une étude sérieuse de la philosophie anglaise et française de
son temps ; et il acquit une connaissance pratique du monde par un grand voyage et
par des relations intimes avec des hommes d'affaires écossais. À ces avantages il
ajoutait une puissance d'observation, de jugement et de raisonnement, qui n'a pas été
surpassée. Le résultat est que partout où il diffère de ses prédécesseurs, il est plus près
qu'eux de la vérité ; et il y a peu de vérité économique connue à l'heure actuelle dont
il n'ait eu quelque lueur. Comme il fut le premier à écrire un traité sur la richesse dans
tous ses principaux aspects sociaux, il a pour cette raison seule quelque droit d'être
regardé comme le fondateur de l'économie politique moderne 3.
1 Le généreux Vauban lui-même (il écrivait en 1717) eut à s'excuser de l'intérêt qu'il portait au bien-
être du peuple, en prétextant que l'enrichir était le seul moyen d'enrichir le Roi : « Pauvres
paysans, pauvre Royaume, pauvre Royaume, pauvre Roi ».
2 Leur expression favorite, laissez faire, laissez aller, est d'ordinaire maintenant détournée de son
sens. Laissez faire signifie que tout homme doit avoir la permission de produire ce qu'il lui plaît et
comme il lui plaît; que tous les métiers doivent être ouverts à tout le monde ; que le gouvernement
ne devrait pas, comme les Colbertistes y tenaient, prescrire aux industriels comment ils doivent
fabriquer leurs draps. Laissez aller ou passer signifie que les personnes et les biens devraient
pouvoir circuler librement d'un lieu à un autre, et notamment d'une région de la France à l'autre,
sans être soumis à des droits, à des taxes et à des règlements vexatoires. On peut signaler que
laissez aller était le signal employé au Moyen Age par les Maréchaux de camp pour laisser le
champ libre aux combattants dans un tournoi.
3 Comparer le bref mais sérieux exposé fait par Wagner des raisons qu'il y a de reconnaître la
suprématie d'Adam Smith, Grundlegung, 3e édition, pp. 6 et ss. ; voir aussi HASBACH,
Untersuchungen tiber Adam Smith (où l'on remarquera comme particulière aient intéressantes des
indications touchant l'influence que les idées hollandaises ont eue sur les Anglais et sur les
Français) ; et L. L. PRICE, Adam Smith and his Relations to Recent Economics, dans l'Economic
Journal, vol. III. CUNNINGHAM, History, § 306, soutient énergiquement que « son grand mérite
est d'avoir isolé la notion de richesse nationale, alors que les écrivains antérieurs l'avaient
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 32

Mais le champ qu'il a découvert était trop vaste pour pouvoir être entièrement
parcouru par un seul homme ; beaucoup de vérités, qu'à certains moments il aper-
cevait, à d'autres moments lui échappaient. On peut, par suite, citer son autorité en
faveur d'un grand nombre d'idées erronées ; bien que, à l'examen, on constate toujours
qu'il marche dans le sens de la vérité 1.

Il perfectionna la théorie Physiocratique de la liberté du commerce avec une telle


sagesse pratique et une telle connaissance des véritables conditions des affaires, qu'il
lui a donné une grande force dans la vie réelle ; et il est surtout connu chez nous et à
l'étranger par la démonstration qu'il a faite de cette idée que l'intervention de l'État
dans l'industrie et le commerce est fâcheuse. Tout en citant beaucoup de cas dans
lesquels l'intérêt personnel peut amener l'individu à agir d'une façon nuisible pour la
société, il soutenait que même lorsque l'État, agit avec les meilleures intentions, il sert
presque toujours le public plus mal que ne le fait l'initiative individuelle, quelque
égoïste qu'il puisse lui arriver d'être. Il a fait une si grande impression sur le monde
par son plaidoyer en faveur de cette idée, que c'est celle que la plupart des écrivains
allemands visent surtout lorsqu'ils parlent de Smithianisme 2.

Mais, après tout, ce ne fut pas là son oeuvre principale. Elle a été de combiner et
de développer les spéculations de ses contemporains et de ses prédécesseurs français
et anglais relatives à la valeur. Son principal droit à être considéré comme ayant fait
époque dans la science vient de ce qu'il fut le premier à étudier soigneusement et
scientifiquement la manière dont la valeur mesure les mobiles humains, en mesurant
d'une part le désir des acheteurs d'acquérir les richesses et d'autre part les efforts et les
sacrifices faits par les producteurs (c'est-à-dire le coût réel de production) 3.

considérée en la subordonnant expressément à l'idée de puissance nationale » : mais chaque face


de cette opposition est indiquée en traits trop accusés. Cannan dans son Introduction aux Lectures
of Adam Smith montre l'importance de l'influence qu'Hutcheson a eue sur lui.
1 Par exemple, il ne s'était pas débarrassé tout à fait de la confusion qui prévalait à son époque entre
les lois de la science économique et le précepte moral qu'il faut se conformer à la nature.
« Naturel » signifie chez lui tantôt ce que les forces existantes produisent réellement ou tendent à
produire, tantôt ce que, d'après sa propre nature humaine, il désirerait qu'elles produisent. De
même, parfois il pense que le rôle de t'économiste est d'exposer une science et d'autres fois que
son rôle est d'exposer une partie de l'art du gouvernement. Mais quelque relâché que son langage
soit souvent, nous constatons en regardant de près que lui-même se rend assez bien compte de ce
qu'il en est. Lorsqu'il est occupé à rechercher des lois de causes, c'est-à-dire des lois de nature au
sens moderne du mot, il emploie des procédés scientifiques ; et lorsqu'il émet des préceptes
pratiques, il se rend compte d'ordinaire qu'il ne fait qu'exprimer ses vues personnelles sur ce qui
doit être, alors même qu'il semble invoquer pour elles l'autorité de la nature.
2 Le sens de ce terme, tel qu'il est employé couramment en Allemagne, n'implique pas seulement
cette idée d'Adam Smith que le libre jeu des intérêts individuels Pst plus avantageux pour le bien
public que l'intervention du gouvernement, mais, en outre, qu'il agit presque toujours dans la voie
la meilleure. Or les économistes allemands savent bien qu'Adam Smith insiste constamment sur
l'opposition fréquente qui existe entre les intérêts des individus et le bien public : aussi l'usage
qu'on faisait autrefois du terme de Smithianisme est-il en train de tomber en discrédit. Voir par
exemple une longue liste de conflits de ce genre que Knies cite d'après la Richesse des nations,
Politische Oekonomie, ch. oit, § 3. Voir aussi : FEILBOGEN, Smith und Turgot ; Zryss, Smith und
der Eigennutz.
3 Les relations qui existent entre la valeur et le coût de production ont été indiquées par les
Physiocrates et par beaucoup d'écrivains antérieurs, parmi lesquels on peut citer : Harris,
Cantillon, Locke, Barbon, Petty et même Hobbes qui donnait à entendre, bien que vaguement, que
l'abondance résulte du travail et de l'abstinence appliqués par l'homme à obtenir par son travail et à
accumuler les dons de la nature sur terre et sur mer, proventus terrae et aquae, labor et
parsimonia.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 33

Il est possible qu'il n'ait pas vu toutes les conséquences de son œuvre ; à coup sûr,
elles ne furent aperçues que par un petit nombre de ses successeurs. Mais les meilleu-
res oeuvres économiques qui parurent après la Richesse des Nations se distinguent de
celles qui ont paru avant, par une connaissance plus claire de cette balance et de cette
comparaison qui s'établit, par l'intermédiaire de la monnaie, entre le désir de posséder
une chose, et l'ensemble des efforts et des privations qui contribuent directement ou
indirectement à la produire. Quelque importants qu'aient été les progrès accomplis par
d'autres dans cette voie, ceux qui lui sont dus sont si grands que c'est lui qui a
vraiment dégagé ce point de vue nouveau, et, par là, son œuvre a fait époque. En cela,
lui-même et les économistes antérieurs ou postérieurs à lui n'ont pas inventé une idée
nouvelle ; ils ont simplement défini et précisé des notions qui sont familières dans la
vie courante. En fait, l'homme ordinaire, dont l'esprit n'est pas habitué à l'analyse, est
sujet à considérer la monnaie comme étant une mesure des mobiles et du bonheur
plus précise et plus exacte qu'elle ne l'est en réalité. Cela est dû en partie à ce qu'il ne
réfléchit pas à la manière dont cette opération de mesure s'effectue. Le langage des
économistes semble être technique et moins conforme à la réalité que celui de la vie
courante. Mais, au vrai, il est plus conforme à la réalité parce qu'il est plus minutieux
et qu'il tient mieux compte des différences et des difficultés 1.

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§ 4. - Aucun des contemporains et des successeurs immédiats d'Adam Smith n'eut


un esprit aussi étendu et aussi bien équilibré que le sien. Mais ils firent œuvre
excellente, chacun d'eux se consacrant à un genre particulier de problèmes vers lequel
il était attiré par le penchant naturel de son génie, ou par les événements particuliers
de l'époque à laquelle il écrivait. Pendant le reste du XVIIIe siècle, les principaux
ouvrages économiques furent historiques et descriptifs, et portèrent sur la situation
des classes ouvrières, particulièrement dans les régions agricoles. Arthur Young
continua l'inimitable récit de ses voyages ; Eden écrivit une histoire des pauvres qui a
servi à la fois de base et de modèle à tous les historiens de l'industrie qui sont venus
ensuite ; pendant que Malthus montrait, par une étude soigneuse de l'histoire, quelles
ont été les forces qui ont, en fait, agi sur le développement de la population dans
différents pays à différentes époques.

Mais au total, celui des successeurs d'Adam Smith qui a eu le plus d'influence fut
Bentham. Il a peu écrit sur l'économique elle-même, mais il contribua beaucoup à
donner le ton à l'école économique anglaise qui s'est formée au début du XIXe siècle.
C'était un logicien intransigeant et un adversaire de toutes les restrictions et de toutes
les réglementations qui ne s'appuyaient pas sur une raison claire ; il demanda sans se
1 Voir ci-dessous ch. V. Adam Smith a bien vu que si la science économique est basée sur une étude
des faits, les faits sont si complexes, qu'ils ne peuvent d'ordinaire rien apprendre directement ; il
faut les interpréter en leur appliquant avec soin le raisonnement et l'analyse. Comme le disait
Hume, l'ouvrage de la Richesse des Nations « est illustré d'une telle abondance de faits curieux,
qu'il doit retenir l'attention publique ». Voici exactement comment procède Adam Smith : il est
rare qu'il cherche à tirer ses arguments d'inductions détaillées ou de l'histoire ; les faits servant à
ses démonstrations sont principalement des faits que tout le monde connaît, faits physiques,
mentaux ou moraux ; mais il illustre ses démonstrations de faits curieux et instructifs ; il leur
donne ainsi la vie et la force, et il fait sentir à ses lecteurs qu'elles traitent de problèmes du monde
réel et non d'abstractions. Son ouvrage, quoiqu'il ne soit pas bien ordonné, est, ainsi un modèle de
méthode.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 34

lasser que l'on justifiât leur existence, et ses protestations trouvèrent un appui dans les
circonstances de l'époque. L'Angleterre avait acquis sa situation unique par la rapidité
avec laquelle elle s'était adaptée aux tendances économiques nouvelles ; leur attache-
ment aux vieilles routines avait, au contraire, empêché les nations de l'Europe centrale
de tirer parti de leurs grandes ressources naturelles. Les industriels et les commer-
çants anglais étaient, par suite, disposés à penser que l'influence de la coutume et du
sentiment est nuisible dans les affaires, qu'elle avait du moins diminué en Angleterre,
qu'elle continuerait à diminuer et bientôt disparaîtrait. Les disciples de Bentham, de
leur côté, ne furent pas longs à conclure qu'ils n'avaient pas besoin de s'occuper
beaucoup de la coutume. Ils se contentèrent de s'occuper des tendances que manifeste
l'action humaine en supposant que chaque homme soit toujours préoccupé de trouver
le parti qui peut le mieux servir son intérêt personnel, qu'il soit libre de le suivre et
prompt à le faire 1.

Il y a donc quelque vérité dans les reproches fréquemment adressés aux écono-
mistes anglais du début de ce siècle : reproche d'avoir omis de rechercher avec un
soin suffisant si une plus grande place ne peut pas être donnée à l'action collective,
par opposition à l'action individuelle, dans les questions sociales et économiques ;
reproche d'avoir exagéré la force de la concurrence et la rapidité avec laquelle elle
agit. Il y a aussi une part de vérité, quoique très faible, dans le reproche que leur
œuvre est gâtée par une certaine dureté de ligne et même une certaine raideur de
caractère. Ces défauts ont été dus en partie à l'influence directe de Bentham, en partie
aussi à l'esprit de l'époque dont il était un interprète. Mais ils ont été dus aussi au fait
que les études économiques passèrent de nouveau entre les mains d'hommes qui
étaient plus remarquables sur le terrain de l'action que sur celui de la pensée philo-
sophique.

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§ 5. - Les hommes d'État et les commerçants se remirent en effet à étudier les


questions de monnaie et de commerce étranger, avec plus de zèle encore qu'ils ne
l'avaient fait, lorsque ces questions étaient pour la première fois apparues au début de
la grande transformation économique, à la fin du Moyen Age. On pourrait croire à
première vue que leur contact avec la vie réelle, leur grande expérience, et leur vaste
connaissance des faits, eussent dû leur permettre d'avoir une vue d'ensemble de la
nature humaine et donner à leurs raisonnements une base très large. Mais la formation
d'esprit que donne la vie pratique mène souvent les hommes d'affaires à généraliser
trop vite leurs expériences personnelles.

Tant qu'ils restèrent sur leur domaine propre, leur oeuvre fut excellente. La théorie
de la monnaie est précisément une partie de la science économique où il n'y a que peu
1 Il exerça aussi une autre influence sur les jeunes économistes qui se trouvaient auprès de lui, par sa
passion pour l'ordre. C'était il est vrai un ardent réformateur. C'était un adversaire de toutes les
distinctions artificielles entre les différentes classes d'hommes ; il déclarait avec force que le
bonheur d'un homme était aussi important que celui d'un autre, et que le but de toute action doit
être d'augmenter la somme totale de bonheur ; il reconnaissait que cette somme totale, toutes cho-
ses restant égales, serait d'autant plus grande que la richesse serait répartie d'une façon plus égale.
Néanmoins, la Révolution française l'avait à tel point rempli d'effroi, et il attribuait de si grands
inconvénients à la plus légère atteinte contre l'ordre, que, quelque audacieux qu'il fût comme
analyste, il ressentait lui-même, et suscita chez ses élèves, un respect presque superstitieux pour
les formes existantes de propriété privée.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 35

d'inconvénient à négliger les mobiles humains autres que le désir de s'enrichir. La


brillante école de raisonnement déductif dont Ricardo fut le chef s'est trouvée ici sur
un terrain solide 1.

Les économistes se consacrèrent ensuite à la théorie du commerce étranger et


firent disparaître beaucoup de lacunes qu'Adam Smith y avait laissées. Il n'y a pas
d'autre partie de l'économie politique, si ce n'est la théorie de la monnaie, à laquelle
s'applique aussi bien le raisonnement purement déductif. Il est vrai qu'une discussion
de la politique libre-échangiste doit, pour être complète, tenir compte de beaucoup de
considérations qui ne sont pas strictement économiques ; mais la plupart d'entre elles,
quoique importantes pour des pays agricoles, et particulièrement pour des pays neufs,
ont peu de portée dans le cas de l'Angleterre.

Pendant tout ce temps l'étude des faits économiques ne fut pas négligée en
Angleterre. Les études statistiques des Petty, Arthur Young, Eden et autres, trouvè-
rent d'excellents continuateurs en Tooke, Me. Culloch et Porter. S'il est peut-être vrai
qu'une importance exagérée soit attribuée dans leurs ouvrages aux faits qui présentent
un intérêt direct pour les commerçants et les capitalistes, on ne peut pas en dire autant
de l'admirable série des enquêtes parlementaires sur la condition des classes ouvriè-
res, qui furent provoquées par l'influence des économistes. En fait, les compilations
officielles et privées de statistiques et les études d'histoire économique qui parurent
en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, peuvent à bon
droit être regardées comme l'origine des études systématiques d'histoire et de
statistique en économie politique.

Néanmoins l'œuvre de ces économistes fut entachée d'une certaine étroitesse de


vue : ils firent vraiment œuvre historique, mais ils ne firent pas œuvre « compa-
rative ». Rame, Adam Smith, Arthur Young et d'autres ont été amenés, par l'instinct
de leur propre génie et par l'exemple de Montesquieu, à comparer parfois entre eux
les faits sociaux de différentes époques et de différents pays, et à tirer des enseigne-
ments de cette comparaison. Aucun d'eux n'est arrivé à l’idée de l'étude comparée de
l'histoire faite d'après un plan systématique. De sorte que les écrivains de cette
époque, quelque excellentes et sérieuses qu'aient été leurs recherches touchant les
faits réels de la, vie, travaillèrent un peu au hasard. Ils négligèrent des groupes entiers
de faits que maintenant nous jugeons d'une importance vitale, et souvent ils ne surent

1 On le considère souvent comme un Anglais typique, mais ce n'est pas exact. Sa forte originalité
créatrice est la marque qui signale le génie sous sa forme la plus élevée chez toutes les nations.
Quant à son aversion pour les inductions et à son goût pour les raisonnements abstraits, ils ne sont
pas dus à son éducation anglaise, mais, comme Bagehot l'indique, à son origine sémitique. Presque
toutes les branches de la race sémitique ont eu une aptitude particulière pour les abstractions, et
plusieurs d'entres elles ont été portées vers les calculs abstraits touchant le commerce de monnaie
et les développements que ce commerce a pris de nos jours. Il n'y a aucun économiste vraiment
anglais dont la méthode ressemble à celle de Ricardo. Jamais il n'a été dépassé pour la faculté qu'il
possède de trouver, sans faillir, sa route au milieu des chemins embrouillés, et d'arriver à des
résultats nouveaux et inattendus. Car il ne s'explique jamais ; il ne montre jamais quel est son but
en étudiant d'abord une hypothèse, ensuite une autre ; ni que, en combinant convenablement les
résultats de ses différentes hypothèses, il soit possible de résoudre un grand nombre de questions
pratiques. Ce qu'il écrivait n'était pas d'abord destiné à être publié, mais à éclaircir ses propres
doutes, et peut-être ceux de quelques amis, sur des points présentant une difficulté particulière.
C'étaient, comme lui-même, des hommes d'affaires ayant une ample connaissance des faits : et
c'est l'une des raisons qui lui ont fait préférer les grands principes, conformes à l'expérience
générale, aux inductions particulières tirées de groupes choisis de faits. Mais il ne connaissait
qu'un côté des choses : il comprenait le négociant, il ne comprenait pas l'ouvrier. Voir la note à la
fin du Livre V.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 36

pas faire bon usage de ceux qu'ils rassemblaient. Cette étroitesse de vues se trouva
aggravée lorsque, sur ces faits rassemblés par eux, ils se mirent à établir des raison-
nements généraux.

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§ 6. - Dans le but de simplifier l'argumentation, Ricardo et ses élèves firent


souvent comme s'ils considéraient l'homme comme une quantité constante ; ils ne se
préoccupèrent jamais assez d'étudier ses aspects divers. Les gens qu'ils connaissaient
le plus intimement étaient des hommes d'affaires de la Cité et ils se sont exprimés
parfois avec assez peu de soin pour donner presqu'à penser que les autres Anglais leur
ressemblent beaucoup.

Ils savaient bien que les habitants des autres pays présentent des particularités
propres qui méritent d'être étudiées ; mais ils semblaient considérer ces différences
comme superficielles et destinées à disparaître, dès que les autres peuples arriveraient
à connaître la bonne vole, que les Anglais étaient prêts à leur enseigner. La même
tournure d'esprit qui amena nos juristes à imposer le droit civil anglais aux Hindous,
conduisit nos économistes à construire leurs théories en supposant tacitement que le
monde était composé d'hommes semblables à ceux de la Cité. Si elle eut peu d'incon-
vénient tant qu'ils traitèrent de la monnaie et du commerce étranger, elle les égara
lorsqu'ils s'occupèrent des relations entre les différentes classes. Elle les amena à
traiter le travail comme une marchandise, sans chercher à se placer au point de vue de
l'ouvrier, sans insister sur la part qu'il faut faire à ses passions d'être humain, à ses
instincts et à ses habitudes, à ses sympathies et à ses antipathies, à ses haines de classe
et à sa solidarité de classe, à son ignorance et à l'absence d'occasions pour lui d'agir
avec liberté et énergie. Ils attribuèrent, par suite, aux forces de l'offre et de la deman-
de bien plus de rigueur mécanique et de régularité, qu'elles n'en ont en réalité ; et ils
émirent pour les profits et pour les salaires des lois qui n'étaient pas même exactes
pour l'Angleterre à leur époque 1.
Mais leur faute la plus essentielle fut de ne pas voir combien les habitudes et les
formes de l'industrie sont sujettes à changer. En particulier ils ne virent pas que pour
les classes pauvres, la pauvreté même est la principale cause de la faiblesse et de
l'impuissance qui les maintiennent dans leur pauvreté : ils n'eurent, pas la foi que les
économistes modernes possèdent en la possibilité d'une grande amélioration dans la
condition des classes ouvrières.

La perfectibilité de l'homme fut, il est vrai, affirmée par les socialistes. Mais leurs
idées reposaient sur des études historiques et scientifiques insuffisantes ; et elles
étaient exprimées avec une extravagance qui souleva le mépris des économistes
appartenant à la classe industrielle et commerciale. Les socialistes n'avaient pas étudié

1 En ce qui concerne les salaires, il y avait même quelques erreurs logiques dans les conclusions
qu'ils tiraient de leurs propres prémisses. Ces erreurs, si on remonte à leur origine, ne sont que des
négligences de langage. Mais une foule de gens s'en emparèrent avec ardeur, qui se souciaient peu
de l'étude scientifique de l'économie politique, et cherchaient simplement à invoquer ses théories
dans le but de maintenir les classes ouvrières au rang qu'elles occupent. Aucune autre grande école
de penseurs n'a peut-être autant souffert de ces « parasites » (pour se servir d'un mot ordinairement
employé en Allemagne pour les désigner) qui, faisant métier de simplifier les théories écono-
miques, les énoncent en réalité sans indiquer les conditions nécessaires pour qu'elles soient vraies.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 37

les théories qu'ils attaquaient ; et il ne fut pas difficile de montrer qu'ils n'avaient pas
compris la nature et l'efficacité de l'organisation économique de la société. Aussi, les
économistes ne cherchèrent-ils à examiner avec soin aucune de leurs idées, ni aucune
de leurs spéculations touchant la nature humaine 1.

Mais les socialistes étaient des hommes qui avaient pressenti fortement et qui
connaissaient un peu ces ressorts cachés de l'action humaine dont les économistes ne
tenaient pas compte. Perdues ait milieu de leurs rapsodies sauvages, se trouvaient de
sagaces observations et des suggestions précieuses, dont les philosophes et les
économistes pouvaient tirer un grand profit. Peu à peu leur influence commença à se
faire sentir. Comte leur doit beaucoup ; et la crise qui eut lieu dans la vie de Stuart
Mill. lui vint, comme il le dit dans son autobiographie, de la lecture des socialistes.

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§ 7. - Lorsque nous comparerons les idées modernes touchant le problème vital de


la distribution des richesses avec celles qui prévalaient au début du siècle, nous
constaterons que, en plus et au-dessus de toutes les modifications de détail et de tous
les progrès qui ont été réalisés au point de vue de l'exactitude scientifique des
raisonnements, il y a un changement fondamental dans la manière d'envisager ce
problème. Tandis que les anciens économistes raisonnaient comme si le caractère et
les aptitudes industrielles d'un homme étaient des quantités fixes, les économistes
modernes ont constamment présent à l'esprit le fait qu'ils sont le produit des
circonstances au milieu desquelles il a vécu. Ce changement de point de vue est dû en
partie à ce que les transformations de la nature humaine pendant les cinquante derniè-
res années ont été si rapides qu'elles ont forcé l'attention ; il est dû aussi à l'influence
directe de certains écrivains, socialistes et autres ; enfla, au contre-coup indirect d'un
changement semblable qui s'est fait dans certaines branches de la science naturelle.

Au début du XIXe siècle, le groupe des sciences mathématiques et physiques était


en voie de progrès. Ces sciences, quelque grandes que soient les différences qui
existent de l'une à l'autre, ont ce point de commun que leur objet reste constant et
toujours le même dans tous les pays et à toutes les époques. Le progrès de la science
était une idée familière à l'esprit des hommes, mais l'idée que l'objet d'une science
puisse se transformer leur était étrangère. À mesure que le siècle avança, le groupe
des sciences biologiques fit lentement des progrès ; les gens commencèrent à se faire
des idées plus nettes touchant la nature d'un développement organique. Ils apprirent
que si l'objet d'une science passe par différents degrés de développement, les lois qui
le régissent à l'un de ces degrés, le régiront rarement sans modification aux autres ; les
lois d'une science doivent recevoir un développement correspondant à celui des
choses dont elle traite. L'influence de cette idée nouvelle s'étendit peu à peu aux
sciences qui s'occupent de l'homme ; elle se manifeste dans les œuvres de Gœthe, de
Hegel, de Comte et d'autres.

1 Une exception doit être faite pour Malthus, dont les études sur la population lui furent suggérées
par l'essai de Godwin. Mais il n'appartient pas à proprement parler à l'école de Ricardo et ce n'était
Pas un homme d'affaires. Un demi-siècle plus tard Bastiat, qui fut un écrivain lucide, mais non pas
un penseur profond, soutenait la théorie extravagante que l'organisation naturelle de la société,
sous l'action de la concurrence, est la meilleure organisation non seulement qui puisse être
pratiquement réalisée, mais même que l'on puisse théoriquement concevoir.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 38

Enfin arrivèrent les grands progrès accomplis par les études biologiques : les
découvertes qui y furent faites fascinèrent l'attention du monde, comme celles de la
physique l'avaient fait autrefois ; et il s'opéra un changement marqué dans le caractère
des sciences morales et des sciences historiques. L'économique a participé au mouve-
ment général; elle commence à donner sans cesse une plus grande attention à la
malléabilité (pliability) de la nature humaine, et à l'action que les formes actuelles de
production, de distribution et de consommation de la richesse exercent sur le
caractère de l'homme, comme à l'action que celui-ci exerce sur elles. La première
manifestation importante de cette tendance nouvelle apparut dans l'admirable ouvrage
de John Stuart Mill. Principles of Political Economy 1.

Les économistes qui ont suivi les traces de Mill ont continué à marcher dans la
voie ouverte par lui, en s'éloignant de la position prise par les élèves immédiats de
Ricardo. L'élément humain, s'opposant à l'élément mécanique, prend une place de
plus en plus importante dans l'économique. Pour ne pas citer d'écrivains encore en
vie, ce caractère nouveau se manifeste dans les études historiques de Cliffe Leslie et
dans l'œuvre très variée de Bagehot, de Cairnes, de Toynbee et d'autres, mais surtout
dans celle de Jevons, qui s'est fait une place durable et importante dans l'histoire
économique par la réunion bien rare d'un grand nombre de qualités diverses de
premier ordre.

Une conception plus élevée du devoir social se répand partout. Au parlement,


dans la presse, et dans la chaire, l'esprit d'humanité parle plus nettement et plus
fortement. Mill et les économistes qui ont suivi ses traces ont contribué à ce
mouvement général, et à leur tour ils ont été aidés par lui. En partie pour cette raison,
en partie aussi par suite du développement qu'a pris de nos jours la science historique,
ils ont étudié les faits d'une façon plus large et plus philosophique. Il est vrai que
l'œuvre historique et statistique de quelques-uns des économistes antérieurs a à peine
été surpassée. Mais beaucoup de renseignements qu'ils ne pouvaient avoir sont main-
tenant accessibles à tout le monde; des économistes qui ne sont pas aussi familiarisés
que Me Culloch avec la pratique des affaires, et qui n'ont pas sa vaste érudition
historique, sont à même de se former sur les liens qui existent entre la théorie
économique et les faits réels de la vie des idées à la fois plus larges et plus claires que
les siennes. En cela ils ont été aidés par le progrès général qu'ont fait les méthodes de
toutes les sciences, y compris celle de l'histoire.

Ainsi, à tous les points de vue, le raisonnement économique est maintenant plus
exact qu'il ne l'était jadis ; les prémisses d'où part une étude sont posées avec plus de
1 James Mill avait élevé son fils dans toute la rigueur des doctrines de Bentham et de Ricardo et lui
avait donné le goût de la clarté et de la précision. En 1830 John Mill écrivit un essai sur la
méthode économique où il proposait de donner une plus grande netteté aux abstractions de la
science. Il examinait l'idée admise tacitement par Ricardo que l'économiste n'a besoin de tenir
compte d'aucun mobile d'action autre que le désir de s'enrichir ; il soutenait que cette idée offre du
danger tant qu'on ne l'affirme pas nettement, mais qu'alors elle n'en a plus ; et il annonçait presque
un traité qui serait délibérément et ouvertement basé sur elle. Mais il ne tint pas sa promesse. Un
changement s'était fait dans ses idées et dans ses sentiments, avant la publication de son grand
ouvrage économique en 1848. Il lui donna le titre de Principes d'économie politique, avec
quelques-unes de leurs applications à la philosophie sociale (il est significatif qu'il n'ait pas dit : à
d'autres branches de la philosophie sociale ; cf. Ingram, History, p. 154) et il n'y a pas essayé de
distinguer nettement entre les raisonnements qui impliquent que le seul mobile de l'homme soit la
poursuite de la richesse et ceux qui ne l'impliquent pas. Ce changement d'attitude était dû aux
grandes transformations qui étaient en train de s'accomplir dans le monde autour de lui, quoiqu'il
ne se rendit pas parfaitement compte de l'influence qu'elles avaient sur lui-même.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 39

précision et plus de rigueur qu'autrefois. Mais cette exactitude plus grande de la


pensée détruit en partie sa puissance d'action. On montre que beaucoup des applica-
tions qui furent faites des théories générales étaient vicieuses, parce que l'on n'avait
pas pris soin de considérer toutes les conditions qu'elles supposaient, ni de voir si ces
conditions se trouvaient réalisées dans les cas particuliers en discussion. La consé-
quence fut que beaucoup de dogmes ont été rejetés, qui semblaient simples,
uniquement parce qu'ils étaient exprimés d'une façon incomplète ; mais ces dogmes,
pour cette raison même, étaient comme une cuirasse dont les parties en litige (princi-
palement les membres de la classe capitaliste) se servaient pour se protéger dans la
lutte. Cette œuvre de destruction peut sembler à première vue avoir diminué en
économie politique la valeur des méthodes de raisonnement abstrait ; mais en réalité
elle a eu le résultat opposé. Elle a dégagé le terrain pour une construction nouvelle et
plus rigoureuse, qui est en train de s'édifier peu à peu et patiemment. Elle nous a
permis de nous former sur la vie des idées plus larges, de procéder plus sûrement
quoique plus lentement, d'être plus scientifiques tout en étant beaucoup moins
dogmatiques que ces excellents et grands penseurs qui supportèrent le premier choc
dans la lutte contre les difficultés des problèmes économiques. C'est à eux qui, par
leurs œuvres, ont ouvert la voie, que nous devons d'avoir nous-mêmes une tâche plus
aisée.

On peut voir là, dans le développement des méthodes scientifiques, comme le


passage d'une première phase où les phénomènes de la nature sont artificiellement
simplifiés dans le but de permettre de les décrire en formules brèves et simples, à une
phase postérieure où ils sont étudiés avec plus de soin, et présentés avec plus
d'exactitude, même au prix d'une moindre précision et d'une moindre clarté apparente.
Par conséquent, au cours de notre génération, où à chaque pas, cependant, elle est
soumise à une critique hostile, la méthode de raisonnement abstrait, dans son applica-
tion à l'économique, a fait des progrès plus rapides et a conquis une place plus solide
qu'au moment où elle était au plus haut point de sa popularité et où son autorité était
rarement mise en doute.

Nous n'avons jusqu'ici considéré les progrès récents de l'économique qu'au point
de vue de l'Angleterre seulement; mais les progrès qui ont eu lieu en Angleterre n'ont
été qu'une des faces d'un mouvement plus étendu qui s'est manifesté dans tout le
monde occidental.

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§ 8. - Les économistes anglais ont eu beaucoup de partisans et beaucoup d'adver-


saires dans les pays étrangers. L'école française n'a pas cessé de se développer depuis
ses grands penseurs du XVIIIe siècle, et elle sut éviter un grand nombre d'erreurs et
de confusions, où tombèrent fréquemment les économistes anglais de deuxième ordre,
notamment en ce qui concerne les salaires. Depuis l'époque de Say elle a fait œuvre
importante et utile. En la personne de Cournot elle a eu un penseur au génie cons-
tructif de premier ordre; tandis que Fourier, Saint-Simon, Proudhon et Louis Blanc
ont exprimé beaucoup des meilleures et aussi beaucoup des plus folles idées du
socialisme.

Les progrès relatifs les plus grands accomplis pendant les dernières années sont
peut-être ceux qui ont été faits en Amérique. Il y a une génération, l'école Américaine
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 40

d'économistes ne comprenait que le groupe de protectionnistes qui marchaient à la


suite de Carey. Mais de nouveaux groupes de penseurs vigoureux apparaissent main-
tenant ; certains signes semblent montrer que l'Amérique est en train de prendre dans
la pensée économique la première place qu'elle occupe déjà dans la pratique écono-
mique.

La science économique montre des signes d'une vigueur renaissante dans deux
pays où elle a autrefois prospéré, la Hollande et l'Italie. Dans tous les pays les travaux
de vigoureuse analyse des économistes autrichiens attirent tout particulièrement
l'attention.

Mais, en somme, l'œuvre la plus importante en économie politique qui ait été
accomplie sur le Continent en ce siècle est celle de l'Allemagne. Tout en reconnais-
sant la maîtrise d'Adam Smith, les économistes allemands ont été irrités plus que tous
les autres par ce qu'ils ont appelé l'étroitesse insulaire et la confiance en soi de l'école
Ricardienne. En particulier, ils se sont élevés contre cette supposition, tacitement
admise par les partisans du libre-échange en Angleterre, qu'une proposition établie
pour un pays manufacturier comme l'était l'Angleterre, puisse être appliquée sans
modification à des pays agricoles. Le brillant esprit de List et son enthousiasme
national renversèrent cette idée. Il montra que les Ricardiens ont tenu trop peu compte
des effets indirects du libre-échange. Il n'y avait pas de grands inconvénients à les
négliger en ce qui concerne l'Angleterre, parce qu'ils y étaient plutôt avantageux, et
augmentaient ainsi la force des effets directs du libre-échange. Mais List montra qu'en
Allemagne, et encore plus en Amérique, plusieurs de ces effets indirects avaient des
inconvénients ; il soutint que ces inconvénients l'emportaient sur les avantages directs
du libre-échange. Beaucoup de ses arguments étaient peu solides, mais il n'en était
pas ainsi de tous. Comme les économistes anglais refusaient dédaigneusement d'en
discuter aucun de près, des hommes capables et animés de l'amour du bien publie,
impressionnés par la force de ceux d'entre eux qui étaient bons, consentirent, dans un
but d'agitation populaire, à employer les autres, qui n'étaient pas scientifiques, mais
qui faisaient un grand effet sur les classes ouvrières.

Les industriels américains adoptèrent List comme avocat; l'origine de sa réputa-


tion, comme aussi le début de la défense systématique des doctrines protectionnistes
en Amérique datent de la grande diffusion donnée à un traité populaire qu'il écrivit
pour eux 1.

Les Allemands sont fondés à dire que les Physiocrates et l'école d'Adam Smith
méconnurent l'importance de la vie nationale ; qu'ils tendaient à la sacrifier d'une part
à un individualisme égoïste, et d'autre part à un vague cosmopolitisme scientifique.
1 On a déjà observé que List a méconnu l'effet que produisent les facilités actuelles de communi-
cation, de rendre le développement des diverses nations synchronique. Son ardeur patriotique
faussait bien souvent son jugement scientifique; mais les Allemands ont accueilli avec empresse-
ment la démonstration qu'il donne de ce fait que tout pays doit passer par les mêmes périodes de
développement que l'Angleterre, or, elle-même a protégé ses manufactures lorsqu'elle était en train
de passer de la période agricole à la période industrielle. Il avait une vraie passion pour la vérité ;
sa méthode était conforme à la méthode comparative qui est employée largement en Allemagne
par les savants de tout ordre, mais surtout par les historiens et par les juristes ; sa pensée a eu,
directement et indirectement, une très grande influence. Son ouvrage, Outlines of a New System of
Political Economy, parut à Philadelphie en 1827, et son ouvrage, Das nationale System der
politischen Oekonomie, en 1840. C'est un point discuté de savoir si Carey doit beaucoup à List.
Quant aux relations générales entre leurs doctrines, voir Knies, Politische Oekonomie, 2e édition,
pp. 440 et 88.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 41

Ils allèguent que List a rendu un grand service en stimulant le sentiment du patrio-
tisme qui se présente comme plus généreux que l'individualisme, et plus vigoureux et
plus précis que le cosmopolitisme. On peut estimer que les sympathies cosmopolites
des Physiocrates et des économistes anglais n'ont pas été aussi fortes que les
Allemands le croient ; mais il est certain que l'histoire politique récente de l'Allema-
gne a influencé ses économistes dans le sens du nationalisme. Entourée d'armées
puissantes et agressives, l'Allemagne ne peut exister qu'avec l'aide d'un sentiment
national ardent ; aussi les économistes allemands ont-ils insisté énergiquement, peut-
être trop, sur le fait que les sentiments altruistes ont une place plus restreinte dans les
relations économiques entre pays que dans les relations entre individus.

Mais si les Allemands sont nationalistes par leurs sympathies, ils sont noblement
internationalistes par leurs études. Ils sont au premier rang pour l'étude comparée de
l'économique, comme pour celle de l'histoire générale. Ils ont étudié côte à côte les
phénomènes sociaux et industriels des différents pays et ceux des différentes
époques ; ils les ont groupés de façon à les éclairer et à les interpréter les uns par les
autres, et les ont tous étudiés dans leurs relations avec l'histoire suggestive du droit 1.
L'œuvre d'un petit nombre des membres de cette école est déparée par une certaine
exagération, et même par un mépris étroit pour les raisonnements de l'école
Ricardienne, dont ils n'ont pas su comprendre la tendance et le but. Il en est résulté
trop de critiques acerbes et fâcheuses. Mais, à très peu d'exceptions près, les chefs de
l'école ont été exempts de cette étroitesse de vues. Il serait difficile d'exagérer le
mérite de l'œuvre qui a été accomplie par eux et par ceux qui, dans d'autres pays, les
ont suivis, pour décrire et pour expliquer l'histoire des mœurs et des institutions
économiques. Cette œuvre est un des plus grands résultats acquis de notre époque, et
un enrichissement important pour notre science. Elle a fait plus que tout autre chose
pour élargir nos idées, pour accroître la connaissance que nous avons de nous-mêmes,
et pour nous aider à comprendre le plan d'ensemble, quel qu'il soit, du gouvernement
du monde par Dieu.

Leur attention a surtout porté sur la science considérée au point de vue historique,
et sur son application aux conditions de la vie sociale et politique allemande, particu-
lièrement au rôle économique de la bureaucratie allemande. Sous la direction du
brillant génie de Hermann, ils se sont aussi livrés à des analyses soigneuses et
profondes qui ont beaucoup ajouté à nos connaissances, et ils ont beaucoup reculé les
limites de la théorie économique 2.

La pensée allemande a également fait avancer l'étude du socialisme et celle des


fonctions de l'État. C'est à des écrivains allemands, dont quelques-uns étaient
d'origine juive, que le monde doit la plupart des projets les plus sérieux qui aient été
récemment formulés pour utiliser les biens du monde dans l'intérêt de tous, en ne
tenant que peu de compte des formes actuelles de la propriété. Il est vrai que, à
1 Le mérite peut peut-être en être attribué en partie à l'union qui existe en Allemagne, ainsi que dans
d'autres pays du continent, entre les études de droit et celles d'économie politique pour l'entrée
d'un grand nombre de carrières. On en a un exemple remarquable dans les contributions de
Wagner à l'économie politique.
2 En ces matières, les Anglais, les Allemands, les Autrichiens, et d'ailleurs tous les peuples,
s'attribuent plus de mérites que les autres ne sont disposés à leur en reconnaître. Cela est dû en
partie à ce que chaque peuple a ses qualités intellectuelles propres et remarque leur absence chez
les écrivains étrangers ; tandis qu'il saisit mai les critiques que les autres adressent à, ses propres
défauts. Mais la raison principale en est que toute idée nouvelle se fait jour d'ordinaire peu à peu,
et qu'elle s'élabore souvent chez plus d'un peuple à la fois, chacun d'eux est porté à se l'attribuer et
à apprécier au-dessous de ses mérites l'originalité des autres.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 42

l'examiner de près, leur œuvre apparaît comme étant moins originale et moins pro-
fonde qu'il ne semble au premier abord ; mais elle tire une grande force de son ingé-
niosité dialectique, de sa forme brillante, et parfois de son érudition historique
étendue, quoique mal employée.

En outre des socialistes révolutionnaires, on rencontre en Allemagne un grand


nombre de penseurs qui se plaisent à insister sur l'autorité insuffisante que l'institution
de la propriété dans sa forme actuelle peut tirer de l'histoire ; qui demandent, pour des
motifs scientifiques et philosophiques, que l'on soumette à un nouvel examen les
droits de la société en face des droits de l'individu. Les institutions politiques et
militaires des Allemands ont, depuis quelques années, augmenté leur penchant naturel
à compter plus sur le Gouvernement et moins sur l'initiative individuelle que ne le
font les Anglais. Dans toutes les questions relatives aux réformes sociales, les Anglais
et les Allemands ont beaucoup à apprendre les uns des autres.

Au milieu de l'érudition historique et de l'enthousiasme pour les réformes qui se


manifestent à notre époque, il est à craindre qu'une partie difficile mais importante de
la tâche incombant à la science économique ne soit négligée. La popularité de l'éco-
nomie politique a eu pour effet, dans une certaine mesure, de faire négliger le
raisonnement serré et rigoureux. L'importance croissante de ce que l'on a appelé la
conception biologique de la science a poussé à rejeter à l'arrière-plan les idées de loi
et de mensuration économiques, comme si de telles idées étaient trop rigides pour être
appliquées à l'organisme économique, organisme vivant et toujours en voie de
changement. Mais la biologie elle-même nous enseigne que les organismes vertébrés
sont ceux qui ont atteint le degré de développement le plus élevé. L'organisme écono-
mique moderne est vertébré ; la science qui s'occupe de lui ne doit pas être
invertébrée. Elle devrait avoir cette délicatesse et cette sensibilité de touche qui lui
sont nécessaires pour lui permettre de s'adapter étroitement aux phénomènes réels du
monde ; mais il lui faut aussi, et ce n'est pas la moindre des conditions nécessaires,
une base solide d'analyses et de raisonnements.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 43

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre I : aperçu préliminaire

Chapitre cinquième
L’objet de l’économie politique 1

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§ 1. - Certaines personnes soutiennent avec Comte que toute étude relative à


l'homme vivant en société doit, pour être profitable, rentrer dans l'ensemble de la
science sociale. Elles allèguent que tous les aspects de la vie sociale sont si étroite-
ment unis, qu'une étude isolée de l'un d'entre eux doit rester vaine ; elles pressent les
économistes de cesser de faire bande à part et de se consacrer aux progrès d'ensemble
d'une science sociale unifiée et générale. Mais l'ensemble îles actions de l'homme
vivant en société est trop étendu et trop divers pour pouvoir être analysé et expliqué
par un seul effort intellectuel. Comte lui-même et Herbert Spencer ont mis au service
de cette tâche une science qui n'a pas été surpassée et un grand génie ; ils ont fait
époque dans la pensée par leurs larges aperçus et leurs idées suggestives ; mais il est
difficile d'affirmer qu'ils aient même pu jeter les bases d'une science sociale unifiée 2.

Les sciences physiques firent peu de progrès tant que le génie brillant mais
impatient des Grecs persista à chercher une base unique pour l'explication de tous les
phénomènes physiques; et leurs progrès rapides à l'époque moderne sont dus à ce que
1 Le lecteur trouvera dans KEYNES, Scope and Method of Political Economy, une étude plus
complète et plus détaillée de plusieurs des sujets traités dans ce chapitre et dans les suivants.
2 Dans son ouvrage Bau und Leben des socialen Körpers Schäffle s'est proposé un but moins
ambitieux et il s'en est approché de plus près.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 44

l'on a sectionné de grands problèmes en leurs parties composantes. Sans doute il


existe une certaine unité à la base de toutes les forces de la nature ; mais tous les
progrès qui ont été faits pour la découvrir sont dus aux connaissances acquises par des
études spécialisées, non moins qu'aux coups d'œil jetés à l'occasion sur le champ de la
nature dans son ensemble. Une œuvre semblable, de patience et de détail, est
nécessaire pour rassembler les matériaux qui permettront aux époques futures de
comprendre, mieux que nous ne le pouvons faire, les forces qui gouvernent le déve-
loppement de l'organisme social.

Mais, d'un autre côté, il faut accorder à Comte que, même dans les sciences
physiques, c'est le devoir de ceux qui consacrent leur principal effort à un champ
limité, de se tenir en étroite et constante relation avec ceux qui travaillent dans les
domaines voisins. Des spécialistes qui ne regardent jamais au-delà de leur propre
domaine sont portés à ne pas voir les choses avec leurs véritables proportions ;
beaucoup des renseignements qu'ils rassemblent ont relativement peu d'utilité ; ils
s'attachent dans le détail à des questions anciennes qui ont perdu la plus grande partie
de leur signification et auxquelles se sont substituées de nouvelles questions nées de
points de vue nouveaux ; ils se privent de ces grandes clartés que le progrès de toute
science jette par comparaison et par analogie sur les sciences qui l'entourent. Comte a
donc rendu service en insistant sur l'idée que la solidarité des phénomènes sociaux
doit rendre l'œuvre des spécialistes exclusifs encore plus vaine dans la science sociale
que dans la science physique. Mill, après l'avoir reconnu, ajoute: « Une personne ne
sera vraisemblablement pas un bon économiste si elle n'est pas autre chose. Comme
les phénomènes sociaux agissent et réagissent les uns sur les autres, ils ne peuvent pas
être bien compris isolément; cela ne prouve en aucune façon que les phénomènes
matériels et industriels de la société ne soient pas eux-mêmes susceptibles de
généralisations utiles, mais seulement que ces généralisations doivent nécessairement
se référer à une forme donnée de civilisation et à une époque donnée du progrès
social 1 ».

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§ 2. - Voilà une bonne réponse à la prétention que Comte exprimait de dénier


toute utilité à une science de l'économie politique ; mais elle ne prouve pas que l'objet
assigné à l'économique par Mill et par ses prédécesseurs fût précisément le bon. En
élargissant cet objet on le rend sans doute moins déterminé et moins précis, et
l'inconvénient peut être plus grand que l'avantage qui en résulte ; mais il n'en est pas
nécessairement ainsi. Il faudrait trouver un principe général pour déterminer, dans
cette extension donnée à l'objet de l'économique, le point où la perte croissante en

1 MILL, On Comte, p. 82. La controverse de Mill avec Comte mérite encore d'être étudiée. Les
arguments de Comte ont été récemment exposés de nouveau avec beaucoup de force et
d'éloquence par Ingram. Ils ne semblent pas avoir ébranlé l'observation faite par Mill que Comte,
tout en ayant raison lorsqu'il affirmait, avait tort lorsqu'il niait. On peut étendre cette observation ;
il semble que dans la longue controverse qui a eu lieu en Angleterre, en Allemagne, et plus
récemment en Amérique, sur la bonne méthode en économie politique, chaque adversaire ait eu
raison lorsqu'il affirmait que telle méthode était utile : c'était généralement celle qui était le mieux
appropriée à la partie de l'économie politique à laquelle il s'intéressait le plus. Mais chacun d'eux
s'est trouvé avoir tort lorsqu'il se refusait à reconnaître que les autres méthodes fassent utiles : elles
peuvent ne pas convenir aux travaux dont il s'occupe principalement ; mais elles peuvent, mieux
peut-être que ses méthodes favorites, convenir à des travaux autres et plus importants. Mais nous
reviendrons sur ce point dans le chapitre suivant.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 45

précision scientifique commence à dépasser l'avantage qui résulte d'une plus grande
réalité et d'une plus grande compréhension philosophique.

Nous devons donc rechercher quelles sont les particularités avantageuses qui ont
permis à l'économie politique, tout en restant bien loin derrière les sciences physiques
plus avancées qu'elle, de devancer pourtant toutes les autres branches de la science
sociale. Il semblerait raisonnable de conclure que toute extension de l'objet de la
science économique sera bonne, lorsque, sans la dépouiller de ces particularités
avantageuses, elle lui permettra de répondre plus exactement aux faits, et d'embrasser
des idéals de vie plus élevés ; mais toute extension au-delà de cette limite serait plus
nuisible qu'utile.

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§ 3. - L'avantage que l'économie politique possède sur toutes les autres branches
de la science sociale semble tenir au fait qu'elle s'occupe surtout de désirs, aspirations
et autres affections de la nature humaine, qui se manifestent au dehors, comme
mobiles d'action, dans des conditions telles que leur force ou leur quantité peuvent
être mesurées avec quelque exactitude, et qui, par suite, se prêtent particulièrement à
être étudiés par des procédés scientifiques. Une porte s'ouvre aux méthodes et aux
constatations de la science, dès que la force des mobiles qui font agir une personne
peut être mesurée par la somme de monnaie qu'elle consent à donner pour s'accorder
une satisfaction désirée, ou encore par la somme qui est nécessaire pour l'amener à
accepter une certaine peine 1.

Mais ici quelques explications sont indispensables. Nous ne pouvons pas mesurer
directement une affection de l'esprit; le plus que nous puissions faire est de la mesurer
indirectement par ses effets. Personne ne peut comparer et mesurer exactement les
uns avec les autres ses propres états mentaux à différentes époques : et personne ne
peut mesurer les états mentaux d'un autre, si ce n'est indirectement et par conjecture, à
l'aide de leurs effets.

S'il en est ainsi, ce n'est pas seulement parce que, parmi les affections, les unes
appartiennent aux parties basses de la nature humaine, d'autres à ses parties nobles, et
qu'elles sont ainsi d'espèces différentes. C'est que, en outre, il n'y a aucun moyen pour
comparer directement les uns aux autres des plaisirs et des peines purement
physiques : ils ne peuvent être comparés qu'indirectement par leurs effets ; cette com-
paraison même est, dans une certaine mesure, conjecturale, à moins qu'ils ne se
rapportent à la même personne et au même moment. Nous ne pouvons pas comparer
directement le plaisir que deux personnes prennent à fumer ; ni même le plaisir que la
même personne y prend à différents moments ; mais lorsque nous rencontrons un
homme qui hésite à employer quelques pences, à acheter un cigare, ou à s'offrir une
tasse de thé, on à prendre l'omnibus au lieu de rentrer chez lui à pied: alors nous pou-
vons suivre l'usage ordinaire, et dire qu'il attend, de ces diverses façons de dépenser

1 J. S. MILL indique lui-même la raison de la supériorité de l'économie politique lorsqu'il dit


(Logic, livre VI, eh. IX, § 3), que dans les phénomènes économiques « la loi psychologique qui
intervient principalement est cette loi familière que l'on préfère un gain plus grand à un plus
petit » ; et il soutient que la science trouve plus de prise aux phénomènes économiques qu'aux
autres phénomènes sociaux parce qu'elle y a affaire à des motifs qui peuvent être aisément
comparés les uns avec les autres.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 46

son argent, un plaisir égal. Un autre jour notre homme pourra n'avoir ni plus ni moins
de monnaie de reste ; mais son humeur sera différente et il se trouvera peut-être que
diverses façons de dépenser ses quelques pences lui feront ce jour-là plus de plaisir
que ne lui en aurait fait, le jour précédent, l'un quelconque des emplois qu'il pouvait
leur donner 1.

Si donc nous désirons comparer entre elles des jouissances même physiques, nous
ne devons pas le faire directement, mais indirectement, par les mobiles d'action
qu'elles fournissent. Étant donné deux sortes de jouissances, si nous voyons des
hommes, placés dans des situations de fortune semblables, faire chacun une heure de
travail supplémentaire, ou des hommes du même rang et avec les mêmes moyens
d'existence payer chacun un shilling, pour se procurer l'une ou l'autre d'entre elles,
nous pouvons alors dire qu'elles sont, à notre point de vue, équivalentes, parce que les
désirs qu'elles provoquent sont des mobiles d'action de force égale pour des personnes
qui sont à première vue semblables et dans des situations semblables 2.

Puisque nous mesurons ainsi un état mental comme les hommes le font dans la vie
ordinaire, c'est-à-dire par sa force motrice, ou par sa force en tant que mobile d'action,
peu importe que quelques-uns des mobiles dont nous avons à tenir compte appartien-
nent aux côtés élevés, d'autres aux côtés inférieurs, de la nature humaine.

Supposons, en effet, que l'homme, que nous avons vu tout à l'heure hésiter entre
plusieurs petites jouissances, vienne à penser, après quelque temps, à un pauvre
infirme près duquel il passera en rentrant chez lui, et qu'il consacre un moment à
décider s'il préférera une jouissance physique pour lui-même, ou s'il fera un acte
charitable et prendra plaisir à faire la joie d'un autre. À mesure qu'il penche dans un
sens, ou dans l'autre, il se produit dans la qualité de ses états mentaux un changement
dont l'analyse appartient au psychologue. Mais l'économiste étudie les états mentaux
plutôt dans leurs manifestations qu'en eux-mêmes; s'il constate qu'ils fournissent à
l'action des mobiles de force égale, il les traite comme égaux à son point de vue. Sans
doute il n'en a pas par là fini avec eux : même pour des études économiques compri-
ses d'une façon étroite, il est important de savoir si les désirs qui prévalent sont
susceptibles de former des caractères vigoureux et droits ; et lorsque ces études sont
comprises d'une façon large, lorsqu'on les applique aux problèmes pratiques, l'écono-
miste, comme tout autre, doit se préoccuper des fins dernières de l'homme, et tenir
compte des différences qui existent, au point de vue de la valeur réelle, entre des
jouissances constituant des mobiles d'action de force égale, et ayant par suite des
mesures économiques égales. L'étude de ces mesures n'est que le point de départ de
l'économie politique ; mais c'en est le point de départ 3.

1 Pour plus de simplicité, cet exemple se réfère à des choses qui ne se consomment que par le
premier usage. Mais la plupart des objets matériels sont des sources plus ou moins durables de
jouissance ; naturellement, le désir qu'on a d'un objet de ce genre n'est pas d'ordinaire accompagné
d'une prévision consciente des plaisirs particuliers que l'on tirera de son usage ; parmi eux il faut
souvent donner une place importante au simple plaisir de la possession. Nous reviendrons sur ces
questions.
2 Les objections que certains philosophes adressent à cette façon d'envisager, sous certaines condi-
tions, deux plaisirs comme égaux, semblent ne pas s'appliquer à l'usage que les économistes font
de cette expression, mais à d'autres.
3 Malheureusement, il est arrivé que l'emploi courant des termes économiques a parfois fait croire
que les économistes sont partisans du système philosophique de l'Hédonisme ou de l'Utilitarisme.
Considérant d'ordinaire comme établi que les plus grands plaisirs sont ceux que l'on éprouve
lorsqu'on s'efforce de faire son devoir, ils ont en effet parlé des « plaisirs » et des « peines »
comme étant les mobiles de toute action. Ils se sont ainsi exposés aux critiques des philosophes
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 47

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§ 4. - La mesure des mobiles à l'aide de la monnaie subit plusieurs autres limita-


tions que nous devons examiner. La première vient de la nécessité de tenir compte
des variations dans le montant de plaisir, ou de satisfaction, que la même somme de
monnaie représente pour des personnes différentes et se trouvant dans des situations
différentes.

Un shilling peut représenter une plus grande somme de plaisir (ou de satisfaction)
à un moment qu'à un autre, même pour la même personne ; soit parce qu'elle aura
plus de monnaie, soit parce que sa sensibilité aura varié 1. Des personnes dont les
antécédents sont les mêmes, et qui sont extérieurement semblables les unes aux
autres, sont souvent affectées de façons très différentes par des événements sem-
qui considèrent comme un principe essentiel l'idée que, chez une personne qui accomplit son
devoir, le désir de l'accomplir ne se confond pas avec le désir du plaisir qu'elle peut espérer retirer
de cet accomplissement, à supposer que celui-ci puisse même se présenter à son esprit. Peut-être,
cependant, ne serait-il pas incorrect de désigner ce désir sous le nom de désir « de satisfaction du
moi » ou « de satisfaction du moi permanent ».
Ainsi T. H. Green (Prolegomena to Ethics, pp. 165-166) dit : Le plaisir d'accomplir son devoir
« ne peut pas être la cause qui fait naître le désir de l'accomplir, pas plus que le plaisir qu'on
éprouve à satisfaire sa faim ne peut être la cause qui fait naître la faim... Lorsque l'idée dont on
poursuit la réalisation n'est pas de se procurer un plaisir, le fait que l'on compte trouver une
satisfaction personnelle dans l'effort même nécessaire pour la réaliser, ne fait pas que le plaisir soit
l'objet du désir... L'homme qui envisage avec calme une vie de souffrance dans l'accomplissement
de ce qu'il considère comme étant sa mission, ne pourrait pas supporter d'agir autrement. Vivre
ainsi est son bonheur. S'il pouvait avoir la conviction qu'il a accompli son devoir, s'il pouvait être
sûr d'arriver à cette conviction, - et justement plus son caractère est élevé, moins il en sera sûr - il
trouverait une satisfaction dans la conscience du devoir accompli et avec elle un certain plaisir.
Mais, en supposant ce plaisir obtenu, quelque grand qu'il soit, seules les exigences d'une théorie
peuvent suggérer l'idée qu'il dédommage des plaisirs sacrifiés et des peines endurées au cours de la
vie au bout de laquelle on l'obtient. » Il est d'autres personnes auxquelles il semble évident que la
peine qu'elles s'infligent en refusant délibérément de faire leur devoir et en vivant ainsi à leur
guise, est moindre que la peine qu'elles endureraient en vivant autrement.
Il est vrai que cet emploi dans un sens large des expressions « peine et plaisir » a parfois servi
comme d'un pont pour passer de l'Hédonisme individualiste à une foi morale complète, en sup.
primant la nécessité d'introduire une prémisse indépendante supérieure ; or, la nécessité d'une
pareille prémisse semble absolue, quoique l'on doive diverger peut-être toujours d'opinion quant à
sa forme. Les uns la trouvent dans l'Impératif catégorique ; tandis que d'autres la tirent de la
simple croyance à cette idée que, quelle que soit l'origine de nos instincts moraux, les indications
qu'ils nous donnent s'appuient sur ce fait, prouvé par l'expérience de l'espèce humaine, que l'on ne
peut pas avoir de vrai bonheur sans le respect de soi-même, et que le respect de soi même ne peut
s'acquérir qu'à la condition de s'efforcer de vivre de façon à contribuer au progrès de l'humanité.
Ce n'est évidemment pas le rôle de l'économie politique de prendre parti dans la controverse
morale. Puisqu'on accorde généralement que tous les mobiles d'action, dans la mesure où ils sont
conscients, peuvent sans impropriété être désignés brièvement sous le nom de désirs de
« satisfaction », il peut être avantageux d'employer ce mot au lieu du mot « plaisir », lorsque
l'occasion se présente d'indiquer le but auquel tendent tous les désirs, qu'ils appartiennent aux
côtés nobles, ou aux côtés bas, de la nature humaine. L'antithèse de satisfaction est dissatisfaction ;
mais il peut être bon d'employer à sa place le mot plus court et également sans couleur de
detriment (détriment).
On peut encore se reporter à l'intéressante discussion de Mackenzie sur The relations between
Ethics and Economics dans le International Journal of Ethics, vol. III, et dans son ouvrage :
Introduction to Social Philosophy ; mais sa manière de voir semble être encore plus intransigeante
que celle de Green.
1 ) Cf. EDGEWORTH, Mathematical Psychics.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 48

blables. Quand, par exemple, une bande d'écoliers va à la campagne un jour de


vacance, il est probable qu'il n'en est pas deux parmi eux qui y prennent un plaisir de
même espèce ou d'intensité égale. La même opération chirurgicale cause à différentes
personnes des souffrances diverses. De deux parents, dont l'affection pour leurs
enfants, autant que nous pouvons en juger, est égale, l’un souffrira beaucoup plus que
l'autre de la perte d'un fils Certaines personnes, qui ne sont pas d’ordinaire très
sensibles, ressentent cependant tout particulièrement certaines espèces de plaisir et de
peine. Des différences de nature et d'éducation font aussi que la faculté générale de
ressentir le plaisir et la peine est beaucoup plus grande chez un homme que chez un
autre.

Il ne serait donc pas sans danger de dire que deux hommes ayant le même revenu
en tirent des satisfactions semblables, on qu'ils souffriraient également d'une même
diminution de leurs revenus. Lorsqu'un impôt de 1 £ est levé sur deux personnes
ayant un revenu annuel de 300 £, chacune d'elles se privera du plaisir (ou de tout
autre satisfaction) ayant une valeur de 1 £, dont elle peut le plus aisément se passer,
c'est-à-dire que chacune se privera de quelque chose qui, pour elle, est exactement
mesuré par 1 £ ; pourtant l'intensité des satisfactions sacrifiées peut ne pas être tout à
fait égale dans les deux cas.

Néanmoins, si nous prenons des moyennes suffisamment larges pour que les
particularités personnelles des individus se compensent les unes avec les autres, la
quantité de monnaie que des gens ayant des revenus égaux donnent pour se procurer
une satisfaction, ou éviter un dommage, est une bonne mesure de cette satisfaction ou
de ce dommage. S'il y a mille personnes à Sheffield, et mille à Leeds, ayant chacune
un revenu de 100 £ environ, et si un impôt de 1 £ vient les frapper toutes, nous
pouvons être sûrs que la perte de plaisir ou le dommage causés par l'impôt à Sheffield
sont d'une importance à peu près égale à ceux qu'il causera à Leeds. et si tous les
revenus augmentaient d'une livre, cette augmentation procurerait dans les deux villes
une somme équivalente de plaisir et autre satisfaction. Cette probabilité devient plus
grande encore si, tous les individus considérés sont des hommes adultes faisant le
même métier, car il est alors à présumer qu'ils ont quelque ressemblance entre eux au
point de vue de la sensibilité et du caractère, des goûts et de l'éducation. La proba-
bilité ne se trouve pas beaucoup diminuée, si nous prenons la famille comme point de
départ, et si nous comparons la perte de plaisir qu'entraîne une diminution de 1 £ de
revenu dans chacune des familles qui, dans les deux villes, possèdent un revenu de
100 £.

Nous devons ensuite tenir compte du fait que pour amener une personne à payer
un prix donné pour une chose, il faut un stimulant plus fort, si elle est pauvre, que si
elle est riche. Un shilling représente moins de plaisir ou de satisfaction d'un genre
quelconque pour un homme riche que pour un pauvre. Un homme riche hésitant à
dépenser un shilling pour un seul cigare, compare les uns aux autres des plaisirs plus
faibles que ceux qui sont envisagés par un homme pauvre hésitant à dépenser un
shilling pour acheter une provision de tabac qui lui durera un mois. L'employé à 100
£ par an ira à pied à son bureau par une pluie très forte, alors qu'une pluie légère
suffira pour que l'employé à 300 £ prenne un omnibus ; car les trois pences de
l'omnibus représentent un plaisir beaucoup plus grand pour le plus pauvre que pour le
plus riche. Si le premier dépense ses trois pences ils lui manqueront ensuite beaucoup
plus qu'au second. Le plaisir que, dans l'esprit du plus pauvre, représentent les trois
pences, est plus grand que celui qu'ils représentent dans l'esprit du plus riche.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 49

Mais cette cause d'erreur, elle aussi, se trouve atténuée lorsque nous pouvons
considérer les actions et les mobiles d'un grand nombre de gens. Si nous savons, par
exemple, que la faillite d'une banque a enlevé 200.000 £ à des personnes de Leeds et
100.000 1 à des personnes de Sheffield, nous pouvons très bien supposer que le
dommage causé a été à Leeds environ deux fois aussi grand qu'à Sheffield ; à moins,
il est vrai, que nous n'ayons quelque raison particulière de croire que les actionnaires
de la banque appartenaient à une classe plus riche dans une des deux villes que dans
l'autre; ou à moins que la diminution de travail produite par la faillite ne se soit pas
fait sentir à la classe ouvrière en proportions égales dans les deux villes.

Parmi les événements, dont s'occupe l'économie politique, de beaucoup le plus


grand nombre affectent dans des proportions à peu près égales toutes les différentes
classes de la société ; de sorte que si les quantités de monnaie qui mesurent le bon-
heur causé par deux événements sont égales, il est raisonnable et conforme à l'usage
ordinaire de considérer le montant du bonheur dans les deux cas comme équivalent.
Bien plus, si l'on considère deux groupes importants de personnes pris au hasard dans
deux parties quelconques du monde occidental, comme les sommes de monnaie
consacrées aux dépenses les plus importantes ont des chances d'y être en proportions
à peu près égales, il y a donc même probabilité à première vue pour qu'une augmen-
tation égale des ressources matérielles de ces deux groupes de population ait pour
résultat d'y augmenter d'une façon égale la plénitude de vie et d'y contribuer
également au véritable progrès de l'humanité.

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§ 5. - Passons à une autre question. Lorsque nous disons qu'un désir est mesuré
par l'action dont il est le mobile, on ne doit pas croire que nous admettions que toute
action soit réfléchie et le résultat d'un calcul. En cela, comme toujours, l'économique
prend l'homme exactement comme il se présente dans la vie ordinaire ; or, dans la vie
ordinaire, les gens ne pèsent pas à l'avance les résultats de chaque action, qu'elle soit
inspirée par les instincts nobles, ou par les instincts bas, de leur nature 1.

Certaines personnes sont de tempérament capricieux, et ne peuvent pas se rendre


compte elles-mêmes des mobiles de leurs actions; mais lorsqu'un homme est énergi-
que et réfléchi, ses impulsions même sont le produit d'habitudes, qu'il a adoptées
après plus ou moins de réflexion. Qu'elles soient ou qu'elles ne soient pas inspirées
par ses instincts élevés, qu'elles soient dues à des ordres de sa conscience, à
l'influence des relations sociales, ou aux exigences de ses besoins physiques, il les
soumet toutes à un certain ordre de préséance relative sans y réfléchir au moment
même, mais parce que, dans une occasion précédente il a, après réflexion, établi cet
ordre de préséance. L'attrait particulier qu'exercent sur un homme certains genres
d'actions, alors même qu'il n'est pas le résultat d'un calcul fait au moment même, est

1 Cela est particulièrement vrai de ce groupe de satisfactions que l'on appelle parfois « the pleasures
of the chase » (les plaisirs de la lutte). Ils comprennent non seulement l'émulation intelligente dans
les jeux et dans les distractions, dans la chasse et dans les courses, mais les luttes plus sérieuses de
la vie professionnelle et des affaires. Ils retiendront beaucoup notre attention lorsque nous
étudierons les causes qui déterminent les salaires et les profits, ainsi que les formes de
l'organisation industrielle.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 50

dû à des décisions plus ou moins réfléchies prises précédemment dans des cas
semblables 1.

Or, la partie de la vie humaine dont l'économie politique s'occupe particulière-


ment est celle pour laquelle la conduite de l'homme est la plus réfléchie, et où il lui
arrive le plus souvent de calculer les avantages et les inconvénients d'une action
particulière avant de l'exécuter. De plus, c'est la partie de sa vie où, lorsqu'il obéit à
une habitude et à une coutume, et agit pour le moment sans réfléchir, il y a le plus de
chances pour que ces habitudes et ces coutumes elles-mêmes soient nées d'un examen
minutieux et soigneux des avantages et des inconvénients que présentent les
différents partis à prendre 2.

Il est vrai que, lorsqu'une habitude on une coutume nées dans certaines condi-
tions, influencent les actions d'hommes se trouvant dans des conditions différentes, il
n'y a plus de relation exacte entre l'effort accompli et le résultat que cet effort donne.
Mais dans le monde moderne, en matières industrielles ou commerciales, de pareilles
habitudes disparaissent vite 3.

Ainsi donc la partie la plus systématique de la vie des hommes est celle qu'ils
consacrent à gagner leur subsistance. Le travail de tous ceux qui sont engagés dans un
métier quelconque est susceptible d'être observé avec soin ; il peut faire l'objet de
conclusions générales, vérifiables par voie de comparaison avec les résultats d'autres
observations ; et il est possible d'estimer numériquement la somme en monnaie, ou en
pouvoir général d'achat, qui est nécessaire pour y constituer un suffisant mobile
d'action.

De même, la répugnance à différer une jouissance, et à épargner ainsi en vue de


l'avenir, se mesure par l'intérêt touché pour la richesse accumulée qui constitue un
mobile juste suffisant pour décider quelqu'un à épargner. Ce genre de mesure présente
pourtant quelques difficultés particulières dont l'étude doit être ajournée.

Enfin, le désir de posséder une chose qui s'achète et se vend pour de la monnaie,
peut, pour la même raison, se mesurer par le prix que les gens sont disposés à payer
pour elle.

1 Dans le chapitre II nous avons fait allusion à ces caractères que présentent l'habitude et la
coutume; nous aurons à y revenir avant la fin de l'ouvrage.
2 D'ordinaire on ne procède pas par un examen en forme des deux faces de la question ; mais des
hommes rentrant chez eux après le travail de la journée, ou se rencontrant dans des réunions, se
seront dit les uns aux autres. « Ç'a été un tort d'agir de cette façon, il aurait mieux valu agir ainsi »,
et ainsi de suite. Si un procédé est préféré à un autre, ce n'est pas toujours parce qu'il procure un
avantage personnel ou quelque avantage matériel ; on alléguera souvent que si telle ou telle
manière de faire économise « un peu de peine ou un peu de monnaie, elle nuit à autrui », et
qu' « elle vous fait considérer comme un homme méprisable » ou qu' « elle fait qu'on se sent soi-
même un homme méprisable ».
3 Dans les pays arriérés il y a encore beaucoup d'habitudes et de coutumes semblables à celles qui
poussent un castor en cage à se construire une digue. Elles sont très suggestives pour l'historien ;
et le législateur doit en tenir compte.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 51

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§ 6. - Mais ici, comme ailleurs, nous devons toujours avoir présent à l'esprit ce
fait que le désir de gagner de l'argent ne procède pas nécessairement de mobiles d'un
ordre inférieur, même lorsqu'on le dépense pour soi-même. L'argent n'est qu'un
moyen pour arriver à certaines fins ; si ces fins sont nobles, le désir qu'on a de le
posséder ne saurait être bas. Le garçon qui travaille beaucoup et épargne tant qu'il
peut, en vue de pouvoir ensuite payer sa place à l'Université, est avide d'argent; mais
cette avidité n'a rien de bas. La monnaie est le pouvoir général d'achat, c'est un moyen
pouvant servir à toutes sortes de fins, nobles aussi bien que basses, spirituelles aussi
bien que matérielles 1.

Il est donc sans doute vrai que « la monnaie » ou « pouvoir général d'achat » ou
« pouvoir sur la richesse matérielle », est le centre autour duquel la science écono-
mique tourne ; mais s'il en est ainsi, ce n'est pas que la monnaie ou la richesse
matérielle soient regardées par elle comme étant le but principal de l'effort des
hommes, ni même comme le principal sujet d'étude de l'économiste, mais par ce que
dans le monde où nous vivons elle est le seul moyen permettant de mesurer les mobi-
les humains. Si les anciens économistes avaient exprimé cela clairement, ils auraient
évité beaucoup de lourdes méprises ; et les magnifiques enseignements de Carlyle et
de Ruskin touchant le but véritable des efforts de l'homme et le véritable usage de la
richesse, n'auraient pas été gâtés par des attaques amères contre l'économie politique,
reposant sur l'idée erronée que cette science n'envisage pas d'autre mobile que le désir
égoïste de la richesse, ou même qu'elle inculque un système d'égoïsme sordide 2.
1 Voir un admirable essai de Cliffe Leslie sur The Love of Money. On entend, il est vrai, parler de
gens qui recherchent l'argent pour lui-même sans se préoccuper de ce qu'il leur permettra
d'acheter, surtout à la fin d'une longue vie consacrée aux affaires : mais dans ce cas, comme dans
d'autres, l'habitude de faire quelque chose survit après que le but a cessé d'exister. La possession
de la richesse donne à ces gens lin sentiment de domination sur leurs semblables et leur assure une
sorte de respect mêlé d'envie dans lequel ils trouvent une amère mais puissante satisfaction.
2 Le fait que la place prédominante occupée par la monnaie en économie politique résulte plutôt de
ce qu'elle est une mesure des mobiles qu'un but aux efforts, apparaît bien si nous réfléchissons que
l'usage à peu près exclusif de la monnaie comme mesure des mobiles est, pour ainsi dire, un
accident et un accident qui peut-être ne se rencontrerait pas dans des mondes autres que le nôtre.
Lorsque nous voulons amener un homme à faire quelque chose pour nous, nous lui offrons
d'ordinaire de l'argent. Il est vrai que nous pouvons faire appel à sa générosité ou à son sentiment
du devoir ; mais ce serait mettre enjeu des mobiles latents qui existent déjà, plutôt que faire naître
de nouveaux mobiles. Si nous voulons faire naître un nouveau mobile, nous considérerons
d'ordinaire quelle somme d'argent sera suffisante pour le décider à agir. Parfois, il est vrai, la
reconnaissance, l'estime ou l'honneur nous induisent à agir et peuvent devenir un mobile nouveau :
surtout s'ils peuvent être cristallisés en quelque signe extérieur particulier, comme par exemple
dans le droit de faire usage des lettres C. B., ou de porter une étoile ou une jarretière. De telles
distinctions sont relativement rares et ne s'appliquent qu'à un petit nombre d'actions; elles ne
pourraient pas servir à mesurer les mobiles ordinaires qui gouvernent les hommes dans les actes de
la vie de chaque jour. Mais les services politiques sont plus souvent récompensés de cette façon
que d'une autre : aussi avons-nous pris l'habitude de les mesurer non en argent, mais en honneurs.
Nous disons, par exemple, que la peine que A s'est donnée pour son parti ou pour I'État, selon le
cas, a été bien payée par le titre de chevalier ; tandis que ce titre était une récompense insuffisante
pour B, et qu'il a été fait baronnet.
Il est tout à fait possible qu'il puisse exister des mondes où personne n'aurait jamais entendu
parler de propriété privée sur les choses matérielles, ni de richesse au sens où nous entendons
généralement ce mot ; mais où les honneurs publics seraient mesurés d'après des tables graduées et
distribués en récompense de toute action accomplie pour le bien d'autrui. Si ces honneurs
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 52

De même, lorsque l'on dit que le mobile des actions d'un homme réside dans
l'argent qu'il compte gagner, cela ne veut pas dire que son esprit soit fermé à toute
considération autre que celle du gain. Car même les relations qui sont uniquement des
relations d'affaires supposent de l'honnêteté et de la bonne foi; et souvent elles
supposent sinon de la générosité, du moins l'absence de bassesse, et cette fierté que
tout honnête homme éprouve à se bien conduire. En outre, une grande partie du
travail par lequel les hommes gagnent leur vie, est en lui-même agréable; et il y a du
vrai dans l'idée soutenue par les socialistes que l'on pourrait, par plaisir, en faire
encore davantage. Le travail professionnel lui-même, qui semble à première vue sans
attrait, procure souvent un grand plaisir en offrant un but à l'exercice des facultés de
l'homme, et à ses instincts d'émulation et d'autorité. Un cheval de course ou un athlète
tend chacun de ses nerfs pour dépasser ses concurrents, et prend plaisir à cet effort :
de même un industriel ou un négociant est souvent stimulé beaucoup plus par l'espoir
de vaincre ses rivaux que par le désir d'ajouter quelque chose à sa fortune 1.
pouvaient être transmis de l'un à l'autre sans l'intervention d'aucune autorité extérieure, ils
pourraient servir à mesurer la force des mobiles tout aussi bien et tout aussi exactement que le fait
la monnaie chez nous. Dans un tel monde on pourrait faire un traité d'économie politique
théorique qui serait très semblable à celui-ci, quoique il n'y soit fait que très peu mention de
choses matérielles, et pas du tout mention de la monnaie.
Il peut sembler presque inutile d'insister sur ce point ; mais il n'en est rien. Dans l'esprit de
bien des gens, en effet, une confusion s'est faite entre cette façon de mesurer les mobiles qui
prédomine dans la science économique et le fait de prêter une attention exclusive à la richesse
matérielle. Les seules conditions que doive remplir une chose, pour servir de mesure au point de
vue économique, sont d'être bien définie et transmissible. Le fait qu'elle revêt une forme matérielle
est commode au point de vue pratique, mais n'est pas essentiel.
1 Les économistes allemands ont rendu service en insistant aussi sur ce genre de considérations,
mais ils paraissent avoir commis l'erreur de croire qu'elles ont été négligées par les anciens
économistes anglais. C'est une habitude anglaise de s'en rapporter en bien des points au sens
commun du lecteur ; ici la réticence a été poussée trop loin, et a produit de fréquentes méprises
chez nous aussi bien qu'à l'étranger.
C'est ainsi qu'on a cité avec insistance la formule de Mill, que « l'économie politique envisage
l'homme en tant qu'occupé uniquement à acquérir et à consommer la richesse » (Essays, p. 138, et
encore Logic, livre VI, ch. IX, § 3). On oublie qu'elle se réfère à une étude abstraite des questions
économiques, à laquelle il compta un moment se livrer ; mais il n'exécuta jamais ce projet,
préférant écrire sur « l'économie politique avec quelques-unes de ses applications à la philosophie
sociale ». On oublie qu'il est allé jusqu'à dire : « Il n'y a peut-être aucune action dans la vie d'un
homme où il n'ait été directement ou indirectement sous l'influence d'aucun autre mobile que le
simple désir de richesse » ; et oit oublie que dans sa manière d'envisager les questions
économiques il tenait constamment compte de beaucoup de mobiles autres que le désir de la
richesse (voir ci-dessus, ch. IV, § 7). Ses discussions relatives aux mobiles économiques sont
pourtant inférieures, et au point de vue du fond et au point de vue de la méthode, à celles de ses
contemporains allemands, de Hermann notamment. On trouvera dans Knies, Politische
Oekonomie, III, 3, une démonstration instructive de cette idée que les plaisirs non-achetables, non-
mesurables, varient suivant les époques et tendent à augmenter avec le progrès de la civilisation ;
les lecteurs qui lisent l'anglais peuvent se référer à Syme, Outlines of an Industrial Science.
Mais il peut être bon de citer ici les parties essentielles de l'analyse des mobiles économiques
(Motive im wirthschaftlichen flandeln) qui se trouve dans la troisième édition du grand traité de
Wagner. Il les divise en mobiles égoïstes et mobiles altruistes. Les premiers sont au nombre de
quatre. Le premier, et le plus continu dans son action, est le désir de se procurer à soi-même un
avantage économique et la crainte d'être dans le besoin. Ensuite vient la crainte d'un châtiment et
l'espoir d'une récompense. Le troisième groupe comprend le sentiment de l'honneur et le désir de
se faire valoir (Geltungsstreben), en y faisant rentrer le désir de l'approbation morale d'autrui, la
crainte de la honte et du mépris. Le dernier des mobiles égoïstes est le désir d'avoir une
occupation, le plaisir de l'activité, le plaisir procuré par le travail lui-même et par ses circonstances
accessoires, en y comprenant les plaisirs de la lutte (pleasures of the chase). Le mobile altruiste,
c'est « la force de l'autorité intérieure qui commande de se comporter selon la morale, la force du
sentiment du devoir, la crainte du blâme intérieur, c'est-à-dire des remords de la conscience. Dans
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 53

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§ 7. - Les économistes ont, d'ailleurs, toujours eu l'habitude de tenir soigneu-


sement compte de tous les avantages qui attirent d'ordinaire les gens vers un métier,
qu'ils se présentent ou qu'ils ne se présentent pas sous la forme de monnaie. Toutes
choses restant égales, les gens préféreront les métiers dans lesquels on ne se tache pas
les mains, dans lesquels on jouit d'une bonne situation sociale, et ainsi de suite.
Puisque ces satisfactions affectent, non pas il est vrai tout homme de la même façon,
mais la plupart des gens d'une façon presque semblable, leur force d'attraction peut
être estimée et mesurée d'après les salaires en monnaie qui sont regardés comme leur
équivalent.

En outre, le désir de gagner l'approbation, et d'éviter le blâme de ceux au milieu


desquels on vit, est un stimulant à l'action, qui opère souvent avec une sorte d'uni-
formité dans une classe donnée de personnes, à un moment et dans un lieu donnés,
bien que les conditions de lieu et de temps aient une grande influence non seulement
sur l'intensité de ce désir d'approbation, mais aussi sur le genre de personnes dont on
désire être approuvé. Un médecin, par exemple, ou un artisan, sera très sensible à
l'approbation ou au blâme de ceux qui ont le même métier que lui et se souciera peu
de l'appréciation des autres personnes. Il y a un grand nombre de problèmes écono-
miques, dont la discussion reste tout à fait en dehors de la réalité, si l'on ne prend pas
la précaution d'observer et d'apprécier avec soin la direction et la force des mobiles de
ce genre.

De même qu'il peut y avoir une nuance d'égoïsme dans le désir que ressent un
homme de se rendre utile à ses compagnons de travail, de même il peut y avoir une
pointe de vanité personnelle dans son désir de voir sa famille prospère pendant sa vie
et après sa mort. Pourtant les affections de famille sont d'ordinaire une forme
d'altruisme si pure, que leur action aurait eu peut-être peu de régularité, sans l'unifor-
mité qui existe dans les relations de famille elles mêmes. En fait, leur action est
parfaitement régulière ; et les économistes en ont toujours pleinement tenu compte,
particulièrement au point de vue de la distribution du revenu familial entre les
différents membres de la famille, au point de vue des dépenses faites pour préparer
les enfants à leur future carrière, et au point de vue de l'accumulation de richesses
destinées à être consommées après la mort de celui qui les a gagnées.

Ce n'est donc pas parce qu'ils ne le veulent pas, mais parce qu'ils ne le peuvent
pas, que les économistes ne tiennent pas compte de l'action exercée par des mobiles
analogues à ceux-ci. Ils se déclarent heureux de constater que quelques-unes des
formes de l'action philanthropique soient susceptibles d'être décrites à l'aide de
statistiques et de se ramener dans une certaine mesure à des lois, si l'on prend des

sa forme pure ce mobile apparaît comme « l'Impératif catégorique », que l'on suit parce que l'on
sent dans son âme l'ordre d'agir de telle ou telle manière et l'ordre de se conduire droitement...
Obéir à cet ordre procure d'ordinaire certains sentiments de plaisir (Lustgefühlen), et ne pas lui
obéir fait naître des sentiments de peine. Alors il peut arriver, et souvent il arrive, que ces
sentiments agissent aussi fortement que l'Impératif catégorique, on même plus fortement, pour
nous pousser, ou pour contribuer à nous pousser à faire une chose ou à ne pas la faire. Dans la
mesure où il en est ainsi, ce mobile, lui aussi, renferme un élément égoïste, ou dit moins se
transforme en un élément égoïste.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 54

moyennes suffisamment larges. D'ailleurs, il n'y a peut-être pas de mobile si capri-


cieux et si irrégulier, que l'on ne puisse à son sujet formuler quelque loi à l'aide
d'observations étendues et patientes. Il serait peut-être possible dès maintenant de dire
à l'avance avec une rigueur suffisante quelles sommes une population de cent mille
Anglais, de richesse moyenne, souscrirait pour subventionner des hôpitaux, des
églises et des missions; dans la mesure où cette prévision peut se faire, il devient
possible de se livrer à une discussion économique de l'offre et de la demande en ce
qui concerne les services des garde-malades des hôpitaux, ceux des missionnaires, et
des autres ministres de la religion. Pourtant il restera probablement toujours vrai que
la plus grande partie des actions dues à un sentiment de devoir et d'amour envers le
prochain ne peuvent pas être classées, ramenées à des lois et mesurées. C'est pour
cette raison, et non pour la raison qu'elles ne sont pas basées sur l'intérêt personnel,
que l'économie politique ne peut pas édifier sur elles ses constructions.

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§ 8. - Les anciens économistes anglais ont peut-être trop confiné leur attention aux
mobiles de l'action individuelle. Or, en fait, les économistes, comme tous ceux qui
étudient la science sociale, ont à s'occuper des individus surtout en tant que membres
de l'organisme social. De même qu'une cathédrale est quelque chose de plus que les
pierres dont elle est faite, de même qu'une personne est quelque chose de plus qu'une
série de pensées et de sentiments, de même la vie de la société est quelque chose de
plus que la somme des vies des individus. Il est vrai que l'action du tout est formée de
l'action de ses parties constituantes, et que, dans la plupart des problèmes écono-
miques, le meilleur point de départ se trouve dans les mobiles qui affectent l'individu,
considéré non pas certes comme atome isolé, mais comme membre de quelque métier
particulier ou de quelque groupe industriel. Mais il vrai aussi, comme certains
écrivains allemands l'ont bien montré, que l'économique doit se préoccuper grande-
ment, et de plus en plus, des mobiles se rattachant à l'appropriation collective des
biens et à la poursuite collective de certains buts importants.

Les préoccupations de plus en plus graves de notre époque, les progrès de l'intelli-
gence dans la masse populaire, les progrès du télégraphe, de la presse, et des autres
moyens de communication tendent à élargir toujours le champ de l'action collective
inspirée par le bien public. Ces transformations, auxquelles il faut ajouter l'essor du
mouvement coopératif, et des autres formes de l'association volontaire, sont dues à
l'influence de divers mobiles autres que celui du bénéfice pécuniaire. Elles offrent
sans cesse à l'économiste de nouvelles occasions de mesurer des mobiles dont il avait
paru jusqu'alors impossible de ramener l'action à une loi quelconque.

La diversité des mobiles, les difficultés qu'il y a à les mesurer, et la manière de


triompher de ces difficultés, sont parmi les principaux sujets dont nous nous
occuperons dans le reste de ce traité. Presque tous les points touchés dans le présent
chapitre devront être discutés avec plus de détails à propos des principaux problèmes
de l'économie politique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 55

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§ 9. - Nous conclurons provisoirement de la façon suivante. Les économistes


étudient les actions des individus, mais au point de vue de la vie sociale, plutôt qu'à
celui de la vie individuelle ; par suite, ils ne se préoccupent que peu des particularités
personnelles de tempérament et de caractère. Ils observent avec soin la conduite de
toute une classe de gens, parfois l'ensemble d'une nation, parfois seulement ceux qui
vivent dans une certaine région, plus souvent ceux qui sont occupés à un métier
particulier dans un certain moment et à un certain endroit. À l'aide de la statistique, on
de tout autre façon, ils déterminent quelle somme de monnaie les membres du groupe
particulier qu'ils observent sont en moyenne juste disposés à payer comme prix d'une
certaine chose désirée, ou quelle somme il faut leur offrir pour les amener à supporter
un effort ou une abstinence pénible. Cette façon de mesurer les mobiles n'est certes
pas absolument exacte ; si elle l'était, l'économie politique occuperait le même rang
que les sciences physiques les plus avancées, et ne serait pas, comme elle l'est en
réalité, parmi les sciences les moins avancées.

Pourtant cette manière de mesurer les mobiles est assez exacte pour permettre à
des hommes expérimentés de prévoir assez bien l'étendue des résultats que doivent
produire des changements intéressant particulièrement les mobiles d'une certaine
espèce. Ainsi, par exemple, ils peuvent estimer très exactement les sommes néces-
saires pour susciter l'offre de travail, sous sa forme la plus grossière, comme sous sa
forme la plus élevée, dont a besoin une nouvelle industrie que l'on propose d'établir
dans un endroit quelconque. Lorsqu'ils visitent une fabrique d'un genre nouveau pour
eux, ils peuvent dire à un ou deux shillings près ce que tel ouvrier gagne dans la
semaine, rien qu'en observant quelle est la difficulté de son travail, et quelle fatigue il
exige de ses facultés physiques, mentales et morales. Ils peuvent prédire avec une
certitude suffisante quelle hausse de prix entraînera une diminution donnée de l'offre
d'une certaine chose, et dans quelle mesure cette hausse de prix réagira sur l'offre.

Partant de considérations simples de ce genre, les économistes en viennent à


analyser les causes qui gouvernent la répartition locale des différents genres d'indus-
tries, les conditions auxquelles des gens vivant en des lieux éloignés échangent leurs
biens entre eux, et ainsi de suite. Ils peuvent expliquer et prédire l'influence que les
crises de crédit auront sur le commerce étranger, ou encore dans quelle mesure les
gens sur qui un impôt est levé, pourront le faire supporter par ceux aux besoins
desquels ils pourvoient, et ainsi de suite.

En tout cela ils envisagent l'homme tel qu'il est : non pas un homme abstrait ou
« économique », mais un homme de chair et de sang, fortement influencé par des
mobiles égoïstes dans sa vie professionnelle, mais sans être à l'abri de la vanité et de
la négligence, ni insensible au plaisir de bien faire son travail pour lui-même, ou au
plaisir de se sacrifier pour le bien de sa famille, de ses voisins, ou de son pays, ni
incapable d'aimer pour elle-même une vie vertueuse. Ils considèrent l'homme tel qu'il
est ; mais s'intéressant surtout à cette partie de la vie humaine où l'action des mobiles
est assez régulière pour pouvoir être prédite, et où le calcul des forces motrices peut
être vérifié d'après les résultats, ils ont pu établir leur œuvre sur une base scientifique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 56

En premier lieu, ils ont à s'occuper de faits qui peuvent être observés, et de
quantités qui peuvent être mesurées et enregistrées ; de sorte que si des divergences
d'opinion surgissent à leur sujet, on peut faire appel au témoignage du public ou à des
constatations bien établies. La science possède ainsi pour son œuvre une base solide.
En second lieu, les problèmes qui sont qualifiés de problèmes économiques, pour
cette raison qu'ils se réfèrent particulièrement aux actions accomplies par l'homme
sous l'influence de mobiles qui peuvent être mesurés par un prix en monnaie, forment
un groupe très homogène. Naturellement, ils ont un grand nombre de points com-
muns ; cela résulte avec évidence de leur nature même. Mais, ce qui n'est pas aussi
évident a priori, et ce qui est vrai pourtant, c'est que les principaux d'entre eux ont une
certaine unité de forme fondamentale. Aussi, en les étudiant tous ensemble, on fait la
même économie qu'en faisant distribuer par un seul facteur toutes les lettres d'une
certaine rue, au lieu que chacun fasse prendre ses lettres par une personne différente.
Les méthodes d'analyse et de raisonnement qui sont nécessaires pour tel groupe
d'entre eux, se trouvent être généralement utilisables pour d'autres.

Ainsi, moins nous nous préoccupons des discussions scolastiques sur la question
de savoir si tel sujet rentre dans l'objet de l'économie politique, et mieux cela vaut. Si
le sujet est important, étudions-le, du mieux que nous le pouvons. Si c'est un sujet sur
lequel existent des divergences d'opinion, et que l'on manque des connaissances
exactes et bien établies nécessaires pour les trancher ; si c'est un sujet sur lequel
l'appareil du raisonnement et de l'analyse économiques ne peut pas avoir de prise,
laissons-le de côté dans nos études purement économiques. Mais si nous agissons
ainsi, que ce soit simplement parce que toute tentative faite pour l'y comprendre
affaiblirait la certitude et l'exactitude de nos connaissances économiques sans nous
procurer aucun avantage proportionné. Rappelons-nous aussi toujours que nous
pouvons nous faire sur ce sujet quelques idées à l'aide de nos instincts moraux et de
notre sens commun, lorsque nous recourons à eux comme arbitres suprêmes pour
appliquer, dans le domaine des résultats pratiques, les connaissances obtenues et
élaborées par la science économique et par les autres sciences.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 57

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre I : aperçu préliminaire

Chapitre sixième
Méthodes d’études. – Nature de la loi
économique

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§ 1. - La tâche de l'économique, comme de presque toute science, est de rassem-


bler des faits, de les grouper, de les interpréter et d'en tirer des conclusions.
« Observation et description, définition et classification sont les travaux préparatoires.
Mais ce que nous désirons obtenir par là, c'est la connaissance des liens qui existent
entre les phénomènes économiques... Induction et déduction sont toutes deux néces-
saires à l'œuvre scientifique, comme le pied gauche et le pied droit sont tous deux
nécessaires à la marche 1. » Les méthodes qu'exige cette double tâche ne sont pas
particulières à l'économique ; elles sont communes à toutes les sciences. Tous les
expédients pouvant servir à découvrir les relations existant entre causes et effets, dont
on trouve la description dans les ouvrages traitant de la méthode dans les sciences,
doivent être employés à leur tour par l'économiste. Aucune méthode de recherche ne
peut être proprement appelée la méthode de l'économie politique; mais toute méthode
peut rendre des services, lorsqu'elle est employée bien à sa place, soit seule, soit en la

1 Schmoller, article Volkswirtschaft dans le Handwörterbuch de Conrad. Le sujet de ce chapitre a


été traité d'une façon un peu différente par l'auteur de cet ouvrage dans un article intitulé :
Distribution and Exchange, dans Economic Journal, mars 1898.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 58

combinant avec d'autres. De même que le nombre des combinaisons dans le jeu
d'échecs est si grand que, probablement jamais n'ont été jouées deux parties absolu-
ment semblables; de même, dans les luttes que les savants engagent avec la nature
pour lui arracher ses secrets, jamais n'a été employée deux fois une méthode tout à
fait identique, d'une façon absolument semblable.

Dans certaines branches des recherches économiques, et pour certains sujets, il est
plus urgent de constater de nouveaux faits, que de chercher à fixer les relations
mutuelles de ceux que nous connaissons déjà et à les expliquer. Dans d'autres
branches, au contraire, il reste encore tant d'incertitude sur la question de savoir si les
causes qui se trouvent en évidence, et qui viennent d'elles-mêmes et tout de suite à
l'esprit, sont à la fois les vraies causes, et les seules causes, d'un phénomène, que la
tâche urgente est alors de scruter nos raisonnements touchant les faits que nous
connaissons déjà, plutôt que de chercher de nouveaux faits.

Pour cette raison, et pour d'autres, on a toujours eu, et on aura toujours besoin de
trouver côte à côte des travailleurs ayant des aptitudes et des buts différents, les uns
s'attachant surtout à la constatation des faits, les autres à l'analyse scientifique, c'est-à-
dire morcelant des faits complexes et étudiant les relations que leurs différentes
parties ont entre elles ainsi qu'avec d'autres faits connus. Il faut espérer que ces deux
écoles subsisteront toujours côte à côte, chacune accomplissant parfaitement son
œuvre, et chacune tirant parti de l'œuvre de l'autre. C'est le meilleur moyen d'arriver
pour le passé à des généralisations solides, et d'y trouver un guide sûr pour l'avenir.
Examinons l'œuvre de l'une et de l'autre de ces deux écoles 1.

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§ 2. - Tout d'abord remarquons qu'il n'y a pas place en économie politique pour de
longues chaînes de raisonnements ; c'est-à-dire pour les raisonnements dans lesquels
chaque chaînon est maintenu, principalement ou complètement, par celui qui vient
avant, sans que l'on recourre ensuite à l'observation et à l'étude directe de la vie réelle.
De pareilles chaînes de raisonnements peuvent bien donner lieu à d'intéressantes
spéculations de cabinet ; mais elles ne pourraient pas être assez conformes à la réalité
pour servir de guides à l'action. Les économistes classiques ne traitaient pas l'écono-
mie politique comme une distraction académique, mais comme un moyen d'arriver à

1 Les discussions de ces vingt dernières années ont peu à peu montré que ceux auxquels on doit les
œuvres les meilleures et les plus originales dans le champ de la recherche économique, sont
d'accord au fond quant à l'emploi à faire des différentes méthodes scientifiques selon les parties
différentes auxquelles on travaille : les divergences qui, en réalité, existent entre eux, sont surtout
dues à leurs façons différentes d'insister sur les diverses méthodes.
Dans ces derniers temps la controverse de méthode la plus remarquable est celle qui a eu lieu
entre Charles Menger et Schmoller. Mais il est devenu manifeste que l'attitude de Schmoller dans
la controverse a été mal comprise. Il est à l'heure actuelle le chef reconnu des tendances histori-
ques dans l'économie politique allemande ; or son manifeste, dans l'article déjà cité, désavoue
formellement les théories étroites et agressives qui ont été mises en avant en Allemagne et ailleurs
par quelques-uns des plus jeunes adhérents de l'école. On peut donc espérer que le temps est enfin
venu de cesser les controverses stériles et de consacrer toutes les énergies des économistes aux
formes variées du travail d'édification, chacune d'elles venant aider les autres. Voir aussi
ASHLEY, On the Study of Economic History, dans Journal of Economics de Harvard, vol. VII, et
le magistral aperçu qui est donné par Wagner des domaines particuliers et de la mutuelle
interdépendance des méthodes historiques et analytiques (Grundlegung, livre I, ch. II).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 59

certaines fins importantes d'intérêt public ; aucun d'eux, pas même Ricardo, ne s'est
plu à édifier de longues chaînes de raisonnements déductifs sans se référer à l'obser-
vation directe.

Il est vrai que les forces dont s'occupe l'économie politique se prêtent particulière-
ment au raisonnement déductif par le fait que leur mode de combinaison, comme Mill
l'a observé, est plutôt celui de la mécanique que celui de la chimie. Cela veut dire que
lorsque nous connaissons l'action qu'exercent séparément deux forces économiques, -
par exemple l'influence qu'une augmentation du taux des salaires et une diminution de
la difficulté du travail dans une branche d'industrie pourront exercer respectivement
sur l'offre de travail dans cette branche, - nous pouvons alors prédire assez exacte-
ment ce que sera leur action combinée, sans attendre qu'une expérience spécifique
vienne nous l'apprendre 1.

Mais même en mécanique les longues chaînes de raisonnements déductifs ne sont


directement applicables qu'aux recherches de laboratoire. Par elles-mêmes il est rare
qu'elles soient un guide suffisant pour se débrouiller parmi les matériaux hétérogènes
sous la forme desquels se présentent les forces dans le monde réel, ainsi qu'au milieu
des combinaisons complexes et incertaines auxquelles ces forces donnent lieu. Pour
cela, elles ont besoin qu'on les complète par l'expérience spécifique, et qu'on les
emploie en les conformant, et souvent en les subordonnant, à une étude continuelle
des faits, et à une recherche continuelle de nouvelles inductions 2.

Mais les forces dont l'économie politique doit tenir compte sont plus nombreuses,
moins définies, moins bien connues, et d'un caractère plus varié que celles de la
mécanique ; en même temps, la matière sur laquelle elles agissent est plus incertaine
et moins homogène. De plus, les cas dans lesquels les forces économiques se
combinent entre elles avec l'arbitraire apparent de la chimie, plutôt qu'avec la simple
régularité de la mécanique pure, ne sont ni rares, ni sans importance, En outre, bien
que des combinaisons inattendues de forces aient moins de chance en économie
politique qu'en chimie de produire des résultats foudroyants, elles y sont pourtant bien
plus difficiles à éviter 3.

1 Mill exagérait l'importance de ce fait ; cela l'a amené à émettre des prétentions excessives sur
l'emploi de la méthode déductive en économie politique. Voyez le dernier de ses Essays, le livre
VI de sa Logic et notamment le neuvième chapitre, ainsi que les pp. 157-161 de son
Autobiography. Comme il arrive pour beaucoup d'autres auteurs qui ont écrit sur la méthode, sa
conduite était moins intransigeante crue ses déclarations. Mais voyez ci-dessus Chapitre IV § 7.
2 Les longues chaînes de raisonnements déductifs sont, il est vrai, directement utilisables en
astronomie où la nature a donné elle-même un empire, en fait exclusif, à un petit nombre de forces
bien définies. Les prédictions des astronomes touchant les mouvements du système solaire ne sont
soumises qu'à une seule hypothèse, à savoir que la nature n'y introduit pas quelque grand corps
extérieur dont elles n'auraient pas tenu compte.
Lorsque les calculs de la mécanique théorique sont appliqués à quelque problème pratique où
les forces de la nature sont peu nombreuses et bien définies, les matériaux simples et homogènes,
ils répondent en gros à la réalité, à peu près comme un paysage vu au travers d'une vitre en verre
de mauvaise qualité. L'ingénieur, par exemple, peut calculer avec assez de précision l'angle auquel
un cuirassé perdra sa stabilité en eau tranquille ; mais avant de prédire comment il se comportera
dans une tempête, il devra se servir des observations faites par des marins expérimentés ayant
observé ses mouvements dans une mer ordinaire.
3 Connaissant la façon dont se comporte un fil élastique sous des tensions de dix et de vingt livres,
nous ne pouvons pas savoir comment il se comportera sous une tension de trente ; car il peut alors
ne pas s'étirer davantage, mais se briser et se contracter. De même deux forces économiques,
agissant dans la même direction, peuvent amener des changements dans les habitudes et dans les
conceptions des hommes, et arriver ainsi à produire des résultats qui seront différents de ceux que
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 60

Enfin, alors que la matière à laquelle le chimiste a à faire est toujours la même,
l'économie politique, comme la biologie, traite une matière dont la nature intime et la
constitution, aussi bien que la forme extérieure, sont en voie de transformation
constante 1.

Ainsi, lorsque nous envisageons l'histoire des relations purement économiques,


comme celles que font naître le crédit et la banque, le trade-unionisme ou la coopé-
ration, nous constatons que certaines façons d'agir, qui ont généralement réussi à
certaines époques et en certains lieux, ont uniformément échoué à d'autres. La
différence peut parfois s'expliquer simplement par les écarts existant au point de vue
du niveau des lumières, ou au point de vue de la force morale de caractère, et des
habitudes de confiance mutuelle ; mais souvent l'explication est plus difficile. À une
certaine époque, ou dans un certain lieu, la confiance réciproque et le goût de se
sacrifier pour le bien commun peuvent être très développés, mais seulement dans
certaines directions ; à une autre époque ou dans un autre lieu, on constatera des
tendances analogues, mais dans une autre direction. Toutes ces diversités réduisent
l'emploi de la déduction en économie politique 2.

chacune d'elles aurait donnés isolément, peut-être même partiellement en opposition avec eux. Par
exemple, une légère augmentation du revenu d'un homme entraînera un léger accroissement de
presque toutes ses dépenses ; mais une augmentation importante peut modifier ses habitudes,
augmenter peut-être le respect qu'il a de lui-même, et faire qu'il cesse tout à fait de se préoccuper
de certaines choses. Lorsqu'une mode gagne une couche sociale inférieure, elle peut, à la suite de
cela, disparaître dans les classes plus élevées. De même le fait que nous nous préoccupons plus
sérieusement des pauvres peut donner à notre charité un caractère de plus grande prodigalité,
comme il peut aussi faire disparaître quelques-unes des formes qu'elle revêtait.
1 Les prévisions du chimiste reposent toutes sur l'hypothèse latente, que le spécimen sur lequel il
opère, est bien ce qu'il est supposé être, ou du moins que les impuretés qui s'y trouvent ont assez
peu d'importance pour pouvoir être négligées. Les prévisions de l'économiste supposent de plus
l'hypothèse que la nature humaine soit, en substance, la même qu'au moment où ont été observés
les faits sur lesquels sont principalement basés ses raisonnements. Le chimiste lui-même, lorsqu'il
s'occupe non plus de la matière inanimée, mais des êtres vivants, peut rarement s'écarter avec
sécurité bien loin du terrain solide de l'expérience spécifique. Il faut notamment qu'il s'en rapporte
à elle pour savoir comment un nouveau remède affectera une personne bien portante, et ensuite
comment il affectera une personne souffrant d'une certaine maladie. Même après avoir fait
quelques expériences générales, il peut rencontrer des résultats inattendus dans l'action que ce
remède exerce sur des personnes de constitutions différentes, on dans de nouvelles combinaisons
avec d'autres remèdes. Mais grâce à une interrogation patiente de la nature, et grâce aux progrès de
l'analyse, le règne de la loi gagne du terrain en thérapeutique comme en économie politique ; une
sorte de prévision, indépendante de l'expérience spécifique, y devient possible touchant l'action
isolée et l'action combinée d'un nombre toujours plus grand d'agents.
2 Comparez, ci-dessus, ch. I, § 4, et ch. IV, § 7. Pour notre sujet actuel les particularités de race ont
plus d'importance que celles qui tiennent à l'individu. Il est vrai que le caractère individuel se
modifie, en partie d'une façon qui semble arbitraire, et en partie d'après des règles bien connues. Il
est vrai encore, par exemple, que l'âge moyen des ouvriers engagés dans un conflit industriel est
un élément important pour prévoir la tournure que le conflit prendra. Mais comme, généralement
parlant, jeunes et vieux, gens de tempérament sanguin et gens de tempérament découragé, se
trouvent en proportions à peu près semblables dans un lieu et dans un autre, à une époque et à une
autre, les particularités individuelles et les modifications de caractères ne font pas, autant qu'il
semble à première vue, obstacle à l'emploi général de la méthode déductive. Cf. ci-dessus, ch. V, §
4. Pour des raisons semblables, les discussions philosophiques sur la liberté de la volonté
n'intéressent pas l'économiste en tant que tel : les raisonnements auxquels il se livre ne présuppo-
sent pas que l'on adopte une solution particulière sur ces questions.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 61

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§ 3. - Le rôle de l'analyse et de la déduction en économie politique n'est donc pas


de forger un petit nombre de longues chaînes de raisonnements, mais de forger
solidement un grand nombre de courtes chaînes et de simples anneaux de jonction. Ce
n'est pourtant pas là un rôle inférieur. Si l'économiste raisonne rapidement et d'un
cœur léger, il est exposé à faire à tout moment des rapprochements vicieux. Il a
besoin d'employer avec soin l'analyse et la déduction, parce que c'est seulement avec
leur aide qu'il peut faire un bon choix parmi les faits, les grouper comme il faut, et les
faire servir de suggestions pour la pensée et de guides pour la pratique ; parce que,
encore, s'il est certain que toute déduction doive reposer sur une base d'inductions, il
est sûr aussi que tout emploi de l'induction entraîne et implique celui de l'analyse et
de la déduction ; ou, pour exprimer la même chose d'une autre façon, l'explication du
passé et la prédiction de l'avenir ne sont pas des opérations différentes, mais la même
opération faite en sens contraires, l'une de l'effet à la cause, l'autre de la cause à
l'effet 1.
Nous ne pouvons expliquer complètement un événement qu'à la condition de
découvrir d'abord tous les événements qui peuvent l'avoir affecté, et la façon dont
chacun d'eux l'a fait. Dans la mesure où l'analyse que nous faisons de l'un quelconque
de ces faits, ou de l'une quelconque de ces relations, est imparfaite, notre explication
est exposée à se trouver inexacte ; sur les conséquences latentes qu'elle contient,
s'édifie déjà une induction qui, bien que probablement plausible, est fausse. Au
contraire, lorsque notre connaissance des faits et notre analyse sont complètes, nous
pouvons, par la simple inversion de notre opération d'esprit, déduire et prédire l'avenir
avec presque autant de certitude que nous avons, à l'aide des mêmes éléments de
connaissance, expliqué le passé. C'est seulement par la suite qu'une grande différence
apparaît entre la certitude de la prédiction et la certitude de l'explication : en effet, une
erreur commise au début en matière de prédiction, grossit et s'intensifie par la suite ;
tandis que dans l'interprétation du passé, une erreur n'a pas autant de chance d'aller en
grandissant, l'observation on les documents historiques lui faisant obstacle à chaque
pas 2.

1 Schmoller, dans l'article sur la Volkswirtschaft déjà cité, dit très bien que pour obtenir « une
connaissance des causes individuelles nous avons besoin de l'induction ; elle conduit d'ailleurs
finalement à l'inversion du syllogisme employé dans la déduction... L'induction et la déduction
reposent sur les mêmes tendances, les mêmes croyances et les mêmes besoins de notre raison ».
2 La science des marées présente beaucoup d'étroites analogies avec l'économie politique. Dans
l'une et l'autre science on trouve une série de grandes forces exerçant une influence visible sur
presque tous les phénomènes et une influence prédominante sur quelques-uns : dans la science des
marées, ce sont les attractions de la lune et du soleil, dans l'économie politique, c'est le désir de se
procurer des satisfactions avec le moindre effort. Dans les deux cas une étude purement déductive
de l'action exercée par les forces principales, soit à elles seules, soit par leur combinaison avec des
forces d'une action moins universelle, donnerait des résultats qui pourraient avoir un intérêt
scientifique, mais qui ne seraient d'aucun emploi pour guider dans la pratique. Cependant, dans les
deux cas, des déductions de ce genre sont utiles pour donner de la vie aux faits observés, pour les
grouper les uns avec les autres, et pour aider ainsi à élever les lois secondaires de la science.
Il est vrai, par exemple, que, même à l'heure actuelle, ni la connaissance des courants
maritimes, ni celle de l'action du vent sur l'eau, ne permettraient à un homme de dire exactement
quelles différences il y aura entre les marées dans les ports de Guernesey et dans ceux de Jersey, ni
d'indiquer les limites exactes des points de la côte anglaise où il y a quatre marées chaque jour, ni
quelle force devrait avoir une tempête dans la mer du Nord pour faire que dans les docks de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 62

Il faut ainsi toujours se rappeler que si l'observation ou l'histoire peuvent nous dire
que tel fait s'est produit en même temps qu'un autre, ou après lui, elles ne sauraient
nous dire si le premier était la cause du second. Seule, l'aide de la raison opérant sur
les faits, peut le faire. Lorsqu'on dit que tel événement historique nous apprend ceci
oit cela, c'est qu'on ne tient jamais formellement compte de toutes les conditions qui
l'ont accompagné : quelques-unes sont tacitement, sinon même inconsciemment,
supposées avoir été sans action. Cette supposition peut être légitime dans un cas parti-
culier, mais ne pas l'être dans un autre. Une observation plus étendue, un examen plus
soigneux, peuvent montrer que les causes auxquelles l'événement est attribué
n'auraient pas pu le produire, si elles n'avaient pas été aidées; peut-être même qu'elles
ont entravé l'événement et qu'il s'est produit en dépit d'elles, sous l'action d'autres
causes qui avaient échappé à l'observation.

Cette difficulté est mise en relief par les controverses sur les événements contem-
porains de notre pays. Dès que la conclusion, quelle qu'elle soit, qu'on en tire,
rencontre de l'opposition, elle subit une sorte d'épreuve ; des explications contraires
sont proposées ; de nouveaux faits sont mis en lumière; les faits déjà connus sont
vérifiés, disposés différemment, et, dans certains cas, on constate qu'ils mènent à une
conclusion opposée à celle en faveur de laquelle ils ont d'abord été invoqués.

La difficulté que rencontre l'analyse, et en même temps le besoin qu'on en a, se


trouvent à la fois accrus par le fait que deux événements économiques ne sont jamais
exactement semblables à tous les égards, évidemment, il peut y avoir une étroite
ressemblance entre deux incidents simples : les conditions auxquelles sont faits les
baux de deux fermes peuvent être réglées par des causes à peu près identiques; deux
questions de salaires renvoyées aux Conseils d'arbitrage peuvent soulever au fond la
même question. Mais il n'y a pas de fait se répétant exactement, même sur une petite
échelle. Quelque analogues que soient deux cas, nous devons toujours examiner si la
différence qui existe entre eux peut être négligée comme n'ayant pas d'importance
pratique : cela peut ne pas être très facile, alors même que les deux cas se rapportent
au même temps et au même lieu.

Lorsque nous nous occupons de faits passés, nous devons alors tenir compte des
changements qu'a subis le caractère d'ensemble de la vie économique. Quelque étroite
que soit la ressemblance qu'un problème de nos jours présente, dans ses incidents
extérieurs, avec un autre rapporté dans l'histoire, il y a des chances pour qu'un
examen plus approfondi fasse découvrir une différence fondamentale entre leurs
caractères réels. Tant que cet examen n'a pas eu lieu, on ne peut tirer aucun argument
solide d'un cas à l'autre.

Londres l'eau baisse de deux pieds pendant la moitié du temps que dure une marée montante.
Pourtant l'étude des principes généraux sert à bien choisir les faits qu'il convient d'observer, et à
les rattacher les uns aux autres par des lois secondaires, qui aident tout à la fois à expliquer des
faits connus, et à prédire les résultats des causes connues. Ce sont les mêmes procédés, à la fois
inductifs et déductifs, et employés presque de la même manière, qui servent, dans l'histoire des
marées, à expliquer un fait connu et à prévoir un fait inconnu (Cf. Mill, Logic, livre VI, ch. VI).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 63

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§ 4. - Cela nous amène à examiner les relations de l'économie politique avec les
faits des époques éloignées.

L'étude de l'histoire économique peut se proposer différents buts, et, par suite,
recourir à des méthodes diverses. Considérée comme une branche de l'histoire, elle
peut avoir pour but de nous aider à comprendre « ce qu'a été, dans ses traits essentiels,
la charpente de la société aux différentes périodes, la constitution des diverses classes
sociales, et leurs relations les unes avec les autres » ; elle peut se demander « quelle a
été la base matérielle de la vie sociale; comment ont été produits les objets utiles et
agréables à l'existence; à l'aide de quelle organisation on a pu se procurer du travail et
le diriger; comment les marchandises ainsi produites ont été distribuées ; à quelles
institutions a donné naissance cette œuvre de direction et de distribution » ; ainsi de
suite 1.
Quels que soient l'intérêt et l'importance de cette œuvre, il n'est pas besoin, pour
l'accomplir, d'un très grand travail d'analyse ; presque tout le travail nécessaire peut
être fait par tout homme d'un esprit actif et curieux. Saturé de connaissances touchant
le milieu religieux et moral, intellectuel et esthétique, politique et social, l'historien
économiste peut étendre les limites de nos connaissances, et peut suggérer des idées
nouvelles et importantes, alors même qu'il s'est contenté d'observer les affinités et les
relations causales superficielles.

Mais, en dépit de lui-même, son oeuvre sortira certainement de ces limites; elle
trahira quelque effort fait pour comprendre le sens intime de l'histoire économique,
pour découvrir les causes secrètes du progrès ou de la décadence des coutumes, et de
bien d'autres phénomènes que nous ne saurions nous contenter longtemps de considé-
rer comme des faits derniers et insolubles fournis par la nature : il ne pourra
vraisemblablement pas non plus s'abstenir tout à fait de suggérer des conclusions à
tirer du passé, pour servir de guide dans le présent. D'ailleurs, l'esprit humain répugne
à laisser une lacune dans les idées qu'il se fait sur les relations causales entre les
événements qu'on lui présente d'une façon vivante. Rien qu'en mettant les choses dans
un certain ordre, et en suggérant consciemment ou inconsciemment le post hoc ergo
propter hoc, l'historien accepte la responsabilité de servir de guide 2.
1 ASHLEY, On the Study of Economic History.
2 Exemple : l'introduction dans le nord de la Grande-Bretagne de baux à longs termes, avec
fermages fixés en monnaie, a été suivie de grands progrès dans l'agriculture, et dans la condition
générale de la population ; mais, avant de conclure que ce fut là la seule cause, ou même la
principale cause, de ces progrès, nous devons examiner quels sont les autres changements qui se
sont produits au même moment, et dans quelle mesure ces progrès peuvent être attribués à chacun
d'eux. Nous devons, par exemple, tenir compte des effets qu'ont eus le changement des prix des
produits agricoles, et l'établissement de la paix civile dans les provinces frontières. Il faut pour
cela de l'attention et l'emploi de la méthode scientifique. Tant que ce travail ne sera pas fait,
aucune conclusion digne de confiance ne peut être exprimée touchant les résultats généraux du
système des baux à longs termes. Même lorsqu'il sera fait, nous ne pourrons pas invoquer cette
expérience comme argument en faveur d'un système de baux à longs termes à l'heure actuelle, en
Irlande par exemple, sans tenir compte des différences que présentent le marché local et le marché
mondial des divers produits agricoles, des changements qui ont chance de se faire dans la
production et dans la consommation de l'or et de l'argent, ainsi de suite. L'histoire des modes de
tenure offre un grand intérêt d'érudition ; mais, à moins d'être soigneusement analysée et inter-
prétée avec l'aide de la théorie économique, elle ne jette pas de lumière à laquelle on puisse se fier
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 64

Et si c'est là son principal but, s'il met surtout son intérêt à tâcher de découvrir les
ressorts cachés de l'ordre économique du monde, et à demander au passé des lumières
servant à guider dans le présent: alors il doit s'armer de tout ce qui peut l'aider à
découvrir les différences réelles qui se dissimulent sous une similitude de nom ou
sous une apparence extérieure, ainsi que les ressemblances réelles qui sont masquées
par des différences superficielles.

On peut emprunter ici une analogie à l'histoire des guerres navales. Les détails
d'une bataille livrée avec des moyens de combat qui ne sont plus employés, peuvent
avoir un grand intérêt pour le savant qui étudie l'histoire générale de cette époque ;
mais ils ne peuvent fournir que peu d'enseignements utiles au chef d'une flotte de nos
jours, qui doit se servir d'un matériel de guerre tout à fait différent. Aussi, comme le
capitaine Mahan l'a admirablement montré, le commandant d'une flotte, donnera, de
nos jours, plus d'attention à la stratégie qu'à la tactique des temps passés 1.

C'est seulement depuis peu de temps, et en grande partie grâce à l'influence bien-
faisante de l'école historique, que l'on a mis en lumière, en économie politique, la
distinction qui correspond à celle que l'on fait dans l'art militaire entre la stratégie et
la tactique. Analogues à la tactique sont les formes extérieures et les accidents de
l'organisation économique, qui tiennent aux particularités de temps et de lien, aux
mœurs et à la situation des différentes classes, à l'influence de certains individus, ou
aux nécessités et aux instruments très changeants de la production. À la stratégie, au

sur la question de savoir quel est le mode de tenure à adopter à l'heure actuelle dans un pays
donné. Certains auteurs soutiennent que la propriété privée du sol doit être une institution contre
nature et transitoire puisque dans les sociétés primitives les terres restent en communauté. D'autres
prétendent avec une égale confiance qu'elle est une condition nécessaire pour de nouveaux
progrès, puisqu'elle a étendu son domaine à mesure que la civilisation progressait. Mais pour tirer
de l'histoire le véritable enseignement qu'elle nous donne sur ce sujet, A faudrait analyser les effets
de la propriété collective du sol dans le passé, de manière à découvrir dans quelle mesure chacun
d'eux a encore chance d'agir de la même façon, dans quelle mesure au contraire il peut être
influencé par les transformations qu'a subies l'humanité au point de vue des habitudes, des con-
naissances, de la richesse et de l'organisation sociale.
Plus intéressante, et plus instructive encore, est l'histoire des ghildes et autres corporations ou
ententes industrielles et commerciales, affirmant qu'elles ont usé en somme de leurs privilèges à
l'avantage du public. Mais pour porter sur la question un jugement complet, et plus encore pour en
tirer des principes directeurs applicables à notre temps, il faut non seulement les connaissances
étendues et les instincts subtils de l'historien exercé, mais aussi une foule d'analyses et de raison-
nements difficiles touchant les monopoles, le commerce extérieur, l'incidence de l'impôt, etc.
1 Il ne se préoccupera pas tant des incidents des combats, que des faits servant à illustrer les
principes directeurs d'action qui lui permettront d'avoir toutes ses forces en main, tout en laissant à
chacune des parties dont elles se composent une initiative suffisante; de maintenir ses communi-
cations avec des points éloignés et cependant de rester à même d'effectuer une concentration
rapide et de choisir un point d'attaque où il puisse mettre en ligne une force supérieure. Un homme
très au courant de l'histoire générale d'une époque, peut faire un tableau vivant des mouvements
tactiques d'une bataille, qui sera fidèle dans ses traits généraux, et dont les inexactitudes, s'il y en
a, seront sans inconvénients : personne, en effet, ne cherchera à copier des mouvements tactiques
exécutés avec des instruments aujourd'hui disparus. Mais pour comprendre la stratégie d'une
campagne, pour apercevoir les vraies raisons qui ont inspiré un grand général des temps passés et
les distinguer des raisons apparentes, un homme doit être lui-même stratégiste. Et s'il prend la
responsabilité de suggérer, même discrètement, les leçons que les stratégistes d'aujourd'hui peu-
vent tirer de l'histoire qu'il expose, alors il est obligé auparavant d'analyser à fond les conditions
des guerres navales de nos jours, aussi bien que celles de l'époque dont il s'occupe ; et il doit pour
cela ne pas négliger l'aide que peuvent lui fournir les ouvrages de tous ceux qui, dans les différents
pays, étudient les difficiles problèmes de la stratégie. Ce qui est vrai de l'histoire maritime, l'est
aussi de l'histoire économique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 65

contraire, correspond cette partie plus fondamentale de l'organisation économique qui


dépend des besoins et des activités, des préférences et des aversions, que l'on retrouve
partout dans l'homme : elles ne sont certes pas toujours les mêmes dans leur forme, ni
même toujours semblables quant au fond ; mais partout elles ont assez de permanence
et d'universalité pour qu'il soit possible, dans une certaine mesure, de les présenter en
des formules générales, grâce auxquelles les expériences d'une époque peuvent
éclairer les difficultés d'une autre.

Cette distinction est voisine de la distinction entre l'emploi des analogies mécani-
ques et celui des analogies biologiques en économie politique. Elle n'a pas été
suffisamment aperçue des économistes du commencement du XIXe siècle. Son
absence est frappante dans l'œuvre de Ricardo. Aussi, lorsque, sans faire attention aux
principes impliqués dans sa méthode de travail, on s'attache uniquement aux conclu-
sions particulières auxquelles il arrive, et qu'on les convertit en dogmes, pour les
appliquer brutalement à des conditions de temps et de lieu autres que celles où il
vivait, alors il n'est pas douteux qu'elles ne puissent faire du mal. Les pensées sont
comme des ciseaux bien affilés, avec lesquels il est très facile de se couper in doigt, si
l'oit a des mains maladroites.

Mais les économistes modernes, en analysant ses formules trop arrêtées, en


extrayant l'essence qu'elles contiennent, et en y faisant des adjonctions, en repoussant
les dogmes, mais en développant les principes d'analyse et de raisonnement, ont
trouvé la pluralité dans l'unité et l'unité dans la pluralité. Ils enseignent, par exemple,
que le principe de son analyse de la rente est inapplicable à la plupart des cas où se
présente aujourd'hui ce que l'on désigne ordinairement du nom de rente, comme aussi,
et à bien plus forte raison, à ce qui est généralement, mais incorrectement, désigné
sous ce nom par les historiens du Moyen Age. Mais cependant, bien loin de restrein-
dre l'application du principe, ils l'ont au contraire étendu. En effet, les économistes
enseignent aussi qu'il est applicable, sous des réserves appropriées, dans toutes les
époques, à une foule de choses qui ne semblent pas du tout, à première vue, rentrer
dans la notion de rente 1.

1 Naturellement, un homme qui étudie la stratégie ne peut pas ignorer la tactique. Sans doute une vie
humaine toute entière ne pourrait suffire à étudier les détails tactiques de toutes les batailles que
l'homme a livrées contre les difficultés économiques ; néanmoins, l'étude des grands problèmes de
la stratégie économique ne saurait avoir beaucoup de valeur, si elle n'est unie à une connaissance
intime de la tactique, aussi bien que de la stratégie, employée par l'homme dans sa lutte contre les
difficultés à une époque et dans un pays donnés. De plus, tout économiste devrait faire, par des
observations personnelles, une étude minutieuse de quelque série particulière de détails, non pas
nécessairement en vue d'une publication, mais pour sa propre instruction ; cela l'aiderait beaucoup
à interpréter et à peser les renseignements, imprimés ou manuscrits, qu'il possède sur le présent ou
sur le passé. Il est vrai que tout homme réfléchi et observateur acquiert sans cesse, par la
conversation et par la littérature courante, la connaissance des faits économiques de son temps, et
notamment de sa région ; il accumule ainsi insensiblement une masse de faits parfois plus
complète et plus exacte à certains égards que s'il puisait dans les documents existants sur certaines
catégories de faits pour des lieux et des temps éloignés. Indépendamment de cela tout économiste
sérieux consacre à l'étude directe et formelle des faits, surtout de ceux de son époque, beaucoup
plus de temps qu'à la pure analyse et à la « théorie », alors même qu'il serait de ceux qui mettent le
plus haut l'importance des idées relativement aux faits, alors même qu'il penserait que notre tâche
la plus urgente à l'heure actuelle, ou celle qui nous aidera le mieux à faire progresser la tactique
aussi bien que la stratégie dans la lutte de l'homme contre les difficultés, n'est pas tant de réunir de
nouveaux faits, que de mieux étudier les faits déjà connus.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 66

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§ 5. - Il est vrai que, pour une grande partie de cette tâche, on a moins besoin de
méthodes scientifiques compliquées, que d'une sagacité naturelle, d'un sentiment très
sûr de la proportion et d'une large expérience de la vie. Cependant, pour une grande
partie aussi, elle ne peut être aisément exécutée qu'avec le secours de ces méthodes,
Quelques dons naturels suffisent pour qu'un homme sache trouver rapidement, et
combiner avec exactitude, des considérations applicables aux faits qui l'entourent;
mais ce sont alors surtout les faits qui lui sont familiers, qui retiendront son attention ;
il s'en tiendra d'ordinaire à la surface des choses et ne sortira pas des limites de son
expérience personnelle.

Or il arrive, en économique, que ce ne sont pas les effets des causes les plus
connues, ni les causes des effets les plus manifestes, qui ont d'ordinaire le plus
d'importance. « Ce que l'on ne voit pas » mérite souvent beaucoup plus d'être étudié
que « ce que l'on voit ». C'est notamment ce qui arrive lorsque nous n'étudions pas
une question d'un intérêt purement local ou passager, mais cherchons à établir les
bases d'une politique à longue portée conforme au bien public; ou bien lorsque, pour
toute autre raison, nous nous occupons moins des causes immédiates, que des causes
des causes, causae causantes. L'expérience montre, en effet, comme on pouvait le
prévoir, que le bon sens et l'instinct sont insuffisants pour cette tâche ; que l'habitude
des affaires elle-même n'amène pas un homme à chercher au-delà de ces causes des
causes, que lui fournit son expérience immédiate, et qu'il ne sait pas toujours bien
diriger ses recherches, même lorsqu'il s'y applique. Pour s'aider dans cette œuvre, tout
homme doit recourir aux puissantes méthodes de pensée et de connaissance, qui ont
été peu à peu créées par les générations passées. Le rôle que jouent les procédés
systématiques de raisonnement scientifique dans l'acquisition de la connaissance
ressemble certainement à celui que jouent les machines dans la production des biens.

Lorsque la même opération doit être effectuée toujours et toujours de la même


façon, il devient d'ordinaire avantageux de créer une machine pour l'exécuter. Mais si
elle comprend tant de détails divers qu'il n'y ait pas avantage à faire usage de machi-
nes, on continuera à l'exécuter à la main. De même, en matière de connaissance,
lorsque, dans un certain ordre de recherches, ou de raisonnements, le même genre de
travail doit se faire toujours et toujours de la même façon alors il devient avantageux
de le ramener à un type, d'établir des procédés de raisonnement, et de formuler des
propositions générales, qui serviront comme de machines pour élaborer les faits, et
comme d'étaux pour les tenir solidement dans une position où ils puissent être
travaillés. Quoique les causes économiques se trouvent entremêlées avec les autres de
tant de façons, que le raisonnement scientifique exact puisse rarement nous mener
bien loin, cependant il serait fou de nous priver de l'aide qu'il peut nous donner :
comme il serait fou aussi, en sens inverse, de croire que la science à elle seule puisse
tout faire, et qu'il n'y ait rien à demander au flair des hommes de la pratique, ni au
sens commun instruit par l'expérience. Un architecte dénué d'expérience pratique, et
d'instincts esthétiques, ne fera que de pauvres constructions, quelles que soient ses
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 67

connaissances en mécanique ; mais, sans aucune connaissance mécanique, il fera des


constructions peu solides ou très coûteuses 1.

Les facultés intellectuelles, tout comme l'habileté de main, disparaissent avec


ceux qui les possèdent ; mais les progrès que chaque génération fait faire aux machi-
nes Industrielles, ou aux procédés de recherche scientifique, se transmettent à la
génération suivante. Il peut ne pas y avoir, à l'heure actuelle, de sculpteurs plus
habiles que ceux qui travaillaient au Parthénon, ni de penseur mieux doué par la
nature qu'Aristote ; mais les instruments de la pensée s'ajoutent les uns aux autres,
comme le font ceux de la production matérielle 2.

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§ 6. - Cela nous amène à examiner la nature des lois économiques. Certains ont dit
que le terme est impropre, parce qu'il n'y a pas en économique de propositions
définies et universelles comparables aux lois de la gravitation et de la conservation de
l'énergie en physique ; mais l'objection ne paraît pas décisive. S'il n'y a pas de lois
économiques de ce genre, il y en a beaucoup qui peuvent marcher de pair avec les lois
secondaires de ces sciences naturelles, analogues à l'économique, en ce qu'elles ont,
comme elle, à s'occuper de l'action complexe d'une foule de causes hétérogènes et
incertaines. Les lois de la biologie, par exemple, ou, pour emprunter un exemple à
une science purement physique, les lois des marées, comme celles de l'économique,
sont soumises à de grandes variations quant à la précision, la certitude et les limites
de leurs applications 3. Une loi scientifique n'est ainsi pas autre chose qu'une propo-
sition générale, l'exposé de tendances plus ou moins certaines, plus ou moins définies.

1 Un élève de Brindley, n'ayant pas reçu d'instruction académique, peut faire un meilleur ingénieur
qu'un homme moins bien doué que lui par la nature, quelque excellente qu'ait été son instruction.
Une bonne garde malade qui sait lire dans l'esprit de ses malades, grâce à sa force de sympathie,
peut, sur certains points, donner de meilleurs conseils qu'un médecin très savant. Ce n'est
cependant pas une raison pour que l'ingénieur néglige l'étude de la mécanique analytique, ni le
médecin celle de la physiologie.
2 Des idées : idées en matière d'art et de science, ou idées incorporées dans des instruments qui
servent à la vie pratique : voilà le plus « réel » des legs que chaque génération reçoit des généra-
tions précédentes. La richesse matérielle du monde serait rapidement reconstituée si elle venait à
être détruite, à la condition que les idées, à l'aide desquelles elle est produite, survivent. Si, au
contraire, c'était les idées, mais non pas la richesse matérielle, qui disparaissaient, alors celle-ci ne
tarderait pas à diminuer, et le monde retomberait dans la misère. De même, si la connaissance que
nous avons des faits venait à se perdre, nous en aurions vite retrouvé la plus grande partie, à la
condition que les idées constructives fassent sauvées ; si, au contraire, les idées périssaient, le
monde reviendrait aux siècles de barbarie. Poursuivre la recherche des idées est donc une œuvre
non moins « réelle », au plus haut sens du mot, que réunir des faits, bien que ce dernier genre de
travail soit, dans certains cas, appelé en Allemagne Realstudium, c'est-à-dire une étude qui
convient particulièrement aux ReaIschulen. Dans le vaste domaine de l'économique, l'étude qui
mérite le mieux le nom de « réelle », au plus haut sens du mot, c'est celle où l'accumulation des
faits, ainsi que l'analyse et la construction des idées qui les unissent, sont combinées dans les
proportions qui sont les plus propres à augmenter nos connaissances et à hâter le progrès des idées
dans le champ particulier choisi.
3 Dans un certain sens toutes les lois physiques, en y comprenant même celle de la gravitation, ne
sont que des cadres servant à présenter sous une forme convenable certaines analogies et certaines
tendances constatées. Elles tirent leur prestige, en partie, du nombre et de la force des faits
auxquels elles s'appliquent ; en partie, aussi, du nombre et de la force des chaînes de
raisonnements inductifs et déductifs qui les retient à d'autres lois.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 68

On trouve dans toute science un grand nombre d'exposés de ce genre ; mais on n'a pas
l'habitude de leur donner à tous un caractère formel et de les désigner sous le nom de
lois 1.

Ainsi une loi de science sociale, ou loi sociale, est l'exposé de tendances sociales ;
c'est-à-dire qu'elle indique qu'on peut, dans certaines conditions, s'attendre à voir les
membres d'un groupe social agir d'une certaine façon.
Les lois économiques, ou exposés de tendances économiques, sont, parmi les lois
sociales, celles qui s'appliquent aux catégories d'actes pour lesquels la force des
mobiles en jeu peut se mesurer par un prix en monnaie.
Il n'y a donc pas de ligne de démarcation nette et arrêtée entre les lois sociales
qu'il faut, et celles qu'il ne faut pas, regarder comme des lois économiques ; il y a une
gradation continue, depuis les lois sociales touchant presque exclusivement à des
mobiles qui peuvent se mesurer en prix, jusqu'aux lois sociales dans lesquelles ces
mobiles ne tiennent que peu de place, et qui diffèrent par suite des lois économiques,
en précision et en exactitude, autant que celles-ci à leur tour diffèrent des lois des
sciences physiques plus exactes 2.

L'adjectif « légal » correspond au substantif « loi ». Mais il n'est employé que


pour les « lois » au sens d'ordonnances du gouvernement, et non pas pour les lois au
sens d'énoncés de rapport existant entre cause et effet. L'adjectif employé dans ce
sens est tiré du mot « norme », qui est à peu près l'équivalent du mot « loi », et qu'il y
aurait peut-être avantage à lui substituer dans les discussions scientifiques. Reprenant
notre définition de la loi économique, nous pouvons dire que la façon dont on peut
prévoir qu'agiront les membres d'un groupe industriel dans certaines conditions, peut
être appelée la façon normale d'agir des membres de ce groupe dans ces conditions 3.

1 Le choix est dirigé bien moins par des considérations purement scientifiques, que par des
convenances pratiques. Lorsqu'on a besoin d'exprimer une idée générale assez souvent pour que la
peine de la citer tout au long soit plus grande que celle d'alourdir la discussion d'une formule de
plus, et d'un nom technique de plus, alors on lui donne un nom spécial : autrement, non.
2 Le nom de « loi économique » est également donné, pour raison de commodité, à certaines lois
des sciences physiques dont l'économique fait usage. La plus connue d'entre elles est la loi du
rendement décroissant (Livre IV, ch. III), qui, du moins sous sa forme la plus simple, est
proprement un exposé de faits physiques, et appartient à la science agricole.
3 On remarquera que ce sens du mot « normal » est plus large que le sens couramment adopté. C'est
ainsi que l'on dit souvent que les seuls résultats normaux sont ceux qui sont dus à l'action sans
entrave de la libre concurrence ; or on a souvent besoin d'employer le mot dans des cas où la
concurrence absolument libre n'existe pas, et où il est même difficile de supposer qu'elle puisse
exister. Même là où la libre concurrence exerce le plus d'action, les conditions normales de chaque
fait et de chaque tendance comprennent des éléments vitaux qui ne rentrent nullement dans la
concurrence, et n'ont même rien à voir avec elle. Ainsi, par exemple, la façon normale de conclure
une foule de transactions au détail et en gros, à la bourse des valeurs et à celle du coton, repose sur
la conviction que des contrats verbaux, faits sans témoins, seront honorablement exécutés ; dans
les pays où cette conviction ne peut pas exister, certaines parties de la théorie occidentale de la
valeur normale cessent d'être applicables. De même, les prix des valeurs de bourse sont affectés
« normalement » par les sentiments de patriotisme, non seulement des acheteurs ordinaires, mais
des agents de change eux-mêmes, et ainsi de suite.
Le sens que nous proposons ici pour ce mot est plus conforme à son étymologie, comme aussi
au langage courant de la vie de chaque jour. On peut objecter qu'il n'a pas un contour assez net et
assez rigide ; mais on constatera que les difficultés résultant de cet inconvénient ne sont pas très
grandes, et que l'emploi proposé par nous aide à mettre les théories de l'économique en rapports
étroits avec la vie réelle.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 69

Une action normale n'est pas une action droite au point de vue moral; c'est très
souvent une action que nous devrions, de tous nos efforts, tâcher d'empêcher. Par
exemple, la condition normale de beaucoup des habitants les plus misérables d'une
grande ville est d'être dépourvus d'esprit d'initiative, et de ne pas vouloir profiter des
occasions qui peuvent s'offrir à eux de mener ailleurs une vie plus saine et moins
sordide ; ils n'ont pas la force physique, intellectuelle, ni morale, nécessaire pour
s'arracher à leur milieu de misère. L'existence d'une offre considérable de main-
d'œuvre pour la fabrication des boîtes d'allumettes à un salaire infime est un fait
normal, tout comme la torsion des membres est un effet normal de l'absorption de la
strychnine. C'est un résultat des tendances dont nous avons à étudier les lois, mais un
résultat déplorable 1.

[Dans les précédentes éditions, l'expression elliptique « action d'une loi », en


faveur de laquelle on peut invoquer de nombreuses autorités, était employée pour
désigner « l'action des causes dont les résultats, ou les tendances, sont exprimés par
cette loi ». Peut-être est-il préférable de se servir simplement pour cela du mot a
tendance ». Quelques auteurs ont proposé de se servir du mot « tendance » à la place
du mot « toi ». Mais une loi est l'énoncé d'une tendance. Un des principaux emplois
du mot « normal » se rencontre dans les cas où l'on oppose les prix « normaux, » les
salaires « normaux », etc. aux prix « de marché », aux salaires « de marché », etc. Cet
emploi est tout à fait conforme à notre définition générale : nous étudierons, dans le
livre V, chap. V, le sens de la clause « sous certaines conditions » qu'il est nécessaire
d'y ajouter.]

On dit parfois que les lois de l'économique sont « hypothétiques ». Naturellement,


comme toutes les autres sciences, elle s'efforce d'étudier les effets que produiront
certaines causes, non pas d'une manière absolue, mais sous la condition que « toutes
choses restent égales », et que les causes en question soient à même de produire leurs
effets sans obstacle. Presque toute théorie scientifique, exposée en forme et avec soin,
contient cette réserve que toutes choses restent égales : l'action des causes en question
est étudiée isolément ; certains effets leur sont attribués, mais seulement dans
l'hypothèse qu'aucune autre cause n'intervienne 2.

Ces réserves ne sont pas continuellement répétées, mais le bon sens du lecteur y
supplée. En économie politique, il est nécessaire de les répéter plus souvent
qu'ailleurs, parce que les théories économiques risquent, plus que celles d'aucune

1 Ce fait révèle une particularité de l'économie politique qui lui est commune avec un petit nombre
d'autres sciences, dont l'objet peut être modifié par l'effort de l'homme. La morale ou des raisons
pratiques peuvent nous commander de tenter cette modification, et par là de porter atteinte à des
lois naturelles. C'est ce que nous faisons, par exemple, lorsque nous remplaçons par des ouvriers
capables des ouvriers ne pouvant pas faire d'autre travail que celui de la fabrication des bottes
d'allumettes ; ou encore lorsque nous modifions les races de bétail, pour obtenir des bêtes qui
engraissent vite et donnent beaucoup de viande avec de petites charpentes. La prophétie de Jonas
sur la chute de Ninive sauva cette ville (Voir VENN, Empirical Logic, ch. XXV.) Les lois des
fluctuations du marché monétaire et celles des variations des prix se sont trouvées sensiblement
modifiées par la possibilité, plus grande aujourd'hui, de prévoir les événements.
2 Il est vrai, que par suite des changements que subissent les faits économiques, il y a souvent un
inconvénient particulier à vouloir laisser aux causes le temps de produire leurs effets : pendant ce
temps, les faits sur lesquels elles agissent, et peut-être les causes elles-mêmes, auront changé, et
les tendances que l'on étudie n'auront pas eu le temps de se manifester pleinement. Nous revien-
drons sur cette difficulté plus Lard. Voir notamment, livre V, ch. XI.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 70

autre science, d'être citées par des personnes qui n'ont pas d'instruction scientifique, et
qui les tiennent peut-être de seconde main sans connaître leur contexte 1.

Il est cependant exact qu'une loi économique ne peut être applicable qu'en suppo-
sant réalisées un certain nombre de circonstances, qui peuvent se présenter ensemble
dans un lieu et à un moment particuliers, mais qui disparaissent rapidement. Lors-
qu'elles ont disparu, la loi perd toute portée pratique ; car les causes particulières dont
elle s'occupe ne se trouvent plus agir ensemble sans être troublées par l'action d'autres
causes. Bien que l'analyse économique et le raisonnement abstrait soient d'une
application étendue, nous ne saurions trop insister sur ce fait que chaque temps et
chaque pays ont leurs problèmes particuliers, et que toute modification des conditions
sociales a des chances d'entraîner une modification des théories économiques.

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§ 7. - Mais, en ces matières, tout dépend de la mesure dans laquelle nous envisa-
geons l'économique comme une science appliquée. L'opposition entre les sciences
pures et les sciences appliquées n'est pas absolue ; elle est seulement une question de
degré. Par exemple, la mécanique est une science appliquée par rapport à la
géométrie ; mais une science pure par rapport à l'art de l'ingénieur : alors que l'art de
l'ingénieur lui-même est souvent qualifié de science pure par des hommes qui
consacrent leur vie à la science appliquée du développement des chemins de fer.
Cependant, dans un certain sens, l'économique, prise dans son ensemble, constitue
une science appliquée, car elle a toujours affaire plus ou moins avec les conditions
incertaines et irrégulières de la vie réelle 2.

1 Une des raisons pour lesquelles la conversation ordinaire peut se contenter d'une forme simple,
mieux qu'un traité scientifique, c'est que dans la conversation nous pouvons sans danger passer
sous silence les clauses restrictives. Si l'interlocuteur n'y supplée pas de lui-même, nous décou-
vrons bien vite la méprise et nous la corrigeons. Adam Smith, et beaucoup des anciens écono-
mistes, obtenaient une simplicité apparente, en suivant les usages de la conversation, et en
omettant les clauses restrictives. Mais cette habitude leur a valu d'être constamment mal compris,
et de faire naître des controverses oiseuses qui nous ont causé beaucoup de perte de temps et
d'ennuis ; ils ont payé trop cher cette aisance apparente, si précieuse qu'elle soit.
2 Certaines parties de l'économique sont d'une science relativement pure, parce qu'elles traitent
surtout de grandes propositions générales. En effet, pour qu'une proposition soit susceptible d'une
large application, elle doit nécessairement ne contenir que peu de détails ; elle ne peut pas
s'adapter aux cas particuliers, et si elle prétend servir à prédire les événements, il faut qu'elle soit
accompagnée d'une clause restrictive très précise où le sens le plus large soit donné à la phrase
« toutes choses restant égales. » En style de logique on dirait qu'une proposition ne peut gagner en
étendue qu'en perdant en force.
Dans d'autres parties, elle est une science relativement appliquée ; ce sont celles qui traitent
plus en détail de questions limitées, qui tiennent compte des éléments de temps et de lieu, et qui
envisagent les conditions économiques dans leurs relations étroites avec les autres conditions de la
vie. C'est ainsi qu'il n'y a qu'un pas de la science appliquée des opérations de banque dans le sens
le plus général aux larges règles et aux principes de l'art général de la banque : la distance qui
sépare un problème particulier de la science appliquée des opérations de banque, de la règle
pratique ou du principe d'art qui y correspond, peut être encore plus faible.
Les économistes du continent, et surtout les Allemands, aiment à classer les différentes parties
de l'économique. Mais leurs classifications diffèrent, et elles ont peut-être trop peu de valeur
constructive pour la place et pour le temps qu'on leur consacre.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 71

Un économiste possède naturellement, comme tout le monde, la liberté d'exprimer


son opinion sur les mesures politiques à prendre, et de dire quelle est celle qui lui
parait la meilleure dans des circonstances données ; si les difficultés du problème sont
surtout économiques, son opinion aura une certaine autorité. Mais, en somme, bien
que sur ce point les avis diffèrent, il semble alors préférable que chaque économiste
parle en son nom personnel, plutôt que de prétendre parler au nom de la science
économique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 72

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre I : aperçu préliminaire

Chapitre sept
Résumé et conclusion

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§ 1. - Nous avons vu que les principaux caractères des problèmes économiques


modernes, et les principales raisons d'étudier l'économie politique, sont de date tout à
fait récente. Jusqu'à ces derniers temps, les conditions sociales et économiques de la
vie et du travail ne changeaient que lentement : elles étaient régies par des institutions
qui avaient l'autorité de la coutume et de la prescription, et que la plupart des gens
acceptaient telles qu'ils les trouvaient. Là même où ne régnaient ni l'esclavage, ni un
système rigide de caste, les classes dominantes se préoccupaient peu du bien-être
matériel de la grande masse des travailleurs ; ceux-ci, de leur côté, n'avaient ni les
habitudes d'esprit, ni les occasions de penser et d'agir nécessaires pour arriver à
comprendre les problèmes de leur propre existence. Une grande partie des caractères
de l'économie moderne existaient déjà, il est vrai, dans les villes du Moyen-Age, où
un esprit d'intelligence et d'initiative se combina pour la première fois avec des
habitudes d'activité tenace ; mais ces villes ne purent pas suivre en paix leur voie, et
le monde dut attendre pour voir se lever l'ère de l'économie nouvelle, qu'une nation
tout entière fût apte à supporter l'épreuve de la liberté économique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 73

L'Angleterre avait été peu à peu tout spécialement préparée à ce rôle ; mais vers la
fin du XVIIIe siècle, les transformations, jusqu'alors lentes et graduelles, devinrent
tout à coup rapides et brusques. Des inventions mécaniques, la concentration des
industries, et un système de production manufacturière en grand pour (les marchés
éloignés, vinrent briser les vieilles traditions industrielles en laissant chacun libre de
faire ses affaires lui-même du mieux qu'il pourrait. En même temps elles provo-
quèrent un rapide accroissement de la population pour lequel rien n'avait été prévu, en
dehors de la place dans les fabriques et les ateliers. Ainsi la libre concurrence, ou
plutôt la liberté de l'industrie et du travail, se trouva déchaînée et prête à prendre,
comme un énorme monstre indiscipliné, sa course en avant. Dans l'usage de leur
puissance nouvelle, les abus que commirent des entrepreneurs capables, mais sans
culture, causèrent des maux de tous côtés: les mères furent enlevées à leurs devoirs
maternels ; les enfants devinrent la proie du surmenage et de la maladie; en bien des
endroits la race dégénéra. Pendant ce temps, la législation sur l'assistance, avec son
indifférence inspirée pourtant par de bonnes intentions, contribua, plus encore que la
discipline manufacturière avec son indifférence féroce, à affaiblir l'énergie morale et
physique des Anglais : en tuant chez eux les qualités qui les auraient rendus aptes à
profiter du nouvel ordre de choses, elle augmenta les inconvénients, et diminua les
avantages, dus au triomphe de la liberté du travail.

L'époque où la liberté du travail se montra sous cette forme affreusement dure, fut
précisément celle où les économistes se montrèrent le plus prodigues d'éloges envers
elle. Ce fait est dû en partie à ce qu'ils voyaient clairement, tandis que les hommes de
notre génération l'ont au contraire oublié, la cruauté du joug de la coutume et de
l'ordre rigide dont la liberté du travail venait prendre la place ; il est dû encore à ce
qu'il y a une tendance générale en Angleterre à croire que la liberté en toute matière,
en matière politique et en matière sociale, n'est jamais payée trop cher, si ce n'est au
prix de la sécurité nationale; mais il est dû aussi à ce que la force productrice que le
pays puisait dans la liberté du travail, était pour lui, affaibli comme il l'était par une
série de mauvaises récoltes, le seul moyen de résister victorieusement à Napoléon.
Les économistes envisageaient donc la liberté du travail, non pas certes comme un
bien sans mélange, mais comme l'état naturel des choses, et ils regardaient ses maux
comme étant d'importance secondaire.

Acceptant les idées générales qui devaient surtout leur naissance aux commer-
çants du Moyen Age, et qu'avaient reprises les philosophes français et anglais de la
fin du XVIIIe siècle, Ricardo, et ceux qui l'ont suivi, fondèrent sur l'action de la
liberté du travail (ou, comme ils disaient, de la libre concurrence) une théorie
contenant un grand nombre de vérités qui garderont une grande importance aussi
longtemps que le monde existera. Leur œuvre fut merveilleusement complète pour le
champ limité qu'elle embrassait ; seulement, plusieurs de ses meilleures parties
s'appliquent aux problèmes de la rente et de la valeur du blé, problèmes de la solution
desquels le sort de l'Angleterre semblait alors dépendre, mais qui, sous la forme
particulière que Ricardo leur a donnée, ont très peu de portée directe pour l'état de
choses actuel. Une bonne partie du reste de leur œuvre est entachée d'étroitesse
d'idées, et se trouve presque viciée par le fait qu'ils ont envisagé trop exclusivement la
situation particulière de l'Angleterre à leur époque; cette étroitesse a amené une
réaction.

De sorte qu'à l'heure actuelle, où une plus longue expérience et de plus grands
loisirs, ainsi que des ressources matérielles plus considérables, nous ont permis de
soumettre la liberté du travail à un certain contrôle, de diminuer ses conséquences
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 74

fâcheuses, et d'augmenter ses effets heureux, on voit grandir contre elle chez beau-
coup d'économistes une sorte de rancune. Certains économistes allemands en parti-
culier semblent exagérer ses maux, lui attribuant une ignorance et des souffrances qui
sont plutôt les résultats de la tyrannie et de l'oppression des temps passés, ou ceux de
la mauvaise compréhension et du mauvais usage de la liberté économique.

À égale distance de ces deux extrêmes, se trouve la grande masse des écono-
mistes, travaillant dans des voies parallèles en beaucoup de pays, apportant à leurs
études un désir impartial d'arriver à la vérité, et la volonté de se soumettre au long et
pénible labeur par lequel seul des résultats scientifiques de quelque valeur peuvent
être obtenus. Des diversités d'esprit, de caractère, d'éducation et de circonstances, les
amènent à travailler de façons différentes, et à donner leur principale attention à des
parties différentes du problème économique. Tous s'efforcent plus ou moins de réunir
et de grouper des faits et des statistiques relatifs au passé et au présent ; tous aussi,
plus ou moins, s'occupent d'établir des analyses et des raisonnements sur la base des
faits que l'on connaît déjà : mais, pour les uns, c'est la première de ces tâches, pour les
autres la seconde, qui leur paraît la plus attrayante et la plus absorbante. Cette
division du travail n'implique cependant pas une opposition, mais une harmonie de
but. Le travail de tous ajoute aux connaissances qui nous permettent de comprendre
l'influence exercée sur la qualité et sur les caractères de la vie humaine par la manière
dont l'homme se procure sa subsistance et parla nature de cette subsistance.

L'économiste doit être avide de faits ; mais les faits par eux-mêmes n'apprennent
rien. L'histoire nous fait connaître des séquences et des coïncidences ; la raison seule
peut les interpréter et en tirer des leçons. Le travail à faire est si varié qu'une partie
peut en être confiée au simple sens commun instruit par l'expérience, juge suprême
pour tout problème pratique. La science économique n'est que l'effort du sens com-
mun aidé par les procédés organisés de l'analyse et du raisonnement abstrait; grâce à
eux, on arrive plus facilement à réunir, à disposer les faits particuliers, et à en tirer les
conséquences. Quoique son champ soit toujours limité, quoique sans l'aide du sens
commun son oeuvre soit vaine, cependant pour les problèmes difficiles elle permet au
sens commun d'aller plus loin qu'il ne le pourrait sans elle. Les formules exprimant
les tendances que, sous certaines conditions, présentent les actions des hommes, sont
des lois économiques. Ces lois ne sont hypothétiques que dans le sens où le sont les
lois des sciences physiques : car celles-ci aussi contiennent, ou impliquent, certaines
conditions. Mais il est plus difficile d'exposer clairement ces conditions en écono-
mique qu'en physique, et il y a plus de danger à ne pas y réussir. Les lois de l'action
humaine ne sont, il est vrai, ni aussi simples, ni aussi bien définies, ni aussi
clairement constatables, que la loi de la gravitation ; mais beaucoup d'entre elles
peuvent marcher de pair avec les lois des sciences naturelles qui s'occupent de
matières complexes. La raison d'être de l'économique, en tant que science distincte,
est qu'elle traite surtout de la partie des actions de l'homme qui sont le mieux
soumises à l'influence de mobiles mesurables, et qui, par suite, demandent plus que
toutes les autres des raisonnements et des analyses systématiques.

L'étude de la théorie doit aller côte à côte avec celle des faits, et pour traiter les
problèmes les plus modernes, ce sont les faits modernes qui rendent le plus de
service. Les documents économiques des temps éloignés sont, à certains égards,
insuffisants et peu dignes de foi ; et les conditions économiques des temps anciens
sont complètement différentes de celles de l'époque moderne, avec la liberté du
travail, l'instruction générale, la vraie démocratie, la vapeur, la presse à bon marché et
le télégraphe.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 75

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§ 2. - L'économique a donc comme objet : premièrement de faire avancer la


connaissance pour elle-même, et secondement de jeter de la lumière sur les événe-
ments de la vie pratique. Bien que nous soyons obligés, avant d'entreprendre une
étude, de considérer quelle est son utilité, ce n'est pas directement d'après cette utilité
que nous devons diriger notre travail. En agissant ainsi nous serions tentés de nous
arrêter à tout instant dans nos recherches, dès qu'elles cessent d'avoir une portée
immédiate pour le but particulier que nous avons en vue à ce moment : la poursuite
directe de fins pratiques nous amène à grouper ensemble des fragments de toutes
sortes de connaissances, qui n'ont aucun lien les uns avec les autres, sauf pour les buts
immédiats du moment, et qui jettent peu de lumière les uns sur les autres. Notre
énergie intellectuelle se dépense à aller de l'un à l'autre ; rien n'est examiné à fond et
aucun progrès réel ne se fait.

Le meilleur procédé, pour faire avancer la science, est donc celui qui groupe
ensemble tous les faits et tous les raisonnements offrant une analogie par leur nature :
de sorte que l'étude de chaque fait puisse éclairer les faits voisins. En travaillant ainsi
pendant longtemps à une série de questions, nous arrivons à nous approcher peu à peu
de ces unités fondamentales que l'on appelle lois naturelles : nous décrivons leur
action d'abord isolément, ensuite en combinaison avec d'autres actions ; le progrès se
fait ainsi lentement, mais sûrement. Les conséquences pratiques des études économi-
ques doivent sans doute être toujours présentes à l'esprit de l'économiste, mais sa
tâche spéciale est d'étudier et d'interpréter les faits et de découvrir quels sont les effets
des différentes causes dans leur action isolée et combinée.

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§ 3. - On peut illustrer ces idées en énumérant quelques-unes des principales


questions que l'économiste étudie. Il recherche :

Quelles sont les causes qui, particulièrement dans le monde moderne, affectent la
consommation et la production, la distribution et l'échange des richesses ; l'organisa-
tion du commerce et de l'industrie ; le marché monétaire ; la vente en gros et en
détail ; le commerce étranger; les relations entre employeurs et employés : comment
tous ces phénomènes agissent et réagissent les uns sur les autres; comment leurs
résultats derniers diffèrent de leurs résultats immédiats.

Sous quelles réserves le prix d'une chose est-il une mesure de sa désidérabiIité ?
Quelle augmentation de bien-être doit, à première vue, résulter d'un accroissement
donné de richesse dans une classe de la société ? Dans quelle mesure la productivité
industrielle d'une classe est-elle affaiblie par l'insuffisance de son revenu? Dans
quelle mesure un accroissement de revenu pour une classe peut-il, une fois qu'il est
acquis, l'aider à accroître sa productivité et son aptitude à s'enrichir ?

Quelles sont, en fait, ou quelles ont été, les conséquences de la liberté économique
à telle époque, dans tel lieu, dans tel rang de la société, ou dans telle branche de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 76

production ? Quelles sont les autres influences qui y ont le plus de puissance ?
Comment toutes ces influences se combinent-elles ? En particulier, dans quelle
mesure la liberté économique tend-elle d'elle-même à faire naître des ententes et des
monopoles, et quels sont leurs effets ? Comment les diverses classes de la société
peuvent-elles être affectées à la longue par son action ; quels seront ses effets provi-
soires jusqu'à ce qu'elle ait produit ses effets derniers, et, en tenant compte du temps
auxquels les uns et les autres s'étendent, quelle est l'importance relative de ces deux
catégories d'effets ? Quelle sera l'incidence d'un système d'impôts ? Quelles charges
imposera-t-il à la communauté, et quels revenus donnera-t-il à l'État ?

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§ 4. - Telles sont les principales questions dont la science économique a


directement à s'occuper, et en vue desquelles surtout elle doit s'efforcer de rassembler
des faits, de les analyser et de baser sur eux des raisonnements. Les événements de la
vie pratique qui, tout en se trouvant pour la plus grande partie en dehors de la sphère
de la science économique, sont cependant, mais au second plan, un objet important
d'étude pour l'économiste, diffèrent d'un lieu à un autre, et d'une époque à une autre,
plus encore que les faits et les conditions économiques qui forment l'objet propre de
ses études. Les problèmes suivants semblent être particulièrement urgents à l'heure
actuelle dans notre pays :

Comment devons-nous faire pour arriver à augmenter les avantages et à diminuer


les inconvénients de la liberté économique, dans ses résultats derniers, ainsi que dans
le cours de ses progrès immédiats ? Si les résultats derniers sont heureux, mais les
effets immédiats fâcheux, et si ceux qui souffrent des inconvénients de la liberté ne
doivent jamais bénéficier de ses avantages, dans quelle mesure est-il bon qu'ils
souffrent pour le profit des autres ?

En supposant admis qu'une répartition plus égale des richesses soit à désirer, dans
quelle mesure se trouveraient justifiées par là des modifications dans les institutions
de la propriété, ou des limitations de la liberté du travail, quand bien même elles
risqueraient de diminuer le total des richesses ? En d'autres ternies, dans quelle
mesure faut-il tendre à une augmentation du revenu des classes pauvres et à une
réduction de leur travail, même s'il en résulte quelque diminution de la richesse maté-
rielle du pays ? Dans quelle mesure pourrait-on y arriver sans commettre d'injustice,
et sans affaiblir l'énergie des hommes qui sont les promoteurs du progrès ? Comment
les charges de l'impôt doivent-elles être réparties entre les différentes classes de la
société ?

Devons-nous nous contenter des formes existantes de la division du travail ? Est-


ce une nécessité que de grandes masses de gens soient exclusivement occupées à un
travail qui ne présente aucun caractère ennoblissant ? Est-il possible de développer
peu à peu dans la grande masse des travailleurs de nouvelles aptitudes pour les
travaux les plus relevés, ainsi que l'aptitude à entreprendre coopérativement la
direction des entreprises dans lesquelles ils sont eux-mêmes employés ?

Quelles sont les relations qui doivent exister entre l'action individuelle et l'action
collective à une phase de la civilisation comme celle où nous nous trouvons ? Dans
quelle mesure l'association volontaire sous ses formes diverses, anciennes et nou-
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 77

velles, petit-elle servir d'instrument à l'action collective pour les oeuvres où celle-ci
offre des avantages particuliers ? De quelles entreprises la société doit-elle se charger
elle-même, par l'intermédiaire du gouvernement, impérial ou local ? Avons-nous, par
exemple, poussé aussi loin que nous le devrions le système de la propriété collective,
et l'usage des parcs publics, des oeuvres d'art, des moyens d'instruction et d'amuse-
ment, ainsi que celui de ces objets matériels nécessaires à la vie civilisée, et dont la
production exige une action concertée, comme le gaz, l'eau, les chemins de fer ?

Lorsque le gouvernement n'intervient pas lui-même directement, dans quelle me-


sure doit-il laisser les individus et les associations diriger leurs affaires comme ils
l'entendent ? Dans quelle mesure doit-il réglementer les chemins de fer et autres
entreprises qui possèdent une sorte de monopole, ainsi que la jouissance du sol et
celle des autres choses dont la quantité ne peut pas être augmentée par l'homme ? Est-
il nécessaire de maintenir dans toute leur force tous les droits actuels de propriété ; ou
bien les nécessités premières auxquelles ils étaient destinés à faire face n'ont-elles
pas, dans une certaine mesure, disparu ?

Les procédés qui prévalent pour l'usage des richesses sont-ils justifiables ? Quel
rôle peut jouer la pression morale de l'opinion publique pour contraindre et diriger
l'action individuelle, dans les relations économiques où la rigidité et la brutalité de
l'intervention du gouvernement risqueraient de faire plus de mal que de bien ? À
quels points de vue les devoirs qu'ont entre elles les nations en matière économique
diffèrent-ils de ceux qu'ont entre eux les membres d'une même nation ?

L'économique est ainsi envisagée comme l'étude des aspects et des conditions
économiques de la vie politique, sociale et privée de l'homme, mais plus particulière-
ment de sa vie sociale. Le but de cette étude est d'arriver à la connaissance pour elle-
même, et de servir de guide dans la conduite pratique de la vie, spécialement de la vie
sociale. Le besoin d'un tel guide n'a jamais été aussi pressant qu'à l'heure actuelle; les
générations futures pourront avoir plus de loisir que nous pour des recherches qui
éclaireraient des points obscurs de la spéculation abstraite, ou de l'histoire des temps
passés, mais qui ne nous seraient d'aucune aide immédiate pour nos difficultés
présentes.

Bien qu'elle soit ainsi largement inspirée par des vues pratiques, l'économique
évite autant que possible de discuter les exigences de l'organisation des partis et la
tactique à suivre dans la politique intérieure ou étrangère : toutes choses dont un
homme d'État est obligé de tenir compte lorsque, parmi les mesures qu'il peut propo-
ser, il décide quelles sont celles qui le mèneront le plus près du but qu'il désire
atteindre pour son pays. Elle l'aide, il est vrai, à déterminer non seulement ce que ce
but doit être, mais aussi quels sont les meilleurs procédés qu'une large politique peut
y employer. Mais elle néglige une foule de circonstances politiques que le praticien
ne peut pas ignorer : c'est donc une science, à la fois pure et appliquée, plutôt qu'une
science et un art. Et il vaut mieux, pour la désigner, se servir de l'expression large de
Économique, plutôt que de celle plus étroite de Économie politique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 78

Alfred Marshall, Principes d’économie politique : tome I

Livre deuxième
De quelques notions
fondamentales

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Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 79

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre II : De quelques notions fondamentales

Chapitre un
Introduction

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§ 1. - Nous avons vu que l'économique est, d'un côté, une science de la richesse,
et, de l'autre, cette partie de la science des actions de l'homme vivant en société, ou
science sociale, qui s'occupe des efforts de l'homme pour satisfaire ses besoins, en
tant. que ces efforts et ces besoins sont susceptibles d'être mesurés à l'aide des
richesses ou de leur équivalent général, la monnaie. Nous nous occuperons pendant la
plus grande partie de ce volume de ces besoins et de ces efforts, et des causes par
lesquelles les prix qui mesurent les besoins sont mis en équilibre avec ceux qui
mesurent les efforts. Dans ce but nous aurons à étudier dans le Livre III la richesse
dans ses relations avec les divers besoins qu'elle doit satisfaire, et dans le Livre IV la
richesse dans ses relations avec les divers efforts à l'aide desquels elle est produite.

Mais, dans le présent Livre, nous avons à rechercher, parmi toutes les choses qui
sont le résultat des efforts de l'homme et qui sont susceptibles de satisfaire ses
besoins, quelles sont celles qui doivent être considérées comme des richesses, et à
voir en quels groupes, ou en quelles classes, elles peuvent être rangées. Il y a toute
une série de termes se rapportant à la richesse elle-même et au capital ; l'étude de
chacun d'eux éclaire le sens des autres ; de plus, cette étude est une continuation
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 80

directe, et à certains égards un complément, des recherches sur le but et sur la


méthode de l'économie politique auxquelles nous venons de nous livrer. Par suite, au
lieu de commencer, comme il paraîtrait naturel de le faire, par une analyse des
besoins et de la richesse, il semble préférable de s'occuper tout de suite de ce groupe
de termes.

En agissant ainsi nous aurons naturellement à nous faire quelque idée de la variété
des besoins et des efforts ; mais il nous suffira de nous en tenir à ce qui est évident et
connu de tous. La véritable difficulté de notre tâche est ailleurs ; elle réside dans la
nécessité où se trouve l'économie politique, seule parmi les sciences, d'arriver, à l'aide
d'un petit nombre de termes d'un usage courant, à exprimer un grand nombre de
distinctions subtiles.

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§ 2. - Comme le dit Mill 1 : « Le but d'une classification scientifique est le mieux


rempli lorsque les groupes entre lesquels les objets sont répartis donnent lieu à des
propositions générales à la fois plus nombreuses et plus importantes que celles qu'on
tirerait d'autres groupes formés des mêmes objets ». Mais nous nous heurtons aussitôt
à cette difficulté que les propositions les plus importantes à une période du déve-
loppement économique peuvent être parmi les moins importantes à une autre, si
même elles n'ont pas perdu toute application.

En cette matière, les économistes ont beaucoup à apprendre des récentes expérien-
ces de la biologie, et la profonde discussion que Darwin a faite de la question 2 jette
une vive lumière sur les difficultés qui se présentent à nous. Il montre que les
caractères qui déterminent les habitudes de vie, et la place générale de chaque être
dans l'économie de la nature, ne sont pas,en règle générale, ceux qui jettent le plus de
lumière sur son origine, mais ceux qui en jettent le moins. Les propriétés qu'un
éleveur ou un jardinier signale comme éminemment propres à permettre à un animal
ou à une plante de prospérer dans son milieu, se sont probablement, et pour cette
raison même, développées à une époque relativement récente. De même, pour une
institution économique, celles de ses particularités qui contribuent le plus à la rendre
propre à l'œuvre qu'elle a présentement à accomplir, sont vraisemblablement, pour
cette raison même, de date récente 3.
Mais, d'un autre côté, nous devons avoir constamment présente à l'esprit l'histoire
des termes dont nous nous servons. Cette histoire, en effet, est importante par elle-
même. En outre elle éclaire l'histoire du développement économique de la société.

1 Logic, Liv. IV, ch. VII, § 2.


2 Origin of Species, ch. XIV.
3 On en trouve beaucoup d'exemples dans les relations entre employeurs et employés, entre
intermédiaires et producteurs, entre banquiers et leurs deux classes de clients, ceux auxquels ils
empruntent et ceux auxquels ils prêtent. La substitution du mot « intérêt » au mot « usure »
correspond à un changement général dans le caractère des prêts, qui a modifié entièrement
l'analyse et la classification que nous faisons des divers éléments en lesquels le coût de production
d'une marchandise peut se résoudre. De même, le sens général de la division en travail qualifié
(skilled) et non qualifié (unskilled) est en train de se modifier peu à peu; le sens du mot « rente »
est en train de s'élargir dans certaines directions et de se rétrécir dans d'autres, et ainsi de suite.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 81

Enfin, même si, en étudiant J'économique, notre seul but est d'acquérir des connais-
sances pouvant nous servir à atteindre des résultats pratiques immédiats, nous
sommes cependant tenus d'employer les mots en nous conformant autant que possible
aux traditions du passé : par là nous pouvons mieux saisir les suggestions indirectes et
les avertissements subtils et cachés (lue les expériences de nos ancêtres offrent à notre
instruction.

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§ 3. - Notre tâche est difficile. Dans les sciences physiques, partout où l'on voit
qu'un groupe de choses possèdent un certain nombre de propriétés communes et que
l'on aura souvent à les considérer ensemble, on en forme une classe à part, avec un
nom spécial, et, toutes les fois qu'une notion nouvelle apparaît, un nouveau terme
technique est inventé pour la représenter. Mais l'économie politique ne peut pas se
permettre de suivre cet exemple. Ses raisonnements doivent être exprimés en un
langage qui soit intelligible au grand public; elle doit donc tâcher de se conformer aux
expressions familières de la vie de tous les jours, et, autant que possible, elle doit les
employer d'après l'usage courant.

Dans l'usage courant, presque tous les mots ont plusieurs sens, et l'on doit les
interpréter d'après le contexte. Comme Bagehot l'a montré, dans la science écono-
mique, les écrivains même les plus formalistes sont obligés de faire ainsi ; car
autrement ils n'auraient pas assez de mots à leur disposition. Malheureusement, ils
n'avertissent pas toujours qu'ils prennent cette liberté ; parfois peut-être ils s'en
aperçoivent à peine eux-mêmes, Les définitions tranchantes et rigides par lesquelles
ils commencent leurs exposés de la science, induisent le lecteur en une fausse
sécurité. N'étant pas averti qu'il doit souvent chercher dans le contexte une indication
interprétative, le lecteur attribue à ce qu'il lit un sens différent de celui qui était dans
la pensée de l'auteur ; peut-être le calomnie-t-il et l'accuse-t-il d'une sottise dont celui-
ci n'est pas coupable. Des méprises de ce genre ont souvent été une source de contro-
verses qui ont détourné les efforts qu'on aurait pu consacrer à l’œuvre constructive, et
qui ont retardé les progrès de la science 1.

1 Il nous faut « écrire avec plus de soin que nous ne le faisons dans la vie ordinaire, où le contexte
est une sorte de clause interprétative sous entendue. Seulement, comme en économie politique
nous avons à parler de choses plus difficiles que dans la conversation ordinaire, nous devons faire
plus attention, prodiguer les avertissements pour tout changement, et parfois exprimer la clause
interprétative » pour telle page ou telle discussion, de peur qu'il n'y ait erreur. Je reconnais que
c'est une tâche difficile et délicate ; tout, ce que j'ai à dire en faveur de ce procédé c'est que, en
pratique, il est plus sûr que le procédé contraire des définitions rigides. Quiconque essaye
d'exprimer des idées diverses touchant des choses complexes avec un vocabulaire insuffisant de
mots au sens arrêté, s'apercevra que son style devient embarrassé sans être exact, qu'il est obligé
d'employer de longues périphrases pour des idées courantes, et que, malgré tout, il ne s'en tire pas
bien, car la plupart du temps il en revient à employer ses mots dans les sens qui conviennent le
mieux à l'idée du moment, c'est-à-dire tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et presque toujours
dans un sens différent du sens ferme et rigide qu'il avait voulu leur donner. Dans les discussions de
ce genre, nous devrions apprendre à varier nos définitions quand nous en avons besoin, de même
que nous disons : supposons que X, Y, Z représentent tantôt ceci, tantôt cela. Quoiqu'ils ne le
déclarent pas toujours, c'est là le procédé employé par les auteurs les plus clairs et les plus
positifs. » (BAGEHOT, Postulates of English Political Economy, pp. 78-79). Cairnes, (Logical
Method of Political Economy, Lect. VI) combat aussi « l'idée que le caractère sur lequel repose une
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 82

De plus, la plupart des principales distinctions qu'expriment les termes économi-


ques reposent sur des différences de degré et non de nature. À première vue elles
semblent être des différences de nature, et avoir des lignes de démarcation nettes
pouvant être clairement indiquées ; mais un examen plus attentif montre qu'il n'y a
pas de véritable solution de continuité. C'est un fait remarquable que le progrès de
l'économique n'a presque pas fait découvrir de nouvelles différences de nature, tandis
qu'il a sans cesse ramené à de simples différences de degré des différences qui étaient
en apparence des différences de nature. Nous rencontrerons un grand nombre d'exem-
ples du mal que l'on peut faire lorsqu'on essaye de tracer des lignes de démarcation
larges, arrêtées et rigides, et de formuler des propositions précises touchant des
différences entre choses que la nature n'a pas séparées ainsi.

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§ 4. - Nous devons donc analyser soigneusement les véritables caractéristiques


des différentes choses dont nous avons à nous occuper. Nous constaterons alors
généralement que, pour chaque terme, existe un sens méritant, plus que tout autre,
d'être appelé son sens principal, pour la raison qu'il exprime une idée qui, pour le but
poursuivi par la science moderne, est plus importante que toute autre idée conforme à
l'usage courant du mot. Ce sens peut être adopté comme étant celui à donner au mot
partout où le contraire n'est pas spécifié, et ne résulte pas du contexte 1. Lorsqu'on a
besoin d'employer le mot dans un autre sens, plus large ou plus étroit, ce changement
doit être indiqué ; une clause interprétative expresse doit être ajoutée, s'il y a le
moindre danger de méprise 2.

définition doive être tel qu'il n'admette pas de degrés » ; il prétend que « comporter des degrés est
le propre de tous les faits naturels ».
1 Il subsistera toujours, même entre les penseurs les plus rigoureux, des divergences d'opinion quant
à la façon de comprendre certaines définitions. Ces discussions doivent d'ordinaire se trancher en
appréciant les avantages pratiques des différentes solutions ; mais les jugements qu'on se forme à
ce sujet ne peuvent pas toujours s'établir ni se réfuter au moyen du raisonnement scientifique, et il
reste forcément une certaine place pour la discussion. Mais il lie peut pas en être ainsi pour le fond
même d'une analyse : si deux personnes diffèrent à son sujet, elles ne peuvent pas avoir raison
toutes les deux, et l'on peut penser que le progrès de la science arrivera peu à peu à établir cette
analyse sur une base inébranlable.
2 Lorsqu'on a besoin de restreindre le sens d'un mot (c'est-à-dire, dans la langue de la logique, de
diminuer sa force extensive pour augmenter sa force intensive), un adjectif qualificatif suffira
généralement, mais un changement en sens contraire ne peut pas d'ordinaire se faire aussi simple-
ment. Les discussions relatives aux définitions ont souvent la forme suivante : A et B sont des
propriétés communes à un grand nombre de choses ; plusieurs d'entre elles possèdent en outre la
propriété C, d'autres la propriété D, et quelques-unes à la fois C et D. On peut alors soutenir qu'il
sera préférable de donner pour un terme une définition qui lui fasse embrasser soit toutes les
choses qui ont les propriétés A et B ; soit seulement celles qui ont les propriétés A, B, C ; soit
seulement celles qui ont les propriétés A, B, D ; soit seulement celles qui ont les propriétés A, 8,
C, D. Le parti à prendre entre ces diverses solutions doit dépendre de considérations d'utilité
pratique, et c'est un point qui a bien moins d'importance qu'une étude attentive des propriétés A, B,
C, D, et de leurs relations mutuelles. Malheureusement, dans l'économie politique anglaise cette
étude a tenu beaucoup moins de place que les controverses touchant les définitions ; celles-ci ont,
il est vrai, parfois mené indirectement à la découverte de la vérité, mais toujours par des chemins
détournés et avec un grand gaspillage de temps et de travail.
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Principes d’économie politique : tome 1 :


livre II : De quelques notions fondamentales

Chapitre deux
La richesse

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§ 1. - Toute richesse consiste en choses qui satisfont des besoins, directement ou


indirectement. Toute richesse consiste en choses désirables, ou choses qui satisfont
les besoins de l'homme ; mais toute chose désirable n'est pas une richesse. L'affection
des amis, par exemple, est un élément important du bonheur, mais elle n'est pas
comptée au nombre des richesses, sauf par une licence poétique. Commençons donc
par classer les choses désirables, et recherchons quelles sont celles qui doivent être
considérées comme des richesses.

Le langage courant ne nous fournissant pas de terme pour désigner les choses
désirables, ou choses qui satisfont les besoins de l'homme, nous pouvons employer
dans ce sens le mot « Biens » (Goods).

Les biens, ou choses désirables, sont soit matériels, soit personnels ou immaté-
riels. Les biens matériels comprennent les choses matérielles utiles, ainsi que tout
droit de détenir ou d'utiliser une chose matérielle, ou d'en tirer profit, ou de se la faire
livrer dans un temps futur. Ils comprennent donc les dons physiques de la nature, le
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 84

sol et Peau, l'air et le climat ; les produits de l'agriculture, des mines, de la pêche, de
l'industrie manufacturière; les constructions, les machines et les instruments; les
hypothèques et autres obligations ; les participations aux sociétés privées et aux
emprunts des personnes publiques, toutes les espèces de monopoles, les brevets, les
droits de reproduction ; de même les droits de passage et autres droits d'usage. Enfin,
les facilités pour voyager, pour jouir de beaux paysages, de musées, etc. doivent, à
parler strictement, être rangées, dans cette catégorie.
Les biens personnels d'un homme se divisent en deux classes. Dans la première
figurent les bénéfices qu'il tire d'autres personnes, comme les redevances en travail et
les services personnels de toute sorte, les droits de propriété sur des esclaves, l'orga-
nisation de ses affaires et ses relations d'affaires en général. La seconde classe
comprend ses qualités et facultés personnelles pour l'action et pour le plaisir.
Les biens de la première classe seront désignés sous le noms (le biens externes;
ceux de la seconde sous le nom de biens internes 1.

En outre, les biens peuvent être transmissibles ou non-transmissibles. Parmi les


derniers il faut ranger les qualités et facultés d'un homme pour l'action et le plaisir
(c'est-à-dire ses biens internes) ; celles de ses relations d'affaires qui reposent sur la
confiance personnelle qu'on a en lui, et qui ne peuvent pas être transmises avec le
reste de sa clientèle; les avantages qu'un homme retire du climat, du soleil, de l'air;
ses privilèges en tant que citoyen, et les droits et les facilités qu'il possède de jouir de
propriétés publiques 2. Les biens gratuits sont ceux qui ne sont pas appropriés et sont
fournis par la Nature sans exiger l'effort de l'homme.

1 Car, comme le dit Hermann au début de sa magistrale analyse de la richesse, « certains biens sont
internes, d'autres externes pour l'individu. Un bien interne est celui qu'il trouve en lui-même
octroyé par la nature, ou qu'il crée en lui-même par sa libre initiative, comme la force musculaire,
la santé, les connaissances intellectuelles. Toute chose que le monde extérieur offre pour la satis-
faction de ses besoins est pour lui un bien externe ».
2

La classification ci-dessus peut s'exprimer de la façon suivante :


transmissibles.
matériels
non transmissibles.
externes
Les biens sont transmissibles.
personnels
non transmissibles.

internes personnels non transmissibles.


Ou de la façon suivante, en adoptant une autre disposition qui est plus avantageuse à certains égards :
transmissibles.
matériels-externes
non transmissibles.

Les biens sont transmissibles.


externes
non transmissibles.
personnels
internes non transmissibles.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 85

Les biens échangeables sont tous les biens transmissibles qui sont limités en
quantité et qui ne sont pas gratuits. Cette distinction n'a pourtant pas une très grande
importance pratique, parce qu'il n'y a pas beaucoup de biens transmissibles qui soient
fournis gratuitement par la nature, et qui n'aient pas de valeur d'échange.

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§ 2. - Nous pouvons maintenant passer à la question de savoir quelles sont, parmi


les biens appartenant à un homme, les catégories qu'il faut considérer comme formant
sa richesse. C'est une question sur laquelle il existe quelques divergences d'opinion,
mais le poids des arguments comme aussi celui des autorités semble clairement faire
pencher la balance en faveur de la réponse suivante :
Lorsqu'on parle de la richesse d'un homme simplement, et sans qu'il y ait aucune
clause interprétative dans le contexte, on doit admettre qu'elle comprend deux caté-
gories de biens.

La première catégorie est formée des biens matériels sur lesquels cet homme a (en
vertu de la loi ou de la coutume) des droits de propriété, et qui sont, par suite,
transmissibles et échangeables. Ils comprennent, on se le rappelle, non seulement les
choses telles que le sol, les maisons, les meubles, les machines, et les autres choses
matérielles qui peuvent être en sa propriété privée, mais aussi toutes participations
aux emprunts des personnes publiques, les obligations, les hypothèques, et les autres
droits lui permettant d'exiger d'autres personnes qu'elles lui paient des sommes
d'argent, ou qu'elles lui livrent des marchandises. D'un autre côté, les dettes qu'il a
envers d'autres personnes peuvent être regardées comme une richesse négative, et l'on
doit d'abord les soustraire de l'ensemble de ce qu'il possède pour avoir sa véritable
richesse nette.

Les services, et les autres biens dont l'existence cesse au moment même où elle
commence, ne sont naturellement pas une partie de cette richesse 1.

La seconde catégorie est formée des biens immatériels qui lui appartiennent, qui
sont externes par rapport à lui, et lui servent directement comme moyens d'acquérir
des biens matériels. Ainsi elle ne comprend pas ses qualités et facultés personnelles,
Le sol, dans son état primitif, était un don gratuit de la nature ; mais dans les régions occupées
ce n'est pas un bien gratuit pour l'individu. Le bois est encore gratuit dans certaines forêts du
Brésil. Les poissons qui sont dans la mer sont d'ordinaire gratuits ; mais certaines régions de pêche
sont gardées avec jalousie pour l'usage exclusif des membres d'une nation particulière, et peuvent
être rangées parmi les biens appartenant à ce pays. Les bancs d'huîtres qui ont été créés
artificiellement ne sont gratuits en aucun sens ; ceux qui se sont développés spontanément sont
gratuits dans tous les sens, s'ils ne sont pas appropriés ; s'ils sont propriété privée, ils sont encore
des biens gratuits au point de vue de la nation, mais puisque la nation a abandonné à des
particuliers ses droits sur eux, ils ne sont pas gratuits au point de vue individuel ; la même chose
est vraie du droit qu’ont des particuliers de pécher dans les rivières. Mais le blé qu'on a fait
pousser sur un sol libre, et le poisson qui a été pris dans des régions où la pêche est libre, ne sont
pas des biens gratuits, car il a fallu du travail pour les obtenir.
1 Pour une action d'une société commerciale, la partie de sa valeur qui est due à la réputation
personnelle et aux relations de ceux qui conduisent l'affaire doit, à vrai dire, être rangée dans la
catégorie suivante parmi les biens personnels externes. Mais ce point n'a pas beaucoup
d'importance pratique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 86

même celles qui le mettent à même de gagner sa vie, parce qu'elles sont internes ; elle
ne comprend pas non plus ses relations personnelles d'amitié, en tant qu'elles n'ont
pas d'influence directe sur ses affaires. Mais elle comprend ses relations d'affaires et
ses relations professionnelles, l'organisation de ses affaires, et — là où ces choses
existent - ses droits sur ses esclaves, ou ses, droits à des redevances en travail, etc.

Cet emploi du mot richesse est conforme à l'usage de la vie ordinaire ; en même
temps, il comprend les biens, et ceux-là seulement, qui rentrent nettement dans le
cadre de, la science économique, telle qu'elle a été définie au Livre I, et qui peuvent,
par, suite, être appelés biens économiques. Il comprend en effet toutes les choses,
extérieures à un homme, qui: 1° lui appartiennent et n'appartiennent pas également à
ses voisins, et, par suite, sont directement siennes ; et qui, 2° sont directement suscep-
tibles de mesure en monnaie - mesure qui exprime d'une part les efforts et les
sacrifices au prix desquels. ces choses ont été créées, et, de l'autre, les besoins qu'elles
satisfont 1.

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§ 3. - On peut d'ailleurs adopter à certains points de vue une notion plus étendue
de la richesse ; mais alors il faut avoir recours à une clause explicative pour éviter des
confusions. Ainsi, par exemple, l'habileté d'un menuisier est, tout aussi bien que les
outils de sa boîte à outils, un moyen qui lui permet de satisfaire les besoins matériels
des autres, et par suite, indirectement, les siens propres ; il peut être avantageux
d'avoir un mot qui, désignant la richesse dans un sens plus large, l'y embrasse.
Marchant dans la voie indiquée par Adam Smith 2 et suivie par la plupart des écono-
mistes du continent, nous pouvons définir la richesse personnelle de façon à y
comprendre toutes les énergies, facultés et habitudes, qui contribuent directement à
augmenter la capacité industrielle des gens; à les y comprendre à côté de ces relations
d'affaires et de ces associations de toute sorte que nous avons déjà comptées comme
étant une partie de la richesse dans le sens étroit du mot. Les facultés industrielles ont
un autre droit à être regardées comme économiques par le fait que leur valeur est
d'ordinaire susceptible d'être en quelque sorte mesurée indirectement 3.

La question de savoir s'il vaut la peine de les considérer comme des richesses est
une simple question de convenance, quoiqu'on l'ait souvent discutée comme si c'était
une question de principe.

1 Cela ne veut pas dire que le propriétaire de biens transmissibles, s'il les transmet, puisse toujours
en retirer toute la valeur en monnaie qu'ils ont pour lui. Un habit bien ajusté, par. exemple, peut
valoir le prix qu'en demande un tailleur élégant à un client, parce que celui-ci en a besoin et ne
peut pas l'avoir à moins ; mais s'il le vendait, il n'en retirerait pas la moitié Un financier heureux
qui a dépensé 50.000 francs pour avoir une maison et un jardin selon ses goûts, a raison à un point
de vue s'il les fait figurer à leur prix coûtant dans l'inventaire de ses biens ; mais s'il venait à
tomber, ils ne constitueraient pas pour ses créanciers un gage de cette valeur.
De même, à un certain point de vue, nous pouvons compter la clientèle du médecin ou de
l'avocat, du commerçant on de l'industriel, comme équivalant au revenu que celui-ci perdrait s'il en
était privé ; nous devons pourtant reconnaître que sa valeur d'échange, c'est-à-dire la valeur qu'il
pourrait retirer en la vendant, est bien moindre.
2 Cf. Wealth of Nations, liv. II, ch. II.
3 « Les corps des hommes sont sans aucun doute le plus précieux trésor d'un pays », disait Davenant
au XVIe siècle, et des phrases de ce genre ont été courantes partout où la marche des évènements
politiques a amené les hommes à se préoccuper de l'accroissement de la population.
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Ce serait certainement s'exposer à des confusions que d'employer le mot « riches-


se » tout seul lorsque nous voulons viser les aptitudes industrielles d'une personne. Le
mot « richesse » tout seul devrait toujours signifier les richesses externes seulement.
Mais il y a peu d'inconvénient, et il semble qu'il puisse y avoir quelque avantage, à
employer parfois l'expression de « richesses matérielles et personnelles ».

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§ 4. - Mais il nous faut encore tenir compte des biens matériels qu'un homme
possède en commun avec ses voisins, et que, par suite, ce serait une peine inutile de
mentionner lorsque l'on compare sa richesse avec la leur. Ils peuvent pourtant avoir
de l'importance à certains points de vue, et particulièrement lorsque l'on veut com-
parer les conditions économiques dans des endroits différents ou à des époques
différentes.

Ces biens consistent dans les bénéfices qu'un homme retire du fait de vivre dans
un certain lieu, à une certaine époque, et d'être membre d'une certaine nation ou d'une
certaine collectivité ; ils comprennent la sécurité civile et militaire, le droit et la
possibilité de jouir des propriétés et des institutions publiques de toute sorte, telles
que rues, éclairage au gaz, etc., et le droit à la justice ou à l'instruction gratuite.
L'habitant d'une ville et l'habitant de la campagne ont gratuitement, chacun de son
côté, un grand nombre d'avantages que l'autre ne peut pas obtenir du tout, ou ne peut
obtenir qu'au prix d'une grande dépense. Toutes choses restant égales, une personne a
plus de richesse véritable qu'une autre au sens le plus large du mot, si l'endroit où elle
vit possède un meilleur climat, de meilleures rues, une meilleure eau, un système
d'égouts plus salubre, de meilleurs journaux, de meilleurs livres, et de meilleures
occasions de distraction et d'instruction. Le logement, la nourriture et les vêtements
qui seraient insuffisants dans un climat froid, peuvent être largement suffisants dans
un climat chaud : d'un autre côté, la chaleur qui diminue les besoins physiques des
hommes et fait qu'ils sont riches même avec une faible abondance de richesses
matérielles, affaiblit en eux cette énergie qui procure la richesse.
Beaucoup de ces choses sont des biens collectifs, c'est-à-dire des biens qui ne sont
pas de propriété privée. Cela nous amène à envisager la richesse au point de vue
social, en l'opposant au point de vue individuel.

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§ 5. - Considérons donc ces éléments de la richesse d'une nation qui sont d'ordi-
naire négligés lorsque l'on estime la richesse des individus qui la composent. Les
formes les plus évidentes que revête cette sorte de richesse sont: les biens matériels de
propriété publique, tels que les routes et les canaux, les édifices et les parcs publics,
les installations pour le gaz et pour l'eau ; quoique, malheureusement, beaucoup de
ces biens soient dus non pas aux épargnes publiques, mais à des emprunts publics, et
il faut donc mettre en regard la lourde richesse « négative » que constitue une grosse
dette.
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Mais la Tamise a plus ajouté à la richesse de l'Angleterre que tous ses canaux, et
peut-être même que tous ses chemins de fer. Or, bien que la Tamise soit un don gra-
tuit de la nature, sauf dans la mesure où l'on a amélioré la navigation, tandis qu'un
canal est l'œuvre de l'homme, nous devons, à bien des égards, regarder la Tamise
comme faisant partie de la richesse de l'Angleterre.

Les économistes allemands insistent souvent sur les éléments non-matériels de la


richesse nationale, et il est bon de le faire pour certains problèmes relatifs à la
richesse nationale, mais lion pas pour tous. Les découvertes scientifiques d'ailleurs,
où qu'elles soient faites, deviennent bientôt la propriété du monde civilisé tout entier,
et peuvent être considérées comme une richesse cosmopolite, plutôt que comme une
richesse proprement nationale. La même chose est vraie des inventions mécaniques et
de beaucoup d'autres progrès réalisés dans fart de la production ; cela est vrai aussi de
la musique. Mais les œuvres littéraires, qui perdent leur cachet dans une traduction,
peuvent être regardées dans un certain sens comme une richesse pour les nations dans
la langue desquelles elles ont été écrites. L'organisation d'un État libre et bien
administré doit être regardée à certains égards comme un élément important de la
richesse nationale 1.

Mais la richesse d'une nation comprend les biens individuels, tout comme les
biens collectifs de ses membres. Lorsque nous estimons la somme totale de leurs
richesses individuelles, nous pouvons simplifier la tâche en omettant toutes les dettes
et autres obligations qui peuvent exister entre membres d'une même nation. Par
exemple, en ce qui concerne la partie de la dette nationale anglaise et les obligations

1 La valeur d'une entreprise peut être due, dans une certaine mesure, au fait qu'elle possède un
monopole, soit un monopole complet, assuré peut-être par un brevet, soit un monopole partiel
résultant de ce que ses marchandises sont mieux connues que d'autres qui sont en réalité aussi
bonnes. Dans la mesure où il en est ainsi, celte entreprise n'ajoute rien à la richesse véritable de la
nation. Si le monopole venait à disparaître, la diminution de la richesse nationale due à la
disparition de sa valeur serait d'ordinaire plus que compensée par l'augmentation de valeur des
affaires rivales, d'une part, et, d'autre part, grâce à l'accroissement de pouvoir d'achat dont, par
suite de la baisse de prix, va bénéficier le stock monétaire représentant la richesse des autres
membres de la nation. (On doit pourtant ajouter que, dans certains cas exceptionnels, le prix d'une
marchandise peut être plus bas lorsque sa production est monopolisée ; mais les cas de ce genre
sont très rares et peuvent être négligés pour le moment.)
Les relations d'affaire et les réputations commerciales n'augmentent la richesse nationale que
dans la mesure où elles mettent les acheteurs en relations avec ceux des producteurs qui sont à
même de satisfaire le plus complètement leurs besoins réels pour un prix donné ; ou, en d'autres
termes, dans la mesure où elles permettent aux efforts de la collectivité de mieux satisfaire les
besoins de la collectivité. Néanmoins, si nous ne voulons pas estimer la richesse nationale
directement, mais indirectement, en tant qu'ensemble de la richesse individuelle, nous devons tenir
compte de toutes les entreprises pour leur valeur entière, même lorsque celle-ci vient en partie d'un
monopole qui ne soit pas utilisé à l'avantage du public. En effet le tort qu'elles font aux
producteurs rivaux a été déduit lorsqu'on a compté la valeur des entreprises de ces rivaux, et le tort
que subissent les consommateurs, par suite de l'élévation de prix du produit qu'ils achètent, a été
déduit, en ce qui concerne la marchandise considérée, lorsqu'on a calculé le pouvoir d'achat que
possèdent leurs revenus.
Un exemple est fourni par l'organisation du crédit. Le crédit augmente la puissance de
production et ajoute ainsi à la richesse nationale. Pour tel commerçant donné, le pouvoir d'obtenir
crédit est un élément important de son actif. Si, pourtant, quelque événement vient à lui faire
cesser ses affaires, la perte qu'éprouve, la richesse nationale est quelque peu inférieure à la valeur
totale du crédit dont il disposait ; car une certaine partie au moins des affaires qu'il aurait faites,
seront faites par d'autres, avec l'aide d'une partie au moins du capital qu'il aurait emprunté.
On rencontre des difficultés semblables dans la question de savoir dans quelle mesure il faut
tenir compte de la monnaie pour le calcul de la richesse nationale ; mais pour les traiter à fond il
nous faudrait anticiper beaucoup sur la théorie de la monnaie.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 89

de chemins de fer anglais qui appartiennent à des nationaux, nous pouvons nous
contenter de comprendre les chemins de fer eux-mêmes dans la richesse nationale,
laissant de côté les obligations de chemins de fer et la dette publique. Mais nous
avons, de plus, à faire une déduction pour les valeurs émises par le gouvernement
anglais ou par des particuliers anglais, et qui sont entre les mains d'étrangers, ainsi
qu'une addition pour les valeurs étrangères détenues par des Anglais.

La richesse au point de vue cosmopolite diffère de la richesse nationale, autant


que celle-ci diffère de la richesse individuelle. Lorsqu'on veut la calculer, les dettes
des membres d'une nation envers les membres d'une autre peuvent être omises dans
les deux colonnes des comptes. En outre, de même que les fleuves sont des éléments
importants de, richesse nationale, la mer est, pour le monde, l'un des biens qui ont le
plus de valeur. La notion de la richesse au point de vue cosmopolite n'est d'ailleurs
pas autre chose que celle de la richesse nationale étendue au monde entier.

Les droits des individus et des nations sur la richesse sont fondés sur le droit civil
et sur le droit international, ou en tout cas sur des coutumes ayant force de loi. Une
étude complète des conditions économiques d'un temps et d'un lieu quelconques
exigerait donc la connaissance du droit et de la coutume. Mais ses limites sont déjà,
sans cela, assez vastes ; les fondements historiques et juridiques des théories relatives
à la propriété des biens sont des sujets étendus qu'il vaut mieux discuter dans des
ouvrages distincts 1.

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§ 6. - La valeur en échange d'un bien économique est mesurée par son prix, c'est-
à-dire par la somme de monnaie pour laquelle il s'échange.

Une somme donnée de monnaie achètera tantôt plus, tantôt moins de telle ou telle
chose; mais si chaque changement de ce genre se trouve compensé à peu près par un
autre, on dit que le pouvoir général d'achat de la monnaie est resté constant. Cette
phrase cache quelques difficultés que nous étudierons plus tard ; mais, en attendant,
nous pouvons la prendre dans son sens populaire, lequel est suffisamment clair.
Pendant tout le cours de ce volume nous ne tiendrons pas compte des changements
que peut subir le pouvoir général d'achat de la monnaie. Le prix d'une chose sera donc
considéré comme représentant sa valeur d'échange par rapport aux autres choses en
général, ou, en d'autres termes, comme représentant son pouvoir général d'achat 2.

1 On peut encore citer ici, tout particulièrement, l'ouvrage de WAGNER, Volkswirthschaftslehre,


qui jette beaucoup de lumière sur les liens existant entre le concept économique de la richesse et le
concept juridique des droits de propriété privée.
2 Le prix de chaque chose monte et baisse d'une époque à une autre, et d'un lieu à un autre, et tout
changement de ce genre modifie le pouvoir d'achat de la monnaie à l'égard de cette chose. Tant
que le pouvoir de l'homme sur la nature reste stationnaire nous pouvons, en regard d'une hausse de
prix, mettre une baisse ; nous pouvons dire que le pouvoir d'achat de la monnaie est constant, si les
hausses de prix ont été à peu près égales aux baisses et ont affecté des marchandises d'une
importance à peu près égale. En cela nous ne faisons que suivre la pratique ordinaire des hommes
d'affaires qui commencent invariablement par considérer un changement survenu à un moment
donné, et supposent que pendant un certain temps « toutes choses restent égales ». Comme
Cournot le montre (Principes Mathématiques de la Théorie des Richesses, ch. II), la supposition
qu'il existe un étalon ayant un pouvoir d'achat uniforme, et par lequel se mesure la valeur, nous
rend le même genre de services que rend aux astronomes la supposition d'un « soleil moyen » qui
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 90

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre II : De quelques notions fondamentales

Chapitre trois
Production. - Consommation. - Travail. -
Objets de nécessité

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§ 1. - L'homme ne peut pas créer de choses matérielles. Dans le monde intellec-


tuel et moral, il est vrai, il peut produire de nouvelles idées ; mais lorsqu'on dit qu'il
produit des choses matérielles, il ne produit réellement que des utilités. En d'autres
termes, ses efforts et ses sacrifices ont pour résultat de changer la forme ou la
disposition de la matière, pour mieux l'adapter à la satisfaction de ses besoins. Tout ce
que l'homme peut faire dans le monde physique, c'est: ou bien de modifier la matière
pour la rendre plus utile, comme lorsqu'il fait une table avec un morceau de bois; ou
bien de la placer dans des conditions où elle puisse, sous l'action de la nature, devenir
plus utile, comme lorsqu'il met des graines en terre pour que les forces de la nature les
fassent germer 1.

passe au méridien à des intervalles uniformes, de sorte que le mouvement de l'horloge puisse le
suivre ; tandis que le soleil véritable passe au méridien tantôt avant et tantôt après midi.
Mais lorsque, à la suite d'inventions, le pouvoir de l'homme sur la nature s'est beaucoup accru,
alors la véritable valeur de la monnaie se mesure mieux à certains égards en travail qu'en
marchandises. Nous négligerons cette difficulté dans le volume actuel, mais elle nous occupera
beaucoup dans le volume suivant.
1 BONAR (Philosophy and Political Economy, p. 249). cite ces paroles de BACON, Novum
Organum, IV ; « Ad opera nil aliud potest homo quam ut corpora naturalia admoveat et amoveat,
reliqua natura intus agit. »
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 91

On dit parfois que les commerçants ne produisent pas que l'ébéniste produit des
meubles, mais que le marchand de meubles se contente de vendre ce qui est déjà
produit. Cette distinction ne repose sur aucune base scientifique. Tous deux pro-
duisent des utilités, et aucun d'eux ne peut faire davantage: le marchand de meubles
déplace et dispose à nouveau la matière, de façon à lui faire rendre plus de services
qu'elle n'en rendait auparavant, et le menuisier ne fait pas autre chose. Le marin et
l'employé de chemin de fer, qui transportent le charbon loin de la mine, le produisent
tout aussi bien que le mineur qui le transporte au fond de la mine. Le marchand de
poisson fait passer le poisson des endroits où il a peu d'utilité à ceux où il en a une
plus grande, et le pêcheur ne fait pas davantage. Il est vrai que souvent le nombre des
commerçants est plus grand qu'il n'est nécessaire, il y à alors du gaspillage; mais il en
est de même lorsque deux hommes mènent une charrue qui pourrait être menée par un
seul. Dans les deux cas, tous ceux qui sont à l'œuvre produisent, bien que cela puisse
n'être que fort peu. Certains auteurs américains, et quelques autres aussi, ont réédité
les attaques dirigées au Moyen Age contre les commerçants pour ce motif qu'ils ne
produisent pas. Mais ils n'ont pas dirigé leurs attaques comme ils auraient dû. Ils
auraient dû s'en prendre à l'organisation imparfaite du commerce, particulièrement du
commerce de détail 1.

La consommation peut être regardée comme une production négative. De même


que l'homme ne peut produire que des utilités, il ne peut pas non plus consommer
autre chose. Il peut produire des services et autres produits immatériels, et il petit les
consommer. Mais de même que la production de produits matériels n'est en réalité
pas autre chose qu'une modification de la matière qui lui donne de nouvelles utilités,
de même la consommation n'est pas autre chose qu'une modification de la matière qui
diminue ou détruit son utilité. Souvent, il est vrai, lorsqu'on dit que l'homme con-
somme des objets, il ne fait pas autre chose que les détenir pour son usage; mais,
comme le dit Senior, « leur destruction s'opère graduellement sous l'action de ces
nombreux agents que nous désignons en bloc sous le nom de temps » 2. De même que
le « producteur » de blé est celui qui met la graine dans un endroit où la nature la fera
germer, de même celui qui « consomme a des tableaux, des rideaux et même une
maison, ou un yacht, contribue fort peu à les user lui-même, mais il s'en sert pendant
que le temps les détruit.

Une autre distinction à laquelle une certaine importance a été attribuée, mais qui
est vague, et n'a peut-être pas beaucoup d'utilité pratique, est celle qu'on fait entre les
biens de consommateurs (appelés aussi biens de consommation, ou encore biens de la
première classe) comme les aliments, les vêtements, etc., qui satisfont des besoins
directement, et les biens de producteurs (appelés aussi biens de production, ou biens
instrumentaux, ou biens intermédiaires), tels que charrues, métiers, coton brut, qui
satisfont des besoins indirectement, en servant à la production des biens de la
première classe 3.

1 La production, au sens étroit, change la forme et la nature des produits. Le commerce et le


transport changent leurs relations externes.
2 Political Economy, p. 54. Senior voulait substituer le verbe « user à au verbe « consommer ».
3 Ainsi la farine destinée à faire un gâteau est considérée par certains auteurs comme un bien de
consommation lorsqu'elle se trouve déjà dans la maison du consommateur ; tandis que non
seulement la farine, mais le gâteau lui-même, sont considérés comme des biens de production
lorsqu'ils sont entre les mains du confiseur. Charles MENGER (Wolkswirthschaftslehre, ch I, § 2)
dit que le pain appartient à la première classe, la farine à la seconde, le moulin à la troisième et
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 92

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§ 2. - Tout travail est destiné à produire quelque résultat. S'il est vrai que certaines
fatigues sont quelquefois acceptées pour elles-mêmes, comme dans le jeu, elles ne
sont pas considérées comme travail. Nous pouvons définir le travail: une fatigue de
l'esprit ou du corps acceptée partiellement on complètement en vue d'un avantage
autre que le plaisir qu'on en tire directement 1. Si nous pouvions faire table rase, le
mieux serait de considérer tout travail comme productif, sauf celui qui n'a pas atteint
le but qu'il se proposait et n'a ainsi produit aucune utilité. Mais au cours des
nombreux changements que le sens du mot « productif » a subis, il a toujours été
employé pour désigner particulièrement la richesse accumulée, en laissant un peu de
côté, et parfois même en excluant, les satisfactions immédiates et transitoires 2. Une
tradition presque ininterrompue nous oblige ainsi à considérer que, par son sens
principal, ce mot s'applique à un approvisionnement en vue des besoins de l'avenir,
plutôt qu'en vue des besoins du moment présent. Il est vrai que toutes les jouissances
saines, qu'elles soient on non des jouissances de luxe, sont des fins légitimes à l'action
publique ou privée. Il est vrai aussi que les jouissances de luxe sont un stimulant à
l'effort et aident au progrès à bien des égards. Mais, à degré égal d'activité et d'énergie
productrices, un pays trouve généralement intérêt à subordonner le goût des jouis-
sances de luxe passagères à l'acquisition de ces ressources plus solides et plus
durables qui aident la production dans sa tâche à venir, et qui contribuent de diverses
manières à rendre la vie plus large. Quoiqu'il en soit, cette idée générale a été dans
l'air, à toutes les phases de la théorie économique ; elle a été exprimée par différents

ainsi de suite. On voit que si un train transporte à la fois des gens voyageant pour leur plaisir, des
boîtes de biscuits, des machines servant à des moulins, et des machines servant à fabriquer les
précédentes, ce train est alors en même temps un bien de première, deuxième, troisième et
quatrième classe.
1 C'est la définition de Jevons (Theory of Political Economy, ch. V), sauf qu'il n'y comprend que les
fatigues qui causent une certaine peine. Mais il signale lui-même combien l'oisiveté est souvent
pénible. Biens des gens travaillent plus qu'ils ne le feraient s'ils ne considéraient que le plaisir
direct qu'ils en retirent ; mais dans l'état de santé, le plaisir l'emporte sur la peine dans une grande
partie même du travail qui est effectué contre salaire. Évidemment la définition est élastique : un
journalier de la campagne travaillant le soir dans son jardin pense surtout au fruit de son travail ;
un ouvrier d'usine rentrant chez lui, après une journée de travail sédentaire, trouve un réel plaisir à
travailler dans son jardin, mais il se préoccupe pourtant du fruit de son travail ; tandis qu'un
homme riche s'adonnant au même travail peut être fier de le bien faire, mais il se souciera
probablement assez peu du profit pécuniaire qu'il en tire.
2 Ainsi les mercantilistes qui regardaient les métaux précieux, en partie parce qu'ils sont impé-
rissables, comme la richesse par excellence, considéraient comme improductif, ou « stérile », tout
travail qui n'avait pas pour but de produire des biens pour être exportés en échange d'or et d'argent.
Les Physiocrates considéraient comme stérile tout travail qui consomme une valeur égale à celle
qu'il produit, et pour eux le travailleur agricole est le seul travailleur productif, parce que son
travail seul, pensaient-ils, laisse derrière lui un revenu net de richesse accumulée. Adam Smith
adoucit la rigueur de la définition physiocratique ; mais il pensait encore que le travail agricole est
plus productif que tout autre. Ses successeurs ont rejeté cette distinction ; mais ils ont générale-
ment accepté, quoique avec beaucoup de divergences de détails, l'idée qu'un travail productif est
celui qui tend à augmenter la richesse accumulée, idée qui est impliquée plutôt qu'affirmée dans le
célèbre chapitre de la Richesse des Nations qui porte le titre « De l'accumulation du capital, ou du
travail productif et du travail improductif ». (Cf. TRAVERS Twiss, Progress of Political
Economy, Sect. VI, et les discussions sur le mot productif dans les Essays de J. S. MILL, et dans
ses Principes d'Économie politique).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 93

auteurs en des distinctions arrêtées et rigoureuses par lesquelles certaines professions


sont désignées comme productives, et d'autres comme improductives.

C'est ainsi que, par exemple, beaucoup d'auteurs, même d'une époque récente, ont,
avec Adam Smith, classé, les domestiques parmi les travailleurs improductifs. Il est
certain que dans beaucoup de grandes maisons il y a un nombre excessif de domes-
tiques, dont l'activité pourrait, avec profit, pour la société, être employée à autre
chose ; mais il en est de même de la plupart de ceux qui gagnent leur vie en fabri-
quant le wisky, et pourtant aucun économiste n'a proposé de les qualifier d'impro-
ductifs. Il n'y a pas de différence de caractère entre le boulanger qui fournit le pain à
une famille, et la cuisinière qui fait cuire des pommes de terre. Si ce boulanger est en
même temps confiseur, ou si c'est un boulanger faisant du pain de fantaisie, il est
probable qu'il dépense, comme la cuisinière, une grande partie de son temps à un
travail qui est improductif, au sens vulgaire du mot, en ce qu'il pourvoit à des
jouissances momentanées et non nécessaires.
Partout où nous employons le mot Productif tout seul, on doit le prendre au sens
de productif de moyens de production et de sources durables de jouissance. Mais
c'est un mot ambigu, et il vaudrait mieux ne pas l'employer lorsqu'on a besoin d'être
précis 1.
Si nous avons besoin de l'employer dans un sens différent, nous le dirons : par
exemple, nous pourrons dire d'un travail qu'il est productif d'objets de nécessité, etc.

L'expression de consommation productive, lorsqu'elle est employée dans un sens


technique, désigne d'ordinaire l'emploi de la richesse en vue de produire une richesse
future ; strictement, elle ne devrait pas comprendre la totalité des objets consommés
par les ouvriers productifs, mais seulement la partie de ces objets qui est nécessaire
pour entretenir leur activité. Peut-être l'expression peut-elle être utile dans les
recherches relatives à l'accumulation de la richesse matérielle ; mais elle est suscep-
tible d'induire en erreur. En effet la consommation est le but de la production, et toute
consommation saine procure des avantages parmi lesquels plusieurs des plus remar-
quables ne se réfèrent pas directement à la production des richesses matérielles 2.

1 Parmi les moyens de production sont compris les objets nécessaires au travail, mais non les objets
de luxe éphémères : l'homme qui fabrique des glaces est donc classé parmi les travailleurs
improductifs, qu'il travaille dans une pâtisserie, ou comme domestique dans une maison particu-
lière à la campagne ; mais un maçon employé à construire un théâtre est classé parmi les
travailleurs productifs. Sans doute, la distinction entre les sources permanentes et les sources éphé-
mères de jouissance est vague et sans consistance; mais cette difficulté se trouve dans la nature des
choses et ne peut pas être complètement supprimée par un expédient de langage. Nous pouvons
dire que le nombre des hommes grands par rapport aux hommes petits a augmenté, sans décider
s'il faut classer parmi les grands tous ceux qui ont plus de cinq pieds neuf pouces, ou seulement
ceux qui ont plus de cinq pieds dix pouces. Et nous pouvons parler d'une augmentation du travail
productif au détriment du travail improductif sans fixer une ligne de démarcation rigide, et par
suite arbitraire, entre eux. Si ou a, pour une raison particulière, besoin d'une division artificielle de
ce genre, on ne doit y recourir explicitement que pour cette occasion. Mais, en fait, de telles
occasions ne se présentent que rarement, ou même jamais.
2 Toutes les classifications dans lesquelles le mot Productif est employé sont très subtiles et ont un
certain air d'irréalité. Si on avait à les introduire maintenant dans la science, elles n'en vaudraient
pas la peine ; mais elles ont une longue histoire, et il vaut probablement mieux réduire peu à peu
leur emploi que de les supprimer subitement.
Les tentatives faites pour tracer des lignes rigoureuses de démarcation, là où il n'y pas de
solution réelle de continuité dans la nature, ont souvent fait plus de mal, mais n'ont peut-être
jamais mené à des résultats plus bizarres que les définitions rigides qui ont été parfois données de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 94

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§ 3. - Cela nous amène à examiner l'expression de objets de nécessité. On divise


d'ordinaire les richesses en objets de nécessité, objets d'agrément et objets de luxe. La
première catégorie comprend toutes les choses pourvoyant à des besoins qui doivent
absolument être satisfaits, tandis que les dernières comprennent des choses
pourvoyant à des besoins d'un caractère moins urgent. Mais, ici encore, on trouve une
fâcheuse ambiguïté. Lorsque nous disons qu'un besoin doit être satisfait, quelles sont
les conséquences que nous avons en vue au cas où il ne le serait pas ? Est-ce qu'elles
comprennent la mort ? Ou bien s'étendent-elles seulement à la perte de toute force et
de toute vigueur? En d'autres termes, les objets de nécessité sont-ils ceux qui sont
nécessaires pour vivre, ou ceux qui sont nécessaires pour entretenir l'activité ? On
emploie souvent l'expression d'objets de nécessité, comme celle de productif, d'une
façon elliptique, laissant an lecteur le soin de comprendre quelles sont les choses
qu'elle vise ; comme ce ne sont pas toujours les mêmes, il arrive souvent que le
lecteur ne soit pas d'accord avec l'auteur et se méprenne sur ce qu'il veut dire. Dans ce
cas, comme dans le précédent, on peut éviter la cause principale de confusion en
indiquant expressément, dans chaque passage douteux, ce que le lecteur doit entendre.
Dans son emploi ancien l'expression objets de nécessité ne comprenait que ce qui
suffit pour permettre aux ouvriers, pris ensemble, de vivre, eux et leur famille. Adam
Smith, et les plus avisés de ses successeurs, remarquèrent bien que le niveau du
confort varie suivant les temps et les lieux; ils aperçurent que les différences de climat
et les différences de coutumes rendent parfois nécessaires des choses qui, dans
d'autres conditions, sont superflues. Mais les idées d'Adam Smith étaient grandement
influencées par celles des Physiocrates; or leurs raisonnements étaient basés sur la
« condition » du peuple français au XVIIIe siècle, pour la grande masse duquel les
objets de nécessité ne comprenaient rien au delà de ce qu'il faut strictement pour
vivre. À des époques plus heureuses pourtant, une analyse plus soigneuse mit en
évidence la distinction entre les choses qui sont nécessaires pour maintenir l'activité
(efficiency), et celles qui sont nécessaires pour soutenir l'existence. On montra qu'il
existe pour chaque genre de profession, à une époque et dans un lieu donnés, un
certain revenu, plus ou moins nettement fixé, qui est nécessaire pour faire simplement
vivre ses membres ; tandis qu'il en est un autre, plus considérable, qui est nécessaire
pour les maintenir en pleine activité 1.

ce mot productif. Quelques-unes, par exemple, amènent à conclure qu'un chanteur de théâtre n'est
pas productif, mais que l'imprimeur qui imprime les billets d'entrée l'est ; que l'ouvreuse qui mon-
tre aux gens leurs places est improductive, à moins qu'elle ne vende des programmes, et alors elle
est productive. Senior signale « qu'on ne dit pas qu'un cuisinier fait un rôti mais qu'il l'habille (not
to make but to dress) ; mais on dit qu'il fait un pudding... On dit d'un tailleur qu'il fait un habit,
mais on ne dit pas du teinturier qu'il fait du drap teint. La transformation que le teinturier fait subir
au drap est peut-être plus grande que celle que lui fait subir le tailleur, mais le drap en passant
entre les mains du tailleur change de nom, en passant par celles du teinturier il n'en change pas : le
teinturier n'a pas produit un nom nouveau, ni par suite une chose nouvelle ». Political Economy,
pp. 51, 52.
1 C'est ainsi que dans le sud de l'Angleterre la population a augmenté pendant le siècle actuel dans
une proportion assez grande, en tenant compte de l'émigration. Mais le rendement du travail, qui
autrefois y était aussi élevé que dans le Nord, a baissé relativement au Nord ; de sorte que le
travail à salaires bas du Sud revient souvent plus cher que le travail mieux payé du Nord. Nous ne
pouvons donc pas dire si, dans le Sud, les ouvriers ont ou n'ont pas toujours eu ce qui leur était
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 95

Il pourrait arriver que les salaires gagnés par telle catégorie d'ouvriers fussent
suffisants à maintenir leur activité à un niveau plus élevé, s'ils étaient dépensés avec
une sagesse, parfaite. Mais toute appréciation portant sur les objets de nécessité doit
être relative à un temps et à un lieu donnés, et, à moins qu'il n'y ait en sens contraire
une clause interprétative expresse, on doit supposer que les salaires sont dépensés
précisément avec la moyenne de sagesse de prévoyance et de désintéressement, qui
prévaut en fait dans la catégorie d'ouvriers dont il s'agit. En l'entendant ainsi, nous
pouvons dire que le revenu de telle catégorie d'ouvriers est au-dessous du niveau
nécessaire, lorsque toute augmentation de ce revenu amènerait avec le temps une
augmentation plus que proportionnelle de leur activité. La consommation peut être
diminuée par un changement d'habitudes, niais toute diminution au delà du nécessaire
est dommageable 1.

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§ 4. - Nous étudierons avec quelque détail quels sont les objets nécessaires pour
maintenir l'activité des différentes catégories d'ouvriers, lorsque le moment sera venu
de rechercher les causes. qui déterminent l'offre de travail ; mais il sera bon, pour
préciser un peu nos idées, d'examiner dès maintenant quels objets sont nécessaires en
Angleterre à l'époque actuelle pour maintenir l'activité d'un ouvrier agricole ordinaire
ou d'un ouvrier de ville non-qualifié (unskilled), en y comprenant leurs dépenses et
celles de leur famille. On peut dire qu'ils comprennent une maison bien saine avec
plusieurs pièces, un vêtement chaud, avec quelques vêtements de dessous de rechan-
ge, de l'eau pure, du pain en abondance, une certaine quantité de viande et de lait, un
peu de thé, etc., une certaine instruction et quelques distractions ; il faut enfin que la
femme ait suffisamment de liberté pour remplir convenablement ses devoirs de mère
et de ménagère. Si quelque part les ouvriers non-qualifiés (unskilled) sont privés
d'une de ces choses, ils en souffrent dans leur activité, comme un cheval qui n'est pas
convenablement soigné, ou comme une machine à vapeur à laquelle ou ne donne pas
assez de charbon. Jusqu'à cette limite, toute consommation est une consommation

nécessaire, à moins de savoir dans lequel de ces deux sens le mot est employé. Ils ont eu le strict
nécessaire pour vivre et pour augmenter en nombre, mais, manifestement, ils n'ont pas eu tout ce
qui leur était nécessaire pour maintenir leur activité. On doit pourtant se rappeler que dans le Sud
les ouvriers les plus vigoureux ont constamment émigré vers le Nord, et que dans le Nord l'énergie
des ouvriers s'est trouvée accrue par la liberté économique plus grande dont ils ont joui, par les
facilités plus grandes qu'ils ont eues ainsi de s'élever à une situation plus haute. Voir MACKAY,
Charity Organization Journal, février 1891.
1 Si nous considérions un individu possédant des aptitudes exceptionnelles, nous aurions à tenir
compte du fait qu'il n'y a vraisemblablement pas, comme pour un membre ordinaire d'une
profession industrielle quelconque, une relation étroite entre la valeur réelle de son travail pour la
communauté et le revenu qu'il en tire. Nous devrions alors dire que tout ce qu'il consomme est
strictement productif et nécessaire, puisque s'il en supprime une partie il diminue son activité
efficiente d'une quantité qui a, pour lui ou pour le reste du monde, plus de valeur réelle que
l'épargne qu'il fait en réduisant sa consommation. Si un Newton, ou un Watt, avait pu ajouter une
centième partie à son activité en doublant ses dépenses personnelles, l'accroissement de sa
consommation aurait été en vérité productive. Comme nous le verrons plus tard, un pareil cas est
analogue à celui où des dépenses additionnelles de culture sont faites sur un sol riche qui donne
une rente élevée : il peut en résulter un bénéfice, quoique le rendement procuré par elles soit
moindre que celui donné par les dépenses précédentes.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 96

strictement productive : toute diminution, bien loin d'être avantageuse, est au con-
traire dommageable.

Une certaine consommation d'alcool et de tabac, et une certaine élégance de


vêtements sont, en beaucoup d'endroits, si habituelles que l'on peut les appeler des
« objets de nécessité conventionnelle », puisque, pour se les procurer, l'homme et la
femme ordinaires sacrifient, quelques-unes des choses nécessaires à l'entretien de leur
activité. Les salaires restent donc inférieurs au minimum pratiquement indispensable
pour maintenir l'activité des travailleurs, s'ils ne leur permettent pas de se procurer
non seulement les objets de consommation strictement nécessaires, mais aussi une
certaine quantité de ces objets de nécessité conventionnelle 1.

La consommation, par les ouvriers, d'objets de nécessité conventionnelle est


d'ordinaire rangée parmi les consommations productives ; mais, à strictement parler,
elle ne doit pas l'être, et dans les passages douteux une clause interprétative spéciale
devrait être ajoutée pour dire si elle y est ou si elle n'y est pas comprise.

Il faut pourtant remarquer que beaucoup de choses, comptées avec raison comme
objets de luxe superflus, sont pourtant susceptibles, dans une certaine mesure, de
passer au rang d'objets de nécessité ; dans cette mesure leur consommation est pro-
ductive lorsqu'elles sont consommées par des producteurs 2.

1 Comparez la distinction entre « les choses physiquement et les choses politiquement nécessaires »
dans James STEUART, Inquiry, A. D. 1767, II, XXI.
2 Ainsi un plat de petits pois en mars, coûtant peut-être dix shillings, est un objet de luxe superflu ;
pourtant c'est une nourriture saine, et qui fait peut-être autant de profit que trois pence de choux,
ou même nu petit peu plus que cela, puisque la variété est sans aucun doute nécessaire à la santé.
Le plat de petits pois peut donc figurer pour la valeur de quatre pence parmi les choses nécessaires
et pour celle de neuf shillings et huit pence parmi les choses superflues ; sa consommation peut
être regardée comme strictement productive pour un quarantième de sa valeur. Dans certains cas
exceptionnels, comme, par exemple, lorsque les petits pois sont donnés à un malade, les dix
shillings peuvent bien être employés et reproduire leur propre valeur.
Pour préciser les idées il peut être bon de tenter d'apprécier, alors même que ce serait en gros
et un peu au hasard, ce que comprend le strict nécessaire. Avec les prix actuels, le strict nécessaire
pour une famille agricole moyenne est peut-être représenté par une somme de quinze à dix-huit
shillings par semaine, le nécessaire conventionnel par environ cinq shillings de plus. Pour l'ouvrier
non-qualifié (unskilled) vivant en ville il faut ajouter quelques shillings au strict nécessaire. Pour
la famille de l'ouvrier qualifié (skilled) vivant en ville nous pouvons prendre vingt-cinq ou trente
shillings pour le strict nécessaire et dix shillings pour le nécessaire conventionnel. Pour un homme
dont le cerveau doit supporter une grande fatigue continue, le strict nécessaire est peut-être de
deux cents ou deux cent cinquante livres par an s'il est célibataire, et plus du double s'il a une
famille coûteuse à élever. Le nécessaire conventionnel dépend pour lui de la nature de sa
profession.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 97

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre II : De quelques notions fondamentales

Chapitre quatre
Capital. - Revenu

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§ 1. - On a l'habitude de diviser l'ensemble des biens qui constituent la richesse en


biens qui sont des capitaux, et en biens qui ne sont pas des capitaux. Mais on a besoin
de recourir à cette distinction dans des cas forts différents ; aussi, le terme de capital
a-t-il bien des sens divers, soit dans la langue des affaires, soit dans les ouvrages des
économistes. En fait, il n'y a pas de partie de l'économie politique où la tentation soit
aussi forte d'imaginer une série de termes techniques entièrement nouveaux, dont
chacun aurait un sens précis et fixe, et qui, à eux tous, répondraient à toutes les
significations diverses données au mot unique de Capital dans la langue des affaires.
Mais, par là, on supprimerait le contact entre la science et la vie réelle ; les sens que
nous donnons au mot « capital » doivent être basés sur l'usage qui en est fait dans les
affaires ; ils doivent seulement être mieux déterminés et plus précis, et, lorsqu'il y a
danger de se tromper, il faut ajouter quelques mots pour guider le lecteur.

Presque tous les sens du mot Capital comprennent deux idées fondamentales,
celle de « productivité » (productiveness), et celle de « mise en réserve en vue de
l'avenir » (prospectiveness), ou subordination des désirs présents à des jouissances
futures. Ces deux idées ont d'ailleurs beaucoup de points communs, car, comme nous
l'avons vu dans le chapitre précédent, on a généralement considéré que le travail est
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 98

employé productivement lorsqu'il pourvoit aux besoins futurs, plutôt qu'aux besoins
présents.
La principale demande de capital vient de sa productivité, des services qu'il rend,
par exemple en permettant de filer et de tisser la laine plus aisément qu'avec la main
toute seule, ou bien en amenant l'eau là où elle manque, au lieu de l'apporter à
grand'peine avec des seaux, bien qu'il y ait d'autres usages du capital qui ne peuvent
pas être rangés sous ce chef, comme par exemple lorsqu'on le prête à un prodigue.
D'un autre côté, l'offre de capital est gouvernée par le fait que, pour qu'il se forme, il
faut que les hommes pratiquent la réserve en vue de l'avenir : il faut qu'ils « atten-
dent » et qu'ils épargnent (wait and save), qu'ils sacrifient le présent à l'avenir.

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§ 2. - Mais ces deux caractères de productivité et de réserve en vue de l'avenir


appartiennent, dans une certaine mesure, à toutes les formes de richesse accumulée.
Ils se présentent, par exemple, pour les ustensiles de cuisine et pour les vêtements ;
pourtant, lorsque ces choses sont utilisées parleurs propriétaires pour leur propre
usage, ils ne sont considérés comme des capitaux que par ceux qui ne font aucune
distinction entre la richesse et le capital.
Adam Smith dit que le capital d'une personne est « cette partie de ses biens (part
of his stock), dont elle compte tirer un revenu » ; et, de fait, tous les usages qu'on a
fait du mot Capital se rattachent plus ou moins étroitement à un des emplois du mot
revenu. Ceci nous suggère une solution de la difficulté : les sens des deux mots ont
varié ensemble en étendue ; mais, dans presque tous les sens, le capital a été
considéré comme cette partie des biens d'un homme dont il compte tirer un revenu.

Dans la vie ordinaire, le capital est communément envisagé au point de vue indi-
viduel, et les économistes sont liés étroitement par les usages des affaires dans
l'emploi qu'ils font de l'expression capital individuel; mais ils ont leurs coudées plus
libres lorsqu'ils traitent du capital social, c'est-à-dire du capital envisagé au point de
vue de la nation ou d'un groupe social quelconque. Le point de vue individuel et le
point de vue social ont été jusqu'ici envisagés par nous ensemble, mais désormais
nous devons distinguer entre eux. Nous commencerons par le point de vue individuel.

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§ 3. - Dans une société primitive on ne distingue pas entre le capital et les autres
formes de richesse ; chaque famille se suffit à peu près à elle-même et produit elle-
même la plus grande partie de sa nourriture, ses vêtements et même ses meubles.
Seule une très petite partie du revenu de la famille se présente sous la forme de
monnaie. Lorsque les gens pensent à leur revenu, ils y comprennent les profits qu'ils
tirent de leurs ustensiles de cuisine, tout comme ceux qu'ils tirent de leur charrue; ils
ne font pas de distinction entre leur capital et le reste de leurs biens accumulés, qui
comprennent aussi bien les ustensiles de cuisine que les charrues 1.

1 Ces faits et d'autres semblables ont amené quelques personnes à penser non seulement que
certaines parties de la théorie moderne de la distribution et de l'échange sont inapplicables aux
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 99

Mais, avec le développement de l'économie à monnaie, on a eu une forte tendance


à restreindre la notion de revenu aux revenus en monnaie (en y comprenant les
paiements en nature, comme la jouissance gratuite d'une maison, et la gratuité du
chauffage, du gaz, de Peau, qui figurent dans le traitement d'un employé au lieu et
place de paiements en argent).

D'accord avec ce sens du mot revenu, le langage des affaires regarde ordinai-
rement le capital d'un homme comme comprenant la partie de ses biens qu'il consacre
à se procurer un revenu en monnaie, ou, pour parler d'une façon plus générale, à
acquérir (Erwerbung), au moyen d'une entreprise quelconque. Il peut être avantageux
parfois de donner à ces biens utilisés dans des entreprises commerciales ou indus-
trielles le nom de « capital d'entreprise » (trade capital) ; on peut y comprendre les
biens externes qu'une personne emploie dans ses entreprises, soit pour les vendre
contre de l'argent, soit pour les employer à produire des choses qui se vendent ensuite
pour de l'argent. On peut citer parmi les éléments importants du capital ainsi compris
des choses comme l'usine et le matériel d'un industriel, c'est-à-dire ses machines, ses
matières premières, les aliments, les vêtements et les logements qu'il fournit à ses
employés, et la clientèle de sa maison.

Aux choses qui sont en sa possession, il faut ajouter celles sur lesquelles il a un
droit et dont il tire revenu : prêts qu'il a faits sur hypothèque ou autrement, et tout le
capital dont il petit disposer grâce aux formes complexes du marché monétaire
moderne. D'un autre côté, ses dettes doivent être déduites de son capital.

Cette définition du capital au point de vue individuel, ou au point de vue des


affaires, est si bien établie dans l'usage ordinaire que nous devons l'accepter sans
hésitation 1.

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§ 4. - Lorsque nous passons au point de vue social, nous sommes alors libres
d'insister plus exclusivement sur des considérations purement économiques. Mais
l'expérience montre qu'il est très difficile de faire bon usage de cette liberté.

La principale différence est relative au sol et aux autres dons gratuits de la nature.
L'habitude, et des raisons de commodité, portent à comprendre dans le capital
individuel les droits sur le sol. Mais lorsqu'on envisage le capital au point de vue
social, il vaut mieux distinguer entre les ressources de la nation qui ont été créées par

sociétés primitives - ce qui est vrai - ; mais encore qu'aucune partie importante de cette théorie ne
leur serait applicable, ce qui n'est pas vrai. C'est un frappant exemple des dangers qu'il y a à nous
laisser asservir par des mots, nous soustrayant ainsi au dur labeur qui est nécessaire pour
apercevoir l'unité de fond sous la variété de forme.
1 Ses avantages et ses inconvénients seront discutés § 9. Lorsque nous étudierons les complications
du marché monétaire moderne, nous aurons à examiner sous quelles réserves les pièces de mon-
naie, les billets de banque, les dépôts en banque, les comptes de crédit en banque, etc., peuvent
être considérés comme faisant partie du capital, premièrement des individus, et deuxièmement de
la société.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 100

les hommes et celles qui ne l'ont pas été, séparant ainsi le capital, qui est le résultat du
travail et de l'épargne, d'avec les choses que la nature a données gratuitement 1.

Quelques simplifications de compte se présentent aussi d'elles-mêmes. Par exem-


ple, les dettes hypothécaires et les autres dettes entre personnes de la même nation (ou
entre personnes de tout autre groupe social) peuvent être négligées ; dans le compte
du capital national elles figureraient à la fois au crédit et au débit, et s'annuleraient les
unes les autres 2.

Jusque-là les économistes sont d'accord ; mais ici les opinions divergent, et il n'y a
aucune entente quant à la définition exacte du capital au point de vue social. Ce qui
suit indique de quelle façon le mot sera employé dans cet ouvrage.

L'emploi de beaucoup le plus important qui est fait du mot capital, pris dans un
sens général, c'est-à-dire au point de vue social, se présente dans l'étude de la question
de savoir comment les trois agents de la production, la terre, (c'est-à-dire les agents
naturels), le travail et le capital, contribuent à produire le revenu national (ou le divi-
dende national, comme il sera appelé plus tard), et comment ce revenu est distribué
entre les trois agents. De là, l'utilité qu'il y a à maintenir une étroite corrélation entre,
les sens des mots Capital et Revenu au point de vue social, comme nous l'avons fait
au point de vue individuel. Mais, naturellement, il faut pour cela considérer le revenu
plus largement, et ne pas y comprendre seulement celui qui prend la forme de mon-
naie. Toute richesse est destinée à donner quelque chose qui, en théorie pure, peut
être appelé « un revenu », un bénéfice, ou un gain d'une forme ou d'une autre, et il
était raisonnable de la part de Jevons et des autres, qui s'adressaient à des lecteurs
mathématiciens, de prétendre que les biens qui se trouvent entre les mains des
consommateurs sont des capitaux donnant un revenu. La langue des affaires, tout en
refusant de donner un sens aussi large au mot Revenu, y comprend d'ordinaire un
certain nombre de formes de revenu autres que les revenus en monnaie.

On peut donner comme exemple de cet emploi la pratique des commissaires de


l'income tax, lesquels font figurer clans leurs comptes toute chose ordinairement
susceptible de recevoir un emploi industriel ou commercial (everything wich is
commonly treated in a business fashion); même si, comme c'est le cas d'une maison
habitée par son propriétaire, elle donne directement son revenu sous forme de confort.
Ils agissent ainsi non pas en vertu d'un principe théorique ; mais, d'une part, à cause
de l'importance pratique des maisons d'habitation, et, d'autre part, parce que le revenu
qui en provient peut être aisément séparé et estimé.

Dans cet ouvrage nous entendrons par capital au sens général, c'est-à-dire capital
envisagé au point de vue social, l'ensemble des richesses, autres que les dons gratuits
de la nature, qui donnent un revenu généralement compte comme tel dans le langage
courant : en y comprenant les choses du même genre qui sont propriétés publiques,
comme les usines appartenant au gouvernement.

1 Cette distinction n'est, il est vrai, pas toujours aisée à faire. Voir liv. IV, chap. II ; liv. V, chap. VI ;
liv. VI, chap. X, XI.
2 Rodbertus a insisté sur la distinction entre les droits individuels sur le capital envisagés au sens
historico-juridique (Kapital im historich-rechtlichen Sinne, Kapital-vermögen, Kapital-besitzt, et
le capital au point de vue social pur. Cette distinction a été développée par Knies, Wagner, et par
d'autres.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 101

Ainsi l'expression de « capital » embrasse toutes les choses employées indus-


triellement et commercialement (held for trade purposes), que ce soit des machines,
des matières premières ou des marchandises finies, les théâtres et les hôtels; les
bâtiments de fermes et les maisons d'habitation : mais il ne comprend pas les meubles
et les vêtements appartenant à ceux qui s'en servent. Car les premières de ces choses
sont, et les autres ne sont pas, regardées comme donnant un revenu au sens large du
mot, ainsi qu'on le voit par la pratique des commissaires de l'income tax.

Cet usage du mot est en harmonie avec l'habitude qu'ont d'ordinaire les écono-
mistes d'envisager, pour commencer, les problèmes sociaux dans leurs grandes lignes
et de réserver les détails pour plus tard. Il est conforme aussi à l'habitude qu'ils ont
d'ordinaire de comprendre, sous le mot de Travail, les activités, qui sont regardées
comme étant une source de revenu au sens large du mot, et celles-là seulement. En
fait, beaucoup d'économistes glissent insensiblement vers ce sens tout à fait corres-
pondant du mot capital lorsqu'ils discutent le problème de la distribution, et l'on peut
constater que presque toutes les propositions qui sont d'ordinaire exprimées quant aux
relations existant entre le bien-être national ou social et le capital national ou social,
sont vraies en prenant le capital dans ce sens.

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§ 5. - On a quelquefois divisé le capital en capital de consommation, et capital


auxiliaire, ou instrumental. Nous sommes obligés de noter cette distinction, par ce
que beaucoup d'économistes éminents insistent sur elle, mais elle vise à tracer une
ligne nette de démarcation qui n'existe pas dans la nature. Elle ne rend en réalité
aucun service. On peut s'en former, d'après les définitions approximatives qui suivent,
une idée générale.
Le capital de consommation comprend les biens qui satisfont des besoins direc-
tement, c'est-à-dire des biens qui servent directement à l'entretien des travailleurs,
comme aliments, vêtements, logements, etc.
Le capital auxiliaire, ou instrumental, est ainsi nommé parce qu'il comprend tous
les biens qui aident le travail dans la production. Dans cette catégorie rentrent les
outils, machines, chemins de fer, docks, bateaux, etc., et les matières premières de
toutes sortes.

Mais il est évident que les vêtements d'un homme l'aident dans son travail, et, en
lui tenant chaud, sont pour lui des auxiliaires dans son travail ; le toit de sa maison, en
l'abritant, lui rend un service direct, tout comme le toit de son usine 1.
Ensuite nous pouvons, avec Mill, distinguer le capital circulant « qui remplit par
un seul usage tout son rôle dans la production où il est employé », du capital fixe
« qui se présente sous une forme durable et dont le mouvement s'étend à une période
de durée correspondante » 2.
1 Voir ci-dessus liv. II, chap. III, § 1.
2 La distinction faite par Adam Smith entre les capitaux fixes et circulants reposait sur le point de
savoir si les biens « donnent un profit sans changer de propriétaires », ou en en changeant. Ricardo
la fit reposer sur le point de savoir si les biens « sont d'une consommation lente ou demandent à
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 102

Parfois, en outre, il nous faut distinguer parmi les capitaux certaines espèces de
capitaux qui sont spécialisés en ce que, une fois consacrés à un emploi, ils ne peuvent
pas être aisément détournés vers un autre.

Nous avons déjà dit que l'expression de richesses personnelles, lorsque nous
l'emploierons, comprendra : premièrement les énergies, facultés et habitudes qui
contribuent directement à augmenter la capacité industrielle des gens; en second lieu
leurs relations et associations d'affaires de tous genres. Si on comprend ces biens
parmi les richesses, il faut aussi les comprendre parmi les capitaux. Richesses
personnelles et capitaux personnels sont donc des termes que l'on peut remplacer l'un
par l'autre, et le mieux semble être de suivre ici la même marche que pour l'expres-
sion de richesse, et pour les mêmes raisons : c'est-à-dire qu'il est bon d'admettre que
le mot capital, lorsqu'il est employé seul, ne comprend que des biens externes ; mais,
à l'occasion, on peut pourtant se permettre de l'employer dans un sens large, et, en
l'indiquant expressément, y comprendre les capitaux personnels.

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§ 6. - Plus tard 1 nous indiquerons les tentatives faites pour distinguer le capital
social de la richesse sociale par des définitions formelles et précises, ainsi que les
raisons pour lesquelles elles n'ont pas réussi. Le fait est que la nature n'a pas établi de
ligne nette de division entre eux, et l'on doit faire comme elle. La notion de capital
social se retrouve dans un grand nombre de domaines de la pensée économique;
quelle que soit la définition qu'un auteur adopte au début, il s'aperçoit ensuite que les
divers éléments qu'il y comprend entrent de façons différentes dans les problèmes
successifs dont il a à s'occuper. Si donc sa définition du capital avait des prétentions à
la précision, il est obligé de la compléter en expliquant quelle est, pour chaque point
en question, la portée de chacun des éléments du capital, et cette explication est au
fond très semblable à celle des autres auteurs. Il y a donc en définitive une
convergence générale, et le lecteur est amené à une conclusion très analogue, quelle
que soit la route qu'on lui ait fait suivre : bien qu'il lui faille, il est vrai, quelque peine
pour apercevoir l'unité du fond sous les différences de forme et de mots. Les
divergences du début finissent donc par être moins dangereuses qu'il ne semblait.

En dépit de ces différences de mots, il y a donc une uniformité de fond dans les
définitions du capital que donnent les économistes de différentes générations et de
différents pays. Il est vrai que quelques-uns ont insisté davantage sur le caractère de

être reproduits fréquemment »; mais il remarque avec raison que « ce n'est pas une division
essentielle, et que la ligne de démarcation n'en peut pas être tracée exactement ». La modification
apportée par Mill est généralement acceptée par les économistes modernes.
La notion de capital fixe se rapproche et pourtant diffère de la notion médiévale du capital comme
caput ou principal d'un prêt. (Voir ASHLEY, History, livre II. ch. VI ; mais voir aussi le compte
rendu de HEWINS dans Economic Review, vol. III, pp. 396 et ss.). Le caput est une quantité fixe
de « capital pur », suivant L'expression de J. B. Clark ; les biens peuvent « circuler » grâce à lui,
comme l'eau circule grâce à un réservoir maintenu à un niveau constant.
1 Ci-dessous, §§ 11-13. La démonstration présentée dans cette section est développée plus complè-
tement dans Economic Journal, vol. VIII, pp. 55-59; on y trouvera aussi indiquée la suite des idées
qui nous ont amené à la conclusion exposée ici.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 103

« productivité » du capital, d'autres sur son caractère de « réserve en vue de l'avenir »


(prospectiveness), et que ni l'une ni l'autre de ces deux expressions n'est parfaitement
précise, ni n'indique une ligne de démarcation nette. Ces imperfections sont fatales
dans toute classification précise, mais elles n'ont qu'une importance secondaire. Les
choses auxquelles s'appliquent les actions de l'homme ne peuvent jamais être classées
avec précision d'après un principe scientifique. On peut bien dresser avec elles des
listes précises s'il faut les grouper en certaines catégories devant guider le commis-
saire de police, ou l'employé de la douane qui perçoit les droits d'importation ; mais
ces listes sont ouvertement artificielles. C'est l'esprit et non la lettre de la tradition
économique que nous devons surtout nous appliquer à sauvegarder. Or s'il n'y a pas
de tradition claire et constante quant à la définition formelle du capital, une tradition
claire nous indique au contraire que nous devons employer le mot Richesse de
préférence au mot Capital, lorsque nous visons les relations existant entre l'ensemble
des choses utiles et le bien-être général, les méthodes de consommation et les plaisirs
de la possession ; tandis que nous devons employer le mot Capital lorsque nous avons
en vue les caractères de productivité et de mise en réserve en vue de l'avenir qui se
rencontrent dans tous les fruits de l'effort humain lorsqu'ils sont accumulés, mais qui
sont plus frappants chez quelques-uns que chez d'autres. Nous devons employer le
mot de Capital, lorsque nous considérons les choses comme agents de production, et
nous devons employer le mot de Richesse, lorsque nous les considérons comme
résultats de la production, comme objets de consommation, et comme procurant les
plaisirs de la possession.

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§ 7. - Toute personne qui est à la tête d'une entreprise doit faire certaines dépen-
ses, pour les matières premières, le salaire des ouvriers, etc. Dans ce cas, son revenu
véritable ou revenu net se trouve en déduisant de son revenu brut les « dépenses de sa
production » 1.

Tout ce pour quoi une personne reçoit, directement ou indirectement, un paiement


en monnaie, contribue à augmenter son revenu nominal ; mais les services qu'elle se
rend à elle-même ne sont pas considérés comme s'ajoutant à son revenu nominal. Or,
s'il vaut mieux d'ordinaire les négliger lorsqu'ils sont d'un genre courant, il faudrait en
tenir compte, lorsqu'ils sont de ceux que l'on se procure d'ordinaire à prix d'argent.
Ainsi, une femme qui fait ses vêtements, ou un homme qui bêche lui-même son
jardin, ou qui répare sa maison, se procure un revenu, tout comme le ferait le tailleur,
le jardinier ou le charpentier qu'il faudrait payer pour faire ce travail.

Comme conclusion, nous proposerons une expression dont nous aurons à faire un
grand usage par la suite. Le besoin s'en fait sentir par la raison que toute occupation
présente d'autres inconvénients que la fatigue du travail qu'elle occasionne, et offre
aussi d'autres avantages que la somme de monnaie qu'elle procure. La véritable
rémunération que procure une occupation s'obtient donc en déduisant la valeur,
appréciée en monnaie, de tous ses inconvénients, de celle de tous ses avantages ; et
nous pouvons désigner cette véritable rémunération sous le nom de avantages nets de
cette occupation.

1 Voir un rapport de la British Association sur l'Income Tax, en 1878.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 104

Une autre expression commode est celle de « usage » (usance) de la richesse. Elle
désigne l'ensemble des bénéfices de toute espèce qu'une personne tire de la propriété
des richesses, qu'elle les emploie comme capital ou non. Ainsi elle comprend les
bénéfices que quelqu'un tire de l'usage de son propre piano, comme ceux qu'un
marchand de pianos tire de la location des pianos.
Le cas où le revenu se mesure le plus aisément, c'est celui où il prend la forme
d'un paiement effectué par un emprunteur pour l'usage, pendant un an par exemple,
d'une chose prêtée ; il s'exprime alors par le rapport entre la somme payée et le
montant du prix, et on l'appelle intérêt. Mais ce mot est aussi employé dans un sens
plus large pour exprimer l'équivalent en monnaie de tout revenu que l'on tire du
capital.
Lorsqu'un homme dirige une entreprise, son profil pour l'année est formé par
l'excédent des recettes sur les dépenses pendant l'année ; la différence entre la valeur
de ses stocks et de son matériel à la fin et au commencement de l'année, figurant soit
dans ses recettes, soit dans ses dépenses, suivant qu'elle a subi une augmentation ou
une diminution. Ce qui reste de son profit, déduction faite de l'intérêt de son capital
au taux courant (en tenant compte de l'assurance, lorsque c'est nécessaire) peut être
appelé son bénéfice d’entreprise ou de direction.

Le revenu tiré de la propriété du sol et des autres dons gratuits de la nature


s'appelle rente. Le mot est d'ordinaire entendu largement; on y comprend le revenu
tiré des maisons, et des autres choses dont l'offre est limitée et ne peut pas augmenter
rapidement. L'économiste doit l'étendre encore davantage.

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§ 8. - Le revenu social d'un groupe peut se calculer en additionnant les revenus


des particuliers appartenant à ce groupe, que ce soit une nation, ou un groupe plus
large ou plus petit. Toute chose produite dans le cours d'une année, tout service rendu,
toute utilité nouvelle créée, fait partie du revenu national.

Nous devons avoir soin de ne pas compter la même chose deux fois. Si nous
avons compté un tapis pour toute sa valeur, nous avons déjà compté les valeurs du fil
et du travail qui ont été employés à le faire, et il ne faut pas les compter de nouveau.
Mais si le tapis est nettoyé par des domestiques ou par le dégraisseur, la valeur du
travail dépensé à le nettoyer doit être comptée séparément, car autrement les résultats
de ce travail seraient totalement omis dans l'inventaire des marchandises et des utilités
récemment produites qui constituent le revenu réel du pays.

Supposez qu'un propriétaire foncier, avec un revenu annuel de 10.000 £, prenne


un secrétaire particulier à 500 £ de traitement, lequel prend lui-même un domestique
aux gages de 50 £. Si les revenus de ces trois personnes sont comptés comme
éléments du revenu net du pays, il peut sembler que certaines parties soient comptées
deux fois, et d'autres trois fois. Mais il n'en est pas ainsi. Le propriétaire transmet à
son secrétaire, en retour de ses services, une partie du pouvoir d'achat tiré des produits
du sol; le secrétaire à son tour en transmet une partie à son domestique en échange de
son travail. Les produits de la ferme dont la valeur arrive sous forme de rente entre les
mains du propriétaire, les services que le propriétaire reçoit de son secrétaire, et ceux
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 105

que le secrétaire reçoit de son domestique sont des parties indépendantes du revenu
net réel du pays. Par suite, les sommes de 10.000, 500 et 50 £, qui sont leurs mesures
en monnaie, doivent être toutes comptées lorsque nous calculons le revenu du pays 1.

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§ 9. - Le revenu en monnaie, ou accroissement, dû à la richesse, fournit, pour


apprécier la prospérité d'une nation, une mesure qui, quelque peu sûre qu'elle soit, est
pourtant préférable, à certains égards, à celle qui est fournie par la valeur en monnaie
de son stock de richesses.

En effet le revenu consiste principalement en marchandises se présentant sous une


forme qui permet d'en jouir directement; tandis que la plus grande partie de la
richesse nationale se compose de moyens de production, qui ne sont d'utilité pour la
nation qu'autant qu'ils servent à produire des marchandises pouvant être consommées.
En outre, quoi que ce soit là un point de moindre importance, des marchandises con-
sommables, étant plus portatives, ont des prix plus uniformes dans le monde entier
que les choses servant à les produire : les prix d'un acre de bonne terre dans le
Manitoba et dans le Kent diffèrent plus que les prix d'un bushel de blé dans les deux
pays.

Mais si c'est le revenu d'un pays que nous envisageons principalement, nous
devons pourtant tenir compte de la dépréciation des sources dont il vient. Il faut faire
subir une déduction plus forte au revenu d'une maison si elle est en bois, que si elle
est en pierres ; une maison en pierres compte pour davantage dans la richesse réelle
d'un pays qu'une maison en bois donnant un logement aussi bon. De même, une mine
peut donner, pendant un temps, un gros revenu, mais s'épuiser en peu d'années ; dans
ce cas elle doit être considérée comme équivalant à un champ, ou à une pêcherie d'un
revenu annuel beaucoup plus petit, mais perpétuel 2.

1 Mais si le propriétaire foncier fait une pension de 500 £ à son fils, cette somme ne doit pas être
comptée comme revenu indépendant, parce qu'aucun service n'en est la contre-partie. Elle ne serait
pas frappée par l'Income Tax.
2 Tous les calculs pour apprécier la richesse d'une nation, qui sont basés sur une simple estimation
en monnaie, sont nécessairement trompeurs, surtout pour les raisons qui ont été indiquées dans le
chapitre sur la richesse et dans le présent chapitre. Mais comme on s'en sert fréquemment, il peut
être bon d'indiquer que même si nous acceptons, dans un but particulier, de regarder la richesse
d'une nation comme représentée par son revenu en monnaie, la question de savoir quelle est, de
deux nations, la plus riche, sera encore douteuse. La richesse d'une nation doit-elle être mesurée
par le revenu en monnaie total de ses habitants ou par leur revenu moyen ? Avec le premier
procédé, l'Inde est plus riche que la Hollande ; avec le second, la Hollande est bien plus riche que
l'Inde. Le revenu moyen est le mode de mesure le plus important aux yeux de celui qui étudie la
science sociale; mais le diplomate s'intéresse souvent davantage au revenu effectif total, c'est-à-
dire à l'ensemble du revenu, déduction faite du coût des choses nécessaires à la vie.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 106

Note sur quelques définitions du capital

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§ 10. - Nous avons déjà observé que les économistes n'ont pas le choix en ce qui
concerne l'emploi du mot capital au sens ordinaire des affaires, c'est-à-dire pour le
capital d'entreprise (trade-capital) et qu'ils sont obligés de suivre l'usage bien établi.
Cet emploi a pourtant des inconvénients considérables et manifestes. Par exemple, il
nous oblige à considérer comme capital les yachts appartenant à un constructeur de
yachts, mais non pas sa voiture. Si donc celui-ci avait loué une voiture à l'année, et
qu'ensuite, au lieu de continuer ainsi, il ait vendu à un constructeur de voitures un
yacht que celui-ci lui louait, et lui ait acheté une voiture pour son usage personnel, le
résultat serait que le capital du pays dans son ensemble se trouverait diminué d'un
yacht et d'une voiture. Cela, bien que rien n'ait été détruit, et bien que les mêmes
objets, produits de l'épargne, subsistent, procurant les mêmes avantages qu'auparavant
aux individus en question et à la société,et probablement même des avantages plus
grands.

D'autre part, nous ne pouvons pas nous débarrasser de l'idée que le capital se dis-
tingue des autres formes de richesse par le pouvoir plus grand qu'il possède de fournir
de l'emploi au travail.

Or, en fait, lorsque des yachts et des voitures sont entre les mains de gens qui
vendent ces objets et sont alors comptés comme capitaux, ils fournissent moins
d'emploi au travail qu'au cas où ils sont entre les mains de particuliers, bien qu'ils ne
soient pas alors comptés comme capitaux. La demande de travail ne serait pas
augmentée, mais diminuée, si l'on remplaçait les cuisines particulières, où rien n'est
pourtant compté comme capital, par des boutiques de cuisiniers et de rôtisseurs de
profession, où tous les ustensiles sont des capitaux. Avec un employeur de profession,
les ouvriers peuvent peut-être avoir plus de liberté personnelle ; mais ils ont, à peu
près certainement, moins de confort matériel, et, en proportion du travail qu'ils font,
des salaires plus bas que sous le régime plus lâche d'un employeur privé 1.

Mais ces inconvénients n'ont généralement pas été remarqués, et diverses causes
ont agi pour mettre en vogue cet emploi du mot. L'une de ces causes est que les
relations entre les employeurs non professionnels et les personnes qu'ils emploient
figurent rarement dans les mouvements stratégiques et tactiques des conflits entre
employeurs et employés, ou, comme on dit communément, entre le capital et le
travail. Karl Marx et ses disciples ont insisté sur ce point; c’est sur lui qu'ils ont
ouvertement fait reposer la définition du capital; ils affirment que cela seul est capital
qui est un moyen de production appartenant à une personne ou à un groupe de
personnes, et qui est employé à produire des choses pour une autre, généralement à
l'aide du travail salarié d'une troisième : de telle sorte, que la première peut piller et
exploiter les autres.

1 Voir ci-dessous liv. VI, chap. II, § 10.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 107

En second lieu, cet emploi du mot capital est utile pour le marché monétaire
comme pour le marché du travail. Le capital qui sert aux entreprises industrielles et
commerciales, ou capital d'entreprise (trade-capital), est fréquemment emprunté.
Personne n'hésite à emprunter pour augmenter le capital d'entreprise dont il dispose,
lorsqu'il aperçoit un bon emploi à en faire ; pour cela il peut, dans le cours ordinaire
des affaires, le donner en gage plus facilement et plus régulièrement qu'il ne le ferait
de ses meubles ou de sa voiture particulière.

Enfin, tout homme tient avec soin le compte de son capital d'entreprise ; il tient
compte des dépréciations que celui-ci subit et en maintient ainsi le stock intact. Sans
doute, il peut se faire qu'un homme qui louait une voiture à l'année, en achète une
avec le produit de la vente de valeurs de chemins de fer qui rapportent beaucoup
moins qu'il ne payait pour la location de sa voiture; s'il laisse le revenu annuel que lui
procure la différence, s'accumuler jusqu'à ce que la voiture soit usée, il aura plus qu'il
n'en faut pour s'en acheter une nouvelle, et ainsi cette façon d'agir aura augmenté
l'ensemble de son capital. Mais il peut se faire qu'il n'agisse pas ainsi. Au contraire,
tant que la voiture appartient à un marchand de voitures, il s'arrange pour en retrouver
le prix dans le cours ordinaire de ses affaires.

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§ 11. - Passons, maintenant, aux définitions du capital en général, ou du capital au


point de vue social. Voyons, en premier lieu, celles qui sont basées principalement sur
la notion de réserve en vue de l'avenir (prospectiveness), et qui ont envisagé le capital
comme une accumulation de choses mises en réserve, résultant d'efforts et de
sacrifices consacrés à procurer des jouissances pour l'avenir plutôt que pour le
présent. La notion elle-même est précise, mais elle ne conduit pas à une classification
précise ; il en est d'elle comme de la notion de longueur, qui est précise, mais ne nous
permet pas de distinguer les murs longs des murs courts, sauf par une règle arbitraire.
Le sauvage montre une certaine prévoyance lorsqu'il réunit des branches d'arbres afin
de s'abriter pendant une nuit; il en montre davantage lorsqu'il fait une tente avec des
perches et des peaux de bêtes, et davantage encore, lorsqu'il construit une cabane de
bois ; l'homme civilisé, enfin, montre une prévoyance bien plus grande lorsqu'il
remplace ces huttes de bois par de solides maisons en briques et en pierres 1. On
pourrait tracer une ligne de démarcation pour distinguer les choses dont la production
indique une grande préoccupation de l'avenir, mais elle serait artificielle et instable.
Ceux qui ont cherché à le faire se sont trouvés sur une pente glissante, et ils n'ont pu
s'arrêter qu'après avoir fait entrer dans la notion de capital toute richesse accumulée.

Ce résultat logique a été accepté par beaucoup d'économistes français. Suivant la


voie tracée par les Physiocrates, ils ont employé le mot capital dans un sens très
semblable à celui dans lequel Adam Smith et ses successeurs immédiats prirent le
mot Stock, y comprenant toutes les richesses accumulées (valeurs accumulées), c'est-
à-dire l'excédent de la production sur la consommation. Ils ont montré, depuis
quelque temps, une tendance accusée à employer le mot dans le sens plus étroit que
lui donnent les Anglais, mais il se manifeste en même temps un mouvement sérieux
de la part de quelques-uns des penseurs les plus profonds en Allemagne et en Angle-

1 Voir ci-dessous liv. III, chap. V et liv. IV, chap. VII.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 108

terre dans le sens de la vieille définition plus large donnée par les Français. Cette
tendance se remarque particulièrement chez des auteurs qui, à l'exemple des
Physiocrates, ont penché vers les méthodes mathématiques, comme Hermann, Jevons,
Walras, Pareto et Fisher 1.

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§ 12. - C'est en partie dans le but d'éviter cette difficulté, que la plupart des
tentatives faites pour définir le capital à un point de vue strictement économique, tant
en Angleterre que dans d'autres pays, ont envisagé son caractère de productivité, et
ont considéré le capital social comme un moyen d'acquisition (Erwerbskapital) ou
comme un stock de choses nécessaires à la production (Productions-mittel, Vorrath).
Mais cette notion générale a été traitée de différentes façons 2.

1 Les Physiocrates ont été en partie amenés à s'engager dans cette direction par l'avantage qu'il y a à
exprimer dans une formule mathématique tranchante les éléments du travail passé qui ont été
consacrés à pourvoir à des besoins futurs, chacun d'eux étant multiplié par l'intérêt composé pour
le temps pendant lequel les fruits du travail sont restés en suspens. Cette formule est très
attrayante, mais elle ne répond pas exactement aux conditions de la vie réelle. Par exemple, elle ne
tient pas compte des dépréciations que subissent les divers produits du travail passé, suivant que
les usages pour lesquels ils ont été créés ont subsisté ou ont disparu. Et lorsqu'on y introduit des
corrections de ce genre, la formule perd son grand mérite de simplicité et de précision.
Hermann dit (Staatswirthschaftliche Untersuchungen, chap. III et V) que le capital comprend
les biens « qui sont une source permanente de jouissances présentant une valeur d'échange ».
Walras (Éléments d'Économie politique, 4e édit,, p. 177) définit le capital « toute espèce de
richesse sociale qui ne se consomme point ou qui ne se consomme qu'à la longue, toute utilité
limitée en quantité, qui survit au premier usage qu'on en fait, en un mot, qui peut servir plus d'une
fois : une maison, un meuble ». La conception de Jevons est bien exposée par Gide (Économie
politique, liv. II, ch. III) « Stanley Jevons va même plus loin et déclare que les approvisionnements
constituent le seul capital, que c'est là du moins sa forme essentielle et primordiale dont toutes les
autres formes ne sont que des dérivées. Il part en effet de ce point de départ que la véritable
fonction du capital c'est de faire vivre le travailleur en attendant le moment où le travail pourra
donner des résultats, et il est clair que cette définition du rôle du capital implique nécessairement
qu'il se présente sous la forme de subsistances, d'avances. Les instruments, machines, chemins de
fer, etc., ne seraient que des formes dérivées de celle-ci, car eux-mêmes ont eu besoin d'un certain
temps, et souvent même d'un long temps pour être produits, et en conséquence ont exigé à leur
tour certaines avances sous forme d'approvisionnements. C'est donc toujours à cette forme
originaire qu'il faudrait en revenir. »
Fisher est d'accord avec Cannan pour considérer le capital comme le stock existant des
richesses, et comme s'opposant au revenu qui est un afflux de richesses. Il est sans doute essentiel
de distinguer entre la richesse mesurée par l'ensemble des biens et la richesse mesurée par le
revenu qu'ils donnent (voir § 9 du présent chapitre); mais l'usage et des raisons de commodité
semblent exiger que le mot Richesse soit employé pour désigner un ensemble de richesses ; par
suite, si l'on veut tirer parti du mot Capital, il semblerait nécessaire de lui donner un autre sens.
Les articles de Fisher et de Cannan sur ce sujet dans Economic Journal, vol. VII et VIII, sont
pourtant très suggestifs.
Knies définit le capital le stock existant des biens « qui est destiné à être employé à la
satisfaction de la demande dans l'avenir ». Et Nicholson dit : « La voie indiquée par Adam Smith
et suivie par Knies mène à cette conclusion : le capital est la richesse mise de côté pour la
satisfaction, directe ou indirecte, de besoins futurs ». Mais toute cette phrase, et particulièrement
les mots « mise de côté », semblent manquer de précision et tourner les difficultés plutôt qu'en
triompher.
2 Voici quelques-unes des principales définitions du capital données par les successeurs d'Adam
Smith en Angleterre : - Ricardo dit: « Le capital est la partie des richesses d'un pays qui est
employée dans la production et comprend les aliments, les vêtements, les outils, les matières pre-
mières, les machines, etc., nécessaires pour que le travail produise ses effets (to give effect to
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 109

D'après les vieilles traditions anglaises, le capital se compose des choses qui
aident ou entretiennent (aid or support) le travail dans la production ; eu, comme on
l'a dit plus récemment, il comprend les choses sans lesquelles la production ne
pourrait pas s'accomplir avec la même efficacité et qui ne sont pas des dons gratuits
de la nature. C'est à ce point de vue que l'on a fait la distinction déjà indiquée entre le
capital de consommation et le capital auxiliaire.

Cette conception a été suggérée par la pratique du marché du travail, et elle n'a
jamais été très conséquente avec elle-même. On en est arrivé à comprendre dans le
capital tout ce que les employeurs payent, directement ou indirectement, pour le
travail de leurs employés - capital salaire, ou capital rémunératoire, comme on
l'appelle ; - mais on n'y comprend aucune des choses dont ils ont besoin pour leur
propre entretien, ou pour celui des architectes, ingénieurs et autres spécialistes. Pour
être conséquent il faudrait y comprendre tout ce qui est nécessaire à l'activité de
toutes les catégories de travailleurs, et en exclure tous les objets de luxe, qu'ils soient
consommés par les ouvriers manuels ou par les autres travailleurs; mais si cette
conception du capital avait été poussée jusqu'à cette conclusion logique, elle aurait
tenu moins de place dans les discussions touchant les relations entre employeurs et
employés 1.

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§ 13. - Dans d'autres pays pourtant, et notamment en Allemagne et en Autriche, il


y a eu une certaine tendance à restreindre le capital (au point de vue social) au capital
auxiliaire ou instrumental. On allègue que, dans le but de rendre plus net le contraste
entre la production et la consommation, rien de ce qui est directement consommé ne
devrait être regardé comme moyen de production. Mais on ne voit pas pourquoi une
chose ne pourrait pas être envisagée à un double point de vue 2.

labour) ». Malthus dit : « Le capital est, dans l'ensemble des biens (stock) d'un pays, la partie qui
est réservée ou employée en vue d'un profit à faire dans la production et la distribution des
richesses ». Senior dit : « Le capital est une richesse résultant des efforts humains et employée à la
production et à la distribution des richesses ». John Stuart Mill dit : « Ce que le capital fait dans la
production, c'est de fournir l'abri, la protection, les instruments et les matériaux que le travail
exige, et de nourrir et d'entretenir de toute façon les ouvriers pendant le procès de production.
Toutes les choses destinées à cet usage sont des capitaux ». Nous aurons à revenir sur cette
conception du capital, à propos de la théorie dite du fonds des salaires.
Comme Held l'a remarqué, les problèmes pratiques qui étaient au premier rang au début du
XIXe siècle devaient suggérer une pareille conception du capital. Les gens se préoccupaient de
montrer que le bien-être des classes ouvrières dépend de l'approvisionnement préalable en moyens
de faire vivre et d'employer les ouvriers ; ils insistaient sur les dangers qu'il y a à vouloir leur
trouver artificiellement des emplois à l'aide des extravagances du système protecteur et de
l'ancienne Loi des pauvres (assistance publique). L'idée de Held a été développée avec une grande
pénétration dans le livre suggestif et intéressant de Cannan, Production and Distribution ;
quelques-unes des exagérations des premiers économistes semblent pourtant susceptibles d'expli-
cations autres et plus raisonnables que celles qu'il leur assigne.
1 Voir un argument dans ce sens et une excellente discussion des difficultés du sujet dans
WAGNER, Grundlegung, 3e éd., pp. 315-316.
2 Le lien existant entre la productivité du capital et la demande de capital, ainsi qu'entre la mise en
réserve du capital en vue de l'avenir et l'offre de capital, est pendant longtemps resté latent dans
J'esprit des hommes, quoique il ait été dissimulé sous d'autres considérations dont beaucoup, nous
le reconnaissons maintenant, étaient basées sur des erreurs. Certains auteurs ont insisté davantage
sur le côté demande et d'autres sur le côté offre ; mais entre eux la différence n'était pas beaucoup
plus qu'une différence de nuance. Ceux qui ont insisté sur la productivité du capital n'ont pas
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 110

On allègue, en outre, que les choses qui servent à l'homme, non pas directement,
mais en l'aidant à se procurer d'autres choses pour son usage, forment une catégorie
homogène, parce que leur valeur est dérivée de la valeur des choses qu'elles servent à
produire. Il serait bon d'avoir un nom pour ces choses ; mais il est douteux que le nom
de capital leur convienne; il est douteux aussi que le groupe soit aussi homogène qu'il
semble à première vue.

Ainsi donc, nous pouvons définir les biens instrumentaux de façon à y com-
prendre les tramways, et autres choses qui tirent leur valeur des services personnels
qu'elles rendent; ou bien nous pouvons, à l'exemple de ce l'on faisait autrefois pour
l'expression de travail productif, ne considérer comme biens instrumentaux que les
choses qui s'incorporent directement dans un produit matériel. La première définition
donne à ce mot un sens assez voisin de celui qui a été discuté dans la section
précédente, et, comme lui, il a l'inconvénient d'être vague. La seconde est un peu plus
précise, mais elle paraît faire une distinction artificielle là où la nature n'en fait
aucune, et convenir aussi peu aux études scientifiques que les anciennes définitions
que l'on donnait de l'expression de travail productif.

[Fin du livre II]

ignoré pour cela la répugnance de l'homme à épargner et à sacrifier le présent à l'avenir. D'un autre
côté, ceux dont la pensée s'est arrêtée surtout sur la nature et l'étendue du sacrifice qu'exige cet
ajournement des jouissances, ont considéré comme évidents les faits qui montrent qu'en accumu-
lant les moyens de production, l'homme acquiert une puissance bien plus grande pour la satisfac-
tion de ses besoins. En somme, il y a lieu de croire que les exposés faits par le Professeur Böhm-
Bawerk des théories sur le capital et l'intérêt, « théories naïves de la productivité », « théories de
l'usage », etc. n'auraient pas été acceptés par les auteurs eux-mêmes comme des tableaux exacts et
complets de leurs diverses opinions. Il ne semble pas non plus avoir réussi à trouver une définition
qui soit claire et logique avec elle-même. Il dit que « le capital social est l'ensemble des produits
destinés à servir à une nouvelle production, ou, plus brièvement, l'ensemble des produits
intermédiaires ». Il exclut formellement (Liv. I, ch. VI) « les maisons d'habitation et les autres
espèces de bâtiments qui servent directement à un but de jouissance, d'éducation ou de civilisa-
tion ». Pour être logique, il doit exclure les hôtels, les tramways, les bateaux de passagers, les
trains, etc. et peut-être même les installations pour fournir la lumière électrique aux habitations
particulières. Mais ce serait enlever à la notion de capital tout intérêt pratique. Les raisons qui en
font exclure les théâtres publics et y comprendre les tramways, mèneraient tout aussi bien à y
comprendre les métiers à tisser employés à la maison, et à en exclure ceux qui servent à fabriquer
de la dentelle.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 111

Alfred Marshall, Principes d’économie politique : tome I

Livre troisième
Des besoins
et de leur satisfaction
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Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 112

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre III : Des besoins et de leur satisfaction

Chapitre un
Introduction

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§ 1. - Les anciennes définitions de l'économique la définissaient comme étant la


science qui s'occupe de la production, de la distribution, de l'échange et de la consom-
mation des richesses. L'expérience a ensuite montré que les problèmes de la
distribution et de l'échange sont si étroitement unis, qu'il est douteux qu'il y ait
avantage à essayer de les séparer. Il y a pourtant un bon nombre d'idées générales
relatives aux relations de l'offre et de la demande qu'il faut connaître, car elles sont à
la base des problèmes pratiques de la valeur, et, comme une sorte d'épine dorsale,
elles servent à donner de l'unité et de la force à l'ensemble de la théorie économique.
Leur portée et leur généralité même les distingue des problèmes plus concrets de la
distribution et de l'échange auxquels elles sont subordonnées. Elles sont, par suite,
réunies dans le livre V sur « La théorie générale de la demande et de l'offre », qui
prépare la voie à l'étude du sujet du livre VI « La distribution et l'échange, ou la
valeur ».

Mais, auparavant, viennent : dans le présent livre (III) une étude des besoins et de
leur satisfaction, c'est-à-dire de la demande et de la consommation; puis, dans le livre
IV, une étude des agents de la production, c'est-à-dire des agents à l'aide desquels les
besoins sont satisfaits, en y comprenant l'homme lui-même, le principal agent et le
seul but de la production. Le livre IV correspond dans l'ensemble à cette étude de la
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 113

production qui a occupé une si grande place dans presque tous les ouvrages anglais
sur l'économie politique générale pendant les deux dernières générations ; bien que
ses liens avec les problèmes de la demande et de l'offre n'y fussent pas indiqués d'une
façon suffisamment claire.

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§ 2. - Jusqu'à ces derniers temps, le sujet de la demande ou de la consommation a


été quelque peu négligé. Quelque importante que soit la question de savoir comment
nous devons employer nos ressources pour en tirer le meilleur parti, elle ne se prête
pas, en ce qui concerne les particuliers, aux méthodes de l'économie politique. Le bon
sens et l'expérience de la vie servent bien plus, en cette matière, que les analyses
économiques les plus subtiles, et, jusqu'à ces derniers temps, les économistes ont dit
peu de chose sur ce point parce qu'ils n'avaient réellement rien à dire qui ne fut connu
de toute personne sensée. Mais, depuis quelque temps, diverses causes ont agi pour
donner à ce sujet une plus grande importance dans les discussions économiques.

La première de ces causes est la conviction croissante qu'un certain mal est résulté
de l'habitude qu'avait Ricardo d'insister, d'une façon disproportionnée, sur le coût de
production, lorsqu'il analysait les causes qui déterminent la valeur d'échange. Bien
que lui-même, en effet, et les principaux économistes qui l'ont suivi, sussent bien que
les conditions de la demande jouent un rôle aussi important que celles de l'offre dans
la détermination de la valeur, ils n'en ont cependant pas exprimé la portée avec une
clarté suffisante, et ils n'ont été compris que par les lecteurs très attentifs.

En second lieu, le progrès des procédés exacts de raisonnement en économie


politique a amené les gens à se préoccuper davantage de poser nettement les prémis-
ses sur lesquelles Ils raisonnent. Ce souci croissant est dû en partie à l'emploi, par
certains auteurs, du langage mathématique et des procédés mathématiques de raison-
nement. Il est peut-être douteux que l'on ait tiré grand profit de l'usage des formules
mathématiques compliquées ; mais l'emploi des procédés mathématiques de raison-
nement a rendu de grands services ; il a, en effet, amené les gens à se refuser à
examiner un problème tant qu'ils ne savent pas, d'une façon certaine, en quoi le
problème consiste, et à se préoccuper, ,avant d'aller plus loin, de savoir quelles con-
ditions sont supposées exister, et quelles ne le sont pas.

Par là on a été ensuite obligé d'analyser plus soigneusement toutes les idées
directrices de l'économie politique et particulièrement de la demande, car la simple
tentative faite pour exposer clairement comment se mesure la demande d'une chose,
ouvre de nouveaux aperçus sur les principaux problèmes de l'économique. Bien que
la théorie de la demande soit encore en enfance, nous pouvons déjà constater qu'il est
possible de réunir et de grouper des statistiques de la consommation, et d'éclairer de
cette façon certaines questions difficiles qui ont une grande importance pour le bien-
être public.

Enfin, l'esprit du temps nous pousse à examiner plus attentivement la question de


savoir si l'augmentation de nos richesses ne pourrait pas servir, plus qu'elle ne le fait,
à accroître le bien-être général ; par là nous sommes amenés à rechercher dans quelle
mesure la valeur d'échange de l'une de ces richesses, qu'elle soit utilisée individuel-
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 114

lement oui collectivement, représente exactement ce que cette richesse ajoute au


bonheur et au bien-être.

Nous commencerons ce livre par une brève étude des divers besoins de l'homme,
considérés dans leur lien avec ses efforts et son activité. La nature progressive de
l'homme forme un tout. Ce n'est que temporairement et provisoirement que nous
pouvons isoler, pour l'étudier, le côté économique de sa vie ; mais nous devons avoir
soin en tout cas d'envisager dans son ensemble tout ce côté économique. Il est
particulièrement nécessaire d'insister sur ce point en ce moment, parce que la réaction
contre l'oubli relatif dans lequel Ricardo, et ceux qui l'ont suivi, ont laissé l'étude des
besoins, semble vouloir se porter à l'extrême opposé. Il importe encore d'affirmer la
grande vérité sur laquelle ils insistaient d'une façon trop exclusive : à savoir que,
tandis que la vie des animaux inférieurs se règle d'après leurs besoins, c'est dans
l'évolution des formes de l'effort et de l'activité que nous devons chercher les
caractéristiques de l'histoire de l'humanité.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 115

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre III : Des besoins et de leur satisfaction

Chapitre deux
Les besoins dans leurs rapports avec
l'activité de l'homme

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§ 1. - Les besoins et les désirs de l'homme sont innombrables et de sortes très


diverses ; mais ils sont d'ordinaire limités et susceptibles d'être satisfaits. L'homme
non civilisé n'en a, il est vrai, guère plus que l'animal privé de raison ; mais chacun de
ses pas dans la voie du progrès augmente leur variété, en même temps que la variété
des procédés qu'il emploie pour les satisfaire. Il désire les choses qu'il a l'habitude de
consommer, non seulement en plus grande quantité, mais de meilleure qualité ; il
désire une plus grande variété, et des choses satisfaisant de nouveaux besoins qui se
développent en lui.

Ainsi donc, bien que l'animal, et, comme lui, l'homme sauvage, préfèrent certains
morceaux de choix, ni l'un ni l'autre ne recherche beaucoup la variété pour elle-même.
À mesure, pourtant, que l'homme s'élève en civilisation, à mesure que son esprit se
développe, et que ses passions animales commencent à s'associer à une certaine
activité mentale, ses besoins deviennent rapidement plus raffinés et plus variés ; dans
les moindres détails de la -vie, il commence à désirer le changement pour lui-même,
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 116

longtemps avant qu'il se soit sciemment débarrassé du joug de la coutume. Le premier


grand pas dans cette direction se fait lorsque l'homme apprend à faire le feu : peu à
peu il s'habitue à une grande variété de boissons et d'aliments cuits de façons
différentes ; avant peu la monotonie lui devient pénible, et c'est pour lui une grande
privation lorsque il est, par hasard, obligé de vivre pendant quelque temps exclusi-
vement d'une ou de deux espèces d'aliments.

À mesure que la richesse d'un homme s'accroît, sa nourriture et sa boisson devien-


nent plus variées et plus chères ; mais son appétit est limité par la nature, et lorsque
ses .dépenses en nourriture deviennent extravagantes, il est plutôt porté à se donner le
plaisir de l’hospitalité et de l'ostentation qu'à trop sacrifier pour ses propres sens.

Ceci nous amène à remarquer avec Senior que « quelque fort que soit le besoin de
variété, il est faible comparé au besoin de se faire remarquer - sentiment qui, si nous
considérons son universalité et sa constance, si nous considérons qu'il affecte tous les
hommes et dans tous les temps, qu'il nous accompagne depuis le berceau jusqu'à la
tombe, peut être déclaré la plus puissante des passions humaines ». Cette grande
demi-vérité se trouve très bien illustrée par la comparaison que l'on peut faire entre le
besoin de recherche et de variété dans la nourriture, et le besoin de recherche et de
variété dans le vêtement.

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§ 2. - Ce besoin de vêtement, qui est le résultat de causes naturelles, varie d'après


le climat et la saison, et un peu d'après la nature des occupations de chacun. Mais, en
matière de vêtements, la convention a plus d'importance que la nature. Ainsi, dans les
temps anciens, la loi et la coutume ont souvent prescrit aux membres de Chaque caste
ou de chaque profession la coupe de leurs vêtements et la somme qu'ils devaient
coûter, mais non dépasser ; une partie de ces réglementations subsistent encore
aujourd'hui dans leur fonds essentiel, tout en se transformant rapidement. En Écosse,
par exemple, du temps d'Adam Smith, beaucoup de personnes pouvaient sortir sans
souliers et sans bas, qui ne le peuvent plus maintenant ; beaucoup de personnes
peuvent encore le faire en Écosse, qui ne le pourraient pas en Angleterre. De même
en Angleterre, à l'heure actuelle, un ouvrier à son aise doit se montrer le dimanche en
vêtement noir et, dans certains endroits, en chapeau de soie ; or cela l'eut exposé à
être ridicule il y a seulement peu de temps. Dans tous les rangs inférieurs de la société
on voit augmenter constamment, au point de vue de la variété et du prix, tout ce que
la coutume exige comme minimum et ce qu'elle tolère comme maximum; le désir de
se distinguer par le vêtement est en train de se répandre dans les rangs inférieurs de la
société anglaise.

Mais dans les rangs supérieurs, si l'habillement des femmes est encore varié et
coûteux, celui des hommes est simple et peu cher, en comparaison de ce qu'il était en
Europe il n'y a pas longtemps et de ce qu'il est en Orient. Les hommes qui sont le plus
distingués par eux-mêmes ont, en effet, une aversion naturelle à attirer l'attention par
leurs vêtements, et ils ont donné la mode 1.

1 Une femme peut, dans ses vêtements, faire montre de sa richesse ; mais, si elle s'en tient là, elle
manque son but. Elle doit montrer, en même temps que sa richesse, une certaine distinction de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 117

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§ 3. - L'habitation satisfait le besoin de s'abriter contre le mauvais temps ; mais ce


besoin joue un très petit rôle dans la demande effective de maisons. Si une cabane,
petite mais bien construite, donne un excellent abri, son atmosphère étouffante, sa
malpropreté forcée, l'absence de confortable et de tranquillité sont de grands incon-
vénients, non pas tant par la gêne physique qu'ils causent, que parce qu'ils empêchent
le développement des facultés, et entravent les plus hautes activités de l'homme. Avec
le développement de ces facultés la demande d'habitations plus spacieuses devient
plus pressante 1.

Aussi un logement relativement spacieux et bien aménagé rentre, même dans les
rangs inférieurs de la société, dans la catégorie des choses nécessaires à l'activité
(necessary for efficiency) 2, et c'est le moyen le plus commode et le plus manifeste de
prétendre à la distinction sociale. Même dans les rangs de la société où chacun
possède un logement qui lui suffit largement, à lui-même et aux membres de sa
famille, pour l'exercice de leurs plus hautes activités, on désire s'agrandir encore, et
d'une façon presque illimitée, en vue de pouvoir exercer quelques-unes des plus
hautes activités sociales.

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§ 4. - C'est encore le désir d'exercer et de développer nos facultés, répandu dans


tous les rangs de la société, qui nous conduit non seulement à nous livrer à la science,
à la littérature et à l'art pour eux-mêmes, mais à recourir de plus en plus au travail de
ceux qui s'y livrent par profession. Les moments de loisir sont de moins en moins
employés à ne rien faire, et l'on a de plus en plus le goût des distractions, telles que
les sports et les voyages, qui développent les facultés, plutôt que celui de s'aban-
donner à des satisfactions des sens 3.

goût. Si ses vêtements doivent plus au couturier qu'à elle-même, pourtant on a coutume de
supposer que, étant moins occupée que l'homme par les affaires du dehors, elle peut consacrer plus
de temps à penser à sa toilette. Et même, avec les modes modernes, être « bien habillées » (et non
pas être habillées d'une façon coûteuse) est un but plus modeste que peuvent raisonnablement se
proposer celles qui désirent se faire remarquer pour leur goût et leur habileté ; il en serait encore
bien plus ainsi, si le fâcheux empire des caprices de la mode venait à disparaître. Savoir combiner
des toilettes belles par elles-mêmes, variées et bien appropriées à leur usage, est en effet un objet
digne d'efforts ; il appartient à la même classe que le talent de peindre, tout en n'y occupant pas le
même rang.
1 Il est vrai que beaucoup d'ouvriers à l'esprit actif préfèrent des logis étroits dans une ville, à un
cottage spacieux à la campagne ; mais c'est parce qu'ils ont un goût prononcé pour des genres
d'activité auxquels la vie à la campagne offre peu d'emploi.
2 Voir livre II, ch. III, § 3.
3 Comme point de moindre importance on peut signaler que les boissons qui stimulent l'activité
intellectuelle remplacent en grande partie celles qui ne font que satisfaire les sens. La consom-
mation du thé augmente très vite, tandis que celle de l'alcool est stationnaire, et il y a, dans tous les
rangs de la société, une diminution de la demande pour les sortes d'alcool les plus grossières et les
plus abrutissantes.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 118

Le désir d'arriver à la perfection pour elle-même a une portée presque aussi


grande que le désir plus bas de se distinguer et de se faire remarquer. De même que le
désir de se distinguer va depuis l'ambition de ceux qui peuvent espérer que leurs
noms seront répétés par les hommes dans des pays lointains et dans des temps
reculés, jusqu'à l'espoir qu'a la fille de village que le nouveau ruban qu'elle met pour
Pâques ne restera pas inaperçu de ses voisins ; de même, le désir de perfection va
depuis un Newton ou un Stradivarius jusqu'au pêcheur qui, lorsqu'il n'est pas pressé,
prend plaisir, même si personne ne le regarde, à bien conduire sa barque, à constater
qu'elle est bien construite et qu'elle obéit bien à sa direction. Des désirs de ce genre
exercent une grande influence sur l'offre des plus hautes facultés et des plus grandes
inventions, et ils ne sont pas sans importance au point de vue de la demande. Dans les
professions exigeant une très grande habileté, et dans les métiers mécaniques les plus
difficiles, une grande partie de la demande de travail vient, en effet, du plaisir que les
gens ont à exercer leurs propres facultés et à les exercer à l'aide d'instruments très
délicatement ajustés et très obéissants.

Ainsi donc, en prenant les choses en gros, ce sont les besoins de l'homme qui,
dans les premières périodes de son développement, donnent l'essor à son activité;
mais, par la suite, chaque progrès est dû à de nouvelles activités qui suscitent de
nouveaux besoins, bien loin d'être dû à de nouveaux besoins provoquant des activités
nouvelles.

Nous le voyons clairement si nous cessons de considérer des conditions de vie


saines où de nouvelles activités se développent constamment, et si nous observons le
nègre des Indes Occidentales qui fait usage de la liberté et de la richesse, non pas
pour se procurer les moyens de satisfaire de nouveaux besoins, mais pour croupir
dans une paresse qui n'est pas un repos; ou encore si nous considérons cette partie, de
moins en moins nombreuse, des ouvriers anglais qui n'ont aucune ambition, aucune
fierté et aucun plaisir à développer leurs facultés et leurs activités, et qui dépensent à
boire tout ce qui, dans leurs salaires, dépasse le strict nécessaire d'une vie misérable.

Il n'est donc pas vrai que « la théorie de la consommation soit la base scientifique
de l'économique » 1. Beaucoup de ce qui présente le plus d'intérêt dans la science des
besoins, est tiré de la science des efforts et des activités. Elles se complètent l'une
l'autre ; aucune n'est parfaite sans l'autre. Mais si l'une des deux peut, mieux que
l'autre, prétendre expliquer l'histoire de l'homme, au point de vue économique comme
aux autres, c'est la science des activités et non pas celle des besoins. Me Culloch
indiquait leurs véritables relations lorsque, discutant « la nature progressive de
l'homme » 2, il disait : « La satisfaction d'un besoin ou d'un désir n'est qu'un pas vers
quelque but nouveau. À toute époque de progrès le destin de l'homme est d'imaginer
1 Cette opinion est exprimée par Banfield, et Jevons l'a adoptée comme étant le point central de ses
idées. Il est fâcheux qu'ici, comme ailleurs, le goût qu'a Jevons d'exprimer ses idées avec force l'ait
mené à une conclusion qui, non seulement est inexacte, niais fait croire à tort que les anciens
économistes se seraient trompés sur ce point plus qu'ils ne l'ont réellement fait. Banfield dit : « La
première proposition de la théorie de la consommation est que la satisfaction d'un besoin placé
assez bas dans l'échelle des besoins en fait naître un autre d'un caractère plus élevé ». Si cette idée
était vraie, l'opinion que nous rapportons ci-dessus et qui est basée sur elle, serait vraie aussi.
Mais, comme le montre Jevons (Theory, 2e édit., p. 59) elle n'est pas exacte. Il lui substitue cette
autre formule que la satisfaction d'un besoin inférieur permet à un besoin plus élevé de se
manifester. Cela est vrai et c'est d'ailleurs une phrase qui exprime deux propositions identiques ;
niais elle n'autorise pas à donner la suprématie à la théorie de la consommation.
2 Political Economy, ch. II.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 119

et d'inventer, de s'engager dans de nouvelles entreprises, et, lorsque celles-ci sont


terminées, de se lancer dans d'autres avec une énergie nouvelle ».

Il résulte de là qu'à ce point de notre ouvrage, toute étude de la demande doit se


réduire à une analyse élémentaire presque purement formelle. L'étude plus complète
de la consommation doit suivre et non pas précéder la partie principale de l'analyse
économique; de plus, bien qu'elle ait son point de départ dans le domaine propre à
l'économique, elle ne peut pas y trouver ses conclusions, mais doit les aller chercher
bien au delà de ce domaine 1.

1 La classification des besoins n'est pas un travail dénué d'intérêt ; mais elle n'est pas nécessaire
pour le but que nous nous proposons. Le fonds commun des ouvrages les plus récents à cet égard
se trouve dans HERMANN, Staatswirthschaftliche Untersuchungen, ch. II, où les besoins sont
classés en « besoins absolus et relatifs, élevés et inférieurs, urgents et susceptibles d'être ajournés,
positifs et négatifs, directs et indirects, généraux et particuliers, continus et intermittents,
permanents et temporaires, ordinaires et extraordinaires, présents et futurs, individuels et
collectifs, privés et publics ».
On trouvera une analyse des besoins et des désirs dans la plupart des ouvrages économiques
écrits en France et dans les autres pays du Continent même par la précédente génération. Mais les
limites rigides que les auteurs anglais ont assignées à leur science ont exclu les discussions de ce
genre. C'est un fait caractéristique que Bentham n'y fait aucune allusion dans son Manual of
Political Economy, quoique l'analyse profonde qu'il en donne dans les Principles of Morals and
Legislation et dans la Table of the Springs of Human Action, ait exercé une grande influence.
Hermann a étudié Bentham ; d'un autre côté, Banfield, dont les cours ont peut-être été les premiers
cours faits dans une Université anglaise qui aient subi l'influence directe de la pensée économique
allemande, doit beaucoup à Hermann. En Angleterre, la route a été préparée à l'excellent ouvrage
de Jevons sur la théorie des besoins, par Bentham lui-même, par Senior, dont les brèves remarques
sur ce sujet sont pleines d'idées suggestives, par Banfield. et par l'Australien Hearn. Le livre de
HEARN, Plutology or Theory of the Efforts to satisfy Human Wants, est à la fois simple et
profond ; il offre un admirable exemple de la façon dont l'analyse minutieuse doit être employée
pour devenir une discipline de premier ordre à l'égard des jeunes gens, et pour leur donner une
connaissance intelligente des conditions économiques de la vie, sans leur imposer aucune solution
particulière des problèmes plus difficiles sur lesquels ils ne sont pas encore à même de se former
une opinion indépendante. À peu près au même moment où paraissait le livre de Jevons (Theory of
Political Economy), Charles Menger inaugurait les études subtiles et intéressantes faites par l'école
autrichienne sur les besoins et les utilités.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 120

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre III : Des besoins et de leur satisfaction

Chapitre trois
Les variations de la demande

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§ 1. - Les expressions Utilité et Besoin sont, d'ordinaire, employées comme


corrélatives. L'utilité d'une chose pour une personne s'apprécie par la mesure dans
laquelle cette chose satisfait ses besoins à ce moment-là. Les besoins sont appréciés
ici quantitativement, c'est-à-dire d'après leur volume et leur intensité, et non
qualitativement, d'après quelque idéal de morale ou de sagesse. D'après un idéal de ce
genre les aliments solides peuvent être plus utiles qu'une quantité d'alcool d'un prix
égal, et des vêtements chauds plus utiles qu'un habit de soirée neuf. Mais si un
homme préfère l'alcool ou l'habit noir, c'est que l'un de ces objets satisfait un besoin
qui, pour lui, est plus grand ; il a donc pour lui une plus grande utilité. Sans doute cet
emploi du mot utilité peut induire en erreur ceux qui n'y sont pas accoutumés; mais
cela arrive rarement en pratique, et il a en sa faveur de grandes autorités. Les mots par
lesquels on a proposé de le remplacer, tels que Ophélimité (Pareto), Agréabilité,
Désidérabilité, etc., ne sont pas sans inconvénients ; le mieux semble être pour le
moment de conserver le mot Utilité, en dépit de ses défauts.

Nous avons vu que, en règle générale, chaque besoin est limité, et qu'à mesure
qu'augmente la quantité d'une chose qu'un homme possède, le désir qu'il éprouve d'en
obtenir davantage diminue d'intensité ; jusqu'au moment où, à sa place, apparaît le
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 121

désir d'une autre chose, à laquelle peut-être il ne pensait même pas, tant que ses
besoins plus urgents n'étaient pas satisfaits. Il y a une variété infinie de besoins, mais
chacun d'eux pris isolément est limité. Cette tendance bien connue et fondamentale de
la nature humaine peut s'exprimer de la façon suivante par la loi de satiété des besoins
ou de l'utilité décroissante :

« L'utilité totale d'une chose pour quelqu'un (c'est-à-dire la somme des plaisirs ou
des autres avantages qu'il en retire) augmente avec toute augmentation de la quantité
qu'il en possède, mais non pas aussi vite que cette quantité. Si cette quantité augmente
à un taux uniforme, les avantages (the benefit) qu'il en tire augmentent à un taux
décroissant ».

En d'autres termes, le bénéfice supplémentaire, qu'une personne tire d'une aug-


mentation donnée du stock d'une chose qu'elle possède, diminue à chaque augmen-
tation de ce stock.

La quantité de cette chose qu'elle consent tout juste à acheter, petit être appelée
son achat-limite (marginal purchase), parce qu'elle est alors juste à la limite du doute
sur le point de savoir s'il vaut la peine de faire la dépense nécessaire pour l'acquérir.
L'utilité de son achat-limite peut s'appeler l'utilité-limite de la chose pour elle ; ou
bien si, au lieu de l'acheter, notre personne fait la chose elle-même, son utilité-limite
est l'utilité de la partie qu'elle pense tout juste valoir la peine de faire. La loi qui vient
d'être exposée peut donc se formuler ainsi :

« L'utilité-limite d'une chose pour une personne diminue avec toute augmentation
de la quantité qu'elle en possède déjà » 1.

Cette loi implique pourtant une condition qu'il faut mettre en lumière. C'est que
nous supposons que le caractère et les goûts de la personne elle-même n'aient pas eu
le temps de changer. Il ne faut donc pas voir d'exception à la loi dans le fait que plus
un homme entend de bonne musique, plus son goût pour elle devient fort ; ni dans le
fait que l'avarice et l'ambition sont souvent insatiables; ni dans le fait que la vertu de
propreté et le vice d'ivrognerie se développent à mesure qu'on les satisfait. En pareils
cas, nos observations s'étendent à une certaine période de temps, et la personne n'est
pas la même au début qu'à la fin. Si nous prenons un homme tel qu'il est, en
supposant que son caractère n'ait pas eu le temps de changer : pour lui, alors, l'utilité-
limite d'une chose diminue constamment avec toute augmentation de la quantité dont
il dispose 2.

1 Voir note I à l'appendice mathématique à la fin du volume. Cette loi a, au point de vue de
l'importance, la priorité, sur la loi du rendement décroissant du sol, qui a pourtant la priorité au
point de vue historique, puisque c'est elle qui la première fut soumise à une analyse rigoureuse
d'un caractère semi-mathématique. Si, par anticipation, nous lui empruntons quelques-unes de ses
expressions, nous pouvons dire que le rendement de jouissances (pleasure) qu'une personne tire de
chaque dose supplémentaire d'une marchandise, diminue, jusqu'à ce qu'enfin une limite soit
atteinte à partir de laquelle il ne vaut plus la peine d'en acquérir davantage.
L'expression utilité-limite (Grenz-nutzen) a été pour la première fois employée dans ce sens
par le professeur autrichien Wieser. Elle correspond à l'expression de Jevons, utilité finale.
2 On peut signaler ici, bien que le fait n'ait que peu d'importance pratique, qu'une petite quantité
d'une marchandise peut être insuffisante pour satisfaire un besoin particulier, et alors la satisfac-
tion augmente d'une façon plus que proportionnelle lorsque le consommateur vient à en posséder
assez pour atteindre le but désiré. Ainsi, par exemple, quelqu'un tirerait proportionnellement moins
de plaisir de dix rouleaux de papier à tapisser que de douze, si, avec douze, il peut couvrir
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 122

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§ 2. - Exprimons maintenant par rapport aux prix cette loi de l'utilité décroissante.
Prenons pour exemple une marchandise, comme le thé, pour laquelle la demande est
continue et qui peut être achetée en petites quantités. Supposons, par exemple, que
l'on puisse avoir du thé, d'une certaine qualité, à 2 shillings la livre. Une personne
peut être disposée à donner 10 shillings pour une seule livre une fois par an, plutôt
que de se passer de thé tout à fait. Mais, au prix où il est, elle achète peut-être 10
livres par an ; c'est-à-dire que la différence entre le plaisir qu'elle se procure en
achetant 9 livres, et celui qu'elle se procure en achetant 10 livres, est juste suffisante
pour la faire consentir à payer 2 shillings ; le fait qu'elle n'achète pas une onzième
livre montre que, à son avis, elle ne mérite pas une nouvelle dépense de 2 shillings.
Le prix de 2 shillings la livre est donc la mesure de l'utilité du thé pour elle, à la
limite, ou au terme, ou à la fin, de ses achats ; c'est la mesure de l'utilité-limite du thé
pour elle. Si le prix qu'elle est juste disposée à payer pour avoir au moins un pound de
thé s'appelle son prix de demande (demand price), le prix de 2 shillings est donc son
prix de demande limite (marginal demand price). Notre loi peut alors se formuler
ainsi :

« Plus est grande la quantité d'une chose qu'une personne possède, plus sera
faible, toutes choses restant égales (à savoir le pouvoir d'achat de la monnaie, et la
quantité de monnaie dont elle dispose), le prix qu'elle consentira à payer pour en avoir
davantage : ou, en d'autres termes, plus diminue son prix de demande-limite pour
cette chose ».
Sa demande devient efficace seulement lorsque le prix qu'elle est disposée à offrir
atteint celui auquel les autres sont disposés à vendre.

Cette dernière formule nous rappelle que nous n'avons, jusqu'à présent, pas tenu
compte des changements qui peuvent survenir dans l'utilité - limite de la monnaie, ou
pouvoir général d'achat. À un même moment, les ressources matérielles d'une per-
sonne restant les mêmes, l'utilité-limite de la monnaie est pour elle une quantité fixe,
de sorte que les prix qu'elle est disposée à payer pour deux marchandises sont l'un à
l'autre dans le même rapport que l'utilité de ces deux marchandises.

entièrement les murs de sa chambre, et ne le peut pas avec dix. Ou encore un concert très court, ou
des vacances très courtes, peuvent ne pas atteindre leur but qui est de reposer et de distraire ; un
concert ou des vacances de durée double peuvent avoir une utilité totale plus que double. Ce cas
correspond au fait suivant, que nous aurons à étudier à propos de la tendance au rendement
décroissant : lorsque le capital et le travail déjà employés sur un terrain sont en quantité insuffi-
sante pour produire tous leurs effets, une dépense supplémentaire faite sur ce terrain, alors même
que les procédés de culture n'auraient pas changé, donnerait un rendement plus que proportionnel.
Dans le fait qu'une amélioration des procédés de culture peut entraver l'action de cette tendance,
nous constaterons une analogie avec la condition qui vient d'être indiquée au texte comme étant
impliquée par la loi de l'utilité décroissante.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 123

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§ 3. - Pour qu'une personne se décide à acheter une chose, il faut que cette chose
ait une plus grande utilité s'il s'agit d'une personne pauvre que d'une personne riche.
Nous avons vu que l'employé à 100 £ par an ira à pied à son bureau par une pluie qui
décidera l'employé gagnant 300 £ à prendre un omnibus 1. L'utilité ou la satisfaction
que représentent 3 pence est plus grande pour l'employé pauvre que pour le riche ;
pourtant, si l'employé riche prend l'omnibus cent fois dans l'année, et le pauvre vingt
fois, l'utilité du centième et dernier trajet en omnibus que le riche consent à se payer
est mesurée pour lui par 3 pence ; et c'est aussi par 3 pence que se mesure, pour
l'employé pauvre, l'utilité du vingtième et dernier trajet en omnibus qu'il se paye.
Pour chacun d'eux, l'utilité-limite se mesure par 3 pence ; mais cette utilité-limite est
plus grande pour l'employé pauvre que pour le riche.

En d'autres termes, plus un homme devient riche, moins est grande l'utilité-limite
de la monnaie pour lui ; toute augmentation de ses ressources augmente le prix qu'il
est disposé à payer pour une satisfaction donnée. De même, toute diminution de ses
ressources augmente l'utilité-limite de la monnaie pour lui, et diminue le prix qu'il est
disposé à payer pour se procurer une satisfaction 2.

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§ 4. - Pour avoir une connaissance complète de sa demande d'une chose, il


faudrait nous renseigner sur le point de savoir quelle quantité il serait disposé à en
acheter à chacun des prix auxquels cette chose peut être offerte ; l'état de sa demande
de thé, par exemple, peut s'exprimer par un tableau des prix qu'il est disposé à payer,
c'est-à-dire par ses divers prix de demande pour diverses quantités. Ce tableau peut
s'appeler son tableau de demande (demand schedule).

Ainsi, par exemple, nous pouvons trouver qu'il achèterait :

6 livres à 50 pence la livre


7 livres à 40 pence la livre
8 livres à 33 pence la livre
9 livres à 28 pence la livre
10 livres à 21 pence la livre
11 livres à 21 pence la livre
12 livres à 19 pence la livre
13 livres à 18 pence la livre

Si des prix correspondants étaient indiqués pour toutes les quantités intermé-
diaires, nous aurions un tableau complet de sa demande [Voir la note ci-dessous :].

1 Voir livre I, chap. V, § 4.


2 Voir note II à l'appendice.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 124

Un tableau de demande de ce genre peut être représenté, selon un procédé qui devient
d'un usage familier, par une courbe qui serait appelée la courbe de demande. Tirons
deux lignes Ox et Oy, l'une horizontale, l'autre verticale. Supposons qu'un pouce pris
sur Ox représente 10 livres de thé, et qu'un pouce pris sur Oy représente 40 pence.

Dixièmes Quarantièmes
de pouce de pouce
1 1 1
Prenons Om = 6 et tirons m p = 50
2 2 2
Prenons Om = 7 et tirons m p = 40
3 3 3
Prenons Om = 8 et tirons m p =33
4 4 4
Prenons Om = 9 et tirons m p = 28
5 5 5
Prenons Om = 10 et tirons m p = 24
6 6 6
Prenons Om = 11 et tirons m p = 21
7 7 7
Prenons Om = 12 et tirons m p = 19
8 8 8
Prenons Om = 13 et tirons m p = 17

m1 se trouvant sur Ox et m1p1 étant tirée verticalement de m1, et ainsi de suite Alors
p1, p2,... p8 sont des points situés sur la courbe de demande du thé ; ou, comme nous
pouvons dire, des points de demande. Si nous pouvions établir de la même manière
des points de demande pour chaque quantité possible de thé, nous aurions la courbe
continue DD' telle qu'elle est tracée sur la figure. Cette façon de présenter le tableau
et la courbe de demande n'est que provisoire ; nous renvoyons au chapitre V certaines
difficultés qui s'y rattachent.

Nous ne pouvons pas exprimer la demande d'une personne pour une chose en
parlant simplement de « la quantité qu'elle est disposée à acheter », ou de « l'intensité
de son désir d'acheter une certaine quantité », sans indiquer les prix auxquels elle
achèterait telle quantité ou telle autre. Nous ne pouvons la formuler exactement qu'en
dressant les listes des prix auxquels elle est disposée à acheter chaque quantité 1.
1 Ainsi Mill dit que « nous devons entendre par le mot demande la quantité demandée, et nous
rappeler que ce n'est pas une quantité fixe, mais qu'elle varie en général suivant la valeur à
(Principles, livre III, ch. II, § 4). Cette formule est scientifique au fond.; mais elle n'est pas claire
et elle a été très mal comprise. Cairnes préfère dire que « la demande est le désir de marchandises
et de services qu'on cherche à réaliser en offrant l'objet possédant le pouvoir général d'achat, et
l'offre est le désir de pouvoir général d'achat qu'on cherche à réaliser en offrant des marchandises
ou des services ». Il préfère cette formule afin de pouvoir parler de rapport ou d'égalité entre l'offre
et la demande. Mais les désirs de deux personnes différentes ne peuvent pas être comparés
directement ; leurs mesures peuvent l'être, mais eux-mêmes ne le peuvent pas. En fait, Cairnes est
lui-même amené à dire que l'offre « est limitée par la quantité de marchandises offertes en vente,
et la demande par la quantité de pouvoir d'achat offert pour leur acquisition ». Mais les vendeurs
n'ont pas une quantité fixe de marchandises qu'ils offrent en vente sans condition à n'importe quel
prix; les acheteurs n'ont pas une quantité fixe de pouvoir d'achat qu'ils soient prêts à dépenser en
achats de marchandises quelque élevé que soit le prix qu'ils ont à payer pour elles. Il faut tenir
compte dans l'un et l'autre cas de la relation entre la quantité et le prix, pour compléter l'exposé de
Cairnes, et, lorsqu'on le fait, ou revient à la voie suivie par Mill. Cairnes dit, il est vrai : « La
demande, telle qu'elle est définie par Mill, n'est pas mesurée, comme dans ma définition, par la
quantité de pouvoir d'achat offerte pour satisfaire le désir de marchandises, mais par la quantité de
marchandises pour lesquelles ce pouvoir d'achat est offert ». Il est vrai qu'il y a une grande
différence entre les deux phrases « j'achèterai une douzaine d'œufs » et « j'achèterai un shilling
d'œufs » ; mais il n'y a pas de différence substantielle entre la phrase « j'achèterai douze oeufs s'ils
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 125

Lorsque nous disons que la demande d'une personne pour une chose augmente,
nous voulons dire qu'elle en achètera plus qu'auparavant au même prix, et qu'elle en
achètera autant qu'auparavant à un prix plus élevé. Une augmentation de sa demande
d'une marchandise signifie d'ordinaire une augmentation de la liste entière des prix
auxquels elle est disposée à acheter chaque quantité, et non pas seulement qu'elle soit
disposée à en acheter davantage aux prix courants 1.

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§ 5. - Jusqu'à présent nous n'avons envisagé que la demande d'un seul individu.
Dans le cas particulier d'une marchandise comme le thé, la demande d'une seule
personne représente très bien la demande totale de tout un marché : en effet la
demande de thé est continue, et, comme il peut être acheté en petites quantités, toute
variation de son prix a des chances de se faire sentir sur la quantité qu'un individu en
achète. Mais, même parmi les choses qui sont d'un usage continu, il y en a beaucoup
pour lesquelles la demande d'un seul individu ne peut pas varier continuellement à
tout léger changement de prix, et ne peut varier que par grands sauts. Par exemple,
une légère baisse dans le prix des chapeaux ou des montres n'affectera pas les achats
de tout le monde ; mais elle amènera quelques personnes, qui hésitaient à s'acheter un
chapeau neuf ou une nouvelle montre, à le faire.

Il y a beaucoup de choses pour lesquelles le besoin qu'en a un individu donné est


intermittent, capricieux et irrégulier. Il ne peut pas y avoir de liste des prix de
demande individuelle pour les gâteaux de noce, ou pour les services d'un chirurgien
célèbre. Mais l'économiste s'occupe peu des incidents particuliers de la vie des
individus. Il étudie plutôt « les actions que, sous certaines conditions, on peut attendre
des membres d'un groupe industriel », dans la mesure où les motifs de ces actions
sont mesurables par un prix en monnaie ; dans ces résultats généraux, la variété et
l'intermittence de l'action individuelle se perdent dans l'ensemble relativement
régulier des actions du grand nombre.

Sur de grands marchés - là où riches et pauvres, vieux et jeunes, hommes et fem-


mes, personnes de tous les genres de goûts, de tempéraments et d'occupations, sont
mêlés ensemble - les particularités des besoins individuels se compensent les unes les
autres pour aboutir à des variations relativement régulières de la demande totale.
Toute baisse, quelque petite qu'elle soit, dans le prix d'une marchandise d'un usage
général, aura pour effet, toutes choses restant égales, d'augmenter sa vente ; de même
qu'un mauvais automne augmente la mortalité d'une grande ville, quoique beaucoup
de gens puissent ne pas en souffrir. Si donc nous avions les renseignements néces-

sont à un penny pièce, mais je n'en achèterai que six s'ils sont à un penny et demi » et la phrase
« j'achèterai des oeufs pour un shilling s'ils sont à un penny chaque, mais s'ils coûtent un penny et
demi chaque je n'en achèterai que pour neuf pence ». Si la formule de Cairnes, lorsqu'on la
complète, devient au fond la même que celle de Mill, sa forme est encore plus susceptible
d'induire en erreur. (Voir un article de l'auteur de cet ouvrage Mill's Theory of Value, Fornightly.
Review, avril 1876.)
1 Nous aurons parfois avantage à la désigner sous le nom de « augmentation de son tableau de
demande » (demand schedule). Géométriquement, on la représente en haussant la courbe de
demande, ou, ce qui revient au même, en la faisant mouvoir vers la droite, avec peut-être quelque
modification de forme.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 126

saires, nous pourrions dresser une liste des prix auxquels chaque quantité d'une
marchandise pourrait trouver acheteurs en un lieu donné, dans le courant d'une année,
par exemple.

La demande totale, en un lieu donné, d'une marchandise quelconque, de thé, par


exemple, est la somme des demandes de tous les individus qui s'y trouvent. Quelques-
uns seront plus riches et d'autres plus pauvres que le consommateur individuel dont
nous venons d'étudier la demande ci-dessus ; le goût pour le thé sera chez quelques-
uns plus grand et chez d'autres moindre que chez lui. Supposons qu'il y ait sur la place
un million d'acheteurs de thé, et que la consommation moyenne soit égale à la sienne
pour chaque prix. Alors la demande de cette place est représentée par la même liste de
prix qu'auparavant, si nous écrivons un million de livres de thé au lieu d'une
livre [Voir la note ci-dessous dans l’encadré :].

La demande est représentée par la même courbe que


précédemment, mais un pouce de Ox représente maintenant
dix millions de livres au lieu de 10 livres. On peut définir la
courbe de demande pour un marché de la façon suivante : la
courbe de demande pour une marchandise sur un marché
pendant une unité de temps donnée est le lieu des points de
demande de cette marchandise. C'est-à-dire que c'est une
courbe telle que si, d'un point quelconque P pris sur elle, ou
tire une ligne droite PM perpendiculaire à Ox, PM représente
le prix auquel des acheteurs se présenteront pour acheter une
quantité de la marchandise représentée par OM.

Il y a donc une loi générale de la demande : plus est grande la quantité à vendre,
plus petit doit être le prix auquel elle est offerte pour pouvoir trouver acheteurs ; ou,
en d'autres termes, la quantité demandée augmente avec une baisse de prix, et
diminue avec une hausse de prix. Il n'y a pas de relation uniforme entre la baisse de
prix et l'augmentation de la demande ; une baisse de un dixième peut augmenter les
ventes de un vingtième, ou de un quart, ou les doubler; mais, à mesure que les nom-
bres de la colonne de gauche dans le tableau de demande (demand schedule)
augmentent, ceux de la colonne de droite iront toujours en diminuant 1.

Le prix sera la mesure de l'utilité-limite de la marchandise pour chaque acheteur


individuellement. Nous ne pouvons pas dire que le prix mesure l'utilité-limite en
général, parce que les besoins et les circonstances sont différents suivant les gens.

1 C'est-à-dire que si un point se meut le long de la courbe depuis Oy il se rapprochera constamment


de Ox. Par conséquent, si on tire une ligne droite PT qui touche la courbe à P et rencontre Ox en T,
l'angle PTx est un angle obtus. Il est commode d'exprimer ce fait d'une façon abrégée ; on peut le
faire en disant que PT a une inclinaison négative. Ainsi la seule loi universelle que suive la courbe
de demande c'est qu'elle a une inclinaison négative sur tout le cours de sa longueur.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 127

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§ 6. - Les prix de demande de notre liste sont ceux auxquels les diverses quantités
d'une chose peuvent être vendues sur un marché, pendant un temps donné, et dans des
conditions données. Si les conditions varient à un point de vue quelconque, les prix
devront probablement subir un changement ; or il arrive constamment que le désir
d'une chose se trouve matériellement modifié par un changement de mode, ou par
l'abaissement de prix d'une marchandise rivale, ou par l'invention d'une nouvelle
marchandise. Par exemple, la liste des prix de demande du thé est dressée en suppo-
sant le prix du café connu ; mais un déficit dans la récolte du café ferait hausser les
prix du thé. La demande de gaz est Susceptible de diminuer par suite d'une
amélioration de l'éclairage électrique. C'est ainsi encore qu'une baisse de prix d'une
espèce particulière de thé peut faire qu'elle soit remplacée par une variété inférieure
mais meilleur marché 1.

1 On peut même concevoir, quoique cela ne soit pas probable, qu'une baisse simultanée et propor-
tionnelle dans le prix de toutes les variétés de thé puisse avoir pour effet de diminuer la demande
d'une qualité particulière. Il en sera ainsi si les gens qui consommaient cette qualité, et que
l'abaissement du prix du thé amène à la remplacer par une qualité supérieure, sont plus nombreux
que ceux qui sont amenés à la prendre à la place d'une qualité inférieure. La question de savoir en
quelles catégories il faut grouper les différentes marchandises, doit se trancher d'après chaque cas
particulier. À certains égards, il peut être bon de regarder les thés de Chine et les thés de l'Inde, ou
même les thés de Souchong et les thés de Pekoe, comme des marchandises différentes, et d'avoir
pour chacun d'eux une liste de demande distincte. À d'autres égards, au contraire, il peut être bon
de grouper ensemble des marchandises aussi distinctes que la viande de bœuf et la viande de
mouton, ou même que le thé et le café, et d'avoir une liste unique pour représenter la demande des
deux marchandises réunies; mais en pareil cas, naturellement, on doit convenir du nombre d'onces
de thé que l'on prend comme équivalent d'une livre de café.
En outre, une marchandise peut être simultanément demandée pour différents usages (par
exemple il peut y avoir une a demande composée » de cuir, pour faire des souliers et pour faire des
valises). La demande d'une chose peut encore dépendre de l'offre d'une autre chose sans laquelle
elle ne rendrait pas beaucoup de service (ainsi il y a une « demande solidaire » de coton brut et
d'ouvriers filateurs de coton). De plus, la demande d'une marchandise de la part d'acheteurs qui ne
l'achètent que pour la revendre ensuite, bien qu'elle soit déterminée par la demande des consom-
mateurs définitifs, présente quelques particularités qui lui sont propres. Mais la discussion de tous
ces points sera mieux placée plus tard.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 128

Nous allons maintenant examiner le caractère général de la demande pour


quelques marchandises importantes prêtes à être consommées immédiatement. Nous
continuerons ainsi l'étude faite dans le chapitre précédent sur la variété et la satiabilité
des besoins, mais nous la traiterons à un point de vue différent, celui des statistiques
de prix 1.

1 Un grand changement s'est opéré dans les formes de la pensée économique au cours de la
génération actuelle, par suite de l'adoption générale du langage semi-mathématique pour exprimer
la relation qui existe entre de petites variations de quantité (small increments) d'une marchandise
et de petites variations du prix total payé pour elle, par suite aussi de l'habitude prise de considérer
ces petites variations de prix comme la mesure de variations de plaisir correspondantes. Le
premier pas dans cette voie, et de beaucoup le plus important, fat fait par Cournot (Recherches sur
les Principes Mathématiques de la théorie des Richesses, 1838) ; le suivant par Dupuis (De la
mesure d'utilité des travaux publics, dans les Annales des Ponts et Chaussées, 4844), et par
Gossen (Entwickelunq der Gesetze des menschlichen Verkehrs, 1854). Mais leurs travaux étaient
tombés dans l'oubli, et une partie de ce qu'ils avaient fait fut refait à nouveau et publié presque
simultanément par Jevons et par Charles Menger en 1871, ainsi que par Walras un peu plus tard.
Jevons, presque aussitôt, attira l'attention publique par sa lucidité brillante et son style séduisant. Il
employa ingénieusement le nom nouveau de utilité finale, pour permettre aux gens qui ignoraient
les mathématiques de se faire une idée claire des relations générales qui existent entre les
variations (small increments) de deux choses qui changent graduellement en liaison l'une avec
l'autre. Ses défauts même contribuèrent à son succès. Dans la conviction sincère où il était que
Ricardo et ceux qui l'ont suivi s'étaient trompés, dans leur exposé des causes qui déterminent la
valeur, en omettant d'insister sur la loi de satiété des besoins, il amena beaucoup de gens à penser
qu'il corrigeait de graves erreurs, alors qu'il ne faisait en réalité qu'ajouter des explications
complémentaires très importantes. Il a fait œuvre excellente en insistant sur un fait qui n'est pas
l'un des moins importants, et que ses prédécesseurs, même Cournot, pensaient être trop évident
pour qu'il fut nécessaire de le mentionner, à savoir que la diminution de la demande d'une chose
sur un marché indique une diminution dans l'intensité du désir que les consommateurs individuels
ont de cette chose, parce que leurs besoins commencent à être satisfaits. Mais il a conduit
beaucoup de ses lecteurs à confondre les domaines de l'Hédonique et de l'Économique, en
exagérant les applications de ses phrases favorites et en disant sans préciser (Theory, 2e édit., p.
105) que le prix d'une chose mesure son utilité finale non seulement pour un individu, ce qui peut
être vrai, mais encore pour ci un groupe commerçant » (trading body), ce qui ne peut pas l'être.
Ces questions seront examinées avec plus de développement plus tard à la fin du Livre V, dans
une note sur la théorie de Ricardo touchant les relations du coût de production avec-la valeur.
Une excellente bibliographie de l'économie politique mathématique est donnée par Fisher en
appendice à la traduction anglaise par Bacon du livre de Cournot ; le lecteur peut s'y reporter pour
avoir un aperçu plus détaillé des premiers ouvrages mathématiques sur I'économie politique,
comme aussi des ouvrages de Edgeworth, Pareto, Wicksteed, Auspitz, Lieben, et d'autres. Le livre
de Pantaleoni, Pure Economics, rend pour la première fois accessibles à tous les démonstrations
profondément originales et vigoureuses, quoique parfois abstraites, de Gossen.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 129

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre III : Des besoins et de leur satisfaction

Chapitre quatre
L’élasticité des besoins

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§ 1. - Nous avons vu que la seule loi générale touchant le désir qu'une personne a
d'une marchandise, c'est que ce désir diminue, toutes choses restant égales, avec toute
augmentation de la quantité de cette marchandise dont elle dispose. Mais cette
diminution peut être lente ou rapide. Si elle est lente, le prix que cette personne
consent à donner de la marchandise ne baisse pas beaucoup, alors même que la
quantité dont elle dispose augmente considérablement, et une baisse, même légère, de
prix lui fait augmenter d'une façon relativement importante ses achats. Si, au
contraire, cette diminution est rapide, une légère baisse de prix ne provoque qu'une
augmentation très faible de ses achats. Dans le premier cas, sa disposition à acheter
augmente beaucoup sous l'action d'une tentation même faible : l'élasticité de ses
besoins, dirons-nous, est grande. Dans le dernier cas, la tentation due à la baisse du
prix amène à peine une légère augmentation de son désir d'acheter : l'élasticité de sa
demande est faible. Si une baisse du prix du thé de 16 pence à 15 pence la livre par
exemple fait augmenter beaucoup ses achats, alors, à l'inverse, une augmentation de
prix de 15 à 16 pence les ferait beaucoup diminuer. C'est-à-dire que si la demande est
élastique en cas de baisse de prix, elle l'est également dans le cas inverse d'une
hausse.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 130

Ce qui est vrai pour la demande d'une personne, l'est aussi pour celle de tout un
marché. L'élasticité de la demande sur un marché est dite grande ou faible suivant que
la quantité demandée augmente beaucoup ou augmente peu pour une baisse de prix
donnée, et diminue beaucoup ou diminue peu pour une hausse de prix donnée [Voir la
note ci-dessous dans l’encadré].

Pour parler plus exactement, nous pouvons dire que


l'élasticité de la demande est de 1 lorsqu'une baisse de prix de
1 pour 100 produit un accroissement de 1 pour 100 de la
quantité demandée ; qu'elle est de 2 ou de 1/2, lorsqu'une
baisse de prix de 1 pour 100 provoque une augmentation de 2
ou de 1/2 pour 100 de la demande, et ainsi de suite.
L'élasticité de la demande peut être indiquée sur la courbe de
demande par le procédé suivant. Tirons une ligne qui touche
la courbe à un point P et qui rencontre Ox en T et Oy en t,
alors la mesure de l'élasticité au point P est donnée par le
rapport de PT à Pt.
Si PT est égal à deux fois Pt, une baisse de prix de 1 pour 100 amènera une
augmentation de 2 pour 100 de la quantité demandée ; l'élasticité de la demande serait
de 2. Si PT est égal à 1/3 de Pt, une baisse de prix de 1 pour 100 amènera une
augmentation de demande de 1/3 pour 100 ; l'élasticité de la demande serait de 1/3, et
ainsi de suite. Une autre façon d'arriver au même résultat est la suivante : l'élasticité
au point P est mesurée par le rapport de PT à Pt, c'est-à-dire par celui de MT à MO
(PM étant perpendiculaire à OM) ; par suite, l'élasticité de la demande est égale à 1
quand l'angle TPM est égal à l'angle OPM ; elle augmente à mesure que l'angle TPM
augmente par rapport à l'angle OPM, et vice versa. Voir la note III à l'appendice.

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§ 2. - Le prix qui, pour un homme pauvre, est assez élevé pour être presque
prohibitif, peut être à peine sensible pour le riche ; le pauvre, par exemple, ne boit
jamais de vin, tandis que l'homme très riche eu boit autant qu'il en a fantaisie, sans
même songer à son prix. Pour avoir une notion claire de la loi de l'élasticité de la
demande, il faut donc envisager chaque classe de la société à part. Sans doute il y a
bien des degrés de richesse parmi les riches, et de pauvreté parmi les pauvres ; mais
pour le moment nous négligerons ces subdivisions.

Lorsque le prix d'une chose est très élevé relativement à une classe de gens, ceux-
ci n'en achètent que peu, et, dans certains cas, l'usage et l'habitude peuvent les
détourner d'en faire librement usage, même après que son prix a sensiblement baissé.
Il peut se faire que, même alors, elle continue à n'être employée que dans un petit
nombre d'occasions particulières, ou en cas de maladie grave, etc. Mais les cas de ce
genre, bien qu'ils ne soient pas rares, ne forment pas la règle générale, et, quoiqu'il en
soit, aussitôt qu'une chose est entrée dans l'usage courant, toute baisse de prix consi-
dérable provoque une grande augmentation de la demande. L'élasticité de la demande
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 131

est grande pour les prix élevés; grande encore, ou en tout cas considérable, pour les
prix moyens ; mais elle diminue à mesure que le prix tombe, et peu à peu elle
disparaît si la baisse est telle que la satiété se trouve atteinte.

Cette règle semble s'appliquer à presque toutes les marchandises, ainsi qu'à la
demande de toutes les classes de la société ; avec cette réserve seulement que le
niveau auquel les prix élevés finissent, et où les Prix bas commencent, n'est pas le
même pour les différentes classes ; de même pour le niveau auquel finissent les prix
bas et où commencent les prix très bas. Il y a pourtant bien des particularités de
détail; elles tiennent principalement au fait que, pour certaines marchandises, la
satiété vient vite, tandis qu'il en est d'autres (surtout les choses employées dans un but
d'ostentation) que les hommes désirent d'une façon presque illimitée. Pour ces
dernières, l'élasticité de la demande reste considérable, quelque bas qu'en puisse
tomber le prix, tandis que pour les autres la demande perd presque toute son élasticité
dès que le prix est tombé un peu bas [Voir la note ci-dessous dans l’encadré :].

Prenons comme exemple la demande de petits pois dans une ville où tous les
légumes sont apportés et vendus sur un seul marché. Au début de la saison on en
apporte peut-être 100 livres par jour que l'on vend 1 shilling la livre; plus tard 50Q
livres vendues à 6 pence ; puis 1.000 vendues à 4 pence, 5.000 vendues à 2 pence, et
10.000 vendues à 1 1/2 penny.
La demande est représentée sur la
figure 4, un pouce de Ox représentant 5.000
livres et un pouce de Oy représentant 10
pence. Alors une courbe passant par les
points p1 , p2 ... p5 , déterminés comme la
figure l'indique, sera la courbe de demande
totale. Mais cette demande totale est formée
des demandes des classes riches, des classes
moyennes et des classes pauvres. Les quan-
tités que chacune de ces classes demande,
peuvent être représentées par les tableaux
suivants :

Prix par livre Nombre de livres achetées


en pence
Classes riches Classes moyennes Classes pauvres Total

12 100 0 0 100
6 300 200 0 500
4 500 400 100 1.000
2 800 2.500 1.700 5.000
1 1/2 1.000 4.000 5.000 10.000
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 132

Ces tableaux sont présentés sous la forme de courbes dans les figures 5, 6 et 7 qui
montrent les demandes des- classes riches, moyennes et pauvres, représentées d'après
la même échelle que dans la figure 4. Ainsi, par exemple, les lignes AH, BK et CL
représentent chacune un prix de 2 pence, et ont chacune 0 pouce, 2 de longueur ; OH
= O pouce, 16, représentant 800 livres ; OK = O pouce, 5 représentant 2.500 livres et
OL O pouce, 34 représentant 1.700 livres, tandis que OH + OK + OL 1 pouce, c'est-à-
dire = Om4 dans la figure 4. Cela peut servir d'exemple pour montrer comment
diverses courbes de demande partielles, dessinées d'après la même échelle, peuvent
être superposées horizontalement pour donner la courbe de demande totale
représentant l'ensemble de ces demandes partielles.

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§ 3. - Il y a certaines marchandises dont les prix courants en Angteterre sont très


bas, même à l'égard des classes pauvres. Il en est ainsi, par exemple, du sel, d'un
grand nombre d'ingrédients et de condiments, des médicaments bon marché. Il est
douteux qu'une baisse de prix puisse faire augmenter beaucoup la consommation de
ces marchandises.

Pour la viande, le lait, le beurre, la laine, le tabac, les fruits importés, les soins
médicaux ordinaires, toute variation de leurs prix courants entraîne de grands chan-
gements dans la consommation des classes ouvrières et de la partie inférieure des
classes moyennes; mais, quelque bon marché que ces objets puissent devenir, le riche
n'en augmenterait pas beaucoup pour cela sa consommation personnelle. En d'autres
termes, la demande directe de ces marchandises est très élastique dans les classes
ouvrières et dans les couches inférieures des classes moyennes, mais elle ne l'est pas
pour les riches. Mais la classe ouvrière est très nombreuse, et la consommation qu'elle
fait des choses qui sont bien à sa portée dépasse de beaucoup celle des riches ; aussi,
la demande des choses de cette espèce est-elle dans l'ensemble très élastique. Il y a
peu de temps, le sucre appartenait aussi à ce groupe de marchandises ; mais son prix a
tellement baissé en Angleterre qu'il est maintenant très faible même à l'égard des
classes ouvrières, et la demande n'en est par suite plus élastique 1.

1 Nous devons cependant rappeler que le tableau de demande (demand schedule) d'une marchandise
quelconque dépend dans une grande mesure du fait que les prix des marchandises rivales restent
fixes ou au contraire varient avec son prix à elle. Si nous séparons la demande de viande de bœuf
et celle de viande de mouton, et si nous supposons que le prix du mouton reste fixe tandis que
celui du bœuf varie, alors la demande de bœuf devient extrêmement élastique. En effet, toute
baisse légère dans le prix du bœuf amène beaucoup de gens à en acheter au lieu de mouton, et fait
augmenter considérablement sa consommation : à l'inverse, une hausse de prix même légère
amène beaucoup de gens à manger du mouton en se passant presque complètement de bœuf. Mais
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 133

Les prix des fruits d'espalier, des meilleures qualités de poisson, et autres objets
de luxe d'un coût modéré, permettent à la consommation qu'en font les classes
moyennes d'augmenter beaucoup en cas de baisse de prix ; en d'autres termes, la
demande des classes moyennes pour ces objets est très élastique. Au contraire, la
demande des riches et des ouvriers l'est beaucoup moins : pour les premiers, parce
qu'ils en sont déjà presque rassasiés ; pour les derniers, parce que le prix reste encore
trop élevé pour eux.

Pour les choses comme vins rares, fruits hors de saison, soins des médecins
célèbres, et conseils des grands avocats, les prix courants sont si élevés que la
demande vient presque toute des riches ; mais cette demande a toujours une élasticité
considérable. En ce qui concerne les objets d'alimentation les plus coûteux, la
demande vient en réalité du désir de se distinguer et de briller; aussi est-elle presque
insatiable 1.

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§ 4. - Le cas des choses de nécessité est un cas exceptionnel. Que le prix du blé
soit très élevé, ou qu'il soit très bas, la demande a très peu d'élasticité. Il en est ainsi,
du moins, si nous admettons que le blé, même lorsqu'il est rare, soit encore pour
l'homme la nourriture la moins chère; et que, même lorsqu'il est en abondance, on
n'en fasse pas d'autre usage. Nous savons qu'une baisse du prix du pain de 6 à 4 pence
le quarter n'augmente à peu près pas la consommation. En ce qui concerne l'autre bout
de l'échelle il est plus difficile de parler avec certitude, parce que nous n'avons rien eu
en Angleterre qui ressemble à une disette depuis la suppression des lois sur les
céréales. Mais, d'après l'expérience de temps moins heureux, nous pouvons dire que
des déficits de 1, 2, 3, 4 ou 5 dixièmes dans l'offre, amèneraient une hausse de prix de
3, 8, 16, 28 ou 45 dixièmes [Voir la note ci-dessous dans l’encadré :].

C'est là la célèbre estimation établie par Gregory King. Sa portée


pour la loi de la demande est admirablement étudiée par Lord
Lauderdale (Inquiry, pp. 51-53). Elle est représentée dans la figure
8 par la courbe DD', le point A correspondant au prix ordinaire. Si
nous tenons compte du fait que lorsque le prix du blé est très bas, il
peut être employé, comme on le fit par exemple en 1834, pour
nourrir le bétail, les moutons, ,es pores, pour la brasserie et la distil-
lation, la partie inférieure de la courbe prendrait une forme assez
semblable à celle de la ligne pointillée sur la figure.

en considérant ensemble les diverses espèces de viande fraîche, en supposant que leurs prix restent
à peu près dans les mêmes rapports les uns à l'égard des autres, et qu'ils ne diffèrent pas beaucoup
de ceux qui prévalent à l'heure actuelle en Angleterre, on doit dire que leur tableau de demande
(demand schedule) n'offre qu'une élasticité modérée. Des remarques semblables s'appliquent au
sucre de betterave et de canne. Comparez la note 1 de la section § 6 du chapitre III du livre III.
1 Voir ci-dessus ch. II, § 1. En avril 1894, par exemple, six oeufs de pluviers, les premiers de la
saison, se vendirent à Londres 10 shillings 6 pence chaque. Le jour suivant, il y en avait davan-
tage, et le prix tomba à 5 shillings ; le jour suivant à 3 shillings, et une semaine après le prix était
de 4 pence.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 134

Et si nous supposons que, lorsque le prix est très élevé, des substituts meilleur marché puissent
remplacer le blé, la partie supérieure de la courbe prendrait la forme indiquée par la partie supérieure
de la ligne pointillée.

Des variations de prix beaucoup plus grandes que Celles-là n'ont d'ailleurs pas été
rares. Ainsi, en 1335, le blé se vendit à Londres 10 shillings le bushel, et l'année
suivante il se vendit 10 pence.

Il petit même y avoir des variations plus fortes que celles-là dans le prix d'une
chose qui n'est pas une chose de nécessité, si elle est périssable, et si la demande n'en
est pas élastique : c'est ainsi que le poisson petit être très cher un jour, et deux ou trois
jours après être vendu comme engrais.

L'eau est l'une de ces choses peu nombreuses dont nous pouvons observer la
consommation à tous les prix, depuis le plus élevé, jusqu'à la complète gratuité. À des
prix modérés la demande en est très élastique ; mais les divers besoins qu'elle peut
satisfaire sont susceptibles de l'être complètement: aussi, à mesure que son prix
descend vers zéro, la demande perd toute élasticité. On peut en dire à peut près autant
du sel. En Angleterre son prix est si bas, que la demande de sel en tant qu'objet
d'alimentation n'a pas du tout d'élasticité ; mais dans l'Inde le prix en est relativement
haut, et la demande a une certaine élasticité.

Le prix des logements, au contraire, n'est jamais tombé très bas, sauf lorsqu'une
localité s'est trouvée abandonnée par ses habitants. Partout où les conditions de la
société sont saines, et où la prospérité générale ne rencontre pas d'obstacle, il semble
que la demande de logements soit toujours élastique, par suite tout à la fois des
avantages réels et de la considération sociale que l'on tire de son logement. En ce qui
concerne les vêtements pour lesquels n'intervient aucune idée de luxe, la satiété est
vite atteinte : lorsque leur prix est bas, la demande n'en a presque pas d'élasticité.

Pour les choses d'une qualité plus relevée, la demande dépend beaucoup du goût
de chacun: il y a des gens qui se soucient peu que leur vit) ait un fin bouquet, pourvu
qu'ils puissent en boire abondamment; d'autres recherchent la bonne qualité, mais
sont vite rassasiés. Dans les régions ouvrières, les morceaux intérieurs et les bons
morceaux sont vendus à peu près au même prix : mais dans le nord de l'Angleterre,
grâce à certains ouvriers bien payés, le goût de la bonne viande s'est développé, et on
la paye presque aussi chère qu'à Londres dans le West End où le prix se trouve élevé
artificiellement par la nécessité d'envoyer les morceaux inférieurs au loin pour les
vendre. L'habitude aussi fait naître des répulsions acquises, tout comme des goûts
acquis. Des illustrations qui augmentent pour beaucoup de lecteurs l'attrait d'un livre,
écarteront au contraire des lecteurs habitués à des œuvres plus artistiques. Une
personne d'un goût musical affiné évitera dans une grande ville les mauvais concerts ;
elle les suivrait peut-être avec plaisir si elle vivait dans une petite ville où il soit
impossible d'entendre de bons concerts, parce qu'il n'y a pas assez de personnes
disposées à payer le prix élevé nécessaire à en couvrir la dépense. Pour la musique de
premier ordre la demande n'est élastique que dans les grandes villes; pour la musique
de second ordre la demande est élastique à la fois dans les grandes et dans les petites
villes.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 135

D'une façon générale, les choses dont la demande a le plus d'élasticité sont celles
qui sont susceptibles d'être employées de beaucoup de façons différentes. L'eau, par
exemple, est utilisée d'abord comme boisson, puis pour la cuisine, puis pour la
lessive, et ainsi de suite. Lorsque, sans qu'il y ait disette extrême, l'eau se vend au
seau, il peut se faire que le prix en soit assez bas pour permettre, même aux gens des
classes pauvres, d'en boire autant qu'ils en ont envie, mais que pour la cuisine ils
emploient parfois la même eau deux. fois ou plus, et qu'ils s'en servent rarement pour
laver. Les gens dès classes moyennes n'emploieront peut-être pas deux fois la même
eau pour la cuisine ; mais pour laver ils feront servir beaucoup plus longtemps le
même seau d'eau que s'ils en avaient une quantité illimitée à leur disposition. Lorsque
l'eau est fournie par des conduites, et se paye au mètre cube à un prix très bas, bien
des gens en emploient, même pour laver, autant qu'ils ont envie de le faire.
Lorsqu'elle ne se paye pas au mètre, mais par abonnement, pour un prix annuel fixe,
et qu'on peut l'avoir partout où l'on en a besoin, l'emploi en est poussé pour chaque
usage jusqu'à complète satiété 1.

D'une façon générale aussi, les choses dont la demande a au contraire très peu
d'élasticité sont : premièrement les objets de nécessité absolue (s'opposant aux objets
de nécessité conventionnelle dont le rôle est de maintenir l'aptitude productrice);
secondement certains de ces objets de luxe que les riches consomment sans y consa-
crer beaucoup de leur revenu.

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§ 5. - Jusqu'à présent nous n'avons pas tenu compte des difficultés qu'il y a à
dresser des listes exactes de prix de demande et à les interpréter correctement. La
première que nous ayons à envisager vient de l'élément de temps, source de plusieurs
des plus grosses difficultés en économique.

Une liste de prix de demande représente les changements de prix d'une marchan-
dise dus aux variations des quantités offertes en vente, toutes choses restant égales ;
mais, en fait, les choses restent rarement égales pendant la période de temps
nécessaire pour réunir des statistiques complètes et dignes de foi. Toujours des causes
perturbatrices se présentent, dont les effets sont confondus avec ceux de la cause
particulière que nous désirons étudier, sans pouvoir en être aisément séparés. Cette
difficulté se trouve aggravée parle fait que, en économique, une cause produit

1 Ainsi donc la demande totale d'une chose comme l'eau, de la part d'une personne, est l'ensemble
(ou le composé, voir liv. V, chap. VI, § 3) de sa demande pour chaque usage de cette chose ; tout
comme la demande d'une marchandise susceptible d'un seul usage de la part d'un groupe de
personnes de fortunes différentes est le total des demandes de chaque membre du groupe. Autre
chose : la demande de petits pois de la part d'une personne riche est considérable même lorsqu'ils
sont très chers, mais lorsque leur prix baisse elle perd toute élasticité à un prix qui est encore élevé
pour le consommateur pauvre; de même la demande d'une personne en eau à boire est
considérable, même lorsque l'eau est très chère, mais elle perd toute élasticité même à un prix qui
est encore relativement élevé quant à sa demande en eau pour nettoyer sa maison. Le total des
demandes de petits pois de la part d'un certain nombre de personnes de classes différentes garde
bien plus longtemps son élasticité que la demande d'une seule personne ; de même la demande en
eau de la part d'une personne pour ses différents usages garde son élasticité beaucoup plus
longtemps que sa demande en eau pour un seul de ses usages. Voir un article de J.-B. CLARK, A
Universal Law of Economic Variation, dans Harvard Journal of Economics, vol. VIII.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 136

rarement ses pleins effets en une fois, mais qu'ils durent souvent après qu'elle a cessé
d'exister.

C'est ainsi, par exemple, que le pouvoir d'achat de la monnaie est en continuel état
de changement ; il nous faut donc corriger les résultats que nous avons obtenus en
raisonnant comme si la monnaie gardait une valeur uniforme. On peut cependant
triompher assez bien de cette difficulté, puisque nous pouvons constater avec une
exactitude suffisante les changements importants qui se produisent dans le pouvoir
d'achat de la monnaie.

Ensuite viennent les changements que subissent la prospérité générale et le


pouvoir d'achat dont dispose la société dans son ensemble. L'influence de ces
changements est grande, mais moins peut-être qu'on ne le suppose généralement. En
effet, lorsque la prospérité se ralentit, les prix baissent, et cela augmente les ressour-
ces de ceux qui jouissent de revenus fixes, au détriment de ceux qui tirent leurs
revenus des profits du commerce ou de l'industrie. Les mouvements de prospérité
décroissante sont appréciés par l'opinion courante presque entièrement d'après les
pertes manifestes de cette dernière classe de gens; mais les statistiques touchant
l'ensemble de la consommation de marchandises comme le thé, le sucre, le beurre, la
laine, etc., prouvent que, dans l'ensemble, la puissance d'achat des gens ne diminue
pas beaucoup pendant ces périodes-là. Il n'en est pas moins vrai qu'elle diminue, et
pour tenir compte de cette diminution il faut la préciser, en comparant les prix et la
consommation d'un nombre de choses aussi grand que possible.

Ensuite viennent les changements dus au développement graduel de la population


et de la richesse. Pour ceux-là, il est aisé d'apporter les corrections numériques néces-
saires, lorsque les faits sont connus [Voir la note ci-dessous dans l’encadré :].

Lorsqu'un tableau statistique indique le développement graduel de la


consommation d'une marchandise pendant toute une longue série d'années,
nous pouvons avoir besoin de comparer entre eux les pourcentages dont elle
augmente chaque année. Cela peut se faire assez aisément avec un peu de
pratique. Mais lorsque les chiffres sont exprimés sous la forme d'un
diagramme statistique, on ne peut le faire qu'après avoir à nouveau transformé
le diagramme en chiffres, et c'est une des causes de la défaveur dans laquelle
beaucoup de statisticiens tiennent la méthode graphique.

Or, par la connaissance d'une simple règle, la balance peut être retournée en faveur de la méthode
graphique, au moins pour ce qui concerne ce point. La règle est la suivante : Supposons que le chiffre
indiquant la consommation d'une marchandise (ou l'importance d'un commerce, ou le rendement d'un
impôt, etc.) soit représenté par des lignes horizontales, parallèles à Ox (fig. 9), pendant que les années
correspondantes sont, selon le procédé ordinaire, marquées à égale distance le long de Oy. Pour
mesurer le taux d'augmentation à un point P, placez une règle touchant la courbe en P. Supposons
qu'elle rencontre Oy en t, et que N soit le point qui se trouve sur Oy à la même hauteur verticale que P :
alors le nombre d'années comprises sur Oy dans l'intervalle Nt est l'inverse de la fraction qui indique le
taux annuel d'accroissement. C'est-à-dire que si NT comprend vingt années, la quantité augmente au
taux de 1/20, c'est-à-dire de cinq pour cent par an ; si Nt comprend vingt-cinq années, l'augmentation
annuelle est de 1/25 ou de quatre pour cent, et ainsi de suite. Voir une étude de l'auteur de cet ouvrage
dans le numéro du Jubilé du Journal of the London Statistical Society, juin 1885 ; voir aussi note IV à
l'appendice.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 137

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§ 6. - Il faut encore tenir compte des changements de mode, de goût et


d'habitude 1, de la découverte de nouvelles façons d'employer une marchandise, de
l'invention, du perfectionnement, ou de la diminution de prix d'autres objets qui
peuvent être employés aux mêmes usages qu'elle. Dans tous ces cas une grosse
difficulté est de tenir compte du temps qui s'écoule entre la cause économique et son
effet. Car il faut du temps pour que la hausse de prix d'une marchandise produise son
plein effet sur la consommation. Il faut du temps pour que les consommateurs se
familiarisent avec les substituts qui peuvent être employés à sa place, et peut-être
pour permettre aux producteurs de s’habituer à produire ces substituts en quantités
Suffisantes. Il peut falloir du temps encore pour que l'on prenne l'habitude de se
familiariser avec les nouvelles marchandises, et pour que l'on trouve des procédés
permettant de les employer avec économie.

Par exemple, lorsque le bois et le charbon de bois devinrent chers en Angleterre,


l'habitude de se servir de houille ne se développa que lentement, les loyers ne furent
adaptés que lentement à son usage, et le commerce ne s'en organisa pas vite, même
dans les endroits où elle pouvait être aisément apportée par eau : l'invention des
procédés permettant de l'employer comme substitut du charbon de bois dans
l'industrie alla encore plus lentement et elle est même à peine terminée aujourd'hui.
De même, lorsque, il y a quelques années, le prix de la houille devint très élevé, cela
stimula beaucoup l'invention de procédés pour l'économiser, en particulier dans la
production du fer et dans celle de la vapeur; mais peu de ces inventions avaient eu le
temps de produire leurs résultats pratiques lorsque la période de cherté prit fin. De
même, lorsqu'une nouvelle ligne de tramway ou un nouveau chemin de fer suburbain
sont ouverts, ceux-là même qui habitent à côté de la ligne ne prennent pas tout de
suite l'habitude de s'en servir autant qu'ils le pourraient, et un grand laps de temps
s'écoule avant qu'un certain nombre de ceux dont les bureaux ou les ateliers sont près
d'un bout de la ligne changent de logement pour aller habiter. à l'autre bout. De
même, lorsque le pétrole commença à devenir abondant, peu de gens se mirent
aussitôt à s'en servir couramment; peu à peu le pétrole et les lampes à pétrole
devinrent familiers à toutes les classes de la société : ce serait donc reconnaître trop
d'influence à la baisse de prix qui s'est produite depuis lors, si on lui attribuait
entièrement l'augmentation de la consommation.

Une autre difficulté du même genre, c'est qu'il y a beaucoup d'achats qui peuvent
être ajournés pendant un certain temps, mais non pendant longtemps. Il en est souvent
ainsi pour les vêtements, et autres choses qui s'usent peu à peu, et que l'on peut faire
servir plus longtemps que d'habitude lorsque les prix sont élevés. Par exemple, au
début de la cotton famine, on constata que la consommation de coton en Angleterre
était très faible. Cela était partiellement dû à ce que les commerçants au détail
réduisirent leur stock, mais surtout à ce que les gens firent servir leurs objets de coton
aussi longtemps que possible sans en acheter d'autres. En 1864, cependant, beaucoup
se trouvèrent hors d'état d'attendre plus longtemps, et la quantité de coton qui entra
dans la consommation du pays cette année-là fut bien plus grande, quoique le prix fût

1 Sur l'influence de la mode, voir des exemples dans les articles de miss Foley (Economic Journal,
vol. III) et de Miss Heather Bigg (Nineteenth Century, vol. XXIII).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 138

beaucoup plus élevé que dans aucune des années précédentes. Pour les marchandises
de ce genre, une disette soudaine n'a donc pas pour effet d'élever immédiatement le
prix jusqu'au niveau qui correspond véritablement à la diminution de l'offre. De
même aux États-Unis, après la grande dépression commerciale de 1873, on a signalé
que l'industrie des chaussures Se ranima avant l'industrie du vêtement ; la raison en
est qu'il y a en réserve une grande quantité de vieux habits et de vieux chapeaux que
l'on jette comme usés aux époques de prospérité, mais il n'en est pas ainsi au même
degré pour les chaussures.

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§ 7. - Ces difficultés tiennent au fond même : mais il y en a d'autres qui tiennent


simplement aux défauts plus ou moins inévitables de nos sources statistiques.
Nous désirons obtenir, si possible, une liste des prix auxquels différentes quantités
d'une marchandise peuvent trouver acheteurs pendant un temps donné sur un marché.
Un marché parfait est une région, grande ou petite, où il y a un certain nombre
d'acheteurs et un certain nombre de vendeurs, tous si bien sur leurs gardes et si bien
au courant des affaires des uns des autres, que le prix soit toujours en pratique le
même pour toute la région. Mais outre que les gens qui achètent pour leur propre con-
sommation et non pour revendre, ne sont pas toujours à l'affût de tous les
changements qui peuvent se produire sur le marché, de plus, dans beaucoup de
transactions il n'y a pas moyen de constater exactement quels sont les prix payés. En
outre, il est rare que les limites géographiques d'un marché soient tracées d'une façon
nette, sauf lorsqu'elles sont marquées par la mer ou par des lignes douanières, et
aucun pays n'a de statistiques exactes des marchandises produites chez lui pour la
consommation intérieure.

De plus, même lorsqu'on peut dresser des statistiques, elles offrent généralement
quelque ambiguïté. Elles indiquent d'ordinaire les marchandises comme entrées dans
la consommation dès qu'elles passent entre les mains des marchands au détail; par
suite, il n'est pas facile de distinguer entre une augmentation du stock des marchands
et une augmentation de la consommation. Or les deux choses sont gouvernées par des
causes différentes. Une augmentation de prix tend à arrêter la consommation ; mais si
l'on prévoit que l'augmentation doive continuer, il arrivera probablement, comme
nous l'avons déjà signalé, que les marchands au détail augmenteront leurs stocks 1
En outre, il est difficile d'affirmer que les marchandises en question soient tou-
jours de la même qualité. Après un été sec le blé peut être peu abondant, mais il est
d'une qualité exceptionnelle, et les prix pour l'année qui suit la récolte paraissent être
plus élevés qu'ils ne le sont en réalité. Il est possible de tenir compte de ce fait,

1 Lorsqu'on examine les effets des impôts, on a l'habitude de comparer entre elles les quantités
entrées dans la consommation avant et après l'établissement de l'impôt. Mais cela n'est pas exact.
Les marchands au détail, prévoyant l'impôt, augmentent beaucoup leurs stocks avant son établis-
sement, et pendant quelque temps ensuite ils n'ont que très peu à acheter. Et vice versa lorsqu'un
impôt est abaissé. De plus, les droits élevés ont pour effet de fausser les résultats. Par exemple,
lorsque le ministre Rockingham, en 1766, abaissa le droit de douane sur les mélasses de 6 pence à
1 penny le gallon, l'importation nominale des mélasses à Boston augmenta cinquante fois. Cela fut
principalement dû au fait que, avec le droit de 1 penny, il était meilleur marché de payer le droit
que de faire la contrebande.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 139

maintenant que le blé sec de Californie sert d'étalon. Mais il est presque impossible de
tenir compte des différences de qualité pour un grand nombre de marchandises
manufacturées. Cette difficulté se présente même dans le cas d'une marchandise
comme le thé : la substitution, dans ces dernières années, du thé indien au thé chinois
qui est plus faible, fait que l'augmentation réelle de la consommation est plus grande
qu'il ne paraît d'après les statistiques.

Note sur les statistiques


de consommation

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§ 8. - Beaucoup de gouvernements publient des statistiques générales de consom-


mation touchant certaines espèces de marchandises. Mais, en partie pour les raisons
qui viennent d’être indiquées, elles nous sont de très peu d'utilité, soit pour nous aider
à tracer les relations qui existent entre les variations de prix et les quantités achetées,
soit aussi pour nous aider à apercevoir comment se répartissent entre les diverses
classes de la société les différentes sortes de consommations.

En ce qui concerne le premier de ces objets, c'est-à-dire la découverte des lois


relatives aux variations de la consommation qu'entraînent les variations de prix, il
semble que l'on pourrait tirer un grand parti de l'idée indiquée par Jevons (Theory, pp.
11, 12) au sujet des livres des marchands au détail. Un boutiquier, ou le directeur d'un
magasin coopératif, dans les quartiers ouvriers d'une ville industrielle, a souvent le
moyen de connaître avec une exactitude suffisante la situation financière de la plupart
de ses clients. Il peut savoir combien de fabriques travaillent, et pendant combien
d'heures par Semaine, et il peut être au courant de toutes les modifications impor-
tantes que subissent les salaires : en fait c'est son métier de savoir tout cela. Et
d'ordinaire ses clients ont vite fait de s'apercevoir des changements survenus dans le
prix des choses qu'ils consomment couramment. Il se trouvera donc souvent en
présence de cas où la consommation d'une marchandise augmentera par suite d'une
baisse de son prix, la cause produisant ses effets rapidement, et les produisant sans
l'intervention d'autres causes perturbatrices. Alors même que des causes perturba-
trices interviendraient, il sera souvent à même de tenir compte de leur influence. Par
exemple, il saura que, à l'approche de l'hiver, le prix du beurre et celui des légumes
haussent ; mais le froid fait que l'on aime manger plus de beurre et moins de légume :
par suite, si les prix de ces deux marchandises, légumes et beurre, haussent au
moment de l'hiver, il s'attendra à voir la consommation des légumes baisser beaucoup
plus qu'elle ne l'aurait fait sous la seule action de la hausse du prix, et au contraire la
consommation du beurre baisser beaucoup moins. Si cependant, dans deux hivers
consécutifs, le nombre de ses clients a été à peu près le même, et s'ils ont touché à peu
près les mêmes salaires ; si, d'autre part, le prix du beurre a été sensiblement plus
élevé dans une année que dans l'autre, alors la comparaison de ses livres pendant les
deux hivers fournira des indications très exactes touchant l'influence qu'exercent les
changements de prix sur la consommation. Les commerçants au détail qui fournissent
d'autres classes de la société doivent parfois être à même de constater des faits
semblables touchant la consommation de leurs clients.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 140

Si l'on arrivait à dresser un nombre suffisant de tableaux de demande pour diffé-


rentes classes de la société, ils fourniraient le moyen d'estimer indirectement les
variations de la demande totale qu'entraînent de grandes variations de prix, et par là le
moyen d'obtenir un résultat qu'il est impossible d'atteindre par une autre voie. En
effet, en règle générale, le prix d'une marchandise ne varie qu'entre des limites
étroites ; les statistiques ne nous fournissent donc aucun moyen direct de deviner ce
qu'en deviendrait la consommation si son prix devenait cinq fois plus élevé ou
tombait à Un cinquième de son prix actuel. Mais nous savons que sa consommation
serait restreinte presque entière ment aux riches si son prix était très haut, et que si
son prix tombait très bas, la plus grosse partie de ses acheteurs se trouveraient dans
les classes ouvrières. Si donc le prix actuel est très élevé relativement aux classes
moyennes ou aux classes ouvrières, nous pouvons, d'après les lois qui régissent leur
demande au prix actuel, estimer ce que serait la demande des riches si le prix s'élevait
au point de devenir très élevé même pour eux. D'un autre côté, si le prix actuel est
modéré relativement aux ressources des riches, nous pouvons inférer de leur demande
ce que serait la demande des classes ouvrières si le prix tombait assez pour devenir
modéré même pour eux. C'est seulement en réunissant ainsi des lois de demande
fragmentaires, que nous pouvons espérer arriver par approximation à une loi exacte
pour des prix offrant entre eux de grands écarts. (C'est-à-dire que la courbe de
demande générale d'une marchandise ne peut pas être tracée avec certitude. sauf dans
le voisinage immédiat du prix courant, jusqu'au moment où nous pourrons arriver à la
tracer en réunissant les courbes fragmentaires de demande des différentes classes de
la société. Comparer le second paragraphe de ce chapitre).

Lorsque l'on aura fait quelque progrès pour ramener à des lois précises la
demande des marchandises qui sont destinées à la consommation immédiate, alors,
mais alors seulement, il y aura lieu d'essayer de faire de même pour les demandes
secondaires qui en dépendent : notamment la demande du travail des ouvriers et de
tous ceux qui participent à la production de marchandises en vue de la vente ; ou
encore la demande de machines, usines, voies ferrées, matières premières et autres
instruments de production. Quant aux médecins, aux domestiques et à tous ceux qui
ont directement à faire au consommateur, la demande de ce genre de travail a le
même caractère que la demande des marchandises de consommation immédiate, et
ses lois peuvent être recherchées de la même manière.

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§ 9. - Il est très important, mais aussi très difficile, de constater quelles sont les
proportions suivant lesquelles les différentes classes de la société distribuent leurs
dépenses entre les choses de nécessité, les choses de confort et les choses de luxe;
entre les choses qui procurent seulement des plaisirs actuels, et celles qui procurent
des réserves de force physique et morale ; enfin entre les choses qui satisfont les
besoins inférieurs, et celles qui stimulent et développent des besoins plus élevés.
Diverses tentatives ont été faites dans ce sens sur le Continent dans les cinquante
dernières années, et, depuis quelque temps, le sujet a été étudié avec un soin de plus
en plus grand, non seulement sur le Continent, mais aussi en Amérique et en
Angleterre.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 141

Nous nous contenterons de citer ici le tableau dressé par le grand statisticien Dr
Engel pour la consommation des classes ouvrières intérieures et moyennes dans la
Saxe en 1857 ; il a servi de guide et de terme de comparaison pour les enquêtes
suivantes.

Dépenses Proportions des dépenses faites dans la famille


D'une personne
D'un ouvrier ayant D'un ouvrier ayant de la classe moyenne
un revenu annuel un revenu annuel
ayant un revenu
de 45 à 60 £. de 90 à 120 £.
de 150 à 200 £.
1. nourriture 62 pour cent 55 pour cent 50 pour cent
2. vêtement 16 pour cent 18 pour cent 18 pour cent
3. logement 12 pour cent 12 pour cent 12 pour cent
4 éclairage et chauffage 5 pour cent 5 pour cent 5 pour cent
5. éducation 2 pour cent 3,5 pour cent 5,5 pour cent
6. protection légale 1 pour cent 2 pour cent 3 pour cent
7. soins de santé 1 pour cent 2 pour cent 3 pour cent
8. confort et distractions 1 pour cent 2,5 pour cent 3,5 pour cent
Totaux 100 pour cent 100 pour cent 100 pour cent

On a souvent réuni et comparé des budgets d'ouvriers. Mais les ouvriers qui
prennent la peine de tenir volontairement leurs comptes ne sont pas des hommes
ordinaires, bien moins encore ceux qui les tiennent avec soin. Lorsqu'il faut compléter
les comptes à l'aide de la mémoire, la mémoire est portée à se laisser influencer par la
façon dont l'argent aurait dû être dépensé, surtout si ces comptes sont destinés à être
lus par d'autres. Ce sont là des faits dont souffrent ces genres de recherches. Dans ce
domaine où se touchent l'économie domestique et l'économie publique, de grands
services pourraient être rendus par ceux qui ont peu de goût pour les spéculations plus
générales et plus abstraites 1.

1 Des budgets d'ouvriers ont été réunis par Eden à la fin du XVIIIe siècle, et l'on trouve beaucoup
d'informations de toute espèce sur les dépenses des classes ouvrières dans les rapports des
Enquêtes sur l'assistance, sur les fabriques, etc. (Commissions on Poor-relif, Factories, etc.). Voir
aussi : un article sur les salaires et les prix dans le Companion du British Almanack de 1834 ;
Workmen's Budgets in Manchester dans le Statistical Journal, 1841-1842 ; TUCKETT, Labouring
Population, 1846 ; SARGANT, Economy of the Working Classes, 1857; rapports des consuls de
Sa Majesté On the Condition of the Working Classes in Foreign Countries, 1872 ; l'enquête du
Board of Trade en 1887 ; M. HIGGS, Workmen's Budgets, Statistical Journal, 1893 ; rapports de
la Sous-commission de l'agriculture dans l'Euquête sur le travail (Labour Commission) de 1893,
1894; quelques articles dans les volumes V et VI du Bulletin de l'Institut international de
statistique, dans le vol. V on trouve un aperçu étendu des résultats des grands ouvrages de Le
PLAY, Les ouvriers européens ; le livre du Dr GRUBER, Die Haushaltung der arbeitenden
Klassen, contient le résumé d'un grand nombre d'enquêtes faites sur le continent. On a fait
beaucoup dans la même voie aux États-Unis ; voir YOUNG, Labour in Europe and America ; les
rapports des divers Bureaux du travail américains, et surtout les rapports des enquêtes du travail de
1886 et 1891 ; l'introduction du Professeur FALKNER au Report on Wholesale Prices, présenté
au Sénat en 1893.
La méthode de Le Play est l'étude intensive de tous les détails de la vie domestique d'un petit
nombre de familles choisies avec soin. Pour bien l'employer, il faut une rare union de jugement
pour choisir les cas, de perspicacité et de sympathie pour les interpréter. Lorsqu'elle est bien
employée, c'est la meilleure de toutes les méthodes ; mais, en des mains ordinaires, elle peut
amener à des conclusions générales plus incertaines encore que celles obtenues par la méthode
extensive qui consiste à réunir plus rapidement des observations très nombreuses, à les ramener
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 142

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre III : Des besoins et de leur satisfaction

Chapitre cinq
Croix entre différents usages de la même
chose. Usages immédiats et usages
différés

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§ 1. - Dans l'économie primitive, la ménagère, lorsqu'elle a constaté que la tonte


de l'année lui a donné un nombre limité d'écheveaux de fil, considère l'ensemble des
besoins de la maison en vêtements, et s'efforce de répartir le fil entre eux de façon à
contribuer le plus possible au bien-être de la famille. Elle pensera qu'elle s'est
trompée si, après coup, elle a lieu de regretter de n'avoir pas fait, par exemple, plus de
chaussettes et moins de gilets. Cela voudrait dire qu'elle a mal calculé les points où il

autant que possible à une forme statistique, et à prendre de larges moyennes où l'on peut penser
que les inexactitudes et les particularités se détruisent les unes les autres dans une certaine mesure.
Des renseignements relatifs à ce sujet ont été réunis par Harrison, Petty, Cantillon (dont le
supplément aujourd'hui perdu semble avoir contenu des budgets d'ouvriers), Arthur Young,
Malthus et d'autres. Les jeunes sciences de l'anthropologie et de la démographie s'occupent
aujourd'hui de ces recherches, et il y a beaucoup à glaner dans la Descriptive Sociology des
diverses nations qui est rédigée sous la direction de Herbert Spencer ; quoique trop ambitieuse,
elle peut rendre service à l'économiste qui s'en sert avec prudence. Voir aussi LAVOLLÉE,
Classes ouvrières en Europe ; BARBERET, Le travail en France ; SYMONDS, Arts and Artisans
at Rome and Abroad ; MAYHEW, London Labour ; Charles BOOTH, Life and Labour in London
et Condition of the Aged Poor.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 143

convenait de cesser de faire des chaussettes et des gilets ; qu'elle est allée trop loin
pour les gilets, et pas assez loin pour les chaussettes, et que, aux points où elle s'est
arrêtée, l'utilité de la laine employée en chaussettes était plus grande que celle de la
laine employée en gilets. Mais si, au contraire, elle a su s'arrêter à temps, alors elle a
fait juste ce qu'il fallait de chaussettes et de gilets pour qu'elle retire la même somme
d'avantages du dernier écheveau de laine qu'elle a employé à faire des chaussettes et
du dernier qu'elle a employé à faire des gilets. Ceci illustre un principe général que
l'on peut exprimer ainsi :

Lorsque quelqu'un possède une chose qui peut être employée à différents usages,
il la répartit entre eux de façon qu'elle ait la même utilité-limite dans tous; car, si elle
avait plus d'utilité-limite dans l'un que dans l'autre, il gagnerait à en détourner une
certaine quantité du second usage pour l'appliquer au premier 1.

L'économie primitive, dans laquelle il n'y a que peu d'échanges, présente un grand
inconvénient, c'est qu'une personne peut avoir une si grande quantité d'une chose, de
laine par exemple, qu'après l'avoir employée à tous les usages possibles, son utilité-
limite dans chacun d'eux soit faible : et, en même temps, elle peut avoir si peu d'une
autre chose, de bois par exemple, qu'il ait pour elle une très grande utilité-limite.
Cependant, certains de ses voisins peuvent avoir un grand besoin de laine, et avoir
plus de bois qu'ils ne peuvent en employer. Si chacun cède ce qui a pour lui peu
d'utilité, et se procure ce qui en a beaucoup, tout le monde gagne à l'échange. Mais
faire cette opération par le troc serait ennuyeux et difficile.

La difficulté du troc n'est, il est vrai, pas aussi grande lorsqu'il n'y a qu'un petit
nombre de marchandises simples, susceptible chacune d'être adaptée à différents
usages par le travail domestique ; la femme en tissant et les filles en ]filant font
concorder les utilités-limites de la laine dans ses différents usages, pendant que le
mari et les fils font de même pour le bois.

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§ 2. - Mais lorsque les marchandises sont devenues très nombreuses et très


spécialisées, l'emploi d'une monnaie, c'est-à-dire d'une chose ayant un pouvoir géné-
ral d'achat, devient un besoin urgent. Seule, en effet, la monnaie peut être employée
aisément en un nombre illimité d'achats divers. Dans une économie à monnaie, la
bonne gestion consiste à fixer de telle manière les points où l'on s'arrête dans chaque
sorte de dépenses, que l'utilité-limite d'un shilling de marchandises dans chacune
d'elles soit la même. Chacun obtient ce résultat en cherchant constamment s'il n'y a
pas une chose pour laquelle il dépense trop, et s'il ne gagnerait pas à restreindre un
peu ce genre de dépense pour en augmenter un autre.

Ainsi, par exemple, l'employé qui se demande s'il ira à la ville en voiture ou à
pied, et qui aime prendre quelques douceurs à son lunch, compare l'une à l'autre les

1 Notre exemple appartient, il est vrai, à la production domestique plutôt qu'à la consommation
domestique. Mais cela était presque inévitable, car il y a très peu de choses, parmi celles qui sont
prêtes à être consommées immédiatement, qui soient susceptibles d'être employées à plusieurs
usages. La théorie de la répartition des ressources entre différents usages a des applications moins
importantes et moins intéressantes dans la science de la demande que dans celle de l'offre. Voir
par exemple liv. V, chap. III, § 3.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 144

utilités de deux façons différentes de dépenser son argent. Et lorsqu'une maîtresse de


maison expérimentée insiste auprès d'un jeune ménage sur l'importance de tenir des
comptes régulièrement, un des principaux motifs de ses conseils c'est qu'ils peuvent
éviter ainsi de se laisser entraîner à des dépenses excessives en meubles ou en autres
choses ; en effet, quoiqu'il soit réellement nécessaire d'en avoir une certaine quantité,
si on en achète avec excès, leur utilité-limite n'est pas en proportion de leur coût. Et
lorsque, à la fin de l'année, les jeunes époux jettent les yeux sur leur budget, et qu'ils
trouvent qu'il est nécessaire de réduire leurs dépenses sur certains points, ils
comparent les utilités-limites des différentes dépenses, rapprochant la perte d'utilité
qui résulterait d'une diminution de dépense sur un point, de celle qui résulterait d'une
diminution sur un autre : ils s'efforcent de réaliser des économies de telle façon que la
somme d'utilité dont ils se privent soit aussi faible que possible, et que la somme
d'utilité qui leur reste soit aussi grande que possible 1.

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§ 3. - Les différents usages que l'on peut faire d'une chose ne sont pas tous des
usages actuels : certains peuvent être des usages actuels, d'autres des usages futurs.
Une personne prudente s'efforcera de distribuer ses ressources entre tous les différents
emplois qu'elle en peut faire, présents et futurs, de façon qu'elles aient dans chacun la
même utilité-limite. Mais en estimant l'utilité-limite actuelle d'une source de
jouissance éloignée, il faut tenir compte de deux choses : en premier lieu, il faut tenir
compte de son incertitude (c'est une propriété objective que toutes les personnes bien
renseignées estiment de la même manière) ; en second lieu il faut tenir compte de la
différence de valeur qui existe entre un plaisir actuel et un plaisir éloigné (c'est là une
propriété subjective que des personnes différentes apprécient de façons différentes,
suivant leurs caractères individuels et les circonstances du moment).

Si les hommes regardaient les avantages futurs comme aussi désirables que des
avantages semblables mais immédiats, ils s'efforceraient probablement de répartir
leurs plaisirs et leurs autres satisfactions d'une façon uniforme sur tout le cours de leur
vie. Ils seraient donc d'ordinaire disposés à renoncer à un plaisir actuel pour un plaisir
futur équivalent, pourvu qu'ils aient la certitude de l'obtenir. Mais, en fait, la nature
humaine est constituée de telle sorte que, en estimant la « valeur actuelle » d'un
plaisir futur, la plupart des gens font généralement subir une seconde déduction à sa
valeur future, sous la forme de ce que l'on peut appeler un escompte, qui va en
augmentant avec le laps de temps pendant lequel le plaisir est différé. Telle personne
appréciera un plaisir éloigné presque à la même valeur que celui-ci aurait pour elle s'il
était immédiat; telle autre, ait contraire, qui possède à un moindre degré le pouvoir de
se représenter l'avenir, moins de patience et moins d'empire sur soi-même, se souciera
1 Les budgets de familles ouvrières dont il a été parlé au eh. IV, § 9, peuvent rendre d'importants
services pour aider les gens à distribuer leurs ressources sagement entre les différents emplois, de
sorte que l'utilité-limite soit la même dans chacun. Mais, pour les problèmes vitaux de l'économie
domestique, il est aussi important de savoir bien agir que de savoir bien dépenser. La ménagère
anglaise et la ménagère américaine savent moins bien que la ménagère française tirer parti de
ressources modestes, et ce n'est pas parce qu'elles ne savent pas acheter, mais parce qu'elles ne
savent pas, comme elle, faire de bons plats avec des morceaux bon marché, avec des légumes, etc.
On dit souvent que l'économie domestique appartient à la science de la consommation ; mais cela
n'est qu'à moitié vrai. Les plus grosses fautes dans l'économie domestique, du moins dans la partie
des classes ouvrières anglo-saxonnes où règne la sobriété, sont des fautes de production, plutôt que
des fautes de consommation.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 145

relativement peu d'un plaisir qui n'est pas à la portée de sa main. Et la même personne
varie d'humeur ; tantôt elle est impatiente et avide de jouissances immédiates ; tantôt,
au contraire, elle songe à l'avenir, et se trouve disposée à ajourner toutes les
jouissances qui peuvent l'être aisément. Parfois elle est d'humeur à ne rien désirer ;
tantôt elle est comme les enfants qui enlèvent les prunes de leur pudding pour les
manger toutes à la fois, tantôt comme ceux qui les mettent de côté pour les manger en
dernier. Et, dans tous les cas, lorsque nous calculons le taux auquel une jouissance
future est escomptée, nous devons avec soin tenir compte des plaisirs de l'attente.

Les taux auxquels des personnes différentes escomptent l'avenir, n'affectent pas
seulement leur tendance à épargner, au sens qu'on donne d'ordinaire à ce mot, mais
affectent aussi leur tendance à acheter des choses qui soient des sources de plaisir
durables, plutôt que des choses donnant une jouissance plus grande mais passagère : à
acheter un nouveau vêtement, plutôt que d'aller au café ; à acheter des meubles sim-
ples mais solides, plutôt que des meubles voyants mais qui seront bientôt brisés.

C'est surtout pour ces objets que le plaisir de la possession se fait sentir. Bien des
gens tirent du simple sentiment de la propriété plus de satisfaction que ne leur en
donnent les jouissances ordinaires au sens étroit du mot : par exemple, les joies que
donne la possession de la terre amènent souvent les gens à payer pour elle un prix si
élevé qu'ils ne tirent qu'un très faible intérêt de ce placement. La propriété procure par
elle-même des satisfactions ; elle en procure d'autres par la considération qui s'attache
à elle. C'est tantôt l'un, tantôt l'autre de ces deux éléments qui domine, et personne
peut-être ne se connaît assez bien soi-même, ou ne connaît assez bien les autres pour
pouvoir tracer une ligne de démarcation certaine entre eux deux.

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§ 4. - Comme nous l'avons déjà dit, il nous est impossible de comparer


quantitativement deux plaisirs, même si c'est la même personne qui en jouit, dès lors
que c'est à des époques différentes. Lorsqu'une personne ajourne un événement qui
doit lui procurer un plaisir, ce n'est pas le plaisir lui-même qu'elle ajourne ; mais elle
renonce à un plaisir actuel, et l'échange contre un autre, ou contre l'attente d'un autre,
pour une date à venir : et il nous est, impossible de dire, à moins de connaître toutes
les circonstances de l'espèce, si elle compte que le plaisir futur sera plus grand que le
plaisir actuel auquel elle renonce. Par suite, même si nous savons à quel taux elle
escompte les événements agréables futurs, nous ne connaissons pourtant pas pour cela
le taux auquel elle escompte les plaisirs futurs 1.

1 Lorsqu'on classe certains plaisirs comme plus pressants que d'autres, on oublie souvent que
l'ajournement d'un événement agréable peut modifier les circonstances dans lesquelles il se
produit, et modifier, par suite, le caractère du plaisir lui-même, Par exemple, on peut dire qu'un
jeune homme escompte à un taux très élevé le plaisir des voyages dans les Alpes qu'il espère
pouvoir accomplir lorsqu'il aura fait fortune. Il aimerait beaucoup mieux les accomplir maintenant,
parce qu'ils lui procureraient beaucoup, plus de plaisir.
De même il peut arriver que l'ajournement d'un événement agréable aboutisse à distribuer un
bien d'une façon inégale au point de vue du temps, et que, précisément, ce bien-là subisse
fortement l'effet de la loi de diminution de l'utilité-limite. Par exemple, on dit parfois que le plaisir
de manger est particulièrement pressant, et il est certain que si un homme se prive de dîner
pendant six jours, pour manger sept dîners le septième, il y perd, beaucoup : en effet, en ajournant
six dîners, on ne petit pas dire qu'il ajourne le plaisir qu'il aurait eu à manger six dîners séparé-
ment, il y substitue au contraire le plaisir de manger pendant un jour d'une façon excessive. De
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 146

Nous pouvons cependant arriver à mesurer artificiellement le taux auquel elle


escompte les plaisirs futurs en faisant une double supposition : la première qu'elle
pense être à peu près aussi riche à la date future que maintenant ; la seconde que son
aptitude à jouir des choses que la monnaie permet d'acheter restera dans son ensemble
inchangée, bien qu'elle ait pu augmenter à certains égards et diminuer à d'autres. Dans
ces conditions, si elle est disposée, mais tout juste disposée, à économiser une livre
(25 francs) sur ses dépenses actuelles dans la certitude d'avoir (à sa disposition ou à la
disposition des siens) une guinée (26 fr. 25) dans un an, nous pouvons parfaitement
affirmer qu'elle escompte les plaisirs futurs dont la certitude est complète (c'est-à-dire
qui ne sont soumis qu'aux risques de la mortalité humaine) au taux de cinq pour cent
par an. En supposant réalisées nos deux conditions, le taux auquel elle escompte les
plaisirs futurs (certains) sera alors égal au taux de l'intérêt de l'argent sur le marché 1.

Jusque-là nous avons considéré chaque plaisir séparément. Mais un grand nombre
des objets que les gens achètent sont des objets durables, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas
consommés en une seule fois. Un bien durable, comme titi piano, est la source
probable d'un grand nombre de plaisirs plus ou moins éloignés ; sa valeur pour un

même, lorsque quelqu'un met de côté des œufs pour l'hiver, il n'a pas la pensée qu'ils seront alors
meilleurs que maintenant, il pense qu'ils seront rares et que leur utilité sera plus grande. Tout cela
montre qu'il est important de distinguer nettement entre le fait d'escompter un plaisir futur, et le
fait d'escompter le plaisir qu'on retirera de la jouissance future d'une certaine quantité d'une
marchandise. Dans le dernier cas, nous devons tenir compte des différences entre les utilités-
limites qu'aura la marchandise aux deux époques : tandis que, dans le premier cas, il en a été tenu
compte une fois pour toutes en estimant la somme de plaisir, et il ne faut pas en tenir compte de
nouveau.
1 Il est important de rappeler que, en dehors des conditions que nous avons supposées, il n'y a aucun
lien direct entre le taux de l'intérêt dans le prêt d'argent, et le taux auquel on escompte les plaisirs
futurs. Un homme peut supporter si impatiemment tout délai que la promesse d'un plaisir dans dix
ans d'ici ne le fasse pas renoncer à un plaisir qui est à la portée de sa main, et qu'il regarde comme
quatre fois moins grand. Pourtant s'il redoute que dans dix ans il soit si à court d'argent (et que
l'argent ait alors pour lui une si grande utilité-limite) qu'une demie-couronne (5 Shillings) puisse
alors lui donner plus de plaisir, ou lui épargner plus de peine, qu'une livre maintenant, cet homme
économisera quelque chose pour l'avenir, dût-il même garder cet argent improductif, pour la même
raison qu'il mettrait des oeufs de côté pour l'hiver. Mais nous nous égarons ici dans des questions
qui se rattachent plutôt à l'étude de l'offre qu'à celle de la demande. Nous aurons à les envisager de
nouveau à différents points de vue lorsque nous étudierons l'accumulation de la richesse, et, plus
tard encore, lorsque nous étudierons les causes qui déterminent le taux de l'intérêt.
Nous pouvons pourtant examiner ici comment on peut mesurer numériquement la valeur
présente d'un plaisir futur en supposant que nous connaissions : 1° son montant, 2° la date à
laquelle il se réalisera, s'il se réalise, 3° les chances de sa réalisation, et 4° le taux auquel la
personne considérée escompte les plaisirs futurs.
Si la probabilité qu'il se réalisera est de trois pour un, de sotte qu'il y ait trois chances sur
quatre en sa faveur, la valeur du plaisir attendu est les trois quarts de ce qu'elle serait s'il était
certain : si cette probabilité est seulement de sept à cinq, de sorte que sept chances sur douze
seulement soient en sa faveur, la valeur du plaisir attendu n'est que les sept douzièmes de ce
qu'elle serait s'il était certain, et ainsi de suite. C'est là sa valeur arithmétique : mais il faut en outre
tenir compte du fait que pour quelqu'un la valeur véritable d'une satisfaction incertaine est
d'ordinaire moindre que sa valeur arithmétique (voir la note de la p. 279). Si le plaisir attendu est à
la fois incertain et éloigné, nous avons à faire subir une double déduction à sa valeur complète.
Supposons, par exemple, qu'une personne soit disposée à donner 10 sh. pour un plaisir actuel et
certain, niais que ce plaisir ne se réalise que dans un an, et que les chances de sa réalisation soient
de trois à un ; supposons aussi qu'elle escompte l'avenir au taux de vingt pour cent par an. Alors la
3 88
valeur pour elle du plaisir attendu est de x x 10 sh., c'est-à-dire de 6 sh. Comparer le
4 100
chapitre d'introduction dans Jevons, Theory of Political Economy.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 147

acheteur est l'ensemble de ces services, ou ce que valent pour lui tous ces plaisirs, en
tenant compte de leur incertitude et de leur éloignement 1.

1 Naturellement cette estimation se fait d'une façon grossière. En essayant de lui donner une
précision numérique (voir la note V à l'appendice), nous devons rappeler ce qui a été dit dans ce
paragraphe, et dans le précédent, sur l'impossibilité de comparer exactement entre eux des plaisirs,
ou autres satisfactions, qui ne se réalisent pas au même moment, ainsi que sur la condition
d'uniformité que nous avons admise en supposant que l'escompte des plaisirs futurs obéit à la loi
exponentielle.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 148

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre III : Des besoins et de leur satisfaction

Chapitre six
Valeur et utilité

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§ 1. - Nous pouvons maintenant examiner la question de savoir dans quelle


mesure le prix payé pour un objet représente le bénéfice que procure sa possession.
C'est un vaste sujet, sur lequel la science économique n'a que peu à dire, mais ce peu
offre quelque importance.

Nous avons déjà vu que le prix qu'une personne paie pour un objet ne peut jamais
excéder, et atteint rarement, celui qu'elle serait disposée à payer plutôt que de se
passer de l'objet : de sorte que la satisfaction qu'elle retire de son achat excède
d'ordinaire celle à laquelle elle renonce en abandonnant la somme payée comme prix;
l'achat lui procure donc un excédent de satisfaction. Cet excédent de satisfaction est
mesuré économiquement par la différence entre le prix qu'elle consentirait à payer
plutôt que de se passer de l'objet, et le prix qu'elle paye réellement. Il a quelques
analogies avec la rente ; mais il vaut peut-être mieux l'appeler simplement « le béné-
fice du consommateur » (consumer's surplus).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 149

Il est évident que le bénéfice du consommateur est plus grand pour certaines
marchandises que pour d'autres. Il y a une foule d'objets dont les prix sont très au-
dessous de ceux que beaucoup de gens consentiraient à payer plutôt que de s'en
passer, et pour lesquels le bénéfice du consommateur est alors très grand. De bons
exemples sont les allumettes, le sel, un journal d'un sou, un timbre-poste. Ce bénéfice
qu'un homme retire du fait d'acheter à un prix bas des objets qu'il consentirait à payer
fort cher plutôt que de s'en passer, peut être appelé le bénéfice qu'il retire des
circonstances, ou de son milieu : ou, pour employer un mot qui était d'un usage
courant il y a quelques générations, de sa « conjoncture ». Notre but dans ce chapitre
est de nous servir de la notion du bénéfice du consommateur pour nous aider à
apprécier en gros quelques-uns des bénéfices qu'une personne retire de son milieu, ou
de sa conjoncture 1.

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§ 2. - Pour préciser nos idées, considérons du thé acheté pour la consommation


d'un ménage. Prenons l'exemple d'un homme qui, si le prix du thé était de 20 sh. la
livre, n'en achèterait qu'une livre par an, qui en achèterait deux livres si le prix était de
14 sh., trois livres si le prix était de 10 sh., quatre livres avec un prix de 6 sh., cinq
livres avec un prix de 4, six livres si le prix était de 3 sh., et qui en achète sept livres
au prix de 2 sh., qu'atteint le thé en ce moment. Nous avons à rechercher quel est le
bénéfice qu'il retire de cette possibilité d'acheter du thé à 12 sh. la livre.

Le fait qu'il achète juste une livre lorsque le prix est à 90 sh., prouve que la satis-
faction totale que lui procure cette livre est aussi grande que celle qu'il se procurerait
en dépensant 20 sh. à acheter autre chose. Lorsque le prix tombe à 14 sh., il pourrait,
s'il le voulait, continuer à n'acheter qu'une livre. Il aurait ainsi pour 14 sh. ce qui, pour
lui, en vaut au moins 20 ; il se procurerait donc un surplus de satisfaction de 6 sh., ou,
en d'autres termes, son bénéfice de consommateur serait de 6 sh. Mais, en fait, il
préfère acheter une seconde livre, montrant ainsi qu'il la regarde comme valant au
moins 14 sh. pour lui. Il obtient ainsi pour 28 sh. deux livres de thé qui valent au
moins pour lui 20 + 14, c'est-à-dire 34. Son bénéfice n'est en tous cas pas diminué par
son achat, mais reste à 6 sh. L'utilité totale des deux livres est au moins de 34 sh., son
bénéfice de consommateur est au moins de 6 sh. 2.

1 Ce mot est familier aux économistes allemands, et il manque beaucoup dans la langue économique
anglaise. En effet, les mots circonstances (opportunity) et milieu (environment), les seuls que l'on
puisse employer à sa place, induisent parfois en erreur. Par conjoncture, dit Wagner
(Grundlegung, 3e éd., p. 387), « nous entendons l'ensemble des conditions techniques, économi-
ques, sociales et légales qui, dans un état de vie nationale (Volkswirtschaft) fondé sur la division
du travail et la propriété privée - notamment la propriété privée du sol et des autres moyens maté-
riels de production - déterminent la demande et l'offre des biens, et par suite leur valeur d'échan-
ge : cette détermination étant en règle générale, ou du moins le plus souvent, indépendante de la
volonté du propriétaire, de son activité, et de sa négligence. »
2 La première livre vaut probablement pour lui plus de 20 sh. Tout ce que nous savons, c'est qu'elle
ne vaut pas moins. Il est probable qu'il retire, même de celle-là, un petit bénéfice. De même, la
seconde livre vaut probablement pour lui plus de 14 sh. Tout ce que nous savons, c'est qu'elle vaut
pour lui au moins 14 sh. et moins de 20. Son bénéfice à ce moment-là est donc au moins de 4 sh.,
mais il est probablement plus grand. Une marge indécise de ce genre existe toujours, les
mathématiciens le savent bien, lorsque nous observons les effets produits par des changements
considérables comme l'est un changement de prix de 20 à, 14 sh. la livre. Cette marge incertaine
aurait disparu si nous avions commencé à un prix très élevé pour descendre peu à peu par des
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 150

Lorsque le prix tombe à 10 sh., il peut, s'il le préfère, continuer à n'acheter que
deux livres. Il obtiendrait alors pour 120 sh. ce qui en vaut pour lui au moins 34, son
bénéfice serait de 14 sh. Mais en fait il préfère acheter une troisième livre, et, comme
il le fait de son propre gré, nous pouvons être sûr qu'en agissant ainsi il ne diminue
pas son bénéfice. Il se procure ainsi pour 30 sh., trois livres de thé, dont la première
vaut pour lui au moins 20 sh., la seconde au moins 14 et la troisième au moins 10.
L'utilité totale de toutes les trois étant de 44 sh. au moins, son bénéfice de consom-
mateur est au moins de 14 sh., et ainsi de suite.

Lorsqu'enfin le prix est tombé à 2 sh., il achète sept livres qui valent
respectivement pour lui au moins 20, 14, 10, 6. 4, 3 et 2 sh., soit en tout 59 sh. Cette
somme mesure leur utilité totale pour lui, et son bénéfice de consommateur est au
moins égal à la différence entre cette somme et les 14 sh. qu'il paye réellement pour
elles, c'est-à-dire à 45 sh. En d'autres termes, il doit ces 45 sh. de bénéfice supplé-
mentaire à sa conjoncture, à l'adaptation du milieu à ses besoins en ce qui concerne le
thé. Si cette adaptation cessait, et s'il était impossible de se procurer du thé, à aucun
prix, il éprouverait un préjudice au moins égal à celui qu'il pourrait éprouver s'il
dépensait 45 sh. de plus à acheter des choses dont la valeur pour lui soit précisément
égale à ce qu'il paye pour elles 1.

changements de prix infinitésimaux d'un penny la livre, en observant quelles variations minimes
chaque changement produit sur la consommation.
Nous avons dit au texte que c'est de lui-même que notre consommateur achète la seconde
livre. Le sens de cette condition apparaît si nous considérons que le prix de 14 sh. pourrait lui être
offert à la condition qu'il prenne deux livres ; il aurait alors à choisir entre acheter une livre pour
20 sh. et acheter deux livres à 28 sh. : le fait qu'il achète deux livres ne prouverait donc pas que la
seconde livre vaille à ses yeux plus de 8 sh. Mais, au contraire, avec les choses telles que nous
avons supposé qu'elles se passent, il prend la seconde livre pour 14 sh, sans qu'il lui soit imposé
aucune condition; cela prouve qu'elle vaut pour lui au moins 14 sh. (Supposons que les brioches
coûtent un penny pièce, mais que l'on en donne sept pour six pence ; si quelqu'un se décide à en
acheter sept, cela prouve qu'il est disposé à donner son sixième penny pour avoir la sixième et la
septième brioches ; mais nous ne pouvons pas dire combien il serait disposé à donner plutôt que
de se passer de la septième brioche seulement.)
On objecte parfois que, à mesure que le consommateur augmente ses achats, l'urgence de ses
besoins diminue, et l'utilité de ses achats ultérieurs baisse ; nous devrions donc continuellement
refaire, en l'abaissant à un niveau plus bas, les premières parties de notre tableau de prix de
demande à mesure que nous arrivons à des prix plus bas (c'est-à-dire tracer à nouveau et plus bas
notre courbe de demande à mesure qu'elle s'éloigne vers la droite). Mais c'est là se tromper sur la
façon dont le tableau de ces prix est établi. L'objection serait fondée si le prix de demande placé en
regard de chaque nombre de livres de thé en représentait l'utilité moyenne. Il est exact, en effet,
que si le consommateur payait juste 20 sh. pour une livre, et juste 14 sh. pour une seconde, il
payerait juste 34 sh. pour les deux livres, c'est-à-dire 17 sh. pour chacune en moyenne. Si donc
notre liste se référait aux prix moyens que le consommateur consent à payer, et portait 17 sh. en
regard de la seconde livre, alors il n'est pas douteux qu'il nous faudrait refaire la liste avant d'aller
plus loin: en effet lorsque le consommateur achète une troisième livre, l'utilité moyenne de
chacune des trois livres devient inférieure à 17 sh.: elle serait en fait de 14 sh. 8 pence si, comme
nous le supposons dans notre exemple, le consommateur payait 10 sh. pour la troisième livre.
Mais cette difficulté disparaît, entièrement avec la manière de dresser la liste des prix de demande
que nous avons adoptée : en regard de la seconde livre nous avons inscrit non pas la somme de 11
sh. qui représente la valeur moyenne de chacune des deux livres, mais la somme de 14 sh. qui
représente l'utilité additionnelle qu'une seconde livre présente pour le consommateur. Elle ne se
modifie pas lorsqu'il achète une troisième livre dont l'utilité additionnelle est mesurée par 10 sh.
En d'autres termes : nous avons déjà, en dressant le tableau, tenu compte du fait que chaque nouvel
achat rejaillit sur l'utilité de l'achat que notre consommateur a précédemment décidé de faire, et il
ne faut pas en tenir compte une seconde fois.
1 Le Prof. Nicholson (Principles of Political Economy, vol. I, et Economic Journal, vol. IV), s'étant
mépris sur la nature du bénéfice du consommateur, lui a adressé diverses objections auxquelles le
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 151

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§ 3. - De même, si nous négligeons pour le moment le fait que la même somme de


monnaie représente des sommes de plaisir différentes pour des personnes différentes,
nous pouvons mesurer le bénéfice supplémentaire que la vente du thé procure, par
exemple sur le marché de Londres, en calculant la différence entre le total des prix
inscrits sur un tableau complet de prix de demande pour le thé, et les prix auxquels il
se vend [Voir la note ci-dessous dans l’encadré :].

Considérons donc la courbe DD' représentant la demande


de tiré sur un grand marché. Supposons que OH représente la
quantité qu'on y vend annuellement au prix HA, une année
étant l'unité de temps que nous adoptons. Prenons un point M
sur OH et tirons une ligne verticale MP rencontrant la courbe
en P et coupant en R une ligne horizontale tirée de A. Nous
supposerons que les différentes livres de tiré sont comptées
dans l'ordre de l'intensité du désir des différents acheteurs ;
l'intensité du désir de l'acheteur de chaque livre étant
mesurée par le prix qu'il est tout juste disposé à payer pour
elle.

La figure nous montre que OM peut être vendu au prix PM, mais que, à un prix
plus élevé, il ne pourra pas être vendu tout à fait autant de livres. C'est donc qu'il se
trouve une personne qui achète au prix PM plus de thé qu'à un prix plus élevé, et nous
devons regarder la OMième livre comme vendue à cette personne. Supposons, par
exemple, que PM représente 4 sh. et OM un million de livres. L'acheteur dont il est
parlé au texte est tout juste disposé à acheter sa cinquième livre de thé au prix de 4
sh., et l'on peut dire que la OMième ou la millionième livre est. achetée par lui. Si
AH, et par suite RM, représentent 2 sh., le bénéfice du consommateur procuré par la
OMième livre est égal à la différence entre PM, ou 4 sh., que l'acheteur de cette livre
aurait été disposé à payer pour lui et RM, c'est-à-dire les 2 sh. qu'il paye réellement.
Supposons que l'on trace un très mince parallélogramme vertical dont la hauteur soit
PM et dont la base soit la distance le long de Ox qui mesure une unité ou une livre de
thé. Alors nous verrons que la satisfaction totale tirée de la OMième livre de thé est
représentée (ou mesurée, dans l'hypothèse faite au dernier paragraphe du texte) par la
grosse ligne droite MP ; que le prix payé pour cette livre est représenté par la grosse
ligne droite MR, et le bénéfice du consommateur retiré de cette livre, par la grosse
ligne droite RP.

professeur Edgeworth a répondu dans la même revue. Nicholson dit : « À quoi sert de dire que
l'utilité d'un revenu de 100 livres par an vaut par exemple 1.000 livres par an ». Il n'y aurait aucun
avantage à cela. Mais il peut être utile, lorsqu'on compare la vie dans l'Afrique Centrale avec la vie
en Angleterre, de dire que, bien que tout ce que l'on peut acheter avec de la monnaie soit en
moyenne aussi bon marché ici que là, pourtant il y a tant de choses que l'on ne peut pas du tout
acheter en Afrique, qu'une personne avec 1.000 livres par an, n'y vit pas aussi bien qu'une autre
avec trois ou quatre cents livres en Angleterre. Si un homme paye 1 penny de péage sur un pont,
pour éviter de prendre une voiture qui lui coûterait 1 sh., nous ne disons pas que son penny vaut un
shilling, mais que son penny, en y ajoutant le service que lui rend le pont (le rôle que celui-ci joue
dans sa conjoncture), vaut un shilling ce jour-là. Si le pont disparaissait un jour où il en a besoin,
ce serait comme s'il perdait onze pence.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 152

Supposons maintenant que de minces parallélogrammes, ou d'épaisses lignes


droites de ce genre, soient tracés de toutes les positions de M entre O et H, pour
chaque livre de thé. Les lignes droites épaisses ainsi tirées, comme c'est le cas pour
MP, depuis Oz jusqu'à la courbe de demande représenteront chacune toute la
satisfaction retirée d'une livre de thé, et toutes ensemble elles occuperont et rem-
pliront entièrement toute la surface DOHA. Nous pouvons donc dire que la surface
DOHA représente le total de satisfaction tirée de la consommation du thé. De même,
chacune des lignes droites tirées, comme MR, de Oz jusqu'à AC, représentent le prix
qui est réellement payé pour une livre de thé. Ces lignes droites toutes ensemble
couvrent la surface COHA ; cette surface représente donc le prix total payé pour le
thé. Enfin, chacune des lignes droites tirées, comme RP, de AC jusqu'à la courbe de
demande représente le bénéfice du consommateur pour chaque livre correspondante
de thé Ces ligues droites toutes ensemble couvrent la surface DCA ; cette surface
représente donc le bénéfice total du consommateur que procure le thé lorsque son prix
est AH. Mais il faut répéter que, si l'on ne se place pas dans l'hypothèse indiquée au
texte, cette façon géométrique de mesurer ne fait que réunir ensemble des mesures de
bénéfices qui ce sont pas appréciés d'après une échelle identique. Si l'on ne se place
pas dans cette hypothèse, la surface ne représente qu'un ensemble de satisfactions de
chacune desquelles le montant n'est pas exactement mesuré. C'est seulement dans
cette hypothèse que la surface mesure le volume de la satisfaction nette totale
procurée par le thé à ses divers acheteurs.

Cette analyse, avec ses noms nouveaux et son mécanisme compliqué, semble à
première vue laborieuse et irréelle. Mais, à l'examiner de près, on trouvera qu'elle
n'introduit pas de difficultés nouvelles, ni de suppositions nouvelles ; elle met
seulement en lumière des difficultés et des suppositions qui sont latentes dans le
langage courant des affaires. Car ici, comme en d'autres cas, la simplicité apparente
des phrases courantes déguise une complexité réelle, et c'est le devoir de la science de
mettre à nu cette complexité latente, de la regarder en face et d'en triompher autant
que possible : nous pourrons ainsi plus tard vaincre des difficultés que l'on ne saurait
embrasser solidement avec la pensée et le langage vagues de la vie courante.

On dit couramment dans la vie ordinaire que la valeur réelle des objets pour un
homme n'est pas mesurée par le prix qu'il les paye : que le sel a beaucoup plus de
valeur pour lui que le thé, bien qu'il dépense davantage en thé qu'en sel, et que cela se
verrait bien s'il était entièrement privé de sel. Nous ne faisons que donner à cette idée
une forme technique précise lorsque nous disons que nous ne pouvons pas nous en
fier à l'utilité-limite d'une marchandise pour exprimer son utilité totale, que si
quelqu'un dépense six pence pour acheter un quart de livre de thé, au lieu d'acheter du
sel, cela ne veut pas dire qu'il préfère le thé, et qu'il n'achèterait pas de thé s'il ne
savait pas qu'il peut aisément se procurer tout le sel dont il a besoin. Si l'on cherchait
à donner plus de précision à ces façons de parler vagues, la marche ordinaire serait
d'apprécier d'abord le prix que le consommateur paierait pour une petite quantité de
thé, plutôt que de s'en passer ; d'apprécier ensuite ce qu'il paierait pour une quantité
plus grande si le thé devenait plus abondant, et ainsi de suite : on additionnerait alors
le tout. On ferait de même pour le sel et l'on comparerait les deux résultats. Ce serait
précisément le procédé que nous avons employé dans notre analyse ; mais il resterait
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 153

vague, et si l'on cherchait à le rendre plus précis et plus exact, on dépenserait inutile-
ment beaucoup de peine faute d'employer les termes et l'appareil appropriés 1.

La valeur réelle d'une chose peut encore être recherchée non plus à l'égard d'une
seule personne, mais à l'égard d'un groupe d'hommes en général. Alors il faudrait
naturellement supposer que c pour commencer », et « jusqu'à ce qu'il en soit décidé
autrement », une satisfaction de la valeur d'un shilling pour un Anglais équivaut à une
satisfaction d'un shilling aussi pour un autre Anglais. Mais qui ne voit que cela n'est
admissible qu'à la condition de supposer d'abord que les consommateurs de thé et les
consommateurs de sel appartiennent aux mêmes classes et comprennent des gens de
toutes sortes de tempéraments 2.

Cela nous amène à envisager ce fait qu'un plaisir de la valeur d'une livre sterling
est, pour un homme pauvre, quelque chose de beaucoup plus grand qu'un plaisir de la
valeur d'une livre pour un riche. Si, au lieu de comparer le thé et le sel qui sont tous
Jeux employés couramment par toutes les classes, nous comparions l'Lin ou l'autre
avec le champagne, ou avec les ananas, la correction qu'il faudrait apporter de ce chef
serait alors plus importante, elle transformerait entièrement le caractère de notre
calcul. Dans les précédentes générations, beaucoup d'hommes d'État, et même
quelques économistes, négligeaient de tenir un compte suffisant des considérations de
ce genre, notamment dans l'établissement des systèmes d'impôts. Leurs propos, ainsi
que leurs actes, semblaient dénoter un défaut de sympathie pour les souffrances des
pauvres gens : le plus souvent ils étaient dus simplement à un défaut de réflexion.

Pourtant, au total, parmi les événements dont s'occupe l'économique, le plus grand
nombre, de beaucoup, affectent dans des proportions à peu près égales les différentes
classes de la société ; aussi, dès lors qu'il y a égalité entre les sommes de monnaie qui
mesurent le plaisir causé par deux événements, il n'y a pas d'ordinaire de bien grande
différence entre le plaisir éprouvé dans les deux cas. C'est pour cela que le calcul
exact du bénéfice du consommateur (consumer's surplus) sur un marché, outre qu'il

1 L'esquisse de cette idée se trouve dans le passage suivant de Harris (On Coins, 1757) qu'Adam
Smith s'est borné à suivre ; c'est Ricardo qui a poussé l'analyse plus loin (voir ci-dessous la note à
la fin du livre V). Harris dit (p. 5) : « La valeur des choses est en général fixée, non pas d'après les
services qu'elles rendent en réalité pour fournir aux hommes ce qui leur est nécessaire, mais plutôt
suivant la quantité de terre, de travail et d'habileté, qui est nécessaire pour les produire. C'est à peu
près selon cette proportion que les choses s'échangent les unes contre les autres ; et c'est
principalement d'après cette échelle que les valeurs intrinsèques de la plupart des choses sont
appréciées. L'eau est d'un grand usage et pourtant elle n'a d'ordinaire que peu ou même pas du tout
de valeur ; c'est que, dans la plupart des cas, elle existe spontanément en si grande abondance
qu'elle échappe à la sphère de la propriété privée ; tout le monde peut en avoir en quantité
suffisante, sans autre dépense que celle de la porter ou de l'amener lorsque cela est nécessaire. Au
contraire, les diamants sont très rares, et ils ont pour cette raison une grande valeur quoiqu'ils ne
soient que de peu d'usage ».
2 On peut concevoir qu'il y ait des personnes d'une haute sensibilité qui souffrent tout particu-
lièrement du manque de thé ou de sel ; ou des personnes d'une sensibilité générale très grande qui
souffrent de la perte d'une certaine partie de leurs revenus, plus que d'autres personnes placées
dans une situation de fortune semblable. Mais nous admettrons que de pareilles différences entre
individus peuvent être négligées, puisque nous examinons des moyennes prises sur un grand
nombre de gens. Néanmoins, il peut être nécessaire de rechercher s'il n'y a pas quelque raison
particulière de croire que ceux, par exemple, qui font la plus grande provision de thé appartiennent
à une catégorie de gens particulièrement sensibles. S'il en était ainsi, il faudrait alors en tenir
compte, avant d'appliquer aux problèmes éthiques ou politiques les résultats de l'analyse
économique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 154

offre déjà beaucoup d'intérêt théorique, peut avoir aussi une grande importance
pratique.

Il faut signaler cependant que les prix de demande, d'après lesquels nous estimons
pour chaque marchandise son utilité totale et le bénéfice du consommateur, supposent
que toutes choses restent égales, à mesure que le prix monte. Lorsque, pour deux
marchandises qui servent au même usage, leurs utilités totales sont calculées de cette
façon, nous ne pouvons donc pas dire que l'utilité totale des deux marchandises
ensemble soit égale à la somme des utilités totales de chaque marchandise
séparément 1.

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§ 4. - Le fond de notre argumentation subsisterait tout entier, si nous tenions


compte du fait que plus une personne dépense pour une chose, moins est grand son
pouvoir d'en acheter davantage, et plus est grande la valeur de la monnaie pour elle
(en langage technique : chaque nouvelle dépense augmente pour elle la valeur-limite
de la monnaie). Mais si le fond de l'argumentation n'en était pas altéré, sa forme
deviendrait plus embarrassée sans aucun avantage correspondant ; il y a en effet très
peu de problèmes pratiques où les corrections à apporter de ce chef aient quelque
importance 2.

1 Dans les éditions précédentes, certaines phrases ambiguës semblent avoir suggéré l'opinion con-
traire à quelques lecteurs. Mais additionner les utilités totales de toutes les marchandises, de
manière à obtenir l'utilité totale de la richesse dans son ensemble, est une tâche qui exige l'emploi
des formules mathématiques. L'auteur a essayé de le faire il y a quelques années, et il s'est con-
vaincu que, même si cette tâche est théoriquement réalisable, le résultat serait embarrassé de tant
d'hypothèses qu'il resterait sans utilité pratique.
Nous avons déjà attiré l'attention (pp. 231, 239) sur le fait que, à certains égards, des choses
comme le thé et le café peuvent être réunies et considérées comme une marchandise unique : et il
est évident que si le prix du thé devenait inabordable, les gens augmenteraient leur consommation
de café, et vice versa. Le préjudice qu'éprouveraient les gens à être privés à la fois de thé et de café
serait plus grand que la somme des préjudices qui leur seraient causés par la privation soit de l'une
seulement, soit de l'autre, de ces deux marchandises: c'est donc bien que l'utilité totale du thé et du
café est plus grande que la somme obtenue en additionnant l'utilité totale du thé calculée en
supposant que les gens puissent recourir au café, et celle du café calculée en faisant la même
supposition à l'égard du thé. On peut théoriquement triompher de cette difficulté en groupant les
deux marchandises « rivales » sur un même tableau de demande (demand schedule) commun à
toutes deux. D'un autre côté, si nous avions déjà calculé l'utilité totale du combustible en tenant
compte du fait que sans combustible nous ne pourrions pas avoir l'eau chaude nécessaire pour tirer
des feuilles de thé la boisson qu'elles nous donnent, ce serait compter deux fois la même chose que
d'ajouter à cela l'utilité totale des feuilles de thé calculée de la façon que nous venons de dire. De
même l'utilité totale du blé pour l'humanité comprend celle des charrues, et on ne peut pas les
additionner toutes deux, bien que l'on puisse les envisager séparément, envisageant l'utilité totale
des charrues pour certaines questions, et celle du blé pour d'autres. Nous examinerons plus loin
d'autres aspects de ces difficultés (livre V, ch. VI).
Patten a insisté sur la dernière de ces difficultés dans des écrits suggestifs et pleins de talent.
Mais dans la tentative qu'il a faite d'exprimer l'utilité d'ensemble de toutes les formes de richesses,
bien des difficultés semblent lui avoir échappé.
2 En langage mathématique on dirait que les éléments négligés appartiennent au second ordre des
petites quantités. Que, suivant la méthode scientifique courante, il soit légitime de les négliger,
c'est là un point qui ne semblerait pas pouvoir être mis en doute, si Nicholson ne l'avait contesté.
Edgeworth lui a répondu brièvement dans Economic Journal, mars 1894 ; Barone a donné une
réponse plus étendue (Giornale degli Economisti, sept. 1894), que Sanger a signalée dans
Economic Journal, mars 1895.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 155

Il y a pourtant quelques exceptions. Par exemple, comme Sir R. Giffen l'a signalé,
une élévation dans le prix du pain draine à tel point les ressources des familles
ouvrières pauvres, et élève tellement l'utilité-limite de la monnaie pour elles, qu'elles
sont obligées de réduire leur consommation en viande et en farineux les plus coûteux:
et, le pain étant encore la nourriture la moins chère qu'elles puissent consommer, bien
loin d'on consommer moins, elles en consomment davantage. Mais des cas de ce
genre sont rares ; lorsqu'ils se rencontrent, chacun d'eux doit être traité à part.

Nous avons déjà remarqué que nous ne pouvons pas du tout deviner avec exacti-
tude quelle quantité les gens achèteraient d'une marchandise à des prix très différents
de ceux qu'ils ont l'habitude de payer : ou, en d'autres termes, quels seraient les prix
de demande de cette marchandise pour des quantités très différentes de celles qui sont
vendues d'ordinaire. Notre tableau de prix de demande est donc très conjectural, sauf
dans le voisinage du prix ordinaire, et quand nous apprécions quel est le montant total
de l'utilité d'une chose, nos appréciations les meilleures sont sujettes à de grandes
erreurs. Mais cette difficulté n'a pas d'importance pratique. En effet, les principales
applications de la théorie du bénéfice du consommateur (consumers's surplus) se
rapportent aux changements qu'il subit lorsque le prix de la marchandise en question
varie dans le voisinage du prix habituel : elles n'exigent donc que des renseignements
que nous nous procurons aisément. Ces remarques s'appliquent avec une force
particulière aux choses de nécessité 1.

Comme il est indiqué à la note VI de l'Appendice, si on le désirait on pourrait tenir compte des
changements subis par l'utilité-limite de la monnaie. Nous serions même obligés de le faire si nous
essayions d'additionner ensemble les utilités totales de toutes les marchandises ; mais c'est là une
tâche irréalisable.
1 La notion du bénéfice du consommateur peut, dès maintenant, nous rendre quelques services, et
lorsque nos connaissances statistiques seront plus avancées, elle nous servira beaucoup pour
déterminer, par exemple, le dommage que causerait au public ut) impôt additionnel de 6 pence par
livre sur le thé, ou une augmentation de dix pour cent de son prix de transport. L'importance de la
théorie ne se trouve que peu diminuée par le fait qu'elle ne saurait nous servir beaucoup pour
apprécier le dommage causé par une taxe de 30 shillings par livre de thé, ou par une augmentation
de dix fois des tarifs de chemins de fer.
Revenant à notre dernier diagramme, nous pouvons exprimer cette idée en disant que si A est
le point de la courbe qui correspond à la quantité qu'on a l'habitude de vendre sur le marché, on
peut obtenir des renseignements qui permettent de tracer la courbe avec une exactitude suffisante à
une certaine distance de chaque côté de A. Elle pourra bien rarement être tracée avec une
exactitude même approximative jusqu'en D ; mais cela n'a pratiquement pas d'importance, parce
que, dans les principales applications pratiques de la théorie de la valeur, nous aurions rarement à
nous servir de la courbe de demande tout entière, même si nous la connaissions. Nous avons
justement besoin de ce que nous pouvons obtenir, c'est-à-dire d'une connaissance assez exacte de
la courbe au voisinage de A. Nous avons rarement besoin de connaître toute la surface DCA ; il
nous suffit, pour la plupart de nos travaux, de savoir quels sont les changements qu'elle éprouve
lorsque A se déplace légèrement d'un côté et de l'autre le long de la courbe. Néanmoins, il sera
commode de supposer provisoirement, comme nous avons en pure théorie le droit de le faire, que
la courbe soit complètement tracée.
Il se présente pourtant une difficulté particulière lorsqu'on veut estimer la somme d'utilité des
marchandises nécessaires à l'existence. Si on l'essaye, le mieux est peut-être de partir de la quantité
qui est nécessaire, et de n'estimer l'utilité totale que pour la, partie qui excède cette quantité. Mais
nous devons nous souvenir que le désir d'une chose dépend beaucoup de la difficulté qu'il y a à la
remplacer par des substituts (Voir note VI à l'appendice).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 156

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§ 5. - Il reste une autre série de considérations qui sont susceptibles d'être


négligées lorsqu'on apprécie les rapports entre le bien-être et la richesse matérielle.
Non seulement il arrive souvent que le bonheur d'une personne dépende davantage de
sa santé physique, mentale et morale, que des conditions extérieures dans lesquelles
elle vit ; mais, même parmi ces conditions, beaucoup, qui sont pour son bonheur réel
d'une grande importance, risquent d'être omises dans un inventaire de sa richesse. Les
unes sont des dons gratuits de la nature, et celles-là pourraient, il est vrai, être
négligées sans grand inconvénient si elles étaient toujours les mêmes pour tout le
monde; mais, en fait, elles varient beaucoup d'un lieu à un autre. Beaucoup sont des
éléments de richesse collective qui sont souvent omis dans le compte de la richesse
individuelle; mais ils sont importants lorsque nous comparons entre elles différentes
parties du monde civilisé moderne, et bien plus encore lorsque nous comparons notre
époque avec des époques antérieures.

Les entreprises collectives qui ont pour but d'assurer le bien-être de tous, comme
par exemple celles qui sont destinées à l'éclairage et à l'arrosage des rues, nous retien-
dront beaucoup vers la fin de nos études. Les associations coopératives pour l'achat
d'objets de consommation personnelle ont fait plus de progrès en Angleterre que
partout ailleurs ; mais celles formées par les fermiers ou par d'autres, pour l'achat des
objets nécessaires à leur industrie, sont jusqu'à présent restées en retard en Angleterre.
L'une et l'autre forme sont quelquefois désignées sous le nom d'associations de con-
sommateurs ; mais ce sont en réalité des associations destinées à économiser l'effort
dans certaines branches d'entreprises industrielles ou commerciales, et elles
appartiennent à la théorie de la Production plutôt qu'à celle de la Consommation.

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§ 6. - Lorsque nous parlons des liens qui existent entre le bien-être et la richesse
matérielle, nous visons l'afflux répété, le courant de bien-être dû à l'afflux de
richesses se présentant sous la forme de revenu (incoming wealth), avec faculté de
s'en servir et de les consommer. Les richesses que possède une personne lui procu-
rent, par l'usage qu'elle en fait, et par d'autres manières aussi, une somme de
satisfactions parmi lesquelles il faut compter naturellement le plaisir de la posses-
sion : mais il y a peu de lien direct entre le montant de ces richesses et la somme de
satisfactions dont jouit son possesseur. C'est pour cela que, dans ce chapitre et dans le
précédent, nous avons parlé des revenus grands, moyens et petits. des classes riches,
moyennes et pauvres, et non pas des biens qu'elles possèdent 1.

Suivant une idée émise par Daniel Bernoulli, nous pouvons admettre que la
satisfaction qu'une personne tire de son revenu commence lorsqu'il est suffisant pour
subvenir strictement à sa vie, qu'elle augmente ensuite en proportions égales pour

1 Voir note VII à l'appendice.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 157

toute quantité dont il s’accroît, et que les choses se passent de façon inverse en cas de
diminution du revenu 1.

Mais, après quelque temps, les richesses nouvelles perdent souvent une grande
partie de leurs charmes. Cela est dû en partie à l'habitude ; elle fait que les hommes
cessent de prendre plaisir aux objets de luxe et de confort auxquels ils sont habitués,
bien qu'ils souffrent grandement s'ils viennent à les perdre. Cela est dû en partie aussi
au fait que, à mesure que la richesse d'un homme augmente, survient aussi pour lui la
lassitude de l'âge, ou pour le moins une croissante fatigue des nerfs, peut-être même
se prennent des habitudes de vie qui affaiblissent la vitalité physique et qui diminuent
la faculté de jouir.

Dans tout pays civilisé on rencontre des adeptes de la théorie bouddhiste pensant
qu'une existence sereine et tranquille est le plus haut idéal de vie, qu'il convient à
l'homme sage d'extirper de son âme autant de besoins et de désirs qu'il lui est
possible, que la richesse véritable n'est pas dans l'abondance des biens, mais dans
l'absence des besoins. À l'autre extrême sont ceux qui soutiennent que le dévelop-
pement de nouveaux besoins et de nouveaux désirs est toujours avantageux, parce
qu'il pousse les hommes à augmenter leurs efforts. Comme le dit Herbert Spencer, ils
semblent tomber dans l'erreur de croire qu'il faut vivre pour travailler, au lieu de
travailler pour vivre 2.

1 C'est-à-dire que si 30 £ représentent la somme strictement nécessaire pour vivre, la satisfaction


qu'une personne tire de son revenu commence à ce point, et qu'à partir de 40 £ toute livre
supplémentaire ajoute un dixième aux dix livres qui représentent l'aptitude de ce revenu à procurer
des satisfactions (its happiness-yielding power). Mais si le revenu était de 100 £, c'est-à-dire 70 £
au-dessus du minimum nécessaire pour vivre, il faudrait une augmentation de 7 £ pour procurer
une satisfaction égale à celle que procure 1 £ avec le revenu de 40 £. Avec un revenu de 10.030 £
il faudrait une augmentation de 1.000 £ pour produire le même effet (cf. note VIII à J'appendice).
Naturellement, ces estimations sont faites au hasard et sont incapables de s'adapter aux circons-
tances variables de la vie individuelle. Comme nous le verrons plus tard, les systèmes d'impôt qui
prévalent à l'heure actuelle sont basés sur l'idée de Bernoulli. Les systèmes antérieurs demandaient
aux pauvres beaucoup plus qu'il ne convenait d'après cette conception. Au contraire, les systèmes
d'impôt progressif que l'on voit apparaître en plusieurs pays sont, dans une certaine mesure, basés
sur l'idée qu'une augmentation de un pour cent pour un très gros revenu ajoute moins au bien-être
de son propriétaire qu'une augmentation de un pour cent pour de petits revenus, même après avoir
fait la correction proposée par Bernoulli pour le minimum nécessaire à la vie.
On peut signaler en passant que deux principes pratiques importants résultent de cette loi
générale suivant laquelle l'utilité que présente pour quelqu'un une augmentation de revenu d'une
livre diminue avec le nombre de livres qu'il possède déjà. Le premier est que le jeu aboutit
toujours à une perte économique, même lorsqu'il se fait avec des chances parfaitement égales. Par
exemple, un homme possédant 600 £ fait un pari de 100 £ à chances égales; il est maintenant dans
l'attente d'un plaisir égal à la moitié du plaisir que lui procurerait la possession de 700 £ et à la
moitié du plaisir que lui procurerait celle de 500 £ ; or, cela est inférieur à l'attente sûre du plaisir
que lui procure 600 £, puisque, par hypothèse, la différence entre le plaisir tiré de 600 et le plaisir
tiré de 500 est plus grande que la différence entre le plaisir tiré de 700 et le plaisir tiré de 600. (Cf.
note IX à l'appendice, et Jevons, loc. cit., ch. IV). Le second principe, qui est la réciproque directe
du précédent, est qu'une assurance théoriquement correcte contre les risques équivaut toujours à
un bénéfice économique. Mais, naturellement, chaque établissement d'assurance, après avoir
calculé quelle est la prime théoriquement suffisante, doit y ajouter ce qu'il faut pour payer les
intérêts de son capital, et pour couvrir ses dépenses d'administration, parmi lesquelles il faut
souvent compter de très fortes sommes pour la publicité et pour les pertes résultant des fraudes. La
question de savoir s'il est bon de payer la prime que les établissements d'assurance réclament, est
une question qui doit être tranchée dans chaque cas selon ses conditions particulières.
2 Voir sa leçon sur « L'évangile du repos » (The Gospel of Relaxation).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livres I, II et III 158

La vérité semble être que, étant donnée la nature humaine telle qu'elle est,
l'homme dégénère rapidement s'il n'a pas quelque tâche un peu dure à remplir, quel-
ques difficultés à surmonter : un peu d'effort pénible est nécessaire à sa santé
physique et morale. Pour vivre pleinement il faut développer et mettre en jeu autant
de facultés que possible, et des facultés aussi hautes que possible. C'est un plaisir
intense de poursuivre ardemment un but, que ce soit le succès dans les affaires, le
progrès de l'art et de la science, ou l'amélioration du sort de ses semblables. Pour les
œuvres constructives les plus hautes, dans tous les genres, les périodes de surmenage
doivent souvent alterner avec des périodes de lassitude et de stagnation ; mais pour
les gens ordinaires, pour ceux qui n'ont pas de grandes ambitions, c'est un revenu
modéré, gagné par un travail modéré et continu, qui offre les meilleures conditions
pour le développement de ces habitudes de corps, d'esprit et d'âme lui donnent seules
le vrai bonheur.

Dans tous les rangs de la société il arrive parfois que des individus fassent un
mauvais usage de leur richesse. Nous pouvons dire, d'une façon générale, que toute
augmentation de la richesse des classes ouvrières a pour effet de rendre la vie
humaine plus pleine et plus noble, parce qu'elle est, pour la plus grande partie,
employée à satisfaire des besoins réels; cependant, même chez les ouvriers anglais, et
encore plus peut-être dans les pays neufs, certains symptômes font craindre que ne se
développe chez les ouvriers ce désir malsain de la richesse dans un but d'ostentation,
qui a été le principal fléau des classes riches dans tous les pays civilisés. Les lois
contre le luxe ont toujours été sans effet ; mais ce serait un grand avantage si le
sentiment moral de la collectivité pouvait amener les gens à éviter tout ce qui est
étalage de richesse individuelle. Due magnificence sagement ordonnée peut, il est
vrai, procurer des plaisirs véritables et nobles ; mais pour cela elle doit être pure de
toute vanité personnelle d'un côté, et de toute envie de l'autre, comme lorsqu'elle se
manifeste en édifices publics, parcs publics, collections publiques de tableaux, jeux et
amusements publics. Tant que la richesse est employée à fournir à chaque famille les
choses nécessaires à l'existence et à la culture, ou à multiplier les formes élevées de
jouissances collectives, alors la poursuite de la richesse est un but noble. Les plaisirs
que la richesse procure iront probablement en augmentant, à mesure que se
développeront ces formes d'activité supérieures, au progrès desquelles elle sert.

Lorsque le nécessaire est assuré, chacun devrait chercher à augmenter la beauté


des objets qu'il possède, plutôt que leur nombre ou leur richesse. Un progrès dans le
caractère artistique des meubles ou des vêtements exerce les facultés de ceux qui les
fabriquent, et est une source de plaisirs croissants pour ceux qui s'en servent. Mais si,
au lieu de rechercher plus de beauté, nous dépensons nos ressources croissantes à
rendre nos objets de ménage plus nombreux et plus embarrassants, nous n'y gagnons
aucun avantage véritable, aucun plaisir durable. Le monde irait beaucoup mieux si
chacun achetait moins de choses et des choses plus simples, et se préoccupait de les
choisir pour leur beauté réelle, cherchant sans doute à avoir de la bonne marchandise,
mais préférant acheter peu d'objets bien faits et faits par des ouvriers bien payés,
plutôt que beaucoup d'objets mal faits par des ouvriers mal payés.

Mais nous sortons ici des limites du livre actuel. La question de l'influence
qu'exerce sur le bien-être général la façon dont chaque individu dépense son revenu
est l'une des plus importantes parmi les applications de la science économique à l'art
de vivre qui trouveront place à la fin de ce traité.

Fin du Livre III.


Alfred Marshall (1890)

Principes d’économie
politique
Livre IV

1906
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 2

Alfred Marshall (1890)


Principes d’économie politique.
Livre IV.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 3

Table des matières

Préface de la première édition, juillet 1890.


Extrait de là préface de là quatrième édition, 1898.
Note du traducteur

Livre I : Aperçu préliminaire.

Chapitre I : Introduction

§ 1. L'économique est à la fois une étude de la richesse et une branche de l'étude de l'homme.
L'histoire du monde a été dirigée par les forces religieuses et les forces économiques. - § 2. La
question de savoir si la pauvreté est une chose nécessaire donne à l'économique un très haut intérêt. - §
3. La science, pour la plus grande part, est née depuis peu. - § 4. La caractéristique fondamentale de la
vie moderne West pas la compétition, mais la liberté de l'industrie et du travail. - § 5. Étude
préliminaire de la valeur. Conseils sur l'ordre à suivre pour la lecture de l'ouvrage

Chapitre II : Les progrès de la liberté de l'industrie et du travail

§ 1. L'action des causes physiques est prédominante dans les civilisations primitives, et celles-ci ont
nécessairement eu leur siège dans les climats chauds. Dans une civilisation primitive le progrès est
lent; mais il y a progrès. - § 2. La propriété collective augmente la force de la coutume et fait obstacle
aux changements. - § 3. Les Grecs mirent l'énergie septentrionale en contact avec la civilisation
orientale. Modernes à bien des points de vue, ils regardaient l'industrie comme devant être laissée aux
esclaves; leur éloignement pour tout travail continu fut une des principales causes de leur décadence. -
§ 4. La ressemblance apparente qui existe entre les conditions économiques du monde romain et du
monde moderne est purement superficielle : on ne trouve pas dans le monde romain les problèmes
sociaux-économiques modernes ; mais la philosophie stoïcienne et le cosmopolitisme des juristes
romains postérieurs exerça une influence indirecte considérable sur la pensée et sur l'action
économiques. - § 5. Les Germains furent lents à s'instruire au contact de ceux dont ils firent la
conquête. Le savoir trouva asile chez les Arabes. - §§ 6. 7. Le self-government par le peuple ne pouvait
exister que dans les villes libres ; elles furent les précurseurs de la civilisation moderne au point de vue
industriel. - § 8. Influence de la chevalerie et de l’Église. Formation de grandes armées servant à ruiner
les villes libres. Mais les espérances de progrès ressuscitent grâce à l'invention de l'imprimerie, à la
Réforme et à la découverte du Nouveau Monde. - § 9. Le bénéfice des découvertes maritimes
appartient en premier lieu à la péninsule hispanique, Mais bientôt il passa à la Hollande, à la France, et
à l’Angleterre

Chapitre III : Les progrès de la liberté de l'industrie et du travail (suite)

§ 1. Les Anglais montrèrent de bonne heure des signes de l'aptitude qu'ils possèdent pour l'action
organisée. Le commerce a été chez eux la conséquence de leur activité dans la production et dans la
navigation. L'organisation capitaliste de l'agriculture ouvrit la voie à celle de l'industrie. - §§ 2, 3.
Influence de la Réforme. - § 4. Origine de la grande entreprise. Chez les Anglais la libre initiative avait
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 4

une tendance naturelle vers la division du travail, qui se trouva favorisée par l'apparition au delà des
mers de consommateurs ayant besoin, par grandes quantités, de marchandises simples. Tout d'abord les
entrepreneurs se contentèrent d'organiser l'offre sans diriger le travail industriel : mais ensuite ils
groupèrent dans des usines leur appartenant de grandes masses de travailleurs. - § 5. Depuis lors, le
travail des ouvriers des manufactures se trouva loué en gros. La nouvelle organisation augmenta la
production, mais elle fut accompagnée de grands maux, dont plusieurs cependant étaient dus à d'autres
causes. - § 6. La guerre, les impôts, et la disette, abaissèrent les salaires réels. Mais le nouveau système
a permis à l'Angleterre de triompher des armées françaises. - § 7. Progrès, durant le XIXe siècle. Le
télégraphe et la presse permettent maintenant aux peuples de décider eux-mêmes des remèdes qui
conviennent à leurs maux ; et nous allons peu à peu vers des formes de collectivisme, qui seront
supérieures aux formes anciennes parce qu'elles reposent sur le renforcement de l'individualité se
soumettant à une discipline volontaire. - § 8. Influence des Américains, des Australiens, des
Allemands, sur les Anglais.

Chapitre IV : Le développement de la science économique

§ 1. La science économique moderne doit indirectement beaucoup à la pensée ancienne, mais


directement fort peu. L'étude de l'économique fut stimulée par la découverte des mines et des routes
commerciales du Nouveau Monde. Les entraves anciennes qui enserraient le commerce furent quelque
peu relâchées par les Mercantilistes. - § 2. Les Physiocrates insistèrent sur cette idée que la politique
restrictive est un régime artificiel et que la liberté est le régime naturel, ainsi que sur cette autre idée
que le bien-être de la masse du peuple doit être le principal but de l'homme d'état. - § 3. Adam Smith
développa la doctrine du libre échange, et trouva dans la théorie de la valeur un centre commun qui
donne de l'unité à la science économique. - § 4. L'étude des faits fut entreprise par Young, Eden,
Malthus, Tooke et d'autres. - § 5. Plusieurs des économistes anglais du début du siècle étaient portés
vers les généralisations rapides et les raisonnements déductifs, mais il étaient très au courant de la vie
des affaires et n'oublièrent pas d'étudier la condition des classes ouvrières. - §§ 6, 7. Ils ne tinrent
pourtant pas assez compte de ce fait que le caractère de l'homme dépend des circonstances. Influence
des aspirations socialistes et des études biologiques à ce point de vue. John Stuart Mill.
Caractéristiques des travaux modernes. - § 8. Économistes des autres pays.

Chapitre V : L'objet de l'économie politique

§§ 1. 2. Une science sociale unifiée est désirable, mais irréalisable. Valeur des idées de Comte,
faiblesse de ses négations. - §§ 3, 4. L'économie politique s'occupe principalement, mais non
exclusivement, des mobiles susceptibles d'être mesurés en monnaie, et elle cherche généralement à
dégager de larges résultats qui ne soient que peu affectés par les particularités individuelles. - § 5.
L'habitude elle-même repose en grande partie sur un choix réfléchi. - §§ 6, 7. Les mobiles
économiques ne sont pas exclusivement égoïstes. Le désir de gagner de l'argent n'exclut pas d'autres
influences ; il peut lui-même être inspiré par des mobiles nobles. Les procédés économiques de mesure
des actions pourront peu à peu s'appliquer à beaucoup d'actes de pure philanthropie. - § 8. Les mobiles
de l'action collective ont pour l'économiste une importance déjà grande et sans cesse croissante. - § 9.
Les économistes envisagent la vie humaine surtout à un certain point de vue, mais c'est la vie d'un
homme réel, et non celle d'un être imaginaire

Chapitre VI : Méthodes d'étude. Nature de la loi économique

§ 1. En économie politique, presque à chaque pas, on a besoin à la fois de l'induction et de la


déduction ; l'école historique et l'école analytique se servent toutes deux de ces deux méthodes, mais à
des degrés divers : aucune ne peut se passer de l'aide de l'autre. - §§ 2, 3, 4. La tâche de l'analyse et de
la déduction en économie politique est souvent mal comprise ; elle ne consiste pas à forger de longes
chaînes de raisonnement déductif. L'interprétation des faits du temps passé ou du temps présent exige
souvent de subtiles analyses ; et il en est toujours ainsi lorsqu'on recourt à elle pour se guider dans la
vie pratique. Stratégie et tactique. - § 5. Le simple bon sens, avec ses seules ressources, peut souvent
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 5

pousser l'analyse assez loin : mais il lui est rarement possible de découvrir les causes profondes, et
notamment les causes des causes. Rôle du mécanisme scientifique. - § 6. Les lois sociales n'énoncent
que des tendances. Lois économiques. Le mot « normal ». Les lois économiques ne sont pas analogues
à la loi de la gravitation, mais aux lois secondaires des sciences naturelles, relatives à l'action de forces
hétérogènes. Toutes les théories scientifiques, et par conséquent les théories économiques elles aussi,
supposent certaines conditions, et sont dans ce sens hypothétiques. - § 7. Science pure et science
appliquée. L'économie politique est une science plutôt qu'un art

Chapitre VII : Résumé et conclusion

§ 1. Résumé. - § 2. Les études scientifiques ne doivent pas être dirigées en s'inspirant des buts
pratiques auxquels elles concourent, mais de la nature des sujets dont elles traitent. - § 3. Principales
circonstances qui stimulent l'intérêt des économistes anglais à notre époque, bien qu'elles ne rentrent
pas dans le domaine de leur science.

Livre II : De quelques notions fondamentales.

Chapitre I : Introduction

§ 1. L'économie politique envisage la richesse en tant que moyen de satisfaire les besoins de l'homme,
et en tant que résultat de ses efforts. - § 2. Difficulté de classer des choses dont les caractères et les
usages changent. - § 3. L'économie politique doit suivre la pratique de la vie de chaque jour. - § 4. Il
est nécessaire que les idées soient très clairement fixées, mais il n'est pas nécessaire que le sens des
mots soit rigide.

Chapitre II : La richesse

§ 1. Sens technique du mot « biens ». Biens matériels. Biens personnels. Biens externes et biens
internes. Biens transmissibles et biens non-transmissibles. Biens gratuits. Biens échangeables. - § 2. La
richesse d'une personne se compose de ses biens externes susceptibles d'être mesurés en monnaie. - §
3. Mais parfois il est bon d'employer le mot « richesse » d'une façon large, en y comprenant toute la
richesse personnelle. - § 4. Part de l'individu dans la richesse collective. - § 5. Richesse nationale.
Richesse cosmopolite. Base juridique des droits sur la richesse

Chapitre III : Production. Consommation. Travail. Objets de nécessité

§ 1. L'homme ne peut produire et ne peut consommer que des utilités, et non pas de la matière mme. -
§ 2. Le mot « productif » est exposé à être mai compris, il faut d'ordinaire éviter de l'employer ou
l'expliquer. - § 3. Choses nécessaires pour soutenir l'existence et choses nécessaires pour maintenir
l'activité. - § 4. Il y a une perte pour la société lorsque la consommation d'un homme est inférieure à ce
qui est nécessaire pour maintenir son activité. Objets de nécessité conventionnelle.

Chapitre IV : Capital. Revenu

§§ 1, 2. Le mot « capital » a plusieurs sens différents. La productivité et l'accumulation du capital


règlent : l'une, la demande de capital, et l'autre l'offre de capital. La différence entre la notion de capital
et celle de richesse n'est qu'une différence de degré. - § 3. Le revenu au sens large. Revenu en monnaie
et l'expression de « capital d'entreprise ». - § 4. Les usages les plus importants de l'expression « capital
social » se rattachent au problème de la distribution ; il faut donc la définir de telle façon que lorsqu'on
a fait dans le revenu réel de la société les parts du travail, du capital (en y comprenant l'organisation) et
de la terre, rien ne soit omis, et rien ne soit compté deux fois. - § 5. Capital de consommation. Capital
auxiliaire. Capital circulant et capital fixe, capital spécialisé, capital personnel. - § 6. Nous parlons
plutôt de capital lorsque nous envisageons les choses comme objets de production : nous parlons de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 6

richesse lorsque nous les envisageons comme moyens de satisfaire les besoins. - § 7. Revenu net.
Avantages nets. Usage de la richesse. Intérêt. Profits du capital. Salaire de direction. Rente. - § 8.
Revenu social. - § 9. Le revenu national est une meilleure mesure de la prospérité économique générale
que la richesse nationale. - §§ 10, 13.- Note sur quelques définitions du mot « capital ».

Livre III : Des besoins et de leur satisfaction.

Chapitre I : Introduction

§ 1. Lien de ce livre avec les trois suivants. - § 2. Jusqu'à une époque toute récente on ne s'est pas assez
occupé de la demande et de la consommation

Chapitre II : Les besoins dans leurs rapports avec l'activité de l'homme

§ 1. Désir de variété. - §§ 2, 3. Désir de se distinguer. - § 4. Désir de se distinguer pris en lui-même.


Place de la théorie de la consommation dans l'économie politique

Chapitre II : Les variation: de la demande

§ 1. Loi de satiété des besoins ou de l'utilité décroissante. Utilité totale. Accroissement limite. Utilité
limite. - § 2. Prix de demande. - § 3. Il faut tenir compte des variations de l'utilité de la monnaie. § 4.
Tableau de demande d'un individu. Sens de l'expression « augmentation de la demande ». - § 5.
Demande d'un marché. Loi de la demande. - § 6. Demande de marchandises rivales

Chapitre IV : L'élasticité des besoins

§ 1. Définition de l'élasticité de la demande. - §§ 2, 3. Un prix, qui est bas pour un homme riche, peut
être élevé pour un homme pauvre. - § 4. Causes générales qui affectent l'élasticité. - § 5. Difficultés
venant de l'élément de temps. - § 6. Changements de mode. - § 7. Difficultés pour se procurer les
statistiques nécessaires. - §§ 8, 9. - Note sur les statistiques de consommation. Livres des commerçants.
Budgets de consommateurs

Chapitre V : Choix entre différents usages de la même chose. Usages immédiats et usages différés

§§ 1, 2. Distribution des ressources d'un individu entre la satisfaction de différents besoins, de façon
que le même prix mesure, à la limite des différents achats, des utilités égales. - § 3. Leur distribution
entre besoins présents et besoins futurs. Escompte des satisfactions futures. - § 4. Distinction entre
l'escompte des, plaisirs futurs, et l'escompte des événements futurs agréables.

Chapitre VI : Valeur et utilité

§ 1. Prix et utilité. Bénéfice du consommateur. Conjoncture. - § 2. Bénéfice du consommateur par


rapport à la demande d'un individu, - §§ 3, 4, et par rapport à la demande d'un marché. Cette analyse
permet de formuler avec précision des notions courantes. mais n'introduit dans la question aucune
subtilité nouvelle. Les différences individuelles de caractère peuvent être négligées lorsque nous
considérons un grand nombre de gens; et si parmi eux se trouvent en égale proportion des riches et des
pauvres, le prix devient alors une bonne mesure de l'utilité, § 5, pourvu qu'on tienne compte de la
richesse collective. - § 6. Idée de Bernoulli. Aspects plus larges de l'utilité de la richesse
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 7

Livre IV : Les agents de la production - nature, travail, capital et


organisation.

Chapitre I : Introduction

§ 1. Les agents de la production sont : la nature, le travail et le capital. Dans le capital, il faut faire
rentrer l'organisation industrielle et commerciale, qui doit pourtant, à certaine points de vue, être
étudiée à part. À d'autres points de vue le capital peut être réuni au travail, et les agents de la
production deviennent la nature et l'homme. - § 2. Disutilité limite. Bien que le travail porte parfois en
lui-même sa propre récompense, pourtant, sous certaines conditions, nous pouvons regarder l'offre de
travail comme réglée par le prix qu'on peut obtenir pour lui. Prix d'offre.

Chapitre II : La fertilité du sol

§ 1. L'idée que le sol est un don gratuit de la nature, tandis que le produit du sol est dû au travail de
l'homme, n'est pas tout à fait exacte ; mais elle a un fond de vérité. - § 2. Conditions mécaniques et
conditions chimiques de fertilité. - § 3. Pouvoir que l'homme possède d'altérer le caractère du soi. - § 4.
Les qualités originelles du soi comptent pour plus, et les qualités artificielles pour moins, dans certains
cas que dans d'autres. Dans tous les cas le rendement supplémentaire obtenu en augmentant le capital
et le travail diminue, plus ou moins vite

Chapitre III : Fertilité du sol (suite). Tendance au rendement décroissant

§ 1. Le sol peut être mal cultivé ; alors le rendement dû à une plus grande dépense de capital et de
travail augmente, jusqu'à ce qu'un certain maximum soit atteint, après quoi il diminue de nouveau.
L'amélioration des procédés de culture peut permettre d'employer avec, avantage plus de capital et plus
de travail. La loi s'applique à la quantité des produits, et non à leur valeur. - § 2. Une dose de capital et
de travail. Dose limite, rendement limite, limite de culture. La dose limite n'est pas nécessairement la
dernière dans le temps. Surplus de production ; ses liens avec la rente. Ricardo a borné son attention
aux conditions d'un Vieux pays. - § 3. Toute appréciation de la fertilité du sol doit s'appliquer à un lieu
et à un temps particuliers. - § 4. En règle générale les sols plus pauvres augmentent de valeur par
rapport aux sois riches, à mesure que la population augmente. - § 5. Ricardo disait que les sols les plus
riches ont été cultivés les premiers ; c'est vrai dans le sens où il le disait. Mais il a été mal compris par
Carey qui réunit des exemples de pionniers ayant négligé des sols qui ont ensuite pris une grande
valeur. - § 6. Ricardo n'a pourtant pas estimé assez haut les avantages indirects qu'une population
dense offre à l'agriculture. - § 7. Lois de rendement de la pêche, des mines et des terrains à bâtir. - § 8.
Note sur l'origine de la loi et sur le sens de la phrase « une dose de capital et de travail »

Chapitre IV : Le progrès de la population

§§ 1, 2. Histoire de la théorie de la population. - § 3. Malthus. - §§ 4, 5. Causes qui déterminent le taux


de nuptialité et celui de natalité. - §§ 6, 7. Histoire de la population en Angleterre. - § 8. Note sur les
statistiques démographiques internationales

Chapitre V : Santé et vigueur de la population

§§ 1, 2. Conditions générales dont dépendent la santé et la vigueur. - § 3. Objets nécessaires à


l'existence. - § 4. Espérance, liberté et changement. - § 5. Influence des occupations. - § 6. Influence de
la vie des villes. - §§ 7, 8. La nature laissée à elle-même tend à éliminer les faibles. Mais une foule
d'interventions humaines, inspirées par de bons sentiments, font obstacle au succès des forts, et
permettent aux faibles de vivre. Conclusion pratique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 8

Chapitre VI : Éducation industrielle

§§ 1, 2. L'expression de « travail qualifié » n'a qu'une portée relative. Il arrive souvent qu'une tâche
avec laquelle nous sommes familiarisés ne nous paraisse pas difficile. L'habileté purement manuelle est
en train de perdre de l'importance par rapport à l'intelligence générale et à l'énergie de caractère.
Habileté générale et habileté spécialisée. - §§ 3, 4, 5. Instruction libérale et instruction technique.
Apprentissage. - § 6. Instruction en matière d'art. - § 7. Mill pensait que les classes travailleuses sont
divisées en quatre catégories bien marquées ; mais toutes les divisions accusées comme celles-ci
tendent à disparaître. § 8. Les parents élèvent généralement leurs enfants en vue de métiers de même
nature que le leur.

Chapitre VII : Le progrès de la richesse

§§ 1, 2, 3. Jusqu'à il y a peu de temps on faisait peu d'usage des formes Coûteuses de capital
auxiliaire ; mais leur emploi augmente rapidement, comme aussi le pouvoir d'accumulation du capital.
- § 4. La sécurité en tant que condition de l'épargne. - § 5. Le développement de l'économie à monnaie
fait naître de nouvelles occasions de dépenses extravagantes, mais il a permis à des gens qui n'avaient
pas le moyen d'entrer dans les affaires, de tirer parti de leurs épargnes. - § 6. La principale cause de
l'épargne se trouve dans les affections de famille. - § 7. Sources de l'accumulation des capitaux.
Accumulation publique. Coopération. - § 8. Choix entre plaisirs présents et plaisirs différés. Toute
accumulation implique une certaine attente, un certain ajournement de satisfactions. L'intérêt est la
rémunération de cette attente. - §§ 9, 10. Plus la rémunération est élevée, et plus, en règle générale, le
taux de l'épargne sera grand. Mais il y a des exceptions. - § 11. Note sur les statistiques relatives au
progrès de la richesse

Chapitre VIII : Organisation industrielle

§§ 1, 2. L'idée que l'organisation du travail augmente son rendement est ancienne, mais Adam Smith
lui a donné une portée nouvelle. Économistes et biologistes ont travaillé ensemble à examiner
l'influence que la lutte pour l'existence exerce sur l'organisation ; ses caractères les plus durs sont
adoucis par l'hérédité. - § 3. Castes antiques et classes modernes. - §§ 4, 5. Adam Smith se montra
prudent, mais beaucoup de ceux qui l'on suivi ont exagéré les économies que procure l'organisation
naturelle. Développement des facultés par l'usage, et leur hérédité par une éducation précoce et peut-
être aussi par d'autres moyens.

Chapitre IX : Organisation industrielle (suite). Division du travail. Influence du machinisme

§§ 1. La pratique permet de se perfectionner. - § 2. Dans les catégories inférieures de travail, l'extrême


spécialisation augmente le rendement ; mais il n'en est pas ainsi dans les catégories supérieures. - § 3.
Les conséquences du machinisme sur la qualité de la vie humaine sont en partie bonnes et en partie
mauvaises. - § 4. Les machines faites mécaniquement inaugurent l'ère nouvelle des parties
interchangeables. - § 5. Exemple tiré de l'imprimerie. - § 6. Le machinisme diminue la fatigue des
muscles pour l'homme, et par là empêche la monotonie du travail de créer la monotonie de la vie. - § 7.
Comparaison entre la main-d'œuvre spécialisée et les machines spécialisées. Économies externes et
économies internes.

Chapitre X : Organisation industrielle (suite). Concentration d'industries spécialisées dans certaines


localités
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 9

§ 1. Industries localisées : leurs formes primitives. - § 2. Leurs diverses origines. - § 3. L e u r s


avantages ; habileté héréditaire; naissance d'industries subsidiaires; emploi d'instruments très
spécialisés ; marché local pour la main-d'œuvre spécialisée. - § 4. Influence de l'amélioration des
moyens de communication sur la distribution géographique des industries. Exemples tirés de l'histoire
récente de l'Angleterre

Chapitre XI : Organisation industrielle (suite). Production en grand

§ 1. Les industries typiques pour ce sujet sont les industries manufacturières. Économie de matières
premières. - §§ 2, 3, 4. Avantages d'une grande entreprise au point de vue de l'emploi et de
l'amélioration des machines spécialisées ; au point de vue de l'achat et de la vente ; au point de vue de
la main-d'œuvre spécialisée; et au point de vue de la division du travail de direction. Supériorité du
petit industriel pour la surveillance. Le progrès moderne des connaissances agit en grande partie en sa
faveur. - § 5. Dans les branches où la production en grand réalise de grandes économies, une entreprise
peut grandir rapidement, à la condition de pouvoir vendre aisément ; mais souvent cette condition n'est
pas remplie. - § 6. Grandes et petites entreprises commerciales. - § 7. Entreprises de transport. Mines et
carrières.

Chapitre XII : Organisation industrielle (suite). Direction des entreprises

§ 1. L'artisan d'autrefois traitait directement avec le consommateur ; et c'est encore ainsi qu'opèrent en
règle générale les professions libérales. - § 2. Mais dans la plupart des branches intervient une classe
spéciale d'hommes appelés entrepreneurs. - §§ 3, 4. Les principaux risques de l'entreprise sont parfois
séparés du travail de direction en détail, dans l'industrie du bâtiment et dans quelques autres.
L'entrepreneur qui n'est pas employeur. - § 5. Les qualités que doit avoir l'industriel idéal. - § 6. Le fils
d'un homme d'affaires débute avec tant d'avantages, que l'on pourrait s'attendre à voir les hommes
d'affaires former comme une classe à part ; raison qui empêchent ce résultat de se produire. - § 7.
Sociétés de personnes. - §§ 8, 9. Sociétés anonymes. Entreprises des autorités publiques. - § 10.
Association coopérative. Participation aux bénéfices. - § 11. Chances qu'a l'ouvrier de s'élever. Son
manque de capital est un obstacle moins considérable qu'il ne semble à première vue, car la masse de
capitaux à prêter augmente rapidement. Mais la complexité croissante des affaires est contre lui. - § 12.
Un homme d'affaires capable réussit vite à augmenter le capital dont il dispose ; et celui qui est
incapable perd généralement son capital d'autant plus vite que son affaire est plus importante. Ces deux
forces tendent à faire parvenir le capital entre les mains de ceux qui sont à même de bien l'utiliser.
L'aptitude aux affaires accompagnée du capital nécessaire a, dans un pays comme l'Angleterre, un prix
d'offre assez bien défini.

Chapitre XIII : Conclusion. La tendance au rendement croissant et la tendance au rendement


décroissant

§ 1. Résumé des derniers chapitres de ce livre. - § 2. Le coût de production doit être envisagé en se
référant à une maison type, bénéficiant d'une façon normale des économies internes et externes qui
accompagnent un volume total de production donné. Lois du rendement constant et du rendement
croissant. - § 3. Une augmentation de population est généralement accompagnée d'un accroissement
plus que proportionnel de la puissance collective de production.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 10

Alfred Marshall, Principes d’économie politique : tome I

Livre quatrième
Les agents de la
production :
Nature, travail, capital et organisation

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Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 11

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre un
Introduction

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§ 1. - On indique d'ordinaire comme agents de la production la nature, le travail et


le capital. Par nature on entend la matière et les forces que la nature fournit
gratuitement à l'homme: le sol, l'eau, l'air, la lumière, la chaleur. Par travail on entend
tout effort économique de l'homme, qu'il l'accomplisse avec ses mains, ou avec sa
tête 1. Par capital on entend toute accumulation de richesses faite en vue de la
production de biens matériels, et dans le but de se procurer ces bénéfices qui sont
d'ordinaire considérés comme constituant un revenu. C'est l'ensemble des richesses
envisagées comme moyens de production, plutôt que comme sources directes de
jouissance.
Le capital consiste pour une grande partie en connaissances (knowledge) et en
organisation, dont une partie est de propriété privée et l'autre non. La science est notre
plus puissant instrument de production ; elle nous permet de soumettre la nature, et de

1 Le travail est considéré comme économique lorsqu'il est « effectué partiellement ou complètement
en vue d'un avantage autre que le plaisir qu'il procure directement ». Voir p. 177 et note. Le travail
de tête, lorsqu'il ne tend pas directement ou indirectement à la production matérielle, comme par
exemple le travail de l'écolier faisant ses devoirs, est laissé de côté, tant que nous n'envisageons
que la production au sens ordinaire du mot. À certains points de vue, mais non pas à tous, les
expressions « nature, travail, capital » seraient plus symétriques si par travail on entendait les
travailleurs, c'est-à-dire l'humanité. Voir WALRAS, Économie politique pure, leçon 17, et Fisher,
Economic Journal, VI, p. 529.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 12

la forcer à satisfaire nos besoins. L'organisation aide la science; elle a plusieurs


formes, à savoir l'organisation d'une entreprise considérée isolément, l'organisation
des diverses entreprises dans la même industrie, l'organisation des diverses industries
à l'égard les unes des autres, l'organisation de l'État assurant la sécurité à toutes et
venant en aide à beaucoup. La distinction entre ce qui est de propriété privée, et ce
qui est de propriété publique dans la science et dans l'organisation, est d'une grande et
croissante importance : à certains égards elle est plus importante que la même
distinction au point de vue des objets matériels. C'est, en partie, pour cette raison qu'il
semble parfois préférable de mettre l'organisation à part comme agent distinct de la
production. Il ne sera possible de l'examiner complètement que beaucoup plus tard,
mais nous en dirons quelque chose dans le Livre actuel.

Dans un certain sens, il n'y a que deux agents de la production, la nature et


l'homme. Le capital et l'organisation sont le résultat de l'effort de l'homme aidé par la
nature, et ils sont basés sur le pouvoir qu'il a de prévoir l'avenir et sur son désir d'y
pourvoir. Le caractère et les propriétés de la nature et de l'homme étant donnés, le
développement de la richesse, de la science et de l'organisation, suit de lui-même,
comme un effet suit sa cause. Mais, d'un autre côté, l'homme est lui-même grande-
ment influencé par son milieu, dans lequel la nature joue un grand rôle : et ainsi, à
tous les points de vue, l'homme est le centre du problème de la production, comme il
est celui de la consommation, et comme il est aussi le centre de cet autre problème
des relations entre les deux qui porte le double nom de « distribution et d'échange ».

Le progrès de l'humanité en nombre, en santé et en vigueur, en connaissances, en


habileté, et en force de caractère, est la fin de toutes nos études ; mais c'est une fin à
laquelle l'économique ne peut contribuer que par quelques éléments importants. Sous
ses aspects généraux, si I'étude de ce progrès doit trouver place dans un traité
d'économique, c'est donc à la fin, ce n'est pas ici. Néanmoins, nous ne saurions nous
soustraire à la nécessité d'examiner quelle est l'action directe de l'homme dans la
production, et quelles sont les conditions qui déterminent son activité (efficiency)
comme producteur. Au total il est peut-être bon, et c'est certainement le plan le plus
conforme à la tradition anglaise, de comprendre dans l'étude de la production un
aperçu sur le développement de la population en nombre et en caractère.

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§ 2. - Il est impossible, à ce point de nos études, de faire plus que d'indiquer


brièvement les relations générales existant entre la demande et l'offre, entre la
consommation et la production. Mais il peut être bon, maintenant que la discussion
sur l'utilité et sur la valeur est encore présente à notre esprit, de jeter un bref coup
d'œil sur les relations existant entre la valeur et le désagrément ou l'incommodité
(disutility or discommodity) qu'il faut subir pour obtenir ces biens qui tirent leur
valeur de ce qu'ils sont à la fois désirables et difficiles à obtenir. Tout cela ne peut être
exposé maintenant que d'une façon provisoire ; on peut même penser que cet exposé
pose les difficultés plutôt qu'il ne les résoud ; mais il y aura avantage à avoir devant
nous une carte du terrain à parcourir, quelque sommaire et incomplète qu'elle soit.

Tandis que la demande est basée sur le désir d'obtenir des marchandises
(commodities), l'offre dépend surtout du fait de surmonter la répugnance à faire
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 13

certains efforts (undergo discommodities). Ces efforts sont de deux sortes : le travail,
et l'épargne, c'est-à-dire l'effort qu'il faut faire pour différer une consommation. Il
nous suffira ici de donner un aperçu du rôle joué dans l'offre par le travail ordinaire.
On verra par la suite que des remarques semblables, bien que non tout à fait les
mêmes, peuvent être faites à l'égard du travail de direction, et à l'égard du sacrifice
qu'entraîne (parfois, mais pas toujours) cette « attente » (waiting) nécessaire à
l'accumulation des moyens de production.
L'effort qu'exige le travail (discommodity of labour) peut être une fatigue
corporelle ou une fatigue mentale ; il peut aussi tenir à ce que le travail est effectué
dans des conditions malsaines, ou avec des compagnons désagréables ; ou venir du
fait que le travail absorbe le temps qui serait consacré à des distractions, à des occu-
pations sociales ou intellectuelles. Mais, quelle que soit la forme que revêt cet effort,
son intensité au-mente à peu près toujours avec la rigueur (severity) et la durée du
travail.

Il est vrai que beaucoup de fatigues sont acceptées pour elles-mêmes, comme par
exemple dans l'alpinisme, dans les sports et dans les travaux littéraires, artistiques et
scientifiques; beaucoup de travaux aussi sont accomplis uniquement dans le désir
d'être utile à autrui 1. Mais le plus souvent le principal mobile du travail, au sens où
nous employons ce mot, est le désir d'obtenir quelque avantage matériel, qui, dans
l'état actuel du monde, se présente d'ordinaire sous la forme d'une certaine quantité de
monnaie. Il est vrai que, même lorsqu'un homme travaille pour un salaire, il lui arrive
souvent de prendre plaisir à sa tâché ; mais d'ordinaire, avant qu'elle soit terminée, la
fatigue vient, et il est bien aise quand l'heure de s'arrêter arrive. Un homme peut bien,
après être resté quelque temps sans travailler, aimer mieux, en ce qui concerne son
plaisir immédiat, travailler pour rien, plutôt que de ne pas travailler du tout; mais il ne
sera pas disposé à gâter ses conditions de vente en offrant ce qu'il a à vendre très au-
dessous de son prix normal, pas plus que ne le serait un industriel. Sur ce point nous
aurons beaucoup à dire dans un autre volume, lorsque nous en viendrons à étudier les
coutumes professionnelles, et les pratiques des trade-unions au point de vue des
heures de travail et des usages. Dans la plupart des occupations, cette partie de la
tâche qui donne plus de plaisir que de peine doit être d'ordinaire payée au même prix
que le reste; le prix de la tâche entière est donc déterminé par la peine qu'exige du
travailleur cette partie du travail qu'il exécute avec le plus de répugnance et qu'il est
presque sur le point de se refuser à exécuter.
En langage technique on peut appeler cela la « disutilité-limite » (marginal
disutility) du travail. Car, de même que pour toute augmentation de quantité d'une
marchandise son utilité-limite baisse ; et de même que pour toute diminution de sa
désidérabilité, il y a une baisse de prix pour la marchandise toute entière et pas
seulement pour les dernières quantités qui en sont vendues: de même il en est en ce
qui concerne l'offre de travail.

1 Voir ci-dessus pp. 110-111 ainsi que liv. VI, ch. II, § 2, et note X à l'Appendice. On peut ici placer
une remarque. Lorsqu'une personne fait tous ses achats d'une marchandise au prix qu'elle aurait
juste consenti à payer pour les dernières quantités qu'elle achète, elle tire de toutes les autres un
bénéfice particulier, puisqu'elle les fait à un prix inférieur à celui qu'elle aurait consenti à payer
plutôt que de se passer tout à fait de cette marchandise. De même, si le prix payé à un homme pour
un travail est une rémunération suffisante pour la partie de ce travail qu'il exécute avec le plus de
répugnance, et si, pourtant, comme il arrive d'ordinaire, il est payé de la même façon pour la partie
de son travail qu'il exécute avec moins de répugnance et qui lui coûte réellement moins, alors,
pour cette partie, il jouit d'un bénéfice de producteur (producter's surplus).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 14

La répugnance qu'un homme déjà occupé éprouve à augmenter sa fatigue, repose,


dans les circonstances ordinaires, sur des principes fondamentaux de la nature
humaine que les économistes doivent accepter comme établis. Selon la remarque de
Jevons 1, on a souvent quelque résistance à vaincre avant de se mettre à l'œuvre. Un
certain effort assez pénible est nécessaire au début ; mais cette peine diminue peu à
peu jusqu'à zéro pour se transformer en plaisir; ce plaisir augmente pendant un temps
jusqu'à ce qu'il atteigne un certain maximum qui est peu élevé ; après quoi il diminue
jusqu'à zéro; puis il est remplacé par une fatigue croissante, et par un désir ardent de
repos et de changement. Dans le travail intellectuel cependant, lorsque le plaisir et
l'excitation ont commencé, ils vont souvent en augmentant jusqu'à ce que l'on s'arrête
par nécessité ou par prudence. Tout homme bien portant a une certaine quantité
d'énergie où il peut puiser, mais qu'il ne peut remplacer que par le repos; de sorte que
si sa dépense excède ses réserves, sa santé finit par être ébranlée ; et les employeurs
constatent souvent que, dans les cas de grande presse, une augmentation temporaire
de salaire leur permet d'obtenir des ouvriers une somme de travail que ceux-ci sont
incapables de fournir longtemps, quel que soit le salaire qu'on leur donne. Une raison
de ce fait c'est que, pour toute augmentation des heures de travail au-delà d'une
certaine limite, le besoin de repos devient plus pressant. À mesure que le travail se
prolonge, le désagrément qu'il cause va en augmentant, et, s'il en est ainsi, c'est en
partie parce que, à mesure que diminue le temps laissé au repos et aux autres genres
d'activité, le plaisir que procure le loisir augmente.

Avec ces réserves et quelques autres, il reste vrai d'une façon générale que la
somme de fatigues que des ouvriers consentent à supporter, augmente ou diminue si
la rémunération qui leur est offerte hausse ou baisse. De même que le prix nécessaire
pour attirer assez d'acheteurs pour une quantité donnée d'une marchandise a été
appelé « le prix de demande » (demand price) pour cette quantité pendant une année
ou tout autre laps de temps donné ; de même le prix qu'il faut payer pour que des
hommes consentent à supporter la peine nécessaire à produire une quantité donnée
d'une marchandise, peut être appelé « le prix d'offre » (supply price) pour cette
quantité pendant le même temps. Et si, pour le moment, nous supposons que la
production dépende seulement des efforts d'un certain nombre de travailleurs vivants
et déjà exercés à leur tâche, nous aurons un tableau de prix d'offre correspondant au
tableau de prix de demande que nous avons examiné précédemment. Ce tableau
indiquerait théoriquement dans une première colonne les diverses sommes d'efforts et
par suite les diverses quantités produites, dans une autre colonne parallèle les prix qui
doivent être payés pour amener les travailleurs disponibles à fournir ces sommes
d'efforts 2.
Mais cette méthode simple d'envisager l'offre des efforts d'une certaine espèce, et
par suite l'offre des marchandises produites par eux, suppose que le nombre de ceux
qui sont qualifiés pour les fournir est fixe; et cette supposition n'est vraie que pour des
périodes de temps courtes. Le chiffre de la population change sous l'action d'un grand
nombre de causes. Quelques-unes seulement sont des causes économiques ; or, parmi

1 Theory of Political Economy, ch. V. Cette théorie a été développée sur bien des points par les
économistes autrichiens et américains.
2 Voir ci-dessus liv. III, ch. III, § 4.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 15

celles-là, la rémunération moyenne du travail occupe une place prépondérante, bien


que son influence sur la population soit capricieuse et irrégulière 1.

Mais la répartition de la population entre les différentes professions est beaucoup


plus sujette à l'influence des causes économiques. À la longue, l'offre de travail dans
une profession quelconque s'adapte plus ou moins étroitement à la demande : les
parents sages poussent leurs enfants vers les plus avantageuses des professions qui
leur sont ouvertes, c'est-à-dire vers celles qui offrent la meilleure rémunération en
salaires et en autres avantages, sans exiger un travail trop rigoureux comme quantité
ou comme genre, ni une habileté trop difficile à acquérir. Cette adaptation entre la
demande et l'offre ne peut pourtant jamais être parfaite ; les fluctuations de la
demande peuvent faire qu'elle soit pendant un temps, même pendant plusieurs années,
beaucoup plus forte ou beaucoup plus faible qu'il n'est nécessaires pour amener les
parents à choisir pour leurs enfants telle profession plutôt que telle autre. Ainsi donc
il existe certaines relations entre la rémunération que l'on reçoit pour un genre de
travail quelconque, et la difficulté d'acquérir les aptitudes nécessaires à ce travail en y
ajoutant la fatigue, le désagrément, la privation de loisir, etc., qu'il entraîne. Néan-
moins, ces relations sont sujettes à de grandes perturbations. L'étude de ces perturba-
tions est une tâche difficile. Elle nous retiendra beaucoup lorsque nous serons plus
avancés dans le cours de cet ouvrage. Mais le livre actuel est surtout descriptif et ne
soulève qu'un petit nombre de problèmes difficiles.

1 Dans l'édition précédente le mot « travail » (labour) était employé dans cette discussion au lieu du
mot, « effort » (work). Comme malheureusement, l'expression « offre de travail » a été ensuite
employée pour désigner l'offre d'ouvriers, ce passage a été mal compris. On a cru qu'il impliquait
que les considérations économiques seules déterminent le taux de développement de la population.
Voir par exemple Annals of American Academy, VII, p. 100. Ce serait naturellement faux. Voir ci-
dessous ch. IV, § 5.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 16

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre deux
La fertilité du sol

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§ 1. - On dit généralement que les facteurs de la production sont la terre, l'homme


et le capital ; en comprenant sous le nom de capital les objets matériels qui doivent
leur utilité au travail de l'homme, et sous le nom de terre celles qui ne doivent rien à
ce travail. La distinction est manifestement assez lâche : les briques, par exemple, ne
sont que des morceaux de terre légèrement travaillés ; tandis que le sol des vieux pays
a été pour la plus grande partie travaillé par l'homme pendant des siècles et c'est à
l'homme qu'il doit son aspect actuel. Cette distinction repose cependant sur une base
scientifique. L'homme n'a pas le pouvoir de créer de la matière, il crée seulement des
utilités en donnant aux choses une forme utilisable 1, et l'offre de ces utilités créées
par lui peut être augmentée si la demande augmente : elles ont un prix d'offre (supply
price). Mais il est d'autres utilités sur l'offre desquelles l'homme n'a aucun pouvoir;
elles sont données par la nature en quantité fixe et, par suite, n'ont pas de prix d'offre.
Le mot « terre » a été employé dans un sens large par les économistes, de manière à
embrasser les sources permanentes de ces utilités 2, qu'elles se trouvent dans la terre,
1 Voir livre II, chap. III.
2 Par exemple dans la phrase célèbre de Ricardo a les puissances originelles et indestructibles du
sol ». De Thünen dans une discussion remarquable sur les fondements de la théorie de la rente, et
sur la façon dont Adam Smith et Ricardo l'ont conçue, parle du « sol en soi » (Der Boden an
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 17

au sens où ce mot est pris d'ordinaire, ou dans la mer, dans les rivières, dans la
lumière du soleil, dans la pluie, dans les vents et dans les chutes d'eau.

Si nous recherchons quel est le caractère qui distingue la terre des choses
matérielles que nous considérons comme des produits de la terre, nous constaterons
que l'attribut, fondamental de la terre c'est son étendue. Le droit de se servir d'une
pièce de terre rend maître d'une certaine étendue, d'une certaine portion de la surface
de la terre. La surface de la terre est fixe ; les relations géométriques entre telle de ses
parties et les autres sont fixes. L'homme n'a aucun pouvoir sur elles ; elles échappent
entièrement à l'influence de la demande ; elles n'ont pas de coût de production, il n'y a
pas de prix d'offre (supply price) auquel elles puissent être produites.

L'usage d'une certaine étendue de la surface de la terre est une condition primor-
diale pour que l'homme puisse faire quoi que ce soit ; par là l'homme se procure la
place qu'il lui faut pour agir, et la jouissance de la chaleur, de la lumière, de l'air et de
la pluie que la nature assigne à cette étendue de terre ; par là se trouve déterminée la
distance qui le sépare des autres choses et des autres personnes, et dans une grande
mesure ses relations avec elles. Nous verrons que c'est cette particularité de la terre,
quelque insuffisante pourtant que soit la place qui lui a été faite jusqu'à présent, qui
est la cause dernière de la distinction que tous les économistes sont obligés de faire
entre la terre et les autres choses, C'est la base de beaucoup de questions qui sont
parmi les plus intéressantes et les plus difficiles de la science économique.

Certaines parties de la surface de la terre contribuent à la production princi-


palement par les services qu'elles rendent à la navigation ; d'autres ont surtout de la
valeur pour l'industrie des mines ; d'autres pour construire, bien que pour celles-ci le
choix soit plutôt fait par l'homme qu'imposé par la nature. Mais lorsque nous parlons
de la productivité de la terre, nous pensons d'abord à son emploi dans l'agriculture.

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§ 2. - Pour l'agriculteur une certaine étendue de terre est un moyen de faire vivre
une certaine quantité de végétaux, et peut-être ensuite un certain nombre d'animaux.
Dans ce but, le sol doit posséder certaines qualités mécaniques et chimiques.

Au point de vue mécanique, le sol doit être assez meuble pour permettre aux
minces racines des plantes d'y pénétrer aisément, et pourtant assez compact pour leur
donner une prise solide. II ne doit pas, comme certains sois sablonneux, donner à
l'eau un trop libre passage; sinon il est souvent sec, et la subsistance de la plante est
entraînée par l'eau presque aussitôt qu'elle se forme dans le sol ou qu'on l'y introduit.
Il ne doit pas non plus, comme les sols argileux, empêcher l'eau de passer, car il est
essentiel que le sol reçoive constamment en certaine quantité l'eau fraîche, et l'air
qu'elle entraîne avec elle sur son passage ; l'eau et l'air transforment en aliments pour
la plante les matières minérales et gazeuses qui, sans eux, n'auraient pour elle aucune
utilité ou seraient même pernicieuses. L'action de l'air, de l'eau et des gelées est pour
le sol un labourage naturel ; même sans l'aide de l'homme elle suffirait, avec le temps,
à rendre fertiles presque toutes les parties de la surface de la terre si le sol n'était pas

sich) ; c'est une expression malheureusement difficile à traduire, mais qui vise le sol tel qu'il serait
s'il n'avait pas été modifié par l'action de l'homme (Der Isolirte Staat, I, i, 5).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 18

arraché et entraîné par la pluie et par les torrents. Mais l'homme fournit une aide
puissante pour cette préparation du sol. Le principal rôle de son labourage est d'aider
les plantes à prendre dans le sol une prise aisée mais solide, et de permettre à l'air et à
l'eau d'y pénétrer librement. Même lorsqu'il fournit au sol de l'engrais, c'est encore
cette préparation mécanique que l'homme a en vue. Car l'engrais de ferme agit sur les
sols argileux pour les diviser et les rendre plus légers et plus ouverts, tout autant que
pour les enrichir chimiquement ; tandis qu'aux sols sablonneux il donne une plus
grande fermeté, qui les aide à retenir les matières dont se nourrit la plante, et qui, sans
cela, seraient rapidement entraînées par l'eau.

Au point de vue chimique, le sol doit posséder les éléments inorganiques dont la
plante a besoin, et sous une forme qui lui convienne. La plus grande partie du corps
de la plante est formée de ce que l'on appelle des « composés organiques », c'est-à-
dire de composés de carbone principalement avec de l'oxygène, de l'hydrogène et du
nitrogène 1 ; la plante tire la plupart de ces éléments de l'air et de l'eau. Une petite
partie seulement (environ un vingtième en moyenne) de sa masse sèche est formée de
matières minérales que la plante ne peut tirer que du sol. Si le sol est riche aux autres
points de vue, et dans de bonnes conditions au point de vue mécanique, mais manque
d'acide phosphorique, de potasse, de chaux et des autres éléments minéraux dont les
plantes ont besoin, alors il est possible à l'homme, avec très peu de travail, de lui faire
subir de grandes modifications. Il peut transformer un sol stérile en un sol très fertile
en lui donnant précisément les éléments dont il manque, en employant soit la chaux
sous quelques-unes de ses nombreuses formes, soit ces engrais artificiels que la
chimie moderne fournit en grand nombre 2.

1 On les appelle organiques, non pas parce qu'elles sont organisées, mais parce qu'elles se trouvent
dans les organismes végétaux et animaux, et parce qu'il fut un temps où les chimistes pensaient
qu'elles ne pouvaient devoir leur existence qu'à un développement organique. Mais Liebig a
montré que c'était une erreur de supposer que les plantes puissent absorber les matières
organisées ; celles-ci doivent devenir inorganisées avant de pouvoir leur servir d'aliments.
2 De plus, ces engrais spéciaux sont de la plus haute importance pour fournir les éléments minéraux
nécessaires à l'alimentation de la plante, et dont le sol est dépouillé par les produits animaux et
végétaux qui sont vendus au loin. Il est vrai que le sol lui-même possède souvent ces éléments en
grandes provisions « latentes ». Elles sont latentes parce qu'elles ne se trouvent pas dans les
conditions chimiques et mécaniques nécessaires pour être consommées par la plante. Pour les
mettre dans ces conditions nécessaires, et leur rendre leur rôle actif comme aliments, il faut leur
fournir de l'oxygène et du gaz acide carbonique. Cela s'obtient par un labourage convenable qui
oblige le sous-sol lui-même à donner ses provisions d'éléments nutritifs latents, s'il en a; dans ce
cas le sol peut rester fertile sans qu'on se serve beaucoup d'engrais spéciaux, surtout si on lui
restitue sous la forme d'engrais de ferme une grande partie des éléments constitutifs qu'il a perdus.
Cet engrais contient tout ce qu'il faut pour la vie de la plante, mais en proportions inégales. Il a
l'avantage de répartir en petites molécules sur toute la surface du soi tout ce dont la plante a
besoin : chaque radicelle, mise en contact avec des matières végétales en décomposition, trouve à
sa disposition tout ce qu'il lui faut ; rien n'est perdu. Mais il consiste principalement en composés
organiques que la plante pourrait au besoin tirer de l'atmosphère. Cependant les composés
organiques contenus dans l'engrais de ferme, et dans les autres matières végétales en
décomposition, sont d'une grande utilité, même à cet égard, car ils agissent sur les éléments
nutritifs minéraux qui dorment dans le sol pour leur donner un rôle actif et en former des
provisions pour la plante. Certaines récoltes absorbent une quantité exceptionnellement grande de
certains éléments minéraux, et il peut arriver que ceux-ci ne soient pas restitués sous la forme
d'engrais précisément à la même terre où ils ont été enlevés. Notre habitude moderne de jeter les
eaux d'égoût à la mer, rend plus nécessaire qu'autrefois l'emploi des engrais artificiels.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 19

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§ 3. - Par tous ces moyens l'homme peut agir sur la fertilité du sol. Il peut, par un
travail suffisant, faire donner par presque n'importe quelle terre d'abondantes récoltes.
Il peut, en préparant le sol au point de vue mécanique et chimique, faire venir la
récolte qu'il veut. Il peut adapter ses cultures à la nature du sol, et inversement. Il peut
choisir une rotation de cultures qui laisse le sol libre à un moment de l'année, dans un
état qui lui permette d'ensemencer aisément et sans perte de temps pour la récolte
suivante 1. Il peut même modifier d'une façon durable la nature du sol, en le drainant,
ou en le mélangeant avec un autre sol qui suppléera à ce qui lui manque 2.

Toutes ces transformations s'effectueront probablement d'une façon plus étendue


et plus complète dans l'avenir que dans le passé. Mais dès maintenant la plus grande
partie du soi dans les vieux pays doit beaucoup de ses caractères à l'action de
l'homme ; toute la partie du sol qui se trouve près de la surface renferme une grande
somme de capital, le produit du travail passé de l'homme : les propriétés inhérentes ou
indestructibles du sol, les dons gratuits de la nature ont été grandement modifiés ; des
générations d'hommes y ont, par leur travail, enlevé ou ajouté beaucoup.

Mais il en est autrement pour la partie qui se trouve au-dessus de la surface. La


nature lui fournit une certaine somme annuelle de chaleur et de lumière, d'air et
d'humidité ; or sur tout cela l'homme n'a que peu de pouvoir. Il peut, il est vrai,
modifier légèrement le climat en faisant des travaux étendus de drainage, en plantant
des forêts, ou en les jetant à bas. Mais, en somme, l'action du soleil, du vent et de la
pluie est un don octroyé gratuitement par la nature à chaque morceau de terre. La
propriété de la terre en-procure la jouissance ; elle donne aussi l'espace qui est
nécessaire à la vie et à l'action des végétaux et des animaux, la valeur de cet espace
dépendant d'ailleurs beaucoup de la situation géographique.

Nous pouvons donc continuer à nous servir de la distinction courante entre les
propriétés originelles ou inhérentes que le sol doit à la nature, et les propriétés

1 La base de la plupart des rotations modernes de culture, en Angleterre, est le système de Norfolk
(Norfolk course), qui a été appliqué par M. Coke (Lord Leicester) pour permettre aux sols légers,
et soi-disant pauvres, de donner de bonnes récoltes de blé. La première récolte, dans ce système,
est une récolte de navets ; ils n'ont pas besoin d'être semés avant mai on juin; l'hiver et le
printemps qui suivent la récolte de blé par laquelle se termine ce système de rotations, peuvent
donc être employés à labourer, à nettoyer et à fumer. Au printemps de la seconde année on sème
ensemble de l'orge et du trèfle. Dans la troisième année le trèfle est consommé. La terre peut être
labourée à temps pour semer à l'automne du blé qui trouve le sol affermi au point de vue
mécanique par les racines du trèfle et amélioré au point de vue chimique par le nitrogène que ces
exploratrices, quelque peu aventureuses, ont fait monter du sous-sol. D'après ces données, une
immense variété de rotations ont été appliquées selon la diversité des sols et des conditions
d'exploitation ; beaucoup d'entre elles s'étendent à six ou sept ans. On a fait à notre époque des
tentatives encourageantes pour remplacer les engrais chimiques artificiels par les « engrais
microbiens », c'est-à-dire en propageant artificiellement des microbes qui ont la propriété d'extrai-
re de l'air le nitrogène, et de l'accumuler dans les nœuds des racines des plantes légumineuses.
2 Jusqu'ici cela n'a été fait que sur une petite échelle ; la craie et la chaux, l'argile et la marne n'ont
été répandus sur les champs qu'en petites quantités ; il est rare que l'on ait fait un soi complètement
nouveau, sauf dans des jardins et autres endroits favorisés. Mais il est possible, et même probable,
que plus lard les instruments mécaniques servant à faire les chemins de fer et autres grands travaux
de défoncement, seront employés sur une grande échelle pour créer un sol riche en mélangeant
deux terres pauvres ayant des défauts opposés.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 20

artificielles qu'il tire de J'action de l'homme, à la condition de nous rappeler que les
premières comprennent, pour chaque terrain envisagé, sa situation dans l'espace
(space-relations) et la somme annuelle de soleil, d'air et de pluie que la nature lui
fournit ; de nous rappeler aussi que, dans beaucoup de cas, ce sont là les principales
propriétés inhérentes du sol. C'est surtout d'elles que la propriété de la terre agraire
tire son importance particulière, et la théorie de la rente son caractère spécial [Voir la
note dans l’encadré ci-dessous :].

Le tableau suivant extrait du Memoir of the Royal Agricultural Society cité ci-dessus, indique par année les
dépenses en capitaux dans quatre fermes types anglaises :

Désignation Valeur Coût des Clôture et Draina Valeur du Capital du Rentes


totale bâtiment chemins ge sol dans fermier
s de la son état
ferme et naturel
des
habitatio
ns des
fermiers
£. sh. £. sh. £. sh. d. £. sh. £. sh. d. £. sh. d. £. sh.

Ferme laiterie 75 0 12 15 2 10 0 5 0 54 15 0 12 0 0 2 10
Moitié terre arable et 45 0 8 0 2 00 0 0 35 0 0 12 0 0 1 10
moitié pâturages
Idem en région élevée 30 0 6 7 1 00 0 0 22 13 0 10 0 0 1 0

Pâturages 94 10 7 0 1 13 4 0 0 85 16 8 12 0 0 3 3

Mais la baisse de prix des produits agricoles qui avait commencé en 1878, époque où le Mémoire a été écrit,
a continué d'une marche plus rapide depuis lors, et beaucoup pensent que la hausse de valeur de la terre en
Angleterre pendant la dernière génération est simplement la contre-partie dés capitaux dépensés en améliorations
durables; c'est-à-dire que les propriétés originelles du sol pour les usages agricoles n'auraient pas vu leur valeur
réelle augmenter. M. Leroy-Beaulieu (Répartition des Richesses, ch. II) pense que c'est en tout cas ce qui s'est
produit en Belgique et en France ; M. Pell soutient une opinion semblable pour l'Angleterre en s'appuyant sur
quelques exemples statistiques instructifs (voir son article The Making of the Land in England, dans Journal of'
the Royal Agricultural Society, vol. XXIII). La valeur des fermes aux États-Unis était de 6.645.000.000 dollars
en 1860 ; elle s'est élevée à 7.500.000.000 (estimes en or) en 1870, et à 10.197.000.000 en 1880. Mais comme le
signale le général Walker (Tenth Census, vol. VII, p. 23) : « C'est un trait ordinaire des inflations de prix dues au
papier monnaie que le prix des immeubles, en particulier celui des immeubles ruraux, commence à hausser plus
tard et continue moins longtemps à hausser que les prix des marchandises ». Ne tenant alors compte que de la
moitié de la prime de l'or, il obtient pour 1870 la valeur de 8.250.000.000 dollars, et il arrive ainsi à une
augmentation d'environ 24 0/0 dans chacune des deux décades.

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§ 4. - La question de savoir dans quelle mesure la fertilité d'un terrain est due aux
propriétés originelles fournies par la nature, et dans quelle mesure aux transfor-
mations que lui a fait subir l'homme, ne peut pas être discutée à fond si l'on ne tient
pas compte du genre de produits que ce terrain donne. L'action de l'homme a
beaucoup plus de prise sur certains produits, sur certaines récoltes, que sur d'autres. À
un bout de l'échelle se trouvent les arbres des forêts ; un chêne bien planté et ayant
assez de place autour de lui a peu à attendre du secours de l'homme : il n'y a pas
moyen d'obtenir un rendement considérable pour le travail qu'on lui consacrerait. an
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 21

peut en dire à peu près autant de l'herbe dans certains bas-fonds de rivières qui
jouissent d'un sol riche et d'un bon drainage naturel; les animaux sauvages qui
brouteraient cette herbe sans aucune intervention de l'homme en tireraient presque
autant de parti que lui; une grande partie du sol des plus riches fermes d'Angleterre
(payant un fermage de 6 £ par acre et au-delà) produirait presque autant sous la seule
action de la nature, sans l'aide de l'homme. Ensuite viennent les terrains qui, sans être
tout à fait aussi riches, sont encore gardés en prairies naturelles. Ensuite vient la terre
ai-able où l'homme ne s'en remet pas à la nature pour l'œuvre de l'ensemencement,
mais où il donne à la terre, avant de semer, une préparation appropriée à chaque genre
de récolte, où il sème les graines lui-même et enlève les mauvaises herbes qui
pourraient leur nuire. Les plantes qu'il sème sont choisies par lui pour leur aptitude à
mûrir vite, et à développer précisément celles de leurs parties qui lui sont le plus
utiles ; bien que l'habitude de faire ce choix avec soin soit tout à fait moderne, et que
même, à l'heure actuelle, elle soit loin d'être générale, cependant le travail continu de
milliers d'années a donné à l'homme des plantes qui ne ressemblent que bien peu à
leurs ancêtres sauvages. Enfin les genres de produits qui doivent le plus au travail et
aux soins de l'homme, ce sont les espèces les plus rares de fruits, de fleurs, de
légumes et d'animaux, en particulier les types qui sont employés pour améliorer leur
propre espèce. Tandis que, en effet, la nature laissée à elle-même choisirait les
espèces qui sont le mieux capables de se tirer d'affaire toutes seules, l'homme choisit
celles qui lui procurent le plus rapidement et en plus grande quantité les choses dont il
a le plus besoin ; beaucoup des produits les plus recherchés ne pourraient pas
subsister sans ses soins.

On voit donc combien sont variés les rôles que l'homme joue pour aider la nature
à donner les différents genres de produits agricoles. Dans chaque cas il travaille
jusqu'à ce que le rendement supplémentaire que lui donnent de nouvelles doses de
capital et de travail ait si bien diminué qu'il ne soit plus rémunéré de leur emploi. Là
où cette limite est vite atteinte, il laisse la nature accomplir seule presque tout
l'ouvrage ; partout où son rôle dans la production est considérable, c'est qu'il a été à
même d'aller loin sans atteindre cette limite. Nous sommes ainsi amenés à étudier la
loi du rendement décroissant.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 22

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre trois
La fertilité du sol (suite)
La tendance au rendement décroissant

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§ 1. - La loi ou l'exposé de la tendance au rendement décroissant peut provi-


soirement s'énoncer de la façon suivante :

Une augmentation du capital et du travail employés à la culture de la terre amène,


en général, une augmentation moins que proportionnelle dans la quantité du produit,
à moins qu'il ne lui arrive de coïncider avec un progrès de l'art agricole.

L'histoire et l'observation nous apprennent que tout agriculteur, à quelque époque


et sous quelque climat que ce soit, désire avoir à sa disposition une bonne étendue de
terre, et que, s'il ne peut pas l'avoir gratuitement, il se la procure en payant, quand il
en a les moyens. S'il pensait qu'il puisse obtenir d'aussi bons résultats en appliquant la
totalité de son capital et de son travail sur un très petit morceau de terre, il s'en
contenterait et ne paierait pas pour en avoir davantage.

Lorsque l'on peut se procurer pour rien de la terre qui ne demande aucun défri-
chement, chacun en emploie la quantité qu'il pense devoir donner le plus grand
rendement à son capital et à son travail. Sa culture est « extensive », et non pas
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 23

« intensive ». Il ne cherche pas à tirer le plus grand nombre possible d'hectolitres de


blé d'une acre donnée, car alors il ne cultiverait qu'un petit nombre d'acres. Son but
est d'obtenir la moisson totale la plus grosse possible avec une dépense donnée de
semences et de travail ; il ensemence donc autant d'acres qu'il peut trouver le moyen
d'en cultiver. Naturellement, il peut aller trop loin ; il peut se faire qu'il embrasse une
étendue tellement grande qu'il ait avantage à concentrer son capital et son travail sur
un espace plus restreint. Dans ces conditions, s'il pouvait disposer de plus de capital
et de plus de travail, de façon à en employer davantage sur chaque acre, la terre lui
donnerait un rendement croissant (rendement plus que proportionnel), c'est-à-dire un
rendement supplémentaire proportionnellement plus grand que celui qu'il tire des
sommes de capital et de travail actuellement dépensées par lui. Mais s'il a fait ses
calculs avec exactitude, il emploie juste la quantité de terre qui peut lui donner le
rendement le plus élevé ; de sorte qu'il subirait une perte en concentrant son capital et
son travail sur une plus petite étendue. S'il pouvait disposer de plus de capital et de
plus de travail, et s'il en employait davantage à la terre qu'il cultive actuellement, il
aurait moins de bénéfice qu'il n'en aurait à prendre plus de terre ; il obtiendrait un
rendement décroissant, c'est-à-dire que le rendement supplémentaire qu'il obtiendrait
serait proportionnellement plus petit que celui qu'il tire des dernières doses de capital
et de travail employées par lui à l'heure actuelle, à la condition, bien entendu, qu'il n'y
ait pas eu pendant ce temps d'amélioration sensible dans ses procédés de culture. À
mesure que ses fils grandissent, la somme de capital et de travail dont ceux-ci dispo-
sent ira en augmentant, et, pour éviter de n'en tirer qu'un rendement décroissant, il
faudra qu'ils cultivent une plus grande étendue de terre. Mais comme, à ce moment-là,
toutes les terres voisines seront peut-être déjà occupées, ils seront pour cela obligés
d'en acheter, ou de payer un fermage pour pouvoir s'en servir, ou d'émigrer dans des
régions où ils puissent s'en procurer pour rien.

Cette tendance au rendement décroissant a été la cause de la séparation


d'Abraham et de Loth 1, et de la plupart des migrations de peuples dont l'histoire nous
parle. Partout où le droit de cultiver la terre est très recherché, nous pouvons être sûrs
que la tendance au rendement décroissant est en pleine action. Si elle n'existait pas,
chaque fermier pourrait économiser la presque totalité de son fermage en ne gardant
qu'un petit morceau de terre, et en y dépensant tout son capital et tout son travail. Si
tout le capital et tout le travail qu'il emploierait ainsi sur ce morceau de terre donnait
un rendement proportionnellement aussi grand que le capital et le travail qu'il emploie
maintenant, il obtiendrait de ce morceau de terre une somme de produits égale à celle
qu'il tire maintenant de toute sa ferme ; il ferait ainsi un bénéfice net égal au montant
de son fermage, moins le fermage qu'il paierait pour le morceau de terre gardé par lui.

On peut accorder que la passion pousse souvent les fermiers à prendre plus de
terre qu'ils n'en peuvent bien cultiver ; presque toutes les autorités en matière d'agri-
culture, depuis Arthur Young, ont insisté sur cette erreur. Mais lorsqu'ils disent qu'un
fermier aurait avantage à employer son capital et son travail sur une étendue plus
petite, ils ne veulent pas nécessairement dire qu'il obtiendrait un plus gros revenu
brut. Il suffit, dans leur raisonnement, que l'économie résultant d'un moindre fermage
dépasse la diminution que subira probablement le rendement total que le fermier tire
de sa terre. Si un fermier paye comme fermage un quart de ses produits, il aurait
avantage à concentrer son capital et son travail sur une moindre étendue de terre, à la
condition que le surplus de capital et de travail dépensé sur chaque acre donne un

1 « La terre ne pouvait pas les porter en leur permettant de vivre ensemble : car il fallait beaucoup
pour les nourrir, aussi ne pouvaient-ils pas vivre ensemble. » Genèse, XIII, 6.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 24

rendement supérieur des trois quarts à celui qu'il en obtenait avec son ancienne façon
de le dépenser.

De plus, on peut accorder que beaucoup de terres, même dans un pays aussi
avancé que l'Angleterre, sont cultivées d'une façon si maladroite qu'elles pourraient
donner plus du double de leur produit brut actuel si on y dépensait avec intelligence
deux fois plus de capital et de travail. Il faut probablement donner raison à ceux qui
soutiennent que si tous les fermiers anglais étaient aussi habiles, aussi sages et aussi
énergiques que les meilleurs d'entre eux, ils pourraient employer avec profit deux fois
plus de capital et de travail qu'ils n'en emploient à l'heure actuelle. En supposant que
le fermage soit égal au quart de la production actuelle, pour quatre cents kilos de
produits qu'ils obtiennent à l'heure actuelle, ils en obtiendraient sept cents ; on peut
admettre qu'avec des méthodes encore plus perfectionnées ils pourraient obtenir huit
cents kilos, ou même davantage. Mais cela ne prouve pas que, dans l'état actuel des
choses, une plus grande somme de capital et de travail puisse faire donner à la terre
un rendement croissant. Il reste vrai que, en prenant les fermiers tels qu'ils sont, avec
l'habileté et l'énergie qu'ils possèdent réellement, nous constatons comme résultat
d'une observation universelle, que ce n'est pas pour eux le moyen de s'enrichir rapide-
ment que de faire abandon d'une grande partie de leurs terres, de concentrer tout leur
capital et tout leur travail sur le reste, et de faire l'économie du fermage de tout ce
qu'ils ne gardent pas. La raison pour laquelle il ne peut pas en être ainsi se trouve
dans la loi du rendement décroissant.

Il importe de rappeler que le rendement du capital et du travail que vise la loi, se


mesure d'après la quantité des produits, indépendamment de tous les changements qui
peuvent survenir dans leur prix : changements, par exemple, qui peuvent se produire
si un nouveau chemin de fer vient à être construit dans le voisinage, ou si une
nouvelle ville s'y développe. De pareils changements auront une importance vitale
lorsque nous tirerons la conséquence de la loi du rendement décroissant, et en
particulier lorsque nous discuterons l'effet d'une augmentation de population sur les
moyens de subsistance. Mais ils ne touchent pas à la loi elle-même, parce qu'elle ne
s'applique pas à la valeur des produits, mais seulement à leur quantité.

Nous pouvons maintenant exprimer nettement les réserves qu'impliquaient les


mots « en général » dans notre exposé provisoire de la loi. La loi constate une ten-
dance qui peut, il est vrai, être momentanément entravée par le progrès des arts de la
production, et par la marche capricieuse que suit le plein développement des qualités
du sol; mais son action devient finalement irrésistible lorsque la demande des produits
augmente sans limite. Nous pouvons ainsi donner notre formule définitive de la
tendance en la divisant en deux parties, de la façon suivante :

Il peut se faire qu'un progrès de l'art agricole élève le taux du rendement que la
terre procure pour une somme donnée de capital, et de travail ; d'autre part, la somme
de capital et de travail déjà employée sur une terre peut avoir été insuffisante pour le
plein développement de toutes ses qualités, de sorte qu'une dépense supplémentaire y
donne, même dans l'état actuel de l'art agricole, un rendement plus que proportionnel :
néanmoins ces conditions se présentent rarement dans un vieux pays. En dehors des
cas où elles se rencontrent, l'emploi d'une somme plus grande de capital et de travail
sur une terre augmente le total des produits d'une quantité moins que proportionnelle,
à moins que pendant ce temps l'habileté du cultivateur ne se soit accrue. - En second
lieu, quels que puissent être dans l'avenir les progrès de l'art agricole, l'accroissement
continu du capital et du travail employés sur une terre doit finalement produire une
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 25

diminution du surplus de produits que l'on obtient pour une somme donnée de capital
et de travail.

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§ 2. - En nous servant d'une expression suggérée par James Mill, nous pouvons
regarder le capital et le travail employés sur une terre comme consistant en une série
de doses égales 1. Ainsi que nous l'avons vu, le rendement des premières doses peut
être petit et en augmentant le nombre des doses on peut alors obtenir un rendement
très largement proportionnel ; le rendement de doses successives peut même, dans
certains cas exceptionnels, avoir des alternatives de hausse et de baisse. Mais notre loi
indique que tôt ou tard (en supposant qu'il n'y ait pas pendant ce temps de chan-
gement dans les procédés de culture), on atteindra un point après lequel les doses
postérieures donneront un rendement proportionnel moindre que les doses précé-
dentes.
La dose qui rémunère tout juste le cultivateur peut être appelée la dose limite, et
son rendement, le rendement limite. S'il arrive qu'il y ait dans le voisinage une terre
qui soit cultivée mais qui paye tout juste ses dépenses, et ne laisse rien pour le
fermage, nous pouvons admettre que l'on y est arrivé à l'emploi de cette dose limite.
Nous pouvons alors dire que la dose de capital et de travail employée sur cette terre
est employée sur une terre qui se trouve à la limite de culture, et c'est là une façon de
parler qui a le mérite de la simplicité. Mais il n'est pas nécessaire pour notre raison-
nement de supposer qu'il existe une terre de ce genre ; ce qu'il nous faut pour fixer
nos idées, c'est le rendement de la dose limite : qu'elle soit employée sur une terre
pauvre ou sur une terre riche, peu importe; tout ce qu'il faut, c'est qu'elle soit la
dernière dose qui puisse être employée avec profit sur cette terre 2.

Lorsque nous parlons de la dose limite ou de la « dernière » dose employée sur


une terre, nous ne visons pas la dernière dans le temps, nous visons la dose qui est à la
limite au-delà de laquelle elle serait dépensée sans avantage ; c'est-à-dire la dose qui
donne juste au cultivateur le bénéfice ordinaire que donnent le capital et le travail,
sans y ajouter aucun bénéfice supplémentaire. Pour prendre un exemple concret,
supposons qu'un fermier songe à faire encore une fois sarcler un champ, et qu'après
quelque hésitation il se décide à le faire, mais en pensant que cela en vaut tout juste la
peine. La dose de capital et de travail dépensée à cette opération est alors la dernière
dose dans notre sens actuel, bien que beaucoup d'autres doses doivent encore être
employées pour moissonner. Bien entendu, le rendement de cette dernière dose ne
peut pas être séparé des autres ; mais nous lui attribuons toute la partie de la récolte
qui, à notre avis, n'aurait pas été produite si le fermier avait pris le parti de ne pas
faire sarcler une fois de plus [Voir la note ci-dessous dans l’encadré :].

1 Certaines difficultés que présente l'interprétation de ce terme sont examinées dans une note à la fin
du chapitre.
2 Ricardo savait bien cela, quoiqu'il n'y ait pas insisté assez. Ceux des adversaires de sa théorie qui
ont cru qu'elle ne s'applique pas aux régions où toutes les terres donnent une rente, ont mal
compris la nature de son argumentation.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 26

Un exemple emprunté à des expériences qui ont été suivies peut nous aider à
comprendre plus clairement cette idée du rendement d'une dose limite de capital et de
travail. La station expérimentale de l'Arkansas (voir The Times, 18 nov. 1889) a
constaté que quatre morceaux de terre d'un acre chacun, traités exactement de la
même façon, sauf au point de vue du labourage et du hersage, ont donné les résultats
suivants :
Terre Bughels récoltés par an

1 Labourée une fois 16


2 Labourée une fois et hersée une fois 18 1/2
3 Labourée deux fois et hersée une fois 21 2/3
4 Labourée deux fois et hersée deux fois 23 1/4

Cela montre que la dose de capital et de travail employée à herser une seconde fois un
7
acre qui a déjà été labouré deux fois donne un rendement de 1 de bushels. Et si la
12
valeur de ces bushels, en tenant compte des dépenses pour moissonner, etc., équivaut
juste à cette dose augmentée des profits normaux, alors. cette dose était une dose
limite, quoique elle ne fût pas la dernière au point de vue du temps, puisque pour
moissonner il a fallu en dépenser d'autres plus tard.

Puisque le rendement de la dose employée à la limite de culture rémunère juste le


cultivateur, il s'ensuit qu'il sera tout juste rémunéré pour la totalité du capital et du
travail dépensés par lui, s'il obtient autant de fois le rendement limite qu'il a en tout
employé de doses. Tout ce qu'il obtient en plus de cela est le « surplus de
production » (surplus produce) du sol. Ce surplus reste aux mains du cultivateur s'il
est lui-même propriétaire de la terre [Voir la note dans l’encadré ci-dessous :].

Cherchons une illustration graphique. Prenons un champ


sur lequel on a dépensé 50 £ de capital: on en tire une certaine
quantité de produits. On en tirera une quantité plus grande si
on y dépense 51 £. La différence entre ces deux quantités peut
être regardée comme étant le produit de la cinquante-et-unième
livre, et si nous considérons le capital dépensé comme partagé
en doses successives de 1 £ chacune, nous pouvons dire que
cette différence est le produit de la cinquante-et-unième dose.
Représentons les doses par des divisions égales de la ligne OD.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 27

Tirons en M, sur la division qui représente la cinquante-et-unième division, une


ligne MP perpendiculaire à OD, dont l'épaisseur soit égale à la longueur de chacune
des divisions, et dont la longueur représente la quantité de produits due à la
cinquante-et-unième dose. Faisons de même pour chacune, des divisions jusqu'à la
dernière dose qu'il y ait avantage à employer sur notre champ. Supposons que ce soit
la 110e, en D, et que le rendement qu'elle donne, DC, rémunère tout juste le
cultivateur. Les extrémités de ces lignes formeront la courbe APC. Le produit total
sera représenté par la somme de ces lignes, c'est-à-dire, puisque l'épaisseur de chaque
ligne est égale à la longueur de la division sur laquelle elle s'élève, qu'il est représenté
par la surface ODCA. Tirons une ligne CGH parallèle à DO, coupant PM en G ; alors
MG est égal à CD ; et puisque DC rémunère juste le cultivateur pour une dose, MG le
rémunère tout juste pour une autre : de même pour toutes les portions des lignes
verticales épaisses qui se trouvent entre OD et BC. Par conséquent, leur somme, c'est-
à-dire la surface ODCH, représente la partie de, la production qui est nécessaire pour
le rémunérer ; tandis que le reste, AHGCPA, est le surplus de production, lequel, dans
certaines conditions, se transforme en fermage.

Ce surplus de production peut, dans certaines conditions, devenir le fermage que


le propriétaire de la terre exigera du fermier. Mais, comme nous le verrons par la
suite, le fermage total dans un vieux pays est composé de trois éléments: le premier
est dû à la valeur du sol tel qu'il a été fait par la nature; le second aux améliorations
accomplies par l'homme ; le troisième, qui est souvent le plus important de tous, au
développement d'une population dense et riche, ainsi qu'aux facilités de communi-
cation par routes, chemins de fer, etc.

Dans un vieux pays il est rarement possible de découvrir quel a été l'état primitif
de la terre avant qu'elle n'ait été cultivée. Les résultats de bien des travaux de l'homme
sont, en bien comme en mal, incorporés à la terre ; on ne peut pas les séparer des
résultats dûs à l'œuvre de la nature, et il faut les compter avec ceux-ci. La ligne de
démarcation entre l'œuvre de la nature et l'œuvre de l'homme est indécise, et ne peut
être tracée que plus ou moins arbitrairement. Mais pour examiner l'œuvre culturale du
fermier, il vaut mieux, à certains égards, supposer que les premières difficultés dans
la lutte avec la nature sont déjà à peu près surmontées. Dans cette hypothèse, les
rendements que donnent les premières doses de capital et de travail sont d'ordinaire
les plus considérables de tous, et la tendance du rendement à décroître se montre tout
de suite. Envisageant surtout l'agriculture anglaise, comme Ricardo l'a fait, nous
pouvons bien prendre ce cas comme exemple typique 1.

1 C'est-à-dire que nous pouvons substituer la ligne pointillée BA' à BA (fig. 11) et regarder A'BPC
comme la courbe type pour le rendement du capital et du travail employés dans l'agriculture
anglaise. Sans doute pour les récoltes de blé et pour certaines autres récoltes annuelles on ne peut
rien produire du tout sans un travail considérable. Mais, par contre, les prairies naturelles qui se
sèment d'elles-mêmes donnent un bon rendement (brut) en bétail, presque sans travail.
Comme cela a déjà été signalé (Livre III, ch. III, § 1) la loi du rendement décroissant offre une
étroite analogie avec la loi de la demande. Le rendement que la terre donne pour une dose de
capital et de travail peut être considéré comme le prix que la terre offre pour cette dose. Le
rendement que la terre procure au capital et au travail est, pour ainsi dire, la demande effective
qu'elle fait d'eux : son rendement pour une dose quelconque est son prix de demande pour cette
dose, et la série des rendements qu'elle donne pour des doses successives peut ainsi être regardée
comme son tableau de demande (demand schedule) : mais pour éviter de faire confusion nous
l'appellerons son « tableau de rendement » (return schedule). En face du cas de la terre que nous
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 28

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§ 3 - Recherchons maintenant de quoi dépend le taux de diminution ou


d'augmentation des rendements pour les doses successives de capital et de travail.
Nous avons vu, combien varient les résultats que l'homme peut atteindre lorsqu'il veut
aller au-delà de ce que la nature aurait produit sans son aide ; et nous avons vu que ce
rôle de l'homme est beaucoup plus grand avec certains genres de récoltes, avec
certains terrains, et avec certaines méthodes de culture, qu'avec d'autres. C'est ainsi,
pour parler d'une façon générale, qu'il augmente à mesure que nous passons des forêts
aux pâturages, des pâturages aux terres arables, et des terres arables aux terres
travaillées à la bêche ; et c'est pour cela que le taux de diminution du rendement est,
en règle générale, plus grand pour les forêts, moindre pour les pâturages, moindre
encore pour les terres arables, et le plus faible pour les terres bêchées.

Il n'y a pas de mesure absolue pour la richesse ou la fertilité d'une terre. Alors
même qu'il n'y aurait pas de changement dans les arts de la production, une simple
augmentation de la demande des produits peut intervertir l'ordre dans lequel se
trouvent deux champs voisins au point de vue de la fertilité. Celui qui donne le moins
de produits lorsque tous deux restent sans culture, ou ne sont que faiblement cultivés,
peut dépasser l'autre et devenir le plus fertile lorsqu'ils sont tous deux cultivés avec le
même soin. En d'autres termes, beaucoup de terrains qui sont parmi les moins fertiles
lorsque la culture est purement extensive, passent parmi les plus fertiles lorsqu'on
emploie la culture intensive. Par exemple, un terrain de pâturage avec drainage
naturel peut donner un rendement proportionnel considérable pour une très faible
dépense de capital et de travail, mais pour une dépense plus grande son rendement
peut décroître rapidement. À mesure que la population augmente, il peut devenir peu
à peu avantageux de supprimer un peu de pâturage et d'introduire une culture mixte
de racines, de graines et de prairies ; le rendement pour des doses Supplémentaires de
capital et de travail peut alors diminuer moins vite [Voir la note dans l’encadré ci-
dessous :].

venons d'étudier dans le texte on peut mettre le cas de l'homme qui veut acheter du papier et qui
sera disposé à payer un prix proportionnellement plus élevé pour un papier qui couvrirait
complètement les murs de sa chambre que pour un papier qui n'en couvrirait que la moitié ; son
tableau de demande accuserait à un moment une augmentation et non pas une diminution du prix
de demande pour un accroissement de quantité. Mais dans la demande totale d'un grand nombre
d'individus ces inégalités se détruisent les unes les autres, de sorte que le tableau de demande d'un
groupe de gens accuse toujours une baisse constante du prix de demande pour tout accroissement
de la quantité offerte. De même, en réunissant un grand nombre de pièces de terre nous pouvons
obtenir un tableau de rendement qui accuserait une diminution constante pour toute augmentation
du capital et du travail employés. Mais il est plus aisé, et à certains égards plus important de
constater les variations de demande individuelle en ce qui concerne les terres qu'en ce qui
concerne les personnes. Et c'est pour cela que notre tableau de rendement type n'indique pas une
diminution égale et uniforme du rendement, comme il en était du prix de demande dans notre
tableau de demande type.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 29

Ce cas est illustré par la figure 12. Lorsque la valeur réelle


des produits s'est élevée dans le rapport de OH' à OH (de sorte
que la quantité nécessaire pour rémunérer le cultivateur pour
une dose de capital et de travail est tombée de OH à OH'), le
surplus de production s'élève seulement à AH'C', qui n'est pas
beaucoup plus grand que son montant primitif AHC.

D'autres terrains peuvent fournir de pauvres pâturages, mais donner des rende-
ments plus ou moins sérieux lorsqu'on y emploie une grande somme de capital et de
travail à les labourer et à les fumer ; leurs rendements pour les premières doses ne
sont pas très élevés, mais ils diminuent lentement [Voir la note dans l’encadré ci-
dessous :].

Ce cas est représenté par la figure 13, en supposant qu'un


pareil changement dans le prix des produits rende le nouveau
surplus de production, AH'C', environ trois fois aussi grand que
l'ancien surplus AHC.

D'autres terrains sont marécageux. lis peuvent, comme c'était le cas pour les
marais de l'est de l'Angleterre, ne donner presque que de l'osier et du gibier. Ou bien,
comme c'est le cas dans beaucoup de régions tropicales, en particulier sur le continent
américain, ils peuvent avoir une -végétation abondante, mais être à tel point ravagés
par la malaria qu'il soit difficile pour l'homme d'y vivre, et encore plus d'y travailler.
Dans de pareils cas, les rendements du capital et du travail sont d'abord faibles, mais à
mesure que le drainage progresse, ils augmentent ; après quoi peut-être ils baissent de
nouveau [Voir la note dans l’encadré ci-dessous :]. Mais une fois que des amélio-
rations de cette espèce ont été accomplies, le capital placé dans le sol ne peut pas en
être retiré; la première phase de l'exploitation ne se renouvelle plus, et la production
que donnent les emplois ultérieurs de capital et de travail accuse une tendance au
rendement décroissant 1.

Ce cas est représenté dans la figure 14. Les premières doses


de capital et de travail dépensées donnent un si faible rende-
ment, qu'il ne vaudrait pas la peine de les dépenser si l'on n'avait
pas l'intention de pousser l'exploitation plus loin. Mais les doses
suivantes donnent un rendement croissant qui s'élève jusqu'à P
et qui ensuite diminue. Si le prix que l'on tire des produits est si
faible qu'une quantité OH" soit nécessaire afin de rémunérer le
cultivateur pour une dose de capital et de travail, il sera alors
tout juste possible de cultiver cette terre avec profit.

1 En pareil cas, les premières doses sont à peu près sûres de rester enfouies dans le sol ; et le
fermage payé, en cas de location, comprendra alors les intérêts pour ces doses en outre du surplus
de production ou véritable fermage. Naturellement, il faut tenir compte dans les diagrammes des
rendements dûs au capital du propriétaire.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 30

Car la culture sera alors poussée jusqu'à D" ; les premières doses laisseront un déficit
représenté par la surface H"AE"; et les suivantes un bénéfice représenté par E"PC".
Or comme ces deux surfaces sont à peu près égales, l'exploitation payera alors tout
juste ses dépenses. Mais si le prix des produits s'élève et que OH suffise à rémunérer
le cultivateur pour une dose de capital et de travail, le déficit des premières doses se
réduit à HAE, et le bénéfice des autres s'élève à EPC : le surplus net de production (le
vrai fermage au cas où la terre est louée) sera l'excédent de EPC sur HAE. Si le prix
s'élevait encore et que OH' suffise à rémunérer le cultivateur pour une dose de capital
et de travail, ce surplus net s'élèverait jusqu'au point très élevé représenté par
l'excédent de E'PC' sur H'AE'.

Des changements semblables, quoique moins frappants, peuvent se produire pour


des terrains déjà bien cultivés. Par exemple, sans être marécageux, un terrain peut
avoir besoin d'être un peu drainé pour enlever l'eau stagnante et pour permettre à l'eau
fraîche et à l'air d'y pénétrer librement. Ou bien il peut se faire que la richesse
naturelle du sous-sol soit plus grande que celle de la surface. Ou encore, tout en
n'étant pas riche par lui-même, le sous-sol peut posséder précisément les propriétés
dont la surface manque, et alors un système complet de labourages profonds à la
vapeur peut transformer d'une façon durable le caractère du terrain.

Nous n'avons donc pas besoin d'admettre que lorsque le rendement des nouvelles
doses de capital et de travail a commencé à décroître, il doive continuer à en être
toujours ainsi. Des progrès dans l'art de la production peuvent, cela a toujours été bien
entendu, élever d'une façon générale le rendement que l'on peut obtenir d'une somme
quelconque de capital et de travail; mais ce n'est pas ce que nous voulons dire ici. Le
point à noter est que, indépendamment de tout progrès de ses connaissances et en
employant seulement les méthodes avec lesquelles il est depuis longtemps familiarisé,
un cultivateur qui se trouve pouvoir disposer de plus de capital et de plus de travail
peut parfois obtenir un rendement croissant, même à une période avancée de son
exploitation. Son rendement petit diminuer, augmenter ensuite, pour diminuer à
nouveau, et cependant augmenter encore lorsqu'il se trouve être à même d'exécuter
certaines transformations importantes [Voir la note dans l’encadré ci-dessous :].

Ce cas était représenté par la figure 11. Mais des cas plus
extrêmes, pareils à ceux que représente la figure 15, ne sont pas
très rares.

On a dit avec raison que si la force d'une chaîne dépend de son chaînon le plus
faible, de même la fertilité d'une terre est limitée par l'élément qui lui fait le plus
défaut. Ceux qui sont pressés refuseront une chaîne qui a un on deux chaînons très
faibles, quelque fort que soit le reste, et lut préféreront une chaîne beaucoup plus
légère mais sans défaut. Mais s'ils ont un travail pénible à accomplir et s'ils ont du
temps pour faire les réparations, ils arrangeront la grosse chaîne et elle sera alors bien
plus forte que l'autre. Cela nous donne l'explication de beaucoup de faits qui, dans
l'histoire de l'agriculture, sont en apparence étranges.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 31

Dans un pays neuf, les premiers colons évitent d'ordinaire les terrains qui ne se
prêtent pas à être mis en culture immédiatement. Ils sont souvent rebutés par la
luxuriance même de la végétation naturelle, s'il se trouve qu'elle ne donne pas les
produits dont ils ont besoin. Ils ne se soucient pas de labourer un sol lourd, quelque
riche qu'il puisse devenir après qu'il aura été complètement travaillé. Ils ne veulent
pas de terrains marécageux. Ils choisissent d'ordinaire des terrains légers qui puissent
être aisément travaillés avec une charrue double, et ils sèment leurs graines assez
espacées de façon que les plantes lorsqu'elles poussent aient suffisamment d'air et de
lumière, et qu'elles puissent tirer leur nourriture d'une surface étendue.

Au début de la colonisation de l'Amérique beaucoup de travaux agricoles qui sont


maintenant exécutés par des machines à chevaux, l'étaient à la main. À l'heure
actuelle, les cultivateurs ont une préférence marquée pour les terrains plats et herbeux
où ne se trouvent ni chicots de racines ni pierres, ou leurs machines peuvent travailler
sans peine et sans risque ; autrefois, au contraire, ils ne craignaient pas les terrains en
collines. Leurs récoltes étaient faibles en proportion de l'étendue cultivée, mais elles
étaient considérables eu égard au capital et au travail dépensés pour les produire.

Nous ne pouvons donc pas dire qu'un champ est plus fertile qu'un autre, à moins
de connaître les degrés d'habileté et d'initiative des cultivateurs et la somme de capital
et de travail dont ils disposent ; à moins de savoir également si la demande des
produits est telle qu'elle rende la culture intensive avantageuse avec les ressources
dont ils disposent. S'il en est ainsi, les terres les plus fertiles sont celles qui donnent
les rendements moyens les plus élevés pour une grande dépense de capital et de
travail. S'il n'en est pas ainsi, les plus fertiles sont celles qui donnent les meilleurs
rendements pour les premières doses de capital et de travail. Le mot fertilité n'a donc
pas de sens, à moins de tenir compte des circonstances spéciales de temps et de lieux.

Mais, même dans ces limites, l'emploi de ce mot présente quelque incertitude.
Parfois il vise principalement l'aptitude que possède une terre à donner des rende-
ments suffisants avec une culture intensive et à fournir ainsi par acre une production
considérable. Parfois il vise l'aptitude à donner un surplus de production, ou rente,
considérable, bien que la production brute ne soit pas très grande. Ainsi en
Angleterre, à l'heure actuelle, une terre arable riche est très fertile dans le premier
sens ; une prairie riche, très fertile dans le second. Dans bien des cas il n'y a pas
d'intérêt à préciser dans lequel de ces deux sens le mot est pris; dans le petit nombre
de cas où cet intérêt existe il faut avoir soin de le faire dans le contexte 1.

1 Si le prix du produit est tel qu'il en faille une quantité OH (figures 12, 13, 14) pour dédommager le
cultivateur d'une dose de capital et de travail, la culture sera poussée jusqu'en D ; et le produit
obtenu AODC sera plus grand dans la figure 12, plus petit dans la figure 13 et plus faible encore
dans la figure 14. Mais si la demande des produits agricoles augmente de telle façon que OH' soit
suffisant pour dédommager le cultivateur d'une dose de capital et de travail, la culture sera poussée
jusqu'en D' et le produit obtenu, AOD'C', sera plus grand dans la figure 14, plus petit dans la figure
13 et plus faible encore dans la figure 12. Le contraste serait encore plus grand si nous avions
considéré le surplus de production qui reste déduction une fois faite de ce qui est suffisant pour
dédommager le cultivateur et qui devient dans certaines conditions le fermage. Il est en effet
représenté par AHC dans les figures 12 et 13 pour la première hypothèse et par AH'C' pour la
seconde. Dans la figure 14 au contraire il est représenté au premier cas par la différence entre
AODCPA et ODCH, c'est-à-dire par la différence entre PEC et AHE ; au second cas par la
différence entre PE'C' et AH'E'.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 32

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§ 4. - Mais, de plus, l'ordre de fertilité de terrains différents est susceptible de


changer par suite des modifications que subissent les méthodes de culture, et les
valeurs relatives des différentes récoltes. Ainsi, lorsqu'à la fin du XVIIIe siècle M.
Coke montra comment on-pouvait fort bien faire pousser du blé dans des terrains
légers, en les y préparant par une récolte de trèfle, ces terrains gagnèrent par rapport
aux terrains argileux, et, à l'heure actuelle, bien que par suite d'une vieille habitude ils
soient encore parfois appelés «pauvres », certains d'entre eux ont plus de valeur et
sont en réalité plus fertiles que beaucoup de terrains qu'il était d'usage de cultiver
avec soin alors qu'eux-mêmes étaient laissés incultes.

De même, la demande croissante de bois de chauffage et de construction, dans


l'Europe centrale, a fait hausser la valeur des terres couvertes en pins par rapport à
toutes les autres espèces de terres. Mais en Angleterre cette hausse a été évitée par la
substitution du charbon au bois de chauffage, par celle du fer au bois dans la
construction des bateaux, et enfin par les facilités spéciales que l'Angleterre offre à
l'importation du bois. De même la culture du riz et du jute donne souvent une très
haute valeur à des terrains qui sont trop couverts d'eau pour pouvoir porter d'autres
récoltes. De même, depuis l'abrogation des lois sur les céréales (Corn Laws), le prix
de la viande et celui des produits du lait ont haussé en Angleterre par rapport à celui
du blé. Les terres arables qui donnent de riches moissons de fourrages en alternant
avec le blé, ont gagné par rapport aux sols argileux froids ; et les pâturages perma-
nents ont recouvré par rapport aux terrains arables une partie de la valeur qu'ils
avaient perdue par suite du progrès de la population 1.
Si l'on fait abstraction des changements qui surviennent dans l'adaptation des
cultures prédominantes et des méthodes de culture à certains terrains particuliers, la
valeur des différents terrains a une tendance constante vers l'égalité. En l'absence de
toute autre cause particulière agissant en sens contraire, le progrès de la population et
de la richesse fait que les terrains plus pauvres gagnent Sur les terrains plus riches.
Des terrains qui étaient autrefois entièrement incultes, arrivent à force de travail à
produire de riches récoltes ; la somme annuelle de lumière, de chaleur et d'air dont ils
jouissent est probablement aussi grande que celle de sols plus riches, et leurs défauts
ont pu être grandement diminués par le travail. [Voir la note dans l’encadré ci-
dessous :]

Ainsi nous Pouvons comparer deux pièces de terre


représentées dans les figures 16 et 17 sur lesquelles la
loi du rendement décroissant agit de façon semblable, de
sorte que leurs courbes de production ont des formes
semblables, mais dont la première a une plus grande
fertilité que l'autre à tous les degrés d'intensité de la
culture.

1 Rogers (Six Centuries of Work and Wages, p. 73) est que les prairies riches avaient à peu près la
même valeur, appréciée en blé, il y a cinq ou six siècles que maintenant; mais que la valeur de la
terre arable, appréciée de la même façon, a augmenté d'environ cinq fois dans le même temps.
Cela est dû en partie à la grande importance qu'avait le foin à une époque où l'on ne connaissait
pas les racines et autres genres de nourriture d'hiver pour le bétail.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 33

La valeur d'une terre peut être ordinairement exprimée par son surplus de production ou sa rente,
qui est représenté dans les deux cas par AHC lorsque OH est nécessaire pour rémunérer une dose de
capital et de travail, et par AH'C' lorsque, grâce au progrès de la population et de la richesse, OH' suffit
pour cela. Il est clair que AH'C' de la figure 17 supporte mieux la comparaison avec AH'C' de la figure
16, que AHC de la figure 17 avec AHC de la figure 16. De la même façon, mais non dans la même
mesure, le produit total AOD'C' de la figure 17 supporte mieux la comparaison avec AOD'C' de la
figure 16, que AODC de la figure 17 avec AODC de la figure 16. Wicksteed allègue ingénieusement
(Coordination of Laws of Distribution, pp. 51, 52) que la rente peut être négative. Naturellement les
impôts peuvent absorber la rente : mais sur une terre qui ne rémunère pas des frais de culture ne
pousseront que des arbres ou de l'herbe brute. Voir ci-dessus 1). 309.
Leroy-Beaulieu (Répartition des Richesses, chap. II) a groupé plusieurs faits qui illustrent cette
tendance des terres pauvres à augmenter de valeur par rapport aux terres riches. Il cite les chiffres
suivants qui indiquent par hectare la rente en francs donnée en 1829 et en 1852 par cinq catégories de
terres situées dans différentes communes des départements de l'Eure et de l'Oise :

I II III IV V
1829 58 48 34 20 8
1852 80 78 60 50 40

À l'inverse, la dépression agricole par laquelle passe l'Angleterre à l'heure


actuelle, par suite de la concurrence américaine, tend à faire baisser la valeur des
terres pauvres par rapport à celle des terres riches du même genre. Elle tend en
particulier à faire baisser la valeur des terres qui donnent de bonnes récoltes à la
condition d'y dépenser des frais de culture très élevés, mais qui retombent bien vite
dans la classe des terres pauvres si l'on n'y fait pas constamment de grandes dépenses
de capital et de travail.

De même qu'il n'y a pas de mesure absolue de la fertilité, il n'y en a pas non plus
pour apprécier une bonne culture. Dans les parties riches des îles anglaises de la
Manche, par exemple, la culture qui s'y présente comme la meilleure entraîne une
dépense très élevée de capital et de travail par acre, car elles sont tout proches de bons
marchés et ont le monopole d'un climat égal et hâtif. Si on y laissait faire la nature, la
terre n'y serait pas très fertile, car, bien qu'elle ait beaucoup de qualités, elle a deux
défauts, deux chaînons faibles : elle manque d'acide phosphorique et de potasse.
Mais, grâce surtout aux algues marines qui abondent sur les côtes, ces chaînons
peuvent être renforcés et la chaîne devient ainsi exceptionnellement forte. Une culture
intensive, ou, comme on dit d'ordinaire en Angleterre, une « bonne » culture, donne
ainsi jusqu'à 100 £ de pommes de terre précoces par acre. Mais si le fermier de
l'Ouest américain faisait une dépense semblable par acre, il se ruinerait ; relativement
aux conditions où il travaille, ce ne serait pas une bonne mais une mauvaise culture.

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§ 5. - L'exposé que Ricardo a fait de la loi du rendement décroissant était inexact.


Il est cependant probable que l'inexactitude n'est pas due à une erreur de pensée, mais
à des négligences d'expression. Il y a de bonnes raisons de penser qu'il n'a pas ignoré
quelles conditions sont nécessaires pour que la loi soit vraie ; il semble avoir commis,
ici comme ailleurs, la grande erreur de croire que ses lecteurs penseraient d'eux-
mêmes à ces conditions qui étaient présentes à son propre esprit. En tout cas, il aurait
eu raison de penser que ces conditions n'avaient pas grande importance dans les
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 34

circonstances particulières où se trouvait l’Angleterre à l'époque où il écrivait, et pour


les problèmes pratiques particuliers qu'il avait en vue. Naturellement, il ne pouvait
pas prévoir les grandes séries d'inventions qui étaient sur le point d'ouvrir de nou-
velles sources d'offre, et, avec l'aide du libre échange, de révolutionner l'agriculture
anglaise; mais l'histoire de l'agriculture en Angleterre et dans d'autres pays aurait dû
le conduire à insister davantage sur la probabilité d'un changement 1.

Il dit que dans un pays neuf les premiers colons choisissent invariablement les
terres les plus riches, et qu'à mesure que la population augmente, des terrains de plus
en plus pauvres sont peu à peu mis en culture : c'était mal s'exprimer, et comme s'il
existait une mesure absolue de la fertilité. Mais, comme nous l'avons déjà vu, là où la
terre est libre, chacun choisit le terrain qui est le mieux approprié au but qu'il se
propose et qui lui donnera, tout considéré, le meilleur rendement pour son capital et
son travail. Il recherche donc les terrains qui peuvent être cultivés tout de suite., et
néglige ceux qui ont quelques chaînons faibles dans la chaîne de leurs éléments de
fertilité, quelque forts que puissent être les autres chaînons. De plus, outre qu'il doit
éviter la malaria, il doit penser aux communications avec son marché et avec sa base
d'approvisionnement. Parfois aussi le besoin de sécurité contre les attaques des
ennemis, et contre les bêtes sauvages, l'emporte sur toute autre considération. Il ne
faut par suite pas s'attendre à ce que les terres choisies en premier lieu soient toujours
celles qui sont finalement regardées comme les plus fertiles. Ricardo n'a pas tenu
compte de ce point, et il s'est ainsi exposé aux objections de Carey et d'autres qui,
bien que reposant sur une fausse interprétation de sa pensée, ont cependant quelque
fond de vérité.

Le fait que, dans les pays neufs, des terrains, qu'un cultivateur anglais regarderait
comme pauvres, sont parfois cultivés avant des terres voisines qu'il regarderait com-
me riches, n'est pas en contradiction, comme certains écrivains étrangers l'ont pensé,
avec le sens général des théories de Ricardo. Bien au contraire, beaucoup de ces
exemples fournissent en réalité des illustrations instructives de ces théories lors-
qu'elles sont bien comprises ; quoique quelques-uns d'entre eux, comme il a déjà été
dit, s'expliquent par un désir de sécurité. En insistant sur les faits de ce genre, Carey
n'a nullement réfuté l'idée que la somme des rendements qu'un cultivateur obtient en
employant des doses supplémentaires de capital et de travail sur une terre déjà bien

1 S'il l'avait fait il aurait aidé ses lecteurs à suppléer à son silence pour les prémisses qui étaient
présentes à son esprit. Lorsque ceux-ci le font, ils ne trouvent dans son exposé de la loi du
rendement décroissant, ou dans les déductions qu'il en tire, aucune erreur grave. Comme le dit
Roscher (Économie politique, § 154) : « En jugeant Ricardo, on ne doit jamais oublier qu'il ne
songeait pas à tracer un exposé doctrinal, mais simplement à communiquer aux hommes versés
dans ces matières, le plus brièvement possible, les nouveaux résultats de ses recherches. Voilà
pourquoi il laisse fréquemment supposer certaines prémisses, et ce n'est qu'après mûre réflexion
qu'il faut étendre ses paroles à d'autres hypothèses ; ou mieux encore il faut en changer la forme
pour les adapter à une hypothèse nouvelle. » Ceux qui sont venus après Ricardo ont adopté
l'exposé que John Stuart Mill a fait de la loi et où sont introduites les conditions nécessaires à son
exactitude. Néanmoins, ces conditions sont d'ordinaire ignorées, même à l'heure actuelle, par
certains écrivains qui combattent la loi : ils persistent à présenter ce qu'ils appellent des réfutations
de la loi, mais qui sont en réalité des démonstrations prouvant que ces conditions ne doivent pas
être négligées, ou bien des attaques contre des conséquences et contre des déductions qui en ont
été tirées, à tort ou à raison. Par exemple, certaines personnes ont conclu de la loi du rendement
décroissant que l'Angleterre aurait avantage à l'heure actuelle à ne pas voir le chiffre de sa
population augmenter aussi rapidement. C'est là une idée qui peut être contestée, et quelques-uns
de ceux qui l'ont réfutée ont cru qu'ils réfutaient par là la loi du rendement décroissant. Mais, en
réalité, leur réfutation portait sur quelque chose de tout à fait différent. L'exactitude de la loi n'a
probablement jamais été mise en doute par aucun de ceux qui l'ont bien interprétée.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 35

cultivée est moindre que celle qu'il obtenait pour les doses précédentes : en suppo-
sant, bien entendu, que toutes choses restent égales, c'est-à-dire en supposant que ce
cultivateur ne voit aucun changement se produire, ni dans ses méthodes de culture, ni
dans ses débouchés, ni dans les autres conditions de son milieu. L'importance
pratique de la théorie réside dans ses conséquences touchant les raisons pour les-
quelles le progrès de la population tend à augmenter la difficulté de se procurer les
moyens de subsistance. A ce point de vue, ce qui importe au cultivateur, ce n'est pas
la simple quantité de ses produits, mais leur valeur d'échange par rapport aux choses
que la population industrielle du voisinage offre pour eux 1.

1 Carey prétend avoir prouvé que « dans toutes les régions du monde ou a d'abord mis en culture les
flancs des collines où le soi était plus pauvre et où les avantages de situation étaient moindres.
Avec le progrès de la richesse et de la population, on a vu les hommes descendre des hauteurs qui
bordent les vallées et s'installer alors à leurs pieds » (Principles of Social Science, eh. IV, § 4). Il
avait été élevé dans les idées de Ricardo par son père, qui avait émigré d'Irlande en Amérique, et il
écrivit d'abord en disciple du libre-échange ; mais, au bout de quelque temps, il constata, par les
faits que le sol de la Nouvelle Angleterre est presque le sol le plus pauvre de l'Amérique, et que
partout où il trouvait des maisons en ruines et des traces de culture abandonnée le sol était
exceptionnellement stérile. Cela l'amena à étudier l'histoire de l'occupation de la surface de la
terre, et il rassembla une grande quantité de preuves à l'appui de cette idée que le progrès
d'ensemble de l'agriculture a consisté à passer de terres qui seraient considérées comme pauvres
dans un pays vieux et déjà colonisé, à des terres qui y sont considérées comme riches. Il a même
démontré que partout où un pays à population dense tombe en friche, « partout où le chiffre de la
population, la richesse, et la puissance de l'association déclinent, ce sont les terres riches que les
hommes abandonnent pour revenir aux terres pauvres » (Ibid, ch. V, § 3) ; les terres riches
devenant difficiles et dangereuses par le rapide développement des jungles qui donnent asile aux
bêtes sauvages et aux bandits, peut-être aussi par la malaria.
Les faits cités par Carey sont empruntés principalement aux pays chauds, et même aux régions
tropicales ; en ce qui les concerne ses conclusions sont peut-être exactes en général. Mais
beaucoup des attraits apparents que possèdent les pays tropicaux sont illusoires : ils donneraient un
rendement très considérable pour une grande dépense de travail, mais il est impossible d'y
travailler beaucoup. Une température fraîche est aussi nécessaire à la vigueur de l'homme que la
nourriture elle-même. La nourriture peut être importée, niais l'air frais ne le peut pas. Un pays qui
fournit une nourriture abondante, mais où le climat détruit l'énergie, n'est pas mieux placé pour
produire les objets matériels nécessaires au bien-être de l'homme, qu'un pays fournissant moins
d'aliments mais qui jouit d'un climat fortifiant.
De plus, lorsqu'on les examine de près, beaucoup des faits cités par Carey perdent de leur
importance. Le choix de la Nouvelle Angleterre par les premiers colons fut un accident; les
maisons bâties sur les collines furent souvent, dans les premiers temps, comme encore maintenant,
les demeures de ceux qui cultivent à quelques milliers de là les riches mais insalubres vallées. En
descendant la vallée du Missouri jusqu'à Saint-Louis, il y a quelques années, l'auteur de ce livre a
vu qu'elle portait partout des moissons d'une richesse sans égale, mais les demeures des
cultivateurs sont sur les escarpements de la rivière, à plusieurs milles de là. On peut répondre que
cette idée explique l'absence d'habitations dans des vallées relativement étroites, mais non dans
des plaines larges et riches. Cependant, si nous examinons les cartes qui montrent quelle était la
distribution de la population aux États-Unis à chacun des recensements, nous voyons que les
larges vallées comme celles du bas Mississipi et de la basse Rivière Rouge, ont été, en règle
générale, peuplées avant les régions élevées voisines. Un examen impartial des idées de Carey est
fait par M. Levermore dans Political Science Quarterly, vol. V.
Le Duc d'Argyll décrit comment dans les Highlands de l'Écosse l'influence de l'insécurité et
de la pauvreté oblige à cultiver les collines avant de cultiver les vallées (Scotland as it is and was,
II, 74, 5).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 36

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§ 6. - Ricardo, et les économistes de son temps en général, se sont trop pressés de


tirer cette conclusion de la loi du rendement décroissant ; et ils n'ont pas assez tenu
compte de l'augmentation de puissance que donne l'organisation. En fait tout
cultivateur tire profit de la présence de voisins, agriculteurs ou habitants des villes 1.
Même si la plupart d'entre eux sont comme lui adonnés à l'agriculture, ils lui
procurent peu à peu de bonnes routes et d'autres moyens de communication. Ils lui
donnent un marché où il peut acheter à des prix raisonnables ce dont il a besoin,
objets de nécessité, objets de confort, et objets de luxe, pour lui-même et pour sa
famille, et tout ce qu'il lui faut pour son travail. Ils mettent à sa portée des ressources
de toutes sortes : soins du médecin, moyens pour s'instruire et pour se distraire, sont à
sa porte ; son esprit s'élargit et ses aptitudes se trouvent augmentées. Et si le marché
voisin se transforme en un grand centre industriel, les avantages sont encore plus
grands. Tous ses produits augmentent de valeur ; des choses qu'il avait l'habitude de
jeter se vendent un bon prix. Il trouve de nouveaux débouchés pour sa production
laitière et pour ses légumes, et, en étendant ainsi la série de ses produits, il peut
employer des rotations de cultures qui maintiennent sa terre en activité sans lui
enlever aucun des éléments qui sont nécessaires à sa fertilité.

De plus, comme nous le verrons plus loin, tout accroissement de population a


pour effet d'améliorer l'organisation du commerce et de l'industrie. Aussi la loi du
rendement décroissant ne s'applique-t-elle pas à l'ensemble du capital et du travail
dépensés dans une région, aussi rigoureusement qu'à ceux dépensés sur un seul
champ. Alors même que l'exploitation a atteint le point après lequel toute nouvelle
dose employée sur un champ donne un rendement moindre que la dose précédente, il
peut se faire qu'un accroissement de la population entraîne une augmentation plus que
proportionnelle de la quantité des moyens de subsistance. Il est vrai que les mauvais
jours ne sont que différés ; mais ils le sont. Le progrès de la population, s'il n'est pas
arrêté par d'autres causes, doit finalement l'être par la difficulté d'obtenir des matières
premières ; mais, en dépit de la loi du rendement décroissant, le contre-coup du
progrès de la population sur les moyens de subsistance peut être retardé pendant
longtemps par la découverte de nouvelles sources d'offres, par le bon marché des
communications par chemins de fer et par bateaux, par le progrès de l'organisation
sociale et par celui des connaissances. En face de ces facteurs, il faut mettre la
difficulté croissante de se procurer de l'air, de la lumière, et parfois aussi de l'eau,
dans les lieux où la population est dense.

Les personnes originaires de la Nouvelle Angleterre qui ont émigré dans les
plaines fertiles de l'Ouest, auraient souvent bien voulu échanger une partie de leurs
abondantes récoltes pour l'eau pure que fournissait le sol granitique stérile de leurs
anciennes demeures. Même en Angleterre, beaucoup de terres, surtout au bord de la
mer, sont tenues pour pauvres parce qu'elles manquent d'eau à boire. Les beautés
naturelles d'un endroit à la mode ont une valeur directe en monnaie que l'on ne doit
pas négliger ; mais il faut quelque effort pour leur donner leur vraie valeur en les

1 Dans un pays neuf une forme importante de cette assistance entre voisins est de permettre à un
cultivateur de s'aventurer sur une terre riche qu'il aurait sans cela évitée, par crainte des ennemis
ou de la malaria.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 37

mettant à la portée d'hommes, de femmes, et d'enfants, qui soient à même de goûter la


beauté et la variété des paysages.

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§ 7. - Comme nous l'avons déjà dit, le sol, au sens économique, comprend les
rivières et la mer. Pour la pêche en rivière on constate une diminution rapide dans le
rendement supplémentaire que donne l'emploi de nouvelles sommes de capital et de
travail. En ce qui concerne la mer, les avis diffèrent. Son étendue est immense et les
poissons sont très prolifiques ; quelques personnes pensent que l'homme peut retirer
de la mer des quantités de poissons pratiquement illimitées sans affecter d'une façon
appréciable les quantités qui restent ; ou, en d'autres termes, que la loi du rendement
décroissant ne s'applique presque pas à la pêche maritime, que le tableau du rende-
ment que donne la pêche maritime pour toute dépense additionnelle de capital et de
travail n'indique aucune diminution appréciable. Mais, en sens inverse, on prétend
que les procédés modernes de pêche, notamment le chalutage, détruisent beaucoup de
frai, et que l'expérience montre que les rendements diminuent sur les points où l'on
pêche beaucoup. La question est importante, car il n'est pas douteux que la population
future du globe ne soit affectée d'une façon sensible, tant en nombre qu'en qualité, par
la quantité de poisson qu'elle aura à sa disposition.

On dit d'ordinaire que la production des mines, auxquelles on peut joindre les
carrières et les briqueteries, obéit à la loi du rendement décroissant. Mais cette idée
peut induire en erreur. Il est exact que nous trouverons une difficulté sans cesse
croissante à nous procurer une plus grande quantité de minéraux, à moins que les
industries d'extraction ne se perfectionnent, ou que nous n'apprenions à mieux con-
naître les gisements que nous offre la croûte terrestre. Il n'est donc pas douteux, toutes
choses restant égales, qu'en continuant à dépenser dans les mines du capital et du
travail, nous ne voyons le taux de rendement aller en diminuant. Mais le produit des
mines n'est pas un produit net, semblable à celui dont il s'agit dans la loi du
rendement décroissant. Celui-là est un revenu se renouvelant constamment ; tandis
que ce que nous donne les mines est une partie des trésors amassés en elles. Le
produit d'un champ est autre chose que le sol lui-même, car le champ, s'il est bien
cultivé, garde sa fertilité. Mais le produit d'une mine fait partie de la mine elle-
même 1.
Pour exprimer la même idée d'une autre façon nous dirons que l'agriculture et la
pêche sont, au point de vue de l'offre de leurs produits, comme des fleuves éternels ;
les mines, au contraire, sont comme des réservoirs naturels. Plus un réservoir se vide,
plus il faut de travail pour y puiser ; mais si un homme pouvait l'épuiser en dix jours,
dix hommes l'épuiseraient en un seul, et lorsqu'il serait vide il ne donnerait plus rien.
De même les mines que l'on ouvre cette année auraient tout aussi bien pu être
ouvertes il y a plusieurs années ; et si les plans ont été à l'avance bien préparés, si le
capital et le personnel nécessaires sont prêts à être employés, on pourra extraire en un
an, sans augmentation de peine, la quantité de houille que l'on aurait extraite en dix
1 La formation de nouvelles matières minérales dans l'intérieur de la terre est en effet si lente, qu'on
peut presque la négliger. Il est vrai qu'on a prétendu que la terre produit le pétrole avec rapidité par
l'effet de sa chaleur intérieure. Si le fait était vrai il aurait une grande portée pour l'avenir du
monde ; mais il ne semble pas y avoir de bonne raison d'espérer qu'il en soit ainsi.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 38

ans; et lorsqu'une veine a épuisé sa richesse elle ne peut plus rien donner. Cette
différence est illustrée par le fait que le prix de location d'une mine ne se calcule pas
d'après les mêmes principes que celui d'une terre. Le fermier s'engage à rendre la terre
aussi riche qu'il l'a trouvée : une société minière ne le peut pas. Aussi, tandis que la
rente du fermier se calcule à J'année, la rente d'une mine consiste principalement en
« redevances » (royalties) proportionnelles aux quantités qui sont extraites des
réserves accumulées par la nature 1.

En sens inverse, les services que le sol rend à l'homme en lui fournissant espace,
air et lumière, pour vivre et pour travailler, obéissent rigoureusement à la loi du
rendement décroissant. Il est avantageux d'augmenter constamment les capitaux
dépensés sur les terrains qui ont quelques avantages particuliers de situation, naturels
ou acquis: les constructions se dressent vers le ciel; à la lumière et à l'aération
naturelle on supplée par des moyens artificiels, et les ascenseurs atténuent les
inconvénients de l'élévation des étages. Ces dépenses augmentent les agréments des
maisons, mais le rendement va en diminuant. Quelque élevée que puisse être la rente
foncière, on atteint enfin une limite après laquelle il est préférable de s'étendre sur de
nouveaux terrains, quitte à augmenter les sommes payées en rente foncière, plutôt que
de continuer à entasser étages sur étages ; de même que le cultivateur arrive à un
moment où une culture plus intensive ne paye pas ce qu'elle coûte, et où il vaut mieux
pour lui avoir plus de terre, et payer plus de rente, que de s'exposer à la diminution de
rendement qu'il subirait en augmentant la somme de capital et de travail dépensée sur
sa terre actuelle 2. Il résulte de là que la théorie de la rente est en principe la même
pour les terrains à bâtir que pour les terrains ruraux. Ces faits, et d'autres semblables,
nous permettent maintenant de simplifier et d'étendre la théorie de la valeur telle
qu'elle a été exposée par Ricardo et par Mill.

Et ce qui est vrai des terrains à bâtir est vrai aussi de beaucoup d'autres choses. Un
industriel, qui possède par exemple trois machines raboteuses, peut leur faire faire
aisément une certaine somme de travail. S'il a besoin de leur en demander davantage,
il devra éviter avec soin de perdre aucune minute pendant les heures ordinaires de
travail, et peut-être faire des heures supplémentaires. Au-delà d'une certaine limite,
tout effort supplémentaire qu'il leur demande lui donne un rendement décroissant.
Finalement, le rendement net devient si faible qu'il trouve plus avantageux d'acheter
une quatrième machine : tout comme le fermier, qui cultive déjà son sol avec une
certaine intensité, trouve avantage à prendre une plus grande étendue de terre, plutôt
que de chercher à faire produire davantage à celle qu'il cultive déjà. D'ailleurs, à

1 Comme le dit Ricardo (Principles, ch. II) : « La compensation donnée (par le concessionnaire)
pour une mine ou une carrière, paye la valeur de la houille ou de la pierre qui peut en être extraite,
elle n'a aucun rapport avec les forces originelles et indestructibles du sol ». Mais lui-même, et
d'autres aussi, semblent parfois perdre de vue ces différences lorsqu'ils discutent la loi du rende-
ment décroissant dans son application aux mines. C'est notamment le cas pour Ricardo dans sa
critique de la théorie de la rente d'Adam Smith (Principles, ch. XXIV).
2 Naturellement, le capital dépensé en constructions donne d'abord un rendement croissant. Alors
même que le terrain ne coûte presque rien, il est meilleur marché de construire des maisons à deux
étages qu'à un seul ; et jusqu'ici on a considéré comme plus économique de construire les usines à
quatre étages. Mais, d'après une opinion qui se répand en Amérique, il vaudrait mieux, lorsque le
sol n'est pas très cher, ne donner que deux étages aux usines, principalement afin d'éviter les
fâcheux effets des vibrations, et d'économiser les dépenses en fondations et en murs que l'on est
obligé de faire, pour y remédier, dans les constructions élevées. En d'autres termes, on trouve que
le rendement en avantages diminue sensiblement après que l'on a dépensé le capital et le travail
nécessaires pour élever deux étages.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 39

certains points de vue, le revenu qu'on tire des machines présente les caractères d'une
rente, comme nous le verrons an Livre V.

Note sur la loi


du rendement décroissant
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§ 8 - On a longtemps discuté touchant la paternité de la loi du rendement décrois-


sant. Comme nous l'avons déjà fait observer, l'idée fondamentale qu'elle exprime a été
commune à tous ceux qui, depuis que le monde existe, ont eu quelque expérience
agricole (agriculture et pâturage). Le rôle des économistes, il y a cent ans, n'a pas été
de découvrir la loi, mais de la préciser et d'en tirer des conséquences, qui, tout en
étant trop hâtives, renfermaient cependant des éléments importants de vérité (au point
de vue suggestif, comme au point de vue constructif). En ce qui touche ces
conséquences il n'est pas douteux que la première place ne revienne à Ricardo : c'est
au contraire Turgot, comme l'a montré Cannan, qui, avant Anderson, Ricardo, et tout
autre écrivain anglais, a clairement exposé la loi. Dans des observations écrites vers
1768 (Oeuvres, éd. Daire, vol. I, pp. 420-421), il dit : « En accordant à l'auteur du
Mémoire que, dans l'état de la bonne culture ordinaire, les avances annuelles
rapportent 250 %, il est plus que probable qu'en augmentant par degrés les avances
depuis ce point jusqu'à celui où elles ne rapporteraient rien, chaque augmentation
serait de moins en moins fructueuse. Il en sera dans ce cas de la fertilité de la terre
comme d'un ressort qu'on s'efforce de bander en le chargeant successivement de poids
égaux... Cette comparaison n'est pas d'une exactitude entière ; mais elle suffit pour
faire entendre comment, lorsque la terre approche beaucoup de rapporter tout ce
qu'elle peut produire, une très forte dépense peut n'augmenter que très peu la pro-
duction... La semence jetée sur une terre naturellement fertile, mais sans aucune
préparation, serait une avance presque entièrement perdue. Si on y joint un seul
labour, le produit sera plus fort ; un second, un troisième labour, pourront non pas
seulement doubler et tripler, mais quadrupler et décupler le produit, qui augmentera
ainsi dans une proportion beaucoup plus grande que les avances n'accroissent, et cela
jusqu'à un certain point où le produit sera le plus grand qu'il soit possible, comparé
aux avances. Passé ce point, si on au-mente encore ces avances, les produits
augmenteront encore, mais moins, et toujours de moins en moins. » 1

Turgot, comme le font les agriculteurs, vise implicitement les emplois successifs
de capital et de travail. Il apprécie les choses d'après leurs prix en monnaie, et il
considère une somme de capital et de travail comme étant la dépense d'une somme de
monnaie équivalente répartie, d'après des proportions qui varient selon les cas, entre
les dépenses suivantes: rémunération des différentes espèces de travail (en y
comprenant celui de direction), prix des semences et des autres approvisionnements,
frais de réparation et d'amortissement du matériel, etc., et enfin intérêt du capital
employé. Cette proposition est admissible si nous n'envisageons qu'un lieu, qu'une
époque et qu'un système de culture.

1 La comparaison du ressort est appliquée par son contemporain, Steuart, au principe de la popula-
tion. Voir ci-dessous note de la page 338.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 40

Mais cette ressource nous fait défaut si nous avons besoin d'apprécier, d'après des
bases communes, la productivité des terres à des époques ou en des lieux différents.
Nous devons alors recourir à des procédés d'estimation grossiers, plus ou moins
arbitraires, qui ne peuvent prétendre à une précision numérique, mais qui suffisent
cependant pour des appréciations historiques un peu générales. Cette difficulté se
rattache étroitement à une autre difficulté dont nous parlerons plus tard et qui se
présente lorsqu'on veut trouver un étalon de la puissance d'achat. Mais la difficulté
que nous rencontrons ici offre quelques particularités qui lui sont propres. Pour une
même chose, les quantités relatives de travail et de capital qui entrent dans sa
production varient beaucoup. L'intérêt du capital est d'ordinaire un élément bien plus
faible dans la production agricole des époques arriérées que dans celle des époques
avancées en civilisation, quoique le taux de l'intérêt soit généralement beaucoup plus
bas dans ces dernières. Dans la plupart des cas, cependant, le mieux qu'on ait à faire
est de prendre comme commune mesure une journée de travail non qualifié
(unskilled) d'un rendement donné. Nous supposerons ainsi que chaque dose com-
prenne une somme de travail des différents genres et une somme de frais pour l'usage
et l'amortissement du capital telles que le tout ensemble équivale à la valeur de dix
jours d'un travail de ce genre, par exemple ; les proportions relatives dans lesquelles
se trouvent entre eux ces différents éléments, et leurs valeurs diverses mesurées par ce
travail, variant d'après les circonstances particulières à chaque cas.

Une difficulté analogue se présente lorsque l'on veut comparer les rendements que
donnent le capital et le travail employés dans des circonstances différentes. Si les
produits qu'ils donnent sont de même espèce, on peut comparer leurs rendements ;
mais lorsqu'il n'en est pas ainsi, il faut, pour pouvoir faire cette comparaison, les
réduire à une commune mesure de valeur. Lorsque, par exemple, on dit qu'un terrain
donnerait pour le capital et le travail qu'on y a dépensés de meilleurs rendements avec
telle culture, ou avec telle rotation de culture, qu'avec telle autre, cette expression ne
peut se comprendre que si l'on prend comme base les prix du moment. Beaucoup
d'erreurs sont nées de ce que l'on a perdu de vue cette réserve.

Dans le cas d'une terre cultivée d'après un système de cultures rotatives, nous
devons envisager la période de rotation tout entière, en tenant compte de l'état où se
trouve la terre au commencement et à la fin, et en calculant, d'une part, la totalité du
capital et du travail dépensés dans le cours entier de la période, et d'autre part la
totalité des rendements fournis par toutes les cultures.

Il faut se rappeler que le rendement donné par les doses de capital et de travail,
telles que nous les envisageons ici, n'embrasse pas la valeur du capital lui- même. Par
exemple, si dans le capital d'une ferme figurent deux bœufs de deux ans le rendement
du capital et du travail pour une année ne comprendra pas le poids total de ces bœufs
à la fin de l'année, mais seulement la quantité dont il s'est augmenté pendant l'année.
De même, lorsqu'on dit qu'un fermier travaille avec un capital de 10 £ par acre on vise
par là la valeur de tout ce qu'il possède sur la ferme. Cependant, comme nous l'avons
expliqué, les doses de capital et de travail dépensés sur une ferme n'embrassent pas la
valeur totale du capital fixe, comme le matériel et les chevaux, mais seulement la
valeur de leur usage défalcation faite pour l'usure et pour les réparations, bien qu'elles
comprennent la valeur totale du capital circulant comme les semences.

C'est là la méthode pour calculer le capital qui est le plus généralement adoptée
par les économistes, et c'est celle à laquelle nous nous référons, sauf avis contraire.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 41

Mais, à l'occasion, une méthode différente est préférable. Parfois il est avantageux de
considérer tout le capital employé comme étant du capital circulant mis en œuvre au
début ou au cours de l'année ; dans ce cas tout ce qui se trouve sur la ferme à la fin de
l'année fait partie du produit. Ainsi le jeune bétail est considéré comme une sorte de
matière première qui se transforme avec le temps en bétail gras, prêt pour la
boucherie. Les ustensiles de la ferme eux-mêmes peuvent être traités de la même
façon, leur valeur étant considérée au commencement de l'année comme capital circu-
lant employé à la ferme, et à la fin de l'année comme produit. Ce procédé nous permet
d'éviter beaucoup de répétitions qui seraient nécessaires pour exprimer les réserves
relatives à l'usure, etc. Il est souvent le meilleur dans les raisonnements généraux d'un
caractère abstrait, surtout si l'on se sert des formes mathématiques.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 42

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre quatre
Le progrès de la population

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§ 1. - La production de la richesse n'est qu'un moyen d'assurer la subsistance de


l'homme, de satisfaire ses besoins, et de développer son activité physique, mentale et
morale. Mais l'homme lui-même est le principal instrument de cette production dont il
est la fin dernière 1. Ce chapitre et les deux suivants étudieront donc l'offre de travail,
c'est-à-dire le développement de la population en nombre, en force, en connaissances
et en caractère.

Dans le monde animal et dans le monde végétal la multiplication des êtres est
gouvernée par leur tendance à propager leur espèce, ainsi que par la lutte pour la vie
qui éclaircit les rangs des jeunes avant qu'ils n'arrivent à maturité. Pour la race
humaine seule le conflit de ces deux forces antagonistes se complique d'autres
influences. D'un côté, la considération de l'avenir amène beaucoup d'individus à réfré-
ner leurs impulsions naturelles : parfois dans le but de mieux remplir leurs devoirs,
comme pères et mères ; parfois pour des motifs bas, comme ce fut le cas à Rome sous
l'Empire. D'un autre côté, la société agit sur l'individu par des sanctions religieuses,

1 Voir livre IV, chap. I, § 1.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 43

morales et légales, avec l'effet tantôt de hâter, et tantôt de ralentir le développement


de la population.

On croit souvent que l'étude des progrès de la population est de date récente. Sous
une forme plus ou moins vague, elle a attiré l'attention des penseurs à toute époque.
C'est à son influence, souvent inavouée, parfois même inconsciente, que nous pou-
vons attribuer une grande partie des règles, coutumes et cérémonies, qui ont été
instituées par les législateurs, par les moralistes, et par cette masse de penseurs
inconnus dont la sagesse a laissé son empreinte sur les habitudes nationales. Chez les
races vigoureuses, et aux époques de grandes luttes armées, elles tendaient à
augmenter le nombre des individus mâles capables de porter les armes. Aux époques
plus avancées elles ont inculqué un grand respect pour la sainteté de la vie humaine.
Aux époques arriérées elles ont encouragé et même rendu obligatoire le meurtre sans
pitié des individus infirmes et âgés, et parfois d'une certaine quantité des enfants du
sexe féminin.

Dans l'antiquité grecque et romaine, grâce à la soupape de sûreté qu'offrait la


possibilité de créer des colonies, et grâce à l'état de guerre continuel, l'augmentation
du nombre des citoyen était regardée comme une cause de force pour la nation ; le
mariage était encouragé par l'opinion publique et dans bien des cas parla législation
elle-même. Cependant, quelques penseurs, même alors, aperçurent qu'une action en
sens contraire pourrait être nécessaire si les charges de la paternité cessaient un jour
de peser sur les parents 1. Dans la suite, comme l'observe Roscher 2, I'idée que l'État
doit encourager l'augmentation de la population, subit un mouvement de flux et de
reflux. Elle était en plein épanouissement en Angleterre sous les deux premiers
Tudor ; mais au cours du XVIe siècle, elle faiblit. Un revirement commença à se
produire lorsque l'abolition du célibat monacal des ordres religieux et la prospérité
plus grande du pays eurent donné une impulsion sensible à la population. D'autant
plus qu'à la même époque la demande effective de travail avait diminué par l'exten-
sion du pâturage et par la disparition des industries créées par les couvents.

Plus tard le développement de la population fut entravé par le progrès du bien-être


qui amena l'adoption générale du blé comme nourriture principale des Anglais dans la
première moitié du XVIIIe siècle. À cette époque on craignait même que la popula-
tion ne fût en voie de diminution, mais les enquêtes postérieures montrèrent que ces
craintes n'étaient pas fondées. Petty 3 a prévu quelques-uns des arguments de Carey et
de Wakefield touchant les avantages d'une population dense. Child a soutenu que
« tout ce qui tend à dépeupler un pays tend à l'appauvrir », et que « la plupart des
nations du monde civilisé sont plus ou moins riches ou pauvres suivant la faiblesse ou
l'abondance de leur population, et non pas suivant la stérilité ou la fécondité de leur

1 Ainsi Aristote (Politique, II, 6) fait au projet de Platon pour égaliser la propriété et abolir la
pauvreté, cette objection qu'il serait impraticable si l'État ne se décide pas à exercer une sur-
veillance rigoureuse sur la multiplication des hommes. Et comme le Professeur Jowett le signale,
Platon lui-même s'en rendait compte (voir Lois, V, 740, et ARISTOTE, Politique, VII, 16). La
population de la Grèce, dit-on, déclina à partir du vite siècle av. J. C., et celle de Rome à partir du
IIIe. (Voir ZUMPT, Bevölkerung im Alterthum, Cité par RÜMELIN dans le Handbuch de
Schönberg.; cf. aussi l'essai de HUME sur La population dans les nations antiques.
2 Économie Politique, § 254.
3 Il prétend que la Hollande est plus riche qu'elle ne le parait relativement à la France, parce que ses
habitants peuvent bénéficier de beaucoup d'avantages dont sont privés les gens qui vivent sur un
sol plus pauvre et qui sont, par suite, plus clairsemés. « Un sol riche vaut mieux qu'un soi pauvre,
même à égalité de rente. » Political Arithmetick, ch. I.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 44

terre » 1. Au plus fort de la lutte avec la France, alors que le besoin de troupes
croissait toujours, et que les manufacturiers avaient besoin de plus d'hommes pour
leur matériel renouvelé, les classes dominantes penchèrent fortement en faveur d'une
augmentation de la population. Ce mouvement d'opinion alla si loin qu'en 1796 Pitt
déclarait qu'un homme qui a donné à son pays de nombreux enfants a le droit d'être
secouru par lui. Un act fut accepté au milieu des préoccupations militaires de 1806
qui accordait l'exemption d'impôt aux pères de plus de deux enfants légitimes ; on le
supprima aussitôt que Napoléon fut enfermé à Sainte-Hélène 2.

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§ 2 - Mais pendant tout ce temps une idée se faisait jour parmi ceux qui réfléchis-
saient le plus sérieusement aux problèmes sociaux, c'est l'idée qu'une augmentation de
la population, qu'elle fortifie ou non l'État, doit nécessairement entraîner une grande
misère, et que les chefs de l'État n'ont pas le droit de subordonner le bonheur
individuel de leurs sujets à l'agrandissement de l'État. En France particulièrement,
comme nous l'avons vu, une réaction fut provoquée par l'égoïsme cynique avec lequel
la Cour et ses membres sacrifièrent le bien-être du peuple en vue de leur propre luxe
et de la gloire militaire-Si les idées humanitaires des Physiocrates avaient pu
l'emporter sur la frivolité et la dureté des classes privilégiées en France, le XVIIIe
siècle ne se serait pas terminé dans le tumulte et le carnage ; la marche de la liberté en
Angleterre n'aurait pas été arrêtée, et le progrès aurait été plus avancé après une seule
génération qu'il ne l'est encore aujourd'hui. Dans l'état où étaient les choses on ne
prêta que peu d'attention à la protestation prudente mais énergique de Quesnay : on
devrait, pensait-il, moins chercher à augmenter la population qu'à accroître le revenu
national ; un plus grand confort dû à un bon revenu est préférable à un état de choses
où la population est excessive par rapport à son revenu et où elle souffre
continuellement du manque de moyens de subsistance 3.

1 Discourse on Trade, ch. X. Harris, Essay on Coins, pp. 32-33, pense de même, et propose
d' « encourager le mariage parmi les basses classes en accordant quelques privilèges à ceux qui ont
beaucoup d'enfants », etc.
2 « Laissez-nous, disait Pitt, faire de l'assistance un droit et un honneur pour ceux qui ont un grand
nombre d'enfants, au lieu d'une cause de honte et de mépris. Une nombreuse famille sera alors un
bonheur et non un fléau, et par là sera tracée une ligne équitable de démarcation entre ceux qui
peuvent se suffire à eux-mêmes par leur travail et ceux qui, après avoir donné à leur pays un grand
nombre d'enfants, ont le droit d'être secourus par lui. » Naturellement, il ne voulait pas de
l'assistance lorsqu'elle n'est pas nécessaire. Napoléon 1er avait offert de prendre à sa charge un
membre de toute famille qui comprendrait plus de sept enfants mâles : et Louis XIV, son
prédécesseur dans l'art de massacrer les gens, avait exempté d'impôts tous ceux qui se mariaient
avant l'âge de 20 ans ou qui avaient plus de dix enfants légitimes. La comparaison du rapide
accroissement de la population allemande avec le mouvement très faible de la population en
France fut l'un des principaux motifs qui décidèrent les Chambres Françaises, en 1885, à
demander que l'éducation et la -nourriture fussent à, la charge de l'État pour le septième enfant
dans les familles nécessiteuses. En 1870, l'Académie des Sciences s'occupa de propositions
analogues, l'une peut être citée comme étant caractéristique de notre époque : c'est celle de donner
au père de famille deux, trois, ou quatre votes suivant sa situation de famille. Voir aussi
BERTILLON, Le problème de la dépopulation, 1897.
3 La doctrine Physiocratique en ce qui touche la tendance que montre la population à augmenter
jusqu'à la limite des subsistances peut être exprimée par cette citation de Turgot : « Comme il (le
patron) a le choix entre un grand nombre d'ouvriers, il préfère celui qui travaille au meilleur
marché. Les ouvriers sont donc obligés. de baisser le prix à l'envi les uns des autres. En tout genre
de travail il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 45

Adam Smith ne dit que peu de chose sur la question de la population ; d'ailleurs il
écrivait à l'un des points culminants de la prospérité des classes ouvrières anglaises.
Mais ce qu'il dit est sage, bien pesé, et d'un ton tout à fait moderne. Il prend comme
base la doctrine physiocratique, mais il la corrige en insistant sur le fait que les choses
nécessaires à la vie ne sont pas en quantité fixe et déterminée, mais que leur quantité
varie beaucoup d'un lieu à un autre et d'un temps à un autre ; et que ces variations
peuvent être plus grandes encore dans l'avenir 1. Mais il ne poussa pas cette idée. Et
rien ne pouvait l'amener à prévoir la seconde réserve importante qu'il faut faire à la
doctrine physiocratique et qui est apparue à notre époque par le fait que l'on
transporte du blé du centre de l'Amérique à Liverpool à moins de frais qu'il n'en fallait
pour lui faire traverser l'Angleterre.

Le XVIIIe siècle touchait à sa fin et le nouveau siècle commençait. Chaque année


la condition des classes ouvrières en Angleterre devenait plus sombre. Une étonnante
série de mauvaises récoltes 2, une guerre ruineuse 3, une révolution dans les procédés
industriels qui brisait les antiques liens, aggravée par une organisation peu judicieuse
de l'assistance, tout cela avait jeté les classes ouvrières dans la plus grande misère
qu'elles aient jamais eu à supporter, du moins depuis l'époque pour laquelle nous
possédons des documents sérieux sur l'histoire sociale de l'Angleterre 4. Et, pour
couronner le tout, des enthousiastes animés d'excellents sentiments, la plupart subis-
sant l'influence française, proposaient des plans d'organisation communiste qui
auraient permis aux gens de se décharger sur la société du soin d'élever leurs
enfants 5.

Aussi, pendant que le sergent recruteur et les patrons réclamaient des mesures
tendant à accroître la population, des hommes, qui voyaient plus loin, commencèrent

nécessaire pour lui procurer sa subsistance.» (Sur la formation et la distribution des richesses, §
VI). De même Sir James Steuart dit (Inquiry, livre I, ch. III) : « La faculté de procréation
ressemble à un ressort chargé d'un poids, et qui se déploie en proportion de la diminution de la
résistance : lorsque les subsistances sont restées quelque temps stationnaires, n'augmentant ni ne
diminuant, le chiffre de la population s'élève autant que possible ; si les subsistances viennent
alors à diminuer, le ressort est écrasé, sa force est réduite à moins que rien, le nombre des
habitants diminue au moins proportionnellement à la surcharge. Si, au contraire, les subsistances
s'accroissent, le ressort qui était à zéro se déploiera proportionnellement à la diminution de la
résistance, les habitants seront mieux nourris ; ils multiplieront et à mesure que leur nombre
s'accroîtra les subsistances recommenceront à devenir insuffisantes. » Sir James Steuart subissait
beaucoup l'influence des Physiocrates, et de plus, en matière de politique, il était beaucoup plus
imbu des idées continentales que des idées anglaises ; ses projets artificiels pour régler la popula-
tion semblent aujourd'hui très loin de nous. Voir son Inquiry, liv. I, ch. XII : « Du grand avantage
de combiner une théorie bien faite et une parfaite connaissance des faits avec l'intervention du
gouvernement pour accroître la population d'un pays. »
1 Voir Richesse des nations, livre I, ch. VIII, et liv. V, ch. II. Voir aussi ci-dessus livre II, ch. IV.
2 Le prix moyen du blé dans la décade 1771-1780, où Adam Smith écrivait, fut de 34 s. 7 d. ; en
1781-1790, il fut de 37 s. 1 d. ; en 1791-1800, 63 s. 6 d. ; en 1801-1810, 83 s. 11 d. ; et en 1811-
1820, 87 s. 6 d.
3 De bonne heure au XIXe siècle, les impôts Impériaux - impôts de guerre pour la plus grande partie
- s'élevèrent à un cinquième du revenu total du pays ; tandis qu'aujourd'hui ils ne dépassent guère
un vingtième, et même une grande partie de ces sommes est employée à l'instruction et à d'autres
dépenses utiles que I'État alors ne faisait pas.
4 Voir plus loin § 7 et ci-dessus livre I, ch. III, § 5 et 6.
5 Notamment Godwin dans son Inquiry concerning Political Justice (1792). Il est intéressant de
comparer la critique que Malthus a faite de cet essai (livre III, eh. II) avec le commentaire
d'Aristote sur la République de Platon (notamment Politique, Il, 6).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 46

à rechercher si la déchéance ne menaçait pas la race au cas où la population


continuerait à s'accroître longtemps encore comme elle était en train de le faire. De
ces savants, le principal est Malthus, et son Essay on the Principle of Population est
le point de départ de toutes les recherches modernes sur le sujet.

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§ 3. - L'argumentation de Malthus comprend trois parties qu'il importe de distin-


guer. La première partie vise l'offre de travail. Par une étude soigneuse des faits il
prouve que tous les peuples dont nous connaissons suffisamment bien l'histoire, ont
été si prolifiques que leur progrès en nombre aurait été rapide et continu s'il n'avait
pas été entravé soit par la disette des choses nécessaires à la vie, soit par quelque
autre cause, maladies, guerre, infanticide, ou même restriction volontaire.
La seconde partie vise la demande de travail. Comme le premier, il s'appuie sur
des faits, mais sur un genre de faits différent. Malthus montre que jusqu'à l'époque à
laquelle il écrit, aucun pays (il en est autrement d'une cité comme Rome et Venise)
n'a pu se procurer en abondance les choses nécessaires à la vie, après que la
population qui habitait son territoire fut devenue très dense. Les produits que la nature
donne à l'homme en échange de son travail constituent sa demande effective de
population : et il montre que, jusqu'à présent, un accroissement rapide de la popula-
tion, alors qu'elle était déjà dense, n'a jamais pu entraîner un accroissement de cette
demande 1.

En troisième lieu, il formule cette conclusion que ce qui a eu lieu dans le passé, se
produira vraisemblablement dans l'avenir; et que les progrès de la population seraient
arrêtés par la misère, ou par d'autre cause de souffrance, à moins qu'ils ne le soient
par une restriction volontaire. Il engage donc les gens à user de cette restriction, et,
tout en vivant chastement, de ne pas se marier très tôt 2.

1 Mais beaucoup de ceux qui l'ont critiqué ne tiennent pas compte des réserves qu'il a lui-même
exprimées ; ils ont oublié des passages comme celui-ci : « En jetant les yeux sur l'état de la société
dans des périodes antérieures à celles où nous vivons, je puis dire avec assurance que les maux
résultant du principe de population ont plutôt diminué qu'augmenté, quoiqu'on en ignorât la cause.
Si donc nous pouvons nous livrer à l'espérance de voir cette ignorance se dissiper peu à peu, il
n'est pas déraisonnable de s'attendre à voir aussi ces maux diminuer de plus en plus.
L'accroissement de population absolue qui se produira forcément, aura évidemment pour effet,
mais dans une faible mesure seulement, d'affaiblir cette espérance, puisque tout dépend du rapport
entre la population et les subsistances et non pas du chiffre absolu de la population. Nous avons eu
occasion de faire remarquer, dans la première partie de cet ouvrage, que ce sont souvent les pays
les moins peuplés qui souffrent le plus du principe de population. » (Essai, liv. IV, ch. XIV).
2 Dans la première édition de son Essai (1798), Malthus donnait son argumentation sans y ajouter
l'exposé détaillé des faits, quoique dès le début il ait tenu pour indispensable de l'accompagner
d'une étude des faits. Cela résulte de ce propos qu'il tint à Pryme (qui devint par la suite le premier
professeur d'économie politique à Cambridge), disant « que sa théorie lui avait été suggérée pour
la première fois par une discussion qu'il avait eue avec son père sur la situation de quelques pays
étrangers » (PRYME, Recollections, p. 66). L'expérience de l'Amérique montrait que la
population, si elle n'est pas entravée, double une fois au moins en vingt-cinq ans. Il soutenait que,
même dans un pays d'une population aussi dense que l'Angleterre avec ses sept millions
d'habitants, on peut bien admettre qu'un doublement de la population puisse faire doubler les
subsistances produites par le sol anglais, quoique cela ne soit pas probable ; mais si ensuite l'offre
de travail venait à doubler de nouveau, cela ne suffirait pas à doubler les produits encore une fois.
« Supposons donc que cela soit vrai, quoique il soit certainement bien loin d'en être ainsi, et
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 47

Ce qu'il dit touchant le progrès de la population, dont nous avons seul à nous
occuper dans ce chapitre, reste exact. Les changements que le cours des temps a
introduits dans la théorie de la population s'appliquent surtout à la seconde et à la
troisième partie de son argumentation. Nous avons déjà signalé que les économistes
anglais de la première moitié du XIXe siècle exagéraient l'idée qu'un accroissement
de population tend à amener une insuffisance des moyens de subsistance ; et ce n'est
pas la faute de Malthus s'il ne pouvait pas prévoir les grands progrès des transports
par terre et par mer dus à la vapeur, qui ont permis aux Anglais de la génération
actuelle de se procurer à un prix relativement faible les produits des régions les plus
riches du monde.

Mais le fait qu'il n'a pas prévu ces transformations rend surannées quant à la
forme la seconde et la troisième partie de son argumentation ; bien que pour le fond
elles soient encore en grande partie exactes. Il reste vrai que, à moins de voir
augmenter les entraves au progrès de la population qui agissent à la fin du XIXe
siècle (il est certain qu'elles se modifieront dans les régions qui jusqu'à présent sont
encore imparfaitement civilisées), il sera impossible que les habitudes de confort
prévalant dans l'Europe occidentale puissent se répandre sur le monde entier et se
maintenir pendant plusieurs centaines d'années. Mais nous reviendrons sur ce point
plus tard 1.
supposons que la production totale de l'île puisse augmenter tous les vingt-cinq ans (c'est-à-dire
pendant que la population double) d'une quantité de subsistances égale à la quantité qu'elle donne
à l'heure actuelle », ou, en d'autres termes, selon une progression arithmétique. Son désir de se
faire bien comprendre l'amena, comme le dit Wagner dans son excellente introduction à l'étude de
la Population (Grundlegung, 3e édition, p. 453), « à trop appuyer sur cette idée et à la formuler
d'une façon trop absolue ». Il prit ainsi l'habitude de dire que la production est susceptible
d'augmenter en une proportion arithmétique, et beaucoup de gens pensèrent qu'il attachait de
l'importance à cette expression elle-même : tandis que c'était seulement une façon abrégée
d'exprimer ce qu'il considérait comme étant la concession la plus extrême que l'on put
raisonnablement réclamer de lui. Ce qu'il pensait, exprimé en langage moderne, c'est que la
tendance au rendement décroissant, qu'il supposait implicitement dans toute son argumentation,
commencerait à agir fortement après que la production de l'île aurait doublé. Un travail double
peut donner une production double ; mais un travail quadruple pourrait à peine la tripler : un
travail octuple ne pourrait pas la quadrupler.
Dans la seconde édition (1803), il s'appuyait sur un exposé de faits si étendu et si soigneux,
qu'il peut prétendre à une place parmi les fondateurs de l'économie politique historique. Il
adoucissait et expliquait beaucoup des formules tranchantes de son ancienne théorie, sans toutefois
abandonner l'expression de « progression arithmétique ». En particulier, il exprima une vue moins
pessimiste sur l'avenir de l'humanité ; il comptait que la restriction morale pourrait entraver la
population, sans qu'aient à entrer en jeu le vice et la misère qui avaient rempli ce rôle jusqu'alors.
Francis Place, sans s'aveugler sur ses nombreux défauts, écrivit en 1822 une apologie de lui, tout à
fait excellente. On trouve de bons résumés de son ouvrage dans BONAR, Malthus and his Work ;
CANNAN, Production and Distribution ; et NICHOLSON, Political Economy, livre I, ch. II,
Ashley a édité sous une forme commode les principaux passages de la première et de la seconde
édition de I'Essay de Malthus.
1 En supposant que la population actuelle du monde soit de un milliard et demi, et que son taux
actuel d'accroissement (environ 8 pour 1000 par an, voir l'étude de Ravenstein à la British
Association en 1890) reste le même, nous trouvons que, dans moins de deux cents ans, elle
s'élèvera à six milliards ; soit environ 200 par mille carré de terres tout à fait fertiles (Ravenstein
compte 28 millions de milles carrés de terres tout à fait fertiles, et 14 millions de prairies pauvres.
Beaucoup pensent que la première estimation est trop élevée : en en tenant compte et en y ajoutant
les terres moins fertiles pour leur valeur, on arrive environ à une trentaine de millions de milles
carrés : c'est le chiffre que nous avons admis dans le calcul ci-dessus). Pendant ce temps il est
probable qu'il y aura de grands progrès dans l'art agricole ; et, s'il en est ainsi, le poids de la
population sur les moyens de subsistance peut ne pas se faire bien sentir, même dans deux cents
ans. Mais si le même taux d'accroissement se continue jusqu'en 2.400, la population sera alors de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 48

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§ 4. - L'augmentation d'une population dépend en premier lieu de son augmen-


tation naturelle, c'est-à-dire de l'excédent des naissances sur les décès ; et, en second
lieu, de l'émigration.

Le nombre des naissances dépend principalement des habitudes touchant le


mariage. L'histoire de ses origines est très instructive, mais nous nous en tiendrons ici
aux conditions du mariage dans les pays civilisés modernes.

L'âge du mariage varie avec le climat. Dans les pays chauds où la fécondité
commence de bonne heure, elle finit tôt ; dans les pays froids, elle commence tard et
finit tard 1 ; mais, en tout cas, plus le mariage vient longtemps après l'âge qui pour le
pays est normal, plus le taux des naissances est faible. L'âge de la femme est d'ailleurs
beaucoup plus important à cet égard que celui du mari 2. Dans un climat donné, l'âge
moyen des mariages dépend surtout des facilités que les jeunes gens trouvent à
s'établir et à faire vivre un ménage conformément au degré de bien-être qui prévaut
parmi leurs amis et connaissances. Il varie donc suivant les situations sociales.

Dans les classes moyennes, le revenu d'un homme atteint rarement son maximum
avant l'âge de quarante ou cinquante ans ; et la charge d'élever des enfants y est
lourde, et y dure beaucoup d'années. L'ouvrier qualifié gagne presque autant à vingt et
un ans que plus tard, à moins qu'il ne s'élève à un poste de surveillant, mais il ne
gagne pas beaucoup avant cet âge. Ses enfants sont pour lui une charge considérable
jusqu'à ce qu'ils aient quinze ans ; à moins qu'ils ne soient envoyés dans une fabrique
où ils puissent gagner leur vie très jeunes. Et enfin l'ouvrier non qualifié gagne de
pleins salaires dès dix-huit ans, et ses enfants gagnent leur vie très tôt. En consé-
quence, l'âge moyen pour le mariage est plus élevé pour les classes moyennes ; il est
plus bas pour les ouvriers qualifiés, et plus bas encore pour les ouvriers non
qualifiés 3.

1.000 habitants par mille carré de terre fertile, et, autant que nous pouvons en juger maintenant, la
nourriture d'une pareille population devra être surtout végétarienne.
1 Naturellement, le temps qui s'écoule d'une génération à une autre a, lui aussi, quelque influence
sur le développement de la population. S'il est de 25 ans dans un endroit, et de 20 dans un autre, et
si dans les deux cas la population double une fois en deux générations et cela pendant mille ans, la
population augmentera un million de fois dans le premier cas et trente millions de fois dans le
second.
2 Dr 0gle (Statistical Journal, vol. LIII) calcule que si l'âge moyen du mariage des femmes en
Angleterre était retardé de cinq ans, le nombre des enfants par mariage, qui est à l'heure actuelle de
4,2, tomberait à 3,1. Korösi, en se basant sur des faits pris à Buda-Pest où le climat est
relativement chaud, trouve que l'âge de la plus grande fécondité est pour les femmes de 18 à 20
ans, et pour les hommes de 24 à 26. Mais sa conclusion est qu'il est sage de reculer un peu le
mariage jusqu'après cet âge, surtout parce que la vitalité des enfants qu'ont les femmes au-dessous
de 20 ans est généralement faible. Voir Proceedings of Congress of Hygiene and Demography,
London, 1892, et Statistical Journal, vol. LVII. Cf. aussi les statistiques internationales à la fin du
chapitre.
3 Le mot mariage est pris au texte dans un sens large, et embrasse non seulement les mariages
légitimes, mais aussi les unions libres qui sont suffisamment durables pour créer, au moins
Pendant quelques années, les responsabilités pratiques de la vie conjugale. Elles sont souvent
contractées très tôt et il n'est pas rare qu'après quelques années elles mènent à des mariages
légitimes. À cause de cela, l'âge moyen au sens large du mot, le seul dont nous ayons à nous
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 49

Pour les ouvriers non qualifiés. lorsque leur misère n'est pas assez grande pour
qu'ils souffrent de la faim, et lorsqu'aucune cause extérieure ne vient les retenir, il est
rare que leur nombre ne double pas en trente ans; C'est-à-dire qu'ils augmentent un
million de fois en six cents ans, et un billion de fois en douze cents ans : et de là on
peut conclure a priori que leur augmentation ne s'est jamais faite sans entrave
pendant longtemps. Cette conclusion est confirmée par l'histoire. Par toute l'Europe
au Moyen Age, et dans quelques-unes de ses parties encore à l'heure actuelle, les
ouvriers célibataires habitent d'ordinaire dans la ferme, ou chez leurs parents ; au
contraire, les couples mariés ont généralement besoin d'un logement indépendant :
lorsque un village possède autant de travailleurs qu'il peut en employer, le nombre
des maisons ne s'accroît plus, et les jeunes gens se, tirent d'affaire du mieux qu'ils
peuvent.

Dans beaucoup de régions de l'Europe, maintenant encore, des coutumes ayant


force de lois interdisent qu'il y ait par famille plus d'un fils marié ; c'est d'ordinaire le
plus âgé, mais dans certains endroits c'est le plus jeune: si quelque autre fils se marie,
il doit quitter le village. Lorsque nous trouvons une grande prospérité matérielle
jointe à l'absence de toute misère extrême dans les coins du vieux monde où se sont
conservées les anciennes mœurs, c'est à l'existence de coutumes de ce genre, malgré
tous leurs inconvénients et leur sévérité que cela est généralement dû 1. Il est vrai que
la sévérité de cette coutume peut être tempérée par l'effet de l'émigration; mais au
Moyen Age la liberté de déplacement était entravée par des règles rigoureuses. Les
villes libres, il est vrai, encourageaient souvent l'immigration de la campagne ; mais
les règlements corporatifs étaient à certains égards presque aussi cruels pour les gens
qui voulaient fuir leurs antiques demeures, que les règles imposées par les seigneurs
féodaux eux-mêmes 2.

occuper ici, est au-dessous de l'âge moyen des mariages légitimes. La part qu'il faut faire à ce fait
est probablement considérable pour l'ensemble de la classe ouvrière, mais elle est bien plus grande
pour les ouvriers qualifiés que pour les autres. Les statistiques qui suivent doivent être interprétées
en tenant compte de cette remarque, et en tenant compte du fait que les statistiques industrielles
anglaises sont faussées par le manque de soin au point de vue de la classification des classes
ouvrières dans les registres de l'état civil. Le quarante-neuvième Rapport annuel du Registrar-
General indique que dans un certain nombre de districts l'examen des registres de mariage pour
1884-1885 a donné les résultats suivants : le chiffre qui suit chaque métier est l'âge moyen des
célibataires de ce métier qui se sont mariés ; le chiffre suivant, entre crochets, indique l'âge moyen
des filles qui ont épousé des hommes de ce métier : Mineurs 24,06 (22,46) ; ouvriers des industries
textiles 24,38 (23,43), cordonniers, tailleurs 24,92 (24,31) ; artisans 25,35 (23,70) ; ouvriers, 25,56
(23,66) ; employés de commerce 26,25 (24,43) ; boutiquiers et commis de boutiques 26,67
(24,22) ; fermiers et fils de fermiers 29,33 (26,91) ; professions libérales et sans profession 31,22
(26,40).
Ogle, dans l'étude déjà citée, montre que le taux de nuptialité est généralement plus élevé dans
les régions de l'Angleterre où il y a un plus grand pourcentage de femmes de 15 à 25 ans
employées dans l'industrie. Ce résultat est dû sans doute en partie, comme il l'indique, au désir des
hommes de voir leurs ressources augmentées du salaire de leurs femmes ; mais il peut être dû
aussi en partie au fait que les femmes en âge de se marier sont plus nombreuses dans ces régions.
1 Un exemple typique, c'est celui de la vallée de Jachenau dans les Alpes Bavaroises. La coutume y
est rigoureusement respectée, et il y a à peine quelques chaumières dans la vallée. Favorisés par
une hausse considérable qui s'est produite récemment dans la valeur de leurs bois qui sont
exploités d'une façon très prudente, ses habitants vivent largement, dans de grandes maisons, les
frères et sœurs plus jeunes restant comme domestiques dans la maison familiale ou dans une autre.
Ils ne sont pas de la même race que les travailleurs des-vallées voisines, qui mènent une vie pauvre
et dure, mais qui semblent penser que les gens de Jachenau paient trop cher leur bien-être matériel.
2 Voir ROGERS, Six Centuries, pp. 106-107.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 50

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§ 5. - À cet égard, la situation du travailleur agricole a beaucoup changé. Les


villes lui sont maintenant toujours ouvertes, à lui et à ses enfants ; et s'il part pour le
Nonveau Monde, il a des chances de réussir mieux que tout autre espèce d'émigrants.
Mais, d'un autre côté, la hausse graduelle de valeur du sol et sa rareté croissante
tendent à entraver le progrès de la population dans certaines régions où le système de
la propriété paysanne prévaut, où ne se rencontre pas assez d'initiative pour fonder de
nouvelles industries, ni pour émigrer, et où les parents ont ainsi le sentiment que la
situation sociale de leurs enfants dépend de l'étendue de leurs terres. Ils ont un
penchant à limiter artificiellement le nombre de leurs enfants, et à envisager le
mariage principalement comme une affaire, cherchant toujours à marier leurs fils à
des héritières. M. Francis Galton a signalé que dans les familles des pairs anglais,
bien qu'elles soient généralement nombreuses, l'habitude de marier le fils aîné à une
héritière qui a des chances de ne pas être d'une souche féconde, et parfois de
détourner les. fils plus jeunes du mariage, a amené l'extinction d'un grand nombre de
familles de la pairie. De même en France cette habitude, jointe à une préférence pour
les familles peu nombreuses, fait que le nombre des propriétaires paysans reste à peu
près stationnaire.

Par contre, il ne semble pas y avoir de conditions plus favorables au développe-


ment rapide d'une population que celles où se trouvent les régions agricoles des pays
neufs. La terre y est en abondance ; les voies ferrées et les bateaux à vapeur empor-
tent ses produits ; ils rapportent en échange des instruments perfectionnés, et
beaucoup d'objets servant au confort et au luxe de la vie. Pour le a fermier » (farmer),
comme on appelle en Amérique le paysan propriétaire, une nombreuse famille n'est
donc pas un fardeau, mais une aide. Lui et ses enfants mènent une saine existence de
plein air; rien ne petit donc entraver, mais tout stimule, au contraire, l'accroissement
de la population. À l'augmentation naturelle s'ajoute l'immigration. Aussi, en dépit du
fait que certaines classes d'habitants des grandes villes américaines répugnent à avoir
beaucoup d'enfants, la population a augmenté seize fois dans les cent dernières
années 1.
1 L'extrême Prudence des paysans propriétaires dans un état social stationnaire a été indiquée par
Malthus : voir ce qu'il dit de la Suisse (Essay. livre II, ch. V). Adam Smith remarque que de
pauvres femmes du Highland ont jusqu'à vingt enfants parmi lesquels il n'y en a parfois pas plus
de deux qui atteignent l'âge de la maturité (Wealth of Nations, liv. I, ch. VIII) ; et Doubleday, True
Law of Population, a insisté sur l'idée que la misère stimule la fécondité. Voir aussi Sadler, Law of
Population. Herbert Spencer semble regarder comme probable que le progrès de la civilisation
suffira à lui seul à arrêter complètement le développement de la population. Mais la remarque de
Malthus que le pouvoir de reproduction est moindre chez les races barbares que chez les races
civilisées, a été étendue par Darwin au règne animal et au règne végétal en général.
Charles Booth (Statistical Journal, 1893) a divisé Londres en 27 quartiers, d'après le degré de
pauvreté, de surpopulation, le taux de natalité et le taux de mortalité. Il trouve que les quatre
modes de classifications donnent les mêmes résultats. C'est dans les quartiers très riches et dans
les quartiers très pauvres que l'excédent du taux de natalité sur le taux de mortalité est le plus
faible.
Miss Brownell (Annals of American Academy, vol. Y) a montré que le taux de natalité est
généralement plus élevé dans les régions de l'Amérique où la population est faible ; qu'il décroît
d'ordinaire à mesure que la richesse agricole augmente, plus encore à mesure que se développe la
richesse industrielle, et à mesure qu'augmente le nombre des décès pour maladies nerveuses. Il y a
un grand nombre d'exceptions, dont quelques-unes peuvent s'expliquer par les différences de races
qui jettent tant de trouble dans les statistiques américaines (peut-être aussi que l'habitude de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 51

En somme, il semble prouvé que la natalité est généralement plus faible chez les
gens à leur aise que chez ceux qui ne peuvent pas pourvoir à leur avenir ou à l'avenir
des leurs, et qui mènent une existence active ; et que des habitudes luxueuses de vivre
diminuent la fécondité. Probablement la fatigue intellectuelle la diminue aussi ; c'est-
à-dire qu'étant donnée la vigueur naturelle des parents, leurs chances d'avoir beau-
coup d'enfants sont diminuées par une augmentation de fatigue intellectuelle. Il est
vrai que chez les gens qui se livrent à un travail intellectuel, la vigueur constitu-
tionnelle et nerveuse est supérieure à la moyenne, et Galton a montré qu'ils ne
constituent pas une classe stérile ; mais d'ordinaire ils se marient tard.

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§ 6. - La population de l'Angleterre a une histoire plus facile à connaître que celle


du Royaume Uni, et il y a quelque intérêt à en retracer les principales phases.

Les causes qui ont agi sur la population au Moyen Age, pour la restreindre, furent
en Angleterre les mêmes qu'ailleurs. En Angleterre, comme ailleurs, les ordres
religieux furent un refuge pour ceux qui ne pouvaient pas trouver à s'établir par le
mariage, et le célibat religieux a sans doute agi dans une certaine mesure comme une
entrave spéciale au progrès de la population ; mais il faut le regarder comme l'une des
formes dans lesquelles s'exprimaient les forces naturelles tendant alors à réduire la
population, plutôt que comme une aggravation de ces tendances. Des maladies
infectieuses et contagieuses, à la fois endémiques et épidémiques, furent amenées par

désigner certaines maladies comme maladies nerveuses ne se répand pas aussi vite dans les
régions agricoles que dans les régions urbaines de l'Amérique). Mais au total les faits semblent
donner raison à Herbert Spencer.
En Belgique, des différences de race interviennent aussi : mais les statistiques groupées par
Leroy-Beaulieu (Statistical Journal, 1891, p. 377) montrent que le taux de natalité est plus élevé
dans les provinces où les salaires et le niveau de l'éducation sont le plus bas.
Le mouvement de la population en France a été étudié avec un soin exceptionnel ; l'ouvrage
de Levasseur, La population française, qui est le dernier grand ouvrage sur le sujet est aussi une
mine de précieux renseignements en ce qui concerne les autres nations. Montesquieu, raisonnant
sans doute surtout a priori, accusait la loi de primogéniture, qui s'appliquait alors à la France, de
réduire le nombre des enfants dans les familles ; et Le Play portait la même accusation contre la loi
du partage obligatoire. Levasseur (vol. IlI, pp. 171-177) attire l'attention sur ce contraste ; et il
remarque que l'idée que se faisait Malthus de l'effet du Code civil s'accorde avec le diagnostic de
Montesquieu plutôt qu'avec celui de Le Play. Mais, en fait, le taux de natalité varie beaucoup en
France d'une région à l'autre. Il est d'ordinaire plus faible là où une grande partie de la population
est formée de propriétaires ruraux. Si cependant on groupe les départements français par ordre
ascendant d'après le chiffre des valeurs successorale ; par tête d'habitant, le taux de natalité va en
descendant d'une façon à peu près uniforme, depuis 23 pour cent des femmes mariées de 15 à 50
ans pour les dix départements où ce chiffre est de 49 à 57 francs, jusqu'à 13,2 pour le département
de la Seine où il est de 412 francs. Et à Paris même, les arrondissements habités par les gens riches
donnent un plus petit pourcentage de familles avec plus de deux enfants que les arrondissements
pauvres. On lit avec beaucoup d'intérêt la soigneuse analyse que Levasseur donne du rapport
existant entre les conditions économiques et le taux de la natalité ; sa conclusion générale est que
ce rapport n'est pas direct mais indirect, résultant de l'influence que ces deux facteurs exercent sur
les mœurs et le genre de vie. Il semble penser que si la diminution de la population française
relativement aux nations voisines (voir les tableaux à la fin du chapitre) est très regrettable au
point de vue politique et militaire, au point de vue du confort matériel et même du progrès social
le mal est accompagné de beaucoup de bien.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 52

la malpropreté dans laquelle on vivait, et qui était pire encore en Angleterre que dans
le Sud de l'Europe.

Les mauvaises récoltes et les difficultés de communication causèrent des famines;


mais ce mal était moindre en Angleterre qu'ailleurs.

Dans les campagnes, la vie était, comme ailleurs, enserrée en des habitudes
étroites. Les jeunes gens trouvaient des difficultés à s'établir, à moins que quelque
ménage, en disparaissant, n'ait fait une place dans leur paroisse ; car dans les circons-
tances normales un travailleur agricole pensait rarement à émigrer dans une autre
paroisse. Aussi, dès que la peste, ou la guerre, ou la famine, éclaircissaient la popu-
lation, il y avait toujours beaucoup de gens prêts à se marier pour remplir les places
vides ; et comme ils étaient peut-être plus jeunes et plus vigoureux que la moyenne
des mariés antérieurs, ils avaient plus d'enfants 1.

Cependant il existait une certaine émigration de travailleurs agricoles vers les


régions qui avaient été plus gravement atteintes que leurs voisines par la-peste, la
famine, ou la guerre. En outre, les artisans étaient, toujours plus ou moins en
mouvement, et c'était notamment le cas pour ceux qui travaillaient dans le bâtiment,
et pour ceux qui travaillaient les métaux et le bois ; bien que, sans doute, les années
de voyage dussent être surtout les années de jeunesse, après quoi le chemineau venait
probablement se fixer où il était né. De plus, il semble y avoir eu une assez forte
émigration de la part des tenanciers de la noblesse rurale, surtout parmi ceux des
grands barons qui avaient des châteaux dans différentes régions du pays. Et, enfin, en
dépit de l'exclusivisme égoïste qui se développa de plus en plus dans les corporations,
les villes offrirent en Angleterre, comme partout, un refuge à beaucoup de gens qui ne
pouvaient pas trouver à travailler et à se marier chez eux. Par toutes ces voies une
certaine élasticité s'introduisit dans le système rigide de l'économie du Moyen Age ;
et la population fat en état de profiter, dans une certaine mesure, de l'augmentation de
la demande de travail qui se manifesta peu à peu avec le progrès des connaissances,
avec l'établissement du droit et de l'ordre, et avec le développement du commerce
maritime [Voir la note ci-dessous dans l’encadré :].

Nous ne possédons pas de renseignements certains touchant la densité de la population de l'Angleterre


avant le XVIIIe siècle. Rogers, tout en tombant d'accord avec Seebohm pour dire que la peste noire de
1349 a détruit la moitié de la population, est porté à prendre pour l'ensemble du Moyen-Age des
chiffres beaucoup plus faibles que ceux de Seebohm, et il pense que la population a doublé pendant le
XVIIe siècle (History of Agriculture and Prices, I, pp. 55 et ss. ; IV, pp. 132 et ss.; VI, pp. 782 et ss).
Néanmoins les appréciations de Seebohm (Fortnightly Review, vol. Vif, N. S) nous donnent
probablement une idée générale suffisamment exacte. Les chiffres entre crochets sont de simples
conjectures.

1 C'est ainsi qu'on dit qu'après la peste noire de 1349 la plupart des mariages furent très féconds
(ROGERS, History of Agriculture and prices, vol. I, p. 301).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 53

Population agricole Population non- Total


agricole
1086 1 1/2 millions 1/2 million 2 millions
1348 3 millions 1 million 4 millions
1377 1 1/2 millions 1/2 million 2 millions
1500 (2 1/4) millions (3/4) million (3) millions
1630 (3) millions (1) million (4) millions
1700 (3 1/2) millions (2) millions 51/2 millions

Si nous en croyons Harrison (Description of England, liv. II, ch. XVI), les listes des hommes
capables de fournir le service militaire s'élevaient en 1574 à 1.172.674.
La peste noire fut la seule calamité très grave dont eut à souffrir l'Angleterre. Elle ne fut pas,
comme le reste de l'Europe, exposée à des guerres dévastatrices, telles que la guerre de Trente ans qui
anéantit plus de la moitié de la population allemande, perte qu'il fallut un siècle pour combler. Voir
l'article instructif de Rümelin sur la théorie de la population dans le Handbuch de Schönberg.

Dans la dernière moitié du XVIle siècle, et dans la première moitié du XVIIIe, le


pouvoir central s'efforça d'empêcher l'ajustement de l'offre à la demande de popula-
tion dans les différentes régions du pays par des lois sur le domicile Settlements
laws). D'après cette législation restait à la charge d'une paroisse toute personne qui y
avait résidé quatorze jours ; mais avant l'expiration de ce délai on pouvait la renvoyer
de force à sa paroisse d'origine 1. Les Landlords et les fermiers étaient si empressés à
empêcher les gens d'acquérir un domicile dans leur paroisse, qu'ils mettaient de
grandes difficultés à laisser construire des chaumières, et parfois même les rasaient
jusqu'à terre. Aussi la population rurale de l'Angleterre resta stationnaire pendant le
laps de cent ans qui se termine en 1760 ; et les manufactures n'étaient pas encore
assez développées pour absorber beaucoup de monde. Ce retard dans le progrès de la
population fut dû en partie à une amélioration dans les habitudes de vie (standard of
living), et il fut aussi en partie la cause de cette amélioration. Un fait important à cet
égard fut que l'emploi du blé comme nourriture au lieu de grains inférieurs se répandit
dans le bas peuple 2.

1 Adam Smith s'indigne à bon droit contre cette législation (Wealth of Nations, liv. I, ch. X, 2e partie
et Liv. IV, eh. II). L'Act (14 Charles II, c. 12, A. D. 1662) dit que « grâce aux lacunes de la loi rien
n'empêche les personnes pauvres d'aller d'une paroisse à une autre, et par suite de chercher à se
fixer dans les paroisses où elles trouvent en plus grande abondance des vivres pour subsister, des
terrains incultes ou communs pour construire des chaumières et du bois à brûler, etc. » Il est par
suite décidé « que sur plainte adressée dans l'espace de quatorze jours après qu'une personne est
venue s'installer, comme il a été dit, dans un logement d'un prix inférieur à dix livres par an... il
sera permis à l'une des deux justices de paix de chasser ces personnes, et de les renvoyer dans les
paroisses où était leur dernier domicile légal. » Divers Acts ayant pour but d'adoucir la rigueur de
cette législation avaient été votés avant l'époque d'Adam Smith ; mais ils étaient restés sans effet.
En 1795 cependant il fut décidé que personne ne pouvait être chassé tant qu'il n'était pas
réellement tombé à charge à la paroisse.
2 Voir quelques remarques intéressantes sur ce sujet dans Eden, History of the Poor, I, pp. 560-564.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 54

À partir de 1760, ceux qui ne pouvaient pas s'établir chez eux trouvèrent
facilement à s'employer dans les régions de manufactures et de mines où la demande
d'ouvriers empêcha souvent les autorités locales de faire exécuter le texte du
Settlement Act. Les jeunes gens y affluaient librement, et le taux de natalité y devint
exceptionnellement élevé ; mais il en fut de même du taux de mortalité : le résultat fut
cependant un progrès assez rapide de la population. À la fin du siècle, lorsqu'écrivait
Malthus, la législation sur l'assistance (Poor law) vint à son tour agir sur l'âge du
mariage ; mais cette fois pour le rendre trop précoce. Les souffrances des classes
ouvrières causées par des séries de famines et par la guerre avec la France faisaient de
l'assistance une nécessité. Le besoin de larges bases de recrutement pour l'armée et
pour la flotte était un nouveau motif pour les gens au cœur tendre d'être généreux
dans tours charités envers les nombreuses familles : l'effet pratique fut de permettre
souvent au père de plusieurs enfants de mieux se nourrir sans travailler, qu'il n'aurait
pu le faire en travaillant péniblement s'il avait été célibataire ou s'il n'avait eu qu'une
petite famille. Ceux qui recouraient le plus à la charité étaient naturellement les plus
paresseux et les plus méprisables, ceux qui avaient le moins de respect d'eux-mêmes
et le moins d'esprit d'initiative. Aussi, bien qu'il y eut dans les villes manufacturières
une mortalité effroyable, surtout parmi les enfants, la population augmentait rapide-
ment ; mais au point de vue de la qualité les progrès furent, médiocres, si tant est qu'il
y en eut, jusqu'à la nouvelle loi d'assistance de 1834. Depuis lors, le progrès rapide de
la population des villes a tendu à élever la mortalité, comme nous le verrons dans le
prochain chapitre ; mais cette tendance a été contre-balancée par les progrès de la
tempérance, de la science médicale, de l'hygiène et de la salubrité publique. L'émigra-
tion a augmenté, l'âge du mariage s'est légèrement abaissé, et la proportion des
personnes mariées sur l'ensemble de la population a quelque peu diminué ; mais, par
contre, le taux des naissances par mariage s'est élevé 1. Le résultat est que la
population a été en augmentant à peu près constamment [Voir la note ci-dessous dans
l’encadré :]. Examinons d'un peu plus près le cours des changements survenus dans la
période la plus récente.

Le tableau suivant indique le progrès de la population de l'Angleterre et du Pays de Galles depuis


le commencement du XVIIIe siècle. Pour le XVIIIe siècle les chiffres sont tirés des registres de
naissance et de décès, des listes électorales, et des états de la taxe par feu. Depuis 1801 ce sont les
chiffres des recensements. On remarquera que l'augmentation a été presque aussi grande dans les vingt
années qui ont suivi 1760 que dans les soixante années antérieures. Les effets de la grande guerre et de
l'élévation du prix du blé apparaissent dans le faible développement de 1790 à 4801. Les effets de la
fâcheuse organisation de l'assistance se constatent au rapide accroissement des dix années suivantes, en
dépit de la grande détresse du pays, et à l'augmentation encore plus grande qui se manifeste dans la
décade se terminant en 1821 pendant laquelle la prospérité était revenue. La troisième colonne indique
le pourcentage de l'augmentation pendant chaque décade sur le chiffre de la population au début de la
décade.

1 Mais l'augmentation que montrent les statistiques est due en partie à des progrès dans les
déclarations de naissance (FARR, Vital Statistics, p. 91).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 55

Population (en Augmentation Population (en Augmentation


Années Années
milliers) par cent milliers) par cent
1700 5.475 1801 8.892 2,5
1710 5.240 -4,9* 1811 10.164 14,3
1720 5.565 6,2 1821 12.000 18,1
1730 5.796 4,1 1831 13.897 15,8
1740 6.064 4,6 1841 15.909 14,5
1750 6.467 6,6 1851 17.928 12,7
1760 6.736 4,1 1861 20.066 11,9
1770 7.428 10,3 1871 22.712 13,2
1780 7.953 7,1 1881 25.974 14,4
1790 8.675 9,1 1891 29.002 11,7

* Diminution ; mais ces premiers chiffres n'offrent que peu de certitude.

Les grands progrès de l'émigration dans la dernière partie du XIXe siècle font qu'il est important
de corriger les chiffres pour les trois dernières décades, de façon à faire voir l'augmentation naturelle
(natural increase), c'est-à-dire celle qui résulte de l'excédent des naissances sur les décès. L'émigration
du Royaume-Uni a été respectivement de 1.480.000 et 1.747.000 pendant les décades 1871-1881 et
1881-1891.

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§ 7. - Au début du siècle, alors que les salaires étaient bas et le blé très cher, les
ouvriers dépensaient d'ordinaire plus de la moitié de leur revenu en pain. Aussi toute
hausse du prix du blé avait-elle pour effet de diminuer très sensiblement parmi eux le
nombre des mariages : on voyait donc diminuer le nombre des mariages avec bans.
Au contraire, le même fait augmentait le revenu de beaucoup de gens de la classe
aisée, et, par suite, il avait souvent pour résultat d'augmenter le nombre des mariages
avec dispense de bans 1. Mais comme, dans l'ensemble, ceux-ci ne formaient qu'une
faible partie, le résultat était un abaissement du taux de nuptialité 2. Mais avec le
temps le prix du blé tomba et les salaires s'élevèrent, et les ouvriers en arrivèrent à
dépenser en pain moins du quart de leurs revenus. Dès lors, les variations de la
prospérité économique cessèrent d'exercer une influence prépondérante sur le taux de
nuptialité 3.

1 Voir le dix-septième rapport annuel de Farr en 1854 comme Registrar-General, ou le résumé qu'il
en donne dans Vital Statistics, pp. 72-75.
2 Par exemple, en prenant le prix du blé en shillings et le nombre des mariages pour l'Angleterre et
le Pays de Galles en milliers, nous avons les chiffres suivants : en 1801, pour le blé 119 et pour les
mariages 67 ; pour 1803, blé 59 et mariages 94 ; pour 1805, 90 et 80 ; pour 1807, 75 et 84 ; pour
1812, 126 et 82; pour 1815, 66 et 100 ; pour 1817, 97 et 88; pour 1822, 45 et 99.
3 Depuis 1820, le prix moyen du blé a rarement dépassé 60 sh. et jamais 75. D'un autre côté, les
périodes d'essor commercial qui eurent leurs points culminants et se terminèrent en crises en 1826,
1836-1839, 1848, 1856, 1866, 1873, agirent sur le taux de nuptialité presque autant que les
changements dans le prix du blé. Lorsque les deux causes agissent dans le même sens, les effets
sont très saisissants : ainsi entre 1829 et 1834 il y eut une reprise de prospérité coïncidant avec une
baisse continue du prix du blé, et les mariages passèrent de cent quatre mille à cent vingt et un. La
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 56

Depuis 1873, le revenu moyen réel de la population de l'Angleterre a certainement


augmenté, cependant le taux d'accroissement de la population a été moindre que dans
les années antérieures, car, en même temps, il y a eu une baisse continue des prix, et
par suite une diminution continue des revenus en monnaie pour beaucoup de classes
de la société. De nos jours, lorsque les gens se demandent s'ils ont, ou s'ils n'ont pas,
les moyens de se marier, ils se déterminent d'après le revenu en monnaie qu'ils
espèrent avoir, beaucoup plutôt que d'après des calculs délicats sur ce que représente
cette monnaie en pouvoir d'achat. Aussi le bien-être (standard of living) des classes
ouvrières s'est-il élevé avec rapidité, plus rapidement qu'à aucune autre période de
l'histoire de l'Angleterre : leurs dépenses de ménage mesurées en monnaie sont
restées à peu près stationnaires, et mesurées en marchandises elles ont augmenté très
vite. Dans le même temps, le prix du blé a aussi diminué beaucoup, et l'on a souvent
vu coïncider une baisse marquée de la nuptialité dans l'ensemble du pays avec une
baisse marquée du prix du blé. Le taux de nuptialité en Angleterre est tombé de 8,8
pour 1000 en 1873, à 7,1 en 1886, qui est le taux le plus faible constaté depuis que
l'état civil existe. Depuis lors, il est remonté à 7,8 en 1891 pour descendre à 7,4 en
1893, et monter à 7,9 en 1896 1.

Il y a beaucoup d'enseignements à tirer de l'histoire de la population en Écosse et


en Irlande. Dans les terres basses de l'Écosse, le niveau élevé de l'éducation, l'exploi-
tation des richesses minérales, et le contact étroit des habitants avec leurs riches
voisins anglais, ont amené un grand accroissement du revenu moyen, en même temps
qu'une augmentation rapide de population. Au contraire, le développement désor-
donné de la population en Irlande avant la disette de pommes de terre de 1847, et sa
diminution continue depuis cette époque, resteront toujours les caractéristiques de ce
pays dans l'histoire économique.

nuptialité augmenta de nouveau avec rapidité entre 1842 et 1845, période où le prix du blé fut un
peu au-dessous de ce qu'il avait été dans les années précédentes, et où les affaires reprenaient dans
le pays. Le même phénomène se produisit dans des circonstances semblables entre 1847 et 1853,
ainsi qu'entre 1862 et 1865.
Sir Rawson Rawson dans le Statistical Journal de décembre 1885 a comparé le mouvement de
la nuptialité en Suède avec l'état des récoltes pour les années de 1749 à 1883. Ce n'est qu'après
qu'une partie des mariages de l'année sont déjà célébrés que l'on sait ce que sera la récolte ; de
plus, les inégalités entre les récoltes sont dans une certaine mesure compensées par la qualité des
grains : aussi les récoltes prises isolément ne correspondent pas exactement à la nuptialité. Mais
lorsque des séries de bonnes ou de mauvaises récoltes se succèdent, leur effet dans le sens d'une
augmentation ou d'une diminution de la nuptialité apparaît très nettement.
1 Les statistiques des exportations sont l'une des meilleures indications de la prospérité
commerciale ; et dans l'article déjà cité, Ogle a signalé une relation entre la nuptialité et le chiffre
des exportations par tête, d'habitant. Comparez les diagrammes qui se trouvent dans Levasseur, La
Population française, vol. II, p. 12 ; et pour le Massachusetts, WILLCOX, Political Science
Quarterly, vol. VIII, pp. 76-82. Les recherches de Ogle ont été étendues et corrigées dans une
étude de R. H. Hooker devant la Manchester Statistical Society en janvier 1898; il y montre que,
en cas de hausse du taux de nuptialité, le taux de natalité est sujet à correspondre avec lui non pour
la phase actuelle mais pour la phase antérieure où il diminuait ; et vice versa. « Ainsi le taux des
naissances proportionnellement au nombre des mariages diminue lorsque la nuptialité s'élève, et
s'élève lorsque la nuptialité diminue. Une courbe représentant le nombre de naissances par
mariage serait en sens inverse de la courbe de nuptialité. » Il prétend que la baisse du nombre des
naissances par mariage n'est pas grande, et qu'elle est due à la baisse rapide des naissances
illégitimes. Le taux des naissances légitimes par mariage ne diminue pas d'une façon sensible.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 57

Note sur les statistiques


démographiques internationales

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§ 8. - Les tableaux suivants montrent quel est le mouvement de la population dans


quelques-uns des principaux pays du monde 1.

En comparant les différentes nations à l'aide de ces tableaux, nous constatons que
dans les pays germaniques de l'Europe centrale et septentrionale, l'âge du mariage est
tardif, en partie à cause du service militaire qui prend les jeunes gens pendant les
premières années de leur âge d'hommes. Mais il est très précoce en Russie, où, du
moins sous l'ancien régime, le groupe familial insistait pour que le fils prît le plus tôt
possible une femme qui vînt aider à tenir le ménage, alors même qu'il devrait l'aban-
donner pendant quelque temps, et aller gagner sa vie ailleurs. Dans le Royaume-Uni
et en Amérique, il n'y a pas de service obligatoire, et les hommes se marient de bonne
heure. En France, contrairement à l'opinion générale, les mariages précoces ne sont
pas rares de la part des hommes ; quant aux femmes, les mariages précoces y sont
plus fréquents que dans aucun des pays sur lesquels nous avons des statistiques, à
l'exception des pays slaves (parmi lesquels nous pouvons comprendre la Hongrie).

Le taux de nuptialité est d'ordinaire le plus élevé là où le nombre des mariages


précoces est le plus grand ; et il en est de même de la fécondité des mariages. Mais il
y a quelques exceptions frappantes. Ainsi le nombre des enfants par mariage est
exceptionnellement bas en France, et plus bas encore dans le Massachusetts, bien que
l'âge du mariage ne soit pas particulièrement élevé dans ces deux pays. Par contre, ce
nombre n'est pas faible en Suède, où très peu de femmes se marient au-dessous de
vingt ans.

La nuptialité, la natalité et la mortalité vont en diminuant dans presque tous les


pays ; en dépit de ce fait inattendu que le pourcentage des garçons qui se marient à 25
ans et au-dessous augmente dans presque tous les pays pour lesquels nous avons des
statistiques (les exceptions sont : la Grande-Bretagne, la Russie et le Massachusetts).
Il en est à peu près de même du pourcentage des garçons qui se marient à trente ans et
au-dessous (voir Bulletin de Statistique, vol. VII, p. 16). Le pourcentage des filles qui
se marient à vingt ans et au-dessous paraît pour l'ensemble rester à peu près
stationnaire, bien qu'il diminue rapidement dans certains pays et notamment dans le
Royaume-Uni. Il semble en être de même pour celles qui se marient à vingt-cinq ans
et au-dessous.

Le taux général de la mortalité est élevé là où la natalité est forte. Par exemple,
toutes deux sont élevées en Russie et en Hongrie ; toutes deux sont faibles en Suède,
en France et au Massachusetts.

1 Ils sont formés principalement avec les chiffres donnés par Bodio dans Morimento delo Stato
Civile, Confronti Internazionali, 1884, et Bulletin de l'Institut International de statistique, vol. VII.
Les trois dernières colonnes sont tirées de LEVASSEUR, La Population française, III, 240, 1.
Voir aussi son diagramme à la page 248.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. fr., 1906 : livre IV 58

En France et au Massachusetts, l'augmentation naturelle est très faible ; mais il y a


un excédent de l'immigration sur l'émigration qui élève le taux vrai d'accroissement.
Dans tous les pays de l'Europe, sauf la France, la Saxe et l'Autriche proprement dite,
l'émigration l'emporte sur l'immigration ; le taux naturel d'augmentation y est donc
plus grand que le taux vrai.

En comparant les chiffres de population totale des trois dernières colonnes, on


doit se rappeler que l'étendue de la Russie et des États-Unis est bien plus grande en
1890 qu'en 1801, celle de la Prusse et de l'Empire d'Autriche un peu plus grande ; au
contraire, la France a beaucoup diminué d'étendue, puisqu'en 1801 elle comprenait la
Belgique, et une partie de l'Allemagne et de l'Italie.

Les signes + et - dans la première colonne indiquent que les chiffres correspon-
dant aux cinq dernières années de la période 1865-1883 furent respectivement plus
élevés ou plus faibles que ceux des cinq premières années, c'est-à-dire que la
nuptialité avait tendance à augmenter ou à diminuer. De même pour les colonnes 4 et
6. On remarquera qu'ils indiquent des tendances semblables à celles qui apparaissent
dans les deuxièmes subdivisions de chacune de ces colonnes.

Les années auxquelles s'appliquent les chiffres reproduits diffèrent parfois un peu
de celles qui se trouvent indiquées en tète des diverses colonnes.
1 2 3 4 5 6 7 8 9
Pourcentage Pourcen
Pourcentage
des filles qui tage de Pourcentage Population en
des hommes Naissan
Mariages par se mariant Naissances par Décès par 1000 décès annuel, de 1860 millions (par fois
Pays qui se marient ces par
1000 habitants jusqu'à 20 1.000 habitants habitants au- à 1880, de simples
jusqu'à 25 ans ménage
ans inclusi- dessous l'augmentation approximations)
inclusivement
vement de 5 ans
1887 1865 1887 1865 1887 1887
1865 à 1865 à 1865 à 1865 à Natu-
à à à à à à 1890 Vraie 1801 1840 1890
1883 1883 1883 1883 relle
1891 1883 1891 1883 1891 1891
Europe 8,3 - » 39,3 » 24,0 » 38,7 - » 4,7 28,1 - » 32,3 10,6 » 175,0 250,6 360,9
Angleterre et Pays 8,1 - 7,5 51,3 45,6 14,4 11,1 35,1 - 31,3 4,3 21,4 - 19,5 24,9 13,7 13,2 8,9 15,7 28,8
de Galles
Écosse 7,2 - 6,6 42,3 38,2 13,4 11,6 34,7 - 31,1 4,8 21,4 - 19,7 23,1 13,3 10,2 1,6 2,6 4,0
Irlande 4,8 - 4,4 32,6 33,6 13,5 11,8 26,4 - 22,8 5,5 17,8 + 18,2 16,5 8,6 - 6,9 » 8,0 4,7
Suède 6,5 + 9,0 23,3 26,8 5,6 6,4 30,2 - 28,4 4,6 18,9 - 17,1 22,2 11,3 7,7 2,7 3,1 4,8
Hollande 8,0 - 7,0 26,6 31,0 » 10 35,9 - 33,4 4,5 24,6 - 20,5 » 11,3 10,2 2,0 2,9 4,5
Belgique 7,2 - 7,2 22,6 27,0 6,4 8 31,5 - 29,3 4,4 22,4 - 20,8 25,3 9,1 8,4 » 4,1 6,1
France 7,8 - 7,3 27,0 27,3 21,2 20,5 25,4 - 23,0 3,3 23,8 - 22,8 25,8 1,6 2,5 33,1 34,1 38,5
Prusse 8,6 - 8,1 » » 10,3 8,1 38,8 - 37,2 4,5 26,5 - 24,2 32,4 12,3 9,4 8,7 15,1 29,9
Saxe 9,2 - 9,3 34,7 39,0 10,7 7,6 42,4 - 41,8 4,6 29,0 - 26,9 » 13,4 14,9 » » 3,5
Bavière 8,5 - 7,0 18,9 29,4 6,4 10,7 39,5 + 35,9 4,7 30,6 + 27,3 39,3 8,9 7,1 » » 5,6
Suisse 7,4 - 7,1 26,5 27,3 8,8 7,2 30,2 - 27,7 4,1 23,1 - 20,9 24,9 7,1 6,2 1,8 2,2 2,9
Autriche 8,4 - 7,7 » » 18,1 17,3 38,4 + 38,0 4,5 31,0 - 29,4 39,0 7,4 7,7
25,8 35,8 41,0
Hongrie 10,3 - 8,6 31,7 » 36,0 36,7 43,0 + 42,8 4,2 38,2 + 32,0 » 4,8 4,8
Espagne 7,3 - 5,6 38,4 41,9 » » 33,9 - 36,3 4,6 29,1 - » » 4,8 3,3 11,0 12,0 17,2
Italie 7,7 + 7,7 26,0 » 16,9 23,4 36,8 - 37,6 4,8 29,1 - 26,4 37,8 7,7 6,8 » » 30,2
Russie 9,4 - » 68,5 64,1 58,0 56,3 49,4 + » 5,3 35,7 - » 42,3 13,7 12,9 35,0 54,6 98,6
États-Unis » » » » » » » » » » » » » 23,6 5,4 17,1 62,6
Massachussetts 9,4 - 9,3 40,0 37,5 18,9 16,1 25,7 - 25,8 2,7 19,2 + » 27,9 6,5 18,7 0,4 0,7 2,2
(*) Diminution
Principes d’économie politique : tome 1 :
livre IV : Les agents de la production

Chapitre cinq
Santé et vigueur de la population

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§ 1. - Il nous faut maintenant envisager les conditions dont dépendent la santé et


la vigueur physique, mentale et morale. Ce sont là les qualités qui sont la base de
l'aptitude au travail, et dont dépend la production de la richesse matérielle. Et, à
l'inverse, la grande importance des richesses matérielles gît dans le fait que, sagement
utilisées, elles augmentent la santé et la vigueur physique, mentale et morale de
l'espèce humaine.

Dans beaucoup d'occupations, l'aptitude au travail ne demande presque pas autre


chose que de la vigueur physique, c'est-à-dire de la force musculaire, une bonne
constitution et des habitudes viriles. Pour apprécier la force musculaire, et d'ailleurs
aussi toute autre force employée à la production, nous devons tenir compte du nombre
d'heures par jour, du nombre de jours par an, et du nombre d'années dans le cours de
la vie, pendant lesquels elle peut être dépensée. Mais, sous cette réserve, nous
pouvons mesurer l'effort musculaire d'un homme par le nombre de pieds auxquels son
travail élèverait un poids d'une livre, si on l'employait directement à cela ; ou, en
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 61

d'autres termes, par le nombre de « pieds-livres » (foot pounds) de travail qu'il


exécute 1.

Bien que l'aptitude à soutenir un grand effort musculaire semble résulter de la


force de constitution et des autres conditions physiques, cependant elle dépend aussi
de la force de volonté et de la vigueur de caractère. Cette sorte d'énergie, qui peut être
considérée comme la force de l'homme lui-même, pour la distinguer de celle qui vient
de son corps, est plutôt morale que physique; mais elle dépend pourtant aussi de
conditions physiques, à savoir de la force nerveuse. Cette force de l'homme lui-même,
cette résolution, cette énergie et cette maîtrise de soi, ou en un mot cette « vigueur »,
c'est là la source de tout progrès. Elle se révèle en grandes actions, en grandes pen-
sées, et en aptitude pour les sentiments religieux 2. La vigueur se manifeste de tant de
façons qu'il n'est pas possible d'en donner une mesure simple. Mais, sans cesse, nous
savons tous apprécier la vigueur d'un homme, et nous disons que telle personne a plus
de ressort (backbone), plus d'étoffe, ou qu'elle est plus solide qu'une autre. Les
commerçants et les industriels, même dans des branches différentes, et les hommes
d'étude, même dans des branches d'étude différentes, savent très bien entre eux esti-
mer leur force. Souvent il arrive qu'on puisse dire s'il faut moins de force pour arriver
à être un savant de premier ordre dans une branche que dans une autre.

1 Ce mode de mesure peut être employé directement pour la plupart des travaux de terrassiers et de
portefaix, et indirectement pour beaucoup de travaux agricoles. Dans une controverse qui eut lieu,
après le grand lock-out agricole, sur le rendement comparé du travail non qualifié dans le nord et
le sud de l'Angleterre, le mode de mesure le plus exact que l'on trouva fut le nombre de tonnes de
matériaux qu'un homme chargerait sur une charrette en un jour. D'autres procédés consistent à
prendre le nombre d'acres moissonnés ou fauchés, ou le nombre de bushels de blés moissonnés,
etc. ; mais ces procédés sont défectueux, en particulier pour comparer des exploitations où les
conditions sont différentes: instruments employés, nature de la récolte, manière de travailler, tout
diffère. Aussi, presque toutes les comparaisons entre le travail moderne et le travail du Moyen
Age, ou entre les salaires, basées sur les salaires payés pour la moisson, pour le fauchage, etc.,
sont sans valeur tant que nous ne pouvons pas tenir compte de l'effet des changement survenus
dans les méthodes de culture. Il faut, par exemple, moins de travail qu'il n'en fallait pour
moissonner à la main un champ donnant cent bushels de blé, parce que les outils employés sont
meilleurs qu'autrefois ; mais il peut falloir tout autant de travail pour moissonner un acre de blé,
parce que les récoltes sont plus fortes qu'autrefois.
Dans les pays arriérés, surtout dans ceux où l'on fait peu usage de chevaux ou d'autres
animaux de trait, une grande partie du travail des hommes et des femmes peut se mesurer très bien
par la fatigue musculaire. Mais en Angleterre moins d'un sixième de la classe ouvrière est
actuellement employée en travaux de cette espèce; alors que la force des machines à vapeur à elles
seules équivaut à plus de vingt fois la force que donneraient les muscles de tous les Anglais.
2 Il faut distinguer entre la force nerveuse et la nervosité qui trahit d'ordinaire une faiblesse
générale ; quoique parfois cet état procède d'une irritabilité des nerfs ou d'un défaut d'équilibre. Un
homme peut avoir beaucoup de force nerveuse pour certains travaux et fort peu pour d'autres; le
tempérament artistique en particulier développe souvent certains nerfs aux dépens d'autres ; mais
c'est la faiblesse de certains nerfs et non la vigueur de ceux qui sont forts, qui amène la nervosité.
Les tempéraments artistiques les plus parfaits semblent n'avoir pas été des tempéraments nerveux,
exemples : Léonard de Vinci et Shakespeare. L'expression a force nerveuse » correspond dans une
certaine mesure à l'expression « cœur » employée par Engel, dans sa grande classification des
éléments qui forment l'aptitude au travail : (a) corps, (b) raison, (c) cœur (Leib, Verstand und
Herz). Il classe les activités selon les groupements suivants : a, ab, ac, abc, acb ; b, ba, bc, bca,
bac; c, ca, cb, cab, cba : dans chaque cas l'ordre est celui de l'importance relative, et là où une
lettre est omise, c'est que l'élément auquel elle correspond ne joue qu'un très petit rôle.
Pendant la guerre de 1870, des étudiants de l'Université de Berlin, qui semblaient être plus
faibles que la moyenne des soldats, se montrèrent beaucoup plus résistants à la fatigue.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 62

§ 2. - En discutant la question des progrès de la population, nous avons parlé


incidemment des causes qui déterminent la durée de la vie ; mais ce sont en général
les mêmes qui déterminent la force et la vigueur constitutionnelles, et nous aurons à
nous en occuper de nouveau dans le présent chapitre.

La première de ces causes, c'est le climat. Dans les pays chauds, les mariages sont
précoces et la natalité considérable, aussi le respect pour la vie humaine est-il faible :
c'est probablement pour une grande partie la cause de la mortalité élevée que l'on
attribue d'ordinaire à l'insalubrité du climat 1.

La vigueur dépend en partie des qualités de race : mais celles-ci, à leur tour,
autant du moins qu'elles peuvent être expliquées, semblent principalement dues au
climat 2.

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§ 3. - En ce qui touche les choses nécessaires à la vie, le climat a aussi une grande
action. La première de ces choses est la nourriture. La façon de la préparer présente
une grande importance ; et une ménagère habile qui a six shillings à dépenser par
semaine, fera plus pour la santé et la vigueur de sa famille qu'une ménagère inhabile
avec vingt. La grande mortalité des enfants dans les classes pauvres est due en grande
partie au manque de soin et de jugement dans la préparation de leur nourriture ; et
ceux qui n'en meurent pas en gardent souvent une constitution affaiblie.

À toutes les époques, sauf à la nôtre, la famine a causé des hécatombes d'hommes.
Même à Londres aux XVIIe et XVIIIe Siècles, la mortalité était de huit pour cent plus
grande dans les années où le blé était cher que dans celle où il était bon marché 3.

1 Un climat chaud affaiblit la vigueur de l'homme. Sans être tout à fait contraire à tout travail
intellectuel et artistique élevé, il enlève aux hommes l'aptitude à supporter pendant un temps un
peu long tout effort très pénible. C'est dans la partie la plus froide de la zone tempérée, mieux que
partout ailleurs, que les travaux pénibles soutenus peuvent s'accomplir, et surtout dans les régions
comme l'Angleterre et son antipode la Nouvelle Zélande, où les brises maritimes maintiennent une
température assez uniforme. Dans beaucoup des régions de l'Europe et de l'Amérique où la tempé-
rature moyenne est modérée, les chaleurs de l'été et les froids de l'hiver ont pour effet d'enlever sur
le temps qu'on peut consacrer au travail environ deux mois par an. Un froid extrême et continu
émousse les énergies, en partie peut-être parce qu'il oblige les gens à passer beaucoup de leur
temps dans des logis étroits et clos : les habitants des régions arctiques sont généralement incapa-
bles d'un effort pénible et durable. En Angleterre, un proverbe prétend que « un temps chaud à
Noël fait remplir les cimetières » ; mais les statistiques prouvent que c'est le contraire qui est la
vérité : la mortalité moyenne est plus élevée dans la saison froide, et plus élevée dans les hivers
froids.
2 L'histoire des races est une étude séduisante mais décevante pour l'économiste. En effet, les
peuples conquérants se sont généralement unis aux femmes des peuples vaincus. Souvent aussi
dans leurs migrations ils traînaient avec eux une masse d'esclaves des deux sexes, et les esclaves
avaient moins de chance que les hommes libres de finir dans les cloîtres ou d'être tués dans les
batailles. Chez tous les peuples, il s'est donc infusé beaucoup de sang d'esclaves, c'est-à-dire de
sang étranger : et comme la part du sang esclave était grande surtout dans les classes des travail-
leurs, il semble impossible de faire d'après les races une histoire des mœurs en matière de travail.
3 Cela a été prouvé par Farr qui a éliminé les causes perturbatrices à l'aide d'un procédé statistique
instructif (Vital Statistics, p. 139).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 63

Mais, peu à peu, les progrès de la richesse et l'amélioration des moyens de communi-
cation ont fait sentir leurs effets presque sur le monde entier ; les famines perdent de
leur gravité même dans un pays comme l'Inde ; et elles sont inconnues en Europe,
ainsi que dans le Nouveau-Monde. En Angleterre, à l'heure actuelle, il est rare que le
manque de nourriture agisse comme cause directe de mortalité : mais il est fréquem-
ment la cause de cet affaiblissement général de tout l'être qui le rend impuissant à
résister à la maladie ; et c'est l'une des principales causes de l'inaptitude au travail.

Nous avons déjà vu que les choses nécessaires pour entretenir l'aptitude au travail
varient avec la nature du travail à exécuter, mais il nous faut maintenant examiner ce
point d'un peu plus près.

En ce qui concerne le travail musculaire en particulier, il y a un lien étroit entre


l'alimentation d'un homme et la force dont il dispose. Si le travail est intermittent,
comme l'est celui de certains ouvriers des docks, un régime de farineux bon marché
mais nourrissant suffit. Mais avec un effort pénible et continu, comme celui des
puddleurs et des terrassiers, qui portent des fardeaux très lourds, il faut une nourriture
qui puisse se digérer et s'assimiler même lorsque le corps est fatigué. Ce caractère de
l'alimentation est encore plus essentiel pour les travaux d'un genre plus élevé qui
exigent une. grande fatigue nerveuse; mais alors la quantité nécessaire est faible.

Après la nourriture, les choses qui sont les plus nécessaires pour vivre et pour
travailler ce sont le vêtement, le logement et le chauffage. Lorsqu'elles viennent à
faire défaut, l'esprit s'engourdit, et finalement la constitution physique se trouve
minée. Lorsqu'on manque de vêtements, on porte d'ordinaire jour et nuit ceux que l'on
a, et on laisse la peau se recouvrir d'une couche de crasse. L'insuffisance de logement
ou de chauffage force les gens à vivre dans une atmosphère viciée qui est nuisible à -
la santé et à la vigueur ; et parmi les profits que le peuple anglais tire du bon marché
du charbon, ce n'est pas l'un des moindres que l'habitude qui lui est particulière de
bien aérer les pièces, même lorsqu'il fait froid. Des maisons mal construites avec des
systèmes d'écoulement insuffisants donnent naissance à des maladies qui, même sous
leurs formes les plus bénignes, affaiblissent la vitalité d'une façon singulière. Quant
au surpeuplement, il a des suites morales fâcheuses qui abaissent les caractères dans
une population, et diminuent son chiffre.

Le repos est aussi essentiel au développement d'une population vigoureuse que les
choses matériellement nécessaires comme la nourriture, le vêtement, etc. Le sur-
travail, quelle que soit sa forme, affaiblit la vitalité ; mais l'anxiété, l'inquiétude et une
excessive tension d'esprit contribuent d'une façon néfaste à miner la constitution, à
affaiblir la fécondité et à diminuer la vigueur de la race.

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§ 4. - Viennent ensuite trois conditions de la vigueur qui sont étroitement liées


entre elles, à savoir, l'espérance du succès (hopefulness), la liberté et le changement.
Toute l'histoire est pleine du souvenir de l'inaptitude au travail qu'ont entraînée
l'esclavage, le servage et les autres formes d'oppression civile et politique 1.
1 La liberté et l'espoir du succès n'augmentent pas seulement la bonne volonté de l'homme, mais
aussi sa puissance de travail ; les physiologistes nous disent qu'un effort donné consomme une
moindre quantité d'énergie nerveuse s'il est accompli sous le stimulant du plaisir que sous celui de
la peine : sans l'espoir du succès pas d'initiative. La sécurité des personnes et celle des biens sont
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 64

À toutes les époques les colonies ont surpassé, leurs métropoles en vigueur et en
énergie. Cela est dû en partie à l'abondance des terres, et au bon marché des choses
nécessaires à la vie ; en partie à cette sélection des caractères les plus vigoureux que
produit une vie d'aventures ; et en partie à des causes physiologiques qui se rattachent
au mélange des races. Mais peut-être la cause la plus importante de toutes se trouve-t-
elle dans l'espoir du succès, dans la liberté et dans les facilités de changement dont on
jouit dans les pays neufs 1.

Jusqu'ici nous avons envisagé la liberté en tant qu'absence de liens extérieurs.


Mais cette forme plus relevée de la liberté qui vient de la maîtrise de soi-même, est
une condition plus importante encore pour les travaux d'un genre supérieur. Le
caractère élevé des idéals de vie sur lesquels elle repose tient d'une part à des causes
politiques et économiques, et d'autre part à des influences personnelles et religieuses ;
parmi ces dernières, l'influence de la mère dans la première enfance est décisive.

les deux conditions de cette espérance du succès et de la liberté ; mais la sécurité exige toujours
des restrictions à la liberté, et c'est l'un des plus difficiles problèmes de la civilisation que celui de
trouver le moyen d'assurer la somme de sécurité qui est nécessaire à la liberté elle-même. En
changeant de travail, de milieu, et de relations personnelles, les pensées se renouvellent, l'attention
est attirée sur les imperfections des vieilles méthodes, un « divin mécontentement » se fait jour, et,
par là, de toute façon, l'énergie créatrice se trouve développée.
1 En s'entretenant avec d'autres personnes venant de pays différents, et ayant des coutumes
différentes, les voyageurs apprenaient à juger bien des habitudes, habitudes de pensée et habitudes
d'action, qu'ils auraient sans cela acceptées comme si elles étaient une loi de nature. De plus,
changer de pays permet aux esprits les plus puissants et les plus énergiques de trouver un emploi
complet à leurs énergies et de s'élever à des situations importantes : tandis que ceux qui restent
chez eux sont trop souvent enfermés dans leur horizon. Peu d'hommes sont prophètes dans leur
pays ; les voisins et les relations sont généralement les derniers à pardonner les défauts et à
reconnaître les mérites des hommes qui sont moins dociles et plus entreprenants que ceux qui les
entourent. C'est sans doute surtout pour cette raison que, dans presque toutes les parties de
l'Angleterre, la somme de beaucoup la plus grande d'énergie et d'initiative se rencontre chez des
gens qui sont nés ailleurs.
Mais la pratique du déplacement peut être poussée jusqu'à l'excès; lorsqu'un homme se
déplace si fréquemment qu'il n'a nulle part le temps d'asseoir sa réputation, il se prive d'un secours
extérieur qui peut aider beaucoup à la formation d'un caractère moral élevé. Les espérances
excessives qui attirent vers les pays neufs, ceux qui émigrent et leur mobilité extrême amènent un
grand gaspillage d'efforts : on commençait à acquérir une certaine habileté technique, on avait
entrepris une tâche, tout cela est abandonné pour quelque nouvelle occupation.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 65

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§ 5. - Le genre d'occupation agit beaucoup sur la santé et la force du corps et de


l'esprit 1. Au début du XIXe siècle les conditions du travail dans les fabriques étaient
malsaines et pénibles pour tous, notamment pour les enfants en bas âge. Les lois sur
les fabriques et les lois sur l'instruction ont fait disparaître dans les fabriques les plus
graves de ces inconvénients ; mais beaucoup subsistent encore dans les industries à
domicile et dans les petits ateliers.

La mortalité infantile devrait être plus faible dans les villes qu'à la campagne, à
cause de l'élévation plus grande des salaires, du niveau intellectuel plus élevé, et de la
plus grande facilité à se procurer les soins médicaux. Mais c'est d'ordinaire l'inverse,
surtout lorsque les mères négligent leurs devoirs de famille pour gagner des salaires.

§ 6. - Dans presque tous les pays on constate un mouvement continu d'émigration


vers les villes 2. Les grandes villes et en particulier Londres absorbent le meilleur

1 Le taux de mortalité est faible parmi les ministres de la religion et les instituteurs, dans les classes
rurales et dans quelques autres branches de production, comme les charrons, les charpentiers de
navires et les mineurs des mines de houille. Elle est élevée dans les mines de plomb et d'étain,
dans la fabrication des limes et celle de la poterie. Mais dans aucune de ces industries, ni dans
aucun autre métier régulier on ne trouve un taux de mortalité aussi élevé que celui des manœuvres
(general labourers) et des marchands des quatre saisons à Londres. Le taux le plus élevé de tous
est celui des domestiques d'auberges. Ce n'est pas que ces occupations soient directement
dangereuses pour la santé, mais elles attirent les personnes faibles de constitution et de caractère,
et elles encouragent leurs habitudes d'irrégularité. On trouvera un bon aperçu de l'influence
exercée sur le taux de mortalité par le genre d'occupation dans le supplément du quarante-
cinquième (1885) rapport annuel du Registrar-General, pli. XXV-LXIII. Voir aussi : FARR, Vital
Statistics, pp. 392-411 ; l'étude de HUMPHREY, Class Mortality Statistics dans Statistical
Journal, juin 1887 ; et d'une façon générale la littérature relative aux Factory Acts.
2 Davenant (Balance of Trade, A. D. 1699. p. 20), suivant en cela Gregory King, démontre que,
d'après les chiffres officiels, Londres présente un excédent des décès sur les naissances de 2.000
par an, et une immigration de 5.000. Il estime, à l'aide d'un calcul plutôt risqué, que ce chiffre
représente plus de la moitié de l'augmentation nette vraie de la population du pays. La population
de Londres se monte d'après lui à 530.000 âmes, celle des autres villes et autres lieux de marché à
870.000, celle des villages et des hameaux à 4.100.000. Comparez ces chiffres avec ceux du
recensement de 1891. Nous y voyons que Londres possède une population de 4.000.000; nous y
trouvons de plus cinq villes avec une moyenne supérieure à 400.000, et 56 autres de 50.000 à
250.000, avec une moyenne de 100.000. Ce n'est pas tout : beaucoup de quartiers suburbains, dont
la population n'est pas comptée dans celle des villes, en font souvent partie en réalité; et parfois les
quartiers suburbains de plusieurs villes voisines s'avancent les uns vers les autres, formant ainsi
comme une ville gigantesque mais un peu éparpillée. La banlieue de Liverpool se développe
rapidement aux dépens de la cité ; cependant l'augmentation, pour l'ensemble formé par la ville et
par la banlieue, est inférieure à l'excédent des naissances sur les décès; ceux qui en sortent sont
plus nombreux que ceux qui y émigrent, comme l'a montré Cannan dans Economic Journal, vol.
IV. Un quartier suburbain de Manchester forme comme une grande ville de 200.000 habitants; et il
en est de même de West Ham, un quartier suburbain de Londres.
Des transformations analogues se produisent partout. La population de Paris a augmenté
douze fois plus vite pendant le XIXe siècle que celle de la France. Les villes de l'Allemagne
croissent, aux dépens de la campagne, de un pour cent chaque année. Aux États-Unis, en 1800, il
n'y avait pas une seule ville ayant plus de 75.000 habitants ; et à l'heure actuelle il y en a trois avec
plus de 1.000.000 chacune, et treize avec plus de 200.000. Plus d'un tiers de la population de
Victoria est groupé dans Melbourne.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 66

sang de tout le reste de l'Angleterre. Les hommes qui ont le plus d'initiative, les mieux
doués, ceux qui ont le tempérament le plus énergique et le caractère le plus vigou-
reux, s'y rendent pour trouver un emploi à leurs aptitudes. Mais avec le temps, après
que leurs enfants ont grandi privés de distractions saines et d'air pur, on ne retrouve
souvent presque plus de trace chez eux de cette ancienne vigueur.

On soutient parfois que le taux de mortalité dans certaines grandes villes, et


notamment à Londres, n'est pas aussi élevé qu'on pourrait s'y attendre si la vie dans
les villes était vraiment mauvaise pour la santé et la vigueur des habitants. Mais cet
argument n'est pas probant, car dans l'existence des villes, parmi les influences qui
affaiblissent la vigueur des habitants, beaucoup n'agissent pas sur la mortalité ; de
plus, la majorité de ceux qui émigrent dans les villes sont dans la pleine force de la
jeunesse, et d'une énergie et d'un courage supérieurs à la moyenne ; en outre, les
jeunes gens dont les parents vivent à la campagne rentrent généralement chez eux
lorsqu'ils tombent sérieusement malades 1.

Il ne faut pas en conclure que la race soit en voie de dégénérescence physique, ni


même que sa force nerveuse soit au total en diminution. Au contraire, c'est l'inverse
qui est vrai pour les enfants, garçons ou filles, qui sont à même de s'adonner
librement aux jeux modernes de plein air, qui vont souvent passer des vacances à la
campagne, et qui ont en abondance, et selon toutes les règles de l'hygiène moderne,
alimentation, vêtements et soins médicaux 2. Mais jusqu'à ces derniers temps les

Nous aurons bientôt à rechercher quelles sont les causes du développement des grandes cités,
notamment dans les pays de langue anglaise. Pour le développement des cités modernes en
général, voir LONGSTAFF, Studies in Statistics, et LEVASSEUR, La population française, livre
II, ch. XV.
Il faut remarquer que les caractéristiques de la vie urbaine, tant en bien qu'en mal, augmentent
d'intensité à mesure qu'augmente la population de la ville et de sa banlieue. L'air pur de la
campagne se mêle à bien plus de vapeurs malsaines avant d'arriver aux habitants de Londres,
qu'avant de parvenir aux habitants d'une petite ville. Les Londoniens sont généralement obligés
d'aller beaucoup plus loin, pour trouver le libre espace, les bruits et les spectacles reposants de la
campagne. Aussi, dans Londres, avec ses, 4.000.000 d'habitants, les caractères de la vie urbaine
présentent une intensité bien supérieure à cent fois l'intensité qu'ils auraient dans une ville de
40.000 habitants.
1 Pour des raisons de ce genre, Welton (Statistical Journal, 1897) propose de négliger toutes les
personnes de 15 à 35 ans lorsque l'on veut comparer le taux de mortalité de différentes villes. A
Londres, la mortalité des personnes du sexe féminin âgées de 15 à 35 ans se trouve être,
principalement pour cette raison, d'une faiblesse anormale. Cependant lorsqu'une ville possède une
population stationnaire, les statistiques démographiques deviennent alors plus faciles à interpréter.
En prenant comme exemple Coventry, Galton a calculé que dans la population ouvrière de la ville,
les enfants à l'âge adulte sont plus nombreux de moitié que dans la population ouvrière des régions
rurales salubres. Lorsqu'une ville est en décadence, les personnes jeunes, fortes et bien portantes
s'éloignent ; les vieux et les infirmes restent; et par suite le taux de natalité y est d'ordinaire faible.
À l'inverse, un centre industriel en voie de développement attire les gens, et offre généralement
une natalité très forte, parce que la proportion des gens dans la pleine vigueur de l'âge y est plus
grande qu'ailleurs. C'est notamment le cas pour les centres miniers et métallurgiques : il en est
ainsi d'abord parce que, à la différence des villes de l'industrie textile, le sexe masculin n'y fait pas
défaut et parce que les mineurs se marient jeunes. Dans quelques-uns de ces centres, bien que le
taux de mortalité soit élevé, l'excédent des naissances sur les décès dépasse vingt pour mille de
l'ensemble de la population. La mortalité est généralement plus forte dans les villes de deuxième
ordre, surtout parce que, au point de vue sanitaire, elles n'ont pas des Installations aussi parfaites
que les très grandes villes.
2 Voir un excellent article du Professeur Clifford Allbutt dans la Contemporary Review, février
1895. Le Professeur Haycraft (Darwinism and Race Progress) soutient l'opinion inverse. Il insiste
avec raison sur les dangers que ferait courir à la race humaine une diminution de ces maladies,
comme la phtisie et la scrofule, qui s'attaquent surtout aux gens de faible constitution et qui
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 67

enfants de la classe ouvrière dans lès grandes villes étaient dans un état déplorable : la
durée de leur travail a été diminuée, la science médicale et l'hygiène ont fait des
progrès, leur alimentation, leurs vêtements, leur éducation, et parfois même leurs
récréations, ont été améliorés, mais il est douteux que tous ces progrès compensent
pour eux les inconvénients de la vie des villes 1.

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§ 7. Il y a encore d'autres causes d'inquiétude. Dans les premiers âges de la


civilisation la lutte et la concurrence pour la vie amenaient une sélection, et c'étaient
les plus forts et les plus vigoureux qui laissaient la descendance la plus nombreuse; on
constate que cette influence de la sélection subit comme un arrêt partiel. C'est
pourtant à elle, plus qu'à toute autre cause, qu'est dû le progrès de l'humanité. Dans
les époques plus avancées en civilisation la règle a été pendant longtemps que les
personnes appartenant aux classes supérieures se marient tard, et par suite qu'elles
aient moins d'enfants que les personnes de la classe ouvrière; mais on trouvait à cela
une compensation dans le fait que dans la classe ouvrière elle-même les vieilles
habitudes se maintenaient : la vigueur de la nation qui tend à s'affaiblir dans les
classes élevées était ainsi rajeunie par l'afflux des forces vives qui lui venait cons-
tamment des classes inférieures. Mais en France, depuis longtemps, et plus récem-
ment en Amérique et en Angleterre, on constate chez quelques-uns des membres les
plus capables et les plus intelligents de la classe ouvrière une certaine aversion à avoir
beaucoup d'enfants. C'est là un danger 2.
Ainsi, les progrès de la médecine et de l'hygiène permettent :d'arracher à la mort,
en nombre sans cesse plus grand, les enfants de ceux qui sont physiquement et
intellectuellement faibles. En même temps on a des raisons de plus en plus fortes de
craindre que beaucoup de ceux qui sont les plus intelligents et les mieux doués au
point de vue de l'énergie, de l'esprit d'initiative et de la possession de soi-même,

opèrent ainsi une sélection. Pour qu'elle ne fût pas dangereuse, cette diminution devrait être
accompagnée d'améliorations accomplies dans d'autres directions. Mais la phtisie ne tue pas toutes
ses victimes ; il y a donc avantage à ',diminuer pour elles l'intensité de ses effets affaiblissants.
1 Aussi, pour les corps publics comme pour les particuliers, la meilleure façon de dépenser leur
argent, c'est de créer des parcs et des lieux publics de distractions dans les grandes villes, de traiter
avec les chemins de fer pour faire augmenter le nombre des trains ouvriers, et de venir en aide aux
membres de la classe ouvrière qui sont disposés à quitter les grandes villes, en leur donnant le
moyen de garder leur travail. Au contraire, les sommes que l'on dépense pour réduire le coût- de la
vie dans les grandes villes en construisant à perte, ou de toute autre façon, des maisons ouvrières,
peuvent faire autant de mal que de bien, et parfois même plus de mal que de bien. Si le nombre des
ouvriers dans les grandes villes se réduisait à ceux que leur travail oblige à y vivre, l'offre de
travail étant plus faible, ils pourraient obtenir des salaires plus élevés ; alors, en faisant exécuter
rigoureusement les lois et les règlements sanitaires contre le surpeuplement, et en veillant à ce que
les enfants aient assez d'espace pour jouer, les habitants des villes auraient plus de chance d'avoir
des descendants vigoureux; en attendant on entraverait quelque peu le mouvement d'immigration
des campagnes vers les villes. Voir sur ce point un article de l'auteur, Where to House the London
Poor, dans Contemporary Review, février 1884.
2 Dans les États méridionaux de l'Amérique le travail manuel était considéré comme avilissant pour
les blancs. De sorte que les blancs, lorsqu'ils ne pouvaient pas avoir d'esclaves, menaient une exis-
tence mesquine, abâtardie et ne se mariaient pas. De même sur la côte du Pacifique, on put
craindre un moment que tous les travaux, sauf les travaux qualifiés, en vinssent à tomber entre les
mains des Chinois ; les blancs auraient alors été réduits à mener ces existences incertaines où une
famille est une lourde charge. Dans ce cas, l'élément chinois aurait pris la place de l'élément
américain, et la qualité moyenne de l'espèce humaine aurait été par là diminuée.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 68

n'aient une tendance à différer leur mariage et à réduire par d'autres voies encore le
nombre d'enfants qu'ils laissent après eux. Le motif qui les guide est parfois
l'égoïsme, et peut-être vaut-il mieux que des gens au cœur sec et frivole ne laissent
que peu de descendants semblables à eux-mêmes. Mais le plus souvent c'est le désir
d'assurer à leurs enfants une bonne situation sociale. Ce désir repose sur plusieurs
mobiles qui répondent aux aspirations les plus élevées du cœur humain, et, dans
certains cas, sur quelques mobiles tout à fait vils; mais, après tout, il a été l'un des
principaux facteurs du progrès, et parmi ceux qui l'éprouvent il y en a beaucoup dont
les enfants auraient probablement été parmi les meilleurs et les plus-vigoureux
représentants de leur race.

Il faut rappeler que les membres d'une nombreuse famille aident à l'éducation les
uns des autres ; ils ont d'ordinaire plus de bonté et plus d'intelligence, ils montrent
souvent plus de vigueur en tout genre que les membres d'une famille peu nombreuse.
Cela vient certainement en partie de ce que leurs parents étaient d'une vigueur peu
commune ; et pour une raison semblable ils sont probablement appelés à avoir à leur
tour des familles nombreuses et vigoureuses. Le progrès d'un peuple est dû, bien plus
qu'il ne semble au premier abord, aux descendants d'un petit nombre de familles
exceptionnellement nombreuses et fortes.

Mais, d'un autre Côté, il n'est pas douteux que les parents peuvent souvent faire
mieux les choses, à bien des égards, pour une petite famille que pour une famille
nombreuse.

Toutes choses restant égales, une augmentation du nombre des enfants amène un
accroissement de la mortalité infantile ; et c'est là une perte qui n'est compensée par
rien. La naissance d'enfants qui meurent en bas âge faute de soins et faute de se
trouver dans un milieu qui leur convienne, cause une fatigue sans utilité à la mère et
un préjudice au reste de la famille 1. Ces inconvénients peuvent sans doute s'atténuer
en peu de temps lorsque les parents savent exceptionnellement bien diriger leurs
affaires. Cependant les exemples sont toujours plus puissants que les conseils, et les
habitudes de prudence ne se propageront pas dans une population, tant que ses chefs
naturels se marieront de bonne heure et qu'ils auront plus d'enfants qu'ils ne
pourraient en élever s'ils venaient à être atteints de quelque grave infortune au cours
de leur carrière 2.

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§ 8. - Il est d'autres considérations dont il faut tenir compte ; mais, en s'en tenant
aux points discutés dans le présent chapitre, il semble bon à première vue que les gens
ne mettent des enfants au monde qu'autant qu'ils pensent pouvoir leur donner une
1 La partie de la mortalité infantile due à des causes qu'il serait possible d'éviter peut s'apprécier par
le fait que la mortalité annuelle des enfants au-dessous de cinq ans est de deux pour cent environ
dans les familles de la pairie, de moins de trois pour cent pour l'ensemble des classes supérieures,
alors qu'il est de six et de sept pour cent pour l'Angleterre dans son ensemble. Dans les hautes
classes, pour les enfants qui viennent de naître, la durée moyenne de vie est de 53 ans ; pour les
enfants de dix ans, elle est de 52 ans encore : tandis que pour l'ensemble de l'Angleterre le chiffre
et de 41 ans seulement pour les nouveau-nés ; et pour les enfants de dix ans, le chiffre, au lieu
d'être plus faible, monte à 47 ans. Voir l'étude de Humphrey dans Statistical Journal, juin -1883.
2 En sens inverse, Leroy-Beaulieu dit qu'en France les parents qui n'ont qu'un ou deux enfants sont
enclins à les gâter, à les entourer de soins exagérés au détriment de leur hardiesse, de leur esprit
d'initiative et de leur endurance. Voir Statistical Journal, vol. LIV, pp. 378-379.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 69

éducation physique et intellectuelle au moins aussi bonne que celle qu'ils ont eux-
mêmes reçue ; il semble préférable en outre de se marier assez tôt pourvu que l'on soit
assez maître de soi pour pouvoir, sans transgresser les lois morales, maintenir le
nombre de ses enfants dans les limites requises. L'adoption universelle de ces
principes, en y ajoutant en abondance suffisante de l'air pur et des distractions saines
pour nos populations des villes, tel est le moyen à peu près certain d'améliorer la
force et la vigueur de la race. Or, comme nous le verrons tout à l'heure, il y a des
raisons de croire que si la force et la vigueur des hommes s'améliore, leur augmen-
tation en nombre ne pourra pas, de longtemps, amener une diminution du revenu
moyen réel de la population.

Ainsi donc le progrès des connaissances, et en particulier le progrès de la science


médicale, l'activité et la sagesse sans cesse plus grandes de l'État, en ce qui touche à
la santé publique, l'accroissement de la richesse matérielle, tout cela tend à diminuer
la mortalité, à accroître la santé publique, et à allonger la vie. D'un autre côté, on
observe un affaiblissement de la vitalité et une élévation du taux de mortalité causés
parle rapide développement des villes et par la tendance qu'ont les couches élevées de
la population à se marier tard et à avoir peu d'enfants. Si la première série de causes
agissait seule, tout en permettant d'éviter le danger de sur-population, il est probable
que l'humanité arriverait rapidement à un niveau physique et intellectuel tel que le
monde n'en a jamais connu. Si, au contraire, c'était la seconde série de causes qui
agissait sans entrave, l'humanité serait vite en pleine décadence.

Dans l'état actuel des choses, les deux séries de forces se font à peu près équilibre
l'une à l'autre, avec une légère prépondérance en faveur de la première. La population
de l'Angleterre progresse presque aussi vite qu'à aucune autre époque; cependant la
proportion de ceux qui sont faibles de corps et d'esprit ne va certainement pas en
augmentant. Quant aux autres, ils sont beaucoup mieux nourris et vêtus, et, à part
quelques exceptions peu nombreuses, ils sont plus forts qu'ils ne l'étaient autrefois 1.

1 L'ancienne table de mortalité pour l'Angleterre, établie d'après les chiffres de 1838-1854, montre
que la moitié des personnes du sexe masculin meurent avant l'âge de 45 ans et la moitié des
femmes avant l'âge de 41 ans. Dans la table basée sur les chiffres de 1871-1880, ces chiffres
s'élèvent à 47 et 52, et à 52 et 55 dans la nouvelle table basée sur les années 1881-1890. Le taux de
mortalité a beaucoup diminué pour les premières années de l'existence, et augmenté pour les autres
: et sur le chiffre total des années ajoutées à la vie par l'augmentation de Ion-évité, une partie sans
cesse croissante tombe dans la très importante période de 20 à 60 ans. Voir le supplément au 556
rapport annuel du Registrar-General ; et l'étude de Humphrey dans le Statistical Journal, juin
1883. Pour la durée comparée de la vie dans les différents pays, voir l'ouvrage déjà cité de Bodio
et celui de Perozzo, Sulla classificazione per eta, etc.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 70

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre six
Éducation industrielle

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§ 1. - Après avoir étudié les causes qui régissent le progrès de la population en


nombre et en vigueur, il nous faut maintenant envisager l'éducation qui est nécessaire
pour développer les aptitudes industrielles.

Les qualités naturelles qui permettent à un homme de réussir dans une voie lui
auraient d'ordinaire servi à réussir tout aussi bien dans une autre. Mais il y a à cela des
exceptions. Certaines personnes, par exemple, semblent avoir depuis leur naissance
des dispositions pour une carrière artistique, et ne pas en avoir pour d'autres ; et il
arrive parfois qu'un grand génie pratique soit presque dénué de sens artistique. Mais
un peuple qui possède une grande force nerveuse semble généralement capable, dans
des conditions favorables, de montrer au cours de quelques générations des aptitudes
dans presque tous les genres de travail qu'il tient en particulière estime. Un peuple qui
possède des qualités acquises dans l'art de la guerre ou dans les formes grossières
d'industrie, acquiert parfois très vite des aptitudes intellectuelles et artistiques d'un
ordre élevé; et presque toutes les périodes de prospérité littéraire et artistique dans les
temps classiques et au Moyen Age ont été dues à des peuples possédant une grande
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 71

force nerveuse qui ont été mis en contact avec des pensées nobles avant d'avoir acquis
le goût du confort et du luxe artificiels.

Par le développement qu'il a pris à notre époque, ce goût nous a empêchés de


profiter pleinement des occasions que le progrès de nos ressources nous donnait de
consacrer aux œuvres les plus élevées la plus grande partie des très brillantes
aptitudes de notre race. Mais peut-être que la vigueur intellectuelle de notre temps
parait moindre qu'elle ne I'est en réalité, et cela est dû au développement pris par les
recherches scientifiques. En effet, en art et en littérature, souvent le succès d'un
homme est déjà complet, alors que son génie se présente encore sous les traits
charmants de la jeunesse ; mais, en matière de science, à notre époque, la somme de
connaissances nécessaires pour arriver à l'originalité est si grande, qu'avant qu'un
savant ait marqué sa place dans le monde, son esprit a déjà perdu sa première
fraîcheur ; de plus, la valeur réelle de son œuvre est rarement évidente pour la foule
comme il en est d'un tableau ou d'un poème 1. De même les solides qualités de
l'ouvrier moderne qui surveille une machine sont moins estimées que ne l'étaient les
mérites plus apparents de l'artisan du Moyen Age. S'il en est ainsi, c'est un peu parce
que nous sommes disposés à considérer comme ordinaires les genres de supériorité
qui sont courants à notre époque ; et parce que nous ne tenons pas compte du fait que
l'expression « ouvrier non qualifié » change constamment de sens.

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§ 2. - Les peuples très arriérés sont incapables de poursuivre pendant un temps un


peu long un genre quelconque de travail ; et la forme même la plus simple de ce que
nous appelons travail non qualifié est pour eux du travail qualifié. Ils manquent en
effet de la persévérance nécessaire, et ne peuvent l'acquérir que par une longue
éducation.

Mais dans les pays, au contraire, où l'instruction est répandue, un travail peut être
considéré comme non qualifié bien qu'il exige de savoir lire et écrire. De même dans
les régions où des manufactures sont établies depuis longtemps, les habitudes de
responsabilité, d'attention soigneuse, de célérité, qualités nécessaires à qui se sert de
machines et de matières premières coûteuses, deviennent des qualités communes à
tous ; et alors on dit que le travail de surveillance d'une machine est surtout un travail
mécanique et non qualifié, qui ne met en jeu aucune faculté élevée chez l'homme.
Mais en fait il n'y a probablement pas un dixième de la population actuelle du monde
qui ait les qualités intellectuelles et morales, l'intelligence et la possession de soi-
même, que demande ce travail-là : la moitié peut-être en serait encore incapable après
éducation continuée pendant deux générations. Même dans une population manu-
1 À cet égard il vaut la peine de signaler que la pleine importance d'une idée qui fait époque n'est
souvent pas aperçue par la génération qui l'a vue naître : elle oriente les conceptions du monde
dans une nouvelle voie, mais le changement de direction n'apparaît qu'après qu'on a un peu
dépassé le point où il s'est produit. De même les inventions mécaniques d'une époque risquent de
ne pas être estimées à leur valeur relativement à celles d'une époque antérieure. En effet, pour
qu'une nouvelle découverte produise ses pleins effets dans les usages pratiques, il faut le plus
souvent qu'une foule de petites améliorations et de découvertes subsidiaires aient été faites autour
d'elle. Une invention qui fait époque est très souvent antérieure d'une génération à la date où elle
produit ses effets. Aussi semble-t-il que chaque génération soit surtout occupée à utiliser les idées
de la génération précédente, alors que l'importance de ses propres idées n'apparaît pas encore
pleinement.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 72

facturière, c'est à peine si une petite partie des ouvriers sont capables d'exécuter une
foule de travaux qui semblent être à première vue tout à fait simples. Le tissage à la
machine, par exemple, quelque simple qu'il paraisse, comprend bien des degrés ; et la
plupart de ceux qui y sont employés dans les travaux inférieurs n'auraient pas en eux
« l'étoffe » qu'il faut pour tisser avec plusieurs couleurs. Les différences sont plus
grandes encore dans les industries qui traitent des matières dures, bois, métaux ou
céramique.

Certaines espèces de travail manuel exigent une longue pratique dans un genre
donné d'opérations ; mais ces cas ne sont pas très fréquents, et ils deviennent de plus
en plus rares : le machinisme, en effet, gagne aussi du terrain dans les travaux qui
exigent une habileté manuelle de ce genre. Il est vrai que l'habileté à se servir de ses
doigts d'une façon générale est un facteur très important d'aptitude industrielle, mais
elle est surtout due à la force nerveuse et à la possession de soi-même. Il est bien
certain que l'éducation la développe, mais elle présente en grande partie un caractère
général, loin d'être spéciale à tel genre particulier d'occupation. De même qu'un bon
joueur de cricket apprend vite à bien jouer au tennis, de même un ouvrier qualifié
peut souvent changer de métier sans que ses aptitudes diminuent d'une façon sérieuse
et durable.

L'habileté manuelle spécialisée au point de ne pouvoir pas passer d'un métier à un


autre, joue un rôle de moins en moins important dans la production. Laissant
momentanément de côté les facultés qui permettent de sentir et de créer en matière
d'art, nous pouvons dire que ce qui classe un métier au-dessus d'un autre, ce qui fait
que les ouvriers d'une ville ou d'un pays sont supérieurs, c'est une sagacité et une
énergie générales plus grandes, et non pas une supériorité dans tel ou tel métier.

Être capable de penser à plusieurs choses à la fois, tenir chaque chose prête pour
le moment où on en aura besoin, agir avec promptitude et se montrer plein de
ressource lorsque quelque chose va mal, se plier rapidement aux modifications de
détail à apporter dans un travail, être régulier et exact, avoir toujours une réserve
d'énergie toute prête à l'occasion, voilà les qualités qui font un grand peuple
industriel. Elles ne sont pas spéciales à un métier, mais sont nécessaires dans tous ; et
si elles ne peuvent pas se transporter toujours aisément d'un métier à un autre métier
voisin, cela est surtout dû à ce qu'elles ont besoin d'être complétées par une certaine
connaissance des matières premières, et par l'habitude de certains procédés
particuliers. Nous pouvons donc employer l'expression « habileté générale », pour
désigner ces facultés, ces connaissances et cette intelligence d'ordre général qui sont,
à des degrés divers, la propriété commune de toutes les formes d'industrie les plus
élevées. Nous appellerons au contraire « habileté spécialisée » cette dextérité
manuelle et cette connaissance des matières premières et des procédés qui sont
nécessaires dans la pratique spéciale de chaque métier individuellement.

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§ 3. - L'habileté générale dépend beaucoup des circonstances qui entourent


l'enfance et la jeunesse. Parmi elles, l'influence principale, et de beaucoup la plus
puissante, c'est, celle de la mère 1. Puis vient l'influence du père, des autres enfants, et

1 Selon Galton, l'idée que tous les grands hommes ont eu des mères remarquables est exagérée ;
mais cela prouve simplement que l'influence de la mère ne saurait l'emporter sur toutes les autres
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 73

dans certains cas celle des domestiques 1. À mesure que les années viennent, l'enfant
de l'ouvrier apprend beaucoup de choses envoyant ce qui se fait et en en tendant ce
qui se dit autour de lui; et lorsque nous rechercherons quels sont, au début de la vie,
les avantages que les enfants des classes aisées possèdent sur ceux des ouvriers
qualifiés, et les avantages que ceux-ci à leur tour possèdent sur les enfants des
ouvriers non qualifiés, nous aurons alors à envisager plus en détail ces influences
familiales. Mais, pour le moment, nous pouvons passer à l'influence plus générale
qu'exerce l'école.

Il y a peu à dire de l'instruction générale, bien que son influence sur les aptitudes
industrielles soit plus grande qu'il ne semble. Il est vrai que les enfants de la classe
ouvrière doivent très souvent quitter l'école après n'avoir appris que les éléments de
lecture, d'écriture, d'arithmétique et de dessin ; et l'on prétend parfois que ce peu de
temps qu'ils y consacrent serait bien mieux employé à quelque travail pratique. Les
progrès accomplis pendant le temps de l'école sont importants, non pas tant par eux-
mêmes, que parce qu'ils rendent possibles des progrès ultérieurs. Mais si une
instruction générale vraiment libérale prépare un homme à se servir de ses facultés
dans le travail industriel ou commercial, et à se servir du travail industriel et
commercial comme moyen d'augmenter son éducation, elle ne se préoccupe pas des
détails des divers métiers. C'est là la tâche que remplit l'instruction technique 2.

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§ 4. - L'instruction technique a beaucoup étendu son domaine dans ces dernières


années. On avait l'habitude de n'y voir que le moyen de donner cette dextérité
manuelle et cette connaissance élémentaire du machinisme et des procédés industriels
qu'un garçon Intelligent acquiert bien vite de lui-même lorsqu'il commence à
travailler. Sans doute, s'il a appris cela antérieurement, il pourra peut-être gagner au

ensemble, cela ne prouve pas qu'elle ne soit pas plus forte que chacune des autres. Il dit que
l'influence de la mère est surtout visible chez les hommes de science, parce qu'une mère sérieuse
aide son enfant à sentir profondément les grandes choses, et une mère réfléchie ne réprime pas
mais encourage cette curiosité des enfants qui est la matière première d'où sortent les habitudes
scientifiques de l'esprit.
1 Il y a beaucoup de natures distinguées parmi les domestiques. Mais ceux qui vivent dans des
maisons très riches ont une tendance à prendre des habitudes de jouissance, à exagérer l'impor-
tance de la richesse, et d'une façon générale à préférer les conceptions grossières de la vie aux
conceptions élevées : ces tendances sont rares au contraire chez les travailleurs indépendants. La
société dans laquelle les enfants de beaucoup de nos meilleures familles passent la plus grande
partie de leur temps vaut bien moins que celle qu'on trouve dans des maisons de paysans
ordinaires. Cependant, dans ces familles on ne permettrait pas à un domestique qui n'aurait pas été
spécialement préparé à cela, de soigner un jeune chien de chasse ou un jeune cheval.
2 L'absence d'une bonne instruction générale pour les enfants de la classe ouvrière, a été presque
aussi fâcheuse pour le progrès industriel que le caractère étroit des études faites par les classes
moyennes dans la vieille éducation de collège. Jusqu'à une époque récente, ces études consti-
tuaient le seul genre d'instruction où un professeur ordinaire put employer les esprits de ses élèves
à autre chose qu'à un simple emmagasinement de connaissances. Aussi étaient-elles à bon droit
appelées libérales, car il n'y en avait pas de meilleures. Mais le but qu'elles se proposaient, de
familiariser les jeunes gens avec les grandes pensées de l'antiquité. elles ne l'atteignaient pas. Elles
étaient généralement oubliées dès que le temps d'école était fini et elles créaient un antagonisme
regrettable entre le monde du commerce et de l'industrie, et le monde des hommes cultivés. À
l'heure actuelle cependant le progrès des connaissances, nous permet de faire appel à la science et
à l'art pour compléter les programmes des collèges, et de donner à ceux qui le peuvent une éduca-
tion qui développe leurs meilleures facultés et les tourne vers. des pensées qui stimuleront
l'activité de leurs esprits dans la vie ultérieure.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 74

début quelques shillings de plus que s'il était complètement ignorant. Mais une soi-
disant instruction de ce genre ne développe pas les facultés ; elle les empêche plutôt
de se développer. Un garçon qui a appris ces choses de lui-même s'est formé en le
faisant; et il a des chances de faire plus de progrès, à l'avenir, qu'un autre qui les a
apprises dans une de ces écoles démodées. L'instruction technique est cependant en
train de sortir de ces erreurs. Elle se propose en premier lieu de donner l'aptitude
générale à se servir de ses yeux et de ses doigts (bien que, à certains symptômes, ce
rôle semble passer à l'instruction générale à laquelle il appartient en propre). Elle se
propose, en second lieu, de donner l'habileté artistique, les connaissances et les
méthodes de recherche qui sont utiles dans bien des métiers, mais qu'il est rare de
pouvoir acquérir comme il faut dans la pratique du travail 1.

Selon l'opinion des Anglais les plus compétents, l'instruction technique destinée à
préparer aux formes les plus élevées de l'industrie devrait se proposer de développer
les facultés, tout comme le fait l'instruction générale. Elle devrait reposer sur les
mêmes bases que l'instruction générale, tout en insistant en détail sur certaines
branches particulières de connaissances utiles dans certains métiers donnés 2. Notre
but devrait être d'ajouter l'enseignement scientifique, pour lequel les pays de l'Europe
occidentale sont en avance sur nous, à cette hardiesse, à cette énergie infatigable et à
cet instinct pratique qui ne sauraient fleurir d'ordinaire si les meilleures années de la

1 Comme le dit Nasmyth, lorsqu'un enfant qui a laissé tomber deux petits pois au hasard sur une
table, peut tout de suite en mettre un troisième à mi-chemin entre les deux autres en lime droite, il
est en bonne voie pour devenir un bon mécanicien. Cette éducation des yeux et des mains
s'acquiert par les jeux anglais ordinaires, non moins que par le travail qu'on fait faire aux enfants
dans les jardins d'enfants en les amusant. Le dessin a toujours été sur la limite entre le travail et le
jeu.
Les systèmes d'éducation technique employés sur le continent donnent des habitudes d'ordre,
d'assiduité et de docilité, ils meublent l'esprit de renseignements utiles. Le système allemand, en
particulier, a produit une race d'hommes qui, mieux qu'aucune autre, a certaines des aptitudes
nécessaires pour réussir dans les formes moyennes d'industries. Grâce à leur connaissance des
langues modernes, les Allemands s'implantent dans beaucoup de pays comme employés, agents
commerciaux, agents techniques ; leur succès, il est vrai, est dû en partie à ce qu'ils ont plus
d'énergie que la plupart de leurs compatriotes restés chez eux. Ils font aussi d'excellents
fonctionnaires, et c'est principalement pour cela que les entreprises de l'État supportent beaucoup
mieux la comparaison avec celles d'initiative privée en Allemagne qu'en Angleterre. Mais au total
le système allemand, quelque excellent qu'il soit à bien des égards, ne semble pas toujours propre,
à développer cette énergie hardie, cet esprit d'initiative sans cesse en éveil qui sait aller jusqu'à la
racine des plus grandes difficultés. A ce point de vue le système anglais actuel est dès maintenant
supérieur à certains égards ; et ses défauts, encore graves, vont en disparaissant rapidement.
En somme, nous pouvons dire qu'à l'heure actuelle l'Angleterre est très en retard pour ce qui
concerne l'éducation commerciale aussi bien que technique des chefs et des principaux directeurs
d'entreprises industrielles ; mais que, surtout grâce à l'influence du Science and Art Department de
South Kensington, l'instruction scientifique et technique élémentaire y comprend un cercle
d'études plus étendu que dans aucun autre pays. Malheureusement, l'état encore arriéré de nos
écoles primaires empêche cette organisation de produire tous ses effets. Voir la préface de Sir
Bernhard Samuelson à l'excellent résumé que M. Montagne a publié du rapport de la Commission
on Technical Education.
2 Voir le Report of the Commissioners on Technical Instruction, 1881, vol. I, pp. 506, 514, ainsi que
les opinions de Sir Lowthian Bell, du Professeur Huxley, du Dl Siemens et d'autres dans le vol. III
du Rapport; voir aussi Scott Russell, Technical Education. Voir aussi les diverses publications de
la National Association for the Promotion of Technical Education. Un des points les plus faibles
de l'enseignement technique est qu'il ne développe pas le sens de la proportion et le goût de la
simplicité dans le détail. Les Anglais, et plus encore les Américains, ont acquis par la pratique du
travail industriel la faculté de supprimer dans les machines et dans les procédés toutes les
complications qui ne valent pas la peine qu'elles coûtent, et cet instinct pratique leur permet
souvent de réussir dans la concurrence contre leurs rivaux plus instruits du Continent.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 75

jeunesse n'ont pas été passées à l'atelier ; nous rappelant toujours que tout ce qu'un
jeune homme apprend de lui-même par expérience directe dans un travail bien dirigé,
lui fait plus de profit et stimule son activité intellectuelle bien plus que s'il l'eût appris
d'un maître dans une école technique, à l'aide d'instruments modèles 1.

L'ancien système d'apprentissage convient mal aux conditions modernes, et il est


tombé hors d'usage ; mais le besoin de le remplacer par un autre se fait sentir. Dans
ces dernières années, beaucoup des industriels les plus capables ont pris l'habitude de
faire travailler leurs fils successivement dans chacune des branches de l'entreprise
qu'ils auront plus tard à diriger; mais cette admirable instruction ne peut être donnée
qu'à un petit nombre. Les branches d'une grande industrie moderne sont si nombreu-
ses et si variées, qu'il serait impossible aux patrons d'essayer, comme ils en avaient
l'habitude, de tout apprendre à tous les jeunes gens confiés à leurs soins; d'ailleurs, un
garçon d'une capacité moyenne se noierait dans cette tentative. Mais il ne semble pas
impossible de ressusciter l'apprentissage, sous une forme nouvelle 2.

Les grandes inventions industrielles qui ont fait époque, sont sorties jusqu'à ces
derniers temps presque exclusivement de l'Angleterre. Mais maintenant d'autres
nations prennent part à la lutte. En Amérique, l'excellence des écoles ordinaires, la
diversité dans le genre de vie, l'échange des idées entre gens de races différentes, les
conditions particulières de l'agriculture, tout y a fait naître un esprit de recherche sans
cesse en éveil ; d'un autre côté, l'éducation technique y est maintenant poussée avec
une grande vigueur. La diffusion des connaissances scientifiques en Allemagne dans
les classes moyennes, et même dans les classes ouvrières, jointe à la pratique des
langues vivantes et à l'habitude qu'ont les Allemands de voyager pour s'instruire, leur

1 Une bonne méthode consiste à consacrer, pendant plusieurs années après la sortie de l'école, les
six mois d'hiver à étudier les sciences dans un collège, et à passer les six mois d'été comme élève
amateur dans de grands ateliers. L'auteur a introduit ce système il y a longtemps déjà à University
Collège, à Bristol. Il a été également adopté au Japon (voir le rapport cité ci-dessus, vol. III, p.
140). Mais il présente des difficultés pratiques qui ne peuvent être surmontées que par l'entente
cordiale et généreuse des chefs de grandes maisons avec les autorités des collèges. Un autre
système excellent, c'est celui qui est pratiqué à l'école annexée aux ateliers de MM. Mather et Platt
à Manchester. « Les dessins faits à l'école portent sur des travaux que l'on est en train de faire à
l'atelier. Un jour le maître donne les explications et les chiffres nécessaires, et le lendemain les
élèves voient, telle qu'elle est sur l'enclume, la chose qui a fait l'objet de la leçon. »
2 Que le patron veille à ce que l'apprenti apprenne complètement toutes les subdivisions d'une
grande division de son métier, au lieu de le laisser n'apprendre qu'une seule de ces subdivisions,
comme il arrive trop souvent. L'instruction de l'apprenti serait alors souvent aussi étendue que s'il
eut appris le métier tout entier tel qu'il était il y a quelques générations ; et elle peut être complétée
par une connaissance technique de toutes les branches du métier, acquise dans une école
technique. Une pratique qui ressemble à l'ancien système de l'apprentissage est entrée en vogue
depuis peu pour les jeunes gens anglais qui désirent apprendre l'agriculture dans les pays neufs : et
il y a des raisons de penser que ce système pourrait être étendu à l'agriculture en Angleterre, car il
y convient admirablement. Mais pour une grande partie de l'instruction nécessaire à l'agriculteur et
à l'ouvrier agricole, C'est dans des collèges agricoles et dans des écoles de laiterie qu'elle peut le
mieux être donnée.
En attendant, de grandes institutions servant à l'instruction technique des adultes prennent un
développement rapide, comme les expositions, les associations et les congrès professionnels, et les
journaux professionnels. Chacune d'elles a sa tâche propre à remplir ; pour l'agriculture, et pour
quelques autres industries, ce qui contribue peut-être le plus au progrès, ce sont les expositions
publiques ; mais pour les industries plus avancées et dirigées par des personnes ayant l'habitude de
l'étude, ce qui sert le plus, c'est la diffusion des connaissances pratiques et scientifiques par les
journaux professionnels : aidée par les transformations dans les procédés industriels, et aussi par
les changements qui se produisent dans les conditions sociales, elle dévoile les secrets industriels
et permet aux hommes qui ont peu de ressources de lutter contre leurs rivaux plus riches.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 76

a permis d'égaler les machines anglaises et américaines, et de prendre la tête pour les
applications de la chimie à l'industrie 1.

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§ 5. - Il est vrai que bien des genres de travaux peuvent être exécutés aussi bien
par un ouvrier sans instruction que par un ouvrier instruit, et que les formes
supérieures de l'instruction ont peu d'utilité directe, si ce n'est pour les patrons, les
contremaîtres et un nombre relativement petit d'ouvriers qualifiés. Mais une bonne
instruction présente de grands avantages indirects, même pour l'ouvrier ordinaire. Elle
stimule l'activité de son esprit ; elle entretient en lui l'habitude d'une sage curiosité ;
elle le, rend plus intelligent, plus dispos, plus régulier dans son travail ordinaire; elle
élève le ton général de son existence, aux heures de travail, et en dehors des heures de
travail. C'est ainsi un moyen important d'augmenter la production des richesses
matérielles; en même temps, si on l'envisage comme fin en elle-même, elle n'est
inférieure à aucune des fins auxquelles peut servir la production des richesses
matérielles.

C'est pourtant dans une autre direction qu'il nous faut regarder pour apercevoir
une partie, peut-être est-ce même la plus importante, du profit économique immédiat
que la nation peut retirer des progrès de l'instruction générale et de l'instruction
technique pour la masse. Il nous faut envisager non pas tant ceux qui restent dans les
rangs de la classe ouvrière, que ceux qui, partis d'une humble naissance, réussissent à
entrer dans les rangs des ouvriers qualifiés, à devenir contremaîtres ou patrons, à
reculer les limites de la science, peut-être même à accroître les richesses artistiques et
littéraires de la nation.

Les lois qui régissent la formation du génie sont cachées. Il est probable que le
pourcentage d'enfants doués d'aptitudes naturelles de l'ordre le plus élevé n'est pas
aussi grand dans les classes ouvrières que parmi ceux qui occupent une situation
sociale plus haute, qu'ils y soient arrivés d'eux-mêmes, ou qu'ils l'aient reçue de leurs
parents. Mais comme les travailleurs manuels sont quatre ou ,cinq fois plus nombreux
que toutes les autres classes réunies, il n'est pas invraisemblable que plus de la moitié
de la somme de génie naturel qui naît dans un pays leur appartienne ; mais la plus
grande partie en reste stérile par la faute des circonstances. Il n'y a pas de folie plus
préjudiciable au progrès de la richesse nationale que ce gaspillage qui laisse se perdre
dans un travail inférieur les hommes de génie qui peuvent naître de parents pauvres.
Rien ne pourrait augmenter aussi rapidement la somme de richesse matérielle que
d'améliorer nos écoles, et surtout nos écoles primaires, pourvu qu'on y adjoigne un
système étendu de bourses qui puisse permettre au fils bien doué d'un ouvrier de
s'élever peu à peu d'école en école jusqu'à profiter de la meilleure instruction
théorique et pratique que l'on puisse recevoir à son époque.

C'est aux aptitudes des enfants des classes ouvrières que l'on peut attribuer la plus
grande partie de la prospérité des villes libres au Moyen-Age, et de celle de l'Écosse à
1 Sur le continent, les chefs de presque toutes les maisons qui suivent le progrès sont allés étudier
avec soin les procédés et les machines des pays étrangers. Les Anglais sont de grands voyageurs ;
mais, peut-être un peu à cause de leur ignorance des langues, ils semblent faire peu de cas de
l'instruction technique qu'ils pourraient acquérir en utilisant leurs voyages. Voir le rapport cité ci-
dessus, vol. I, p. 281 et passim.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 77

notre époque. Même ce qui se passe en Angleterre nous fournit une leçon analogue :
on constate que le progrès y a été le plus rapide précisément dans les régions où il y a
le plus de fils d'ouvriers à la tête de l'industrie. Exemple : le début de l'ère manufac-
turière trouva les distinctions sociales bien plus étroitement marquées et bien plus
solidement établies dans le sud que dans le nord de l'Angleterre. Dans le sud, une
sorte d'esprit de caste avait empêché les ouvriers et les fils d'ouvriers de s'élever aux
places de direction; et les familles établies depuis longtemps manquèrent de cette
élasticité et de cette fraîcheur d'esprit qu'aucune suprématie sociale ne peut donner, et
qui ne viennent que de la nature. Cet esprit de caste, et cette absence de sang nouveau
chez les chefs d'industrie, ce sont là deux facteurs qui se sont complétés l'un l'autre ;
et le nombre n'est pas petit des villes du sud de l'Angleterre dont la décadence peut
être attribuée dans une grande mesure à cette cause.

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§ 6. - L'instruction artistique présente un caractère assez différent de l'instruction


qui s'adresse à la pensée toute seule, car si la dernière presque toujours fortifie le
caractère, il n'est pas rare que la première arrive à un autre résultat. Néanmoins, le
développement des facultés artistiques dans le peuple est par lui-même un but d'une
très haute importance et devient un des principaux facteurs des aptitudes industrielles.

Nous nous occupons ici presque exclusivement des branches de l'art qui s'adres-
sent aux yeux. Car si la littérature et la musique contribuent autant, et même plus, à
augmenter la plénitude vie, cependant leurs progrès n'ont aucune action directe sur les
méthodes commerciales, sur les procédés industriels, sur l'habileté des ouvriers, pas
plus qu'ils ne sauraient dépendre d'eux.

On a peut-être attribué aux artisans européens du Moyen-Age en Europe, et à


ceux des pays d'Orient à notre époque, plus d'originalité qu'ils n'en possédaient
réellement. Les tapis d'Orient, par exemple, sont pleins de belles conceptions ; mais si
nous prenons une même région et si nous examinons un grand nombre de ses produits
artistiques choisis peut-être dans plusieurs siècles, nous constatons souvent très peu
de variété dans les idées fondamentales. À notre époque de changements rapides, dûs
soit à la mode, soit aux effets heureux du progrès industriel et social, chacun se sent
libre d'entrer dans une voie nouvelle, chacun a à compter surtout sur ses propres
ressources: il n'a pas, pour le guider, un goût public lentement formé 1.
Ce n'est pourtant pas là le seul, ni même peut-être le principal désavantage dont
souffre à notre époque le dessin industriel. Il n'y a aucune bonne raison de croire que
les enfants des ouvriers ordinaires, au Moyen-Age, aient en une plus grande faculté

1 En fait, aux époques primitives, tous les artistes s'inspirent des précédents : seuls les gens très
audacieux s'en écartent. Même ceux-là ne s'en éloignent pas beaucoup, et leurs innovations sont
soumises à l'épreuve de l'expérience, qui à la longue est infaillible. Les modes artistiques et
littéraires les plus informes et les plus radicales peuvent bien être, pendant un temps, acceptées par
un peuple à l'instigation de ceux qui sont à la tète de la société, mais seule une véritable supériorité
artistique peut faire qu'une ballade ou une mélodie, un style de vêtement ou une forme de meuble,
gardent leur popularité dans une nation tout entière pendant plusieurs générations. Aussi les
innovations qui sont incompatibles avec le véritable esprit de l'art disparaissent, et celles qui sont
dans la vraie voie sont conservées et deviennent le point de départ de nouveaux progrès. C'est ainsi
que les instincts de tradition ont beaucoup contribué à maintenir la pureté des arts industriels dans
les pays d'Orient, et aussi en Europe au Moyen-Age, quoique dans une moindre mesure.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 78

d'invention artistique, que les enfants des charpentiers et des forgerons de nos
villages. Mais lorsque, sur dix mille, il y en avait un qui eût du génie, il trouvait à
employer son travail, et était stimulé par la concurrence des corporations et par bien
d'autres choses. L'ouvrier moderne, au contraire, est destiné à diriger une machine ;
bien que les facultés que ce travail développe puissent être plus sérieuses que le goût
et la fantaisie de son prédécesseur du Moyen-Age, et contribuer bien davantage, à la
longue, au progrès de l'humanité, cependant elles ne contribuent pas directement au
progrès de l'art. Et lorsqu'il trouve en lui une capacité supérieure à celle de ses
camarades, il l'emploie à s'efforcer de prendre une part importante dans la direction
d'une trade-union ou de quelque autre association, ou à réunir un petit capital et à
s'élever au-dessus du métier où il s'est formé. Ce ne sont pas là des ambitions viles ;
mais son ambition serait peut-être plus noble et plus utile au monde, s'il restait dans
son ancien métier et s'il s'efforçait de créer des œuvres de beauté qui puissent durer.

Il faut cependant reconnaître qu'il aurait de grandes difficultés à agir ainsi. La


rapidité avec laquelle les changements se font dans les arts décoratifs est déjà un
inconvénient ; l'immense étendue de leurs débouchés dans le monde entier en est un
autre presque aussi grand. Aussi le dessinateur est-il obligé d'interrompre ses efforts
hâtifs et précipités, pour surveiller constamment comment varient dans le monde
l'offre et la demande des produits d'art. C'est là une tâche à laquelle l'ouvrier d'art qui
travaille de ses propres mains n'est pas bien préparé ; aussi, à l'heure actuelle, il vaut
mieux pour l'ouvrier d'art ordinaire obéir que diriger. Chez les tisserands de Lyon
eux-mêmes, dont l'habileté est extrême, cette habileté consiste aujourd'hui presque
exclusivement en des qualités héréditaires de dextérité de main et de sentiment des
couleurs, qui leur permettent d'exécuter dans la perfection les idées des dessinateurs
de profession.

Le progrès de la richesse permet aux gens d'acheter des choses de toutes sortes
pour suivre la mode, et en ne se préoccupant qu'accessoirement de leurs chances de
durée ; de sorte que pour le vêtement et pour l'ameublement il est chaque jour plus
vrai de dire que c'est le modèle qui fait vendre les objets. Les Français eux-mêmes
reconnaissent que grâce à l'influence de feu M. Morris et de quelques autres, et grâce
aux inspirations que beaucoup de dessinateurs anglais ont tirées des maîtres coloristes
de l'Orient surtout de la Perse et de l'Inde, certains articles de fabrication et de
décoration anglaise ont passé au premier rang. Mais partout ailleurs la France
l'emporte. Bien des industriels anglais qui tiennent leur place dans le monde seraient
pour ainsi dire chassés du marché s'il leur fallait dépendre des modèles anglais. Cela
est pourtant dû en partie au fait que Paris ayant pris la tête en matière de modes, un
modèle parisien a des chances d'être conforme à la mode du lendemain et de se
vendre mieux qu'un modèle venant d'ailleurs et qui aurait une valeur intrinsèque
égale 1.

1 Les dessinateurs français ont avantage à vivre à Paris : s'ils cessent pendant quelque temps d'être
en contact avec les mouvements de la mode, ils semblent baisser aussitôt. La plupart d'entre eux
ont fait leurs études pour devenir artistes, puis n'ont pas réussi. C'est seulement dans certains cas
exceptionnels, par exemple à la manufacture de Sèvres, que des hommes ayant réussi comme
artistes consentent à travailler comme dessinateurs. Les dessinateurs anglais réussissent pourtant à
se maintenir pour les tapis d'Orient, et il est manifeste que les Anglais égalent au moins les
Français pour l'originalité, tout en leur étant inférieurs pour la promptitude à voir comment il faut
grouper des formes et des couleurs pour obtenir un résultat effectif (Voir le Report on Technical
Education, vol. I, pp. 256, 261, 324, 325 et vol. III, pp. 151, 152, 202, 203, 211 et passim). Il est
probable que la profession de dessinateur n'a pas encore donné tout ce qu'elle est capable de
donner. Elle a subi en effet d'une façon tout à fait prépondérante l'influence d'une unique nation; et
les œuvres que produit cette nation dans les plus hautes branches de l'art ont rarement supporté la
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 79

L'éducation technique ne peut pas augmenter directement la somme de génie dans


les arts, pas plus que dans la science ou dans les affaires ; mais elle peut empêcher
qu'une grande partie du génie artistique créé par la nature ne se gaspille et ne se
perde. Et elle est d'autant plus appelée à rendre ce service, qu'il est impossible de voir
revivre sur une grande échelle l'instruction que donnait l'ancienne organisation des
métiers 1.

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§ 7. - Nous pouvons donc conclure que l'on ne saurait apprécier seulement à leurs
résultats directs la sagesse des dépenses privées et publiques en matière d'instruction.
Il est avantageux, au simple point de vue du placement, de procurer au peuple plus
d'occasions de s'instruire, qu'il n'en a généralement à sa disposition. Par là, en effet,
beaucoup d'hommes qui seraient morts inconnus, reçoivent l'élan nécessaire pour
faire apparaître leurs aptitudes latentes. Et la valeur économique d'un grand génie
industriel suffit à couvrir les dépenses faites pour l'éducation d'une ville tout entière,
car une idée nouvelle, comme la grande invention de Bessemer, augmente autant la
puissance productrice de l'Angleterre que le travail de cent mille hommes. Moins
directe, mais non moins importante, est l'assistance que donnent à l'œuvre de pro-
duction des découvertes médicales comme celles de Jenner ou de Pasteur, qui
augmentent notre santé et notre puissance de travail, et même des travaux scientifi-
ques purs comme ceux des mathématiciens et des biologistes, quoique beaucoup de
générations puissent passer avant que ces travaux aient des résultats visibles sur
l'accroissement du bien-être matériel. Toutes les dépenses faites, pendant de longues
années, pour donner aux masses le moyen de mieux s'instruire, sont largement
compensées si elles suscitent à nouveau un Newton ou un Darwin, un Shakespeare ou
un Beethoven.

Peu de problèmes pratiques intéressent plus directement l'économiste que ceux


qui touchent aux principes selon lesquels devrait être répartie entre l'État et les
parents la dépense de l'éducation des enfants. Mais ce qu'il nous faut à l'heure actuelle
examiner, ce sont les conditions qui déterminent la mesure dans laquelle les parents
peuvent et veulent prendre leur part, quelle qu'elle soit, dans cette dépense.

La plupart des parents sont assez disposés à faire pour leurs enfants ce que leurs
propres parents ont fait pour eux-mêmes ; peut-être même à aller un peu plus loin,
s'ils vivent au milieu de gens qui aient un niveau d'instruction plus élevé. Mais faire
davantage exige, non seulement des qualités morales de désintéressement et une
transplantation. On a pu souvent les applaudir et les imiter pendant un temps dans les autres pays,
mais, jusqu'à présent, on a rarement vu qu'elles aient servi à inspirer les belles œuvres des
générations suivantes.
1 Les peintres eux-mêmes nous montrent dans les musées que, au Moyen Age, et même plus tard,
leur art attirait une bien plus grande partie de l'élite intellectuelle que maintenant. À notre époque,
l'ambition de la jeunesse est tentée par l'agitation de la vie des affaires ; son goût pour les œuvres
impérissables trouve à se satisfaire dans les découvertes de la science moderne, et enfin une
somme considérable de talent est peu à peu détournée des œuvres hautes par l'argent qu'on peut
gagner tout de suite en écrivant hâtivement pour les publications périodiques des œuvres à demi-
mûries.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 80

chaleur de cœur qui ne sont peut-être pas rares, mais aussi une certaine habitude
d'esprit qui, jusqu'à présent, ne se rencontre pas fréquemment. Il y faut l'habitude de
se représenter nettement l'avenir, de regarder un événement lointain comme ayant
presque autant d'importance que s'il devait se produire immédiatement (d'escompter
l'avenir à un taux d'intérêt bas); cette habitude d'esprit est en même temps un des
principaux effets et l'une des principales causes de la civilisation, et elle ne se
rencontre guère pleinement développée que dans les classes moyennes et dans les
classes élevées des nations les plus civilisées.

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§ 8. - Les parents élèvent généralement leurs enfants en vue de métiers de la


même catégorie que le leur ; aussi l'offre totale de travail d'une catégorie donnée au
cours d'une génération est déterminée dans une grande mesure par le nombre de gens
qui faisaient partie des professions de cette catégorie dans la génération précédente.
Mais entre les professions de la même catégorie il y a une grande mobilité. Si l'une
d'elles offre des avantages au-dessus de la moyenne, un rapide afflux de jeunes gens
se fait sentir des autres professions du même ordre vers celle-ci. Il est rare que le
mouvement vertical d'une catégorie à une autre soit très rapide ou qu'il se produise
sur une très grande échelle ; mais lorsque les avantages qu'offrent les métiers d'une
certaine catégorie ont augmenté relativement à la difficulté du travail qu'ils exigent,
un grand nombre de petits courants, de travail, entraînant vers eux à la fois des jeunes
gens et des adultes, commencent à se faire sentir ; et quoique aucun de ces courants
ne soit très considérable, tous ensemble ils auront assez d'importance pour satisfaire
avant longtemps l'augmentation de demande de travail qui s'est produite dans cette
catégorie.

Nous sommes obligé de renvoyer à plus tard une étude plus complète des
obstacles que les circonstances de lieu et de temps opposent à l'entière mobilité du
travail, ainsi que de la façon dont elles agissent sur les hommes pour les induire à
changer de métier ou à diriger leurs fils vers un métier différent du leur. Mais nous en
savons assez pour conclure que, toutes choses restant égales, une augmentation du
gain que procure le travail dans une branche y accélère l'augmentation de l'offre de
main-d'œuvre; ou, en d'autres termes, une augmentation de son prix de demande en
accroît l'offre. Si l'on considère comme donnés l'état des connaissances et l'état des
habitudes morales, sociales et domestiques, alors on peut dire que la vigueur d'une
population dans son ensemble, sinon son chiffre, et, pour un métier particulier, tout à
la fois la vigueur et le chiffre de la population qui s'y adonne, ont un prix d'offre
(supply price), dans ce sens qu'à un certain niveau du prix de demande ils resteront
stationnaires, tandis qu'une élévation de ce prix les fera augmenter, et une diminution
les fera décroître. Ainsi, c'est par des causes économiques qu'est régi en partie le
progrès de la population dans son ensemble, aussi bien que l'offre de travail dans une
catégorie particulière de professions. Mais leur action sur le chiffre de la population
dans son ensemble est surtout indirecte ; elle s'exerce par la voie des habitudes
morales, sociales et domestiques. Ces habitudes sont elles-mêmes influencées, en
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 81

effet, par des causes économiques, influence profonde, quoique lente, et qui se
produit par des voies dont quelques-unes sont difficiles à indiquer, et impossibles à
prévoir 1.

1 Mill était si pénétré des difficultés que rencontre un père lorsqu'il s'efforce de diriger son fils vers
un métier très différent du sien, qu'il disait : « Jusqu'à présent la ligne de démarcation qui sépare
les différentes classes de travailleurs a été si apparente, leur séparation a été si complète, qu'elle
équivaut presque à une distinction de castes héréditaires; chaque profession se recrute principale-
ment parmi les enfants de ceux qui l'exercent déjà ou de ceux qui exercent des emplois placés au
même niveau dans la considération publique, ou de ceux qui, partis des rangs inférieurs, ont réussi
par leurs efforts à s'élever plus haut. Les professions libérales sont recrutées surtout parmi les
enfants de ceux qui les exercent ou parmi ceux des classes oisives ; les professions manuelles les
plus qualifiées (the more highly skilled) sont recrutées parmi les enfants des artisans qualifiés, ou
de la classe des commerçants qui occupent le même rang social : les professions qualifiées d'un
ordre inférieur se recrutent de même; quant aux ouvriers non qualifiés, ils restent, à quelques
exceptions près, de père en fils dans la même condition. C'est pour cela que les salaires de chaque
classe ont été réglés jusqu'ici plutôt par l'accroissement de la population dans cette classe, que par
l'accroissement général de la population dans le pays tout entier. » Mais il ajoute : « Toutefois la
transformation rapide qui s'opère dans les idées et les usages mine toutes ces distinctions »
(Principes d'économie politique, livre II, ch. XIV, § 2).
Les changements qui se sont produits depuis le temps où il écrivait ont justifié ses prévisions.
Les grandes lignes de division qu'il indiquait ont presque disparu sous l'action rapide des causes
qui, comme nous l'avons vu plus haut dans ce chapitre, tendent à réduire la somme d'habileté (skill
and ability) nécessaire dans certains métiers, et à l'augmenter dans d'autres. Nous ne pouvons plus
désormais considérer les différents métiers comme distribués en quatre grandes catégories
superposées ; mais nous pouvons peut-être nous les représenter comme pareils à un long perron
dont les marches sont également larges, quelques-unes ayant parfois assez de largeur pour servir
de palier. Ou même, mieux encore, nous pouvons nous représenter deux escaliers, l'un représen-
tant les métiers pénibles et l'autre les métiers faciles ; car la division verticale entre ces deux
groupes est en fait aussi large et aussi tranchée que la division horizontale entre deux catégories
quelconques.
La classification de Mill avait perdu une grande partie de sa valeur quand Cairnes l'adopta
(Leading Principles, p. 72). Une classification qui répond mieux à nos conditions actuelles est
indiquée par Giddings (Political Science Quarterly, vol. II, pp. 69-71). On peut lui faire l'objection
qu'elle trace des lignes de démarcation là où la nature ne l'a pas fait; mais elle est peut-être aussi
bonne que peut l'être une division des différents métiers en quatre catégories. Ses divisions sont
les suivantes : 1° travail manuel automatique, comprenant les ouvriers ordinaires et ceux qui ont
la surveillance de machines courantes ; 2° travail manuel responsable, comprenant ceux auxquels
sont laissés une certaine responsabilité et une certaine indépendance personnelle ; 3° travailleurs
intellectuels automatiques, comme les teneurs de livres ; 4° les travailleurs intellectuels
responsables, comprenant les surveillants et les directeurs.
Nous étudierons plus complètement ci-dessous, liv. VI, chap. IV, V et VII, les conditions et la
marche des grands et incessants mouvements de population qui ont lieu, vers en haut, et vers en
bas, d'une catégorie à une autre.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 82

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre sept
Le progrès de la richesse

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§ 1. - Dans ce chapitre il n'est pas nécessaire de distinguer entre les cas où la


richesse est envisagée en tant qu'objet de consommation, et ceux où elle joue le rôle
d'agent de production. Nous nous occupons simplement des progrès de la richesse, et
nous n'avons pas besoin d'insister sur son emploi comme capital.

Les premières formes de la richesse ont probablement été des instruments de


chasse ou de pèche, et des parures ; en outre, dans les pays froids, des vêtements et
des cabanes 1. Alors, la domestication des animaux commença ; mais tout d'abord,
probablement, on ne s'en occupa que pour eux-mêmes, parce qu'ils étaient beaux, et
parce qu'il était agréable d'en avoir; ils étaient, comme les objets de parure, désirés à
cause de la satisfaction immédiate que procurait leur possession, plutôt que comme
des moyens de satisfaire des besoins à venir 2. Peu à peu les troupeaux d'animaux

1 Tylor, dans son Anthropology, donne une brève mais suggestive étude du développement de la
richesse dans ses formes primitives, et du développement des arts de la vie.
2 Bagehot (Economic Studies, pp. 163-165), après avoir cité les faits réunis par Galton touchant
l'habitude qu'ont les tribus sauvages d'avoir et de choyer des animaux, signale que nous trouvons
ici une bonne illustration du fait qu'une population sauvage, quelque insouciante qu'elle soit à
l'égard de l'avenir, ne peut pas s'empêcher de faire quelques provisions pour y pourvoir. Un arc, un
filet, qui procurent de quoi manger aujourd'hui, rendront service longtemps encore ; un cheval ou
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 83

domestiques augmentèrent ; et pendant la période pastorale ils furent à la fois le


plaisir et la gloire de leurs possesseurs, les emblèmes extérieurs du rang social, la
forme de beaucoup la plus importante de la richesse accumulée comme réserve en
vue des besoins futurs.

À mesure que la population augmente en nombre, et qu'elle s'adonne de plus en


plus à l'agriculture, le sol cultivé prend la première place dans l'inventaire de la
richesse ; et la partie de la valeur du sol qui est due à des travaux d'améliorations
(parmi lesquels ceux qui ont trait à l'eau tiennent une place remarquable), devient le
principal élément de capital au sens étroit du mot. Viennent ensuite, par ordre
d'importance, les maisons, les animaux domestiques, et, dans certaines régions, les
barques et les bateaux ; mais pendant longtemps les instruments de production, que ce
soit pour l'agriculture ou pour les industries domestiques, n'ont que pou de valeur. En
certains endroits, cependant, les pierres précieuses et les métaux précieux sous des
formes variées devinrent de bonne heure des objets très recherchés et un moyen
répandu d'amasser des richesses ; en même temps, sans parler des palais des monar-
ques, une grande partie de la richesse sociale prit, dans beaucoup de civilisations
relativement grossières, la forme d'édifices pour des usages publics, surtout pour des
usages religieux, et la forme de routes et de ponts, de canaux et de travaux d'irri-
gation.

Pendant des milliers d'années ce furent là les principales formes d'accumulation


de la richesse. Dans les villes, il est vrai, les maisons et les ameublements prirent la
première place, puis vinrent en bon rang des stocks de matières premières coûteuses.
Mais si les habitants des villes avaient souvent plus de richesse par tête que les
habitants de la campagne, leur nombre total était faible ; et dans l'ensemble leur
richesse était bien moindre que celle de la campagne. Pendant toute cette période la
seule industrie qui employa des instruments très coûteux fut celle des transports de
marchandises par eau : les métiers à tisser, les charrues, et les enclumes des forges
étaient de construction simple et ne venaient que bien loin derrière les vaisseaux des
marchands. Mais au XVIIIe siècle l'Angleterre inaugura l'ère des coûteux instruments
de production.

Les instruments agricoles en Angleterre ont depuis longtemps peu à peu augmenté
de valeur ; mais le progrès s'est accéléré au XVIIIe siècle. Puis l'emploi de la force de
l'eau, d'abord, ensuite de la vapeur, amenèrent rapidement dans les branches de
production, les unes après les autres, l'introduction de machines coûteuses à la place
des outils à la main bon marché. De même que dans les temps anciens les instruments
les plus coûteux étaient les bateaux, et dans certains cas les canaux de navigation et
d'irrigation, de même, à l'heure actuelle, ce sont les moyens de communication au
sens général : chemins de fer et tramways, canaux, docks et bateaux, télégraphes et
téléphones, travaux pour la distribution de l'eau; les travaux pour le gaz ,eux-mêmes
peuvent presque être rangés dans cette catégorie, puisque une grande partie de leur
matériel est consacrée à distribuer le gaz. Après cela viennent les usines, la métal-
lurgie et les industries chimiques, les ateliers de construction navale, les imprimeries,
et autres grandes fabriques pleines de machines coûteuses.

De quelque côté que nous regardions, nous constatons ,que le progrès et la


diffusion des connaissances mènent constamment à l'adoption de nouveaux procédés
une barque qui vous transportent aujourd'hui, peuvent être la source de beaucoup de jouissances
dans l'avenir. Le moins prévoyant des despotes barbares construit de massifs édifices, parce que
c'est la preuve la plus palpable de sa richesse et de sa puissance actuelles.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 84

et de nouvelles machines qui économisent l'effort de l'homme à la condition qu'une


partie de cet effort s'accomplisse pas mal de temps avant le moment où sera atteint le
résultat dernier en vue duquel il est fait. Il n'est pas facile d'apprécier exactement ce
progrès, car beaucoup d'industries modernes n'avaient pas d'équivalents autrefois.
Mais comparons les conditions passées et les conditions actuelles pour les quatre
grandes industries dont les produits ont gardé le même caractère général, à savoir :
l'agriculture, l'industrie du bâtiment, l'industrie du vêtement, et les industries de
transport. Dans les deux premières le travail à la main conserve encore une place
importante : mais même pour elles l'emploi des machines coûteuses s'y développe
beaucoup. Comparez, par exemple, les grossiers instruments d'un tenancier indien
même aujourd'hui, avec le matériel dont dispose un agriculteur intelligent de la Basse
Écosse 1. Considérez les machines à briqueter, les machines à faire le mortier, à scier,
à raboter, à mouler et à fendre, d'un constructeur moderne, ses grues à vapeur et sa
lumière électrique. Et si nous nous tournons vers les industries textiles, ou du moins
vers celles qui donnent les produits les plus simples, nous voyons que chaque artisan
dans les temps anciens se contentait d'instruments dont le coût égalait quelques mois
seulement de son travail ; tandis que, à notre époque, on estime que pour chaque
ouvrier employé, homme, femme ou enfant, le capital, en outillage seulement, s'élève
à 200 livres environ, c'est-à-dire l'équivalent de cinq années de travail. De même le
coût d'un bateau à vapeur équivaut peut-être à dix années, ou même davantage, du
travail de ceux qui y travaillent ; et le capital de 900 millions de livres placé dans les
chemins de fer de l'Angleterre et du Pays de Galles équivaut à vingt années peut-être
du travail des 300.000 personnes qui y sont employées.

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§ 2. - À mesure que la civilisation a progressé, sans cesse on a vu apparaître de


nouveaux besoins chez l'homme, et des façons nouvelles et plus coûteuses de les
satisfaire. Parfois la marche du progrès a été lente, et, de loin en loin, il s'est produit
de grands mouvements en arrière ; mais aujourd'hui nous allons à une allure rapide,
qui devient plus rapide chaque année, et il nous est impossible de prévoir où elle
s'arrêtera. De tous côtés des voies nouvelles s'ouvrent devant nous, qui toutes contri-
bueront à modifier le caractère de notre vie sociale et industrielle, et nous permettront
d'employer de grandes quantités de capitaux à nous procurer de nouvelles
satisfactions et de nouveaux moyens d'économiser nos efforts en les dépensant par
anticipation en vue de besoins éloignés. Il ne semble y avoir aucune bonne raison de

1 Les instruments agricoles pour une famille de tenancier indien du premier rang, comprenant six ou
sept hommes adultes, consistent en quelques charrues et quelques houes légères, principalement en
bois, d'une valeur totale de 13 roupies environ (Sir G. PHEAR, Aryan Village, p. 233), équivalent
de leur travail pendant environ un mois ; tandis que dans une grande ferme moderne, en terre
arable et bien installée, la valeur des machines à elles seules monte à 3 £ par acre (Equipment of
the Farm, publié par J. C. Morton), c'est-à-dire une année de travail de chacune despersonnes
employées. Elles consistent en machines à vapeur, charrues à défoncer, charrues fouilleuses et
charrues ordinaires, les unes mûes par la vapeur et les autres par des chevaux, en diverses
essarteuses, en herses, rouleaux, concasseuses, semences et instruments pour répandre l'engrais,
houes à chevaux, râteaux à chevaux, faneuses, faucheuses et moissonneuses, batteuses à vapeur ou
à chevaux, hache-paille, coupe-racines, machines à presser le foin et une multitude d'autres. En
même temps on voit augmenter l'usage des silos et des cours couvertes, et les installations des
laiteries et des autres bâtiments de ferme s'améliorer constamment : toutes choses qui procurent à
la longue une grande économie d'efforts, mais qui obligent à en dépenser une plus grande somme
pour préparer la voie au travail direct de l'agriculteur dans l'œuvre de la production agricole.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 85

croire que nous soyons le moins du monde proche d'un état stationnaire où il n'y
aurait aucun nouveau besoin important à satisfaire, où il n'y aurait plus d'occasion
d'employer avec avantage nos efforts présents pour pourvoir à l'avenir, et où
l'accumulation de la richesse cesserait d'être rémunérée. Toute l'histoire de l'homme
montre que ses besoins s'étendent à mesure que se développent ses richesses et ses
connaissances 1.

Et à mesure que se multiplient pour le capital les occasions d'emploi, on voit


s'accroître constamment cet excédent de la production sur les choses nécessaires à la
vie, qui donne le moyen d'épargner. Lorsque les arts de la production étaient gros-
siers, cet excédent était très faible, sauf chez les peuples qui, exerçant une domination
rigoureuse, obligeaient des masses d'esclaves à travailler en leur donnant le strict
nécessaire pour vivre, et chez ceux dont le climat était si doux que le peu de chose
nécessaire pour vivre pouvait être obtenu sans peine. Mais avec le progrès des arts de
la production, et avec l'augmentation du capital accumulé pour aider et entretenir le
travail en vue d'une production future, on vit augmenter l'excédent grâce auquel on
put accumuler davantage de richesses. Puis la civilisation devint possible dans les
climats tempérés et même dans les climats froids; l'augmentation de la richesse
matérielle devint par là possible dans des conditions qui n'énervent pas l'énergie des
travailleurs, et qui, par suite, ne détruisent pas les causes mêmes de cette aug-
mentation 2.

Ainsi, de degré en degré, la richesse et les connaissances ont progressé, et en


même temps, par là même, augmentait la possibilité d'épargner de nouvelles richesses
et d'étendre davantage les connaissances.

1 Par exemple, les améliorations récemment réalisées dans certaines villes américaines montrent
qu'avec une dépense suffisante de capital, chaque habitation peut être fournie de tout ce qu'il lui
faut, et débarrassée de ce qui la gêne, bien plus efficacement qu'aujourd'hui ; et qu'il est possible
ainsi de permettre à une grande partie de la population de vivre dans les villes, tout en échappant
aux inconvénients actuels de la vie urbaine. Le premier point est de faire sous toutes les rues de
grands tunnels, où l'on puisse poser côte à côte une grande quantité de tuyaux et de fils, qui
peuvent ainsi être réparés, lorsqu'ils sont hors d'usage, sans interrompre la circulation et sans
grande dépense. La force motrice, et peut-être même la chaleur, peuvent être produites très loin
des villes (parfois, dans les mines de houille) et conduites où le besoin s'en fait sentir. L'eau douce
et l'eau de source, peut-être même J'eau de mer et l'air ozonifié, peuvent être amenés dans chaque
maison par des tuyaux séparés; pendant que des tuyaux à vapeur peuvent donner de la chaleur en
hiver, et de l'air comprimé pour abaisser la température en été; ou bien encore la chaleur peut être
fournie par du gaz ayant un grand pouvoir calorifique amené par des tuyaux spéciaux, tandis que
l'éclairage sera donné par du gaz spécialement préparé à cet usage ou par l'électricité ; et chaque
maison peut être en communication électrique avec le reste de la ville. Toutes les vapeurs
malsaines, y compris celles données par les feux de ménage qui subsisteraient encore, peuvent être
aspirées par de longues conduites, purifiées en passant dans de vastes fourneaux, et chassées
ensuite très haut dans l'air par d'immenses cheminées. Pour mettre à exécution un pareil plan dans
les villes de l'Angleterre il faudrait dépenser un capital bien plus considérable que celui qu'ont
absorbé nos chemins de fer. Ces perspectives touchant la marche future des améliorations urbaines
peuvent être loin de la vérité ; mais elles permettent d'indiquer l'une des très nombreuses voies
dans lesquelles l'expérience du passé nous montre que nous pourrons trouver l'occasion
d'employer nos efforts actuels à nous procurer les moyens de satisfaire nos besoins futurs.
2 Cf. livre 1, chap. II.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 86

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§ 3. - L'habitude de se représenter l'avenir avec netteté et d'y pourvoir s'est


développée lentement et d'une façon irrégulière au cours de l'histoire de l'humanité.
Les voyageurs nous parlent de peuplades qui pourraient doubler leurs ressources et
leurs jouissances sans augmenter leur travail total, si elles voulaient seulement
prendre un peu à l'avance certaines mesures qu'elles pourraient et sauraient fort bien
prendre : comme par exemple de dresser des palissades pour protéger leurs petits
carrés de légumes contre les animaux sauvages.

Mais cette apathie elle-même est peut-être moins étrange que l'esprit de gaspillage
que l'on remarque aujourd'hui dans notre pays chez certaines classes de la société. Il
n'est pas rare de voir des hommes qui alternent entre des époques où ils gagnent deux
ou trois livres par semaine, et des époques où ils sont presque réduits à souffrir de la
faim; l'utilité que possède pour eux un shilling lorsqu'ils ont du travail est moindre
que celle d'un penny lorsqu'ils n'en ont pas : et cependant ils ne réussissent jamais à
épargner pour les jours de misère 1. À l'extrême opposé il y a des avares chez lesquels
la passion d'économiser touche à la folie ; chez les paysans propriétaires, et dans
quelques autres classes, il n'est même pas rare de voir des gens qui poussent le
sentiment de l'économie jusqu'à se priver du nécessaire et à affaiblir leur puissance de
production dans l'avenir. Ils perdent ainsi de toute façon : jamais ils ne jouissent
véritablement de la vie ; et, en même temps, le revenu que leurs économies leur
donnent est inférieur à celui qu'ils auraient retiré de l'augmentation de leur pouvoir de
production s'ils avaient placé sur eux-mêmes la richesse qu'ils ont accumulée sous
une forme matérielle.

Dans l'Inde, et, à un moindre degré, en Irlande, nous trouvons des gens qui, il est
vrai, se privent de toute satisfaction immédiate et économisent des sommes considé-
rables au prix de grandes privations, mais qui dépensent toutes leurs économies en
réjouissances à l'occasion de funérailles et dé, mariages. Ils songent à pourvoir d'une
façon intermittente à un avenir rapproché, mais rarement ils pourvoient d'une façon
permanente pour l'avenir éloigné. Les grands travaux qui ont tant accru leurs
ressources productrices, ont été effectués surtout avec les capitaux de la race anglaise
qui s'impose bien moins de privations qu'eux.

Ainsi, les causes qui régissent l'accumulation de la richesse varient beaucoup


selon les pays et selon les temps. Elles ne sont pas les mêmes chez deux peuples, ni
même peut-être dans deux classes sociales chez le même peuple. Elles dépendent
beaucoup des habitudes sociales et religieuses, et, lorsque l'action de la coutume s'est
quelque peu affaiblie, il est remarquable comme les différences de caractère
personnel amènent des gens vivant dans des conditions semblables à différer les uns
des autres par leurs habitudes de gaspillage ou d'économie beaucoup plus, et bien plus
souvent, que par autre chose.

1 Ils « escomptent » les bénéfices futurs (cf. livre III, chap. v, § 3) au taux de plusieurs milliers pour
cent par an.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 87

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§ 4. - Les habitudes de gaspillage des époques primitives étaient dues en grande


partie au fait que l'on était pas sûr de jouir des économies que l'on faisait : seuls ceux
qui étaient déjà riches étaient assez forts pour conserver ce qu'ils avaient épargné. Le
paysan laborieux et sachant se priver qui n'avait réussi à économiser quelque richesse
que pour voir ses économies lui être ravies par un plus fort que lui, était un continuel
encouragement pour ses voisins à jouir de leur plaisir et de leur repos lorsqu'ils le
pouvaient. La région frontière entre l'Angleterre et l'Écosse ne fit que peu de progrès
tant qu'elle fut exposée à de continuelles incursions ; les paysans français ne faisaient
que peu d'économies au XVIIIe siècle, alors qu'ils ne pouvaient échapper à la rigueur
des collecteurs d'impôts qu'en ayant l'air d'être pauvres; de même les fermiers
irlandais qui dans beaucoup de domaines, il y a une génération seulement, étaient
obligés d'agir ainsi pour éviter que les landlords ne leur réclament des rentes exor-
bitantes.

Ce genre d'insécurité a à peu près disparu dans le monde civilisé. Mais nous
souffrons encore en Angleterre des effets des lois d'assistance (Poor-law) en vigueur
au début du siècle, et qui ont introduit une nouvelle forme d'insécurité pour les classes
ouvrières. Elles disposaient en effet qu'une partie de leurs salaires devaient, en fait,
leur être fourni sous la forme de secours d'assistance, et répartie entre eux en propor-
tion inverse de leur travail, de leur esprit d'économie et de prévoyance ; de sorte que
beaucoup considéraient comme insensé d'épargner en vue de l'avenir. Les traditions et
les instincts que cette déplorable expérience a encouragés sont maintenant encore un
grand obstacle au progrès des classes ouvrières ; et le principe qui, nominalement au
moins, est la base des lois actuelles d'assistance, à savoir que l'État tient compte
seulement du besoin de secours, et nullement du mérite, agit dans le même sens,
quoique avec moins de force.

Ce genre d'insécurité aussi va en diminuant : le progrès des idées éclairées tou-


chant les devoirs qui incombent à l'État et aux particuliers tend à amener chaque jour
davantage ce résultat que la société prenne plus de soins de ceux qui ont pratiqué
« l'aide-toi toi-même » et qui ont essayé de pourvoir eux-mêmes à leur avenir, que
des paresseux et des imprévoyants. Mais le progrès dans ce sens est encore lent, et il
reste beaucoup à faire.

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§ 5. - Le progrès de L'économie à monnaie et des habitudes commerciales


modernes entrave l'accumulation de la richesse en offrant de nouvelles tentations à
ceux qui sont enclins à la prodigalité. Aux époques primitives, lorsqu'un homme a
besoin d'une bonne maison pour y vivre, il doit la construire lui-même : à l'heure
actuelle, il trouve en abondance de bonnes maisons à louer. Autrefois, lorsqu'il
voulait de bonne bière, il devait la faire lui-même : maintenant il peut, à moins de
frais, acheter de la bière meilleure que celle qu'il pourrait fabriquer. Maintenant il
peut louer des livres à un cabinet de lecture au lieu de les acheter ; il peut même
meubler sa maison avant d'être à même de payer ses meubles. Ainsi, à bien des
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 88

égards, les habitudes modernes de vente et d'achat, de prêt et d'emprunt, auxquelles


s'ajoute l'apparition de nouveaux besoins, poussent à de nouvelles prodigalités et
mènent à subordonner les intérêts de l'avenir à ceux du présent.

Mais, d'un autre côté, l'économie à monnaie augmente la variété des emplois entre
lesquels une personne peut répartir ses dépenses futures. Dans un état social primitif,
une personne qui met certaines choses en réserve en vue d'un besoin futur, peut
trouver que, après tout, elle n'a pas autant besoin de ces choses que d'autres dont elle
n'a pas fait provision ; et pour beaucoup de besoins à venir, il est impossible de
pourvoir directement en mettant des objets en réserve. Mais celui qui a économisé un
capital dont il tire un revenu en monnaie peut acheter ce qu'il veut pour satisfaire ses
besoins, quels qu'ils soient 1.

De plus, les méthodes commerciales modernes ont fourni des occasions de placer
avec sécurité leurs capitaux, tout en touchant un revenu, aux personnes mêmes qui ne
sont pas en état d'entrer dans une entreprise, pas même dans une entreprise agricole,
là où la terre joue le rôle de banque d'épargne de toute confiance. Ces facilités nou-
velles ont amené des gens, qui sans cela ne l'auraient pas fait, à mettre quelque chose
de côté pour leur vieillesse. Et surtout, chose qui a eu les conséquences de beaucoup
les plus importantes pour le progrès de la richesse, par là a été rendu plus facile à un
homme d'assurer un revenu à sa femme et à ses enfants pour après sa mort : car, après
tout, les affections de famille sont le principal mobile de l'épargne.

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§ 6. - Il y a, il est vrai, des gens qui trouvent un plaisir intense à voir leurs
économies augmenter entre leurs mains, sans presque penser aux satisfactions qu'eux-
mêmes, ou d'autres, pourraient tirer de leur usage. Ils sont inspirés par l'instinct de la
lutte, par le désir de dépasser leurs, rivaux, par l'ambition de faire montre d'habileté
en faisant fortune, et de grandir en puissance et en rang social par la possession de la
fortune. Parfois la force de l'habitude, prise alors qu'ils étaient vraiment dans le
dénuement, leur fait trouver, par une sorte d'action réflexe, un plaisir artificiel et
irraisonné dans le fait d'amasser de la richesse pour elle-même. Mais sans les
affections de famille, beaucoup de gens qui travaillent dur et s'appliquent à
économiser, ne se donneraient pas la peine de faire plus que de S'assurer les rentes
suffisant à leur propre existence : soit en contractant avec une compagnie d'assu-
rance ; soit en s'arrangeant pour dépenser chaque année, après qu'ils se sont retirés du
travail, une partie de leur capital en même temps que la totalité de leur revenu. Dans
le premier cas, ils ne laisseraient rien derrière eux; dans le second, ils ne laisseraient
que ce qu'ils auraient mis de côté pour l'âge auquel la mort les aurait empêchés
d'atteindre. Que les hommes travaillent et épargnent surtout en vue de leur famille, et
non pas pour eux-mêmes, cela apparaît dans le fait que, après s'être retiré du travail, il
leur arrive rarement de dépenser plus que le revenu que leur donnent leurs économies,
préférant laisser intact pour leur famille leur stock de richesse accumulée ; et, d'un
autre côté, rien qu'en Angleterre, vingt millions de livres sont épargnés chaque année
sous la forme de primes d'assurance et ne sont remboursables qu'après la mort de
ceux qui les ont épargnés.

1 Cf. liv. III, chap. V, § 2.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 89

Rien ne peut mieux stimuler l'énergie et l'initiative d'un homme que l'espoir de
s'élever dans la vie, et de permettre à ses enfants de partir d'un échelon plus élevé sur
l'échelle Sociale que celui dont il est parti lui-même. Ce stimulant peut même faire
naître en lui une passion toute puissante qui réduise à presque rien le goût pour
l'aisance et pour tous les plaisirs ordinaires, et qui parfois même arrive à détruire chez
un homme les sentiments les plus délicats et les aspirations les plus nobles. Mais,
comme on le voit par le merveilleux développement de la richesse en Amérique au
cours de la génération actuelle. il fait de l'homme un puissant producteur et un
puissant accumulateur de richesse: à moins, il est vrai, que celui-ci ne soit trop pressé
de saisir la situation sociale que sa richesse doit lui procurer : car son ambition peut
alors le jeter dans une extravagance aussi grande que celle où l'aurait amené un
caractère imprévoyant et jouisseur.

Les plus grosses épargnes sont faites par les gens qui, avec des ressources médio-
cres, ont été élevés à travailler durement, qui ont conservé leurs habitudes simples, en
dépit de leur succès dans les affaires, qui méprisent toute dépense d'apparat, et qui
désirent qu'on les trouve à leur mort plus riches qu'on ne les croyait. Ce genre de
caractère est fréquent dans les parties les plus tranquilles des pays vieux mais
vigoureux, et il était très commun dans les classes moyennes des régions rurales de
l'Angleterre il. y a plus d'une génération, à la suite de la grande guerre avec la France
et des lourds impôts qu'elle entraîna.

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§ 7. - Passons aux sources de l'accumulation des richesses. Le pouvoir d'épargner


résulte d'un excédent du revenu sur les dépenses nécessaires, et c'est parmi les riches
qu'il est le plus grand. En Angleterre, la plupart des grands revenus viennent surtout
du capital, mais dans les faibles revenus il n'en est ainsi que pour un petit nombre. Et
dès le début du XIXe siècle, les habitudes d'épargne étaient beaucoup plus dévelop-
pées en Angleterre parmi les classes commerçantes que parmi la noblesse rurale et les
classes ouvrières. C'est ce qui a amené les économistes anglais de la précédente
génération à regarder l'épargne comme provenant presque exclusivement des profits
du capital.

Cependant, même dans l'Angleterre moderne, la rente du sol, ainsi que les gains
des professions libérales et ceux des ouvriers salariés, sont des sources importantes de
l'accumulation des richesses : et dans les premiers âges de la civilisation ils en étaient
la principale source 1. En outre, les classes moyennes, et surtout les professions
libérales, se sont toujours imposé beaucoup de privations dans le but d'employer leur
capital à l'éducation de leurs enfants ; et les classes ouvrières, de leur côté, emploient
une grande partie de leurs salaires à développer la santé et la force physique des leurs.
Les anciens économistes n'ont pas assez tenu compte du fait que les facultés
humaines sont un instrument de production aussi important que toute autre forme de
capital; et nous pouvons conclure, en contradiction avec eux, que toute modification
dans la distribution de la richesse qui a pour résultat d'augmenter la part des salariés
et de diminuer celle des capitalistes, a des chances, toutes choses restant égales, de
hâter J'accroissement de la production de la richesse matérielle, et ne saurait en
retarder d'une façon sensible l'accumulation. Naturellement, les choses ne resteraient

1 Cf. Principles of Political Economy, par RICHARD JONES.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 90

pas égales si le changement était effectué par des procédés violents qui portassent
atteinte à la sécurité, publique. Mais un arrêt léger et temporaire dans l'accumulation
de la richesse ne serait pas nécessairement un mal, même au point de vue purement
économique, si, se produisant pacifiquement et sans trouble, il améliorait la situation
des masses, augmentait leurs aptitudes, et développait en elles des habitudes de
respect de Soi-même, de façon à faire naître à la génération suivante une race de
producteurs plus aptes à la production. Par là le progrès de la richesse matérielle elle-
même peut, à la longue, se trouver mieux favorisé que par une augmentation de nos
usines et de nos machines à vapeur.

Un peuple chez lequel la richesse est bien distribuée, et qui a de hautes ambitions,
saura d'ordinaire accumuler une grande quantité de richesses sous la forme de biens
publics. Les épargnes faites sous cette seule forme par certaines démocraties riches
constituent une partie non négligeable du patrimoine que les époques précédentes ont
laissé à la nôtre. Le progrès du mouvement coopératif sous toutes ses formes, sociétés
d'habitations à bon marché, sociétés de secours mutuels, associations profession-
nelles, banques ouvrières, etc., montre que, même en ce qui touche l'accumulation
immédiate de la richesse matérielle, les ressources du pays ne sont pas, comme les
anciens économistes le supposaient, entièrement perdues lorsqu'elles sont employées
sous la forme de salaires 1.

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§ 8. - Après avoir ainsi examiné le développement des procédés d'épargne et


d'accumulation de la richesse, nous pouvons maintenant revenir à l'analyse des rela-
tions entre les plaisirs immédiats et les plaisirs différés, que nous avons commencée,
à un autre point de vue, dans notre étude de la demande 2.

Nous y avons vu que quiconque possède en réserve une marchandise qui soit
susceptible d'être employée à plusieurs usages, s'efforce de la répartir entre tous ces
usages de façon qu'elle lui procure la plus grande somme de satisfaction. S'il pense
pouvoir obtenir plus de satisfaction en en faisant passer une certaine quantité d'un
usage à un autre, il le fait. Si donc il fait bien sa répartition, il s'arrête dans chaque
emploi de cette chose au moment où il retire une somme égale de satisfaction des
différents emplois qu'il est amené à en faire. En d'autres termes, il distribue la chose
entre les différents usages, de façon qu'elle ait la même utilité limite dans chacun.

Nous avons vu, en outre, que le principe reste le même, que tous les usages soient
immédiats, ou que quelques-uns soient immédiats et d'autres différés; mais dans ce
dernier cas certaines considérations nouvelles interviennent, dont les principales sont
les suivantes : en premier lieu, le fait de différer un plaisir rend quelque peu incertaine
sa satisfaction ; en second lieu, la nature humaine est telle qu'un plaisir immédiat est
d'ordinaire, mais pas toujours il est vrai, préféré à un plaisir futur égal, alors même
qu'il serait aussi certain qu'une chose peut l'être dans la vie humaine.

1 Il faut pourtant reconnaître que les biens qui sont désignés sous le nom de propriétés publiques ne
sont souvent pas autre chose que de la richesse privée, empruntée sur des revenus publics comme
gage. Les travaux municipaux pour le gaz, par exemple, ne sont pas d'ordinaire effectués avec des
richesses publiques accumulées, mais avec des richesses épargnées par les particuliers qui les
prêtent pour ces travaux publics.
2 Ci-dessus, liv. III, chap. V.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 91

Une personne prudente qui penserait pouvoir tirer à tout âge des plaisirs égaux de
ressources égales, s'efforcerait peut-être de distribuer ses ressources d'une façon égale
sur tout le cours de sa vie : et si elle pensait qu'elle coure le risque de voir ses revenus
disparaître un jour, elle épargnerait certainement une partie de ses ressources en vue
de l'avenir. Elle agirait ainsi non seulement au cas où elle penserait voir ses épargnes
augmenter entre ses mains, mais alors même qu'elle penserait les voir diminuer. Elle
mettrait de côté, des fruits et des œufs pour l'hiver, parce qu'ils seront alors rares,
quoiqu'ils ne doivent pas se multiplier d'ici là. Si elle ne voyait aucun moyen de
placer ses économies dans une entreprise ou en les prêtant, de manière à en retirer un
intérêt ou des profits, elle suivrait l'exemple de nos ancêtres qui accumulaient de
petites quantités de guinées et les emportaient à la campagne lorsqu'ils se retiraient de
la vie active. Ils estimaient que la satisfaction supplémentaire qu'ils pouvaient se
procurer en dépensant quelques guinées de plus lorsque l'argent leur arrivait en
abondance, leur serait de moins de profit que le confort procuré par ces guinées dans
leur vieillesse. La garde des guinées leur causait beaucoup de souci, et certainement
ils auraient accepté de payer une petite somme à celui qui, sans leur faire courir aucun
risque, les en eut dispensés.

Nous pouvons donc imaginer un état de choses où la richesse accumulée ne pour-


rait trouver que difficilement à être bien employée ; où beaucoup de gens auraient
besoin de pourvoir à leur propre avenir; mais où, parmi ceux qui auraient besoin
d'emprunter, peu seraient à même d'offrir des garanties suffisantes de remboursement.
Dans un tel état de choses, le fait de remettre à plus tard une jouissance, et d'attendre,
causerait un détriment, bien loin de procurer un avantage : en livrant à un autre ses
ressources pour en avoir soin, une personne ne pourrait espérer qu'une promesse
certaine de se voir restituer un peu moins, et non pas un peu plus, qu'elle aurait prêté :
le taux de l'intérêt serait négatif 1.

Un pareil état de choses peut se concevoir. Mais on peut également concevoir, et


avec presque autant de probabilité, que les gens soient un jour si désireux de
travailler, qu'ils acceptent de subir une légère privation pour obtenir la permission de
le faire. Si renvoyer à plus tard la consommation d'une partie de ses ressources est une
chose qu'une personne prudente accepte, de même travailler un peu est un objet
désirable par lui-même pour une personne en bonne santé. Les prisonniers politiques,
par exemple, regardent généralement comme une faveur qu'on leur permette de
travailler un peu. Mais en prenant la nature humaine telle qu'elle est, nous avons le
droit de dire que l'intérêt du capital est la rémunération (reward), du sacrifice qu'exige
l'attente (waiting), dans la jouissance des richesses matérielles, car peu de gens
consentiraient à épargner beaucoup sans cette rémunération ; de même qu'en parlant
du salaire nous disons qu'il est la rémunération du travail, parce que sans cette
rémunération peu de gens consentiraient à travailler sérieusement.
Le sacrifice d'un plaisir immédiat en vue d'un plaisir futur a été appelé abstinence
par les économistes. Mais ce terme a prêté à des méprises : les plus grands accumu-
lateurs de richesses sont des personnes très riches dont quelques-unes vivent dans le
luxe, et ne pratiquent certes pas l'abstinence dans le sens où ce mot est synonyme de
sobriété. Ce que les économistes voulaient dire, c'est que lorsqu'une personne

1 L'idée que le taux de l'intérêt puisse se concevoir sous la -forme d'une quantité négative a été
discutée par Foxwell dans une étude sur Some Social Aspects of Banking, présentée au
Bankers'Institute en janvier 1886.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 92

s'abstient de consommer une chose qu'il est en son pouvoir de consommer, dans le but
d'augmenter ses ressources pour l'avenir, le fait de s'abstenir de cet acte particulier de
consommation augmente l'accumulation de la richesse. Mais, puisque le mot peut
prêter à confusion, nous aurons avantage à éviter son emploi, et nous dirons que
l'accumulation de la richesse est d'ordinaire le résultat d'un ajournement de jouis-
sance, ou d'une attente (waiting) 1.

Le « prix de demande » (demand price) de l'accumulation, c'est-à-dire le plaisir


futur que les circonstances où elle vit permettent à une personne de se procurer par
son travail et par son attente (waiting), prend des formes diverses ; mais le fond en est
toujours le même. Lorsqu'un paysan s'est construit une cabane à l'épreuve des
mauvais temps, le plaisir qu'il en tire quand la neige pénètre dans celles de ses voisins
qui ont consacré moins de travail à construire les leurs, constitue le prix dont sont
rémunérés son travail et son attente : il est semblable en son essence à l'intérêt que le
médecin retraité tire du capital qu'il a prêté à une fabrique ou à une mine pour lui
permettre d'améliorer son outillage. À cause de la précision numérique avec laquelle
il peut être exprimé, nous pouvons considérer cet intérêt comme le type représentant
la rémunération pour l'usage de la richesse sous ses autres formes.

Lorsqu'une personne diffère ainsi une jouissance, peu importe, pour notre sujet
actuel, que les moyens de se procurer cette jouissance lui viennent de son travail,
source première de presque toutes les jouissances; ou qu'elle les tienne au contraire
d'autres personnes, par voie d'échange ou de succession, par un commerce légitime ou
par des formes peu scrupuleuses de spéculation, par spoliation ou par fraude. Le seul
point qui nous importe pour le moment, c'est que le progrès de la richesse implique en
général une attente (waiting) voulue de la part de personnes possédant (à tort ou à
raison) les moyens de se procurer immédiatement un plaisir, et que leur inclination à
attendre ainsi tient à l'habitude de se représenter vivement l'avenir et d'y pourvoir.

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§ 9. - Mais examinons de plus près l'idée que, à prendre la nature humaine telle
qu'elle est, plus sera grand le plaisir futur que l'on peut se procurer en faisant un
sacrifice présent, plus sera grande la somme de sacrifice présent que les gens
consentiront à faire. Supposons, par exemple, que des villageois doivent aller cher-
cher dans les forêts le bois pour construire leurs cabanes ; plus les forêts sont
éloignées, plus sera faible le rendement en confort futur que donne chaque heure de
travail employée à aller chercher du bois, moindre sera le bénéfice futur que ces gens
retirent de la richesse accumulée par eux par chaque heure de travail. Cette faiblesse
du plaisir futur qu'ils tirent d'un sacrifice immédiat donné, tendra à les détourner
d'augmenter les dimensions de leurs cabanes ; et elle diminuera peut-être, au total, la
somme de travail qu'ils dépenseront à aller chercher du bois. Mais cette règle n'est pas
sans exception. En effet, si la coutume les a familiarisés avec une seule forme de

1 Kart Marx et ses disciples se sont beaucoup amusés à considérer l'accumulation de richesses qui
résulte de l'abstinence du baron de Rothschild, et ils l'opposent à la prodigalité de l'ouvrier qui
nourrit une famille de sept personnes avec sept shillings par semaine et qui, dépensant tout son
revenu, ne pratique pas du tout l'abstinence économique. Macvane dans le Journal of Economics
de Harvard, juillet 1887, a montré que c'est l'attente et non pas l'abstinence qui est rémunérée par
l'intérêt et qui est un facteur de la production.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 93

maisons, alors, plus ils seront loin de la forêt, et plus sera faible le bénéfice qu'ils
retirent d'un jour de travail, plus aussi ils y consacreront de jours de travail.

Et de même lorsqu'une personne ne fait pas elle-même usage de sa richesse, mais


la prête à intérêt : plus le taux de l'intérêt est élevé et plus est grande la rémunération
de son épargne. Si le taux d'intérêt pour les placements sûrs est de 4 pour cent, une
personne qui se prive de 100 £ de jouissances immédiates pourra compter sur une
annuité de 4 £ ; mais elle ne peut compter que sur 3 £ si le taux est de 3 pour cent.
Une baisse du taux de l'intérêt abaissera généralement la limite à partir de laquelle
une personne cesse de trouver qu'il vaille la peine de sacrifier des plaisirs actuels en
vue des plaisirs futurs qu'elle peut se procurer en économisant sur ses ressources. Elle
amène donc généralement les gens à consommer immédiatement un peu plus, et à
mettre moins en réserve pour l'avenir. Mais cette règle n'est pas sans exception.

Sir Josias Child a remarqué en effet, il y a deux siècles, que dans les pays où le
taux de l'intérêt est élevé, les marchands, « lorsqu'ils ont acquis une grande fortune,
abandonnent le commerce », et prêtent leur argent à intérêt, « le bénéfice étant à
cause de cela très facile, certain et considérable ; au contraire, dans les autres pays où
le taux de l'intérêt est faible les marchands restent dans le commerce de génération en
génération, ils s'enrichissent et enrichissent l'État ». Et il est encore vrai maintenant,
comme autrefois, que beaucoup d'hommes se retirent des affaires alors qu'ils sont
encore dans la force de l'âge, et alors que leur connaissance des hommes et des choses
les rend capables de conduire leurs affaires avec plus de succès que jamais. En outre,
comme Sargant l'a montré, lorsqu'un homme a décidé de travailler et d'épargner
jusqu'à ce qu'il se soit assuré un certain revenu pour sa vieillesse, ou pour sa famille
après sa mort, il devra épargner davantage si le taux de l'intérêt est bas que s'il est
élevé. Supposons, par exemple, qu'il désire se retirer des affaires avec un revenu de
400 £ par an, on assurer ce revenu à sa femme et à ses enfants après sa mort: si le taux
d'intérêt est de 5 pour cent, il lui suffit de mettre de côté 8.000 £, ou de prendre une
assurance sur la vie de 8.000 £ ; mais si le taux est de 4 pour cent, il doit économiser
10.000 £ ou s'assurer pour 10-000 £.

Il est donc possible qu'une baisse continue du taux de l'intérêt soit accompagnée
d'un accroissement continu des quantités dont s'augmente chaque année le capital du
monde. Mais il n'est pas moins vrai qu'une diminution des bénéfices éloignés que l'on
peut retirer d'une somme donnée de travail et d'attente (waiting) tend à réduire les
réserves que les gens font pour l'avenir ; ou bien, en langage plus moderne : une
baisse du taux de l'intérêt tend à entraver l'accumulation de la richesse. Il est vrai que
sa puissance sur la nature augmentant, il est possible à l'homme de continuer à
épargner beaucoup, même avec un faible taux d'intérêt ; cependant, tant que la nature
humaine restera ce qu'elle est, le nombre de ceux qu'une baisse du taux de l'intérêt
portera à économiser moins qu'ils ne l'auraient fait sans cela, l'emportera sur ceux
qu'elle poussera à économiser davantage 1.

1 Voir aussi liv. VI, chap. VI. On peut observer cependant que les liens qui existent entre le progrès
du capital et une estimation très élevée des « biens futurs », semblent avoir été exagérés par les
écrivains anciens, et non pas méconnus, comme J'a prétendu le Professeur Böhm-Bawerk.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 94

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§ 10. - Les causes qui régissent l'accumulation de la richesse et ses relations avec
le taux de l'intérêt ont de si nombreux points de contact avec les diverses parties de la
science économique, qu'il est difficile de les étudier complètement dans aucune
partie, de notre ouvrage. Bien que dans le présent livre nous nous occupions surtout
du point de vue de l'offre, il a paru nécessaire de donner provisoirement ici quelques
indications sur les relations générales existant entre la demande et l'offre de capital.
Nous avons vu que :

L'accumulation de la richesse est influencée par un grand nombre de causes : par


la coutume, par l'habitude de se maîtriser et de se représenter l'avenir, et surtout par la
force des affections de famille. La sécurité est une condition nécessaire pour qu'elle
ait lieu ; le progrès des connaissances et de l'intelligence la facilite de bien des
manières.

Une augmentation du taux de l'intérêt donné pour le capital, c'est-à-dire une


augmentation du prix de demande de l'épargne, tend à augmenter le volume de
l'épargne. Il est vrai que certaines personnes qui ont décidé de s'assurer un revenu
d'une certaine somme, pour eux ou pour leur famille, épargnent moins avec un taux
d'intérêt élevé qu'avec un taux faible ; cependant, en dépit de ce fait, c'est une règle à
peu près universelle qu'une élévation du taux de l'intérêt augmente le désir d'épar-
gner ; et il augmente souvent le pouvoir d'épargner, ou plutôt c'est souvent une
indication que l'efficacité de nos ressources productives a augmenté. Mais les anciens
économistes allaient trop loin en suggérant qu'une élévation de l'intérêt (ou des
profits) au dépens des salaires augmentait toujours le pouvoir d'épargne : ils
oubliaient que, au point de vue national, le placement de la richesse sous la forme
d'enfants de la classe ouvrière est aussi productif que son placement en chevaux et en
machines.

Il faut cependant rappeler que la somme de richesse placée en une année est une
faible partie du stock déjà existant, et que, par suite, le stock ne serait pas augmenté
d'une façon sensible une année où se produirait une augmentation, même considé-
rable, du taux annuel de l'épargne.

Note sur les statistiques relatives


au progrès de la richesse
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§ 11. - L'histoire statistique du progrès de la richesse est singulièrement pauvre et


trompeuse. Ce fait est dû en partie aux difficultés inhérentes à toute tentative pour
donner une mesure numérique de la richesse qui puisse s'appliquer à des lieux et à des
temps différents; il est dû aussi à l'absence de tentative systématique pour rassembler
les renseignements nécessaires. Le gouvernement des États-Unis, il est vrai, demande
des renseignements sur les biens de chaque personne ; et quoique les renseignements
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 95

ainsi obtenus ne soient pas satisfaisants, ce sont pourtant peut-être les meilleurs que
nous ayons.

Pour apprécier la richesse des autres pays, il faut se baser uniquement sur des
estimations du revenu que l'on capitalise à des taux différents ; ces taux sont choisis
en tenant compte : 1° du taux général d'intérêt courant à ce moment ; 2° de la mesure
selon laquelle le revenu que donne une richesse particulière peut être attribué : a) au
pouvoir permanent que possède la richesse ,elle-même de donner un revenu ; b) au
travail dépensé en l'employant, ou à l'épuisement du capital lui-même. Ce dernier
élément est particulièrement important dans le cas des usines métallurgiques qui se
déprécient rapidement, et encore plus dans le cas des mines qui semblent devoir
s'épuiser vite; ces sortes de richesses ne doivent être capitalisées qu'avec un faible
taux de capitalisation. D'un autre côté, l'aptitude du sol à donner un revenu semble
devoir s'accroître ; et là où il en est ainsi, le revenu du sol doit être capitalisé à un taux
élevé, qui peut être considéré comme faisant compensation pour les richesses qui
rentrent sous le chef b.

Le sol, les maisons, et le bétail, sont les trois formes de richesse qui toujours et
partout ont été au premier rang par leur importance. Mais le sol diffère des autres
choses en ce qu'une augmentation de sa valeur est souvent due surtout à ce que sa
rareté est devenue plus grande ; elle indique donc des besoins plus grands, plutôt que
de plus grandes ressources pour satisfaire les besoins. Ainsi on estimait que le sol des
États-Unis en 1880 avait à peu près la même valeur que le sol du Royaume-Uni, et la
moitié à peu près de celle du sol de la France. Sa valeur en monnaie était insignifiante
il y a cent ans, et si, dans deux ou trois cents ans, la densité de la population est à peu
près la même aux Etats-Unis que dans le Royaume-Uni, le soi du premier de ces deux
pays vaudra au moins vingt fois autant que celui du dernier.

Dans la première partie du Moyen-Age, la valeur totale du sol de l'Angleterre était


bien inférieure à celle des quelques animaux à forte charpente, mais de petite taille,
qui y mouraient de faim pendant l'hiver. A l'heure actuelle, bien que beaucoup des
meilleures terres aient été utilisées pour les maisons, les chemins de fer, etc. ; bien
que le bétail ait un poids total plus de dix fois supérieur, et soit de meilleure qualité;
bien qu'un capital agricole considérable existe sous des formes qui étaient alors
inconnues: cependant le sol cultivable vaut plus de trois fois autant que le capital
d'exploitation agricole. Les quelques années de la grande guerre avec la France
doublèrent presque la valeur nominale du sol de l'Angleterre. Depuis lors, le libre
échange, les améliorations des transports, l'ouverture de pays neufs, et d'autres causes,
ont abaissé la valeur nominale de la partie du sol qui est consacrée à l'agriculture. Et
elles ont eu pour effet d'élever en Angleterre, par rapport au Continent, le pouvoir
général d'achat de la monnaie à l'égard des marchandises. Au début du XIXe siècle,
25 francs auraient acheté plus de choses en France, et surtout une plus grande quantité
des choses que consomment les classes ouvrières, qu'une livre en Angleterre. Mais
maintenant l'avantage est de notre côté, et cela fait que les récents progrès de la
richesse en France paraissent être, relativement à ceux qu'elle a faits en Angleterre,
plus grands qu'ils ne le sont en réalité.

Il faut tenir compte de tous les faits de ce genre, et aussi du fait qu'une baisse du
taux de l'intérêt augmente le taux auquel un revenu doit être capitalisé, et par suite
augmente la valeur d'un bien qui produit un revenu donné. On voit alors que les
estimations de la richesse d'un pays seraient très trompeuses, même si les statistiques
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 96

de revenus sur lesquelles elles sont basées étaient exactes ; mais cependant ces
estimations ne sont pas entièrement dénuées d'intérêt.
L'ouvrage de Giffen, Growth of Capital, contient des discussions suggestives sur
plusieurs des chiffres du tableau suivant.

Maisons, Capital Autres Richesse Richesse


Sol formes de
Pays et sources de etc. agricole totale par tête
(millions (millions (millions richesse (millions (millions
l'estimation de £)
de £) de £) (millions de £) de £)
de £)
Angleterre
1679 (Petty) 144 30 36 40 250 42
1690 (Gregory Kirig) 180 45 25 70 320 58
1812 (Colquhoun) 750 300 143 653 1.846 180
1885 (Giffen) 1.333 1.700 382 3.012 6.427 315
Royaume- Uni
1812 Colquhoun). 1.200 400 228 908 2.736 160
1855 (Edleston) 1.700 550 472 1.048 3.760 130
1865 (Giffen) - 1.864 1031 620 2.598 6.113 200
1875 (Giffen) 2.007 1.420 668 4.453 8.548 260
1885 (Giffen) 1.691 1.927 522 5.897 10.037 270
États-Unis
1880 (Census) 2.040 2.000 480 4.208 8.728 175
1890 (Census) 13.200 200
France
1892 (De Foville) 3.000 2.000 400 4.000 9.400 247
Italie
1884 (Pantaleoni) 1.160 360 1.920 65

Rogers a tiré de la situation des différents comtés, au point de vue de l'impôt une
histoire instructive des changements survenus dans la richesse relative des différentes
parties de l'Angleterre. Le grand ouvrage du vicomte d'Avenel, Histoire économique
de la propriété, etc., contient une grande abondance de documents sur la France ;
d'excellentes études comparatives du progrès de la richesse en France et dans les
autres pays ont été faites par Levasseur, Leroy-Beaulieu, Neymarck et de Foville.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 97

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre huit
Organisation industrielle

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§ 1. - Les écrivains qui se sont occupés de science sociale, depuis l'époque de


Platon se sont plu à insister sur l'augmentation de rendement que le travail tire de
l'organisation. Mais sur ce point, comme sur d'autres, Adam Smith a donné une portée
nouvelle et plus étendue à une idée ancienne, grâce à la pénétration philosophique
avec laquelle il l'expliqua, et grâce aux faits dont il l'illustra. Après avoir insisté sur
les avantages de la division du travail, et avoir indiqué comment ils rendent possible à
une plus grande population de vivre à l'aise sur un territoire limité, il conclut que
l'insuffisance des moyens de subsistance par rapport à la population tend à éliminer
les races qui, faute d'organisation, ou pour toute autre cause, sont incapables de tirer
bon parti des avantages que possèdent les lieux où elles habitent.

Avant que l'ouvrage d'Adam Smith eut trouvé beaucoup de lecteurs, les biolo-
gistes avaient déjà commencé à faire de grands progrès dans la façon de comprendre
la véritable nature des différences d'organisation qui distinguent les animaux supé-
rieurs des animaux inférieurs; et avant qu'il se fut écoulé deux nouvelles générations,
le mémoire historique de Malthus sur la lutte de l'homme pour l'existence mit Darwin
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 98

sur la voie de ses études sur les effets de la lutte pour l'existence dans le monde
animal et végétal qui aboutirent à sa découverte touchant le rôle qu'elle joue
constamment au point de vue de la sélection. Depuis lors la biologie a plus que payé
sa dette ; les économistes ont à leur tour profité beaucoup des nombreuses et profon-
des analogies qui ont été découvertes entre l'organisation sociale, et particulièrement
l'organisation industrielle, d'une part, et l'organisation physique des animaux
supérieurs d'autre part. Dans certains cas, il est vrai, ces analogies apparentes
disparurent à un examen plus minutieux ; mais beaucoup de celles qui semblaient à
première vue les plus fantaisistes, ont peu à peu été remplacées par d'autres, et ont
finalement justifié leur prétention de servir d'illustrations à l'unité d'action fonda-
mentale qui existe entre les lois du monde physique et celles du monde moral. Cette
unité centrale est exprimée par la règle générale, qui ne souffre pas beaucoup
d'exceptions, selon laquelle le développement d'un organisme, social ou physique,
entraîne une subdivision croissante des fonctions entre ses parties distinctes, et d'autre
part une relation plus étroite entre elles 1. Chaque partie en vient à pouvoir de moins
en moins se suffire à elle-même, à dépendre de plus en plus des autres parties pour
son bien-être ; de sorte que tout désordre dans une partie quelconque d'un organisme
supérieurement développé affecte ainsi les autres parties.

Ce progrès dans la subdivision des fonctions, ou « différenciation », comme on


l'appelle, se manifeste, en ce qui touche l'industrie, sous la forme de la division du
travail, et sous celle des progrès de la spécialisation, des connaissances et du machi-
nisme. Tandis que l'intégration, c'est-à-dire l'intimité et la solidité croissantes des
liens qui existent entre les différentes parties de l'organisme industriel, se manifeste
sous les formes suivantes: progrès de la sécurité en matière de crédit commercial,
progrès des moyens et des habitudes de communication par mer et par terre, des
chemins de fer et du télégraphe, de la poste et de l'imprimerie.

La théorie d'après laquelle les organismes dont le développement est supérieur, au


sens que nous venons de donner à cette expression, sont ceux qui ont le plus de
chance de survivre dans la lutte pour l'existence, est elle-même en voie de progrès.
Elle n'est pas encore entièrement élaborée aujourd'hui, ni au point de vue biologique,
ni au point de vue économique. Mais nous pouvons envisager les principales consé-
quences économiques de la loi d'après laquelle la lutte pour l'existence amène la
multiplication des organismes qui sont le mieux adaptés pour profiter de leur milieu.

Elle demande à être interprétée avec prudence, car le fait qu'une chose est profi-
table à son milieu ne suffit pas à assurer sa survivance, ni dans le monde physique, ni
dans le monde moral. La loi de la « survivance des plus aptes » affirme que les
organismes qui tendent à survivre sont ceux qui sont les plus aptes à utiliser le milieu
pour leurs propres fins. Ceux qui utilisent le mieux leur milieu sont souvent aussi
ceux qui sont le plus utiles à ceux qui les entourent; mais parfois ils leur sont
nuisibles.

Réciproquement, il peut arriver que la lutte pour la survivance ne réussisse pas à


faire naître des organismes qui seraient pourtant très profitables à leur milieu. Dans le
monde économique, le besoin d'une disposition industrielle nouvelle ne suffit pas
pour en provoquer à coup sûr l'offre, à moins que ce soit autre chose qu'un simple

1 Outre les ouvrages de Herbert Spencer sur ce sujet, et l'ouvrage de Bagehot, Physics and Politics,
voir une brillante étude de Häckel sur Arbeitstheilung in Menschen-und Thierleben. Il faut se
reporter aussi à Schäffle, Bau und Leben des socialen Körpers, et à Hearn, Plutology.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 99

désir, ou qu'un simple besoin. La demande doit être effective, c'est-à-dire qu'elle doit
être accompagnée d'un paiement équivalent, ou de quelque autre avantage offert à
ceux qui la satisferont 1. Le simple désir qu'ont des ouvriers de participer à la
direction et aux profits de la fabrique où ils travaillent, ou le besoin qu'éprouvent des
jeunes gens bien doués de recevoir une bonne éducation technique, n'est pas une
demande dans le sens où le mot est employé lorsqu'on dit que l'offre suit naturelle-
ment et sûrement la demande. Cela semble être une pénible vérité, mais quelques-
unes de ses conséquences les plus pénibles sont atténuées par le fait que lei; races
chez lesquelles on se rend gratuitement des services les uns aux autres, ne sont pas
seulement celles qui ont le plus de chance de prospérer pendant quelque temps, mais
celles qui ont le plus de chance d'avoir une nombreuse descendance héritant de ces
bienfaisantes habitudes.

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§ 2. - Même dans le monde végétal, une espèce qui négligerait le sort de ses
graines, disparaîtrait bientôt, quelque vigoureux que soit son développement. Les
devoirs de famille et de race sont souvent compris d'une façon élevée, dans le règne
animal ; et même les animaux de proie, que nous sommes accoutumés à regarder
comme les types de la cruauté, qui savent utiliser avec férocité leur milieu, et ne font
rien pour lui en retour, sont bien obligés cependant, en tant qu'individus, de se
dévouer pour leurs rejetons. Et en nous élevant des intérêts plus étroits de la famille à
ceux de la race, nous voyons que parmi les animaux qui vivent en société, comme les
abeilles et les fourmis, les races qui survivent sont celles où l'individu montre le plus
d'énergie à rendre à la société des services variés sans l'aiguillon d'un bénéfice direct
pour lui-même.

Mais lorsque nous arrivons aux êtres humains, doués de la raison et de la parole,
l'influence fortifiante exercée par le sentiment du devoir social sur l'énergie d'un
groupe prend des formes plus variées. Il est vrai qu'aux âges les plus grossiers de la
vie humaine, beaucoup des services que les individus se rendent les uns aux autres
sont dus, presque comme chez les abeilles et les fourmis, à des habitudes héréditaires
et à des impulsions irraisonnées. Mais le sacrifice réfléchi, et par suite moral, de soi-
même, fait bientôt son apparition. Il est alimenté par les sages enseignements des
prophètes, des prêtres et des législateurs, et il est inculqué au moyen de paraboles et
de légendes. Peu à peu la sympathie irraisonnée, dont les germes existent chez les
animaux inférieurs, étend sa sphère, et arrive à être acceptée après réflexion comme
mobile d'action : l'affection sociale, d'abord à peine supérieure à celle qui existe dans
une bande de loups ou dans une troupe de brigands, se transforme peu à peu en un
noble patriotisme ; l'idéal religieux s'élève et se purifie. Les races chez lesquelles ces
qualités sont le plus développées, sont sûres, toutes choses étant égales, de se montrer
plus fortes que les autres dans la guerre et dans la lutte contre la faim et la maladie ;
finalement elles sont sûres de prévaloir. Ainsi donc la lutte pour la vie amène à la
longue la survivance des races d'hommes où l'individu montre le plus de disposition à

1 Comme toutes les autres théories du même ordre, celle-ci a besoin d'être interprétée en tenant
compte du fait que la demande effective d'un acheteur dépend de ses ressources, aussi bien que de
ses besoins : un faible besoin de la part d'un homme riche agit souvent avec plus de force effective
sur l'organisation commerciale du monde qu'un grand besoin de la part d'un homme pauvre.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 100

se sacrifier au profit de ceux qui l'entourent, de celles par conséquent qui sont les plus
aptes collectivement à tirer parti de leur milieu.

Malheureusement les qualités qui permettent à une race de l'emporter sur une
autre, ne sont pas toutes bienfaisantes pour l'humanité dans son ensemble. Sans doute
on aurait tort d'insister beaucoup sur le fait que des races à demi-sauvages ont pu
souvent, grâce à leurs habitudes guerrières, triompher d'autres races qui leur étaient
supérieures dans toutes les vertus de la paix : de pareils succès en effet ont graduelle-
ment augmenté la vigueur physique de l'humanité et son aptitude à accomplir de
grandes choses ; elles ont en définitive fait peut-être plus de bien que de mal. Mais on
peut admettre, sans faire les mêmes restrictions, qu'une race ne prouve pas qu'elle
mérite bien de l'humanité par le seul fait qu'elle réussit à prospérer au milieu ou à côté
d'une autre. Sans doute la biologie et la science sociale montrent toutes deux que
parfois les parasites servent de façon inattendue les êtres dont ils vivent; mais dans
bien des cas ils utilisent à leur avantage les particularités de ces êtres sans rien leur
donner en retour. S'il existe, économiquement parlant, une demande pour les services
des trafiquants de monnaie juifs et arméniens dans l'est de l'Europe et en Asie, ou
pour la main d'œuvre des Chinois en Californie, ce fait n'est pas en lui-même la
preuve, ni même un bien sérieux indice que de pareilles situations tendent à élever le
niveau de l'humanité dans son ensemble. Sans doute une race entièrement livrée à ses
seules ressources peut rarement prospérer à moins qu'elle ne soit abondamment douée
des plus habiles vertus sociales ; mais une race manquant de ces vertus et incapable
de s'élever à elle seule, peut arriver à prospérer grâce à ses relations avec une autre
race. An total, et sous la réserve de graves exceptions, les races qui survivent et
prédominent sont celles chez lesquelles les meilleures qualités sont le mieux
développées.

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§ 3. - Cette influence de l'hérédité ne se montre nulle part avec plus d'évidence


que dans l'organisation sociale. Car celle-ci ne peut être que le résultat d'un lent
développement, le produit d'un grand nombre de générations : elle est basée sur les
habitudes et les aptitudes du grand nombre, qui ne sauraient changer rapidement.
Dans les temps primitifs, alors que la religion, le culte et les cérémonies, l'organisa-
tion politique, l'organisation militaire et l'organisation industrielle, étaient étroitement
unis et n'étaient même que les faces différentes de la même chose, on constate que
presque toutes les nations qui étaient à la tête du progrès humain s'accordèrent pour
adopter un système plus ou moins rigoureux de castes : et ce fait prouve par lui-même
que la distinction en castes était bien appropriée à ce milieu, et qu'en somme il
augmenta la force des races et des nations qui l'adoptèrent. Comme il était un facteur
dominant toute leur vie, les nations qui l'adoptèrent n'auraient en effet pas pu
l'emporter en règle ordinaire sur les autres, si l'influence exercée par lui n'avait pas été
au total avantageuse. Leur prééminence ne prouvait pas qu'il fut sans défauts, mais
que ses avantages, relativement à ce stade particulier du progrès, l'emportaient sur ses
défauts.

Nous savons qu'il peut se faire qu'un animal ou un végétal diffère de ses concur-
rents par la possession de deux qualités, dont l'une constitue pour lui un grand
avantage, tandis que l'autre est sans importance, peut-être même légèrement nuisible :
l'existence de la première qualité permet à l'espèce de triompher, en dépit de l'autre; la
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 101

survivance de cette dernière ne prouvera pas qu'elle soit avantageuse. De même la


lutte pour l'existence a laissé subsister dans l'humanité beaucoup de qualités et
d'habitudes ne présentant par elles-mêmes aucun avantage, mais associées par un lien
plus ou moins permanent à d'autres qui étaient de grandes causes de force. Des
exemples de ce genre se rencontrent chez les peuples qui doivent surtout leur
supériorité à des succès militaires, dans la tendance qu'ils ont à se conduire en oppres-
seurs, et à mépriser tout travail de longue haleine. On en trouve aussi chez les peuples
commerçants, dans leur tendance à trop penser à la richesse et à l'employer en
dépenses de luxe. Mais les exemples les plus frappants se rencontrent en matière
d'organisation sociale ; l'excellente adaptation du système des castes à l'œuvre
particulière qu'il avait à accomplir, lui permit de prospérer en dépit de ses grands
défauts, dont le principal était sa rigidité et le sacrifice de l'individu aux intérêts de la
société, ou plutôt à certaines exigences spéciales de la société.

En passant par-dessus les périodes intermédiaires et en arrivant tout de suite à


l'organisation moderne du monde occidental, nous voyons qu'elle offre un contraste
frappant et une ressemblance non moins frappante avec le système des castes. D'une
part la rigidité a été remplacée par la plasticité : les procédés de travail qui étaient
autrefois stéréotypés, changent maintenant avec une rapidité étonnante. Les relations
sociales entre les classes, et la position de l'individu dans sa classe, qui étaient
autrefois fixées avec précision par des règles traditionnelles, sont maintenant parfa-
itement variables et changent avec les circonstances changeantes du moment. Mais,
d'un autre côté, le sacrifice de l'individu aux exigences de la société, en ce qui regarde
la production de la richesse matérielle, est à certains égards comme un cas d'atavisme,
comme une survivance des conditions qui prévalaient aux temps lointains de la
domination des castes: la division du travail entre les différentes branches d'industrie,
et entre les différents individus dans la même branche, est si entière et si rigide, que
les véritables intérêts du producteur risquent parfois d'être sacrifiés en vue d'accroître
la somme que son travail ajoute au total de la production.

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§ 4. - Adam Smith, tout en insistant sur les avantages généraux de cette minu-
tieuse division du travail et de cette délicate organisation industrielle qui étaient en
train de se développer à son époque avec une rapidité sans exemple, eut soin cepen-
dant de signaler que ce système avait bien des défauts et qu'il entraînait bien des
maux 1. Mais beaucoup de ceux qui l'ont suivi, ayant moins de pénétration
scientifique et parfois moins de véritable connaissance du monde, soutinrent
hardiment que tout ce qui existe est bien. Il ne leur suffit pas d'insister sur le fait que
la nouvelle organisation industrielle va en se développant rapidement et triomphe des
formes rivales dans toutes les directions, ni de montrer que ce fait à lui seul prouve
qu'elle répond à un besoin des temps, et que ses avantages l'emportent sur ses
inconvénients.

Quelques-uns allèrent plus loin et appliquèrent le même raisonnement à tous les


détails de cette organisation ; ils ne voyaient pas que la force même du système dans
son ensemble lui permet de présenter beaucoup de particularités qui en elles-mêmes
sont fâcheuses. Pendant un temps ils fascinèrent le monde par leurs descriptions

1 Nous avons déjà noté (Livre I, ch. IV, § 3) l'emploi inexact du mot Smithianismus en Allemagne.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 102

romanesques des proportions parfaites de cette organisation « naturelle » de l'indus-


trie, née du germe rudimentaire de l'intérêt personnel : chaque homme choisit son
travail quotidien avec, la seule idée d'en obtenir le meilleur prix possible, mais avec
cette conséquence inévitable de choisir par là même le travail dans lequel il rendra le
plus de service aux autres. Ils prétendirent par exemple que si un homme possède un
talent de directeur d'entreprise, il est sûrement conduit à l'employer au mieux de
l'intérêt de l'humanité ; que, pendant ce temps, d'autres personnes, poussées de même
par leur propre intérêt, sont amenées à lui fournir pour son usage tout le capital dont il
peut faire bon emploi ; que son propre intérêt l'amène à disposer de ceux qu'il emploie
de telle façon que chacun ait le travail pour lequel il est le plus apte et pas un autre ;
que son intérêt l'amène aussi à acquérir et à utiliser les machines et autres instruments
de production qui peuvent, mieux que d'autres équivalents et du même prix,
contribuer, entre ses mains, à subvenir aux besoins de l'humanité.

Ils avaient raison de soutenir que ce sont là d'importants problèmes qui ne peuvent
pas être bien compris sans une étude beaucoup plus attentive que celle qui leur est
consacrée par ces écrivains hâtifs qui, alors comme aujourd'hui, arrivaient à une facile
popularité par d'aveugles attaques contre l'état social existant. Mais la défense qu'eux-
mêmes en faisaient, bien que plus intelligente, méritait presque tout autant le reproche
d'être inspirée par un préjuge de parti. La subtilité romanesque de cette « organisation
naturelle de l'industrie » était séduisante pour des esprits sérieux et réfléchis ; elle les
dispensait de voir, et de chercher à corriger, le mal qui se mêlait au bien dans les
transformations s'accomplissant autour d'eux ; et elle les empêchait de rechercher si
beaucoup des institutions, même parmi les plus importantes de l'organisation moder-
ne, ne pourraient pas être éphémères : ayant d'ailleurs beaucoup d'excellents résultats
à donner pendant leur existence, comme le système des castes l'avait fait dans son
temps ; mais étant, comme lui, surtout utiles en ce qu'elles ouvrent la voie à une
meilleure organisation pour des temps plus heureux.

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§ 5. - De plus la théorie ne tenait pas compte de ce que les organes voient leur
vigueur s'accroître lorsqu'on en fait usage. M. Herbert Spencer a fait plus que
personne autre pour établir la vérité et l'importance de la loi d'après laquelle si un
exercice physique ou intellectuel procure du plaisir et se répète par suite fréquem-
ment, les organes physiques ou intellectuels qu'il met en jeu, ont des chances de
progresser avec rapidité. Chez les animaux inférieurs, il est vrai, l'action de cette loi
est si intimement mêlée à celle de la survivance des plus aptes, qu'il est rarement
nécessaire d'insister sur la distinction entre les deux. En effet, on pouvait deviner a
priori, et l'observation semble prouver, que la lutte pour la survivance tend à empê-
cher les animaux de prendre beaucoup de plaisir à l'exercice des fonctions qui ne
contribuent pas à leur bien-être.

Mais l'homme, avec sa forte individualité, a plus de liberté. Il se plaît à exercer ses
facultés pour elles-mêmes : tantôt pour en faire un noble emploi, soit en s'abandon-
nant à la poussée de la vie, comme le faisaient les Grecs antiques, soit sous l'action
d'un effort réfléchi et ferme en vue de fins importantes; tantôt pour en faire un usage
bas, comme dans le cas où le goût pour la boisson prend un développement morbide.
La supériorité physique de la race anglaise sur toutes, celles qui ont vécu de la vie des
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 103

villes aussi largement que nous, est due au grand développement des jeux dans
lesquels notre jeunesse exerce ses facultés physiques à seule fin de les exercer. Les
facultés religieuses, morales, intellectuelles et artistiques, dont dépend le progrès de
l'industrie, ne sont pas acquises uniquement en vue des choses qu'elles peuvent
procurer; mais on les développe par l'exercice en vue du plaisir et du bonheur
qu'elles-mêmes procurent ; de même, une bonne organisation de l'État, ce grand
facteur de la prospérité économique, est le produit d'une variété infinie de motifs,
dont beaucoup n'ont aucun lien avec la recherche de l'enrichissement de la nation 1.

Sans doute, il est vrai que les qualités physiques acquises par les parents pendant
leur vie se transmettent rarement, petit-être même jamais, à leur descendance. Mais il
ne semble y avoir aucune bonne raison de douter que les enfants de ceux qui ont
mené une vie physiquement et moralement saine, ne soient d'une nature plus vigou-
reuse que si leurs parents avaient vécu dans des conditions malsaines, affaiblissantes
pour leurs corps et leurs esprits. Il est certain que dans le premier cas les enfants, une
fois nés, seront mieux nourris et mieux élevés, qu'ils acquerront des goûts plus sains,
et qu'ils auront plus de cette considération pour les autres et de ce respect pour soi-
même qui sont les grands ressorts du progrès humain 2.

Il est donc nécessaire d'examiner avec soin si l'organisation industrielle actuelle


ne pourrait pas avec avantage être modifiée de façon à augmenter les occasions que
les classes industrielles inférieures possèdent de faire usage de leurs facultés intellec-
tuelles, de tirer du plaisir de cet usage, et de les fortifier en s'en servant. L'argument
d'après lequel une pareille transformation, si elle avait été avantageuse, se serait déjà
opérée par le jeu de la lutte pour la survivance, doit être rejeté comme insuffisant.
Sans doute, le développement tendrait alors de lui-même à se faire dans cette
direction, mais son action serait lente ; et c'est la prérogative de l'homme de hâter la
marche du progrès en prévoyant et en préparant la voie pour l'avenir. Nous devons
toujours nous rappeler que des changements, qui n'ajoutent que peu au rendement
immédiat de la production, peuvent être précieux s'ils préparent l'humanité à une
organisation supérieure où la production de la richesse sera plus efficace et sa
distribution plus juste, et que tout système qui laisse gaspiller les plus hautes facultés
des classes inférieures soulève de graves préventions.

Nous pouvons maintenant étudier provisoirement les formes actuelles de l'orga-


nisation industrielle, et le rôle qu'elles jouent sur l'offre des richesses matérielles.

1 L'homme, au milieu de si nombreux mobiles, peut s'appliquer volontairement à encourager le


développement de l'un d'eux, mais il peut aussi se décider à entraver le progrès d'un autre. La
lenteur des progrès pendant le Moyen Age fut due en partie à un mépris voulu de l'instruction.
2 Voir note XI à l'appendice.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 104

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre neuf
Organisation industrielle (suite).
Division du travail.
Influence du machinisme

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§ 1. - La première condition d'une bonne organisation de l'industrie est que


chacun y soit employé dans le travail que ses capacités et son instruction le rendent
apte à bien faire, et qu'il soit muni pour son travail des meilleures machines et des
meilleurs instruments. Nous laisserons de côté pour le moment la répartition du
travail entre ceux qui exécutent les détails de la production, et ceux, d'autre part, qui
dirigent son organisation générale et qui en supportent les risques ; nous nous en
tiendrons à la division du travail entre les différentes catégories d'agents de la
production, en insistant spécialement sur l'influence des machines. Dans le chapitre
suivant, nous examinerons les effets réciproques de la division du travail et de la
localisation de l'industrie. Dans un troisième chapitre, nous rechercherons en quoi les
avantages de la division du travail Sont influencés par l'accumulation de gros capi-
taux entre les mains de simples individus et de sociétés, ou, comme on dit d'ordinaire,
par la production en grand ; et enfin nous examinerons la spécialisation croissante qui
se produit dans le travail de direction des entreprises.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 105

Tout le monde sait bien que « pratiquer est le moyen de se perfectionner », que la
pratique permet d'accomplir, avec relativement peu de peine, quelque chose qui
semblait d'abord difficile, tout en le faisant beaucoup mieux qu'auparavant. La
physiologie explique dans une certaine mesure ce fait. Elle permet de croire que le
changement est dû au développement graduel de nouvelles habitudes d'action plus ou
moins « réflexe » ou automatique. Des actions purement réflexes, comme celle de
respirer en dormant, sont exécutées par le jeu des centres nerveux locaux sans aucun
appel à l'autorité centrale suprême de la pensée qui est supposée résider dans le
cerveau. Mais tous les mouvements réfléchis exigent l'attention de l'autorité centrale
principale. Elle est renseignée par les centres nerveux ou autorités locales, et peut-être
en certains cas directement par les nerfs sensitifs ; puis elle renvoie des instructions
détaillées et complexes aux autorités locales, ou en certains cas directement aux nerfs
musculaires, et elle coordonne ainsi leur action de façon à produire à peu près les
résultats requis 1.

Le fondement physiologique du travail purement intellectuel n'est pas encore bien


connu; mais le peu que nous savons du développement de la structure du cerveau
semble indiquer que la pratique, dans quelque ordre de pensée que ce soit, fait naître
des relations nouvelles entre les différentes parties du cerveau. En tout cas, nous
savons que la pratique permet à une personne de résoudre rapidement, et sans fatigue
sérieuse, des questions qu'elle n'aurait traitées que très imparfaitement peu de temps
avant, même au prix des plus grands efforts. L'esprit du négociant, celui de l'homme
de loi, du médecin et de l'homme de science, arrivent peu à peu à acquérir un stock de
connaissances et une faculté d'intuition qu'un penseur puissant ne pourrait acquérir
que par les plus sérieux efforts continuellement appliqués pendant des années à une
série plus ou moins restreinte de questions. Naturellement, l'esprit ne peut pas
1 Par exemple, la première fois qu'un homme essaye de patiner, il doit donner toute son attention au
maintien de son équilibre ; son cerveau doit exercer une surveillance directe sur chaque mouve-
ment, et il ne lui reste pas beaucoup d'énergie intellectuelle pour autre chose. Après un certain
temps de pratique, l'action devient semi-automatique, les centres nerveux locaux se chargent pres-
que complètement de diriger les muscles, le cerveau reste libre, et l'homme peut enchaîner avec
indépendance ses pensées ; il peut même changer sa route pour éviter un obstacle, ou rattraper son
équilibre lorsqu'une légère inégalité du sol le lui a fait perdre, sans interrompre aucunement le
cours de ses pensées. Il semble que l'exercice de la force nerveuse, sous la direction immédiate du
pouvoir pensant qui réside dans le cerveau, crée une série de liens, donnant probablement lieu à
une modification physique distincte, entre les nerfs et les centres nerveux intéressés ; et ces liens
nouveaux peuvent être regardés comme une sorte de capital de force nerveuse. Il y a probablement
quelque chose comme une organisation bureaucratique des centres nerveux locaux : la moelle,
l'épine dorsale et les plus gros ganglions jouant d'ordinaire le rôle des autorités provinciales et
étant capables, après quelque temps, de diriger les autorités de district et de village sans déranger
le gouvernement suprême. Très probablement ils envoient des renseignements sur ce qui se passe ;
mais s'il n'arrive rien d'anormal, on n'y prête pas beaucoup d'attention. Pourtant, lorsqu'il faut
accomplir une action nouvelle, comme par exemple lorsqu'il faut apprendre à patiner à reculons, il
sera fait appel pendant quelque temps à toute la force du pouvoir pensant; on sera alors capable,
grâce à l'adaptation particulière que les nerfs et les centres nerveux ont subie en vue du patinage,
de faire quelque chose qui aurait été tout à fait impossible sans elle.
Pour prendre un exemple plus relevé : lorsqu'un peintre est dans ses meilleurs moments, son
cerveau est entièrement pris par son œuvre ; toute sa force intellectuelle y est appliquée, et la
fatigue est trop grande pour être continuée pendant longtemps. En quelques heures d'une heureuse
inspiration il peut exprimer des pensées qui soient capables d'exercer une influence sensible sur les
générations à venir. Mais son pouvoir d'expression s'est formé dans d'innombrables heures d'un
travail laborieux par lequel il a, peu à peu, établi une connexion étroite entre son œil et sa main,
suffisante pour lui permettre de faire de bonnes esquisses grossières des choses avec lesquelles il
est un peu familiarisé, alors même qu'il prend part à une conversation absorbante et n'a peut-être
pas conscience d'avoir un pinceau à la main.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 106

travailler sérieusement pendant beaucoup d'heures par jour dans une même direction :
un homme travaillant beaucoup prend du plaisir à un travail qui ne rentre pas dans sa
profession, mais qui fatiguerait une personne ayant à le faire tout le long du jour.

Certains réformateurs sociaux ont soutenu que ceux qui se livrent au travail
cérébral le plus sérieux, peuvent aussi accomplir une bonne dose de travail manuel
sans diminuer leur aptitude à acquérir de nouvelles connaissances on à résoudre de
difficiles questions. Mais l'expérience semble montrer que le meilleur soulagement à
la fatigue se trouve dans les occupations entreprises pour obéir à la fantaisie du
moment et abandonnées lorsque la fantaisie est passée, c'est-à-dire dans ce que
l'instinct populaire range parmi les délassements. Toute occupation qui est assez
astreignante (business-like), pour qu'on doive parfois se forcer par un effort de
volonté à s'y appliquer, épuise la force nerveuse et n'est pas un véritable délassement ;
elle n'est donc pas économique au point de vue de la collectivité, à moins que sa
valeur ne soit suffisante pour compenser le tort considérable qu'elle peut faire au
travail principal de celui qui s'y livre 1.

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§ 2. - C'est une question difficile, et non encore résolue, de savoir jusqu'où la


spécialisation devrait être poussée dans les travaux du genre le plus élevé. En matière
de science, la meilleure règle semble être que la sphère d'étude soit étendue pendant
la jeunesse, et qu'elle aille peu à peu en se rétrécissant à mesure que les années
passent. Un médecin qui a toujours concentré son attention exclusivement sur une
classe de maladies, peut donner un avis moins sage, même sur les matières de sa
spécialité, qu'un autre médecin qui, ayant appris par une large expérience à considérer
ces maladies dans leur relation avec la santé en général, concentre peu à peu ses
études de plus en plus sur elles, emmagasine un grand nombre d'expériences
particulières et se forme un instinct subtil. Mais il n'est pas douteux que l'on peut, à
l'aide de la division du travail, accroître considérablement les résultats obtenus dans
les occupations qui demandent surtout une habileté purement manuelle.

Adam Smith signalait qu'un garçon qui n'avait jamais fait autre chose que des
épingles toute sa vie, pourrait les faire deux fois plus vite qu'un forgeron très habile
qui ne se mettrait à fabriquer des épingles qu'occasionnellement. Quelqu'un qui a à
exécuter la même série d'opérations pendant des jours sur des choses ayant exacte-
ment la même forme, apprend peu à peu à remuer ses doigts exactement comme il le
faut, par une action presque automatique, et avec une rapidité plus grande qu'il ne lui
serait possible si chacun de ses mouvements devait être précédé d'une décision
réfléchie de la volonté. Un exemple familier est fourni par l'habileté des enfants à

1 J. S. Mill est allé jusqu'à soutenir que ses occupations à l'India Office ne gênaient en rien ses
études philosophiques. Mais il paraît probable que cette atteinte portée à ses facultés les plus
actives a affaibli sa pensée plus qu'il ne le croyait. Bien que, par là, les services remarquables qu'il
a rendus à sa génération n'aient été que fort peu diminués, son aptitude pour les travaux qui
influencent le cours de la pensée dans les générations futures en a probablement été affectée d'une
façon considérable. C'est en économisant chaque atome de sa faible vigueur physique que Darwin
put accomplir tant de travaux de cette sorte : un réformateur social qui aurait réussi à employer à
un travail utile pour la collectivité les heures de loisir de Darwin, aurait fait faire à celle-ci une
mauvaise affaire.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 107

attacher les fils dans une filature de coton. De même dans une manufacture de
vêtements ou de souliers, une personne qui fait, soit à la main, soit à la machine,
toujours la même couture sur une pièce de cuir ou de drap d'une dimension toujours la
même, heure après heure, jour par jour, est capable de l'exécuter avec beaucoup
moins d'effort et bien plus vite qu'un ouvrier possédant une plus grande rapidité de
main et de coup d'œil, et une habileté générale d'un ordre plus élevé, mais qui a
l'habitude de faire un vêtement ou un soulier tout entier 1.

De même, dans les industries du bois et des métaux, lorsqu'un homme doit
exécuter exactement les mêmes opérations sans cesse sur la même pièce, il prend
l'habitude de la tenir exactement de la façon qu'il faut, et de disposer les outils et les
autres choses dont il se sert de la façon qui lui permet de les mettre en œuvre avec la
moindre perte de temps et de force dans ses mouvements. Accoutumé à les trouver
toujours dans la même position et à les prendre dans le même ordre, ses mains tra-
vaillent presque automatiquement : avec une plus longue pratique sa dépense de force
nerveuse diminue même plus rapidement que sa dépense de force musculaire.

Lorsqu'un acte a été ainsi ramené à la routine, il est à peu près arrivé au moment
où il peut être exécuté par la machine. La principale difficulté à vaincre est de
permettre au mécanisme de tenir l'objet solidement et exactement dans la position où
la machine peut agir sur lui de la manière demandée, et sans perdre trop de temps à le
saisir. Mais on peut généralement y arriver lorsque le résultat vaut qu'on y consacre
un peu de travail et quelques frais. Alors l'opération entière peut souvent être dirigée
par un seul ouvrier qui, assis devant la machine, prend de la main gauche une pièce de
bois ou de métal dans un tas, et la pose dans un creux, tandis qu'avec sa main droite il
tire un levier, ou met d'une façon quelconque la machine en oeuvre ; enfin, avec sa
main gauche, il jette à un autre tas l'objet qui a été exactement coupé, ou poinçonné,
ou vrillé, ou raboté, d'après un modèle donné. C'est surtout dans ces industries que
nous voyons les rapports des trade-unions modernes se plaindre de ce que les
ouvriers non qualifiés, et même leurs femmes et leurs enfants, soient employés à
exécuter un travail qui exigeait d'habitude d'habileté et le jugement d'un mécanicien
expérimenté, mais qui a été ramené à une simple routine par le progrès du machi-
nisme et la minutie sans cesse plus grande de la subdivision du travail.

1 Les meilleurs vêtements, et les plus coûteux, sont faits par des tailleurs très habiles et très bien
payés, qui achèvent complètement une pièce, puis une autre ; tandis que les vêtements bon marché
et mauvais sont faits, pour des salaires de famine, par des femmes sans habileté qui emportent le
vêtement chez elles et font tout le travail de couture elles-mêmes. Mais les vêtements de qualité
intermédiaire sont faits dans des ateliers ou dans des fabriques, où la division et la subdivision du
travail sont poussées aussi loin que le permet l'état du personnel dirigeant, et ce procédé gagne
avec rapidité du terrain des deux côtés sur les procédés rivaux. Lord Lauderdale (Inquiry, p. 282)
cite l'argumentation par laquelle Xénophon montre que le travail qui donne le meilleur résultat est
celui dans lequel chacun se limite à une tâche unique, comme lorsqu'un homme se borne à coudre
des souliers ou des vêtements, tandis qu'un autre les coupe; la cuisine du roi est bien meilleure
qu'aucune autre, parce qu'il a un cuisinier pour faire bouillir la viande, un autre pour la rôtir, un
pour faire bouillir le poisson, un autre pour le frire : il n'a pas un homme chargé de fabriquer
toutes les sortes de pains, mais un homme à part pour les différentes qualités.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 108

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§ 3. - Nous aboutissons ainsi à une règle générale, dont l'action est plus prononcée
dans certaines branches d'industries que dans d'autres, mais qui s'applique à toutes.
C'est que toute opération industrielle qui peut être ramenée à l'uniformité, de sorte
que la même chose soit exécutée toujours de la même façon, est destinée à coup sûr à
être plus ou moins tard confiée à une machine. Cette règle peut souffrir des retards et
des difficultés ; mais si le travail à exécuter se fait sur une échelle suffisante, l'argent
et les facultés d'invention y seront appliqués sans réserve jusqu'à ce que la solution
soit trouvée 1.

Ainsi ces deux phénomènes, le progrès du machinisme, et le progrès de la


subdivision du travail, ont marché ensemble et sont dans une certaine mesure
connexes. Mais la connexion n'est pas aussi étroite qu'on le suppose d'ordinaire. C'est
l'extension des marchés, l'accroissement de la demande pour de grandes quantités de
marchandises de même espèce, et, parfois, de marchandises faites avec une grande
précision, qui mène à la subdivision du travail. Le progrès du machinisme a pour
principal effet de rendre moins cher et plus précis un travail qui, même sans cela,
aurait été subdivisé. Par exemple, « en organisant les ateliers de Soho, Boulton et
Watt jugèrent nécessaire de pousser la division du travail aussi loin que possible. Il
n'existait pas de tours à chariots mécaniques, de raboteuses, ni de foreuses, comme on
en trouve aujourd'hui, qui permettent à la construction mécanique de se faire presque
à coup sûr avec précision. Tout dépendait de l'habileté mécanique individuelle des
mains et des yeux ; les machines employées étaient elles-mêmes bien moins perfec-
tionnées que maintenant. Boulton et Watt s'efforcèrent de triompher partiellement de
la difficulté en spécialisant leurs ouvriers dans des tâches particulières pour les rendre
aussi habiles que possible. Par une habitude continue à se servir des mêmes outils, et
à fabriquer les mêmes objets, ils acquéraient ainsi une grande habileté indivi-
duelle » 2. Ainsi, le machinisme vient sans cesse supplanter et rendre inutile cette
habileté purement manuelle, dont l'acquisition était, même encore à l'époque d'Adam
Smith, le principal avantage de la division du travail. Mais cette influence se trouve
plus que contrebalancée par la tendance du machinisme à accroître l'importance des
entreprises manufacturières et à les rendre plus complexes : par là le machinisme

1 Un grand inventeur passe pour avoir dépensé 300.000 £. En expériences relatives au machinisme
dans l'industrie textile, et on dit que ses dépenses lui ont été abondamment remboursées :
quelques-unes de ses inventions sont de celles qui ne peuvent être faites que par un homme de
génie, et, quelque grand que fût le besoin qu'on avait d'elles, elles ont dû attendre qu'ait paru
l'homme qui pouvait les trouver. Il demandait, et la demande n'était pas déraisonnable, 1.000 £.
comme prix de ses machines à peigner ; et un fabricant de laine filée, surchargé de travail, trouva
qu'il avait avantage à acheter une machine de plus, et à payer pour elle cette somme, six mois
seulement avant l'expiration du brevet. Mais de pareils cas sont exceptionnels ; d'ordinaire, les
machines brevetées ne sont pas très chères. Dans certains cas l'économie que permet leur produc-
tion en un lieu unique par des machines spécialisées est si grande que le propriétaire du brevet
trouve avantage à les vendre à un prix inférieur à l'ancien prix que coûtaient les machines moins
bonnes qu'elles remplacent : cet ancien prix lui donnerait un profit si élevé qu'il a avantage à
vendre à un prix inférieur, pour introduire l'emploi des machines dans de nouveaux usages ou sur
de nouveaux marchés. Dans presque toutes les industries, beaucoup de travaux sont faits à la main,
quoiqu'il soit bien connu qu'ils pourraient aisément être faits en y adaptant des machines déjà
employées dans cette industrie ou dans une autre. On s'en abstient pourtant parce que ces
machines n'auraient pas là assez d'emploi pour rémunérer la peine et la dépense de les fabriquer.
2 Smile, Boulton and Watt, pp. 170, 171.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 109

augmente les occasions de division du travail dans tous les genres de travaux, et
notamment dans le travail de direction.

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§ 4. - La facilité qu'offre le machinisme d'exécuter des travaux qui exigent trop de


précision pour être faits à la main, apparaît peut-être le mieux dans certaines branches
métallurgiques où le système des parties interchangeables va en se développant
rapidement. C'est seulement après une longue pratique, et au prix de beaucoup
d'attention et de travail, que la main peut fabriquer une pièce métallique qui ressemble
exactement à une autre ou qui s'ajuste à une autre. Et, malgré cela, l'exactitude n'est
pas complète. Mais c'est justement le travail qu'une machine bien faite peut accomplir
avec le plus de facilité et de perfection. Par exemple, si les semeuses et les moisson-
neuses devaient être fabriquées à la main, leur prix d'acquisition serait très élevé; et
lorsque une pièce en serait brisée, elle ne pourrait être remplacée qu'à grands frais en
renvoyant la machine au fabricant ou en faisant venir un ouvrier très habile. Mais
dans l'état de choses actuel, le fabricant possède un approvisionnement de pièces
identiques à celle qui a été brisée, fabriquées par les mêmes machines et
interchangeables avec elle. Un agriculteur du Nord-Ouest de l'Amérique, séparé peut-
être par une centaine de milles de tout bon atelier mécanique, peut employer avec
confiance une machine compliquée ; car il sait que, en télégraphiant le numéro de la
machine et le numéro de la pièce qu'il briserait, il peut recevoir par le prochain train
une pièce qu'il peut mettre lui-même en place. L'importance de ce principe des parties
interchangeables n'a été saisie que récemment ; bien des signes montrent cependant
qu'il servira plus qu'aucun autre à étendre l'usage des machines construites mécani-
quement, dans toutes les branches de production, y compris même les travaux
domestiques et agricoles 1.
La fabrication des montres fournit une bonne illustration des influences que le
machinisme exerce sur le caractère de l'industrie moderne. Il y a peu d'années, le
principal siège de cette industrie était dans la Suisse française; la subdivision du
travail y était poussée assez loin, quoique une grande partie du travail fût faite par une
population plus ou moins dispersée. Il y avait environ cinquante branches distinctes,
dont chacune effectuait une petite partie du travail. Dans presque toutes il fallait une
habileté manuelle très spécialisée, mais très peu de jugement ; les bénéfices étaient
généralement faibles, parce que l'industrie existait depuis trop longtemps pour que
ceux qui y travaillaient pussent avoir quelque chose ressemblant à un monopole, et
parce qu'il n'était pas difficile d'y faire entrer tout enfant doué d'une intelligence
ordinaire. Mais cette industrie est maintenant en train de céder la place au système
américain de fabrication des montres à la machine, qui ne demande qu'une très faible
habileté manuelle spéciale. En fait, le machinisme devient chaque année de plus en
plus automatique, et tend à recourir de moins en moins à l'assistance de la main de
l'homme. Mais plus est délicate la puissance de la machine, plus doit être grande la
somme de jugement et d'attention nécessaire chez ceux qui la surveillent. Prenez, par
exemple, une belle machine qui, à un bout, s'alimente elle-même en fil d'acier, et à

1 Le système doit son origine dans une grande mesure aux calibres types (standard gauges) de Sir
Joseph Whitworth ; mais c'est en Amérique qu'il a été pratiqué, avec le plus d'initiative et de
perfection. M. Trowbridge en a fait une bonne étude dans le 2e volume du Report of the tenth
census for the United States.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 110

l'autre donne des petites vis d'une forme exquise ; elle déplace un grand nombre
d'ouvriers qui avaient acquis, il est vrai, une habileté manuelle très grande et très
spécialisée, mais qui menaient des vies sédentaires, fatiguant leurs yeux avec des
microscopes, et ne trouvant dans leur travail que très peu emploi de leurs facultés, si
ce n'est de celle de se servir de leurs mains. Mais la machine est compliquée et
coûteuse, et la personne qui la surveille doit avoir de l'intelligence et un vif sentiment
de responsabilité, qualités tendant à la longue à affiner le caractère ; or ces qualités,
bien que plus communes qu'autrefois, sont cependant encore suffisamment rares pour
qu'on soit obligé de les payer très cher. Évidemment, c'est là un cas extrême, et la plus
grande partie du travail exécuté dans une fabrique de montres est beaucoup plus
simple. Mais elle exige des facultés plus relevées que ne le faisait l'ancien système de
fabrication, et ceux qui y sont employés y gagnent en moyenne des salaires plus forts.
Le nouveau mode de fabrication a déjà assez abaissé le prix des bonnes montres, pour
les mettre à la portée des classes les plus pauvres, et il semble pouvoir bientôt
exécuter les travaux du genre le plus relevé 1.

Ceux qui finissent et réunissent les différentes parties d'une montre doivent
toujours avoir une habileté très spécialisée ; mais la plupart des machines qui sont
employées dans une fabrique de montres ne diffèrent pas parleurs caractères généraux
de celles qui sont employées dans les autres industries travaillant les métaux légers :
en fait, beaucoup d'entre elles sont de simples modifications des machines à tourner, à
mortaiser, à poinçonner, à forer, à raboter, à contourner, à laminer, et de quelques
autres, qui sont courantes dans toutes les industries mécaniques. C'est là un bon
exemple de ce fait que tandis que la subdivision du travail va en augmentant constam-
ment, beaucoup des limites existant entre des industries qui sont nominalement
distinctes sont en voie de devenir plus minces et plus faciles à franchir. Autrefois,
lorsque les fabricants de montres avaient à souffrir d'une diminution dans la demande
de leurs articles, il ne leur aurait été d'aucun secours d'apprendre que la fabrication
des fusils manquait de bras ; mais les ouvriers d'une fabrique de montres trouveraient
des machines très analogues à celles avec lesquelles ils sont familiarisés, s'ils
s'égaraient dans une manufacture de fusils, dans une fabrique de construction de
machines à coudre ou de machines à tisser. Une fabrique de montres, avec ceux qui y
travaillent, pourrait être convertie sans perte très grande en une fabrique de machines
à coudre : la condition presque unique pour cela serait que dans la nouvelle fabrique
personne ne soit employé à un travail exigeant un niveau d'intelligence plus élevé que
celui demandé par le travail auquel il était accoutumé.

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§ 5. - L'industrie de l'imprimerie fournit un autre exemple de la façon dont un


progrès du machinisme et une augmentation du volume de la production entraînent
une minutieuse subdivision du travail. Chacun connaît le colon journaliste des régions
américaines récemment colonisées qui compose les caractères de ses articles à mesure
qu'il les écrit, puis qui, avec l'aide d'un boy, imprime ses feuilles et les distribue à ses
voisins. Lorsque l'invention de l'imprimerie était encore nouvelle, l'imprimeur avait à

1 La perfection que le machinisme a déjà obtenue apparaît dans le fait qu'à l'Exposition des
inventions, récemment tenue à Londres, le représentant d'une fabrique américaine de montres
démonta cinquante montres devant quelques représentants anglais de l'ancien mode de fabrica-
tion ; puis, après avoir formé plusieurs tas avec les différentes pièces, il leur demanda de prendre
successivement une pièce à chaque tas ; il mit alors ces pièces dans une boîte de montre et leur
rendit une montre en parfait état.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 111

faire tout cela lui-même, et en outre à fabriquer lui-même ses instruments de travail 1.
Ils lui sont maintenant fournis par des industries « subsidiaires » qui peuvent fournir,
même à l'homme qui imprime au loin dans les forêts, tout ce dont il a besoin. Mais en
dépit de l'aide qu'il obtient ainsi du dehors, un grand établissement d'imprimerie doit
donner place dans ses murs à bien des catégories différentes d'ouvriers. Pour ne rien
dire de ceux qui organisent et surveillent l'entreprise, de ceux qui font le travail de
bureau et s'occupent des approvisionnements, des correcteurs corrigeant les fautes qui
peuvent s'être glissées dans les « épreuves », des ingénieurs et des réparateurs pour
les machines, de ceux qui clichent, qui corrigent et préparent les plaques de stéré-
otypie, des magasiniers et des enfants, garçons et filles, qui les aident, et de plusieurs
autres catégories moins importantes, on trouve les deux grands groupes des
compositeurs qui composent les caractères, des mécaniciens et des conducteurs qui
font les tirages. Chacun de ces deux groupes est divisé en plusieurs petits groupes,
notamment dans les grands centres de l'industrie de l'imprimerie. À Londres, par
exemple, un conducteur qui était habitué à un genre de machine, ou un compositeur
qui avait l'habitude d'un genre de travail, s'ils viennent à perdre leur place, ne
renonceront pas volontiers au bénéfice de leur habileté acquise, et, dédaignant leur
connaissance générale du métier, ils chercheront à être employés: l'un à un autre
genre de machine, l'autre à un autre travail de composition 2. Ces barrières entre les
subtiles subdivisions d'une industrie, tiennent une grande place dans beaucoup
d'études où l'on décrit la tendance moderne vers la spécialisation de l'industrie; et c'est
avec raison dans une certaine mesure, car s'il est vrai que beaucoup d'entre elles
soient assez légères pour qu'un homme perdant son travail dans une subdivision
puisse passer dans une autre sans perdre beaucoup de son habileté, cependant il ne le
fait qu'après avoir pendant quelque temps cherché du travail dans son ancienne
spécialité ; aussi, en ce qui touche les fluctuations légères d'une semaine à l'autre dans
une industrie, ces barrières sont aussi efficaces que le seraient de plus rigides. Mais
elles sont d'une toute autre espèce que les larges et profondes divisions qui séparaient
au Moyen Age un groupe d'artisans d'un autre, et qui jetèrent les tisserands à la main
dans de longues misères lorsque leur industrie les eut abandonnés 3.

1 « Le fondeur de caractères fut probablement le premier à se séparer de l'entreprise ; ensuite les


imprimeurs ont chargé d'autres personnes du soin de fabriquer les presses ; puis l'encre et les
rouleaux eurent des fabricants distincts et séparés ; et il apparut une classe de gens qui, bien
qu'appartenant à d'autres industries, se firent une spécialité des instruments servant à l'imprimerie :
forgerons, menuisiers, ingénieurs, pour imprimeurs ». SOUTHWARD, Encyclopedia Britannica,
Ve Typography.
2 Par exemple, M. Southward nous dit : « un conducteur peut ne connaître que les machines à livres,
ou seulement les nouvelles machines ; il peut connaître tout ce qui concerne les machines
imprimant sur des surfaces planes, ou celles qui impriment sur des cylindres ; ou bien il peut ne
connaître qu'une seule espèce de cylindres. Des machines entièrement nouvelles créent une caté-
gorie nouvelle d'ouvriers. Il y a des hommes, parfaitement compétents pour diriger une presse
Walter, qui ne savent pas faire marcher des machines à deux couleurs, ni des machines pour le
travail de livre soigné. Dans la catégorie des compositeurs, la division du travail est poussée à un
point plus minutieux encore. Un imprimeur à l'ancienne mode composerait indifféremment une
affiche, un titre, ou un livre. À l'heure actuelle, nous avons des « jobbing hands » (mains pour les
travaux de ville), des « book hands » (mains pour les livres), et des « news hands » (mains pour
les journaux), le mot main indiquant le caractère de fabrique que présente l'entreprise Il y a des
« jobbing hands » (mains pour les travaux de ville) qui s'en tiennent aux affiches. Les mains pour
les livres comprennent ceux qui composent les titres et ceux qui composent le corps de l'ouvrage.
Parmi ces derniers, en outre, tandis que l'un compose, l'autre, le maker-up (metteur en pages)
arrange les pages ».
3 Examinons plus en détail le résultat que le progrès du machinisme produit de supplanter le travail
manuel dans certaines directions, et de lui ouvrir dans d'autres de nouvelles occupations.
Examinons les procédés par lesquels de grandes éditions d'un grand journal sont composées et
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 112

Dans l'industrie de l'imprimerie, comme dans celle de l'horlogerie, nous voyons


les instruments mécaniques et les procédés scientifiques permettre d'obtenir des
résultats qui seraient impossibles sans eux ; en même temps, ils exécutent des tâches
qui exigeaient d'ordinaire de l'habileté et de la dextérité manuelles, mais pas beaucoup
de jugement ; enfin, ils laissent à la main de l'homme toutes les parties qui exigent du
jugement, et lui ouvrent toutes sortes d'occupations nouvelles dans lesquelles il en
faut beaucoup. Tout progrès et toute diminution de prix dans le matériel de l'impri-
merie augmentent la demande d'hommes possédant le jugement, la discrétion et les
connaissances littéraires qui sont nécessaires aux correcteurs, augmentent aussi la
demande d'hommes possédant le goût et l'habileté nécessaires pour savoir bien
composer un titre, ou pour savoir préparer une feuille devant recevoir l'impression
d'une gravure et arriver à ce que la lumière et l'ombre y soient bien distribuées. Par là
aussi augmente la demande d'artistes bien doués et habiles, pour dessiner ou pour
graver sur le bois, la pierre et les métaux ; il faudra aussi davantage de ces hommes
qui savent donner en dix lignes un résumé exact d'un speech qui a duré dix minutes -
tour de force intellectuel dont nous n'apprécions pas assez la difficulté parce qu'il
s'accomplit très souvent. Par là encore on verra s'augmenter le travail, des
photographes, des ouvriers de l'électrotypie et de la stéréotypie, celui des fabricants
de matériel pour imprimerie, et celui de beaucoup d'autres ouvriers qui tirent de leur
travail plus de bénéfice intellectuel et de bénéfice pécuniaire que ne le faisaient ces
margeurs, ces monteurs, et ces plieurs de journaux, qui se sont vus enlever leur travail
par des mains et des bras de fer.

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§ 6. - Examinons maintenant les effets que le machinisme produit sur la diminu-


tion de cette fatigue musculaire excessive qui était, il y a peu de générations, le lot
commun de plus de la moitié des ouvriers, même dans un pays comme l'Angleterre.
Les plus merveilleux exemples de la puissance du machinisme se rencontrent dans les
grands ateliers métallurgiques, et notamment dans ceux qui fabriquent les plaques de
cuirasse, où la force à déployer est si grande que les muscles de l'homme ne comptent
pour rien, où tout mouvement, soit horizontal, soit vertical, doit être effectué par la
force hydraulique ou par la force de la vapeur, et où le rôle de l'homme se borne à
diriger la machine, à enlever les poussières ou à exécuter quelque tâche secondaire.

Ce genre de machines a augmenté notre puissance sur la nature, mais sans modi-
fier directement le caractère du travail de l'homme d'une façon notable, car ce qu'il
fait ainsi, il ne pourrait pas le faire sans elles. Mais dans d'autres industries la machine

imprimées en quelques heures. D'abord une bonne partie de la composition des caractères est elle-
même souvent faite par une machine ; mais dans certains cas les caractères sont tout d'abord
placés sur une surface plane qui ne permet, pas d'imprimer très rapidement. La première chose à
faire ensuite est donc d'en faire un cliché en papier mâché que l'on déploie sur un cylindre, et qui
sert alors de moule pour clicher à son tour une planche métallique qui s'adapte aux cylindres de la
presse. Fixée sur eux, elle tourne, venant toucher alternativement les rouleaux à encre et le papier.
Le papier est disposé sur un énorme rouleau, à l'arrière de la machine et se déroule automati-
quement en passant, d'abord sur les cylindres à humecter et ensuite sur les cylindres à imprimer,
dont le premier l'imprime d'un côté, et le second de l'autre : il arrive ensuite aux cylindres cou-
peurs qui le coupent en dimensions égales, et ensuite à l'appareil plieur, qui le plie et le rend prêt à
être vendu. Une fois la machine bien préparée, un seul homme suffit à la diriger, et il peut
imprimer 12.000 exemplaires à l'heure.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 113

a diminué le labeur de l'homme. Les charpentiers, par exemple, fabriquent des objets
analogues à ceux dont se servaient nos grands-pères, mais avec bien moins de fatigue
pour eux. Ils se bornent aujourd'hui à faire ces parties du travail qui sont les plus
agréables et les plus intéressantes. Dans toutes les petites villes, et presque dans tous
les villages, on trouve des machines à vapeur pour scier, pour raboter, pour monter.
Elles leur épargnent cette grosse fatigue qui, il n'y a pas longtemps encore les rendait
d'ordinaire prématurément vieux 1.

Les machines nouvelles, lorsqu'elles viennent d'être inventées, exigent générale-


ment beaucoup de soin et d'attention. Mais le travail nécessaire pour les surveiller va
toujours en diminuant; la partie qui en est uniforme et monotone est peu à, peu
confiée à la machine, qui devient ainsi toujours de plus en plus automatique et se
dirigeant toute seule; jusqu'à ce que enfin il ne reste plus rien à faire à la main, sauf à
fournir la matière première à certains intervalles et à enlever le travail lorsqu'il est
fini. Il reste encore la responsabilité de veiller à ce que la machine soit en bon état et
travaille d'une manière égale; mais cette tâche elle-même est souvent facilitée par
l'introduction d'un mouvement automatique qui force la machine à s'arrêter dès que
quelque chose va mal.

Rien ne pouvait être plus étroit et plus monotone que l'occupation d'un tisserand
d'étoffes unies autrefois : aujourd'hui, une femme dirige quatre métiers on davantage.
dont chacun fait en un jour plusieurs fois autant de travail que l'ancien métier à bras;
et son travail est bien moins monotone et demande bien plus de jugement qu'il n'en
fallait autrefois. De sorte que pour cent yards de toile qui sont tissés, le travail
purement monotone accompli par des êtres humains n'est probablement pas la
vingtième partie de ce qu'il était 2.

Des exemples de ce genre se trouvent dans l'histoire récente de beaucoup d'indus-


tries : il faut en tenir un grand compte lorsque nous constatons que l'organisation
moderne de l'industrie tend à limiter la tâche de chaque personne, et, par suite, à la
rendre monotone. Les industries où le travail est le plus subdivisé sont celles où il y a
le plus de chances pour que la plus grande partie de la fatigue musculaire soit suppri-
mée par le machinisme, et par là le principal inconvénient de la monotonie du travail
se trouve bien diminuée. Comme le dit Roscher, c'est la monotonie de la vie bien
plutôt que la monotonie du travail qu'il faut redouter : la monotonie du travail n'est un
inconvénient de premier ordre que lorsqu'elle entraîne la monotonie de la vie. Or,
1 La demie-varlope, employée à polir les grandes planches pour parquets, était la pire ennemie du
charpentier. Tous les hommes, sauf les très habiles, étaient obligés de passer une grande partie de
leur temps avec la demie-varlope ; cela leur donnait des maladies de cœur et les rendait générale-
ment vieux vers l'âge de quarante ans. Mais aujourd'hui les hommes qui deviennent prématu-
rément vieux par excès de travail se trouvent presque exclusivement parmi les professions
libérales, parmi ceux employés dans les travaux qui demandent le plus d'attention, et dans
certaines régions agricoles où le taux des salaires est encore très bas, et où les gens ont l'habitude
de se mai nourrir. Adam Smith nous dit : « On voit souvent les ouvriers qui sont largement payés à
la pièce, s'écraser de travail, et ruiner leur santé et leur tempérament en peu d'années. A Londres et
dans quelques autres endroits, un charpentier passe pour ne pas conserver plus de huit ans sa
pleine vigueur... Il n'y a presque aucune classe d'artisans qui ne soit sujette à quelque infirmité
particulière, occasionnée par une application excessive à l'espèce de travail qui le concerne. »
Wealth of Nations, liv. 1, chap. VIII.
2 Le rendement du travail dans l'industrie du tissage a été augmenté douze fois, et dans I'industrie de
la filature six fois, pendant les soixante-dix dernières années. Dans les soixante-dix années
précédentes, les progrès accomplis dans l'industrie de la filature avaient déjà augmenté le
rendement du travail deux cents fois (voir ELLISSON, Cotton Trade of Great Britain, chap. IV et
V).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 114

lorsque le travail d'un homme exige beaucoup de fatigue physique, il n'est plus
capable de rien après son travail; et ses facultés mentales ont peu de chance de se
développer, à moins qu'il n'y soit fait appel dans son travail. Mais dans le travail
ordinaire d'une fabrique, il n'est pas fait une très grande dépense de force nerveuse, du
moins lorsque le bruit n'est pas excessif et lorsque les heures de travail ne sont pas
trop longues. Le milieu social de la vie de fabrique stimule l'activité mentale pendant
les heures de travail, et en dehors d'elles; même les ouvriers de fabrique dont les
occupations sont, semble-t-il, les plus monotones, ont plus d'intelligence et plus de
ressources intellectuelles qu'on n'en trouve chez l'ouvrier rural anglais dont le travail a
plus de variété 1.

Il est vrai que l'agriculteur américain est un homme habile et que ses enfants se
poussent rapidement dans le monde. Mais comme le sol est riche et qu'il est géné-
ralement propriétaire de la terre qu'il cultive, il se trouve dans des conditions sociales
meilleures que l'agriculteur anglais, Toujours il a eu à penser par lui-même et il a dû,
depuis longtemps, se servir de machines compliquées et les réparer. L'ouvrier rural
anglais est dans une situation bien plus désavantageuse; mais elle est en voie de
s'améliorer.

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§ 7. - Nous devons maintenant examiner quelles sont les conditions qui assurent le
mieux, dans la production, les économies résultant de la division du travail. Il est
évident que, pour une machine comme pour une main-d'œuvre spécialisées, leur
rendement n'est qu'une des conditions de leur emploi économique ; l'autre est que l'on
ait assez de travail à leur donner pour bien les employer. Comme Babbage le
signalait, dans une grande fabrique, « le chef de fabrique en divisant le travail à
exécuter en différentes parties dont chacune exige des degrés différents d'habileté et

1 Les industries textiles offrent peut-être le meilleur exemple de travail exécuté autrefois à la main
et maintenant à la machine. Elles sont particulièrement importantes en Angleterre où elles
emploient près d'un demi-million d'hommes et plus d'un demi-million de femmes, soit plus d'un
dixième des personnes qui vivent de revenus indépendants. La fatigue qui est épargnée aux
muscles dans le travail de ces matières pourtant molles apparaît dans le fait que pour chacun de ce
million d'ouvriers, il est employé environ un cheval-vapeur, c'est-à-dire environ dix fois la force
que chacun pourrait donner en les supposant tous hommes vigoureux. L'histoire de ces industries
nous servira à nous rappeler que beaucoup de ceux qui accomplissent, dans le travail manu-
facturier, les tâches les plus monotones, ne sont pas d'ordinaire des ouvriers qualifiés ayant
abandonné, pour venir à elles, des travaux d'un ordre plus relevé, mais des ouvriers non qualifiés
qui se sont élevés jusqu'à elles. Un grand nombre de ceux qui travaillent dans les filatures de coton
du Lancashire y sont venus des régions très pauvres de l'Irlande ; d'autres sont les descendants des
gens pauvres et de faible constitution qui ont été chassés en grand nombre au début du siècle par
les conditions misérables de l'existence dans les régions agricoles les plus pauvres où les hommes
étaient nourris et logés presque plus mal que les animaux qu'ils gardaient. De môme, lorsqu'on
regrette que les ouvriers des fabriques de coton de la Nouvelle-Angleterre ne possèdent pas le haut
degré de culture qui prévalait chez eux il y a un siècle, nous devons rappeler que les descendants
de ces ouvriers se sont élevés à des postes plus haut placés et où il y a plus de responsabilité, et
que parmi eux se trouvent beaucoup des hommes les plus capables et les plus riches de
l'Amérique. Ceux qui ont pris leurs places sont en train de s'élever à leur tour ; ce sont surtout des
Canadiens français et des Irlandais, qui peuvent bien, dans leurs nouvelles habitations, prendre
quelques-uns des vices de la civilisation, mais qui sont pourtant bien plus à leur aise, et ont en
somme bien plus d'occasions de développer leurs facultés et celles de leurs enfants que dans leurs
anciennes demeures.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 115

de force, peut acheter tout juste la quantité exacte de l'une et de J'autre qui est
nécessaire pour chaque partie ; tandis que si la totalité du travail devait être exécutée
par chaque ouvrier, chacun d'eux devrait être à la fois assez habile pour exécuter les
opérations les plus difficiles et assez fort pour exécuter les plus pénibles ». Pour qu'il
y ait économie dans la production il ne faut pas seulement que chaque personne soit
constamment employée dans un genre bien limité de travail, mais encore que s'il est
nécessaire de lui confier des tâches différentes, chacune de ces tâches mette en œuvre
le plus possible de son adresse et de son habileté. De même, pour se servir de
machines avec économie, il faut, par exemple, qu'un tour puissant spécialement
disposé pour un genre de travail puisse y être employé aussi longtemps que possible ;
et si, malgré tout, il est nécessaire de l'employer à un autre travail, il faudra que celui-
ci vaille la peine d'être fait par lui, et ne soit pas de nature à être exécuté aussi bien
par une machine beaucoup plus faible.

Ainsi donc, au moins en ce qui concerne l'économie de la production, hommes et


machines se trouvent à peu près sur le même pied ; mais tandis que la machine est un
simple instrument de la production, le bien-être de l'homme en est en outre le but
dernier. Nous nous sommes déjà occupés de la question de savoir si la race humaine
dans son ensemble gagne à pousser à l'extrême cette spécialisation des fonctions qui
permet de faire exécuter par un petit nombre d'hommes tous les travaux les plus
difficiles ; mais nous devons maintenant l'examiner de plus près, en considérant
spécialement le travail de direction. Le principal but des trois chapitres suivants est de
rechercher quelles sont les causes qui, parmi les différentes formes de direction,
permettent à quelques-unes d'entre elles de mieux tirer parti de leur milieu, et de
prévaloir sur les autres ; mais il est bon que, en attendant, nous ayons présents à
l'esprit les avantages que chacune d'elles procure à son milieu.

Beaucoup des économies que donne l'emploi de main-d'œuvre et de machines


spécialisées, et qui sont d'ordinaire regardées comme le propre des très grands
établissements, ne tiennent pas à l'importance des entreprises individuelles. Quelques-
unes sont dues à l'importance de la production de même espèce dans le voisinage ;
tandis que d'autres, notamment celles qui sont liées au progrès des connaissances et
des arts, dépendent surtout du volume total de la production dans l'ensemble du
monde civilisé. Et nous pouvons introduire ici deux termes techniques.

Nous pouvons diviser en deux catégories les économies résultant d'une augmen-
tation de la production dans une branche quelconque : premièrement, celles qui
tiennent au développement général de l'industrie ; et, secondement, celles qui tiennent
aux ressources des entreprises individuelles s'occupant de cette branche de produc-
tion, à leur organisation et à l'excellence de leur direction.
Nous pouvons appeler les premières économies externes, et les secondes écono-
mies internes. Dans le présent chapitre nous avons surtout étudié les économies inter-
nes ; mais nous arrivons maintenant à l'examen de ces très importantes économies
externes qui peuvent souvent être obtenues par la concentration d'un grand nombre de
petites entreprises d'un caractère semblable dans certaines localités, ou, comme on dit
d'ordinaire, par la localisation de l'industrie.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 116

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre dix
Organisation industrielle (suite).
Concentration d'industries spécialisées
dans certaines localités

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§ 1. - Aux premiers échelons de la civilisation, chaque localité n'avait à compter


que sur ses seules ressources pour la plupart des marchandises lourdes qu'elle
consommait ; à moins qu'elle n'eût des facilités particulières pour les transports par
eau. Mais les besoins et les mœurs changèrent peu à peu ; les producteurs purent alors
satisfaire aisément même des consommateurs avec lesquels ils n'avaient que peu de
relation ; et des gens relativement pauvres purent acheter, en petit nombre, des biens
coûteux, venus de loin, persuadés que ces biens ajouteraient au plaisir des jours de
fête et des jours de repos pendant leur vie, ou peut-être même pendant celle de deux
ou trois générations. Aussi les articles de vêtement et d'ornementation les plus légers
et les plus coûteux, les épices et certains ustensiles de métal employés par toutes les
classes, venaient-ils souvent de distances étonnantes. Quelques-uns n'étaient produits
que dans un petit nombre de lieux, ou même dans un seul ; et ils étaient distribués par
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 117

toute l'Europe soit par le moyen des foires 1 et des colporteurs de profession, soit par
les producteurs eux-mêmes, qui variaient leur travail en faisant à pied des voyages de
plusieurs milliers de milles pour vendre leurs marchandises et pour voir le monde.
Ces hardis voyageurs supportaient eux-mêmes les risques de leurs petites entreprises;
ils- permettaient à la production de certains biens de satisfaire les besoins d'acheteurs
très éloignés ; ils créaient de nouveaux besoins chez les consommateurs, en leur
montrant dans les foires et dans leurs propres demeures de nouvelles marchandises
venues de loin. Une industrie concentrée dans certaines localités est d'ordinaire
désignée, bien que peut-être cela ne soit pas tout à fait exact, sous le nom d'industrie
localisée 2.

Cette localisation élémentaire de l'industrie préparait peu à peu la voie à un grand


nombre de progrès de la division du travail qui ont été accomplis de nos jours dans les
arts mécaniques et dans l'organisation des entreprises. Aujourd'hui encore nous trou-
vons des industries de ce type ancien localisées dans des villages retirés de l'Europe
centrale, et envoyant leurs simples marchandises jusqu'aux centres les plus importants
de l'industrie moderne. En Russie, la naissance d'un village à la suite du développe-
ment d'un groupe familial a souvent entraîné le développement d'une industrie
localisée, et il y a un nombre immense de villages qui ne s'adonnent chacun qu'à une
seule branche de production, ou même seulement à une partie de cette branche 3.

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§ 2. - Bien des causes diverses ont mené à la localisation des industries; mais les
principales ont été les conditions physiques, telles que : caractères du climat et du sol,
existence de mines et de carrières dans le voisinage, accès facile par terre ou par eau.
Ainsi les industries métallurgiques se sont installées généralement près des mines ou
dans les lieux où le combustible était bon marché. Les industries du fer, en Angle-
terre, cherchèrent d'abord les régions où le charbon de bois était en abondance, et

1 Ainsi dans les documents sur la foire de Stourbridge, qui se tenait près de Cambridge, nous trou-
vons une infinie variété d'objets légers et précieux, venus des régions de l'Orient et de la
Méditerranée qui avaient été autrefois le siège de la civilisation ; quelques-uns apportés par des
bateaux italiens, d'autres ayant voyagé par terre jusqu'aux bords de la mer du Nord.
2 Il n'y a pas très longtemps, les personnes qui voyageaient dans le Tyrol pouvaient voir un exemple
étrange et caractéristique de cette habitude, dans un village appelé Imst. Les habitants de ce village
avaient acquis, on ne sait comment, une habileté particulière pour élever les canaris : les jeunes
gens s'en allaient jusqu'en des régions éloignées, portant environ cinquante petites cages suspen-
dues au bout d'un bâton, et ils allaient jusqu'à ce qu'ils les aient toutes vendues.
3 Il y a, par exemple, plus de 500 villages consacrés aux différentes branches du travail sur bois :
l'un ne fait que des rayons pour roues de voitures ; un autre ne fait que les caisses des voitures, et
ainsi de suite. Des exemples d'un pareil état de choses se trouvent dans l'histoire des civilisations
orientales, et dans l'histoire de l'Europe au Moyen Age. Nous voyons, par exemple, (ROGERS, Six
Centuries of Work and Wages, chap. IV) dans le journal d'un homme de loi écrit vers 1250, que
l'on fabrique du drap écarlate à Lincoln ; du blanchet à Bligh ; du « burnet » à Beverley ; du drap
rustique à Colchester ; de la toile à Shaftesbury, à Lewes, et à Aylsham ; de la corde à Warwick et
à Bridport ; des couteaux à Marstead ; des aiguilles à Wilton ; des rasoirs à Leicester ; du savon à
Coventry; des sangles de chevaux à Doncaster; des peaux et des fourrures à Chester et à
Shrewsbury, et ainsi de suite.
La localisation des industries en Angleterre au commencement du XVIIIe siècle est bien
décrite par DEFOE, Place of English Commerce, 85-87 ; English Tradesman, II, 282-283.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 118

ensuite elles émigrèrent dans le voisinage des houillères 1. Le Straffordshire fabrique


plusieurs espèces de poterie, dont toutes les matières premières sont importées de
loin, mais on y a du charbon à bon marché et une excellente terre glaise pour faire les
lourds seggars, ou boîtes dans lesquelles les poteries sont placées pendant qu'on les
cuit. La paille tressée se fait surtout dans le Bedfordshire, où la paille a juste la
proportion qu'il faut de silex pour qu'elle soit solide sans être cassante. Les hêtres du
Buckinghamshire ont fourni la matière première pour la fabrication des sièges de
Wycombe. La coutellerie de Sheffield doit surtout son existence à l'excellent grès
dont y sont faites les meules.

Une autre cause importante a été la protection des cours. Les riches personnages
qu'elles groupaient faisaient naître une demande pour des biens de très haute qualité ;
des ouvriers spécialistes étaient attirés de loin, et ceux qui se trouvaient déjà sur place
faisaient leur éducation. Lorsqu'un potentat oriental changeait de résidence - et cela
arrivait constamment, en particulier pour des raisons sanitaires - la ville abandonnée
pouvait quelquefois se sauver par le développement d'une industrie spécialisée qui
avait dû son origine à la présence de la cour. Mais très souvent les chefs d'État ont
délibérément fait venir de loin des artisans et les ont groupés. Ainsi la spécialité du
Lancashire pour la mécanique est due, dit-on, à l'influence de forgerons normands qui
avaient été établis à Warrington par Hugo de Lupus à l'époque de Guillaume le
Conquérant. Et la plus grande partie de l'industrie manufacturière anglaise, avant
l'époque du coton et de la vapeur, se trouvait dans les endroits où s'étaient établis des
artisans flamands et huguenots ; beaucoup de ces établissements s'étaient faits sous
l'intervention immédiate des rois Plantagenet et Tudor. Ces immigrants nous apprirent
à tisser les étoffes de laine, bien que pendant longtemps nous ayons envoyé nos draps
se faire fouler et teindre dans les Pays-Bas. Ils nous apprirent à saler les harengs, à
travailler la soie, à fabriquer la dent-elle, le verre, le papier, et à satisfaire à beaucoup
d'autres de nos besoins 2.

Mais comment ces immigrants avaient-ils acquis leur habileté ? Leurs ancêtres
avaient sans doute connu les arts traditionnels des civilisations antiques qui avaient
fleuri sur les rives de la Méditerranée et en Orient. Car presque toutes les connais-
sances importantes ont de profondes racines s'étendant jusqu'aux époques lointaines
du passé ; et ces racines étaient si largement répandues partout, si capables de donner
des pousses vigoureuses, qu'il n'y a peut-être pas de partie du vieux monde où
n'auraient pu depuis longtemps fleurir beaucoup de belles industries très perfection-
nées, si leur développement avait été favorisé par le caractère de la population, et par
ses institutions sociales et politiques. Tel ou tel accident peut avoir déterminé le
succès d'une industrie particulière dans telle ou telle ville ; le caractère industriel d'un
pays tout entier peut aussi avoir été grandement influencé par la richesse de son soi
ou de ses mines, ou par les facilités commerciales qu'il présente. De semblables
avantages naturels peuvent eux-mêmes avoir stimulé les qualités de libre initiative et
de libre activité ; mais c'est l'existence de ces qualités, de quelque façon qu'elles

1 Les dernières migrations de l'industrie du fer du Pays de Galles, du Straffordshire et du Shropshire


vers l'Écosse et vers le Nord de l'Angleterre sont bien indiquées dans les tableaux présentés par Sir
Lowthian Bell à la récente enquête sur la dépression du commerce et de l'industrie (Commission
on the Depression of Trade and Industry, second rapport, 1re partie, p. 320).
2 Fuller dit que les Flamands établirent des manufactures de drap et de futaine à Norwich, de serge à
Colchester et à Taunton, de drap dans le Kent, le Gloucestershire, le Worcestershire, le
Westmoreland, le Yorkshire, le Hants, le Berks et le Sussex, de casimir dans le Devonshire et de
coton dans le Lancashire. SMILE, Huguenots in England and Ireland, p. 109. Voir aussi LECKY,
Ristory of England in the eighteenth Century, ch. II.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 119

soient nées, qui est la condition suprême du développement des formes supérieures de
l'art de la vie. En esquissant l'histoire de la liberté de l'industrie et du travail, nous
avons déjà donné un aperçu des causes qui ont localisé la suprématie industrielle du
monde tantôt dans un pays et tantôt dans un autre. Nous avons vu comment la, nature
physique agit sur les énergies de l'homme, comment un climat rigoureux le stimule, et
comment l'ouverture de nouveaux domaines pour son travail le pousse à affronter les
aventures ; mais nous avons vu aussi que l'usage qu'il fait de ces avantages dépend de
ses idéals de vie, et que les influences religieuses, politiques et économiques sont
ainsi entrelacées inextricablement ; si, en outre, toutes ces influences penchent de tel
ou tel côté, c'est sous l'influence de grands événements politiques et sous celle de
fortes personnalités individuelles.

Les causes qui déterminent le progrès économique des nations auront besoin
d'être étudiées à nouveau lorsque nous arriverons aux problèmes du commerce
international. Mais pour le moment nous devons laisser de côté ces mouvements très
étendus de localisation de l'industrie, et examiner le sort des groupements d'ouvriers
qualifiés qui se forment dans les limites étroites d'une ville manufacturière ou d'une
région industrielle très peuplée.

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§ 3. - Lorsqu'une industrie a ainsi choisi une localité, elle a des chances d'y rester
longtemps, tant sont grands les avantages que présente pour des gens adonnés à la
même industrie qualifiée, le fait d'être près les uns des autres. Les secrets de
l'industrie cessent d'être des secrets ; ils sont pour ainsi dire dans l'air, et les enfants
apprennent inconsciemment beaucoup d'entre eux. On sait apprécier le travail bien
fait ; on discute aussitôt les mérites des inventions et des améliorations qui sont
apportées aux machines, aux procédés, et à l'organisation générale de l'industrie. Si
quelqu'un trouve une idée nouvelle, elle est aussitôt reprise par d'autres, et combinée
avec des idées de leur crû; elle devient ainsi la source d'autres idées nouvelles. Bien-
tôt des industries subsidiaires naissent dans le voisinage, fournissant à l'industrie
principale les instruments et les matières premières, organisant son trafic, et lui
permettant de faire bien des économies diverses.

De plus, l'emploi économique de machines coûteuses peut être parfois possible à


des conditions très avantageuses dans une ré-ion où se trouve groupée une grande
production d'une certaine espèce, alors même que les capitaux individuels qui y sont
employés ne seraient pas très considérables. Car des industries subsidiaires se
consacrant chacune à une petite branche de l'œuvre de production, et travaillant pour
un grand nombre d'entreprises voisines, sont en état d'employer continuellement des
machines très spécialisées, et de leur faire rendre ce qu'elles coûtent, bien que leur
prix d'achat soit élevé, et leur taux de dépréciation très rapide.

De plus, toujours, sauf aux époques primitives du développement économique,


une industrie localisée tire un grand avantage du fait qu'elle est constamment un
marché pour un genre particulier de travail. Les patrons sont disposés à s'adresser à
un endroit où ils ont des chances de trouver un bon choix d'ouvriers possédant les
aptitudes spéciales qu'il leur faut ; de leur côté les ouvriers cherchant du travail vont
naturellement dans ces endroits où se trouvent beaucoup de patrons ayant besoin
d'ouvriers de leur spécialité et où ils ont, par suite, des chances de trouver un marché
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 120

avantageux. Le propriétaire d'une fabrique isolée est souvent mis dans de grands
embarras lorsqu'il a subitement besoin d'ouvriers d'une certaine spécialité, et un
ouvrier spécialisé, qui cesse d'être employé par lui, a du mal à se tirer d'affaire. Les
forces sociales coopèrent ici avec les forces économiques il y a souvent des liens
étroits entre patrons et ouvriers mais ni les uns ni les autres n'aiment à sentir que s'il
vient à survenir entre eux quelque incident désagréable, ils seront obligés de subir les
frottements qui pourront exister entre eux ; les uns et les autres aiment pouvoir
aisément briser ces liens lorsqu'ils deviennent pénibles. Ces difficultés sont encore
aujourd'hui un grand obstacle au succès de toute entreprise ayant besoin d'une main-
d'œuvre spéciale, qui ne se trouve pas dans le voisinage d'autres entreprises du même
genre : elles vont pourtant en diminuant grâce au chemin de fer, à l'imprimerie et au
télégraphe.

D'un autre côté, une industrie localisée offre quelques inconvénients, en tant que
marché de travail, si, dans le travail qui s'y fait, une seule espèce prédomine, par
exemple, un travail ne pouvant être exécuté que par des hommes très forts. Dans les
régions métallurgiques où il n'y a ni industrie textile, ni aucune autre industrie pour
donner du travail aux femmes et aux enfants, les salaires sont élevés, et le travail est
coûteux pour le patron, bien que les revenus moyens en monnaie de chaque famille
soient bas. Mais le remède à ce mal est évident, et il est fourni par le développement
dans la même région d'industries d'un caractère supplémentaire. Aussi les industries
textiles se trouvent-elles toujours rassemblées dans le voisinage des mines et des
ateliers métallurgiques, parfois attirées peu à peu, parfois au contraire, comme à
Barrow, installées délibérément sur une grande échelle, en vue de fournir de nou-
velles occupations dans un endroit où auparavant le travail des femmes et des enfants
était peu demandé.

Les avantages qu'offre la variété d'occupations se combinent avec ceux de la


localisation de l'industrie dans certaines de nos grandes villes manufacturières, et c'est
là l'une des principales causes de leur progrès continu. Mais, d'un autre côté, la valeur
que les quartiers centraux d'une grande ville possèdent pour les commerçants permet
à ceux-ci d'y payer le sol bien plus cher qu'il ne vaut pour des fabriques, même en
tenant compte de ce concours d'avantages : et une compétition semblable, au sujet du
logement, a lieu entre les employés des maisons de commerce et les ouvriers de
fabrique. Le résultat est que, maintenant, les fabriques se groupent dans les faubourgs
des grandes villes et dans les régions manufacturières avoisinantes, plutôt que dans
les villes elles-mêmes 1.

Une région qui vit surtout d'une seule industrie, est exposée à une crise très grave,
au cas où la demande de ses produits vient à diminuer, comme au cas où la matière
première dont elle se sert vient à manquer. Cet inconvénient lui-même est en grande
mesure évité par l'existence de ces grandes villes et de ces grandes régions indus-
trielles où plusieurs industries différentes se trouvent développées. Si l'une vient à
manquer pendant quelque temps, les autres peuvent lui venir en aide indirectement;

1 Le mouvement a été particulièrement remarquable pour l'industrie textile. Manchester, Leeds, et


Lyon, sont encore les principaux centres des industries du coton, de la laine et de la soie; mais
elles ne produisent plus elles-mêmes qu'une faible partie des marchandises auxquelles elles doi-
vent leur renommée. D'un autre côté, Londres et Paris continuent à être les deux plus grandes
villes manufacturières du monde, Philadelphie venant la troisième. Les influences qu'exercent les
uns sur les autres les phénomènes suivants : localisation de l'industrie, développement des villes et
des habitudes de vie urbaine, progrès du machinisme, sont bien étudiées par HOBSON, Evolution
of Capitalism.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 121

et, grâce à elles, les boutiquiers pourront continuer à faire crédit aux ouvriers de
l'industrie qui chôme.

Nous avons ainsi étudié la localisation au point de vue de. la production. Mais il
faut aussi considérer les avantages qu'en retire le consommateur. Il se rend à la
boutique la plus proche pour un achat peu important ; mais pour un achat important il
prend la peine de visiter la partie de la ville où il sait que se trouvent des magasins
particulièrement bien approvisionnés pour la marchandise dont il a besoin. Aussi les
magasins qui vendent des objets coûteux et de choix ont une tendance à se grouper ;
tandis qu'il, n'en est pas ainsi pour ceux qui répondent aux besoins domestiques
ordinaires 1.

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§ 4. - Toute diminution de prix des moyens de communication, toute facilité


nouvelle d'échanger librement des idées entre lieux éloignés, font obstacle aux forces
qui tendent à localiser les industries. En nous plaçant à un point de vue général, nous
pourrions dire qu'une diminution des tarifs de transport ou des frets tend à pousser
chaque localité à acheter au loin beaucoup plus de choses; elle tend ainsi à concentrer
les industries particulières dans certaines localités. Mais, d'un autre côté, tout ce qui
permet aux gens d'émigrer plus facilement d'un lien à un autre amène les ouvriers
spécialisés à travailler près des consommateurs qui achètent leurs marchandises. Ces
deux tendances opposées apparaissent très bien dans l'histoire récente du peuple
anglais.

D'un côté, la diminution continue du fret, l'ouverture de chemins de fer joignant


les régions agricoles de l'Amérique et de l'Inde à la côte, et l'adoption du libre-
échange par l'Angleterre, ont amené une grande augmentation de ses importations de
produits bruts. Mais, d'un autre côté, l'augmentation du bon marché, de la rapidité, et
du confort, pour les voyages à l'étranger, ont amené ses hommes d'affaires expéri-
mentés et ses ouvriers spécialisés à créer de nouvelles industries dans d'autres pays, et
à aider ces pays à produire eux-mêmes ce qu'ils avaient l'habitude d'acheter à
l'Angleterre. Des mécaniciens anglais, dans presque toutes les parties du monde, ont
appris aux gens à se servir des machines anglaises et même à en fabriquer de
semblables ; et des mineurs anglais sont allés ouvrir des mines qui ont diminué pour
un grand nombre de produits anglais la demande de l'étranger.

Un des plus frappants exemples de mouvement dans le sens de la spécialisation


des industries dans un pays, est le développement rapide de la population non agricole
de l'Angleterre dans ces derniers temps. La nature exacte de ce changement peut
pourtant être mal comprise, et son intérêt est si grand, tant par lui-même que par les
exemples ,qu'il offre pour illustrer les principes généraux étudiés dans ce chapitre et
dans le précédent, qu'il sera bon de .nous arrêter ici quelque peu pour l'examiner.

En premier lieu, la diminution réelle des industries agricoles en Angleterre n'est


pas aussi grande qu'il semble à première vue. Il est vrai que la population comptée
comme agricole formait au Moyen Age les trois quarts de la population totale ; tandis
qu'elle ne formait que le neuvième au dernier recensement, et ne sera peut-être que le

1 Cf. HOBSON, loc. cit., p. 114.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 122

douzième au prochain recensement. Mais il faut se rappeler que la population dite


agricole, au Moyen Age, n'était pas exclusivement occupée à l'agriculture ; les
habitants de la campagne exécutaient eux-mêmes pour leurs besoins une grande partie
du travail qui est fait maintenant par des brasseurs et des boulangers, par des filateurs
et des tisserands, par des maçons et des charpentiers, par des couturières et par des
tailleurs, et par beaucoup d'autres industries. Cette habitude de se suffire à soi-même
a disparu peu à peu, mais, pour la plus grande partie, seulement au début du XIXe
siècle; et il est probable que la somme de travail consacré à la terre à ce moment-là ne
formait pas, sur l'ensemble du travail du pays, une partie beaucoup plus faible qu'au
Moyen Age. En effet, bien que l'exportation de laine et de blé eut cessé, l'augmen-
tation des produits tirés du sol avait été si grande, que le rapide progrès des procédés
agricoles suffisait à peine à arrêter l'action de la loi du rendement décroissant. Mais,
peu à peu, une grande quantité de travail fut détournée des champs pour la fabrication
des machines agricoles. Ce changement ne se fit pas pleinement sentir sur le chiffre
de la population comptée comme agricole tant que les machines furent tirées par des
chevaux, car le travail nécessaire pour soigner et nourrir ceux-ci fut regardé comme
un travail agricole.

Mais depuis quelques années l'emploi de la vapeur dans l'agriculture se développé


rapidement, et a coïncidé avec un accroissement de l'importation des produits agrico-
les. Les mineurs qui fournissent le combustible à ces machines à vapeur, et les
mécaniciens qui les fabriquent et les dirigent dans les champs, ne sont pas considérés
comme employés dans l'agriculture, bien que le résultat dernier de leur travail soit
d'aider à la culture. La diminution réelle de la population agricole n'est donc pas aussi
grande qu'il semble à première vue; mais il s'est produit un changement dans sa
distribution 1.

Nous avons déjà appelé l'attention sur l'influence que l'importation des produits
agricoles exerce, en modifiant les valeurs relatives des différents sols : ceux qui
perdent. le plus de leur valeur sont ceux qui valaient surtout par leur production en
blé, et qui n'étaient pas naturellement très fertiles, tout en étant susceptibles de donner
d'assez bonnes récoltes au prix d'une exploitation coûteuse. Les régions où ces
terrains prédominent, ont contribué pour plus que leur part à former ces foules de
travailleurs ruraux qui ont émigré vers les grandes villes ; et c'est là une nouvelle
cause qui a agi sur la répartition géographique des industries dans le pays. Un remar-
quable exemple de l'influence des nouveaux moyens de transport est fourni par ces
régions de pâturage qui envoient du lait et du beurre par des trains express spéciaux à
Londres et dans d'autres grandes villes, pendant qu'elles tirent leur alimentation en blé
des rivages lointains de l'Atlantique ou même de l'Océan Pacifique.

1 Le Dr Ogle a montré (Statistical Journal, juin 1889) que le chiffre total de la population rurale de
l'Angleterre - c'est-à-dire celle qui vit à la campagne ou dans des agglomérations de moins de
5.000 habitants - n'a diminué que de 2 % de 1851 à 1881 ; mais naturellement la diminution a été
plus considérable dans certains comtés. « La diminution est due à l'émigration des jeunes gens,
surtout au-dessous de vingt-cinq ans, vers les régions industrielles, et des garçons en plus grand
nombre que les filles... La plus grosse diminution se constate pour les personnes employées à un
travail agricole. Mais une diminution considérable se présente pour les personnes employées à des
métiers à la campagne. Il y a eu une augmentation considérable pour les personnes occupées au
transport des marchandises, pour les boutiquiers, pour les domestiques et autres serviteurs, et pour
les personnes employées dans l'enseignement. »
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 123

Mais, en outre, les changements des récentes années n'ont pas eu pour effet, com-
me il pouvait sembler probable à première vue, d'augmenter la proportion de ceux qui
sont employés dans les manufactures.

Le rendement des manufactures anglaises est certainement bien des fois supérieur
à ce qu'il était au milieu du siècle, mais le nombre des personnes occupées dans les
manufactures de toute sorte ne forme pas, par rapport à la population totale, un
pourcentage plus grand en 1881 qu'en 1851 1. Ce résultat paraît surtout étrange si l'on
songe que dans les personnes employées par les manufactures figurent ceux qui
fabriquent les machines et les instruments agricoles qui sont d'un si grand usage en
Angleterre.

La principale explication de ce fait se trouve dans la merveilleuse augmentation


de la puissance des machines depuis quelques années. Elle nous a permis de produire
des quantités toujours croissantes d'objets manufacturés de toute sorte, soit pour notre
usage, soit pour l'exportation, sans augmenter beaucoup le nombre de ceux qui
surveillent les machines. Le travail qui avait abandonné l'agriculture a pu être ainsi
surtout employé à la satisfaction des besoins pour lesquels les progrès du machinisme
ne nous sont que de peu de secours: la puissance du machinisme a empêché les indus-
tries localisées en Angleterre de devenir aussi exclusivement mécaniques qu'elles
auraient pu le devenir. Au premier rang, parmi les professions qui se sont dévelop-
pées depuis 1851, en Angleterre, aux dépens de l'agriculture, sont l'enseignement, les
domestiques, le bâtiment, les boutiquiers, et les transports sur route 2. Dans aucune de
ces professions il n'a été tiré grand parti des inventions nouvelles : le travail de
l'homme n'y est pas beaucoup plus productif qu'il y a un siècle ; et si les besoins
qu'elles ont pour but de satisfaire augmentent en proportion de notre richesse géné-
rale, il faut s'attendre à ce qu'elles absorbent une proportion toujours plus grande de
notre activité.

Laissant de côté cette série d'exemples touchant l'action qu'exercent les forces
modernes sur la distribution géographique des industries, nous résumerons notre
étude en disant qu'elle a porté sur le point de savoir dans quelle mesure les économies
que procure la division du travail peuvent être pleinement obtenues parla concen-
tration d'un grand nombre de petites entreprises de même espèce dans la même
localité et dans quelle mesure, au contraire, elles ont besoin, pour être réalisées, de la
réunion d'une grande partie de la production du pays entre les mains de quelques
entreprises peu nombreuses mais riches et puissantes, ou, comme on dit d'ordinaire,
de la production en grand. En d'autres termes, c'est la question de savoir dans quelle
mesure, pour la production en grand, les économies doivent être internes, et dans
quelle mesure elles peuvent être externes.

1 Booth estime que le nombre des personnes employées dans les manufactures représentait en 1851
32.7 % et en 1881 seulement 30,7 % des personnes vivant de revenus indépendants (Statistical
Journal, vol. 49) : et d'après le recensement pour la décade suivante le mouvement s'est fait, en
somme, dans le même sens. Comparez les tableaux relatifs aux modes d'occupation dans le
volume annuel Abstract of Labour Statistics, publié par le Board of Trade.
2 Naturellement, les transports par chemins de fer, qui sont une industrie mécanique, occupent plus
de gens maintenant qu'au milieu du siècle, car elle est d'origine récente. Mais la navigation est de
vieille date; et nous constatons que les récents progrès du machinisme permettent de transporter
quatre fois plus de marchandises sans augmentation du nombre de ceux qui y travaillent. Si l'on
excepte les tramways, il n'a pas été fait de grands progrès pour les véhicules sur routes; cependant
une augmentation relativement faible du trafic sur routes y a fait augmenter le nombre des
personnes qui y sont employées, plus vite que dans aucun autre métier manuel.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 124

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre onze
Organisation industrielle (suite).
Production en grand

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§ 1. - C'est dans les manufactures qu'apparaissent le mieux les avantages de la


production en grand. Nous comprenons sous ce nom de manufactures tous les établis-
sements transformant la matière pour lui permettre de se vendre sur des marchés
éloignés. La caractéristique des industries manufacturières, qui fait qu'elles fournis-
sent les meilleurs exemples des avantages de la production en grand, est la faculté
qu'elles ont de choisir librement la localité où elles s'établissent. Elles diffèrent par là
de l'agriculture et des industries extractives (mines, carrières, pêche, etc.) dont la
distribution géographique est déterminée par la nature, et, d'autre part, des industries
qui fabriquent ou réparent des objets destinés à satisfaire les besoins spéciaux de
consommateurs individuels et qui ne peuvent pas, ou du moins ne peuvent pas sans
grands inconvénients, s'éloigner beaucoup de ces consommateurs 1.

1 Le mot « manufacture » a depuis longtemps perdu tout lien avec son sens primitif, et on l'applique
maintenant aux branches de production où c'est la machine, et non pas le travail à la main, qui a le
plus d'importance. Roscher a essayé de le ramener à son ancien sens en l'appliquant aux industries
domestiques par opposition aux fabriques : mais il est trop tard pour cela.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 125

Les principaux avantages de la grande production sont économie de main-


d'œuvre, économie de machines, et économie de matières premières. Mais le dernier
de ces avantages perd rapidement de son importance par rapport aux deux autres. Il
est vrai qu'un ouvrier isolé jette souvent un certain nombre de petites choses qui
auraient été mises de côté et utilisées dans une fabrique 1 ; mais un pareil gaspillage
est rare dans une industrie manufacturière localisée, alors même qu'elle n'occupe
qu'un petit nombre d'hommes ; et en Angleterre, on n'en trouverait de nos jours pas
beaucoup d'exemples dans aucune branche de l'industrie, si ce n'est dans l'agriculture
et dans la cuisine domestique. Sans doute beaucoup des progrès les plus importants
accomplis depuis quelques années ont été dûs à l'utilisation d'objets que l'on mettait
au rebut; mais cela s'est fait d'ordinaire à la suite d'inventions distinctes, soit chimi-
ques, soit mécaniques, inspirées, il est vrai, par une division minutieuse du travail,
mais sans lui être dues directement 2.

De même, il est vrai que lorsqu'une centaine d'articles, meubles ou vêtements,


doivent être taillés exactement sur le même modèle, il vaut la peine de faire grande
attention à couper les planches ou les étoffes, de façon à ne perdre que peu de
morceaux. Mais c'est là, en réalité, une économie de main-d'œuvre ; le modèle est
destiné à servir plusieurs fois, il peut donc être fait avec soin. Nous pouvons mainte-
nant passer à l'économie de machines.

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§ 2. - En dépit de l'aide que de petites manufactures peuvent tirer des industries


subsidiaires, lorsque un grand nombre d'entre elles, appartenant à la même branche,
sont rassemblées dans une région 3, elles restent pourtant dans une Situation très
désavantageuse à cause de la variété toujours plus grande et de la cherté des machi-
nes. Dans un grand établissement, il y a souvent un grand nombre de machines
coûteuses servant chacune à un usage restreint. Pour chacune il faut de la place en
pleine lumière, et elles augmentent ainsi beaucoup la rente et les frais généraux de la
fabrique. En outre de l'intérêt et des frais de réparation, il faut encore tenir compte de
leur dépréciation par suite de la nécessité où l'on sera de les remplacer par de
meilleures avant longtemps 4. Un petit industriel est donc obligé de faire beaucoup de
choses à la main ou avec des machines imparfaites, même s'il sait qu'il pourrait les
produire mieux et à meilleur marché avec des machines spéciales, faute de pouvoir
employer celles-ci continuellement.

1 Voir l'exemple des manufactures de corne, que cite BABBAGE, Economy of Manufactures, chap.
XXII.
2 Comme exemples on peut citer l'utilisation des déchets de coton, de laine, de soie et d'autres
textiles ; celle des sous-produits dans les industries métallurgiques, dans l'industrie du soda et dans
celle du gaz.
3 Voir le chapitre précédent, § 3.
4 Le temps moyen pendant lequel dure une machine avant d'être remplacée ne dépasse pas quinze
ans dans un grand nombre d'industries, et dans quelques-unes il est de dix, ou même moins.
Souvent une machine vous met en perte si elle ne rend pas chaque année 20 % de son prix.
Lorsqu'une machine coûtant 500 £ n'ajoute qu'un centième à la valeur des matières premières
qu'elle travaille - et cela n'est pas un cas extrême - elle donne une perte si elle ne sert pas à
produire au moins pour 10.000 £ de marchandises chaque année.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 126

De plus, un petit industriel peut ne pas être au courant et ne pas connaître les
meilleures machines. Il est vrai que si la branche d'industrie dans laquelle il est
engagé a pris depuis longtemps la forme de la production en grand, ses machines ne
laisseront rien à désirer, pourvu qu'il ait les moyens d'acheter sur le marché les
meilleures. Dans l'agriculture et dans l'industrie du coton, par exemple, les perfection-
nements des machines sont dus presque uniquement à l'invention des fabricants de
machines ; et elles sont accessibles à tous sous le paiement d'une redevance pour le
droit de brevet. Mais il n'en est pas de même pour les industries qui sont encore dans
une période primitive de développement, ou pour celles dont la forme est en voie de
transformation rapide, comme les industries chimiques, l'industrie de la fabrication
des montres, certaines branches de l'industrie du jute et de celle de la soie, et une
foule d'industries qui ont continuellement à faire face à de nouveaux besoins ou à
travailler des matières premières nouvelles.

Dans toutes ces industries les machines nouvelles et les procédés nouveaux sont,
pour la plupart, inventés par les industriels pour leur propre usage. Chaque innovation
est une expérience qui peut ne pas réussir ; celles qui réussissent payent pour elles-
mêmes et pour les autres. Un petit industriel peut apercevoir qu'il aurait avantage à
faire telle amélioration, mais avant d'en faire l'expérience il doit penser aux risques et
aux frais qu'elle entraîne, et songer qu'elle l'obligera à interrompre ses autres travaux :
et alors même qu'il serait capable de trouver des perfectionnements, il n'y a guère de
chance pour qu'il puisse les réaliser. Par exemple, il peut avoir trouvé une spécialité
nouvelle, qui se vendrait beaucoup si elle pouvait être connue ; mais pour la faire
connaître il faudrait peut-être plusieurs milliers de livres ; et, dans ces conditions, le
petit industriel y renoncera. Car il lui est à peu près impossible de réussir dans le rôle
que Roscher appelle l'un des rôles caractéristiques de l'industriel moderne, qui est de
créer de nouveaux besoins en offrant aux gens un objet auquel ils n'auraient aupa-
ravant jamais songé, mais qu'ils désirent aussitôt qu'on le leur a fait connaître. Dans
l'industrie de la poterie, par exemple, le petit industriel ne peut pas même essayer
d'expérimenter des modèles nouveaux et des desseins nouveaux, si ce n'est d'une
façon très aléatoire. Ses chances de succès sont meilleures en ce qui concerne les
perfectionnements dans la fabrication des choses pour lesquelles existe déjà un bon
marché. Mais, même ici, il ne peut pas bénéficier entièrement de son invention, à
moins qu'il ne prenne un brevet et vende le droit de s'en servir ; ou bien qu'il n'em-
prunte quelques capitaux et étende ses affaires ; ou, enfin, qu'il ne change le caractère
de son établissement et consacre son capital à la partie spéciale de la production à
laquelle s'applique son invention. Mais, somme toute, ces cas sont exceptionnels. Le
progrès des machines, quant à la variété et quant au prix, pèse partout lourdement sur
le petit industriel. Ce progrès l'a déjà chassé complètement de certaines industries et
est en train de le chasser rapidement de certaines autres 1.

1 Dans beaucoup d'industries un petit nombre seulement des perfectionnements sont brevetés. Ils
consistent en un grand nombre de petits progrès, dont aucun ne vaudrait la peine d'être breveté à
part. Ou bien ils consistent dans l'indication qu'il faut faire telle chose ; mais prendre un brevet
pour une façon de la faire, c'est encourager les autres à chercher d'autres façons de la faire sans
empiéter sur le brevet. Lorsqu'un brevet est pris, il est souvent nécessaire de le « bloquer », en
faisant breveter aussi d'autres procédés pour arriver au même résultat ; le propriétaire du brevet n'a
pas l'intention de les employer, mais il veut empêcher les autres de s'en servir. Tout cela entraîne
des ennuis, des pertes de temps et d'argent, et le grand industriel préfère garder ses perfectionne-
ments pour lui-même et en tirer le bénéfice que peut donner leur emploi. Quant au petit industriel,
s'il prend un brevet, il a des chances de se voir harcelé par les contrefaçons, et bien qu'il puisse
gagner « avec dépens » les procès qu'il intente pour se défendre, il est sûr de se ruiner si les procès
sont nombreux. Il serait d'ordinaire de l'intérêt général que tout perfectionnement soit public, alors
même qu'il est en même temps breveté. Mais s'il est breveté en Angleterre, sans l'être à l'étranger,
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 127

Il y a pourtant quelques industries où les avantages qu'un grand établissement tire


de ses machines, s'évanouissent dès qu'il a atteint une certaine dimension. Par
exemple, dans la filature de coton, et dans le Lissage du calicot, une fabrique relati-
vement petite arrive à se maintenir et à employer d'une façon continue les meilleures
machines connues ; de sorte qu'une grande fabrique n'est souvent que la réunion, sous
un même toit, de plusieurs petites fabriques semblables ; d'ailleurs certains filateurs
de coton, lorsqu'ils étendent leurs affaires, considèrent qu'ils ont intérêt à y ajouter
une partie de tissage. En pareils cas, les grands établissements ne font que peu, ou
même pas du tout, d'économies sur leurs machines ; mais, même alors, ils font
quelques économies en bâtiments, notamment pour les cheminées, dans l'emploi de la
vapeur, dans la surveillance et dans les réparations des instruments et des machines.
Ce dernier point a une bien plus grande importance qu'il ne semble au premier abord.
De grands établissements, même s'ils ne produisent que des marchandises simples,
ont d'ordinaire des ateliers bien organisés de charpentiers et de mécaniciens, qui non
seulement diminuent le prix des réparations, mais qui ont le grand avantage d'éviter
les retards résultant des accidents du matériel 1.

À côté de ces derniers avantages, il en est beaucoup d'autres qu'une grande fabri-
que, ou même une grande entreprise d'un genre quelconque, possède presque toujours
sur une petite. Une grande entreprise achète en grandes quantités et par suite à bon
marché, elle paye des frets plus bas, et fait une foule d'économies sur ses transports,
surtout si elle possède une voie ferrée de service. Elle vend souvent par grandes
quantités et s'épargne ainsi bien des ennuis ; pourtant elle vend à un bon prix parce
qu'elle offre des facilités au client en lui permettant de choisir dans un stock considé-
rable et de faire en une fois exécuter une commande variée ; en outre, sa réputation
donne confiance. Elle peut dépenser des sommes considérables en publicité sous
forme de voyageurs de commerce et sous d'autres formes. Ses agents la renseignent
avec certitude sur les questions de commerce et de personnes pour les places
éloignées, et ses articles se font de la réclame les uns aux autres.

Beaucoup de ces économies dans l'achat et la vente peuvent être réalisées par un
grand magasin qui fait fabriquer ses articles par de petits industriels ou par des
ouvriers en chambre. Alors elles ne poussent pas à la destruction des petits indus-
triels, mais tendent plutôt à réduire chez ceux-ci le travail de direction, comme nous
le verrons mieux dans le prochain chapitre.

comme il arrive souvent, les industriels anglais ne peuvent pas l'employer, alors même qu'ils
étaient peut-être sur le point de le trouver eux-mêmes au moment où le brevet a été pris; tandis que
les industriels étrangers sont renseignés sur le perfectionnement par le brevet et peuvent
l'employer librement.
1 C'est un fait remarquable que les fabriques de coton, et celles qui travaillent certains autres
textiles, forment une exception à la règle d'après laquelle le capital nécessaire par tête d'ouvrier est
généralement plus élevé dans une grande fabrique que dans une petite. La raison de cette règle est
que, dans la plupart des industries, la grande fabrique fait à l'aide de machines coûteuses beaucoup
de choses qui sont faites à la main dans une petite; de sorte que si les salaires forment, par rapport
à la dépense totale, une part bien moindre dans les grandes fabriques que dans les petites, la valeur
des machines et du terrain occupé par elles en forment une bien plus grande. Mais dans les
branches les plus simples de l'industrie textile, les petits établissements ont les mêmes machines
que les grands ; or comme les instruments mus par la vapeur sont proportionnellement plus coû-
teux lorsqu'ils sont petits que lorsqu'ils sont grands, les petites fabriques ont besoin, proportionnel-
lement à la dépense totale, d'une somme de capital fixe plus considérable que les grandes
fabriques; et il est probable qu'elles exigent un capital circulant proportionnellement plus grand
aussi.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 128

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§ 3. - Passons maintenant à ce qui regarde l'économie de main-d'œuvre. Tout ce


que nous avons dit en ce qui concerne les avantages qu'un grand établissement relire
du fait de pouvoir employer des machines très spécialisées, s'applique également en
ce qui concerne le personnel très spécialisé. Il est possible d'y occuper constamment
chacun des ouvriers au travail le plus difficile dont il soit capable, tout en restreignant
l'étendue de ce travail de façon qu'il puisse arriver à cette rapidité et à cette perfection
que donne une longue pratique. Mais nous avons assez parlé des avantages de la
division du travail, et nous pouvons passer à un avantage important, bien qu'indirect,
qu'un industriel tire du fait d'avoir une grande quantité d'hommes à son service.

Le grand industriel a, plus qu'un petit, des chances de trouver des hommes doués
d'aptitudes naturelles exceptionnelles pour exécuter les travaux les plus difficiles,
ceux qui ont le plus d'importance pour la réputation d'une maison. Ce fait a parfois de
l'importance, même en ce qui concerne le travail purement manuel, dans les industries
qui exigent beaucoup de goût et d'originalité, comme par exemple celle de tapissier,
et dans celles qui exigent une main-d'œuvre exceptionnellement habile, comme par
exemple dans la production des machines compliquées 1. Mais dans la plupart des cas
son importance apparaît surtout dans les facilités que ce grand nombre d'employés
offre au patron pour faire choix d'hommes capables et expérimentés, en qui il ait
confiance et qui aient confiance en lui, et dont il fera ses surveillants et ses contre-
maîtres. Nous sommes ainsi amené au problème central de l'organisation moderne de
l'industrie, à savoir celui qui concerne les avantages et les inconvénients de la
division du travail au point de vue du travail de direction.

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§ 4. - Le chef d'une grande entreprise peut réserver toutes ses forces pour les plus
grandes et les plus fondamentales questions de son industrie : il doit, il est vrai,
s'assurer que ses directeurs, ses employés et surveillants, sont bien les hommes qu'il
faut pour leur travail et qu'ils s'en acquittent bien ; mais, en dehors de cela, il n'a pas à
se préoccuper beaucoup des détails. Il doit garder son esprit frais et libre pour songer
aux questions les plus difficiles et aux problèmes vitaux de son industrie, pour étudier
les grands mouvements des marchés, les résultats encore invisibles des événements
contemporains à l'intérieur et à l'étranger, et pour trouver le moyen d'améliorer
l'organisation des rouages internes et externes de son entreprise.

1 Boulton écrivait en 1770, alors qu'il employait 700 ou 800 personnes comme artistes en métaux et
comme ouvriers pour l'écaille, les pierres précieuses, le verre, et l'émail : « J'ai fait souvent, et je
continue à faire de bons ouvriers avec de simples garçons de ferme ; et toutes les fois que je trouve
chez eux un indice d'aptitude et d'habileté, je les encourage. Je me suis également mis en corres-
pondance avec presque toutes les villes commerçantes de l'Europe, et je reçois ainsi régulièrement
des commandes d'articles communs qui me permettent d'employer assez d'ouvriers pour que je
puisse choisir parmi eux des artistes pour les travaux plus délicats. Je suis ainsi amené à employer
un matériel plus coûteux qu'il ne serait sage de le faire si je me bornais à la seule production des
articles de luxe. » SMILE, Life of Boulton, p. 128.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 129

Pour remplir cette tâche le petit patron manque de temps, alors même qu'il aurait
les aptitudes nécessaires ; il ne peut pas considérer son industrie de si haut, ni
regarder si loin ; il doit souvent se contenter de suivre les autres. Il est obligé de
consacrer beaucoup de son temps à des travaux qui sont au-dessous de lui ; car, pour
qu'il réussisse, il faut qu'il ait un esprit, à certains égards, supérieur, et qu'il possède
une certaine puissance de création et d'organisation ; et néanmoins il est obligé
d'accomplir lui-même bien des travaux de pare routine.

D'un autre côté, le petit patron a pour lui certains avantages. Chez lui l'œil du
maître est partout ; ses surveillants et ses ouvriers ne peuvent y échapper ; la respon-
sabilité n'est pas divisée; il n'y a pas un va et vient de communications mal comprises
d'un service à un autre. Il fait beaucoup d'économies sur la comptabilité, et supprimé
presque complètement la paperasserie encombrante qui est nécessaire dans une
grande maison ; le bénéfice fait de ce chef est de très grande importance dans les
industries qui font usage de métaux de valeur et de matières premières coûteuses.

Bien qu'il doive toujours rester en état de grande infériorité pour les informations
à obtenir et les expériences à faire, cependant, en cette matière, le cours général du
progrès est en sa faveur. Les économies externes, en effet, gagnent constamment en
importance par rapport aux économies internes dans toutes les branches des connais-
sances

Commerciales : les journaux et les publications professionnelles et techniques de


toutes sortes cherchent pour lui et lui fournissent beaucoup de renseignements dont il
a besoin, renseignements qui, il y a peu de temps, n'étaient à la portée que de ceux qui
pouvaient avoir des agents bien payés sur un grand nombre de places éloignées. En
outre, il profite aussi de ce que le nombre des secrets industriels va en diminuant, et
de ce que les perfectionnements les plus importants dans les procédés de production
restent rarement secrets après qu'ils sont sortis de la période d'expérimentation. Il
bénéficie de ce que les transformations industrielles sont de moins en moins dues à de
simples tours de main, et de plus en plus aux applications de la science ; beaucoup de
ces applications sont dues à des savants adonnés à la recherche de la connaissance
pour elle-même, et sont promptement publiées dans l'intérêt général. Si donc le petit
industriel peut rarement être au premier rang dans la marche vers le progrès, il peut ne
pas en être bien loin s'il a le temps et les aptitudes nécessaires pour profiter des
occasions de s'instruire qui s'offrent à lui de nos jours. Mais il est vrai qu'il lui faut
une énergie exceptionnelle pour le faire sans négliger les détails inférieurs, mais
nécessaires, de son entreprise.

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§ 5. - Dans l'agriculture, et dans les autres industries où le producteur ne saurait


faire de très grandes économies en augmentant l'importance de sa production, il arrive
souvent qu'une entreprise reste dans la même situation pendant un grand nombre
d'années, et même pendant plusieurs générations. Mais il en est autrement dans les
industries où la production en grand procure des avantages très sérieux qui font défaut
aux petites entreprises. Un industriel nouveau venu, cherchant à réussir dans une
industrie de ce genre, doit mettre en balance son énergie et sa souplesse d'esprit, son
activité et son souci des petits détails, avec les économies que ses rivaux tirent de leur
capital plus considérable, de la plus grande spécialisation de leurs machines et de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 130

leurs ouvriers, enfin de leurs relations commerciales plus étendues. S'il peut ainsi
arriver à doubler sa production en vendant à peu près au même prix, il aura plus que
doublé ses profits. Cela augmentera son crédit auprès des banquiers et autres prêteurs
avisés ; il pourra alors augmenter à nouveau ses affaires, arriver à de nouvelles
économies et obtenir de nouveaux profits ; ses affaires en seront encore augmentées
et ainsi de suite. Il semble, à première vue, qu'il n'y ait pas de moment où il doive
s'arrêter. Et il est vrai que si, à mesure que ses affaires augmentent, ses facultés
s'adaptent à cette situation nouvelle comme à sa situation ancienne; s'il conserve son
originalité, sa souplesse, sa force d'initiative, sa persévérance, son flair et sa chance :
alors il peut arriver à réunir entre ses mains l'ensemble de la production dans sa
branche et dans sa région. Et si les marchandises qu'il produit ne présentent pas de
très grandes difficultés de transport ni de débit, il peut étendre très loin la région où il
domine et arriver à une sorte de monopole limité par ce fait qu'un prix très élevé ferait
surgir des concurrents.

Mais bien avant que cette limite ne soit atteinte, ses progrès seront arrêtés, sinon
par la décadence de ses facultés, du moins par la diminution de son ardeur et de son
énergie au travail. L'essor de sa maison peut se prolonger, s'il réussit à passer ses
affaires à un successeur à peu près aussi énergique que lui 1. Mais pour que sa maison
continue à progresser très rapidement, il faut deux conditions qui se rencontrent
rarement toutes deux dans la même industrie. Il y a beaucoup d'industries dans
lesquelles un producteur individuel peut faire de considérables économies « internes »
par une grande augmentation de sa production, et il y en a beaucoup aussi où il peut
écouler aisément cette production ; mais il en est peu où l'un et l'autre caractères se
rencontrent. Et cela n'est pas un fait accidentel, mais, au contraire, un fait presque
nécessaire.

En effet, dans la plupart des industries où la production en grand procure de très


sérieuses économies, l'écoulement des produits est difficile. Il y a, sans doute, d'im-
portantes exceptions. Un producteur peut, par exemple, trouver de grands débouchés
pour des marchandises simples et uniformes susceptibles d'être vendues en gros par
grandes quantités. Mais la plupart des marchandises de ce genre sont des produits
bruts, et les autres sont presque toutes des marchandises simples et communes,
comme les rails d'acier et le calicot ; leur production peut se ramener à une pure
routine précisément parce qu'elles sont simples et communes. Aussi, dans les
industries qui les produisent, aucune maison ne peut se maintenir si elle n'emploie
pour ses principaux travaux un matériel coûteux du type le plus récent. D'un autre
côté, les opérations accessoires peuvent y être exécutées par des industries subsi-
diaires. De plus, il ne subsiste pas, en somme, un très grand écart entre les économies
que peuvent faire une grande ou une très grande maison. Enfin la tendance des
grandes maisons à éliminer les petites a déjà assez produit ses effets pour que les
causes qui l'ont d'abord fait naître aient aujourd'hui épuisé la plus grande partie de
leur force.

Mais beaucoup des marchandises à l'égard desquelles la loi du rendement crois-


sant agit fortement 2, sont, plus ou moins, des spécialités : quelques-unes ont pour but
de créer un nouveau besoin, ou de satisfaire d'une façon nouvelle un besoin déjà
existant; quelques-unes répondent à des goûts spéciaux et ne peuvent jamais avoir un

1 Les moyens que l'on peut employer dans ce but, et les limites qu'ils rencontrent dans la pratique,
sont étudiés dans la dernière moitié du chapitre suivant.
2 Voir p. 300 et ci-dessous, ch. XIII, § 2.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 131

grand marché ; et quelques-unes ont des qualités qui ne s'aperçoivent pas tout de
suite, et doivent faire lentement leur chemin dans la faveur publique. Dans tous ces
cas, la vente de chaque maison est restreinte, plus ou moins, selon les circonstances,
aux débouchés particuliers qu'elle s'est peu à peu et à grands frais acquis ; la pro-
duction pourrait bien être économiquement augmentée très vite, mais la vente ne le
pourrait pas.

Enfin, lorsque dans une industrie les conditions permettent à un établissement


nouveau d'arriver rapidement a réaliser des économies de production plus grandes,
ces mêmes conditions exposent cette maison à se voir supplantée rapidement par des
maisons encore plus jeunes employant des procédés plus nouveaux. Dans les
branches, notamment, où les importantes économies que donne la grande production
se trouvent associées avec l'emploi d'un matériel nouveau et de méthodes nouvelles,
une maison qui a perdu l'exceptionnelle énergie grâce à laquelle elle a pu se déve-
lopper, a des chances de déchoir, avant peu, rapidement ; la pleine prospérité d'une
grande maison dure rarement longtemps.

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§ 6. - Les avantages qu'une grande entreprise possède sur une petite sont manifes-
tes dans l'industrie manufacturière, parce que, comme nous l'avons indiqué, elle jouit
de facilités spéciales pour concentrer une grande somme de travail sur une petite
surface. Mais dans d'autres branches aussi on constate une tendance marquée vers
l'élimination des petites entreprises par les grandes. Le commerce de détail, en
particulier, est en voie de transformation ; le petit boutiquier perd chaque jour du
terrain.

Considérons les avantages qu'un grand magasin de vente au détail possède dans la
concurrence contre ses voisins plus faibles. D'abord, il peut évidemment acheter à de
meilleures conditions, il peut faire transporter ses marchandises à meilleur marché, et
il peut offrir un plus grand choix pour satisfaire le goût des clients. En outre, il fait
une grande économie au point de vue du travail : le petit boutiquier, comme le petit
industriel, est obligé de perdre beaucoup de son temps à un travail purement routinier
qui n'exige pas de jugement ; tandis que le chef d'un grand établissement, et même,
dans certains cas, ses principaux auxiliaires, passent tout leur temps à se servir de leur
jugement. Jusqu'à il y a peu de temps ces avantages étaient généralement compensés
par les facilités plus grandes que possède le petit boutiquier d'offrir ses marchandises
pour ainsi dire à la porte de ses clients, de se prêter à leurs goûts divers, et de les
connaître individuellement assez bien pour pouvoir avec sécurité leur consentir des
prêts sous la forme de vente à crédit.

Mais depuis quelques années il s'est produit beaucoup de changements qui sont
tous en faveur des grands établissements. L'habitude d'acheter à crédit est en train de
disparaître, et les relations personnelles entre boutiquier et client deviennent plus
réservées. Le premier de ces changements est un grand progrès ; le second est à
regretter à certains égards, mais non pas à tous, car il est dû en partie au fait que le
véritable respect de soi-même ayant augmenté chez les classes riches, elles ne se
soucient plus des attentions personnelles obséquieuses qu'elles avaient l'habitude de
réclamer. En outre, la valeur croissante du temps rend les gens moins disposés qu'ils
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 132

ne l'étaient à passer des heures à courir les magasins ; ils préfèrent souvent aujour-
d'hui employer quelques minutes à dresser une longue liste de commandes d'après un
catalogue détaillé ; et ils le peuvent aisément, grâce aux facilités plus grandes qu'on a
pour faire les commandes et pour recevoir les paquets par la poste, ou autrement. Et
lorsqu'ils veulent courir les magasins, les tramways et les trains de banlieue sont
souvent à leur disposition pour les mener commodément et à bon marché vers les
grands magasins d'une ville voisine. Tous ces changements rendent plus difficile
qu'autrefois pour le petit boutiquier de se maintenir, même dans le commerce des
comestibles, et dans les autres branches où il n'est pas besoin d'avoir une grande
variété d'approvisionnement.

Mais dans beaucoup de branches, la variété toujours plus grande des marchan-
dises, et ces rapides changements de modes qui étendent aujourd'hui leur pernicieuse
influence à presque tous les rangs de la société, font pencher la balance plus grave-
ment encore au détriment du petit boutiquier, car il ne peut pas avoir un approvi-
sionnement suffisant pour offrir un bien grand choix, et s'il essaye de suivre tous les
mouvements de la mode, la proportion de son stock laissée ait rivage par la marée
descendante sera plus grande pour lui que pour un grand magasin. En outre, dans
certaines branches du vêtement, de l'ameublement, et dans quelques autres, le bon
marché croissant des marchandises fabriquées à la machine a amené les gens à
acheter des objets tout faits dans de grands magasins, au lieu de les faire faire sur
commande par de petits fabricants ou par des commerçants de leur voisinage. En
outre, le grand magasin, non content de recevoir les voyageurs envoyés par les indus-
triels, fait visiter par ses agents les régions industrielles les plus importantes du pays
et de l'étranger ; il supprime ainsi presque complètement les intermédiaires entre lui et
l'industriel. D'un autre côté, dans certaines branches des industries textiles, la facilité
avec laquelle de gros paquets d'échantillons sont distribués par les industriels et les
marchands en gros, exerce une certaine influence en faveur du petit commerçant 1.

Les petits commerçants semblent devoir garder toujours les travaux de réparation;
et ils se maintiennent assez bien dans la vente des aliments qui se détériorent vite,
surtout pour les classes ouvrières, à cause de leur aptitude à vendre à crédit et à
recouvrer de petites dettes. Mais, en somme, ils sont en train de perdre du terrain. Il
n'est pas certain que leur nombre aille positivement en diminuant ; mais ils ne
prennent certainement pas leur part de l'augmentation rapide du commerce de détail
dans le pays 2

La décadence des petits industriels était considérée par les économistes de la


première moitié du XIXe siècle comme l'une des principales parmi les causes qui
étaient en train de transformer le caractère de la vie industrielle et de la vie sociale en
Angleterre : la décadence relative des petits commerçants semble exercer sur l'époque
1 Un tailleur possédant un faible capital montre à ses clients des échantillons de plusieurs centaines
d'étoffes nouvelles, et peut donner par télégraphe l'ordre qu'on lui envoie par la poste l'étoffe
choisie. De même les dames achètent souvent leurs étoffes directement à l'industriel, et les font
travailler ensuite par des couturières qui n'ont presque pas de capital.
2 Dans beaucoup de branches une maison possédant un gros capital préfère avoir un grand nombre
de petits magasins qu'un seul. Les achats, et les quelques opérations de production qui peuvent être
nécessaires, sont concentrés sous une direction centrale, et les demandes exceptionnelles peuvent
être satisfaites à l'aide d'une réserve centrale, de sorte que chaque succursale dispose de grandes
ressources pour chaque sorte de marchandises, sans avoir la dépense de conserver des stocks
importants. Le directeur de la succursale n'a rien qui détourne son attention de ses clients ; et si
c'est un homme actif, intéressé directement au succès, il peut être un rival formidable pour le petit
commerçant. Cela se constate dans beaucoup de branches du vêtement et de l'alimentation.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 133

actuelle une action pour le moins aussi puissante. Et il est digne de remarque que,
parmi les petits commerçants, ceux qui se maintiennent le mieux sont aussi, en règle
générale, de petits producteurs, et vice versa.

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§ 7. - Nous pouvons maintenant examiner les industries dont la position


géographique est déterminée par la nature de leur travail.

Les voituriers de campagne, et quelques cochers de fiacre, sont les seuls survi-
vants de la petite industrie dans l'industrie du transport : et ce qui se passe en
Amérique porte à douter que les fiacres continuent longtemps encore à être d'un usage
général. Les chemins de fer et les tramways augmentent constamment de longueur, et
le capital qu'ils exigent augmente bien plus vite encore. La complexité et la variété
toujours plus grandes du commerce accroissent les avantages qu'une flotte
considérable de bateaux placée sous une direction unique tire du fait de pouvoir
délivrer les marchandises promptement, et sans division de responsabilité, dans un
grand nombre de ports ; et, en ce qui concerne les bateaux eux-mêmes, la vitesse est
une cause de supériorité des grands bateaux, surtout pour le transport des passagers 1.
Aussi les arguments en faveur des entreprises d'État sont-ils plus forts pour certaines
branches des industries de transport que pour toute autre industrie, sauf pour les
entreprises connexes d'enlèvement des ordures, et de distribution d'eau, de gaz, etc. 2.

La lutte entre les grandes exploitations de mines on de carrières, et les petites, n'a
pas manifesté une tendance aussi marquée. L'histoire des exploitations de mines par
l'État est pleine d'insuccès. L'exploitation d'une mine dépend trop de la probité de
ceux qui la dirigent, de leur énergie et de leur jugement dans les détails comme dans
les questions de principe, pour qu'elle puisse être dirigée par des fonctionnaires : pour
la même raison on peut s'attendre à ce qu'une petite mine ou une petite carrière
puissent, toutes choses égales, se maintenir en face des grandes. Mais, dans certains
cas, le coût élevé des puits, des machines et des moyens de communication à établir,
est trop grand pour pouvoir être supporté par d'autres que par de très grandes
entreprises 3.
1 La puissance de transport d'un bateau varie selon le cube de ses dimensions, tandis que la
résistance présentée par l'eau augmente seulement un peu plus vite que le carré de ses dimensions ;
de sorte qu'un grand bateau demande moins de charbon qu'un petit proportionnellement à son
tonnage. Il demande aussi moins de travail, notamment comme travail employé à la navigation :
tandis qu'il offre aux passagers plus de sécurité, plus de confort, plus de ressources comme société
et un meilleur service. En somme, les petits bateaux n'ont aucune chance de pouvoir lutter avec les
grands entre les ports qui permettent aux grands bateaux d'aborder aisément et qui leur offrent un
trafic suffisant pour pouvoir se remplir vite.
2 Un fait caractéristique du grand changement économique qui s'est produit dans la dernière moitié
du XIXe siècle, c'est que, dans les premières lois sur les chemins de fer, on avait pris des mesures
pour permettre aux particuliers d'y faire passer leurs propres véhicules, comme cela se fait sur une
route ou sur un canal ; et aujourd'hui nous avons de la peine à imaginer comment les gens ont pu
croire, et ils le croyaient certainement, que cette manière de faire pût être pratiquée.
3 Alors que dans ce pays la consommation de charbon va en augmentant, le nombre des mines va en
diminuant. Mais cela est dû en partie à la fermeture d'un grand nombre de mines nouvelles qui
avaient été ouvertes hâtivement, il y a quelques années, lorsque le prix du charbon était très élevé.
La lutte entre les grandes et les petites exploitations a fait naître des épisodes intéressants en
Afrique dans les régions des mines de diamant, et en Amérique dans les régions pétrolifères. Le
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 134

Dans l'agriculture, il n'y a pas beaucoup de division du travail, et la production ne


s'y fait pas sur une très grande échelle ; même une de ces fermes dites « grandes
fermes » n'emploient pas la dixième partie des ouvriers qui sont groupés dans une
fabrique de dimensions moyennes. Cela est dû en partie à des causes naturelles, aux
changements des saisons, et à la difficulté de concentrer une grande quantité de
travailleurs dans un même endroit ; mais cela est dû en partie aussi à des causes se
rattachant à la variété des modes de tenure. Aussi vaudra-il mieux renvoyer la
discussion de toutes ces causes jusqu'au moment où nous étudierons l'offre et la
demande en relation avec la terre, au sixième livre 1.

tunnel de Sutro et les canalisations de pétrole en Amérique sont de bons exemples de la façon dont
une installation peut être faite pour l'usage commun d'un certain nombre de mines dont aucune
n'aurait pu à elle seule réussir à la créer. Mais ces faits montrent aussi comment on en arrive par là
à l'établissement de monopoles puissants.
1 On trouve beaucoup de choses intéressantes sur les sujets dont traitent ce chapitre et les chapitres
voisins, dans les ouvrages généraux sur l'histoire économique, comme ceux de Ashley et de
Cunningham ; ainsi que dans les ouvrages de Cooke Taylor, Factory System, de Jevons, Coal
Question et de Hobson, Evolution of Modern Capitalism. On trouvera ci-dessous, livre V, chap.
XI, § 2, une plus ample discussion des causes qui empêchent une grande ferme prise à part de
profiter des économies de production, que lui procure la production en grand, pour supplanter tous
ses rivaux.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 135

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre douze
Organisation industrielle (suite).
Direction des entreprises

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§ 1. - Il nous faut maintenant étudier les conditions dans lesquelles se trouve la


direction des entreprises ; mais en le faisant, nous ne devons pas perdre de vue un
problème qui retiendra notre attention par la suite, et qui résulte du fait suivant : toute
entreprise, dans l'industrie manufacturière tout au moins, aussi longtemps qu'elle est
bien dirigée, tend à devenir plus forte à mesure qu'elle s'étend davantage ; nous
devrions donc nous attendre à voir les grands établissements chasser complètement
leurs rivaux plus faibles dans un grand nombre de branches, et cependant il n'en est
pas ainsi.

Nous pouvons entendre par « entreprise » (business) tout établissement destiné à


pourvoir aux besoins d'autrui en vue d'un paiement, direct ou indirect, fait par ceux
qui en bénéficient. L'entreprise s'oppose ainsi à la pratique de pourvoir soi-même à
ses propres besoins, et à ces services bénévoles qui sont inspirés par l'affection de
famille ou par le désir de contribuer au bien-être des autres. Les entreprises ont
toujours revêtu des formes diverses, dont le nombre et la variété n'ont jamais été aussi
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 136

grands qu'aujourd'hui en Angleterre. Il reste des survivances de presque toutes les


formes du passé ; en même temps, des formes nouvelles apparaissent constamment.

L'artisan d'autrefois dirigeait toute son entreprise lui-même ; mais comme ses
clients étaient, à peu d'exceptions près, ses voisins immédiats, comme il n'avait besoin
que de très peu de capital, comme son mode de production était fixé par la coutume,
et comme il n'avait pas d'ouvriers à surveiller en dehors de sa maison, cette direction
n'exigeait pas une très grande fatigue intellectuelle. Il était loin de jouir d'une
prospérité ininterrompue ; la guerre et la disette venaient sans cesse l'accabler, en
entravant son travail, et en frappant ses voisins dont elles réduisaient la demande de
marchandises. Mais il était porté à accepter la bonne et la mauvaise fortune, ainsi que
le soleil et la pluie, comme choses se trouvant hors de sa portée : ses doigts travail-
laient, mais sa tête se fatiguait peu.

Même aujourd'hui, en Angleterre, nous trouvons par ci par là, dans des villages,
quelques artisans qui s'en tiennent aux méthodes primitives, et fabriquent des objets à
leur compte pour les vendre à leurs voisins, dirigeant eux-mêmes leur entreprise et
supportant tous les risques. Mais les cas de ce genre sont rares : les exemples les plus
frappants des anciennes formes d'entreprises se rencontrent dans les professions
libérales ; un médecin ou un avocat dirige lui-même d'ordinaire son entreprise et fait
lui-même tout son travail. Cette manière de faire n'est pas sans inconvénients : une
grande somme d'activité est ainsi gaspillée ou mal employée par des spécialistes de
grande habileté, mais qui n'ont pas les qualités nécessaires pour se créer une clientèle;
ils seraient mieux payés, mèneraient des existences plus agréables, et rendraient plu%
de services, si leur travail leur était préparé par des espèces d'intermédiaires. Mais
cependant les choses sont, en somme, probablement mieux comme elles sont : c'est
sur des raisons sérieuses que repose l'instinct populaire qui voit avec méfiance
l'intrusion d'un intermédiaire pour ces services qui exigent les qualités mentales les
plus élevées et les plus délicates, et qui ne prennent toute leur valeur que là où se
trouve une confiance personnelle complète. Cependant les avocats anglais agissent,
sinon comme employeurs ou entrepreneurs, du moins comme des sortes d'agents de
location, dans la profession judiciaire qui occupe, parmi les professions, le rang le
plus élevé, et dont le travail exige le labeur intellectuel le plus pénible. De même,
beaucoup de professeurs vendent leurs services, non pas directement au consom-
mateur, mais à l'administration d'un collège ou d'une école, ou à un chef d'institution,
qui se chargent de trouver des gens pour les acheter : l'employeur fournit au
professeur un marché pour son travail ; et l'on suppose qu'il procure à l'acquéreur, qui
peut ne pas être lui-même un bon juge en cette matière, une sorte de garantie touchant
la qualité de l'enseignement qui est donné.

De même, des artistes de toute sorte, même éminents, trouvent souvent avantage à
se servir de quelqu'un pour s'entendre avec les clients. Tandis que ceux dont la
réputation est moins bien établie vivent parfois dans la dépendance de négociants
capitalistes qui ne sont pas eux-mêmes des artistes, mais qui s'entendent à vendre
pour le mieux le travail des artistes.

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§ 2. - Mais de nos jours, dans la plus grande partie des entreprises, la tâche de
diriger la production de façon qu'un effort donné puisse fournir le plus d'effet utile
pour la satisfaction des besoins humains, a besoin d'être séparée et confiée aux mains
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 137

d'une catégorie spéciale d'employeurs, ou, pour employer le terme ordinaire, d'entre-
preneurs (business men). Ils hasardent, ou « entreprennent » (undertake), les risques
de l'affaire ; ils fournissent le capital et le travail nécessaires ; ils fixent son organi-
sation générale, et surveillent ses moindres détails. Considérant les entrepreneurs à un
certain point de vue, nous pouvons les regarder comme une classe industrielle très
spécialisée ; à un autre point de vue, comme des intermédiaires entre l'ouvrier manuel
et le consommateur.

Il y a certaines espèces d'entrepreneurs qui supportent de grands risques, et qui


exercent une grande influence à la fois sur le bien-être des producteurs et sur celui des
consommateurs des marchandises dont ils s'occupent, mais sans employer cependant
d'une façon directe beaucoup d'ouvriers. Le type extrême de cette catégorie, c'est le
négociant qui opère à la bourse ou sur les marchés de marchandises, dont les ventes et
les achats quotidiens sont considérables, et qui n'a pourtant ni usine, ni magasin, mais
au plus un bureau avec quelques commis. Les bons et les mauvais effets qu'exerce
l'action de spéculateurs comme ceux-ci sont cependant très complexes ; et nous
pouvons, pour le moment, fixer notre attention sur les formes d'entreprises dans
lesquelles l'administration tient une plus grande place et, les formes subtiles de la
spéculation une place moindre. Prenons donc quelques exemples empruntés aux for-
mes courantes de l'entreprise, et observons dans quelles relations se trouvent la charge
des risques et le reste du travail qui incombent à l'entrepreneur.

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§ 3. - L'industrie du bâtiment nous servira très bien d'exemple, pour la raison que
les anciennes formes d'entreprise s'y sont à certains égards conservées. Jusqu'à la fin
du Moyen-Age, il était tout à fait fréquent qu'un particulier construise lui-même sa
maison sans l'aide d'un maître constructeur de profession; et l'habitude n'est même pas
tout à fait disparue. Celui qui entreprend de construire sa maison doit engager
séparément tous ses ouvriers, il doit les surveiller, et résister à leurs demandes de
salaires ; il doit acheter ses matériaux dans divers endroits et louer ou acheter un
matériel peu coûteux. Il paye probablement des salaires supérieurs aux salaires
courants ; mais en cela d'autres gagnent ce qu'il perd. Il gaspille cependant beaucoup
de temps à discuter avec ses hommes, à contrôler et à diriger leur travail, faute de
connaissances suffisantes ; il en gaspille aussi à chercher quelles sortes de matériaux
il lui faudra, et quelle quantité de chaque sorte, où il pourra le mieux se les procurer et
ainsi de suite. Ces pertes de temps sont évitées par la division du travail qui assigne à
l'entrepreneur de constructions le soin de surveiller les détails, et à l'architecte celui
de dessiner les plans.

La division du travail est souvent poussée encore plus loin lorsque des maisons
sont construites non plus aux frais de ceux qui doivent y vivre, mais dans un but de
spéculation. Lorsqu'il en est ainsi, comme par exemple lorsqu'on crée un faubourg
nouveau, les chances à courir sont assez importantes pour attirer de puissants capi-
talistes possédant une très grande aptitude générale aux affaires, sans posséder peut-
être une grande connaissance technique de l'industrie du bâtiment. Ils s'en remettent à
leur jugement personnel pour décider quelles seront les relations futures de l'offre et
de la demande pour les différents types de maisons ; mais ils abandonnent à d'autres
la direction des détails techniques. Ils emploient des architectes et des surveillants
pour dresser des plans conformes à leurs vues générales ; et ils font ensuite des
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 138

contrats avec des entrepreneurs de construction pour exécuter ces plans. Mais c'est
eux qui supportent les principaux risques de l'affaire, et qui en gardent la direction
générale.

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§ 4. - Nous avons déjà vu 1 que cette division des responsabilités prévalait dans
l'industrie de la laine, peu avant le début de l'ère des grandes fabriques : la partie la
plus spéculative du travail, et les risques résultant de l'achat et de la vente, restaient à
la charge des entrepreneurs qui n'étaient pas eux-mêmes employeurs de travail ;
tandis que la surveillance des détails et les risques plus restreints résultant de
l'exécution de chaque contrat étaient laissés à de petits patrons. Cette manière de faire
est encore appliquée d'une façon courante dans certaines branches des industries
textiles, notamment dans celles où la difficulté de prévoir l'avenir est très grande. Les
marchands en gros de Manchester s'appliquent à étudier les mouvements de la mode,
les marchés de matières premières, l'état général du commerce, du marché monétaire,
la situation politique et toutes les autres causes qui peuvent influencer les prix des
différentes espèces de marchandises pendant la saison à venir ; et après avoir
employé, si c'est nécessaire, des dessinateurs de profession pour exécuter leurs idées
(tout comme le spéculateur sur maisons, dans le cas précédent, emploie des
architectes), ils passent avec des industriels, dans les différentes parties du monde,
des contrats pour fabriquer les marchandises sur lesquelles ils ont décidé de risquer
leur capital.

Dans les industries du vêtement nous voyons une renaissance de ce que l'on a
appelé « l'industrie à domicile », qui prédominait autrefois dans les industries textiles.
C'est le système dans lequel de grands entrepreneurs donnent du travail à faire à
domicile, et dans de très petits ateliers, à des personnes qui travaillent seules, ou avec
l'aide de quelques membres de leur famille, ou qui emploient peut-être un ou deux
auxiliaires payés 2. Dans les villages reculés de presque tous les comtés de
l'Angleterre des agents de grands entrepreneurs font des tournées ; ils donnent aux
paysans des articles tout préparés pour marchandises de toutes sortes, mais surtout
pour le vêtement, tels que chemises, cols et gants ; ils emportent avec eux les objets
finis. Mais c'est pourtant dans les grandes capitales et dans les autres grandes villes,
surtout dans les vieilles villes, là où se rencontre un grand nombre d'ouvriers non
qualifiés et sans organisation, faibles au point de vue physique et au point de vue

1 Livre I, chap. III, § IV.


2 Les économistes allemands donnent le nom de « industrie à domicile de fabrique » (fabrikmässig)
à cette forme d'industrie, pour la distinguer de l'industrie à domicile « nationale », qui est celle où
l'on emploie le temps laissé par un autre travail (notamment les agriculteurs pendant les mois
d'hiver) pour faire un travail accessoire sur des tissus ou autres marchandises (Voir Schönberg, sur
Gewerbe, dans son Handbuch). Les travailleurs à domicile de ce dernier genre étaient communs
par toute l'Europe au Moyen-Age, mais ils deviennent rares à l'heure actuelle, sauf dans les pays
de montagne et dans l'Est de l'Europe. Ils ne sont pas toujours bien avisés dans le choix de leur
travail ; et beaucoup des objets qu'ils fabriquent peuvent être mieux faits, avec beaucoup moins de
travail, dans les fabriques, et être ainsi vendus avec profit sur le marché libre ; mais la plupart sont
fabriqués par eux pour leur propre usage ou celui de leurs voisins, et ils économisent ainsi les
profits d'une série d'intermédiaires. Comparer GONNER, Survivai of domestic industries, dans
Economic Journal, vol. II.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 139

moral, que le système est le plus complètement développé, notamment dans les
industries du vêtement qui emploient deux cent mille personnes rien qu'à Londres, et
dans l'ameublement à bon marché. Il y a une lutte continuelle entre la forme de la
fabrique et la forme de l'industrie à domicile, tantôt l'une, tantôt l'autre, gagnant du
terrain. Par exemple, en ce moment, l'usage, qui se répand, des machines à coudre
mues par la vapeur, rend plus forte la situation des fabriques dans l'industrie de la
chaussure ; en même temps les fabriques et les ateliers prennent une place plus grande
dans l'industrie de la confection. Au contraire, la bonnetterie est en train de revenir au
travail à domicile par suite de progrès récemment accomplis dans les tricoteuses à la
main ; et il est possible que de nouveaux procédés de distribution de la force, à l'aide
du gaz, du pétrole et des appareils électriques, puissent avoir une influence analogue
sur beaucoup d'autres industries.

Il peut aussi se produire un mouvement en faveur de formes intermédiaires sem-


blables à celles qui sont très employées dans les industries de Sheffield. Beaucoup de
maisons de coutellerie, par exemple, font faire au-dehors le polissage et d'autres
travaux, pour des prix fixés à la tâche, par des ouvriers qui louent la force dont ils ont
besoin soit à la maison même avec laquelle ils traitent, soit à une autre : ces ouvriers
en emploient parfois d'autres pour les aider, parfois ils travaillent seuls.

De même, le négociant qui fait des affaires avec l'étranger n'a très souvent pas de
bateaux à lui, mais il applique son esprit à étudier la marche du commerce et il en
garde pour lui les principaux risques ; il laisse le soin de transporter ses marchandises
à d'autres qui ont besoin d'être des administrateurs plus habiles, mais n'ont pas besoin
d'avoir autant d'aptitude à prévoir les subtiles mouvements du commerce; il est vrai
que ceux-ci, en tant que propriétaires, de bateaux, supportent des risques commer-
ciaux considérables. De même les risques de publication d'un livre sont supportés par
l'éditeur, quelquefois par l'auteur pour partie ; tandis que l'imprimeur est l'employeur
de travail et fournit les caractères et les machines nécessaires. Une méthode à peu
près analogue est adoptée dans beaucoup de branches des industries métallurgiques et
des industries de l'ameublement, du vêtement, etc.

Il y a ainsi beaucoup de moyens, pour ceux qui supportent les gros risques de
l'achat et de la vente, de s'épargner le soin de loger et de surveiller ceux qui travaillent
pour eux. Tous ont leurs avantages ; et lorsque ceux qui font le travail sont des
hommes d'un caractère vigoureux, comme à Sheffield, les résultats sont en somme
satisfaisants. Malheureusement, ceux qui sont rejetés dans les travaux de cette sorte
sont souvent les ouvriers les plus faibles, ceux qui ont le moins de ressources et le
moins d'autorité sur eux-mêmes (self-control). L'élasticité par laquelle le système se
recommande à l'entrepreneur lui fournit en réalité le moyen d'exercer, s'il le veut, une
pression regrettable sur ceux qui font son travail.

Tandis que le succès d'une fabrique dépend dans une grande mesure du fait qu'elle
possède un certain nombre d'ouvriers qui lui restent fermement attachés, le capitaliste,
au contraire, qui donne au dehors du travail à faire à domicile, a intérêt à garder un
grand nombre d'ouvriers inscrits sur ses livres; il est tenté de donner à chacun d'eux
peu de travail, et à les utiliser les uns contre les autres ; il peut y arriver aisément
parce qu'ils ne se connaissent pas, et ne peuvent pas s'entendre pour une action
concertée.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 140

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§ 5. - Lorsqu'on discute la question du profit, il s'établit généralement un lien dans


l'esprit des gens entre le profit et l'employeur de travail : l'expression « employeur »
est souvent prise comme équivalant en pratique à celle de bénéficiaire de profit. Mais
les exemples que nous venons d'examiner suffisent à faire voir que la surveillance du
travail n'est qu'un côté, et souvent pas le plus important, du rôle ,de l'entrepreneur; et
que l'employeur qui supporte la totalité des risques de son entreprise rend deux
services entièrement distincts à la communauté, et a besoin d'une double aptitude.

L'industriel idéal, s'il fabrique, par exemple, des marchandises non pour répondre
à des commandes spéciales, mais pour le marché général, doit d'abord, pour remplir
son premier rôle de marchand et d'organisateur de la production, avoir une connais-
sance complète de tout ce qui touche à sa partie. Il doit savoir deviner les grands
mouvements de la production et de la consommation, voir quand il y a lieu de
produire un nouvel article pour répondre à un besoin réel ou d'améliorer la production
d'un article ancien. Il doit montrer de la prudence dans ses jugements et de la
hardiesse à affronter les risques ; et il doit aussi, naturellement, connaître les matières
premières et les machines employées dans son industrie.

Mais, en second lieu, comme employeur, il faut que la nature ait fait de lui un
conducteur d'hommes. Il doit savoir bien choisir ses auxiliaires et avoir ensuite entiè-
rement confiance en eux ; les intéresser à ses affaires et les amener à avoir confiance
en lui, de façon à mettre au jour toutes les facultés d'initiative et d'invention qui sont
en eux ; en même temps il doit exercer lui-même une surveillance générale sur toute
chose, et maintenir l'ordre et l'unité dans l'ensemble de son entreprise.

Les qualités nécessaires pour faire un employeur idéal sont si grandes et si


nombreuses que très peu de personnes les possèdent à un très haut degré. Leur
importance relative varie cependant selon la nature de l'industrie et l'importance de
l'entreprise ; alors qu'un employeur excelle par certaines qualités, un autre excelle par
d'autres : il est rare qu'on en trouve deux devant leur succès à la réunion des mêmes
qualités. Certains hommes réussissent exclusivement grâce à des qualités nobles ;
d'autres, au contraire, par un ensemble de qualités où il y en a peu de véritablement
dignes d'admiration, sauf la sagacité et l'énergie dans les résolutions.

Connaissant ainsi les caractères généraux du travail de direction, nous devons


maintenant rechercher quelles facilités s'offrent aux différentes classes de la société
de développer leurs aptitudes industrielles, et, lorsqu'elles possèdent ces aptitudes,
quelles facilités elles ont de se procurer le capital nécessaire pour les employer. Nous
pourrons ainsi serrer d'un peu plus près le problème posé au début du chapitre, et
étudier le développement que prend une maison au cours de plusieurs générations
consécutives. Cette étude peut utilement se combiner avec celle des différentes for-
mes que prend la direction des entreprises. Jusqu'ici nous avons considéré, presque
exclusivement, le cas dans lequel l'entière responsabilité et l'entière direction résident
entre les mains d'un seul individu. Mais cette forme est en voie d'être supplantée par
d'autres où l'autorité suprême est répartie entre plusieurs associés ou même entre un
grand nombre d'actionnaires : sociétés de personnes (private firms) et sociétés ano-
nymes, sociétés coopératives et établissements publics (public corporations), prennent
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 141

une place toujours plus grande dans la direction des entreprises. L'une des raisons de
ce fait est qu'elles attirent les gens qui, ayant pour les affaires de bonnes aptitudes,
n'ont pas reçu de leurs parents une entreprise déjà existante pour les exercer.

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§ 6. - Il est évident que le fils d'un homme déjà établi dans les affaires a un très
grand avantage sur les autres. Dès son enfance, il a eu des facilités particulières pour
acquérir les connaissances et pour développer les facultés nécessaires à la direction de
l'entreprise paternelle. Il apprend tranquillement, et presque inconsciemment, à
connaître les hommes et les usages dans la branche d'industrie à laquelle elle appar-
tient, ainsi que ceux des maisons auxquelles son père achète et vend. Il connaît
l'importance relative et la portée réelle des différents problèmes et des soucis qui
occupent l'esprit de son père, et il acquiert une connaissance technique des procédés
et des machines de son industrie 1. Parmi les choses qu'il apprend, quelques-unes ne
s'appliquent qu'à l'industrie de son père ; mais la plus grande partie peut être utilisée
dans toutes les industries voisines. D'autre part, ces qualités de jugement et de
ressource, d'initiative et de prudence, de fermeté et de courtoisie, qui se développent
au contact de ceux qui dirigent la marche d'une industrie, contribueront beaucoup à le
rendre apte à diriger une affaire quelconque. De plus, les fils d'hommes d'affaires
arrivés au succès débutent avec un capital matériel plus grand que les autres, à
l'exception des fils de familles riches ; mais ceux-ci, par naissance et par éducation,
ont des chances d'avoir peu de goût et peu d'aptitude pour les affaires. S'ils prennent
la suite de leur père, ils ont encore cette supériorité de trouver des relations com-
merciales toutes faites.

Il pourrait donc à première vue sembler probable que les hommes d'affaires
dussent constituer une sorte de caste, distribuant entre leurs fils les principaux postes
de directeurs, et fondant des dynasties héréditaires qui dirigeraient certaines branches
d'industrie pendant plusieurs générations. Mais en fait il en est tout autrement. En
effet, lorsqu'un homme a mis sur pied une grande affaire, il arrive souvent que ses
descendants, malgré leurs grands avantages, ne possèdent pas les hautes qualités, le
tour d'esprit et le caractère particuliers nécessaires pour la conduire avec un succès
égal. Il a probablement été élevé par des parents d'un caractère ferme et sérieux; il a
été formé par leur influence personnelle et par la lutte contre les difficultés de la vie ;
mais ses enfants, du moins s'ils sont nés après qu'il est devenu riche, et en tous cas ses
petits-enfants, sont peut-être laissés à la garde de domestiques qui n'ont pas la même
fermeté que les parents sous l'influence desquels il s'est lui-même formé. Tandis que
sa plus grande ambition était sans doute de réussir dans les affaires, il est probable
que ses enfants se préoccuperont pour le moins autant de se distinguer dans la société
ou dans les études académiques 2.

1 Nous avons déjà signalé que le seul apprentissage parfait à notre époque est celui dont jouissent
les fils d'industriels, qui apprennent par la pratique tous les travaux importants effectués dans la
maison, assez bien pour pouvoir ensuite comprendre les difficultés que rencontrent leurs différents
ouvriers, et juger exactement leur travail.
2 Jusqu'à ces derniers temps, il y a toujours eu en Angleterre une sorte d'antagonisme entre les
études académiques et les affaires. Il est en train de diminuer grâce à l'esprit plus ouvert que
montrent nos grandes universités, et grâce à la création de collèges dans nos principaux centres
commerçants. Les fils des hommes d'affaires, lorsqu'ils vont à l'université, n'apprennent plus à
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 142

Pendant quelque temps, il est vrai, tout peut bien marcher. Ses fils trouvent des
relations commerciales solidement établies, et, ce qui est peut-être encore plus
important, un état-major de subordonnés bien choisis, intéressés généreusement à
l'affaire. En se montrant simplement assidus et prudents, en suivant les traditions de la
maison, ils peuvent se maintenir pendant longtemps. Mais lorsque toute une
génération a passé, lorsque les vieilles traditions ne sont plus là pour servir de guide
sûr, et lorsque les liens qui tiennent uni l'ancien personnel supérieur se sont rompus,
alors la maison, presque invariablement, s'écroule, à moins que la direction n'en soit
en fait passée à des hommes nouveaux devenus, pendant ce temps, les associés de la
maison.

Mais le plus souvent les descendants arrivent à ce résultat par une voie plus
courte. Ils aiment mieux un revenu important touché sans aucun effort, qu'un revenu
bien plus considérable mais qui ne serait gagné qu'au prix d'une anxiété et de soucis
continuels. Ils vendent leur affaire à des particuliers ou à une société anonyme ; ou ils
n'y restent que comme simples actionnaires, c'est-à-dire qu'ils participent aux risques
et aux profits, mais ne prennent aucune part à la direction : dans les deux cas, la
direction réelle et l'utilisation de leur capital passent aux mains d'hommes nouveaux.

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§ 7. - Le moyen le plus ancien et le plus simple de donner une nouvelle force à


une entreprise est de former une association avec quelques-uns des employés les plus
capables. Le propriétaire et chef suprême d'une grande maison industrielle ou
commerciale trouve que, à mesure que les années passent, il lui faut laisser de plus en
plus de responsabilité à ses subordonnés, soit parce que la tâche à accomplir devient
plus lourde, soit aussi parce que ses forces diminuent. C'est encore lui qui exerce la
haute direction, mais beaucoup de choses sont abandonnées à leur énergie et à leur
probité. Aussi, lorsque ses fils ne sont pas encore assez âgés, ou lorsque, pour toute
autre raison, ils ne sont pas en état de soulager ses épaules d'une partie du fardeau, il
décide de prendre comme associé un de ses auxiliaires en qui il a confiance : il
diminue ainsi son propre labeur, et, en même temps, il s'assure que l'œuvre de sa vie
sera continuée par quelqu'un dont il a formé les habitudes et pour qui peut-être il a
conçu quelque chose ressemblant à une affection paternelle 1.
Mais il y a à l'heure actuelle, et il y a toujours eu, des sociétés (private
partnerships) établies sur des bases plus, égales, entre deux ou plusieurs personnes de
fortunes et d'aptitudes à peu près semblables, qui réunissent leurs ressources pour une

mépriser le métier de leur père comme souvent ils le faisaient il y a seulement une génération.
Beaucoup d'entre eux, il est vrai, sont éloignés des affaires par le désir de se consacrer à l'œuvre de
l'avancement de la science. Mais les formes les plus hautes de l'activité intellectuelle, celles qui ne
sont pas seulement critiques mais constructives, tendent à faire justement apprécier la noblesse du
travail industriel lorsqu'il est bien fait.
1 Beaucoup des romans vécus les plus heureux, beaucoup des, événements sur lesquels on a le plus
de plaisir à insister dans l'histoire sociale de l'Angleterre depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours,
se rattachent à des associations de ce genre. Beaucoup de jeunes gens ont été poussés à faire une
carrière honorable par l'influence des chansons et des récits où l'on voit les difficultés et le
triomphe final du bon apprenti, qui finit par épouser la fille de son patron et par s'associer avec lui.
Il n'y a pas d'influences plus puissantes sur le caractère national que celles qui donnent ainsi une
forme aux idéals de la jeunesse ambitieuse.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 143

grande et difficile entreprise. En pareils cas il se fait souvent un partage du travail de


direction : dans les manufactures, par exemple, l'un des associés s'emploiera exclusi-
vement au travail d'acheter les matières premières et de vendre les articles finis ;
tandis qu'un autre s'occupera de diriger la fabrication: ou bien dans une maison de
commerce l'un des associés dirigera le rayon de gros et l'autre le rayon de détail. Par
ce moyen, et par d'autres, la société de personnes (private partnership) peut s'adapter
à des situations très diverses : elle est très solide et très élastique ; elle a joué un grand
rôle dans le passé et elle est pleine de vitalité à l'heure actuelle.

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§ 8. - Mais, depuis la fin du Moyen Age, jusqu'à l'époque actuelle, un mouvement


s'est produit dans certaines catégories d'industries qui tend à remplacer les sociétés de
personnes, dont les parts ne sont pas transmissibles sans la permission de tous les
intéressés, par des sociétés anonymes dont les actions peuvent être vendues à
n'importe qui sur le marché. L'effet de ce changement a été d'amener des gens, dont
beaucoup n'ont pas de connaissance particulière des affaires, à confier leur capital à
d'autres personnes employées par eux : ainsi est apparue une nouvelle façon de
distribuer les différentes parties du travail de direction.

Ce sont les actionnaires qui supportent en définitive les risques dans la société
anonyme; mais, en général, ils ne prennent pas une part bien active à la direction
technique, ni à la direction générale de l'affaire, et pas de part du tout à la surveillance
des détails. Après que l'affaire est sortie des mains de ses premiers promoteurs, la
direction en est abandonnée aux administrateurs ; ceux-ci, lorsque la société est très
importante, ne possèdent peut-être qu'un petit nombre de ses actions, et le plus grand
nombre d'entre eux n'ont qu'une faible connaissance technique du travail à faire. On
n'attend généralement pas d'eux qu'ils consacrent tout leur temps à la société ; mais on
suppose qu'ils apportent de vastes connaissances générales, et qu'ils sont à même de
juger sainement les grandes questions touchant la politique à suivre ; on leur demande
en même temps de s'assurer que les directeurs de la société s'acquittent bien de leur
tâche 1. Aux directeurs et à leurs auxiliaires est abandonnée une grande partie du côté
technique de l'affaire, ainsi que la totalité du travail de surveillance ; mais on n'exige
pas qu'ils mettent des capitaux dans l'affaire, et ils sont censés s'être élevés jusqu'aux
rangs supérieurs, grâce à leur zèle et à leurs aptitudes. Comme les sociétés anonymes
dans le Royaume-Uni ont un revenu total de 100-000.000 £ et font un dixième du
total des affaires, elles offrent de très nombreuses occasions ,d'emploi aux hommes
possédant des talents naturels pour la direction des affaires, mais qui n'ont pas, par
héritage, reçu des capitaux, ni une maison avec des relations commerciales toutes
faites.

1 Bagehot aimait à soutenir (voir par exemple English Constitution chap. VII) qu'un ministre tire
souvent avantage de son ignorance technique des affaires de son département. Il peut, en effet, se
faire renseigner sur les questions de détail par le secrétaire permanent et les autres fonctionnaires
qui sont sous ses ordres. Il ne cherchera pas à opposer un avis personnel aux leurs dans les ques-
tions où leur compétence leur donne l'avantage, mais son bon sens sans parti pris peut se dégager
des traditions administratives dans les grandes questions d'intérêt général. De même les intérêts
d'une société peuvent parfois être bien mieux dirigés par des directeurs n'ayant que peu de
compétence technique pour les détails de l'affaire.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 144

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§ 9. - Les sociétés anonymes possèdent une grande élasticité, et peuvent s'étendre


sans limites lorsque le travail auquel elles s'appliquent offre un grand débouché ; elles
gagnent du terrain dans presque toutes les directions. Mais elles ont une grande cause
de faiblesse, c'est que l'affaire n'est pas assez connue des actionnaires qui supportent
les risques. Il est vrai que le chef d'une grande entreprise individuelle supporte aussi
les risques en s'en remettant à d'autres pour beaucoup de détails, mais sa situation est
assurée par la, faculté qu'il a de se former un jugement direct sur la fidélité et
l'honorabilité avec lesquelles ses subordonnés servent ses intérêts. Si ceux auxquels il
a confié le soin d'acheter ou de vendre des marchandises pour lui touchent des
commissions de ceux avec qui ils traitent, il est à, même de découvrir et de punir la
fraude. S'ils font preuve de favoritisme et poussent à entretenir des relations avec des
gens incapables ou avec des amis à eux, s'ils deviennent eux-mêmes paresseux et
traînent leur travail en longueur, ou même s'ils ne tiennent pas les promesses d'apti-
tudes exceptionnelles qui ont amené le patron à les faire avancer, celui-ci peut
découvrir le mal et y porter remède.

Dans tous ces cas, au contraire, les actionnaires d'une société anonyme, sauf dans
un petit nombre de cas exceptionnels, sont presque impuissants, quoique quelques-
uns des gros actionnaires s'efforcent souvent de découvrir ce qui se passe, et soient
ainsi à même d'exercer un contrôle effectif et sage sur la direction générale de
l'affaire. C'est une bonne preuve du merveilleux développement qu'a pris à notre
époque l'esprit d'honnêteté et de droiture en matière commerciale que les chefs des
grandes sociétés cèdent aussi peu qu'ils le font aux grandes tentations de fraude qui
s'offrent à eux. S'ils montraient, à rechercher les occasions de mal faire, une avidité
approchant de celle que nous constatons dans l'histoire commerciale des civilisations
primitives, le mauvais usage qu'ils feraient de la confiance que l'on met en eux aurait
été un inconvénient assez grave pour empêcher le développement de cette forme
démocratique d'entreprise. il y a toute raison d'espérer que le progrès de la moralité
commerciale continuera, aidé dans l'avenir, comme il l'a été dans le passé, par une
diminution du mystère dont on entoure les affaires, et par une plus grande publicité
sous toutes ses formes. Ainsi les formes collectives et démocratiques de direction des
entreprises pourront s'étendre avec sécurité dans bien des directions où elles n'ont pas
jusqu'ici réussi à le faire, et elles pourront rendre des services bien plus grands encore
que ceux qu'elles rendent déjà, en ouvrant de larges carrières à ceux qui ne possèdent
pas des avantages de naissance.

La même chose peut être dite des entreprises de l'État ou des autorités locales.
Elles aussi peuvent avoir un grand avenir devant elles, mais jusqu'à présent le contri-
buable qui supporte les risques n'a pas d'ordinaire réussi à exercer un contrôle efficace
sur ces entreprises, ni à trouver des administrateurs accomplissant leur travail avec
toute l'énergie et toute l'initiative qui sont déployées dans les entreprises privées. Le
problème des entreprises de l'État et des autorités locales soulève d'ailleurs bien des
questions complexes, dans l'étude desquelles nous ne pouvons pas entrer ici.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 145

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§ 10. - La coopération cherche à éviter les inconvénients de ces deux modes


d'organisation industrielle. Dans la forme idéale de la société coopérative, qui est
encore pour beaucoup l'objet d'espoirs passionnés, mais qui a été rarement réalisée en
pratique, une partie ou même la totalité des actionnaires qui supportent les risques de
l'affaire y sont eux-mêmes employés. Les employés, soit qu'ils aient contribué au
versement du capital, soit qu'ils n'y aient pas contribué, ont une part dans ses profits,
et certain droit de vote aux assemblées générales où les grandes lignes de la politique
à suivre sont fixées, et où sont choisis les administrateurs qui ont à l'appliquer. Ils
sont ainsi les employeurs et les maîtres de leurs propres directeurs et surveillants ; ils
sont à même de juger si la partie technique de l'affaire est conduite avec honnêteté et
avec succès, et ils ont les meilleures occasions possibles pour découvrir tout relâ-
chement et toute incompétence dans le détail de l'administration. Enfin ils rendent
inutile une partie du travail de surveillance nécessaire dans les autres établissements,
car leurs propres intérêts pécuniaires, et la fierté qu'ils tirent du succès de leur œuvre,
les empêchent, soit d'eux-mêmes, soit par crainte des camarades, de gâcher le travail.

Malheureusement, le système rencontre de très grandes difficultés. La nature


humaine étant ce qu'elle est, les ouvriers ne sont pas toujours les maîtres qui convien-
nent le mieux pour les surveillants et pour les directeurs. Les jalousies, et les
frottements à la suite de réprimandes, peuvent agir comme le grain de sable qui se
trouve mêlé à l'huile dans les rouages d'une grande machine compliquée. Le travail de
direction même le plus pénible ne se manifeste d'ordinaire pas au dehors ; ceux qui
travaillent avec leurs mains sont portés à ne pas estimer assez l'intensité de la fatigue
causée par le travail de direction technique, et à regretter d'être obligés de le payer à
pou près au prix qu'il serait payé ailleurs. En fait, les directeurs d'une société
coopérative possèdent rarement la vivacité, l'ingéniosité et la souplesse que possèdent
les hommes qui ont été sélectionnés par la lutte pour la vie, et qui ont été formés par
la libre responsabilité d'une entreprise individuelle. C'est en partie pour ces raisons
que le système coopératif a rarement été appliqué dans son intégrité, et son
application partielle n'a pas encore rencontré un succès remarquable, sauf dans la
vente au détail des marchandises conSommées par des ouvriers. Cependant, dans ces
dernières années on constate des signes encourageants de succès de véritables
associations, ou coopératives, de production.

Les ouvriers d'un caractère fortement individualiste, et dont l'esprit est presque
entièrement tourné vers leurs propres intérêts, arriveront peut-être au succès matériel
plus rapidement, et d'une façon qui leur convient mieux, en commençant comme
petits entrepreneurs indépendants, ou bien en faisant leur chemin dans une entreprise
individuelle ou dans une entreprise appartenant à une société. Mais la coopération a
un charme spécial pour ceux sur le caractère desquels l'élément social a une forte
action, qui désirent ne pas se séparer de leurs anciens camarades, mais travailler
parmi eux pour les guider. Son idéal peut être à certains égards plus noble que ses
résultats; mais elle repose sans aucun doute en grande mesure sur des mobiles
éthiques. Le véritable coopérateur unit une vive intelligence des affaires à un esprit
plein de la foi la plus sérieuse. Quelques sociétés coopératives ont été servies excel-
lemment par des hommes d'un grand génie à la fois intellectuel et moral, des hommes
qui, par dévouement à la foi coopérative dont ils sont animés, ont travaillé avec une
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 146

grande habileté, une grande énergie, et une parfaite droiture, se contentant toujours
d'un traitement inférieur à celui qu'ils pourraient gagner s'ils dirigeaient une entreprise
à leur compte ou s'ils étaient employés dans une entreprise individuelle. Des hommes
de cette trempe sont plus fréquents parmi les administrateurs des sociétés coopéra-
tives que dans les autres professions; bien qu'ils ne soient pas très fréquents même là,
pourtant on peut espérer qu'à mesure que les véritables principes de la coopération
seront mieux connus, et que l'instruction sera plus répandue, un nombre de plus en
plus grand de coopérateurs seront à la hauteur des problèmes complexes que soulève
la direction des entreprises.

En attendant, des applications partielles du principe coopératif sont tentées dans


des conditions diverses, dont chacune nous présente le travail de direction sous
quelque nouvel aspect. C'est ainsi que dans le système de la participation aux béné-
fices, une entreprise individuelle, tout en gardant la libre direction de l'affaire, paye à
ses employés le salaire au taux du marché, soit au temps, soit à la pièce, et accepte,
pour l'augmenter, de leur distribuer une certaine part des profits qui peuvent être
réalisés au-dessus d'un minimum déterminé. On espère procurer ainsi à la maison un
avantage matériel aussi bien que moral en diminuant les frottements, en augmentant
la bonne volonté des ouvriers à se donner certaines petites peines qui peuvent être très
avantageuses pour la maison, enfin en attirant des ouvriers d'une habileté et d'une
activité moyennes plus grandes. Un autre système partiellement coopératif est celui
de certaines filatures de coton de Oldham : ce sont en réalité des sociétés anonymes ;
mais au nombre de leurs actionnaires se trouvent beaucoup d'ouvriers ayant une
connaissance spéciale du métier, bien qu'ils préfèrent son-vent ne pas travailler dans
les usines dont ils sont actionnaires. Un autre exemple est celui des établissements de
production appartenant aux magasins coopératifs et dirigés par leurs agents, les
sociétés de magasins de gros (Wholesale Societies). Dans le Wholesale écossais les
ouvriers, en tant que tels, ont une certaine part à la direction et aux bénéfices.

Plus tard nous aurons à étudier plus en détails toutes ces différentes formes
d'entreprises coopératives ou semi-coopératives, et à rechercher les causes de leur
succès ou de leur échec dans les diverses branches, dans la vente en gros et dans la
vente en détail, dans l'agriculture, l'industrie et le commerce. Mais il nous faut
maintenant continuer. Nous en avons dit assez pour montrer que les conditions du
monde commencent seulement à se prêter à l'œuvre du mouvement coopératif ; que
l'on peut raisonnablement s'attendre à ce que les différentes formes de la coopération
rencontrent un plus grand succès à l'avenir que dans le passé ; qu'elles offrent d'excel-
lentes occasions aux ouvriers d'apprendre par la pratique à diriger une entreprise, à
gagner la confiance des autres, et à s'élever peu à peu à des postes où leurs aptitudes
trouvent à s'employer.

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§ 11. - Lorsqu'on parle des difficultés que trouve un ouvrier à s'élever à un poste
où il puisse utiliser pleinement ses aptitudes, c'est surtout sur son manque de capital
que l'on insiste généralement. Mais ce n'est pas toujours là la principale difficulté qu'il
rencontre. Par exemple, les sociétés coopératives de consommation ont accumulé des
capitaux considérables dont elles ont de la peine à tirer un bon taux d'intérêt ; elles
seraient heureuses de les prêter aux ouvriers qui feraient preuve des aptitudes
nécessaires pour traiter les questions commerciales délicates. Des coopérateurs
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 147

possédant à un degré élevé l'habileté professionnelle et la probité, et en second lieu le


« capital personnel » d'une bonne réputation parmi leurs camarades, n'auraient pas de
peine à trouver assez de capital matériel pour une entreprise importante. La véritable
difficulté pour eux est de faire pénétrer chez un nombre suffisant de ceux qui les
entourent la conviction qu'ils possèdent ces rares qualités.

Et le cas n'est pas très différent de celui où un individu tâche d'obtenir par les
voies ordinaires l'avance du capital dont il a besoin pour fonder une entreprise.

Il est vrai que, dans presque toutes les branches, la somme de capital nécessaire
pour bien s'installer va sans cesse en augmentant ; mais on voit augmenter bien plus
rapidement encore la masse des capitaux qui appartiennent à des gens n'ayant pas
besoin de s'en servir eux-mêmes et si avides de le prêter qu'ils se contentent d'un taux
d'intérêt de plus en plus bas. Beaucoup de ces capitaux passent entre les mains des
banquiers et d'autres personnes, tous gens d'une vive intelligence et d'une énergie
inlassable, gens qui n'ont pas de préjugés de classe et ne se soucient nullement du
rang social, qui sont tout disposés à prêter à tout homme qu'ils ont la conviction d'être
habile et honnête. Pour ne rien dire du crédit qu'on peut obtenir, dans beaucoup
d'industries, de ceux qui fournissent la matière première ou les approvisionnements,
les occasions d'emprunter directement sont maintenant si grandes que l'augmentation
du capital nécessaire pour s'installer n'est pas un très sérieux obstacle pour quelqu'un
qui est arrivé à triompher de la difficulté initiale en acquérant la réputation d'un
homme capable de faire bon usage du capital qu'on lui confiera.

Mais un obstacle à l'ascension de l'ouvrier qui est peut-être plus grand, quoique
moins apparent, c'est la complexité croissante des affaires. Le chef d'une entreprise
doit maintenant penser à une foule de choses dont il n'avait jamais à se préoccuper
autrefois ; ce sont précisément des difficultés d'un genre auquel la pratique de l'atelier
ne prépare que faiblement. À cela il faut opposer le progrès rapide de l'instruction des
classes ouvrières, non seulement à l'école, mais, ce qui est plus important, après
l'école, par les journaux, par les sociétés coopératives, par les trades-unions, par
d'autres façons encore.
Les trois quarts environ de la population totale de l'Angleterre appartiennent à la
classe des salariés, et, tout au moins lorsqu'ils sont bien nourris, proprement logés, et
instruits, les ouvriers possèdent tous leur bonne part de cette force nerveuse qui est la
condition première de l'habileté dans les affaires. Sans sortir de leur voie, ils sont
tous, consciemment ou inconsciemment, des compétiteurs pour les places de chefs
d'entreprise. L'ouvrier ordinaire, s'il montre de l'habileté, devient généralement
contremaître ; il peut s'élever de là au poste de directeur et être pris comme associé
par son patron. Ou bien, ayant fait quelques économies, il peut créer une de ces
petites boutiques qui vivent encore dans les quartiers ouvriers, la monter surtout à
l'aide du crédit, laisser sa femme s'en occuper pendant le jour et lui consacrer ses
soirées. D'une façon ou d'une autre il réussit à augmenter son capital, jusqu'à ce qu'il
puisse créer un petit atelier ou une petite fabrique. S'il débute bien, il trouvera les
banquiers tout prêts à lui faire généreusement crédit. Il lui faut du temps, et, comme il
ne s'est probablement installé à son compte qu'à un certain âge, il faut qu'il ait une vie
longue et une santé vigoureuse ; mais s'il les a, et s'il a aussi « de la patience, du génie
et de la chance », il est à peu près sûr de posséder un capital considérable avant sa
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 148

mort 1. Dans une fabrique ceux qui travaillent de leurs mains ont souvent plus
d'occasions de s'élever aux postes supérieurs que les teneurs de livres et beaucoup
d'autres auxquels les traditions sociales assignent un rang plus élevé. Mais dans les
maisons de commerce il en est autrement: le travail manuel qui y est effectué n'a pas
d'ordinaire de caractère éducateur, tandis que l'expérience du bureau convient mieux
pour préparer un homme à diriger une entreprise commerciale, que pour le préparer à
diriger une entreprise industrielle.

Il y a donc, en somme, un grand mouvement de bas en haut. Peut-être le nombre


de ceux qui s'élèvent d'un coup de la situation d'ouvriers à celle de patrons, n'est-il pas
aussi grand qu'autrefois ; mais plus grand qu'autrefois est le nombre de ceux qui
s'élèvent assez haut pour donner à leurs fils de bonnes chances d'arriver jusqu'aux
postes les plus élevés. L'ascension complète ne s'accomplit pas souvent en une seule
génération ; elle en exige plus souvent deux ; mais l'importance totale du mouvement
ascensionnel est probablement plus grande que jamais. Et l'on peut remarquer, en
passant, qu'il est préférable pour la société dans son ensemble que l'ascension soit
répartie sur deux générations. Les ouvriers qui, au début du XIXe siècle, s'élevèrent
en si grand nombre à la situation de patrons, avaient rarement les qualités nécessaires
dans les postes supérieurs : ils étaient trop souvent durs et tyranniques ; ils perdaient
tout empire sur aux-mêmes, et n'étaient ni vraiment nobles, ni vraiment heureux ;
quant à leurs fils, ils furent souvent hautains, extravagants, ne se refusant rien,
gaspillant leur richesse en de bas et vulgaires amusements, ayant les pires défauts de
la vieille aristocratie sans posséder ses qualités. Le contremaître ou le surveillant qui
doit encore obéir en même temps qu'il a à commander, mais qui monte et voit que ses
fils pourront s'élever plus haut encore, mérite mieux, à certains égards, d'être envié
que le petit patron. Son succès est moins apparent, mais son œuvre est souvent plus
haute et plus importante pour le monde, parce que son caractère est plus doux, plus
délicat, et non moins ferme. Ses enfants sont bien élevés, et, s'ils deviennent riches,
ils feront probablement un bon usage de leur richesse.

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§ 12. - Lorsqu'un homme d'une grande habileté est arrivé à la tête d'une entreprise
indépendante, quelle que soit la route par laquelle il y soit arrivé, il peut alors bientôt,
avec un peu de chance, donner de telles preuves de son aptitude à tirer bon parti de
son capital, qu'il trouve à emprunter, d'une façon ou d'une autre, presque toutes les
sommes dont il peut avoir besoin. Comme il fait de bons bénéfices, il augmente son
propre capital, et cette augmentation est une garantie matérielle pour de nouveaux

1 Les Allemands disent que le succès dans les affaires exige Geld, Geduld, Genie und Glück ». Les
chances, que possède un ouvrier, de s'élever varient quelque peu avec la nature du travail ; elles
sont plus grandes dans les industries où une attention minutieuse aux détails compte pour
beaucoup, et où des connaissances étendues touchant la science ou les mouvements des affaires
dans le monde comptent pour peu de chose. Ainsi, par exemple, « l'économie et la connaissance
pratique des détails » sont les éléments les plus importants de succès dans l'industrie de la poterie:
aussi beaucoup de ceux qui y ont bien réussi « sont sortis du banc comme Josias Wedgwood »
(voir la déposition de G. Wedgwood devant la Commission on Technical Education) ; et l'on peut
en dire autant de beaucoup des industries de Sheffield. Mais certains ouvriers possèdent un grand
goût pour les risques de la spéculation ; et s'ils arrivent à acquérir les connaissances de fait par
lesquelles la spéculation peut se faire avec succès, ils font souvent leur chemin et passent avant
des rivaux qui ont commencé avant eux. Quelques-uns des négociants en gros les mieux lancés
pour les articles périssables comme le poisson et les fruits, ont commencé comme porteurs au
marché.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 149

emprunts. D'ailleurs, le fait qu'il s'est fait lui-même tend à rendre les prêteurs moins
exigeants pour la garantie de leurs prêts. Naturellement, la chance est pour beaucoup
dans les affaires ; un homme très capable peut voir les choses aller contre lui ; le fait
qu'il perd de l'argent vient alors diminuer la facilité qu'il a d'emprunter. S'il travaille
en partie avec du capital emprunté, il peut même arriver que ses prêteurs refusent de
renouveler leurs prête, et l'obligent ainsi à succomber alors qu'il se trouve seulement
dans un embarras qui n'aurait été que temporaire s'il n'eut employé que son capital
propre 1 : et en luttant ainsi pour s'élever, il peut se faire une vie pénible, pleine de
soucie et même de catastrophes. Mais il peut faire preuve d'habileté dans la mauvaise
fortune comme dans la bonne : la nature humaine est portée à la confiance, et il est
notoire que l'on est très disposé à prêter aux gens qui ont passé par un désastre
commercial sans perdre leur réputation. Ainsi, en dépit des vicissitudes, l'homme
d'affaires capable voit généralement, à la longue, le capital dont il dispose augmenter
en proportion de son habileté.

Au contraire, comme nous l'avons vu, celui qui, ne possédant qu'une habileté
médiocre, dispose d'un capital considérable, le perd rapidement. Peut-être aurait-il pu
diriger avec succès une petite entreprise et la laisser plus forte qu'il ne l'avait trouvée ;
mais s'il n'a pas le talent nécessaire pour traiter les grandes affaires, plus l'entreprise
sera grande, plus elle tombera vite. En règle générale, en effet, une grande entreprise
ne peut marcher que par des opérations qui, après qu'on a déduit ce qu'il faut pour les
risques ordinaires, ne laissent qu'un très petit pourcentage de bénéfice. De petits
profits sur un grand roulement qui s'opère vite, donneront un gros revenu à un homme
habile; et, dans les branches qui permettent l'emploi de capitaux très considérables, la
concurrence réduit d'ordinaire à très peu de chose le taux des profits faits sur le fonds
de roulement. Un boutiquier de village peut faire cinq pour cent de profits de moins
sur son fonds de roulement que son concurrent plus habile, et cependant réussir à se
maintenir à flot. Mais dans les grandes entreprises industrielles et commerciales où
les retours sont rapides et les procédés toujours les mêmes, les profits à chaque
roulement sont souvent si petits qu'une personne qui reste derrière ses concurrents,
même pour un faible pourcentage, perd une somme considérable à chaque tour. Quant
aux grandes entreprises difficiles et ne reposant pas sur la routine, elles procurent des
profits élevés à chaque roulement lorsque la direction est habile, mais aucun profit n'y
peut être réalisé par quelqu'un qui ne possède qu'une habileté ordinaire.

Ces deux séries de forces, les unes augmentant le capital dont disposent les
hommes habiles, les autres détruisant le capital qui est entre les mains des hommes
médiocres, produisent ce résultat de créer un lien, beaucoup plus étroit qu'il ne
pourrait sembler à première vue, entre l'habileté des entrepreneurs et l'importance de
l'entreprise qui leur appartient. Si nous ajoutons à cela tous les nombreux moyens,
déjà étudiés, qui s'offrent à un homme possédant une grande habileté naturelle pour
faire son chemin dans une entreprise individuelle, ou dans une entreprise appartenant
à une société, nous pouvons conclure que partout où, dans un pays comme l'Angle-
terre, une oeuvre de grande importance est à faire, l'habileté et le capital nécessaires à
son exécution ne tardent jamais à s'offrir.

1 Le danger de ne pas pouvoir renouveler ses emprunts juste au moment où il en a le plus besoin, le
met en état d'infériorité relativement à ceux qui n'emploient que leur propre capital, inconvénient
bien supérieur à la somme qu'il est obligé de payer comme intérêt de ses emprunts. Aussi, lorsque
nous arriverons à la partie de la théorie de la distribution qui traite du salaire de direction, nous
verrons que, pour cette raison, ainsi que pour d'autres, les profits sont un peu supérieurs à l'intérêt
augmenté du salaire net de direction, c'est-à-dire du salaire qu'il est convenable d'attribuer à
l'habileté des chefs d'entreprise.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 150

En outre, de même que l'habileté et les aptitudes techniques dépendent chaque


jour davantage des facultés générales de jugement, de vivacité, de ressource, d'atten-
tion et de fermeté - facultés qui ne sont pas spéciales à telle ou telle industrie, mais
qui trouvent plus ou moins emploi dans toutes - de même en est-il pour l'aptitude aux
affaires. En fait, l'aptitude aux affaires, même aux échelons les plus bas, repose, bien
plus encore que l'habileté et l'aptitude techniques, sur ces facultés générales et Don
spécialisées, et plus on s'élève sur l'échelle, plus ses applications sont variées.

Les hommes possédant l'aptitude aux affaires, et disposant du capital nécessaire,


se déplacent donc avec beaucoup de facilité horizontalement, d'une profession
encombrée à une autre qui leur offre de bonnes occasions de s'employer. Ils se dépla-
cent aussi avec une grande facilité verticalement, les hommes plus habiles s'élevant
aux postes supérieurs dans leur métier. Par conséquent, nous voyons, dès cette phase
première de nos recherches, qu'il y a de bonnes raisons de croire que dans
l’Angleterre contemporaine l'offre des aptitudes industrielles, accompagnées de la
disposition du capital nécessaire, s'adapte d'elle-même en règle générale à la
demande. Ces aptitudes industrielles ont, donc ainsi un prix d'offre (supply price)
déterminé.

En définitive, nous pouvons regarder ce prix d'offre des aptitudes industrielles


avec disposition du capital nécessaire comme formé de trois éléments : le premier est
le prix d'offre du capital ; le second est le prix d'offre des aptitudes et de l'énergie
nécessaires pour réussir dans les affaires ; le troisième est le prix d'offre de l'orga-
nisation grâce à laquelle les aptitudes et le capital nécessaires arrivent à se rencontrer,
Nous avons appelé intérêts le prix du premier de ces trois éléments ; nous pouvons
appeler le prix du second, considéré à part, bénéfices nets de direction ; et le prix du
second et du troisième éléments considérés ensemble bénéfices bruts de direction.

Depuis quelque temps, il se produit, dans certaines industries, un accroissement


marqué de la force relative des très grandes entreprises. Il n'est pas dû à l'apparition
de quelque principe nouveau dans l'organisation industrielle, mais au progrès rapide
de la puissance du capital, à l'étendue plus considérable des débouchés, et à la
possibilité technique plus grande de traiter de grandes masses de marchandises. Ce
changement est important et sera étudié plus tard dans le volume II.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 151

Principes d’économie politique : tome 1 :


livre IV : Les agents de la production

Chapitre treize
Conclusion. La tendance au rendement
croissant et la tendance au rendement
décroissant.

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§ 1. - Au début de ce livre nous avons vu que le rendement supplémentaire en


produits bruts donné par la nature lorsqu'on augmente la somme de capital et de
travail employée, tend à la longue, toutes choses étant égales, à diminuer. Dans le
reste du livre, et particulièrement dans les quatre derniers chapitres, nous avons
regardé l'autre face de la médaille, et vu comment la puissance de production de
l'homme augmente avec le volume de cette production. Examinant d'abord les causes
qui régissent l'offre de travail, nous avons vu que tout progrès de la vigueur physique,
mentale et morale des gens, les rend plus aptes, toutes choses restant égales, à élever
jusqu'à l'âge adulte un grand nombre d'enfants vigoureux. Nous tournant alors du côté
du progrès de la richesse, nous avons constaté que tout accroissement de richesse
tend, pour bien des raisons, à rendre plus aisé encore un nouvel et plus considérable
accroissement. Enfin nous avons vu que tout accroissement de richesse, et tout
progrès de la population en nombre et en intelligence, facilitent le progrès d'une
bonne organisation industrielle qui, à son tour, ajoute beaucoup à l'efficacité collec-
tive du capital et du travail.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 152

Examinant de plus près les économies que procure une augmentation du volume
de la production pour les différentes sortes de biens, nous avons trouvé qu'elles se
divisent en deux classes: celles qui résultent du développement général de l'industrie,
et celles qui tiennent aux ressources de chaque entreprise, et à l'habileté de sa
direction. Ce sont les économies externes et les économies internes.

Nous avons vu que ces dernières sont sujettes à de continuelles variations lorsque
l'on considère une entreprise particulière. Un homme habile, aidé peut-être par un peu
de chance, prend pied solidement dans une industrie, il travaille dur et vit de peu, son
capital propre s'accroît constamment, et le crédit, qui lui permet de se procurer par
l'emprunt toujours plus de capital, s'accroît encore plus vite ; il groupe autour de lui
des auxiliaires d'un zèle et d'une habileté au-dessus de l'ordinaire ; à mesure que ses
affaires progressent, ils montent avec lui, ils ont confiance en lui et il a confiance en
eux; chacun d'eux se consacre avec énergie précisément à la tâche pour laquelle il est
le plus apte, de façon que l'on ne gaspille pas en travaux faciles les aptitudes supé-
rieures, et que l'on ne confie pas les travaux difficiles à des mains inhabiles. En face
des économies toujours plus grandes dues à ce bon emploi des aptitudes, l'accrois-
sement. de ses affaires lui permet de faire des économies analogues en machines
spécialisées et en matériel de toute sorte ; tout perfectionnement est aussitôt adopté
par lui, et devient la base de nouveaux progrès; le succès augmente le crédit et le
crédit augmente le succès; crédit et succès aident à garder les anciens clients et à s'en
faire de nouveaux; l'augmentation de ses affaires lui donne de grands avantages pour
ses achats; ses marchandises se font de la réclame les unes aux autres, et par là
diminuent les difficultés qu'il a à les vendre. L'extension que prennent ses affaires
augmente rapidement les avantages qu'il possède sur ses concurrents, et abaisse le
prix auquel il peut consentir à vendre. Les choses peuvent aller ainsi tant que son -
énergie et son initiative, sa faculté d'invention et d'organisation, gardent toute leur
force et toute leur fraîcheur, et tant que les risques, qui sont inséparables du
commerce, ne lui infligent pas de pertes exceptionnelles ; et si cela pouvait durer cent
ans, lui et un ou deux autres comme lui se partageraient la totalité de la production
pour la branche d'industrie dans laquelle il est installé. La grande importance de leur
production leur permettrait de réaliser de considérables économies, et pourvu qu'ils
luttent de leur mieux les uns contre les autres, c'est le public qui bénéficierait le plus
de ces économies, et le prix de la marchandise tomberait très bas.

Mais ici un enseignement nous est donné par les jeunes arbres de la forêt qui
luttent pour s'élever au-dessus de l'ombre étouffante que font leurs rivaux plus âgés.
Beaucoup succombent, et un petit nombre seulement triomphent. Ils deviennent alors
plus vigoureux chaque année, ils jouissent de plus d'air et de plus de lumière à mesure
que leur hauteur augmente, jusqu'à ce que enfin ils s'élèvent à leur tour au-dessus de
leurs voisins, et semblent devoir s'élever toujours davantage et devenir toujours plus
vigoureux à mesure qu'ils s'élèvent. Mais il n'en est pas ainsi. Un arbre pourra
conserver sa pleine vigueur plus longtemps et arriver à une dimension plus grande
qu'un autre; mais tôt ou Lard l'âge se fait sentir sur tout. Quoique les plus grands
jouissent mieux que les autres de la lumière et de l'air, ils perdent peu à peu leur
vitalité, et l'un après l'autre ils cèdent la place à d'autres qui, bien que possédant
moins de force, ont pour eux la vigueur de la jeunesse.

Ce qui se passe pour les arbres, se passe aussi pour les entreprises industrielles.
De même que chaque sorte d'arbre a sa vie normale, pendant laquelle il atteint sa hau-
teur normale, de même la durée pendant laquelle une entreprise d'un genre quelcon-
que gardera probablement sa pleine vigueur est limitée par les lois de la nature
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 153

combinées avec les circonstances de lien et de temps, avec le caractère et le degré de


développement de la branche d'industrie à laquelle elle appartient.

Les lois de la nature agissent sur elle en limitant la durée de la vie de ses fonda-
teurs, et en limitant, plus étroitement encore, la partie de leur vie pendant laquelle
leurs facultés. conservent toute leur vigueur. Ainsi, après quelque temps, la direction
de l'entreprise tombe entre les mains de gens ayant moins d'énergie et moins de génie
créateur, s'ils n'ont pas aussi un intérêt moins vif à sa prospérité. Elle tombe peut-être
tout d'un coup ; ou bien elle peut être continuée avec plus ou moins de sagesse et
d'habileté par une société. Dans ce cas elle continue à bénéficier des avantages que
donnent la division du travail, un personnel et un outillage spécialisés ; elle peut
même les voir augmenter grâce à une augmentation de son capital; et si les conditions
sont favorables, elle peut s'assurer une place prééminente et durable. Mais il est
presque certain qu'elle aura perdu par là beaucoup de son élasticité et de sa puissance
de progrès ; dans sa lutte avec les rivaux plus jeunes et plus petits, ces avantages ne
sont plus désormais exclusivement de son côté ; et, à moins qu'il ne s'agisse de
banque, de transport, et de quelques autres industries exceptionnelles qui ont besoin
d'être étudiées à part, elle ne réussira plus à trouver dans l'augmentation de sa produc-
tion le moyen de réduire considérablement le prix auquel elle vend ses marchandises
ou ses services.

Le progrès et la décadence des énergies d'une grande entreprise suivent rarement


deux fois exactement une marche identique, même dans la même industrie : ils
varient avec les divers incidents de la vie et du hasard, avec les amitiés personnelles,
les relations d'affaires et de famille des individus considérés ; mais ils varient beau-
coup aussi d'une industrie à l'autre. Ainsi, par exemple, on n'a pas vu une seule
entreprise très grande apparaître dans l'agriculture ; tandis que pour les banques et les
assurances, pour les agences de nouvelles, pour les transports par terre et par eau, les
petites entreprises qui subsistent encore trouvent une difficulté toujours plus grande à
se maintenir. Il n'y a pas de règle d'une application universelle ; mais la lutte entre la
force massive de maisons solides possédant de grands capitaux, la prompte ingé-
niosité, l'énergie, la souplesse, la facilité à se transformer, de leurs rivales plus petites,
semble tendre à se terminer, dans la grande majorité des cas, par la victoire des
premières. Nous pouvons conclure que, en règle générale, sujette à d'importantes
exceptions, une augmentation du volume total d'une branche de production tend à
augmenter l'importance moyenne des maisons qui appartiennent à cette branche.

Lorsque, par suite, nous examinons les conséquences que le progrès de la richesse
et celui de la population produisent sur les économies réalisées dans l'œuvre de la
production, le sens général de nos conclusions ne se trouve pas beau,Coup affecté par
le fait qu'une grande partie de ces économies est directement due à l'importance des
diverses entreprises, et que, dans presque toutes les branches de production, les gran-
des entreprises sont dans un perpétuel mouvement de va et vient, certaines entreprises
se trouvant à un moment donné dans la phase ascendante, alors que d'autres
descendent. En effet, aux époques de prospérité moyenne, il est sûr que la décadence
est plus que compensée par le mouvement en sens contraire.

D'un autre côté, l'accroissement du montant total de la production augmente les


économies qui ne tiennent pas directement à la situation individuelle des différentes
entreprises. Les plus importantes d'entre elles résultent du développement de branches
d'industrie corrélatives qui s'aident mutuellement les unes les autres, soit qu'elles se
trouvent peut-être groupées dans les mêmes localités, soit en tout cas qu'elles se
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 154

servent des facilités modernes de communication qu'offrent la vapeur, le télégraphe et


l'imprimerie. Les économies tenant à ces causes, et qui sont accessibles à toute
branche de production, ne dépendent pas exclusivement du développement de la
production ; mais cependant il est sûr qu'elles augmentent rapidement et constamment
à mesure que ce développement se fait, et il est sûr qu'elles diminuent à quelques
égards, quoique pas à tous, lorsque la production décroît.

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§ 2. - Ces résultats auront une grande importance lorsque nous discuterons les
causes qui régissent le prix d'offre d'une marchandise. Nous aurons à analyser avec
soin le coût normal de production d'une marchandise, relativement à un volume
donné de production ; et, dans ce but, nous aurons à étudier quelles sont, avec ce
volume de production, les dépenses d'un producteur type. D'un côté il ne faudra pas
choisir quelque producteur tout nouveau venu qui s'engage à peine dans la lutte, qui
travaille avec beaucoup de désavantages, et doive se contenter, pour quelque temps,
de ne faire que de médiocres profits ou de n'en pas faire du tout, satisfait de voir qu'il
est en train de se faire une clientèle et qu'il est en bonne voie d'établir une entreprise
prospère. Mais, d'un autre côté, il ne faudra pas non plus choisir une maison qui
jouisse depuis longtemps d'une habileté et d'une chance exceptionnelles, et qui ait
créé un vaste établissement et d'immenses ateliers bien organisés lui donnant une
supériorité sur presque tous ses rivaux. Notre maison type doit être une maison d'une
existence assez longue, ayant assez de succès, dirigée avec une habileté moyenne, et
profitant d'une façon normale des économies, externes et internes, possibles avec ce
volume de production, en tenant compte du genre de biens produits, de leurs
conditions de vente, et du milieu économique.

Le présent livre démontre, par l'ensemble de son argumentation, qu'un accroisse-


ment du volume total de la production d'une marchandise a ordinairement pour effet
d'augmenter l'importance de cette maison type, et par suite aussi les économies
internes qu'elle peut faire ; que ce même accroissement a toujours pour effet d'aug-
menter les économies externes dont bénéficie une maison de ce genre: elle peut donc
produire avec une somme de travail et de peine proportionnellement moindre
qu'auparavant.

En d'autres termes, nous -voyons en gros que si l'action de la nature dans la


production montre une tendance au rendement décroissant, l'action de l'homme mon-
tre une tendance au rendement croissant. La loi du rendement croissant peut être
exprimée ainsi : « une augmentation de capital et de travail mène d'ordinaire à une
organisation meilleure, qui accroît l'efficacité du capital et du travail ». Aussi, dans
les industries qui ne s'appliquent pas à la production des produits bruts, une
augmentation de capital et de travail donne d'ordinaire une augmentation de rende-
ment plus que proportionnelle ; de plus, cette meilleure organisation tend à diminuer
ou même à annihiler la force plus grande de résistance que la nature offre lorsqu'on
lui demande de plus grandes quantités de produits bruts. Si les actions des lois du
rendement croissant et décroissant se font équilibre, nous avons la loi du rendement
constant, et une augmentation de produits s'obtient alors par une augmentation de
travail et de sacrifice exactement proportionnelle.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 155

En effet, les deux tendances vers le rendement croissant et vers la rendement


décroissant réagissent constamment l'une sur l'autre. Pour la production du blé et celle
de la laine, par exemple, la dernière domine presque exclusivement dans un pays
vieux qui ne peut pas importer librement 1. Pour la transformation du blé en farine, ou
de la laine en blanchets (blankets), une augmentation du volume total de la production
procure quelques économies nouvelles, mais pas beaucoup; car la fabrication de la
farine et celle des blanchets se font déjà sur une si grande échelle que, seules, de
nouvelles inventions, plutôt que des perfectionnements dans l'organisation, peuvent
donner de nouvelles économies. Dans un pays cependant où l'industrie des blanchets
est peu développée, ces économies peuvent être importantes ; alors il peut se faire
qu'une augmentation de la production totale des blanchets diminue les difficultés de
fabrication d'une façon exactement proportionnelle à l'accroissement qu'elle entraîne
dans les frais de production de la matière première. Dans ce cas, les actions des lois
du rendement décroissant et croissant se neutraliseraient exactement, et les blanchets
obéiraient à la loi du rendement constant. Mais dans la plupart des industries
manufacturières un peu compliquées où le prix de la matière première compte pour
peu, dans la plupart aussi des industries de transport modernes, la loi du rendement
croissant agit presque sans obstacle.
Nous aurons à revenir longuement, par la suite, sur l'examen détaillé des vérités
générales que nous venons d'esquisser et sur les réserves qu'il faut y apporter ; mais
avant de terminer le présent livre, nous pouvons nous arrêter un moment pour exa-
miner la portée qu'elles ont pour le problème des relations existant entre la population
et les moyens de subsistance. Nous ne sommes pas encore en état de le traiter
complètement, mais il y a avantage à en donner dès maintenant un aperçu rapide.

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§ 3. - Notre étude sur le caractère et sur l'organisation de l'industrie considérée


tend, dans son ensemble, à prouver qu'une augmentation du nombre des travailleurs
entraîne en général, toutes choses restant égales, une augmentation plus que
proportionnelle de l'efficacité totale du travail. Mais nous ne devons pas oublier que
les autres choses peuvent ne pas rester égales. L'augmentation du chiffre de la
population peut être accompagnée de l'adoption plus ou moins générale de conditions
de vie malsaines et énervantes dans des villes surpeuplées. Ou bien elle peut s’être
produite dans des circonstances fâcheuses, dépassant les ressources matérielles,
obligeant à trop demander au sol avec des moyens imparfaits ; et elle peut mettre
ainsi fortement en jeu la loi du rendement décroissant en ce qui concerne les produits
bruts, sans réussir à atténuer ses effets. Ayant ainsi commencé dans la pauvreté, un
accroissement de la population peut aboutir à cette conséquence, trop fréquente,
d'affaiblir le caractère des gens et de les rendre par là impuissants à perfectionner
l'organisation industrielle.

Il faut admettre cela, et plus encore. Cependant, il reste vrai que la puissance pro-
ductrice collective d'un pays, avec une vigueur et une énergie individuelles moyennes
données, peut s'accroître d'une façon plus que proportionnelle à l'augmentation du
chiffre de sa population. S'il peut, pendant un certain temps, échapper à l'action de la
loi du rendement décroissant, en important à de bonnes conditions des aliments et des

1 En ce qui concerne la lutte des deux tendances dans l'agriculture, comparer livre IV, ch. III, § 6.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 156

matières premières ; si sa richesse n'est pas gaspillée dans de grandes guerres et


augmente au moins aussi vite que sa population ; et s'il repousse les habitudes de vie
qui pourraient l'affaiblir : alors toute augmentation de sa population sera probable-
ment accompagnée pendant un certain temps d'une augmentation plus que
proportionnelle de son pouvoir de produire les biens matériels.

En effet, par son augmentation, une population s'assure le moyen de réaliser


toutes les économies diverses qui résultent de la spécialisation du travail et de la
spécialisation des machines, de la localisation des industries et de la grande pro-
duction; elle peut augmenter les facilités de communication de toute sorte dont elle
jouit ; elle voit diminuer la somme de temps et d'efforts qu'exigent toutes les
relations ; elle fournit aux individus de nouvelles occasions de se procurer les
jouissances sociales, le confort et le luxe de la civilisation sous toutes ses formes. Il
est vrai qu'en face de cela il faut mettre la difficulté toujours plus grande de trouver la
solitude, la tranquillité et même l'air pur. C'est là une importante réserve à faire ; mais
ce sont encore les avantages qui l'emportent 1.

En tenant compte du fait qu'un accroissement de la densité de la population rend


généralement accessibles de nouvelles jouissances sociales. nous pouvons donner une
portée plus grande à ces idées et dire : une augmentation de population, accompagnée
d'une augmentation équivalente des sources matérielles de jouissances et des
instruments de production, doit amener une augmentation plus que proportionnelle de
la somme des jouissances de toute sorte, à deux conditions: la première, c'est que l'on
puisse se procurer sans grande difficulté la quantité de produits bruts nécessaire; la
seconde, c'est qu'il n'y ait pas surpeuplement affaiblissant la vigueur physique et
morale par le manque d'air pur, de lumière et de distractions saines et joyeuses pour
les jeunes gens.

La richesse accumulée des pays civilisés croit à l'heure actuelle plus vite que la
population. Il est peut-être vrai que la richesse par tête augmenterait encore plus vite
si la population ne s'accroissait pas si rapidement. Cependant, en fait, l'augmentation
de la population continuera probablement à être accompagnée d'une augmentation
plus que proportionnelle des choses matérielles servant à la production. En
Angleterre, à l'époque actuelle, grâce à la facilité de se procurer en abondance des
matières premières étrangères, une augmentation de population est accompagnée
d'une augmentation plus que proportionnelle des moyens de satisfaire les besoins
humains, sauf pour les besoins de lumière, d'air pur, etc. Une grande partie de cet
accroissement n’est pourtant pas due à une augmentation de la puissance industrielle,
mais à l'augmentation de richesse qui l'accompagne ; aussi ne profite-t-il pas à ceux
qui ne participent pas à cette richesse. En outre, les achats de produits bruts que
l'Angleterre fait à l'étranger peuvent être gênés par des changements dans la politique
commerciale des autres pays, et ils peuvent être presque interrompus par une grande
guerre, au moment où les dépenses militaires et navales que le pays serait alors obligé
1 L'Anglais Mill éclate d'un enthousiasme inaccoutumé lorsqu'il parle (Political Economy, livre IV,
chap. VI, § 2) du plaisir de se promener seul au milieu de beaux paysages : d'autre part, plusieurs
écrivains américains décrivent avec chaleur la plénitude plus grande de vie dont jouissent les
hommes, à mesure que le pionnier habitant dans les bois voit s'installer des voisins autour de lui, à
mesure que le campement des bois devient un village, le village une ville, et la ville une grande
cité. (Voir par exemple CAREY, Principles of Social Science, et HENRY GEORGE, Progress
and Poverty.)
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livres I et II 157

de faire, viendraient diminuer d'une façon appréciable les avantages que le pays retire
de la loi du rendement croissant.

Fin du tome I (livre IV)


Alfred Marshall (1890)

Principes d’économie
politique
Livre V

1906
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 2

Alfred Marshall (1890)


Principes d’économie politique.
Livre V.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 3

Table des matières

Livre V : Théorie de l'équilibre de l'offre et de la demande.

Chapitre I : Introduction. - Les marchés

§ 1. Notions biologiques et mécaniques relatives à la balance de forces contraires. But de ce livre. - §


2. Définition d'un marché. - § 3. Limitation d'un marché quant à l'espace. Conditions générales qui
affectent l'extension d'un marché relatif à un objet. Conditions pour qu'un objet soit susceptible de
donner lieu à une classification et d'être envoyé en échantillons. Transportabilité. - § 4. Marchés
supérieurement organisés. - § 5. Un petit marché lui-même est souvent soumis à des influences
indirectes venant de très loin. - § 6. Limitation du marché quant au temps.

Chapitre II : Équilibre temporaire de l'offre et de la demande

§ 1. Équilibre entre le désir et l'effort. Dans un cas occasionnel de troc, il n'existe pas, à proprement
parler, d'équilibre. - § 2. Dans un marché au blé d'une ville de province, un véritable équilibre, mais un
équilibre temporaire, existe généralement. - § 3. En règle générale, l'intensité du besoin de monnaie ne
change pas sensiblement pendant les transactions sur un marché au blé, mais il change sur un marché
de travail. - § 4. Note sur le Troc.

Chapitre III : Équilibre de l'offre et de la demande normales

§ 1. Presque toutes les transactions relatives à des marchandises qui ne sont pas très sujettes à la
détérioration sont affectées par les prévisions. - § 2. Le coût réel de production et le coût en monnaie.
Dépenses de production. Facteurs de production. - § 3. Le principe de substitution. - § 4. Coût de
production dans une entreprise type. - § 5. Tableau d'offre. - § 6. Quantité d'équilibre et prix
d'équilibre. Faiblesse des liens qui existent entre le prix d'offre d'une marchandise et son coût réel de
production. Signification exacte d'une position d'équilibre normal. Sens de l'expression « à la longue ».
- § 7. L'influence de l'utilité sur la valeur l'emporte pour les courtes périodes, mais celle du coût de
production l'emporte à la longue.

Chapitre IV : Placement des ressources en vue d'un revenu éloigné. Prix coûtant et coût total

§ 1. Motifs qui déterminent le placement du capital quand il s'agit d'un homme qui fait une chose pour
son propre usage. Balance entre les jouissances futures et les jouissances présentes. - § 2. Placement du
capital par l'entrepreneur moderne. Accumulation des débours et des recettes passés, escompte des
débours et des recettes futurs. Difficulté de distinguer entre une dépense sur le compte courant et une
dépense sur le compte en capital - § 3. La marge d'utilité pour une dépense ne doit pas être regardée
comme un point sur une ligne, mais comme une ligne interceptant toutes les lignes possibles de
placement. - § 4. Prix coûtant. Coût supplémentaire et coût total.

Chapitre V : Équilibre de l'offre et de la demande normales (suite). Pour les périodes courtes et pour
les périodes longues
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 4

§ 1. Élasticité du terme « normal » dans la langue populaire aussi bien que dans la langue académique.
- §§ 2, 3. Le problème complexe de la valeur normale doit être divisé. Premier pas : la fiction d'un état
stationnaire ; ses modifications nous permettent de traiter le problème par la méthode dite méthode
statique. - §§ 4, 5. C'est ainsi que l'étude de l'équilibre de la demande et de l'offre normales peut être
divisée en étude relative aux courtes périodes et en étude relative aux longues périodes. - § 6. Pour les
courtes périodes, le stock des instruments de production est pratiquement fixe ; et leur emploi varie
avec la demande. - § 7. Mais dans les longues périodes, l'afflux des instruments de production est
adapté à la demande relative aux produits de ces instruments. - § 8. Classification approximative des
problèmes relatifs à la valeur d'après les périodes auxquelles ces problèmes se rapportent.

Chapitre VI : Demande conjointe et demande de composite. Offre conjointe et offre composite

§ 1. Demande dérivée indirecte. Demande conjointe. Exemple emprunté à un conflit du travail dans
l'industrie du bâtiment. Loi de la demande dérivée. - § 2. Conditions sous lesquelles l'arrêt de l'offre
peut faire hausser beaucoup le prix d'un facteur de production. - § 3. Demande composite. - § 4. Offre
conjointe. Prix d'offre dérivé. - § 5. Offre composite. - § 6. Rapports complexes entre des marchandises

Chapitre VII : Prix coûtant et prix total par rapport aux produits conjoints. Frais de vente. Assurance
contre les risques. Coût de reproduction

§§ 1, 2. Difficulté d'assigner à chaque branche d'une, entreprise complexe la part qui lui revient dans
les dépenses de production et, en particulier, dans les dépenses de mise en vente. - § 3. Assurance
contre l'incendie ou les risques maritimes. Autres risques d'entreprise. - § 4. L'incertitude constitue en
soi-môme un mal. - § 5. Coût de reproduction. - § 6. Objet des chapitres suivants du livre V, chapitres
dont quelques-uns peuvent être provisoirement laissés de côté.

Chapitre VIII : Rente ou revenu fourni par un instrument de production non créé par l'homme, dans ses
rapports avec la valeur du produit

§§ 1, 2, 3. La théorie d'après laquelle la rente ne fait pas partie du coût de production contient une
vérité importante ; mais elle doit être interprétée dans un sens un peu étroit et elle a besoin d'être
présentée d'une façon nouvelle; surtout lorsqu'elle est appliquée à n'importe quelle espèce de produit. -
§ 4. Lorsqu'elle est sainement interprétée, elle est vraie de la rente urbaine comme de la rente rurale.
Les redevances minières ne sont pas des rentes. - § 5. Note sur la rente des terrains bâtis par rapport à
la valeur des produits qui y sont fabriqués.

Chapitre IX : Quasi-rente, ou revenu d'un instrument de production créé par l'homme, dans ses rapports
avec la valeur du produit

§§ 1, 2. Si l'on considère des périodes trop courtes pour que l'offre des instruments de production créés
par l'homme puisse répondre d'une manière appréciable à la demande qui en est faite, les revenus qui
en proviennent ont, avec le prix des objets qu'ils contribuent à produire, un rapport analogue à celui
dans lequel se trouvent, mais d'une façon permanente, les véritables rentes. - § 3. Le soi n'est qu'une
des formes du capital pour le producteur individuel. - § 4. Ressemblances et dissemblances entre la
véritable rente et la quasi-rente. - §§ 5, 6. Nouvelle exposition du principe général ; et exemples de
cercles vicieux écartés par ce principe. - § 7. Quasi-rentes dans leurs rapports avec les frais
supplémentaires. - § 8. Arguments relatifs à la rente foncière dans ses rapports avec la valeur d'un
genre de produits appliqués aux quasi-rentes des machines. - §§ 9, 1 0. Note sur des exemples se
rapportant au principe général discuté dans ce chapitre. Soi dans un pays neuf. Pierres météoriques.
Incidence d'un impôt.

Chapitre X : Influence du milieu sur le revenu tiré d'un instrument de production. Rente de situation.
Rente composite
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 5

§ 1. Influence de la situation sur la valeur du soi agricole. Dans toutes les entreprises, l'accès aux
économies externes dépend en partie de la situation. - § 2. Rente de situation. - § 3. Cas exceptionnels
où le revenu tiré d'une situation avantageuse est dû à des efforts et à des déboursés individuels. - § 4.
Les divers éléments qui entrent dans une rente composite ne peuvent pas toujours être distingués.

Chapitre XI : Équilibre de l'offre et de la demande normales (suite) par rapport à la loi du rendement
croissant

§§§ 1, 2, 3. Façons dont agit la tendance au rendement croissant. Contraste entre les économies d'une
branche d'industrie prise dans son ensemble et celles d'une simple entreprise. Insuffisance de la
méthode statique en économie politique. - §§§ 4, 5, 6. Note sur les équilibres stables et les équilibres
instables ainsi que sur quelques autres points de théorie pure.

Chapitre XII : Théorie des changements de coffre et de la demande normales par rapport à la doctrine
du maximum de satisfaction

§ 1. Introduction. - § 2. Effets d'un accroissement de la demande normale. - § 3. Effets d'un


accroissement de l'offre normale. - § 4. Cas de rendement constant, de rendement décroissant et de
rendement croissant. - §§§ 5, 6, 7. Exposé et limitations de la doctrine abstraite du maximum de
satisfaction.

Chapitre XIII : La théorie des monopoles

§ 1. Nous comparerons maintenant les bénéfices qu'un monopoliste retire d'un prix élevé avec les
avantages que le public retire d’un prix peu élevé. - § 2. Prima facie, l'intérêt du monopoliste, c'est
d'obtenir le maximum de revenu net. - § 3. Le tableau du revenu de monopole. - § 4. Un impôt, d'une
somme totale fixe, perçu sur un monopole ne diminuera pas la production ; s'il est proportionnel au
revenu net du monopole, il ne la diminuera pas non plus ; mais il la diminuera s'il est proportionnel à la
quantité produite. - § 5. Un monopoliste peut souvent produire économiquement. - § 6. Il peut abaisser
ses prix en vue de développer son entreprise, ou à raison de l'intérêt direct qu'il a au bien-être des
consommateurs. - § 7. Bénéfice total. Bénéfice de compromis. - § 8. Importance qu'il y a pour le public
à étudier à l'aide de la statistique la loi de demande et le surplus du consommateur.

Chapitre XIV : Résumé de la théorie générale de l'équilibre de l'offre et de la demande

§§§ - 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7. Note sur la théorie de la valeur de Ricardo.

Livre VI : Valeur ou distribution et échange.


Chapitre I : Coup d'œil préliminaire sur la distribution et l'échange

§ 1. Portée générale de ce livre. - § 2. Les physiocrates, d'accord en cela avec les conditions
particulières de leur époque et de leur pays, affirmaient que les salaires restent toujours au niveau le
plus bas possible, et que cela est vrai aussi en grande partie de l'intérêt du capital. Ces rigides
affirmations furent partiellement atténuées par Adam Smith et par Malthus. - §§ 3-6. Série d'exemples
hypothétiques touchant l'influence de la demande dans la distribution, empruntés à une société où le
problème des rapports entre le travail et le capital n'existe pas. - §§ 7-8. Influence du principe de
substitution dans la distribution. Le produit net d'un genre particulier de travail ; et d'une espèce
particulière de capital. - § 9. Demande relative au capital en général. - § 10. Les emplois-limites ne
gouvernent pas la valeur; mais, comme la valeur, ils sont gouvernés par les conditions générales de
l'offre et de la demande. - § 11. Étude plus détaillée du revenu national ou dividende national.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 6

Chapitre II : Coup d'œil préliminaire sur la distribution et l’échange (suite).

§ 1. Les causes qui affectent l'offre des agents de production qui exercent une influence coordonnée
avec les causes qui affectent la demande dans la distribution. - §§ 2-4. Récapitulation des causes
discutées au livre IV qui affecte l'offre des diverses sortes de travail et de capital. Influence irrégulière
qu'une augmentation de rémunération exerce sur les efforts dépensés par un individu. Correspondance
plus régulière entre les salaires normaux et le développement du chiffre et surtout de la vigueur de la
population. Influence générale exercée sur l'accumulation du capital et des autres formes de la richesse
par les bénéfices retirés de l'épargne. - § 5. La terre peut être regardée comme une forme spéciale de
capital soit quant à l'influence de la demande dans la distribution, soit quant à l'emploi des ressources
d'un individu dans la production: mais elle ne se trouve pas sur le même pied que le capital
relativement à l'influence normale des forces de l'offre dans la distribution, que nous examinons dans
le présent chapitre. - § 6. Conclusion provisoire à une première partie de l'argumentation. - § 7.
Relations mutuelles entre les gains et la productivité de différents groupes de travailleurs. - § 8. Nous
ne supposons pas un degré d'initiative, de connaissances et de liberté de la concurrence supérieur à
celui qui, en fait, caractérise le groupe particulier d'ouvriers, d'employeurs, etc., à l'époque et au
moment dont il s’agit. - § 9. Sur les rapports entre le travail en général et le capital en général. Le
capital vient en aide au travail. Et il entre en concurrence avec le travail en ce qui touche le champ
d'emploi ; mais cette for. mule doit être interprétée avec précaution. - §§ 10-11. Influence exercée sur
les salaires par le développement de la richesse sous d'autres formes que celle du capital commercial.
Sens restreint dans lequel il est vrai que les salaires dépendent d'avances faites par le capital. - §§ 12-
13. Notes sur la théorie du fonds des salaires (Wages-fund) et sur les différentes sortes de surplus.

Chapitre III : La rémunération du travail

§ 1. But des chap. III-X. - § 2. La concurrence tend à faire que les salaires gagnés dans une semaine
dans des emplois similaires soient non égaux, mais proportionnels à la productivité des ouvriers.
Rémunération au temps. Salaire à la pièce. Rémunération de productivité. La rémunération au temps
ne tend pas à l'égalité, mais la rémunération de productivité y tend. - §§ 3-4. Salaires réels et salaires
nominaux. Il faut tenir compte des variations du pouvoir d'achat de la monnaie, en se référant
spécialement à la consommation de la catégorie particulière de travail en question ; il faut aussi tenir
compte des dépenses professionnelles et de tous les avantages et inconvénients accessoires. - § 5.
Salaires en partie payés en nature. Le Truck System. - § 6. Incertitude de succès et irrégularité de
l'emploi. - § 7. Rémunération supplémentaire. Salaires de famille. - § 8. L'attraction exercée par une
industrie ne dépend pas uniquement de sa rémunération en monnaie, mais de ses avantages nets.
Influence du caractère individuel et du caractère national. Conditions particulières des classes
inférieures d'ouvriers

Chapitre IV : Rémunération du travail (suite).

§ 1. L'importance de bien des particularités dans l'action de l'offre et de la demande par rapport au
travail tient beaucoup au caractère cumulatif de leurs effets ; lesquels ressemblent ainsi aux effets de la
coutume. - §§ 2-4. Première particularité : l'ouvrier vend son travail, mais sa personne même n'a pas de
prix. Par conséquent, les placements de capital, que l'on fait sur lui sont limités par les moyens, la
prévoyance et le désintéressement de ses parents. Importance d'un bon départ dans la vie. Influence des
forces morales. - § 5. Deuxième particularité. Le travailleur inséparable de son travail. - § 6. Troisième
et quatrième particularités. Le travail est périssable et ceux qui le vendent se trouvent dans une
situation défavorable au point de vue de la vente.

Chapitre V : Rémunération du travail (suite).

§ 1. - La cinquième particularité du travail consiste dans la longueur du temps requis pour se procurer
des offres additionnelles d'habileté qualifiée. - § 2. Les parents lorsqu'ils choisissent des professions
pour leurs enfants doivent prévoir au-delà de la durée de toute une génération ; difficulté de prévoir
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 7

l'avenir. - § 3. Les mouvements de travail adulte prennent une importance croissante par suite de
l'augmentation dans la demande relative à l'habileté générale. - §§ 4-6. Résumé de la distinction entre
les longues et courtes périodes par rapport à la valeur normale. Fluctuations des salaires spéciaux
d'habileté et de capacité en les distinguant de ceux qui rémunèrent l'effort exigé par une tâche
particulière. - § 7. Note sur certaines analogies entre le salaire et la rente

Chapitre VI : Intérêt du capital

§§ 1-3. La théorie de l'intérêt a fait récemment des progrès dans un grand nombre de ses détails, mais
elle n'a subi aucun changement essentiel. Elle a été mai comprise au Moyen Age, ainsi que par
Rodbertus et par Marx. - §§ 4-5. L'intérêt brut payé par l'emprunteur comprend une certaine assurance
contre les risques, à la fois réels et personnels, et un certain salaire de direction aussi bien qu'un
véritable intérêt ou intérêt net. Par suite, il ne tend pas à l'égalité comme le fait l'intérêt social. - § 6.
Note sur les changements dans le pouvoir d'acquisition de la monnaie par rapport au taux réel de
l'intérêt

Chapitre VII : Profit du capital et de l'aptitude aux affaires

§ 1. Lutte pour la survivance entre les hommes d'affaires. Services de ceux qui ont ouvert de nouvelles
voies. - §§ 2-4 Influence du principe de substitution sur les salaires de direction ; exemples en
comparant d'abord les services des contremaîtres avec ceux des ouvriers ordinaires, deuxièmement
ceux des chefs d'entreprise avec ceux des contremaîtres, et enfin ceux des chefs de grandes entreprises
avec ceux des chefs de petites entreprises. - § 5. Situation de l'homme d'affaires qui emploie beaucoup
de capital emprunté. - § 6. Sociétés par actions. - § 7. Tendance générale qu'ont les méthodes modernes
d'entreprise d'adapter les salaires de direction à la difficulté du travail fait

Chapitre VIII : Profit du capital et de l'aptitude aux affaires (suite).

§ 1. - Nous avons à rechercher s'il y a dans les taux des profits une tendance générale vers l'égalité.
Dans une grande entreprise certains bénéfices de direction sont classés parmi les salaires ; et dans une
petite entreprise beaucoup de salaires du travail sont classés parmi les profits ; par conséquent, les
profits paraissent plus élevés dans les petites entreprises qu'ils ne le sont réellement. - § 2. Le taux
normal annuel des profits sur le capital employé est élevé là où le capital circulant est considérable par
rapport au capital fixe ; et surtout là où le montant des salaires est très considérable relativement au
capital. - §§ 3-4. Chaque branche d'industrie a son taux d'usage ou « bon » taux de profits sur le retour
des fonds. - § 5. Les profits sont un élément constitutif du prix d'offre normal ; mais le revenu
provenant du capital déjà placé, sous une forme matérielle ou sous forme d'acquisition d'habileté, est
gouverné par la demande relative à ses produits. - §§ 6-7. Comparaison entre les profits et les autres
bénéfices. - §§ 8-10. Notes sur une comparaison plus détaillée entre les profits, les bénéfices du travail
et les rentes; et sur les relations entre les différentes sortes d'intérêts en présence dans la même branche
de production.

Chapitre IX : Rente foncière

§§ 1-2. - La rente foncière est une espèce dans un genre étendu. Pour le moment, nous supposons que
le sol est cultivé par le propriétaire du sol. Résumé des discussions précédentes. - § 3. Une hausse
survenant dans la valeur réelle du produit élève généralement la valeur en produits du surplus, et
encore davantage, sa valeur réelle. - § 4. Effets des améliorations sur la rente. - § 5. Le fond de la
théorie de la rente est applicable à presque tous les systèmes de tenure foncière. Mais dans le système
anglais moderne la grande division entre la part du propriétaire foncier et la part du fermier est aussi la
plus importante au point de vue scientifique. - § 6. La terre par rapport aux autres formes de la
richesse. - § 7. La valeur capitalisée de la terre. - § 8. Note sur la théorie de Ricardo au sujet de
l'incidence des impôts et de l'influence des améliorations en agriculture.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 8

Chapitre X : Tenure foncière

§ 1. - Les anciennes formes de la tenure foncière étaient, en général, basées sur des associations dont
les conditions étaient déterminées par la coutume plutôt que par un contrat exprès ; le propriétaire
foncier (landlord) est en général l'associé Commanditaire. §§ 2-3. Mais la coutume est beaucoup plus
souple qu'il ne semble à première vue, comme cela apparaît d'ailleurs même dans l'histoire anglaise
récente. Il faut prendre garde lorsqu'on veut appliquer l'analyse ricardienne aux problèmes relatifs au
sol anglais moderne; aussi bien qu'aux anciens systèmes. Les conditions de l'association dans ces
systèmes étaient vagues, élastiques et susceptibles de bien des modifications inconscientes. - §§ 4-5.
Avantages et inconvénients du métayage et de la propriété paysanne. - §§ 6-7. Le système anglais
permet au propriétaire de fournir la part de capital dont il peut être facilement et effectivement tenu ; et
ce système laisse une liberté considérable aux forces de sélection, quoique cette liberté soit moindre
que dans d'autres branches d'industrie. - §§ 8-9. Grandes et petites tenures. Coopération. - § 10.
Difficulté de décider ce que c'est que des prix normaux et des récoltes normales. Liberté pour le
tenancier de faire des améliorations et d'en recueillir les fruits. - § 11. Conflit entre les intérêts publics
et les intérêts privés en de qui concerne les terrains bâtis et non bâtis et autres Matières.

Chapitre XI : Coup d'œil général sur la distribution

§§ 1-3. Sommaire des huit chapitres précédents, dans lequel se trouve indiquée une ligne de continuité
coupant celle qui se trouve au Liv. V, chap. XIV, et établissant une unité entre les causes qui
gouvernent les valeurs normales des divers agents et instruments de production, matériels et humains. -
§ 4. Les divers agents de production peuvent être en lutte pour le champ d'emploi, mais ils sont
également la seule source d'emploi les uns pour les autres. Comment un accroissement de capital
augmente le champ d'emploi du travail. - § 5. Une augmentation soit dans le nombre, soit dans la
productivité d'un groupe d'ouvriers profite généralement à d'antres ouvriers, mais pour eux-mêmes la
première est nuisible, tandis que la seconde est avantageuse. Cette augmentation change les produits-
limites de leur propre travail et des autres sortes de travail, et par là elle affecte les salaires. Il faut bien
faire attention lorsqu'on veut évaluer le produit-limite normal.

Chapitre XII : Influences générales du progrès économique

§ 1. La richesse du champ d'emploi du capital et du travail dans un pays nouveau dépend en partie de
l'accès aux marchés sur lesquels le capital et le travail peuvent vendre leurs produits et engager leurs
revenus futurs en vue d'obtenir immédiatement ce dont ils ont besoin. - §§ 2-3. Au siècle dernier, par
son commerce extérieur, l'Angleterre accrut son pouvoir d'achat quant aux objets de confort et de luxe,
et ce n'est que dans ces dernières années qu'elle la augmenté par rapport aux objets de nécessité. - § 4.
Les avantages directs qu'elle a retirés du progrès des manufactures ont été moindres qu'il ne semble à
première vue ; mais les avantages qu'elle a retirés des nouveaux moyens de transport ont été plus
considérables. - § 5. Changements dans la valeur en travail du blé, de la viande, du logement, du
combustible. des vêtements, de l'eau, de la lumière, des journaux et des voyages. - §§ 6-8. Le progrès a
élevé la valeur en travail du sol anglais, urbain et rural, pris ensemble ; quoiqu'il ait abaissé ]avaleur de
la plupart des instruments matériels de production, et l'augmentation du capital a fait baisser son
revenu proportionnel, mais non son revenu total. - §§ 9-10. Nature et causes des changements dans la
rémunération des différentes classes industrielles. - § 11. Les bénéfices de la capacité exceptionnelle. -
§ 12. Le progrès a contribué plus qu'on ne le croit généralement à élever les salaires du travail et il a
probablement amoindri plutôt qu'accru l'irrégularité de l'emploi pour le travail libre.

Chapitre XIII : Le progrès par rapport au niveau de la vie

§§ 1-2. Niveau des activités et des besoins : de la vie et du bien-être. Une élévation dans le niveau du
bien-être aurait pu élever considérablement les salaires en Angleterre il y a un siècle par l'effet qu'elle
aurait eu d'arrêter le développement de la population; mais la facilité d'obtenir les vivres et les produits
bruts en les faisant venir des autres pays a laissé peu à faire dans cette direction. - §§ 3-6. Efforts pour
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 9

régler les activités en réduisant les heures du travail. La durée excessive du travail est nuisible. Mais la
réduction de la durée du travail lorsque celle-ci est modérée amoindrit généralement la production. Par
conséquent, quoique cette réduction puisse avoir pour effet immédiat de donner une impulsion à
l'emploi des ouvriers, elle diminue bientôt nécessairement les occasions d'emploi à de bons salaires, à
moins que les loisirs ainsi créés ne soient employés à. développer des activités plus étendues et plus
hautes. Danger de l'émigration du capital. Difficulté de rapporter les faits observés à leurs véritables
causes. Les résultats immédiats et ultimes sont souvent dans des directions opposées. 7-9. Le but
originaire des trade unions, c'était de donner l'indépendants à l'ouvrier et d'élever ainsi le niveau de sa
vie, autant que d'élever ses salaires. Le succès de leurs efforts atteste t'importance de l'arme principale
dont elles se sont servi, à savoir la Common Rule. Mais l'application rigide de la lettre de ces
Règlements risque d'amener un faux nivellement du travail et d'entraver l'esprit d'entreprise ; de
repousser le capital ; et, d'une foule d'autres façons de nuire aux classes ouvrières en même temps
qu'au reste de la nation. - § 10. Difficultés qui se rattachent aux changements du pouvoir d'achat de la
monnaie, en particulier quant aux fluctuations du crédit. - §§ 11-15. Conclusion provisoire touchant les
possibilités en matière de progrès social. Une égale répartition du dividende national abaisserait les
revenus de beaucoup de ménages d'artisans. Il faut traiter à part le Résidu ; mais la meilleur moyen
d'élever les salaires du travail non qualifié consiste en une éducation du caractère et des facultés de
toutes les classes de la population. de telle sorte que, d'un côté, en réduise beaucoup le nombre de ceux
qui ne sont capables que d'un travail non qualifié, et que, d'un autre côté, on augmente le nombre de
ceux qui sont doués de cette imagination créatrice qui est la principale source du pouvoir que l'homme
exerce sur la nature. Mais un niveau de vie véritablement élevé ne saurait être atteint que le jour où
l'homme aura appris à bien employer ses loisirs ; et c'est là une des nombreuses raisons de croire que
les changements économiques violents sont nuisibles tant qu'ils ne sont pas précédés de la lente
transformation du caractère que l'humanité a hérité de longs siècles d'égoïsme et de lutte.

Appendice A : Appendice mathématique

Appendice B : Incidence des taxes locales et idées sur la politique

§ 1. - L'incidence ultime d'un impôt varie considérablement selon que In. population est ou non
migrative, et selon que l'impôt est onéreux ou avantageux. Les changements rapides des circonstances
rendent toute prévision sûre impossible. - § 2. La « valeur de construction » d'une propriété, et sa
valeur de situation s'unissent pour former sa valeur totale, pourvu que le bâtiment soit approprié à la
situation, mais non dans le cas contraire. - § 3. Les taxes onéreuses sur les valeurs de situation
retombent surtout sur les propriétaires, ou, si elles ne sont pas prévues, sur les locataires. - § 4. Mais de
telles taxes onéreuses sur les valeurs de construction, lorsqu'elles sont uniformes sur tout le pays,
atteignent surtout l'occupant. Des taxes locales onéreuses exceptionnellement lourdes sont cependant
en grande partie payées par le propriétaire (ou par le locataire), alors même qu'elles sont assises sur les
valeurs de construction. - § 5. La répartition du fardeau des anciennes taxes et des anciens impôts n'est
que très peu affectée par le fait qu'ils sont recouvrés sur l'occupant ; mais une brusque augmentation
des taxes onéreuses est une lourde charge pour l'occupant, surtout si celui-ci est boutiquier, dans le
système actuel de recouvrement. -§ 6. L'imposition des terrains à bâtir vacants lorsque l'on prend pour
base leur valeur en capital, de même qu'un transfert partiel des impositions qui frappent les valeurs de
construction sur les valeurs de situation en général, pourraient être des modifications bienfaisantes
pourvu qu'elles soient introduites graduellement, et qu'elles soient accompagnées de règlements
rigoureux sur le rapport qui doit exister entre la hauteur des édifices et les espaces libres qui se
trouvent devant et derrière. - § 7. Quelques autres observations sur les taxes rurales. - §§ 8-9. Quelques
idées pratiques. La limitation permanente qui existe dans l'offre du sol, et le rôle considérable que joue
l'action collective dans sa valeur présente, exigent que l'on range le soi dans une catégorie distincte au
point de vue de la taxation.

Appendice C : préface de la cinquième édition


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 10

Alfred Marshall, Principes d’économie politique

Avertissement

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La traduction ici reproduite est celle de 1906-1909, publiée aux Éditions Giard et
Brière. Cependant, il nous a paru nécessaire de couper quelques rares passages qui
n'apportent, à notre sens, rien à l'intelligence d'un ouvrage déjà très touffu. Il s'agit
des chapitres Il et Ill du Livre Premier et des Appendices du dernier. Les titres des
chapitres supprimés ont été néanmoins maintenus dans la table des matières ainsi que
les notes en bas de page, renvoyant à ces chapitres.

Première édition : V. Giard et E. Brière, Paris 1906


Gordon & Breach
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 11

Alfred Marshall, Principes d’économie politique

Note des traducteurs

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La traduction de ce deuxième tome a été faite, comme celle du précédent, sur la


4e édition anglaise complétée par des notes manuscrites de l'auteur. Il était déjà sous
presse lorsque parut une 5e édition. Nous avons pu suivre cette nouvelle édition à
partir du chapitre XI du livre VI et donner ainsi aux lecteurs français le seul chapitre
(Chap. XIII) qui y fût tout à fait nouveau. Nous avons ajouté la traduction d'un
appendice B également nouveau (voir p. 614), et celle de la préface de la 5e édition
(voir p. 634). Par les explications que l'auteur donne lui-même dans cette préface, on
verra que les autres changements apportés dans cette 5e édition sont surtout des
changements de forme.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 12

Alfred Marshall

Principes d'économie politique


Tome deuxième

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Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 13

Alfred Marshall, Principes d’économie politique

Livre cinquième
Théorie de l’équilibre de
l’offre et de la demande

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Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 14

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre premier
Introduction. – Les marchés.

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§ 1. - Une entreprise s'accroît et atteint un grand développement, après quoi peut-


être elle reste stationnaire et décline, et, au point culminant, il s'établit une balance ou
équilibre entre les forces de vie et les forces de décadence. Dans la dernière partie du
livre IV, nous avons surtout étudié un semblable équilibre de force dans la vie et la
décadence d'un peuple, ou dans la vie et la décadence d'une méthode industrielle ou
commerciale. Et, à mesure que nous avancerons dans notre travail, nous devrons de
plus en plus considérer les forces économiques comme en tout semblables à celles qui
font qu'un jeune homme voit sa vigueur s'accroître jusqu'à ce qu'il ait atteint son plein
développement, après quoi il devient graduellement engourdi et inactif jusqu'au jour
où il disparaît pour faire place à une vie nouvelle et plus vigoureuse. Mais, pour
préparer la voie à cette étude avancée, nous ne devons tout d'abord considérer que le
simple équilibre de forces qui correspond plutôt à l'équilibre mécanique d'une pierre
suspendue par un fil élastique ou à celui d'un certain nombre de billes reposant les
unes contre les autres dans un bassin.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 15

Ce que nous nous proposons dans le présent livre, c'est d'examiner les conditions
générales de l'équilibre de l'offre et de la demande ; les exemples en seront empruntés
tantôt à une classe de problèmes économiques, tantôt à une autre ; mais dans la mar-
che principale de la discussion, nous éviterons avec soin les hypothèses qui se
rapporteront à quelque classe particulière.

Ce livre ne sera donc pas descriptif et il n'étudiera pas par voie d'induction des
problèmes réels. Il ne fera que tracer les lignes principales de notre connaissance des
causes qui gouvernent la valeur, et il préparera ainsi la voie à la théorie que nous
commencerons à développer dans le livre suivant. Ce que nous nous proposerons, ce
sera donc moins d'augmenter nos connaissances que de donner le moyen d'en acquérir
de nouvelles par rapport à deux groupes de forces contraires, à savoir les forces qui
poussent l'homme vers des efforts et des sacrifices économiques, et celles qui l'en
détournent.

Nous commencerons par un court et provisoire exposé des marchés ; cet exposé
est, en effet, nécessaire pour donner plus de précision aux idées développées dans le
présent livre et dans le suivant.

Mais l'organisation des marchés est intimement liée, à la fois comme cause et
comme effet, à la monnaie, au crédit et au commerce extérieur ; l'étude complète de
cette organisation doit donc être renvoyée à un volume ultérieur où cette organisation
sera considérée dans ses rapports avec les fluctuations commerciales et industrielles
et avec les associations de producteurs et de marchands, d'employeurs et d'employés.

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§ 2. - Lorsqu'il est question de l'offre et de la demande dans leur rapport l'une avec
l'autre, il est nécessaire, bien entendu, que les marchés auxquels elles se rapportent
soient les mêmes. Ainsi que le dit Cournot : « On sait que les économistes entendent
par marché, non pas un lieu déterminé où se consomment les achats et les ventes,
mais tout un territoire dont les parties sont unies par des rapports de libre commerce,
en sorte que les prix s'y nivellent avec facilité et promptitude 1. » Ou encore, comme
dit Jevons : « À l'origine, un marché était une place publique dans une ville où des
provisions et d'autres objets étaient exposés pour la vente ; mais ce mot a été
généralisé au point de signifier un corps de personnes qui sont en étroites relations
d'affaires et qui effectuent sur une large échelle des transactions relatives à une
marchandise quelconque. Une grande ville peut contenir autant de marchés qu'il y a
de branches commerciales importantes, et ces marchés peuvent être ou ne pas être
localisés. Le point central d'un marché, c'est la Bourse, les Hôtels de vente ou Salles
d'enchères, où les commerçants ont coutume de se rencontrer et de traiter des affaires.
À Londres, le Marché aux bestiaux, le Marché au blé, le Marché au charbon, le
Marché au sucre et un grand nombre d'autres sont nettement localisés ; tels sont aussi,
à Manchester, le Marché au coton, le Marché aux déchets de coton (Cotton Waste
Market) et autres. Mais cette localisation n'est pas indispensable. Les commerçants
peuvent être disséminés sur toute une ville ou sur toute une région et néanmoins

1 Recherches sur les principes mathématiques de la théorie dot richesses, chap. IV. V. aussi ci-
dessus III, IV, 7.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 16

constituer un marché si, au moyen de foires, de réunions, de mercuriales, de la poste


ou autrement, ils se trouvent en étroite communication les uns avec les autres 1. »

Ainsi, plus un marché approche de la perfection et plus forte est la tendance à


payer les mêmes prix pour les mêmes marchandises en même temps sur tous les
points du marché ; mais il va sans dire que si le marché est étendu, il faudra tenir
compte des frais nécessités par la livraison des marchandises à des acheteurs
différents ; chacun de ces derniers devra alors être regardé comme payant, outre le
prix du marché, des frais spéciaux relatifs à la livraison 2.

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§ 3. - Quand on veut faire l'application de ces théories économiques à la pratique,


il devient souvent difficile de déterminer exactement jusqu'à quel point les mouve-
ments de l'offre et de la demande sur une place sont influencés par ceux existant sur
une autre. Il est clair que, d'une manière générale, le télégraphe, la presse et la vapeur
tendent à étendre l'aire sur laquelle agissent ces influences et à accroître leur force. Le
monde occidental tout entier peut, dans un sens, être considéré comme un seul
marché pour un grand nombre de titres de Bourse, pour les métaux précieux, et, à un
degré moindre, pour la laine, le coton et même le blé, en tenant compte dans une juste
proportion des frais de transport, dans lesquels peuvent être compris les droits
prélevés par les douanes à travers lesquelles les marchandises doivent passer. Dans
tous ces cas, en effet, les frais de transport, y compris les droits de douane, ne sont
pas assez élevés pour empêcher les acheteurs de tous les points du monde occidental
de lutter entre eux au sujet des mêmes offres.

Bien des causes peuvent contribuer à étendre ou à restreindre le marché d'une


marchandise particulière ; mais pour que les choses aient un marché très étendu, il est
nécessaire qu'elles fassent l'objet d'une demande universelle et, de plus, qu'elles soient
susceptibles d'être décrites avec exactitude et facilité. C'est ainsi, par exemple, que le
coton, le blé et le fer répondent à des besoins urgents et à peu près universels. Ils
peuvent être facilement décrits, de telle sorte qu'ils peuvent être achetés et vendus par
des personnes éloignées les unes des autres et même éloignées de ces marchandises.
On peut, s'il est nécessaire, en prendre des échantillons qui en sont l'exacte repré-
sentation. Ils peuvent même, comme cela existe pour les grains, en Amérique, être
« classés » par une autorité indépendante ; de telle sorte que l'acheteur a la certitude
que ce qu'il achète sera d'une qualité déterminée, bien qu'il n'ait jamais vu d'échan-
tillons des marchandises qu'il achète et bien que, peut-être, il ne fût pas capable de
s'en former une opinion, s'il en voyait 3.

1 Theory of Political Economy, ch. IV.


2 C'est ainsi qu'il est fréquent de voir les prix des marchandises volumineuses indiquée comme
s'entendant des marchandises rendues « franco bord » (f. b.) d'un navire dans un certain port,
chaque acheteur ayant à sa charge le transport des marchandises chez lui.
3 C'est ainsi que les directeurs d'un « élévateur » public ou privé reçoivent les graines d'un fermier,
les partagent en différentes catégories et lui retournent des certificats pour autant de boisseaux de
chaque catégorie qu'il en a livré. Son grain est alors confondu avec celui des autres cultivateurs ;
ses certificats sont vraisemblablement appelés à changer plusieurs fois de mains avant de trouver
un acquéreur qui demande que le grain lui soit effectivement livré ; et l'acquéreur ne reçoit que
peu ou point de blé provenant des terres du détenteur originaire des certificats.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 17

Les marchandises pour lesquelles existe un marché très étendu doivent aussi être
susceptibles de supporter un long transport ; elles doivent être d'une certaine conser-
vation et leur valeur doit être considérable par rapport à leur masse. Toute marchan-
dise qui est d'un tel volume que son prix doive nécessairement s'élever lorsqu'elle est
vendue loin de la place où elle est produite, n'aura, en général, qu'un marché peu
étendu. Le marché des briques communes, par exemple, est circonscrit, en fait, dans
un étroit voisinage des fours où les briques sont faites ; il est rare qu'elles soient
transportées au loin dans un district ayant des fours à lui propres. Mais certaines
briques de qualité exceptionnelles ont un marché qui s'étend à une grande partie de
l'Angleterre.

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§ 4. - Considérons maintenant un peu plus attentivement les marchés de denrées


qui remplissent, d'une manière exceptionnelle, ces conditions, c'est-à-dire qui sont
l'objet d'une demande universelle, déterminables et transportables. Ce sont, comme
nous l'avons déjà dit, les valeurs de Bourse et les métaux précieux.

Toute action ou obligation d'une compagnie publique ou toute obligation d'un


gouvernement est exactement de même valeur que n'importe quelle autre action ou
obligation qui fait partie de la même émission ; un acheteur n'a aucune raison
d'acheter l'une plutôt que l'autre. Certains titres, principalement ceux des petites com-
pagnies minières,, de navigation et autres, exigent une certaine connaissance des
localités et elles ne sont très facilement négociées que dans les Bourses locales des
villes situées dans leur voisinage immédiat. Tandis que, au contraire, l'Angleterre tout
entière ne constitue qu'un seul marché pour les actions et obligations d'une importante
voie ferrée anglaise. En temps ordinaires, un spéculateur vendra, par exemple, des
actions du Chemin de fer du Centre (Midland Railway), alors même qu'il n'en a pas
en sa possession ; il sait, en effet, qu'il en existe toujours sur le marché, et il est sûr
qu'il pourra en acheter.

Mais le cas le plus remarquable, c'est celui que nous offrent les titres appelés
« internationaux » parce qu'ils sont demandés sur tous les points du globe. Ce sont les
obligations des principaux gouvernements et de quelques compagnies publiques très
importantes, telles que celles du Canal de Suez et du New-York Central Railway.
Pour les valeurs de cette classe, le télégraphe maintient les prix à peu près au même
niveau dans toutes les Bourses du monde. Si le prix de l'une d'elles s'élève à New-
York ou à Paris, à Londres ou à Berlin, la simple nouvelle de la hausse tend à
provoquer la hausse sur d'autres marchés, et si pour quelque raison la hausse ne se
produit pas immédiatement, il est probable que cette classe particulière de valeurs
sera bientôt mise en vente sur le marché où la hausse s'est produite, à la suite d'ordres
télégraphiques parvenus des autres marchés ; tandis que, d'un autre côté, les spécu-
lateurs du premier marché feront par télégraphe des achats sur d'autres places. Ces
ventes, d'une part, et ces achats, d'autre part, augmentent la tendance qu'ont les prix à
atteindre partout un même niveau ; et, à moins que quelques-uns des marchés ne se
trouvent dans une condition anormale, la tendance deviendra bientôt irrésistible.

C'est pourquoi, à la Bourse, un spéculateur peut en général avoir la certitude de


vendre à un prix à peu près égal à celui auquel il achète, et il arrive souvent qu'il soit
disposé à acheter des valeurs de premier ordre à un demi, à un quart, à un huitième ou
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 18

même, dans quelques cas, à six dixièmes pour cent meilleur marché qu'il n'offre de
les vendre au même moment. S'il existe deux titres également bons, mais que l'un
d'eux fasse partie d'une vaste émission d'obligations, tandis que l'autre fait partie
d'une petite émission du même gouvernement, de telle sorte que les premières valeurs
viennent constamment sur le marché alors que les dernières n'y apparaissent que
rarement, les spéculateurs exigeront, par cela même, entre leur prix de vente et leur
prix d'achat, une marge plus importante dans le dernier cas que dans le premier 1. Cet
exemple fait bien ressortir la grande loi dont nous aurons à parier longuement lorsque
nous en viendrons à examiner l'influence du commerce étranger sur le développement
économique, à savoir, que plus le marché d'une marchandise est étendu et moins sont
grandes les fluctuations de ses prix, de même que moins élevé est le pourcentage de
courtage (turnover) que les négociants exigent pour faire des affaires sur elle.

Les Bourses sont donc les types sur lesquels ont été formés et se forment les
marchés lorsqu'il s'agit des nombreux produits susceptibles d'être décrits exactement
et facilement et qui, en outre, sont transportables et font l'objet dune demande
générale. Néanmoins, les marchandises matérielles qui possèdent ces qualités au plus
haut degré sont l'or et l'argent. C'est pour cette raison que, du consentement général,
ces métaux ont été choisis comme monnaie pour représenter la valeur des autres
choses. Le marché universel qui les concerne est le plus parfaitement organisé et nous
y trouverons de nombreux et justes exemples de l'action des lois que nous discutons
ici.

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§ 5. - À l'opposite des valeurs de Bourse et des métaux précieux se trouvent,


premièrement, des marchandises fabriquées dans le but de satisfaire des individus
déterminés, tels que les vêtements sur mesure, et, deuxièmement, des marchandises
volumineuses et sujettes à s'avarier, comme les légumes frais qui peuvent difficile-
ment être transportés à de longues distances. Pour les premières, on peut à peine dire
qu'elles ont un marché ; les conditions par lesquelles est déterminé leur prix sont
celles de l'achat et de la vente au détail ; nous pouvons en ajourner l'étude 2.

Il existe, sans doute, des marchés de gros pour la deuxième classe, mais ces mar-
chés sont circonscrits dans d'étroites limites ; nous en trouvons un exemple typique
dans la vente des légumes usuels dans une ville de province. Les maraîchers du
voisinage, dans leur vente aux habitants de la ville, n'ont probablement guère à tenir

1 Lorsqu'il s'agit d'actions de compagnies très peu importantes et peu connues, la différence entre le
prix auquel un négociateur consent à acheter et celui auquel il consent à vendre s'élève de cinq à
vingt pour cent de la valeur vénale. S'il achète, il peut avoir à garder ce titre longtemps avant de
rencontrer quelqu'un qui le lui prenne, et pendant ce temps, le titre peut perdre de sa valeur ; tandis
que s'il se charge de livrer un litre qu'il n'a pas acquis lui-même et qui n'apparaît pas chaque jour
sur le marché, il se peut qu'il ne puisse remplir son engagement qu'avec bien de la peine et bien
des dépenses.
2 Un homme peut ne pas s'inquiéter beaucoup au sujet de petits achats au détail ; il peut donner une
demi-couronne pour une rame de papier dans un magasin lorsqu'il aurait pu l'avoir pour deux
shillings dans un autre. Mais Il en est autrement lorsqu'il s'agit de prix de gros. Un manufacturier
ne peut pas vendre une rame de papier pour six shillings lorsque son voisin ne le vend que cinq.
En effet, ceux qui font le commerce du papier connaissent d'une manière à peu près exacte le plus
bas prix auquel il peut être acheté et ils ne paieront pas plus que ce prix. Le manufacturier est forcé
de vendre à peu près au prix du marché, c'est-à-dire à peu près au prix auquel les autres
manufacturiers le vendent à ce même moment.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 19

compte d'une influence extérieure soit d'un côté, soit de l'autre. Les prix extrêmes
peuvent bien trouver un obstacle dans le pouvoir qu'a chaque partie de vendre ou
d'acheter ailleurs, mais dans les circonstances ordinaires, cet obstacle n'a aucune
efficacité et il peut se faire que, dans ce cas, les marchands se coalisent et parviennent
ainsi à fixer un prix artificiel de monopole, c'est-à-dire un prix déterminé surtout par
la seule considération de ce que le marché peut comporter et n'ayant que peu de
rapport direct avec le coût de production.

D'un autre côté, il peut arriver que quelques-uns des maraîchers se trouvent
presque à égale distance d'une autre ville et envoient leurs légumes tantôt à l'une
tantôt à l'autre ; certaines personnes qui achètent occasionnellement dans la première
ville peuvent être également à portée de la seconde. La moindre différence dans les
prix les poussera à préférer le marché le plus avantageux, de sorte que les prix faits
dans les deux villes se trouvent être dans un état de mutuelle dépendance. Il peut aussi
arriver que cette seconde ville se trouve en étroite communication avez Londres ou
avec quelque autre marché central, de sorte que ses prix soient réglés par les prix de
ce marché central ; et, dans ce cas, les prix de notre première ville doivent, dans une
large mesure, se mettre en harmonie avec eux. De même qu'une nouvelle passe de
bouche en bouche jusqu'à ce qu'elle se soit répandue bien loin de sa source inconnue,
de même le marché le plus isolé est sujet à être influencé par des changements dont
ceux qui sont sur ce marché n'ont aucune connaissance, changements qui ont leur
origine au loin et qui se sont propagés graduellement de marché à marché.

Ainsi, à une extrémité se trouvent des marchés universels dans lesquels la


concurrence se fait sentir de tous les points du globe, tandis qu'à l'autre extrémité se
trouvent ces marchés isolés desquels se trouve exclue toute concurrence directe
éloignée, bien que, cependant, une concurrence indirecte et par contre-coup puisse se
faire sentir même sur ces derniers marchés. À peu près entre ces deux extrêmes, se
trouve la grande majorité des marchés qu'ont à étudier les économistes et les hommes
d'affaires.

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§ 6. - Les marchés diffèrent encore entre eux par la période de temps requise pour
que les forces de l'offre et de la demande puissent s'équilibrer, aussi bien que par l'aire
sur laquelle s'exercent ces mêmes forces. Cet élément de temps demande précisément
pour le moment à être examiné avec une plus grande attention que celui d'espace. La
nature de cet équilibre, en effet, et celle des causes qui le déterminent, dépendent de
la durée de la période sur laquelle le marché est supposé s'étendre. Nous verrons que
si cette période est courte, l'offre se borne aux approvisionnements que l'on se trouve
avoir sous la main ; si la période est plus longue, l'offre sera influencée, plus ou
moins, par le coût de production de la marchandise en question ; et, enfin, si cette
période est très longue, ce coût de production sera, à son tour, influencé plus ou
moins par le coût da production du travail et des matériaux requis pour produire cette
marchandise. Bien entendu, ces trois classes se fondent les unes en les autres par des
nuances imperceptibles. Nous commencerons par la première classe, et, dans le
prochain chapitre, nous examinerons ces équilibres temporaires de l'offre et de la
demande dans lesquels le coût de production de la marchandise n'exerce aucune
influence ou n'exerce qu'une influence tout à fait indirecte.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 20

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre deux
Équilibre temporaire de l’offre
et de la demande

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§ 1. - Le cas le plus simple de balance ou équilibre entre le désir et l'effort, c'est


celui qui se produit lorsqu'une personne se procure la satisfaction d'un de ses besoins
au moyen de son travail direct et personnel. Lorsque, par exemple, une personne
cueille des mûres pour les manger, l'action de cueillir lui procure probablement un
certain plaisir pendant un moment ; et pendant quelque temps encore, le plaisir de
manger est plus que suffisant pour compenser la peine qu'elle prend à cueillir ces
mûres. Mais, après qu'elle en a mangé une certaine quantité, le désir d'en cueillir
davantage diminue, tandis que le travail de la cueillette commence à occasionner une
fatigue qui, à proprement parler, est plutôt un sentiment de monotonie qu'une
véritable fatigue. Lorsque, enfin, le désir de se récréer et son éloignement pour le
travail de cueillir des mûres contre-balancent le désir de manger, l'équilibre est atteint.
La satisfaction que cette personne peut retirer de la cueillette de ce fruit est arrivée à
son maximum : jusqu'à ce moment, en effet, chaque nouveau fruit cueilli a plus ajouté
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 21

à son plaisir qu'il ne lui a ôté ; mais, à partir de ce moment, tout nouveau fruit cueilli
a, au contraire, plus diminué son plaisir qu'il ne l'a augmenté 1.

Dans un marché occasionnel qu'une personne fait avec une autre, comme, par
exemple, lorsque deux colons forestiers échangent une carabine pour un canot, il est
rare qu'il s'y rencontre quoi que ce soit qui puisse, à proprement parler, être appelé un
équilibre de l'offre et de la demande. Il existe probablement de part et d'autre une
marge de satisfaction ; il est probable, en effet, que l'on donnerait encore quelque
chose en plus du fusil pour avoir le canot s'il ne lui était pas possible de l'avoir
autrement ; tandis que le second, en cas de nécessité, ajouterait lui-même quelque
chose au canot pour avoir la carabine.

Il est peut-être possible qu'un véritable équilibre se réalise dans un système de


troc ; mais l'échange, quoique historiquement plus ancien que l'achat et la vente, est,
sous certains rapports, plus complexe. Les exemples les plus simples d'une véritable
valeur d'équilibre se présentent dans les marchés d'un état de civilisation plus
avancé 2.

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§ 2. - Choisissons un exemple dans un marché au blé d'une ville de province. La


quantité de blé que chaque farmer ou tout autre vendeur met en vente à un certain
prix dépend de son propre besoin d'avoir de l'argent en main, et aussi de ses calculs
touchant les conditions présentes ou futures du marché auquel il se rattache. Il est des
prix qu'aucun vendeur n'accepterait, d'autres, au contraire, qu'aucun vendeur ne
refuserait. Il est également d'autres prix intermédiaires qui seraient acceptés pour de
grandes ou pour de petites quantités par la plupart des vendeurs. Supposons, pour plus
de simplicité, que tout le blé du marché se trouve être de la même qualité. Un spécu-
lateur perspicace ayant du blé à vendre pourra peut-être, après avoir jeté un regard
autour de lui, en arriver à la conclusion que si le prix de 37 shillings par quarter
(environ 290 litres) pouvait être atteint dans la journée, les détenteurs de blé seraient
dans la disposition de vendre à eux tous du blé jusqu'à concurrence d'environ 1.000
quarters, et que si le prix atteint n'était que de 36 shillings, plusieurs d'entre eux
refuseraient de vendre ou ne vendraient que de petites quantités, de sorte que 700

1 Cf. IV, 1, 2, et la Note mathématique XII.


2 Nous pouvons laisser de côté comme n'ayant qu'une très minime importance toute une classe de
trafics qui ont occupé une large place dans la littérature économique. Ces trafics sont relatifs à des
tableaux de vieux maîtres, à des monnaies rares et autres objets qui ne sauraient en aucune façon
être « gradués ». Chacun de ces objets est unique et il n'a ni équivalent ni concurrent. Quiconque
ne propose d'acheter un tel objet, sans aucune intention de le revendre, n'a simplement qu'à
s'assurer que le plaisir qu'il retirera de sa possession est aussi grand que celui qu'il pourrait se
procurer en dépensant son prix de toute autre manière. Et, par suite, le prix auquel un semblable
objet est vendu dépendra surtout du fait que quelque personne riche éprouvant une fantaisie pour
cet objet est présente au moment de la vente. Sinon, il sera probablement acheté par des
spéculateurs qui espéreront pouvoir le revendre à bénéfice ; et les variations du prix auquel le
même tableau est vendu dans des ventes successives, pour aussi grandes que soient ces variations,
seraient encore beaucoup plus considérables si elles n'étaient pas atténuées par l'intervention
d'acquéreurs professionnels et semi-professionnels. Le « prix d'équilibre » pour de telles ventes est
surtout une affaire d'accident ; cependant les esprits curieux pourraient tiret un certain profit d'une
étude approfondie de ces sortes de ventes.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 22

quarters seulement seraient mis en vente ; et que, enfin, un prix de 35 shillings ne


ferait apparaître sur le marché que 500 quarters environ. Supposons que ce même
spéculateur calcule encore que les meuniers ou autres acheteurs seraient disposés à
acheter 900 quarters s'ils pouvaient les avoir à raison de 35 shillings, tandis qu'ils
n'en achèteraient que 700 s'ils ne pouvaient pas les avoir pour moins de 36 shillings,
et seulement que 600 s'ils ne pouvaient les avoir pour moins de 37 shillings 1. Il
conclura de là qu'un prix de 36 shillings, s'il était établi tout d'un coup, égaliserait
l'offre et la demande, puisque la quantité mise en vente à ce prix serait précisément
égale à la quantité qui pourrait trouver preneurs à ce même prix. Il acceptera donc
immédiatement toute offre qui sera sensiblement au-dessus de 36 shillings et les
autres vendeurs feront de même.

De leur côté, les acheteurs se livreront à des supputations analogues, et si, à un


moment quelconque, le prix s'élève sensiblement au-dessus de 36 shillings, ils en
inféreront que l'offre sera, à ce prix, beaucoup plus grande que la demande. C'est
pourquoi même ceux d'entre eux qui accepteraient de payer ce prix plutôt que de ne
pas acheter, attendront ; et, par leur attente, ils contribueront à faire baisser les prix.
D'autre part, lorsque le prix est bien au-dessous de 36 shillings, même les vendeurs
qui accepteraient plutôt ce prix que de se retirer du marché sans avoir vendu leur blé,
pourront en conclure que, à ce prix, la demande excédera l'offre ; de sorte qu'ils
attendront et en attendant ils contribueront à provoquer la hausse.

Le prix de 36 shillings pourra alors, à juste titre, être appelé le véritable prix
d'équilibre, parce que, en effet, s'il était fixé au commencement, et si l'on s'y tenait
tout le temps, il égaliserait exactement l'offre et la demande ; et aussi parce que tout
spéculateur, qui a une parfaite connaissance des conditions du marché, s'attend à ce
que ce prix soit établi. S'il voit que le prix soit très éloigné de 36 shillings, il s'attend à
ce qu'un changement survienne avant longtemps et en le prévoyant, il contribue à
l'amener rapidement.

Il n'est certainement pas nécessaire pour justifier notre raisonnement que les
acheteurs aient une parfaite connaissance des conditions du marché. Un grand nombre
d'acheteurs peuvent ne pas faire assez de cas de la volonté de vendre chez les
vendeurs, et alors pendant un certain temps le prix peut atteindre le plus haut point
auquel il soit possible de trouver quelques acheteurs ; c'est ainsi que 500 quarters
peuvent avoir été vendus avant que le prix soit descendu au-dessous de 37 shillings.
Mais ensuite le prix doit commencer à baisser ; cette baisse aura encore probablement
pour résultat de faire vendre 200 quarters de plus et le marché se clôturera sur le prix
d'environ 36 shillings. En effet, lorsque 700 bushels auront été vendus, aucun vendeur
ne désirera fortement d'en vendre davantage à moins que ce ne soit pour un prix
supérieur à 36 shillings, de même qu'aucun acheteur n'aura un vif désir d'en acheter
davantage si ce n'est pour un prix inférieur à 36 shillings. De même, si les vendeurs
n'avaient pas connu exactement la disposition dans laquelle se trouvaient les
1 Les résultats de cette étude du marché peuvent être exposés dans la tableau suivant :

Au prix de : Les détenteurs voudront vendre Les acheteurs voudront acheter


37 shillings 1000 quarters 600 quarters
36 shillings 700 quarters 700 quarters
35 shillings 500 quarters 900 quarters
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 23

acheteurs de payer un prix élevé, quelques-uns d'entre eux auraient pu commencer à


vendre au prix le plus bas qu'ils étaient disposés à accepter, plutôt que de garder leur
blé ; et, dans ce cas, une grande quantité de blé pourrait avoir été vendue au prix de
25 shillings ; mais le marché se clôturerait probablement sur un prix de 36 shillings,
et après une vente totale de 700 quarters 1.

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§ 3. Cet exemple renferme une supposition tacite qui se trouve correspondre aux
conditions effectives de la plupart des marchés ; il est cependant nécessaire de la faire
ressortir, afin qu'elle ne puisse se glisser dans des cas où elle ne saurait se justifier.
Nous avons admis tacitement que la somme que les acheteurs consentaient à payer, et
que les vendeurs consentaient à accepter pour le sept centième bushel, ne serait pas
affectée par le fait que les premiers achats auraient été faits à un taux élevé ou à un
taux inférieur. Nous avons admis que le besoin du blé diminuait chez les acheteurs -
son utilité-limite pour eux - à mesure que la quantité achetée augmentait. Mais nous
n'avons admis aucun changement appréciable dans leur répugnance à se défaire de
leur argent - son utilité-limite ; nous avons supposé qu'il était pratiquement indifférent
que les premiers paiements eussent été faits à un taux élevé ou à un taux intérieur.

Cette supposition est justifiable eu égard aux transactions de marché auxquelles,


en fait, nous avons affaire. Lorsqu'une personne achète quelque chose pour sa propre
consommation, elle n'y emploie, en général, qu'une faible part de ses ressources
totales ; tandis que lorsqu'elle achète dans un but commercial, elle considère la
revente ; et, par conséquent, ses ressources potentielles ne se trouvent pas diminuées.
Dans l'un et l'autre cas, il ne se produit aucun changement appréciable dans sa dispo-
sition de se défaire de son argent 2,

1 Une forme simple de l'influence que l'opinion exerce sur l'action des spéculateurs et, par suite, sur
le prix du marché, est indiquée dans cet exemple, plus loin, nous nous occuperons beaucoup de
certaine développements plus complexes de cette influence.
2 Mais quoique ce soit là, le cas le plus général, il existe des exceptions à cette règle. Un acheteur
est parfois gêné parce qu'il manque d'argent disponible et il est dans la nécessité de laisser
échapper des offres qui ne le cèdent en rien à d'autres qu'il a acceptées avec empressement. Les
propres fonde étant épuisés, il ne pourrait peut-être emprunter qu'à des conditions qui
absorberaient tout l'avantage que L'affaire présentait à première vue.
De même, il est possible que plusieurs de ceux qui avaient été considérés comme disposés à
vendre du blé au prix de 36 shillings ne voulussent le vendre que parce qu'ils avaient un pressant
besoin d'argent ; s'ils arrivaient à vendre une certaine quantité de blé à un prix élevé, il pourrait se
produire une diminution sensible dans l'utilité-limite qu'a pour eux l'argent comptant, et, par suite,
ils pourraient refuser de vendre à raison de 36 shillings le quarteron tout le blé qu'ils auraient
vendu si le prix avait toujours été de 36 shillings. Dans ce cas, les vendeurs, pour avoir obtenu un
avantage en vendant au début du marché, pourraient exiger à la fin des prix supérieurs au prix
d'équilibre. Le prix auquel le marché se clôturerait serait bien un prix d'équilibre, niais ce ne serait
pas le prix d'équilibre.
En sens inverse, si le marché avait débuté par des prix désavantageux pour les vendeurs et que
ceux-ci eussent vendu une certaine quantité de blé à bas prix, de sorte que leur besoin d'argent
comptant fût encore grand, l'utilité finale de l'argent pourrait être encore si élevée qu'ils auraient
continué de vendre pour des prix bien intérieurs à 38 shillings jusqu'à ce que les acheteurs auraient
ou l'approvisionnement qu'ils désiraient avoir. Le marché se clôturerait alors sans que le véritable
prix d'équilibre eût été atteint.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 24

Les exceptions sont rares et peu importantes dans les marchés de marchandises ;
mais elles sont fréquentes et importantes dans les marchés de travail. Lorsqu'un
ouvrier redoute la faim, son besoin d'argent - son utilité-limite pour lui - est très
grand, et si au début il fait un très mauvais marché et est employé moyennant des
salaires peu élevés, ce besoin d'argent reste considérable et il peut arriver qu'il con-
tinue à vendre son travail à bas prix. C'est le cas le plus probable, parce que, tandis
que l'avantage du marché est vraisemblablement assez bien distribué entre les deux
parties dans un marché de marchandises, dans un marché de travail, au contraire, il se
trouve plutôt du côté des acheteurs que du côté des vendeurs. C'est là un fait parmi
beaucoup d'autres, dans lequel nous trouverons, en grande partie, à mesure que nous
avancerons, l'explication de cette objection instinctive que les classes ouvrières ont
soulevée contre l'habitude de quelques économistes, en particulier de ceux apparte-
nant à la classe des employeurs, de traiter le travail simplement comme une marchan-
dise et de considérer le marché du travail comme en tout semblable à un autre
marché ; tandis que, en fait, les différences entre ces deux cas, sans être fondamen-
tales au point de vue théorique, sont cependant nettement marquées et, en pratique,
souvent très importantes 1.

La théorie de l'achat et de la vente devient donc beaucoup plus complexe si nous


tenons compte, pour la monnaie comme pour la marchandise elle-même, de la
dépendance dans laquelle se trouve l'utilité-limite par rapport à la quantité, qu'il
s'agisse de l'argent ou qu'il s'agisse de la marchandise elle-même. En faisant cela,
nous revenons en réalité au problème du troc, dans lequel les changements survenus
dans l'utilité-limite des deux marchandises occupent, bien entendu, le même rang.
Ainsi que nous l'avons fait remarquer, le troc, quoique historiquement plus ancien que
l'achat et la vente, constitue, en réalité, une transaction plus complexe, et la théorie
qui le concerne est plus curieuse que véritablement importante. Nous en donnons un
aperçu dans la note suivante, dans laquelle nous nous proposons surtout de jeter un
peu plus de lumière sur les cas exceptionnels que nous venons d'examiner.

§ 4.
Note sur le troc

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Considérons le cas de deux individus engagée dans un échange. A a, par exemple,


une corbeille de pommes, B a une corbeille de noix. À a besoin de noix, B a besoin de
pommes. La satisfaction que B retirera d'une pomme dépassera peut-être celle dont il
se prive en se défaisant de 12 noix ; tandis que, d'un autre côté., la satisfaction que A
retirerait peut-être de 3 noix, dépasserait celle à laquelle il renoncerait en se défaisant
d'une pomme. L'échange commencera quelque part entre ces deux extrêmes ; mais s'il
se poursuit graduellement, chaque pomme abandonnée par A accroîtra pour lui
l'utilité-limite des pommes et fera qu'il sera de moins en moins disposé à en aban-
donner davantage ; tandis que chaque noix qu'il obtiendra diminuera pour lui l'utilité-

1 L'analogie que nous considérons actuellement, entre un marché de travail et un marché de mar-
chandises, se trouve un peu affaiblie, comme le sont d'ailleurs la plupart des autres analogies de ce
genre, par le fait que chaque vendeur de travail ne peut disposer que d'une unité de travail.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 25

limite des noix et par conséquent son désir d'en obtenir davantage ; et vice versa pour
B. À la fin, le désir de A pour des noix, par rapport aux pommes, n'excédera plus
celui de B, et l'échange cessera, puisque les conditions qu’y mettrait l'un seraient
désavantageuses pour l'autre. Jusqu'à ce moment, l'échange a accru la satisfaction des
deux côtés, mais il ne peut plus en être ainsi. L'équilibre a été atteint ; cependant, ce
n'est pas, à proprement parler, l'équilibre, mais un équilibre accidentel.
Il existe, néanmoins, un taux d'équilibre d'échange qui a, en quelque sorte, le droit
d'être appelé un véritable taux d'équilibre parce que si on le rencontrait une fois, on
s'y tiendrait entièrement. Il est clair, en effet, que si beaucoup de noix devaient tout le
temps être données pour une pomme, B ne voudrait faire que peu de trocs ; tandis que
s'il ne fallait donner que très peu de noix, B ne voudrait, lui aussi, faire que peu de
trocs. Il doit y avoir un certain taux intermédiaire auquel tous les deux seraient
également disposés à faire des affaires. Supposez que ce taux soit 6 de noix pour une
pomme, et que A veuille donner 8 pommes pour 48 noix, tandis que B vent recevoir 8
pommes à ce même taux ; supposez encore que A ne veuille pas donner une neu-
vième pomme pour d'autres 6 noir, en même temps que B ne vent pas donner d'autres
6 noix pour une neuvième pomme. C'est alors là la véritable position d'équilibre, mais
il n'y a pas de raison pour supposer que, en pratique, cet équilibre sera atteint.

Supposez, par exemple, que la corbeille de A renfermât tout d'abord 20 pommes


et celle de B 100 noix, et que A fît croire, en commençant, à B qu'il n'a plus aucun
désir d'avoir des noix, et qu'ainsi il s'arrangeât de façon à troquer 4 pommes pour 40
noix et ensuite deux de plus pour 17 noix et, enfin, une de plus pour 8 noix.
L'équilibre peut maintenant avoir été atteint ; l'échange n'offre plus aucun avantage
pour l'un ni pour l'autre. A a 65 noix et ne se soucie plus de donner mémé une seule
pomme pour 8 noix ; tandis que B, n'ayant que 35 noix, leur attribue une grande
valeur et n'en donnera pas 8 pour une autre pomme.

D'un autre côté, si B avait été plus habile à débattre le marché, peut-être aurait-il
pu décider A à lui donner 6 pommes pour 15 noix et ensuite deux de plus pour 7 noix.
A a maintenant donné 8 pommes et reçu 22 noix ; si, au début, les conditions avaient
été de 6 noix pour une pomme et qu'il eût obtenu 48 noix pour 8 pommes, il n'aurait
pas donné une autre pomme même pour 7 noix ; mais ayant encore peu de noix, il a
un vif désir d'en avoir davantage et il consent à donner 2 pommes de plus en échange
de 8 noix, et, ensuite, encore 2 de plus pour 9 noix ; enfin, une de plus pour 5 noix.
Alors, de nouveau, l'équilibre peut être atteint ; car B ayant 13 pommes et 56 noix, ne
se soucie plus de donner plus de 5 noix pour une pomme, et A peut, de son côté, ne
plus consentir à se dessaisir d'une des quelques pommes qui lui restent pour moins de
6 noix.

Dans les deux cas, l'échange a accru la satisfaction des deux parties tant qu'il s'est
continué ; lorsqu'il a pris fin, aucun autre échange n'a été possible sans diminuer la
satisfaction de l'une des parties au moins. Dans chaque cas, un taux d'équilibre a été
atteint, mais c'est un équilibre arbitraire.

Maintenant, supposez que cent personnes se trouvent dans une situation analogue
à celle de A, chacune avec 20 pommes, et qu'elles aient pour des noix le même désir
que A ; supposez, en outre, que dé l'autre côté se trouve un même nombre de
personnes dans la même situation que le B du premier exemple. Alors, les négocia-
teurs les plus habiles, sur ce marché, seraient, les uns, du côté de A, les autres, du côté
de B ; et qu'il y eût ou qu'il n'y eût pas libre communication sur ce marché, la
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 26

moyenne des transactions ne s'écarteraient pas considérablement du taux de 6 noix


pour une pomme, comme dans le cas d'un troc intervenu entre deux personnes.
Cependant, les probabilités d'étroite adhésion à ce taux ne seraient pas aussi fortes
que lorsqu'il s'est agi du marché au blé. Il serait tout à fait possible pour ceux qui se
trouvent du côté de A d'acquérir à des degrés divers des avantages sur ceux qui sont
du côté de B. de telle sorte que, au bout d'un certain temps, 6.500 noix pourraient
avoir été échangées pour 700 pommes ; et alors ceux da côté de A, ayant un si grand
nombre de noix, pourraient- ne plus vouloir continuer l'échange si ce n'est au taux
d'au moins 8 noix pour une pomme, tandis que ceux du côté de B n'ayant chacun en
moyenne que 35 noix, refuseraient probablement de d’en dessaisir à ce taux. D'un
autre côté, ceux de B, pourraient, à divers degrés, avoir l'avantage du marché sur ceux
de B, avec ce résultat que, après un certain temps, 1.300 pommes auraient été
échangées pour 4.400 noix seulement ; ceux de B ayant alors 1.300 pommes et 5.600
noix pourraient ne plus consentir à donner plus de 5 noix pour une pomme, tandis que
ceux de A, n'ayant conservé en moyenne que 7 noix chacun, pourraient refuser de
traiter à ce taux. Dans le premier cas, l'équilibre serait atteint au taux de 8 noix pour
une pomme, et, dans le second, au taux de 5 noix. Dans les deux cas un équilibre
serait atteint, mais ce ne serait pas l'équilibre.

Cette incertitude du taux auquel l'équilibre est atteint ne dépend pas du fait qu'une
marchandise est troquée pour une autre au lieu d'être vendue pour de la monnaie. Elle
résulte plutôt de l'obligation dans laquelle nous nous trouvons de considérer les
utilités-limites des deux denrées comme variables. Et même si nous avions supposé
qu'il y avait un district producteur de noix et que tous les négociateurs des deux côtés
eussent de grandes provisions de noix, tandis que ceux de à avaient des pommes, il en
serait résulté que l'échange de quelques poignées de noix n'auraient pas affecté
sensiblement leurs provisions, c'est-à-dire changé d'une manière appréciable l'utilité-
limite des noix. Dans ce cas, le marché ressemblerait, dans ses lignes fondamentales,
à l'achat et à la vente dans un marché au blé ordinaire. C'est pourquoi, la véritable
marque distinctive entre la théorie de l'achat et de la vente et celle du troc consiste en
ce que, dans la première, il est généralement exact de prétendre que l'utilité-limite de
la chose dont il s'agit est pratiquement constante, tandis que cela n'est pas exact dans
la seconde.

Ainsi, par exemple, supposons que A tout seul, avec 20 pommes, entre en marché
avec B tout seul. Supposons que A veuille vendre 5 pommes pour 15 noix, une
sixième pour 4 noix, une septième pour 5 noix, une huitième pour 6 noix) une
neuvième pour 7 noix et ainsi de suite ; l'utilité-limite des noix étant toujours
constante pour lui, de telle sorte qu'il consente à vendre la huitième pour 6 et ainsi de
suite, soit qu'il ait eu ou qu’il n'ait pas eu l'avantage sur B dans la première partie du
marché. Supposons, d'un autre côté, que B consente à donner 50 noix pour les 5
premières pommes plutôt que de ne pas les avoir, 9 pour une sixième, 7 pour une
septième, 6 pour une huitième, et 5 seulement pour une neuvième ; l'utilité-limite des
noix étant encore constante pour lui, de telle sorte qu'il donnera 6 noix pour la
huitième pomme, qu'il ait acquis les premières bon marché ou non. Dans ce cas, le
marché doit se terminer par le transfert de 8 pommes puisque la huitième pomme est
donnée pour 6 noix. Mais, bien entendu, si A avait eu tout d'abord l'avantage du
marché, il pourrait avoir obtenu 50 ou 60 noix pour les 7 premières pommes ; tandis
que si B avait eu l'avantage du marché en premier lieu, il aurait pu obtenir les 7
premières pommes pour 30 ou 40 noix. Cela correspond à ce fait que, dans le marché
au blé discuté plus haut, environ 700 quarters étaient vendus au taux final de 36
shillings ; mais si les vendeurs avaient eu le dessus tout d'abord, l'ensemble des prix
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 27

payés pourrait dépasser notablement fois 36 shillings ; tandis que si les acheteurs
avaient eu l'avantage au début, l'ensemble des prix aurait été notablement au-dessous
de 700 fois 36 shillings (V. note mathématique XII bis).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 28

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre trois
Équilibre de l’offre et de la demande
normales

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§ 1. - Même dans le cours du blé d'une ville de province un jour de marché, le


prix d'équilibre est affecté par des calculs touchant ce que seront dans l'avenir les
rapports de la production et de la consommation ; tandis que dans les principaux
marchés au blé d'Europe et d'Amérique, les ventes à livrer prédominent déjà et
tendent de plus en plus à réunir en une seule trame les principaux fils du commerce
du blé disséminés sur le monde entier. Quelques-unes de ces ventes « à livrer » (in
futures) ne sont que des incidents de manœuvres spéculatives ; mais, en général, elles
sont influencées par des calculs relatifs, d'une part, à la consommation mondiale et,
d'autre part, aux provisions existantes et aux récoltes en cours dans les deux
hémisphères. Les spéculateurs tiennent compte des aires ensemencées de chaque
espèce de grains, de la précocité et du poids des récoltes, ainsi que de l'offre de choses
qui peuvent être substituées aux grains et de choses qui, au contraire, peuvent être
remplacées par les grains. C'est ainsi que lorsqu'il s'agit d'acheter ou de vendre de
l'orge, les spéculateurs tiennent compte de l'offre de certaines choses, telles que le
sucre par exemple, qui peuvent remplacer l'orge dans le brassage, comme aussi de
toutes les diverses denrées alimentaires dont le manque pourrait entraîner la hausse du
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 29

prix de. l'orge à raison de sa consommation dans la forme. Si l'on est d'avis que tous
les producteurs de grains quelconques, dans quelque pays que ce soit, ont perdu de
l'argent et se disposent vraisemblablement à ensemencer une aire moins étendue pour
la prochaine récolte, on en conclut que les prix sont vraisemblablement appelés à
hausser dès que la récolte sera en vue et que son insuffisance sera devenue manifeste.
Les prévisions de cette hausse exercent une influence sur les ventes actuelles à livrer,
et celles-ci à leur tour exercent une influence sur les prix au comptant, de telle sorte
que ces prix sont indirectement affectés par les évaluations des dépenses nécessaires
pour produire de nouvelles quantités.

Mais, dans ce chapitre et dans les suivants, nous nous occupons spécialement de
mouvements de prix échelonnés dans des périodes beaucoup plus longues que celles
pour lesquelles les spéculateurs les plus prévoyants font généralement leurs calculs
pour les ventes à livrer ; nous avons à considérer comment le volume de la production
s'adapte de lui-même aux conditions du marché, et comment le prix normal se trouve
ainsi fixé au point où s'établit l'équilibre stable de la demande et de l'offre normales.

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§ 2. - Dans cette discussion nous aurons fréquemment à faire usage des termes
coût et dépenses de production ; aussi, avant d'aller plus loin, devons-nous nous
expliquer provisoirement au sujet de ces termes.

Revenons à l'analogie entre le prix d'offre et le prix de demande d'une marchan-


dise. En admettant pour le moment que le rendement de la production ne dépende que
des efforts des travailleurs, nous avons vu que « le prix qu'il faut payer pour que des
hommes consentent à supporter la peine nécessaire à produire une quantité donnée
d'une marchandise, peut être appelé le prix d'offre (supply price) pour cette quantité
pendant le même temps 1 ». Mais, en ce moment, nous avons à tenir compte de ce
fait, à savoir que la production d'une marchandise demande généralement des travaux
de diverses sortes et des capitaux employés sous diverses formes. Les efforts
nécessités par les diverses mortes de travaux qui, directement ou indirectement, sont
impliqués par la production de cette marchandise, en y ajoutant la privation, ou plutôt
l'attente nécessaire pour économiser le capital nécessaire à cette production, tels sont
les efforts et les sacrifices dont l'ensemble sera désigné sous le nom de coût réel de
production de la marchandise. Les sommes qui ont dû être payées pour ces efforts et
sacrifices seront désignées soit sous le nom de coût pécuniaire de production, soit,
pour plus de brièveté, sous le nom de dépenses de production ; ce sont les prix que
l'on doit payer pour provoquer une offre suffisante des efforts et de l'attente
nécessaires pour la production, ou, en d'autres termes, c'est son prix d'offre 2.

1 IV, 1, 2.
2 Mill et quelques autres économistes ont suivi la pratique de la vie ordinaire en employant le terme
« coût de production » dans deux sens, tantôt pour signifier la difficulté de produire un objet et
tantôt pour exprimer les déboursée en espèce qu'il faut faire pour inciter les gens à vaincre cette
difficulté et à produire cet objet. Mais, en passant d'un emploi de ce terme à l'autre sans
avertissement explicite, ils ont provoqué bien des malentendus et bien des controverses stériles.
L'attaque dirigée contre la doctrine de Mill relative au coût de production dans ses relations avec
la valeur, attaque contenue dans Leading Principles de Calmer, fut publiée aussitôt après la mort
de Mill ; et malheureusement l'interprétation que Cairnes donne des termes employés par Mill fut
généralement admise comme faisant autorité, parce qu'il était regardé comme étant un disciple de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 30

L'analyse des dépenses de production d'une marchandise peut être ramenée assez
loin en arrière, mais il est rare qu'elle vaille la peine de remonter très haut. Il suffit
souvent, par exemple, de prendre comme point de départ les prix d'offre des diffé-
rentes sortes de matière première employées dans une manufacture, sans qu'il soit
nécessaire de décomposer ces prix d'offre en leurs différents éléments ; sans quoi l'on
tomberait dans une analyse indéterminable.

Nous pouvons alors disposer les choses nécessaires à la production d'une mar-
chandise en n'importe quels grouper, commodes et les appeler ses facteurs de pro-
duction. Les frais de production, lorsqu'une quantité donnée est produite, constituent
ainsi les prix d'offre des quantités correspondantes de ses facteurs de production. La
somme de ces facteurs constitue le prix d'offre de cette quantité de la marchandise.

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§ 3. - On considère souvent comme le type du marché moderne celui dans lequel


des manufacturiers vendent des marchandises à des marchands en gros à des prix
dans lesquels n'entrent que pou de frais de négoce (trading expenses). Mais à un point
de vue plus large, nous pouvons regarder le prix d'offre d'une marchandise comme
étant le prix auquel elle sera livrée pour la vente à ce groupe de personnes dont nous
considérons la demande pour cette marchandise, ou, en d'autres termes, sur le marché
que nous avons en vue. C'est le caractère de ce marché qui nous indiquera de quels
frais de négoce nous devons tenir compte pour obtenir le prix d'offre 1. Par exemple,
le prix d'offre du bois dans le voisinage des forêts du Canada ne consiste souvent
presque exclusivement qu'en les prix de travail des bûcherons ; mais le prix d'offre
des bois du Canada sur le marché en gros de Londres se compose en grande partie de
frais de transport ; tandis que le prix d'offre de ce même bois pour un petit acheteur en
détail d'une petite ville anglaise se compose pour plus de moitié des frais de chemin
de fer ou d'intermédiaires qui le lui ont apporté à proximité de chez lui ou qui en
tiennent un certain approvisionnement à sa disposition. De même, le prix d'offre d'une
certaine sorte de travail peut, quelquefois, se décomposer en frais d'apprentissage,
d'éducation générale, et d'éducation commerciale spéciale. Les combinaisons possi-
bles sont innombrables, et quoique chacune d'elles puisse offrir des particularités qui
demanderont un examen séparé en vue de la solution complète de tout problème qui
s'y rattache, néanmoins, à ce point de notre étude, nous pouvons faire abstraction de
ces particularités, en tant, du moins, qu'il s'agit des discussions générales contenues
dans ce livre.

Mill. Mais dans un article de l'auteur du présent livre sur « Mill's Theory of Value » (Fornightly
Review, avril 1876), il est soutenu que Cairnes avait mal compris la pensée de Mill, et n'avait pas
vu plus juste, ou même avait vu moins juste que n'avait fait Mill.
Les dépenses de production d'une quantité quelconque de marchandise brute peuvent très bien
être évaluées par rapport à la « limite de production » où il n'est pas payé de rente. Mais cette
manière de s'exprimer offre de grandes difficultés par rapport aux marchandises qui obéissent à la
loi du rendement croissant. Il nous semble Préférable de faire remarquer ce point en passant ; il
sera discuté plus loin avec plus de détails, principalement au chap. XI.
1 Nous avons déjà fait observer (II, iii) que l'usage économique du mot « production » comprend la
production d'utilité nouvelle soit en transportant une chose d'un endroit où elle est moins deman-
dée à un endroit où elle est plus demandée, soit en aidant les consommateurs à donner satisfaction
à leurs besoins.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 31

En calculant les frais de production d'une marchandise, nous devons tenir compte
de ce fait, à savoir que les changements dans les quantités produites doivent vraisem-
blablement, même lorsqu'il ne s'agit pas d'une invention nouvelle, s'accompagner de
changements dans les quantités relatives de ses divers facteurs de production. Par
exemple, lorsque l'échelle de la production s'accroît, le travail des chevaux ou de la
vapeur devra vraisemblablement remplacer le travail manuel ; les matériaux devront
probablement être apportés d'une plus grande distance et en plus grande quantité,
augmentant ainsi les frais de production qui correspondent au travail des trans-
porteurs, des intermédiaires et des trafiquants de toutes sortes.

Les producteurs choisissent dans chaque cas particulier, et dans la mesure de leurs
connaissances et de leur entreprise commerciale, les facteurs de production qui
s'adaptent le mieux au but qu'ils se proposent d'atteindre ; la somme des prix d'offre
des facteurs employés est, en général, moindre que la somme des prix d'offre de tout
autre groupe de facteurs susceptibles de les remplacer ; et toutes les fois que les
producteurs croient s'apercevoir qu'il n'en est pas ainsi, ils s'efforcent, en général, d'y
substituer le procédé le moins coûteux. C'est ainsi que nous verrons comment, à pou
près de la même façon, une société remplace un entrepreneur par un autre qui est plus
capable par rapport aux fonctions qu'il remplit. Nous pouvons, pour la commodité des
références, désigner ce principe sous le nom de Principe de substitution. L'application
de ce principe s'étend presque à tout le champ des recherches économiques 1.

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§ 4. - La position est alors celle-ci : nous examinons l'équilibre de la demande


normale et de l'offre normale sous leur forme la plus générale ; nous négligeons les
caractères qui sont spéciaux aux branches particulières de la science économique et
nous bornons notre attention à ces rapports très étendus qui sont communs, à peu
près, à tout le domaine de cette science. Nous admettons, par exemple, que les forces
d'offre et de demande agissent librement ; qu'il n'existe, chez les spéculateurs, aucune
étroite coalition de part ni d'autre, mais que chacun agit pour son propre compte, et
qu'il existe, en général, une libre concurrence ; c'est-à-dire que les acheteurs font
librement concurrence aux acheteurs et les vendeurs aux vendeurs. Mais, bien que
chacun agisse pour son compte, nous supposons que sa connaissance de ce que font
les autres est, en général, suffisante pour l'empêcher d'accepter ou de payer un prix
supérieur au prix accepté ou payé par d'autres. Nous admettons provisoirement que
cela est vrai à la fois des marchandises finies et de leurs facteurs de production, de la
location du travail et de l'emprunt du capital. Nous avons déjà recherché jusqu'à un
certain point et nous aurons encore à le rechercher plus longuement, dans quelle
mesure ces assertions sont d'accord avec les faits existants. Mais, en attendant, telle
est l'hypothèse sur laquelle nous nous appuierons ; nous admettons qu'il n'y a, à la fois
et en même temps, qu'un seul prix sur le marché, tout en restant entendu qu'une
réserve particulière doit être faite, lorsque cela sera nécessaire, à raison de différence
dans les frais de livraison des marchandises aux acheteurs sur différents points du
marché, y compris la réserve à faire à raison des frais spéciaux de la vente en détail,
s'il s'agit d'un marché au détail.

1 Voir III, v et IV, vii, 8.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 32

Dans un semblable marché, il existe un prix de demande pour chaque quantité de


marchandise, c'est-à-dire un prix auquel chaque quantité particulière de la mar-
chandise peut trouver acheteur dans un jour ou dans une semaine, ou dans une année.
Les circonstances qui gouvernent ce prix pour une quantité donnée de la marchandise
changent de caractère d'un problème à l'autre ; cependant, quel que soit le cas, plus est
grande la quantité d'une chose offerte en vente dans un marché et plus est bas le prix
auquel elle trouvera des acheteurs, ou, en d'autres termes, le prix de demande pour
chaque unité diminue au furet à mesure qu'augmente la quantité offerte.

L'unité de temps peut être prise selon les circonstances de chaque problème
particulier : elle peut être d'un jour, d'un mois, d'une année ou même d'une généra-
tion ; mais, dans tous les cas, cette unité doit être relativement courte par rapport à
l'entière période du marché que nous examinons. On doit admettre que les circons-
tances générales du marché restent invariables pendant toute la durée de cette
période ; qu'il n'y a, par exemple, aucun changement dans la mode ou le goût ; que la
demande ne peut être affectée par aucune substitution, ni l'offre troublée par aucune
nouvelle invention.

Les conditions de l'offre normale sont moins définies ; et nous devons renvoyer
aux derniers chapitres l'étude approfondie de ces conditions. Nous verrons qu'elles
varient en détail avec la longueur de la période de temps à laquelle se rapportent les
investigations, et cela principalement parce que, à la fois, le capital matériel en
machines et en toute autre espèce d'installations, de même que le capital commercial
immatériel de savoir-faire, d'habileté et d'organisation sont lents à s'accroître et lents
aussi à décroître.

Rappelons l' « entreprise type » dont les économies de production, internes et


externes, dépendent du volume total de production de la marchandise qu'elle
produit 1, et, renvoyant à plus tard l'étude plus approfondie de la nature de cette
dépendance, admettons, pour le moment, que le prix normal d'une quantité quelcon-
que de cette marchandise peut être considéré comme étant constitué par ses dépenses
normales de production (y compris les bénéfices bruts de direction) 2 par cette
entreprise, ce qui revient à admettre que ce prix d'offre est celui dont l'attente suffira
exactement pour maintenir la quantité produite à son niveau actuel, quelques entre-
prises élevant et accroissant, dans l'intervalle de leur rendement, et d'autres abaissant
et diminuant le leur, la somme de production ne changeant pas. Un prix plus élevé
que celui-là augmenterait le développement des entreprises naissantes et atténuerait,
quoique sans pouvoir l'arrêter, le déclin des entreprises qui tombent et aurait ainsi
comme résultat final d'augmenter la quantité produite. Et, d'un autre côté, un prix plus
bas que ce prix-là hâterait le déclin des entreprises en décadence et retarderait le
développement des entreprises naissantes et, dans l'ensemble, diminuerait la pro-
duction.

1 Voir IV, XIII, 2.


2 V. le dernier paragraphe du livre IV, XII.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 33

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§ 5. - Afin d'introduire plus de précision dans les idées que nous venons d'émettre,
supposons qu'une personne, bien au courant du commerce de la laine, se mette à
rechercher quel serait le prix normal d'offre d'un certain nombre de millions de yards
par an d'une certaine sorte de drap. Cette personne devrait tenir compte : 1) du prix de
la laine, du charbon et des autres matières employées dans la production de ce drap ;
2) de l'usure et de la dépréciation des bâtiments, des machines et autre capital fixe ; 3)
de l'intérêt et de l'assurance de tout le capital ; 4) des salaires de ceux qui travaillent
dans les fabriques et 5) des bénéfices de direction (y compris l'assurance contre les
pertes), de ceux qui se chargent des risques, qui dirigent et contrôlent le travail. Bien
entendu il estimerait les prix d'offre de tous ces différents facteurs de production du
drap par rapport aux quantités de chacun d'eux, qui sont nécessaires, et en supposant
que les conditions d'offre soient normales ; il les ajouterait les uns aux autres pour
trouver le prix total d'offre du drap.

Supposons une liste de prix d'offre (ou tableau d'offre) faite sur un plan analogue
à celui de notre liste de prix de demande 1, le prix d'offre de chaque quantité de
marchandise dans une année, ou pendant quelque autre unité de temps, étant écrit en
face de cette quantité [Voir la note dans l’encadré ci-dessous :].

Si l'on mesure, comme dans le cas de la courbe de


demande, les quantités de la marchandise le long de Ox
et les prix parallèlement à Oy, nous obtenons pour
chaque point M le long de Ox une ligne MP tracée
perpendiculairement à Ox et mesurant le prix d'offre
pour la quantité OM ; son extrémité P peut être appelée
un point d'offre, ce prix MP étant la somme des prix
d'offre des divers facteurs de production pour la quantité
OM. Le lieu de P peut être appelé la courbe d'offre.

1 V. III, iii, 4.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 34

Supposons, par exemple, que nous classions les dépenses de production de notre
maison type, au moment où une quantité OM de drap est produite soue les rubriques
suivantes : 1) Mp1 représentant le prix d'offre de la laine et des autres espèces de
capitaux circulants nécessaires à sa fabrication ; 2) p1p2 l'usure correspondante et la
dépréciation des édifices, des machines et autre capital fixe ; 3) p2p3, l'intérêt et
J'assurance de tout le capital ; 4) p3p4, les salaires de ceux qui travaillent dans la
fabrique ; et 5) p4P, les bénéfices bruts de direction, etc., etc., de ceux qui supportent
les risques et dirigent le travail. À mesure que M se meut de 0 vers la droite, chacun
des points pl, p2, p3, p4 tracera une courbe, et la dernière courbe d'offre tracée par P
apparaîtra ainsi comme étant obtenue en superposant les courbes d'offre pour les
différents facteurs de production du drap.
Il faut rappeler que ces prix d'offre sont les prix non des unités des divers facteurs,
mais des quantités des divers facteurs requises pour produire un mètre de drap. Ainsi,
par exemple, p3p4 est le prix d'offre non d'une certaine quantité fixe de travail, mais de
la quantité employée dans la fabrication d'un mètre de drap lorsque la production
totale est de OM mètres (V. ci-dessus § 3). Il n'est pas nécessaire que nous prenions la
peine de considérer ici même si la rente foncière de la fabrique doit former elle-même
une classe ; cette question fait partie d'un groupe de questions qui seront discutées
plus loin. Nous ne tenons aucun compte des impôts et des taxes que, bien entendu, le
fabricant devra faire entrer en compte.

Lorsque l'afflux ou quantité (annuelle) de la marchandise augmente, le prix d'offre


augmente on diminue, ou même, ce prix peut alternativement augmenter ou
diminuer 1. Car si la nature oppose une vigoureuse résistance aux efforts de l'homme
pour lui arracher une plus grande quantité de matière première, et que, au même
moment, il n'y ait que peu d'occasions d'introduire d'importantes modifications dans
la fabrication, le prix d'offre s'élèvera ; cependant, si le volume de la production était
plus considérable, il serait peut-être avantageux de substituer, sur une vaste échelle, le
travail des machines au travail manuel et la force de la vapeur à la force musculaire ;
alors, il fie trouverait que l'augmentation du volume de la production aurait diminué
les frais de production de la marchandise de notre entreprise type.

Mais ces cas dans lesquels le prix d'offre baisse lorsque la quantité augmente
offrent des difficultés spéciales qui leur sont propres. Afin que nous puissions nous
faire une opinion parfaitement claire des rapports généraux qui existent entre la
demande normale et l'offre normale, laissons ces cas de côté et bornons notre atten-
tion, dans tout le restant de ce chapitre, aux cas dans lesquels le prix normal d'offre
reste constant pour différentes quantités, ou augmente lorsque la quantité produite
augmente.

1 C'est-à-dire qu'un point se mouvant le long de la courbe d'offre vers la droite peut s'élever on
s'abaisser, on mime Il peut alternativement s'élever et s'abaisser ; en d'autres termes, la courbe
d'offre peut être inclinée positivement ou négativement, ou même, à certaine pointe de sa course,
elle peut être inclinée positivement et à d'autres négativement (V. la note au bas de la page 230,
tome 1)
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 35

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§ 6. - Donc, lorsque la quantité produite (dans une unité de temps) est telle que le
prix de demande est plus élevé que le prix d'offre, les vendeurs reçoivent plus qu'il
n'est suffisant pour qu'il vaille la peine d'apporter des marchandises au marché jusqu'à
concurrence de cette quantité ; et alors se fait sentir une force active tendant à
augmenter la quantité mise en vente. D'un autre côté, lorsque la quantité produite est
telle que le prix de demande est moindre que le prix d'offre, les vendeurs ne reçoivent
plus assez pour qu'il vaille la peine d'apporter des marchandises au marché dans cette
proportion ; de telle sorte que ceux qui étaient précisément à se demander s'il fallait
continuer à produire sont décidés à ne pas produire, et alors se fait sentir également
une force active qui tend à diminuer la quantité mise en vente. Lorsque le prix de
demande est égal au prix d'offre, la quantité produite n'a tendance ni à être augmentée
ni à être diminuée ; elle est en état d'équilibre.
Lorsque l'offre et la demande sont en équilibre, la quantité de la marchandise qui
est produite dans une unité de temps peut être désignée sous le nom de quantité
d'équilibre et le prix auquel cette quantité est vendue peut être appelé le prix d'équi-
libre.

Un semblable équilibre est un équilibre stable, c'est-à-dire que le prix, s'il s'en
écarte tant soit peu, tend à y retourner, comme une pendule oscille autour de son point
le plus bas. Et ce qui est caractéristique pour les équilibres stables, c'est que le prix de
demande est supérieur au prix d'offre pour des quantités un peu inférieures à la
quantité d'équilibre, et vice versa. En effet, lorsque le prix de demandé est supérieur
au prix d'offre, la quantité produite tend à augmenter et, par conséquent, si le prix de
demande est plus élevé que le prix d'offre pour des quantités un peu inférieures à la
quantité d'équilibre et, par suite, si le niveau de la production se trouve tempo-
rairement ramené un peu au-dessous de cette position d'équilibre, ce niveau tendra à y
revenir et de cette façon, l'équilibre est stable pour tous déplacements dans cette
direction. Si le prix de demande est plus élevé que le prix d'offre pour des quantités
un peu au-dessous de la quantité d'équilibre, il sera certainement moindre que le prix
d'offre pour des quantités un peu plus grandes ; et, par conséquent, si le niveau de la
production est quelque peu plus haut que la position d'équilibre, ce niveau tendra à
revenir à cet équilibre, et l'équilibre sera aussi un équilibre stable, pour les
déplacements qui auront lieu dans cette direction 1.

Lorsque l'offre et la demande sont dans une position d'équilibre stable, si quelque
accident vient écarter le niveau de la production de sa position d'équilibre, immé-
diatement entreront en jeu des forces tondant à ramener ce niveau à cette position ;
c'est ainsi que lorsqu'une pierre suspendue à une corde est écartée de sa position
d'équilibre, la force de la pesanteur tendra à la ramener à cette position. Les
mouvements du niveau de la production autour de sa position d'équilibre sont à peu
près de même nature [Voir la note dans l’encadré ci-dessous :]

1 Lorsque nous en viendrons à discuter les équilibres de l'offre et de la demande par rapport à des
objets dont le prix d'offre diminue lorsque la quantité produite augmente, nous verrons que cer-
tains équilibres qui, quoique pratiquement sans Importance, sont cependant théoriquement
possibles, sont instables, et qu'on les distingue des équilibres stables par l'absence de ce caractère.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 36

Cpr. V, I, 1. Pour représenter géométriquement l'équilibre de


l'offre et de la demande, nous pouvons tracer les courbes de
l'offre et de la demande en même temps comme dans la figure 2.
Alors si OR représente le niveau qu'atteint réellement la pro-
duction, et que Rd, le prix de demande, soit plus grand que Rs, le
prix d'offre, la production sera exceptionnellement avantageuse,
et elle s'accroîtra. R, l'index de quantité, comme nous pouvons
l'appeler, se mouvra vers la droite.
Au contraire, si Rd est moindre que Rs, R se portera vers la gauche. Si Rd est égal à
Rs, c'est-à-dire si R se trouve verticalement sous, un point d'intersection des courbes,
l'offre et la demande seront en état d'équilibre.
Ce diagramme peut être considéré comme le diagramme typique de J'équilibre
stable pour une marchandise qui obéit à la loi du rendement décroissant. Mais si nous
avions fait de SS' une ligne droite horizontale, nous aurions représenté le cas du a
rendement constant » où le prix d'offre est le même quelles que soient les quantités de
la marchandise. Et ai nous avions fait de SS' une ligne inclinée négativement, mais
moins inclinés que DD' (la nécessité de cette condition apparaîtra mieux plus tard),
nous aurions obtenu un cas d'équilibre stable pour une marchandise qui obéit à la loi
du rendement croissant. Dans l'un et l'autre ces, le raisonnement fait plus haut
demeure le même et il n'est besoin d'y rien ajouter ni d'on rien retrancher ; mais la
dernier cas présente des difficultés dont nous voulons différer l'examen.

Mais, dans la réalité, de telles oscillations sont rarement aussi rythmiques que
celles d'une pierre se balançant librement à l'extrémité d'une corde ; la comparaison
serait plus exacte si l'on supposait que la corde se balance dans les eaux agitées d'un
biez de moulin, dont le courant est tantôt libre et tantôt partiellement arrêté. Dans la
pratique, les tableaux de demande et d'offre ne restent pas longtemps invariables,
mais ils sont constamment en voie de changement ; et chaque changement modifie la
quantité d'équilibre et le prix d'équilibre, et déplace ainsi les centres autour desquels
la quantité et le prix tendent à osciller.

Ces considérations servent à nous faire voir la grande importance de l'élément de


temps par rapport à l'offre et à la demande ; c'est de cet élément que nous allons nous
occuper présentement. Nous découvrirons peu à peu un grand nombre d'exceptions à
la théorie qui veut que le prix auquel une chose peut être produite représente son coût
réel de production, c'est-à-dire les efforts et les sacrifices qui, directement ou
indirectement, ont été consacrés à sa production. Cette doctrine serait, il est vrai,
assez exactement justifiée par les faits dans une société stationnaire, où les habitudes
de vie et les méthodes de production, ainsi que la quantité de cette dernière, reste-
raient invariables d'une génération à l'autre ; à condition, toutefois, que les gens
fussent suffisamment libres de choisir, pour leur capital et leur travail, les emplois qui
leur paraîtraient les plus avantageux. Dans un tel état, la valeur moyenne ne
confondrait avec la valeur normale 1.
Mais, à une époque de changements telle que la nôtre, l'équilibre de la demande et
de l'offre normale ne correspond pas aussi exactement à un rapport distinct entre une

1 V. plus loin V, v, 2, et V, xi, 6.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 37

certaine somme de plaisirs retirés de la consommation de la marchandise et une


somme d'efforts et de sacrifices impliqués dans sa production ; et il n'en serait pas
ainsi alors même que les salaires normaux et l'intérêt normal représenteraient
exactement les efforts et les sacrifices dont ils sont, chacun en particulier, le paiement
en monnaie. Cet équilibre de l'offre et de la demande normales ne représente que
l'équilibre des forces agissant aux limites de l'offre et de la demande, et qui tendent à
accroître la quantité demandée ou à diminuer la quantité offerte au prix d'équilibre.

Telle est le véritable sens de cette doctrine, si souvent citée et si mai comprise,
d'Adam Smith et de certains autres économistes, doctrine d'après laquelle la valeur
normale ou « naturelle 9 d'une marchandise est la valeur que les forces économiques
tendent à créer à la longue (in the long run). C'est la valeur moyenne qu'amèneraient
les forces économiques si les conditions générales de la vie demeuraient stationnaires
pendant un temps assez long pour leur permettre de produire tout leur effet. Le fait
que les conditions générales de la vie ne sont pas stationnaires est la source de la
plupart des difficultés auxquelles l’on se heurte quand il s'agit d'appliquer les
doctrines économiques aux problèmes d'ordre pratique.

Ainsi nous voyous comment l'usage du mot « normal » se trouve en harmonie


avec l'usage qu'on en fait dans la phrase action normale (vol. I, p. 140). En effet,
l'action normale est celle que l'on peut attendre d'un certain groupe de personnes dans
des circonstances données ; c'est-à-dire le résultat de certaines tendances dont les
sources sont indiquées dans le contexte comme étant appelées à agir (dans les
conditions du problème) d'une manière persistante, et à prédominer à la longue ;
quelques-unes de ces tendances reposent sur une base physique et quelques autres
reposent sur une base morale. Cependant, certaines autres tendances - les unes, com-
pétitives et les autres non compétitives - sont appelées à se faire sentir d'une manière
plus ou moins intermittente, et par là elles se trouvent être relativement non persis-
tantes. L'action combinée de ces deux groupes de causes, celles qui sont persistantes
et celles qui ne le sont pas, constitue à n'importe quel moment le prix « effectif » ou
« de marché ».

Le reste du présent volume sera en majeure partie consacré à interpréter et à


délimiter la doctrine d'après laquelle la valeur d'une chose tend, à la longue, à se
mesurer à son coût de production. En particulier, la notion d'équilibre qui, dans ce
chapitre, a été traitée d'une manière un peu sommaire, sera plus soigneusement
étudiée dans les chapitres V et XI du présent livre. Quelques aperçus, relatifs à la
controverse qui s'est élevée sur la question de savoir si c'est le « coût de production
« ou l' « utilité » qui gouvernent la valeur, seront donnés en note à la fin du chapitre
XIV. Cependant, il est peut-être bon de dire ici quelques mots sur ce dernier point.

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§ 7. - Il serait tout aussi raisonnable de discuter sur le point de savoir si c'est la


lame supérieure ou la lame inférieure d'une paire de ciseaux qui coupe un morceau de
papier que de se demander si ta valeur est déterminée par l'utilité ou par le coût de
production. Il est vrai que lorsqu'une lame est maintenue immobile et que l'on coupe
en faisant mouvoir l'autre, nous pouvons dire avec une brièveté peu correcte que c'est
la seconde lame qui coupe ; mais l'assertion n'est pas rigoureusement exacte et elle
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 38

n'est admissible que comme une affirmation simplement courante et non comme un
exposé rigoureusement scientifique de ce qui se produit en réalité.

De même, lorsqu'une chose déjà produite doit être vendue, le prix que les gens
voudront payer pour cette chose sera déterminé par le désir qu'ils ont de cette même
chose, et en même temps, par la somme qu'ils peuvent y employer. Leur désir de
l'avoir dépend en partie de la chance qu'ils ont, s'il ne l'achètent pas, d'en trouver une
autre pareille à un prix moins élevé ; ce prix, de son côté, dépend des causes qui
déterminent l'offre de cette chose, et cette offre, à son tour, dépend du coût de
production. Mais il peut se faire aussi que le stock destiné à la vente soit, en pratique,
invariablement fixé. Tel est le cas par exemple, lorsqu'il s'agit d'un marché de
poissons, marché dans lequel la valeur du poisson, pour chaque jour, est presque
exclusivement déterminée par la quantité mise en vente par rapport à la demande. Et
si une personne admet que le stock est invariable et qu'elle dise que le prix est déter-
miné par la demande, c'est une brièveté qui, peut-être, est excusable en tant qu'elle ne
vise pas à une rigoureuse exactitude. C'est ainsi encore qu'il est excusable, mais non
rigoureusement exact, de dire que les prix très différents que le même livre rare peut
atteindre lorsqu'il est vendu et revendu à la salle de vente Christie, sont exclusivement
gouvernés par la demande.

Si nous prenons un exemple à l'extrême opposé, nous trouvons des marchandises


qui se comportent à peu près strictement conformément à la loi du rendement
constant, c'est-à-dire que leur coût moyen de production sera à peu près le même
qu'elles soient produites par grandes ou par petites quantités. Dans ce cas, le niveau
normal aux environs duquel oscillera le prix du marché sera représenté par ce coût de
production défini et fixé (en monnaie). S'il arrive que la demande soit considérable, le
prix du marché s'élèvera pour quelque temps au-dessus de ce niveau ; mais cela aura
pour résultat une augmentation de la production et alors le prix du marc-hé baissera ;
le phénomène inverse se produira si la demande descend, pour quelque temps, au-
dessous du niveau ordinaire.

En pareil cas, si l'on veut ne pas tenir compte des fluctuations du marché, et si l'on
admet que, de toute façon, il se produira pour cette marchandise une demande suffi-
sante pour qu'on soit assuré qu'une portion plus ou moins grande de cette marchandise
trouvera acquéreur à un prix égal au coût de production, on pourra alors être
excusable de ne pas tenir compte de l'influence de la demande et de parler du prix
(normal) comme étant déterminé par le coût de production - à condition, cependant,
de ne prétendre à aucune exactitude scientifique dans l'exposé de cette doctrine, et
d'exposer, à sa véritable place, l'influence de la demande.
Ainsi nous pouvons poser en règle générale que plus sera courte la période que
nous examinerons, et plus nous devrons tenir compte de l'influence que la demande
exerce sur la valeur ; et que, au contraire, plus cette période sera longue et plus
importante sera l'influence exercée par le coût de production sur la valeur.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 39

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre quatre
Placement des ressources en vue d'un
revenu éloigné. Prix coûtant et coût total

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§ 1. - La véritable nature du placement des ressources en vue d'un revenu éloigné


n'apparaît que très imparfaitement dans les méthodes commerciales modernes, où
l'employeur achète la plus grande partie du travail nécessaire à son œuvre. Il se
préoccupe surtout, en effet, des frais de production et il est rare qu'il apporte une
grande attention aux efforts et aux sacrifices auxquels ces paiements correspondent
plus ou moins exactement et qui constituent le coût « réel » de production. Il sera bon,
par conséquent, de considérer l'action d'une personne qui n'achète pas ce qu'elle
désire ni ne vend ce qu'elle produit, mais qui travaille pour son propre compte, et qui,
par suite, met en balance les efforts et les sacrifices qu'elle s'impose d'un côté avec les
plaisirs que, d'un autre côté, elle espère retirer de ces efforts et sacrifices sans
intervention d'aucune sorte de paiements en monnaie.

Prenons comme exemple un homme qui bâtit pour soi-même une maison sur une
terre et avec des matériaux que la nature lui fournit gratis ; qui fabrique lui-même ses
outils, le travail nécessaire à cette fabrication étant compté comme faisant partie du
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 40

travail de construction de la maison. Il aurait à estimer les efforts nécessaires pour


bâtir d'après un certain plan et à y ajouter presque instinctivement une somme
croissant d'après une proportion géométrique (une sorte d'intérêt composé) pour le
temps qui séparerait chaque effort du moment où la maison serait prête pour son
usage. L'utilité que la maison aurait pour lui lorsqu'elle serait achevée devrait être la
compensation non seulement de ses efforts, mais encore de l'attente 1.

Si ces deux motifs, l'un le détournant, l'autre le poussant, se trouvaient en parfait


équilibre l'un avec l'autre, notre homme se trouverait placé sur la limite du doute. Il
est probable que pour les premiers travaux de construction de la maison, le bénéfice
l'emporterait de beaucoup sur le coût « réel » 2. Mais comme il tournerait et retour-
nerait des plans de plus en plus ambitieux, il s'apercevrait à la fin que les avantages de
toute nouvelle extension seraient contre-balancés par les efforts et l'attente nécessaires
à cette extension, et que l'extension de l'édifice se trouverait atteindre la limite
extrême ou la marge d'utilité de cet emploi de son capital 3.

Il est probable qu'il existerait plusieurs façons de bâtir certaines portions de la


maison ; quelques parties, par exemple, pourraient être bâties à peu près indifférem-
ment en bois ou en moellons ; le placement du capital pour chaque projet et pour
chaque partie du logement serait comparé avec les avantages qui en résulteraient, et il
serait donné suite à chaque projet jusqu'à l'extrême limite, ou marge, de l'utilité qu'on
en retirerait. De sorte qu'il y aurait un grand nombre de marges d'utilité : chacune
correspondant à chaque sorte de plan selon lequel chaque sorte de logement pourrait
être aménagée 4.

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§ 2. - Cet exemple peut servir à nous faire voir la façon dont les efforts et les
sacrifices, qui constituent le coût réel de production d'une chose, servent de base aux
dépenses qui sont son coût en monnaie. Mais, comme la remarque vient d'en être

1 En effet, il aurait pu employer ces efforts, on des efforts équivalents, à ne procurer des
satisfactions, les satisfactions immédiates ; et si, de propos délibéré, il a préféré différer, c'est
parce que, même après avoir fait leur part aux inconvénients de l'attente, il les considère comme
l'emportant sur les autres avantages par lesquels il aurait pu les remplacer. Le mobile qui tend à le
détourner de construire la maison, c'est alors la façon dont il évalue la, somme de tous ces efforts,
dont la poids et l'incommodité croissent pour chacun d'eux selon une proportion géométrique (une
sorte d'intérêt composé) d'après le tempo correspondant que dure l'attente. Au contraire, le mobile
qui le pousse à construire, c'est l'idée de la satisfaction qu'il retirera de la maison lorsqu'elle sera
achevée, et ce mobile, à son tour, peut se résoudre en une somme de nombreux plaisirs plus ou
moins éloignés et plus ou moins certaine qu'il s'attend à retirer de son usage (V. III, v, 3, et IV, vii,
8).
S'il croyait que la satisfaction qu'il retirera de la maison lorsqu'elle sera achevée, c'est-à-dire la
somme des valeurs escomptées, de satisfactions qu'elle lui apportera, fût pour lui plus que la juste
compensation de tous les efforts et de toute l'attente qu'il se sera imposée, il se déciderait à
construire.
2 V. t. I, pp. 282 et 287.
3 Voir la note mathématique XIII.
4 Dans une hypothèse comme celle qui est formulée dans cette section, nous pouvons considérer le
capital comme de l'effort accumulé, le montant d'effort et le montant du sacrifice qu'entraîne
l'attente du résultat étant mesurés quantitativement. V. note mathématique XIV. Cpr. aussi Pareto,
Cours d'Économie politique, §§ 720-728.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 41

faite, l'homme d'affaires moderne accepte les paiements qu'il a à effectuer, soit pour
des salaires, soit pour la matière première, comme ils sont, sans s'arrêter à rechercher
jusqu'à quel point ils sont l'équivalent des efforts et sacrifices auxquels ils
correspondent. Sa dépense est ordinairement effectuée divisément et peu à peu, et
plus il attendra pour retirer le fruit d'un débours et plus ce fruit devra être abondant
pour lui fournir une compensation. Le fruit anticipé peut être incertain et, dans ce cas,
il aura à tenir compte du risque d'un échec. Cette supputation faite, le fruit résultant
des déboursés devra être supérieur aux déboursés eux-mêmes d'une quantité qui,
indépendamment de sa propre rémunération, croîtra à intérêts composés proportion-
nellement à la durée de l'attente 1.

Pour plus de brièveté, nous pouvons désigner tout élément de débours (en tenant
compte de la rémunération de l'entrepreneur lui-même) qui s'accroît ainsi à intérêts
composés, sous le nom de débours accumulé ; exactement comme nous avons
employé le terme escompté pour représenter la valeur actuelle d'un plaisir éloigné.
Chaque élément de débours doit donc être accumulé pour le temps qui s'écoulera
entre le moment où il est fait et le moment où il devient productif. La somme de ces
éléments accumulés représente la totalité des débours exigés par l'entreprise.

Si l'entreprise consistait, par exemple, à creuser un bassin en vertu d'un contrat,


travail dont le paiement serait sûrement effectué à la fin de l'entreprise, et si le ma-
tériel employé pour ce travail devait s'user complètement à la suite de son emploi
jusqu'à perdre toute valeur, l'entreprise ne commencerait à être rémunératrice que si la
somme des déboursés accumulés jusqu'au moment du paiement était juste égale à ce
paiement.

Mais, en règle générale, le produit des ventes est encaissé graduellement et nous
devons supposer un bilan arrêté en regardant à la fois en arrière et en avant. Regar-
dant en arrière, nous devrions additionner les déboursés nets et y ajouter les intérêts
composés accumulés sur chaque élément de débours. Regardant en avant, nous
devrions additionner toutes les recettes nettes et de la valeur de chacune d'elles retran-
cher l'intérêt composé pour la période durant laquelle elle serait différée. La somme
des recettes nettes ainsi escomptées s'équilibrerait avec la somme des débours
accumulés ; et si ces deux sommes étaient égales, l'affaire commencerait à être
rémunératrice. En calculant ses déboursés, le chef de l'entreprise doit y faire entrer la
valeur de son propre travail 2.
1 Nous pouvons, si nous la préférons, considérer le prix du propre travail de l'entrepreneur comme
faisant partie du débours originaire et supputer son intérêt composé en même temps que l'intérêt
du reste. Nous pouvons encore substituer à l'intérêt composé une sorte de « profit composé ». Les
deux procédés ne sont pas strictement équivalents ; et nous verrous plus tard que, dans certains eu,
le premier doit être préféré ; tandis que, dans d'autres eu, c'est le second.
2 À peu près chaque industrie a ses difficultés propres et ses propres usages touchant la façon
d'évaluer le capital placé dans une entreprise et de tenir compte de la dépréciation subie par ce
capital du fait de l'usure, de l'influence des éléments, des nouvelles inventions et des changements
dans la marche de cette industrie. Ces deux dernières causes peuvent temporairement élever la
valeur de certaines sortes de capital fixe, en même temps qu'elles font baisser celle de certaines
autres. Et les gens qui n'ont pas l'esprit façonné de même, ou ceux dont les intérêts en cette matière
tendent vers des directions différentes, différeront souvent considérablement sur la question de
savoir quelle portion de la dépense requise pour adapter les édifices et le matériel aux conditions
changeantes de cette industrie peut être considérée comme placement d'un nouveau capital, et
quelle portion doit au contraire être considérée comme une charge nécessaire pour couvrir la
dépréciation et traitée comme une dépense à déduire des recettes courantes, avant de déterminer
les bénéfices nets ou le véritable revenu produits par une entreprise. Ces difficultés et les diffé-
rences d'opinion qui en sont la conséquence sont surtout considérables lorsqu'il n'agit du
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 42

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§ 3. - Au commencement d'une entreprise et à chacune de ses périodes successi-


ves, l'homme d'affaires n'efforce sans cesse de modifier ses dispositions de façon à
obtenir de meilleurs résultats avec une dépense donnée, ou un aussi bon résultat avec
une dépense moindre. Il établit continuellement une comparaison entre le résultat et
les frais des différents moyens employés pour arriver à son but. Il cherche toujours de
nouvelles inspirations, attentif aux expériences des autres, et expérimentant lui-même,
de façon à découvrir la combinaison grâce à laquelle il pourra obtenir les plus grands
revenus avec une dépense donnée ; ou, en d'autres termes, il applique sans cesse le
principe de substitution.. dans le dessein d'augmenter ses bénéfices ; et, en opérant
ainsi, il est rare qu'il ne réussisse pas à augmenter le rendement du travail, le pouvoir
sur la nature, pouvoir que l'homme retire d'une bonne organisation et de la science.
Chaque localité a ses propres particularités qui affectent de différentes manières
les dispositions relatives à chaque classe d'affaires qui se font dans cette localité.
Mais, même sur la même place et pour la même entreprise, il n'y a pas deux per-
sonnes qui, dans la poursuite du même but, adoptent exactement les mêmes moyens.
La tendance à la diversité est une des principales causes de progrès ; et, dans
n'importe quelle industrie, plus les entrepreneurs sont capables, plus cette tendance
est forte. Dans quelques industries, comme, par exemple, dans la filature de coton, les
variations possibles sont renfermées dans d'étroites limites ; nul ne peut s’y maintenir
s'il ne fait usage de machines et, peut-on dire, des machines les plus nouvelles, pour
chaque portion de l'ouvrage. Mais, dans d'autres industries, comme, par exemple,
dans quelques branches relatives à l'industrie des bois ou des métaux, en agriculture,
et dans le commerce de détail, il peut y avoir des variations considérables. Par
exemple, sur deux manufacturiers exerçant la même industrie, l'un aura peut-être des
salaires plus considérables à payer et l'autre de plus lourdes charges en machines ; sur
deux marchands au détail, l'un aura un capital plus considérable immobilisé dans son
fonds de commerce, l'autre dépensera davantage en publicité et autres moyens
d'augmenter ce capital immatériel que constituent des relations commerciales utiles.
Dans les moindres détails, les variations sont innombrables. Les actions de chaque
individu sont influencées par ses ressources et les circonstances spéciales dans
lesquelles il se trouve aussi bien par son tempérament que par ses relations.

Mais chacun tenant compte de ses propres ressources poussera pour son entreprise
la dépense en capital dans chaque genre d'emploi jusqu'à ce qu'il croira s'apercevoir
qu'il a atteint la limite extrême, c'est-à-dire la marge de l'utilité ; c'est-à-dire encore,
jusqu'à ce qu'il lui semblera qu'il n'y a plus aucune raison de penser que les bénéfices
résultant de nouvelles dépenses de capital dans le même sens puissent le dédommager

placement de capital en vue de créer des relations commerciales, et aussi en ce qui concerne la
méthode d'apprécier l'avenir d'une entreprise, ou sa valeur « comme affaire en marche ». Sur cette
matière, V. Depreciation of Factories and their Valuation, par Matheson.
Un autre groupe de difficultés naît des changements qui se produisent dans le pouvoir général
d'achat de la monnaie. Si ce pouvoir a baissé, en d'autres termes, s'il s'est produit une hausse dans
les prix généraux, la valeur d'une fabrique peut sembler s'être élevée lorsqu'en réalité elle est
demeurée stationnaire. Des confusions provenant de cette source introduisent dans les évaluations
relatives aux profite réels que donnent des entreprises de genre différent des erreurs plus graves
qu'on ne le croirait à première vue. Mais toutes les questions de cette-nature peuvent être laissées
de côté jusqu'au moment où nous aurons discuté la théorie de la monnaie.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 43

de ses déboursés. La marge d'utilité ne doit pas être regardée comme un simple point
sur une ligne, un mode d'emploi déterminé de capital ; elle doit plutôt être regardée
comme une ligne frontière de forme irrégulière, coupant les unes après les autres
toutes les lignes possibles de placement.

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§ 4. - Lorsqu'il place ses capitaux en vue d'exécuter une entreprise, l'entrepreneur


fait en sorte d'être couvert par le prix obtenu pour ses divers produits ; et il compte
pouvoir, dans des conditions normales, faire payer pour chacun d'eux un prix
suffisant, c'est-à-dire un prix qui non seulement couvre le coût spécial, direct ou prix
coûtant, mais encore qui ait proprement sa part des dépenses générales de l'entre-
prise ; nous pouvons désigner ces dépenses générales sous le nom de coût supplé-
mentaire (supplementary cost). C'est de ces deux éléments réunis que se composent le
coût total (total cost).

Dans la vie commerciale, l'expression prix coûtant est employée avec des varia-
tions considérables. Mais ici, il est pris dans son sens strict. Le coût supplémentaire
est regardé ici comme comprenant des frais permanents en matériel fixe qui absorbent
une grande partie des capitaux de l'entreprise et, en outre, les salaires des employés
supérieurs, car les frais auxquels l'entreprise est soumise à raison de leurs salaires ne
sauraient, d'une manière générale, être adaptés sans délai aux changements apportés
dans la somme de travail qu'ils ont à exécuter. Il ne reste plus que le coût (en
monnaie) de la matière première employée à la fabrication de la marchandise et les
salaires du travail employé à cette fabrication, travail qui est payé à l'heure ou à la
pièce, comme aussi l'usure extraordinaire du matériel. Tel est le coût spécial qu'un
industriel a en vue, lorsqu'il se demande quel sera le prix le plus bas pour lequel il
vaudra la peine d'accepter un ordre, sans tenir compte de l'effet que pourra avoir son
acceptation de gâter le marché pour l'avenir et en supposant que les bénéfices soient
faibles à ce moment-là. Mais, en fait et d'une manière générale, il doit tenir compte de
cet effet ; le prix auquel il vaut tout juste la peine de produire, même lorsque les
affaires sont lentes, est généralement, en pratique, bien au-dessus de ce coût
primordial, ainsi, d'ailleurs, que nous le verrons dans les trois chapitres qui suivent 1.

1 « Il existe Plusieurs systèmes en vogue au sujet du coût primordial (Prime cost) ; nous entendons
par coût primordial, c'est d'ailleurs, en fait, ce qu'implique le mot lui-même, le coût direct et
originaire de Production ; et tandis que, dans certaines industries, on peut, pour des raisons de
commodité, comprendre dans le coût de production une certaine proportion de dépenses indirectes
ainsi qu'une charge pour la dépréciation du matériel et des édifices, ou ne saurait en aucun cas y
comprendre l'intérêt du capital ou le profit » (Garcke et Fell, Factory Accounts, ch. I). Des
statistiques soigneusement élaborées des divers éléments du coût de production ont été faites par le
Commissaire du Travail (Commissioner of Labour) des Etats-Unis ; son rapport pour l'année 1890
contient bien des remarques intéressantes sur cette matière. V. aussi le Rapport du Bureau of
Labour du Massachusetts pour la même année.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 44

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre cinq
Équilibre du l'offre et de la demande
normales (suite) pour les périodes courtes
et pour les périodes longues.

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§ 1. - Le présent chapitre s'occupera principalement des difficultés relatives au


problème de la valeur, difficultés résultant des différences qui existent entre les effets
immédiats et les effets éloignés des mêmes causes. Dans ce cas, comme dans d'autres,
l'économiste ne fait que mettre en lumière des difficultés qui n'apparaissent pas dans
le cours ordinaire de la vie, de façon que, les apercevant distinctement, il soit possible
de les vaincre. Dans la pratique ordinaire de la vie, en effet, il est d'usage d'employer
le mot normal dans des sens différents selon que l'on se rapporte à telle ou telle
période de temps ; on laisse au contexte le soin d'expliquer la transition d'un sens à
l'autre. L'économiste se conforme à cette pratique de la vie de chaque jour, mais, en
prenant la peine d'indiquer la transition, il semble parfois avoir créé une complication
qu'on réalité il n'a fait que révéler.

C'est ainsi, par exemple, que lorsqu'on dit qu'à un moment déterminé, le prix de la
laine était anormalement élevé quoique le prix moyen de l'année fût anormalement
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 45

bas ; que les salaires des mineurs de charbon étaient bien au-dessus de la normale en
1872, et au-dessous en 1879 ; que les salaires (réels) du travail étaient au-dessus de la
normale à la fin du XIVe siècle et bien au-dessous vers le milieu du XVIe ; chacun
comprend facilement que la portée du terme normal n'est pas la même dans ces divers
cas. Chacun se réfère au contexte comme indiquant l'emploi spécial de ce mot dans
chaque cas particulier. Il est rare qu'il soit nécessaire d'ajouter une phrase interpré-
tativé, spéciale, car, dans la conversation ordinaire, les malentendus peuvent être
détruits à leur naissance par voie de questions et de réponses. Cependant, qu'il nous
soit permis d'examiner plus attentivement cette matière.

Nous avons fait observer 1 comment un industriel en draps serait dans la nécessité
de calculer les dépenses relatives à la production des différentes choses requises pour
la fabrication du drap en se référant aux quantités demandées de chacune de ces
choses et nous avons supposé, pour commencer, que l'offre se produirait dans des
conditions normales. Cependant il nous faut maintenant tenir compte du fait qu'il est
obligé de donner à ce terme un sens plus ou moins étendu selon qu'il regarde plus ou
moins loin devant lui.

C'est ainsi que dans l'évaluation des salaires nécessaires pour provoquer une offre
suffisante de travail pour occuper une certaine sorte de métiers à tisser, il pourrait
adopter les salaires ordinaires payés dans le voisinage ; il pourrait encore prétendre
qu'une certaine rareté de ce genre particulier de travail existait dans le voisinage et
que le salaire moyen de ce même travail se trouve là plus élevé que sur d'autres points
de l'Angleterre ; et que, en attendant encore quelques années pour qu'une immigration
puisse se produire, il pourrait évaluer la normale des salaires à un taux sensiblement
moins élevé que celui qui prévaut sur ce point du pays. Enfin, il pourrait encore se
dire que les salaires payés aux tisserands sur toute l'étendue du pays sont anorma-
lement bas par rapport à d'autres du même degré, et cela à la suite d'une trop grande
confiance au sujet des espérances que donnait cette industrie une demi-génération
auparavant. Il pourrait prétendre que cette branche de travail est encombrée, que les
parents ont déjà commencé à choisir pour leurs enfants d'autres professions offrant
des avantages réels plus considérables sans présenter néanmoins de plus grandes
difficultés ; que, par conséquent, il suffirait de quelques années pour voir se produire
une grande diminution dans l'offre du travail destiné à cette industrie ; de sorte que s'il
considère un avenir éloigné, il pourra fixer la normale des salaires à un taux sensible-
ment plus élevé que la moyenne présentement en usage 2.

C'est ainsi encore que dans l'évaluation du prix d'offre de la laine, il prendrait la
moyenne en se reportant à plusieurs années en arrière. Il tiendrait compte de toutes les
variations qui pourraient vraisemblablement affecter l'offre dans un avenir très
rapproché et il calculerait l'effet de sécheresses comme celles qui se produisent de
temps en temps en Australie et ailleurs, car elles surviennent trop fréquemment pour
que l'on puisse les regarder comme des événements anormaux. Mais il ne tiendrait
pas compte ici du risque que nous courons d'être englobés dans une grande guerre,
événement par lequel pourraient être supprimés les envois de l'Australie ; il se dirait
qu'une supposition de ce genre ne pourrait être faite qu'à titre de risque commercial
1 V, iii, 5.
2 Il n'arrive pas souvent, il est vrai, qu'un cas se présente où les calculs faits par un industriel, dans
un but pratique, doivent porter aussi loin et étendre la portée du mot normal au-delà d'une
génération ; mais, dans les larges applications de la science économique, il est parfois nécessaire
d'en étendre la portée plus loin encore, et de tenir compte des lentes variations qui dans le coure
des siècles affectent la prix l'offre du travail dans chaque catégorie industrielle.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 46

extraordinaire et qu'elle ne devrait pas entrer en compte dans l'évaluation du prix


d'offre normal de la laine.

Il en serait de même en ce qui concerne le risque de guerre civile ou de n'importe


quels troubles violents et persistants, de caractère exceptionnel, qui affecteraient le
marché du travail. Cependant, dans son évaluation de la somme de travail qui pourrait
être retirée des machines, etc. dans des conditions normales, il est probable qu'il ferait
entrer en compte ces interruptions peu importantes, dues aux conflits avec les
ouvriers qui se produisent sans cesse et qui, par conséquent, doivent être regardées
comme faisant partie du cours régulier des événements, c'est-à-dire comme non
anormales.

Dans tous ces calculs, il ne s'occuperait pas à rechercher jusqu'à quel point
l'humanité se trouve placée sous l'influence exclusive de motifs égoïstes ou intéressés.
Il pourrait se rappeler que la colère et la vanité, la jalousie et l'amour-propre sont
encore des causes presque aussi communes de grèves et de lock-outs que le désir d'un
bénéfice pécuniaire ; cependant, dans ses calculs, il ne ferait pas entrer ces considé-
rations. Tout ce qu'il aurait besoin de connaître à ce sujet, c'est si ces événements
agissent avec assez de régularité pour qu'il lui soit possible de tenir raisonnablement
compte de leur influence en ce qui touche l'interruption du travail ou l'élévation du
prix d'offre normal des marchandises 1.

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§ 2. - L'élément de temps est une du principales causes des difficultés que rencon-
trent les investigations économiques, difficultés qui font que l'homme, avec ses
moyens limités, ne peut s'avancer que pas à pas, c'est-à-dire qu'il lui faut débrouiller
la complexité d'une question, n'en examiner qu'un fragment à la fois pour, en dernier
lieu, faire un faisceau de ces solutions partielles en vue d'une solution plus ou moins
complète de l'énigme totale. En décomposant la question, il se débarrasse de ces
causes de trouble qui peuvent dans leurs intermittences devenir gênantes pour
considérer les choses caeteris paribus. L'étude de certains groupes de tendances est
faite isolément parla supposition toutes choses étant égales. On ne nie pas l'existence
de certaines autres tendances, mais pour le moment on ne tient pas compte de leurs
effets. La question peut, ainsi, être d'autant mieux examinée que son champ est
devenu plus restreint ; mais, aussi, elle répond d'autant moins exactement à la vie
réelle.

Cependant, tout examen solide et exact d'une question de peu d'étendue rend
l'examen des questions plus vastes, dans lesquelles se trouve renfermée cette question
peu étendue, plus facile qu'il n'aurait été sans cela. À chaque pas que l'on fait en
avant, on peut laisser un plus grand nombre de choses hors de la balance ; les discus-
sions théoriques peuvent être rendues moins abstraites et les discussions pratiques
moins inexactes qu'elles n'auraient été à une période antérieure.

Notre premier pas dans l'étude des influences exercées par l'élément de temps sur
les rapports existant entre le coût de production et la valeur, peut très bien consister à

1 Cpr. I, v, 9.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 47

examiner la fameuse fiction de l' « état stationnaire » dans lequel ces influences ne se
font que faiblement sentir, et à comparer les résultats qui s'y produiraient avec ceux
qui se produisent dans le monde moderne.

Cet état est ainsi nommé parce que les conditions générales de production et de
consommation, de distribution et d'échange y restent invariables ; cependant, cet état
est plein de mouvement puisqu'il est un mode de vie. L'âge moyen de la population
peut y être stationnaire, bien que chaque individu s'avance de la jeunesse à l'âge mûr
et de celui-ci à la vieillesse. La même quantité de choses par tête d'habitant y aura été
produite de la même façon par les mêmes classes de gens pendant bien des généra-
tions et, par conséquent, l'offre des moyens de production aura eu tout le temps
nécessaire pour s'adapter à une demande invariable.

Bien entendu, nous pouvons admettre que, dans notre état stationnaire, chaque
entreprise conserve toujours sa même étendue et ses mêmes relations commerciales.
Mais il n'est pas nécessaire d'aller jusque-là ; il nous suffira de supposer que les
entreprises s'élèvent ou déclinent, mais que l'entreprise « type » conserve toujours à
peu près sa même dimension, comme l'arbre type d'une forêt vierge, et que, par con-
séquent, les économies résultant de ses ressources propres sont constantes : et comme
le volume de la production est constant, seront aussi constantes les économies qu'elle
doit à l'existence d'industries subsidiaires dans son voisinage, etc. (c'est-à-dire que, à
la fois, ses économies internes et ses économies externes sont constantes. Le prix dont
la prévision a tout juste décidé certaines personnes à entrer dans l'industrie doit être
suffisant pour couvrir à la longue le coût d'installation d'une entreprise ; et une part
proportionnelle de ce coût d'installation doit être ajoutée au reste pour former le coût
total de production).

Dans un état stationnaire, la règle générale serait donc que le coût de production
détermine la valeur. Chaque effet serait attribuable principalement à une seule cause.
Il n'y aurait guère d'action et de réaction complexes entre la cause et l'effet. Chaque
élément du coût serait régi par des lois « naturelles » soumises à une certaine action
de l'usage établi. Il n'y aurait aucune influence réflexe de la demande, aucune
différence fondamentale entre les effets immédiats et les effets lointains des causes
économiques. Il n'y aurait aucune distinction entre la valeur normale des longues
périodes et celle des courtes périodes, si nous supposions, du moins, que, dans ce
monde monotone, les récoltes elles-mêmes sont uniformes. En effet, l'entreprise type
étant toujours de la même grandeur et s'occupant toujours du même genre d'affaires
dans les mêmes proportions et de la même façon, sans chômage et sans période de
travail particulièrement actifs, les dépenses normales qui régissent le prix d'offre
normal seraient toujours les mêmes. Les listes de prix de demande seraient toujours
les mêmes, et il en serait de même des listes d'offre, de sorte que le prix normal ne
varierait jamais.

Mais rien de cela n'est vrai dans le monde dans lequel nous vivons. Ici, chaque
force économique y modifie constamment son action sous l'influence d'autres forces
qui agissent sans cesse autour d'elle. Ici, les changements qui surviennent dans le
volume de la production, dans ses méthodes et dans son coût se modifient sans cesse
mutuellement ; ces changements affectent toujours le caractère et l'étendue de la
demande et sont, à leur tour, affectés par eux. De plus, toutes ces influences mutuelles
prennent du temps pour achever leur action, et, en règle générale, il n'est pas deux
influences qui aillent d'un pas égal. C'est pourquoi, dans ce monde, toute doctrine
simple et uniforme en ce qui concerne les relations entre le coût de production, la
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 48

demande et la valeur, est nécessairement fausse ; et elle est d'autant plus dangereuse
que, par une habile exposition, on a su lui donner plus d'apparence de clarté. Vraisem-
blablement, un homme sera meilleur économiste s'il se fie à son simple bon sens et à
ses instincts pratiques, que si, prétendant étudier la théorie de la valeur, il incline à la
trouver facile.

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§ 3. - L'état stationnaire vient d'être considéré comme étant celui où la population


est stationnaire. Mais presque tous ses traits distinctifs se retrouvent dans un endroit
où la population et la richesse s'accroissent l'une et l'autre, pourvu toutefois qu'elles
s'accroissent à peu près dans les mêmes proportions et que les terres soient en
quantité suffisante ; pourvu aussi que les méthodes de production et les conditions du
commerce ne subissent que peu de changements, et surtout, pourvu que le caractère
de l'homme lui-même y soit une quantité constante. Dans un semblable état, en effet,
les conditions de beaucoup les plus importantes de production et de consommation,
d'échange et de distribution, resteront de la même qualité et conserveront les mêmes
relations générales les unes par rapport aux autres, quoiqu'elles s'accroissent toutes en
volume 1.
Ce relâchement des limites rigides d'un pur état stationnaire nous fait faire un pas
de plus vers les conditions réelles de la vie ; et si nous les relâchons encore davan-
tage, nous nous en rapprocherons encore plus. Nous approchons ainsi graduellement
du difficile problème de l'action mutuelle des innombrables causes économiques.
Dans l'état stationnaire, toutes les conditions de production et de consommation sont
immuables. C'est sur des suppositions moins choquantes que repose ce qui est, assez
peu exactement, appelé la méthode statique. Par cette méthode, nous fixons notre
esprit sur quelque point central ; nous supposons pour un instant que ce point est
ramené à un état stationnaire, et, alors, nous étudions par rapport à ce point les forces
qui affectent les choses par lesquelles il est environné, et quelle tendance peut se
manifester lorsque ces forces sont en équilibre. Un certain nombre de ces études
partielles peuvent nous ouvrir la voie vers la solution d'un problème trop difficile
pour être saisi d'un seul effort.

Parmi les nombreuses forces qui affectent la valeur d'une marchandise, quelques-
unes sont plus importantes par rapport à certaines questions, tandis que d'autres sont
plus importantes par rapport à d'autres questions. Les problèmes relatifs à la valeur
peuvent être classés de plusieurs manières ; la meilleure manière en commençant,
c'est de les classer selon les périodes auxquelles ils se rapportent. C'est ce que nous
allons faire en nous rapportant à un exemple concret.

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§ 4. - Nous pouvons en gros classer les problèmes qui se rattachent aux industries
de la pêche parmi ceux qui sont affectés par des variations très brusques, comme les
changements de temps, ou parmi ceux qui sont affectés par des variations s'étendant

1 V. ci-dessous V, xi, 6 ; et cpr. Keynes, Scope and Method of Political Economy, VI, 2.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 49

sur un temps assez long, comme l'accroissement de la demande de poisson résultant


de la rareté de la viande pendant une année ou deux à la suite d'une épizootie ; au
enfin nous pouvons considérer le grand accroissement de la demande de poisson
pendant le cours de toute une génération qui peut résulter du rapide développement
d'une population ouvrière nerveuse, faisant peu usage de ses muscles.

Les oscillations journalières du prix du poisson, oscillations résultant des change-


ments de temps, etc., sont, en fait, régies par les mêmes causes dans l'Angleterre
moderne que dans un état supposé stationnaire. Les changements qui surviennent
autour de nous dans les conditions économiques sont rapides, mais ils ne sont pas
assez rapides pour affecter sensiblement pendant une courte période le niveau normal
autour duquel le prix oseille d'un jour à l'autre, et ils peuvent être négligés (compris
dans la règle cœteris paribus) dans l'étude de semblables fluctuations.

Nous les omettrons donc, et nous supposerons un accroissement considérable


dans la demande du poisson, tel, par exemple, que celui qui pourrait résulter d'une
maladie affectant le bétail agricole, maladie qui pourrait faire de la viande un aliment
cher et dangereux pour une période de plusieurs années. Nous ferons alors entrer les
fluctuations dues au changement de temps dans la règle cœteris paribus et nous les
négligerons provisoirement ; ces fluctuations sont si rapides qu'elles se détruisent les
unes les autres, et que, par conséquent, elles demeurent sans importance pour les
problèmes de cette classe. Pour un motif opposé, nous négligerons les variations dans
le nombre des gens qui sont élevés en vue d'être des hommes de mer ; ces variations,
en effet, sont trop lentes pour pouvoir produire un grand effet pendant l'année ou les
deux années que peut durer la disette de viande. Ayant pour le moment laissé de côté
ces deux catégories de variations, nous porterons toute notre attention sur les
influences qui, comme les salaires élevés de la pêche, pousseront les marins de la
marine marchande à rester chez eux dans les régions de pèche au lieu de s'en aller
travailler sur un navire. Nous examinerons quels bateaux ou même quels vaisseaux
non spécialement construits en vue de la pêche peuvent être adaptés et envoyés à la
pêche pendant une année ou deux. Le prix normal d'une quantité quotidienne donnée
de poisson, prix que nous cherchons à présent, est le prix propre à attirer rapidement
dans l'industrie de la pèche assez de capital et de travail pour obtenir cette quantité de
poisson dans une journée de rendement moyen ; l'influence que le prix du poisson
exercera sur le capital et le travail, susceptibles d'être employés dans l'industrie de la
pêche, est gouvernée par des causes plutôt limitées du genre de celles que nous
venons de citer. Ce niveau autour duquel oscillent les prix durant ces années de
demande exceptionnellement grande sera évidemment plus élevé qu'auparavant ; et,
ici, nous rencontrons un exemple de cette loi presque universelle, à savoir que : un
accroissement dans la quantité demandée lait hausser le prix d'offre normal d'une
courte période. Cette loi est presque universelle, même en ce qui concerne les
industries qui pendant les longues périodes obéissent à la tendance au rendement
croissant 1.

Enfin, pour étudier les causes qui gouvernent le prix d'offre normal d'une longue
période, nous allons supposer que les classes de la population qui consomment
beaucoup de poisson, augmentent d'une manière constante d'une génération à l'autre.
Nous concentrons alors notre attention surtout sur les causes qui agissent d'une
manière lente mais continue. Nous laissons de côté les fluctuations qui vont et qui
viennent pendant une année ou deux, tout comme dans l'exemple précédent nous
1 Cpr. V, xi, 1.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 50

avons laissé de côté les fluctuations qui opèrent d'un jour à l'autre. Notre prix d'offre
normal est maintenant, pour une quantité donnée de poisson, le prix par unité qui
attirera lentement, dans l'industrie dû la pêche, l'afflux d'un capital et d'un travail
suffisants pour obtenir cette même quantité de poisson dans une journée ou une
semaine de pêche moyenne. Les forces déterminantes de l'offre, que nous examinons
maintenant, non seulement ramèneront les marins chez eux dans leurs régions de
pêche, mais encore elles pousseront bien des garçons de ferme des villages voisins à
adopter la vie d'hommes de mer, et les hommes sagaces s'apercevront alors que la
construction de bateaux de pêche du modèle le plus nouveau et le plus coûteux
constitue pour lei ; capitaux un champ de placement sur lequel on peut compter, et
ainsi de suite. C'est ainsi que si l'on admet que la provision de poisson de mer est
inépuisable, le progrès dans l'outillage, qui se produit dans une industrie prospère,
peut mettre en jeu la tendance au rendement croissant. Une quantité plus grande
pourrait alors être fournie à un prix plus bas après un temps suffisant pour permettre à
l'action normale des causes économiques de produire son effet ; le terme normal étant
pris comme se rapportant à une longue période de temps, le prix normal du poisson
diminuerait au fur et à mesure qu'augmenterait la quantité produite 1.

C'est ainsi que nous pouvons nous appuyer sur la distinction déjà faite entre le
prix normal et le prix moyen. On peut prendre la moyenne des prix d'une série de
ventes pendant un jour, une semaine, une année ou toute autre période de temps ; ou
encore prendre la moyenne des ventes effectuées pendant n'importe quel temps sur
plusieurs marchés ; on peut enfin prendre la moyenne de plusieurs de ces moyennes.
Mais les conditions qui sont normales pour une certaine série de ventes n'ont guère de
chance d'être normales pour les autres. C'est pour cela que ce n'est qu'accidentelle-
ment qu'un prix moyen peut être un prix normal, c'est-à-dire le prix qu'un groupe de
conditions tend à produire. Ce n'est que dans un état stationnaire, comme nous l'avons
vu, que le terme normal a toujours la même signification ; ce n'est que là que les
expressions « prix moyen » et « prix normal » sont des expressions synonymes 2.

1 Tooke (History of Prices, vol. I, p. 104) nous dit « il existe des articles particuliers dont la
demande en vue de la marine ou de l'armée est si considérable par rapport à l'offre totale
qu'aucune diminution dans la consommation individuelle ne saurait marcher de pair avec l'aug-
mentation immédiate de la demande de la part du gouvernement ; et, par conséquent, une
déclaration de guerre survenant brusquement tend à faire hausser le prix de ces articles dans une
proportion relativement considérable. Mais, même lorsqu'il s'agit de ces articles, si la consom-
mation ne s'accroissait pas progressivement avec une telle rapidité que l'offre, même encouragée
par un prix élevé, ne pût pas marcher de pair avec la demande, la tendance (en supposant qu'il
n'existe aucun empêchement naturel ou artificiel capable de restreindre la production ou
l'importation) occasionnera un tel accroissement de quantité que le prix en sera presque ramené au
niveau d'où il était parti. Et nous ferons observer à ce propos, en nous rapportant à la liste des prix,
que le salpêtre, le chanvre, le fer, etc., après avoir subi une hausse considérable à la suite d'une
demande très étendue dans un but maritime ou militaire, tendirent toujours à baisser de nouveau
toutes les fois que la demande n'augmenta pas rapidement et progressivement. » Ces exemples
font très bien ressortir le principe général d'après lequel un accroissement rapide et continu de la
demande peut faire hausser le prix d'offre d'un objet même pour plusieurs années alors qu'un
accroissement de la demande une fois pour toutes amènerait une baisse dans le prix d'offre.
2 V, III, 6. Cette distinction sera encore discutée plus loin au livre V, XL, 8. V. aussi Keynes, Scope
and Method of Political Economy, chap. VII.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 51

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§ 5. - Exprimons le principe sous une autre forme. Les valeurs du marché sont
régies par les rapports existant entre la demande et les quantités de marchandises qui
se trouvent effectivement sur le marché, en tenant cependant plus ou moins compte
des approvisionnements « futurs » et d'une certaine influence exercée par les
combinaisons commerciales.

Mais l'offre courante est en partie le résultat de l'action des producteurs dans le
passé ; et cette action a été déterminée par le résultat d'une comparaison entre les prix
qu'ils espèrent retirer de leurs marchandises et les dépenses auxquelles ils seront
soumis en les produisant. L'étendue des dépenses dont ils tiennent compte varie selon
qu'ils considèrent seulement les dépenses supplémentaires qu'entraîne une production
supplémentaire avec leur matériel actuel ou selon qu'ils songent à créer dans ce but un
nouveau matériel.

Mais, dans tous les cas, la règle générale sera que la partie de la quantité offerte
qui peut être produite le plus facilement sera produite à moins qu'on ne s'attende à un
prix très bas. Chaque augmentation du prix attendu poussera, en général, des
personnes qui n'auraient rien produit à produire un peu. Tandis que les personnes qui
auraient produit quelque chose avec le prix inférieur produiront probablement
davantage avec le prix plus élevé 1.
Ainsi le sens général de l'expression prix normal d'offre est toujours le même que
la période à laquelle on se réfère soit courte ou qu'elle soit longue ; mais il y a de
grandes différences dans le détail. Dans tous les cas, on se réfère à un certain taux de
production totale, c'est-à-dire à la production d'une certaine quantité totale quoti-
dienne ou annuelle. Dans tous les cas, ce prix est celui dont l'attente suffit, et suffit
tout juste, à faire penser aux gens qu'il vaut la peine de se mettre à produire cette
quantité totale : dans tous les cas, il correspond au coût limite de production, c'est-à-
dire au coût de production des articles qui se trouvent à la limite de la production et
qui ne seraient pas produits si le prix qu'on en retirera semblait devoir être plus bas.
Mais les causes qui déterminent cette limite varient avec la longueur de la période que
l'on examine. Pour les courtes périodes, les gens considèrent la masse des instruments
de production comme pratiquement invariable ; et ce sont leurs prévisions touchant la
demande qui les font agir et décider quelle activité ils doivent apporter à mettre en
couvre ces instruments de production. Dans les longues périodes, ils s'appliquent à
adapter la masse de ces instruments de production d'après leurs prévisions touchant la
demande des articles que ces instruments servent à produire. Examinons cette
différence d'un peu plus près.

1 Les producteurs qui sont à se demander s'ils ne prendront pas le parti de ne rien produire du tout,
peuvent être considérés comme se trouvant à la marge de production (ou, s'ils sont agriculteurs, à
la marge de culture). Leur décision exerce quelque influence sur l'offre et, par suite, sur le prix.
Mais, en général, ils sont très peu nombreux ; il se peut qu'aucun producteur se trouve dans cette
position ; et, dans tous les cas, leur action est bien moins importante que celle du plus grand
nombre qui produiraient quelque chose dans tous les cas.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 52

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§ 6. - L'effet immédiat de l'attente d'un prix élevé est de pousser les gens à mettre
en œuvre tous leurs instruments de production, et de les mettre en œuvre pendant tout
le temps dont ils disposent et peut-être pendant un temps supplémentaire. Le prix
d'offre est alors représenté par le coût de production en monnaie de cette partie des
produits qui force l'entrepreneur à louer un travail tellement insuffisant (fatigué par
les heures supplémentaires) à un prix si élevé, et à s'imposer à lui-même un tel effort
et de tels ennuis qu'il en vient à se demander si cela vaut ou non la peine de
l'entreprendre. L'effet immédiat de l'attente d'un prix peu élevé, c'est de faire mettre
hors d'usage un grand nombre d'instruments de production et de faire ralentir la
marche des autres ; et si les producteurs ne craignaient pas de faire tort à leurs
marchés, il vaudrait pour eux la peine de produire pendant un certain temps pour tout
prix capable de couvrir les coûts primordiaux (prime costs) de production et de les
dédommager de leur propre peine.

Mais, dans la réalité, ils exigent un prix plus élevé ; chacun craint de perdre toute
chance d'obtenir plus tard un meilleur prix de ses clients ; ou, s'il produit pour un
marché libre et très étendu, il éprouve plus ou moins la crainte d'encourir le
ressentiment des autres producteurs, s'il venait à vendre sans nécessité à un prix qui
ruine pour tous le marché ordinaire. Dans ce cas, la production limite est la produc-
tion de ceux qu'une baisse plus prononcée des prix pousserait, soit en considération
de leur propre intérêt, soit en vertu d'une convention formelle ou non formelle avec
d'autres producteurs, à suspendre la production par crainte de ruiner le marché. Le
prix que, pour ces diverses raisons, les producteurs sont sur le point de refuser est le
véritable prix d'offre limite pour les courtes périodes. Ce prix est presque toujours au-
dessus et généralement beaucoup au-dessus du coût spécial ou prix coûtant compre-
nant les matières premières, le travail, l'usure du matériel qu'entraîne immédiatement
et directement l'emploi un peu plus actif des instruments de production qui ne sont
pas entièrement mis en œuvre. Ce point a besoin d'être examiné plus longuement.
Dans une industrie qui emploie un matériel très coûteux, le prix coûtant (prime
cost) des marchandises ne représente qu'une faible partie du coût total (total cost) ; et
une commande faite bien au-dessous du prix normal peut laisser une grande marge
au-dessus du prix coûtant. Cependant, si les producteurs acceptent de tels ordres dans
la crainte de laisser leur matériel oisif, ils encombrent le marché et ils contribuent à
empêcher les prix de remonter. En fait, cependant, il est rare que les producteurs
suivent constamment cette tactique et n'y apportent pas quelque atténuation. S'ils le
faisaient, ils risqueraient de miner beaucoup de ceux qui sont dans cette industrie, et
peut-être eux-mêmes seraient-ils du nombre ; et, dans ce cas, la première reprise de la
demande ne trouverait qu'une offre insuffisante, et élèverait violemment les prix des
marchandises produites par cette industrie. Des variations extrêmes de cette nature ne
sont, à la longue, profitables ni aux producteurs ni aux consommateurs ; et l'opinion
générale n'est pas entièrement hostile à ce code de moralité commerciale qui
condamne l'action de quiconque « ruine le marché » en acceptant un prix qui ne fait
guère que couvrir le prix coûtant (prime cost) de ses marchandises et ne laisse que
peu de chose pour ses frais généraux 1.

1 Lorsqu'il existe entre eux une forte entente, tacite on déclarée, les producteurs peuvent parfois
régler les prix pour un temps considérable en ne tenant que peu de compte du coût de production.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 53

Par exemple, si, à un moment, le prix coûtant, dans le sens le plus strict du mot,
d'un ballot de drap est de 100 £ ; et si 100 autres £ sont nécessaires pour que le drap
couvre sa juste portion des frais généraux de l'établissement, y compris les profits
normaux de ses propriétaires, le prix d'offre effectif ne descendra pas vraisembla-
blement en fait au-dessous de 150 £ dans les conditions ordinaires, même pour de
courtes périodes ; quoique, bien entendu, quelques achats spéciaux puissent être faits
à des prix plus bas sans affecter considérablement l'ensemble du marché.

Ainsi quoique, dans le prix d'offre pour de courtes périodes, il n'entre nécessaire-
ment et directement que le prix coûtant, il n'en est pas moins vrai que le coût supplé-
mentaire exerce aussi une certaine influence indirecte. Il est rare qu'un producteur
sépare le coût de chaque parcelle de sa production ; il est porté à traiter une part
considérable de cette production, et même, dans quelques cas, l'ensemble de cette
production, plus ou moins comme une unité. Il recherche s'il vaut la peine d'ajouter
une nouvelle branche à ses entreprises actuelles ; s'il vaut la peine d'introduire une
nouvelle machine, et ainsi de suite. Il traite plus on moins, par avance, comme une
unité le supplément de production qui résulterait de ces changements et, ensuite, il
note les plus bas prix qu'il est disposé à accepter en se rapportant plus ou moins au
coût d'ensemble de cette production supplémentaire prise comme unité.

En d'autres termes, il regarde un accroissement dans ses procédés de production,


plutôt qu'une parcelle individuelle de ses produits, comme unité dans la plupart de ses
transactions. Et l'analyse de l'économiste doit suivre son exemple s'il veut rester en
contact étroit avec les conditions existantes. Ces considérations tendent à brouiller la
netteté de contour de la théorie de la valeur, mais elles n'affectent en rien sa
substance 1.

Résumons donc ce qui concerne les courtes périodes. L'offre des aptitudes et de
l'habileté qualifiées, de l'outillage convenable en machines, et en autres formes du
capital matériel comme aussi de l'organisation industrielle appropriée, n'a pas le
temps de s'adapter pleinement à la demande ; mais les producteurs doivent, du mieux
qu'ils peuvent, adapter l'offre à la demande avec les instruments de production qui
Et si les chefs de cette entente ne trouvaient être ceux-là mêmes qui Jouissent des plus grandes
facilités de production, on pourrait dire. en se mettant en contradiction apparente mais non réelle
avec les théories de Ricardo, que le prix serait gouverné par la partie de l'offre qui a été produite
dans les conditions les plus faciles. Mais, en fait, les producteurs dont la situation financière est le
moins prospère, et qui sont obligés de continuer à produire pour échapper à la faillite, imposent
souvent leur conduite au reste de l'association. Et c'est une façon de parler très commune, tant en
Amérique qu'en Angleterre, que de dire que les membres les moins puissants d'une association
sont fréquemment les maîtres de l'association. Mais peut-être le public montre-t-il trop d'indul-
gence pour ceux qui prétendent qu'une association commerciale ou trust est le seul moyen capable
d'assurer une fixité raisonnable des prix. Dans un volume ultérieur, nous étudierons les influences
mutuelles des fluctuations qui se produisent dans le pouvoir d'acquisition de la monnaie, dans le
crédit et dans l'activité des producteurs ; et aussi les motifs et les méthodes d'association entre les
patrons afin de restreindre leur production et d'association entre les ouvriers afin de restreindre
leur travail, dans le double but d'arracher de meilleures conditions à leurs patrons et d'exercer une
contrainte sur ceux de leurs patrons qui sont portés à vendre presque à prix coûtant et à ruiner le
marché commun.
1 Cet exposé général peut suffire à plusieurs points de vue ; mais, au chapitre XI, on trouvera une
étude plus détaillée de cette notion excessivement complexe, un accroissement marginal dans les
procédés de production d'une entreprise type ; on y trouvera aussi une explication de la nécessité
de rapporter notre argumentation aux circonstances dans lesquelles se trouve une entreprise
représentative, surtout lorsque nous considérons des industries qui manifestent une tendance au
rendement croissant.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 54

sont déjà à leur disposition. D'un côté, il n'y a matériellement pas le temps d'accroître
ces instruments de production si l'offre en devient insuffisante ; et, d'un autre côté, si
l'offre est excessive, quelques-uns de ces moyens doivent demeurer imparfaitement
employés, puisqu'il n'y a pas le temps nécessaire pour que l'offre soit très réduite par
l'usure graduelle et par une conversion en d'autres emplois. Le revenu particulier
qu'on en tire n'affecte pas sensiblement l'offre pour le moment ; et il n'affecte pas
directement le prix des marchandises produites par eux. Ce revenu constitue un sur-
plus des recettes totales sur le prix coûtant (prime cost), (C'est-à-dire qu'il a quelque
chose de la nature d'une rente, comme on le verra plus clairement au chapitre IX).
Mais, à moins que ce même revenu ne soit suffisant pour couvrir à la longue une
bonne part des frais généraux de cette industrie, la production diminuera graduelle-
ment. De cette façon, une certaine action est exercée sur les mouvements relativement
rapides du prix d'offre pendant les courtes périodes, par des causes restées à l'arrière-
plan et qui agissent sur les longues périodes. La crainte de « ruiner le marché » fait
souvent que ces causes agissent plus promptement qu'elles ne le feraient sans cela.

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§ 7. - Au contraire, dans les longues périodes, tous les placements de capitaux et


tous les efforts nécessaires à l'installation matérielle et à l'organisation d'une
entreprise, comme aussi à l'acquisition des connaissances commerciales nécessaires et
l'habileté spéciale, ont le temps d'être adaptés aux revenus que l'on s'attend à en
retirer ; c'est donc l'évaluation de ces revenus qui gouverne directement l'offre et qui
est le véritable prix d'offre normal des longues périodes pour les marchandises
produites.

Une grande partie du capital placé dans une entreprise est, en général, dépensée à
établir son organisation interne et ses rapports commerciaux externes. Si l'affaire ne
prospère pas, tout ce capital est perdu, alors même que par la vente de son matériel on
pourrait réaliser une portion considérable de la somme qu'il a coûtée. C'est pourquoi
quiconque se propose de se lancer dans une nouvelle entreprise, dans n'importe quelle
branche, doit tout d'abord tenir compte de ces risques de perte. S'il est lui-même un
homme ayant des dispositions normales pour ce genre de travail, il peut espérer que
son entreprise soit avant longtemps une entreprise type, dans le sens que nous avons
donné plus haut à ce mot, bénéficiant pour sa part des économies que procure la
production en grand. Si les bénéfices d'une entreprise type de ce genre lui paraissent
devoir être plus considérables que ceux qu'il pourrait retirer de placements similaires
dans d'autres industries auxquelles il a accès, il choisira cette industrie. Ainsi, dans
une industrie, ces placements de capitaux dont dépend, à la longue, le prix de la
marchandise produite par eux, sont gouvernés, d'une part, par l'évaluation des
dépenses nécessaires pour y créer et y mettre en œuvre une entreprise type et, d'autre
part, par les revenus qui, pendant une longue période, résulteront d'un tel prix.

À chaque instant certaines entreprises grandiront et d'autres tomberont ; mais si


nous prenons une vue d'ensemble des causes qui gouvernent le prix normal d'offre,
nous n'avons nullement besoin de nous inquiéter de ces remous qui se forment à la
surface de la grande marée. Une augmentation particulière de la production peut être
due à quelque nouvel industriel luttant contre les difficultés, travaillant avec un
capital insuffisant, et endurant de grandes privations dans l'espoir de pouvoir
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 55

graduellement édifier une grande entreprise. Cette augmentation peut au contraire être
due à quelque maison très riche qui, en élargissant ses locaux, devient à même de
réaliser de nouvelles économies et ainsi d'obtenir un plus vaste débit avec des frais
relativement moins élevés. Et, comme ce débit additionnel sera de peu d'importance
relativement au volume total de la production dans cette branche, il ne pourra pas
faire baisser considérablement le prix. De sorte que la maison retirera de grands
profits de son heureuse adaptation à son milieu. Mais, tandis que ces variations se
produisent dans les alternatives des entreprises individuelles, le prix normal d'offre
des longues périodes peut tendre constamment à diminuer, comme conséquence
directe d'un accroissement dans le volume total de la production.

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§ 8. - Bien entendu, il n'existe pas une ligne de séparation bien définie entre les
« longues » et les « courtes » périodes. La nature n'a pas tracé de semblables lignes
dans les conditions économiques de la vie réelle, et elles ne sont pas nécessaires
lorsque l'on s'occupe de problèmes pratiques. De même que nous opposons les races
civilisées et les races non civilisées, et que nous formulons des propositions générales
au sujet de chaque groupe, quoique aucune délimitation précise ne puisse être tracée
entre ces deux groupes ; de même nous opposons les longues périodes aux courtes
périodes sans essayer d'établir une démarcation rigide entre elles. S'il est nécessaire,
en vue d'un raisonnement particulier, de séparer rigoureusement un cas de l'autre, cela
peut être fait par une phrase interprétative spéciale ; mais les occasions où cela est
nécessaire ne sont ni fréquentes ni importantes. Dans les études d'ordre général qui
occuperont le reste de ce livre, nous envisagerons presque exclusivement des vérita-
bles équilibres normaux ; mais lorsque, plus loin, nous en arriverons à considérer les
rapides oscillations de l'industrie et du commerce, ce sera l'équilibre normal des
courtes périodes qui attirera surtout notre attention.

Les périodes pour lesquelles sont calculés les prix peuvent être divisées en un
certain nombre de classes, ou égard à leur durée. Mais quatre classes sont surtout
apparentes. Dans chacune d'elles, le prix est gouverné par les rapports entre l'offre et
la demande. Mais, par rapport aux prix de marché, le mot « offre » est pris comme
signifiant le stock de la denrée en question, stock que l'on a présentement sous la
main, ou du moins que l'on a « en vue ». En ce qui concerne les prix normaux des
courtes périodes, le mot « offre » signifie, d'une manière générale, ce qui peut être
produit pour le prix en question et dans un temps donné avec le stock existant de
moyens de production en personnes ou en matériel. En ce qui regarde les prix
pleinement normaux, le mot offre désigne ce qui peut être produit par des moyens de
production pouvant être eux-mêmes rémunérativement produits et utilisés dans ce
même temps donné. Tandis que, en dernier lieu, il existe des mouvements séculaires
du prix normal, mouvements occasionnés par le développement graduel des connais-
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 56

sances, de la population et du capital, et par les conditions changeantes de l'offre et de


la demande d'une génération à une autre 1.

1 Cpr. la première section de ce chapitre. Bien entendu, les périodes nécessaires pour adapter les
divers facteurs de la production à la demande peuvent être très différents ; le nombre des
compositeurs capables, par exemple, ne peut pas être augmenté tout à fait aussi rapidement que
celui des caractères et des presses. Cette cause seule empêcherait de tracer une démarcation rigide
entre les longues et les courtes périodes. Mais, en fait, une période longue théoriquement parfaite
doit laisser assez de temps pour permettre non seulement aux facteurs de production de s'adapter à
la demande ; mais encore pour permettre cette même adaptation quant aux facteurs de production
de ces facteurs de production, et ainsi de suite. Si l'on pousse ce principe jusqu'à ses dernières
conséquences, on s'apercevra qu'il implique la supposition d'un état stationnaire de l'industrie, état
dans lequel les exigences de l'avenir peuvent être prévues à très longue échéance. Une semblable
supposition est, d'ailleurs, inconsciemment impliquée dans plusieurs interprétations courantes de
la théorie de Ricardo au sujet de la valeur, sinon dans l'exposé qu'il en a donné lui-même ; et c'est
à cette cause plus qu'à toute autre que nous devons attribuer cette simplicité et cette netteté
auxquelles les doctrines économiques qui furent à la mode dans la première moitié du XIXe siècle
ont emprunté leur charme séducteur, comme aussi, en grande partie, la tendance qu'elles peuvent
avoir à pousser vers des conclusions pratiques fausses.
Les problèmes concernant les périodes relativement longues et relativement courtes suivent
généralement des lignes similaires. Dans les deux cas, il est fait usage de ce suprême expédient qui
consiste à isoler totalement ou partiellement pour en faire une étude spéciale, certains groupes de
rapporte. Dans les deux cas, également, on a l'occasion d'analyser et de comparer des épisodes
similaires et de les éclairer les une par les autres ; comme aussi de classer et de coordonner des
faite qui sont instructifs par leurs analogies et qui sont encore plus instructifs par les différences
qui apparaissent à travers leur similitude. Cependant, il y a une grande différence entre ces deux
cas. Pour les périodes relativement courtes, il n'y a pas grande difficulté à admettre que les forces
qui ne font pas l'objet d'un examen spécial peuvent être provisoirement considérée comme étant
sans action. Mais il en est autrement lorsque l'on veut laisser de côté, par la clause caeteris
paribus, pendant toute une génération, par exemple, les forces générales pour ce motif qu'elles
n'ont qu'un rapport indirect avec la question débattue. En effet, même des influences indirectes
peuvent produire de grands effets dans le cours d'une génération, si ces influences viennent à agir
cumulativement ; et il est imprudent de les laisser de côté même provisoirement dans un problème
pratique sans en faire un examen spécial. C'est ainsi que l'usage de la méthode statique dans des
problèmes relatifs à de très longues périodes est dangereux ; il faut, à chaque pas, de l'attention, de
la prévoyance et de la prudence. Les difficultés et les risques de cette tâche atteignent leur point
culminant lorsqu'il s'agit de ces industries qui obéissent à la loi du rendement croissant ; et c'est
précisément en ce qui Louche ces industries que se rencontrent les applications les plus attrayantes
de cette méthode. Noue sommes obligée de renvoyer le lecteur au chapitre xi pour l'examen de ces
diverses questions.
Cependant nous pouvons répondre ici à l'objection d'après laquelle « le monde économique
est sujet à de continuels changements et devient de plus en plus complexe... plus est longue la
durée que l'on embrasse, plus toute rectification devient impossible » ; de sorte que parler de la
position que la valeur tend à atteindre à, la longue, c'est traiter « des variables comme constantes »
(Devas, Political Economy, livre IV, chap. V). Il est vrai que nous traitons les variables
provisoirement comme constantes ; mais il est vrai aussi que c'est là la seule méthode grâce à
laquelle la science ait pu faire de grands progrès lorsqu'elle traite une matière complexe et
changeante, qu'il s'agisse du monde physique ou du monde moral.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 57

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre six
Demande conjointe et demande composite
Offre conjointe et offre composite

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§ 1. - Le pain répond directement à des besoins de l'homme, et la demande qui le


concerne est appelée demande directe. Mais un moulin à fabriquer de la farine et un
four à cuire le pain ne répondent à ces besoins que d'une manière indirecte en
contribuant à la fabrication du pain, etc., et alors la demande qui les concerne est dite
demande indirecte. D'une manière plus générale :
La demande de matière première et d'autres moyens de production est indirecte et
dérivée, venant de la demande directe des produits directement utiles à la production
desquels ils servent. Les services du moulin à farine et du four à cuire le pain se
trouvent réunis dans le produit final, c'est-à-dire dans le pain ; c'est pour cela que la
demande qui les concerne est appelée demande conjointe. De même, le houblon et le
malt se complètent l'un l'autre, et ils se trouvent réunis dans une commune destina-
tion, à savoir la bière ; et ainsi de suite. Ainsi, la demande concernant chaque chose
parmi plusieurs choses complémentaires dérive des services que ces choses rendent
conjointement dans la production de quelque produit ultime, tel par exemple qu'un
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 58

pain, ou un baril de bière. En d'autres termes, il existe une demande conjointe concer-
nant les services que rend une de ces choses en contribuant à produire une chose qui
répond directement à certains besoins et pour laquelle il existe par conséquent une
demande directe ; la demande directe concernant le produit définitif s'est, en effet,
scindée antérieurement en un grand nombre de demandes dérivées, relatives aux
choses employées en vue de ce produit ultime 1.

Pour prendre un autre exemple, la demande directe concernant des maisons donne
naissance à une demande conjointe concernant le travail de toutes les différentes
industries du bâtiment, telle que la demande de briques, de pierres, de bois, etc.,
toutes choses qui constituent des facteurs de production pour ce qui concerne les
édifices de toute nature, ou, comme nous pouvons le dire plus simplement, pour tout
ce qui concerne les nouvelles habitations. La demande relative à n'importe laquelle de
ces choses, comme, par exemple, celle relative au travail des plâtriers, ne constitue
qu'une demande indirecte ou dérivée.

Arrêtons-nous sur ce dernier exemple en nous référant à une classe d'événements


qui se produisent fréquemment sur le marché du travail ; la période sur laquelle
s'étendent ces troubles étant courte, et les causes dont nous avons à tenir compte
comme égalisant l'offre et la demande n'étant que celles qui sont de nature à exercer
leur action pendant la durée de cette courte période.

Ce cas a une portée pratique considérable qui le rend digne d'attirer notre atten-
tion ; mais nous devons faire observer que, se rapportant, comme il le fait, à de cour-
tes périodes, il constitue une exception à la règle générale que nous avons adoptée et
qui consiste à choisir, pour ce chapitre et pour ceux qui suivent, des exemples
empruntés à des cas dans lesquels le temps est assez long pour que l'action pleine et
entière des forces de l'offre puisse atteindre tout son développement.

Supposons que, l'offre et la demande en ce qui concerne le bâtiment étant en état


d'équilibre, il se produise une grève de la part d'un groupe d'ouvriers, par exemple,
des plâtriers, on que quelque autre perturbation se produise dans l'offre du travail des
plâtriers. En vue d'isoler la demande relative à ce facteur et d'en faire une étude
séparée, nous supposerons, en premier lieu, que les conditions générales de la
demande concernant de nouvelles habitations demeure invariable (c'est-à-dire que le
tableau de demande (demand schedule) relatif à de nouvelles constructions reste le
même) ; et, en second lieu, nous admettrons qu'il ne se produit aucun changement
dans les conditions générales de l'offre des autres facteurs, deux desquels sont, bien
entendu, les capacités industrielles et les organisations industrielles des entrepreneurs
de construction, c'est-à-dire que nous admettrons que leurs listes de prix d'offre res-
tent encore les mêmes. Alors, un arrêt temporaire dans l'offre du travail des plâtriers
amènera un arrêt proportionné dans le nombre des constructions ; le prix de demande
pour ce nombre moins grand d'habitations sera un peu plus élevé qu'auparavant ; et

1 Cpr. III, iii, 6. Nous rappellerons que les objets sous une forme qui les rend propres à l'usage
immédiat ont été appelés biens de la première classe ou biens de consommation, et que les objets
employée comme facteurs de production d'autres biens ont été appelée biens du producteur, ou
biens de la deuxième classe ou classe supérieure, ou encore biens intermédiaires ; c'est-à-dire qu'il
est difficile de dire à quel moment des biens sont réellement finis et que bien des objets sont
communément considérée comme biens finis de consommation avant d'être réellement propres à la
consommation, par exemple, la farine. Voir II, iii, 1. Ce qu'a de vague la notion de biens instru-
mentaux en tant que choses dont la valeur est tirée de celle de leurs produite est indiquée au Livre
II, iv, 13.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 59

les prix d'offre, pour les autres facteurs de la production, ne seront pas plus élevés 1.
Ainsi, les nouvelles habitations peuvent maintenant être vendues à des prix qui
dépassent d'une marge assez considérable l'ensemble des prix auxquels les autres
objets nécessaires à la production des habitations peuvent être acquis ; cette marge
nous indique la limite de la hausse possible du prix qui sera offert pour le travail des
plâtriers, en supposant que le travail des plâtriers soit indispensable. Les divers
niveaux que peut atteindre cette marge correspondant aux arrêts différents dans l'offre
du travail des plâtriers, sont régis par la règle générale suivante :

Le prix qui sera offert pour une chose quelconque employée dans la production
d'une marchandise est, pour chaque quantité séparée de la marchandise, limité par
l'excédent du prix auquel cette même quantité de la marchandise peut trouver des
acquéreurs sur l'ensemble des prix auxquels s'élèveront les offres correspondantes des
autres choses nécessaires à la production de cette marchandise 2. Pour employer des
termes techniques, le tableau de demande d'un facteur de la production d'une mar-
chandise peut être tiré de celui de la marchandise en retranchant du prix de demande
de chaque quantité séparée de la marchandise la somme des prix d'offre correspon-
dant aux quantités des autres facteurs [Voir la note dans l’encadré ci-dessous :].

Nous devons rappeler ici que ce tableau dérivé de demande n'a de valeur que si
l'on suppose que nous isolons ce facteur unique pour en faire une étude séparée ; que
ses propres conditions d'offre sont troublées ; qu'il n'existe à ce moment aucune autre
perturbation affectant quelque autre élément du problème ; et que, par suite, lorsqu'il
s'agit de chacun des autres facteurs de production, le prix de vente peut être considéré
comme coïncidant toujours avec le prix d'offre.
En éclairant ce point au moyen d'un diagramme, il sera bon, pour la brièveté du
raisonnement, de décomposer les dépenses de production d'une marchandise en les
deux prix d'offre des deux objets qui la composent ; considérons alors le prix d'offre
d'un couteau comme la somme des prix d'offre de sa lame et de son manche, et
négligeons la dépense relative à l'assemblage des deux. Supposons que ss' soit la
courbe d'offre pour les manches et SS' la courbe d'offre pour les couteaux ; de telle
sorte que M étant à un point quelconque de Ox, et MqQ étant tirée verticalement de
façon à couper ss' en q et SS' en Q, Mq est le prix d'offre des manches, OM, qQ est le
prix d'offre de OM lames et MQ le prix d'offre de OM couteaux. Supposons que DD,
la courbe de demande des couteaux, coupe SS en A et que AaB soit tirée
verticalement comme sur la figure. Alors, dans l'état d'équilibre OB couteaux sont
vendue à un prix BA dont Ba correspond au manche et aA à la lame.

1 Cela est du moins vrai dans les conditions ordinaires ; il y aura moins de charges extraordinaires
pour les heures supplémentaires ; et le prix du travail des charpentiers, des maçons et autres
ouvriers baissera plutôt qu'il ne montera ; la même chose est vraie des briques et autres matériaux
de construction.
2 L'exposé général qui se trouve au texte peut suffire pour la plupart des cas ; et le lecteur qui ne
cherche qu'un aperçu général devrait peut-être omettre les notes qui sont au bas des pages de ce
chapitre.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 60

(Dans cet exemple, nous pouvons supposer qu'il est


donné un temps suffisant pour permettre aux forces qui
gouvernent le prix d'offre d'exercer toute leur action, et, par
suite, nous sommes libres d'incliner négativement nos cour-
bes d'offre. Ce changement n'affectera en rien le raisonne-
ment, mais, en somme, il vaut mieux choisir notre exemple
typique avec la courbe d'offre inclinée positivement.)

Supposons maintenant que nous avons besoin, pour en faire une étude séparée,
d'isoler la demande relative aux manches de couteaux. En conséquence, nous
supposerons que la demande relative aux manches et l'offre relative aux lames se
conforment à la loi indiquée par leurs courbes respectives ; c'est-à-dire que la courbe
d'offre des manches conserve encore sa force et représente les circonstances de l'offre
normale des manches, quoique l'offre des manches soit temporairement troublée.
Supposons que MQ coupe DD en P, MP sera alors le prix de demande pour OM
couteaux et Qq est le prix d'offre pour OM lames. Prenons un point p sur MP de
façon que Pp soit égal à Qq, et que, par suite, Mp soit l'excédent de MP sur Qq ; Mp
sera alors le prix de demande pour OM manches.
Supposons que dd' soit le lieu de p obtenu en donnant à M des positions
successives le long de Ox et en cherchant les positions correspondantes de p ; dd' sera
alors la courbe de demande dérivée relative aux couteaux. Bien entendu, cette courbe
passera par a. Nous pouvons maintenant négliger tout le reste de la figure et ne tenir
compte que des courbes dd' et ss', et les regarder comme représentant les rapports de
la demande et de l'offre relatives aux manches, toutes choses étant égales d'ailleurs,
c'est-à-dire, en l'absence de toute cause perturbatrice qui affecte la loi de l'offre des
lames, et la loi de demande des couteaux. Ba est alors le prix d'équilibre des manches,
prix autour duquel oscille le prix du marché, de la façon examinée au précédent
chapitre, sous l'influence d'une offre et d'une demande dont les tableaux sont
représentés par dd' et ss'. Nous avons déjà fait observer que les courbes de l'offre et de
la demande ordinaires n'ont de valeur pratique qu'aux environs du point d'équilibre.
La même remarque s'applique avec une force encore plus grande à, l'équation de la
demande dérivée.
[Puisque Mp - Mq = MP - MQ, il s'ensuit que À étant un point d'équilibre stable,
l'équilibre est aussi stable en a, que les courbes d'offre soient inclinées positivement
ou négativement, comme d'ailleurs, nous le montrerons au chap. XI.]

Dans l'exemple qui vient d'être donné, l'unité de chacun des facteurs reste
invariable quelle que soit la quantité de la denrée produite ; car une lame et un
manche sont toujours nécessaires pour faire un couteau ; mais lorsqu'un changement
dans la quantité de la marchandise produite amène un changement dans la quantité de
chacun due facteurs requis pour la production d'une unité de la marchandise, les
courbes de l'offre et de la demande pour le facteur obtenues par le procédé ci-dessus
ne sont pas exprimées en unités fixes du facteur. Ces courbes doivent être converties
en unités fixes avant de pouvoir être utilisées pour un usage général. (V. note
mathématique XIV bis.)
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 61

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§ 2. - Cependant, si nous voulons faire l'application de cette théorie aux condi-


tions réelles de la vie, il sera important de rappeler que si une perturbation se produit
dans l'offre d'un facteur, l'offre des autres subira probablement, elle aussi, une
perturbation. En particulier, lorsque le facteur dans l'offre duquel la perturbation se
produit est une certaine catégorie de travail, comme le travail des plâtriers, les
bénéfices des employeurs agissent en général à la manière d'un tampon. C'est-à-dire
que, en premier lieu, la perte retombe sur eux ; mais que, en dernier lieu, en renvoyant
quelques-uns de leurs ouvriers et en abaissant les salaires des autres, ils font retomber
une grande partie de cette perte sur les autres facteurs de production. Ce mouvement
s'effectue dans le détail de diverses façons et il dépend de l’action des groupements
professionnels, de la façon dont se font les discussions et le marchandage sur le
marché, et de plusieurs autres causes que nous n'avons pas précisément à rechercher
en ce moment.

Cherchons, maintenant, quelles sont les conditions qui font qu'un arrêt qui se
produit dans l'offre d'une, chose nécessaire non en vue d'un usage direct, mais
uniquement comme facteur de production de quelque marchandise, peut provoquer
une hausse considérable du prix de cette même chose. La première condition, c'est
que ce facteur soit un facteur essentiel, ou presque essentiel, de la production de la
marchandise ; aucun succédané ne pouvant être utilisé à sa place à un prix modéré.

La seconde condition est que la marchandise dans la production de laquelle cette


chose est un facteur nécessaire, soit une marchandise dont la demande est rigide et
non élastique ; de telle sorte qu'un arrêt dans son offre amène les consommateurs à en
offrir un prix très élevé plutôt que de s'en passer ; et, bien entendu, cela implique cette
autre condition, à savoir qu'il n'existe pas de bons succédanés de cette marchandise
pouvant être utilisés à un prix à peine supérieur à son prix d'équilibre. Si l'arrêt dans
la construction des maisons fait hausser considérablement le prix des maisons, les
constructeurs, désireux de s'assurer des bénéfices exceptionnels, rivaliseront entre eux
pour accaparer le travail des plâtriers qui s'offre sur le marché 1.
La troisième condition, c'est que le prix de ce facteur ne constitue qu'une faible
portion des frais de production de cette marchandise. Du moment que les salaires du
plâtrier ne représentent qu'une faible portion des dépenses totales de la construction
d'une maison, une hausse même de 50 % dans ces salaires n'augmentera que d'un très
faible pourcentage les dépenses de production d'une maison et ne provoquera qu'un
arrêt insignifiant dans la demande 2. La quatrième condition, c'est que même un recul
peu important dans la quantité demandée provoque une baisse considérable dans les
prix d'offre des autres facteurs de production, puisque cela élargira la marge

1 Nous avons à rechercher sous quelles conditions le rapport pM à aB sera le plus grand, pM étant le
prix de demande pour le facteur en question correspondant à une offre ramenée de OB à OM,
c'est-à-dire réduite de la quantité BM. La seconde condition, c'est que PM soit très étendu ; et
puisque l'élasticité de la demande est mesurée par le rapport qui existe entre BM et l'excédent de
PM sur AB, plus PM sera grand, et plus faible, toutes autres choses étant égales, sera l'élasticité de
la demande.
2 La troisième condition, c'est que, lorsque PM excède AB d'une quantité donnée, pM soit amené à
excéder Ba de beaucoup ; pour cela, toutes autres choses étant égales, il faut que Ba ne soit qu'une
faible partie de BA.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 62

permettant de payer un prix élevé pour ce seul facteur 1. Si, par exemple, les maçons
et les autres classes d'ouvriers, ou les patrons eux-mêmes, n'arrivent pas facilement à
trouver d'autres travaux à faire et ne peuvent se résoudre à demeurer oisifs, il se peut
qu'ils consentent à travailler pour un salaire beaucoup moins élevé que celui qu'ils
exigeaient auparavant, et cela augmentera d'autant la marge permettant de payer aux
plâtriers des salaires plus élevés. Ces quatre conditions sont indépendantes les unes
des autres et les effets des trois dernières sont cumulatifs.

La hausse dans les salaires des plâtriers subirait un arrêt s'il était possible soit de
ne pas employer de plâtriers, soit d'obtenir un travail acceptable et à un prix modéré
de personnes n'appartenant pas à la profession de plâtrier. Ici comme ailleurs, le
principe de substitution exerce une influence atténuante sur des forces qui, sans cela,
pourraient conduire à des résultats effrayants. La tyrannie qu'un seul facteur de
production d'une marchandise pourrait, dans certains cas, exercer sur les autres
facteurs par l'action d'une demande dérivée, est tempérée par le principe de
substitution 2.

Enfin, lorsqu'on augmente la difficulté qu'on a à se procurer l'un des facteurs


servant à la production d'une marchandise finie, on peut souvent y remédier en
modifiant le caractère du produit fini. On ne peut sans doute pas se passer tout à fait
du travail des plâtriers ; mais les gens sont souvent peu fixés sur le point de savoir
quelle est la quantité de ce travail qu'il vaut la peine d'employer à construire leurs
maisons, et si le prix de ce travail hausse, on en emploiera moins. L'intensité de la
satisfaction dont ils seraient privés si on agit ainsi constitue l'utilité-limite de ce genre
de travail ; le prix qu'ils consentent juste à payer pour s'en procurer est le vrai prix de
demande du travail des plâtriers pour la quantité de ce travail que l'on emploie.

De même encore, il existe une demande conjointe de malt et de houblon pour la


bière ; mais leur proportion peut varier. On peut obtenir un prix plus élevé d'une bière
qui ne diffère d'une autre qu'en ce qu'elle contient une plus grande quantité de
houblon 3.

Les rapports existant entre les plâtriers, les maçons, etc. représentent une large
part de ce qu'il y a à la fois d'instructif et de romanesque dans l'histoire des alliances
et des conflits entre les trades-unions dans des industries voisines.

Mais les exemples les plus nombreux de demande conjointe, ce sont ceux qui
concernent la demande d'une matière première et celle des travailleurs qui la mettent
en œuvre, comme, par exemple, celle du coton ou du jute, du fer ou du cuivre et de
ceux qui transportent ces diverses matières. De même, les prix relatifs des différents
articles alimentaires varient considérablement avec l'offre du travail des cuisiniers
habiles. C'est ainsi, par exemple, que bien des sortes de viande et une grande partie

1 C'est-à-dire, si Qq avait été moindre, Pp aurait été plus petit et Mp aurait été plus grand. V. aussi
note mathématique XV.
2 Il est démontré dans l'excellente étude de Böhm-Bawerk intitulée: Grundzüge der Theorie des
wirtschaftlichen Güterwerts (Jahrbuch für Nationaiökonomie und Statistik, vol. XIII, p. 59) que si
tous les facteurs de production d'une marchandise, à l'exception d'un seul, ont des substituts
utilisables dont la quantité soit illimitée, par lesquels leur propre prix est rigidement déterminé, le
prix de demande dérivé pour le facteur restant sera représenté par l'excédent du prix de demande
du produit fini sur la somme des prix d'offre ainsi fixés pour les autres facteurs. C'est là un cas
spécial intéressant de la loi indiquée au texte.
3 Cpr. Note mathématique XVI.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 63

des végétaux qui n'ont presque aucune valeur en Amérique, où les bons cuisiniers
sont rares et coûteux, ont, au contraire, une grande valeur en France où l'art culinaire
est largement répandu.

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§ 3. - Nous avons déjà discuté 1 la façon selon laquelle la demande d'ensemble


d'une marchandise quelconque est composée des demandes des différents groupes de
personnes à qui cette marchandise peut être nécessaire. Mais nous pouvons mainte-
nant étendre cette notion de demande composite aux moyens de production qui sont
nécessaires à divers groupes de producteurs.

Presque toutes les matières premières et toutes les sortes de travail sont utilisées
dans bien des branches différentes d'industrie et contribuent à la production d'une
grande variété de marchandises. Chacune de ces marchandises a sa propre demande
directe ; par là, il nous est facile de trouver la demande dérivée concernant l'une
quelconque des choses employées dans sa fabrication, et cette chose est « répartie
entre ses divers emplois » de la façon que nous avons déjà discutée 2. Ces divers
emplois sont rivaux, c'est-à-dire en compétition les uns avec les autres ; et les
demandes dérivées correspondantes sont des demandes rivales ou compétitives l'une
par rapport à l'autre. Mais, par rapport à l'offre du produit, elles coopèrent l'une avec
l'autre. Elles se « composent » pour former la demande totale qui absorbe l'offre,
précisément de la même façon que les demandes partielles de diverses classes de la
société pour une marchandise finie se trouvent réunies ou composées ensemble pour
former la demande totale de cette marchandise [Voir la note dans l’encadré ci-
dessous :].

Ainsi, supposons qu'un facteur de production ait trois


emplois différents. Supposons que d1d'1 soit la courbe de
demande de ce facteur dans son premier emploi. De N, point
quelconque pris sur Oy, menons une ligne horizontale Np1
coupant d1d1 ' en p1 ; Np, sera alors la quantité demandée
pour le premier emploi au prix ON. Prolongeons Np1 jusqu'à
p2 et ensuite jusqu'à P, faisant p1p2 et p2P d'une longueur
telle qu'ils représentent les quantités du facteur demandées
au prix ON pour le second et le troisième emploi respec-
tivement.
À mesure que N se meut le long de Oy faisons tracer à p2 la courbe d2 d'2 et faisons
tracer à P la courbe DD'. De cette façon, d2d'2 serait la courbe de demande relative à
ce facteur s'il n'avait que le premier et le deuxième emploi. DD' est sa courbe de
demande pour les trois emplois. Peu importe l'ordre dans lequel nous rangerons les
divers emplois. Dans le cas ici figuré, la demande pour le deuxième emploi
commence à un prix plus bas et la demande pour le troisième à un prix plus élevé que
la demande pour le premier emploi. (V. Note mathématique XVII).

1 Cpr. Livre III, chap. IV, 12, 4.


2 Cpr. Livre III, chap. V.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 64

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§ 4. - Nous devons maintenant examiner le cas des produits conjoints, c'est-à-dire


des choses qu'on ne peut pas facilement produire séparément, mais qui sont réunies
dans une commune origine et qui, par conséquent, peuvent être considérées comme
ayant une offre conjointe: tels sont les bestiaux et les cuirs, ou le blé et la paille. Ce
cas correspond à celui des objets qui ont une demande conjointe, et il peut être discuté
presque dans les mêmes termes, en remplaçant simplement le mot « demande » par le
mot « offre » et vice versa. De même qu'il existe une demande conjointe pour des
choses ayant une destination commune, de même, il existe une offre conjointe pour
les choses qui ont une commune origine. L'offre simple de l'objet dont elles tirent leur
commune origine se divise en autant d'offres dérivées qu'il y a de choses qui ont cette
même origine [Voir la note dans l’encadré ci-dessous :].

Si l'on désire isoler les rapports de l'offre et de la demande pour un produit


conjoint, le prix d'offre dérivé sera trouvé exactement de la même façon que le prix de
demande dérivé pour un facteur de production était trouvé dans le cas parallèle de la
demande. Il faut supposer que toutes autres choses restent égale$ (c'est-à-dire qu'il
faut supposer que le tableau d'offre (supply schedule) pour l'ensemble de la
production reste valable, et qu'il en est de même du tableau de demande (demand
schedule) pour chacun des produite conjointe, sauf pour celui qu'il s'agit d'isoler). Le
prix d'offre dérivé est alors obtenu au moyen de la règle d'après laquelle il doit être
égal à l'excédent du prix d'offre pour l'ensemble de la production sur la somme des
prix de demande de tous les autres produits conjoints, les prix étant toujours
considérés par rapport à des quantités correspondantes.
Nous pouvons encore illustrer ce principe au moyen d'un simple
exemple dans lequel il sera supposé que les quantités relatives
des produits conjoints sont invariables. Supposons que SS' soit
la courbe d'offre pour des bœufs qui fournissent de la viande et
du cuir en quantités fixes ; que dd' soit la courbe de demande
pour leurs corps une fois la peau enlevée, c'est-à-dire pour la
viande qui en est retirée. M étant un point quelconque pris sur
Ox, traçons Mp verticalement de façon à couper dd en p et
prolongeons cette verticale jusqu'en P de sorte que pP repré-
sente le prix de demande pour OM peaux.
Alors MP sera le prix de demande pour OM bœufs, et DD', le lieu de P, sera la courbe
de demande pour les bœufs ; cette courbe peut être appelée la courbe de demande
totale. Supposons que DD' coupe SS' en A ; et tirons AaB comme dans la figure.
Alors, dans l'état d'équilibre, OB bœufs sont produits et vendus au prix BA, dont Ba
est pour le corps et aA pour le cuir.
Supposons que Mp coupe SS' en Q. De QM retranchons Qq égal à Pp ; alors q
sera un point sur la courbe d'offre dérivée concernant les corps. En effet, si nous
admettons que le prix de vente de OM peaux est toujours égal au prix de demande
correspondant Pp, il s'ensuit que puisqu'il en coûte QM pour produire chacun des OM
bœufs, il reste un prix QM - Pp, c'est-à-dire qM que donnera chacun des OM corps.
Alors ss' le lieu de q, et dd' sont les courbes de l'offre et de la demande pour les corps.
(Cpr. Note mathématique XVIII.)
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 65

Le prix du gaz et du coke que l'ou retire d'une tonne de charbon doit être suffisant
pour couvrir entièrement l'ensemble de leurs frais conjoints de production. Si la
demande relative au gaz augmente, il sera produit une plus grande quantité de coke et
son prix s'abaissera, de façon à ce que cette offre ainsi accrue puisse trouver preneur
sur le marché. La hausse des prix du gaz doit être suffisante pour compenser cette
baisse du prix du coke et aussi pour compenser l'augmentation, s'il s'en produit
quelqu'une, dans l'ensemble des dépenses de production du gaz et du coke. De même,
depuis l'abrogation des lois sur le blé, une grande partie du froment consommé en
Angleterre a été importé, bien entendu, sans la paille. Cela a amené une certaine
disette de paille et, comme conséquence, une hausse du prix de la paille, et alors
l'agriculteur qui récolte du blé considère la paille comme ayant une large part dans la
valeur de la récolte. C'est ainsi que la valeur de la paille est très élevée dans les pays
qui importent du blé, tandis qu'elle est peu élevée, au contraire, dans les pays qui en
exportent. De la même façon, le prix du mouton dans les districts lainiers de
l'Australie était, à un certain moment, très bas. La laine était exportée et la viande
devait être consommée dans le pays même, et comme la demande n'en était pas
considérable, le prix de la laine devait presque couvrir la totalité des dépenses
communes de production de la laine et de la viande. Dans la suite, le bas prix de la
viande provoqua l'apparition du commerce de la viande de conserve destinée à
l'exportation, et, à l'heure actuelle, le prix de la viande est plus élevé en Australie.

Dans l'industrie et l'agriculture, dans les industries de transport et de distribution,


il est quelquefois excessivement difficile de décider quels sont en réalité les frais de
l'une quelconque des nombreuses opérations qui doivent être faites en même temps.
Désormais, nous aurons à nous occuper beaucoup des perturbations qui dérivent de
cette source, en ce qui concerne les frais fixes qui continuent à courir alors même
qu'une entreprise ne produit que peu de chose on ne produit rien du tout.

Il est très rare que le coût de production de deux produits conjoints soit, pris en
bloc, le même que le coût de production de l'un d'eux pris isolément. Aussi longtemps
qu'un produit industriel a une valeur commerciale, il est presque certain qu'on lui a
consacré spécialement un certain soin et de certains frais, qui seraient diminués ou
supprimés si la demande relative à ce produit venait à baisser considérablement. C'est
ainsi, par exemple, que si la paille était sans valeur, les agriculteurs s'appliqueraient
plus qu'ils ne le font à favoriser le développement de l'épi dans une aussi grande
proportion que possible par rapport à la paille. C'est ainsi encore que l'importation de
laine étrangère a amené, au moyen de croisements et d'une sélection faits judicieu-
sement, la transformation des troupeaux anglais de façon à produire un poids
considérable de viande dès le jeune âge, même au prix d'une certaine infériorité de la
laine. C'est seulement lorsque l'une de ces deux choses produites par les mêmes
procédés est sans valeur, invendable, et que pourtant il n'y aucune dépense à faire
pour la mettre au rebut, que l'on n'est pas tenté de chercher à diminuer sa quantité.

Et ce n'est que dans ces cas exceptionnels qu'il existe, en général, une grande
difficulté à déterminer exactement le prix d'offre isolé de chacun des produits con-
joints. En effet, lorsqu'il est possible de modifier les proportions de ces produits, il est
toujours possible de déterminer exactement la portion des frais totaux de production
qui seraient économisés en modifiant ces proportions assez légèrement pour diminuer
la quantité de l'un des produits conjoints, sans que les quantités des autres s'en
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 66

trouvent affectées. Cette portion des frais constitue la dépense de production de


l'élément marginal de ce produit ; c'est le prix d'offre que nous cherchons 1.

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§ 5. - Nous pouvons maintenant passer au problème de l'offre composite, pro-


blème qui est analogue à celui de la demande composite. Une demande peut souvent
être satisfaite de plusieurs façons différentes, conformément au principe de substi-
tution. Ces diverses routes sont rivales ou en compétition les unes avec les autres ; les
offres corrélatives de marchandises sont des offres rivales ou concurrentes les unes
par rapport aux autres. Mais, par rapport à la demande, elles coopèrent l'une avec
l'autre, puisque, en effet, elles se « composent » pour former l'offre totale qui répond
à la demande 2.
Si les causes qui gouvernent leur production sont à peu près les mêmes, elles
peuvent, à bien des points de vue, être considérées comme une seule marchandise 3.
Par exemple, la viande de bœuf et la viande de mouton peuvent, à bien des points de
vue, être considérées comme des variétés d'une seule marchandise ; mais elles doivent
être considérées comme des marchandises distinctes, à d'autres points de vue, comme,
par exemple, lorsqu'il s'agit de l'offre de laine. Il arrive, cependant, souvent que des
choses rivales sont, non des marchandises finies, mais des facteurs de production ; par
exemple, bien des fibres rivales sont employées dans la confection du papier ordinaire
d'imprimerie. Nous avons justement signalé comment l'action vigoureuse d'une
demande dérivée, relative à l'offre d'une chose faisant partie de plusieurs offres
complémentaires, relative, par exemple, à l'offre du travail des plâtriers, était
susceptible d'être atténuée, lorsque la demande se trouvait en présence de l'offre
compétitive d'une chose rivale qui pouvait lui être substituée [Voir la note dans
l’encadré ci-dessous :].

Le besoin que toutes les marchandises rivales tendent à satisfaire est rempli par
une offre composite, l'offre totale à un prix donné étant la somme des offres partielles
à ce prix.

Ainsi, par exemple, N étant un point quelconque


sur Oy, traçons Nq1q2Q parallèle à Ox de façon que
Nq1 , q1q2 et q2Q soient respectivement les quantités
de la première, de la seconde et de la troisième de
ces marchandises rivales qui peuvent être fournies au
prix ON. Alors NQ sera l'offre composite totale à ce
prix, et le lieu de Q sera la courbe totale d'offre des
moyens de satisfaire le besoin en question.

1 Cpr. Note mathématique XIX.


2 La dernière expression « marchandises concurrentes » est employée par le professeur Fisher dans
son brillant ouvrage intitulé : Mathematical Investigations in the Theory of value and prices,
ouvrage qui jette un jour considérable sur les sujets discutés dans le présent chapitre.
3 Cpr. Jevons, loc. cit. pp. 145-46. Cpr. aussi t. I, les notes des pages, 230-231, 239, 273.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 67

Bien entendu, les unités des divers objets rivaux doivent être prises de telle façon que
chacune d'elles satisfasse la même quantité du besoin. Dans le cas représenté dans la
figure, de petites quantités du premier objet rival peuvent être vendues sur le marché
à un prix trop bas pour provoquer quelque offre des deux autres, et de petites
quantités de la seconde, à un prix trop bas pour provoquer une offre de la troisième.
(Cpr. Note mathématique XX).
La rivalité n'est, en général, possible d'une façon durable que si aucun des objets
rivaux n'a son offre gouvernée par la loi du rendement croissant. L'équilibre n'est
stable que lorsque aucun de ces objets ne peut supplanter les autres ; et tel est le cas
lorsque tous se conforment à la loi du rendement décroissant, parce que, alors, si l'un
obtenait un avantage temporaire et que son emploi s'accrût, son prix d'offre s'élèverait
et, par suite, les autres commenceraient à se vendre moins cher que lui. Mais si l'un
d'eux obéissait à la loi du rendement croissant, la rivalité ne tarderait pas à cesser ; car
toutes les fois qu'il se trouverait obtenir un avantage temporaire sur ses rivaux,
l'extension de son emploi ferait baisser son prix d'offre et par conséquent augmen-
terait sa vente, - son prix d'offre, alors, baisserait encore et ainsi de suite ; de sorte que
son avantage sur ses rivaux serait continuellement accru jusqu'à ce qu'il les aurait
chassés du marché. Il est vrai qu'il existe quelques exceptions apparentes à cette règle,
et que des objets qui obéissent à la loi du rendement croissant semblent rester
longtemps sur le marché comme rivaux ; tel est le cas peut-être pour différentes sortes
de machines à coudre et de lampes électriques. Mais, dans tour. ces cas, les objets ne
satisfont pas, en réalité, les mêmes besoins ; ils répondent à des nécessités ou à des
goûts différents ; il existe encore quelques différences d'opinion au sujet de leurs
mérites relatifs ; ou peut-être encore quelques-uns de ces objets sont-ils brevetés ou
devenus le monopole de firmes particulières. Dans ces divers cas, l'habitude ou la
réclame peuvent maintenir longtemps plusieurs objets rivaux sur le marché, il en est
ainsi surtout si les producteurs des objets qui sont réellement les meilleurs eu égard à
leurs frais de production sont incapables en fait de faire une puissante réclame et de
répandre leurs marchandises au moyen de voyageurs et par d'autres procédés.

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§ 6. - Les quatre principaux problèmes qui viennent d'être discutés dans ce


chapitre ont tous les quatre certains points de contact avec les causes qui gouvernent
la valeur de presque toutes les marchandises ; et un grand nombre des rapports
réciproques qui existent entre les valeurs des différentes marchandises n'apparaissent
pas clairement à première vue.

Ainsi lorsque le charbon de bois était généralement employé pour la fabrication


du fer, le prix du cuir subissait dans une certaine mesure le contre-coup de celui du
fer, et les tanneurs réclamaient l'exclusion du fer étranger afin que la demande de
charbon provenant des fondeurs de fer anglais fût de nature à maintenir la production
du chêne an-lais et pût ainsi empêcher l'écorce de chêne d'atteindre un prix élevé 1.
Cet exemple peut servir à nous remettre en mémoire la façon dont une demande
excessive relativement à une chose peut amener la disparition des sources mêmes de
l'offre et amener ainsi la disette de tous les produits conjoints que cette chose peut
avoir ; et, en effet, la demande de bois provenant des fabricants de fer conduisit à une
impitoyable destruction d'un grand nombre de forêts de l'Angleterre. C'est ainsi
1 Toynbee, Industrial Revolution, p. 80.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 68

encore qu'une demande excessive pour les agneaux fut indiquée comme étant la cause
de la rareté de plus en plus grande des brebis, il y a quelques années, tandis que
d'autres prétendirent au contraire que plus les prix retirés des agneaux vendus aux
riches seraient élevés, et plus la production des brebis serait avantageuse, plus aussi la
viande de mouton pourrait être vendue bon marché au peuple. Le fait est qu'un
accroissement dans la demande peut avoir des résultats opposés selon qu'elle agit ou
n'agit pas assez soudainement pour empêcher les producteurs d'y adapter leur
production.

C'est ainsi encore que le développement des chemins de fer et autres moyens de
communication au profit d'une seule industrie, comme c'est le cas, par exemple, pour
la culture du blé dans certaines régions de l’Amérique et pour les mines d'argent dans
d'autres, diminuent considérablement certaines dépenses de production de presque
tous les autres produits dans ces régions. De même, les prix de la soude, des matières
servant au blanchiment et autres produits industriels, dont la matière principale est le
sel, s'abaissent les uns par rapport aux autres, avec à peu près chaque perfection-
nement apporté dans les divers procédés en usage dans ces industries, et tout
changement survenu dans ces prix affecte les prix d'un grand nombre d'autres mar-
chandises, car les divers produits des industries salines sont des facteurs plus ou
moins importants dans un grand nombre de branches industrielles.

C'est ainsi, encore, que le coton et l'huile de graine de coton constituent des pro-
duits conjoints, et que la baisse récente dans le prix du coton est due en grande partie
au progrès survenu dans la fabrication et dans l'usage de l'huile de graine de coton ;
de plus, comme en témoigne l'histoire de la coton lamine, le prix du coton a son
contre-coup sur le prix de la laine, du lin et autres matières de la même catégorie ; en
même temps que l'huile de coton entre toujours en nouvelle concurrence avec des
choses de sa propre classe. De même, on a découvert à la paille bien des emplois
nouveaux dans l'industrie, et ces inventions, unies au développement d'une population
urbaine dans l'Ouest, sont en train de donner une grande valeur à la paille qu'on avait
l'habitude de brûler et font par conséquent baisser d'autant la valeur du blé en grain 1.
1 De même, le cuir et le drap sont en lutte pour la demande indirecte concernant l'usage d'un même
facteur de production, puisque les moutons et les bœufs sont en concurrence pour l'usage du sol.
Mais, dans le magasin du tapissier, !la entrent aussi en lutte comme moyens de satisfaire le même
besoin. Il existe ainsi une demande composite de la part du tapissier et du cordonnier en ce qui
concerne le cuir ; il en est de même en ce qui concerne le drap lorsque la partie supérieure de la
chaussure est en drap : la chaussure offre une demande conjointe pour le drap et le cuir, ceux-ci
constituant des offres complémentaires ; et ainsi de suite dans des complexités sans fin. V. Note
mathématique XXI. La théorie autrichienne de la « valeur imputée » a quelque chose de commun
avec celle de la valeur dérivée telle qu'elle est exposée dans ce chapitre. Quelle que soit
l'expression employée, il est important de reconnaître le lien qui existe entre l'ancienne théorie de
la valeur et la nouvelle, et de traiter des valeurs imputées ou dérivées simplement comme des
éléments qui occupent leur place avec beaucoup d'autres dans le vaste problème de la distribution
et de l'échange. Les nouvelles expressions fournissent purement et simplement le moyen
d'appliquer aux affaires ordinaires de la vie un peu de cette précision de langage qui est la
propriété spéciale de la langue des mathématiques. Les producteurs doivent toujours considérer
jusqu'à quel point la demande relative à quelque matière première qui les intéresse dépend de la
demande relative à des objets dans la fabrication desquels cette matière est employée, et jusqu'à
quel point cette demande est influencée par chaque changement qui affecte ces objets. C'est là en
réalité un cas spécial du problème qui a pour but de déterminer, parmi plusieurs forces qui
concourent à un résultat commun, la valeur effective de l'une d'elles. En langage mathématique, ce
résultat commun est appelé fonction des diverses forces : et la contribution (marginale) que l'une
quelconque de ces forces apporte à ce résultat, est représentée par le (faible) changement dans le
résultat que provoquerait tout (faible) changement dans cette force, c'est-à-dire par le coefficient
différentiel du résultat par rapport à cette force. En d'autres termes, la valeur imputée, ou la valeur
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 69

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre sept
Prix coûtant et coût total par rapport aux
produits conjoints. - Frais de vente. -
Assurances contre les risques. - Coût de
reproduction.

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§ 1. - Nous pouvons maintenant revenir à l'étude du prix coûtant et du coût,


supplémentaire (prime and supplementary costs) en examinant particulièrement la
façon dont ce dernier peut être convenablement réparti entre les divers produits
conjoints d'une même industrie.

Il arrive souvent qu'une chose fabriquée dans une certaine branche d'industrie est
employée comme matière première dans une autre, et, alors, la question de l'avantage
relatif des deux branches ne peut être déterminé exactement qu'au moyen d'un
système approprié de comptabilité en partie double. Cependant, dans la pratique, il
arrive plus communément que l'on s'appuie sur des évaluations approximatives faites

dérivée d'un facteur de production, s'il n'est employé que pour un produit, est le coefficient
différentiel de ce produit par rapport à ce facteur ; et ainsi de suite, de complexité en complexité,
comme nous l'avons indiqué dans les notes mathématiques XIV-XXI. (Quelques objections à
certaines parties de la théorie du professeur Wieser relative aux valeurs imputées sont bien
formulées par le professeur Edgeworth dans Economic Journal, Vol. v, pp. 279-285.)
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 70

au moyen de conjectures en quelque sorte instinctives. Quelques-uns des meilleurs


exemples de cette difficulté se rencontrent en agriculture, spécialement lorsque, dans
une même exploitation, on associe les pâturages permanents et la terre labourable
travaillée en assolements à longs termes 1.

Un autre cas difficile, c'est celui du propriétaire de navires qui a à répartir les
dépenses de son navire proportionnellement entre des marchandises lourdes et des
marchandises peu lourdes mais très volumineuses. Il essaie, dans la mesure du
possible, d'obtenir une cargaison mélangée des deux sortes de marchandises. Un
élément important dans la lutte pour la vie, qui s'établit entre des ports rivaux, c'est la
situation désavantageuse où se trouvent les ports qui ne peuvent offrir comme fret que
des marchandises volumineuses ou seulement des marchandises lourdes. Un port dont
les principales exportations sont lourdes sans être volumineuses attire dans son
voisinage des industries fabriquant pour l'exportation des marchandises qui peuvent
ainsi en être expédiées moyennant un fret peu élevé. Les poteries du Comté de
Stafford, par exemple, doivent une partie de leur succès aux frets peu élevés moyen-
nant lesquels leurs marchandises sont expédiées par des navires partant de la Mersey
avec du fer et autres cargaisons lourdes.

Cependant, il existe une libre concurrence dans l'industrie de l'armement, et cette


libre concurrence influe considérablement sur la grandeur et la forme des navires, sur
les routes qu'ils suivent et sur l'ensemble des procédés employés. Ainsi de bien des
façons se réalise le principe général d'après lequel les proportions relatives des pro-
duits conjoints d'une industrie doivent être modifiés de telle façon que les dépenses-
limites de production de l'un quelconque de ces produits soient égales à son prix-
limite de demande 2. En d'autres termes, la quantité des moyens de transport pour
chaque sorte de fret a une tendance constante à se rapprocher d'un point d'équilibre,
qui est le point où le prix de demande pour ces moyens de transport, dans une
condition normale, est juste suffisant pour couvrir les dépenses nécessaires à se les
procurer. Ces dépenses étant calculées de façon à comprendre non seulement le prix
coûtant (en monnaie) (prime cost), mais encore tous les frais généraux de cette
industrie, qui, à la longue, s'y rapportent directement ou indirectement 3.

Dans certaines branches d'industrie, il est d'usage de calculer tout d'abord approxi-
mativement la production d'une certaine catégorie de marchandises, en supposant que
la part qui revient à ces marchandises dans les dépenses générales de cette industrie
est proportionnelle soit à leur prix coûtant, soit au salaire que l'on doit payer pour leur
fabrication. On peut ensuite effectuer quelques rectifications lorsqu'il s'agit de
marchandises exigeant soit un espace plus vaste ou une lumière plus abondante, soit
l'emploi d'un outillage coûteux, et ainsi de suite.
1 Il est possible d'appliquer les analyses mathématiques ou semi-mathématiques, telles qu'elles ont
été indiquées dans le chapitre précédent, à quelques-unes des principales difficultés de la tenue des
livres en partie double dans différentes industries.
2 Cpr. chap. VI, § 4.
3 Il va sans dire que cela ne s'applique pas aux tarifs des chemins de fer. En effet, une compagnie de
chemins de fer n'ayant que peu d'élasticité en ce qui concerne ses méthodes de travail, et souvent
n'ayant guère à lutter contre la concurrence venue d'ailleurs, est peu portée à s'efforcer d'adapter
les prix qu'elle exige pour les différentes sortes de transport à ce qu'elles lui coûtent à elle-même.
En fait, quoi qu'il lui soit assez facile de déterminer le prix coûtant dans chaque cas, il lui est
impossible de déterminer exactement quels sont les coûts totaux relatifs de la grande et de la petite
vitesse, du transport à longue ou à courte distance, des transports légers ou des transporte lourds ;
il ne lui est pas possible de déterminer les frais du transport extraordinaire lorsque ses lignes et ses
trains sont encombrés ou lorsqu'ils sont presque vides.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 71

Toutes ces questions offrent un intérêt considérable, mais il nous est impossible
de les examiner ici en détail. Il existe cependant, dans une entreprise, deux éléments
de frais généraux dont la répartition entre les différentes branches doit être l'objet
d'une particulière attention. Ce sont les frais de vente et ceux de l'assurance contre les
risques.

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§ 2. - Certaines sortes de marchandises sont d'une vente facile ; elles sont l'objet
d'une forte demande et on peut toujours en toute sécurité en assembler un certain
stock. Mais, à raison de cela même, la concurrence leur fait un prix « très juste » et ne
permet pas une marge considérable au delà de leur coût direct de fabrication. Parfois,
la fabrication et la vente peuvent être rendues presque automatiques, de telle sorte
qu'il n'est besoin de porter en compte que très peu de chose sous le nom de frais de
direction et de vente. Cependant, en pratique, il arrive fréquemment que ces marchan-
dises ne sont même grevées que de frais inférieurs à la part qui leur reviendrait
véritablement et qu'elles servent comme moyen d'acquérir et de conserver des rela-
tions commerciales, relations qui faciliteront la vente d'autres classes de marchandises
dont la production ne saurait aussi facilement être ramenée à la routine ; pour celles-
ci, en effet, il n'existe pas une concurrence aussi serrée. Les manufacturiers, surtout
dans les industries qui se rattachent à l'ameublement et à l'habillement, ainsi que les
détaillants, dans presque toutes les branches commerciales, ont souvent avantage à
employer certaines de leurs marchandises comme un moyen de réclame pour la vente
des autres, et ils font supporter aux premières une part moindre et aux secondes une
part plus forte que celle qui devrait leur revenir dans les dépenses supplémentaires. Ils
placent dans la première catégorie les marchandises qui ont un caractère si uniforme
et qui sont d'une consommation si étendue que presque tous les acheteurs connaissent
parfaitement leur valeur, tandis que la deuxième catégorie comprend les marchan-
dises par rapport auxquelles les acheteurs songent plutôt à suivre leur fantaisie qu'à
acheter au plus bas prix possible.

Toutes les difficultés de cette nature se trouvent considérablement accrues par


cette instabilité du prix d'offre qui se fait sentir toutes les fois que la tendance au
rendement croissant exerce fortement son action. Nous avons vu qu'en cherchant dans
ces cas-là le prix d'offre normal nous devons choisir comme type une entreprise
dirigée avec une habileté normale et qui participe ainsi pour sa part aux économies,
tant internes qu'externes, résultant de l'organisation industrielle ; c'est-à-dire que ces
économies, quoiqu'elles varient avec la situation de chaque entreprise, augmentent
cependant d'une manière générale lorsque l'ensemble de la production augmente. Or.
il est évident que si un manufacturier fabrique une marchandise dont la production
accrue augmenterait considérablement les économies internes dont il bénéficie, il vaut
pour lui la peine d'en sacrifier une grande quantité pour en introduire la vente sur un
nouveau marché. S'il a un capital considérable, et si la marchandise est l'objet d'une
demande très étendue, la dépense effectuée dans ce but peut être très grande et elle
peut même excéder celle qu'il consacre directement à la fabrication ; et si, comme
cela est vraisemblable, il lance en même temps plusieurs autres marchandises) on ne
peut déterminer que très approximativement la part de dépenses que l'on devrait faire
supporter à chacune d'elles pour sa vente dans l'année courante, et aussi la part qu'il
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 72

faudrait imputer aux relations commerciales qu'il s'efforce de se créer pour ces
marchandises à l'avenir.

En fait, lorsque la production d'une marchandise se conforme à la loi du rende-


ment croissant, de façon à donner un très grand avantage aux grands producteurs,
cette production est appelée à tomber presque entièrement au pouvoir de quelques
grandes entreprises ; et, alors, le prix-limite normal d'offre ne saurait être isolé d'après
le système que nous venons d'indiquer, parce que ce système implique l'existence
d'un grand nombre de concurrents avec des entreprises de toutes les dimensions,
quelques-unes étant nouvelles, tandis que d'autres sont anciennes, et quelques-unes
étant dans une phase ascendante, tandis que d'autres sont en train de décroître. La
production d'une telle marchandise participe, dans une large mesure, de la nature d'un
monopole, et son prix est vraisemblablement appelé à être si fortement influencé par
les incidents de la campagne entre producteurs rivaux, chacun d'eux luttant en vue
d'une extension de marché, qu'il atteindra rarement un niveau vraiment normal.

Le progrès économique offre constamment de nouvelles facilités pour la vente des


marchandises au loin ; ce ne sont pas seulement des frais de transport moins élevés,
mais, ce qui est souvent plus important, la possibilité pour les producteurs et les
consommateurs habitant des places éloignées de se mettre en contact les uns avec les
autres. En dépit de cela, les avantages du producteur qui se trouve sur les lieux sont
très grands dans de nombreuses industries ; ils lui permettent souvent de se défendre
contre des concurrents qui se trouvent sur des places où les méthodes de production
sont plus économiques. Il peut vendre dans son propre voisinage aussi bon marché
qu'eux-mêmes parce que, quoique le prix de fabrication soit plus élevé pour ses
marchandises que pour les leurs, il évite un grand nombre de frais supplémentaires
auxquels ils sont soumis pour leur mise en vente. Mais le temps est du côté des
méthodes plus économiques de production ; les concurrents éloignés prendront
graduellement pied dans la place, à moins que lui ou quelque nouveau venu n'adopte
leurs méthodes perfectionnées.

Il nous reste à étudier de plus près le rapport existant entre l'assurance contre les
risques dans une entreprise et le prix d'offre d'une marchandise particulière produite
par elle.

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§ 3. - Le manufacturier et le commerçant s'assurent communément contre l'incen-


die et les sinistres maritimes ; et les primes qu'ils paient font partie des frais généraux,
frais dont une portion doit être ajoutée au prix coûtant. (prime cost) en vue de
déterminer le coût total de leurs marchandises. Cependant aucune assurance n'est
possible contre la grande majorité des risques commerciaux.

Même en ce qui concerne les sinistres par le feu ou par la mer, les compagnies
d'assurance doivent admettre la possibilité de la négligence ou de la fraude, et elles
doivent, par conséquent, indépendamment de toutes les supputations relatives à leurs
dépenses et à leurs bénéfices, faire supporter aux primes des charges considéra-
blement plus élevées que l'équivalent exact des risques courus par les édifices ou les
navires de ceux qui administrent soigneusement leurs affaires. Les dommages causés
par le feu ou par la mer sont cependant, vraisemblablement, s'ils viennent à se
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 73

produire, d'une telle importance qu'il vaut vraiment la peine d'acquitter cette charge
supplémentaire, et cela, en partie, à cause de raisons commerciales particulières, mais
surtout parce que l'utilité totale de la richesse augmente dans une proportion moindre
que sa quantité (voir p. 210). Mais la plus grande partie des risques commerciaux sont
si inséparablement liés à l'administration générale de l'entreprise, qu'une compagnie
d'assurance qui s'en chargerait prendrait ainsi, en réalité, la responsabilité de l'entre-
prise elle-même, et c'est pour cela que chaque établissement doit se considérer
comme son propre assureur par rapport à ces risques. Les dépenses auxquelles cet
établissement est assujetti de ce chef font partie de ses frais généraux et une portion
de ces dépenses doit être ajoutée au prix coûtant de chacun de ses produits.

Mais, ici, nous sommes en présence de deux difficultés. Dans certains cas,
l'assurance contre les risques peut ne pas être portée en compte ; dans d'autres cas,
elle peut être comptée deux fois. C'est ainsi que quelquefois un riche armateur refuse
d'assurer ses vaisseaux aux compagnies d'assurance ; il met de côté au moins une
partie de la prime d'assurance qu'il pourrait avoir à leur payer, afin de se constituer
ainsi lui-même un fonds d'assurance. Cependant, il doit encore, lorsqu'il suppute les
dépenses relatives à l'armement d'un navire, ajouter à son prix coûtant une charge
relative à l'assurance. Et il doit faire de même, sous une forme ou sous une autre, par
rapport à ces risques contre lesquels il ne saurait se couvrir par une assurance à des
conditions raisonnables alors même qu'il le voudrait. Quelquefois, par exemple,
quelques-uns de ses navires demeureront oisifs dans un port ou ne trouveront qu'un
fret purement nominal ; et, pour faire que son entreprise soit, à la longue, rémuné-
ratrice, il faut que, sous une forme ou sous une autre, il grève ses voyages fructueux
d'une prime d'assurance afin de réparer les pertes occasionnées par les voyages qui ne
rapportent rien.

Cependant, en général, il le fait, non au moyen d'un article porté sur ses livres
sous une rubrique spéciale, mais uniquement en réunissant les voyages fructueux et
ceux qui ne le sont pas et en prenant la moyenne. Une fois que cela a été fait,
l'assurance contre les risques ne saurait être, inscrite comme article séparé dans le
coût de production sans que cette assurance soit comptée deux fois. Avant décidé de
courir ces risques lui-même, il est exposé à dépenser un peu plus que la moyenne de
ses compétiteurs en cherchant à se prémunir contre cette occurrence et ce surplus de
dépenses fait dans les formes ordinaires, partie de son bilan. En réalité, c'est une
prime d'assurance sous une autre forme ; et, par conséquent, il ne doit pas compter
séparément l'assurance contre cette partie des risques, puisque, en faisant ainsi, il la
compterait deux fois 1.

Lorsqu'un manufacturier a pris la moyenne de ses ventes d'étoffes pour une


longue période, et qu'il base son action future sur les résultats de son expérience
passée, il a déjà tenu compte du risque de dépréciation de son outillage par suite
d'inventions nouvelles qui le rendent presque suranné, ainsi que du risque de dépré-

1 De même, certaines compagnies d'assurance, en Amérique, se chargent des risques contre l'incen-
die, dans des usines, à des tarifs bien intérieurs aux tarifs ordinaires, à condition que certaines
précautions soient prises, telles que l'installation d'aspersoirs automatiques et la solidité des murs
et des parquets. Les dépenses occasionnées par ces dispositions constituent en réalité une prime
d'assurance ; et il faut avoir soin de ne pas les compter deux fois. Une usine qui sera son propre
assureur contre l'incendie devra ajouter au prix coûtant de ses marchandises, pour l'assurance, une
somme moins élevée, si cette usine est disposée d'après ce plan que si elle est construite dans la
forme ordinaire.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 74

ciation de ses marchandises par suite de changements de mode. S'il comptait séparé-
ment l'assurance contre ces risques, il compterait deux fois la même chose 1.

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§ 4. - Mais, bien que, après avoir évalué les recettes moyennes d'un commerce
sujet à des risques, il ne faille pas tenir compte séparément de l'assurance contre les
risques, cependant il peut arriver que l'on conserve une certaine somme pour couvrir
le risque d'incertitude. Il est vrai qu'une profession pleine d'aléa, comme le travail des
mines d'or, exerce une attraction particulière sur certaines gens ; la répulsion exercée
dans une telle profession par les risques de perte est moindre que l'attraction exercée
par les chances d'un gain considérable, et, cela, alors même que la valeur de ce gain
évalué numériquement est beaucoup moindre que l'importance des risques. Et comme
l'a montré Adam Smith 2, une industrie aléatoire dans laquelle entre un peu de
romanesque devient souvent si encombrée que la moyenne des bénéfices y est moins
élevée que s'il n'y avait aucun risque à courir. Mais, dans la grande majorité des cas,
les risques exercent leur influence dans une direction opposée ; une action de chemin
de fer, qui devra sûrement rapporter quatre pour cent, se vendra à un prix plus élevé
qu'une autre qui peut, selon l'occurrence, rapporter un ou sept pour cent ou un taux
intermédiaire.

Chaque industrie a ses particularités propres, mais dans la plupart des cas, les
dangers de l'incertitude comptent pour quelque chose sans cependant peser d'un grand
poids: parfois le prix moyen nécessaire pour provoquer une dépense donnée est à
peine plus élevé dans le cas où ce prix moyen est la moyenne des résultats très
divergents et très incertains que dans le cas où celui qui tente l'aventure peut compter
en toute confiance sur un revenu ne différant que très peu de cette moyenne. Par
conséquent, au prix moyen, il convient d'ajouter une compensation pour l'incertitude,
si, du moins, celle-ci est particulièrement considérable ; quoique si nous y ajoutions
l'assurance contre les risques, nous compterions deux fois la plus grande partie de
cette assurance 3.

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§ 5. - Cette discussion relative aux risques commerciaux a de nouveau fait paraître


à nos yeux le fait que la valeur d'un objet, quoique cette valeur tende à égaler son coût
normal (en monnaie) de production, ne coïncide pas avec ce même coût à un moment
donné, si ce n'est accidentellement. Carey, faisant observer cela, suggérait que nous

1 De même, lorsqu'un fermier a calculé les dépenses relatives à la production d'une récolte particu-
lière en se basant sur une année moyenne, il ne doit pas y ajouter l'assurance contre le risque
d'avoir un mauvais temps et de voir manquer la récolte ; car, en prenant une année moyenne, il a
déjà établi une compensation entre les chances des saisons exceptionnellement bonnes et des
saisons exceptionnellement mauvaises. Lorsque les gains d'un batelier ont été calculés d'après une
année moyenne, en a déjà fait une part au risque qu'il court de devoir quelquefois traverser la
rivière avec son bateau vide.
2 Wealth of Nations, livre I, chap. X.
3 Les dangers résultant de l'incertitude due à de grands risques industriels sont très bien indiqués par
von Thünen (Isolirter Staat, II, i, p. 82).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 75

devrions parler du rapport de la valeur ou coût (en monnaie) de reproduction au lieu


de parler de son rapport au coût de production.

Cela n'a, cependant, aucune importance en tant qu'il s'agit de valeurs normales. En
effet, coût normal de production et coût normal de reproduction sont des termes
convertibles ; il n'y a, en réalité, aucune différence à dire que la valeur normale d'une
chose tend à égaler son coût normal (en monnaie) de reproduction, au lieu de dire son
coût normal de production en monnaie. La première expression est moins simple que
la dernière, mais elle a la même signification.

Et on ne saurait pour justifier ce changement s'appuyer valablement sur ce fait,


qui peut être admis sans hésitation, à savoir qu'il existe un certain nombre de cas dans
lesquels la valeur marchande d'une chose se rapproche plus de sou coût de repro-
duction que des frais nécessités en réalité par la production de cette chose particulière.
Le prix actuel d'un navire de fer, par exemple, construit avant les grandes et récentes
améliorations apportées dans l'industrie du fer, pourrait moins s'écarter du coût de
reproduction, c'est-à-dire des frais entraînés par la production d'un navire exactement
semblable d'après les méthodes modernes, que de ceux qui furent réellement
nécessités par sa production. Cependant, le prix serait probablement inférieur au coût
de reproduction du navire, puisque l'art de dessiner les plans des navires s'est
perfectionné dans les mêmes proportions que l'art de fabriquer le fer. On peut encore
prétendre que le prix du navire est égal à celui de produire un navire qui pourrait
rendre les mêmes services, mais construit sur un plan moderne et d'après les métho-
des modernes ; mais, si cela était exact, cela n'équivaudrait pourtant pas à dire que la
valeur du navire est égale à son coût de reproduction ; et, en fait, lorsque, comme cela
arrive fréquemment, une rareté inattendue de navires amène une hausse rapide du fret,
ceux qui sont désireux de recueillir les bénéfices d'une industrie profitable paieront
pour un navire prêt à prendre la mer un prix supérieur à celui qui serait demandé par
un établissement de construction pour construite un navire de même qualité, livrable
dans un certain délai. Le coût de reproduction exerce directement peu d'influence sur
la valeur, sauf dans le cas où les acheteurs peuvent sans inconvénient attendre la
production d'objets nouveaux.

De même, il n'existe aucun rapport entre le coût de reproduction et le prix lorsqu'il


s'agit de provisions alimentaires dans une ville assiégée ; lorsqu'il s'agit de quinine
dont la provision s'est faite rare dans une île affligée d'une épidémie de fièvre ; d'un
tableau de Raphaël, d'un livre que personne ne se soucie de lire, d'un navire cuirassé
de modèle tombé en désuétude ; de poisson lorsque le marché est encombré ou lors-
que le marché est presque désapprovisionné ; d'une cloche fêlée, d'un vêtement passé
de mode, d'une maison dans un village minier abandonné.

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§ 6. - Telles sont les grandes lignes de la théorie générale de l'équilibre de l'offre


et de la demande normales. L'étude des différentes particularités et des rapports
réciproques des agents de production, travail, capital, organisation et terre, doit être
réservée pour le livre suivant. Cependant, il nous reste à examiner quelques questions
d'un caractère plus général et nous pouvons nous en occuper dès maintenant.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 76

La démonstration, en ce qui regarde l'influence que le temps exerce sur la valeur,


est continuée dans les chapitres vin, IX, x. Dans ce groupe de chapitres, plusieurs
difficultés dont nous avons déjà dit quelques mots seront examinées tout au long,
avec ce dessein, entre autres, d'établir clairement la complète continuité qui existe
entre la théorie du revenu que donne la terre et la théorie du revenu que donnent
d'autres choses dont on a dit d'ordinaire qu'elles sont fabriquées par lui mais dont en
réalité il ne fait que tirer parti. L'homme, en effet, ne peut créer que des utilités, soit
qu'il travaille la terre, soit qu'il exerce son industrie sur des marchandises mobilières.

Vient ensuite (chapitre XI) une étude plus détaillée de quelques difficultés qui ont
été traitées sommairement dans le chapitre V à propos des rapports de l'offre et de la
demande dans des industries qui ont une tendance au rendement croissant.

Dans le dernier groupe de chapitres (XII, XIII) sont discutées la théorie de l'offre
et de la demande et celle des monopoles, par rapport à une forme abstraite de la
fameuse doctrine d'après laquelle la libre concurrence tend à procurer le maximum de
satisfaction totale.

Ces discussions sont nécessaires à l'intelligence complète de la théorie de la


valeur. Mais elles ne constituent rien d'essentiel dans la grande discussion du pro-
blème de la distribution et de l'échange contenue dans le livre suivant ; elles peuvent
être laissées de côté provisoirement par le lecteur qui désire aborder immédiatement
ce problème. Nous donnons dans le chapitre XIV un résumé de leurs principaux
résultats.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 77

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre huit
Rente, ou revenu fourni par un instrument
de production non crée par l'homme, par
rapport à la valeur de son produit.

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§ 1. - Dans le chapitre VI, nous avons fait ressortir le contraste entre la demande
directe relative à une chose telle que le pain et la demande indirecte ou « dérivée »
relative au champ de blé ou au moulin, choses qui jouent rune et l'autre leur rôle dans
la production du pain. Nous avons maintenant à poursuivre l'étude de la demande
indirecte, et à examiner plus attentivement de quelle façon la valeur d'une parcelle de
terre ou de tout autre instrument de production est gouvernée par la valeur des choses
que cet instrument contribue à produire.

Ce chapitre sera consacré à la terre, tandis que le suivant sera consacré aux instru-
ments de production créés par l'homme ; et certaines questions diverses se rattachant
à la question principale seront discutées dans le chapitre X. Dans ces trois chapitres,
l'influence exercée par l'élément de temps sera au premier plan.

Lorsqu'une personne occupe une position avantageuse pour une branche quelcon-
que de production, elle est vraisemblablement appelée à obtenir un « surplus de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 78

producteur », c'est-à-dire un excédent de bénéfice au delà de ce qui est nécessaire


pour la rémunérer de ces débours immédiats. Ce surplus existera selon toute proba-
bilité aussi bien lorsqu'il produira pour sa propre consommation que lorsqu'il produira
en vue de la vente. Mais, de semblables cas n'ont qu'une importance secondaire dans
le monde moderne, et le plus simple comme aussi le plus pratique, c'est d'aller tout
droit à la production en vue de la vente sur un marché 1.

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§ 2. - Nous partons alors de la proposition suivante, à savoir que lorsqu'une chose


est produite en vue de la vente sur un marché libre, son prix doit à la longue être
suffisant pour rémunérer les producteurs de chaque portion de leurs débours. Le prix
doit couvrir le coût de cette partie du produit qui est obtenue avec le plus grand
désavantage, et, par conséquent, chacune des autres parties doit procurer un surplus
au delà de son coût direct. Ces faits ont été exprimés dans deux doctrines classiques, à
savoir : que le prix du produit tout entier est déterminé par lés dépenses ou coût (en
monnaie) de production et que la rente ne fait pas partie du coût de production. Ces
formules sont vraies dans le sens dans lequel elles sont prises, mais elles sont souvent
mal interprétées.

Il est certainement vrai que les dépenses nécessaires à l'obtention d'un produit
agricole sont le mieux évaluées à la limite de ta culture, c'est-à-dire qu'elles sont
évaluées pour une portion de produit obtenu soit sur une terre ne payant pas de rente
parce qu'elle est pauvre ou mal située, soit sur une terre qui paye une rente mais
obtenue alors par des dépenses de capital et de travail qui sont juste couvertes par leur
rendement et qui, par conséquent, ne sauraient en rien contribuer à la rente. Ce sont
ces dépenses que la demande doit exactement couvrir. En effet, si elle ne le fait pas,
l'offre diminuera et le prix s'élèvera jusqu'à ce qu'elle les couvre. Les portions du
produit qui fournissent un surplus seront, en général, produites alors même que ce
prix ne sera pas maintenu ; par suite, leur surplus ne gouverne nullement le prix ;
tandis qu'aucun surplus n'est fourni par la portion de produit dont les frais de
production ont une part directe à la détermination du prix. Aucun surplus n'entre alors
dans ce coût (en monnaie) de production qui détermine le niveau auquel se fixe le
prix de l'offre tout entière. Ainsi, nous voyons qu'il y a trois précautions à prendre
dans l'interprétation de ces doctrines classiques :
En premier lieu, le mot Rente est pris comme synonyme de surplus de produit qui
dépasse ce qui est nécessaire pour rémunérer le cultivateur pour son capital et pour
son travail ; et si l'agriculteur est propriétaire de sa terre, il peut, bien entendu, retenir
ce surplus.

Ensuite, la dépense-limite de capital et de travail, par le rendement de laquelle


nous évaluons la quantité requise pour dédommager l'agriculteur, n'est pas faite né-
cessairement sur des terres de qualité inférieure ; mais elle est faite à la limite de la
dépense utile sur une terre d'une qualité quelconque.

1 Lorsqu'une personne produit pour sa propre consommation, le surplus du producteur s'entremêle


facilement avec le surplus du consommateur. Cpr. ci-dessous, Liv. VI, chap. II, § 13.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 79

En dernier lieu, ces doctrines ne signifient pas qu'un agriculteur tenancier ne


doive pas tenir compte de sa rente lorsqu'il établit son bilan annuel. Lorsqu'il l'établit,
il doit compter sa rente absolument comme il fait de toute autre dépense. Ce qu'elles
signifient, c'est que, lorsque l'agriculteur est à se demander s'il vaut réellement la
peine. d'employer plus de capital et plus de travail sur sa terre, il n'est pas nécessaire,
alors, qu'il pense à sa rente ; il aura, en effet, à payer cette même rente, soit qu'il
emploie ce capital et ce travail supplémentaires, soit qu'il ne les emploie pas. Par
conséquent, si le produit-limite dû à cette dépense additionnelle paraît, selon toute
probabilité, devoir lui donner des bénéfices normaux, il la fait, et, alors, sa rente
n'entre pas dans ses calculs 1.

Les doctrines classiques peuvent donc être réexposées comme il suit :


1) La quantité de produit obtenu, et, par conséquent, la position de la limite de
culture (c'est-à-dire de la limite de l'emploi profitable du capital et du travail aux
bonnes et aux mauvaises terres indifféremment) sont gouvernées l'une et l'autre par
les conditions générales de l'offre et de la demande ; elles sont gouvernées d'abord par
la demande, c'est-à-dire par le chiffre de la population qui consomme le produit ; par
l'intensité du besoin de cette population par rapport à ce produit et par ses ressources
pour le payer. D'un autre côté, elles sont gouvernées par l'offre, c'est-à-dire par
l'étendue et la fertilité de la terre cultivable et par le nombre et les ressources de ceux
qui sont propres à le cultiver. C'est ainsi que le coût de production, l'intensité de la
demande, la limite de la production et le prix du produit dépendent les uns des autres.
2) Mais la rente n'a aucune influence sur les conditions générales de l'offre et de la
demande on sur les rapports qu'elles ont l'une avec l'autre. Cette rente est gouvernée
par la fertilité du sol, par le prix du produit et parla position de la limite de culture :
elle est représentée par l'excédent de la valeur des rendements totaux qu'obtiennent le
capital et le travail appliqués à une terre sur les rendements que ce travail et ce capital
auraient obtenus dans des conditions aussi défavorables que celles qui existent à la
limite de la culture.
3) Si le coût de production était évalué, pour les portions du produit qui ne sont
pas produites à la limite, il serait nécessaire, bien entendu, qu'une charge relative à la
rente entrât dans cette évaluation ; et si cette évaluation était employée dans un calcul
des causes qui gouvernent le prix du produit, alors le raisonnement constituerait un
cercle vicieux. Car, ce qui n'est absolument qu'un effet serait regardé comme faisant
partie de la cause des choses dont il est un effet.

4) Le coût de production du produit-limite peut être déterminé exactement sans


tomber dans un cercle vicieux. Le coût de production des autres parties du produit ne

1 Cpr. t. I, p. 329. Une objection très plausible à ce raisonnement a été soulevée sur le motif qu'il
s'applique également lorsque le fermier se demande s'il retirera plus de travail des charrues qu'il
possède déjà. On verra plus loin que l'objection est sans valeur. Au point de vue du fermier
considéré individuellement, les deux cas sont, il est vrai, parallèles. Mais s'il se décide à avoir une
autre charrue au lieu de tirer plus de travail de celles qu'il a déjà, cela ne provoquera aucune rareté
durable de charrues, puisqu'il peut être produit un plus grand nombre de charrues pour faire face à
la demande ; tandis que s'il occupe une plus grande étendue de sol, il en restera moins pour
d'autres ; en effet, la provision de sol dans un vieux pays ne saurait s'accroître. C'est ce qui fait que
pour les produits du sol les problèmes de la valeur ne se posent pas et ne se développent pas de la
même façon que pour les produite des choses créées par l'homme.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 80

le peut pas. Le coût de production à la limite de l'emploi profitable du capital et du


travail est celui auquel tend le prix du produit tout entier, sous l'influence des
conditions générales de l'offre et de la demande 1.

Ainsi les différences dans la rente (ou surplus de production) que donnent les
terres proviennent de leurs avantages nets, en tenant compte à la fois de leur situation
et de leur fertilité ; mais tout ce qui est requis pour l'existence de la rente, c'est que la
demande relative au produit soit suffisante pour permettre qu'une certaine partie de ce
produit soit obtenue dans des conditions telles qu'elles mettent en jeu la tendance au
rendement décroissant.

La rente existerait même si toutes les terres offraient les mêmes avantages, pourvu
seulement que la population fût tout juste plus que suffisante pour les mettre en
culture. Dans l'intérieur d'un pays neuf, où quelques-unes des meilleures terres
demeurent encore sans culture et appartiennent au premier occupant, il n'y a pas de
rente 2.

1 Cette manière de traiter la rente du sol peut être complétée par une autre procédant plutôt d'après
le système de Cournot qui consiste à prendre comme point de départ la valeur dans un cas de
monopole, et à y introduire alors la concurrence de plusieurs rivaux de façon à se rapprocher des
conditions d'un marché libre.
Nous choisirons comme exemple une source continue d'eau minérale naturelle. S'il n'existait
qu'une source de cette nature, son propriétaire aurait là un véritable monopole ; on peut supposer
qu'il le cède moyennant une redevance. Le cessionnaire fixerait le prix de l'eau de façon que
l'ensemble des recettes annuelles provenant de cette vente excédât l'ensemble des dépenses
annuelles d'exploitation d'une somme aussi élevée que possible ; et cet excédent serait la rente que
le propriétaire de la source pourrait le forcer à payer ; bien entendu, ses propres bénéfices de
direction doivent être compris dans les dépenses d'exploitation. Nous discuterons bientôt la ques-
tion du monopole d'une façon un peu détaillée, et nous ferons observer de plus près le fait que la
rente de monopole est gouvernée, toutes choses étant égales, par le prix de l'eau et ne fait pas
partie de ce prix. Ce fait est en harmonie avec la théorie que nous discutons ici, mais il n'en est pas
une application.
Supposons, maintenant, qu'il existe plusieurs sources de cette nature appartenant à des
propriétaires différents et n'étant liés par aucune entente et que la quantité d'eau tirée de chacune
de ces sources puisse être accrue au moyen de pompes coûteuses qui fournissent un rendement
constamment décroissant. Le prix d'équilibre sera celui qui rémunérera chaque producteur pour sa
production-limite, c’est-à-dire pour le dernier gallon d'eau que ses dépenses lui permettent de
puiser lorsque les quantités puisées aux diverses sources sont telles que leur somme est égale à la
quantité que les acheteurs voudront acheter à ce prix. La valeur en rente de chaque source sera
l'excédent que fournit ce prix par rapport aux dépenses d'exploitation. De cette façon, le prix sera
gouverné par les rapporte de l'offre et de la demande ; il contribuera directement à déterminer la
rente et il ne sera pas déterminé par la rente ; la rente ne fera pas partie des frais de production.
2 La transition entre la période sans rente et la période de rente, dans un paya neuf, sera discutée
dans le prochain chapitre.
On a quelquefois prétendu que si tout le sol était également avantageux et était entièrement
occupé, le revenu que l'on en retirerait ne constituerait pas une véritable rente, mais une rente de
monopole. Il semble, cependant, que ce soit là une erreur. Bien entendu, les propriétaires fonciers
pourraient fort bien se syndiquer pour restreindre la production, que leurs propriétés soient
également fertiles ou non ; les prix élevés ainsi obtenus pour le produit constitueraient des prix de
monopole ; et les revenus des propriétaires seraient des revenus de monopole. Mais avec un mar-
ché libre, la rente du sol serait déterminée par les mêmes causes et de la même façon dans un pays
où le soi offrirait partout les mêmes avantages que dans les pays où les bons et les mauvais terrains
sont mêlés.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 81

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§ 3. - Jusqu'ici nous avons considéré les produits agricoles comme une unique
marchandise. En effet, nous n'avons fait que suivre les économistes classiques en
supposant provisoirement que toutes les sortes de produits agricoles peuvent être
regardés comme convertis en de certaines quantités de blé ; et nous avons supposé
que tout le sol soit employé dans un but agricole, à l'exception des emplacements de
construction qui ne représentent qu'une portion peu étendue et à peu près fixe de
l'ensemble. Mais, maintenant, nous avons à tenir compte de la compétition entre les
différentes sortes de produits agricoles dans l'usage des terrains fertiles.

Les conditions qui gouvernent l'offre des produits agricoles, pris dans leur
ensemble, à un prix donné, sont l'étendue et la fertilité de l'ensemble des terres et les
ressources de ceux qui les cultivent. Mais ce n'est qu'une partie du sol et des
ressources des cultivateurs qui est utilisable pour une récolte donnée, avoine, par
exemple, ou houblon. Chaque récolte lutte avec l'autre en vue de la possession de la
terre ; si quelque récolte apparaît comme devant être plus rémunératrice qu'aupa-
ravant par rapport aux autres, les cultivateurs consacreront à cette récolte une plus
grande partie de leur sol et de leurs ressources. Ce changement peut être retardé par la
routine, par la défiance ou par l'obstination, ou encore par le défaut de connaissances
chez l'agriculteur, comme aussi par la durée de son bail. Mais ces obstacles ne
peuvent que retarder la tendance à la substitution: ils ne sauraient l'anéantir. Il sera
vrai encore, dans la plupart des cas, que chaque cultivateur, « tenant compte de ses
propres ressources, poussera pour son entreprise la dépense en capital dans chaque
genre d'emploi jusqu'à ce qu'il croira s'apercevoir qu'il a atteint la limite extrême,
c'est-à-dire la marge de l'utilité ; c'est-à-dire encore jusqu'à ce qu'il lui semblera qu'il
n'y a plus aucune raison de penser que les bénéfices résultant de nouvelles dépenses
de capital dans le même sens puissent le dédommager de ses déboursés 1 ».
Ainsi, dans l'état d'équilibre, l'avoine et le houblon et toute autre récolte produi-
ront le même revenu net pour la dépense de capital et de travail que le cultivateur est
tout juste amené à faire. Cet emploi-« limite » qui le dédommage tout juste de ses
dépenses et qui, par conséquent, ne contribue en rien à la rente, produira des rende-
ments nets égaux pour le cultivateur. S'il en était autrement, en effet, celui-ci se
trouverait avoir mal calculé ; il n'aurait pas obtenu le rendement maximum que ses
déboursés pouvaient lui donner ; et il lui serait encore loisible d'augmenter ses
bénéfices, en répartissant de nouveau ses récoltes, en augmentant ou en diminuant sa
culture d'avoine ou de toute autre récolte 2.
1 Cpr. ci-dessus, p. 48.
2 Cpr. ci-dessus, Liv. III, chap. V, §§ 1, 2, et Liv. V, chap. IV, § 3 ; ainsi que la note mathématique
XIV, qui fait ressortir le fait que cette distribution de dépense entre des entreprises différentes,
distribution qui donnera un rendement total maximum, est déterminée par la même série
d'équations que la distribution grâce à laquelle le rendement-limite pour la dépense effectuée dans
une direction quelconque est égal au rendement pour la dépense effectuée dans n'importe quelle
autre direction.
Mill (Principles, III, xvi, 2), lorsqu'il examinait les « produits conjoints » faisait observer que
toutes les questions relatives à la concurrence entre récoltes en vue de la possession de terrains
particuliers sont rendues plus complexes par la rotation des récoltes et autres causes semblables ;
un compte embrouillé de débit et de crédit, en partie double, doit être tenu entre les divers
éléments de la rotation. La pratique et un instinct sûr permettent au fermier de tenir assez bien ce
compte. Le problème tout entier peut être exprimé en de simples formules mathématiques. Mais ce
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 82

Cela nous oblige à modifier notre version corrigée des doctrines classiques en ce
qui concerne la rente et la valeur, afin de l'adapter aux rapports existant entre le prix
d'une récolte particulière, comme l'avoine ou le houblon, et la rente de la terre sur
laquelle la récolte est produite. Ce que nous avons dit précédemment signifiait que a
quantité d'avoine récoltée et la position de la limite de culture de l'avoine sont l'une et
l'autre gouvernées par les conditions générales de l'offre et de la demande, et que le
prix de toute l'avoine doit être égal au prix de cette avoine-limite qui, parce qu'elle est
récoltée dans des conditions défavorables, ne contribue en rien à la rente. Mais la
limite de culture doit maintenant être désignée comme étant la limite de l'emploi
profitable du capital et du travail à tout le sol que la compétition des autres récoltes
laisse à l'avoine.

Cela signifie que la formule, d'après laquelle la valeur normale de l'avoine est
déterminée par sa production dans les conditions les plus défavorables où elle est
produite, a besoin d'être complétée en ajoutant : premièrement, que ces conditions
sont, non moins que la valeur normale elle-même, gouvernées par l'état général de
l'offre et de la demande ; et, deuxièmement, qu'une des principales de ces conditions
consiste dans l'étendue de terre susceptible de produire de l'avoine, mais qui est si
demandée pour d'autres récoltes qu'elle donne une rente plus élevée lorsqu'elle est
employée pour ces récoltes que lorsqu'elle est utilisée pour la culture de l'avoine. En
effet, les dépenses de production de cette avoine, qui paye juste sa façon, sont accrues
par l'emploi à d'autres récoltes de la terre qui pourrait produire de grandes quantités
d'avoine : cette terre donnerait une bonne rente sous cette culture, mais elle en donne
une encore meilleure sous d'autres. Il reste vrai encore que la rente ne constitue pas un
élément de ces dépenses de production de l'avoine-limite sur lesquelles se modèle le
prix de toute l'avoine. Mais la phrase : « la rente n'entre pas dans le coût de pro-
duction », lorsque cette phrase est appliquée à une récolte particulière, telle que
l'avoine, est particulièrement sujette à une fausse interprétation, et elle devrait être
évitée 1.

serait là un travail fastidieux et il n'en jaillirait aucune idée nouvelle. Tout cela ne rendrait par
conséquent aucun service tant qu'on ne sortirait pas des pures abstractions. Cependant ces
problèmes appartiennent à une classe de problèmes qui pourraient un jour être d'un bon usage dans
la haute science agronomique, lorsque celle-ci aura fait assez de progrès pour faire une place aux
détails de la vie réelle.
1 On choque sans nécessité l'homme ordinaire lorsqu'on se sert de la phrase traditionnelle : la rente
ne rentre pas dans le prix de l'avoine. Il voit que toute augmentation de la demande de terre en vue
d'autres usages se manifeste par une hausse de la valeur en rente du sol ; qu'elle laisse moins de
sol libre pour la culture de l'avoine et, par conséquent, fait qu'il vaut la peine de forcer les récoltes
d'avoine sur ce qui reste de terrain à cet usage et ainsi qu'elle fait hausser les dépenses-limites de
l'avoine et son prix. La rente sert comme un médium par l'intermédiaire duquel les causes
réellement agissantes qui se trouvent à l'arrière-plan font hausser le prix de l'avoine. et il est par
conséquent inutile de dire que la rente du soi ne fait pas partie du prix de l'avoine. Mais il est plus
qu'inutile de dire que la rente fait partie du prix : cela est faux. Jevons demande (Préface de Theory
of Political Economy) : « Si une terre qui a produit une rente de 2 livres sterling par acre, comme
pâturage, est labourée et employée à la production du blé, les 2 livres par acre ne doivent-elles pas
être passées en débit par rapport aux frais de production du blé ? » La réponse est négative. Car il
n'existe aucun rapport entre cette somme particulière de 2 £ et les dépenses de production de la
partie de ce blé qui couvre juste ses frais. Ce que l'on devrait dire c'est que : a Lorsqu'un terrain
susceptible d'être employé pour la production d'une marchandise est employé pour la production
d'une autre marchandise, le prix de la première s'élève à la suite de la diminution de son champ de
production. Le prix de la seconde se composera des frais de production (salaires et profits) de la
partie qui paie ses frais. c'est-à-dire de la partie qui cet produite à la limite de culture. Et si, dans
un but particulier, nous additionnons l'ensemble des frais de production faits sur ce sol et que nous
répartissions ces frais sur la totalité de la marchandise produite, la rente que nous devrons y faire
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 83

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§ 4. - Dans cet exposé, on ne tient pas compte de la nature des marchandises que
donne le sol. Et, en fait, il n'est nullement nécessaire d'en tenir compte. La théorie
s'applique aux fonds urbains, comme aux fonds ruraux. Mais son application aux
rentes foncières des fabriques et des ateliers, des hôtels et des maisons, présente
certaines particularités peu importantes qui seront discutées dans une note faisant
suite à ce chapitre. Les rapports entre l'individu et la société et la valeur du sol seront
discutés au chapitre X.

Il faudrait ajouter encore qu'une redevance n'est pas une rente, quoiqu'elle soit
désignée sous ce nom. En effet, sauf lorsque des mines, des carrières, etc., sont en
réalité inépuisables, l'excédent de leur revenu sur leurs dépenses directes doit, au
moins en partie, être regardé comme le prix obtenu par la vente de marchandises
mises en réserve - mises en réserve par la nature, sans doute, mais actuellement
traitées comme une propriété privée ; et, par suite, le prix-limite d'offre des minerais
comprend une redevance qui vient s'ajouter aux dépenses-limites de l'exploitation de
la mine. Cette redevance par tonne de charbon, lorsqu'elle est exactement fixée,
représente, dans la valeur de la mine, regardée comme une source de richesse future,
la diminution causée par l'enlèvement d'une tonne de charbon dans ce magasin de la
nature 1.
entrer n'est pas celle que donnerait le soi s'il était employé à produire la première marchandise,
mais celle qu'il donne lorsqu'il est employé à produire la seconde. »
Pour revenir à notre exemple des sources d'eau minérale indiqué dans une note précédente,
nous pouvons dire que si l'une des sources les moins abondantes était située de telle sorte qu'elle
ne pût être exploitée sans endommager un terrain ayant une grande valeur, elle ne serait proba-
blement pas exploitée du tout ; le fait que le terrain avait une grande valeur en rente pour d'autres
emplois diminuerait la quantité d'eau minérale qui, sans cela, aurait été produite, et ce fait
amènerait la production d'une plus grande quantité d'eau par les autres sources à des frais plus que
proportionnels. Les frais de production de la partie produite dans les conditions les plus
désavantageuses seraient plus considérables qu'auparavant ; et les producteurs élèveraient les prix
tous à la fois. Si les prix ne s'élevaient pas assez pour couvrir ces dépenses, l'offre serait réduite et
la diminution de l'offre amènerait forcément la hausse des prix. L'élévation du prix serait donc due
au fait que l'on peut, en en faisant un autre usage, obtenir une rente élevée de l'un des terrains sur
lesquels on aurait pu employer des machines à pomper l'eau minérale.
1 Cpr. ci-dessus,Liv. IV, chap. III,§7. Adam Smith est critiqué par Ricardo pour avoir placé la rente
sur le même pied que les salaires et le profit comme faisant partie des frais (en monnaie) de
production ; et il n'est pas douteux qu'il le fait quelquefois. Cependant, il dit ailleurs : « Il faut
donc observer que la rente entre dans la composition du prix des marchandises d'une tout autre
manière que les salaires et les profite. Le taux élevé ou bas des salaires et des profits est la cause
du prix élevé ou bas des marchandises : le taux élevé ou bas de la rente est l'effet du prix. Le prix
d'une marchandise particulière est élevé ou bas, parce qu'il faut, pour la faire venir au marché,
payer des salaires et des profits élevés ou bas ; c'est parce qu'il est ou beaucoup ou très peu plus ou
pas du tout plus élevé que ce qui suffit pour payer ces salaires et ces profite, que cette marchandise
donne une forte rente ou une faible rente ou pas de rente du tout. » (Wealth of Nations, I, xi.) Dans
ce cas, comme dans beaucoup d'autres, il se trouve avoir émis dans une partie de ses écrite des
vérités qu'il semble avoir niées dans d'autres.
Adam Smith discute le « prix auquel le charbon pourra être vendu pendant un temps
considérable » et il prétend que « les mines les plus productives règlent le prix du charbon pour
toutes les autres mines du voisinage ». Sa pensée n'apparaît pas clairement ; mais il ne semble pas
qu'il ait en vue une vente à perte temporaire ; et il semble impliquer que les mines sont concédées
à tant par an. Ricardo, suivant en apparence les mêmes traces, arrive à une conclusion opposée qui
est que « c'est la mine la moins productive qui marque le prix », ce qui est peut-être plus près de la
vérité que la doctrine de Smith. Mais, en fait, lorsque le prix pour l'usage d'une mine est surtout
sous forme de redevance, ni l'une ni l'autre de ces propositions ne paraissent applicables. Ricardo
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 84

Note sur la rente des terrains bâtis


par rapport à la valeur des produits
qu'on en retire

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§ 5. - Nous avons vu 1 que la loi du rendement décroissant s'applique à l'utilisation


du sol pour tout ce qui concerne la vie et le travail sur ce sol dans toutes les
industries. Il est évident que dans l'industrie du bâtiment, comme en agriculture, il est
possible de faire un emploi trop restreint du capital. Absolument comme un squatter
peut trouver qu'il obtiendra un produit plus élevé s'il ne cultive que la moitié des 160
acres qui lui ont été concédées que s'il éparpille son travail sur l'ensemble ; de même,
lorsque la terre n'a qu'une valeur infime, une maison à bas prix peut être chère par
rapport aux commodités qu'elle offre. Mais, comme en agriculture, il existe un certain
emploi de capital et de travail à l'acre qui donne le revenu le plus élevé et que de
nouveaux emplois après celui-ci donnent un revenu moindre, il en est de même en
matière de construction. La quantité de capital par acre qui donne le maximum de
revenu varie, en agriculture, avec la nature des récoltes, avec l'état des méthodes de
production et avec le caractère des marchés qu'il s'agit d'approvisionner ; de même,
dans le bâtiment, le capital par pied carré qui donnerait le maximum de revenu, si le
terrain n'a pas une valeur particulière, varie avec le but pour lequel la maison est
construite. Mais lorsque le terrain a une valeur particulière, il vaut mieux employer
son capital au delà de ce maximum plutôt que de payer la rente foncière supplémen-
taire qu'exigerait une surface plus étendue. Dans les endroits où la rente foncière est
très élevée, chaque pied carré est destiné à fournir pour plus du double des frais, peut-
être deux fois plus d'installations qu'il n'en donnerait s'il était utilisé avec le même but
là où la rente foncière est peu élevée 2.

avait raison au point de vue technique (ou du moins il n'avait pas absolument tort) lorsqu'il disait
que la rente ne fait pas partie du coût-limite de production d'un produit minéral. Mais il aurait dû
ajouter que si une mine n'est pas, en fait, inépuisable, le revenu que l'on en lire est en partie rente
et en partie redevance ; et que quoique la rente n'en fasse pas partie, la redevance minima fait
directement partie des frais payés pour n'importe quelle partie du produit, que ces frais soient des
frais-limites ou non.
1 Cpr. Liv. IV, chap. III, § 7.
2 Supposez, par exemple, qu'une personne se construise un hôtel ou une usine, et examine quelle
étendue de terrain il lui faudra pour établir cette construction. Si le terrain est bon marché, elle en
emploiera beaucoup ; s'il est cher, elle en emploiera moins et elle bâtira en hauteur. Supposons
qu'elle calcule les dépenses de construction et de mise en œuvre de son établissement avec des
façades de 100 et 110 pieds respectivement, et que les deux solutions soient au total tout aussi
commodes pour elle, pour ses clients et pour ses employés, et, par suite, tout aussi avantageuses
pour elle. Supposons qu'elle s'aperçoive que la différence entre les deux plans, après capitalisation
des dépenses futures, se traduit par un avantage de 500 £ en faveur de la superficie la plus étendue,
il sera alors porté à prendre celle-ci si le sol peut être obtenu pour moins de 50 £ par pied de
façade, mais non autrement ; et 50 £ représenteront la valeur-limite du soi pour lui. Il aurait pu
arriver au même résultat en calculant le chiffre plus grand d'affaires qui pourrait être fait, à égalité
de dépenses ou autres points de vue, sur le terrain plus étendu par comparaison avec le plus petit ;
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 85

Nous pouvons appliquer l'expression la limite de construction aux installations


qu'il ne vaudrait pas la peine d'établir sur un Lorrain donné si sa rente foncière était
un peu moins élevée ; et, peur fixer les idées, nous pouvons supposer que ces
installations se trouvent à l'étage supérieur de l'édifice 1.

En construisant cet étage, au lieu d'étendre la construction sur une plus grande
superficie, on se procure une économie de rente foncière qui compense exactement la
dépense anormale et l'incommodité du plan. Les installations données par cet étage,
lorsqu'on a accepté les inconvénients particuliers qui en résultent, doivent tout juste
compenser les frais sans que rien n'en soit affecté à la rente foncière ; et les frais de
production des choses obtenues à cet étage, s'il fait partie d'une fabrique, sont juste
couverts par le prix de ces choses ; il n'existe aucun excédent pour la rente foncière.
Les frais de production des choses manufacturées peuvent alors être calculés comme
ceux des marchandises qui sont fabriquées à la limite de la construction, de façon à ne
pas payer de rente foncière. S'il reste entendu que nous les calculons ainsi, il est alors
vrai que la rente foncière ne fait pas partie des frais de fabrication ; et cette manière
de voir est exactement parallèle à celle à laquelle on doit se tenir si l'on veut que la
doctrine de Ricardo soit exacte lorsqu'elle est appliquée à l'agriculture. En effet, les
frais de production de l'avoine sont augmentés par le fait que le sol qui pourrait
donner de bonnes récoltes d'avoine est l'objet d'une forte demande en vue de la
production d'autres récoltes, ce qui lui permet de fournir une rente plus élevée ; de
même les imprimeries que l'on peut voir à Londres à quelque soixantaine de pieds au-
dessus du sol pourraient offrir leur travail un peu meilleur marché si la demande de
terrain en vue d'autres usages n'élevait pas si haut la limite de la construction 2.

ou bien encore en construisant sur un terrain moine coûteux dans une situation moine favorable.
Mais quel que soit le procédé qu'elle adopte pour faire son calcul, ce calcul est analogue à celui
par lequel elle décide s'il convient d'acheter telle espèce d'outillage ou telle autre ; et lorsqu'elle
considère le revenu net (en tenant compte de la dépréciation) qu'elle compte retirer de l'un ou de
l'autre de ces placements, elle établit entre ce revenu et l'ensemble de son entreprise la même
relation générale et si les avantages de la situation sont tels que tout le terrain utilisable puisse être
employé de façon que son usage limite soit représenté par une valeur en capital de 50 £ par pied de
façade, ce prix sera alors la valeur courante du terrain.
Jevons, dans le passage que nous venons de citer, soutenait avec raison que Mill est
inconséquent lorsqu'il dit que la rente ne fait pas partie du prix des produits agricoles, mais fait
partie du prix des produits manufacturés.
1 Les maisons à plusieurs étages sont souvent pourvues d'un ascenseur qui est aux frais du
propriétaire de la maison, et, dans ce cas, du moins en Amérique, l'étage supérieur donne souvent
un loyer plus élevé que les autres. Si l’emplacement a une très grande valeur et que la loi ne limite
pas la hauteur de sa maison, il pourra construire très haut ; mais à la fin il atteindra la limite de
construction. La propriétaire verra qu'à la fin les dépenses supplémentaires nécessitées par les
fondations et par l'épaisseur des murs, comme aussi pour l'ascenseur, unies à une certaine dépré-
ciation qui en résultera pour les étages inférieurs, feraient qu'il perdrait plus qu'il ne gagnerait à
ajouter un étage de plus ; le dernier étage qu'il trouve tout juste bon de construire doit être regardé
comme la limite de construction, bien que la rente brute payée pour les étages supérieurs soit plus
élevée que celle payée pour les étages inférieurs.
2 Cette discussion est basée sur cette supposition que « la rente foncière » représente la véritable
valeur du sol en rente dans un régime concurrence. Bien entendu, cette valeur peut devenir très
différente de la rente foncière que se réserve le propriétaire du sol lorsqu'il loue pour longtemps un
terrain à bâtir avant l'expiration du bail antérieur. Le preneur est en fait pour tout ce temps,
propriétaire du sol soumis à un paiement annuel au propriétaire originaire, et cela donne lieu à
bien des complications. Ces complications ont une grande importance pour l'incidence des taxes
locales et il sera nécessaire de les étudier avec soin dans leurs rapports avec cette matière.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 86

Pour revenir à un avertissement donné au commencement de ce chapitre, contre


une fausse interprétation de la véritable partie de la doctrine de Ricardo, nous
pouvons faire remarquer que cette théorie n'implique pas qu'un industriel, lorsqu'il
fait le compte des profits et pertes de son industrie, ne compte pas sa rente parmi ses
dépenses. Si la rente foncière, à Leeds, par exemple, s'élève, un industriel, trouvant
ses dépenses de production augmentées, peut s'en aller dans une autre ville ou à la
campagne, et abandonner le sol sur lequel il travaillait et qui sera construit en ateliers
et magasins, choses pour lesquelles la situation en ville offre plus d'avantages que
pour les fabriques. Il peut penser, en effet, que l'économie de rente foncière qu'il réali-
sera en s'en allant à la campagne, unie à d'autres avantages procurés par le change-
ment, fera plus que contre-balancer les inconvénients. Dans les réflexions auxquelles
il se livrera lorsqu'il se demandera s'il vaut la peine de prendre cette décision, la rente
foncière de sa fabrique sera comptée parmi les dépenses de production de son drap.

Cela est vrai. Mais il est non moins vrai qu'en établissant le compte des profits et
pertes de la culture du sol, la rente que paye l'agriculteur doit être comptée parmi ses
dépenses. Un producteur de houblon, par exemple, peut trouver que, à raison de la
rente élevée qu'il paie pour son fonds, le prix de son houblon ne couvre pas ses frais
de production à l'endroit où il se trouve, et il peut abandonner la culture du houblon
ou se mettre à la recherche d'un autre sol pour cette culture ; tandis que le terrain qu'il
abandonne peut être loué à un maraîcher. Après un certain temps, la demande relative
à la terre dans le voisinage peut, de nouveau, devenir si considérable que le prix total
que le jardinier maraîcher retire de ses produits ne paiera pas ses frais de production,
y compris la rente ; et celui-ci à son tour cédera la place à une compagnie de
construction, par exemple.

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§ 7 1. - La demande relative aux fonds urbains d'une valeur exceptionnelle


provient de diverses classes de commerçants, soit en gros, soit en détail, plus que des
manufacturiers ; et il peut être utile de dire ici quelque chose des caractères de la
demande qui se rapporte spécialement à ce dernier cas.

Si deux fabriques dans la même branche industrielle ont des rendements égaux,
elles sont à peu près certaines d'avoir un emplacement égal. Mais il n'existe aucun
rapport étroit entre la superficie des établissements commerciaux et leur débit. Une
superficie étendue est pour eux une affaire de commodité et une source de profit
supplémentaire. Cet espace n'est pas matériellement indispensable ; mais plus leur
emplacement est considérable et plus est grande la quantité de marchandises qu'ils
peuvent garder sous la main, et plus sont grande aussi les avantages de pouvoir
exhiber des échantillons de ces marchandises ; et tel est, en particulier, le cas dans les
commerces qui sont sujets aux changements du goût et de la mode. Dans ces
branches-là, les vendeurs s'appliquent à réunir dans un espace relativement étroit des
échantillons de toutes les meilleures sortes qui sont en vogue et plus encore de celles
qui sont appelées à être en vogue prochainement ; plus leur rente foncière est élevée,
plus ils doivent être prompts à se débarrasser, serait-ce à perte, des choses qui sont
quelque peu démodées et qui n'améliorent en rien le caractère général de leurs
marchandises. Si leur localité est de celles où les clients sont plus portés à se laisser

1 Ce paragraphe a été mis ici après avoir été extrait du livre VI, ix.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 87

tenter par une marchandise bien choisie que par la modération des prix, les commer-
çants imposeront des prix qui donneront un profit très élevé avec un débit relative-
ment peu considérable ; sinon, ils demanderont des prix très bas et ils essaieront de
faire beaucoup d'affaires relativement à l'importance de leur capital et à la dimension
de leurs locaux. Exactement comme dans quelques localités, le maraîcher préfère
cueillir les pois jeunes et tant qu'ils ont toute leur saveur, alors que dans d'autres il
aime mieux les laisser croître pour qu'ils fassent un grands poids sur les balances.
Quel que soit le système adopté par les commerçants, il y aura toujours des commo-
dités qu'ils hésiteront à offrir au public puisqu'ils calculeront que les ventes supplé-
mentaires obtenues par de telles commodités ne sont que tout juste rémunératrices et
ne fournissent aucun surplus pour la rente. Les marchandises qu'ils vendent à raison
de ces commodités nouvelles sont des marchandises dans les frais de vente desquelles
la rente n'entre pas plus qu'elle n'entre dans les frais de vente des petits pois que le
maraîcher considère tout juste comme valant la peine d'être produits (ce sont des
marchandises-limites).

Les prix sont peu élevés dans certaines boutiques à rente foncière élevée, parce
que le seuil de ces boutiques est franchi par un grand nombre de gens qui ne peuvent
se permettre de payer des prix élevés pour satisfaire leur fantaisie ; et le marchand sait
qu'il doit vendre bon marché ou ne pas vendre du tout. Il doit se contenter d'un
modeste bénéfice chaque fois qu'il renouvelle son fonds. Mais, comme les besoins de
ses clients sont simples, il n'a pas besoin de garder en magasin un stock considérable
de marchandises ; et il peut renouveler son fonds plusieurs fois dans la même année.
De cette façon, ses profits annuels sont très grands et il consent à payer une rente très
élevée pour la situation grâce à laquelle ils peuvent être réalisés. D'un autre côté, les
prix sont très élevés dans quelques-unes des rues paisibles des quartiers élégants de
Londres et dans un grand nombre de villages. S'il en est ainsi, c'est que, dans le
premier cas, les clients doivent être attirés par des marchandises de choix qui ne
peuvent être vendues que lentement ; tandis que, dans l'autre cas, le renouvellement
des marchandises est forcément peu rapide. Ni dans l'une ni dans l'autre de ces
localités le commerçant ne réalise des bénéfices qui lui permettent de payer une rente
aussi élevée que celle de certains magasins à bon marché mais très achalandés des
quartiers Est de Londres. On s'aperçoit ainsi que la rente n'est pas comprise dans le
prix de détail pas plus qu'elle n'est comprise dans le prix demandé par le commerçant
en gros ou par le manufacturier. Les demandes intensives relatives au sol peuvent
provenir des facilités que ce sol offre soit pour des ventes peu nombreuses à des prix
élevés, soit pour des ventes nombreuses à bas prix.

Il est vrai cependant que si, en dehors de tout accroissement dans le trafic tel que
l'amène une clientèle supplémentaire, des terrains acquièrent une plus grande valeur
pour des raisons ne tenant pas au commerce de détail, alors pourront seule se
maintenir les boutiquiers qui peuvent s'assurer une nombreuse clientèle relativement
aux prix qu'ils demandent et à la classe d'affaires qu'ils traitent. Il y aura donc un
nombre plus faible de commerçants dans tous les négoces pour lesquels la demande
n'a pas augmenté ; et ceux qui restent pourront demander des prix plus élevés qu'au-
paravant tout en offrant à leurs clients les mêmes avantages et les mêmes attractions.
La hausse des rentes foncières sur ce point sera ainsi l'indice d'une rareté des terrains
qui, toutes choses étant égales, fera hausser les prix des marchandises au détail ; tout
comme la hausse des rentes agricoles dans une région indiquera une rareté des
terrains qui fera hausser les dépenses-limites de production et, par suite, le prix de
toute récolte particulière.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 88

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre neuf
Quasi-rente, ou revenu d'un instrument
de production créé par l'homme,
par rapport à la valeur de son produit.

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§ 1. - Le fermier paye ce qu'il appelle la « rente » (fermage) à son propriétaire


foncier sans s'inquiéter de distinguer quelle portion de la valeur nette annuelle de son
fonds est due au libre don de nature et quelle portion est due aux dépenses en capital
effectuées par le propriétaire foncier en vue de l'amélioration du sol et de la
construction d'édifices sur ce sol. Or, le revenu qui provient de constructions agri-
coles ou de maisons a évidemment le même caractère que le revenu qui provient de
machines durables ; et ce revenu est couramment classé dans la catégorie du profit
plutôt que dans celle de la rente. Néanmoins cette façon de parler employée par le
fermier peut facilement se justifier. En effet, les revenus provenant d'instruments de
production créés par l'homme ont en réalité quelque analogie avec les véritables
rentes.

Les revenus nets, provenant d'instruments de production créés par l'homme,


peuvent être appelés leurs quasi-rentes : l'une des raisons, c'est que si nous considé-
rons des périodes trop courtes pour permettre à l'offre de ces instruments de
production de répondre à un changement dans la demande qui les concerne, nous
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 89

verrons que le stock de ces instruments doit être regardé comme temporairement fixe.
Pendant ce temps, le rapport qui existe entre ces instruments de production et les
choses qu'ils contribuent à produire est à peu près le même que celui dans lequel se
trouve le sol, ou tout autre pur don de nature, dont le stock est fixé d'une manière
permanente, et dont le revenu net constitue une véritable rente. Tel est le principe qui
va être développé dans le présent chapitre. Abordons-le au moyen d'un exemple.

Supposons qu'une guerre qu'on ne s'attendait pas à voir durer longtemps soit de
nature à empêcher l'approvisionnement alimentaire de l'Angleterre. Les Anglais se
mettraient à produire des récoltes plus abondantes par un emploi supplémentaire de
capital ou de travail propre à donner vraisemblablement un rendement rapide ; ils se
préoccuperaient des résultats que donnent les fumures artificielles, les machines à
herser, et ainsi de suite ; et plus ces résultats seraient favorables et moins serait gran-
de, dans le cours de l'année suivante, la hausse du prix du produit qu'ils considèrent
comme nécessaire pour qu'il vaille la peine d'engager dans ce sens un supplément de
dépenses. Mais la guerre aurait très peu d'effet sur leur activité en ce qui concerne les
améliorations qui ne porteraient leur fruit que lorsqu'elle serait terminée. Donc, dans
toute recherche relative aux causes qui détermineront les prix du blé pendant une
courte période, la fertilité que le sol retire d'améliorations lentement effectuées doit
être prise telle qu'elle est à ce moment, presque comme si cette fertilité était l'œuvre
de la nature. Ainsi, le revenu provenant de ces améliorations permanentes donne un
excédent par rapport au prix coûtant ou coût spécial (prime or special cost) nécessaire
pour obtenir un supplément de produit. Mais ce n'est pas là un véritable surplus dans
le même sens que l'est véritablement une rente, c'est-à-dire que ce n'est pas un surplus
au delà du coût total (total cost) du produit ; ce surplus est nécessaire pour couvrir les
dépenses générales de l'entreprise.

Pour parler en termes plus précis, le revenu supplémentaire provenant des


améliorations qui ont été faites sur le fonds par le propriétaire individuel - ce service
étant supputé de façon à ne comprendre aucun des avantages que le sol aurait retirés
du progrès général de la société indépendamment des efforts et des sacrifices du
propriétaire - est, en général, tout entier nécessaire pour rémunérer le propriétaire de
ces efforts et de ces sacrifices. Il peut estimer trop faiblement les bénéfices qui en
résulteront ; mais il peut tout aussi bien faire une évaluation trop élevée. S'il les
évalue exactement, son intérêt le pousse à faire la dépense aussitôt qu'elle lui paraît
devoir être profitable ; et, en l'absence d'une raison spéciale faisant croire le contraire,
nous pouvons supposer qu'il agit ainsi. À la longue, donc, les rendements nets des
dépenses en capital consacrées à la terre, si l'on prend ensemble les rendements
fructueux et ceux qui ne le sont pas, ne fournissent qu'un motif juste suffisant de faire
des dépenses. Si l'on avait compté sur des rendements moindres que ceux sur lesquels
les gens ont en réalité basé leurs calculs, il aurait été fait moins de dépenses
d'améliorations.

C'est-à-dire que pour des périodes qui sont longues par rapport au temps néces-
saire pour faire des améliorations quelconques et leur faire produire tout leur effet, les
revenus nets provenant de ces améliorations ne sont que le prix nécessaire pour
rémunérer les efforts et les sacrifices de ceux qui les font ; les dépenses, pour les
faire, font ainsi directement partie des dépenses-limites de production et ont une part
directe à la fixation du prix d'offre pour une longue période. Mais, dans les courtes
périodes, c'est-à-dire dans les périodes courtes par rapport au temps nécessaire pour
effectuer les améliorations de la classe en question et pour leur faire produire tout leur
effet, les revenus tirés de ces améliorations n'exercent pas cette influence directe sur
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 90

le prix d'offre ; et, lorsque nous avons affaire à de semblables périodes, ces revenus
peuvent être regardés comme des quasi-rentes qui ne contribuent pas directement à
déterminer le prix du produit, mais qui dépendent plutôt de lui 1.

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§ 2. - Maintenant, prenons pour exemple une industrie manufacturière. Supposons


qu'une demande exceptionnelle pour une certaine sorte de tissu soit provoquée, par
exemple, par un changement brusque de la mode. L'outillage spécial nécessaire à la
fabrication de ce tissu donnera, pour le moment, un revenu élevé, revenu qui dépen-
dra da prix auquel on pourra vendre ce produit et consistant en l'excédent du prix total
de ce produit sur le débours direct (y compris l'usure) entraîné par sa production ; et la
quasi-rente, ou revenu net, tirée de cet outillage sera, pour le moment, plus grande
que les bénéfices normaux du capital primitif qu'on y a employé.

Si, plus tard, à la suite d'un nouveau changement de la mode, la demande est
moins grande qu'on ne s'y attendait, les fabriques employant l'outillage le plus impar-
fait cesseront de travailler ; il en sera de même des machines les plus mauvaises dans
les autres fabriques, et les machines qu'il vaut toujours la peine de garder à l'œuvre
paieront tout juste leurs dépenses réelles de mise en œuvre mais ne fourniront aucun
surplus. L'excédent du prix obtenu pour les marchandises fabriquées à l'aide de
l'outillage le meilleur, sur son amortissement augmenté des dépenses réelles pour le
mettre en œuvre, constituera le revenu donné par ces instruments de production pen-
dant la courte période de dépression. Cette quasi-rente, ou revenu net, que l'on retire
des machines durant cette seconde période sera moindre que les bénéfices normaux
retirés du capital primitif qu'on y a employé.

De semblables exemples peuvent être empruntés à n'importe quelle autre branche


d'industrie. Chaque branche a des caractères spéciaux à elle propres, mais avec
quelques modifications de détail, le même principe général s'applique à toutes. Lors-
qu'on discute les causes qui déterminent les fluctuations de production des courtes
périodes, le revenu net retiré du placement du capital peut être classé avec la rente
proprement dite ; et cela, parce que ce revenu net se trouve en dehors des sommes à
payer dont le montant agit sur les producteurs pour les déterminer à augmenter l'offre
utile durant une courte période.

1 Bien entendu, le caractère et l'étendue des améliorations dépendent en partie des conditions de la
tenure rurale, ainsi que de l'initiative, de la capacité des propriétaires et des tenanciers du moment
et des capitaux dont ils disposent. Sous ce rapport, nous verrous, lorsque nous en arriverons à
étudier la tenure rurale, qu'il faut faire une large part aux conditions spéciales des différentes
localités.
On peut faire remarquer, cependant, que la rente proprement dite est évaluée, en supposant
que les qualités originaires du sol ont conservé toute leur force. Et lorsque le revenu provenant des
améliorations est considéré comme une quasi-rente, il doit rester entendu que ces améliorations
ont conservé toute leur efficacité ; si elles ont été détériorées, l'équivalent de la dégradation doit
être déduit du revenu qu'elles ont fait produire avant de pouvoir arriver à ce revenu net qui doit
être regardé comme leur quasi-rente. La portion de revenu qui est requise pour couvrir l'usure
offre quelque ressemblance avec la redevance lorsque celle-ci ne fait que couvrir l'épuisement
d'une mine au fur et à mesure que l'on en retire du minerai. Cpr. V, viii, 5.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 91

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§ 3. - Maintenant, il faut faire observer que le sol ne constitue qu'une forme


particulière du capital au point de vue du producteur individuel. La question de savoir
si un agriculteur a poussé la culture d'une parcelle déterminée aussi loin qu'il lui était
avantageux et s'il devrait chercher à lui faire produire davantage ou y ajouter une
autre parcelle, cette question, dis-je, est de même nature que celle de savoir s'il doit
acheter une nouvelle charrue ou essayer d'utiliser plus complètement les charrues qu'il
possède déjà, s'en servant parfois lorsque le sol n'est pas dans un état très favorable et
en nourrissant ses chevaux un peu plus abondamment. Il compare le revenu net que
lui donnerait un peu plus de terre avec les autres emplois qu'il pourrait faire du capital
qu'il aurait à dépenser en vue d'obtenir ce produit net. De même, il compare le produit
net qu'il peut obtenir en se servant de ses charrues dans des circonstances défa-
vorables avec celui qu'il obtiendrait en augmentant son stock de charrues et en
travaillant dans des conditions plus favorables. Cette part de produit, au sujet de
laquelle il se demande s'il l'obtiendra en faisant meilleur usage de ses charrues
actuelles ou en acquérant une nouvelle charrue, peut être considérée comme prove-
nant d'un usage-limite de la charrue. Elle ne donne rien de net (c'est-à-dire pas autre
chose qu'un dédommagement pour l'usure par rapport au revenu net tiré de la
charrue 1.

C'est ainsi encore qu'un industriel ou un commerçant, possédant à la fois des


terres et des édifices, considère les deux choses comme ayant les mêmes rapports
avec son commerce. L'un et l'autre lui fourniront aide et commodité, tout d'abord
libéralement et ensuite avec un rendement décroissant à mesure qu'il s'efforcera d'en
tirer davantage. À la fin, il se demandera si l'encombrement de ses ateliers ou de ses
magasins n'est pas une source de désavantages suffisante pour le pousser à acquérir
un plus grand espace. Et lorsqu'il en arrivera à se demander s'il vaut mieux se procu-
rer cet espace en occupant une autre parcelle de terre ou en élevant son édifice d'un
étage, il comparera le revenu net qu'il obtiendrait des placements faits dans le premier
sens avec celui qu'il obtiendrait des placements faits dans l'autre sens. La portion de
produits qu'il retire précisément de ses instruments de production existants, alors qu'il
se demande s'il ne vaudrait pas mieux accroître ces instruments de production que de
mettre en œuvre d'une manière si intense ceux qu'il a présentement, ne contribue en
rien au revenu que ces instruments de production lui fournissent. Dans cette théorie
on ne se demande pas si les instruments de production ont été créés par l'homme ou
s'ils font partie d'un fonds fourni par la nature ; cette théorie s'applique aux rentes
comme aux quasi-rentes.

Mais il y a une différence au point de vue social. Lorsqu'une personne prend


possession d'une nouvelle terre, il reste moins de terre pour les autres. Au contraire, si
elle fait des placements en amélioration du sol ou en constructions sur ce sol, ses
placements n'empêcheront en rien une population croissante d'améliorer d'autres
terres ou d'y bâtir. C'est là le point délicat auquel nous arrivons.

1 La notion de revenu net ou de produit net est étudiée plus loin au livre VI, i.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 92

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§ 4. - Il existe des ressemblances et des dissemblances entre la terre et les instru-


ments de production créés par l'homme. Il existe des dissemblances en ce sens que la
terre est un fonds fixe pour toujours (fixed stock for all time) ; tandis que les
instruments de production créés par l'homme, que ce soient des améliorations du sol,
des édifices ou des machines, etc., constituent une masse susceptible d'augmentation
ou de diminution selon les variations qui surviennent dans la demande effective des
produits qu'ils contribuent à obtenir. En cela il y a dissemblance. Mais, d'un autre
côté, il y a ressemblance en ce sens que puisque quelques-uns de ces produits ne
peuvent pas être obtenus rapidement, ces instruments constituent, en fait, un fonds
fixe pour de courtes périodes (fixed stock for short periods), et, pour ces périodes, les
revenus provenant de ces instruments de production sont dans le même rapport avec
la valeur des produits obtenus par eux que les véritables rentes.

Pour indiquer un côté de la ressemblance entre les rentes et les quasi-rentes, on


peut donner un exemple très simple. Le prix de location d'un poney est l'excédent de
sa valeur par rapport à celle d'un poney si faible qu'il n'a aucune valeur locative 1. Le
prix de location des poneys, comme. celui du sol, dépend de la valeur des services
qu'ils rendront, et la valeur de ces services dépend, pour le moment, du rapport qui
existe entre le stock de poneys et la demande relative à leurs services. Mais ici
apparaît la dissemblance, car les mots, : « pour le moment », qui sont nécessaires
lorsqu'il s'agit de poneys, ne le sont plus lorsqu'il s'agit de la terre. S'il n'arrive rien
d'imprévu, le stock de poneys s'adaptera si bien à la demande qu'un poney moyen (on
normal), durant une vie de longueur et d'activité moyennes, se louera à un prix
procurant un bénéfice normal par rapport au coût de production. C'est, en général, ce
qui arrivera ; et il n'y aura aucun « surplus » pour le producteur au-dessus du profit
normal. Bien entendu la demande relative aux poneys peut avoir été l'objet d'une
évaluation inexacte et le prix de location (ou quasi-rente) produit par un poney moyen
peut excéder ou ne pas atteindre les bénéfices normaux de son coût de production.
Mais la différence ne peut exister que pour de courtes périodes lorsqu'il s'agit de
poneys, parce que leur élevage est si rapide et ils meurent si promptement qu'une
erreur dans l'adaptation de l'offre à la demande peut être rapidement réparée. La
dissemblance entre la rente du sol et les quasi-rentes des autres objets réside dans le
fait que la location des autres objets ne peut pas, dans les conditions ordinaires et pour
longtemps, s'écarter beaucoup du profit normal par rapport à leur coût de production ;
tandis qu'en matière de sol fertile, l'offre, ne saurait être adaptée rapidement à la
demande relative à ce même sol, et, par conséquent, le revenu provenant de ce sol
peut s'écarter d'une façon permanente et considérable du profit normal par rapport aux
frais nécessités par sa mise en culture.

1 C'est là le raisonnement du due d'Argyle contre l'utilité de la doctrine des quasi-rentes, dans son
savant et instructif ouvrage intitulé : Unseen Foundations of Society, pp. 310-311. Il y est répondu
dans un article On Rent dans Economic Journal, vol. III, article auquel le lecteur peut se référer
pour un examen plus étendu de ce point et de quelques autres qui s'y rattachent.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 93

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§ 5. - Le principe général en discussion peut donc être ainsi formulé : Le prix d'un
objet quelconque et la quantité produite de cet objet dépendent ['un et l'autre des
rapports généraux de l'offre et de la demande ; le prix couvre juste les frais de produc-
tion de la quantité qui est obtenue dans les conditions les plus désavantageuses ; tout
le reste fournit un surplus au delà de son coût direct, et ce surplus est un résultat et
non une cause du prix de vente. Le prix en effet dépend des rapports de l'offre et de la
demande ; or, bien entendu, le surplus n'affecte pas la demande. ni l'offre non plus,
puisqu'il n'est fourni que par la portion du produit qui serait même à un prix inférieur.

Lorsque nous cherchons à prendre une vue générale de la valeur normale pour une
très longue période de temps, lorsque nous recherchons les causes qui déterminent « à
la longue » la valeur normale, lorsque nous remontons aux effets « ultimes » des
causes économiques, alors le revenu provenant du capital sous ces diverses formes
fait partie des sommes par lesquelles les frais de production de la marchandise en
question doivent être couverts et ce revenu gouverne directement l'action des pro-
ducteurs qui sont dans le doute sur le point de savoir s'il leur faut oui ou non augmen-
ter leurs moyens de production. Mais d'un autre côté, lorsque nous considérons les
causes qui déterminent les prix normaux pour une période qui se trouve courte par
rapport au temps qu'il faudrait pour accroître considérablement l'offre de ces
instruments de production, alors le stock de ces instruments de production doit être
considéré comme fixe presque autant que s'ils étaient de purs dons de nature. Plus
sera courte la période que nous considérons et plus sera lent le procès de production
de ces instruments de production : moins alors sera grand l'effet que les variations de
revenu qu'on en tire auront de ralentir ou d'accroître l'offre de la marchandise produite
par eux et d'élever ou d'abaisser son prix d'offre ; plus il sera vrai aussi que, pour la
période de temps envisagée, le revenu net que l'on tire de ces instruments de produc-
tion doit être regardé comme un surplus ou profit du producteur, on comme une
quasi-rente. Et ainsi, en passant des purs dons de nature aux plus durables améliora-
tions du sol, puis aux améliorations moins durables, puis aux bâtiments ruraux et
industriels, aux machines à vapeur, etc., et, finalement, aux instruments les moins
durables et les plus rapidement créés, nous rencontrons une série continue 1.
1 Nous pouvons observer que nous comparons la rente avec le profit plutôt qu'avec l'intérêt parce
qu'elle contient ordinairement un élément représentant le bénéfice de direction et d'entreprise ;
mais c'est là une question de degré ; et il existe quelques cas exceptionnels où apparaît, une rente
nette qui peut plus exactement être comparée à l'intérêt. Ce point demandera à être discuté d'une
manière plus appropriée dans la suite de ce travail.
Les rapporte qui existent entre la rente et le profit attirent l'attention des économistes de la
génération précédente ; parmi ces économistes, il faut signaler d'une manière particulière Senior et
Mill, Hermann et Mangoldt. Senior semble presque sur le point de voir que la clé de la difficulté
est dans l'élément de temps ; mais ici, comme ailleurs, il se contente de quelques suggestions ; il
n'en élabora pas le contenu. Il dit (Political Economy, p. 129) : « Au point de vue de son utilité, la
distinction entre le profit et la rente cesse aussitôt que le capital dont provient un certain revenu est
devenu, par donation ou par succession, la propriété d'une personne aux privations ou au travail de
laquelle il ne doit pas sa création. » Mill dit aussi : (Political Economy, livre III, chap. v, § 4) :
« Toute différence en faveur de certaine producteurs ou en faveur de la production dans certaines
circonstances est la source d'un gain qui n'est pas désigné sous le nom de rente à moins qu'il ne
soit payé périodiquement par une personne à une autre, et qui est cependant gouverné par des lois
qui sont absolument les mêmes que celles de la rente. Le prix payé pour un avantage différentiel
dans la production d'une marchandise ne peut pas faire partie du coût de production de cette
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 94

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§ 6. - Une des grandes applications de ce principe général, c'est l'exclusion d'un


certain nombre de cercles vicieux que l'on retrouve encore dans une certaine classe de
discussions économiques. Nous avons déjà fait remarquer que, puisque la rente
dépend du prix du produit (entre autres choses), elle ne saurait être considérée comme
déjà connue dans une étude des causes dont dépend ce prix ; et par suite on se heurte
à un cercle vicieux quand on essaye d'indiquer ces causes en se basant sur le coût de
production de tout produit autre que le produit-limite. Tenir compte de la rente et
l'ajouter au prix coûtant (prime cost) pour préciser le coût de production qui agit en
déterminant directement l'offre et la valeur, ce serait admettre déjà au point de départ
le résultat qu'il faut atteindre.

Il nous faut maintenant observer qu'il en est à peu près de même en ce qui
concerne les revenus fournis par des instruments de production créés par l'homme,
lorsque nous considérons des périodes si courtes que l'offre des instruments de
production doit être considérée pratiquement comme un tout invariablement fixe,
c'est-à-dire comme une masse incapable d'être matériellement affectée, pendant de
telles périodes, par l'afflux de nouveaux instruments et par la disparition d'instruments
anciens. Durant ces périodes, le revenu produit par les instruments de production
dépend de la valeur de ce que ces instruments produisent et il ne constitue pas un
pourcentage déterminé de leur coût de production. Quelques-uns de ces instruments
peuvent même être démodés et ne donner qu'un revenu net très peu élevé. Mais que
ce revenu ou quasi-rente soit faible ou considérable, la valeur des instruments de
production se détermine en capitalisant leur revenu présent et leur revenu en perspec-
tive. Et c'est pourquoi tourner en rond, comme le font même certains économistes
éminents, et parler de leur revenu comme provenant de leur valeur en capital au taux
usuel de l'intérêt, c'est raisonner en cercle vicieux ; tout comme on tombe dans un
cercle vicieux lorsqu'on déduit la rente d'une terre de sa valeur en capital au taux
usuel de l'intérêt.

Une erreur provenant d'un raisonnement également vicieux se retrouve dans


quelques tentatives faites pour vulgariser la théorie de la valeur et pour se soustraire à
l'ennui d'une étude spéciale des coûts-limites de production et de l'influence de
l'élément de temps sur la valeur. Dans de telles tentatives, on prétend que le coût de
production d'un produit doit être déterminé en lui attribuant une part proportionnelle
du coût de production des instruments employés à le produire. Cette méthode de
raisonnement est vicieuse, sauf dans les cas, rares de notre temps, où il est possible
d'admettre que les conditions de l'industrie n'ont subi aucun, changement important,

marchandise. » Dans ces dernières années, cette matière a continué d'être étudiée avec beaucoup
de soin et beaucoup de science par de nombreux écrivains, en particulier en Autriche et en
Amérique.
Le professeur Nicholson semble ne pas avoir aperçu ces difficultés dues à l'élément de temps
et que la doctrine de la quasi-rente est appelée à résoudre ; il semble ne pas avoir vu la portée de
cette théorie. Il dit (Political Economy, vol. I. p. 414) : « Dans mon opinion, la quasi-rente est une
sorte de profit dû à la conjoncture » (conjoncture profils) ; et (vol. il, p. 80-82) : « Le propriétaire
d'un vieux matériel est supposé retirer une rente de ce matériel, parce qu'il a cessé de lui donner un
profit ou un intérêt... Il paraît absurde, par la seule raison que la perte n'est pas totale et absolue,
d'appeler la portion qui reste une quasi-rente. De sorte que la quasi-rente serait un profit ou une
perte exceptionnels imprévus et instables. » Une quasi-rente n'est aucune de ces choses.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 95

du moins en ce qui concerne la production et l'emploi de ces instruments de


production 1.

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§ 7. - Lorsque nous considérons les prix coûtants (prime costs) dans leur sens
strict, nous excluons les salaires de ces employés, commissionnaires, etc., que l'on
devra payer, que la commande particulière en question soit prise ou non. Ces salaires,
qui ne constituent pas des quasi-rentes, doivent être compris parmi les frais supplé-
mentaires ; et, par suite, l'assertion d'après laquelle les quasi-rentes d'une entreprise
correspondent à ses frais supplémentaires n'est pas rigoureusement exacte ; bien que,
à divers points de vue, elle puisse se rapprocher assez de la vérité. Ce qui serait exact,
ce serait de dire que les quasi-rentes sont égales à la partie des frais supplémentaires
qui correspond aux dépenses relatives à l'emploi de moyens de production, soit
matériels, comme les édifices et les machines, soit immatériels, comme l'organisation
de l'entreprise et ses relations commerciales.

Il est facile de voir à première vue que l'importance de toutes les doctrines qui se
rattachent aux coûts-limites est diminuée par le fait que, à des degrés divers, les
producteurs observent la politique « conservatrice » qui consiste à refuser de
nouveaux ordres et à refuser de vendre ce qu'ils ont fabriqué pour leurs magasins à
des prix qui ne font que couvrir les frais spéciaux ou les prix coûtants (special or
prime costs) des marchandises. Ce fait porte, sans doute, quelque atteinte à la netteté
de la ligne des rapports existant entre la valeur et le coût-limite. Mais il se borne là. Il
n'affecte nullement la substance de ces rapports. Et notamment, il ne nous fournit pas
un nouveau motif d'établir une distinction entre les véritables rentes et les quasi-
rentes. Car ni la rente ni la quasi-rente ne font directement partie du coût-limite de
production. Toutes les deux sont de nature à exercer indirectement, et de la même
façon, une influence sur ce coût ; en effet, toutes les deux sont comprises de la même
façon dans ces dépenses générales auxquelles le manufacturier prudent ou tout autre
commerçant fait une certaine part dans ses calculs, lorsque son matériel est peu
occupé et qu'il a à décider s'il doit accepter un très bas prix pour une commande
nouvelle ou pour une partie de ce qu'il a en magasin 2.

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§ 8. - Il faut faire remarquer que l'observation faite au paragraphe 4 du chapitre


précédent s'applique, en tant qu'il s'agit de courtes périodes, aux quasi-rentes à peu
près de la même façon qu'aux véritables rentes. Lorsque des bâtiments agricoles
existants ou autres instruments de production qui pourraient être employés dans la
production d'une marchandise sont détournés de leur destination primitive en vue de
la production d'une autre marchandise, pour la seule raison que la demande pour
celle-ci leur permet d'obtenir un revenu plus élevé de, sa production, alors, pour le
moment, l'offre de la première marchandise sera moindre et son prix sera plus élevé
qu'ils ne l'auraient été si ces instruments de production n'avaient pas été à même de

1 Cpr. Liv. V, chap. xi, § 6.


2 C'est ce qui a été indiqué au livre V, iii, et l'étude en sera faite plus loin au livre V, xi.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 96

donner un revenu plus élevé dans un autre emploi. Mais comme au cas de la rente, il
n'y aura aucune relation directe ou numérique entre l'accroissement du prix de la
première marchandise et le revenu que les instruments de production peuvent procu-
rer en produisant la seconde.

Naturellement, lorsque l'outillage est susceptible d'être employé dans plus d'une
branche d'industrie, le coût-limite, dans chaque branche, sera affecté par l'étendue de
la demande pour cet outillage en vue de travailler dans d'autres branches. Cette
demande externe concernant l'outillage agira par l'effet des bénéfices qu'il peut procu-
rer ailleurs. Tel est le véritable sens de la plausible assertion d'après laquelle les
bénéfices qui peuvent être obtenus par l'outillage dans un certain emploi font partie
du coût des objets produits par ce même outillage employé ailleurs. Ici, encore, le cas
de la quasi-rente est parallèle à celui de la rente foncière.

Note sur des exemples se rapportant


au principe général discuté dans ce chapitre

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§ 9. - La discussion suivante n'ajoutera que peu de chose à l'exposition déjà faite


du principe général. Et il est rare que les applications pratiques de ce principe aient
une importance capitale. Mais ces applications sont si obscures et si pleines de pièges
et de chausse-trappes qu'il petit être avantageux d'illustrer ce principe par deux
exemples, exemples qui le montreront sous différents aspects à ceux qui sont désireux
d'approfondir cette matière.

Par le premier exemple nous nous proposons de montrer que le revenu produit par
le soi sur les limites d'un pays neuf offre une grande ressemblance avec celui qui est
obtenu par « la création » d'autres objets matériels, c'est-à-dire par l'appropriation de
la matière sous d'autres formes au service de l'homme.

Nous avons déjà fait observer que s'il existe une assez grande étendue de terrain
libre dans une région pour que la population agricole qui s'y trouve ne puisse pas
mettre ce terrain en culture, le sol ne produira aucune rente 1. Voyons maintenant de
quelle façon la rente fait son apparition lorsque la population s'accroît dans un pays
nouveau.

1 Ci-dessus, V, viii, 2. Il est entendu que le soi n'est pas « mis en culture » lorsqu'il est si mal
travaillé que des emplois croissants de capital et de travail donnent encore des rendements plus
que proportionnels. Cette supposition générale est cependant un peu vague ; il faut des détails
empruntés à des exemples particuliers pour lui donner quelque précision. Deux difficultés doivent
être examinées tout particulièrement. L'une est que la tendance de la nature vers un rendement
décroissant est contrecarrée par une double tendance vers le rendement croissant due aux écono-
mies que procure à l'homme la production en grand les unes, qui sont sociales et « externes »,
communes à tous les cas les autres, qui sont spéciales à telle entreprise et « interne » (V. IV, iii, 6
et xiii, 2). La deuxième difficulté vient du fait qu'il peut y avoir plus d'un rendement maximum de
culture, comme le montrent les irrégularités de la figure 15, vol. I. p. 314. Ces subtilités n'ont
cependant qu'une même importance pratique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 97

Un colon qui s'empare d'une terre dans un pays nouveau n'exerce aucun privilège
exclusif puisqu'il ne fait que ce que tout autre a la liberté de faire. Il se soumet à bien
des privations, sinon à des dangers personnels et peut-être court-il le risque que le sol
ne se comporte mal et qu'il soit forcé d'abandonner les améliorations qu'il a faites.
D'un autre côté, les choses peuvent bien tourner, la population peut affluer et la valeur
du sol peut, en peu de temps, donner un surplus sur les dépenses qu'il y a faites,
comme cela arrive pour le coup de filet du pécheur lorsque celui-ci rentre à la maison
avec sa barque pleine jusqu'au bord. Mais, il n'y a là rien qui se présente comme une
rente. Il s'est lancé dans une affaire aléatoire qui était ouverte à tout le monde et son
énergie et sa bonne étoile lui ont donné une rémunération particulièrement élevée ;
d'autres auraient pu courir la même chance que lui ; et au point de vue des affaires, ils
auraient dû faire ainsi s'ils pensaient que, après avoir fait la part des risques et des
difficultés de l'entreprise, celle-ci donnerait un Surplus qui pourrait très bien être
appelé la rente d'un privilège on d'un monopole spécial.

De sorte que le revenu qu'il attend du sol à l'avenir entre dans les calculs du colon
et s'ajoute aux motifs qui déterminent ses actes lorsqu'il hésite sur le point de savoir
jusqu'où il conduira son entreprise. Il considère « sa valeur escomptée » 1 comme le
profit de son capital et comme le salaire de son propre travail en supposant que les
améliorations faites soient exécutées de ses propres mains. Il arrive souvent qu'un
colon se charge d'une terre tout en sachant que le produit qu'elle lui donnera tant
qu'elle restera en sa possession sera insuffisant à rémunérer ses peines, son travail et
ses dépenses. Il considère comme faisant partie de sa rémunération la valeur du sol
lui-même, valeur dont il profitera également, soit qu'il reste possesseur du sol, soit
qu'il le vende. Parfois, même, comme le fermier anglais l'apprend à ses dépens, le
nouveau colon considère son blé presque comme un produit accessoire (by-product) ;
le principal produit pour lequel il travaille, c'est une propriété agricole (farm), c'est-à-
dire le titre de propriété qu'il obtiendra à la suite d'améliorations du sol et dont la
valeur croîtra d'une manière continue 2.

1 Cpr., Liv. III, chap. v, § 3.


2 On a même soutenu que tout pays neuf, qui refuserait aux colons le pouvoir d'acquérir un droit
absolu de propriété sur le sol et qui n'accorderait que des concessions à long, terme verrait bientôt
le courant d'immigration disparaître entièrement. Mais il ne semble pas qu'il y ait quelque bonne
raison pour penser que cet effet ne soit pas temporaire ; en effet, les classes les plus perspicaces
d'immigrants peuvent penser que ce qui leur est enlevé comme richesse individuelle leur est plus
que remboursé à titre de participants de la richesse collective. Et même s'il n'en est pas ainsi, il est
douteux que les quelques individus qui sont arrivée les premiers sur un nouveau rivage aient
raison de prétendre qu'ils ont le droit de disposer de ses vastes ressources à perpétuité. Avertie par
l'expérience du passé, notre propre génération peut bien hésiter à prendre de nouveaux engage-
ments qui ont pour but de lier à tout jamais nos descendants. Le bénéfice que le monde, pris dans
son ensemble, peut retirer en poussant le courant migrateur dans une direction plutôt que dans une
autre n'est pas très grande. Des générations lointaines pourront penser qu'abandonner la pleine
propriété du sol est payer trop cher ce résultat et que puisque cent ans, tout en n'étant rien dans la
vie d'une race, constituent une longue période par rapport à la vie des individus, un bail de cent
années eût été suffisant. Mais cela nous entraîne loin du champ de nos recherches actuelles. Le
point qui nous intéresse ici, c'est que tout ce qui affecte les bénéfices éloignés que le colon peut
espérer réaliser, exerce une influence nettement marquée, quoique peut-être lente, sur la quantité
de produit qui prendra naissance dans le pays à une époque donnée.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 98

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§ 10. - Par notre premier exemple, nous avons voulu montrer combien étroite est
la ressemblance entre le sol dans un pays neuf et les autres instruments de production.
Le deuxième exemple nous conduira au même résultat en suivant une autre voie. Il
montrera que le caractère immobilier du soi, quoique étant, pour bien des raisons, un
attribut très important du sol, n'est pourtant pas essentiel pour pouvoir affirmer avec
certitude que le revenu provenant du soi dans un vieux pays doit être regardé comme
une véritable rente. Nous partirons d'une forme parfaite de véritable rente produite par
une marchandise mobilière ; et nous montrerons comment un changement dans les
conditions existantes peut modifier le caractère du revenu produit, jusqu'à ce que ce
revenu perde toute ressemblance spéciale avec la rente et devienne une simple forme
de profit ordinaire.

Supposons pour cela qu'une pluie météorique de quelques milliers de pierres aussi
dures que le diamant, mais très grosses, tombe dans une même localité, de telle sorte
que ces pierres soient toutes recueillies à la fois et qu'on n'en puisse trouver davan-
tage, quelques recherches que l'on fasse. Ces pierres, capables de couper la matière la
plus dure, révolutionneraient bien des branches d'industrie ; et les propriétaires de ces
pierres auraient un avantage différentiel dans la production qui leur donnerait un gros
surplus de producteur. Ce surplus constituerait une véritable rente économique, soit
qu'ils emploient eux-mêmes ces pierres, soit qu'ils les louent à des fabricants, quoique
ce ne soit que dans ce dernier cas que ce surplus portera le nom de Rente. Le montant
de cette rente dépendra de la valeur des services que les pierres rendent dans la
production, et celle-ci à son tour dépendra surtout du coût des services équivalents
rendus par l'acier trempé et autres instruments tranchants fabriqués de main d'homme
et qui, par conséquent, ont un prix d'offre normal.

De plus, si les pierres avaient un éclat exceptionnel et pouvaient servir comme


ornement plutôt que pour des besoins industriels, elles pourraient être portées par
leurs propriétaires ou données en location pour être portées par d'autres, et la valeur
en monnaie des satisfactions qu'elles procureraient constituerait une véritable rente
correspondant à la valeur en monnaie des satisfactions retirées d'un emplacement
d'habitation d'une beauté exceptionnelle, soit que son propriétaire l'habite, soit qu'il le
loue à d'autres 1.
L'influence exercée par les impôts sur la valeur éclaire très bien des points les plus
délicats de la théorie de la valeur. Profilons de cet avantage. Un impôt spécial sur ces
pierres retomberait entièrement sur leurs propriétaires (un locataire étant regardé
comme un propriétaire partiel), car cet impôt De diminuerait en rien leur offre et, par
suite, n'altérerait en rien la valeur brute des utilités et agréments qu'elles sont suscep-
tibles de fournir 2.
1 Des remarques semblables peuvent s'appliquer aux tableaux d'un peintre décédé. Si ces tableaux
sont loués en vue d'une exposition, les jouissances qu'ils procurent sont la source d'un revenu en
argent qui, après défalcation des débours immédiats, constitue un surplus net de producteur ou
rente. Si ces tableaux sont conservés par leur propriétaire pour son propre plaisir, ils produiront
également une véritable rente sous forme de satisfaction réelle. En effet, il reste toujours entendu
que la « valeur en rente » d'un pays comprend les rentes que les propriétaires du soi qui y demeu-
rent sont supposés se payer à eux-mêmes.
2 On pourrait peut-être faire remarquer en passant, quoique cela soit Bans intérêt pour le fond de la
question, que dans la mesure où les pierres précieuses et les tableaux conservés en vue d'un usage
personnel, seraient évalués, non pour leur beauté, mais pour la richesse dont ces objets témoignent,
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 99

Mais, naturellement, la demande relative à ces pierres dans une industrie en


amoindrirait l'offre disponible pour une autre industrie ; et aucune industrie ne
pourrait se permettre d'employer ces pierres à moins qu'elles ne pussent y produire un
surplus net, ou rente, au moins aussi élevé que celui qu'elles pourraient produire dans
toute autre industrie. Un impôt spécial qui les frapperait dans une industrie dimi-
nuerait la demande de cette industrie pour ces pierres et, par conséquent, abaisserait
les bénéfices nets qu'il faudrait en retirer pour pouvoir les utiliser dans d'autres
industries. Tous ces faits pourraient facilement être mal interprétés et faire croire que
la rente des pierres fait partie du coût de production des choses qu'elles contribuent à
produire.

Supposons, ensuite, que les pierres n'aient pas été trouvées toutes à la fois, mais
soient éparpillées sur toute la surface du monde sur des terres n'appartenant pas à des
particuliers et qu'on pût espérer que la découverte de l'une d'elles ici ou là serait une
compensation pour de longues et laborieuses recherches. Les gens, alors, se
mettraient à la recherche de ces pierres jusqu'à ce qu'ils soient arrivés au point, ou
limite, où le gain probable de cette recherche compenserait tout juste, à la longue, la
dépense en travail et en capital nécessaire pour lei ; trouver ; et la valeur normale de
longue période de ces pierres serait maintenue en équilibre entre l'offre et la demande,
puisque le nombre des pierres recueillies annuellement serait, à la longue, exactement
celui pour lequel le prix normal de demande était égal au prix normal d'offre.

Un impôt spécial sur ces pierres retomberait, en définitive, sur les consommateurs
des utilités produites par elles. Mais, pendant un certain temps, cet impôt retomberait
principalement sur les propriétaires ; car, pendant un certain temps, il ne pourrait pas
diminuer matériellement l'offre relative à ces pierres ni, par suite, l'offre relative à
leurs services ; il ne pourrait donc pas augmenter beaucoup la valeur de leurs servi-
ces. Ceci nous montre que le revenu tiré des pierres peut être regardé comme une
quasi-rente pour de courtes périodes.

Supposons maintenant que ces pierres soient fragiles et soient bientôt brisées et
détruites ; mais que de nouveaux approvisionnements puissent être trouvés prompte-
ment. Dans ce cas, un impôt sur ces pierres diminuerait tout à coup l'offre et ferait
hausser le prix des services rendus par elles ; et, par conséquent, il atteindrait par
contre-coup les consommateurs.

C'est ainsi que s'affirme l'influence du temps dans le problème de la valeur. Pour
des périodes qui sont longues par rapport à la durée d'une pierre, le facteur dominant
de sa valeur, c'est son propre coût de production, c'est-à-dire le coût relatif à la
découverte de cette pierre. Sa valeur peut subir des fluctuations à la suite de fluc-
tuations dans la demande, ou pour toute autre cause. Mais ce coût de production sera
le centre ou la position normale autour de laquelle cette valeur oscillera, et les
emplois qui en seront faits dans certains procès de production seront déterminés
surtout par le fait qu'ils peuvent couvrir ce coût. An contraire, pour de courtes
périodes, il n'existera aucun rapport étroit entre la valeur de ces services et le coût de
production d'une pierre.

un impôt qui les frapperait augmenterait leur valeur d'exhibition et par conséquent donnerait plus à
l'État qu'il n'enlèverait à celui qui le paierait.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 100

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre dix
Influence du milieu sur le revenu tiré d'un
instrument de production. Rente de
situation. Rente composite

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§ 1. - Dans ce chapitre nous nous occuperons principalement d'une grosse ques-


tion qui se rattache à des discussions récentes. Dans les deux derniers chapitres, nous
avons examiné le rapport du coût de production avec le revenu que donne la propriété
des « pouvoirs originaires II du soi et des autres dons gratuits de la nature, ainsi
qu'avec le revenu dû directement à l'emploi du capital privé. Mais il existe une
troisième catégorie qui occupe une place intermédiaire entre ces deux. Elle comprend
ces revenus, ou plutôt ces portions de revenu qui sont le résultat indirect du progrès
général de la société, plutôt que le résultat direct de l'emploi de capital et de travail
par des individus dans le but d'en retirer un bénéfice. C'est cette catégorie que nous
allons étudier maintenant.

Nous avons déjà vu que la nature donne presque toujours un revenu qui, lorsqu'il
est évalué d'après la quantité du produit obtenu, est moins que proportionnel à mesure
qu'augmentent les dépenses de capital et de travail faites pour la culture du soi ; mais
que, d'un autre côté, si la culture plus intensive est le résultat du développement d'une
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 101

population non agricole dans le voisinage, ce seul concours de population est vrai-
semblablement appelé à faire hausser la valeur des produits. Nous avons vu que cette
influence s'oppose à l'action de la loi du rendement décroissant, et même habituelle-
ment l'emporte sur elle, lorsque le produit est évalué d'après sa valeur et non d'après
sa quantité ; le cultivateur trouve de bons marchés sur lesquels il peut s'approvision-
ner de ce qui lui est nécessaire, et aussi, de bons marchés sur lesquels il peut vendre ;
il achète meilleur marché, tandis qu'il vend plus cher, et les avantages et les
agréments de la vie sociale sont toujours mieux mis à sa portée 1.

De même, nous avons vu que les économies qui résultent d'une bonne organi-
sation industrielle 2 ne dépendent souvent que dans une faible mesure des ressources
des entreprises individuelles. Ces économies internes, que chaque établissement doit
à son organisation propre, sont souvent très peu importantes par rapport aux écono-
mies externes, qui résultent du progrès général du milieu industriel ; la situation d'une
entreprise joue presque toujours un grand rôle pour déterminer la mesure dans
laquelle cette entreprise peut tirer profit des économies externes ; et la valeur de
situation qu'un emplacement tire de l'accroissement d'une population riche et active
autour de lui. ou de l'ouverture de voies ferrées et autres bons moyens de communi-
cation avec les marchés existants, est la plus frappante de toutes les influences que les
changements survenus dans le milieu industriel exercent sur le coût de production.

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§ 2. - Lorsque dans une industrie, agricole ou non, deux producteurs jouissent à


tous égards de facilités égales, sauf que l'une a une situation plus avantageuse que
l'autre et peut acheter ou vendre sur les mêmes marchés avec moins de frais de
transport, l'avantage différentiel que lui donne sa situation est la somme des excédents
de dépenses pour frais de transport que doit supporter son concurrent. Nous pouvons
aussi supposer que d'autres avantager, résultant de la situation, tels, par exemple, que
la proximité d'un marché de travail spécialement propre à son industrie, peuvent, de la
même façon, être traduits en valeurs pécuniaires. Si cela est fait pour une année, par
exemple, et que ces avantages soient tous ajoutés les uns aux autres, nous aurons la
valeur pécuniaire annuelle des avantages de situation que la première entreprise a sur
la seconde ; et la différence correspondante dans les revenus provenant des deux
entreprises est généralement considérée comme une différence de rente de situation.
Si nous supposons que le second emplacement offre moins d'avantages de situation
que n'importe quel autre, nous pouvons le considérer comme n'ayant pas une rente
spéciale de situation, et alors le revenu provenant de l'avantage différentiel dont jouit
le premier emplacement constitue sa rente totale de situation 3.

1 Cpr. Liv. IV, chap. iii, § 6.


2 Liv. IV, chap. xx-iii.
3 Si nous supposons que deux propriétés rurales, qui effectuent leurs ventes sur le même marché,
donnent Pour des dépenses égales en capital et en travail des quantités de produit différentes et que
la première l'emporte sur la seconde d'une somme égale aux frais de transport plus élevée qu'elle
est obligée de payer pour envoyer ses produite au marché, la rente des deux propriétés sera alors la
même. (Le capital et le travail employés dans les deux propriétés sont ici supposés ramenés à la
même mesure en monnaie ou, ce qui revient au même, les deux propriétés sont censées avoir un
accès également facile aux marchés sur lesquels elles peuvent acheter.) De même si nous suppo-
sons que deux sources minérales À et B, fournissant exactement la même eau, soient susceptibles
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 102

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§ 3. - Il existe cependant des cas exceptionnels où le revenu provenant d'une


situation avantageuse ne doit pas, à proprement parler, être considéré comme une
rente, mais plutôt comme un profit. Parfois, par exemple, la fondation d'une ville et
même le peuplement d'une région sont menés comme une affaire commerciale et
effectués comme un placement aux dépens et aux risques d'un seul individu ou d'une
société. Le fait peut être dû, en partie, à des motifs religieux ou philanthropiques ;
mais, dans tous les cas, la base financière se trouvera toujours dans le fait que le
concours d'une population nombreuse est lui-même une cause d'augmentation de la
puissance économique. Dans des conditions ordinaires, les principaux avantages
provenant de cette puissance économique profiteront à ceux qui sont déjà en posses-
sion de la place ; mais le principal espoir de succès commercial de la part de ceux qui
entreprennent de coloniser un nouveau district ou de bâtir une nouvelle ville se fonde
habituellement sur le désir de s'assurer à eux-mêmes ces bénéfices.

Lorsque, par exemple, M. Salt et M. Pullman se décidèrent à établir leurs usines à


la campagne et à fonder Saltaire et Pullman City, ils prévoyaient que le terrain, qu'ils
pouvaient acheter à sa valeur comme sol cultivable, acquerrait la valeur spéciale de
situation que la propriété urbaine tire du voisinage immédiat d'une population dense.
Des considérations analogues ont influencé ceux qui, après s'être établis dans un
endroit prédisposé par la nature à devenir une station balnéaire recherchée, ont acheté
le sol et dépensé des sommes considérables à accroître ses ressources ; ils ont
consenti à attendre longtemps un revenu net de leur placement dans !'espoir qu'en fin
de compte leur terrain tirerait une grande valeur de situation du concours de
population qui y serait attiré 1.
Dans tous ces cas, le revenu annuel provenant du sol (ou du moins la portion de
ce revenu qui excède la rente agricole) doit, à bien des points de vue, être considéré
comme un profit plutôt que comme une rente. Et cela est également vrai, que le
terrain soit celui sur lequel est bâtie l'usine elle-même à Saltaire ou à Pullman City,
ou que ce soit un terrain qui donne une grosse « rente foncière » comme emplacement
d'une boutique ou d'un magasin dont la situation permettra de faire un commerce actif
avec ceux qui travaillent dans l'usine. Dans tous ces cas, en effet, de grands risques
sont à courir, et dans toutes les entreprises où se rencontrent des risques de grandes
pertes, il doit aussi y avoir des espérances de grands bénéfices. Les dépenses
normales de production d'une marchandise doivent comprendre la compensation des

d'être exploitées l'une et l'autre d'une façon illimitée avec des frais constants de production ; que
ces frais soient, par exemple, de 2 pence par bouteille pour A, quelle que soit la quantité produite,
et de 2 pence et demi pour B, alors les localités où les frais de transport par bouteille pour B seront
de 1 demi-penny moindres que ceux de A, constitueront la zone neutre de leur concurrence. (Si les
frais de transport sont proportionnels à la distance, cette zone neutre Sera une hyperbole dont A et
B seront les foyers.) A pourra être vendu moins cher que B dans toutes les localités situées sur le
côté À de cette zone, et vice versa ; et chacune de ces sources sera susceptible de retirer une rente
de monopole de la vente de ses produits dans l'étendue de son aire propre. C'est là une forme de
nombreux problèmes de pure fantaisie mais qui ne laissent pas que d'être instructifs, et qui se
résolvent facilement d'eux-mêmes. Cpr. les brillantes recherches de von Thünen, dans Der Isolirte
Staal.
1 Les cas de ce genre sont, bien entendu, surtout fréquente dans les pays neufs. Mais ils ne sont
cependant pas très rares dans les vieux pays. Saltburn en est un exemple frappant.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 103

risques encourus pour sa production et cette compensation doit être assez considé-
rable pour que ceux qui se demandent s'ils doivent oui ou non courir ces risques
considèrent le montant net probable de leurs bénéfices - net, c'est-à-dire après en
avoir défalqué le montant probable de leurs pertes - comme compensant leurs peines
et leurs déboursés. Que les bénéfices résultant de telles tentatives ne soient guère plus
que suffisants pour le but qu'on se propose, c'est ce qui nous est montré clairement
par le fait qu'elles ne sont pas encore très fréquentes. Il y a des chances, d'ailleurs,
pour qu'elles soient moins rares dans les industries qui sont entre les mains de très
puissantes sociétés. Une grande compagnie de chemin de fer, par exemple, peut
fonder un Crewe ou un New Swindon pour fabriquer du matériel de chemin de fer
sans courir un risque considérable 1.

Des cas à peu près semblables se rencontrent lorsqu'un groupe de propriétaires


fonciers se forme en société pour construire un chemin de fer dont les recettes nettes
de transport ne sont pas considérées comme devant payer un intérêt considérable pour
le capital placé dans cette construction, mais dont l'exploitation fera hausser considé-
rablement la valeur de leurs terres. Dans ces cas, une portion de l'augmentation de
leurs revenus comme propriétaires fonciers doit être regardée comme un profit pour le
capital qu'ils ont employé à l'amélioration de leur soi ; et cela, quoique le capital ait
été employé à construire un chemin de fer au lieu d'être appliqué directement à leur
propriété.

D'autres cas de même nature, ce sont les travaux de drainage, et autres travaux en
vue de l'amélioration des conditions générales de la propriété agricole ou urbaine, en
tant que ces travaux sont exécutés par les propriétaires fonciers et à leurs frais, soit de
leur consentement, soit au moyen d'un impôt spécial prélevé sur ces propriétaires.
Des cas analogues se retrouvent encore dans le fait, par une nation, d'employer des
capitaux en vue d'améliorer sa propre organisation sociale et politique, comme aussi
en vue de faire faire des progrès à l'instruction du peuple et d'accroître ses sources de
richesse matérielle.

Cette amélioration du milieu, qui ajoute à la valeur de la terre et des autres dons
gratuits de la nature, est, dans pas mal de cas, due en partie aux placements
volontaires de capitaux par les propriétaires du sol en vue d'augmenter sa valeur ; et,
par conséquent, une portion de l'augmentation de revenu qui en résulte peut être
regardée comme un profit si nous considérons une longue période. Cependant, dans
un grand nombre de cas, il n'en est pas ainsi, et toute augmentation dans le revenu net
que donnent les dons gratuits de la nature, lorsque ce revenu n'est pas le résultat d'une

1 Les États ont de grandes facilités pour exécuter des projets de ce genre, surtout lorsqu'il s'agit de
choisir de nouveaux emplacements pour des villes de garnison, pour des arsenaux et pour des
établissements fabriquant du matériel de guerre. Lorsqu'on compare les frais de production des
entreprises d'État avec ceux des entreprises privées, les terrains occupés par les premières ne sont
souvent comptés que pour leur valeur comme terrains de culture. Mais c'est là un faux calcul. Un
établissement privé a soit à payer annuellement de lourdes charges à raison de sa situation, soit à
courir de grands risques s'il essaie de se créer lui-même sa propre ville. Et par conséquent, pour
prouver que la direction de l'État est, d'une manière générale, aussi efficace et aussi économique
que la direction privée, il faudrait, dans les bilans des industries de l'État, compter une charge
pleine et entière pour la valeur qu'auraient les terrains occupés par elles comme terrains urbaine.
Dans les branches exceptionnelles de production pour lesquelles un État peut fonder une ville
industrielle sans courir les risques qu'un établissement privé courrait dans les mêmes cas, cet
avantage peut très bien être considéré comme un argument pour que l'État se charge de ces
entreprises particulières.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 104

dépense spéciale de la part des propriétaires et n'a pas été le motif déterminant de
cette dépense, doit, à tous les points de vue, être regardée comme une rente.

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§ 4. - Ce que l'on est convenu d'appeler la rente d'un édifice se compose en géné-
ral de deux éléments, dont l'un est la quasi-rente de l'édifice lui-même et l'autre la
rente - qui souvent n'est surtout qu'une rente de situation - du sol sur lequel l'édifice
est construit. La distinction entre ces deux éléments peut être indiquée ici pour donner
un exemple particulier d'un problème général des rentes composites.

Tout d'abord, il semble quelque peu contradictoire d'affirmer qu'une chose produit
en même temps deux rentes ; car une rente est en quelque sens le revenu qui reste
après déduction des dépenses nécessaires à sa production ; et il peut sembler impos-
sible qu'il existe deux restes. Mais, en réalité, nous rencontrons souvent un véritable
surplus de producteur ou rente qui contient deux rentes moindres, ou même un plus
grand nombre.

Par exemple, la rente d'un moulin mû par l'eau comprend la rente de l'empla-
cement sur lequel il est bâti et la rente de la force hydraulique qu'il consomme.
Supposons que l'on se propose de construire un moulin dans un endroit où existe une
force hydraulique déterminée qui pourrait tout aussi bien être employée à un autre
endroit ; alors, la rente de la force hydraulique et de l'emplacement choisi pour
l'utilisation de cette force est la somme de deux rentes, lesquelles sont respectivement
l'équivalent des avantages différentiels que la possession de l'emplacement présente
pour une production quelconque et que la propriété de la force hydraulique présente
pour l'exploitation d'un moulin sur l'un quelconque des emplacements. Ces deux
rentes, qu'elles soient ou non la propriété d'une même personne, peuvent être claire-
ment distinguées et évaluées séparément soit en théorie, soit en pratique.

Mais, il ne saurait en être de même s'il n'y a pas d'autres emplacements sur les-
quels un moulin puisse être bâti ; et, dans ce cas, si la force hydraulique et l'emplace-
ment appartiennent à des personnes différentes, c'est seulement par « barguignage et
marchandage » que l'on peut déterminer quelle portion de l'excédent de valeur des
deux réunis sur la valeur qu'a l'emplacement pour d'autres buts, doit aller au
propriétaire de cet emplacement. Et même s'il existait d'autres emplacements où la
force hydraulique pût être utilisée, mais avec une puissance moindre, il serait encore
impossible de décider de quelle façon le propriétaire de l'emplacement et celui de la
force hydraulique devraient partager le surplus de producteur qu'en agissant ensemble
ils obtiennent au delà de ce que l'emplacement produirait pour toute autre entreprise,
et de ce que la force hydraulique produirait si elle était utilisée ailleurs. Le moulin ne
serait probablement pas établi jusqu'à ce qu'une convention eût été faite relativement
à la jouissance de la force hydraulique pour un certain nombre d'années ; mais, à la
fin de cette période, des difficultés semblables surgiraient au sujet du partage du
surplus total de producteur produit par la force hydraulique et par l'emplacement sur
lequel est construit le moulin.

Des difficultés de ce genre surgissent sans cesse par rapport aux tentatives faites
par des monopoleurs partiels tels que les compagnies de chemins de fer, de gaz, d'eau
et d'électricité, pour augmenter leur prix sur le consommateur qui a transformé son
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 105

organisation industrielle en vue de l'utilisation de leurs services et qui peut-être a


installé à ses frais, dans ce but, un matériel coûteux. Par exemple, à Pittsbourg,
lorsque des manufacturiers eurent établi des fourneaux alimentés par du gaz naturel
au lieu de charbon, le prix du gaz fut subitement doublé. L'histoire des mines est tout
entière remplie de difficultés de ce genre avec les propriétaires voisins au sujet des
droits de passage, etc., et avec les propriétaires des habitations, chemins de fer et
docks du voisinage 1.

1 Le rapide examen de quelques-uns des rapports existant entre les intérêts des différentes classes
d'ouvriers dans la même entreprise et dans la même industrie, examen auquel il sera procédé à la
fin du chap. VIII du livre suivant, présente une certaine affinité avec la matière des rentes
composites.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 106

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre onze
Équilibre de l'offre et de la demande
normales (suite). Par rapport à la loi du
rendement croissant

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§ 1. - Nous pouvons maintenant poursuivre l'étude commencée dans les chapitres


III et V et examiner quelques difficultés qui se rattachent aux rapports de l'offre et de
la demande en ce qui concerne les marchandises dont la production tend au
rendement croissant.

Nous avons fait remarquer que cette tendance se montre rarement aussitôt après
l'accroissement de la demande. Pour prendre un exemple : le premier effet d'une
mode soudaine pour des baromètres anéroïdes à forme de montre serait une hausse
temporaire du prix, en dépit du fait que ces objets ne comprennent aucune matière
dont la quantité soit limitée. En effet, des travailleurs à salaire élevé, n'ayant aucune
connaissance spéciale pour ce genre de travail, seraient enlevés à d'autres industries
pour entrer dans celle-ci ; une grande somme d'effort serait dépensée en pure perte, et,
pendant un certain temps, le coût réel de production et le coût en monnaie se
trouveraient augmentés.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 107

Mais, cependant, si la mode durait un temps considérable alors,, même indépen-


damment de toute nouvelle invention, les frais de fabrication des baromètres
anéroïdes baisseraient graduellement. Car il se formerait un grand nombre d'ouvriers
spécialisés, adaptés exactement aux différentes parties du travail à faire. En faisant
largement emploi de parties interchangeables, les machines spécialisées feraient
mieux et meilleur marché une grande partie de l'ouvrage actuellement fait à la main ;
et, de cette façon, un accroissement dans la production annuelle d'anéroïdes à forme
de montre amènerait une baisse considérable de prix.

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§ 2. - Le premier point à observer, c'est que cette tendance à la baisse dans le prix
d'une marchandise comme résultat du développement graduel de l'industrie qui la
produit est chose entièrement différente de la tendance à réaliser rapidement de
nouvelles économies dans un établissement particulier dont les affaires prennent de
l'extension.

Nous avons vu comment chaque pas en avant fait par un manufacturier compétent
et plein d'initiative rend plus faciles et plus rapides les progrès qui viennent ensuite ;
de sorte que sa marche ascendante se continue vraisemblablement aussi longtemps
que les circonstances lui sont assez favorables et tant qu'il conserve lui-même toute
son énergie, toute sa souplesse et son goût au travail. Mais ces qualités-là ne sauraient
durer toujours ; et aussitôt qu'elles diminuent, son entreprise est exposée à être
atteinte par l'action des mêmes causes qui lui ont permis de s'élever ; à moins cepen-
dant qu'il puisse faire passer sa maison dans des mains aussi énergiques qu'étaient les
siennes. Ainsi, le progrès et la décadence d'établissements individuels peuvent se
produire fréquemment, pendant qu'une grande industrie subit une lente oscillation ou
même progresse d'une manière constante ; comme (pour nous servir d'un exemple
dont nous nous sommes déjà servi précédemment) les feuilles d'un arbre croissent
jusqu'à maturité, et, parvenues à leur plein développement, s'y maintiennent un temps
pour dépérir ensuite, tandis que l'arbre lui-même continue de s'accroître uniformé-
ment d'année en année 1.
Les causes qui régissent les facilités de production dont dispose un établissement
pris à part se conforment à des lois tout à fait différentes de celles qui gouvernent
l'ensemble de la production d'une industrie. Et le contraste est peut-être encore plus
frappant, si nous tenons compte des difficultés de la vente. Par exemple, des
établissements industriels adaptées à des goûts spéciaux ne peuvent généralement
fonctionner que, sur une petite échelle ; et ils sont, en général, de telle nature que les
marchandises et les modes d'organisation déjà développés dans d'autres industries
peuvent facilement y être adaptés ; de telle sorte qu'un grand accroissement dans
l'échelle de leur production produirait sûrement en même temps de grandes écono-
mies. Mais ce sont là précisément les branches d'industrie dans lesquelles chaque
établissement est généralement plus ou moins confiné dans son marché particulier ;
et, s'y trouvant ainsi confiné, tout accroissement précipité de sa production est appelé
à faire baisser le prix de demande sur ce marché jusqu'à un point hors de toute
proportion avec l'augmentation des économies qu'il réalisera ; et cela alors même que

1 Cpr. Liv. IV, chap. ix. - xiii ; et en particulier, chap. xi, 5.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 108

sa production est peu importante par rapport au vaste marché pour lequel, dans un
sens plus général, cet établissement est censé produire.

En fait, lorsque le commerce est lent, il arrive souvent qu'un producteur essaie de
vendre un peu de son excédent de marchandises en dehors de son marché particulier à
des prix qui ne font guère que couvrir le prix coûtant (prime cost), tandis que sur son
marché particulier il essaie de vendre à des prix qui couvrent à peu près les frais
supplémentaires ; et une grande partie de ces frais sont constitués par les revenus
qu'il attend du capital employé a établir l'organisation externe de son entreprise 1.

De plus, les frais supplémentaires sont, en général, plus considérables relative-


ment au prix coûtant pour des choses qui obéissent à la loi du rendement croissant
que pour les autres choses 2 ; et cela vient de ce que leur production nécessite l'emploi
d'un capital considérable pour l'achat de l'outillage et pour l'établissement des
relations commerciales. Cette circonstance rend plus forte la crainte de ruiner son
propre marché particulier ou d'encourir la haine des autres producteurs pour avoir
ruiné le marché commun ; cette crainte, nous l'avons déjà vu, agit sur le prix d'offre
de courte période des marchandises lorsque les moyens de production ne sont pas
pleinement utilisés.

Nous pouvons donc considérer les conditions de l'offre provenant d'un producteur
individuel comme représentant les conditions qui régissent l'offre générale sur un
marché. Il nous faut tenir compte du fait que très peu de maisons offrent une longue
vie de prospérité, et aussi du fait que les rapports entre le producteur individuel et son
marché spécial diffèrent à d'importants points de vue de ceux existant entre
l'ensemble des producteurs et le marché général 3.
1 C'est ce que l'on peut exprimer en disant que lorsque nous considérons un producteur individuel,
nous pouvons associer sa courbe d'offre - non avec la courbe générale de demande de sa marchan-
dise sur un vaste marché - mais avec la courbe particulière de demande de son propre marché. Et
cette courbe. particulière de demande sera généralement d'une convexité très prononcée, peut-être
aussi convexe que ma propre courbe d'offre a des chances de l'être, même si un accroissement de
débit vient augmenter sensiblement ses économies internes.
2 Bien entendu, cette règle n'est pas universelle. On peut faire remarquer, par exemple, que la perte
nette subie par un omnibus qui n'est pas au complet et qui perd un transport de 4 pence, se
rapproche plus de 4 pence que de 3 pence, quoique le trafic des omnibus obéisse peut-être à la loi
du rendement constant. De même, s'il n'était retenu par la crainte de ruiner son marché, le
cordonnier de Regent Street, dont les marchandises sont fabriquées à la main, mais dont les frais
de mise en vente sont très onéreux, serait tenté de descendre au-dessous de son prix normal afin
d'éviter la perte d'une commande spéciale plus que ne le pourrait faire un manufacturier qui
emploie des machines très coûteuses et qui profite des économies que procure la production en
grand. D'autres difficultés se rattachent aux frais supplémentaires de produits conjoints, par
exemple, en ce qui concerne la pratique de vendre certaines marchandises presque à leur prix
coûtant, à titre de réclame (V. ci-dessus, Liv. V, chap. vii, § 2). Mais ce sont là des difficultés qu'il
n'est pas nécessaire d'examiner ici.
3 Les raisonnements abstraits, relatifs aux effets des économies de production qu'un établissement
individuel retire d'une augmentation de son débit, sont sujets à induire en erreur, non seulement
dans leurs détails, mais même dans leur portée générale. Ils sont souvent viciés par des difficultés
qui sont plutôt de surface et qui sont surtout embarrassantes lorsqu'il s'agit d'exprimer les
conditions d'équilibre du commerce au moyen de formules mathématiques. Certains auteurs, parmi
lesquels il faut nommer Cournot lui-même, envisageant le tableau d'offre d'une entreprise
individuelle, montrent qu'une augmentation de son débit lui procure de si grandes économies
internes que ses dépenses de production s'en trouvent diminuées ; et là-dessus ils poursuivent
hardiment leurs démonstrations mathématiques, mais, semble-t-il, sans remarquer que leurs
prémisses conduisent inévitablement à cette conclusion, à savoir que toute entreprise qui débute
bien obtiendra l'entier monopole de son industrie dans sa région. Tandis que d'autres, évitant ce
dilemme, soutiennent qu'il n'existe pas du tout d'équilibre pour les marchandises qui obéissent à la
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 109

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§ 3. - Il ne faut donc pas prendre l'histoire d'une entreprise individuelle comme


étant l'histoire d'une industrie, pas plus que l'histoire d'un homme individuel ne peut
être présentée comme étant l'histoire de l'humanité. Et cependant l'histoire de
l'humanité est l'ensemble de l'histoire des individus et la production totale pour un
marché général est le résultat des motifs qui poussent les producteurs individuels à
étendre ou à restreindre leur production. C'est précisément ici que notre fiction d'une
entreprise type vient à notre aide. Nous supposons une entreprise ayant sa bonne part
de ces économies externes et internes, que le total de la production dans cette
industrie assure à une telle entreprise. Nous reconnaissons que les dimensions et
l'outillage d'une semblable entreprise sont eux-mêmes gouvernés par le progrès
général et l'expansion de l'industrie jusqu'à cette époque ; et nous supposons que le
directeur de cette entreprise suppute s'il vaut la peine d'ajouter une nouvelle branche à
son entreprise ; s'il doit y introduire telle ou telle nouvelle machine et ainsi de suite.
Nous supposons qu'il regarde plus ou moins comme une unité la production qui
résulterait de ce changement, et qu'il établit, dans son esprit, la balance entre le coût et
le bénéfice 1.
Tel est donc le coût limite sur lequel nous fixerons notre attention. Nous ne nous
attendrons pas à une baisse immédiate de ce coût à la suite d'une augmentation brus-
que de la demande. Au contraire, nous nous attendrons à une augmentation du prix
d'offre de courte période à la suite de l'augmentation des déboursés. Mais nous nous
attendrons aussi à ce qu'un accroissement graduel de la demande augmente graduelle-
ment l'étendue et la puissance de cette entreprise type et accroisse les économies tant
internes qu'externes qui sont à sa disposition.

C'est-à-dire que lorsque nous établirons des listes de prix d'offre (tableaux d'offre)
pour de longues périodes dans ces industries, nous inscrirons un prix d'offre de plus
en plus bas à mesure qu'augmente la quantité de marchandise produite, voulant
indiquer par là que ces quantités croissantes seront offertes, tout en laissant un béné-
fice, à ce prix décroissant, pour faire face à une demande correspondante suffi-
samment ferme. Nous excluons de notre examen toutes les économies qui peuvent
résulter d'inventions entièrement nouvelles ; mais nous y comprendrons celles que
l'on peut s'attendre à voir naître naturellement d'adaptations d'idées déjà existantes ; et
nous nous placerons dans une position de balance ou équilibre entre les forces de
progrès et de décadence, position qui sera atteinte si les conditions que nous
examinons sont supposées agir uniformément pendant un temps très long. Cependant,
de, telles notions doivent être envisagées d'une manière large. Tenter de leur donner
une forme précise dépasse la mesure de nos forces. Si nous faisons entrer dans notre
étude à peu près toutes les conditions de la vie réelle, le problème devient d'une
solution trop difficile ; si nous n'en choisissons que quelques-unes, alors, les raisonne-
ments subtils et laborieusement édifiés par rapport à ces conditions deviennent plutôt
des amusements scientifiques que de véritables outils pour un travail pratique.

loi du rendement croissant ; et d'autres encore ont mis en doute la valeur de tout tableau d'offre
représentant des prix qui baissent lorsque la quantité produite augmente. Cpr. note mathématique
xiv, dans laquelle on se réfère à cette discussion.
1 Cpr. ci-dessus, Liv. V, chap. v, § 6.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 110

La théorie de l'équilibre stable de l'offre et de la demande normales nous aide


incontestablement à préciser nos idées ; et cette théorie, dans sa partie élémentaire, ne
s'écarte pas beaucoup des faits réels de la vie, cet écart n'est pas assez grand pour
l'empêcher de donner un tableau très véridique des principaux modes d'action des
groupes les plus puissants et les plus persistants des forces économiques. Mais lors-
que cette même théorie est poussée jusqu'à ses conséquences logiques les plus
lointaines et les plus compliquées, elle sort des conditions de la vie réelle. En fait,
nous touchons ici à la grave matière du progrès économique ; et, par suite, il est
particulièrement nécessaire de se rappeler que les problèmes économiques sont im-
parfaitement présentés lorsqu'ils sont traités comme des problèmes d'équilibre
statique et non comme des problèmes de développement organique. Car quoique la
méthode statique puisse seule donner à la pensée la vigueur et la précision et quoi-
qu'elle constitue par suite une introduction nécessaire à une étude plus philosophique
de la société en tant qu'organisme, elle ne constitue cependant qu'une introduction 1.

Note sur la théorie pure des équilibres stables


et des équilibres instables

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§ 4. - La théorie statique de l'équilibre 2 ne constitue qu'une introduction aux


études économiques, et elle est même simplement une introduction à l'étude du
progrès et du développement des industries qui montrent une tendance au rendement
croissant. Les limites sont si constamment négligées, surtout par ceux qui abordent
cette théorie à un point de vue abstrait, qu'il y a un certain danger à lui donner une
forme absolument rigoureuse ; mais, sous cette réserve, on peut en affronter le risque.

Revenons à notre exemple d'une augmentation de demande pour des baromètres


anéroïdes, demande qui après un certain temps a conduit à une meilleure organisation
et à un prix d'offre moins élevé. Lorsque, à la fin, la mode a perdu sa force et que la
demande relative aux anéroïdes est de nouveau simplement basée sur leur utilité
réelle, ce prix peut être plus élevé ou moindre que le prix normal de demande pour la
quantité correspondante produite. Dans le premier cas, le capital et le travail s'éloi-
gneront de cette industrie. Parmi les maisons déjà ouvertes, quelques-unes pourront
continuer avec des bénéfices nets moindres que ceux qu'elles avaient espérés ; mais
d'autres essaieront de s'ouvrir une voie dans quelque branche voisine de production
plus prospère ; à mesure que les vieilles maisons viennent à disparaître, il s'en trouve
peu de nouvelles pour prendre leur place. L'échelle de la production diminuera de
nouveau et l'ancienne position d'équilibre se sera montrée assez stable contre les
assauts.

Mais, maintenant, revenons à l'autre cas dans lequel le prix d'offre de longue
période pour la production accrue tombe assez pour que le prix de demande lui
demeure supérieur. Dans ce cas, les entrepreneurs, considérant l'avenir d'une maison
engagée dans cette industrie, voyant ses chances de prospérité et ses risques de
1 Cpr. ci-dessus, Liv. I, chap. vi, § 2 ; et Liv. V, chap. v, § 5.
2 Cpr. Liv. V, chap. v, § 3.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 111

décadence, supputant ses dépenses futures et ses recettes futures, en tireront la


conclusion que ces dernières l'emportent sur les premières. Capital et travail
afflueront rapidement dans cette industrie, et la production pourra peut-être être
décuplée avant que la baisse du prix de demande devienne aussi grande que celle du
prix d'offre de longue période et une position d'équilibre stable se sera ainsi établie.

Dans l'exposé des oscillations de l'offre et de la demande autour d'une position


d'équilibre stable, exposé qui se trouve au chapitre III, il est tacitement impliqué,
comme cela se fait communément, qu'il ne peut exister qu'une seule position d'équi-
libre stable sur un marché ; cependant, en fait, sous certaines conditions, facilement
concevables quoique rares, il peut exister deux, ou même plus de deux positions
d'équilibre réel d'offre et de demande, chacune d'elles étant également compatible
avec les circonstances générales du marché, et chacune aussi, lorsqu'une fois elle est
atteinte, restant stable jusqu'à ce que survienne quelque trouble grave [Voir le texte de
la note dans l’encadré ci-dessous :].

Outre les positions d'équilibre stable, il existe encore, au moins théoriquement, des positions
d'équilibre instable ; ces positions constituent les lignes séparatives entre deux positions d'équilibre
stable ; ce sont, s'il est permis de parler ainsi, les lignes de partage des eaux séparant des bassins de
fleuves, et le prix tend à couler à partir de cette ligne dans l'une et l'autre direction.

Lorsque l'offre et la demande sont en état d'équilibre stable, alors si


le niveau de la production est tant soit peu troublé dans sa position
d'équilibre, il se déplace rapidement vers une de ses positions d'équilibre
stable ; comme un œuf qui oseille sur une de ses extrémités tombe à la
moindre secousse et ne se relève pas. De même qu'il est théoriquement
possible, mais pratiquement impossible, qu'un œuf oseille sur son extré-
mité, de même il est théoriquement possible mais pratiquement impossible
que le niveau de la production se tienne oscillant dans un état d'équilibre
instable.
C'est ainsi que dans la figure 7 les courbes se coupent plusieurs fois et les têtes de flèche sur Ox
montrent dans quelle direction, selon sa situation, R tend à se mouvoir le long de Ox. Ceci montre que
si R est en H ou en L et est légèrement déplacé dans l'une ou l'autre direction, il reviendra, aussitôt que
cessera la cause de trouble, dans la position d'équilibre qu'il avait quittée ; mais si R est en K et est
déplacé vers la droite, il continuera, même après la cessation de la cause perturbatrice, à se mouvoir
vers la droite jusqu'à ce qu'il atteigne L, et que s'il est déplacé vers la gauche, il continuera à se
mouvoir à gauche jusqu'à ce qu'il atteigne H. C'est-à-dire que If et L sont des points d'équilibre stable,
tandis que K est un point d'équilibre instable. Nous arrivons ainsi à ce résultat, à savoir que :

L'équilibre de l'offre et de la demande, correspondant à un point d'intersection des courbes de la


demande et de l'offre, est stable ou instable selon que la courbe de demande se trouve placée au-dessus
ou au-dessous de la courbe d'offre, juste à la gauche de ce point ; ou, ce qui revient au même, selon
qu'elle se trouve placée au-dessous ou au-dessus de la courbe d'offre, juste à la droite de ce point. (Si
les courbes se touchent à un point quelconque, l'équilibre correspondant à, ce point sera stable pour des
déplacements dans une direction et instable pour des déplacements dans l'autre direction. Aucun intérêt
pratique ne se rattache à l'examen de ce cas purement possible.)
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 112

Nous avons vu que la courbe de demande est tout entière inclinée négativement. De cela il suit que
si juste à la droite d'un point d'intersection la courbe d'offre se trouve au-dessus de la courbe de
demande, alors lorsque nous avançons à droite le long de la courbe d'offre, nous devrons nécessai-
rement rester au-dessus de la courbe de demande jusqu'à ce que le point d'intersection suivant soit
atteint ; c'est-à-dire que le point d'équilibre suivant à droite d'un point d'équilibre stable doit être un
point d'équilibre instable. Nous pouvons démontrer de la même manière qu'il en est de même pour le
point d'intersection suivant du côté gauche. En d'autres termes, dans le cas où les courbes se coupent
plus d'une fois, les points d'équilibre stable et d'équilibre instable alternent.

Donc, le dernier point d'intersection atteint, lorsque nous nous mouvons vers la droite, doit être un
point d'équilibre stable. Car si la quantité produite était augmentée indéfiniment, le prix auquel elle
pourrait être vendue tomberait nécessairement presque à zéro ; mais le prix nécessaire pour couvrir la
dépense de production ne baisserait pas autant. Par suite, si la courbe d'offre est prolongée suffisam-
ment vers la droite, elle doit finalement se trouver placée au-dessus de la courbe de demande.

Le premier point d'intersection auquel nous arrivons en nous avançant de gauche à droite peut être
un point, soit d'équilibre stable, soit d'équilibre instable. S'il est un point d'équilibre instable, ce sera
l'indice que la production de la marchandise en question sur une faible échelle ne rémunérera pas les
producteurs ; de sorte que sa production ne peut en aucune façon être commencée à moins que quelque
accident passager n'ait amené temporairement une demande urgente pour cette marchandise ou n'ait
temporairement abaissé les dépenses nécessaires à sa production ou, encore, à moins que quelque
maison entreprenante ne soit prête à sacrifier beaucoup de capitaux pour surmonter les difficultés
initiales de la production, et pour produire la marchandise à un prix qui lui assurera une large vente.

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§ 5. - Il faut cependant reconnaître que cette théorie n'est pas conforme aux
conditions réelles de la vie en ce qu'elle implique que lorsque la production normale
d'une marchandise augmente et diminue ensuite pour revenir à son ancien niveau, le
prix de demande et le prix d'offre reviennent, pour cette quantité, à leur ancienne
position 1.

Qu'une marchandise obéisse à la loi du rendement croissant ou à celle du rende-


ment décroissant, l'accroissement dans la consommation provenant d'une baisse du
prix se fait graduellement 2, et, en outre, des habitudes, qui ont une fois pris naissance
quant à l'usage d'une marchandise lorsque son prix était peu élevé, ne sont pas
abandonnées tout d'un coup lorsque le prix remonte. Si, donc, après que l'offre s'est
élevée graduellement, quelques-unes des sources, d'où elle découle, viennent à être
taries, ou que quelque autre cause survienne pour rendre cette marchandise plus rare,
bien des consommateurs hésiteront à se défaire de leurs anciennes habitudes. Par
exemple, pendant la guerre d'Amérique, le prix du coton fut plus élevé qu'il n'aurait
été si, précédemment, le bas prix du coton n'en avait pas introduit l'usage en vue de
besoins dont beaucoup avaient été créés par la modicité du prix. Ainsi la liste des prix
de demande que l'on peut dresser pour une marchandise à une période d'essor de sa

1 Gpr. Liv. V, chap. iii, § 6.


2 Cpr. Liv. III, chap. IV, 6.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 113

production ne se reproduit-elle que rarement lorsque le mouvement en sens inverse a


lieu, mais doit en général être haussée 1.

De même la liste du prix d'offre de la marchandise peut représenter exactement la


baisse réelle du prix d'offre qui se produit lorsque l'offre augmente ; cependant
lorsque la demande baisse ou lorsque pour toute autre raison on est obligé de
diminuer l'offre, le prix d'offre ne repasse pas par les positions qu'il a occupées mais
passe par des positions plus basses. La liste des prix d'offre que l'on constatait pour le
mouvement en avant, ne s'applique plus au mouvement de recul, mais doit être
remplacé par un tableau moins élevé. Cela est également vrai que la production de la
marchandise obéisse à la loi du rendement croissant ou qu'elle obéisse à la loi du
rendement décroissant ; mais cela est surtout important dans le premier cas, parce que
le fait que la production obéit à cette loi prouve que son augmentation conduit à de
grandes améliorations dans l'organisation.

En effet, lorsque quelque circonstance accidentelle a amené une grande augmen-


tation dans la production d'une marchandise, et par là même a conduit à l'introduction
d'économies extensives, ces économies ne sont pas perdues tout d'un coup. Des
progrès des procédés mécaniques, de la division du travail et des moyens de transport,
une organisation meilleure, sous tous les rapports, sont autant de choses qui, lors-
qu'elles ont été obtenues, ne sont pas abandonnées subitement. Le capital et le travail,
une fois qu'ils ont été consacrés à une industrie particulière, peuvent bien, sans doute,
perdre de leur valeur, s'il se produit une diminution de la demande relative aux mar-
chandises qu'ils produisent, mais ils ne peuvent pas en quelques instants être tournés
vers d'autres industries ; et leur concurrence empêchera pendant un certain temps une
diminution de demande d'amener une augmentation du prix des marchandises 2.

C'est en partie pour cette raison qu'il n'existe que peu de cas où deux positions
d'équilibre stable apparaissent comme des alternatives possibles à un seul et même
moment., même si tous les événements du marché pouvaient être connus d'une
manière certaine par les négociants intéressés. Mais lorsque les conditions d'une
branche d'industrie sont telles que le prix d'offre tombe rapidement s'il vient à se
produire une grande augmentation dans l'échelle de la production, alors une circons-
tance passagère par laquelle la demande relative à cette marchandise serait augmentée
pourrait amener une baisse considérable dans le prix d'équilibre stable, puisqu'alors
une quantité beaucoup plus grande qu'auparavant serait, à partir de ce moment,
produite à un prix beaucoup plus bas. Cela est toujours possible dans le cas où, si
nous pouvions remonter en arrière très loin dans la série des listes des prix d'offre et
des prix de demande, nous les verrions se suivre de très près 3. En effet, si les prix
d'offre pour des quantités considérablement accrues ne dépassent que très peu les prix

1 C'est-à-dire que, pour tout mouvement de recul de la quantité mise en vente, l'extrémité gauche de
la courbe de demande aurait probablement besoin d'être élevée pour faire qu'elle représente les
nouvelles conditions de la demande.
2 Par exemple, la forme de la courbe d'offre dans la figure 7 indique que si la marchandise en
question était produite annuellement en quantité OV, les économies obtenues dans sa production
seraient si considérables qu'elles permettraient de vendre cette marchandise à un prix TV. Si ces
économies se trouvaient réalisées, la forme de la courbe SS' cesserait probablement de représenter
exactement les conditions de l'offre. Les frais de production, par exemple, d'une quantité OU ne
seraient guère plus grands proportionnellement que ceux d'une quantité OV. Et, afin que la courbe
pût de nouveau représenter les conditions de l'offre, il serait nécessaire de tracer cette courbe plus
bas, ainsi que l'indique la courbe pointillée dans la figure.
3 C'est-à-dire lorsque, à une bonne distance, à la droite du point d'équilibre la courbe d'offre n'est
qu'un pou au-dessus de la courbe de demande.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 114

de demande correspondants, une légère augmentation dans la demande, ou une


nouvelle invention relativement peu importante, ou toute autre cause de diminution
dans les frais de production peuvent de nouveau faire concorder les prix d'offre et les
prix de demande et amener un nouvel équilibre. Un semblable changement ressemble,
sous certains rapporte, au passage d'une position alternative d'équilibre stable à une
autre ; mais il en diffère en ce qu'il ne peut se produire que lorsqu'il survient quelque
changement dans les conditions de la demande et de l'offre normales.

Le caractère peu satisfaisant de ces résultats est dit en partie aux imperfections de
nos méthodes analytiques, et il pourra très bien être atténué à une époque ultérieure
par le perfectionnement graduel de notre outillage scientifique. Nous aurions fait un
grand pas si nous pouvions représenter le prix de demande et le prix d'offre normaux
comme des fonctions tant de la quantité normalement produite que du temps au bout
duquel cette quantité est devenue normale 1.

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§ 6. - Maintenant revenons à la distinction entre les valeurs moyennes et les


valeurs normales 2. Dans un état stationnaire, comme le revenu produit par chaque
instrument de production serait exactement connu à l'avance, il représenterait la
mesure normale des efforts et des instruments nécessaires pour l'obtenir.

L'ensemble des frais de production pourrait alors être déterminé soit en multi-
pliant ces frais-limites par le nombre des unités de la marchandise, soit en addition-
nant toutes les dépenses réelles de production de ses différentes parties et en y
ajoutant toutes les rentes dues à des avantages différentiels de production. L'ensemble
des frais de production étant déterminé par l'un quelconque de ces procédés, les frais
moyens pourraient en être déduits en divisant cet ensemble de frais par la quantité de
la marchandise et le résultat nous donnerait le prix normal d'offre soit pour de
longues, soit pour de courtes périodes.

Mais dans le monde où nous vivons, le terme frais « moyens » de production est
quelque peu trompeur. En effet, la plupart des instruments de production, soit maté-
1 Une difficulté tient au fait qu'une période de temps suffisante pour permettre de réaliser les
économies qu'entraîne une certaine augmentation de la quantité produite, n'est pas suffisamment
longue pour une autre augmentation plus considérable ; aussi sommes-nous obligés de choisir une
période de temps assez longue, qui sera indiquée par le problème spécial en discussion et de lui
adapter l'entière série du prix d'offre.
Nous pourrions nous rapprocher davantage de la nature, si nous consentions à prendre un
exemple plus complexe. Nous pourrions prendre une série de courbes dont la première représen-
terait les économies susceptibles d'être réalisées pour toute augmentation de la quantité produite
pendant un an ; une seconde courbe représentant les économies réalisables en deux ans ; une
troisième, les économies réalisables en trois ans et ainsi de suite. Et en découpant ces courbes et en
les dressant côte à côte nous obtiendrons une surface dont les trois dimensions représenteraient la
quantité, le prix et le temps respectivement. Si nous avions marqué sur chaque courbe le point
correspondant à la quantité qui, autant qu'on peut le prévoir, semble devoir être la quantité
normale pour l'année à laquelle se rapporte cette courbe, ces points formeraient alors une courbe
sur la surface et cette courbe représenterait assez exactement une courbe d'offre normale pour une
longue période, pour une marchandise obéissant à la loi du rendement croissant. Cpr. un article de
Cunynghame au volume II, de Economic Journal.
2 Cpr. ci-dessus Liv. V, chap. iii, § 6 ; chap. v, § 4 ; et chap. ix, § 6.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 115

riels, soit personnels, par lesquels une marchandise a été produite, ont pris naissance
longtemps auparavant. Leurs valeurs ne représentent donc pas vraisemblablement
d'une manière exacte ce que le producteur attendait originairement : quelques-unes
seront plus élevées, tandis que d'autres le seront moins. Les revenus actuels produits
par ces instruments de production seront régis par les rapports généraux existant entre
la demande relative à leurs produits et l'offre de ces mêmes produits, et leurs valeurs
seront constituées par la capitalisation de ces revenus. Et, par conséquent, lorsque
nous dressons une liste de prix d'offre normaux, qui, jointe à la liste des prix normaux
de demande, doit déterminer la position d'équilibre de la valeur normale, nous ne
pouvons pas considérer comme établies les valeurs de ces instruments de production
sans tomber dans un cercle vicieux.

Cette réserve, qui est particulièrement importante lorsqu'il s'agit d'industries qui
tendent à un rendement croissant, peut être mise en lumière par un diagramme repré-
sentant les rapports de l'offre et de la demande tels qu'ils sont possibles dans un état
stationnaire, mais là seulement. Là, chaque objet particulier supporte sa part de frais
supplémentaires, et ce ne serait jamais la peine pour un producteur d'accepter un ordre
particulier à un prix autre que le coût total dans lequel il faut faire entrer une dépense
pour la création des relations commerciales et pour l'organisation externe d'une
entreprise type. Cet exemple n'a aucune valeur positive ; il sert uniquement à nous
tenir en garde contre une erreur possible dans l'argumentation abstraite [Voir la note
dans l’encadré ci-dessous :].

Dans le diagramme ci-dessous, SS' n'est pas une véritable courbe d'offre adaptée aux conditions du
monde dans lequel nous vivons ; mais elle a des propriétés qui sont souvent, par erreur, attribuées à
une semblable courbe. Nous appellerons cette courbe la courbe particulière des dépenses. Comme
d'ordinaire, la quantité de la marchandise est mesurée le long de Ox et son prix le long de Oy. OH est
la quantité de la marchandise produite annuellement. AH est le prix d'équilibre d'une unité de cette
marchandise. Le producteur de la OeH unité est censé n'avoir aucun avantage différentiel ; mais le
producteur de la OMe unité a des avantages différentiels qui lui permettent de produire, avec un
débours PM, une unité qui lui aurait coûté un débours AH pour la produire sans ces avantages. Le lieu
de P est notre courbe particulière de dépenses, et cette courbe cet telle qu'un point P étant pris sur elle
et PM étant menée perpendiculairement à Ox, PM représente les dépenses particulières de production
faites pour la production de la OMe unité. L'excédent de AH sur PM = QP, et cet excédent constitue un
excédent du producteur ou rente. Pour simplifier, les possesseurs d'avantages différentiels peuvent être
disposés en ligne descendante de gauche à droite, et ainsi SS' devient une courbe s'élevant en pente
vers la droite.
Procédant comme dans le cas du surplus ou rente du consomma-
teur (III, vi, 3), nous pouvons considérer MQ comme un étroit parallé-
logramme ou comme une ligne droite très épaisse. Et à mesure que M
prend diverses positions consécutives le long de OH, nous obtenons un
certain nombre d'épaisses lignes droites coupées en deux par la courbe
SA, la partie inférieure de ces lignes droites représentant les frais de
production d'une unité de la marchandise, et la partie supérieure la part
pour laquelle cette unité contribue à la rente. La partie inférieure des
lignes épaisses prises ensemble remplit tout l'espace SOHA ; cet espace
représente, par conséquent, J'ensemble des dépenses de production
d'une quantité OH. La partie supérieure des lignes épaisses prises en-
semble remplit l'espace FSA, qui par conséquent représente le surplus
du producteur ou rente dans le sens ordinaire de ce terme.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 116

Sous les corrections mentionnées ci-dessus (III, vi, 3), DFA représente le surplus de satisfaction que
les consommateurs retirent d'une quantité OH sur celle dont la valeur est représentée par une somme en
argent égale à OH x HA ; et le diagramme montre comment le nom de « rente du consommateur » a
été suggéré pour ce surplus.
Or, la différence entre la courbe des dépenses particulières et une courbe d'offre normale consiste
en ceci que dans la première nous considérons et dans la deuxième nous ne considérons pas les
économies générales de production comme entièrement fixes et uniformes. La courbe des dépenses
particulières est entièrement basée sur l'hypothèse que la production totale est OH et que tous les
producteurs participent aux économies externes et internes qui résultent de ce niveau de la production ;
et en ayant grand soin de ne pas perdre de vue cette hypothèse, la courbe peut être employée pour
représenter une phase particulière de n'importe quelle industrie, soit agricole, soit manufacturière ;
mais elle ne saurait être employée pour représenter ses conditions générales de production.

Ce dernier résultat ne peut être obtenu que par la courbe d'offre normale, dans laquelle PM
représente les dépenses normales de production de la OMe unité en supposant que OM unités (et non
tout autre quantité, comme OH) soient produites ; et que les économies réalisables de production
internes et externes soient celles que réalise une entreprise type où l'ensemble du volume de production
est OM. Ces économies seront, en général, inférieures à ce qu'elles seraient si le volume total de la
production était la quantité plus considérable OH ; et, par suite, M étant placée à la gauche de H,
l'ordonnée de M pour la courbe d'offre sera plus grande que pour une courbe de dépense particulière
tracée pour un ensemble de production OH.

Il suit de là que la surface SAF qui représente la rente totale dans notre présent diagramme la
représenterait incomplètement, si SS' était une courbe d'offre normale, même pour des produits
agricoles (DD' étant la courbe de demande normale). En effet, même en agriculture, les économies
générales de production augmentent à mesure que s’accroît le montant total de la production.

Si cependant nous aimons mieux ne pas tenir compte de ce fait dans quelque argumentation
particulière, c'est-à-dire si nous aimons mieux admettre que MP représente les dépenses de production
de la partie du produit qui a été produite dans les conditions les plus difficiles (de façon à ne donner
aucune rente) lorsque OM unités sont produites, il représente encore les dépenses de production (autres
que la rente) de la OMe unité même lorsqu'on produit la quantité OH ; ou, en d'autres termes, si nous
admettons que l'augmentation dans la production de la quantité OM à la quantité OH n'attire pas les
dépenses de production de la OMe unité, nous pouvons alors regarder SAF comme représentant
l'ensemble de la rente, même lorsque SS est la courbe normale d'offre. Il peut être occasionnellement
utile de faire ainsi, en ayant soin, bien entendu, de faire chaque fois attention à la nature des conditions
spéciales ainsi supposées.

Mais aucune supposition de ce genre ne peut être faite en ce qui concerne la courbe d'offre d'une
marchandise qui obéit à la loi du rendement croissant. Une telle supposition constituerait une
contradiction dans les ternies. Le fait que la production de la marchandise obéit à cette loi, implique
que les économies générales, réalisables lorsque le volume total de la production est considérable,
l'emportent sur les économies réalisables au point de surmonter la résistance croissante que la nature
oppose à une augmentation de production de la matière première dont l'industrie fait usage. Dans le cas
d'une courbe de dépenses particulières, MP sera toujours moindre que AH (M étant à la gauche de H),
que la marchandise obéisse à la loi du rendement croissant ou à celle du rendement décroissant ; mais,
d'un autre côté, dans le cas d'une courbe d'offre, pour une marchandise qui obéit à la loi du rendement
croissant, MP sera, en général, plus grand que AH.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 117

Il nous reste à dire que s'il s'agit d'un cas dans lequel quelques-uns des instruments de production
créée par l'homme doivent eux-mêmes être pris, pour la moment, comme une quantité fixe, de Borie
que les bénéfices qui en dérivent ont le caractère d'une quasi-rente, nous pouvons alors tracer une
courbe de dépenses particulières dans laquelle MP représente les frais de production au sens strict dans
lequel ces quasi-rentes en sont exclues ; et la surface SAF représenterait ainsi l'ensemble des rentes
proprement dites et de ces quasi-rentes. Cette méthode appliquée aux problèmes de la valeur normale
des courtes périodes ne manque pas d'attrait, et peut-être peut-elle, en définitive, rendre des services ;
mais elle est d'un maniement délicat, car les suppositions sur lesquelles elle repose sont très glissantes.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 118

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre douze
Théorie des changements de l'offre
et de la demande normales par rapport
à la doctrine du 31aximum de satisfaction.

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§ 1. - Dans les précédents chapitres de ce livre et en particulier au chapitre XI,


nous avons considéré des changements graduels dans l'accord de l'offre et de la
demande. Mais tout changement sérieux et durable dans la mode, toute nouvelle
invention importante, toute diminution de population à la suite d'une guerre ou d'une
épidémie, ou encore le développement ou la disparition d'une source d'approvision-
nement de la marchandise en question, ou d'une matière première employée à sa
production ou d'une autre marchandise qui est pour elle une rivale et un succédané
possible, sont autant de causes qui peuvent faire que les prix établis pour une
consommation et une production annuelles (ou quotidiennes) de cette marchandise
cessent d'être ses prix normaux d'offre et de demande pour cette quantité produite et
consommée ou, en d'autres termes, ils peuvent rendre nécessaire l'établissement d'un
nouveau tableau de demande ou d'un nouveau tableau d'offre ou des deux à la fois.
Nous allons étudier les problèmes que cela suggère.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 119

Un accroissement de la demande normale pour une marchandise entraîne une


augmentation du prix auquel chaque quantité peut trouver preneur ; ou, ce qui est la
même chose, une augmentation de la quantité qui peut trouver preneur à un prix
donné. Cet accroissement de la demande peut être causé par le fait que la marchan-
dise en question est devenue plus à la mode, par l'apparition d'un emploi nouveau de
cette même marchandise ou de nouveaux marchés pour sa mise en vente, par la
diminution durable de l'offre d'une autre marchandise qu'elle est susceptible de
remplacer, par une augmentation croissante de la richesse et du pouvoir général
d'achat de la société, et ainsi de suite. Des changements dans le sens opposé amène-
ront une diminution de la demande et une baisse dans les prix de demande.
Semblablement, un accroissement de l'offre normale est l'indice d'un accroissement
des quantités qui peuvent être fournies à chaque prix et une diminution du prix auquel
chaque quantité séparée peut être fournie 1. Ce changement peut être causé par
l'ouverture d'une nouvelle source d'offre, soit à la suite de perfectionnement des
moyens de transport, soit de toute autre façon, par un progrès dans les arts de la
production, tel que la découverte d'un nouveau procédé ou de nouvelles machines, ou
encore, par la concession d'une prime à la production. En sens inverse, une
diminution de l'offre normale (ou une élévation du tableau d'offre) peut être amenée
par l'arrêt d'une nouvelle source d'offre ou par l'imposition d'une taxe 2.

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§ 2. - Nous avons ainsi à considérer les effets d'un accroissement de la demande


normale à trois points de vue, selon que la marchandise en question obéit à la loi du
rendement constant, du rendement croissant ou du rendement décroissant ; c'est-à-dire
selon que son prix d'offre est constant en fait pour toutes les quantités ou qu'il
augmente ou qu'il diminue avec un accroissement de la quantité produite.

Dans le premier cas, un accroissement de demande ne fait simplement qu'accroître


la quantité produite sans affecter le prix ; car le prix normal d'une marchandise qui
obéit à la loi du rendement constant est absolument déterminé par les frais de pro-
1 Une hausse ou une baisse dans les prix d'offre ou de demande entraîne, bien entendu, une
dépression vu une élévation dans la courbe de l'offre ou de la demande.
Si le changement s'opère graduellement, la courbe d'offre prendra successivement une série de
positions, dont chacune est un peu au-dessous de celle qui la précède, et nous avons pu représenter
de cette manière l'amélioration graduelle de l'organisation industrielle qu'amène un accroissement
de la quantité produite, et que nous avons représentée en lui attribuant une influence sur le prix
d'offre pour des courbes de longues périodes. Dans un ingénieux article imprimé, mais non mis
dans le commerce, de Mr. H. Cunynghame, il est émis une opinion d'après laquelle il semblerait
qu'une courbe d'offre pour une longue période devrait être considérée comme représentant en
quelque sorte une série de courbes de courtes périodes ; chacune de ces courbes, sur toute son
étendue, supposerait réalisé le progrès de l'organisation industrielle qui est proprement la
conséquence du montant de production représenté par la distance entre Oy et le point où cette
courbe coupe la courbe d'offre de longue période (Cf. la fin de la note de la p. 170) ; et il en est de
même en ce qui concerne la demande.
2 La théorie de l'incidence de l'impôt a été généralement considérée comme constituant une branche
de l'application de la science économique à l'art pratique du gouvernement. Mais, en réalité, elle
fait partie intégrale de la théorie générale de la valeur ; et il y a avantage pour la science à
regarder, tout d'abord, un impôt sur un objet simplement comme une des nombreuses causes qui
peuvent élever son prix d'offre normal. Il sera préférable de ne pas suivre en détail l'incidence des
impôts particuliers jusqu'au moment où nous aurons à discuter l'impôt dans son ensemble ; mais,
en attendant, un impôt peut être regardé comme un exemple typique des changements qui peuvent
affecter le prix d'offre.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 120

duction : la demande n'a, en cette matière, pas d'autre influence que celle-ci, à savoir
que l'objet ne sera pas produit du tout à moins qu'il n'existe une demande pour cet
objet à ce prix déterminé.

Si la marchandise obéit à la loi du rendement décroissant, un accroissement de la


demande en fait hausser le prix et en augmente la production ; mais moins que si cette
marchandise obéissait à la loi du rendement constant.

D'un autre côté, si la marchandise obéit à la loi du rendement croissant, un


accroissement de la demande fait augmenter considérablement la production - plus
que si la marchandise obéissait à la loi du rendement constant - en même temps qu'il
fait baisser le prix. Si, par exemple, un millier d'objets d'une certaine nature ont été
produits et vendus chaque semaine au prix de 10 shillings, tandis que le prix de
revient pour deux mille objets par semaine ne serait que de 9 shillings, une très faible
augmentation dans la demande peut faire que ce dernier prix devienne le prix normal,
puisque nous avons en vue des périodes assez longues pour que la pleine action
normale des causes qui déterminent l'offre puisse s'exercer [Voir la note dans
l’encadré ci-dessous :]. Le contraire se produit toutes les fois que la demande normale
baisse au lieu d'augmenter.

Des diagrammes sont d'un secours tout spécial pour nous aider à comprendre clairement les
problèmes de ce chapitre.

Les trois figures 9, 10, 11 représentent respectivement les trois cas du rendement constant,
décroissant et croissant. Dans le dernier cas, le rendement est décroissant dans les premiers stades de
l'accroissement de production, mais il est croissant dans les stades qui suivent le moment où l'on a
atteint la position originaire d'équilibre, c'est-à-dire pour des quantités de marchandises plus grandes
que O'H. Dans chaque cas SS' est la courbe d'offre, DD' l'ancienne position de la courbe de demande,
et dd' sa position après qu'il y a eu accroissement de la demande normale. Dans chaque cas aussi. A et
a sont respectivement les anciennes et les nouvelles positions d'équilibre, AH et ah sont les anciens et
les nouveaux prix normaux ou prix d'équilibre, et OH et oh les anciennes et les nouvelles quantités
d'équilibre. Oh est, dans tous les cas, plus grand que OH, mais dans la figure 10, il D'est qu'un peu plus
grand, tandis qu'il est beaucoup plus grand dans la figure Il. (Cette analyse petit être poussée plus loin
en suivant le système adopté plus loin dans la discussion du problème analogue, mais beaucoup plus
important, relatif aux effets des changements qui surviennent dans les conditions de l'offre normale).
Dans la figure 9, ah est égal à AH ; il est plus grand dans la figure 10 et plus petit dans la figure 11.

L'effet d'une diminution de la demande normale peut être représenté au moyen du même
diagramme, dd' étant alors regardée comme l'ancienne position et DD' comme la nouvelle position de
cette courbe de demande ; ah étant l'ancien prix d'équilibre et AH, le nouveau.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 121

(Il est intéressant de suivre l'effet des changements de cette nature lorsque les courbes se coupent
plusieurs fois, comme en A, B et C dans la figure 12. Supposons que la courbe de demande s'élève
graduellement : il arrivera alors que les points d'intersection A et B se rapprocheront l'un de l'autre,
jusqu'à ce qu'ils se confondent. Ainsi, si le prix, lorsqu'il était en état d'équilibre, se trouvait
effectivement et originairement en A ou en C (il ne pourrait pas avoir été en B parce que l'équilibre y
est instable), à la suite d'une élévation suffisante de la demande il s'avancerait jusqu'à c.

Si la courbe d'offre à la droite de A s'était maintenue au-dessus de la courbe originaire de


demande, mais seulement un peu au-dessus, de façon à n'avoir qu'un point d'intersection avec cette
courbe, son point d'intersection avec la nouvelle courbe de demande légèrement surélevée pourrait se
trouver à une longue distance à droite de A (nous fournissant ainsi un exemple plus simple de la façon
dont une faible augmentation dans la demande normale relative à une marchandise qui obéit à la loi du
rendement croissant peut amener une très grande baisse dans son prix et un très grand accroissement de
sa consommation).

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§ 3. - Nous avons vu qu'un accroissement dans la demande normale, en même


temps qu'il conduit toujours à un accroissement de production, fera hausser les prix
dans quelques cas et les fera baisser dans d'autres. Mais maintenant nous allons voir
que de plus grandes facilités d'offre (amenant une baisse du tableau d'offre) abaisse-
ront toujours le prix normal en même temps qu'elles conduiront à une augmentation
de la quantité produite. En effet, tant que la demande normale demeure invariable,
une quantité plus grande ne peut être vendue qu'à un prix moindre ; mais la baisse du
prix à la suite d'un accroissement donné de l'offre sera beaucoup plus grande dans
quelque cas que dans d'autres. Cette baisse sera peu considérable si la marchandise
obéit à la loi du rendement décroissant, parce que, alors, les difficultés qu'entraîne un
accroissement de production tendront à contre-balancer les nouvelles facilités d'offre.
D'un autre côté, si la marchandise obéit à la loi du rendement croissant, l'accroisse-
ment de production apportera avec elle des facilités plus grandes qui coopéreront avec
celles provenant du changement survenu dans les conditions générales de l'offre ; et
les deux réunies rendront possible un grand accroissement de la production et, par
conséquent, une grande baisse du prix avant que la baisse du prix d'offre ne soit
rejointe par la baisse du prix de demande. S'il arrive que la demande soit très élasti-
que, alors une faible augmentation dans les facilités de l'offre normale, telle qu'une
nouvelle invention, un nouveau progrès mécanique, l'apparition de nouvelles sources
moins coûteuses d'offre, la suppression d'un impôt ou l'allocation d'une prime, peut
amener un accroissement énorme de production et une énorme baisse de prix [Voir la
note dans l’encadré ci-dessous :].

Tout cela peut se comprendre bien plus clairement à l'aide de diagrammes, et même il y a
Certaines parties du problème qui ne sauraient être traitées d'une manière satisfaisante sans Cette aide.
Les trois figures 13, 14, 15 représentent respectivement les trois cas de rendement constant, décroissant
et croissant. Dans chacun de ces cas DD' est la courbe de demande SS' l'ancienne position et ss la
nouvelle position de la courbe d'offre. A est l'ancienne et a la nouvelle position d'équilibre stable. Oh
est plus grand que OH, et ah est moindre que AH dans chaque cas ; mais les changements sont peu
considérables dans la figure 14, et considérables dans la figure 15. Bien entendu, la courbe de demande
doit être au-dessous de l'ancienne courbe d'offre à la droite de A, sans quoi A serait un point non
d'équilibre stable, mais d'équilibre instable.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 122

Mais une fois cette condition remplie, plus la demande sera élastique, c'est-à-dire plus la courbe de
demande se rapprochera de l'horizontale en A, et plus a sera éloignée de A et, par suite, plus grand sera
l'accroissement de production et la baisse du prix.

Le résultat final est un peu complexe. Mais il peut être formulé comme il suit : 1° étant donnée
l'élasticité de la demande en A, l'augmentation dans la quantité produite et la baisse du prix seront
toutes les deux d'autant plus considérables que le rendement obtenu par l'emploi de quantités addition-
nelles de capital et de travail dans la production sera plus grand. C'est-à-dire qu'elle sera d'autant plus
grande que la courbe d'offre se rapprochera plus de la position horizontale en A dans la figure 14 et
qu'elle sera plus inclinée dans la figure 15 (sous la condition mentionnée ci-dessus, à savoir qu'elle ne
soit pas au-dessous de la courbe de demande à la droite de A et qu'ainsi elle ne fasse pas de A une
position d'équilibre instable). 2° étant donnée la position de la courbe d'offre en A, plus sera grande
l'élasticité de la demande et plus grande sera l'augmentation de la production dans chaque cas, mais
moindre sera aussi la baisse du prix dans la figure 14 et plus grande elle sera dans la figure 15. La
figure 13 peut être regardée comme un cas-limite des deux figures 14 et 15.

Tout ce raisonnement suppose que la marchandise obéit entièrement, soit à la loi du rendement
décroissant, soit à la loi du rendement croissant. Si elle obéit tantôt à la première de ces lois, tantôt à
l'autre, de telle sorte que la courbe d'offre soit d'un côté inclinée positivement et de l'autre négative-
ment, aucune règle générale ne peut être formulée au sujet de l'effet produit sur la prix par de plus
grandes facilités d'offre, quoique dans chaque cas ces facilités doivent conduire à un accroissement du
volume de la production. Un grand nombre de résultats intéressants peuvent être obtenus en donnant
différentes formes à la courbe d'offre, et, notamment, en lui donnant une forme telle qu'elle coupe en
plus d'un point la courbe de demande.

Si nous tenons compte des circonstances de l'offre et de la demande composites et


conjointes telles qu'elles ont été discutées au chapitre VI, nous aurons évoqué une
variété presque infinie de problèmes qui peuvent être résolus par les méthodes adop-
tées dans ces deux chapitres.

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§ 4. - Nous pouvons maintenant considérer les effets qu'un changement apporté


dans les conditions de l'offre peut exercer sur le surplus ou rente du consommateur.

Pour simplifier nous prendrons l'impôt et la prime à la production comme types de


ces changements qui peuvent amener, l'un une augmentation générale, l'autre une
diminution générale du prix normal d'offre pour chacune des diverses quantités de la
marchandise.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 123

En premier lieu, si la marchandise est une marchandise dont la production obéisse


à la loi du rendement constant, de telle sorte que le prix d'offre soit le même pour
toutes les quantités de la marchandise, la diminution que subira le surplus des con-
sommateurs sera supérieure à l'augmentation des sommes payées au producteur, et,
par conséquent, dans le cas spécial d'un impôt, supérieure aux recettes brutes de
l'État. En effet, sur la partie de la consommation qui se maintient, le consommateur
perd ce que l'État perçoit ; et sur» la partie qui disparaît par l'effet de la hausse des
prix, le surplus du consommateur est anéanti ; et, bien entendu, aucune somme n'est
payée pour cette partie au producteur ou à l'État [Voir la note dans l’encadré ci-
dessous :]. En sens inverse, l'augmentation du surplus du consommateur due à une
prime pour une marchandise qui obéit à la loi du rendement constant est moindre que
la prime elle-même. En effet, sur la portion de consommation qui existait avant la
prime, le surplus du consommateur s’accroît exactement du montant de la prime ;
tandis que, sur la nouvelle consommation provoquée par la prime, l'augmentation du
surplus du consommateur est moindre que la prime 1.

C'est ce qu'il est très facile de faire voir à l'aide d'un dis-gramme. SS',
l'ancienne courbe d'offre de rendement constant, coupe DD' la courbe de
demande en A. DSA est le surplus du consommateur. Dans la suite, un
impôt Ss étant établi, le nouvel équilibre se trouve en a, et le surplus du
consommateur est Dsa. Le montant brut de l'impôt n'est que le rectangle
sSKa, c'est-à-dire un impôt au taux de Ss sur une quantité sa de la
marchandise. Et il est inférieur de toute la aKA à la diminution
qu'éprouve le surplus du consommateur. La perte nette aKA est faible ou
forte, toutes choses étant égales, selon que aA est ou n'est pas fortement
incliné. Ainsi elle est surtout très faible pour les marchandises pour
lesquelles la demande est très élastique, c'est-à-dire pour les objets de
nécessité.
Si donc, un ensemble d'impôts doit être levé sans pitié sur une catégorie d'objets, il entraînera une
moindre diminution du surplus du consommateur s'il est perçu sur des objets de nécessité que s'il est
perçu sur des objets de simple confort.

Si cependant la marchandise obéit à la loi du rendement décroissant, un impôt, en


élevant son prix et en diminuant sa consommation, fera baisser les frais de production
autres que l'impôt et le résultat sera une élévation du prix d'offre d'une somme un peu
inférieure au montant de l'impôt. Dans ce cas, les recettes brutes provenant de l'impôt
pourront être supérieures à la diminution qui en résultera pour le surplus du consom-
mateur, et elles seront plus élevées si la loi du rendement décroissant agit d'une
manière assez sensible pour qu'une faible diminution de consommation amène une
grande diminution dans les frais de production autres que l'impôt [Voir la note dans
l’encadré ci-dessous :].

1 Si nous considérons maintenant ss' comme l'ancienne courbe d'offre, descendue à la position SS'
par l'allocation d'une prime, nous voyons que l'augmentation du surplus du consommateur est
sSAa. Mais la prime payée est Ss pour une quantité SA ; elle est représentée par le rectangle
aSAL ; et ce rectangle excède l'augmentation du surplus du consommateur de toute la surface a
LA.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 124

Prenons comme courbe d'offre SS', figure 17, et supposons que l'éta-
blissement d'un impôt l'élève jusqu'à ss' ; supposons que A et a soient l'an-
cienne et la nouvelle position d'équilibre et menons de ces points des lignes
droites parallèles à Ox et à Oy, comme dans la figure. Alors l'impôt étant,
comme le montre la figure, au taux de aE sur chaque unité ; et Oh, c'est-à-dire
CK unités, étant produites dans la nouvelle position d'équilibre, les recettes
brutes de l'impôt seront cFEa, et la perte de surplus des consommateurs sera
cCAa, c'est-à-dire que les recettes brutes de l'impôt seront plus grandes ou
moindres que la perte de surplus des consommateurs dans la même mesure que
CFEK est plus grand ou moindre que aKA et dans la figure ci-dessus CFEK est
beaucoup plus grand. Si cependant nous avions mené SS' de façon à n'indiquer
qu'une action très pou sensible de la loi du rendement décroissant, c'est-à-dire
si cette ligne avait été presque horizontale dans le voisinage de A, EK aurait
alors été très petit ; et CFEK serait devenu moindre que aKA.

D'un autre côté, une prime sur une marchandise qui obéit à la loi du rendement
décroissant amènera un accroissement de production, et étendra la marge de culture à
des localités et à des conditions dans lesquelles les frais de production, abstraction
faite de la prime, sont plus élevés que les prix antérieurs. Ainsi, cette prime fera
baisser le prix pour le consommateur et augmentera le surplus du consommateur
d'une somme moindre que si cette même prime était allouée pour la production d'une
marchandise obéissant à la loi du rendement constant. Dans ce dernier cas,
l'augmentation du surplus du consommateur, nous l'avons vu, était déjà moindre que
tes frais directs de la prime pour l'État ; et, par conséquent, dans le premier cas, elle
sera beaucoup moindre 1.

Il peut être démontré par un raisonnement analogue qu'un impôt sur une marchan-
dise qui obéit à la loi du rendement croissant est plus onéreux pour le consommateur
que s'il est perçu sur une marchandise qui obéit à la loi du rendement constant, car cet
impôt amoindrit la demande et par conséquent l'écoulement. Il augmente ainsi les
dépenses de fabrication et par conséquent fait hausser le prix d'une somme supérieure
au montant de l'impôt ; finalement, il diminue le surplus du consommateur d'une
somme bien supérieure à la somme totale qu'il produit [Voir la note dans l’encadré ci-
dessous :]. D'un autre côté, une prime sur une telle marchandise amène pour le
consommateur, dans les prix de cette marchandise, une baisse si considérable que
l'augmentation du surplus du consommateur qui en est la conséquence peut dépasser
l'ensemble des primes payées par l'État aux producteurs, et certainement il en sera
ainsi dans le cas où la loi du rendement croissant agira fortement 2

1 Pour éclairer cet exemple, nous pouvons supposer que ss' dans la figure 17 représente la position
de la courbe d'offre avant l'allocation de la prime, et que SS' représente sa position après cette
allocation. De cette façon a était l'ancien point d'équilibre, et A est le point vers lequel l'équilibre
se meut lorsque la prime est allouée. L'accroissement de surplus des consommateurs n'est que
cCAa, tandis que les paiements effectués par l'État sous le régime de la prime sont tels qu'on les
voit dans la figure au taux de AT pour chaque unité de la marchandise ; et comme dans la
nouvelle position d'équilibre il a été produit OH, c'est-à-dire CA unités, ils s'élèvent ensemble à
RCAT qui renferme l'accroissement de surplus des consommateurs et qui est nécessairement plus
grand que cet accroissement.
2 Pour éclairer cet exemple, nous pouvons supposer que ss', dans la figure 18, représente la position
de la courbe d'offre avant l'allocation de la prime ; et que SS' représente sa position après. Alors,
comme dans le cas de la figure 17, l'accroissement du surplus des consommateurs sera représenté
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 125

Ainsi en supposant que SS', dans la figure 18, représente


l'ancienne position de la courbe d'offre, et ss', sa position après
l'impôt, et que A soit l'ancienne position d'équilibre et a la
nouvelle, nous avons, comme dans le cas de la figure 17,
l'impôt total représenté par cFEa et la perte de surplus des
consommateurs par cCAa ; l'un étant toujours moindre que
l'autre.

Ces résultats nous suggèrent quelques principes en matière d'impôt sur lesquels se
portera plus loin toute notre attention, lorsque nous examinerons les frais de
recouvrement d'un impôt et de I'allocation d'une prime, et lorsque nous rechercherons
les nombreux effets, les uns d'ordre économique, les autres d'ordre moral, qu'une
prime ou un impôt doivent vraisemblablement produire. Mais la forme actuelle de ces
résultats suffit à notre but immédiat qui est d'examiner d'un peu plus près que nous
l'avons fait jusqu'ici la doctrine générale d'après laquelle une position d'équilibre
(stable) d'offre et de demande est aussi une position de maximum de satisfaction. Il y
aura beaucoup à dire plus tard au sujet des applications pratiques de cette importante
doctrine. Il en existe cependant une forme abstraite et tranchante qui a eu une grande
vogue, surtout depuis I'apparition des Harmonies Économiques de Bastiat, et qui
rentre strictement dans la sphère de la théorie que nous discutons ici.

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§ 5. - Il existe de cette théorie une interprétation d'après laquelle toute position


d'équilibre d'offre et de demande peut fort bien être regardée comme une position de
maximum de satisfaction 1. Il est exact, en effet, que tant que le prix de demande
excède le prix d'offre, l'échange peut être effectué à un prix qui donne un surplus de
satisfaction à l'acheteur ou au vendeur ou à tous les deux à la fois. L'utilité-limite de
ce que l'un reçoit est supérieure à celle de ce qu'il donne, au moins pour l'un des
deux ; quant à l'autre, s'il ne retire pas un bénéfice de l'échange, il ne subit cependant
pas de perte. Jusque-là, donc, chaque nouvel échange accroît la satisfaction totale des
deux parties. Mais lorsque l'équilibre a été atteint, le prix de demande étant alors égal
au prix d'offre, il ne reste plus place pour un pareil excédent : l'utilité-limite de ce que
chacun reçoit n'excède plus celle de ce qu'il abandonne en échange ; et lorsque la
production augmente au delà de la quantité d'équilibre, le prix de demande étant alors

par cCAa, tandis que les paiements directs faits par l'État sous le régime de la prime fieront
représentés par RCAT. Telle que la figure est tracée, le premier est beaucoup plus grand que le
second. Mais il est vrai que si nous avions mené ss de façon à indiquer une très faible action de la
loi du rendement croissant, c'est-à-dire si ss' s'était rapproché de l'horizontale dans le voisinage de
a, la prime se serait accrue par rapport à ce qu'aurait gagné le surplus des consommateurs ; et alors
le cas n'aurait différé que très peu d'une prime sur une marchandise obéissant à la loi du rendement
constant, tel que ce cas est représenté dans la figure 16.
1 Cpr. Liv. V, chap. I, § 1. L'équilibre instable peut maintenant être laissé de côté.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 126

moindre que le prix d'offre, il ne peut pas y avoir de condition de vente acceptables
pour l'acheteur qui n'impliquent pas une perte pour le vendeur.

Il est donc vrai qu'une position d'équilibre d'offre et de demande est, dans ce sens,
restreinte, que la satisfaction totale des deux parties en jeu augmente jusqu'à ce que
cette position soit atteinte, que toute production au delà de la quantité d'équilibre ne
peut pas se maintenir d'une manière permanente lorsque acheteurs et vendeurs agis-
sent librement comme individus, chacun dans son propre intérêt.

Mais on affirme parfois, et très souvent on sous-entend qu'une position d'équilibre


d'offre et de demande est une position de satisfaction totale maxima dans toute
l'extension du terme ; c'est-à-dire qu'un accroissement de production au delà du
niveau d'équilibre a pour effet direct (C'est-à-dire indépendamment des difficultés
d'installation qu'il nécessite et de tous les inconvénients indirects qu'il peut entraîner)
de diminuer la satisfaction totale des deux parties. La doctrine, lorsqu'on l'interprète
de la sorte, n'est pas universellement vraie.

En premier lieu, elle suppose que toutes les différences, au point de vue de la
richesse, entre les différentes parties intéressées peuvent être négligées et que la
satisfaction qui est tarifée à un shilling par l'une d'elles peut être considérée comme
égale à celle qui est tarifée à un shilling par l'autre. Or, il est évident que, si les
producteurs sont, comme classe, beaucoup plus pauvres que les consommateurs, le
total de satisfaction peut être accru par une restriction de l'offre lorsqu'elle amène une
grande hausse dans le prix de demande (c'est-à-dire lorsque la demande n'est pas
élastique) ; et si les consommateurs sont, en tant que classe, beaucoup plus pauvres
que les producteurs, le total de satisfaction peut être accru lorsque la production en
augmentant dépasse le montant d'équilibre et que la marchandise se vend à perte.
C'est là un point, cependant, que nous pouvons réserver pour un examen ultérieur. En
fait, c'est simplement un cas particulier de cette idée générale d'après laquelle le total
de satisfaction peut prima facie être augmenté par l'attribution, soit volontaire, soit
obligatoire, aux pauvres de quelque chose de la propriété des riches ; et il est
raisonnable de laisser de côté les conséquences de cette proposition au début d'une
étude des conditions économiques existantes. Cette supposition peut donc être admise
pourvu qu'on ne perde pas de vue ces considérations.
Mais, en second lieu, d'après la doctrine du maximum de satisfaction, on suppose
que toute baisse dans le prix que les producteurs reçoivent pour la marchandise
entraîne pour eux une perte correspondante ; et cela n'est pas vrai de la baisse de prix
qui résulte d'améliorations dans l'organisation industrielle. Lorsqu'une marchandise
obéit à la loi. du rendement croissant, un accroissement de sa production au delà du
point d'équilibre peut amener une forte baisse dans le prix d'offre ; et quoique le prix
de demande pour cette quantité accrue puisse baisser encore davantage, de telle sorte
que la production se traduise par une certaine perte pour les producteurs, cette perte
peut néanmoins être bien inférieure à la valeur en monnaie du bénéfice que font les
acheteurs et qui est représentée par l'augmentation du surplus du consommateur.

Donc, lorsqu'il s'agit de marchandises par rapport auxquelles la loi du rendement


croissant agit d'une manière tout à fait vigoureuse ou, en d'autres termes, pour
lesquelles le prix d'offre normal diminue rapidement lorsque la quantité produite
augmente, la dépense directe d'une prime suffisante pour provoquer une grande
augmentation d'offre à un prix beaucoup plus bas, serait bien inférieure à l'augmen-
tation qui en résulterait pour le surplus des consommateurs. Et s'il était possible
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 127

d'arriver à une entente générale entre les consommateurs, il pourrait être établi des
conditions qui rendraient une telle action largement rémunératrice pour les pro-
ducteurs, en même temps qu'elles laisseraient une large part d'avantages aux
consommateurs 1.

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§ 6. - Un système très simple, ce serait le recouvrement d'un impôt par la commu-


nauté sur ses propres revenus, ou sur la production de biens qui obéissent à la loi du
rendement décroissant, et l'affectation de cet impôt à une prime à la production des
biens par rapport auxquels la loi du rendement croissant agit d'une manière vigou-
reuse. Mais avant de se prononcer pour un semblable moyen, on devrait s'arrêter à des
considérations qui ne rentrent pas dans la théorie générale que nous examinons
actuellement, mais qui ont néanmoins une grande importance pratique. On aurait à
calculer les frais directs et indirects qu'entraînent le recouvrement de l'impôt et
l'allocation de la prime ; on devrait aussi tenir compte de la difficulté qu'il y aurait à
faire que le fardeau de l'impôt et les bénéfices de la prime lussent répartis d'une
manière équitable ; des dan-ers de fraude et de corruption et du danger que dans
l'industrie qui aurait bénéficié d'une prime et dans les autres industries qui espére-
raient en obtenir une, les gens ne détournassent leurs forces de la direction de leurs
propres affaires pour mettre la main sur les personnes qui surveillent les primes.

Outre ces questions semi-éthiques, il s'en posera d'autres de nature strictement


économique, au sujet des effets que tout impôt ou prime particuliers peuvent exercer
sur les intérêts des propriétaires fonciers, urbains ou ruraux, qui possèdent le sol
adapté à la production de la marchandise en question. Ce sont là des questions qui ne
doivent pas être passées sous silence ; mais, dans leurs détails, elles diffèrent telle-
ment, qu'elles ne sauraient convenablement être, discutées ici même [Voir la note
dans l’encadré ci-dessous :].

L'incidence d'un impôt sur les produits agricoles sera discutée plus loin à l'aide de diagrammes
semblables à ceux dont nous nous sommes servis pour représenter la fertilité du soi (Cpr. Liv. VI,
chap. iii). La rente foncière absorbe une partie du prix de vente total de presque toutes les
marchandises ; mais cela est surtout saillant lorsqu'il s'agit de marchandises qui obéissent à la lot du
rendement décroissant ; et grâce à une supposition pas trop difficile à admettre nous pourrons (fig. 17,
p. 30) représenter en gros les principales grandes lignes du problème.

1 Quoique sans grande importance pratique, le cas de positions multiples d'équilibre (stable) cons-
titue un excellent exemple de l'erreur contenue dans la doctrine du maximum de satisfaction
lorsque cette doctrine est donnée comme étant d'une vérité universelle. En effet, la position dans
laquelle une petite quantité est produite et est vendue à un prix élevé, serait la première atteinte, et
lorsqu'elle serait atteinte, elle serait regardée, d'après cette doctrine, comme étant celle qui donne
le maximum absolu de satisfaction totale. Mais une autre position d'équilibre correspondant à une
plus grande production et à un prix plus bas serait également satisfaisante pour les producteurs, et
elle serait beaucoup plus satisfaisante pour les consommateurs ; l'excédent de surplus des consom-
mateurs, dans le second cas, par rapport au premier cas, représenterait l'accroissement de la
satisfaction totale.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 128

Nous avons déjà vu (note de la p. 170) que, à proprement parler, nous


n'avons pas le droit de supposer que les dépenses nécessaires, pour tirer les
produits des terres plus riches et dans les conditions les plus favorables,
soient indépendantes de l'extension que reçoit la production ; en effet, un
accroissement de production est susceptible de mener à une meilleure orga-
nisation sinon des industries agricoles elles-mêmes, du moins des industries
subsidiaires, et, en particulier, des industries de transport. Nous pouvons
cependant nous permettre de faire provisoirement cette supposition de façon
à arriver à une vue des grandes lignes du problème ; mais nous ne devons
pas oublier que dans toute application des théories générales basées sur cette
supposition, il doit être tenu compte des faits que nous laissons ici de côté.

Soue cette supposition donc, SS' étant la courbe d'offre avant l'introduction d'un impôt, la rente
foncière sera représentée par CSA. Après que l'impôt aura été établi et la courbe d'offre élevée jusqu'à
ss', la rente foncière deviendra égale à la somme dont cOha, prix total obtenu pour la quantité O h
vendue au taux ha, excédera l'impôt total cFEa, augmenté de OhES, les dépenses totales de production,
en n'y comprenant pas la rente, pour le produit Oh ; c'est-à-dire qu'elle deviendra FSE. (Dans la figure,
la courbe ss' a la même forme que SS', impliquant par là que l'impôt est spécifique, c'est-à-dire qu'il
consiste en une somme uniforme portant sur chaque unité de la marchandise, quelle que soit sa valeur.
Jusque-là. le raisonnement est indépendant de cette supposition, mais si elle est admise, nous pouvons,
par une voie plus courte, obtenir la nouvelle rente foncière csa, qui, alors, sera égale à FSE). De sorte
que la perte subie par la rente foncière est CFEA ; et cette dernière étant ajoutée à cCAa, perte subie
par le surplus des consommateurs, nous obtenons cFEAa qui excède l'impôt brut de aAE.

D'un autre côté, les sommes directement payées sous forme de prime excéderaient les quantités
dont se trouveraient augmentés le surplus des consommateurs et le surplus des propriétaires fonciers,
calculés comme il vient de l'être supposé ci-dessus. En effet, en supposant que ss' soit la position
originaire de la courbe d'offre, et que SS' soit sa position après la prime, le nouveau surplus des
propriétaires, d'après ces suppositions, sera CSA, ou ce qui est la même chose RsT et ce dernier
excédera l'ancienne rente foncière csa de RcaT. L'accroissement du surplus des consommateurs est
cCAa ; et, par suite, la prime totale, qui est RCAT, excède ce qu'auront gagné le surplus des consom-
mateurs et la rente foncière ensemble de TaA.

Pour les raisons indiquées à la note de la page 170, la supposition d'où procède ce raisonnement
est inapplicable aux cas dans lesquels la courbe d'offre est inclinée négativement.

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§ 7. - Nous en avons assez dit pour montrer le caractère de la deuxième grande


limitation qui doit être apportée à la doctrine d'après laquelle généralement le
maximum de satisfaction est atteint en encourageant chaque individu à dépenser ses
propres ressources de la façon qui lui convient le mieux. Il est clair que s'il dépense
son revenu de façon à accroître la demande relative aux services des pauvres et à
augmenter leurs revenus, il ajoute au bonheur général quelque chose de plus que s'il
augmente d'une quantité équivalente les revenus des riches, parce que le bonheur
qu'un shilling additionnel procure à un pauvre est beaucoup plus grand que celui qu'il
procure à un riche, et qu'il agit bien en achetant des objets dont la production élève le
caractère de celui qui les produit plutôt que des objets dont la production l'abaisse 1.

1 Cpr., Liv. III, chap. VI.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 129

Mais, en outre, même si nous admettons que du bonheur pour un shilling a toujours
une même importance quel que soit celui auquel il advient, et que chaque shilling de
surplus de consommateur a la même importance quelle que soit la marchandise dont
il provient, il nous faudra admettre cependant que la manière dont une personne
dépense son revenu a une réelle importance économique pour la société. En effet,
lorsqu'il dépense ce revenu à des objets qui obéissent à la loi du rendement
décroissant, il rend ces objets d'une acquisition plus difficile pour ses voisins, et il fait
ainsi baisser le pouvoir réel d'achat de leurs revenus ; tandis que, lorsqu'il dépense ce
revenu à des objets qui obéissent à la loi du rendement croissant, il rend ces objets
d'une acquisition plus facile pour d'autres et il augmente ainsi le pouvoir réel d'achat
de leurs revenus.
De même, on prétend ordinairement qu'un impôt égal ad valorem perçu sur toutes
les marchandises économiques (matérielles et immatérielles) ou, ce qui est la même
chose, un impôt sur la dépense, constitue prima facie le meilleur impôt puisqu'il ne
détourne pas la dépense des individus de ses canaux naturels ; or, nous venons de voir
que cet argument est sans valeur. Mais, négligeant pour le moment le fait que l'effet
économique direct d'un impôt ou d'une prime ne tient jamais la place unique ni même
très souvent la place principale dans les considérations qui ont été pesées avant qu'on
se décide à l'adopter, nous avons trouvé : en premier lieu, qu'un impôt sur la dépense
amène généralement une plus grande diminution du surplus des consommateurs qu'un
impôt perçu exclusivement sur des marchandises pour lesquelles la production en
grand ne donne lieu qu'à peu d'économies et qui obéissent à la loi du rendement
décroissant ; en second lieu, qu'il peut même être avantageux pour la société que le
gouvernement lève des impôts sur les marchandises qui obéissent à la loi du
rendement décroissant et consacre une part des recettes à des primes en faveur des
marchandises qui obéissent à la loi du rendement croissant.

Ces conclusions, ferons-nous remarquer, ne constituent point par elles-mêmes une


suffisante base en faveur de l'intervention gouvernementale. Mais elles montrent qu'il
reste beaucoup à faire, à l'aide de statistiques de l'offre et de la demande dressées avec
soin et interprétées scientifiquement, pour trouver les limites de l'œuvre que la société
peut accomplir avec avantage en tournant les actions économiques des individus vers
les voies où elles accroîtront le plus fortement la somme de bonheur 1.

1 Il est remarquable que Malthus (Political Economy, chap. III, § 9) ait prétendu que, quoique les
difficultés apportées à l'importation du blé étranger durant la grande guerre aient fait dévier le
capital de son emploi plus avantageux dans l'industrie vers l'agriculture où il trouve un emploi
moins avantageux ; néanmoins, si nous tenons compte de l'accroissement de la rente agricole qui
en est la suite, nous pouvons conclure que la nouvelle voie « est plus avantageuse au point de vue
national, tout en ne l'étant pas au point de vue individuel ». Sur ce point, il avait indubitablement
raison ; mais il n'apercevait pas le tort beaucoup plus important infligé au public par la hausse du
prix du blé et par la diminution du surplus du consommateur qui en est la conséquence. Senior
tient compte des intérêts du consommateur dans son étude relative aux différents effets, d'un côté,
de l'accroissement de la demande et, d'un autre côté, de l'impôt lorsqu'il s'agit de produits agricoles
ou manufacturiers (Political Economy, pp. 118-123). Des défenseurs de la protection dans des
pays qui exportent des produits bruts se sont servis d'arguments ayant la même tendance que ceux
produits dans ce chapitre ; et des arguments analogues mont aujourd'hui employés surtout en
Amérique (par exemple, par M. H. C. Adams), pour demander l'appui actif de l'État en faveur des
industries qui obéissent à la loi du rendement croissant. La méthode graphique a été appliquée un
peu de la même façon que dans le présent chapitre, par Dupuit, en 1844 ; et, d'une manière
indépendante, par Fleeming Jenkin (Edinburgh Philosophical Transactions), en 1871.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 130

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre treize
La théorie des monopoles

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§ 1. - On n'a jamais supposé que le monopoliste, en cherchant son propre avan-


tage, soit naturellement guidé vers la voie qui conduit le plus directement vers le
bien-être de la société prise dans son ensemble, lui-même étant considéré comme
n'ayant pas plus d'importance que tout autre membre de la société. La doctrine du
maximum de satisfaction n'a jamais été appliquée à la demande ni à l'offre relatives à
des marchandises monopolisées. Mais il y a beaucoup à apprendre d'une étude des
rapports dans lesquels se trouvent les intérêts du monopoliste eu égard à ceux du reste
de la société ; comme aussi d'une étude des conditions générales sous lesquelles il
peut être possible de prendre, par rapport à la société dans son ensemble, des dispo-
sitions plus profitables que celles que le monopoliste adopterait s'il ne consultait que
ses propres intérêts ; et c'est dans ce but que nous nous proposons maintenant de
comparer la somme relative de bénéfices qui peut revenir au public et au monopoliste
selon qu'il adopte telle ou telle manière d'agir.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 131

Dans un volume ultérieur nous étudierons les formes protéennes des ententes
industrielles et des monopoles modernes, dont quelques-unes des plus importantes,
comme, par exemple, les Trusts, sont de date toute récente. Pour le moment, nous ne
considérons que les causes générales qui déterminent les valeurs de monopole, causes
qui peuvent être aperçues plus ou moins distinctement chaque fois qu'une seule
personne ou une association de personnes a le pouvoir de fixer soit la quantité d'une
marchandise mise en vente, soit le prix auquel cette marchandise est offerte.

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§ 2. - L'intérêt prima facie du propriétaire d'un monopole est visiblement d'établir


l'accord de l'offre et de la demande, non de façon que le prix auquel il peut vendre sa
marchandise couvre exactement ses frais de production, mais de façon que ce prix lui
procure le revenu total net le plus élevé possible.

Mais nous nous heurtons à une difficulté relative à la signification du terme


revenu net. En effet, le prix d'offre d'une marchandise librement produite comprend le
profit normal, son montant total ou, en tout cas, ce qui en reste après déduction de
l'intérêt du capital employé et de l'assurance contre la perte, est souvent classé
indistinctement comme revenu net. Et lorsqu'un homme dirige une entreprise qui lui
appartient, il arrive souvent qu'il ne distingue pas avec soin la portion de profit qui
constitue réellement son propre salaire de direction de la partie exceptionnelle qui
provient du fait que ses affaires ont, jusqu'à un certain point, le caractère d'un
monopole.

Cependant, cette difficulté est évitée dans une large mesure lorsqu'il s'agit d'une
société dans laquelle toutes les dépenses de direction, ou presque toutes, sont portées
au Grand-Livre comme sommes déterminées et sont retranchées des recettes totales
de la société avant que son revenu net soit déclaré.

Le revenu net partagé entre les actionnaires comprend l'intérêt du capital placé et
l'assurance contre les risques de faillite mais peu ou point de salaire de direction ; de
telle sorte que le montant de l'excédent du dividende sur ce qui doit être supputé
raisonnablement comme intérêt et comme assurance, constitue précisément le revenu
du monopole que nous recherchons présentement.

Puis donc qu'il est plus facile de spécifier exactement le montant de ce revenu net
lorsqu'un monopole est la propriété d'une compagnie publique que lorsqu'il est la
propriété d'une maison individuelle ou privée, nous choisirons comme exemple
typique le cas d'une compagnie de gaz ayant le monopole de la fourniture du gaz dans
une ville. Pour plus de simplicité, nous pouvons supposer que la compagnie a déjà
placé la totalité de son propre capital en matériel fixe et qu'elle en a emprunté d'autre,
dont elle peut avoir besoin pour étendre son affaire, en obligations produisant un
intérêt déterminé.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 132

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§ 3. - Le tableau de demande relatif au gaz reste ce qu'il serait si le gaz était une
marchandise librement produite ; elle indique, par mille pieds cubes, le prix auquel
les consommateurs de la ville consommeront entre eux un nombre de pieds cubes
donnés. Mais le tableau d'offre doit représenter les dépenses normales de production
de chaque quantité différente fournie ; et ces dépenses comprennent l'intérêt de tout le
capital appartenant aux actionnaires ou emprunté sur obligations à un taux normal
déterminé ; elles comprennent aussi les salaires des directeurs et des employés
permanents de la compagnie, salaires adaptés (plus ou moins exactement) à l'ouvrage
qui leur est demandé, et, par suite, augmentant avec l'augmentation de la production
du gaz. Un tableau du revenu de monopole peut donc être dressé comme il suit : -
Ayant disposé en face de chaque quantité différente de la marchandise son prix de
demande, et son prix d'offre évalué d'après le procédé qui vient d'être indiqué,
retrancher chaque prix d'offre du prix de demande correspondant et inscrire le reste
dans la colonne du revenu de monopole en face de la quantité correspondante de la
marchandise [Voir la note dans l’encadré ci-dessous :].

Ainsi, DD' étant la courbe de demande, et SS' la


courbe qui correspond au tableau d'offre indiqué au
texte, supposons que MP2 P1 soit menée verticalement
d'un point quelconque M en Ox, coupant SS' en P2 et
DD' en P1 ; et sur cette ligne faisons MP3 = P2, P1, alors
le lien de P3 sera notre troisième courbe QQ' que nous
pouvons appeler la courbe de revenu de monopole. Le
prix d'offre pour une petite quantité de gaz sera, bien
entendu, très élevé ; et dans le voisinage de Oy la courbe
d'offre sera au-dessus de la courbe de demande, et par
conséquent la courbe de revenu net sera au-dessous de
Ox. Elle coupera Ox eu K et ensuite en H, points qui se
trouvent placés verticalement sous B et A, les deux
pointe d'intersection des courbes d'offre et de demande.
Le revenu maximum de monopole sera alors obtenu en
trouvant un point Q3 sur QQ' tel que Lq3 étant tirée
perpendiculairement à Ox, OL x Lq3, soit un maximum.

Lq3 étant prolongé jusqu'à couper SS' en q2 et DD' en q1, la compagnie si elle désire obtenir le
plus grand revenu de monopole immédiat, fixera le prix par mille pieds cubes à Lq1 et par conséquent
vendra OL mille pieds; les dépenses de production seront Lq2 par mille pieds cubes, et le revenu net
total sera OL x q2q1 ou ce qui revient au même OL x Lq3.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 133

Les lignes pointillées dans le diagramme sont connues des mathématiciens, sous le nom
d'hyperboles rectangulaires ; mais nous pouvons les appeler des courbes de revenu constant, car elles
sont telles que si d'un point prie sur l'une quelconque de ces lignes, des lignes sont menées
perpendiculairement à Ox et à Oy respectivement (l'une représentant le revenu par mille pieds cubes, et
l'autre le nombre de milliers de pieds cubes vendue), le produit de ceux-ci sera une quantité constante
pour chaque point pris sur une seule et même courbe. Ce produit est, bien entendu, une quantité plus
faible pour les courbes intérieures, celles qui sont plus près de Ox et de Oy, que pour les courbes
extérieures. Et, par conséquent, puisque P3 se trouve sur une plus faible courbe de revenu constant que
n'est q3OM x MP3 est moindre que OL x Lq3. Il faut observer que q3 est le point où QQ' touche l'une de
ces courbes; c'est-à-dire que q3 se trouve sur une plus grande courbe de revenu constant qu'aucun autre
point pris sur QQ'; et, par conséquent, OL x Lq3 est plus grand que OL x LP3, non seulement dans la
position donnée à M sur la figure, mais encore dans toute autre position que M peut prendre le long de
Ox. C'est-à-dire que q3 est bien le point sur QQ' correspondant au maximum de revenu total de
monopole. Nous avons donc la règle suivante : - Si par le point où QQ' touche une courbe appartenant
à une série de courbes de revenu constant, une ligne est menée verticalement coupant la courbe de
demande. la distance à laquelle ce point d'intersection se trouve de Ox sera le prix auquel la
marchandise devrait être mise en vente afin qu'elle puisse donner le revenu maximum de monopole
(Cpr. note mathématique XXIII).

C'est ainsi, par exemple, que si un milliard de pieds cubes pouvaient être vendus
annuellement à raison de 3 shillings par mille pieds cubes, et que le prix d'offre pour
cette quantité fût de 2 shillings 9 pence par pied cube, le tableau du revenu de
monopole porterait 3 shillings en face de cette quantité ; donnant ainsi, lorsque cette
quantité serait vendue, un revenu net total de trois millions de pence ou 12.500 livres
sterling. Le but de la compagnie, quant à ses propres dividendes immédiats, sera de
fixer le prix de son gaz à un chiffre tel que ce revenu net total soit le plus élevé
possible.

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§ 4. - Maintenant supposons qu'il se produise un changement dans les conditions


de l'offre : quelque nouvelle dépense doit être faite ; quelque ancienne dépense peut
être évitée ; ou peut-être un nouvel impôt est perçu sur l'entreprise ou une prime lui
est allouée.

Supposons d'abord que cette augmentation ou cette diminution des frais soit
représentée par une somme fixe portant sur l'entreprise comme sur un tout indivisible
et ne variant pas avec la quantité de la marchandise produite. Alors, quel que soit le
prix exigé et quelle que soit la quantité de la marchandise vendue, le revenu de
monopole sera augmenté ou diminué, selon le cas, de cette somme ; et, par consé-
quent, le prix de vente qui donnait le maximum de revenu de monopole avant le
changement le donnera encore après; le changement ne fournira donc au monopoliste
aucun motif de modifier sa manière d'agir. Supposons, par exemple, que le revenu
maximum de monopole soit obtenu lorsque douze cent millions de pieds cubes sont
vendus annuellement, et que ce soit là ce qui arrive lorsque le prix est fixé à raison de
30 pence par mille pieds cubes; supposons que les dépenses de production pour cette
quantité soient au taux de 26 pence, laissant pour le revenu de monopole une marge
de quatre pence par mille pieds cubes, c'est-à-dire 20.000 £ en tout. C'est là sa valeur
maxima : si la compagnie fixe le prix au-dessus, par exemple à 31 pence et ne vend
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 134

que onze cent millions de pieds cubes, elle obtiendra peut-être un revenu de
monopole au taux de 4,2 pence par mille pieds cubes, c'est-à-dire 19.250 £ en tout;
tandis que, afin de vendre treize cents millions, elle devrait baisser ses prix à, par
exemple, 28 pence et elle obtiendrait un revenu de monopole peut-être au taux de 3
shillings 6 pence par mille pieds cubes, c'est-à-dire 19.500 £ en tout. Ainsi, en fixant
le prix à 30 pence, la compagnie obtient 750 £ de plus qu'en le fixant à 31 pences et
500 £ de plus qu'en le fixant à 28 pence. Supposons maintenant qu'un impôt soit
perçu sur la compagnie du gaz sous la forme d'une somme fixe, quelle que soit la
quantité vendue. Son revenu de monopole deviendra égal à 10.000 £ si elle exige 30
pence; à 9.250 £ si elle exige 31 pence; et à 9.500 £ si elle exige 28 pence. Elle
continuera donc à exiger un prix de 30 pence.

La même chose est vraie d'un impôt ou d'une prime proportionnels non aux
recettes brutes de l'entreprise, mais à son revenu de monopole. Supposons, en effet,
tout d'abord qu'un impôt soit perçu, non d'une somme fixe, mais d'un certain
pourcentage, par exemple, 50 0/0 du revenu de monopole. La compagnie percevra
alors un revenu de monopole de 10.000 £ si elle exige un prix de 30 pence ; un revenu
de 9.625 £ si elle exige 31 pence, et un revenu de 9.750 £ si elle exige 28 pence. Elle
exigera donc encore un prix de 30 pence 1.

D'un autre côté, un impôt proportionnel à la quantité produite encourage le


monopoliste à amoindrir sa production et à élever ses prix. En agissant ainsi, en effet,
il diminue ses dépenses. Et l'excédent des recettes totales sur les déboursés totaux
peut donc maintenant être augmenté par une diminution de production, alors qu'avant
l'imposition de l'impôt il eût été amoindri par une telle diminution. De plus, si, avant
l'établissement de l'impôt, le revenu net ne dépassait que de peu celui qui aurait été
donné par des ventes beaucoup moins importantes, le monopoliste aurait avantage à
réduire sa production dans des proportions considérables ; et, par suite, dans des cas
comme celui-ci, le changement est vraisemblablement appelé à amener une forte
diminution de production et une hausse du prix. Des effets entièrement opposés
seront amenés par un changement qui diminuera les frais relatifs à l'exploitation du
monopole d'une somme variant en sens direct des quantités produites.

Dans le dernier exemple, un impôt que nous supposons de 2 pence pour chaque
mille pieds cubes vendus aurait réduit le revenu du monopole à 10.083 £ si la
compagnie exigeait 31 pence par mille pieds et en vendait, par conséquent, onze cent
millions; à 10.000 £, si la compagnie exigeait 30 pence et en vendait, par conséquent,
douze cent millions, et à 8.666 £ si elle exigeait 28 pence et vendait treize cent

1 Si aux dépenses d'exploitation d'un monopole il est ajouté (au moyen d'un impôt ou de toute autre
façon) une somme en bloc indépendante de la quantité produite, le résultat sera d'amener chaque
point de la courbe de revenu de monopole à descendre vers un point placé sur une courbe de
revenu constant représentant un revenu constant plus faible d'une quantité fixe que celui de la
courbe sur laquelle se trouve ce point. Par suite, le point de revenu maximum sur la nouvelle
courbe de revenu de monopole se trouve placé verticalement au-dessous de celui qu'il occupait sur
l'ancienne ; c'est-à-dire que le prix de vente et la quantité produite demeurent les mêmes. Quant à
ce qui est des effets d'un impôt proportionnel au revenu de monopole, voyez Note mathématique
XXIII.
Nous devrions cependant faire remarquer que si un impôt ou toute autre nouvelle dépense
additionnelle excède la revenu maximum de monopole, ils empêcheront entièrement l'exploitation
du monopole; ils convertiront le prix qui produisait le revenu maximum de monopole en celui qui
ramène à un minimum la perte qui résulte de la continuation de l'exploitation du monopole, et la
réciproque a lieu, s'il s'agit d'une prime fixe ou de toute autre diminution fixe des dépenses totales
d'exploitation.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 135

millions de pieds cubes. Par suite, l'impôt pousserait la compagnie à élever le prix un
peu au-dessus de 30 pence ; elle irait peut-être jusqu'à 31 pence, peut-être même un
peu plus haut; car les chiffres que nous avons sous les yeux ne nous montrent pas
exactement, jusqu'où irait son intérêt.

D'un autre côté, s'il existait une prime de 2 pence sur la vente de chaque millier de
pieds cubes, le revenu de monopole s'élèverait à 28.416 £ si la compagnie exigeait 31
pence; à 30.000 £ si elle exigeait 30 pence, et à 30.333 £ si elle exigeait 28 pence;
cette prime l'amènerait donc à abaisser ses prix [Voir la note dans l’encadré ci-
dessous :].

Dans le texte, nous supposons que l'impôt ou la prime sont directement proportionnels aux ventes;
mais ce raisonnement, lorsqu'on l'examine de près, se trouve n'impliquer d'autre assertion que celle-ci,
à savoir que l'impôt ou la prime augmentent avec toute augmentation dans cette quantité ; en réalité, le
raisonnement n'exige pas que l'impôt ou la prime augmentent en proportion exacte de cette quantité.

Il est très avantageux de se servir de diagrammes pour représenter les diverses conditions de la
demande et de l'offre (de monopole) avec les formes de la courbe du revenu de monopole, qui en sont
la résultante. Une étude attentive des formes ainsi obtenues servira mieux que n'importe quelle
argumentation soigneusement élaborée pour Lie faire une idée de l'action multiforme des forces
économiques en matière de monopoles. On peut effectuer, sur du papier à calquer. un tracé des courbes
de revenu constant dans un des diagrammes, et cette courbe, si on la superpose à une courbe de revenu
de monopole, indiquera aussitôt le point, on les points, de revenu maximum. On verra, en effet, non
seulement lorsque les courbes d'offre et de demande se coupent plusieurs fois, mais encore lorsqu'elles
ne se coupent pas, qu'il y aura souvent, comme dans la figure 21, sur une courbe de revenu de
monopole, plusieurs points où cette courbe rencontrera la courbe de revenu constant. Chacun de ces
pointe indiquera un vrai revenu maximum de monopole; mais l'un de ces pointe occupera, en général,
le premier rang comme se trouvant sur une plus grande courbe de revenu constant et comme indiquant,
par conséquent, un revenu de monopole plus considérable que celui qui est indiqué par les autres
points.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 136

S'il arrive, comme dans la figure 21, que ce maximum principal q3' se trouve placé très à la droite
d'un maximum plus faible q3, l'établissement d'un impôt sur la marchandise, ou tout autre changement
qui élèverait entièrement sa courbe d'offre, ferait baisser d'autant la courbe de revenu de monopole.
Supposons que la courbe d'offre s'élève de SS' à EE' ; et, en conséquence, supposons que la courbe de
revenu de monopole descende de son ancienne position QQ' à ZZ' ; alors le point principal du revenu
maximum passera de q3 à z3, représentant ainsi une grande diminution de production, une grande
hausse du prix et un grand préjudice pour les consommateurs. Les effets inverses d'un changement, tel
qu'une prime sur la marchandise, qui ferait baisser entièrement son prix d'offre et qui relèverait la
courbe de revenu de monopole, peuvent être aperçus en regardant ZZ' comme l'ancienne position et
QQ' comme la nouvelle position de cette courbe. Il deviendra évident, pour peu qu'on y fasse attention
(mais la chose peut être montrée avantageusement au moyen de diagrammes appropriée), que plus la
courbe de revenu de monopole se rapprochera de la forme d'une courbe de revenu constant et plus sera
grand le changement dans la position du point de revenu maximum qu'entraîne ordinairement une
modification donnée des dépenses de production de la marchandise. Si ce changement est grand dans
la figure 22, ce n'est pas parce que DD' et SS' se coupent plus d'une fois, mais parce que deux portions
de QQ', l'une très à la droite de l'autre, se trouvent dans le voisinage de la même courbe de revenu
constant.

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§ 5. - Le monopoliste perdrait tout son revenu de monopole s'il produisait pour la


vente une quantité si considérable que son prix d'offre, tel qu'il est défini ici, fût égal
à son prix de demande ; la quantité qui donne le maximum de revenu de monopole est
toujours considérablement au-dessous de celle-là. Il peut donc sembler que la quantité
produite sous un monopole, soit toujours moindre et son prix plus élevé pour le
consommateur que s'il n'y avait pas de monopole. Mais tel n'est pas le cas.

En effet, lorsque la production est tout entière entre les mains d'une personne ou
d'une compagnie les dépenses totales qui en résultent sont, en général, moindres
qu'elles ne seraient si la même somme de production était répartie entre une multitude
de producteurs rivaux relativement faibles. Ces producteurs auraient à lutter les uns
contre les autres pour attirer les consommateurs, et ils dépenseraient nécessairement,
à eux tous, beaucoup plus pour la réclame sous ses diverses formes qu'une maison
unique ; et il leur serait beaucoup moins facile de profiter des diverses économies qui
résultent de la production en grand. En particulier, ils ne pourraient pas se permettre
de dépenser autant à l'amélioration des méthodes de production et des machines qui y
sont employées, qu'une unique entreprise importante qui se sentirait certaine de retirer
tout le profit des avances faites par elle.

Dans ce raisonnement, on admet, il est vrai, que l'entreprise unique est admi-
nistrée avec habileté et énergie et qu'elle dispose d'un capital illimité - supposition qui
ne saurait toujours être exacte. Mais, toutes les fois qu'elle est justifiée, nous pouvons,
en général, conclure que le tableau d'offre de la marchandise, si elle n'était pas
monopolisée, porterait des prix d'offre plus élevés que ceux de notre tableau d'offre
de monopole ; et, par suite, la quantité d'équilibre (equilibrium amount), lorsque la
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 137

marchandise est produite sous un régime de libre concurrence, est inférieure à celle
pour laquelle le prix de demande est égal au prix d'offre de monopole 1.

Une des applications les plus intéressantes et les plus difficiles de la théorie des
monopoles, c'est celle qui est relative à la question de savoir s'il est avantageux pour
l'intérêt public d'attribuer une zone distincte à chaque grande compagnie de chemin
de fer en y excluant toute concurrence. Dans l'affirmative, on prétend qu'une
compagnie de chemins de fer peut transporter deux millions de voyageurs ou deux
millions de tonnes de marchandises à meilleur marché que s'il ne s'agit que d'un
million ; et qu'un partage de la demande publique entre deux lignes les mettra l'une et
l'autre dans l'impossibilité d'offrir leurs services à bas prix. Il faut reconnaître que,
toutes choses étant égales, le « prix de revenu de monopole » fixé par une compagnie
de chemins de fer sera abaissé par toute augmentation dans la demande de ses
services, et vice versa. Mais, la nature humaine étant ce qu'elle est, l'expérience a
prouvé que la destruction d'un monopole par l'ouverture d'une ligne rivale, hâte plutôt
qu'elle ne retarde le moment où les anciennes lignes découvrent qu'elles peuvent
effectuer les transports commerciaux à des taux moins élevés. On allègue encore que,
après un certain temps, les compagnies de chemins de fer s'associeront et imposeront
au public la dépense résultant des services doublés. Mais c'est encore là une chose qui
ne fait que donner lieu à de nouvelles controverses. La théorie des monopoles soulève
plutôt qu'elle ne résout des questions pratiques telles que celles-ci; nous en
ajournerons l'étude 2.

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§ 6. - Jusqu'ici nous avons supposé que le propriétaire d'un monopole fixait le prix
de sa marchandise en se basant exclusivement sur le revenu net immédiat qu'il peut
en retirer. Mais, en fait, même s'il ne s'occupe pas des intérêts des consommateurs, il
devra vraisemblablement se dire que la demande relative à un objet dépend, dans une
large mesure, de l'habitude que nous en avons ; et que s'il peut augmenter sa vente en
adoptant un prix quelque peu inférieur à celui qui lui procurerait le maximum de
revenu net, l'accroissement dans l'usage de cette marchandise lui fournira avant qu'il

1 En d'autres termes, quoique L se trouve nécessairement placé très à la gauche de H, comme il est
indiqué dans la figure 20, cependant la courbe d'offre de la marchandise, s'il n'y avait pas de
monopole, pourrait se trouver assez au-dessus de la position actuelle de SS' pour que son point
d'intersection avec DD' se trouvât très à la gauche de A dans la figure et pût même peut-être se
trouver à la gauche de L. Nous avons déjà dit un mot (liv. IV, chap. xi, xii ; liv. V, chap. XI) des
avantages qu'une unique et puissante entreprise possède sur ses rivaux plus faibles lorsqu'il s'agit
d'industries dans lesquelles se fait sentir fortement la loi du rendement croissant et des chances
qu'elle pourrait avoir d'obtenir un monopole de fait dans sa propre branche de production, si,
pendant plusieurs générations, elle était administrée par des gens qui par le talent, l'initiative et
l'énergie vaillent le fondateur de cette entreprise.
2 L'examen théorique complet des questions relatives à l'influence exercée sur le prix du monopole
par un accroissement de demande exige l'emploi de calculs mathématiques pour lesquels nous
renvoyons le lecteur à un article sur les monopoles par la professeur Edgeworth dans le Giornale
degli Economisti (cet. 1897). Mais l'examen de la figure 20 suffira pour faire voir qu'une élévation
uniforme de DD' poussera L très à droite, et que la position qui en résultera pour q1 sera
probablement plus basse qu'auparavant. Cependant s'il vient s'établir, dans le district, une nouvelle
classe d'habitants qui soient assez à. leur aise pour que leur désir de se déplacer ne soit que très
peu affecté par le prix du voyage, la forme de DD' se trouvera alors modifiée ; son côté gauche
s'élèvera proportionnellement plus que son côté droit; et la nouvelle position de q1 pourra être plus
élevée que l'ancienne.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 138

soit longtemps la compensation de la perte qu'il subit actuellement. Plus le gaz est à
bas prix et plus les gens sont portés à l'amener dans leurs habitations; et dès qu'une
fois cette habitude est prise, ils sont portés à continuer à en faire usage, même si un
objet concurrent, comme l'électricité ou l'huile minérale, peut lutter de près avec lui.
Un cas plus remarquable est celui où une compagnie de chemins de fer a un mono-
pole effectif du transport des personnes et des marchandises vers un port de mer, on
une circonscription de banlieue qui n'est encore qu'on voie de construction; la
compagnie de chemins de fer peut alors trouver qu'il vaut la peine, dans l'intérêt de
ses affaires, d'établir des prix beaucoup moins élevés que ceux qui lui procureraient le
maximum de revenu net, et cela afin de donner aux négociants l'habitude de se servir
de ce port, et d'encourager les habitants du port à étendre leurs docks et leurs
entrepôts ; ou d'aider les constructeurs qui veulent spéculer dans ce nouveau faubourg
à construire des maisons à bon marché et à les remplir promptement de locataires,
donnant ainsi au faubourg un air de prospérité hâtive qui continuera à lui assurer une
prospérité durable.

Dans des cas comme ceux-ci, une compagnie de chemins de fer, quoique n'étant
mue par aucun motif philanthropique, trouve cependant que son intérêt est si étroite-
ment lié aux intérêts de ceux qui font appel à ses services, qu'elle gagne à faire
quelques sacrifices temporaires de revenu net dans le but d'accroître le surplus dont
jouissent les consommateurs. Et un rapport encore plus étroit entre les intérêts des
producteurs et ceux des consommateurs nous apparaît aussi lorsque les propriétaires
fonciers d'un district se syndiquent pour construire un embranchement de voie ferrée
à travers ce district, sans qu'ils espèrent beaucoup cependant retirer de leurs transports
le taux ordinaire d'intérêt pour les capitaux qu'ils placent - c'est-à-dire, sans grand
espoir que le revenu de monopole du chemin de fer, tel que nous l'avons défini, sera
autre chose qu'une quantité négative -mais dans l'espoir que le chemin de fer fera
monter assez la valeur de leurs propriétés et rendra leur spéculation avantageuse. Et
lorsqu'une municipalité se charge de l'approvisionnement de gaz ou d'eau, on crée des
facilités de transport en améliorant les routes, en bâtissant des ponts, en établissant
des tramways, la question qui se pose, c'est toujours celle de savoir si le tarif des prix
devra être très élevé de façon à donner un revenu net élevé et à diminuer les impôts ;
ou si, au contraire, ce tarif doit être peu élevé de façon à augmenter le surplus des
consommateurs.

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§ 7. - Il est donc clair qu'il est nécessaire d'examiner les calculs au moyen des-
quels un monopoliste doit régler ses actes, en supposant qu'il considère une augmen-
tation du surplus des consommateurs comme tout aussi désirable pour lui, sinon qu'un
égal accroissement de son propre revenu de monopole, du moins qu'un accroissement,
par exemple, de moitié ou d'un quart aussi grand.

Si l'on ajoute le surplus des consommateurs, provenant de la vente de la mar-


chandise à un prix quelconque, au revenu de monopole qui en est retiré, le total
représente la mesure en monnaie des bénéfices nets de la vente de la marchandise à la
fois pour les producteurs et pour les consommateurs, ou, si l'on veut, le bénéfice total
de sa vente. Et si le monopoliste considère un profit pour les consommateurs comme
aussi important qu'un profit égal pour lui-même, le but qu'il se proposera ce sera de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 139

produire précisément cette quantité de la marchandise qui portera au maximum ce


bénéfice total [Voir la note dans l’encadré ci-dessous :].

Dans la figure 22. DD' SS' et QQ'


représentent les courbes de demande, d'offre
et de revenu monopole tracées sur le même
plan que dans la figure 20. Du point P1
menons P1 F perpendiculaire à Oy ; alors
DFP1 représentera le surplus des consom-
mateurs retiré de la vente de OM mille pieds
cubes de gaz au prix MP1. Sur MP1, prenons
na point P4 tel que OM x MP4 = la surface
DFP1 ; alors à mesure que M se meut à
partir de 0 le long de Ox, P4 décrira notre
quatrième courbe, OR, que nous pouvons
appeler la courbe du surplus des consomma-
teurs. (Bien entendu, cette courbe passe par
0 puisque lorsque la vente de la marchandise
est réduite à zéro, le surplus des consom-
mateurs s'évanouit aussi.)

De P3P1 retranchons alors P3P5 égal à MP4, de sorte que MP5 = MP3 + MP4. Alors
OM x MP5 = OM x MP3 + OM x MP4 ; mais OM x MP3 est le revenu de monopole
total lorsqu'une quantité OU est vendue à, un prix MP, et OM x MP4 est la surplus
correspondant des consommateurs. Par conséquent DM x MP5 est la somme du
revenu de monopole et du surplus des consommateurs, c'est-à-dire le total (la mesure
en monnaie) du bénéfice que la communauté retire de la marchandise lorsqu'une
quantité OM est produite. Le lieu de P5 est notre cinquième courbe, QT, que nous
pouvons appeler la courbe de bénéfice total. Elle rencontre une des courbes de revenu
constant en 16, et ceci nous montre que le total (la mesure en monnaie du bénéfice est
maximum lorsque la quantité mise en vente est OW ; ou, ce qui revient au même
lorsque le prix de vente est fixé au prix de demande pour OW.

Mais, il arrivera rarement que le monopoliste puisse et veuille considérer une livre
sterling de surplus des consommateurs comme aussi désirable qu'une livre sterling de
revenu de monopole. L'État, lui-même, dont les intérêts coïncident avec ceux des
citoyens, doit tenir compte du fait que, s'il abandonne une source de revenu, il doit en
général se retourner sur d'autres qui ont leurs propres inconvénients. Car, en même
temps qu'il en résultera quelque gêne pour le public, il se produira dans la perception
de ces sources de revenu des froissements et des frais du genre de ceux que nous
avons signalés comme un amoindrissement du surplus des consommateurs ; et ces
moyens ne sont jamais conformes à une parfaite équité, surtout si l'on tient compte
des parts inégales que les différents membres de la communauté retireront des
bénéfices pour la réalisation desquels on propose au gouvernement de renoncer à une
certaine partie de son revenu.

Supposons, alors, que le monopoliste fasse un compromis et qu'il compte une


livre sterling de surplus des consommateurs comme équivalant, par exemple, à 10
shillings de revenu de monopole. Qu'il calcule alors le revenu de monopole qu'il
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 140

obtiendra en vendant sa marchandise à un prix déterminé et qu'il y ajoute une moitié


du surplus des consommateurs qui s'y rapporte : le total des deux peut être appelé le
bénéfice de compromis (compromise benefit) et son but sera de fixer le prix au chiffre
avec lequel le bénéfice de compromis sera le plus grand possible 1.

Les résultats généraux suivants sont susceptibles d'être prouvés exactement; mais
si on les considère avec tant soit peu d'attention, ils apparaîtront si manifestement
vrais qu'il ne sera guère besoin d'autres preuves. En premier lieu, la quantité que le
monopoliste mettra en vente sera plus considérable (et le prix auquel il vendra sera
moindre) s'il est tant soit peu désireux de favoriser les intérêts des consommateurs
que si son seul but est d'obtenir le revenu de monopole le plus élevé possible ; et, en
deuxième lieu, la quantité produite sera d'autant plus grande (et le prix de vente sera
d'autant moindre) que le monopoliste aura un plus vif désir de favoriser les intérêts
des consommateurs, c'est-à-dire plus sera élevé le pourcentage de la valeur réelle à
laquelle il compte le surplus des consommateurs par rapport à son propre revenu 2.

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§ 8. - Il n'y a pas encore bien longtemps que l'on prétendait généralement que : -
« Un homme d'État anglais, qui se considère comme le ministre de ceux qu'il gou-
verne, est tenu de faire en sorte de ne pas tourner leurs énergies vers une œuvre qui ne
vaut pas la peine qu'elle coûte - ou pour exprimer cette idée dans un langage plus
simple - de ne pas les engager dans une entreprise qui ne produise pas un revenu
suffisant pour couvrir l'intérêt des dépenses 3. » Des phrases semblables peuvent
souvent n'avoir guère signifié autre chose que ceci, à savoir qu'un avantage que les
consommateurs ne consentaient pas à acheter à un prix élevé et sur une vaste échelle,
n'a des chances d'exister pour la plus grande partie que dans les conseils spécieux de
ceux qui ont quelque intérêt personnel à l'entreprise proposée ; mais, plus souvent
sans doute, ces phrases dénotent une tendance à ne pas évaluer à sa juste valeur
l'importance de l'intérêt que les consommateurs ont à ce que les prix soient peu
élevés, intérêt que nous désignons sous le nom de surplus des consommateurs [Voir
la note dans l’encadré ci-dessous : ].

1 S'il fait son compromis sur cette base que 1 £ de surplus des consommateurs est aussi désirable
que n £ de revenu de monopole, n étant une fonction exacte, prenons un point P6 sur PP35 de telle
sorte que P3P6 = n. P3P5, ou, ce qui est la même chose, nMP4. Alors, OM x MP6 = OM x MP3, + n
OM x MP4 ; c'est-à-dire qu'il est égal au revenu de monopole retiré de la vente d'une quantité OM
de la marchandise au prix MP1 + n fois le surplus des consommateurs retiré de cette vente, et il est,
par suite, le bénéfice de compromis retiré de cette vente. Le lien de P6 est notre sixième courbe,
QU, que nous pouvons appeler la courbe du bénéfice de compromis. Cette courbe rencontre une
des courbes de revenu constant en u6, ce qui nous montre que le bénéfice de compromis atteint
son maximum lorsqu'une quantité OY est vendue ; ou, ce qui est la même chose, lorsque le prix de
vente est fixé au prix de demande pour la quantité OY.
2 C'est-à-dire premièrement, que OY (fig. 22) est toujours plus grand que OL ; et deuxièmement,
que plus n est grand et plus est grand OY (V. note mathématique XXIII).
3 Ces lignes sont extraites d'un article de fond du Times du 30 juillet 1874 : elles représentent assez
bien une partie notable de l'opinion publique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 141

La figure 23 peut être prise pour représenter


le cas d'une entreprise dans l'Inde proposée par
le gouvernement. La courbe d'offre est au-
dessus de la courbe de demande sur toute sa
longueur, nous montrant ainsi que l'entreprise à
laquelle elle se rapporte n'est pas rémunératrice,
dans ce sens que quel que soit le prix fixé par
les producteurs, ils y perdront de l'argent ; leur
revenu de monopole sera une quantité négative.
Mais QT, la courbe de bénéfice total, s'élève au-
dessus de Ox, et elle rencontre une courbe de
revenu constant en t5.

Si alors les producteurs mettent en vente une quantité OW (ou, ce qui est la même
chose, fixent le prix de demande pour OW), le surplus des consommateurs qui en
résultera, si on le prend pour toute sa valeur, l'emportera sur la perte subie dans
l'exploitation d'une quantité représentés par OW x Wt5. Mais supposons que, afin de
combler le déficit, le Gouvernement doive lever dom impôts, et que, en tenant compte
de toutes les dépenses indirectes et autres inconvénients, ces impôts coûtent au public
deux fois ce qu'ils rapportent au gouvernement, il sera alors nécessaire de compter
deux roupies de surplus des consommateurs comme compensation d'une dépense
d'une roupie faite par le gouvernement ; et le bénéfice net de l'entreprise sera alors
représenté par la courbe de bénéfice de compromis QU, tracée à moitié chemin entre
la courbe de revenu (négatif) de monopole QQ' et la courbe de bénéfice total QT.
Celle-ci rencontre une courbe de revenu constant en u6, nous montrant ainsi que si la
quantité OY est mise en vente, ou ce qui revient au même, si le prix est fixé au prix
de demande pour OY, il en résultera, pour l'Inde, un bénéfice net représenté par OY x
Yu6.

Un des principaux éléments du succès dans les affaires privées, c'est la faculté de
peser les avantages et les inconvénients de toutes les méthodes proposées et de leur
assigner leur véritable importance relative. Celui qui grâce à t'expérience et à des
dispositions naturelles a acquis le pouvoir d'attribuer sa véritable valeur à chaque
facteur est déjà en marche sur le chemin de la fortune ; et l'accroissement qui
s'effectue dans la puissance de nos forces productives est dû, pour une large part, au
grand nombre d'esprits compétents qui consacrent constamment tous leurs efforts à
l'acquisition de cet instinct des affaires. Mais, malheureusement, les avantages ainsi
comparés les uns avec les autres sont presque tous envisagés à un seul point de vue,
celui du producteur, et peu nombreux sont ceux qui se préoccupent de comparer entre
elles les différentes manières de faire quant à l'importance relative de l'intérêt qu'elles
présentent pour les producteurs et pour les consommateurs. Il est vrai que les faits en
question ne tombent sous l'expérience directe que d'un très petit nombre de personnes,
et même, pour ce petit nombre, ils n'y tombent que dans une mesure très restreinte et
seulement d'une façon très imparfaite. De plus, lorsqu'un grand administrateur a
acquis, par rapport aux intérêts publics, cet instinct que les hommes compétents ont
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 142

relativement à leurs propres affaires, il n'y a pas beaucoup de chances pour que ce
même administrateur soit capable de réaliser ses plans en toute liberté. En tous cas,
dans un pays démocratique, il n'est pas une seule grande entreprise qui soit certaine
d'être soutenue d'une façon suivie, à moins que ses avantages ne puissent être rendus
évidents, non seulement pour les quelques-uns qui ont une expérience directe des
hautes affaires publiques, mais encore pour le grand nombre qui n'a pas une telle
expérience et qui doit se faire une opinion d'après les faits qui lui sont présentés par
d'autres.

Des jugements de ce genre doivent toujours être inférieurs à ceux que forme un
homme d'affaires compétent à l'aide d'instincts basés sur une longue expérience
relative à ses propres affaires. Mais ces jugements peuvent être rendus beaucoup plus
sûrs qu'ils ne sont actuellement, lorsqu'ils peuvent être basés sur des données
statistiques concernant les valeurs relatives des avantages et des préjudices que les
différentes manières d'agir sont vraisemblablement appelées à causer aux diverses
classes de la communauté. La plupart des échecs et des injustices que l'on peut
reprocher à la politique économique des gouvernements ont été dus à l'absence de
données statistiques. Un petit nombre de personnes fortement intéressées dans un sens
élèvent la voix avec force, avec persistance et toutes à la fois ; tandis que l'on n'entend
peu de réclamations de la grande masse dont les intérêts se trouvent dans une
direction opposée ; en effet, même si leur attention est attirée vers cette matière, bien
peu se donnent la peine de faire des efforts en faveur d'une cause à laquelle nul
d'entre eux n'a un intérêt tant soit peu considérable. C'est pourquoi les moins nom-
breux continuent à se frayer leur voie, quoique si l'on eût pu disposer de données
statistiques, il eût été facile de prouver que l'ensemble des intérêts des moins nom-
breux ne représentait qu'un dixième ou un centième de l'ensemble des intérêts de tous
ceux beaucoup plus nombreux qui n'ont pas élevé la voix.

Sans doute la statistique est sujette à des interprétations erronées ; et ses données
sont souvent une grande cause d'erreurs lorsqu'elles sont pour la première fois
appliquées à des problèmes nouveaux. Mais la plupart des pires erreurs qui résultent
d'une mauvaise interprétation de la statistique sont parfaitement connues et peuvent
être exposées d'une manière précise, de telle sorte que, à la fin, personne ne se risque
plus à s'en servir en s'adressant à un public non averti. Dans l'ensemble, les théories
qui peuvent être ramenées à des formes statistiques, quoique étant encore dans un état
peu avancé, sont en train de faire des progrès plus certains et plus rapides que les
autres, lorsqu'il s’agit de s'assurer l'acceptation générale de tous ceux qui ont étudié la
matière qui les concerne. Le développement rapide des intérêts collectifs, et la
tendance croissante vers une action collective dans les affaires économiques, font
qu'il devient de jour en jour plus important de connaître quelles sont les mesures
quantitatives des intérêts publics dont en a le plus besoin et quelles statistiques elles
exigent, et de nous mettre nous-mêmes à recueillir de semblables statistiques.

Il n'est peut-être pas déraisonnable d'espérer que, avec le temps, la statistique de la


consommation sera organisée de façon à fournir des tableaux de demande assez
dignes de foi pour représenter, par des diagrammes, que l'on pourra embrasser d'un
coup d'œil, les quantités de surplus des consommateurs qui résulteront des différentes
méthodes de l'action publique et de l'action privée. Au moyen de l'étude de ces
tableaux, l'esprit pourra être graduellement amené à des notions plus justes de l'im-
portance relative des intérêts que présentent pour la communauté les divers systèmes
d'entreprises publiques et privées; et des doctrines mieux assises pourront remplacer
les traditions d'une génération précédente, traditions qui eurent peut-être une salutaire
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 143

influence en leur temps, mais qui ont découragé l'enthousiasme social en jetant la
suspicion sur tous les projets d'entreprises faites par le public dans son propre intérêt,
lorsque ces entreprises n'apparaissaient pas comme se soldant par un bénéfice pécu-
niaire direct.

La portée pratique des raisonnements abstraits dans lesquels nous venons de nous
engager n'apparaîtra nettement que lorsque nous approcherons de la fin de ce traité.
Mais, il paraissait avantageux d'exposer ces raisonnements dès maintenant, d'abord à
cause des liens qui les rattachent étroitement à la principale théorie de l'équilibre de
l'offre et de la demande, et ensuite à cause du jour qu'elles projettent sur le caractère
et sur le but de cette recherche des causes qui déterminent la distribution et l'échange
dont nous allons présentement nous occuper.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 144

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre V : Théorie de l’équilibre de l’offre et de la demande

Chapitre quatorze
Résumé de la théorie générale de
l'équilibre de l'offre et de la demande

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§ 1 Le présent chapitre ne traite d'aucune matière nouvelle ; il ne constitue qu'un


résumé des conclusions du Livre V. La deuxième partie de ce chapitre peut être utile
à ceux qui auront omis les derniers chapitres. Elle peut en indiquer la portée générale,
sans en donner toutefois l'explication.

Dans le Livre V, nous avons étudié la théorie des rapports mutuels de l'offre et de
la demande sous leur forme la plus générale; nous avons tenu aussi peu de compte
que possible oies incidents spéciaux relatifs aux applications particulières de cette
théorie, et nous avons réservé pour le Livre suivant l'examen de la portée de la théorie
générale quant aux caractères spéciaux des divers agents de production, le Travail, le
Capital et la Terre.

Les difficultés du problème tiennent surtout aux différences relatives à l'espace et


à la période de temps sur lesquels s'étend le marché en question ; l'influence du temps
étant plus fondamentale que celle de l'espace.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 145

Même sur un marché de très courte période tel que celui de la halle au blé d'une
ville de province un jour de marché, le « marchandage » peut bien osciller autour
d'une position moyenne, que l'on pourrait jusqu'à un certain point désigner sous le
nom de prix d'équilibre; mais l'action des spéculateurs, en offrant un prix ou en en
refusant un autre, dépendra très peu, pour ne pas dire pas du tout, des calculs
concernant les coûts de production. Ces spéculateurs considéreront surtout, d'un côté,
la demande actuelle et, d'un autre côté, le stock de la marchandise déjà disponible. Il
est vrai qu'ils prêteront une certaine attention aux mouvements de production qui
seraient tout proches, et qui pourraient déjà se faire pressentir ; mais s'il s'agit de
marchandises sujettes à détérioration, ils ne considéreront guère que le moment
présent. C'est ainsi, par exemple, que le coût de production n'a aucune influence
perceptible sur le cours du jour dans un marché de poisson.

Dans un état rigoureusement stationnaire, dans lequel l'offre pourrait parfaitement


s'adapter à la demande sur tous les points, les dépenses normales de production, les
dépenses limites et les dépenses moyennes (y compris la rente) seraient une seule et
même chose, que la période fût longue ou courte. Mais, dans l'état ordinaire, le
langage à la fois des économistes professionnels et des hommes d'affaires, montre une
grande élasticité dans l'usage du terme normal lorsque ce terme est appliqué aux
causes qui déterminent la valeur. Et il est nécessaire d'étudier une division qui soit
assez nettement marquée.

D'un côté de cette division sont de longues périodes dans lesquelles l'action
normale des forces économiques a tout le temps de s'exercer d'une manière plus
complète ; dans lesquelles, par suite, on peut remédier à une rareté temporaire de
travail qualifié, ou de n'importe quel autre agent de production ; et dans lesquelles ces
économies qui résultent normalement d'une augmentation dans l'étendue de la
production - normalement, c'est-à-dire sans le secours de quelque nouvelle invention
matérielle - ont tout le temps de se développer. Les dépenses d'une entreprise type,
dirigée avec une habileté normale et profitant d'une façon normale des économies
internes et externes que procure la production en grand peuvent être prises comme
base pour l'estimation des dépenses normales de production; et lorsque la période en
question est assez longue pour permettre d'employer des capitaux à créer une nouvelle
entreprise qui vienne s'ajouter à l'ancienne et pour lui faire donner tous ses fruits,
alors le prix-limite d'offre est celui dont l'attente à la longue suffit juste à pousser les
capitalistes à placer leur capital matériel, et les ouvriers de tout ordre à placer leur
capital personnel dans cette industrie.

De l'autre côté de cette ligne de séparation se trouvent des périodes assez longues
pour permettre aux producteurs d'adapter leur production aux changements qui s'opè-
rent dans la demande, dans la mesure où cela est possible avec la somme existante :
d'habileté professionnelle spécialisée, de capital spécialisé et d'organisation indus-
trielle ; mais pas assez longues pour permettre à ces mêmes producteurs d'introduire
des changements importants dans l'offre de ces facteurs de production. Pour de
semblables périodes, le stock des moyens matériels et personnels de production doit,
dans une large mesure, être considéré comme fixé ; et l'accroissement limite de l'offre
est déterminé par l'idée que les producteurs se font de la quantité de produits qu'il
vaut la peine de tirer de ces moyens de production. Si les affaires sont très actives,
toutes les énergies sont portées à leur plus haut point, des heures supplémentaires sont
faites et alors la limite de la production résulte du manque de force plutôt que du
manque de volonté d'aller toujours plus loin et plus vite. Mais si les affaires sont
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 146

lentes, tout producteur doit rechercher jusqu'à quelle distance du prix coûtant (prime
cost) il vaut pour lui la peine d'accepter de nouveaux ordres. Et, ici, il n'existe point
de loi précise, ce qui agit, c'est surtout la crainte de ruiner le marché : et cette crainte
agit de différentes façons et avec des forces différentes sur les différents individus et
sur les différents groupes industriels. Le principal motif, en effet, de toutes les
associations déclarées et de toutes les ententes déguisées et « coutumières » sans
forme déterminée, soit parmi les employeurs, soit parmi les employés, c'est le besoin
d'empêcher les individus de ruiner le marché commun par des procédés qui peuvent
leur rapporter des bénéfices immédiats, mais aux dépens d'une perte totale plus
grande pour l'ensemble de la profession.

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§ 2. - Nous nous sommes bientôt écartés de ce point pour considérer les rapports
de l'offre et de la demande eu égard à des objets qui ont besoin d'être associés pour
donner satisfaction à une demande conjointe ; l'exemple le plus important nous est
offert par le capital matériel spécialisé et par l'aptitude professionnelle personnelle
également spécialisée qui doivent agir de concert dans une industrie donnée. Là, en
effet, il n'existe aucune demande directe de la part des consommateurs pour l'un ou
l'autre de ces objets considérés séparément, mais seulement pour les deux réunis ; la
demande relative à l'un ou à l'autre séparément est une demande dérivée, qui croît,
toutes choses étant égales d'ailleurs, avec tout accroissement qui se produit dans la
demande relative aux produits communs, et avec toute diminution qui se produit dans
le prix d'offre des facteurs conjoints de production. C'est de la même façon que des
marchandises pour lesquelles il existe une offre conjointe, telle que le gaz et le coke
ou la viande de boucherie et le cuir, peuvent, l'une et l'autre, n'avoir qu'un prix d'offre
dérivé, gouverné par les dépenses du procès complet de production, d'un côté, et, d'un
autre côté, par la demande relative aux autres produits conjoints.

La demande composite relative à un objet, résultant de l'emploi de cet objet à


différents usages, et l'offre composite relative à un objet qui a diverses sources de
production, ne présentent pas une grande difficulté; en effet, les diverses quantités
demandées en vue de différents usages, ou fout-nies par des sources différentes,
peuvent s'ajouter les unes aux autres d'après le système déjà adopté au Livre III pour
obtenir les demandes de la classe riche, de la classe moyenne et de la classe pauvre
relativement à la même marchandise.

Nous avons ensuite étudié quelque peu la répartition des frais supplémentaires
d'une entreprise - et en particulier des frais qui se rattachent à la création d'une clien-
tèle commerciale, à la mise en vente et aux assurances - entre les divers produits de
cette entreprise.

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§ 3. - Revenant à ces difficultés centrales relatives à l'équilibre de l'offre et de la


demande normales, et qui tiennent à l'élément de temps, nous avons examiné plus à
fond le rapport existent entre la valeur d'un moyen de production et celle des objets
produits.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 147

Lorsque des producteurs différents ont des avantages différents pour la production
d'un objet, le prix de cet objet doit être suffisant pour couvrir les frais de production
des producteurs qui n'ont pas de facilités spéciales et exceptionnelles ; car s'il en était
autrement, ils arrêteraient ou diminueraient leur production et la diminution de la
quantité fournie, par rapport à la demande, en ferait hausser le prix. Lorsque le mar-
ché est en état d'équilibre, et que l'objet se vend à un prix qui couvre ces frais, il reste
encore un surplus au delà de leurs frais pour ceux qui jouissent d'avantages excep-
tionnels quelconques. Si ces avantages proviennent de la faculté de disposer de libres
dons de la nature, le surplus est appelé surplus du producteur ou rente du producteur ;
dans tous les cas, il existe un surplus et si le possesseur d'un libre don de nature le
prête à un autre, il peut, en général, retirer de son usage un revenu en espèces
équivalent à ce surplus.

Ricardo a soutenu que la rente ne fait pas partie du coût de production ; d'un côté,
il avait en vue la rente du sol agricole en général, et, d'un autre côté, le coût de
production des produits agricoles en général. Il voulait dire que la rente est gouvernée
par le prix du produit et ne le gouverne pas ; et, par suite, si le coût de production est
évalué en y comprenant un élément relatif à la rente, et qu'on le considère ensuite
comme l'une des causes qui gouvernent la valeur, le raisonnement constitue un cercle
vicieux. Le prix du produit est égal au coût de production de cette partie du produit
qui est obtenue à la limite, c'est-à-dire dans des conditions si défavorables qu'elle ne
procure aucune rente. Le coût de cette partie du produit peut être additionné sans
tomber dans un cercle vicieux ; tandis que pour les autres parties, c'est impossible.

La formule de Ricardo est malheureuse ; et elle prête à un malentendu, même si


elle est appliquée aux prix des produits agricoles pris dans leur ensemble. Mais elle
prête surtout à la confusion lorsqu'elle est appliquée au prix d'un seul produit. En
effet, si le sol qui a été employé à la culture du houblon est reconnu capable de
produire une rente plus élevée, comme jardin maraîcher, la superficie cultivée en
houblon sera certainement diminuée ; et cette diminution fera hausser le coût-limite
de production du houblon et, par conséquent, son prix. La rente que donnera le sol
pour une sorte de produit, remplit le rôle d'un canal par lequel la demande de sol pour
cette sorte de produit accroît les difficultés de l'offre des autres produits; bien que
cette rente ne fasse pas directement partie de ces dépenses. Une redevance minière
n'est pas une rente et elle ne fait pas directement partie des dépenses de production.
La doctrine de Ricardo demande à être interprétée avec précaution, même en ce qui
concerne les rentes agricoles; mais, lorsqu'elle est bien interprétée, elle est applicable
aux autres classes de rente. Elle s'applique aussi, sous certaines autres conditions, au
revenu produit par des moyens de production créés par l'homme, et spécialement à
ceux qui sont durables et dont l'offre ne saurait s'accroître rapidement.

Ainsi, lorsque nous jetons un regard d'ensemble sur la valeur normale, lorsque
nous recherchons les causes qui déterminent « à la longue » la valeur normale,
lorsque nous relevons les « derniers » effets des causes économiques, alors le revenu
qui est retiré du capital sous ces diverses formes rentre parmi les sommes qui doivent
être payées pour couvrir les dépenses de production de la marchandise en question, et
il influe directement sur les décisions des producteurs qui sont à se demander avec
hésitation s'ils doivent ou non augmenter leurs moyens de production. Mais, d'un
autre côté, lorsque nous considérons les causes qui déterminent les prix normaux pour
une période qui est courte relativement au temps nécessaire pour augmenter
sérieusement l'approvisionnement de ces moyens de production, alors, l'influence
qu'ils exercent sur la valeur est surtout indirecte et elle ressemble plus ou moins à
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 148

celle qui est exercée par les libres dons de nature. Plus la période que nous examinons
sera courte et plus sera lent le Procès de production de ces moyens de production, et
moindre aussi sera le rôle que le revenu tiré d'eux jouera dans l'arrêt ou l'augmen-
tation de l'offre de la marchandise produite par eux et dans la hausse ou la baisse de
son prix d'offre.

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§ 4. - Cela nous amène à considérer quelques difficultés d'un caractère plutôt


technique et qui se rattachent aux frais-limite de production d'une marchandise qui
obéit à la loi du rendement croissant. Ces difficultés naissent de la tentative faite en
vue de représenter le prix d'offre comme dépendant de la quantité produite, sans tenir
compte de la longueur du temps qui est nécessairement employé par chaque entre-
prise individuelle pour étendre son organisation interne, et surtout son organisation
externe ; par conséquent, ces difficultés ont été surtout visibles dans les discussions
mathématiques et semi-mathématiques de la théorie de la valeur. En effet, lorsque des
changements dans le prix d'offre et dans la quantité produite sont considérés comme
dépendant exclusivement les uns des autres, abstraction faite de tout développement
graduel, il paraît raisonnable de prétendre que le prix-limite d'offre pour chaque
producteur individuel est constitué par ce qui s'ajoute à l'ensemble de ses dépenses de
production en produisant son dernier élément; que ce prix-limite doit vraisembla-
blement, dans un grand nombre de cas, être abaissé à la suite d'une augmentation de
sa production beaucoup plus que ne le sera par la même cause le prix de demande sur
le marché général ; et que, par conséquent, la théorie statique de l'équilibre est
inapplicable aux marchandises qui obéissent à la loi du rendement croissant.

À ce raisonnement on peut objecter que, dans bien des industries, chaque pro-
ducteur a un marché spécial sur lequel il est bien connu, et qu'il ne peut pas étendre
rapidement; que, par conséquent, bien qu'il puisse être matériellement possible pour
lui d'accroître rapidement sa production. il courrait le risque de faire baisser considé-
rablement le prix de demande sur son marché spécial, ou autrement d'être forcé à
vendre son surplus de production au dehors, à des conditions moins favorables. Et s'il
y a des industries où chaque producteur dispose de l'ensemble d'un grand marché,
alors il n'y reste que peu d'économies internes susceptibles d'être réalisées par un
accroissement de production, lorsque l'outillage existant est déjà en plein emploi.
Sans doute il existe des industries par rapport auxquelles une de ces deux assertions
n'est vraie ; ces industries sont dans un état transitoire et on doit reconnaître que la
théorie statique de l'équilibre de l'offre et de la demande normales ne saurait. leur être
appliquée avantageusement. Mais de semblables cas ne sont pas nombreux ; et en ce
qui concerne la grande masse des industries manufacturières, le rapport entre le prix
d'offre et la quantité apparaît avec un caractère tout à fait différent selon qu'il s'agit de
courtes ou de longues périodes.

Lorsqu'il s'agit de courtes périodes, les difficultés qui se présentent lorsqu'on veut
adapter l'organisation interne et externe d'une entreprise de façon à modifier rapide-
ment la production sont si grandes, que le prix d'offre doit, en général, être considéré
comme devant s'élever avec un accroissement et s'abaisser avec une diminution de la
quantité produite.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 149

Mais lorsqu'il s'agit de longues périodes, les économies à la fois externes et


internes de la production en grand ont tout le temps de se développer. Le prix-limite
d'offre n'est pis constitué par les frais de production de quantité particulière quelcon-
que de la marchandise, mais par les frais totaux (y compris l'assurance et les émolu-
ments bruts de direction) d'un accroissement limite dans l'ensemble des opérations de
production et de vente.

Sous certaines conditions peu probables, il peut y avoir deux positions d'équilibre
alternativement stable et instable, ou même un plus grand nombre.

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§ 5. - Un examen tant soit peu attentif des effets d'un impôt, considéré comme un
cas spécial de changement dans les conditions générales de l'offre et de la demande,
nous fait voir que, lorsqu'il a été tenu le compte qu'il convient des intérêts des
consommateurs, il existe, au point de vue abstrait, moins de raisons prima facie que
les anciens économistes ne le croyaient en faveur de la doctrine de ce qu'on a appelé
la « Satisfaction maxima » ; c'est-à-dire en faveur de la doctrine d'après laquelle la
libre poursuite par chaque individu de son propre intérêt immédiat conduirait les
producteurs à donner à leurs capitaux et à leur travail, et les consommateurs à donner
à leurs dépenses la direction la-plus avantageuse au point de vue de l'intérêt général.
Au point où nous en sommes de nos recherches, celles-ci se bornant à l'analyse des
caractères les plus généraux, nous n'avons pas à nous occuper de la question très
importante de savoir jusqu'à quel point, la nature humaine étant ce qu'elle est
actuellement, l'action collective a des chances d'être inférieure à l'action individuelle
en énergie et en élasticité, en initiative et en netteté de vues et si l'on n'est pas exposé
à perdre par suite de la diminution dans l'efficacité productrice plus qu'on ne gagne-
rait en voulant tenir compte de tous les intérêts affectés par une certaine ligne
d'action. Mais, même sans tenir compte des maux qui naissent de l'inégale distribu-
tion de la richesse, il existe prima facie une raison de croire que la satisfaction totale,
loin d'être déjà une satisfaction maxima, pourrait être considérablement accrue par
l'action collective pour le développement de la production et de la consommation des
objets par rapport auxquels la loi du rendement croissant agit avec une force
particulière.

Cette hypothèse est confirmée par l'étude de la théorie des monopoles. L'intérêt
immédiat du monopoliste, c'est d'adapter la production et la vente de ses marchan-
dises de façon à obtenir pour lui-même le maximum de revenu net, et la méthode qu'il
adopte pour cela, n'est pas vraisemblablement celle qui fournit la satisfaction totale
maxima. La divergence qui existe entre les intérêts individuels et les intérêts collectifs
est prima facie moins importante en ce qui concerne les objets qui obéissent à la loi
du rendement décroissant qu'en ce qui concerne ceux qui obéissent à la loi du
rendement croissant. Mais, pour ces derniers, il existe prima facie une raison très
forte de croire qu'il peut souvent être de l'intérêt de la communauté d'intervenir direc-
tement ou indirectement puisque une production considérablement accrue augmen-
terait beaucoup plus le surplus des consommateurs que l'ensemble des frais nécessai-
res à la production des biens. Des notions plus exactes sur les rapports de l'offre et de
la demande, surtout sous forme de diagrammes, peuvent nous aider à voir quelles
statistiques devraient être dressées et comment elles devraient être appliquées en vue
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 150

d'évaluer l'importance relative des divers intérêts économiques, soit publics, soit
privés, qui se trouvent en conflit.

Note sur la théorie


de la valeur de Ricardo

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§ 6. - La théorie de Ricardo relative aux rapports mutuels du coût de production et


de la valeur occupe une place si importante dans l'histoire de l'économie politique que
tout malentendu au sujet de son véritable caractère doit nécessairement avoir des
conséquences très regrettables ; et, malheureusement, cette théorie est formulée de
telle façon qu'elle semble provoquer les malentendus. C'est pourquoi il existe une
croyance très répandue d'après laquelle elle avait besoin d'être refondue par la
génération actuelle des économistes. Le but de la présente note est précisément de
montrer qu'il y a des raisons pour ne pas accepter cette opinion et pour soutenir, au
contraire, que les bases de cette théorie, telle qu'elle nous a été léguée par Ricardo,
demeurent intactes; qu'il leur a été beaucoup ajouté, qu'on a aussi beaucoup édifié sur
elles, mais qu'il ne leur a été ôté que très peu.

Lorsque Ricardo s'adressait à un grand public, il puisait largement dans sa vaste et


profonde science des faits de la vie, les faisant servir a d'exemples, de preuves ou de
prémisses de sa doctrine ». Mais dans les Principles of Political Economy, « les
mêmes questions sont traitées en faisant, d'une manière étrange, abstraction de tout
rapport avec le monde réel qui l'entourait 1 ». Et il écrivait à Malthus, au mois de mai
1820 (l'année même où Malthus publiait ses Principles of Political Economy
considered with a view to their practical application) : « Les divergences qui existent
entre nous peuvent, en quelque sorte, je crois, être attribuées à ce que vous considérez
mon livre comme plus pratique que je n'avais l'intention de le faire. Ce que je me
proposais, c'était d'élucider des principes et pour ce faire j'ai imaginé des exemples
simplifiés qui puissent faire ressortir l'action de ces principes. » Son ouvrage ne
prétend nullement être un traité systématique. Il ne se décida que difficilement à le
publier ; et si en l'écrivant il avait en vue certains lecteurs, c'étaient surtout ces
hommes d'État et ces hommes d'affaires avec lesquels il était en relation. C'est
pourquoi il omit de parti pris bien des choses qui étaient nécessaires pour le complet
développement logique de son argumentation, mais que ceux-ci auraient regardées
comme évidentes. Et, de plus, comme il le disait à Malthus au mois d'octobre suivant,
il n'était « qu'un bien pauvre maître de langage ». Son exposé est aussi confus que sa
pensée est profonde ; il emploie des mots dans des sens artificiels qu'il n'explique pas
et auxquels il ne se tient pas; d'une hypothèse à l'autre, il change sans en informer son
lecteur.

Donc, si nous cherchons à saisir exactement sa pensée, nous devons l'interpréter


avec largeur d'esprit, plus largement que lui-même n'interprétait celle d'Adam Smith.
1 Cpr. un admirable article sur Ricardo's Use of Facts dans le premier volume de Quarterly Journal
of Economics de Harward, édité par Dunbar.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 151

Lorsque les termes sont ambigus, nous devons les éclaircir en les rapprochant d'autres
passages de ses écrits qui nous indiquent le sens qu'il a désiré que nous leur donnions.
Si nous faisons ainsi dans le désir de nous assurer de ce qu'il a voulu dire réellement,
nous verrons que ses théories, quoique loin d'être complètes, sont exemptes de
beaucoup des erreurs que l'on a coutume de lui attribuer.

Il fait remarquer, par exemple (Principles, chap. I, § 1), que l'utilité est « absolu-
ment essentielle » à la valeur (normale) quoiqu'elle ne soit pas sa mesure ; et que la
valeur des objets « dont il n'existe qu'une quantité très limitée... varie avec la richesse
et les inclinations de ceux qui désirent posséder ces objets ». Et, ailleurs (Ibid., chap.
IV), il insiste sur la manière dont, sur le marché, les fluctuations des prix sont
déterminées d'une part par la quantité disponible mise en vente, et, d'autre part, par les
« besoins et désirs de l'humanité ».

De même, dans une profonde, quoique très incomplète discussion de la différence


entre « la valeur et la richesse », il semble tendre à apercevoir la distinction entre
l'utilité-limite et l'utilité totale. Par richesse, en effet, il entend l'utilité totale et il
semble être toujours sur le point de dire que la valeur correspond à l'accroissement de
richesse qui résulte de cette partie de la marchandise qui vaut tout juste la peine qu'on
l'achète ; et que lorsque l'offre vient à être insuffisante, soit temporairement à la suite
d'un accident momentané, soit d'une manière permanente, à la suite d'une augmen-
tation du coût de production, il se produit une augmentation de cet accroissement-
limite de richesse, qui est mesuré par la valeur; en même temps qu'il se produit une
diminution dans l'ensemble de la richesse, dans l'utilité totale retirée de la mar-
chandise. Pendant toute cette discussion, il s'efforce de dire, quoique (à cause de son
ignorance de la terminologie exacte du calcul différentiel) il ne sache pas employer
les termes précis pour le dire clairement, que l'utilité-limite est accrue et l'utilité totale
diminuée par toute diminution de l'offre.

Mais alors qu'il ne pensait pas qu'il y eût beaucoup de choses importantes à dire
au sujet de l'utilité, il estimait que le rapport existant entre le coût de production et la
valeur avait été mal compris, et que des opinions erronées sur ce sujet devaient
nécessairement égarer le pays dans la solution des problèmes pratiques relatifs aux
impôts et aux questions financières. C'est pour cela qu'il s'occupa spécialement de
cette matière. Mais ici encore, il prit par le plus court.
En effet, quoiqu'il sût fort bien que les marchandises se répartissent en trois
classes, selon qu'elles obéissent à la loi du rendement décroissant, du rendement
constant ou du rendement croissant, il pensait cependant qu'il vaut mieux passer sous
silence cette distinction dans une théorie de la valeur applicable à toutes les sortes de
marchandises. Une marchandise choisie au hasard peut vraisemblablement obéir aussi
bien à l'une qu'à l'autre des deux lois, celle du rendement décroissant et celle du
rendement croissant, et, par conséquent, il se croyait donc le droit de supposer
provisoirement qu'elles obéissent toutes à la loi du rendement constant. Il avait peut-
être raison en ceci ; mais il commettait une méprise en ne disant pas explicitement ce
qu'il faisait.

Il montre dans la première section de son premier chapitre que, « aux époques
primitives de la société », où le capital est à peine connu, et où le travail d'un homme
a à peu près le même prix que celui d'un autre homme, il est vrai, généralement
parlant, que « la valeur d'une marchandise, ou la quantité d'une autre marchandise,
pour laquelle elle est échangée, dépend de la quantité relative de travail nécessaire à
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 152

sa production ». C'est-à-dire que, si deux objets sont produits chaque année par le
travail de douze hommes et de quatre hommes respectivement, tous ces hommes étant
du même niveau, la valeur du premier objet sera trois fois plus élevée que la valeur da
second. En effet, s'il faut ajouter, dans le premier cas, 10% pour les bénéfices du
capital employé, il sera aussi nécessaire d'ajouter 10 % dans le second cas (Si w
représente le salaire annuel d'un ouvrier de cette classe, les frais de production seront
égaux à

110 110
4w et à 12 w ; et le rapport est 4 : 12 ou 1 : 3).
100 100

Mais il montre ensuite que ces suppositions ne sauraient être admises pour les
époques avancées de la civilisation et que le rapport entre la valeur et le coût de
production est plus complexe que celui qui lui a servi de point de départ; et il
s'empresse d'ajouter, dans la Section II, l'idée que a le travail de qualité différente est
rémunéré de façon différente ». Si le salaire d'un joaillier est deux fois plus élevé que
celui d'un manœuvre, une heure de travail de l'un doit compter pour deux heures du
travail de l'autre. S'il se produit un changement dans leurs salaires respectifs, il se
produira nécessairement un changement correspondant dans les valeurs relatives des
objets fabriqués par eux. Mais au lieu d'analyser, comme le font les économistes de
notre époque, les causes qui font (par exemple) que les salaires des joailliers varient
d'une génération à l'autre relativement aux salaires des travailleurs ordinaires, il se
borne à constater que ces variations ne peuvent pas être très grandes.

Plus loin, dans la Section Ill, il insiste sur cette idée que dans le calcul du coût de
production d'une marchandise, il doit être tenu compte non seulement du travail
employé immédiatement à cette marchandise, mais encore de celui qui est consacré
aux installations, aux outils et aux édifices qui viennent en aide à ce travail ; et, ici,
l'élément de temps, qui en commençant demeurait à l'arrière-plan, fait nécessairement
son apparition.

C'est pourquoi, dans la Section IV, il discute plus longuement les différentes
influences exercées sur la valeur « de certaines marchandises à (il emploie parfois
cette méthode très simple pour éluder les difficultés des distinctions à faire entre le
coût primordial et le coût total); et, en particulier, il tient compte des effets différents
de l'emploi du capital circulant consommé par le premier usage, et du capital fixe ; il
tient compte également du temps qu'il faut consacrer à construire les machines
nécessaires à la fabrication des marchandises. Si ce temps est long, le coût de
production sera plus élevé et ces marchandises auront « une plus grande valeur afin
de compenser la longueur du temps qui doit s'écouler avant qu'elles soient portées sur
le marché ».

Et enfin, dans la Section V, il résume l'influence que les différentes durées des
placements auront, directement ou indirectement, sur les valeurs relatives ; affirmant
avec raison que si tous les salaires haussent et baissent en même temps, le chan-
gement n'aura aucun effet permanent sur les valeurs relatives des différentes
marchandises. Mais, il soutient que si le taux des profits baisse, il fera baisser les
valeurs relatives des marchandises dont la production exige un capital placé long-
temps avant qu'elles puissent être portées sur le marché. En effet, si dans un cas, le
placement moyen est fait pour une année et exige qu'il soit ajouté 10 % au compte des
salaires pour les profits; et si, dans un autre cas, le placement est fait pour deux ans et
exige qu'il soit ajouté 20 %, il arrivera alors qu'une baisse du profit de un cinquième
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 153

réduira la quantité qu'il faut ajouter de 20 à 16 dans le dernier cas et seulement de 10


à 8 dans le premier (Si les coûts en travail proprement dit sont égaux, le rapport de
120 116
leur valeur avant le changement sera ou 1,091 ; et après le changement ou
110 108
1,074 ; c'est-à-dire qu'il y aura une baisse d'environ 2 %). Son raisonnement n'est
manifestement que provisoire ; dans les derniers chapitres, il tient compte d'autres
causes de différences dans les profits pour des industries différentes, en dehors de la
durée de placement. Mais, il semble difficile de se représenter comment il aurait pu
plus fortement qu'il ne l'a fait, en plaçant cette discussion dans son premier chapitre,
faire ressortir le fait que le Temps ou l'Attente, aussi bien que le Travail, constitue un
élément du coût de production. Il est regrettable, cependant, qu'il se soit complu à des
termes trop succincts et qu'il ait pensé que ses lecteurs suppléeraient toujours d'eux-
mêmes aux développements qu'il n'a fait qu'indiquer.
Une fois, il est vrai, dans une note placée à la fin de la sixième Section de son
premier chapitre, il dit : « M. Malthus semble croire que, d'après ma théorie, le coût et
la valeur d'un objet sont une seule et même chose ; cela est exact, en effet, s'il entend
par coût le coût de production y compris les profits. Ce n'est pas ce qu'il veut dire
dans le passage sus-indiqué, et par conséquent il ne m'a pas compris. » Et cependant,
Rodbertus et Karl Marx invoquent l'autorité de Ricardo pour affirmer que la valeur
naturelle des objets est uniquement constituée par le travail employé à la production
de ces objets; et ceux mêmes des économistes allemands qui combattent le plus
énergiquement les conclusions de ces auteurs, reconnaissent souvent que leur
interprétation de la doctrine de Ricardo est exacte, et que leurs conclusions en
découlent tout naturellement.

Ce fait et d'autres analogues nous montrent que les réticences de Ricardo


proviennent d'une erreur de jugement. Il eût mieux fait de répéter à l'occasion la
formule disant que les valeurs de deux marchandises ne doivent, à la longue, être
regardées comme étant proportionnelles à la somme de travail nécessaire à leur
production qu'à la condition que toutes autres choses soient égales, c'est-à-dire que le
travail employé dans les deux cas soit d'égale valeur et, par conséquent, également
payé ; que ce travail soit aidé par une somme proportionnelle de capital en tenant
compte de la durée du placement et que le taux des profits soit le même. Il n'expose
pas clairement, et peut-être parfois ne voit- il pas complètement et clairement,
comment, dans le problème de la valeur normale, les divers éléments se gouvernent
mutuellement et non successivement dans une longue série de causes et d'effets. Et il
fut plus qu'aucun autre peut-être responsable de la mauvaise habitude qui fait que l'on
s'efforce d'exposer de vastes théories économiques au moyen de quelques courts
aphorismes 1.
1 Le professeur Ashley, dans une critique suggestive de cette note, qui se trouve dans son étude
intitulée « Rehabilitation of Ricardo » Economic Journal, vol. I), affirme avec insistance que l'on a
cru généralement que Ricardo considérait habituellement le coût de production comme constitué
simplement par la quantité de travail et ne celle-ci déterminait la valeur, sauf sous certaines
réserves peu importantes, et que cette interprétation de la doctrine de Ricardo est celle qui cadre le
mieux avec ses écrits pris dans leur ensemble. On ne saurait contester que cette interprétation a été
acceptée par de nombreux et excellents auteurs ; Bans quoi, d'ailleurs, il eût été peu utile de le
réhabiliter, c'est-à-dire de vêtir plus complètement ses doctrines un peu trop nues. Mais la question
de savoir si l'on peut supposer que Ricardo, par le premier chapitre de son livre, n'a rien voulu
dire, pour cette seule raison qu'il n'a pas voulu répéter constamment les règles d'interprétation que
ce chapitre contenait, est une de ces questions à laquelle chaque lecteur doit répondre selon son
tempérament ; elle ne se prête à aucune solution par voie de démonstration. Ce que nous
prétendons ici, ce n'est pas que ses doctrines contenaient une théorie complète de la valeur, mais
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 154

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§ 7. - Peu d'écrivains des temps modernes se sont autant approchés de l'originalité


de Ricardo que l'a fait Jevons. Mais il semble avoir jugé Ricardo et Mill un peu trop
rigoureusement et leur avoir attribué des doctrines plus étroites et moins scientifiques
que celles qu'ils ont émises en réalité. Son désir de faire ressortir un aspect de la
valeur auquel ils n'avaient donné qu'un relief insuffisant fat probablement, jusqu'à un
certain point, la raison qui lui fit dire : « Une réflexion et une étude patientes m'ont
conduit à cette opinion quelque peu nouvelle, que la valeur dépend entièrement de
l'utilité » (Theory, p, 1). Cette formule ne paraît pas être moins exclusive ni moins
fragmentaire, tout en étant bien plus erronée que celle à laquelle Ricardo s'est souvent
laissé aller avec une négligente brièveté quant au rapport qui existe entre la valeur et
le coût de production ; mais Ricardo n'a jamais regardé cette idée que comme une
partie d'une théorie plus vaste dont il a essayé d'expliquer le reste.

Jevons continue : « Nous n'avons qu'à exposer avec soin les lois naturelles de
variation de l'utilité dans ses rapports avec la quantité de marchandise qui se trouve
en notre possession, pour arriver à une théorie satisfaisante de l'échange dont les lois
ordinaires de l'offre et de la demande sont une conséquence nécessaire. On constate
souvent que le travail détermine la valeur, mais ce n'est que d'une manière indirecte.
en faisant varier le degré d'utilité de la marchandise au moyen d'un accroissement ou
d'une restriction de l'offre. » Comme nous allons le voir, la dernière de ces deux
affirmations avait été émise auparavant, presque sous cette même forme vague et
inexacte, par Ricardo et par Mill; mais ni l'un ni l'autre n'aurait accepté la première.

En effet, s'ils considéraient les ois naturelles de variation de l'utilité comme trop
évidentes pour exiger une explication détaillée, et s'ils admettaient que le coût de
production ne pourrait avoir aucun effet sur la valeur d'échange s'il n'en avait pas sur
la quantité que les producteurs mettent en vente, leur théorie implique que ce qui est
vrai de l'offre est vrai mutatis mutandis de la demande, et que l'utilité d'une marchan-
dise ne peut avoir d'effet sur sa valeur d'échange si elle n'en a pas sur la quantité que
les acheteurs enlèvent au marché. Examinons donc la série de causes et d'effets en
laquelle Jevons. formule sa proposition centrale dans sa seconde édition, et
comparons-la avec la conception de Ricardo et de Mill. Il dit (p. 179)

« Le coût de production détermine l'offre.

L'offre détermine le degré final d'utilité.

Le degré final d'utilité détermine la valeur. »

Or, si ces séries de causes et d'effets existaient réellement, il n'y aurait pas grand
mal à omettre les chaînons intermédiaires et à dire que le coût de production déter-

seulement qu'elles étaient en grande partie vraies dans la mesure de leur portée. Rodbertus et Marx
interprétèrent la doctrine de Ricardo en lui faisant dire que l'intérêt ne fait pas partie du coût de
production qui gouverne (ou contribue à gouverner) la valeur ; et, en ce qui regarde ce point, le
professeur Ashley semble reconnaître l'exactitude de ce que nous prétendons ici lorsqu'il dit (p.
480) qu'il est hors de doute que Ricardo « considérait le paiement de l'intérêt, c'est-à-dire de
quelque chose de plus que le simple remboursement du capital, comme une chose qui va de- soi ».
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 155

mine la valeur. En effet, si A est la cause de B, lequel est la cause de C, lequel est la
cause de D, A est la cause de D. Mais, en fait, ces séries n'existent point.

Une objection préliminaire peut être tirée de l'ambiguïté des termes « coût de
production » et « offre », ambiguïté que Jevons aurait dû éviter grâce à cet appareil
technique de phrases semi-mathématiques qui étaient à sa disposition, mais qui
n'étaient pas à la disposition de Ricardo. Une objection plus grave existe contre sa
troisième formule. En effet, le prix que les divers acheteurs paieront sur un marché
pour un certain objet, est déterminé non seulement par le degré final de son utilité
pour chacun d'eux, mais aussi par la somme de pouvoir d'achat dont chacun d'eux
dispose. La valeur d'échange d'une chose est la même sur toute l'étendue d'un mar-
ché ; mais le degré final d'utilité auquel cet objet correspond n'est pas le même pour
deux exemplaires de cet objet. Jevons croyait qu'il se rapprochait davantage des
véritables fondements de la valeur d'échange lorsque dans son exposé des causes qui
la déterminent il substituait les mots « degré final d'utilité p à la phrase « le prix que
les consommateurs veulent tout juste payer », - phrase qui dans le présent ouvrage est
condensée dans les mots : « prix-imite de demande ». Lorsque, par exemple, il décrit
(21, édition, p. 105), le règlement d'échange entre « un groupe commercial ne
possédant que du blé, et un autre ne possédant que de la viande de boucherie », il
représente dans un diagramme « une personne » comme acquérant une a utilité »
mesurée par une ligne et perdant une « utilité » mesurée par une autre ligne. Mais ce
n'est pas là ce qui se produit en réalité ; un groupe commercial n'est pas « une
personne » ; il livre des objets qui représentent un égal pouvoir d'achat pour tous ses
membres, mais des utilités très différentes. Il est vrai que Jevons avait lui-même
conscience de cela, et son exposé peut être concilié avec les faits existants au moyen
d'une série d'interprétations qui, en définitive, substituent « prix de demande » et
« prix d'offre » à « utilité » et à « disutilité » ; mais, alors, ainsi modifiée, cette théorie
perd beaucoup de sa force agressive contre les anciennes doctrines et si l'on s'en tient
pour toutes à une interprétation strictement littérale, l'ancienne façon de parler, sans
être rigoureuse ment exacte, parait plus près de la vérité que celle que Jevons et
quelques-uns de ses disciples se sont efforcés de lui substituer.

Mais la plus grande objection que l'on puisse opposer à l'exposé en forme de sa
doctrine centrale, c'est qu'il ne représente pas le prix d'offre, le prix de demande et la
quantité produite comme se déterminant mutuellement (sous certaines conditions),
mais comme déterminés l'un par l'autre dans une série. C'est comme si, lorsque trois
billes A, B et C reposent l'une contre l'autre dans un panier, au lieu de dire que la
position des trois billes se détermine mutuellement pour chacune d'elles sous l'action
de la pesanteur, il avait dit que A détermine B et que B détermine C. on pourrait
cependant dire tout aussi exactement que C détermine B et que B détermine A. Et en
réponse à Jevons, une série moins fausse que la sienne pourrait être établie en
intervertissant l'ordre, et l'on pourrait dire :

L'Utilité détermine la quantité qui doit être offerte

La quantité qui doit être offerte détermine le coût de production;

Le coût de production détermine la valeur, puisque ce coût détermine le prix


d'offre qui est nécessaire pour que les producteurs contiennent leur production.

Revenons donc à la doctrine de Ricardo, qui, quoique peu systématique et prêtant


à bien des objections, paraît être plus philosophique dans ses principes et serrer de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 156

plus près les faits réels de la vie. Il dit dans la lettre à Malthus déjà citée : « M. Say ne
se fait pas une idée exacte de ce que signifie le mot valeur lorsqu'il conteste que la
valeur d'une marchandise soit proportionnelle à son utilité. Cela serait vrai si les
acheteurs seuls réglaient la valeur des marchandises ; alors, sans doute, nous pour-
rions nous attendre à ce que tous les hommes donnassent pour les choses un certain
prix proportionnel à l'évaluation qu'ils font de ces objets, mais il me semble que les
acheteurs n'interviennent pas en fait le moins du monde pour fixer le prix ; ce prix
résulte uniquement de la concurrence des vendeurs ; et les acheteurs voudraient-ils
payer un prix plus élevé pour le fer que pour l'or qu'ils ne le pourraient pas, parce que
l'offre serait réglée par le coût de production... Vous dites que l'offre et la demande
règlent la valeur (sic) ; il me semble que cela ne veut rien dire, et cela pour la raison
que j'ai indiquée en commençant cette lettre : c'est l'offre qui règle la valeur, et l'offre
est elle-même gouvernée par la coût relatif de production. Par coût de production, en
monnaie, on entend la valeur du travail aussi bien que la valeur des profits » (V. pp.
173-176 de l'excellente édition de ces lettres par le Dr Bonar). Il dit encore dans la
lettre suivante : « Je ne conteste pas l'influence de la demande sur le prix du blé ou
sur le prix de tout autre objet ; mais l'offre suit la demande de très près et bientôt elle
prend en main le pouvoir de régler les prix, et dans cette réglementation elle est
déterminée par le coût de production. »

Ces lettres, il est vrai, n'étaient pas publiées lorsque Jevons écrivait, mais on
rencontre des formules très analogues dans les Principles de Ricardo. Mill, lui aussi,
lorsqu'il discute la valeur de la monnaie (Livre III, chap. IX, § 3), parle de « la loi de
l'offre et de la demande que l'on reconnaît être applicable à toutes les marchandises, et
qui, pour la monnaie comme pour la plupart des autres choses, est dominée, mais non
annulée, par la loi du coût de production, puisque le coût de production n'aurait aucun
effet sur la valeur s'il ne pouvait en avoir aucun sur l'offre. » Et, encore, lorsqu'il
résume sa théorie de la valeur (Livre III, chap. XVI, § 1), il dit : « On voit par là que
l'offre et la demande gouvernent les fluctuations des prix dans tous les cas, ainsi que
les valeurs permanentes de tous les objets dont l'offre est déterminée par tout autre
action que celle de la libre concurrence; mais que, sous le régime de la libre
concurrence, les objets sont, en général, échangés les une contre les autres d'après des
valeurs et vendus pour des prix qui procurent des avantages égaux à toutes les classes
de producteurs. ce qui ne peut se produire que lorsque les objets sont échangés les uns
contre les autres en prenant pour base leur coût de production. » Et, à la page
suivante, parlant des marchandises qui ont des coûts de production conjoints, il dit :
« Puisque, ici, le coût de production nous fait défaut, nous devons avoir recours à une
loi de la valeur antérieure au coût de production et plus fondamentale, la loi de l'offre
et de la demande. »

Jevons (p. 215), se rapportant à ce passage, parle de « l'erreur commise par Mill,
lorsqu'il croit revenir à une loi antérieure de la valeur, la loi de l'offre et de la
demande, puisque, en faisant appel au principe du coût de production, il n'a jamais
abandonné en rien la loi de l'offre et de la demande. Le coût de production ne
constitue qu'une circonstance qui gouverne l'offre et qui influe ainsi indirectement sur
les valeurs ».

Cette critique paraît renfermer une vérité importante ; quoique la façon dont est
formulée la dernière partie prête à des objections. Si elle avait été exprimée à l'époque
de Mill, il l'aurait probablement acceptée ; et il en aurait retranché le mot « antérieur »
comme ne rendant pas véritablement son idée. Le « principe du coût de production »
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre V 157

et le principe de « l'utilité finale » constituent indubitablement les parties intégrantes


de l'unique loi universelle de l'offre et de la demande ; chacun de ces principes peut
être comparé à une des lames d'une paire de ciseaux. Lorsqu'une lame est tenue
immobile et que l'autre fonctionne seule, nous pouvons dire avec une brièveté peu
exacte que le travail de scission est effectué par la seconde ; mais la formule ne
saurait être adoptée catégoriquement ni défendue de propos délibéré 1.

Peut-être que l'antagonisme existant entre Jevons, d'une part, et Mill et Ricardo,
d'autre pari, aurait été moindre s'il n'avait pas pris lui-même l'habitude de traiter les
rapports qui n'existent qu'entre le prix et la valeur comme s'ils existaient entre l'utilité
et la valeur; et s'il avait insisté, comme a fait Cournot, et comme on aurait pu croire
qu'il le ferait à raison de son usage des formes mathématiques, sur cette symétrie
fondamentale des rapports généraux qui relient l'offre et la demande à la valeur,
symétrie qui coexiste avec des différences frappantes dans le détail de ces rapports.
Nous ne devons, il est vrai, pas oublier que, à l'époque où il écrivait, le côté relatif à
la demande dans la théorie de la valeur avait été très négligé ; et qu'il rendit un service
éminent en appelant l'attention sur ce point et en le développant. Peu de penseurs ont
autant de droits, et à autant de points de vue différents, à notre reconnaissance que
Jevons ; mais cela ne doit pas nous conduire à accepter trop précipitamment la
critique qu'il fait de ses grands prédécesseurs 2.

Il nous a paru bon de choisir l'attaque de Jevons pour exposer notre réponse, parce
que, en Angleterre, il a toujours attiré plus fortement l'attention que n'importe quel
autre. Des attaques quelque peu analogues ont été dirigées par bien d'autres auteurs
contre la théorie de Ricardo relative à la valeur. Parmi ces écrivains, on peut
mentionner plus spécialement M. Macleod, dont les écrits, avant 1870, ont devancé,
tant par la forme que par la substance, un grand nombre des critiques récentes
relatives aux doctrines classiques de la valeur par rapport au coût, qui ont été faites
par les professeurs Walras et Carl Menger, contemporains de Jevons, comme aussi
par les professeurs von Böhm-Bawerk et Wieser venus plus tard.

La négligence de Ricardo, en ce qui concerne l'élément de temps, a été imitée par


ses critiques et elle a ainsi été la source d'un double malentendu. En effet, ces
critiques essaient de réfuter la théorie touchant les tendances finales, les causes des
causes, causae causantes, des rapports qui existent entre le coût de production et la
valeur, au moyen d'arguments basés sur les causes des changements temporaires et
sur les fluctuations de la valeur pendant les courtes périodes. Sans doute presque tout
ce qu'ils disent lorsqu'ils expriment leurs propres opinions est vrai dans le sens où ils
l'entendent ; certaines parties sont nouvelles et beaucoup de forme meilleure. Mais ils
ne paraissent pas réussir à justifier leur prétention d'avoir découvert une nouvelle
théorie de la valeur qui contraste nettement avec l'ancienne, ou qui entraîne la
destruction de l'ancienne théorie au lieu d'un simple développement et d'une simple
extension.

Fin du livre V.

1 Voir liv. V, chap. III, § 7.


2 Cpr. un article sur la Theory de Jevons par l'auteur du présent livre dans The Academy (avril, 1,
1872).
Alfred Marshall (1890)

Principes d’économie
politique
Livre VI

1906
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 2

Alfred Marshall (1890)


Principes d’économie politique.
Livre VI.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 3

Table des matières

Livre V : Théorie de l'équilibre de l'offre et de la demande.

Chapitre I : Introduction. - Les marchés

§ 1 Notions biologiques et mécaniques relatives à la balance de forces contraires. But de ce livre. -


§ 2. Définition d'un marché. - § 3. Limitation d'un marché quant à l'espace. Conditions générales qui
affectent l'extension d'un marché relatif à un objet. Conditions pour qu'un objet soit susceptible de
donner lieu à une classification et d'être envoyé en échantillons. Transportabilité. - § 4. Marchés
supérieurement organisés. - § 5. Un petit marché lui-même est souvent soumis à des influences
indirectes venant de très loin. - § 6. Limitation du marché quant au temps.

Chapitre II : Équilibre temporaire de l'offre et de la demande

§ 1. Équilibre entre le désir et l'effort. Dans un cas occasionnel de troc, il n'existe pas, à proprement
parler, d'équilibre. - § 2. Dans un marché au blé d'une ville de province, un véritable équilibre, mais un
équilibre temporaire, existe généralement. - § 3. En règle générale, l'intensité du besoin de monnaie ne
change pas sensiblement pendant les transactions sur un marché au blé, mais il change sur un marché
de travail. - § 4. Note sur le Troc.

Chapitre III : Équilibre de l'offre et de la demande normales

§ 1. Presque toutes les transactions relatives à des marchandises qui ne sont pas très sujettes à la
détérioration sont affectées par les prévisions. - § 2. Le coût réel de production et le coût en monnaie.
Dépenses de production. Facteurs de production. - § 3. Le principe de substitution. - § 4. Coût de
production dans une entreprise type. - § 5. Tableau d'offre. - § 6. Quantité d'équilibre et prix
d'équilibre. Faiblesse des liens qui existent entre le prix d'offre d'une marchandise et son coût réel de
production. Signification exacte d'une position d'équilibre normal. Sens de l'expression « à la longue ».
- § 7. L'influence de l'utilité sur la valeur l'emporte pour les courtes périodes, mais Celle du coût de
production l'emporte à la longue.

Chapitre IV : Placement des ressources en vue d'un revenu éloigné. Prix coûtant et coût total

§ 1. Motifs qui déterminent le placement du capital quand il s'agit d'un homme qui fait une chose pour
son propre usage. Balance entre les jouissances futures et les jouissances présentes. - § 2. Placement du
capital par l'entrepreneur moderne. Accumulation des débours et des recettes passés, escompte des
débours et des recettes futurs. Difficulté de distinguer entre une dépense sur le compte courant et une
dépense sur le compte en capital - § 3. La marge d'utilité pour une dépense ne doit pas être regardée
comme un point sur une ligne, mais comme une ligne interceptant toutes les lignes possibles de
placement. - § 4. Prix coûtant. Coût supplémentaire et coût total.

Chapitre V : Équilibre de l'offre et de la demande normales (suite). Pour les périodes courtes et pour
les périodes longues
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 4

§ 1. Élasticité du terme « normal » dans la langue populaire aussi bien que dans la langue académique.
- §§ 2-3. Le problème complexe de la valeur normale doit être divisé. Premier pas : la fiction d'un état
stationnaire ; ses modifications nous permettent de traiter le problème par la méthode dite méthode
statique. - §§ 4-5. C'est ainsi que l'étude de l'équilibre de la demande et de l'offre normales peut être
divisée en étude relative aux courtes périodes et en étude relative aux longues périodes. - § 6. Pour les
courtes périodes, le stock des instruments de production est pratiquement fixe ; et leur emploi varie
avec la demande. - § 7. Mais dans les longues périodes, l'afflux des instruments de production est
adapté à la demande relative aux produits de ces instruments. - § 8. Classification approximative des
problèmes relatifs à la valeur d'après les périodes auxquelles ces problèmes se rapportent.

Chapitre VI : Demande conjointe et demande de composite. Offre conjointe et offre composite

§ 1. Demande dérivée indirecte. Demande conjointe. Exemple emprunté à un conflit du travail dans
l'industrie du bâtiment. Loi de la demande dérivée. - § 2. Conditions sous lesquelles l'arrêt de l'offre
peut faire hausser beaucoup le prix d'un facteur de production. - § 3. Demande composite. - § 4. Offre
conjointe. Prix d'offre dérivé. - § 5. Offre composite. - § 6. Rapports complexes entre des marchandises

Chapitre VII : Prix coûtant et prix total par rapport aux produits conjoints. Frais de vente. Assurance
contre les risques. Coût de reproduction

§§ 1-2. Difficulté d'assigner à chaque branche d'une, entreprise complexe la part qui lui revient dans
les dépenses de production et, en particulier, dans les dépenses de mise en vente. - § 3. Assurance
contre l'incendie ou les risques maritimes. Autres risques d'entreprise. - § 4. L'incertitude constitue en
soi-môme un mal. - § 5. Coût de reproduction. - § 6. Objet des chapitres suivants du livre V, chapitres
dont quelques-uns peuvent être provisoirement laissés de côté.

Chapitre VIII : Rente ou revenu fourni par un instrument de production non créé par l'homme, dans ses
rapports avec la valeur du produit

§§ 1-3. La théorie d'après laquelle la rente ne fait pas partie du coût de production contient une vérité
importante ; mais elle doit être interprétée dans un sens un peu étroit et elle a besoin d'être présentée
d'une façon nouvelle; surtout lorsqu'elle est appliquée à n'importe quelle espèce de produit. - § 4.
Lorsqu'elle est sainement interprétée, elle est vraie de la rente urbaine comme de la rente rurale. Les
redevances minières ne sont pas des rentes. - § 5. Note sur la rente des terrains bâtis par rapport à la
valeur des produits qui y sont fabriqués.

Chapitre IX : Quasi-rente, ou revenu d'un instrum19nt de production créé par l'homme, dans ses
rapports avec la valeur du produit

§§ 1-2. Si l'on considère des périodes trop courtes pour que l'offre des instruments de production créés
par l'homme puisse répondre d'une manière appréciable à la demande qui en est faite, les revenus qui
en proviennent ont, avec le prix des objets qu'ils contribuent à produire, un rapport analogue à celui
dans lequel se trouvent, mais d'une façon permanente, les véritables rentes. - § 3. Le soi n'est qu'une
des formes du capital pour le producteur individuel. - § 4. Ressemblances et dissemblances entre la
véritable rente et la quasi-rente. - §§ 5 6. Nouvelle exposition du principe général ; et exemples de
cercles vicieux écartés par ce principe. - § 7. Quasi-rentes dans leurs rapports avec les frais
supplémentaires. - § 8. Arguments relatifs à la rente foncière dans ses rapports avec la valeur d'un
genre de produits appliqués aux quasi-rentes des machines. - §§ 9-10. Note sur des exemples se
rapportant au principe général discuté dans ce chapitre. Soi dans un pays neuf. Pierres météoriques.
Incidence d'un impôt.

Chapitre X : Influence du milieu sur le revenu tiré d'un instrument de production. Rente de situation.
Rente composite
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 5

§ 1. Influence de la situation sur la valeur du soi agricole. Dans toutes les entreprises, l'accès aux
économies externes dépend en partie de la situation. - § 2. Rente de situation. - § 3. Cas exceptionnels
où le revenu tiré d'une situation avantageuse est dû à des efforts et à des déboursés individuels. - § 4.
Les divers éléments qui entrent dans une rente composite ne peuvent pas toujours être distingués.

Chapitre XI : Équilibre de l'offre et de la demande normales (suite) par rapport à la loi du rendement
croissant

§§ 1-3. Façons dont agit la tendance au rendement croissant. Contraste entre les économies d'une
branche d'industrie prise dans son ensemble et celles d'une simple entreprise. Insuffisance de la
méthode statique en économie politique. - §§ 4-6. Note sur les équilibres stables et les équilibres
instables ainsi que sur quelques autres points de théorie pure.

Chapitre XII : Théorie des changements de coffre et de la demande normales par rapport à la doctrine
du maximum de satisfaction

§ 1. Introduction. - § 2. Effets d'un accroissement de la demande normale. - § 3. Effets d'un


accroissement de l'offre normale. - § 4. Cas de rendement constant, de rendement décroissant et de
rendement croissant. - §§ 5-7. Exposé et limitations de la doctrine abstraite du maximum de
satisfaction.

Chapitre XIII : La théorie des monopoles

§ 1. Nous comparerons maintenant les bénéfices qu'un monopoliste retire d'un prix élevé avec les
avantages que le public retire d’un prix peu élevé. - § 2. Prima facie, l'intérêt du monopoliste, c'est
d'obtenir le maximum de revenu net. - § 3. Le tableau du revenu de monopole. - § 4. Un impôt, d'une
somme totale fixe, perçu sur un monopole ne diminuera pas la production; s'il est proportionnel au
revenu net du monopole, il ne la diminuera pas non plus ; mais il la diminuera s'il est proportionnel à la
quantité produite. - § 5. Un monopoliste peut souvent produire économiquement. - § 6. Il peut abaisser
ses prix en vue de développer son entreprise, ou à raison de l'intérêt direct qu'il a au bien-être des
consommateurs. - § 7. Bénéfice total. Bénéfice de compromis. - § 8. Importance qu'il y a pour le public
à étudier à l'aide de la statistique la loi de demande et le surplus du consommateur.

Chapitre XIV : Résumé de la théorie générale de l'équilibre de l'offre et de la demande

§§ - 1-5-6-7. Note sur la théorie de la valeur de Ricardo.

Livre VI : Valeur ou distribution et échange.


Chapitre I : Coup d'œil préliminaire sur la distribution et l'échange

§ 1. Portée générale de ce livre. - § 2. Les physiocrates, d'accord en cela avec les conditions
particulières de leur époque et de leur pays, affirmaient que les salaires restent toujours au niveau le
plus bas possible, et que cela est vrai aussi en grande partie de l'intérêt du capital. Ces rigides
affirmations furent partiellement atténuées par Adam Smith et par Malthus. - §§ 3, 4, 5, 6. Série
d'exemples hypothétiques touchant l'influence de la demande dans la distribution, empruntés à une
société où le problème des rapports entre le travail et le capital n'existe pas. - §§ 7, 8. Influence du
principe de substitution dans la distribution. Le produit net d'un genre particulier de travail ; et d'une
espèce particulière de capital. - § 9. Demande relative au capital en général. - § 10. Les emplois-limites
ne gouvernent pas la valeur ; mais, comme la valeur, ils sont gouvernés par les conditions générales de
l'offre et de la demande. - § 11. Étude plus détaillée du revenu national ou dividende national.

Chapitre II : Coup d'œil préliminaire sur la distribution et l’échange (suite).


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 6

§ 1. Les causes qui affectent l'offre des agents de production qui exercent une influence coordonnée
avec les causes qui affectent la demande dans la distribution. - §§ 2, 3, 4. Récapitulation des causes
discutées au livre IV qui affecte l'offre des diverses sortes de travail et de capital. Influence irrégulière
qu'une augmentation de rémunération exerce sur les efforts dépensés par un individu. Correspondance
plus régulière entre les salaires normaux et le développement du chiffre et surtout de la vigueur de la
population. Influence générale exercée sur l'accumulation du capital et des autres formes de la richesse
par les bénéfices retirés de l'épargne. - § 5. La terre peut être regardée comme une forme spéciale de
capital soit quant à l'influence de la demande dans la distribution, soit quant à l'emploi des ressources
d'un individu dans la production: mais elle ne se trouve pas sur le même pied que le capital
relativement à l'influence normale des forces de l'offre dans la distribution, que nous examinons dans
le présent chapitre. - § 6. Conclusion provisoire à une première partie de l'argumentation. - § 7.
Relations mutuelles entre les gains et la productivité de différents groupes de travailleurs. - § 8. Nous
ne supposons pas un degré d'initiative, de connaissances et de liberté de la concurrence supérieur à
celui qui, en fait, caractérise le groupe particulier d'ouvriers, d'employeurs, etc., à l'époque et au
moment dont il s’agit. - § 9. Sur les rapports entre le travail en général et le capital en général. Le
capital vient en aide au travail. Et il entre en concurrence avec le travail en ce qui touche le champ
d'emploi ; mais cette for. mule doit être interprétée avec précaution. - §§ 10, 11. Influence exercée sur
les salaires par le développement de la richesse sous d'autres formes que celle du capital commercial.
Sens restreint dans lequel il est vrai que les salaires dépendent d'avances faites par le capital. - §§ 12,
13. Notes sur la théorie du fonds des salaires (Wages-fund) et sur les différentes sortes de surplus.

Chapitre III : La rémunération du travail

§ 1. But des chap. III-X. - § 2. La concurrence tend à faire que les salaires gagnés dans une semaine
dans des emplois similaires soient non égaux, mais proportionnels à la productivité des ouvriers.
Rémunération au temps. Salaire à la pièce. Rémunération de productivité. La rémunération au temps
ne tend pas à l'égalité, mais la rémunération de productivité y tend. - §§ 3, 4. Salaires réels et salaires
nominaux. Il faut tenir compte des variations du pouvoir d'achat de la monnaie, en se référant
spécialement à la consommation de la catégorie particulière de travail en question ; il faut aussi tenir
compte des dépenses professionnelles et de tous les avantages et inconvénients accessoires. - § 5.
Salaires en partie payés en nature. Le Truck System. - § 6. Incertitude de succès et irrégularité de
l'emploi. - § 7. Rémunération supplémentaire. Salaires de famille. - § 8. L'attraction exercée par une
industrie ne dépend pas uniquement de sa rémunération en monnaie, mais de ses avantages nets.
Influence du caractère individuel et du caractère national. Conditions particulières des classes
inférieures d'ouvriers

Chapitre IV : Rémunération du travail (suite).

§ 1. L'importance de bien des particularités dans l'action de l'offre et de la demande par rapport au
travail tient beaucoup au caractère cumulatif de leurs effets ; lesquels ressemblent ainsi aux effets de la
coutume. - §§ 2, 3, 4. Première particularité : l'ouvrier vend son travail, mais sa personne même n'a pas
de prix. Par conséquent, les placements de capital, que l'on fait sur lui sont limités par les moyens, la
prévoyance et le désintéressement de ses parents. Importance d'un bon départ dans la vie. Influence des
forces morales. - § 5. Deuxième particularité. Le travailleur inséparable de son travail. - § 6. Troisième
et quatrième particularités. Le travail est périssable et ceux qui le vendent se trouvent dans une
situation défavorable au point de vue de la vente.

Chapitre V : Rémunération du travail (suite).

§ 1. - La cinquième particularité du travail consiste dans la longueur du temps requis pour se procurer
des offres additionnelles d'habileté qualifiée. - § 2. Les parents lorsqu'ils choisissent des professions
pour leurs enfants doivent prévoir au-delà de la durée de toute une génération ; difficulté de prévoir
l'avenir. - § 3. Les mouvements de travail adulte prennent une importance croissante par suite de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 7

l'augmentation dans la demande relative à l'habileté générale. - §§ 4, 5, 6. Résumé de la distinction


entre les longues et courtes périodes par rapport à la valeur normale. Fluctuations des salaires spéciaux
d'habileté et de capacité en les distinguant de ceux qui rémunèrent l'effort exigé par une tâche
particulière. - § 7. Note sur certaines analogies entre le salaire et la rente

Chapitre VI : Intérêt du capital

§§ 1, 2, 3. La théorie de l'intérêt a fait récemment des progrès dans un grand nombre de ses détails,
mais elle n'a subi aucun changement essentiel. Elle a été mai comprise au Moyen Age, ainsi que par
Rodbertus et par Marx. - §§ 4, 5. L'intérêt brut payé par l'emprunteur comprend une certaine assurance
contre les risques, à la fois réels et personnels, et un certain salaire de direction aussi bien qu'un
véritable intérêt ou intérêt net. Par suite, il ne tend pas à l'égalité comme le fait l'intérêt social. - § 6.
Note sur les changements dans le pouvoir d'acquisition de la monnaie par rapport au taux réel de
l'intérêt

Chapitre VII : Profit du capital et de l'aptitude aux affaires

§ 1. Lutte pour la survivance entre les hommes d'affaires. Services de ceux qui ont ouvert de nouvelles
voies. - §§ 2, 3, 4 Influence du principe de substitution sur les salaires de direction ; exemples en
comparant d'abord les services des contremaîtres avec ceux des ouvriers ordinaires, deuxièmement
ceux des chefs d'entreprise avec ceux des contremaîtres, et enfin ceux des chefs de grandes entreprises
avec ceux des chefs de petites entreprises. - § 5. Situation de l'homme d'affaires qui emploie beaucoup
de capital emprunté. - § 6. Sociétés par actions. - § 7. Tendance générale qu'ont les méthodes modernes
d'entreprise d'adapter les salaires de direction à la difficulté du travail fait

Chapitre VIII : Profit du capital et de l'aptitude aux affaires (suite).

§ 1. - Nous avons à rechercher s'il y a dans les taux des profits une tendance générale vers l'égalité.
Dans une grande entreprise certains bénéfices de direction sont classés parmi les salaires ; et dans une
petite entreprise beaucoup de salaires du travail sont classés parmi les profits ; par conséquent, les
profits paraissent plus élevés dans les petites entreprises qu'ils ne le sont réellement. - § 2. Le taux
normal annuel des profits sur le capital employé est élevé là où le capital circulant est considérable par
rapport au capital fixe ; et surtout là où le montant des salaires est très considérable relativement au
capital. - §§ 3, 4. Chaque branche d'industrie a son taux d'usage ou « bon » taux de profits sur le retour
des fonds. - § 5. Les profits sont un élément constitutif du prix d'offre normal ; mais le revenu
provenant du capital déjà placé, sous une forme matérielle ou sous forme d'acquisition d'habileté, est
gouverné par la demande relative à ses produits. - §§ 6, 7. Comparaison entre les profits et les autres
bénéfices. - §§ 8, 9, 10. Notes sur une comparaison plus détaillée entre les profits, les bénéfices du
travail et les rentes; et sur les relations entre les différentes sortes d'intérêts en présence dans la même
branche de production.

Chapitre IX : Rente foncière

§§ 1, 2. - La rente foncière est une espèce dans un genre étendu. Pour le moment, nous supposons que
le sol est cultivé par le propriétaire du sol. Résumé des discussions précédentes. - § 3. Une hausse
survenant dans la valeur réelle du produit élève généralement la valeur en produits du surplus, et
encore davantage, sa valeur réelle. - § 4. Effets des améliorations sur la rente. - § 5. Le fond de la
théorie de la rente est applicable à presque tous les systèmes de tenure foncière. Mais dans le système
anglais moderne la grande division entre la part du propriétaire foncier et la part du fermier est aussi la
plus importante au point de vue scientifique. - § 6. La terre par rapport aux autres formes de la
richesse. - § 7. La valeur capitalisée de la terre. - § 8. Note sur la théorie de Ricardo au sujet de
l'incidence des impôts et de l'influence des améliorations en agriculture.

Chapitre X : Tenure foncière


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 8

§ 1. - Les anciennes formes de la tenure foncière étaient, en général, basées sur des associations dont
les conditions étaient déterminées par la coutume plutôt que par un contrat exprès ; le propriétaire
foncier (landlord) est en général l'associé Commanditaire. §§ 2, 3. Mais la coutume est beaucoup plus
souple qu'il ne semble à première vue, comme cela apparaît d'ailleurs même dans l'histoire anglaise
récente. Il faut prendre garde lorsqu'on veut appliquer l'analyse ricardienne aux problèmes relatifs au
sol anglais moderne; aussi bien qu'aux anciens systèmes. Les conditions de l'association dans ces
systèmes étaient vagues, élastiques et susceptibles de bien des modifications inconscientes. - §§ 4, 5.
Avantages et inconvénients du métayage et de la propriété paysanne. - §§ 6, 7. Le système anglais
permet au propriétaire de fournir la part de capital dont il peut être facilement et effectivement tenu ; et
ce système laisse une liberté considérable aux forces de sélection, quoique cette liberté soit moindre
que dans d'autres branches d'industrie. - §§ 8, 9. Grandes et petites tenures. Coopération. - § 10.
Difficulté de décider ce que c'est que des prix normaux et des récoltes normales. Liberté pour le
tenancier de faire des améliorations et d'en recueillir les fruits. - § 11. Conflit entre les intérêts publics
et les intérêts privés en de qui concerne les terrains bâtis et non bâtis et autres Matières.

Chapitre XI : Coup d'œil général sur la distribution

§§ 1, 2, 3 . Sommaire des huit chapitres précédents, dans lequel se trouve indiquée une ligne de
continuité coupant celle qui se trouve au Liv. V, chap. XIV, et établissant une unité entre les causes qui
gouvernent les valeurs normales des divers agents et instruments de production, matériels et humains. -
§ 4. Les divers agents de production peuvent être en lutte pour le champ d'emploi, mais ils sont
également la seule source d'emploi les uns pour les autres. Comment un accroissement de capital
augmente le champ d'emploi du travail. - § 5. Une augmentation soit dans le nombre, soit dans la
productivité d'un groupe d'ouvriers profite généralement à d'antres ouvriers, mais pour eux-mêmes la
première est nuisible, tandis que la seconde est avantageuse. Cette augmentation change les produits-
limites de leur propre travail et des autres sortes de travail, et par là elle affecte les salaires. Il faut bien
faire attention lorsqu'on veut évaluer le produit-limite normal.

Chapitre XII : Influences générales du progrès économique

§ 1. La richesse du champ d'emploi du capital et du travail dans un pays nouveau dépend en partie de
l'accès aux marchés sur lesquels le capital et le travail peuvent vendre leurs produits et engager leurs
revenus futurs en vue d'obtenir immédiatement ce dont ils ont besoin. - §§ 2, 3. Au siècle dernier, par
son commerce extérieur, l'Angleterre accrut son pouvoir d'achat quant aux objets de confort et de luxe,
et ce n'est que dans ces dernières années qu'elle la augmenté par rapport aux objets de nécessité. - § 4.
Les avantages directs qu'elle a retirés du progrès des manufactures ont été moindres qu'il ne semble à
première vue ; mais les avantages qu'elle a retirés des nouveaux moyens de transport ont été plus
considérables. - § 5. Changements dans la valeur en travail du blé, de la viande, du logement, du
combustible. des vêtements, de l'eau, de la lumière, des journaux et des voyages. - §§ 6 , 7, 8. Le
progrès a élevé la valeur en travail du sol anglais, urbain et rural, pris ensemble ; quoiqu'il ait abaissé
]avaleur de la plupart des instruments matériels de production, et l'augmentation du capital a fait
baisser son revenu proportionnel, mais non son revenu total. - §§ 9, 10. Nature et causes des
changements dans la rémunération des différentes classes industrielles. - § 11. Les bénéfices de la
capacité exceptionnelle. - § 12. Le progrès a contribué plus qu'on ne le croit généralement à élever les
salaires du travail et il a probablement amoindri plutôt qu'accru l'irrégularité de l'emploi pour le travail
libre.

Chapitre XIII : Le progrès par rapport au niveau de la vie

§§ 1, 2. Niveau des activités et des besoins : de la vie et du bien-être. Une élévation dans le niveau du
bien-être aurait pu élever considérablement les salaires en Angleterre il y a un siècle par l'effet qu'elle
aurait eu d'arrêter le développement de la population; mais la facilité d'obtenir les vivres et les produits
bruts en les faisant venir des autres pays a laissé peu à faire dans cette direction. - §§ 3, 4, 5, 6. Efforts
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 9

pour régler les activités en réduisant les heures du travail. La durée excessive du travail est nuisible.
Mais la réduction de la durée du travail lorsque celle-ci est modérée amoindrit généralement la
production. Par conséquent, quoique cette réduction puisse avoir pour effet immédiat de donner une
impulsion à l'emploi des ouvriers, elle diminue bientôt nécessairement les occasions d'emploi à de bons
salaires, à moins que les loisirs ainsi créés ne soient employés à. développer des activités plus étendues
et plus hautes. Danger de l'émigration du capital. Difficulté de rapporter les faits observés à leurs
véritables causes. Les résultats immédiats et ultimes sont souvent dans des directions opposées. 7, 8, 9.
Le but originaire des trade unions, c'était de donner l'indépendants à l'ouvrier et d'élever ainsi le niveau
de sa vie, autant que d'élever ses salaires. Le succès de leurs efforts atteste t'importance de l'arme
principale dont elles se sont servi, à savoir la Common Rule. Mais l'application rigide de la lettre de ces
Règlements risque d'amener un faux nivellement du travail et d'entraver l'esprit d'entreprise ; de
repousser le capital ; et, d'une foule d'autres façons de nuire aux classes ouvrières en même temps
qu'au reste de la nation. - § 10. Difficultés qui se rattachent aux changements du pouvoir d'achat de la
monnaie, en particulier quant aux fluctuations du crédit. - §§ 11, 12, 13, 14, 15. Conclusion provisoire
touchant les possibilités en matière de progrès social. Une égale répartition du dividende national
abaisserait les revenus de beaucoup de ménages d'artisans. Il faut traiter à part le Résidu ; mais la
meilleur moyen d'élever les salaires du travail non qualifié consiste en une éducation du caractère et
des facultés de toutes les classes de la population. de telle sorte que, d'un côté, en réduise beaucoup le
nombre de ceux qui ne sont capables que d'un travail non qualifié, et que, d'un autre côté, on augmente
le nombre de ceux qui sont doués de cette imagination créatrice qui est la principale source du pouvoir
que l'homme exerce sur la nature. Mais un niveau de vie véritablement élevé ne saurait être atteint que
le jour où l'homme aura appris à bien employer ses loisirs ; et c'est là une des nombreuses raisons de
croire que les changements économiques violents sont nuisibles tant qu'ils ne sont pas précédés de la
lente transformation du caractère que l'humanité a hérité de longs siècles d'égoïsme et de lutte.

Appendice A : Appendice mathématique

Appendice B : Incidence des taxes locales et idées sur la politique

§ 1. - L'incidence ultime d'un impôt varie considérablement selon que In. population est ou non
migrative, et selon que l'impôt est onéreux ou avantageux. Les changements rapides des circonstances
rendent toute prévision sûre impossible. - § 2. La « valeur de construction » d'une propriété, et sa
valeur de situation s'unissent pour former sa valeur totale, pourvu que le bâtiment soit approprié à la
situation, mais non dans le cas contraire. - § 3. Les taxes onéreuses sur les valeurs de situation
retombent surtout sur les propriétaires, ou, si elles ne sont pas prévues, sur les locataires. - § 4. Mais de
telles taxes onéreuses sur les valeurs de construction, lorsqu'elles sont uniformes sur tout le pays,
atteignent surtout l'occupant. Des taxes locales onéreuses exceptionnellement lourdes sont cependant
en grande partie payées par le propriétaire (ou par le locataire), alors même qu'elles sont assises sur les
valeurs de construction. - § 5. La répartition du fardeau des anciennes taxes et des anciens impôts n'est
que très peu affectée par le fait qu'ils sont recouvrés sur l'occupant ; mais une brusque augmentation
des taxes onéreuses est une lourde charge pour l'occupant, surtout si celui-ci est boutiquier, dans le
système actuel de recouvrement. -§ 6. L'imposition des terrains à bâtir vacants lorsque l'on prend pour
base leur valeur en capital, de même qu'un transfert partiel des impositions qui frappent les valeurs de
construction sur les valeurs de situation en général, pourraient être des modifications bienfaisantes
pourvu qu'elles soient introduites graduellement, et qu'elles soient accompagnées de règlements
rigoureux sur le rapport qui doit exister entre la hauteur des édifices et les espaces libres qui se
trouvent devant et derrière. - § 7. Quelques autres observations sur les taxes rurales. - §§ 8-9. Quelques
idées pratiques. La limitation permanente qui existe dans l'offre du sol, et le rôle considérable que joue
l'action collective dans sa valeur présente, exigent que l'on range le soi dans une catégorie distincte au
point de vue de la taxation.

Appendice C : préface de la cinquième édition


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 10

Alfred Marshall, Principes d’économie politique

Livre sixième
Valeur, ou distribution
et échange
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Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 11

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre un
Coup d’œil préliminaire
sur la distribution et l’échange

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§ 1. - Le point central de ce livre se trouve dans le fait que les êtres humains libres
ne sont pas mis en œuvre d'après les mêmes principes qu'une machine, un cheval ou
un esclave. S'il en était autrement, il n'y aurait que très peu de différence entre le côté
échange et le côté distribution de la valeur ; en effet, tout agent de production
retirerait un revenu suffisant pour couvrir ses propres dépenses de production en y
comprenant l'usure, etc. ; tout au moins après qu'une part aurait été faite aux à-coups
accidentels dans l'ajustement de l'offre et de la demande. Mais dans la réalité, notre
pouvoir croissant sur la nature fait qu'elle fournit un excédent de plus en plus grand
au delà du nécessaire ; et cet excédent n'est pas absorbé par un accroissement illimité
de la population. Il se pose donc les questions suivantes : Quelles sont les causes
générales qui gouvernent la distribution de cet excédent ? Quel rôle est joué par les
nécessités conventionnelles, c'est-à-dire par le niveau du confort (Standard of
Comfort) ? Quel rôle joue l'influence que les méthodes de consommation et la
manière de vivre exercent généralement sur l'action productrice ? Quel rôle jouent les
besoins et les activités, c'est-à-dire le niveau de vie (Standard of Life) ? Quel rôle
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 12

encore joue l'action complexe du principe de substitution et la lutte pour la survivance


entre les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels des différentes classes et
des différents degrés ? Quel rôle est joué aussi par la puissance que l'emploi du
capital donne à ceux dans les mains desquels il se trouve? Quelle portion de l'afflux
général est employé à rémunérer ceux qui travaillent (en y comprenant l'entreprise des
risques) et qui « attendent », par opposition à ceux qui travaillent et consomment en
même temps le fruit de leurs efforts? Nous essaierons de répondre d'une manière
générale à ces diverses questions et à quelques autres questions analogues.

Nous commencerons par jeter un coup d'œil préliminaire sur le sujet en faisant
remarquer que les écrivains français et anglais d'il y a un siècle représentaient la
valeur comme gouvernée presque entièrement par le coût de production, la demande
n'occupant qu'une place subordonnée. Nous ferons observer ensuite que ces conclu-
sions seraient bien près de la vérité dans un état stationnaire, et nous dirons quelles
modifications il faudrait introduire pour les mettre en harmonie avec les conditions
réelles de la vie et du travail 1. Nous verrons que, quoique les méthodes de l'emploi
« capitaliste » affectent considérablement le caractère de l'industrie moderne et la
distribution de la richesse, néanmoins beaucoup des traits les plus saillants du problè-
me moderne se retrouveraient même dans une société où chacun serait propriétaire de
l'outillage, matière première, etc., qu'il emploierait, pourvu toutefois que chaque
genre d'ouvrage exigeât une certaine habileté spécialisée. Cela nous conduira à une
étude plus exacte du « produit net » qui doit être attribué à chaque travail humain
lorsque plusieurs genres de travail sont nécessaires pour arriver à la production d'une
marchandise 2.

Après avoir ainsi examiné provisoirement la demande de travail dans le chapitre I,


nous passerons au chapitre II où nous examinerons l'offre de travail. Nous ferons une
étude préliminaire de la façon dont les frais relatifs à l'éducation et à l'instruction
professionnelles d'une classe quelconque de travail affectent l'offre de ce même
travail : comment l'étendue de l'offre affecte la demande que d'autres font pour cette
sorte de travail ; et finalement comment sont établies les grandes lignes de distri-
bution du revenu national entre le travail et les propriétaires du capital et du sol. Dans
cet examen rapide nous passerons sous silence certains détails. Examiner quelques-
uns de ces détails sera la tâche du reste du livre ; tandis que d'autres détails ne
trouveront leur place que dans un volume ultérieur.

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§ 2. - Le plus simple exposé des causes qui déterminent la distribution du revenu


national est celui qui est présenté par les économistes français qui précédèrent
immédiatement Adam Smith; et cet exposé est basé sur les circonstances particulières
de la France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Les impôts et autres charges qui
pesaient sur le paysan français, n'avaient alors de limites que dans la possibilité de
payer; et parmi les classes laborieuses, le nombre était petit de ceux qui ne couraient
pas le danger de mourir de faim. C'est ainsi que les Économistes ou Physiocrates,
comme on les appelait, admirent, pour plus de simplicité, qu'il existait une loi
naturelle de la population en vertu de laquelle les salaires du travail se maintenaient à

1 Ici nous revenons à ce qui a été dit, liv. V, chap. V, et 3.


2 Ici nous revenons à ce qui a été dit liv. V, chap. VI, §§ 1 et 2.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 13

la limite de la famine (starvation) 1. Non qu'ils supposassent que cela fût vrai de
l'ensemble de la population Ouvrière, mais les exceptions étaient si peu nombreuses
qu'ils pensaient que dans sa portée générale leur affirmation était vraie; à peu près de
la même façon qu'il est d'usage de commencer une description de la forme de la terre
en disant qu'elle est une sphère aplatie quoique quelques montagnes s'élèvent au-
dessus de son niveau général d'environ une millième partie de son rayon.
De même, ils savaient que le taux de l'intérêt avait baissé en Europe durant les
cinq siècles précédents, à la suite du fait que « l'économie l'avait en général emporté
sur le luxe ». Mais ils étaient très impressionnés par la sensibilité du capital et par la
rapidité avec laquelle il échappait à l'oppression du collecteur d'impôts en se dérobant
à son atteinte. lis en conclurent donc qu'il n'y avait rien de bien exagéré à supposer
que si l'intérêt était ramené au-dessus de ce qu'il était alors, le capital serait prompte-
ment consommé ou émigrerait. En conséquence, ils prétendirent, encore pour la
simplicité, qu'il existait une sorte de taux d'intérêt naturel ou nécessaire, corres-
pondant jusqu'à un certain point au taux naturel des salaires ; que, si le taux courant
excédait ce niveau naturel, le capital s'accroîtrait rapidement, jusqu'à ce qu'il ait
ramené le taux de l'intérêt à ce niveau ; et que, si le taux courant descendait au-des-
sous de ce même niveau, le capital se retirerait rapidement et le taux de l'intérêt
s'élèverait de nouveau. Ils pensaient que, salaires et intérêts étant ainsi déterminés par
des lois générales, la valeur naturelle de chaque objet était simplement gouvernée par
la somme des salaires et des intérêts nécessaires pour la rémunération des
producteurs 2.

Adam Smith développa cette conclusion plus pleinement que ne l'avaient fait les
Physiocrates ; quoiqu'il fût réservé à Ricardo de montrer clairement que le travail et le
capital nécessaires à la production doivent être évalués à la limite de culture de façon
à supprimer l'élément de la rente. Mais Adam Smith vit aussi que le travail et le
capital n'étaient pas au bord de la famine en Angleterre comme ils l'étaient en France.
En Angleterre, les salaires d'une grande partie des classes ouvrières étaient suffisants
pour leur permettre bien au delà de ce qui était strictement nécessaire à l'existence. Le
capital y avait un champ trop riche et trop sûr où s'employer pour qu'il fût appelé à
disparaître ou à émigrer. De sorte que lorsqu'il pèse soigneusement ses mots, l'usage
qu'il fait des termes « le taux naturel des salaires » et « le taux naturel de l'intérêt » n'a
pas cette fixité et cette détermination qu'il prend dans la bouche des Physiocrates, et il
1 Ainsi Turgot qui, à ce point de vue, peut être rangé parmi les Physiocrates, dit (Sur la Formation
et Distribution des Richesses ; § 6) : « En tout genre de travail il doit arriver et il arrive en effet
que te salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance. »
Cependant, lorsque Hume montra que cette théorie conduisait à conclure qu'un impôt sur les
salaires élèverait les salaires, et que par conséquent elle était en contradiction avec le fait que les
salaires sont souvent faibles lorsque les impôts son. élevés et vice-versa, Turgot répondit (mars
4767) en disant que sa loi de fer ne se faisait sentir pleinement que dans les longues périodes, et
non dans les courtes. V. Turgot, par Say. Bd. anglaise, p. 50, etc.
2 De ces prémisses, les Physiocrates tiraient logiquement la conclusion que le seul produit net du
pays qui se prêtât à l'impôt était la rente foncière ; que lorsque les impôts sont établis sur le capital
ou le travail, ils les font se retirer jusqu'à ce que leur prix net atteigne le niveau naturel, Les
propriétaires fonciers doivent, prétendaient-ils, payer pour le capital et pour le travail un prix brut
qui excède le prix net de tout le montant de l'impôt augmenté des frais de ce recouvrement
morcelé et d'une somme équivalente à tous les obstacles que le collecteur d'impôts suscite à la
libre marche de l'industrie. Par conséquent, les propriétaires fonciers perdront moins à la longue si,
étant bénéficiaires du seul véritable surplus qui existe, ils entreprennent de payer directement tous
les impôts exigés par le roi ; surtout si le roi consent à « laisser faire, laisser passe », c'est-à-dire à
laisser chacun faire ce qu'il veut et porter son travail et envoyer ses marchandises sur le marché
qu'il lui plaira de choisir.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 14

en vient presque à expliquer comment ces taux sont déterminés par les conditions
toujours en fluctuation de l'offre et de la demande. Il affirme même avec insistance
que la rétribution libérale du travail « augmente l'industrie du bas peuple » ; qu'une a
abondante subsistance augmente la force physique du travailleur, et que l'espérance
réconfortante d'améliorer sa condition et de finir ses jours peut-être dans le bien-être
et dans l'abondance l'excite à faire produire à cette force tout ce qu'elle peut produire.
Par conséquent, là où les salaires sont élevés, nous trouverons toujours le travailleur
plus actif, plus diligent et plus expéditif que là où ils sont bas ; en Angleterre, par
exemple, plus qu'en Écosse ; dans le voisinage des grandes villes plus que dans des
campagnes reculées 1 ». Et cependant, il revient quelquefois à l'ancienne façon de
parler, et cela fait que des lecteurs peu attentifs supposent qu'il croit que le niveau
moyen des salaires du travail est limité par une loi d'airain aux dures nécessités de la
vie.

Malthus, lui aussi, dans son admirable examen du cours des salaires en
Angleterre, du XIIIe au XVIIIe siècle, montre comment ce niveau moyen oscilla de
siècle en siècle, descendant quelquefois jusqu'à environ un demi peck de blé par jour
et s'élevant d'autres fois à un peck et demi ou même, au XVe siècle, à environ deux
pecks, taux que les salaires n'ont jamais dépassé, excepté de nos jours. Mais quoiqu'il
fasse remarquer qu'un « mode inférieur d'existence peut être une cause aussi bien
qu'une conséquence de pauvreté », il attribue un semblable effet presque exclusive-
ment à l'accroissement de la population; il ne signale pas encore l'importance que les
économistes de notre époque attribuent à l'influence que les habitudes de vie exercent
sur l'efficacité productrice et, par conséquent, sur la capacité de gain du travailleur 2.

Le langage de Ricardo est encore moins précis que celui d'Adam Smith et de
Malthus. Il est vrai, sans doute, qu'il dit en propres termes 3 : « Il faut se garder de
croire que le prix naturel du travail évalué en objets de nécessité et en subsistances
soit absolument fixe et constant... Il dépend essentiellement des habitudes et des
mœurs du peuple. » Mais après avoir dit cela une fois, il ne prend pas la peine de le
répéter constamment et la plupart de ses lecteurs oublient qu'il l'a dit. Dans le cours
de son raisonnement, il adopte fréquemment une façon de s'exprimer semblable à
celle de Turgot et des Physiocrates 4 ; et il paraît admettre que la tendance de la
population à s'accroître rapidement aussitôt que les salaires s'élèvent au-dessus du
strict nécessaire à la vie, fait que les salaires sont fixés par « une loi naturelle » au
niveau de ce strict nécessaire. Cette loi a été appelée, en particulier en Allemagne, la
« loi de fer » ou « d'airain » de Ricardo ; bien des socialistes allemands croient que
cette loi se fait sentir actuellement même dans le monde occidental, et qu'il continuera
à en être ainsi aussi longtemps que le système d'après lequel la production est
organisée demeurera « capitaliste » ou « individualiste », et ils invoquent Ricardo
comme une autorité en leur faveur 5. En fait, cependant, Ricardo ne s'était pas seule-
ment aperçu que la limite nécessaire ou naturelle des salaires n'était pas déterminée

1 Wealth of Nations, liv. 1, chap. VIII.


2 Political Economy, IV, 2.
3 Principles, V.
4 Cpr. ci-dessus, liv. IV, chap. in, § 18.
5 Quelques économistes allemands qui ne sont pas socialistes, et qui croient qu'une semblable loi
n'existe pas, soutiennent cependant que les théories de Ricardo et de ses disciples sont fondées ou
fausses selon que cette loi existe ou n'existe pas ; tandis que d'autres (par exemple, Roscher,
Geschichte der Nat. Oek. in Deutschland, p. 1022) protestent contre la fausse interprétation que les
socialistes donnent des idées de Ricardo.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 15

par une loi de fer, mais par les conditions et les habitudes locales de chaque pays et de
chaque époque ; il avait fort bien senti encore l'importance d'un « genre de vie » plus
élevé et il faisait appel aux amis de l'humanité pour qu'ils s'appliquassent à encou-
rager parmi les classes ouvrières la ferme intention de ne pas permettre que leurs
salaires descendissent quelque part jusqu'au strict nécessaire 1.

La persistance avec laquelle bien des auteurs continuent à lui attribuer une
croyance à l'existence d'une « loi de fer » ne peut être mise que sur le compte du
plaisir qu'il trouvait « à imaginer des cas simples » et de son habitude de ne jamais
répéter ce qu'il avait dit une fois, à savoir que, pour la simplicité de son exposition, il
laissait de côté les conditions et les limitations qui étaient nécessaires pour rendre ses
conclusions applicables à la vie réelle 2.

Mill n'alla guère plus loin que sou prédécesseur dans la théorie des salaires, et
cela en dépit du soin avec lequel il s'appliquait à faire ressortir clairement l'élément
humain dans l'économie politique. Cependant, il suivit Malthus en insistant sur les
enseignements de l'histoire qui nous montre que, si une baisse des salaires amène les
classes laborieuses à abaisser leur niveau de confort, « le préjudice qu'elles en
éprouveront sera permanent et leur condition amoindrie deviendra un nouveau mini-
mum tendant à se perpétuer comme le faisait auparavant le minimum plus élevé 3 ».

1 Il est bon, peut-être, de citer ce passage : « Les amis de l'humanité doivent souhaiter que dans tous
les pays les classes laborieuses aient du goût pour le confort et les distractions, et ces mêmes
classes devraient être stimulées par tous les moyens, légaux dans les efforts qu'elles font pour se
les procurer. Il ne saurait y avoir de meilleure garantie contre une Surabondance de population.
Dans les pays où les classes laborieuses ont le moins de besoins et se contentent de la nourriture la
moins obère, le peuple est exposé aux plus grandes vicissitudes et aux plus grandes misères. Ils
n'ont pas de refuge contre le malheur ; ils ne peuvent pas chercher la sécurité dans une condition
inférieure puisqu'ils sont déjà si bas qu'ils ne sauraient descendre davantage. Chaque fois que fait
défaut le principal article de leur subsistance ils n'ont guère rien à lui substituer et la disette
s'accompagne de tous les maux de la famine » (Principles, chap. V). Il est digne de remarque que
Mac Culloch, qui a été accusé, non tout à fait injustement, d'avoir adopté les théories extrêmes de
Ricardo et de les avoir appliquées durement et strictement, a donné cependant pour titre au
quatrième chapitre de Bon traité On Wages, les mots suivante : « Inconvénients des salaires trop
bas et des travailleurs visant à trop bon marché. Avantages des salaires élevés. »
2 Cette habitude de Ricardo a déjà été discutée dans la note qui ne trouve à la fin du précédent
chapitre. Le professeur Brentano, dans son discours d'inauguration à Vienne, pour prétendre que
les économistes classiques anglais ont réellement admis la loi d'airain pour les salaires, se base sur
ce que ces économistes parlent souvent du minimum des salaires comme dépendant du prix du blé.
Mais le mot « blé à (corn) était employé par eux, par brièveté, pour désigner les produite agricoles
en général ; à peu près, d'ailleurs, comme ce même terme est employé par Petty (Taxes a n d
Contributions, chap. XIV) lorsqu'il parle de la « culture du blé, que nous supposerons comprendre
toutes les nécessités de la vie, comme nous la supposons dans le Pater pour le mot Pain. » Bien
entendu, Ricardo avait sur l'avenir des classes laborieuses une opinion moins optimiste que celle
que nous avons actuellement. De nos jours, les travailleurs agricoles eux-mêmes peuvent bien
nourrir leur famille et mettre encore quelque chose de côté ; tandis qu'alors l'artisan lui-même avait
besoin de tous ses salaires, du moins après une mauvaise récolte, pour se procurer une nourriture
saine et abondante pour sa famille. Le professeur Ashley (dans l'article rapporté ci-dessus, p. 231)
insiste sur le pessimisme des idées de Ricardo comparées à celles de notre époque ; il décrit d'une
manière instructive l'histoire du passage cité dans la note précédente ; et il nous montre que
Lassalle lui-même n'attribuait pas une rigidité absolue à la loi d'airain.
3 Livre II, chap. XI, § 2. Il s'était plaint précisément que Ricardo supposât que le niveau du confort
soit quelque chose d'invariable, ayant sans doute négligé de tenir compte de passages analogues à
celui qui est cité dans l'avant-dernière note. Il avait fort bien aperçu cependant que le « taux
minimum des salaires » de Ricardo varie selon le niveau de bien-être qui prévaut et ne se réduit
pas aux strictes nécessités de la vie.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 16

Mais ce n'est que de notre temps qu'une étude attentive a été entreprise au sujet
des effets que les salaires élevés ont sur l'accroissement de capacité de travail non
seulement de ceux qui les reçoivent, mais aussi de leurs enfants et petits-enfants. En
cette matière, le premier pas a été fait par Walker et par d'autres économistes améri-
cains ; et l'application de la méthode comparative aux problèmes industriels de
différents pays de l'ancien et nouveau Monde attire de plus en plus l'attention sur le
fait que le travail hautement rétribué est généralement très efficace et par conséquent
n'est pas cher; c'est là un fait qui, quoiqu'il soit de meilleur augure pour l'avenir de la
race humaine qu'aucun autre de ceux que nous connaissions, nous apparaîtra comme
exerçant une influence très complexe sur la théorie de la distribution.

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§ 3. - Il est tout à fait certain maintenant que le problème de la distribution est


beaucoup plus difficile que ne le croyaient les anciens économistes, et qu'aucune
solution qui se donne pour simple ne peut être vraie. La plupart des tentatives faites
autrefois pour y répondre n'étaient, en réalité, que des réponses à des questions
imaginaires qui auraient pu surgir dans d'autres mondes que le nôtre, où les
conditions de vie seraient très simples. La peine prise pour répondre à ces questions
ne fut pas perdue. En effet, un problème très difficile ne peut être bien résolu que s'il
est divisé en plusieurs parties, et chacune de ces questions simples contenait une
partie du grand et difficile problème que nous avons à résoudre. Profitons de cette
expérience et, procédant pas à pas, essayons dans la fin de ce chapitre d'arriver à une
compréhension des causes générales qui gouvernent dans la vie réelle la demande
relative au capital et au travail 1.

Commençons par étudier l'influence de la demande sur es gains du travail dans un


monde fictif où chacun est propriétaire du capital dont il s'aide dans son travail, de
telle sorte que le problème des rapports existant entre le capital et le travail ne se pose
pas. Supposons, par conséquent, qu'il ne soit fait usage que d'un capital peu consi-
dérable, que chacun soit propriétaire du capital qu'il emploie et que les dons de nature
soient assez abondants pour être libres et sans maîtres. Supposons, encore, que
chacun non seulement ait la même capacité, mais soit animé de la même bonne
volonté pour le travail et accomplisse, en fait, un travail également pénible; il n'y
aurait donc que du travail non qualifié, ou plutôt non spécialisé, dans ce sens que si
deux personnes changent de profession, chacune d'elles fasse autant de travail et
d'aussi bon travail qu'en faisait l'autre. Enfin, supposons que chacun produise des
choses prêtes à être vendues sans le secours des autres et que lui-même les fasse
parvenir jusqu'à leurs derniers consommateurs, de telle sorte que la demande relative
à chaque chose soit une demande directe.

Dans ce cas, le problème de la valeur est très simple. Les objets sont échangés les
uns contre les autres en proportion dis travail employé à les produire. Si l'offre
relative à un objet quelconque devient insuffisante, cet objet peut, pendant un certain
temps, se vendre pour un prix supérieur à son prix normal ; il peut être échangé contre
des objets dont la production a exigé plus de travail qu'il n'en a exigé lui-même ;
mais, alors, les gens abandonneront à la fois leur travail pour se mettre à le produire

1 Cpr. Liv. V, chap. V, surtout §§ 2, 3.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 17

et, en très peu de temps, sa valeur tombera au-dessous du niveau normal. Il pourra y
avoir de légers troubles temporaires, mais, d'une manière générale, les gains de l'un
seront égaux aux gains de n'importe quel autre. En d'autres termes, chacun aura une
part égale à la somme nette totale d'objets et de services produits, ou, pouvons-nous
dire, au revenu national ou au dividende national. Celui-ci constituera la demande
relative au travail ; on pourrait l'appeler le « fonds des salaires » ou le « fonds des
bénéfices » commun ; ou mieux encore, le « courant des bénéfices (earnings
stream) », puisque le mot « fonds » a le défaut de ne pas évoquer l'idée d'un afflux
constant de marchandises nouvelles dans le monde au moyen de l'offre, afflux qui
s'écoule à nouveau par la demande et par la consommation.

Si maintenant une invention nouvelle double la puissance du travail dans une


industrie quelconque, de telle sorte qu'un homme puisse fabriquer deux fois plus
d'objets d'une certaine espèce dans une année sans qu'il soit nécessaire d'employer des
moyens supplémentaires, ces objets descendront alors jusqu'à la moitié de leur
ancienne valeur d'échange. La demande effective relative au travail de chacun se
trouvera un peu accrue, et la part que chacun pourra retirer du courant commun des
bénéfices sera un peu plus considérable qu'auparavant. Chacun pourra, s'il le désire,
acheter deux fois plus d'objets de cette nature particulière en même temps qu'il
achètera autant qu'avant des autres objets ; ou bien il pourra encore acheter un peu
plus de tout. S'il se produit un accroissement de la puissance de production dans un
grand nombre d'industries, le courant commun des bénéfices ou dividende commun
sera beaucoup plus considérable, les marchandises produites par ces industries feront
naître une demande beaucoup plus considérable pour celles qui seront produites par
d'autres industries et augmenteront le pouvoir d'achat que possèdent les bénéfices de
chacun.

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§ 4. - La situation ne sera pas considérablement changée si nous supposons qu'une


certaine habileté spécialisée est requise dans chaque industrie, pourvu que les autres
choses restent ce qu'elles étaient auparavant, c'est-à-dire pourvu que l'on suppose que
les ouvriers ont encore tous la même capacité et la même ardeur au travail ; et que
toutes les industries sont également agréables et sont apprises avec la même facilité.
Le taux normal des bénéfices sera encore le même dans toutes les industries, car si
une journée de travail dans une industrie produit des objets qui se vendent à un prix
supérieur à une journée de travail dans d'autres industries, et que cette inégalité
paraisse devoir se maintenir, les gens pousseront leurs enfants vers l'industrie
favorisée. Il est vrai qu'il peut se produire de légères inégalités. Le passage d'une
industrie à une autre prend un certain temps ; et quelques industries peuvent pendant
quelque temps recevoir plus que leur part normale dans le courant des bénéfices,
tandis que d'autres recevront une part moindre ou même manqueront d'ouvrage. Mais,
en dépit de ces perturbations, la valeur courante de chaque chose oscillera autour de
sa valeur normale, et, dans ce cas, comme dans le cas précédent, celle-ci dépendra
simplement de la quantité de travail employée à l'objet, car la valeur normale de tous
les genres de travail sera encore égale. La puissance productrice de la communauté
aura été accrue par la division du travail ; le dividende national commun ou courant
des bénéfices sera plus considérable ; et comme, si l'on fait abstraction des
perturbations passagères, tous y auront part égale, chacun pourra acheter avec les
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 18

fruits de son propre travail des choses plus utiles pour lui que celles qu'il aurait pu
produire lui-même.

À ce moment, comme dans les moments examinés auparavant, il est encore vrai
que la valeur de chaque objet correspond étroitement à la somme de travail employé
pour sa production, et que les bénéfices de chacun sont gouvernés tout simplement
par la productivité de la nature et par le progrès des arts de production.

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§ 5. - Ensuite continuons à négliger l'influence que l'importance des dépenses


faites pour l'instruction professionnelle des travailleurs exerce sur la capacité pro-
ductrice de ces travailleurs, réservant cette matière pour la discuter en même temps
que d'autres aspects du côté offre de la distribution, discussion qui sera pour le
prochain chapitre. Mais, jetons un coup d'œil sur l'influence que les changements
apportés dans le chiffre de la population exercent sur les revenus que la nature
fournit. Nous supposerons alors que le développement de la population se fait selon
un taux fixe ou, du moins, qui n'est pas affecté par le taux des salaires ; il peut être
influencé par des changements dans les mœurs, dans les idées morales ou dans la
science médicale. Et nous supposerons encore que tout le travail est du même degré et
que le dividende national est réparti également entre toutes les familles, sauf quelques
légères inégalités de peu de durée. Dans ce cas, toute amélioration introduite dans les
arts de la production ou dans les moyens de transport, toute découverte nouvelle,
toute victoire nouvelle remportée sur la nature accroîtra également le bien-être et le
luxe dont dispose chaque famille.

Mais, d'un autre côté, même si un taux très peu élevé d'augmentation se maintient
assez longtemps, le développement de la population devra finalement l'emporter sur
les améliorations des arts de production et faire que la tendance au rendement
décroissant S'affirme. Alors la valeur d'un produit d'une espèce quelconque sera égale
à la valeur du travail - assisté par une somme de capital toujours uniforme dans notre
hypothèse - requis pour le produire à la limite de culture. (L'emploi-limite du travail
peut s'effectuer sur un sol qui ne fasse que payer le travail, ou sur un sol fertile au
point que la culture devient tout juste rémunératrice.) Nous pouvons supposer que
l'excédent fourni par la nature pour le travail employé dans des circonstances
favorables, et qui va maintenant en général à des personnes privées sous le nom de
rente, est consacré à des usages publics ; ou que chacun dispose d'une part égale du
sol; dans l'un et l'autre de ces cas, il y aurait un véritable excédent. Dans tous les cas,
le problème de la distribution et de l'échange se présente tout simplement sous la
forme d'une demande de travail humain émanant de la nature, demande qui, du moins
après que quelques emplois considérables de travail auront été faits, va en décrois-
sant. L'ensemble du produit constitue le dividende national, dans lequel chacun prend
une part égale ; chacun pouvant en outre retirer un profit égal de toute amélioration
dans les arts de production, que cette amélioration se produise dans sa propre
industrie ou dans une autre 1.
1 Cet exemple nous aidera peut-être à montrer plus clairement le parallélisme qui existe entre la
demande d'un homme pour quelque chose et la demande de la nature pour le travail de l'homme ;
celles-ci sont représentées respectivement par les lois de l'utilité décroissante et du rendement
décroissant. Cpr. les notes au bas des pages 222, 223, 316, vol. I.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 19

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§ 6. - Renonçons maintenant à la supposition que le travail ait assez de mobilité


pour assurer une rémunération égale à des efforts égaux, dans toute l'étendue de la
société, et rapprochons-nous davantage des conditions réelles de la vie en supposant
que le travail ne soit pas tout d'une même classe, au point de vue industriel, mais de
diverses classes 1. Supposons que les parents élèvent toujours leurs enfants en vue
d'une profession de la même classe que la leur ; qu'ils puissent choisir librement dans
cette classe, mais non en dehors. Supposons enfin que l'accroissement du nombre des
travailleurs dans chaque classe soit gouverné par des causes autres que les causes
économiques. Comme auparavant ce nombre peut être fixe ou être influencé par les
mœurs, par les idées morales, etc. Dans ce cas encore l'ensemble du dividende
national sera gouverné par l'importance du rendement que donne la nature sous
l'action du travail de l'homme dans l'état actuel des arts de production ; mais la
distribution de ce dividende entre les différentes classes de travailleurs sera inégale.
Elle sera gouvernée par la demande de la population elle-même. La part de ceux qui
se trouvent dans une catégorie industrielle donnée sera d'autant plus grande que les
besoins qu'ils sont capables de satisfaire du côté de ceux qui retirent eux-mêmes de
larges parts du revenu national sont plus étendus et plus urgents.

Supposons, par exemple, que les artistes constituent, par eux-mêmes, une classe,
une caste, une catégorie industrielle ; dans ce cas, leur nombre étant fixe ou, du
moins, déterminé par des causes indépendantes de leurs bénéfices, ces bénéfices
seront eux-mêmes déterminés par les ressources et l'empressement des classes de la
population qui ont du goût pour les satisfactions que les artistes peuvent fournir. Dans
de certaines conditions de la demande, les gains des artistes peuvent s'élever très haut;
dans d'autres conditions, ils peuvent tomber très bas.

Il peut ainsi arriver que le progrès des inventions ouvre toujours de nouveaux
débouchés pour une classe particulière de travail, et fasse qu'un peu du produit de ce
travail vaille un peu plus qu'auparavant par rapport à d'autres classes de travail. Ce
travail sera alors rétribué à un taux toujours croissant, et, comme nous avons admis
que ce taux plus élevé n'exercera aucune influence sur le nombre de ceux qui appar-
tiennent à cette classe, les bénéfices de ceux-ci s'élèveront sans discontinuer.
Cependant la hausse sera vraisemblablement arrêtée par la concurrence émanant de
quelque autre classe de travail, qui puisse être substituée à l'autre, les salaires de
chacun d'eux étant proportionnels à leur productivité (limite). Mais les recherches
dans cette direction soulèvent accidentellement bien des questions accessoires qui ne
peuvent être utilement discutées qu'en se rapportant strictement aux conditions réelles
de la vie. Nous devrons examiner ce point plus longuement, spécialement à propos
des problèmes relatifs aux trade-unions.

1 Par exemple, quatre classes, comme le suggérait Mill, ou tout autre nombre. Cpr. ci-dessus, vol. I,
p. 399.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 20

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§ 7. - Nous pouvons maintenant laisser ce monde fictif où chacun est propriétaire


du capital dont il se sert dans son travail, pour revenir dans notre monde à nous où les
rapports entre le travail et le capital jouent un grand rôle dans le problème de la
distribution. Mais, pour plus de simplicité, qu'il nous soit permis encore de borner
notre attention à la manière dont le dividende national est distribué entre les divers
agents de production, suivant la quantité de chacun des différents agents et suivant les
services qu'il rend. L'autre face du problème, à savoir l'influence réflexe que la
rémunération de chaque agent exerce sur l'offre de cet agent, est aussi importante que
celle que nous discutons en ce moment; mais nous la laissons de côté, sauf à y revenir
dans le prochain chapitre.

Dans le monde dans lequel nous rentrons ainsi, la plus grande partie de l'afflux du
dividende national que la nature fournit sous l'action des efforts humains passé, entre
les mains des employeurs et autres hommes d'affaires. Ils se spécialisent dans
l'organisation des forces économiques des autres hommes, et leur action générale peut
être décrite comme il suit : Autant que leurs connaissances et leur esprit d'initiative le
leur permet, les producteurs choisissent toujours dans chaque cas les facteurs de
production qui conviennent le mieux à leur but; la somme des prix qu'ils paient pour
ces facteurs ainsi employés est, en général, moindre que la somme des prix qu'ils
auraient eus à payer pour toute autre catégorie de facteurs qui pourraient leur être
substitués. Toutes les fois que les producteurs s'aperçoivent qu'il n'en est pas ainsi, ils
se mettent, en général, à l'œuvre pour y substituer la méthode la moins coûteuse 1.
Le principe que nous exprimons ainsi en termes techniques se trouve en étroite
harmonie avec ces façons de parler banales de la vie ordinaire, à savoir que « tout
tend à trouver son niveau », que « la plupart des hommes gagnent juste à peu près ce
qu'ils méritent de gagner », que « si un homme gagne deux fois plus qu'un autre, cela
prouve que son travail vaut deux fois plus », que les machines remplaceront le travail
manuel toutes les fois qu'elles font le même travail à moins de frais ». Il est vrai que
ce principe n'agit pas sans obstacle. Son action peut être restreinte par la coutume ou
par la loi, par les conventions professionnelles ou par la réglementation des trade-
unions; il peut être affaibli par le manque d'initiative ou il peut être atténué par un
généreux refus de se séparer d'anciens associés. Mais il ne cesse jamais d'exercer son
action et il pénètre tout l'appareil économique du monde moderne.

C'est ainsi qu'il existe certaines classes de travaux agricoles auxquels la force des
chevaux est évidemment mieux appropriée que la force de la vapeur et vice versa. Si
donc nous supposons qu'il ne s'est pas produit récemment de grandes améliorations
dans l'emploi des chevaux ou des machines, et que, par conséquent, l'expérience du
passé a permis aux agriculteurs d'appliquer graduellement la loi de substitution ; alors
dans cette hypothèse, l'emploi de la vapeur aura été poussée jusqu'au point où son
emploi, au lieu et place de la force animale, ne procurerait plus un avantage réel. Il
restera cependant une marge sur laquelle l'une ou l'autre pourra être indifféremment

1 Cpr. liv. IV, chap. III, § 13; et liv. V, chap. IV, § 13; et note XIV à 1'Appendice.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 21

employée (comme aurait dit Jevons) ; et, sur cette marge, la productivité nette de l'une
ou de l'autre sera proportionnelle au coût résultant de son emploi 1.

De même, s'il existe deux méthodes d'obtenir le même résultat, l'une au moyen
d'un travail qualifié et l'autre au moyen d'un travail non qualifié, la méthode qui sera
seule adoptée, ce sera celle qui donne les meilleurs résultats eu égard à son coût. Il
existera une marge dans l'étendue de laquelle t'une ou l'autre sera indifféremment
employée 2. Dans ce sens, l'efficacité de chacune d'elles sera proportionnelle au prix
qu'elle aura coûté en tenant compte des conditions spéciales dans lesquelles se
trouvent les différentes localités et les différents ateliers dans la même localité. En
d'autres termes, les salaires du travail qualifié et du travail non qualifié seront les uns
à l'égard des autres dans le même rapport qui existe entre leur productivité à la limite
d'indifférence.

De même, il existera une rivalité entre la force manuelle et la force mécanique en


tout semblable à celle qui existe entre deux différentes sortes de travaux manuels ou
deux différentes sortes de forces mécaniques. C'est ainsi que la force manuelle a
l'avantage pour certains travaux comme, par exemple, pour récolter lorsqu'il s'agit de
plantes qui ont une croissance irrégulière ; de son côté, la force des chevaux a un
avantage évident lorsqu'il s'agit de sarcler un champ de navets ordinaires ; et l'emploi
de chacune de ces forces sera poussé dans chaque localité jusqu'à ce qu'un emploi
plus étendu ne donne plus aucun avantage réel. Sur la marge d'indifférence entre la
force manuelle et la force animale, leurs prix seront proportionnels à leur efficacité ;
et, de cette façon, la loi de substitution aura établi directement un rapport entre les
salaires du travail et le prix qui doit être payé pour la force animale.

D'une manière générale, bien des sortes de travail, de matières premières, de


machines et autre matériel, comme aussi d'organisation industrielle, tant interne
qu'externe, entrent dans la production d'une marchandise ; et les avantages de la
liberté économique ne sont jamais plus manifestes que lorsqu'un homme d'affaires
bien doué tente des expériences, à ses risques et périls, pour vérifier si quelque
méthode nouvelle, ou quelque combinaison des anciennes méthodes, ne serait pas
plus avantageuse que l'ancienne. Chaque homme d'affaires, selon son énergie et sa
capacité, s'efforce constamment de connaître la productivité relative de chaque agent
de production employé par lui, aussi bien que de tous autres agents qu'il serait
possible de substituer à quelques-uns d'entre eux. Il évalue le plus exactement qu'il
peut quel produit net (c'est-à-dire quelle addition nette à la valeur de son produit
total) sera fourni par un certain emploi supplémentaire d'un agent quelconque ; net
signifie après déduction des dépenses supplémentaires qui peuvent être indirectement
amenées par ce changement et en y ajoutant les économies fortuites 3. Il s'efforce
1 La limite variera avec log circonstances locales, aussi bien qu'avec les habitudes, les inclinations
et les ressources des agriculteurs individuels. La difficulté d'employer des machines à vapeur sur
les champs peu étendus et sur un soi accidenté serait surajoutée plus facilement dans les régions où
le travail est rare que dans ceux où il est abondant ; surtout si, comme il est probable, le charbon
est meilleur marché et la nourriture des chevaux plus chère dans log premiers que dans les
seconds.
2 La travail manuel qualifié étant généralement employé pour les objets faits sur commande spéciale
et pour ceux qui ne sont pas fabriqués en grand nombre sur le même modèle ; et le travail non
qualifié aidé par un outillage mécanique spécialisé étant employé pour les autres. Les deux
méthodes peuvent se rencontrer côte à côte appliquées à des objets similaires dans des ateliers très
importants ; mais la position de la ligne qui les sépare variera un peu d'un atelier à un autre.
3 Au livre V, en particulier dans les chapitres VIII-X, nous avons considéré le produit net d'une
machine comme les « bénéfices note » qu'elle procure à son propriétaire. Mais nous abordons
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 22

d'employer chaque agent jusqu'à la limite à partir de laquelle son produit net
n'excéderait plus le prix qu'il aurait à payer pour lui ; en général, c'est un instinct
exercé qui le guide plutôt qu'un véritable calcul ; mais ses procédés sont, en subs-
tance, semblables à ceux que nous avons indiqués dans notre examen de la demande
dérivée 1.

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§ 8. - Nous avons déjà fait quelques évaluations de ce genre. Nous avons fait
remarquer, par exemple, de quelle façon la proportion du houblon et du malt dans la
bière est susceptible de varier; de quelle façon les prix supplémentaires que l'on peut
obtenir de la bière en augmentant la quantité de houblon qui entre dans sa fabrication
sont représentatifs des causes qui gouvernent le prix de demande du houblon. En
admettant qu'aucun surcroît de travail ou de dépense quelconque ne résulte de cet
emploi additionnel du houblon, et que l'avantage qui résulte de l'emploi de cette
quantité supplémentaire de houblon soit douteux, la valeur supplémentaire donnée
ainsi à la bière constitue précisément le produit net limite du houblon que nous
recherchons 2. Dans ce cas, comme dans la plupart des autres, le produit net est
constitué par une amélioration de la qualité ou par une contribution générale à la
valeur du produit ; il n'est pas une portion déterminée du produit, qu'il soit possible de
séparer du reste. Cependant, il existe des cas exceptionnels où cela peut être fait.

Ainsi, supposez qu'un patron soit à se demander s'il a assez d'ouvriers pour tirer
bon parti de ses matières premières, de ses machines et autres instruments de
production ; et s'il ne pourrait pas en engageant un homme de plus accroître la
production de plus que l'équivalent de ses salaires, sans avoir à fournir un capital
additionnel sous une forme quelconque. Un éleveur de moutons, par exemple, peut se
demander si son personnel de pâtres est suffisant. Il peut s'apercevoir que s'il louait
un individu de plus, sans faire d'ailleurs d'autre changement, et sans s'engager dans
d'autres dépenses pour son outillage, constructions, etc., il pourrait tellement augmen-
ter le nombre de ses agneaux et tellement mieux soigner son troupeau qu'il pourrait
espérer envoyer au marché vingt moutons de plus chaque année. Cet homme ainsi
ajouté n'entraînera aucun accroissement de matériel pour lequel il faille payer des
intérêts, et on peut supposer qu'il épargne au fermier lui-même, dans certains cas,

maintenant l'étude de la distribution entre individus ; et nous avons besoin d'employer les mots
« bénéfices nets » d'un charpentier pour désigner son revenu personnel ; nous recherchons
comment la concurrence tend à rendre son revenu personnel égal aux bénéfices nets que son
travail procure à la société ou, plus directement, à son employeur, et nous aurions mieux fait de
présenter maintenant ces bénéfices nets comme étant le produit net de son travail.
1 Le changement pourrait ne pouvoir se taire que sur une vaste échelle ; comme, par exemple,
lorsqu'il s'agit de substituer la force de la vapeur à la force manuelle dans une fabrique ; et, dans ce
cas, le changement comporterait une certaine part d'incertitude et de risque. De telles solutions de
continuité sont néanmoins inévitables dans la production comme dans la consommation lorsqu'on
considère de simples individus. Mais, de même que sur un grand marché il existe une demande
continue de chapeaux, de montres et de gâteaux de mariage, quoique chaque individu n'en achète
qu'un très petit nombre (Cpr. liv. III, chap. III, § 5), de même il y aura toujours des industries dans
lesquelles des entreprises peu importantes auront plus d'avantages à ne pas se servir de machines à
vapeur et les entreprises importantes plus d'avantages à s'en servir, tandis que les entreprises
d'affaires d'importance moyenne se trouvent sur la limite. De même, même dans des établisse-
ments importants où la vapeur est déjà en usage, il y aura toujours des objets faits à la main, qui
sont fabriqués ailleurs à l'aide des machines à vapeur et ainsi de suite.
2 V. p. 82 et note mathématique XVI. Voir aussi d'autres exemples, liv. V, chap. VI, § 7.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 23

autant d'embarras qu'il lui en donne dans d'autres, de telle sorte qu'il n'y a rien à
ajouter pour les bénéfices de direction (alors même que ces bénéfices seraient
entendus largement en y comprenant l'assurance contre les risques, etc.). Alors le
produit net du travail de ce pâtre sera de vingt moutons ; si l'éleveur peut avoir cet
homme pour tant soit peu moins que le prix de vingt moutons, il le prendra ; sinon,
non. Le berger qui est sur le point de n'être pas employé (on the margin of not being
employed) - le pâtre-limite - comme nous pouvons l'appeler -ajoute au produit total
une valeur nette exactement égale à ses propres salaires 1.

Il faut cependant ne pas oublier que le prix qu'il vaut juste la peine que l'éleveur
paie pour le travail de ce pâtre ne fait pas autre chose que mesurer le résultat des
causes multiples qui gouvernent les salaires des pâtres, tout comme les mouvements
d'une soupape de sûreté peuvent mesurer les causes multiples qui gouvernent la
pression dans une chaudière 2.

Nous avons emprunté cet exemple à une industrie très simple, mais, quoique la
forme puisse être différente, la substance du problème reste la même quelle que soit
l'industrie. Sous des conditions indiquées dans la note ci-dessous, et qui n'ont pas
d'importance pour le dessein que nous nous proposons, les salaires pour chaque classe

1 Théoriquement il faut déduire quelque chose de ce chiffre parce qu'en jetant sur le marché vingt
moutons de plus, l'agriculteur fera baisser le prix des moutons en général et par conséquent perdra
un peu sur ses autres moutons. Cette correction peut avoir dans certains cas une importance
sensible. Mais dans des discussions générales comme celle qui nous occupe présentement,
discussion dans laquelle nous n'avons affaire qu'à un très faible supplément jeté sur un vaste
marché par un des nombreux producteurs, cette même correction n'a qu'une minime importance
(en langage mathématique, c'est une petite quantité de second ordre) et elle peut être négligée.
Dans le cas d'un monopoliste qui approvisionnerait tout un marché, nous aurions à en tenir
compte ; et nous aurions aussi à en tenir compte si nous discutions les considérations qui amènent
un producteur ou une association de producteurs à s'abstenir de « ruiner » dans un vaste marché la
branche particulière avec laquelle lis ont des attaches directes, surtout aux époques de dépression.
Ce point est discuté avec quelque étendue dans la note mathématique XIV. L'ensemble de cette
note se rattache étroitement à cette section et le lecteur peut être invité à la considérer comme
faisant partie de la présente discussion.
2 Le fait que ce berger-limite ajoute vingt brebis à celles que l'agriculteur peut envoyer au marché
repose sans doute sur des lois physiques, les conditions, dans lesquelles il travaille étant données.
Mais, parmi ces conditions il faut compter la quantité de terre à la disposition de l'agriculteur,
quantité qui se trouve influencée par la demande relative au sol en vue d'y produire du bois de
construction, de l'avoine, du gibier, etc. Parmi ces conditions, il faut compter encore le nombre de
patres que l'agriculteur a déjà ; et ce nombre est gouverné par les conditions générales de la
distribution et de l'échange et, en particulier, par le nombre de ceux parmi lesquels la classe des
patres pouvait se recruter durant la génération en cours, par la demande relative à la viande de
mouton et à la laine et par l'étendue de la région dans laquelle on peut recruter des patres, ainsi que
par la productivité des pâtres qui se trouvent sur les autres propriétés.
De plus, le produit net retiré de notre berger, dans le cas exceptionnel que nous avons choisi,
n'agit pas plus sur la fixation des salaires des patres que le produit net procuré par n'importe lequel
des derniers patres (limites) sur des propriétés où ils ne peuvent être utilement employés sans une
augmentation considérable de dépense dans d'autres directions, par exemple en terre, en bâtiments,
en instruments, en travail de direction, etc. Ainsi, le produit net de ces patres ne saurait être
déterminé d'une manière simple ; mais il constitue un cas de demande dérivée et il exige que nous
tenions compte des prix qui doivent être payés pour se procurer le concours de tous ces autres
agents de production. On remarque qu'il en est ainsi pour tous les agents de production quelles que
soient les différences qui les séparent les une des autres au point de vue de l'offre. Cela est vrai de
la « terre » qui est en quantité fixe et dont la valeur n'est pas influencée, même à la longue, par la
coût de production ; et cela est vrai également du travail et du capital dont les valeurs à la longue
sont gouvernées par les conditions de l'offre et de la demande coordonnées.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 24

de travail tendent à être égaux au produit net dû au travail additionnel du travailleur-


limite de cette classe 1.

Cette théorie a parfois été présentée comme une théorie des salaires. En réponse à
une semblable prétention on peut objecter que la doctrine d'après laquelle les salaires
d'un ouvrier tendent à être égaux au produit net de son travail, n'a par elle-même
aucune signification réelle, puisque pour évaluer le produit net, nous devons
considérer comme connues toutes les dépenses de production de la marchandise sur
laquelle ce travail s'exerce, à l'exception des salaires duo pour ce même travail.

Mais quoique cette objection soit valable contre la prétention de voir dans cette
théorie une théorie des salaires, elle ne porte pas si on la présente comme faisant très
bien ressortir l'action de l'une des causes qui gouvernent les salaires.

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§ 9. - Dans des chapitres postérieurs, nous aurons à prendre d'autres exemples


pour certaines applications spéciales du principe qui vient d'être expliqué dans le
paragraphe précédent pour le travail manuel ; en particulier, nous montrerons com-
ment on peut estimer la valeur de certaines parties du travail de direction d'une
entreprise, lorsque l'on constate que les frais effectifs d'une entreprise sont augmentés
juste autant par une augmentation des frais de surveillance, que par l'engagement d'un
ouvrier ordinaire de plus. De même les bénéfices d'une machine peuvent parfois être
évalués en ajoutant au rendement d'une fabrique ce que cette machine peut effectuer
dans certains cas sans entraîner aucune dépense incidente supplémentaire.

1 Cette manière de faire ressortir le produit net du travail d'un homme ne s'applique pas facilement
aux industries dans lesquelles ans grande quantité de capital et d'efforts doit être employée à créer
une clientèle, surtout si cet industries obéissent à la loi du rendement croissant. Dans ces deux cas,
il existe une difficulté de comptabilité qui fait qu'il est impossible de décider quelle portion des
bénéfices de l'entreprise aurait été perdue si l'on s'était privé des services de l'un des travailleurs
individuels (Cpr. liv. V, chap VII, §§ 1-2 et chap. XI, § 2). Mais, dans ce dernier cas, il existe une
deuxième difficulté plus fondamentale. En effet, l'employeur, en prenant un ouvrier de plus, peut
se contenter d'évaluer l'avantage qui résultera directement pour son entreprise du travail de cet
ouvrier ; tandis que pour trouver le produit net total du travail de cet homme même au point de vue
de l'employeur, il faudrait tenir compte aussi de la part qui lui revient dans la faculté que va avoir
l'entreprise de bénéficier des avantages de la production en grand. L'employeur, s'il est animé d'un
esprit entreprenant, peut aussi tenir compte de cet élément ; mais il y a encore quelque chose qui
est omis. L'accroissement dans l'importance de cette entreprise tendra à accroître la demande pour
les industries subsidiaires ; et, par d'autres voies elle accroîtra les économies (externes) dont
bénéficient les autres entreprises dans la même industrie; et, puisque ce bénéfice additionnel pour
la communauté ne profite pas à l'employeur lui-même, on ne saurait espérer qu'il le transmette à
l'ouvrier. La question de savoir pourquoi ce bénéfice supplémentaire, procuré à un entrepreneur
dans une industrie de ce genre, n'aboutit pas finalement, à mettre une branche tout entière entre les
mains d'une seule et immense entreprise, a été discutée au livre IV, chap. XII. Sur l'ensemble de
cette matière, voir liv. V, chap. XI.
C'est d'ailleurs une application particulière de l'inexactitude générale que nous avons déjà
reprochée à la prétendue théorie de la satisfaction maxima (liv. V, ch. XII). En effet, indépendam-
ment de considérations comme celle-ci que dans la balance des affaires un petit bénéfice profitant
à un homme riche l'emporte sur un grand bénéfice profitant à un homme pauvre, cette doctrine est
encore en défaut lorsqu'il s'agit d'industries qui obéissent à la loi du rendement croissant, puisque,
en effet, le paiement que tout ouvrier ou tout employeur reçoit dans ces industries est moindre que
le véritable équivalent du produit net que ses services procurent à la communauté.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 25

Passant, au moyen d'une généralisation, du travail d'une machine particulière à


celui d'un outillage d'une valeur totale déterminée, nous pouvons supposer, par
exemple, que dans une certaine fabrique une dépense supplémentaire de 100 livres en
outillage soit faite sans entraîner aucune autre dépense accessoire et qu'elle ajoute
annuellement une valeur de 3 £ au rendement net de l'usine, après avoir tenu compte
de l'usure. Si ceux qui disposent du capital le placent dans tous les emplois où il paraît
devoir donner de gros bénéfices ; et si, après que cela a été fait et que l'équilibre s'est
établi, il soit encore rémunérateur et tout juste rémunérateur d'employer cet outillage
supplémentaire, nous pouvons en conclure que le taux annuel d'intérêts est de 3 %.
Mais des exemples de ce genre ne nous font voir qu'une partie de l'action des causes
qui gouvernent la valeur. On ne saurait y voir une théorie de l'intérêt, pas plus qu'une
théorie des salaires, sans tomber dans un cercle vicieux.

Il peut cependant être utile de poursuivre un peu plus Ion-temps nos explications
relatives à la nature de la demande de capital en général, et d'examiner de quelle
façon la demande totale de capital est formée des demandes en vue des différents
emplois qu'on en peut faire.

En vue de fixer les idées, prenons comme exemple quelque industrie particulière,
comme celle de la fabrication des chapeaux, et voyons ce qui détermine la quantité de
capital que cette industrie absorbe. Supposons que le taux de l'intérêt soit de 3 % par
an avec garantie de tout repos 1, et que la fabrication des chapeaux absorbe un capital
de un million de livres sterling. Cela signifie que l'industrie des chapeaux peut tirer
assez bon parti d'un capital d'un million de livres pour préférer payer annuellement 3
% net pour l'usage de ce capital plutôt que de s'en passer.

Certaines choses sont encore nécessaires aux fabricants de chapeaux, il leur faut
non seulement des aliments, des vêtements, un logement, niais encore un certain
capital circulant, comme les matières premières, et un certain capital fixe, comme des
outils et peut-être un petit outillage de machines. Et alors même que la concurrence
empêcherait d'obtenir un bénéfice tant soit peu supérieur au profit ordinaire pour
l'emploi du capital nécessaire, néanmoins la privation de ce capital serait si
préjudiciable que ceux qui sont dans cette industrie consentiraient à payer 50 % pour
lui s'il leur était impossible d'en avoir l'usage à de meilleures conditions. Il peut y
avoir des machines dont cette industrie aurait refusé de se passer si le taux annuel de
l'intérêt eût été de 20 %, dont elle se passerait s'il était plus élevé. Si le taux eût été de
10 0/0, il eût été employé encore plus d'outillage mécanique ; s'il eût été de 6 %,
encore plus ; encore plus, s'il eût été de 4 % ; et enfin le taux étant de 3 %, les
fabricants en emploient encore plus. Lorsqu'ils ont cette quantité, l'utilité-limite de
l'outillage en machines, c'est-à-dire l'utilité de cet outillage en machines qu'il vaut
juste la peine d'employer, se mesure à raison de 3 %.

Une hausse du taux de l'intérêt diminuerait l'usage qu'ils font des machines ; car
ils renonceraient à toutes celles qui ne donneraient pas un excédent annuel de plus de
3 % par rapport à leur valeur. Une baisse dans le taux de l'intérêt les pousserait à faire
appel à un capital plus considérable et à introduire des machines produisant un
excédent net annuel un pou au-dessous de 3 0/0 de leur valeur. De même, plus le taux
de l'intérêt sera bas, et plus seront grands les édifices utilisés pour la fabrication des
chapeaux et les habitations des fabricants. Une baisse dans le taux de l'intérêt amènera

1 L'intérêt imposé aux commerçants pour les prêts est en général supérieur à 3 % par an ; mais
comme nous le verrons au chapitre VI, cet intérêt comprend autre chose que l'intérêt net.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 26

l'emploi d'un plus grand capital dans l'industrie des chapeaux sous forme d'un plus
grand approvisionnement de matières premières, et d'une plus grande quantité de
marchandises finies entre les mains de marchands au détail 1.

Les méthodes d'après lesquelles le capital sera employé seront très variables
même pour une même industrie. Chaque entrepreneur considérant ses propres moyens
poussera le placement du capital dans son entreprise dans chaque direction différente
jusqu'à ce que la limite de profit lui paraisse atteinte ; et cette limite constitue, comme
nous l'avons déjà dit, une ligne de démarcation coupant l'une après l'autre toutes les
lignes possibles de placement et se déplaçant d'une façon irrégulière à l'extérieur dans
toutes les directions dès que se produit une baisse du taux de l'intérêt auquel un
capital supplémentaire peut être obtenu. Ainsi la demande relative au prêt de capital
est formée de la somme des demandes de tous les individus dans toutes les indus-
tries ; et elle obéit à une loi analogue à celle qui existe pour la vente des marchan-
dises ; de même qu'une certaine quantité d'une marchandise peut trouver preneurs à
un prix donné quelconque. Lorsque le prix s'élève, la quantité qui peut être vendue
diminue, et il en est de même en ce qui concerne l'emploi du capital.

Et ce qui est vrai des emprunts contractés dans un but productif l'est aussi de ceux
qui sont contractés par des prodigues ou par des gouvernements qui engagent leurs
ressources futures en vue de se procurer les moyens d'une dépense immédiate. Il est
vrai que leurs actions ne sont que rarement gouvernées par un calcul réfléchi et que
fréquemment ils décident quelle somme ils auront besoin d'emprunter sans se deman-
der en même temps quel prix ils auront à payer pour l'emprunt ; mais cependant le
taux de l'intérêt exerce une influence sensible même sur les emprunts de cette
catégorie.

1 Cpr. liv. V, chap. IV et Theory de Jevons, chap. vit, Advantage of Capital to Industry. Jevons,
cependant, comme quelques auteurs venus plus tard, semble avoir considéré cette idée comme
ayant plus de part qu'elle n'en a en ce qui concerne les causes qui gouvernent l'intérêt ; et, à cause
de récentes discussions, il nous sera permis d'emprunter à l'Academy du fer avril 1872 une critique
de son passage intitulé General expression for the rate of interest qui se trouve dans le même
chapitre : « Pour présenter d'une autre manière une partie du raisonnement (de Jevons), supposons
que A et B emploient le même capital pour fabriquer des chapeaux par des procédés différents. Si
le procédé de A permet de travailler une semaine de plus que celui de B, le nombre de chapeaux
qu'il obtient au delà de celui qu'obtient B, doit être l'intérêt pour ce dernier nombre pendant une
semaine. Ainsi le taux de l'intérêt est exprimé par le rapport de deux nombres sans avoir à faire
appel à une théorie quelconque de la valeur : exprimé mais non déterminé » (dans le sens de
gouverné)... « La productivité relative de procédés lents ou rapides dans l'industrie manufacturière
n'est qu'une des causes déterminantes du taux de l'intérêt ; si quelque autre cause faisait baisser
celui-ci, le procédé de B serait abandonné. Le taux de l'intérêt affecte la durée du procès de
production industrielle, tout comme il est affecté par elle. De même que le mouvement d'un astre
quelconque, dans le système solaire, affecte les mouvements de tous les autres et est affecté par
eux, de même aussi les éléments des problèmes économiques sont sous l'influence les uns des
autres. Il est juste et nécessaire de dissocier le problème ; de négliger pour le moment l'influence
de quelques éléments ; d'examiner les variations de l'un des éléments qui doivent, caeteris paribus,
accompagner certaines variations supposées chez un ou plusieurs des autres. De telles recherches
donnent des résultats qui, même tels qu'ils sont, sont en gros applicables à certains cas spéciaux.
Mais cela ne saurait nous permettre de dire, d'une manière générale, qu'un élément est déterminé
par un autre ; comme, par exemple, de dire que la valeur est déterminée par le coût de production,
ou les salaires par la valeur. »
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 27

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§ 10. - Pour résumer le tout dans une formule très générale quoique un peu
compliquée, nous dirons : - Les limites, ou marges, des emplois de chaque agent de
production, y compris la terre, sont gouvernés par les conditions générales de la
demande par rapport à l'offre ; c'est-à-dire, d'un côté, par l'urgence de tous les emplois
auxquels il peut être affecté, en tenant compte des moyens dont disposent ceux qui en
ont besoin ; et, d'un autre côté, par la quantité utilisable dans laquelle il se présente,
que cette quantité soit invariable comme pour le sol ou qu'elle soit susceptible
d'accroissement, comme c'est le cas lorsqu'il s'agit du travail. Les emplois-limite de
chaque agent, son efficacité-limite nette dans chaque emploi, et par suite sa valeur
d'échange dans chaque emploi, sont ainsi tous simultanément gouvernés par les
rapports généraux de l'offre et de la demande. Enfin, l'égalité est maintenue entre ses
valeurs pour chaque emploi par l'effort constant de la concurrence pour le soustraire
aux usages dans lesquels ses services ont le moins de valeur et le pousser vers ceux
dans lesquels ils ont une valeur plus grande 1.
Si nous négligions les différences entre les diverses classes de travail et si nous
considérions tout le travail comme étant de même nature, ou du moins comme ramené
à une certaine sorte de travail d'une efficacité type, nous pourrions considérer la
marge d'indifférence entre l'emploi direct du travail et celui du capital matériel ; et
nous pourrions dire brièvement en citant les termes mêmes de Thünen que « la
productivité du capital doit être la mesure des bénéfices qu'il procure, puisque si le
travail du capital était meilleur marché que celui des hommes, l'entrepreneur
renverrait quelques-uns de ses ouvriers, de même que dans le cas contraire il en
augmenterait le nombre 2. »

1 Une objection soulevée par quelques critiques, contestant que l'emploi limite d'un agent de
production puisse être considéré, dans l'économie moderne, comme gouvernant l'ensemble de ses
emploie repose, on le voit, sur une erreur d'interprétation. La suppression du fer dans n'importe
lequel de ses emplois nécessaires aurait exactement la même influence sur sa valeur que sa
suppression dans ses emplois limites ; de même que la pression dans une chaudière est affectée par
une fuite quelconque, tout comme elle le serait par une fuite s'effectuant par la soupape de sûreté.
Mais, en fait, la vapeur ne s'échappe que par la soupape de sûreté ; et le fer, ou tout autre agent de
production, ne cesse d'être employé que dans ses emplois limite. Cpr. l'exemple tiré de la demande
relative au travail des plâtriers, liv. V, chap. VI.
2 Der Isolirte Staat, II, i, p. 123. Il soutient (ibid., p. 124) que par conséquent « le taux de l'intérêt
constitue l'élément au moyen duquel est exprimé le rapport qui existe entre l'efficacité du capital et
celle du travail de l'homme » ; et, enfin, dans des termes qui, dans ces derniers temps, sont
devenus fameux, quoiqu'on ne l'ait guère cité à leur occasion, il dit (p. 162) : « L'utilité de la
dernière parcelle de capital employée détermine (bestimmt) l'élévation du taux de l'intérêt. » Déjà
(p. 96), il avait énoncé une loi générale de rendement décroissant pour les doses successives de
capital employées dans une branche de production donnée; et ce qu'il dit sur ce sujet présente un
grand intérêt historique, quoiqu'il ne montre pas par quel moyen on peut concilier le fait qu'un
accroissement du capital employé dans une industrie peut accroître la production plus que
proportionnellement, avec le fait qu'un afflux continu de capital dans une industrie doit à la fin
abaisser le taux des profits réalisés dans cette industrie. La manière dont il traite ces grands
principes économiques et d'autres encore, quoique primitive sous certains rapports, est bien
supérieure à ses assertions fantaisistes et irréelles touchant les causes qui déterminent l'accumula-
tion du capital, et les rapports qui existent entre les salaires et le montant du capital. De ces
principes il tire la bizarre conclusion que le taux naturel des salaires du travail est une moyenne
géométrique entre les choses nécessaires aux travailleurs et la portion de produit qui est due à son
travail lorsque celui-ci reçoit l'aide du capital. Par taux naturel il entend le taux le plus élevé qui
puisse se maintenir; si le travailleur obtenait un taux plus élevé pendant un certain temps, l'offre du
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 28

Mais, bien entendu, l'augmentation de l'emploi du capital en général ne ressemble


pas à l'augmentation de l'emploi des machines dans une industrie particulière. Cette
dernière peut mettre entièrement hors d'usage une certaine classe de travail ; la pre-
mière ne peut pas déplacer le travail en général, car elle doit amener une augmenta-
tion du nombre des travailleurs employés à fabriquer les choses servant de capital. Et,
en fait, la substitution du capital au travail est en réalité une substitution de travail,
allié à beaucoup d'attente, à d'autres formes de travail allié à très peu d'attente 1.

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§ 11. - Il existe encore une difficulté se rattachant à la demande relative aux divers
agents de production et que nous devons examiner avant de clore ce chapitre et
d'aborder l'étude des rapports mutuels de l'offre et de la demande en ce qui touche ces
agents. Cette difficulté est relative au mode d'évaluation du revenu national.

Lorsque nous parlons du dividende national, ou du revenu net distribuable de


toute la nation, comme comprenant les parts qui reviennent au sol, au travail et au
capital, nous devons bien préciser quelles choses nous y comprenons et quelles
choses nous en excluons. Il importera peu pour notre démonstration que nous
employions tous les termes dans un sens large ou que nous les employions dans un
sens étroit. Mais il importe essentiellement que l'emploi que nous en ferons reste le
même d'un bout à l'autre de notre argumentation, et que tout ce que nous compren-
drons dans un cas au compte de la demande du capital ou de l'offre de capital y soit
aussi compris dans les autres cas.

Le travail et le capital du pays, agissant sur ses ressources naturelles, produisent


annuellement un certain total net de marchandises matérielles et immatérielles y
compris des services de toute nature. C'est là le véritable bénéfice net annuel, ou
revenu, du pays, ou encore le dividende national. Nous pouvons, bien entendu,
l'évaluer pour une année ou pour toute autre période ; l'important, c'est, comme nous
l'avons déjà fait pressentir, qu'il constitue un courant continu toujours en mouvement,
et non un réservoir ou une masse, ni, dans le sens strict du moi, un « fonds » 2. Les
termes Revenu National ou Dividende national sont des termes interconvertibles ;
seulement le dernier est plus significatif lorsque nous considérons le revenu national
en tant que la somme des sources nouvelles des jouissances utilisables pour la
distribution.

Nous avons déjà fait remarquer qu'un grand nombre des services qu'une personne
se rend à elle-même ne sont pas en pratique considérés comme faisant partie de son
revenu ; bien que, si ces mêmes services étaient remplis pour elle par un valet ou par
un coiffeur, ils fussent rangés parmi les choses auxquelles elle dépense ses ressour-

capital, prétend von Thünen, serait à tel point entravée qu'elle amènerait, à la longue, le travailleur
à perdre plus qu'il ne gagnerait.
1 Comme von Thünen l'a vu très bien. Ibid., p. 127. V. aussi ci-dessous, liv. VI, chap. II, §§ 19, 10.
2 V. ci-dessus liv. VI, chap. I, § 2 et aussi liv. II, chap. IV, sur. tout § 6. D'après les termes du
professeur Newcomb, il y a un flot (Flow) et non un fonds (Fund). V. son ouvrage Political
Economy, liv. IV, chap. I). Mais un fonde n'est pas nécessairement un capital ; lorsqu'on parle des
« fonds d'une association charitable » on désigne communément par là le revenu dont dispose
l'association. V. Economic Journal, VIII, p. 59.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 29

ces ; c'est-à-dire qu'ils seraient considérés comme faisant partie de son revenu réel.
Nous avons fait remarquer aussi que quoique les avantages qu'un homme retire de son
habitation dans sa propre maison soient communément comptés comme faisant partie
de son revenu réel, et estimés d'après la valeur locative (rental value) nette de sa
maison, le même système n'est pas suivi en ce qui concerne les avantages qu'il retire
de l'usage de son mobilier et de ses vêtements. Il est préférable de se conformer ici à
la pratique commune et de compter comme faisant partie du revenu national ou
dividende national rien de ce qui n'est pas ordinairement compté comme faisant partie
du revenu de l'individu. C'est ainsi que, à moins que le contraire ne soit dit, les
services qu'une personne se rend à elle-même, et ceux qu'elle rend gratuitement à des
membres de sa famille ou à ses amis ; les avantages qu'elle retire de l'usage de ses
propres biens personnels, ou des biens faisant partie du domaine public, tels que ponts
exempts de péage, ne sont pas comptés comme faisant partie du dividende national,
mais sont laissés de côté pour être comptés séparément 1.

1 Il serait possible, et même, pour certaines questions théoriques, A serait préférable de les y
comprendre ; mais s'ils sont compris dans le dividende national, les efforts et la richesse matérielle
dont ils proviennent doivent être considérés comme faisant partie du travail et du capital en tant
qu'agents de production ; et les services et les bénéfices doivent eux-mêmes être considérés
comme rémunération du travail ou comme intérêt du capital, suivant le cas. Il sera rappelé que, au
livre II, chap. IV, la signification normale des termes Capital et Revenu a été fixée en se référant à
ce sens, qui est le plus important, de ces mots.
Il doit rester entendu que l'excédent du profit sur l'intérêt est ici compté provisoirement parmi
les bénéfices, sauf à en faire plus tard une analyse plus rigoureuse. Dans un sens large, les impôts
peuvent être considérés comme étant ces portions du dividende national que la communauté
décide de consacrer aux dépenses du gouvernement ; la part d'impôt que paie le marchand peut
être considérée comme provenant de ses profits, et celle que paie l'ouvrier comme provenant de
ses salaires et ainsi de suite. Il existe cependant des cas où il est utile de considérer les impôts
comme constituant une portion distincte du Dividende, et de modifier les autres portions en
conséquence.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 30

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre deux
Coup d’œil préliminaire
sur la distribution et l’échange (suite)

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§ 1. - Comme nous l'avons indiqué au commencement du précédent chapitre, nous


devons maintenant compléter l'étude de l'influence de la demande sur la distribution
par une étude de l'influence réflexe de la rémunération sur l'offre des différents agents
de la production. Il nous faut les combiner toutes deux dans un exposé préliminaire
des rôles que jouent le coût de production et l'utilité ou la désirabilité en ce qui
concerne la distribution du dividende national entre les différentes sortes de travail et
les détenteurs du capital et de la terre.

Ricardo et les hommes d'affaires habiles qui marchaient à sa suite considéraient


l'action de la demande beaucoup trop comme admise, comme une chose qui n'a
besoin d'aucune explication; ils n'y insistent pas et ils ne l'étudient pas avec une
attention suffisante. Cette négligence a provoqué une grande confusion et a contribué
à obscurcir des vérités importantes. Dans la réaction qui a suivi, on a insisté beaucoup
trop sur le fait que les salaires de tout agent de production proviennent de la valeur du
produit que cet agent contribue à produire et sont, pour le moment, gouvernés en
grande partie par cette même valeur, son gain étant ainsi gouverné par le même
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 31

principe que la rente du sol ; certains ont même pensé qu'il serait possible d'édifier
une théorie complète de la Distribution sur de multiples applications de la loi de la
rente. Mais ils ne sauraient y réussir. Ricardo et ses disciples semblent avoir été bien
guidés par leurs intuitions lorsqu'ils ont admis tacitement que les forces de l'offre sont
celles dont l'étude est le plus urgente et offre les plus grandes difficultés.

Lorsque nous recherchons par quoi est gouvernée l'efficacité (limite) d'un facteur
de production, que ce facteur consiste en une sorte quelconque de travail ou de capital
matériel, nous nous apercevons que la solution immédiate exige une connaissance de
l'offre utilisable de ce facteur. En effet, si l'offre augmente, il sera employé à des
usages pour lesquels il est moins nécessaire et dans lesquels il produit des effets
moindres. Quant à la solution dernière, elle exige aussi une connaissance des causes
qui déterminent cette offre. La valeur nominale de tout objet, que cet objet soit une
sorte particulière de travail, de capital ou de toute autre chose, demeure, comme la
clef de voûte d'une arche, en parfait équilibre entre les pressions rivales qui s'exercent
sur ses deux faces opposées : les forces de demande pressent d'un côté, et celles
d'offre de l'autre.

La production de tout objet, que cet objet soit un agent de production ou une
marchandise prête pour la consommation immédiate, est portée jusqu'à la limite ou
marge à laquelle se produit l'équilibre entre l'offre et la demande. 'La quantité de
l'objet et son prix, les quantités des divers facteurs ou agents de production employés
dans la fabrication de cet objet et leurs prix - sont autant d'éléments qui se gouvernent
mutuellement, et si une cause externe vient à altérer quelques-uns de ces éléments,
l'effet de cette perturbation s'étend à tous les autres.

C'est ainsi que lorsque plusieurs billes sont réunies au fond d'un bassin, leurs
positions respectives se gouvernent mutuellement ; c'est ainsi encore que lorsqu'un
corps pesant est suspendu par plusieurs cordes élastiques de force et de longueur
différentes attachées à des points différents du plafond, les positions d'équilibre de
toutes les cordes et du corps pesant se gouvernent mutuellement. Si l'une des cordes
déjà tendue est raccourcie, tout sera changé dans la position des autres, leur longueur
et leur tension se trouveront aussi modifiées.

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§ 2. - Nous avons vu que l'offre effective d'un agent quelconque de production à


un moment quelconque dépend, en premier lieu, de l'approvisionnement qui en existe,
et, en second lieu, du désir qu'ont ceux à la charge desquels il se trouve de l'employer
à la production. Ce désir ne vient pas uniquement du rendement immédiat que l'on en
attend, quoiqu'il puisse exister une limite inférieure, qui dans certains cas peut être
présentée comme un prix coûtant, au-dessous de laquelle il ne sera effectué absolu-
ment aucun travail. Par exemple, un manufacturier n'hésite pas à refuser de mettre ses
machines en mouvement pour exécuter une commande qui ne couvrira pas l'augmen-
tation immédiate de ses déboursés en monnaie nécessitée pour la production de ce
travail, en même temps que l'usure de l'outillage ; des considérations analogues
peuvent aussi se présenter en ce qui concerne l'usure de la force propre de l'ouvrier, la
fatigue et les autres incommodités résultant de son travail. Et, quoique en ce moment
nous nous occupions du coût et de la rémunération dans des conditions normales
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 32

plutôt que du coût direct pour un individu donné d'une fraction particulière du travail
qu'il exécute, il peut être utile néanmoins de faire ici un exposé succinct de ce sujet,
afin d'éviter certaines erreurs 1.

Nous avons déjà fait remarquer 2 que lorsqu'un homme est frais et dispos et qu'il
fait un ouvrage de son choix, cet ouvrage, en réalité, ne lui coûte rien. Car, comme
l'ont soutenu certains socialistes avec une exagération très excusable, peu de gens
savent à quel point ils se plaisent à un travail modéré, jusqu'à ce qu'un événement les
mette dans l'impossibilité absolue de travailler. Mais, à tort ou à raison, bien des gens
croient que la plus grande partie de l'ouvrage qu'ils font pour gagner leur vie ne leur
procure aucun surplus de jouissance, mais, au contraire, leur coûte. Ils voient avec
plaisir arriver l'heure du repos ; peut-être oublient-ils que les premières heures de
travail leur ont moins coûté que les dernières ; ils sont tout près de penser qu'un
travail de neuf heures leur coûte neuf fois plus que la dernière heure ; et il leur arrive
rarement de se dire qu'ils touchent un surplus de producteur, on rente, par le fait
même que chaque heure de travail leur est payée à un taux suffisant pour les
indemniser de la dernière heure, la plus pénible de toutes 3.

1 En particulier, en vue de certaines discussions récentes en Autriche et en Amérique.


2 Voir liv. I, ch. v, § 6 ; liv. II, ch. III, § 2 ; liv. IV, ch. I, § 2; liv. IV, ch. IX, § 1.
3 Dans les récentes discussions relatives à la journée de huit heures, on ne S'est souvent que très peu
occupé de la fatigue résultant du travail ; et il est vrai qu'il existe bien des travaux comportant si
peu d'activité soit physique, soit mentale, que cette activité compte plutôt comme un remède à
l'ennui que comme une fatigue. Un homme est par devoir tenu d'être là lorsqu'on a besoin de lui,
mais peut-être n'accomplit-il pas journellement une heure de travail effectif ; et néanmoins, il fera
valoir aux yeux de bien des gens ses longues heures d'assujettissement à raison de ce qu'elles
enlèvent à eu vie toute variété, l'empêchent de goûter les plaisirs de la société et de la famille et
peut-être le forcent à renoncer à d'agréables réunions et à un agréable repos.
Si un homme est libre de cesser son travail quand bon lui semble, il cesse lorsque l'avantage
qui résulte pour lui de la continuation du travail paraît ne plus en contrebalancer les inconvénients.
S'il doit travailler avec d'autres, la longueur de sa journée de travail est souvent fixe pour lui, et
dans certaines professions, le nombre de journées de travail qu'il doit faire dans une année est, en
fait, fixe aussi pour lui. Mais il n'y a peut-être pas de professions où la somme d'activité que
l'ouvrier met dans son travail soit absolument fixe. S'il ne veut pas ou s'il ne peut pas accomplir le
minimum de travail qui lui incombe dans l'emploi qu'il occupe, il lui est, en général, possible de
trouver à s'employer dans une autre localité où le niveau du travail est moindre. D'ailleurs, le
niveau du travail dans chaque localité dépend de la balance entre les avantages et les inconvé-
nients des diverses intensités du travail telle qu'elle est faite par les populations industrielles qui y
sont établies. C'est pourquoi les cas où la volonté individuelle d'un homme ne contribue en rien à
la détermination de la quantité de travail que cet homme fait dans une année, sont des cas aussi
exceptionnels que ceux où un homme doit vivre dans une maison d'une dimension très différente
de la dimension qu'il préfère, simplement parce qu'il n'en existe pas d'autre disponible. Il est vrai
qu'un homme qui aimerait mieux travailler huit heures par jour que de travailler neuf heures au
même taux de dix pence par heure, mais qui est forcé de travailler neuf heures ou de ne pas
travailler du tout, supporte un préjudice par suite de la neuvième heure, c'est-à-dire retire une rente
négative de cette neuvième heure ; que dans des cas semblables, il faut prendre la journée pour
unité. Mais la loi générale du coût n'est en rien affectée par ce fait, pas plus d'ailleurs que la loi
générale de l'utilité n'est affectée par le fait qu'un concert ou une tasse de thé doivent être pris pour
unité et qu'une personne qui aimerait mieux payer cinq shillings pour un demi-concert que dix
shillings pour un concert entier, on deux pence pour une demi-tasse de thé que quatre pence pour
une tasse entière, peut subir un préjudice du fait de la deuxième moitié. Il semble donc que l'on
soit mai fondé à prétendre, comme l'a fait von Böhm-Bawerk (La mesure dernière de la valeur, §
IV, article publié dans la Zeitschrift für Volkswirthchaft, vol. 11, de même que dans les Annals of
American Academy, vol. V), que la valeur doit, d'une manière générale, être déterminée par la
demande, sans qu'il y ait lieu de se rapporter au coût, parce que l'offre effective de travail est une
quantité fixe.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 33

Plus un homme travaille longtemps, ou même plus longtemps il reste à sa tâche, et


plus grand est son désir de répit, à moins qu'il ne soit comme engourdi par son
travail ; en même temps chaque heure additionnelle de travail augmente sa rémunéra-
tion et le rapproche davantage du point où ses besoins les plus urgents seront
satisfaits ; et plus la rémunération est élevée et plus tôt ce point est atteint. Il dépend
alors de l'individu de choisir entre deux partis: à mesure que sa rémunération croît,
laisser s'augmenter ses besoins et son désir d'assurer un avenir confortable à d'autres
ou à lui-même ; ou bien se montrer vite rassasié des satisfactions que le travail
procure, aspirer à se reposer davantage et à ne se livrer qu'à des travaux qui soient par
eux-mêmes agréables. Il est impossible de formuler une règle générale, mais
l'expérience semble démontrer que les individus et les races les plus flegmatiques et
les plus ignorantes, surtout si ces races et ces individus vivent sous un climat
méridional, restent moins de temps à l'ouvrage et s'y appliquent moins longtemps
lorsque le taux du salaire s'élève assez pour leur procurer les mêmes jouissances
qu'auparavant en échange d'un travail moindre. Mais ceux dont l'horizon mental est
moins étroit et qui sont doués de plus de vigueur et d'élasticité de caractère, travaillent
d'autant plus ardemment et d'autant plus longtemps que le salaire auquel ils peuvent
prétendre est plus élevé ; à moins que, cependant, ils ne préfèrent tourner leur activité
vers des buts plus élevés que le travail exécuté en vue d'un bénéfice matériel. Mais
c'est là un point qu'il sera nécessaire de discuter plus longuement au chapitre qui
traitera de l'influence du progrès sur la valeur. En attendant, nous pouvons conclure
qu'une augmentation de salaire provoque une augmentation immédiate dans l'offre du
travail utile, en règle générale ; et que les exceptions à cette règle, quoique n'étant pas
dénuées d'importance, existent rarement sur une vaste échelle 1.

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§ 3. - Lorsque cependant nous passons de l'influence immédiate exercée par une


élévation des salaires sur le travail fait par un individu aux effets qui en résultent
définitivement après une génération ou deux, le résultat es moins incertain. Il est vrai,
sans doute, que, si une amélioration temporaire fournit à bien des jeunes gens
l'occasion qu'ils attendaient depuis longtemps, de se marier et de créer un foyer,
néanmoins un accroissement permanent de prospérité a autant de chance de faire
baisser que de faire hausser le taux de la natalité. Mais, d'un autre côté, une élévation
des salaires a pour résultat presque certain de diminuer la mortalité, à moins qu'elle
n'amène les mères à négliger leurs devoirs envers leurs enfants. Et le fait est bien plus

1 Cpr. chap. XII. De mauvaises récoltes, des prix amenés par la guerre et des crises de crédit ont à
diverses reprises forcé des ouvriers, hommes, femmes et enfants, à se surmener. Et des cas
d'activité toujours croissante en retour de salaires en constante décroissance, quoiqu'ils ne se
produisent pas aussi fréquemment qu'on l'a souvent prétendu, n'ont pas été très rares autrefois. Ces
cas peuvent être comparés aux efforts faits par une entreprise en décadence en vue d'assurer un
certain rendement à ses déboursée, en acceptant des marchés qui suffisent à peine à couvrir le prix
coûtant, ou coût spécial et direct. Et, d'un autre côté, chaque siècle, le nôtre un peu moins peut-être
que la plupart des autres, a de ces récits de gens qui, dans un moment de soudaine prospérité, se
sont contentés de salaires gagnés au prix de très peu de travail, et ont ainsi contribué à mettre un
terme à la prospérité. Mais ce sont là des matières que nous devons ajourner après l'étude des
fluctuations commerciales. Dans les temps ordinaires, l'artisan, l'homme des professions libérales
ou l'entrepreneur capitaliste, sont appelés à décider soit individuellement, soit comme membre
d'une association professionnelle, quel est le prix le plus bas moyennant lequel ils consentiront à
travailler.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 34

frappant si nous considérons l'influence exercée par des salaires élevés sur la vigueur
physique et mentale de la génération future.

Il existe, en effet, un certain niveau de bien-être qui est strictement nécessaire


pour chaque genre de travail, dans ce sens que, si on en retranche quelque chose, le
travail devient moins productif ; les adultes peuvent, sans doute, prendre soin d'eux-
mêmes aux dépens de leurs enfants, mais cela ne fait que reculer d'une génération lit
baisse de la productivité. De plus, il existe des nécessités conventionnelles qui sont si
rigoureusement exigées par les mœurs et par les habitudes que, en fait, plutôt que de
se passer de la plupart d'entre elles, les gens renoncent plutôt à ce qu'on peut appeler
des objets de nécessité stricte. Troisièmement, il existe un certain confortable courant
auquel quelques-uns, sinon tous, ne veulent; pas renoncer entièrement même si la
nécessité les presse fortement. Beaucoup de ces objets de nécessité conventionnelle et
de confort courant sont le résultat du progrès moral et matériel et leur étendue varie
d'une époque à l'autre et d'un lieu à un autre. Plus ils ont d'importance et moins
l'homme est économique en tant qu'agent de production. Mais s'ils sont choisis avec
discernement, ils réalisent au plus haut point le but de toute production, car ils élèvent
le niveau de la vie humaine.

Tout accroissement dans la consommation qui est strictement nécessaire au


maintien de l'activité compense sa propre dépense et ajoute au dividende national
autant qu'elle lui prend. Mais un accroissement de consommation qui n'est pas néces-
saire à ce point de vue, ne peut être rendu possible que par une augmentation du
pouvoir que l'homme possède sur la nature : or, celle-ci peut provenir soit des progrès
de la science et des arts de production, soit d'une organisation plus perfectionnée et
d'un accès plus facile à des sources plus riches et plus considérables de matière
première, soit, enfin, du développement du capital et des procédés matériels permet-
tant d'atteindre des résultats désirés d'un genre quelconque.

Ainsi, la question de savoir jusqu'à quel point l'offre de travail répond à la deman-
de de travail, se ramène dans une large mesure à la question de savoir quelle place
dans la consommation actuelle de la population dans son ensemble tiennent les objets
de nécessité, dans le sens strict, indispensables à la vie et à l'activité des jeunes et des
vieux ; quelle place tiennent les objets de nécessité conventionnelle dont on peut
théoriquement se passer, mais qui, en pratique, sont préférés par la majorité des gens
à certains des objets vraiment nécessaires à l'activité ; et quelle place tiennent les
objets qui sont en réalité superflus lorsqu'on les regarde en tant que moyens de
production quoique bien entendu une partie d'entre eux puissent avoir une importance
capitale si on les considère en soi comme une fin.

Les anciens économistes anglais et français, comme nous l'avons fait remarquer
au commencement du précédent chapitre, rangèrent presque toute la consommation
des classes ouvrières sous le premier chef. Ils le firent d'abord par nécessité, ensuite
parce que ces classes étaient, en ce moment, pauvres en Angleterre et très pauvres en
France ; et ils en inféraient que l'offre de travail correspond aux changements qui se
produisent dans la demande effective de travail, de la même façon, quoique, bien
entendu, pas tout à fait aussi promptement, que l'offre des machines. Et c'est par une
réponse très peu différente de la leur qu'il faudrait répondre même de nos jours à la
question pour les pays les moins avancés. En effet, dans la plus grande partie du
monde, les Classes ouvrières ne peuvent se permettre que très peu d'objets de luxe et
même que très peu d'objets de nécessité conventionnelle ; et tout accroissement de
leurs salaires a pour conséquence un si grand accroissement de leur nombre que très
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 35

rapidement les salaires sont ramenés à peu près à l'ancien niveau, au niveau de leurs
strictes dépenses d'entretien. Dans une grande partie du monde, les salaires sont
gouvernés ou à peu près par ce que l'on a appelé la loi de fer ou d'airain, loi qui les
maintient étroitement au niveau des frais nécessaires pour élever et entretenir une
classe de travailleurs peu productifs.

En ce qui regarde les pays occidentaux modernes, la réponse est matériellement


différente : Cela est dû aux progrès qu'ont faits à notre époque la science et la liberté,
la force physique et la richesse ainsi qu'aux facilités d'atteindre des régions lointaines
riches en objets d'alimentation et en matières premières. Mais, même de nos jours, il
est encore vrai, même en Angleterre, que la plus large part de la consommation de la
grande masse de la population est destinée à l'entretien de la force et de la vie, et cela
non pas peut-être de la manière la plus économique, mais cependant sans grand
gaspillage. Sans doute certaines satisfactions que l'on s'accorde sont positivement
nuisibles, mais elles sont en diminution par rapport au reste, la principale exception
étant peut-être celle du jeu. La plus grande partie des dépenses qui ne sont pas stricte-
ment économiques en tant que moyens d'accroître l'activité contribuent cependant à
former des habitudes d'initiative et de ressource et elle donne à la vie cette variété
sans laquelle les hommes tombent dans la stupidité et dans l'inaction et ne mènent
presque rien à bien tout eu travaillant beaucoup. Et il est bien reconnu que, même
dans les pays occidentaux, le travail qualifié est généralement le meilleur marché là
où les salaires sont le plus élevés. On peut admettre que le développement industriel
du Japon tend à nous prouver que quelques-uns des objets les plus coûteux de
nécessité conventionnelle peuvent être supprimés sans qu'il en résulte une diminution
correspondante de la puissance productrice ; mais quoique cette expérience puisse
être féconde en résultats importants dans l'avenir, néanmoins elle n'a que peu
d'importance pour le passé et pour le présent. Il demeure vrai que, si l'on prend
l'homme tel qu'il est, et tel qu'il a été jusqu'ici, les salaires obtenus dans les pays
occidentaux, pour un travail efficace, ne sont pas beaucoup au-dessus du minimum
nécessaire pour couvrir les dépenses qu'exigent l'éducation et l'apprentissage
d'ouvriers capables et pour soutenir et mettre en activité toute leur énergie 1.

Nous concluons donc qu'une augmentation des salaires, à moins que ces salaires
ne soient gagnés dans des conditions malsaines, amène presque toujours un accrois-
sement de la force physique, mentale et même morale de la génération suivante, et
que, toutes autres choses étant égales, une augmentation des gains que procure le
travail amène un accroissement de son taux de développement; ou, en d'autres termes,
qu'une hausse de son prix de demande amène un accroissement de son offre. Étant
donné un certain état de la science et des habitudes sociales et domestiques, on peut
dire que la vigueur de la population dans son ensemble, sinon son nombre, comme

1 Sur toutes les locomotives il existe quelque pièce de bronze ou de cuivre qui est là en grande partie
comme ornement et qui pourrait être supprimée on déplacée sans qu'il en résulte aucune
diminution dans la force de la machine. Le nombre de ces pièces varie, en fait, avec le goût des
employés qui choisissent les modèles de machines pour les différentes voies ferrées. Mais il
pourrait aussi arriver que l'usage rendît cette dépense nécessaire ; que la coutume ne voulût pas
céder devant tous les raisonnements, et que les compagnies de chemins de fer ne voulussent pas se
risquer à aller à son encontre. Dans ce cas, lorsque nous nous occuperions de périodes où la
coutume régnait en maîtresse, nous serions forcés de comprendre le coût de ces pièces purement
ornementales dans le coût de production d'une certaine quantité de chevaux-vapeur de locomotive,
tout comme le coût du piston lui-même. Il existe ainsi bien des problèmes d'ordre pratique, en
particulier lorsqu'il ne s'agit que de périodes de longueur modérée, dans lesquels des objets de
nécessité conventionnelle et des objets de nécessité réelle peuvent être mis presque sur le même
plan.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 36

aussi le nombre et la force des travailleurs dans chaque industrie particulière, ont un
prix d'offre dans ce sens qu'il existe un certain niveau du prix de demande qui les
maintient stationnaires, tandis qu'un prix plus élevé en amènerait l'accroissement et
qu'un prix moins élevé les ferait décroître.

De même encore nous voyous que l'offre et la demande exercent des influences
coordonnées sur les Salaires ; ni l'une ni l'autre ne prétend à la prédominance, pas
plus que s'il s'agissait des lames d'une paire de ciseaux ou des piles d'une arche. Les
salaires tendent à égaler le produit net du travail ; la productivité limite du travail
règle son prix de demande; et d'un autre côté, les salaires tendent à conserver une
relation étroite, quoique indirecte et complexe, avec les frais nécessaires pour élever,
instruire des travailleurs productifs et maintenir leur énergie. Les divers éléments du
problème se déterminent (au sens de se gouvernent) réciproquement ; et, accidentelle-
ment, cela fait que le prix d'offre et le prix de demande tendent à l'égalité ; les salaires
ne sont gouvernés ni par le prix de demande ni par le prix d'offre, mais par tout
l'ensemble des causes qui gouvernent l'offre et la demande 1.

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§ 4. - Dans le paragraphe précédent, il a été souvent question du taux général des


salaires, ou des salaires du travail en général. De telles façons de parler ont leur raison
d'être dans un large exposé de la distribution et en particulier lorsque nous considé-
rons les rapports généraux du capital et du travail. Mais, en fait, dans la civilisation
moderne il n'existe pas de taux général des salaires. Chacun des nombreux groupes
d'ouvriers a son propre problème des salaires, sa série particulière de causes spéciales,
naturelles et artificielles gouvernant le prix d'offre et limitant le nombre des membres
du groupe ; chacun aussi a son propre prix de demande gouverné par le besoin que les
autres agents de production ont de ses services.

Le cas est un peu différent en ce qui concerne le capital en général. Il est vrai que
certaines formes du capital sont plus étroitement spécialisées que les formes du travail
et qu'elles sont même plus sujettes à de violentes variations de valeur à la suite de
changements économiques. Mais les hommes que ces changements affectent le plus,
sont précisément ceux dont le rôle spécial consiste à supporter le choc des vicissi-
tudes et des risques économiques, et à retirer à la longue un bénéfice de cette manière
de vivre ; et quelque importants que soient ces changements pour la suite de nos
recherches, nous pouvons les négliger en ce moment. Aucune question sociale et éco-
nomique ayant une importance vitale pour le but que nous nous proposons maintenant
ne se trouve obscurcie par le fait que l'on néglige l'influence exercée par les

1 Les répétitions ont paru nécessaires dans ce paragraphe parce que la principale idée du présent
livre n'a pas été comprise de divers critiques, parmi lesquels il faut compter même le pénétrant von
Böhm-Bawerk. En effet, dans l'article récemment cité (cpr. en particulier § 5), il semble prétendre
qu'il y a nécessairement contradiction à croire que les salaires correspondent à la fois au produit
net du travail et à ce que coûtent l'apprentissage et l'éducation du travail ainsi que l'entretien de sa
puissance productrice (efficiency) (ou, plus brièvement quoique moins exactement, au coût de
production du travail). D'un autre côté, l'action réciproque des principales forces économiques est
exposée dans un excellent article du professeur Carver, The Theory of wages adjusted to recent
theories of value, dans le Quaterly Journal of Economics, juillet 1894.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 37

changements économiques sur les valeurs relatives des différentes sortes d'outillage et
ainsi de suite.

Le montant des ressources employées en vue de satisfaire des besoins futurs se


compose de deux courants. Le plus faible consiste en additions nouvelles au stock
accumulé ; le plus considérable ne fait simplement que remplacer ce qui est détruit,
que cette destruction provienne de la consommation immédiate comme lorsqu'il s'agit
de matières premières, de combustibles, etc. ; qu'elle provienne de l'usure, comme
lorsqu'il s'agit des rails de chemins de fer ; du temps, comme lorsqu'il s'agit de toits de
chaume, ou de prospectus commerciaux ; ou qu'elle provienne de toutes ces causes
réunies. Le montant annuel de ce deuxième courant n'est probablement pas inférieur
au quart de la masse totale du capital, même dans un pays où les formes dominantes
du capital sont aussi durables qu'en Angleterre. Il n'est donc pas déraisonnable
d'admettre pour le moment que les détenteurs du capital dans son ensemble ont réussi,
en général, à adapter ses formes aux conditions normales de leur temps de façon à
retirer un revenu net de leurs placements aussi élevé dans une voie que dans une
autre. Dans cette hypothèse, nous pouvons dire que le capital en général a été
accumulé dans l'attente d'un certain intérêt net qui est le même, quelles que soient les
formes de ce capital 1.

Mais nous devons rappeler que nous ne pouvons, en réalité, parler du taux de
l'intérêt pour les placements de capitaux, exception faite pour les nouveaux place-
ments, que dans un sens très limité. Par exemple, nous pouvons peut-être admettre
qu'un capital industriel d'environ sept milliards de livres est placé dans les différentes
industries de notre pays à environ 3 % d'intérêt net. Mais une telle façon de parler,
quoique commode et justifiable à bien des points de vue, n'est pas exacte. Ce qu'il
faudrait dire, c'est que, si l'on admet que le taux de l'intérêt net sur les placements de
capital nouveau dans chacune de ces industries (à savoir sur les placements limites)
soit d'environ 3 %, alors l'ensemble du revenu net produit par la totalité du capital
placé dans les diverses industries, est telle que s'il est capitalisé de façon à
reconstituer le capital en 33 ans (c'est-à-dire à un taux d'intérêt de 3 %), A s'élèverait
à environ 1 milliard de livres. En effet, le capital déjà placé en améliorations du sol,
en constructions d'édifices, comme aussi en construction de chemins de fer et en
machines, a une valeur déterminée par le revenu net (ou quasi-rente) qu'il produit ; et
si son pouvoir de produire du revenu diminue dans l'avenir, sa valeur baissera en
conséquence et sera constituée par la valeur capitalisée de ce revenu amoindri,
défalcation faite pour les dépréciations 2.

1 Comme ledit le professeur Clark, le deuxième courant peut être examiné à deux points de vue
différents : d'abord, il comprend quelque chose de permanent, une masse de « pur capital »
analogue à la masse permanente d'une chute d'eau ; et deuxièmement, il comprend les machines
particulières, matière première, etc., qui sans cesse naissant, disparaissent et sont remplacées,
comme les gouttes d'eau qui constituent la chute permanente.
Parmi les questions qui sont ici laissées de côté en vue d'une étude ultérieure, il faut compter
la façon dont l'intérêt net doit être distingué non seulement des profits bruts mais aussi de bien des
choses qui sont fréquemment comprises, sous le nom d'intérêt, quoiqu'elles contiennent en réalité
des éléments de salaires, de direction et d'assurance contre les risques ; de même la question de
savoir jusqu'à quel point les changements survenus dans le pouvoir d'achat de la monnaie font que
l'intérêt net qui est en réalité touché par le capital est tantôt plus haut et tantôt plus bas qu'il ne
semble au premier abord.
2 Bien entendu le même résultat est atteint en totalisant les valeurs escomptées de tous ses revenus
nets futurs, probables d'après la méthode exposée au livre V, chap. IV, § 2. Cpr. aussi liv. V, ch.
IX, § 6, et liv. V, ch. XI, § 6.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 38

Nous avons vu 1 comment l'accumulation de la richesse est gouvernée par une


grande variété de causes: par la coutume, par les habitudes d'empire sur soi-même
(self-control) et de prévision de l'avenir, et surtout par la puissance des affections de
famille; la Sécurité en est une condition nécessaire et le progrès de l'instruction et de
l'intelligence la favorise de diverses façons. Mais quoique elle soit affectée par bien
des causes autres que le taux de l'intérêt, quoique pour bien des gens le montant de
leur épargne ne, soit que très peu affecté par le taux de l'intérêt, un petit nombre
seulement, désireux de s'assurer un certain revenu pour eux ou leur famille, épargnent
moins avec un taux d'intérêt élevé qu'avec un taux peu élevé, néanmoins A semble
que les faits l'emportent en faveur de cette idée qu'une élévation du taux de l'intérêt,
ou du prix de demande de l'épargne, tend à accroître le volume de l'épargne.

De sorte qu'ainsi l'intérêt étant le prix payé pour l'usage du capital sur un marché
donné, tend vers un niveau d'équilibre tel que la demande totale de capital sur ce
marché, à ce taux d'intérêt, soit égale à l'ensemble du stock qui s'y présente à ce taux.
Si le marché que nous étudions est un marché peu étendu - par exemple une seule
ville, ou une seule industrie dans un pays en progrès - une augmentation dans la
demande de capital se trouvera rapidement en présence d'une augmentation d'offre
provenant des régions ou des industries du voisinage. Mais si nous considérons le
monde entier, ou même l'ensemble d'un vaste pays comme un marché de capital, nous
ne pouvons pas regarder l'offre totale de ce capital comme rapidement modifiée et
dans une large mesure par un changement dans le taux de l'intérêt. La masse générale
du capital est, en effet, le produit du travail et de l'attente ; or, le travail supplé-
mentaire et l'attente supplémentaire sur lesquels une hausse du taux de l'intérêt
exercerait une influence stimulante ne s'élèveraient pas rapidement très haut
comparativement au travail et à l'attente dont le stock actuellement existant de capital
est le résultat. À un accroissement extensif de la demande de capital en général
correspond donc pendant un certain temps moins un accroissement de l'offre qu'une
élévation dans le taux de l'intérêt; ce qui amène le capital à se retirer en partie des
emplois dans lesquels son utilité limite est moindre. Ce n'est que lentement et
graduellement que la hausse du taux de l'intérêt augmente le stock total de capital.

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§ 5. - La terre, mot qui signifie ici tous les agents de production qui sont gratuite-
ment fournis par la nature en quantités inférieures au besoin que l'homme en a, ne se
trouve pas dans la même situation que l'homme lui-même et les moyens de produc-
tion créés par l'homme, parmi lesquels il faut ranger les améliorations faites par
l'homme sur la terre elle-même 2. En effet, tandis que l'offre de tous les autres agents
de production correspond à divers degrés et de diverses façons à la demande relative à
leurs services, aucune correspondance semblable n'existe lorsqu'il s'agit de la terre.
C'est ainsi que si les émoluments d'une classe quelconque de travailleurs s'élèvent,
une certaine action compensatoire tend à augmenter leur nombre ou leur puissance de

1 Cpr. liv. IV, ch. VII, le résumé qui se trouve au § 10.


2 Il n'est pas nécessaire de discuter de nouveau les difficultés qu'il y a à séparer pratiquement les
propriétés « inhérentes » au soi dans un vieux pays de celles qu'il doit à l'action de l'homme (Cpr.
liv. IV, ch. II, § 11). Il n'est pas nécessaire non plus d'insister sur les conditions spéciales du soi
dans un pays neuf où le cultivateur peut obtenir de la terre sans s'adresser à un autre cultivateur,
mais directement de la nature elle-même, et où par conséquent la rente foncière n'a pas encore
acquis son caractère spécial (Cpr. liv. V, ch. IX, § 9).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 39

production, ou l'un et l'autre, et si cela n'a pas pour effet de faire de nouveau baisser le
taux des salaires par tête, cela permet du moins à ces travailleurs d'être payés sur un
dividende national accru et non aux dépens d'autres agents de production. La même
chose est vraie en ce qui concerne le capital, mais elle n'est pas vraie en ce qui
concerne la terre. Si donc la valeur de la terre, comme celle des autres agents de
production, est soumise aux influences discutées, examinées à la fin du chapitre
précédent, elle n'est pas soumise à celles dont nous avons tenu compte dans la
présente discussion.

Il est vrai que la terre 1 n'est qu'une forme particulière du capital au point de vue
du manufacturier ou du cultivateur individuels. Et la terre subit l'action des lois de
demande et de substitution, que nous avons étudiées dans le dernier chapitre, parce
que le stock de la terre existant, comme le stock de capital ou le stock de travail d'un
certain genre, tend à passer d'un usage à l'autre jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun
avantage pour la production à le changer encore d'emploi. Et, en ce qui concerne les
discussions du chapitre précédent, il faut dire que le revenu retiré d'une fabrique, d'un
magasin ou d'une charrue (la part une fois faite à la détérioration par l'usage, etc.) est
soumis aux mêmes lois que le revenu de la terre. Dans tous les cas, le revenu tend à
égaler la valeur du produit limite net donné par l'agent de production; dans tous les
cas aussi, celle-ci est gouvernée provisoirement par le stock total de cet agent et par le
besoin que d'autres agents ont de lui.

C'est là un côté de la question. L'autre côté, c'est que la terre (dans un vieux pays)
ne subit pas les influences réflexes discutées dans le chapitre actuel, c'est-à-dire
l'action qu'un taux élevé de rémunération exerce sur l'offre des autres agents de
production, et, par conséquent, la part pour laquelle ils contribuent au dividende
national, et, par conséquent aussi, sur le prix réel auquel leurs services sont achetés
par les autres agents de la production. Cette particularité qui caractérise les gains que
donnent la terre et les autres dons gratuits de la nature provient de ce fait, que leur
stock ne saurait être accru par l'homme, et quoique cette particularité ait rarement
grande importance en ce qui concerne les affaires d'un industriel individuel ou même
en ce qui concerne les fluctuations de marché des salaires et des prix, elle est d'une
importance capitale en ce qui touche le problème central de la distribution. Élever une
fabrique d'un étage ou ajouter une charrue au matériel d'une exploitation agricole
n'enlève pas en général un étage à une autre fabrique ni une charrue à une autre
exploitation ; la nation voit ajouter un étage de fabrique ou une charrue à l'ensemble
de ses entreprises comme l'individu lui-même pour son entreprise privée. Il se produit
une augmentation dans le dividende national à partager ; et à la longue, les gains
accrus du manufacturier ou du fermier ne sont pas en général accrus aux dépens des
autres producteurs. Au contraire, le stock de terre (dans un vieux pays) est fixé pour
toujours; et lorsqu'un manufacturier ou un cultivateur se décide à prendre un peu plus
de terrain, il ne fait, en définitive, que l'enlever à quelque autre exploitation. Il ajoute
un peu plus de terre à son exploitation, mais la nation n'ajoute rien à ses entreprises et
le changement n'augmente pas par lui-même le revenu national 2.

1 La démonstration contenue dans ce paragraphe est exposée à grands traits. Pour un exposé
technique et plus complet, la lecteur peut se reporter au livre V, ch. IX.
2 Cette partie de l'argumentation est présentée à un point de vue différent et plus technique ci-
dessous au § 13.
La tendance des économistes autrichiens à atténuer l'influence que le coût de production
exerce sur la valeur les conduit naturellement à accorder peu d'importance aux différences qui
existent entre la terre et les autres agents de production. Et, sous ce rapport, une attitude analogue
a été adoptée par quelques-uns de ceux qui ont appliqué des formules mathématiques à la théorie
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 40

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§ 6. - Pour donner une conclusion à cette partie de notre argumentation, nous


dirons : Le total net de toutes les marchandises produites est lui-même la véritable
source d'où découlent les prix de demande pour toutes ces marchandises, et, par suite,
pour les agents de production employés à leur production. Ou, ce qui revient au
même, ce dividende national est à la fois le produit net de tous les agents de pro-
duction du pays et la seule source d'où se tire leur paiement ; ce dividende se répartit
en gains du travail, intérêt du capital, et, enfin, en surplus du producteur ou rente pour
la terre et pour les autres avantages différentiels en matière de production. Il constitue
leur total, et sa totalité est distribuée entre eux ; et plus il est considérable, plus est
grande, toutes choses restant égales, la part de chacun d'eux. De plus, il est distribué,
d'une manière générale, proportionnellement au besoin que la population a des divers
services de ces agents de production - c'est-à-dire non pas proportionnellement au
besoin total, mais au besoin limite. Nous entendons par là le besoin au point où les
gens se décident indifféremment soit à acheter un peu plus des services (ou des fruits
des services) de tel agent, soit à consacrer les ressources qui leur restent à acheter les
services (ou les fruits des services) des autres agents de production.

Toutes choses étant égales d'ailleurs, chaque agent est appelé à s'accroître d'autant
plus vite que la part qui lui revient est plus considérable, à moins cependant qu'il lie
soit susceptible de s'accroître du tout. Mais tout accroissement de ce genre aura pour
effet de satisfaire les besoins les plus urgents relatifs à cet agent, et il diminuera ainsi
le besoin limite relatif à ce même agent, et fera baisser le prix auquel il peut être
obtenu sur le marché. Cela revient à dire qu'un accroissement dans la part qui revient
à un agent a vraisemblablement pour effet de mettre en jeu des foi-ces qui réduisent
cette part et qui laissent une part plus considérable du dividende à partager entre les
autres agents. Cette action réflexe peut être lente. Mais, si aucun changement brusque
ne se produit dans les procédés de production ou dans les conditions économiques
générales de la société, le stock de chaque agent se tiendra en rapport étroit avec son
coût de production ; en tenant compte de ces objets de nécessité conventionnelle dont
l'usage se répand toujours de plus en plus à mesure que l'abondance croissante du
revenu national fournit à chaque classe l'une après l'autre un surplus croissant au delà
des objets de nécessité strictement indispensables.

Il nous reste encore quelques points à élucider. Le premier est relatif aux actions
réciproques des divers groupes d'agents de production, en insistant tout spécialement
sur le fait que le lien entre les salaires des ouvriers de la même catégorie est
généralement plus fort que celui qui existe entre les salaires d'ouvriers appartenant à
des catégories différentes. Le second est relatif à la nature des influences que l'offre
de capital exerce sur les salaires en général ; cela nous amènera à la théorie dite du

de la valeur. Ils ont insisté sur le fait que le sol employé par l'homme d'affaires individuel se pré-
sente sur le même pied que les autres agents de production dans la fonction générale qui exprime
ses déboursés ; et ils en ont ouvertement conclu que la terre et ses bénéfices figurent dans la
théorie générale de la distribution au même titre que les autres agents de production et les
bénéfices qu'ils donnent. 112 ont appliqué une proposition, qui est vraie et importante pour une
certaine classe de problèmes, à un problème qui semble appartenir à une classe différente. (Voyez
le compte-rendu par Flux de l'intéressant ouvrage de Wicksteed, Coordination of the Laws of
Distribution, dans Economic Journal, vol. IV ; en particulier, p. 312.)
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 41

fonds des salaires (Wages-fund doctrine). Enfin, dans des notes placées à la fin du
chapitre, nous ferons entrer quelques remarques relatives au sens et à l'histoire de
cette théorie, ainsi qu'aux rapports qui existent pour les différents surplus que nous
avons examinés en divers endroits de notre étude, soit entre eux, soit avec le revenu
national.

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§ 7. - En étudiant les influences que l'accroissement de productivité et l'accroisse-


ment des gains réalisés dans une industrie exercent sur les conditions des autres
industries, nous pouvons prendre pour point de départ ce fait général, à savoir que,
toutes choses étant égales, plus est considérable l'offre d'un agent quelconque de
production et plus cet agent devra s'étendre à des usages auxquels il n'est pas
spécialement destiné, moindre sera le prix de demande dont il devra se contenter dans
les usages où son emploi se trouve exactement sur la limite ou marge à partir de
laquelle il cesse d'être avantageux ; et, dans la mesure où la concurrence égalise les
prix qu'il obtient dans tous ses emplois, c'est ce prix-là qui sera son prix général pour
tous les usages. La production supplémentaire qui résulte de l'accroissement de cet
agent de production ira grossir le dividende national et les autres agents de production
en bénéficieront ; mais, en ce qui concerne cet agent lui-même, il aura à subir une
diminution de paiement.

Par exemple, si, en dehors de tout autre changement, le capital s’accroît rapide-
ment, le taux de l'intérêt baissera ; si, en dehors encore de tout autre changement, le
nombre de ceux qui sont propres à faire un certain genre de travail augmente, leurs
salaires baisseront. Dans l'un et dans l'autre cas, il en résultera un accroissement de
production et un accroissement du dividende national ; dans l'un et dans l'autre cas
encore, la perte d'un agent de production doit se traduire par un gain pour d'autres,
mais pas nécessairement, cependant pour tous les autres. Ainsi la mise en exploitation
d'une carrière d'ardoise ou une augmentation dans le nombre ou l'aptitude profes-
sionnelle des carriers tendraient à améliorer les habitations à quelque classe qu'elles
appartinssent, et elles tendraient aussi à accroître la demande relative au travail des
maçons et des charpentiers, comme aussi à faire hausser leurs salaires. Mais elles
nuiraient aux fabricants de tuiles pour couverture comme producteurs de matériaux de
construction plus qu'elles ne leur profiteraient comme consommateurs. L'accroisse-
ment survenu dans l'offre de ce seul agent de production amène un léger accroisse-
ment dans la demande relative à la plupart, un accroissement important dans la
demande relative à quelques autres et pour quelques autres enfin la demande s'en
trouve amoindrir.

Maintenant, nous savons que les salaires d'un ouvrier quelconque, par exemple,
d'un cordonnier, tendent à égaler le produit net de son travail ; et, puisque les salaires
de tous les ouvriers de la même catégorie tendent à l'égalité, il s'ensuit que, dans un
état d'équilibre, chaque ouvrier pourra, avec les salaires de cent jours de travail,
acheter les produits nets de cent jours de travail des autres ouvriers de la même
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 42

catégorie que la sienne ; il peut choisir ces produits comme il l'entend de façon à
obtenir cette somme totale 1.

Si les salaires normaux d'ouvriers appartenant à une autre catégorie dépassent les
siens de la moitié, le cordonnier devra dépenser les salaires de trois jours pour acqué-
rir le produit net de deux journées de travail d'un ouvrier de cette catégorie, et ainsi
toujours dans la même proportion.

Ainsi, toutes choses étant égales d'ailleurs, toute augmentation dans l'efficacité
nette du travail dans une industrie quelconque, y compris la sienne, fera hausser dans
la même proportion la valeur réelle de la partie de ses salaires que le cordonnier
dépense pour les produits de cette industrie. Et, toutes autres choses étant égales, le
niveau d'équilibre des salaires réels du cordonnier dépend directement de l'augmen-
tation moyenne que subit la productivité des industries, y compris la sienne, qui
produisent les objets auxquels il dépense ses salaires, et il varie directement avec cette
augmentation. En sens inverse, si une industrie repousse un perfectionnement au
moyen duquel sa productivité se trouverait accrue de 10 %, cette industrie fait subir
au cordonnier une perte de 10 % sur la portion de salaires qu'il dépense en produits de
cette industrie. Mais un accroissement de productivité chez les ouvriers dont les
produits entrent en concurrence avec les siens peut lui faire subir une perte au moins
temporaire, surtout s'il n'est pas lui-même un consommateur de ces produits.

De même, le cordonnier bénéficiera de tout ce qui amènera un changement dans


les positions respectives de différentes catégories, de façon à élever sa catégorie par
rapport aux autres. Il retirera un bénéfice de l'accroissement du nombre des médecins
dont l'aide peut occasionnellement lui devenir nécessaire. Et il retirera un bénéfice
encore plus grand si les catégories qui s'occupent principalement du travail de
direction des affaires, soit au point de vue industriel, soit au point de vue commercial,
soit à tout autre point de vue, reçoivent une grande augmentation par des gens venant
des autres catégories ; alors, en effet, les salaires de direction baisseront d'une
manière permanente par rapport aux salaires du travail manuel et il se produira une
hausse dans le produit net de toutes les espèces de travail manuel et toutes choses
étant égales, le cordonnier obtiendra en plus grande quantité toutes les marchandises
auxquelles il dépense les salaires qui représentent son propre produit net.

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§ 8. - Le processus de substitution dont nous venons d'étudier les tendances est


une des formes de la concurrence ; et il peut être bon d'affirmer de nouveau que nous
ne supposons pas que la concurrence soit parfaite. La concurrence parfaite exige une
parfaite connaissance de l'état du marché et, s'il est assez conforme aux faits de la vie
réelle de supposer que cette connaissance existe chez les hommes d'affaires lorsque
nous considérons ce qui se passe dans Lombard Street, au Stock Exchange et dans
une Bourse de marchandises, il serait absolument déraisonnable de procéder de la
même façon lorsque nous étudions les causes qui gouvernent l'offre de travail dans
l'une des catégories inférieures de l'industrie. En effet, si un homme était assez habile

1 Il faut se rappeler que le produit net d'un agent individuel de production ne saurait, en règle
générale, être séparé mécaniquement du produit net des autres agents de production qui agissent
avec lui : cf. pp. 261-262.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 43

pour connaître tout ce qui concerne le marché relatif à son travail, il ne resterait pas
longtemps dans une catégorie inférieure. Les anciens économistes, qui se trouvaient
constamment en contact avec les faits réels de la vie des affaires, doivent avoir assez
bien aperçu cela ; mais soit pour cause de concision et de simplicité, soit parce que
l'expression de « libre concurrence » était devenue presque une réclame, soit encore
parce qu'ils n'avaient pas suffisamment classé et délimité leurs doctrines, ils avaient
souvent l'air de dire qu'ils supposaient réaliser cette parfaite connaissance des
conditions du marché.

Il est donc particulièrement important d'affirmer que nous ne prétendons nulle-


ment que les membres d'un groupe industriel donné soient doués de plus d'habileté et
de plus de prévoyance, ou soient gouvernés par des motifs autres que ceux qui, en
fait, sont normaux pour les membres de ce groupe, et qui leur seraient attribués par
une personne bien informée, en tenant compte, bien entendu, des conditions générales
de temps et de lieu. Beaucoup d'actions peuvent être dues à l'entêtement et à
l'impulsion, des motifs sordides et des motifs nobles peuvent s'entremêler; mais il y a
chez tout homme une tendance constante à choisir pour lui et pour ses enfants les
professions qui lui paraissent être dans l'ensemble les plus avantageuses parmi celles
qui se trouvent à sa portée, au point de vue de ses ressources et des efforts qu'il est
capable de faire et qu'il veut faire pour y atteindre 1.

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§ 9. - Le dernier groupe de questions qu'il nous reste encore à discuter concerne


les rapports du capital en général et des salaires en général 2. Il est évident que
quoique, d'une manière générale, le capital soit constamment en concurrence avec le
travail en ce qui touche leur emploi dans des industries particulières, néanmoins,
puisque le capital lui-même constitue la matérialisation (embodiment) du travail aussi
bien que de l'attente, la concurrence s'établit en réalité entre certaines sortes de travail
aidées par une longue attente et d'autres sortes aidées par une attente moindre. D'un
côté, par exemple, nous trouvons un grand nombre d'ouvriers qui fabriquent des
souliers à la main, et un très petit nombre qui fabriquent des alènes et autres outils
très simples aidés par une courte attente, tandis que, d'un autre côté, nous trouvons un
nombre relativement petit d'ouvriers employant de puissantes machines à coudre qui
sont fabriquées par des ingénieurs aidés par une attente très longue. Il existe une
concurrence réelle et effective entre le travail en général et l'attente en général. Mais
cette concurrence ne couvre qu'une faible partie du champ industriel et elle n'a qu'une
faible importance par rapport aux avantages que le travail retire du fait d'obtenir à bon
marché l'aide du capital et par suite l'aide de méthodes avantageuses dans la produc-
tion des objets dont il a besoin 3.

1 Nous examinerons dans les chapitres suivants les différences qui existent entre l'adaptation de
l'offre et de la demande selon qu'il s'agit de marchandises ou de travail.
2 Nous avons fait remarquer dans le § 4 que l'étude de la Distribution s'occupe beaucoup plus des
causes qui gouvernent les salaires de chacune des différentes catégories de travail qu'à celles qui
affectent toutes ces catégorie, à peu près de la même manière. Mais les anciens économistes, un
peu à cause des conditions industrielles spéciales à leur époque, attribuaient une grande impor-
tance aux discussions relatives aux salaires en général.
3 Nous laissons ici de côté la concurrence qui existe entre le travail dans le sens strict du mot, et le
travail de l'entrepreneur lui-même et de ses auxiliaires directeurs et surveillants. Une grande partie
des chapitres VII et VIII est consacrée à ce difficile et important problème.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 44

Pour parler d'une manière générale, un accroissement dans la faculté et dans le


désir d'épargner fera que les services de l'attente seront poussés constamment plus
loin et obtiendront ainsi un taux d'intérêt qui baissera constamment à moins que
l'invention ne trouve des emplois nouveaux et avantageux aux méthodes de produc-
tion en grand. Dans l'un et dans l'autre cas, mais surtout dans le dernier, le
développement du capital accroît le dividende national et il ouvre ainsi de nouveaux
et riches champs à l'emploi du travail dans d'autres directions qui font plus que
compenser le remplacement partiel des services du travail par ceux de l'attente dans
des industries particulières.

L'accroissement du dividende national dû au progrès du capital et des inventions


affecte certainement toutes les classes de marchandises et permet au cordonnier, par
exemple, d'acheter, avec ses salaires, plus de vivres et de vêtements, de se procurer en
plus grande quantité et de meilleure qualité, l'eau, la lumière et la chaleur artificielles,
des voyages et ainsi de suite. On peut admettre que quelques perfectionnements
n'affectent que les marchandises consommées par les riches, au moins tout d'abord ;
qu'aucune part de l'accroissement correspondant du dividende national ne va
directement aux classes laborieuses, et qu'elles ne gagnent absolument rien tout
d'abord qui puisse compenser le trouble probable subi par quelques-uns de leurs
membres dans des industries particulières. Mais de tels cas sont rares et n'ont, en
général, qu'une faible importance ; et, même dans ces cas, il existe presque toujours
quelque compensation indirecte. En effet, les améliorations qui ne visent tout d'abord
que le luxe des riches, ne tardent pas à s'étendre au bien-être des autres classes. Et,
quoique ce ne soit pas là une conséquence nécessaire, néanmoins, en fait, une
diminution de prix dans les objets de luxe conduit généralement, par une voie ou par
une autre, à un accroissement de désirs de la part des riches pour des objets fabriqués
à la main et pour les services personnels, et au-mente aussi les moyens mis à leur
disposition pour satisfaire ces désirs. Nous arrivons ainsi à un autre aspect des
rapports existant entre le capital en général et les salaires en général.

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§ 10. - On prétend communément que si les ouvriers qui n'ont que peu ou pas de
richesse accumulée leur appartenant ont beaucoup à gagner par un accroissement du
capital dans ce sens strict du mot, qui en fait presque l'équivalent du capital
commercial qui les entretient, maintient et leur vient en aide dans leur travail,
cependant ils n'ont que peu à gagner à un accroissement des autres formes de richesse
qui ne se trouvent pas entre leurs mains. Sans doute, il existe un petit nombre de
genres de richesse dont l'existence affecte rarement les classes ouvrières, tandis
qu'elles sont directement affectées par presque tout accroissement de capital (com-
mercial). La plus grande partie de ce capital, en effet, passe par leurs mains sous
forme d'instruments ou de matériaux pour leur ouvrage, tandis qu'une partie considé-
rable est directement employée ou même consommée par eux 1. Il semble donc que
les classes ouvrières doivent nécessairement gagner lorsque d'autres formes de
1 En tous cas, selon la plupart des définitions. Il en est, sans doute, qui ne comprennent dans le
capital que les « biens intermédiaires » et qui, par conséquent, n'y comprennent ni les hôtels, ni les
maisons d'habitation, ni les maisons ouvrières, du moins aussitôt qu'ils servent. Mais nous avons
déjà indiqué les graves objections que l'on peut faire à cette définition (liv. II, ch. IV, § 8).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 45

richesse deviennent capital commercial et vice versa. Mais il n'en est pas ainsi. Si les
particuliers renonçaient généralement à avoir des voitures et des yachts et les louaient
à des entrepreneurs capitalistes, il en résulterait une diminution dans la demande de
travail ; car une partie de ce qui aurait été payé comme salaire irait sous forme de
bénéfice dans les mains d'un agent intermédiaire 1.

On peut objecter à cela que si d'autres formes de richesse prenaient sur une vaste
échelle la place du capital commercial, il se produirait une certaine rareté des objets
nécessaires pour venir en aide au travail et même des objets nécessaires pour
l'entretien des travailleurs. Cela peut constituer un véritable danger dans certains pays
orientaux. Mais, dans le monde occidental, et surtout en Angleterre, le stock total du
capital est égal en valeur à l'ensemble des marchandises consommées par les classes
ouvrières pendant de nombreuses années, et un très faible accroissement de la
demande relative à ces formes de capital qui servent directement aux besoins du
travail, par rapport à d'autres formes, amènerait rapidement un accroissement dans
l'offre de ces formes, soit qu'elles fussent importées de quelque autre partie du monde,
soit qu'elles fussent produites tout spécialement pour faire face à la nouvelle
demande. Il n'est donc nullement nécessaire de nous inquiéter outre mesure à cet
égard. Si la productivité limite du travail reste élevée, son produit net sera élevé, et
par conséquent aussi ses salaires : et le courant du dividende national se divisera lui-
même en des proportions correspondantes, donnant toujours une offre de marchan-
dises appropriée à la consommation immédiate des ouvriers et assignant à la
production de ces marchandises un stock adéquat de moyens de production. Lorsque
les conditions générales de l'offre et de la demande ont déterminé la portion de
dividende national que les autres classes de la société sont libres de dépenser comme
elles l'entendent, et lorsque les inclinations de ces classes ont déterminé le mode
d'après lequel elles veulent répartir leurs dépenses entre les satisfactions présentes et
les satisfactions différées, etc., les classes ouvrières dont rien à perdre, mais au
contraire quelque chose à gagner si des orchidées proviennent de serres privées au
lieu de venir de serres appartenant à des fleuristes professionnels, serres qui, alors,
constituent un capital commercial.

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§ 11. - Il faut comprendre que la portion du dividende national qu'une classe


industrielle particulière reçoit durant l'année consiste soit en objets produits durant
l'année, soit en des équivalents de ces objets. En effet, beaucoup des objets produits,
ou en partie produits, dans l'année ont des chances de rester en la possession des
capitalistes et des entrepreneurs d'industrie et d'être ajoutés au stock de capital ; tandis
qu'en retour ils font passer, directement ou indirectement, aux classes ouvrières des
objets produits pendant les années précédentes.

1 Cpr. le vol. I, p. 201. De même l'emploi toujours croissant d'un matériel de cuivre jaune qui exige
de grands soins de propreté, et généralement, l'habitude d'un genre de vie qui exige l'assistance
d'un grand nombre de domestiques d'intérieur et d'extérieur, influe sur la demande relative au
travail de la même façon que l'usage d'objets-faits à la main au lien d'objets fabriqués au moyen de
machines coûteuses et d'autres formes de capital fixe. Il est vrai que l'emploi d'un grand nombre de
serviteurs peut constituer un moyen grossier de gaspiller un grand revenu ; mais parmi les façons
aussi égoïstes de dépenser son revenu, il n'en existe pas d'autre qui tende aussi directement à
augmenter la part de dividende national qui va aux classes laborieuses.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 46

Le marché ordinairement conclu entre le travail et le capital consiste en ce que le


salarié obtient de quoi se procurer des marchandises dans une forme qui les rende
propres à la consommation immédiate, et qu'en échange il fait subir aux marchandises
de son employeur des transformations qui les rapprochent de l'état où elles seront
propres à la consommation immédiate. Mais si cela est vrai de la plupart des
travailleurs, cela n'est pas vrai de ceux qui finissent le procès de production. Par
exemple, ceux qui assemblent et finissent des montres donnent à leurs employeurs
beaucoup plus de marchandises prêtes à une consommation immédiate qu'ils n'en
obtiennent comme salaires. Et si nous prenons plusieurs saisons de l'année ensemble
de manière à englober le temps nécessaire pour les semailles et la moisson, nous
constatons que les ouvriers dans leur ensemble remettent aux mains de leurs
employeurs plus de marchandises finies qu'ils n'en reçoivent comme salaire. Il y a
cependant un sens un peu forcé dans lequel nous avons peut-être le droit de dire que
les gains du travail viennent des avances faites au travail par le capital. En effet, -
sans tenir compte des machines et des fabriques, des navires et des chemins de fer -
les habitations prêtées à des ouvriers, et même la matière première à ses divers stades,
matière qui sera transformée en marchandises consommées par ces ouvriers, repré-
sentent, pour leur usage, une provision de capital de beaucoup supérieure aux avances
qu'ils font au capitaliste, alors même qu'ils travaillent un mois pour lui avant de
toucher leurs salaires 1.

Dans tout ceci il n'est donc rien qui puisse faire que les rapports existant entre le
capital en général et le travail en général diffèrent considérablement de ceux qui
existent entre, deux autres agents de production quelconques dans le tableau général
de la distribution tel qu'il a été déjà exposé. La doctrine moderne des rapports entre le
travail et le capital est l'aboutissant vers lequel tendaient toutes les anciennes doctri-
nes sur cette matière ; et elle ne diffère que par sa plus grande exactitude, sa plus
grande perfection et son homogénéité de celle donnée par Mill dans le troisième
chapitre de son quatrième livre, le seul endroit, d'ailleurs, où Mill ait rassemblé tous
les éléments du problème.

Pour conclure, touchant une autre face de l'argumentation, nous dirons : le capital
en général et le travail en général coopèrent à la production du dividende national et
en tirent leurs rémunérations dans la mesure de leur efficacité (limite) respective.
Leur dépendance mutuelle est des plus étroites : sans le travail, le capital est mort ; le
travailleur, sans l'aide de son capital ou du capital d'autrui, ne vivrait pas longtemps.
Là où le travail est énergique, le capital produit un gros revenu et se développe à vue
d'œil ; et, grâce au capital et à la science, le travailleur ordinaire, dans le monde
occidental, est sous bien des rapports mieux nourri, mieux vêtu et mieux logé que ne
l'étaient les princes autrefois. La coopération du capital et du travail est aussi
essentielle que celle du filateur et du tisseur pour la fabrication du drap ; il existe une
légère priorité en faveur du filateur, mais cela ne lui donne aucune prééminence sur le
tisseur. La prospérité de chacun d'eux dépend de la force et de l'activité de l'autre,
quoique chacun puisse, d'une manière temporaire, sinon d'une manière permanente,
toucher une portion plus grande du dividende national au détriment de l'autre.

Dans le monde moderne, l'employeur ou entrepreneur, qui peut, d'ailleurs, n'avoir


à lui qu'un capital peu considérable, est comme le moyeu (the boss) de la grande roue
industrielle. Les intérêts des détenteurs de capitaux et des ouvriers convergent vers lui

1 Cpr. ci-dessous, § 12. Il y est dit un mot de la notion d'après laquelle le fonds qui sert à payer les
salaires vient en réalité des consommateurs qui achètent les objets produits par le travail.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 47

et partent de lui; il les tient tous d'une étreinte puissante. Il aura donc une place
prépondérante dans les discussions relatives aux fluctuations du travail et des salaires,
qui sont renvoyées au second volume de ce traité. et il aura aussi une large place,
mais non une place prédominante dans les discussions relatives aux caractères
secondaires particuliers que présente le mode d'action de la demande et de l'offre en
ce qui concerne le travail, le capital et la terre respectivement, discussions qui occu-
peront les huit chapitres suivants.

Notes sur la doctrine du fonds


des salaires (Wages-fund)
et sur les différentes sortes de surplus

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§ 12. - Au commencement du XIXe siècle, pour aussi grande que fût la pauvreté
du peuple anglais, les peuples du continent étaient plus pauvres encore. Chez la
plupart de ceux-ci, la population était peu dense et par suite les vivres étaient bon
marché ; mais partout les gens étaient mal nourris et ils ne pouvaient pas suffire à
procurer à leurs pays le nerf de la guerre. La France, après ses premières victoires, eut
continuellement recours aux contributions des autres pays. Mais les contrées de
l'Europe centrale ne pouvaient pas entretenir leurs armées sans l'aide de l'Angleterre.
L'Amérique, elle-même, avec toute son énergie et ses ressources nationales, n'était
pas riche ; elle n'aurait pas pu fournir des subsides aux armées continentales. Les
économistes cherchaient une explication à cet état de choses et ils la trouvaient
surtout dans le capital accumulé de l'Angleterre, capital peu important relativement à
la situation actuelle, cependant beaucoup plus considérable que celui de n’importe
quel autre pays. Les autres nations étaient jalouses de l'Angleterre et elles ne
demandaient qu’à marcher sur ses traces ; mais elles étaient incapables de le faire, en
partie pour d'autres raisons, mais surtout parce qu'elles n'avaient pas assez de
capitaux. Leur revenu annuel leur était nécessaire pour leur consommation
immédiate. Il n'existait pas chez elles une vaste classe de population possédant une
certaine quantité de richesse mise en réserve, que ses détenteurs n'eussent pas besoin
de consommer sur l'heure et qu'ils pussent consacrer a fabriquer des machines et
autres objets venant en aide au travail et permettant de produire un plus grand
approvisionnement d'objets en vue de la consommation future. Ce qui donnait une
certaine force aux raisonnements des économistes, c'est que le capital était rare
partout, même en Angleterre, et que le travail dépendait de plus en plus du secours
des machines ; et c'était enfin la folie de certains disciples de Rousseau qui disaient
aux classes laborieuses qu'elles seraient plus riches s'il n'y avait pas de capital du tout.

En conséquence, les économistes donnèrent une extrême importance aux idées


suivantes : premièrement que le travail a besoin du secours du capital, à savoir sous la
forme de bons vêtements et autres objets préalablement produite; deuxièmement, que
le travail a encore besoin de l'aide du capital sous forme de fabriques, approvision-
nements de matières premières, etc. Sans doute, l'ouvrier pourrait utiliser son propre
capital, mais, en fait, il ne possède en général qu'une petite provision de vêtements et
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 48

de meubles, et peut-être quelques rares outils qui lui appartiennent en propre : pour
tout le reste, il dépend de l'épargne des autres. Le travailleur reçoit des vêtements
prêts à être portés, du pain prêt à être mangé, ou l'argent avec lequel il peut se les
procurer. Le capitaliste reçoit la transformation de la laine en fil, le tissage du fil en
étoffe ou le labourage de sa terre, et ce n'est que dans quelques cas très rares qu'il
reçoit des marchandises prêtes à être employées, des vêtements prêts à être portés, ou
du pain prêt à être mangé. Il existe, sans doute, d'importantes exceptions, mais les
marchés ordinaires entre employeurs et employés consistent en ce que ces derniers
reçoivent des objets propres à un usage immédiat, tandis que les premiers ne
reçoivent que le travail nécessaire pour produire des choses dont on se servira plus
tard. Ces divers faits, les économistes les énoncèrent en disant que tout travail exige
l'appui du capital, soit que ce capital appartienne au travailleur, soit qu'il appartienne
à un autre ; et que lorsque quelqu'un loue son travail, ses Salaires lui sont, en général,
avancés sur le capital de son employeur - avancés, c'est-à-dire sans attendre que les
objets qu'il s'est engagé à produire soient prêts à servir. Ces formules simples ont été
l'objet de bien des critiques, mais elles n'ont jamais été repoussées par aucun de ceux
qui les ont prises dans le sens que les économistes leur donnaient.

Les anciens économistes cependant en vinrent à dire que le montant des salaires
était limité par le montant du capital ; et c'est là une idée qui ne saurait être défendue,
ou mieux peut-on dire que c'est là une façon peu exacte de parler. Elle a fait naître
chez certaines personnes l'idée que le montant total des salaires susceptibles d'être
payés dans un pays déterminé, dans le cours, par exemple, d'une année, est une
somme fixe. Si, à la suite d'une menace de grève ou pour toute autre cause, un groupe
d'ouvriers obtient une augmentation de salaires, on prétend que d'autres groupes
d'ouvriers devraient perdre une quantité de salaires exactement égale dans l'ensemble
à ce que l'augmentation aura rapporté au premier groupe. Ceux qui ont parlé ainsi ont
peut-être pensé aux produits agricoles qui n'ont qu'une récolte par an. Si tout le blé
produit dans une récolte est à coup sûr destiné à être mangé avant la récolte suivante
et s'il ne peut pas en être importé, il devient vrai alors que si la part de blé revenant à
quelqu'un est augmentée, la part des autres sera diminuée exactement d'autant. Mais
cela ne saurait en rien justifier l'idée que le montant des salaires payables dans un
pays est déterminé par le capital existant dans ce même pays, idée que l'on a qualifiée
de « forme vulgaire de la théorie du fonds des salaires 1 ».

Nous avons déjà fait remarquer (Livre I, chap. IV, § 7) que Mill, dans ses
dernières années, sous les diverses influences de Comte, des socialistes et des
tendances générales de l'opinion publique, se mit lui-même à donner en économie
politique la prééminence à l'élément humain par opposition à l'élément mécanique. Il
désirait appeler l'attention sur les influences qu'ont sur la conduite des hommes la
coutume et l'usage, les conditions toujours changeantes de la société, comme aussi les
changements de la nature humaine, au sujet de laquelle il était d'accord avec Comte
pour admettre que les anciens économistes n'avaient pas tenu assez de compte de sa
malléabilité. Ce fut là le désir qui donna l'impulsion à l'activité économique de la
seconde moitié de sa vie, en tant qu'elle diffère de celle pendant laquelle il écrivit ses
Essays on Unsettled Questions ; ce fut aussi ce désir qui le poussa à séparer la
distribution de l'échange et à soutenir que les lois de la distribution dépendent « des
institutions humaines particulières », et sont sujettes à être perpétuellement modifiées

1 Ces trois paragraphes sont extraits d'un article écrit pour le Cooperative Annual, et réimprimé dans
le Report of the industrial Remuneration Conference (1885), lequel contenait les grandes lignes de
l'argumentation principale de ce chapitre et de celui qui précède.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 49

à mesure que les modes ordinaires de sentir, de penser et d'agir passent d'une phase à
une autre. Il opposait ainsi les lois de la distribution à celles de la production, qu'il
regardait comme reposant sur la base immuable de la nature physique, et même aux
lois de l'échange, auxquelles il attribuait un caractère offrant une très grande analogie
avec le caractère d'universalité des mathématiques. Il est vrai qu'il s'exprimait
quelquefois comme si la science économique consistait principalement en discussions
relatives à la production et à la distribution de la richesse, et cette façon de s'exprimer
semblait indiquer qu'il regardait la théorie de l'échange comme faisant partie de la
théorie de la distribution. Mais, cependant, il maintenait une séparation entre ces deux
théories ; il traitait de la distribution dans le second et le quatrième livre et il
consacrait le troisième livre au « Mécanisme de l'échange » (Cpr. ses Principles of
Political Economy, Liv. II, chap. I, § 1, et chap. XVI, § 6).

En procédant ainsi, il laissait son désir de donner un caractère plus humain à


l'économique l'emporter sur son jugement et l'entraîner à partir d'une analyse
incomplète. En effet, en faisant passer sa grande théorie des salaires avant son exposé
de l'offre et de la demande, il se mettait dans l'impossibilité de traiter cette théorie
d'une façon satisfaisante ; et, en fait, il fat conduit à dire (Principles, Livre Il, chap. xi,
§ 1), que « les salaires dépendent principalement de... la proportion existant entre la
population et le capital », (bu plutôt, comme il l'explique plus loin, entre « le chiffre
de la population laborieuse... qui loue son travail » et « l'ensemble de ce que l'on peut
appeler le fonde des salaires, lequel consiste en cette portion de capital circulant... qui
est dépensée à la location directe du travail ».

Le fait est que les théories relatives à la distribution et à l'échange sont intime-
ment liées l'une à l'autre au point de n'être que les deux faces du même problème ; que
dans chacune d'elles il y a un élément de précision « mécanique » et d'universalité et
qu'il y a aussi un élément dépendant des « institutions humaines particulières »,
élément qui a varié, et qui probablement variera, d'un lieu à un autre et d'une époque à
l'autre. Et si Mill avait reconnu cette grande vérité, il n'en serait pas venu à paraître
prendre, comme il le fit dans son second livre, l'exposé du problème des salaires pour
sa Solution ; mais il aurait combiné la description et l'analyse, qui se trouvent dans
son second livre, avec l'étude courte mais profonde des causes qui gouvernent la
distribution du dividende national, donnée dans son deuxième livre; et le progrès de
l'économique en aurait été beaucoup hâté.

Quoi qu'il en soit, lorsque son ami Thornton, suivant les traces de Longe, de
Cliffe Leslie, de Jevons et autres, le convainquit que les formules contenues dans son
deuxième livre étaient insoutenables, il alla trop loin ; il exagéra l'étendue de ses
erreurs antérieures et des concessions qu'il était obligé de faire à ses adversaires. Il
disait (Dissertations, vol. IV, p. 46) : « Aucune loi naturelle ne fait qu'il soit essentiel-
lement impossible aux salaires de s'élever au point d'absorber non seulement les fonds
qu'il (l'employeur) a entendu consacrer à l'exploitation de ses affaires, mais même la
totalité de ce qu'il s'accorde pour ses dépenses privées au delà des choses strictement
nécessaires à la vie. La limite réelle de cette élévation se trouve dans la considération
pratique de ce qui l'entraînerait à la ruine ou à l'abandon de son commerce, et non
dans les bornes inexorables du fonds des salaires. » Il ne disait pas clairement si cette
affirmation s'applique à des effets immédiats ou lointains, à de courtes ou à de
longues périodes; mais, dans l'un et dans l'autre cas, elle parait insoutenable.

En ce qui concerne de longues périodes, la limite n'est pas placée assez près, car
les salaires ne pourraient pas s'élever d'une manière permanente jusqu'à absorber une
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 50

portion du dividende national aussi considérable que celle qui est indiquée ici. Et pour
de courtes périodes, elle est placée trop près, car une grève bien organisée dans une
conjoncture critique peut arracher à l'employeur pour un court espace de temps une
somme supérieure à la valeur de son rendement après en avoir déduit le paiement de
la matière première pendant ce temps ; ses bénéfices bruts deviennent ainsi pour le
moment une quantité négative. Il est vrai que la théorie des salaires, que ce soit sous
son ancienne on sous sa nouvelle forme, n'a aucune portée directe relativement au
résultat d'un conflit particulier quelconque sur le marché du travail. Cela dépend
uniquement de la force relative des parties concurrentes. Mais cette théorie a une
portée considérable en ce qui concerne la politique générale des rapporte existant
entre le capital et le travail, car elle indique quelles politiques portent et quelles ne
portent pas en elles les germes de leur insuccès final ; quelles politiques peuvent être
soutenues avec l'aide d'une organisation appropriées ; et quelles aussi finiront par
affaiblir l'une ou l'autre des deux parties, quelque bonne que soit leur organisation.
Au bout d'un certain temps, Cairnes, dans ses Leading Principles, s'efforça de
ressusciter la théorie du fonds des salaires en l'exposant sous une forme qui échap-
perait, pensait-il, aux attaques dirigées contre cette théorie. Dans la majeure partie de
son exposé, il est parvenu à éviter les anciennes erreurs, mais il n'y est parvenu qu'en
supprimant ce qui est précisément la caractéristique de la doctrine de telle façon qu'il
n'y laissa guère de quoi justifier son nom. Il constate cependant (p. 203) que « le taux
des salaires, toutes autres choses étant égales, varie en raison inverse de l'offre de
travail » ; et cela semble tendre vers une fausse direction. En effet, un accroissement
de travail doit amener un accroissement du dividende national, qui est une des causes
qui gouvernent les salaires; et, par suite, si l'offre de travail augmente, les autres
choses ne peuvent pas être égales. Il en tire « une conséquence inattendue », à savoir
qu'une augmentation dans l'offre du travail, lorsque ce travail est de nature à être
employé avec du capital fixe et des matières premières, amènera le fonds des salaires
à « diminuer lorsque le nombre de ceux qui sont appelés à le partager augmente ».
Mais ce résultat ne se produirait que si l'ensemble des salaires n'était pas influencé par
l'ensemble de la production ; et, en fait, cette dernière cause est la plus puissante de
toutes celles qui exercent leur influence sur les salaires.
On peut faire remarquer que les formes extrêmes de la Théorie du fonde des
salaires nous représentent les salaires comme entièrement gouvernés par la demande,
quoique la demande soit représentée simplement comme dépendant du stock de
capital. Mais certains auteurs populaires d'économie politique semblent avoir adopté à
la fois cette doctrine et celle de la loi d'airain des salaires, qui représente les salaires
comme rigoureusement gouvernés par les frais d’entretien de la personne humaine. Ils
auraient pu, sans doute, atténuer chacune de ces doctrines et les fondre toutes les deux
en un ensemble plus ou moins harmonieux, comme Cairnes le fit plus tard. Mais il ne
semble pas qu'ils l'aient fait.
La proposition que l'Industrie est limitée par le capital a été souvent interprétée
de façon à la confondre en fait avec la théorie du fonds des salaires. On peut, en
l'interprétant d'une certaine façon, la rendre exacte; mais, par une interprétation
semblable, l'idée que « le capital est limité par l'industrie » serait également vraie.
Cette formule a été cependant employée par Mill principalement lorsqu'il démontre
que les emplois du travail dans leur ensemble ne sauraient, d'une manière générale,
être accrus en empêchant les gens, au moyen de droits protecteurs ou de toute autre
façon, de donner satisfaction à leurs besoins de la manière qu'ils préfèrent. Les effets
des droits protecteurs sont très complexes et ne sauraient être discutés ici ; mais Mill
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 51

a évidemment raison de dire que, en général, le capital qui est employé à entretenir et
à aider le travail dans une nouvelle industrie créée par de semblables droits « doit
avoir été retiré ou refusé à quelque autre industrie dans laquelle il procurait ou aurait
procuré un emploi à une quantité de travail à peu près égale à celle qu'il emploie dans
la nouvelle ». Ou, pour présenter ce raisonnement sous une forme plus moderne, on
peut dire qu'une Semblable législation n'augmente prima facie ni le dividende
national ni la portion de ce dividende qui revient au travail. En effet, elle n'augmente
pas l'offre de capital et elle n'amène pas, d'une façon quelconque, une élévation de
l'efficacité limite du travail par rapport à celle du capital. Le taux qui doit être payé
pour l'usage du capital n'est par conséquent pas diminué; le dividende national n'est
pas accru (en fait, il est presque certain qu'il sera diminué) ; enfin, ni le travail ni le
capital ne retirent l'un par rapport à l'autre un avantage nouveau dans leur mar-
chandage relatif à la distribution du dividende, aucun d'eux ne peut profiter d'une
semblable législation.

Cette doctrine peut être retournée ; on peut ainsi affirmer que le travail nécessaire
pour rendre efficace le capital dans une nouvelle industrie créée grâce à des droits
protecteurs doit avoir été soustrait ou refusé à quelque autre industrie dans laquelle il
donnait ou aurait donné de l'efficacité à probablement environ la même quantité de
capital que celle qui est employée dans la nouvelle industrie. Mais cette affirmation,
quoique également vraie, ne frapperait pas autant les lecteurs ordinaires. Car de même
que l'acheteur de marchandises est communément regardé comme procurant un
certain bénéfice au vendeur, quoique, en fait, les services que l'acheteur et le vendeur
se rendent l'un à l'autre se correspondent à la longue, de même l'employeur est
communément regardé comme conférant un certain bénéfice à l'ouvrier dont il achète
le travail, quoique à la longue les services que les employeurs et lei; employée se
rendent les uns aux autres soient coordonnés. Les causes et les conséquences de ce
couple de faits nous occuperont longuement dans une autre partie de notre étude.

Quelques économistes allemands ont prétendu que les ressources avec lesquelles
l'employeur paie les salaires proviennent des consommateurs. Mais cela semble
reposer sur une méprise. Cela pourrait être vrai d'un employeur individuel si le
consommateur le payait d'avance pour ce qu'il produirait, mais, en fait, la règle est
tout autre. Les paiements des consommateurs sont le plus souvent en retard et ils ne
font que donner en échange de marchandises prêtes pour la consommation la
possibilité de se procurer plus tard des marchandises prêtes. On peut admettre que si
le producteur ne peut pas vendre ses marchandises, il ne puisse pas, pour le moment,
louer du travail ; mais cela signifierait simplement que l'organisation de production se
trouve en partie défectueuse. Une machine peut cesser de fonctionner si l'un de ses
rouages est dérangé, mais cela ne signifie nullement que la force motrice de la
machine se trouve contenue dans ce rouage.

De même, la somme que l'employeur paie comme salaire ne dépend pas toujours
du prix que les consommateurs lui paient pour ses marchandises, quoique cette
somme soit influencée dans une large mesure par l'attente du prix qu'ils consentiront à
lui payer. Il est vrai, sans doute, qu'à la longue et sous des conditions normales, les
prix que les consommateurs lui paient et ceux qu'ils lui paieront dans l'avenir ne sont
en fait qu'une seule et même chose. Mais lorsque nous passons des paiements
particuliers d'un employeur individuel aux paiements normaux des employeurs en
général - et ce n'est en réalité que de ces derniers que nous avons à nous occuper - les
consommateurs cessent de former une classe séparée, car tout le monde est
consommateur. Le dividende national va exclusivement aux consommateurs, et ces
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 52

consommateurs sont aussi les producteurs, c'est-à-dire les détenteurs des agents de
production, travail, capital et terre. Les enfants et les autres personnes qui sont nourris
par eux, comme aussi le gouvernement qui lève les impôts sur eux, ne font que
dépenser à leur place une portion de leurs revenus 1. C'est pourquoi dire que les
ressources des employeurs en général sont en définitive tirées de celles des
consommateurs en général, est dire une chose incontestablement vraie. Mais ce n'est
là qu'une autre façon de dire que toutes ces ressources ont fait partie du dividende
national, puisqu'elles ont pris des formes qui les destinent à un usage différé, et non à
un usage immédiat ; et si quelques-unes de ces ressources sont maintenant appliquées
à quelque autre but que la consommation immédiate, c'est parce qu'on espère que leur
place sera occupée (avec accroissement ou bénéfice) par l'afflux nouveau du
dividende national 2.

La première proposition fondamentale de Mill se rattache étroitement à sa qua-


trième, à savoir que la demande de marchandises n'est pas une demande de travail ;
et c'est là encore une proposition qui exprime mal sa pensée. Il est vrai que ceux qui
acquièrent des marchandises particulières ne fournissent pas, en général, le capital qui
est requis pour aider et entretenir le travail qui les produit ; ils se bornent simplement
à détourner le capital et les occasions d'emploi d'autres industries pour les porter vers
celles dont les produits sont de leur part l'objet d'une augmentation de demande. Mais,
Mill, ne se contentant pas de faire la preuve de cela, semble inférer que dépenser de
l'argent à la location directe de travail est chose plus profitable au travailleur que de
dépenser ce même argent à acheter des marchandises. Or, il est un sens dans lequel
cette assertion contient une part de vérité. En effet, le prix des marchandises
comprend le bénéfice du fabricant et de l'intermédiaire ; et si l'acheteur agit comme
employeur, il diminue légèrement la demande relative aux services de la classe des
employeurs (employing class) et il augmente la demande relative au travail, comme il
aurait pu le faire en achetant, par exemple, de la dentelle faite à la main au lieu de
dentelle faite à la machine. Mais cette argumentation suppose que les salaires du
travail seront payés, comme ils le sont communément en pratique, à mesure que
l'ouvrage s'avance ; et que le prix des marchandises sera payé, comme c'est aussi
l'usage, après que ces marchandises seront fabriquées. On constatera que dans tous les
cas que Mill a choisis pour expliquer sa théorie, son raisonnement implique, quoiqu'il
ne paraisse pas s'en être aperçu, que le consommateur, lorsqu'il remplace l'achat de
marchandises par le louage de travail, ajourne la date à laquelle lui-même consomme
les fruits du travail. Et le même ajournement aurait eu pour résultat le même bénéfice
pour le travail si l'acquéreur n'avait opéré aucun changement dans son mode de
dépense (Sur cette matière, voyez l'Appendice an Livre IV de Political Economy de
Newcomb).

1 À moins, il est vrai, que l'on considère la sécurité et les autres avantages que procure l'État comme
des éléments séparés du revenu national.
2 Les écrits de Walker et les controverses qui s'y rattachent ont jeté un jour considérable sur la
question du fond des salaires (Wages-fund). Les exemples qu'il cite d'employés fournissant leurs
services en avance de paiement ont un intérêt réel pour certains aspects de la controverse, mais
non pour le fonds même de la question. L'ouvrage de Cannan, intitulé Production and Distribu-
tion, 1776-1848, contient une critique très pénétrante, quoique peut-être parfois trop sévère, des
anciennes théories des salaires. Une attitude plus conservatrice a été prise par Taussig dans son
important ouvrage intitulé : Capital and Wages ; c'est à cet ouvrage que le lecteur anglais peut se
reporter pour une critique et un exposé plus complots des doctrines allemandes mentionnées au
texte.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 53

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§ 13. - Nous allons passer, maintenant, à l'étude des rapports qui existent entre les
différentes sortes de surplus ainsi qu'entre ces derniers et le revenu national. C'est là
une étude pleine de difficultés ; elle n'a guère d'importance pratique et elle pourrait
être négligée par le lecteur ordinaire. Mais elle ne manque pas d'attraits au point de
vue académique.

Quoique le revenu national on dividende national se trouve complètement absorbé


par la rémunération touchée par le propriétaire de tout agent de production à son taux
limite, ce dividende national lui fournit néanmoins un surplus qui offre deux faces
distinctes sans être indépendantes. Il lui fournit, comme consommateur, un surplus
constitué par la différence entre l'utilité totale que possède pour lui la marchandise et
la valeur réelle qu'a à ses yeux ce qu'il a payé pour elle. Pour ses acquisitions limites,
en effet, celles qu'il se décide tout juste à faire, les deux choses sont égales ; mais
celles de ses acquisitions pour lesquelles il aurait volontiers payé un prix plus élevé
plutôt que de renoncer à elles, lui fournissent un surplus de satisfaction; c'est là à
proprement parler un bénéfice net qu'il retire, comme consommateur, des facilités qui
lui sont offertes par son milieu ou par les conjonctures. Il perdrait ce surplus si le
milieu où il se trouve se modifiait de façon à l'empêcher de se procurer une quantité
quelconque de cette marchandise et le forçait à reporter les ressources qu'il emploie à
cette acquisition sur d'autres satisfactions (parmi lesquelles pourraient se trouver des
loisirs plus nombreux) qu'il ne se soucie pas actuellement de se procurer en plus
grande abondance à leurs prix respectifs.

Une autre face du surplus qu'un homme retire de son milieu apparaît plus claire-
ment lorsque cet homme est considéré comme producteur, soit au moyen du travail
direct, soit au moyen de ressources matérielles accumulées, c'est-à-dire acquises et
épargnées, qui sont en sa possession. Comme ouvrier, il jouit d'un surplus d'ouvrier
(worker's surplus), puisqu'il est rémunéré pour tout son ouvrage au même taux que
pour les dernières parties qu'il consent tout juste à faire pour le prix qu'on les lui
paye ; cependant une grande partie de son travail a pu lui procurer un plaisir positif.
Comme capitaliste (ou d'une manière générale comme détenteur de richesse accu-
mulée sous quelque forme que ce soit) il retire un surplus d'épargnant (saver's
surplus) puisqu'il est rémunéré pour toute son épargne, c'est-à-dire son attente, au
même taux que pour la partie dont il se décide tout juste à supporter la peine en
considérant la rémunération qu'il doit en retirer. Et il est, d'une manière générale,
rémunéré à ce taux bien qu'il eût encore épargné quelque chose, même s'il eût dû
payer pour mettre ses épargnes en sécurité et que l'intérêt touché pour elles eût été
négatif 1.

1 Gossen et Jevons ont insisté sur ce point ; et parmi les nombreuses et intéressantes études
autrichiennes et américaines, il convient de citer particulièrement Surplus Gains of Labour du
Prof. Clarke. Cpr. aussi ci-dessus liv. IV, chap. I.
Ces deux genres de surplus ne sont pas indépendants ; et on pourrait facilement, en en tenant
compte, compter la même chose deux fois. En effet, lorsque nous avons estimé le surplus du
producteur à la valeur du pouvoir général d'achat que ce producteur retire de son travail ou de son
épargne, nous avons aussi tenu compte implicitement de son surplus de consommateur, pourvu
que son caractère et les conditions de son milieu soient donnés. On pourrait par l'analyse éviter
cette difficulté ; mais, en aucun cas, il ne serait pratiquement possible d'évaluer et additionner les
deux séries. Le surplus de consommateur, le surplus de travailleur, et le surplus d'épargnant qu'un
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 54

Une large partie des salaires d'un ouvrier représente par sa nature un revenu
différé pour les peines et les dépenses nécessaires pour le préparer à son travail ; il
est, par conséquent, très difficile d'évaluer son surplus. Tout son travail serait-il
agréable et gagnerait-il un bon salaire pour l'ensemble de ce travail ; cependant, dans
la balance des satisfactions et des peines de l'humanité, il sera nécessaire que nous
mettions en face de cela les nombreux efforts et sacrifices faits par ses parents et par
lui-même dans le passé ; mais il nous est impossible d'en établir exactement l'impor-
tance. Dans quelques existences, c'est le mal qui peut l'emporter ; mais il y a des
raisons de croire qu'il existe un excédent de bien dans la plupart des existences et un
grand excédent dans quelques-unes. C'est là un problème, qui est autant philoso-
phique qu'économique ; ce problème se complique de ce fait, que les activités de
l'homme sont des fins en elles-mêmes aussi bien que des moyens de production, et il
se complique aussi de la difficulté qu'il y a à séparer exactement le coût immédiat et
direct (ou prix-coûtant) de l'effort humain de son coût total. C'est pourquoi ce
problème ne peut être résolu qu'imparfaitement 1.

Le cas est, sous certaine rapporte, plus simple lorsque nous considérons les
bénéfices retirés des moyens matériels de production. Le travail et l'attente au moyen
desquels ils ont été obtenus fournissent leur propre surplus d'ouvrier et d'épargnant
(waiter) que nous venons de mentionner et, en outre, un surplus (ou quasi-rente) pour
la différence entre leurs rendements totaux et leurs dépenses directes en monnaie,
pourvu, cependant, que nous bornions notre attention aux courtes périodes. Mais pour
les longues périodes, c'est-à-dire pour tous les problèmes les plus importants de la
science économique, et, en particulier, pour les problèmes discutés dans le présent
chapitre, il n'y a aucune distinction à faire entre les dépenses immédiates et les
dépenses totales. Et à la longue, les bénéfices de chaque agent sont, en général, tout
juste suffisants pour compenser, à leur taux limite, la somme d'efforts et de sacrifices
nécessaires pour le produire. Si le taux limite n'avait pas été atteint, les offres auraient
subi une diminution et, par conséquent, dans l'ensemble il n'existe pas, d'une manière
générale, de surplus, à ce point de vue.

Cette dernière idée s'applique, dans un sens, au sol qui n'a été occupé que depuis
peu; peut-être pourrait-elle s'appliquer à de nombreuses terres dans les vieux pays si
nous pouvions remonter à leur origine. Mais cette tentative susciterait des questions
controversibles aussi bien en morale et en histoire qu'en économie politique. Or, ce
que nous nous proposons dans la présente étude, c'est d'étudier l'avenir plutôt que le
homme est capable de retirer de son milieu dépendent de son caractère individuel. Ils dépendent en
partie de sa sensibilité générale à l'égard des satisfactions et des désagréments qu'entraînent res-
pectivement la consommation, le travail et l'attente ; et ils dépendent en partie aussi de l'élasticité
de sa sensibilité, c'est-à-dire des taux auxquels cette sensibilité change avec une augmentation de
consommation, de travail et d'attente respectivement. Le surplus du consommateur a d'abord un
lien avec des marchandises individuelles et dans toutes ses parties, il répond directement aux
changements de conjoncture affectant les conditions auxquelles cette marchandise peut être
obtenue ; tandis que les deux genres de surplus de producteur apparaissent toujours sous la forme
du rendement général que les conjonctures donnent à une certaine quantité de pouvoir d'achat. Les
deux surplus du producteur sont indépendants et cumulatifs et ils sont distincts l'un de l'autre
lorsqu'il s'agit d'un homme qui fabrique et qui épargne des objets pour son propre usage. Et le
rapport intime qui existe entre eux et le surplus du consommateur apparaissent dans le fait que,
pour évaluer les avantages et les désavantages dans la vie d'un Robinson Crusoé, il serait plus
simple de calculer ses surplus de producteur de telle façon qu'on y comprenne l'ensemble de son
surplus de consommateur.
1 Mais cpr. ci-dessous, chap. V.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 55

passé. Si nous regardons en avant plutôt qu'en arrière et si nous ne nous occupons pas
du caractère équitable et des limites véritables de la propriété foncière privée dans son
état actuel, nous voyons que la portion de dividende national qui revient au sol
comme rémunération constitue un surplus dans un sens dans lequel les bénéfices
provenant des autres agents ne constituent pas des surplus.

Pour formuler au point de vue de ce chapitre une doctrine qui a été longuement
discutée au Livre V, VIII-X, nous dirons : - Tous les moyens de production, qu'il
s'agisse de machines ou de fabriques avec le sol sur lequel elles sont bâties, ou
d'exploitations agricoles. sont semblables en ce qu'ils procurent à l'homme auquel ils
appartiennent et qui les met en œuvre, d'importants surplus par rapport au prix
coûtant des actes particuliers de production ; ils se ressemblent encore en ce qu'ils ne
lui fournissent pas à la longue un surplus spécial au delà de ce qui est nécessaire pour
le rémunérer des peines, des sacrifices et des dépenses qu'il s'est imposés pour
acquérir et pour mettre en œuvre ces moyens de production (nous disons surplus
spécial par opposition avec son surplus général d'ouvrier et d'épargnant). Mais il y a
cette différence entre la terre et les autres agents de production, qu'à un point de vue
social, la terre four. nit un surplus permanent tandis que les choses périssables faites
de main d'homme n'en fournissent pas. Plus il est vrai que les bénéfices d'un agent
donné de la production sont nécessaires pour en maintenir l'offre et plus on pourra
s'attendre à voir cette offre varier de telle façon que la part qu'il peut prendre dans le
dividende national se modèle sur les prix nécessaires au maintien de l'offre. Dans un
vieux pays, la terre se trouve dans une situation exceptionnelle parce que ses béné-
fices ne sont pas affectés par cette cause. La différence entre la terre et les autres
agents durables de la production est cependant surtout une différence de degré ; et une
grande partie de l'intérêt qu'offre l'étude de la rente foncière provient de la lumière
que cette étude jette sur un grand principe qui pénètre toute l'économie politique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 56

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre trois
La rémunération du travail

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§ 1. - Lorsque nous avons discuté la théorie générale de l'équilibre de l'offre et de


la demande dans le livre précédent, ainsi que les grandes lignes du problème central
de la distribution et de l'échange dans les deux premiers chapitres du présent livre,
nous avons laissé de côté, dans la mesure du possible, toutes considérations portant
sur les qualités spéciales et particularités des agents de production. Nous n'avons pas
recherché en détail jusqu'à quel point les théories générales relatives aux rapports
existant entre la valeur d'un moyen de production et celle du produit que ce moyen
contribue à produire sont applicables aux revenus acquis par des aptitudes naturelles
ou par une habileté ou des connaissances acquises depuis longtemps, soit parmi les
employeurs, soit parmi les employés, soit dans les professions libérales. Nous avons
écarté les difficultés qui se rattachent à l'analyse du profit, ne prêtant aucune attention
aux différents sens que l'usage de la langue des affaires prête à ce terme et même au
terme plus élémentaire d'intérêt. Nous n'avons nullement tenu compte également de
l'influence des diverses variétés de tenure sur la forme de la demande relative à la
terre. Nous comblerons ces lacunes et quelques autres au moyen d'une analyse plus
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 57

détaillée dans les trois groupes de chapitres suivants sur l'offre et la demande dans
leurs rapports avec le travail, avec le capital, avec les aptitudes commerciales et avec
la terre, respectivement.

Le présent chapitre est consacré aux méthodes d'évaluation et de supputation des


bénéfices. Il ne traite pour la plus grande partie qu'une pure question formelle d'arith-
métique ou de tenue des livres ; mais la négligence avec laquelle on a traité ces
mêmes questions a été une grande source d'erreurs.

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§ 2. - Si nous observons l'action de l'offre et de la demande par rapport à une


marchandise matérielle, nous nous heurtons constamment à cette difficulté, que deux
objets qui sont vendus sous le même nom sur le même marché, ne sont pas, en réalité,
de la même qualité et n'ont pas la même valeur pour les acheteurs. Ou bien, si les
objets sont réellement semblables, ils peuvent, même malgré la plus ardente concur-
rence, être vendus à des prix nominalement différents, par cela seul que les conditions
de la vente ne sont pas les mêmes. Par exemple, une partie de la dépense ou du risque
de livraison qui, dans un cas, est supportée par le vendeur, peut, dans l'autre cas, être
mise à la charge de l'acheteur. Mais, de semblables difficultés sont beaucoup plus
considérables lorsqu'il s'agit du travail que lorsqu'il s'agit de marchandises maté-
rielles ; le prix véritable payé pour le travail diffère souvent considérablement, et dans
des sens qu'il n'est pas facile d'indiquer, de celui qui est payé nominalement.

On prétend généralement que la concurrence tend à égaliser les salaires des gens
occupés dans la même industrie ou dans des industries présentant une égale difficulté;
mais c'est là une assertion qui a besoin d'une sérieuse interprétation. La concurrence,
en effet, tend à faire que les salaires gagnés par deux individus de productivité inégale
dans un temps donné, par exemple, dans un jour ou dans une année, soient non pas
égaux, mais inégaux ; et, de même, elle tend non pas à égaliser, mais à rendre inégaux
les salaires hebdomadaires moyens dans deux régions où les niveaux moyens de
productivité sont inégaux. Étant donné que la force et l'énergie moyennes des classes
ouvrières sont plus élevées dans le nord de l'Angleterre que dans le sud, il s'ensuit que
plus il sera vrai que « la concurrence amène les choses à trouver d'elles-mêmes leur
niveau », plus il sera certain que la moyenne des salaires hebdomadaires sera plus
élevée, dans le nord que dans le sud. Cliffe Leslie et quelques autres auteurs ont
insisté naïvement sur les variations locales de salaires en disant qu'elles tendent à
prouver qu'il n'existe que très peu de mobilité parmi les classes ouvrières, et que la
concurrence parmi les ouvriers en vue de trouver emploi est inefficace. Mais la
plupart des faits qu'ils citent ne sont relatifs qu'à des salaires supputés par jour ou par
semaine ; ce ne sont que des demi-faits et lorqu'on y ajoute la moitié manquante, ils
viennent en général à l'appui de l'assertion opposée à celle en vue de laquelle on les a
cités. On s'aperçoit, en effet, que les variations locales de salaires hebdomadaires et
de productivité, d'activité productrice (efficiency), sont, en général, en parfaite
correspondance ; et, ainsi, les faits tendent à prouver l'efficacité de la concurrence,
tout au moins lorsqu'ils se rapportent à la question. Nous allons voir cependant que
l'interprétation complète de faits comme ceux-ci constitue une tâche à la fois très
difficile et très complexe.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 58

La rémunération (earnings) ou salaires (wages) qu'une personne touche dans un


temps donné, comme un jour, une semaine ou une année, peut être appelée sa rému-
nération au temps (time-earnings) ou son salaire au temps (time-wages), et nous
pouvons alors considérer la concurrence, ou, pour parler plus exactement, la liberté
économique et du travail, comme tendant à rendre les rémunérations au temps dans
des occupations d'égale difficulté et dans des places voisines, non pas égales, mais
proportionnelles à la puissance productrice des ouvriers.

Mais ces mots « la puissance productrice des ouvriers » présentent une certaine
ambiguïté. Lorsque le paiement d'un ouvrage quelconque est proportionnel à la
quantité et à la qualité de l'ouvrage produit, on dit qu'il y a salaire à la pièce (piece-
work) à un taux uniforme ; et si deux personnes travaillent dans les mêmes conditions
et avec des instruments également bons, ces personnes sont payées en proportion de
leur puissance productrice, lorsqu'elles reçoivent des salaires à la pièce, calculés au
moyen des mêmes tarifs pour chaque sorte d'ouvrage. Si, cependant, les instruments
ne sont pas également bons, un taux uniforme de salaires à la pièce donne des
résultats hors de toute proportion avec la puissance productrice des travailleurs. Si.,
par exemple, dans les filatures de coton du Lancashire pourvues de machines démo-
dées, on faisait usage des mêmes tarifs de salaires à la pièce que ceux qui sont en
usage dans les filatures dont l'outillage est conforme aux derniers perfectionnements,
l'égalité apparente constituerait au fond une véritable inégalité. Plus la concurrence
sera efficace, plus la liberté économique et l'initiative seront développées, et plus il y
aura de chances pour que les tarifs des filatures à outillage démodé s'élèvent au-
dessus des tarifs des autres.

C'est pourquoi, dans le but de donner son véritable sens à l'assertion que l'initia-
tive et la liberté économiques tendent à égaliser les salaires dans des occupations
offrant la même difficulté et se trouvant dans une même localité, nous avons besoin
d'employer un nouveau terme. Ce terme peut être celui de salaires de productivité
(efficiency-wages) ou rémunération de productivité (efficiency-earnings), c'est-à-dire
une rémunération qui n'est pas évaluée comme une rémunération au temps (time-
earnings), d'après le temps employé à la gagner, et qui n'est pas évaluée non plus
comme l'est une rémunération à la pièce, d'après la quantité de production résultant
du travail au moyen duquel elle est gagnée, mais qui, au contraire, est évaluée d'après
la somme de capacité et de puissance productrice qui est exigée de l'ouvrier 1.

Donc, la tendance qu'ont l'initiative et la liberté économiques (ou, en termes plus


clairs, la concurrence) à faire que la rémunération de chacun trouve d'elle-même son

1 Dans les premières éditions, l'expression salaires à la tâche (Task wages) était donnée comme
synonyme de l'expression salaires de productivité (Efficiency-wages) ; mais dans certaines
industries, elle m'applique à des Salaires payés à la journée à condition qu'une certaine tâche soit
accomplis dans cette journée. Si, comme c'est généralement le cas, l'ouvrier est libre de dépasser
cette tâche minimum, et reçoit un salaire en proportion, le système Constitue en réalité un système
de salaire à la pièce, puisqu'il exprime formellement la condition latente qui se trouve dans tout
travail à la pièce où l'on emploie un matériel coûteux, à savoir que le matériel doit être utilisé de
façon complète. Les différences existant dans les conditions du travail selon les endroits et selon
les industries sont nombreuses, mais elles affectent plus immédiatement la politique du travail que
les salaires normaux ; et ce que nous pourrions en dire ici peut, sans inconvénients, être renvoyé à
plus tard. En attendant, on peut se référer à l'étude complète qui en est faite dans Methods of
Industrial Remuneration de Schlose. On trouvera aussi bien des faits intéressants se rapportant à
cette matière dans le Report of the Labour Commission et dans Life and Labour in London de
Booth.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 59

niveau, est une tendance à l'égalité des rémunérations de productivité dans une même
région. Cette tendance sera d'autant plus forte que la mobilité du travail sera plus
grande, que ce travail sera moins strictement spécialisé, que les parents seront mieux
à l'affût des occupations les plus avantageuses pour leurs enfants, qu'ils s'adapteront
eux-mêmes plus rapidement aux changements survenus dans les conditions économi-
ques et enfin que ces changements seront plus lents et moins violents.

Cet exposé de la tendance est néanmoins sujet encore à une nouvelle correction.
En effet, nous avons supposé jusqu'ici qu'il est indifférent, pour le patron d'employer
un nombre plus ou moins grand de personnes pour faire un ouvrage, pourvu que le
total de sa note de salaires (wages-bill) soit le même. Mais tel n'est pas le cas. Les
ouvriers qui gagnent le plus dans une semaine lorsque leur travail est payé à un taux
déterminé sont ceux qui sont le meilleur marché pour leurs patrons (et en définitive
pour la communauté, à moins cependant qu'ils ne se surmènent et qu'ils ne se mettent
prématurément hors d'état de travailler). Ils n'emploient, en effet, que la même somme
de capital fixe que leurs compagnons plus lents et puisqu'ils produisent plus de
travail, chaque portion de ce travail a à supporter, de ce point de vue, une charge
moins lourde. Les prix coûtants sont égaux dans les deux cas ; mais le coût total de ce
qui est fabriqué par ceux qui produisent davantage et qui reçoivent les salaires au
temps les plus élevés, est moindre que le coût total de ce qui est fabriqué par ceux qui
reçoivent les salaires au temps les moins élevés avec même tarif aux pièces 1.

Il est rare que ce point ait une grande importance dans le travail fait en plein air,
où il y a abondance d'espace et emploi relativement restreint de machines ; alors, en
effet, sauf au point de vue des frais de surveillance, il importe peu au patron dont la
note des salaires pour une certaine pièce de travail est de 100 £, que cette somme soit
divisée entre vingt ouvriers bons producteurs ou entre trente ouvriers mauvais
producteurs. Mais lorsqu'un outillage coûteux est employé et que cet outillage doit
être proportionné au nombre d'ouvriers, l'employeur s'apercevra souvent que le coût
total de ses marchandises serait moins élevé s'il pouvait obtenir que vingt hommes
pour un salaire de 50 £ lui fissent autant d'ouvrage que trente hommes lui en faisaient
auparavant pour un salaire de 40 £. En ces matières, c'est l’Amérique qui est à la tète
du monde et il n'est pas très rare d'y entendre dire que le meilleur homme d'affaires,
c'est celui qui s'arrange de façon à payer les salaires les plus élevés.

La loi ainsi corrigée est donc que la tendance de la liberté et de l'initiative écono-
miques est, en général, d'égaliser les rémunérations de productivité dans la même
région ; néanmoins, là où il est fait emploi d'un capital fixe très coûteux, il serait
avantageux pour l'employeur d'élever le salaire au temps des meilleurs ouvriers plus
que proportionnellement à leur puissance productrice.

Bien entendu, cette tendance est susceptible de rencontrer un certain obstacle dans
les coutumes et dans les institutions et, quelquefois, dans la réglementation des
trades-unions 2.

1 L'argumentation devrait être corrigée dans le cas où l'industrie comporterait l'emploi de plus d'une
équipe d'ouvriers. Il serait souvent avantageux pour un employeur de payer chacune des deux
équipes autant pour une journée de huit heures qu'il paie maintenant une équipe pour une journée
de dix heures. En effet, quoique chaque ouvrier produisit moins, chaque machine produirait plus
dans le premier que dans le dernier système. Mais nous reviendrons sur ce point.
2 Ricardo n'a pas méconnu l'importance de la distinction qui existe entre les variations dans la
quantité de marchandises payées au travailleur à titre de salaire et les variations dans le profit que
l'employeur tire du travailleur. Il voyait que l'intérêt réel de l'employeur se trouve non dans le
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 60

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§ 3. - En voilà assez en ce qui concerne l'évaluation du travail pour lequel la


rémunération est payée ; il nous faut maintenant examiner plus attentivement les faits
suivants, à savoir que dans l'évaluation des rémunérations réelles d'une occupation il
faut tenir compte de bien des choses, en outre des recettes en numéraire, et que, d'un
autre côté, il faut tenir compte de bien des désagréments particuliers, en outre de ceux
qui résultent directement de l'état de tension provenant du travail.

Comme le dit Adam Smith : « on peut dire que les salaires réels du travail consis-
tent en la quantité de choses nécessaires et utiles à la vie qui sont fournies pour ce
travail ; et que les salaires nominaux (nominal wages) consistent en la quantité de
monnaie... Le travailleur est riche ou pauvre, il est bien ou mal rétribué selon les
salaires réels et non selon les salaires nominaux de son travail 1 ». Mais les mots « qui
sont fournis pour ce travail » ne doivent pas être regardés comme ne s'appliquant
qu'aux choses nécessaires et utiles qui sont directement fournies par l'acquéreur du
travail ou de ses produits. Il faut, en effet, également tenir compte des avantages qui
sont attachés à cette occupation et qui n'exigent aucun débours spécial de la part de
l'acquéreur.

Lorsqu'on s'efforce de déterminer exactement les salaires réels d'une occupation,


dans un lieu et dans un temps donnés, il faut commencer par tenir compte de certaines
variations dans le pouvoir d'achat de la monnaie, en laquelle sont payés les salaires
nominaux. Ce point ne saurait être entièrement traité avant d'avoir examiné dans son
ensemble la théorie de la monnaie. Mais nous pouvons faire remarquer en passant
que, pour tenir compte de ces variations, il ne suffirait pas d'un simple calcul
arithmétique, alors même que nous posséderions des statistiques parfaitement exactes
pour l'histoire des prix de toutes les marchandises. En effet, si nous comparons des
lieux différents et des époques séparées par de longs intervalles, nous voyons des
gens qui ont des besoins différents et qui ont aussi des moyens différents de satisfaire
ces besoins. Et même si nous bornons notre attention à un même lieu ou à une même
époque, nous rencontrons des gens appartenant à des classes différentes et qui
dépensent leurs revenus de façons très différentes. Par exemple, les prix du velours,
des représentations musicales et des livres scientifiques n'ont pas une très grande
importance pour les classes inférieures de l'industrie ; mais une baisse dans le prix du

montant des salaires qu'il paye au travailleur, mais dans le rapport existant entre ces salaires et la
valeur du produit résultant du travail de l'ouvrier ; il décida de considérer le taux des salaires.
comme mesuré par ce rapport et de dire que les salaires s'élèvent, lorsque ce rapport s'élève, et
qu'ils baissent lorsqu'il diminue. Il est regrettable qu'il n'ait pas inventé un terme nouveau pour cet
usage ; car le sens artificiel qu'il a donné à un terme familier a été rarement compris par d'autres, et
quelquefois même il l'oublia lui-même (Cpr. Senior, Political Economy, pp. 142-148). Les
variations dans la productivité du travail qu'il avait principalement en vue étaient celles qui
résultent, d'un côté, des améliorations introduites dans les arts de la production, et, d'un autre côté,
de l'action de la loi du rendement décroissant, lorsqu'une augmentation de population exige que
des récoltes plus considérables soient obtenues d'un terrain d'étendue limitée. S'il avait fait mieux
attention à l'augmentation de productivité du travail qui résulte directement d'une amélioration de
la condition du travailleur, l'état de la science économique et le bien-être réel du pays seraient très
probablement actuellement beaucoup plus avancés qu'ils ne sont. Telle qu'elle est, son étude des
salaires est moins instructive que celle de Malthus.
1 Wealth of Nations, I, v.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 61

pain ou du cuir affecte beaucoup plus profondément ces classes inférieures que les
classes supérieures. Des différences de ce genre doivent toujours être présentes à
l'esprit et, en général, il est possible d'en tenir un compte approximatif 1.

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§ 4. - Nous avons déjà fait observer que le revenu réel total d'une personne se
trouve en déduisant de son revenu brut les déboursés qui se rapportent à sa
production ; et que ce revenu brut comprend bien des choses qui n'apparaissent pas
sous la forme de paiements en numéraire et qui risquent d'être omises 2.

En premier lieu, donc, considérons les déboursés. Nous ne comptons pas parmi
ces déboursés les frais d'éducation, spéciale et générale, qu'entraîne la préparation à
une industrie quelconque ; nous ne tenons pas compte non plus de l'épuisement de
force et de santé qui résulte, pour une personne, de son travail. Il est préférable de
tenir compte de ces choses d'une autre façon. Mais, il nous faut déduire toutes les
dépenses professionnelles, qu'elles soient exposées par des gens appartenant à des
professions libérales ou par des artisans. C'est ainsi que des revenus bruts d'un avocat,
il nous faut déduire la rente de son étude et le salaire de son secrétaire ; du revenu
brut du charpentier, il faut déduire les dépenses occasionnées par ses outils ; et
lorsque nous évaluons les bénéfices des carriers dans une région, nous devons
rechercher si, d'après les usages locaux., les frais d'outils et de poudre de mine sont à
leur charge ou à la charge de leurs employeurs. Tous ces cas sont relativement sim-
ples ; mais il est plus difficile de dire quelle part de dépenses parmi celles qui
incombent à un médecin pour sa maison, ses voitures et le train de sa maison, doivent
être regardées comme des dépenses professionnelles 3.

1 Le Report of the Poor Law Commissioners on the Employment of Women and Children in
Agriculture (1843, p. 297) contient quelques exemples intéressants de salaires annuels payée dans
le Northumberland, dans lesquels n'entre que très peu de monnaie. Voici un de ces exemples : - 10
bushels de blé, 30 bushels d'avoine, 10 d'orge, 10 de seigle et 10 de pois ; l'entretien d'une vache
pendant un an; 800 yards de pommes de terre; cottage et jardin ; un hangar à charbon ; £ 3, 10 sh.
en espèces et 2 bushels d'orge pour les poules.
Bien des systèmes ont été imaginés en vue de faire une évaluation spéciale du pouvoir d'achat
de la monnaie par rapport aux choses qui entrent surtout dans la consommation des classes
ouvrières, l'importance de chacune de ces choses étant évaluée en proportion de la quantité qui en
est consommée dans un ménage moyen de la classe ouvrière. M. Edward Atkinson a imaginé pour
exprimer la mesure de ce pouvoir d'achat l'expression de « ration normale » (standard ration).
Mais c'est là une quantité qui ne peut être qu'approximative ; d'abord parce que les classes
ouvrières comptent dans leurs rangs plusieurs catégories différentes, correspondant à des
variations dans le pourcentage de revenus consacré à l'achat des différentes choses (Cpr. la
deuxième moitié de la note à la fin du Liv. III, chap. IV). Wages de Walker et Political Economy
de Roscher contiennent bien des remarques et bien des faits suggestifs relatifs aux matières de
cette section, et même de tout ce chapitre.
2 Cpr. Liv. II, chap. IV, § 7.
3 Ce genre de questions se rattache étroitement à celles que soulève la discussion des définitions des
termes Capital et Revenu au Liv. II ; nous y avons déjà pris soin d'avertir le lecteur qu'il ne faut
pas négliger les éléments de revenu qui ne se présentent pas sous forme de monnaie. Même pour
beaucoup de professions libérales et pour beaucoup de catégories de salariés, les salaires dépen-
dent dans une large mesure de la possession d'un certain capital matériel.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 62

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§ 5. - De même, lorsque des domestiques ou des employés de magasin doivent se


pourvoir à leurs frais de costumes coûteux qu'ils n'achèteraient pas s'ils étaient libres
de faire comme bon leur semble, la valeur de leurs salaires se trouve quelque peu
diminuée par le fait de cette obligation. Et lorsque c'est le maître qui fournit les
livrées, le logement et la nourriture à ses domestiques, ces choses valent, en général,
pour eux moins qu'elles ne coûtent à leur maître ; c'est par suite une erreur que de
compter les salaires réels des domestiques, ainsi que l'ont fait quelques statisticiens,
en ajoutant à leurs salaires en monnaie l'équivalent de ce que coûte à leur employeur
chaque chose qu'il leur fournit.

D'un autre côté, lorsqu'un agriculteur transporte gratuitement du charbon pour ses
hommes, il choisit, bien entendu, le moment où ses chevaux sont peu occupés, et le
supplément réel qui s'ajoute ainsi aux salaires des hommes est de beaucoup supérieur
à ce qu'il coûte à l'agriculteur. Il en est de même de bien des gratifications et permis-
sions, comme, par exemple, lorsque l'employeur permet à ses hommes d'obtenir sans
paiement des marchandises qui, quoique ayant une certaine utilité pour eux, sont
presque sans valeur pour lui, à cause des grands frais occasionnés par leur mise en
vente ; ou, encore, lorsqu'il leur permet d'acheter pour leur propre usage au prix du
gros des marchandises à la production desquelles ils ont contribué. Cependant,
lorsque cette permission d'acheter se transforme en une obligation d'acheter, la porte
est ouverte à de graves abus. L'agriculteur, qui autrefois avait coutume de forcer ses
hommes à lui prendre le blé avarié au prix du gros du bon blé, leur payait en réalité
des salaires moins élevés qu'ils ne paraissaient. Et, en somme, lorsque ce système, dit
système du troc (truck system) prévaut dans une industrie dans un vieux pays, on peut
très bien affirmer que le taux réel des salaires est au-dessous du taux nominal. Les
formes les plus pernicieuses de ce système ont toujours été celles qui sont restées au-
dessous de la surface ; de nos jours, ces formes florissent encore dans les industries
qui ont conservé un caractère semi-médiéval, tandis qu'elles existent rarement dans
les industries où prévaut le système moderne de fabrique. La mauvaise influence de
ce système a été si grande au temps passé qu'il peut être mis de pair avec l'ancienne
législation sur l'assistance ou avec les conditions malsaines du travail des enfants au
commencement du siècle, comme principale cause de la dégradation d'un grand
nombre d'individus appartenant aux classes ouvrières; mais cette influence n'a guère
plus d'importance aujourd'hui, si ce n'est dans quelques rares industries 1.
1 On peut admettre que dans un pays neuf où de vastes entreprises agricoles, minières et autres
prennent souvent naissance à une grande distance de toute ville importante, les employeurs
doivent fournir à leurs employés tout ce dont ils ont besoin, soit en leur payant une partie de leurs
salaires sous forme d'allocations en nourriture, vêtements, etc., soit en ouvrant des magasins à leur
usage.
Les magasins de ce genre sont généralement dirigée d'après un principe de loyauté commer-
ciale, et les coutumes et traditions salutaires qui prennent ainsi naissance sont de nature à survivre
même lorsque les magasins employeurs ont cessé d'être nécessaires par suite de la création de bons
magasins indépendants dans le voisinage. Ces magasins constituent un bienfait absolu pour tous
ceux qu'ils intéressent aussi longtemps que les achats que l'on y fait sont purement volontaires ; et
même lorsqu'ils deviennent obligatoires, ils peuvent constituer dans l'ensemble un bienfait pour les
ouvriers, pourvu qu'ils soient dirigés avec habileté et honnêteté.
Mais les employeurs, dont l'entreprise principale est dans une condition prospère, sont, en
général, trop occupés pour désirer diriger des magasins de ce genre, à moins qu'il n'y ait quelque
bonne raison d'agir ainsi ; aussi, dans les vieux pays, ceux qui adoptent le Truck system le font le
plus souvent dans le but de récupérer en sous-main une partie des salaires qu'ils payent
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 63

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§ 6. - Il nous faut maintenant tenir compte des influences exercées sur le taux réel
des salaires, dans une occupation, par l'incertitude du succès et l'inconstance de
l'emploi.

Nous devrions évidemment commencer par prendre comme salaires d'une


occupation la moyenne entre les salaires de ceux qui y réussissent et les salaires des
autres ; mais il faut une grande attention pour prendre la véritable moyenne. En effet,
si les salaires moyens de ceux qui sont heureux s'élèvent annuellement à 2.000
£,tandis que les salaires de ceux qui n'ont pas réussi s'élèvent à 400 £, la moyenne de
l'ensemble sera annuellement de 1.200 £, en supposant que le premier groupe soit
aussi nombreux que le second ; mais si, comme cela est peut-être le cas pour les
avocats, les individus qui n'ont pas réussi sont dix fois plus nombreux que ceux qui
ont réussi, la véritable moyenne ne sera que de 550 £. Et, de plus, un grand nombre de
ceux qui ont échoué le plus complètement auront vraisemblablement abandonné
totalement cette occupation et échappent ainsi à la classification.

En outre, quoique, en prenant cette moyenne, nous obviions à la nécessité de faire


une place à part à l'assurance contre les risques, il reste, en général, à tenir compte du
mal que cause l'incertitude. Il existe, en effet, bien des gens de tempérament sobre et
rangé, qui aiment à savoir ce qui les attend et qui préfèrent de beaucoup une situation
qui leur assure un revenu de, par exemple, 400 £ par an à une situation qui pourrait
leur donner 600 £, mais qui peut tout aussi bien ne leur en donner que 200. C'est
pourquoi l'incertitude qui ne provoque ni des grandes ambitions, ni de hautes
aspirations, n'a d'attrait spécial que pour très peu de gens ; tandis que cette même
incertitude agit comme un épouvantail sur beaucoup de ceux qui font choix d'une
carrière. Et, en général, la certitude d'un succès modéré exerce une plus grande

nominalement. Ils forcent les ouvriers qui travaillent à domicile à louer des machines et des outils
à un taux exorbitant ; ils forcent tous leurs ouvriers à acheter des marchandises adultérées à faux
poids et à des prix élevée ; et, dans certains cas, ils les obligent même à dépenser une très grande
partie de leurs salaires à des objets sur lesquels il est facile de réaliser les bénéfices les plus élevés,
et en particulier aux boissons alcooliques. M. Lecky, par exemple, cite un exemple très amusant
où des employeurs, qui ne pouvaient pas résister à la tentation d'acheter à bas prix des billets de
théâtre, forçaient leurs ouvriers à les acheter à prix complet, (History of the Eighteenth Century,
VI, p. 158). Cependant le mal est à son comble lorsque le magasin est tenu non par l'employeur,
mais parle contremaître ou par des personnes qui agissent de concert avec lui. Et lorsque celui-ci,
sans le dire ouvertement, laisse entendre que ceux qui ne se fourniront pas largement au magasin
auront de la peine à s'assurer sa bienveillance. En effet, un employeur souffre plus ou moins de
tout ce qui fait tort à ses ouvriers, tandis que les exactions d'un contremaître injuste ne trouvent
guère d'obstacle dans des considérations relatives à son véritable intérêt.
L'histoire des abus du Truck-system dans l'Angleterre moderne se trouve tout au long dans une
série de Rapporte parlementaires qui s'étendent jusqu'à notre époque ; et si le mal lui-même a été
constamment en décroissance, l'intensité de la lumière faite sur ce qui en reste a non moins
constamment augmenté. Un excellent exposé des paiements en nature au moyen desquels sont
augmentés lems salaires des travailleurs agricoles est donné par Kebbel (The Agricultural
Labourer, 2e éd., chap. II). Une table, qui se trouve au vol. XX du Census des Etats-Unis pour
1880 montre, que sur 773 établissements manufacturiers qui ont donné une réponse relative au
mode de paiement adopté par eux, 681 (soit 88 010) paient en espèces ; mais dans quelques-uns
des États médiocrement peuplés, la proportion ne dépasse guère une moitié.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 64

attraction que l'attente d'un succès incertain qui a une valeur pécuniaire numérique
égale.

Mais, d'un autre côté, si une occupation offre quelques prix extrêmement élevés,
l'attrait qu'elle en reçoit est hors de toute proportion avec leur valeur totale. Il y a à
cela deux raisons. La première, c'est que les jeunes gens de caractère aventureux sont
plus attirés par l'espoir d'un grand succès qu'ils ne sont effrayés par le danger d'un
échec ; et la seconde, c'est que le rang social d'une occupation dépend plus de la
dignité et de la bonne situation auxquelles on peut prétendre dans cette occupation
que du succès moyen de ceux qui s'y trouvent engagés. C'est une vieille maxime de la
politique, qu'un gouvernement devrait offrir un petit nombre de grandes situations
dans chaque département de ses services. Dans les pays aristocratiques, les principaux
fonctionnaires reçoivent des traitements très élevés, tandis que ceux qui occupent les
grades inférieurs se consolent de recevoir des salaires au-dessous du niveau
ordinaire> pour des services analogues, par l'espoir qu'ils ont de s'élever en dernier
lieu à un poste convoité, et par la considération sociale qui dans ces pays entoure
toujours les fonctionnaires publics. Cet état de choses a incidemment pour effet de
favoriser ceux qui sont déjà riches et puissants, et c'est en partie pour cette raison qu'il
n'est pas adopté dans les pays démocratiques. Ils se portent souvent à l'extrême
opposé, et ils paient des prix supérieurs à ceux du marché pour les services des
classes inférieures et des prix plus bas pour ceux des classes supérieures. Mais ce
système, quels que soient ses mérites à d'autres points de vue, est certainement un
système coûteux.

Nous pouvons maintenant examiner l'influence que l'irrégularité de l'emploi


exerce sur les salaires. Il est évident que dans les occupations où l'emploi est irré-
gulier, le paiement doit être plus élevé proportionnellement au travail effectué. Le
médecin et le décrotteur doivent l'un et l'autre recevoir, lorsqu'ils travaillent, un paie-
ment assez élevé pour comprendre une sorte de salaire d'entretien pour le temps où ils
n'ont rien à faire. Si les avantages de leurs professions sont égaux sous d'autres
rapports, et si leurs travaux offrent une égale difficulté, le maçon, lorsqu'il travaille,
doit être payé plus cher que le menuisier, et celui-ci, plus cher que le garde de chemin
de fer. Le travail des chemins de fer est, en effet, constant d'un bout de l'année à
l'autre ; tandis que le menuisier et le maçon sont toujours exposés à chômer à la suite
d'un ralentissement dans le commerce, et, de plus, le travail du maçon se trouve
interrompu par la gelée et par la pluie. La méthode suivie ordinairement pour tenir
compte de telles interruptions, c'est de totaliser les salaires d'une longue période et
d'en prendre la moyenne ; mais cette méthode n'est entièrement satisfaisante que si
nous admettons que le repos et les loisirs dont jouit une personne lorsqu'elle est sans
emploi, ne lui sont directement ou indirectement d'aucune utilité 1.

Cette assertion peut très bien être admise dans certains cas, car l'attente du travail
implique souvent un tel trouble et une telle anxiété, qu'elle amène une tension plus
grande que ne ferait le travail lui-même 2. Mais il n'en est pas toujours ainsi. Les
interruptions de travail qui se produisent dans le cours ordinaire des affaires, sans
provoquer de crainte pour l'avenir, fournissent à l'organisme l'occasion de se rétablir
et de faire provision d'énergie pour le travail futur. L'avocat en renom, par exemple,
1 Ces considérations sont surtout importantes en ce qui regarde le travail à la pièce ; le taux des
salaires y est, dans certains cas, très réduit par suite des faibles offres de matières à travailler, ou
par d'autres causes d'interruption, évitables ou inévitables.
2 Les maux provenant de l'irrégularité du travail sont fortement exposés dans une conférence faite
sur ce sujet parle professeur Foxwell en 1886.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 65

est soumis à un certain surmenage durant une partie de l'année ; cela est en soi-même
un mal ; mais lorsqu'on a fait sa part à cet inconvénient, on peut considérer comme
assez peu préjudiciable à la longue le fait de ne rien gagner pendant les vacances
légales 1.

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§ 7. - Nous devons ensuite tenir compte des occasions que le milieu où vit un
homme peut lui fournir de compléter les gains qu'il obtient dans sa profession prin-
cipale, en faisant d'autres sortes de travaux. Et il est peut-être nécessaire de tenir
compte également des occasions de travail que ce milieu offre aux autres membres de
sa famille.

Bien des économistes ont même proposé de prendre comme unité les salaires
d'une famille ; et bien des raisons peuvent être alléguées en faveur de ce système
lorsqu'il s'agit de l'agriculture et de ces vieilles industries domestiques dans lesquelles
la famille entière travaille réunie, mais il faut alors tenir compte de la perte résultant
de la négligence inévitable avec laquelle la femme accomplira ses devoirs de ména-
gère. Mais, dans l'Angleterre moderne, les industries de ce genre sont exception-
nelles ; il est rare que l'occupation du chef d'une famille exerce directement une
grande influence sur les occupations de ses autres membres, quoique, bien entendu,
lorsque le lieu où il travaille est fixe, les emplois auxquels sa famille peut facilement
avoir accès sont limités par les ressources du voisinage.

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§ 8. - Ainsi donc l'attraction exercée par une industrie dépend de bien des causes
autres que la difficulté et l'effort qui y accompagnent l'accomplissement du travail,
d'une part, et d'autre part les salaires en argent qu'on y gagne. Et lorsque, dans une
occupation, les salaires sont considérés comme influant sur l'offre de travail dans
cette même occupation, ou lorsqu'on parle de ces salaires comme constituant le prix
d'offre de ce travail, il doit toujours rester entendu que le mot « salaires » n'est
employé que pour désigner par un seul mot les « avantages nets » de ce travail 2.
Nous devons tenir compte de ce fait, qu'un commerce est plus sain ou plus propre
qu'un autre, qu'il est exercé dans une localité plus salubre ou plus agréable, qu'il
procure une meilleure position sociale ; c'est ainsi que Adam Smith fait observer que
l'aversion que bien des gens ressentent pour la profession de boucher ou, jusqu'à un
certain point, pour le boucher lui-même, fait monter les salaires dans la boucherie au-
dessus de ceux des autres professions qui offrent une difficulté égale.

Bien entendu, le caractère individuel intervient toujours dans l'évaluation des


avantages particuliers à un taux élevé ou à un taux peu élevé. Par exemple, certaines

1 Les ouvriers des catégories supérieures ont généralement des congés payés ; mais ceux qui font
partie des catégories inférieures renoncent généralement à leur paie lorsqu'ils prennent un jour de
repos. Les causes de cette différence apparaissent clairement ; mais il en résulte un Sentiment de
préjudice qui s'est révélé dans les enquêtes faites par la Labour Commission. Cpr. par exemple,
Groupe B, 24,431-436.
2 Cpr. Livre II, chap. IV, § 12.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 66

personnes sont si désireuses d'avoir une habitation à elles, qu'elles aiment mieux vivre
à la campagne avec des salaires peu élevés que de vivre à la ville avec des salaires
beaucoup plus importants ; tandis que d'autres ne cherchent pas à avoir un logement
spacieux et consentent à se passer du confortable pourvu qu'elles puissent se procurer
ce qu'elles regardent comme un luxe. Tel était le cas, par exemple, pour une famille
dont il fut parlé à la Royal Commission on the Housing of the Working Classes, en
1884: l'ensemble des salaires de cette famille s'élevait à 7 livres par semaine, niais
elle aimait mieux vivre dans une seule chambre pour pouvoir dépenser librement son
ai-gent à des excursions et à des amusements.

Des particularités personnelles comme celles dont il vient d'être question nous
empêchent de prévoir avec certitude la conduite des individus. Mais si nous évaluons
chaque avantage et chaque désavantage d'après la moyenne des valeurs en monnaie
qu'ils ont pour la classe de gens qui seraient tout disposés à entrer dans une pro-
fession, ou à élever leurs enfants en vue de cette profession, nous aurons ainsi un
moyen d'évaluer approximativement la puissance relative des forces qui tendent à
accroître ou à diminuer l'offre de travail dans cette profession au temps et au lieu que
nous considérons. On ne saurait trop souvent répéter, en effet, que l'on s'expose à
commettre de graves erreurs si l'on adopte une évaluation de ce genre basée sur des
circonstances de temps et de lieu et si on l'applique sans réserve spéciale aux
circonstances d'une autre époque et d'un autre lieu.

Sous ce rapport, il est intéressant de faire observer l'influence exercée par les
différences de tempérament à notre propre époque. C'est ainsi qu'en Amérique, nous
voyons des Suédois et des Norvégiens se porter vers l'agriculture dans le Nord-Ouest,
tandis que les Irlandais, s'ils adoptent le travail agricole, choisissent des exploitations
situées dans les vieux États de l'Est. La prépondérance des Allemands dans les
industries de l'ameublement et de la brasserie, de même que celle des Irlandais et des
Français dans les industries textiles des États-Unis, comme aussi la préférence
marquée par les immigrants juifs à Londres pour les industries du vêtement et pour le
commerce de détail, sont autant de choses dues en partie aux différences existant dans
les aptitudes nationales, mais en partie aussi aux différences existant dans la façon
dont des individus appartenant à des races différentes évaluent les avantages et les
désavantages particuliers des diverses industries.

Enfin, le caractère peu attrayant de l'ouvrage semble n'avoir que peu d'effet sur la
hausse des salaires, si cet ouvrage est d'une nature telle qu'il puisse être fait par ceux
dont les aptitudes industrielles sont d'un ordre très inférieur. Les progrès de la
médecine, en effet, ont conservé l'existence d'une foule de gens qui sont impropres à
tous les travaux, à l'exception de ceux qui appartiennent à des degrés inférieurs. Ces
individus se disputent avec acharnement la quantité relativement faible de l'ouvrage
auquel ils sont aptes, et à cause de la nécessité qui les presse, ils ne s'occupent pres-
que exclusivement que des salaires qu'ils peuvent gagner ; ils ne sauraient prêter une
grande attention aux incommodités particulières et d'ailleurs l'influence de leur milieu
a préparé la plupart d'entre eux à considérer la malpropreté d'une occupation comme
un mal qui n'a que peu d'importance.

Cet état de choses aboutit à ce résultat à la fois étrange et paradoxal, à savoir que
la malpropreté de certaines professions est une cause du peu d'élévation des salaires
que l'on y reçoit. Les employeurs, en effet, s'aperçoivent que cette malpropreté aug-
mente considérablement les salaires qu'ils devraient payer pour faire exécuter le
travail par des ouvriers qualifiés d'ordre supérieur travaillant avec un outillage perfec-
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 67

tionné ; et, c'est ainsi que souvent ils s'attachent à d'anciennes méthodes qui n'exigent
que des ouvriers non qualifiés, sans caractère élevé, ouvriers qui peuvent être embau-
chés moyennant des salaires (au temps) peu élevés, puisqu'ils n'ont qu'une valeur
médiocre pour un employeur quelconque. Au point de vue social, rien n'est plus
urgent que d'arriver à ce que ce genre de travail devienne -rare et soit bien payé.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 68

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre quatre
La rémunération du travail (suite)

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§ 1. - L'action de l'offre et de la demande en ce qui concerne le travail a été


examinée dans le précédent chapitre au point de vue des difficultés auxquelles on se
heurte lorsqu'il s'agit de déterminer le prix réel du travail par opposition à son prix
nominal. Mais, dans cette action, quelques particularités restent encore à examiner,
qui ont une importance capitale. En effet, elles n'affectent pas seulement la forme,
mais encore la substance même de l'action exercée par les forces de l'offre et de la
demande, et, dans une certaine mesure, elles limitent et entravent la liberté d'action de
ces forces. Nous verrons que l'influence de plusieurs d'entre elles ne se mesure pas le
moins du monde à leurs premiers et plus évidents résultats ; et que les résultats qui
sont cumulatifs sont, en général, beaucoup plus importants à la longue que ceux qui
ne le sont pas, quelque saillants que ces derniers puissent nous apparaître.

Ce problème a ainsi bien des points communs avec celui qui consiste à déterminer
l'influence économique de la coutume. En effet, nous avons déjà fait remarquer, et
cela apparaîtra plus clairement à mesure que nous avancerons dans cette étude, que
les effets directs de la coutume lorsque celle-ci fait qu'un objet est vendu tantôt un
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 69

peu au-dessus, tantôt un peu au-dessous du prix qu'il atteindrait sans cela, ne sont pas
en réalité d'une très grande importance parce qu'une semblable divergence ne tend, en
général, ni à se perpétuer ni à s'accroître ; mais, au contraire, si cette divergence
devient considérable, elle tend à mettre en mouvement des forces qui lui font
obstacle. Quelquefois ces forces suppriment complètement la coutume ; mais, le plus
souvent, elles l'éludent au moyen de changements graduels et imperceptibles survenus
dans les caractères de la chose vendue, de sorte que l'acheteur reçoit, en réalité, une
chose nouvelle au prix ancien et sous I'ancienne dénomination. Ces effets directs sont
ainsi évidents, mais ils ne sont pas cumulatifs. Au contraire, les effets indirects de la
coutume en tant qu'elle empêche les méthodes de production et le caractère des
producteurs de se développer librement ne sont pas évidents ; mais, en général, ils
sont cumulatifs, et ils exercent, par suite, une influence profonde et dirigeante sur
l'histoire du monde. Si la coutume fait obstacle au progrès d'une génération, la
génération suivante part alors d'un niveau plus bas qu'elle n'aurait fait sans cela; et
tout retard qu'elle-même souffre se trouve accumulé et ajouté à celui de la génération
qui précède, et ainsi de suite de génération en génération 1.

Et il en est de même en ce qui concerne l'action de l'offre et de la demande sur les


salaires du travail. Si à un certain moment elle opprime durement certains individus
ou certaines classes, les effets directs de ces maux sont évidents. Mais les souffrances
qui en résultent sont de différentes sortes ; celles dont les effets finissent avec le mal
par lequel elles furent amenés, ne peuvent pas, en général, être comparées avec celles
qui ont pour résultat indirect d'abaisser le caractère des ouvriers ou de les empêcher
d'acquérir plus de vigueur. En effet, ces dernières amènent de nouveaux affaiblisse-
ments et de nouvelles souffrances, lesquels à leur tour amènent un affaiblissement et
des souffrances encore plus grands, et ainsi de suite cumulativement. Au contraire,
des salaires élevés et un caractère vigoureux conduisent à une plus grande vigueur et
à de plus hauts salaires, qui, à leur tour, conduisent à une vigueur encore plus grande
et à des salaires encore plus élevés, et ainsi de suite cumulativement.

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§ 2. - Le premier point sur lequel nous devons diriger notre attention est le fait
que les agents humains de production ne sont pas achetés et vendus comme les
machines ou les autres agents matériels de production. L'ouvrier vend son travail,
mais il garde la propriété de lui-même ; ceux qui supportent les dépenses relatives à
son instruction et à son éducation ne reçoivent qu'une très petite partie du prix qui est
payé pour ses services dans les années postérieures 2.

1 Il faut cependant faire remarquer que quelques-uns des effets bienfaisants de la coutume sont
cumulatifs. En effet, parmi toutes les choses diverses qui sont comprises sous la dénomination
large de « coutume » se trouvent cristallisés de grands principes moraux, des règles imposant de se
conduire honorablement et loyalement, d'éviter toute ennuyeuse dispute pour quelques mesquine
bénéfices. Et une large part de l'influence que ces choses exercent sur le caractère de la race est
cumulative. Cpr. Liv. I, chap. VI, § 1, 2.
2 Ceci est d'accord avec le fait bien connu que le travail de l'esclave n'est pas économique ; c'est
ainsi qu'Adam Smith a fait remarquer il y a bien longtemps que : « Le fonds destiné à remplacer
ou à réparer, pour ainsi dire, l'usure de l'esclave est en général entre les mains d'un maître
négligent ou d'un surveillant insouciant. Celui qui est destiné à remplir le même office pour
l'homme libre est aux mains de l'homme libre lui-même qui le gère... avec une stricte sobriété et
une parcimonieuse attention. »
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 70

Quelles que soient les défectuosités des méthodes modernes de production, elles
ont au moins cette vertu que celui qui supporte les dépenses de production des biens
matériels reçoit le prix qui est payé pour eux. Celui qui construit des fabriques ou des
machines à vapeur, ou des maisons, ou encore celui qui élève des esclaves, recueille
le bénéfice de tous les services nets que ces choses rendent aussi longtemps qu'il les
garde pour lui-même; et lorsqu'il les vend, il reçoit un prix qui représente l'estimation
de la valeur nette de leurs services futurs. Plus il fait ces objets forts et bons
producteurs et mieux il est rémunéré ; aussi étend-il ses déboursés jusqu'à ce qu'il lui
semble qu'il n'y ait plus de raison de penser que les gains que procureraient de
nouvelles dépenses lui fournissent une compensation. Il doit le faire avec prudence et
avec audace sous peine de se mettre en état d'infériorité dans la concurrence avec
ceux qui suivent une méthode plus large et à moins courte vue, et de disparaître à la
fin des rangs de ceux qui dirigent le cours des affaires du monde. L'action de la
concurrence et la survivance dans la lutte pour la vie de ceux qui savent le mieux tirer
de leur milieu les plus grands profits pour eux-mêmes, tendent à la longue à mettre la
construction des fabriques et des machines à vapeur entre les mains de ceux qui sont
disposés et aptes à effectuer toute dépense qui ajoutera à leur valeur comme agent de
production plus qu'elle ne coûte. Mais le placement de capitaux en vue de l'éducation
et du premier apprentissage des ouvriers en Angleterre est limité par les ressources
des parents dans les divers rangs de la société, par les moyens qu'ils ont de prévoir
l'avenir, et aussi par leur volonté de se sacrifier pour leurs enfants.

Le mal est, il est vrai, de peu d'importance eu ce qui concerne les hautes classes
industrielles. Dans ces classes, en effet, la plupart des gens réalisent nettement l'ave-
nir et « l'escomptent à un taux peu élevé ». Ils s'appliquent à choisir les meilleures
carrières pour leurs enfants et la meilleure éducation en vue de ces carrières; et, en
général, ils ont la volonté et le moyen de dépenser beaucoup dans ce but. Dans les
professions libérales, en particulier, tout en se préoccupant d'épargner un certain
capital pour les enfants, on se préoccupe encore plus des occasions de placer ce
capital sur eux. Et partout où, dans les rangs supérieurs de l'industrie, il se produit une
nouvelle place pour laquelle une éducation spéciale est requise, il n'est pas nécessaire
que les gains futurs soient très élevés relativement à la dépense présente pour qu'une
ardente compétition se produise en vue de cette place.

Mais, dans les rangs inférieurs de la société, le mal est considérable. Car les
faibles moyens et l'éducation insuffisante des parents, et la faiblesse relative de leur
faculté de réaliser nettement l'avenir les empêchent de placer un capital quelconque
dans l'éducation et l'instruction professionnelle de leurs enfants avec autant de libre et
hardie initiative que l'on en met à consacrer des capitaux à améliorer l'outillage de
machines dans une usine quelconque bien administrée. Un grand nombre d'enfants
des classes ouvrières sont insuffisamment nourris et vêtus ; ils sont logés d'une façon
qui ne favorise ni la santé physique ni la santé, morale ; ils reçoivent une éducation
scolaire qui, tout au moins dans l'Angleterre moderne, peut ne pas être très mauvaise
jusqu'au point où elle va, mais qui ne va pas très loin; ils ont peu d'occasions
d'acquérir une plus large connaissance de la vie ou de comprendre la nature des
grandes œuvres commerciales, scientifiques ou artistiques; dès le commencement ils
se heurtent à un travail pénible et épuisant et, pour la plupart, ils s'y tiennent toute
leur vie. Enfin, ils arrivent à la tombe avec des facultés et des aptitudes incomplè-
tement développées, qui, si elles avaient porté tous leurs fruits, auraient accru la
richesse matérielle du pays - pour ne pas entrer dans des considérations plus élevées -
bien au delà de ce qu'il aurait fallu pour couvrir les dépenses nécessaires, pour leur
fournir les moyens de se développer.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 71

Mais le point sur lequel nous devons insister en ce moment d'une manière
spéciale, c'est que ce mal est un mal cumulatif. Plus les enfants d'une génération sont
mal nourris, moins ils gagneront lorsqu'ils seront adultes et moins sera grand leur
pouvoir de subvenir de façon convenable aux besoins matériels de leurs enfants, et
ainsi de suite. De même, moins leurs facultés sont développées, moins ils sentiront
l'importance de développer les meilleures facultés de leurs enfants, et moins ils auront
le pouvoir de le faire. En sens inverse, tout changement qui procure de meilleurs
salaires aux ouvriers d'une génération, en leur donnant de meilleures occasions de
développer leurs meilleures qualités, augmentera les avantages matériels et moraux
qu'ils pourront offrir à leurs enfants ; tandis que, en augmentant leur propre intelli-
gence, leur sagesse et leur prévoyance, ce même changement augmentera, dans une
certaine mesure, leurs dispositions à sacrifier leur propre plaisir au bien-être de leurs
enfants, quoique ces dispositions ne soient actuellement pas rares, même parmi les
classes les plus pauvres, dans la mesure où le permettent leurs ressources et leurs
connaissances limitées.

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§ 3. - Les avantages que ceux qui sont nés dans les rangs les plus élevés de la
société ont sur ceux qui sont nés dans un rang inférieur, proviennent pour une large
part de la meilleure préparation à la vie et du meilleur point de départ qu'ils doivent à
leurs parents. L'importance de cette bonne entrée dans la vie n'apparaît nulle part plus
clairement que dans la comparaison que l'on peut faire de la fortune des fils d'artisans
avec celle des fils de travailleurs non qualifiés. Il n'existe pas beaucoup d'industries
qualifiées auxquelles le fils d'un travailleur non qualifié puisse facilement avoir
accès ; et, dans la grande majorité des cas, le fils suit la profession du père. Dans les
anciennes industries domestiques, c'était là une règle presque universelle ; et, même
dans les conditions modernes, le père a souvent de grandes facilités pour introduire
son fils dans son propre métier. Les employeurs et leurs chefs d'atelier accordent en
général à un garçon dont le père leur est connu et leur inspire confiance une
préférence sur celui dont ils auraient à supporter l'entière responsabilité. Et dans bien
des professions, un jeune homme, même après avoir été admis à travailler, n'a guère
de chances de faire de grands progrès ni de prendre solidement pied, à moins qu'il ne
puisse travailler à côté de son père, ou de quelque ami de son père qui prendra la
peine de le dresser et de le guider dans des travaux qui demandent une surveillance
attentive mais qui ont une valeur éducative.

Et le fils de l'artisan a encore d'autres avantages. En général, il habite une maison


plus propre et en meilleur état, et il vit dans un milieu qui au point de vue matériel est
plus raffiné que celui avec lequel est familier le travailleur ordinaire. D'ordinaire, ses
parents ont une meilleure éducation et ont une plus haute idée de leurs devoirs envers
leurs enfants ; enfin, ce qui n'est pas moins important, sa mère peut, en général,
consacrer une plus grande partie de son temps aux soins de sa famille.

Si nous comparons une contrée du monde civilisé avec une autre, ou si nous
comparons une région de l'Angleterre avec une autre, nous voyons que la dégradation
des classes ouvrières varie presque uniformément d'après la somme de travail grossier
qu'exécutent les femmes. Le capital le plus précieux, c'est celui que représentent les
êtres humains ; et la partie la plus précieuse de ce capital provient des soins et de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 72

l'influence de la mère, du moins tant qu'elle conserve ses instincts de tendresse et de


désintéressement et qu'elle n'a pas été endurcie par la fatigue épuisante d'un travail
non féminin.

Cela appelle notre attention sur un autre aspect de ce principe déjà signalé, que
pour estimer le coût de production du travail efficace, nous devons souvent prendre la
famille comme unité. En tous cas, nous ne pouvons traiter le coût de production
d'hommes bons producteurs comme, un problème isolé ; il doit être considéré comme
faisant partie du problème plus vaste du coût de production d'hommes bons produc-
teurs et de femmes propres à rendre leurs foyers heureux et à élever leurs enfants de
façon à les rendre vigoureux de corps et d'âme, sincères et sains, aimables et
courageux 1.
1 Sir William Petty a étudié « la valeur de la population » avec une grande originalité ; et le rapport
qui existe entre le coût d'éducation d'un adulte mâle et le coût d'éducation d'une famille a été
examiné d'une manière absolument scientifique par Cantillon, Essai, 1re partie, chap. XI, et aussi
par Adam Smith, Wealth of Nations, liv. I, chap. VIII, et à une époque plus récente par le Dr Engel
dans son brillant essai intitulé : Der Preis der Arbeit, par le Dr Farr et par d'autres encore. On a
souvent cherché à évaluer ce qu'ajoute à la richesse d'un pays l'arrivée d'un immigrant dont le coût
d'éducation dans ses premières années fut défrayé ailleurs, et qui est appelé à produire plus qu'il ne
consomme dans son pays £adoption. Les évaluations ont été faites d'après divers systèmes, tous
grossiers, et quelques-uns évidemment faux dans leur principe ; mais dans la plupart d'entre eux
on trouve que la valeur moyenne d'un immigrant est de 200 £. Il semble que si nous pouvions
négliger provisoirement les différences qui existent entre les sexes, nous pourrions calculer la
valeur de l'immigrant sur la base établie au livr. V, chap. IV, § 2. C'est-à-dire que nous pourrions
« escompter » la valeur probable de tous les services futurs qu'il pourrait rendre ; en faire l'addition
et en déduire la somme des valeurs « escomptées » de toute la richesse et de tous les services
directs provenant d'autres personnes et entrant dans sa consommation ; et on eût fait observer
qu'en calculant ainsi chaque élément de production et de consommation à sa valeur probable, nous
aurions incidemment fait la part de ses risques de mort prématurée et de maladie, aussi bien que de
ses chances d'échec ou de succès dans la vie. Ou encore nous pourrions estimer sa valeur au coût
de production en monnaie qu'a supporté pour lui son pays d'origine ; elle serait pareillement
trouvée en additionnant les valeurs « accumulées » des divers éléments de sa consommation
passée et en en déduisant la somme des valeurs « accumulées » des divers éléments de sa
production passée.
Jusqu'ici nous n'avons pas tenu compte de la différence des sexes. Mais il est clair que les
systèmes ci-dessus placent trop haut la valeur des immigrants mâles et celle des femmes trop bas;
à moins qu'on ne fasse une part aux services que les femmes rendent comme mères, comme
femmes et comme sœurs et qu'on ne débite les immigrants pour avoir consommé ces services,
tandis que les immigrantes seront créditées pour les avoir fournis (Cpr. Note mathématique
XXIV).
Plusieurs auteurs soutiennent, au moins implicitement, que la production nette d'un individu
moyen et sa consommation pendant toute la durée de sa vie sont égales ; ou, en d'autres termes,
qu'il n'ajoute rien ni ne prend rien au bien-être matériel d'un pays où il a passé toute sa vie. Dans
cette hypothèse ; les deux systèmes d'évaluation ci-dessus mentionnés seraient convertibles ; et
alors, bien entendu, nous devrions établir nos calculs d'après la dernière méthode qui est aussi la
plus facile. Nous pouvons, par exemple, admettre que la somme totale dépensée pour élever un
enfant moyen de la moitié inférieure des classes laborieuses, c'est-à-dire des deux cinquièmes de la
population, est de 100 £ ; pour le cinquième suivant, nous pouvons évaluer cette somme à 175 £ ;
pour l'autre cinquième, à 300 £ ; pour le dixième suivant, à 500 £ et pour le dixième restant, à
1.200. £, soit une moyenne de 300 £. Mais, bien entendu, certains individus sont très jeunes et on
n'a que très peu dépensé pour eux; d'autres ont presque atteint la fin de leur vie; et, par conséquent,
il est peut-être possible de faire descendre la valeur moyenne d'un individu à 200 £.
Ces évaluations renferment de larges parts pour les services que rendent les parents et pour
d'autres services qui ne sont pas payés en monnaie. Mais on peut faire observer que, d'après l'un
ou l'autre des deux systèmes employés pour capitaliser le pouvoir net de production, nous devrions
à proprement parler tenir compte de toute production d'avantages réels, alors même qu'aucune
monnaie n'est donnée en échange. Mais, comme l'a fort bien indiqué le prof. R. Mayo Smith
(Emigration and Immigration, chap. VI), l'une et l'autre des deux méthodes d'évaluation prêtent à
de graves objections lorsqu'on veut les faire servir de base à une politique relative à l'immigration.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 73

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§ 4. - À mesure qu'un jeune homme avance en âge, l'influence de ses parents et de


ses maîtres baisse ; et à partir de ce moment jusqu'à la fin de sa vie, son caractère est
principalement façonné par la nature de son travail et par l'influence de ceux auxquels
il est associé dans ses affaires, dans ses plaisirs et dans la pratique de son culte
religieux.

Bien des choses ont déjà été dites au sujet de l'instruction technique des adultes,
de la décadence du vieux système d'apprentissage et de la difficulté de trouver
quelque chose pour le remplacer. Ici encore nous rencontrons cette difficulté, à savoir
que quel que soit celui qui fera les frais d'employer du capital à développer les
capacités de l'ouvrier, ces capacités seront la propriété de l'ouvrier lui-même, et que,
ainsi, la vertu de ceux qui l'ont aidé a pour la plus large part sa récompense en elle-
même.

Il est vrai que le travail bien rétribué est en réalité bon marché pour les em-
ployeurs qui visent à tenir la corde et dont l'ambition consiste à employer le meilleur
travail avec les méthodes les plus perfectionnées. Ils sont vraisemblablement disposés
à donner à leur personnel des salaires élevés et à les former avec soin, et cela, d'abord
parce qu'ils ont avantage à agir ainsi, ensuite parce que les qualités mêmes qui les
désignent pour tenir la tête dans les arts de la production doivent faire aussi qu'ils
prennent un généreux intérêt au bien-être de ceux qui travaillent pour eux.

Mais quoique le nombre de ces employeurs aille toujours en augmentant, ils sont
encore relativement peu nombreux. Et même ils ne peuvent pas toujours arriver à
pousser leurs dépenses en vue de l'instruction professionnelle de leur personnel aussi
loin qu'ils le feraient si les résultats de ces dépenses leur restaient d'une façon aussi
sûre que ceux donnés par les améliorations qu'ils peuvent faire dans leur outillage. Ils
sont même quelquefois arrêtés parla réflexion qu'ils se trouvent dans une situation
analogue à celle d'un agriculteur qui, avec une tenure incertaine et sans aucune

En effet, les immigrants qui passent d'un pays où le niveau de la vie est bas à un pays où ce niveau
est élevé, peuvent être matériellement aussi bien que moralement préjudiciables à ce pays, bien
qu'ils apportent en leur personne une grande quantité de capital dépensé, et qu'ils produisent dans
leur pays d'élection plus qu'ils ne consomment avant de mourir. Mais l'une et l'autre de ces
méthodes cessent d'être aussi erronées lorsqu'elles sont appliquées pour l'évaluation du préjudice
causé à un pays, tel que l'Irlande, par la perte à la suite d'émigration d'un grand nombre de jeunes
gens dont l'éducation a coûté beaucoup au pays, et qui, s'ils y étaient restés, y auraient produit plus
qu'ils n'y auraient consommé ; alors que les infirmes y restent pour y consommer plus qu'ils ne
produisent.
Le Prof. Nicholson (dans le premier numéro du Economic Journal) évalue le capital vivant du
Royaume-Uni à 47.000 millions de livres sterling, c'est-à-dire à environ 1.300 £ par tète : c'est-à-
dire au total que formerait en 33 ans une annuité permanente égale au revenu brut en monnaie du
pays, non compris la rente proprement dite, ni l'intérêt du capital (environ 900 millions de livres) ;
en y ajoutant la moitié de cette somme pour le revenu réel comprenant les services privés et les
soins familiaux qui ne font l'objet d'aucun paiement en monnaie (La méthode employée par
Nicholson pour arriver à ce résultat est différente). Cependant il paraît douteux qu'une évaluation
de la valeur en capital de la population prise dans son ensemble puisse avoir une utilité
quelconque; et ai l'on en veut une, le mieux est peut-être de se baser sur les bénéfices nets plutôt
que sur les bénéfices brute. En effet, les dépenses de la vie, ses peines et ses efforts ont autant de
droite à être portés en compte que ses revenus, ses plaisirs et ses joies.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 74

garantie de compensation pour ses améliorations, emploie du capital à élever la valeur


des terres de son propriétaire foncier.

De plus, en payant des salaires élevés à son personnel ouvrier et en prenant soin
de leur bien-être et de leur culture, l'employeur généreux rend des services qui ne
s'achèvent pas avec sa propre génération. En effet, les enfants de ses ouvriers y ont
part, et, au point de vue physique comme au point de vue moral, ils se développent
mieux qu'ils ne l'auraient fait sans cela. Le prix qu'il a payé pour le travail com-
prendra le coût de production nécessaire pour accroître l'offre de hautes facultés
industrielles dans la génération suivante, mais ces facultés seront la propriété d'autres
individus qui auront le droit de les louer pour le meilleur prix qu'ils pourront en
retirer; ni lui ni ses héritiers ne peuvent compter retirer une grande rémunération
matérielle pour cette partie du bien qu'il aura fait.

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§ 5. - Parmi les caractéristiques de l'action de l'offre et de la demande particulière


au travail, celle que nous avons maintenant à étudier se trouve dans le fait que
lorsqu'une personne vend ses services, il faut qu'elle soit elle-même présente là où ils
sont fournis. Il importe peu au vendeur de briques de savoir si ses briques doivent être
employées à la construction d'un palais ou d'un égout; mais il importe beaucoup au
vendeur de travail, lorsqu'il entreprend de remplir une tâche d'une difficulté donnée,
de savoir si, oui ou non, la place où le travail doit être fait est agréable et saine, et si,
oui ou non, ses compagnons seront tels qu'il les désire. Dans ces louages annuels de
travail qui subsistent encore dans certaines régions de l'Angleterre, le travailleur
cherche à savoir de quel caractère sera son nouvel employeur, et il s'en enquiert aussi
soigneusement que du taux des salaires qui lui seront payés.

Cette particularité du travail a une très grande importance dans bien des cas
individuels, mais elle n'exerce pas souvent une large et profonde influence de même
nature que celle que nous avons examinée plus haut. Plus les incidents d'une occu-
pation sont désagréables et plus, bien entendu, sont élevés les salaires qu'il est
nécessaire de payer pour y attirer les gens ; mais le fait de savoir si ces incidents ont
des inconvénients étendus et durables dépend uniquement du fait de savoir s'ils sont
de nature à miner la santé et la vigueur physiques des hommes ou à abaisser leur
caractère. Lorsque ces incidents ne sont pas de cette nature, ils constituent il est vrai
des maux en eux-mêmes, mais, en général, ils n'entraînent pas d'autres maux à leur
suite ; leurs effets sont rarement cumulatifs.

Cependant puisque personne ne peut livrer son travail sur un marché sur lequel il
ne se trouve pas lui-même, il en résulte que mobilité du travail et mobilité du tra-
vailleur sont des termes convertibles ; et le refus de quitter le foyer et d'abandonner
d'anciennes relations, y compris peut-être un logis aimé et de chères tombes, feront
souvent pencher la balance contre l'idée de chercher de meilleurs salaires ailleurs. Et
lorsque les différents membres d'une famille sont engagés dans différentes pro-
fessions, et qu'une migration, qui serait avantageuse pour un membre, serait dom-
mageable pour les autres, l'inséparabilité de l'ouvrier et de son travail met fortement
obstacle à l'adaptation de l'offre de travail à la demande. Mais nous reviendrons plus
tard sur ce point.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 75

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§ 6. - De même le travail est souvent vendu dans des conditions, particulièrement


par suite des faits suivants, qui se tiennent les uns les autres : que la puissance de
travail est « périssable », que les vendeurs de travail sont ordinairement pauvres et ne
possèdent aucun fonds de réserve, et qu'il ne leur est pas facile de le retirer du
marché.

Le caractère périssable est un attribut commun au travail de toutes les catégories ;


le temps perdu lorsqu'un ouvrier perd son emploi ne peut être regagné quoique dans
quelques cas son énergie puisse se séparer par le repos 1. Il faut cependant rappeler
qu'une grande partie de la puissance de travail des agents matériels de production est
également périssable dans le même sens, car une grande partie du revenu qu'ils
cessent de donner, lorsqu'ils cessent de travailler, est complètement perdu. Sans
doute, il y a un peu d'usure évitée dans une usine ou sur un navire à vapeur lorsqu'ils
restent oisifs; mais cette économie est souvent peu importante si on la compare avec
les revenus auxquels les propriétaires de l'usine ou du navire sont obligés de renoncer;
ils ne touchent aucune compensation pour la perte qu'ils éprouvent sur l'intérêt du
capital placé, ou pour la dépréciation qui résulte de l'action des éléments, ou pour la
tendance qu'ont ces objets à devenir surannés à la suite de nouvelles inventions.

De même, bien des marchandises vendables sont périssables. Dans la grève des
ouvriers des docks, à Londres, en 1889, le caractère périssable des fruits, de la viande,
etc., sur un grand nombre de bateaux, favorisa fortement les grévistes.

L'absence de fonds de réserve et l'impuissance de pouvoir pendant longtemps


tenir leur travail à l'écart du marché sont des choses communes à presque tous ceux
dont le travail est principalement manuel. Mais cela est surtout vrai des travailleurs
non qualifiés, d'abord parce que leurs salaires leur laissent très peu de marge pour
l'épargne, ensuite parce que lorsqu'un groupe de ces ouvriers suspend le travail, il s'en
trouve un grand nombre qui sont capables de les remplacer. Et, comme nous le
verrons bientôt lorsque nous arriverons à la discussion des ententes professionnelles il
est plus difficile pour eux que pour les artisans qualifiés de se grouper en fortes et
durables organisations, et, par suite, de se mettre en quelque sorte sur un pied
d'égalité dans les discussions avec leurs employeurs. On doit se souvenir, en effet,
qu'un homme qui en emploie un millier d'autres, constitue à lui seul une entente
absolument rigide dans la mesure d'un millier d'unités parmi les acheteurs qui se
trouvent sur le marché de travail.

Mais ces affirmations ne sont pas valables pour toutes les sortes de travail. Les
domestiques, quoiqu'ils n'aient pas de fonds de réserve importants, et quoiqu'ils aient
rarement des trades-unions formelles, sont quelquefois plus capables que leurs
employeurs d'agir de concert. Les salaires réels des domestiques du Londres élégant
sont très élevés si on les compare avec d'autres professions qualifiées pour lesquelles
on doit posséder une habileté et une capacité aussi grandes. Mais, d'un autre côté, les
domestiques qui n'ont aucune habileté spéciale, et qui se louent à des personnes

1 Cpr. ci-dessus chap. III.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 76

n'ayant que de faibles ressources, n'ont pas réussi à se créer une condition tolérable ;
ils font un travail pénible pour des salaires minimes.

Revenant maintenant aux plus hautes catégories d'industrie, nous voyons que, en
général, elles ont l'avantage dans les discussions avec l'acquéreur de leur travail. Dans
beaucoup de professions libérales, les membres sont plus riches, ont des fonds de
réserve plus considérables, des connaissances plus étendues, plus de résolution et une
plus grande facilité d'agir de concert, par rapport aux conditions auxquelles ils
vendent leurs services, que la plupart de leurs pratiques et de leurs clients.

S'il était nécessaire de montrer avec plus d'évidence que les désavantages du mar-
chandage dont souffre communément le vendeur de travail tiennent aux circonstances
spéciales dans lesquelles il se trouve, et non au fait que la chose particulière qu'il a à
vendre est du travail, nous en trouverions la preuve en comparant l'avocat, l'avoué, le
médecin en renom, ou le chanteur d'opéra, ou le jockey avec les plus pauvres
producteurs de marchandises vendables. Ceux, par exemple, qui dans des localités
reculées assemblent des mollusques pour les vendre sur les grands marchés centraux,
ne possèdent que peu de fonds de réserve et ne savent que peu de chose du monde et
de ce que font les autres producteurs sur les autres points du pays ; tandis que ceux
auxquels ils vendent constituent un corps compact et peu étendu de négociants en
gros, avec de vastes connaissances et de grands fonds de réserve ; et, en conséquence,
les vendeurs se trouvent dans une situation très désavantageuse pour débattre le
marché. Il en est en grande partie de même des femmes et des enfants qui vendent de
la dentelle faite à la main, et des ouvriers en chambre de l'est de Londres qui vendent
des meubles à de grands et puissants négociants.

Il est certain cependant que les travailleurs manuels en tant que classe sont dans
une situation défavorable en débattant un marché, et que cet inconvénient, partout où
il existe, est appelé à avoir des effets cumulatifs. En effet, quoique, tant qu'il subsiste
quelque concurrence parmi les employeurs, ils offrent pour le travail très peu au-
dessous de la valeur réelle qu'il a pour eux, c'est-à-dire très peu au-dessous du plus
haut prix qu'ils consentiraient à payer plutôt que de s'en passer, néanmoins tout ce qui
fait baisser les salaires tend à abaisser l'efficacité du travail de l'ouvrier et, par suite, à
abaisser le prix que l'employeur consentirait à payer plutôt que de se passer de travail.
Les effets de la situation défavorable du travailleur dans la conclusion du marché
s'accumulent, par conséquent, de deux façons. Elle abaisse ses salaires, et, comme
nous l'avons vu, cela diminue de sa puissance de production en tant que travailleur et,
par là même, diminue la valeur normale de son travail. Par conséquent, le contractant
diminue encore et ainsi augmente pour lui le risque de vendre son travail au-dessous
de sa valeur 1.

1 Sur la matière qui fait l'objet de ce paragraphe cpr. Liv. V, chap. II, § 3 et la note suivante sur le
troc. Le Prof. Brentano fut le premier à appeler l'attention sur plusieurs points discutés dans ce
chapitre. Cpr. aussi Howell, Conflicts of Capital and Labour.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 77

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre cinq
La rémunération du travail (suite)

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§ 1. - La particularité que nous avons maintenant à considérer dans l'action de


l'offre et de la demande en ce qui concerne le travail est étroitement liée à quelques-
unes de celles que nous avons déjà examinées. Elle consiste dans la longueur de
temps qui est nécessaire pour préparer et former le travail et dans la lenteur des
rendements qui résultent de cette formation.

Cette façon d'escompter l'avenir, cette adaptation voulue de l'offre de travail


coûteusement formé à la demande qui le concerne apparaît plus clairement dans le
choix par les parents des occupations pour leurs enfants, et dans les efforts qu'ils font
pour élever leurs enfants à une situation supérieure à la leur.

Ce sont surtout ces choses qu'Adam Smith avait en vue lorsqu'il disait : « Lors-
qu'une machine coûteuse est installée, le travail extraordinaire qui doit être fait par
elle avant qu'elle soit usée remplacera, on doit l'espérer, le capital qui servit à l'acqué-
rir avec en plus les profits ordinaires de ce capital. Un homme formé au prix de
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 78

beaucoup de temps et de travail pour remplir l'un de ces emplois qui demandent une
dextérité et un talent particuliers, peut être comparé à l'une de ces machines coû-
teuses. Le travail qu'il apprend à faire, au delà et au-dessus des salaires ordinaires du
travail commun, remplacera, il faut l'espérer, pour lui l'entière dépense de son
éducation avec au moins les profits ordinaires d'un capital d'égale valeur. Il faut qu'il
en soit ainsi dans un temps raisonnable, étant donnée la durée très incertaine de la vie
humaine, tout comme lorsqu'il s'agit de la durée plus certaine de la machine. »

Mais cette idée ne doit être prise que comme une large indication de tendances
générales. En effet, indépendamment du fait que dans l'instruction et dans l'éducation
de leurs enfants, les parents sont poussés par des motifs différents de ceux qui
poussent un entrepreneur capitaliste à installer une nouvelle machine, la période sur
laquelle s'étend le pouvoir de procurer des bénéfices est en général plus grande lors-
qu'il s'agit d'un homme que lorsqu'il s'agit d'une machine ; et, par suite, les circons-
tances par lesquelles sont déterminés les salaires sont moins susceptibles d'être
prévues, et l'adaptation de l'offre à la demande est à la fois plus haute et plus
imparfaite. Il est vrai que les usines et les maisons, les principaux puits d'une mine et
les remblais d'une voie ferrée peuvent avoir une durée beaucoup plus longue que la
vie des hommes qui les ont faits ; mais ce sont des exceptions à la règle générale.

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§ 2. - Il s'écoule presque une génération entre le choix fait par les parents d'un
métier qualifié pour un de leurs enfants, et le moment où celui-ci recueille le plein
effet de leur choix. Et pendant ce temps, les caractères de cette profession peuvent
avoir été presque transformés par des changements dont quelques-uns peuvent avoir
été devinés à certains symptômes longtemps à l'avance, mais dont les autres ne
peuvent avoir été prévus même par les personnes les plus perspicaces ni par celles qui
sont le mieux au courant des circonstances dans lesquelles se trouve ce métier.

Les individus des classes ouvrières dans presque toutes les parties de l'Angleterre
sont constamment à l'affût des occasions avantageuses de travail pour eux-mêmes et
pour leurs enfants ; et ils questionnent leurs amis et connaissances qui se sont établis
dans d'autres ré-ions pour apprendre d'eux quels sont les salaires gagnés dans les
diverses professions et aussi quels sont les avantages et les désavantages accessoires
qui s'y attachent. Mais il est très difficile d'apercevoir les causes qui peuvent agir sur
l'avenir lointain des professions qu'ils choisissent pour leurs enfants ; et ils ne sont pas
nombreux ceux qui se livrent à cette recherche difficile. La plupart supposent sans
regarder plus avant que la condition dans laquelle se trouve chaque profession à
l'époque où ils vivent indique suffisamment ce qu'elle sera dans l'avenir ; et, dans la
mesure où s'étend l'influence de cette habitude, l'offre de travail dans une industrie
pendant une génération donnée tend à se modeler non sur les salaires qu'on y gagne
dans cette génération mais sur ceux qu'on y gagnait dans la génération précédente.

De plus, certains parents, remarquant que les salaires dans une industrie se sont
élevés pendant quelques années par rapport aux autres industries de la même caté-
gorie, supposent que le changement continuera à se faire dans la même direction.
Mais il arrive souvent que la hausse précédente était due à des causes temporaires et
que même s'il ne se produit pas afflux extraordinaire de travail dans cette industrie, la
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 79

hausse sera suivie d'une baisse au lieu d'une autre hausse; et s'il se produit un afflux
de travail, cela peut avoir pour conséquence une offre. de travail si excessive que les
salaires y restent au-dessous de leur niveau normal pendant plusieurs années.

Il nous faut en outre rappeler le fait que, quoiqu'il existe des professions qui sont
d'un accès difficile, sauf pour les fils de ceux qui y sont déjà, néanmoins la plupart
prennent leurs recrues parmi les fils de ceux qui se trouvent dans d'autres professions
de la même catégorie ; et par conséquent, lorsque nous considérons les liens qui exis-
tent entre l'offre de travail et les ressources de ceux qui supportent les frais
nécessaires à son éducation et à sa formation, nous devons souvent prendre comme
unité la catégorie tout entière plutôt qu'une profession particulière. Il faut donc dire
que, dans la mesure où l'offre de travail est limitée par les fonde utilisables pour
couvrir son coût de production, l'offre de travail dans une catégorie donnée de pro-
fession est déterminée par les salaires de cette catégorie dans la précédente génération
plutôt que dans la génération actuelle,

On doit cependant se souvenir que le taux de natalité dans chaque classe de la


société est déterminé par bien des causes parmi lesquelles les calculs réfléchis
touchant l'avenir ne tiennent qu'une place secondaire ; cependant, même dans un pays
où la tradition compte pour aussi peu que dans la moderne Angleterre, une grande
influence est exercée par la coutume et l'opinion publique, qui sont elles-mêmes le
résultat de l'expérience des générations passées.

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§ 3. - Mais nous ne devons pas oublier de mentionner les adaptations de l'offre de


travail à la demande, qui se font par le passage d'adultes d'une industrie à une autre,
d'une catégorie à une autre et d'un lieu à un autre. Le passage d'une catégorie à une
autre peut rarement s'effectuer sur une très vaste échelle. Il est vrai cependant que des
occasions exceptionnelles peuvent quelquefois développer brusquement une grande
somme d'habileté latente parmi les catégories inférieures. C'est ainsi, par exemple,
que l'ouverture soudaine d'un pays neuf, ou un événement tel que la guerre améri-
caine, font sortir des rangs inférieurs des travailleurs beaucoup d'hommes qui se
comportent très bien dans des postes difficiles et pleins de responsabilité.

Mais les passages du travail adulte d'une industrie à une autre et d'un lieu à un
autre peuvent dans certains cas être assez considérables et assez rapides pour réduire
à une durée très courte la période nécessaire pour que l'offre de travail s'adapte à la
demande. L'habileté générale qui se transporte facilement d'une industrie à une autre
augmente chaque année d'importance relativement à cette habileté manuelle et à ces
connaissances techniques qui sont spécialisées dans une branche d'industrie. Et ainsi
le progrès économique entraîne d'un côté une variabilité sans cesse croissante dans les
méthodes industrielles, et par suite une difficulté toujours croissante dans la prévision
de la demande de travail d'une certaine sorte pour la génération qui suivra ; mais d'un
autre côté, il donne aussi un pouvoir croissant de remédier aux erreurs d'adaptation
qui ont été commises 1.

1 Sur la matière de ce paragraphe, cpr. Liv. IV, chap. VI, § 8 ; Charles Booth, Life and Labour in
London, et H. Smith, Modern Changes in the Mobility of Labour.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 80

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§ 4. - Revenons maintenant au principe d'après lequel le revenu tiré des instru-


ments de production d'une marchandise exerce à la longue une influence prépondé-
rante sur l'offre et sur le prix de ces instruments de production et, par suite, sur l'offre
et sur le prix de la marchandise elle-même ; tandis que, dans les courtes périodes, le
temps manque pour qu'une influence de cette nature puisse avoir une action considé-
rable. Recherchons aussi de quelle façon ce principe doit être modifié lorsqu'on en
fait l'application, non à des agents matériels de production, lesquels ne constituent
qu'un moyen en vue d'une fin et qui peuvent être la propriété privée du capitaliste,
mais à des êtres humains qui sont des fins aussi bien que des moyens de production et
qui restent leur propre propriété.
Nous devons, en premier lieu, faire remarquer que puisque le travail est lentement
produit et lentement consommé, nous devons prendre le terme « longue période »
dans un sens plus strict et considérer ce terme comme impliquant en général une plus
grande durée, lorsque nous considérons les rapports de l'offre et de la demande
normales de travail que lorsque nous considérons leurs rapports pour des marchan-
dises ordinaires. Pour beaucoup de problèmes, une période peut être assez longue
pour permettre à l'offre des marchandises ordinaires et même de la plupart des
moyens matériels nécessaires pour les produire, de s'adapter à la demande, et assez
longue par conséquent pour nous permettre à juste titre de regarder les prix moyens
de ces marchandises durant la période considérée comme « normaux » et comme
égaux à leurs frais normaux de production dans le sens le plus large du mot : et
cependant cette période ne serait pas assez longue pour permettre à l'offre de travail
de s'adapter tout à fait bien à la demande de travail. Les salaires moyens du travail
durant cette période ne donneraient donc pas en toute certitude un revenu à pou près
normal à ceux qui fournissent le travail, mais ils devraient plutôt être regardés comme
déterminés par le stock utilisable de travail d'un côté, et par la demande de travail
d'un autre côté. Examinons ce point de plus près.

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§ 5. - Les variations de marché dans le prix d'une marchandise sont gouvernées


par les rapports temporaires existant entre la demande et le stock qui se trouve sur le
marché ou à portée du marché. Lorsque le prix de marché ainsi déterminé est au-
dessus de son niveau normal, ceux qui sont en état d'apporter de nouveaux appro-
visionnements sur le marché assez tôt pour tirer avantage des prix élevés reçoivent
une rémunération au-dessus de la normale ; et si ce sont de petits artisans travaillant
pour leur propre compte, l'ensemble de cette hausse du prix va grossir leurs bénéfices.

Dans le monde industriel moderne, cependant, ceux qui se chargent des risques de
production et sur qui les bénéfices de toute hausse du prix, et les pertes de toute
baisse, portent en premier lieu, sont des capitalistes entrepreneurs d'industrie. Leurs
recettes nettes en excédent des déboursés immédiats, impliqués parla production de la
marchandise, c'est-à-dire de son prix coûtant (en monnaie), constituent un revenu tiré,
pour la période envisagée, du capital qui est placé dans leur entreprise sous diverses
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 81

formes, y compris leurs propres facultés et capacités. Mais lorsque l'industrie marche
bien, la force de la compétition entre les employeurs eux-mêmes, chacun désirant
étendre son entreprise, et profiter pour soi-même autant que possible de ce haut
rendement, fait qu'ils consentent à payer des salaires plus élevés à leurs employés afin
d'obtenir leurs services ; et même s'ils agissent de concert, et s’ils refusent toute
concession pendant un certain temps, une association formée entre leurs employés
peut leur arracher cette concession sous peine de renoncer à la bonne moisson que
leur promet l'état favorable du marché. En général, le résultat est que, avant
longtemps, une grande partie des bénéfices est distribuée aux employés, et que leurs
salaires restent au-dessus du niveau normal aussi longtemps que dure la propriété.

C'est ainsi que les salaires élevés des mineurs, durant la hausse qui atteignit son
point culminant en 1873, furent dus pendant un certain temps aux rapports qui
existaient entre la demande relative à leurs services et la quantité de travail qualifié
minier utilisable, le travail non qualifié que l'on engageait étant compté comme
l'équivalent d'une certaine quantité de travail qualifié d'égale puissance productrice.
S'il avait été absolument impossible de trouver du travail de ce genre, les salaires des
mineurs n'auraient été limités que par l'élasticité de la demande de charbon d'un côté
et la venue graduelle en âge de travailler de la nouvelle génération des mineurs, d'un
autre côté. En tout cas, des hommes furent enlevés à d'autres occupations qu'ils ne
songeaient pas à abandonner ; car ils auraient pu obtenir des salaires élevés en restant
où, ils étaient, puisque la prospérité des industries du charbon ou du fer n'était que le
sommet d'une inflation du crédit. Ces hommes nouveaux n'étaient pas accoutumés au
travail souterrain ; ce que ce travail a de pénible les impressionnait fortement; en
même temps que ses dangers étaient accrus par leur manque de connaissances
techniques; et leur manque d'aptitude fat cause qu'ils gaspillèrent une grande partie de
leur force. Par conséquent, les limites que leur compétition imposa à la hausse des
salaires spéciaux des mineurs qualifiés furent assez larges.

Lorsque la prospérité cessa, ceux des nouveaux venus -qui étaient les moins aptes
à l'ouvrage abandonnèrent les mines ; mais, même alors, les mineurs qui restèrent
furent trop nombreux pour le travail qui restait à faire, et leur salaire tomba jusqu'à ce
qu'il eût atteint la limite à partir de laquelle il leur devenait possible de gagner
davantage en vendant leur travail dans d'autres industries. Et cette limite était très peu
élevée, car l'inflation énorme de crédit qui atteignit son point culminant en 1873 avait
miné des entreprises solides, détruit les véritables fondements de la prospérité et
laissé à peu près toutes les industries dans une condition plus ou moins mauvaise et
déprimée. Les mineurs durent donc vendre leur travail qualifié sur des marchés qui
étaient déjà encombrés et sur lesquels leurs aptitudes spéciales ne comptaient pour
rien.

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§ 6. - Nous avons déjà fait remarquer qu'une portion seulement du revenu tiré d'un
instrument de production qui se détruit par l'usage peut être regardé comme son
bénéfice net ; en effet, une somme équivalente à la diminution de valeur du capital
doit être déduite de ce revenu avant de pouvoir le considérer comme un revenu net
quelconque. Il faut tenir compta de l'usure d’une machine, aussi bien que des frais de
sa mise en œuvre, avant de pouvoir arriver aux bénéfices nets qu'elle donne. Or, le
mineur est aussi sujet à l'usure que la machine, et il faut donc faire subir une
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 82

déduction à ses salaires, pour tenir compte de l'usure lorsqu'on veut procéder à une
évaluation du revenu spécial de ses aptitudes 1.

Mais dans ce cas, nous nous trouvons en présence d'une autre difficulté. Tandis
que le propriétaire d'une machine ne souffre pas de ce qu'elle est tenue longtemps au
travail lorsque les frais de mise en œuvre, y compris l'usure, ont une fois été portés en
compte, le possesseur d'aptitudes qualifiées souffre lorsque ces aptitudes sont tenues
longtemps en exercice, et il en subit incidemment des incommodités, telles que la
perte de tout délassement et de sa liberté de mouvement, etc. Si le mineur n'a que
quatre jours de travail dans une semaine et gagne 1 £, tandis que la semaine suivante
il travaille six jours et gagne 1 £ 10 shellings, une partie seulement de ces 10 shellings
doit être regardée comme revenu de son aptitude, le restant doit être regardé comme
la rémunération de sa fatigue supplémentaire aussi bien que de son usure 2.

Concluons pour cette partie de notre démonstration. Le prix de marché d'un objet,
"c'est-à-dire son prix pour de courtes périodes, est surtout déterminé par les rapports
qui existent entre la demande relative à cet objet et son stock disponible ; et lorsqu'il
s'agit d'un agent de production, que ce soit un agent humain ou un agent matériel,
cette demande est « dérivée » de la demande des choses dans la fabrication desquelles
cet agent est employé. Dans ces périodes relativement courtes, les fluctuations de
salaires suivent, et ne précèdent pas, les fluctuations des prix de vente des marchan-
dises produites.

Mais les revenus qu'obtiennent tous les agents de production, soit humains, soit
matériels, et ceux qu'ils semblent devoir obtenir dans l'avenir, exercent une influence
continuelle sur les personnes par l'action desquelles les futurs approvisionnements de
ces agents sont terminés. Il existe une tendance constante vers une position d'équilibre
normal, dans laquelle l'offre de chacun de ces agents puisse être avec la demande de
ses services dans un rapport tel que ceux qui ont fourni l'offre obtiennent une
rémunération suffisante de leurs efforts et de leurs sacrifices. Si les conditions écono-
miques du pays restaient assez longtemps stationnaires, cette tendance aboutirait à
une adaptation de l'offre à la demande telle que, à la fois, machines et êtres humains
obtiendraient en général un salaire qui correspondrait assez bien à leurs frais
d'éducation et de formation, en tenant compte des objets de nécessité conventionnelle
aussi bien que de ceux qui sont strictement nécessaires. Mais les objets de nécessité
conventionnelle peuvent changer sous l'influence de causes non économiques, alors
même que les conditions économiques elles-mêmes seraient stationnaires ; ce
changement affecterait l'offre de travail, amoindrirait le dividende national et altére-
rait légèrement sa distribution. Quoi qu'il en soit, les conditions économiques du pays
sont constamment en voie de changement, et le point d'adaptation de l'offre et de la
demande normales, en ce qui concerne le travail se déplace constamment.

1 Il existe de bonnes raisons pour considérer ce revenu spécial comme une quasi-rente. Cpr. Liv. VI,
chap. V, § 7 et chap. VIII, § 8.
2 Cpr. ci-dessus, chap. II, § 2. Ils peuvent être considérés comme capitalistes dans la mesure où ils
disposent d'un outillage industriel considérable; et une partie de leur revenu constitue la quasi-
rente de ce capital.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 83

Note sur certaines analogies


entre le salaire et la rente

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§ 7. - Nous pouvons maintenant examiner la question de savoir sous quel chef il


faut classer ces revenus supplémentaires qu'obtiennent des capacités naturelles
extraordinaires. Puisqu'elles ne sont pas le résultat de l'emploi de l'effort humain sur
un agent de production dans le but d'augmenter sa puissance de production, il existe
prima facie une forte raison de les regarder comme étant de la nature de la rente, ou
surplus de producteur, qui résulte de la possession d'un avantage différentiel pour la
production, gratuitement fourni par la nature. Cette analogie est exacte et utilisable
tant que nous analysons seulement les parties composantes du revenu obtenu par un
seul individu. Et il est intéressant de rechercher quelle partie de leur revenu, pour des
hommes ayant réussi, est due à la chance, à l'occasion, aux circonstances, et quelle
partie est due au bon point de départ qu'ils ont eu dans la vie; quelle partie représente
le profit pour Je capital placé dans leur éducation spéciale, quelle partie constitue la
rémunération d'un travail exceptionnellement pénible ; et enfin quelle partie reste
comme surplus ou rente de producteur résultant de la possession de qualités naturelles
rares.

Mais lorsque nous considérons l'ensemble de ceux qui se trouvent engagés dans
une profession, nous n'avons pas le droit de traiter comme une rente les salaires
exceptionnellement élevés des hommes qui ont réussi, sans tenir compte des salaires
peu élevés de ceux qui ne réussissent pas.

Dans toute occupation, l'offre de travail est, en effet, gouvernée, toutes choses
étant égales, par les salaires que cette occupation permet d'atteindre. L'avenir de ceux
qui entrent dans la profession ne saurait être prédit avec certitude ; quelques-uns, qui
débutent avec les moindres promesses, se trouvent être doués de grandes aptitudes
latentes, et, peut-être aidés par la chance, acquièrent des fortunes considérables ;
tandis que d'autres, qui donnaient de grandes espérances à leur début, n'arrivent à
rien. Les chances de succès et d'échec doivent, en effet, être prises en bloc, à peu près
comme les chances des bons ou des mauvais coups de filet par le pêcheur, ou les
chances des bonnes ou des mauvaises récoltes par J'agriculteur; et lorsqu'un jeune
homme fait choix d'une occupation, on lorsque ses parents choisissent pour lui, ils
sont les uns et les autres très éloignés de ne pas tenir compte des fortunes réalisées par
ceux qui y ont réussi. Ces fortunes font par conséquent partie du prix qui est payé à la
longue pour l'offre de travail et d'aptitude de la part de ceux qui adoptent cette
occupation ; elles font partie du vrai prix d'offre ou du prix normal d'offre de « longue
période » du travail dans cette occupation. Elles ne constituent pas, comme l'ont
prétendu quelques auteurs, une rente qui ne ferait pas partie de ce prix et qui serait
plutôt déterminé par lui.

Il est vrai que, si nous bornons notre attention à de courtes périodes, nous pouvons
très bien dire que les revenus exceptionnels, obtenus par les qualités naturelles
existant déjà chez ceux qui se sont spécialisés dans une certaine industrie, ne font pas
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 84

directement partie des frais limite de production des marchandises fabriquées dans
cette industrie, ni par conséquent de leur prix ; ils sont déterminés par ce prix et, par
suite, doivent plutôt être regardés comme une quasi-rente. Mais la même idée est
vraie du revenu net spécial des aptitudes acquises 1.

On peut concéder, aussi, que si certains individus se font remarquer dès leur
naissance comme ayant des aptitudes spéciales pour une occupation particulière, et
pas pour d'autres, de sorte qu'ils se tourneraient à coup sûr vers cette occupation, dans
tous les cas, les salaires que ces hommes obtiendraient devraient être mis à part
comme exceptionnels lorsque nous étudions les chances de succès ou d'échec pour les
gens ordinaires. Mais, en fait, ce cas ne se présente jamais, car dans une large mesure,
le succès d'une personne dans une profession dépend du développement de certains
talents et de certains goûts, dont on ne peut en aucune façon prévoir la force jusqu'à
ce que cette personne ait déjà fait choix d'une occupation. De telles prévisions sont au
moins aussi faillibles que celles que peut faire un nouveau colon au sujet de la fertilité
et des avantages futurs de situation des diverses parcelles de terre qui sont offertes à
son choix 2. Et, c'est en partie pour cette raison que le revenu exceptionnel, tiré
d'aptitudes naturelles rares, offre une analogie plus étroite avec le surplus de produits
que donne la terre d'un colon qui a fait un choix exceptionnellement heureux, qu'avec
la rente du soi dans un vieux pays. Mais la terre et les êtres humains diffèrent sous
tant de rapports que même cette analogie, si on la poursuit très loin, peut nous induire
en erreur ; et il faut user de, la plus grande circonspection dans l'application du mot
rente aux salaires dont bénéficient les aptitudes exceptionnelles.

Finalement, nous pouvons faire observer que la démonstration du Livre V, chap.


VIII, IX, en ce qui concerne les bénéfices spéciaux (soit de la nature des rentes, soit
de celle des quasi-rentes) que donnent les moyens de production susceptibles d'être
employés dans diverses branches de production, est applicable aux bénéfices spéciaux
des aptitudes et des capacités naturelles. Lorsqu'une terre susceptible d'être employée
à la production d'une marchandise est employée à la production d'une autre, le prix
d'offre de la première s'élève, quoique cette hausse ne corresponde pas à la rente que
la terre fournirait dans ce deuxième emploi. Ainsi lorsque les aptitudes acquises ou
naturelles, qui auraient pu être appliquées à produire une marchandise, sont appli-
quées à en produire une autre, le prix d'offre de la première s'élève par suite de
l'amoindrissement de ses sources d'offre.

1 Cpr. Livr. VI, chap. VIII, § 8.


2 Cpr. Livr. V, chap. IX, § 9.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 85

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre six
Intérêt du capital

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§ 1. - Les rapports existant entre l'offre et la demande ne peuvent pas plus être
étudiés en eux-mêmes lorsqu'il s'agit du capital que lorsqu'il s'agit du travail. Tous les
éléments du grand problème central de la distribution et de l'échange dépendent les
uns des autres ; et les deux premiers chapitres de ce livre, et plus particulièrement les
parties qui se réfèrent directement au capital, peuvent être considérés comme une
introduction à ce chapitre et aux deux chapitres qui suivent. Mais avant d'aborder
l'analyse détaillée, qui les remplira presque tout entiers, nous devons dire un mot de la
position que l'étude moderne du capital et de l'intérêt occupe par rapport aux travaux
antérieurs.

L'aide que la science économique a apportée à la compréhension du rôle joué par


le capital dans notre système industriel est solide et fondamentale ; mais elle n'a pas
fait faire de découvertes sensationnelles. Tout ce que l'on connaît maintenant ayant
quelque importance était depuis longtemps mis en pratique par les hommes d'affaires
capables ; mais ils étaient incapables d'exprimer clairement ou même exactement
leurs connaissances.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 86

Chacun sait fort bien qu'aucun paiement ne serait offert pour l'usage du capital si
on n'espérait pas retirer un certain bénéfice de cet usage ; et chacun sait aussi que ces
bénéfices sont de diverses sortes. Les uns empruntent pour parer à des besoins
pressants réels ou imaginaires, et ils paient d'autres personnes pour qu'elles sacrifient
le présent à l'avenir afin de pouvoir eux-mêmes sacrifier l'avenir au présent. D'autres
empruntent pour se procurer des machines et autres biens « intermédiaires », avec
lesquels ils pourront fabriquer des objets qui seront vendus à bénéfice ; d'autres
empruntent pour acquérir des hôtels, des théâtres et autres choses qui fournissent
leurs services directement, mais qui sont néanmoins une source de bénéfice pour ceux
qui les exploitent. Quelques-uns empruntent des maisons pour les habiter, ou bien ils
empruntent les moyens d'acheter ou de bâtir leurs propres maisons ; et l'absorption, en
constructions de maisons et en choses analogues, des ressources du pays s'accroît,
toutes choses étant égales, avec chaque accroissement de ces ressources et avec
chaque diminution du taux de l'intérêt qui en est la conséquence, exactement d'ailleurs
comme cela arrive dans le cas d'absorption de ces ressources en machines, docks, etc.
La demande relative à des maisons solides en pierre au lieu de maisons en bois, qui
donnent tout autant d'agrément pendant un temps, indique que la richesse d'un pays
s'accroît et que le capital peut être obtenu à un taux d'intérêt moins élevé ; et elle
influe sur le marché du capital et sur le taux de l'intérêt de la même façon que le ferait
une demande relative à de nouvelles usines ou à de nouvelles voies ferrées.

Chacun sait qu'en général, les gens ne prêtent pas gratis, parce que, s'ils n'ont pas
eux-mêmes quelque bon emploi du capital ou de ses équivalents, ils sont certains de
pouvoir trouver d'autres personnes auxquelles l'usage de ce capital serait profitable et
qui paieraient pour le prêt de ce capital. On s'en tient au parti le plus avantageux 1.

Chacun sait aussi que peu de gens, même parmi les Anglo-Saxons et autres races
énergiques et amies de l'ordre, ont soin de mettre de côté une large portion de leurs
revenus; et que bien des occasions ont été fournies à l'emploi du capital dans ces
derniers temps par le progrès dans les découvertes et par l'ouverture de nouveaux
pays; et ainsi, chacun comprend d'une façon générale les causes qui ont fait que l'offre
de richesse accumulée est si peu importante relativement à la demande que son
emploi soit, au total, une source de gain et qu'on puisse, par suite, exiger un paiement
en cas de prêt. Chacun sait bien que l'accumulation de la richesse est entravée et que
le taux de l'intérêt se maintient par là même, par la préférence que la grande masse de
l'humanité a pour les satisfactions présentes par rapport aux satisfactions différées,
ou, en d'autres termes, à cause des répugnances inspirées par « l'attente ». Et, sans
doute, le rôle véritable de l'analyse économique, sous ce rapport, c'est, non pas d'insis-
ter sur cette vérité familière, mais d'indiquer combien les exceptions à cette
préférence générale sont plus nombreuses qu'on ne pourrait le croire au premier
abord 2.

1 Nous avons indiqué au Liv. II, chap. IV, que l'offre de capital est entravée par le fait que les
usages que l'on peut en faire ne sont que futurs (by the prospectiveness of its uses), et par le peu de
disposition des hommes à prévoir ; tandis que la demande de capital vient de sa productivité dans
le sens le plus large du mot.
2 Cpr. Liv. III, chap. V, §§ 3, 4; et Liv. IV, chap. VII, § 8. On corrige assez bien cette erreur en
faisant remarquer combien peu il faudrait modifier les conditions actuelles de notre monde pour en
faire apparaître un autre où la plupart des gens s'efforceraient à tel point d'assurer leur existence
dans leur vieillesse et celle de leur famille après eux, et dans lequel les occasions d'employer
avantageusement la richesse accumulée sous n'importe quelle forme seraient si peu nombreuses
que la somme de richesse pour la surveillance de laquelle les gens consentiraient à payer une
rémunération excèderait celle que d'autres désireraient emprunter ; et où, par conséquent, même
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 87

Ce sont là des vérités familières ; et elles sont la base de la théorie du capital et de


l'intérêt. Mais dans les choses de la vie ordinaire, les vérités se présentent souvent par
fragments. Certaines relations particulières apparaissent clairement une à une ; mais
l'action combinée des causes qui se déterminent mutuellement est rarement groupée
en un seul faisceau. La principale tâche de l'économie politique en ce qui concerne le
capital, c'est de grouper par ordre et selon leurs rapports mutuels toutes les forces qui
agissent dans la production et dans l'accumulation de la richesse de même que dans la
distribution du revenu ; de sorte que, en ce qui concerne à la fois le capital et les
autres agents de production, on puisse les considérer comme se déterminant mutuelle-
ment.

L'économiste doit, ensuite, analyser les influences qui poussent les hommes à
choisir entre les satisfactions présentes et les satisfactions différées, en y comprenant
les loisirs et les occasions de se livrer aux formes d'activité qui ont en elles leur
propre récompense. Mais ici la place d'honneur revient à la science mentale, dont les
doctrines, combinées à d'autres matériaux, sont appliquées par la science économique
à ses problèmes spéciaux 1.

Sa tâche est donc plus lourde dans l'analyse, dont nous allons nous occuper dans
ce chapitre et dans les deux qui suivent, des gains qui proviennent de l'aide que
procure la richesse accumulée pour obtenir des fins désirables, surtout lorsque cette
richesse revêt la forme de capital commercial. Ces gains, en effet, ou ces profits
contiennent divers éléments, parmi lesquels quelques-uns rentrent dans l'intérêt pour
l'usage du capital au sens large du mot, tandis que d'autres constituent l'intérêt net ou
intérêt proprement dit. Les uns constituent la rémunération de la capacité de direction
et de l'esprit d'entreprise, y compris la charge des risques ; et d'autres, encore, appar-
tiennent moins à l'un quelconque de ces agents de production qu'à leur combinaison.

La doctrine scientifique du capital a eu une longue histoire pendant laquelle elle


s'est continuellement développée et améliorée dans ces trois direct-ions durant les
trois derniers siècles. Adam Smith paraît avoir vu confusément et Ricardo -avoir vu
distinctement presque tout ce qui est de première importance dans la théorie, à peu
près telle qu'elle est connue maintenant ; et quoique tel auteur ait préféré insister sur
l'une des nombreuses faces de la question, tandis que tel autre en préférait une autre,
il ne semble pas qu'il y ait quelque raison sérieuse de croire qu'aucun grand écono-
miste depuis l'époque d'Adam Smith ait jamais complètement négligé un de ses
aspects ; et, en particulier, il est certain que rien de ce qui pouvait être familier aux
hommes d'affaires ait été négligé par le génie financier pratique de Ricardo. Mais il y
a eu des progrès ; presque chaque auteur a amélioré quelque partie et lui adonné des
contours plus nets et plus simples ; tel autre a contribué à appliquer les rapports
complexes des différentes parties. Il est rare que ce qui avait été fait par quelque
grand penseur ait été défait par un autre, mais il y a été sans cesse ajouté quelque
chose de nouveau 2.

ceux qui verraient la moyen de réaliser un bénéfice en se servant d'un capital exigeraient un
paiement pour s'en charger. L'intérêt serait alors entièrement négatif.
1 Cpr. Liv. I, chap. V, et Liv. III, chap. V ; Liv. IV, chap. VII.
2 Nous nous sommes déjà demandé (vol. I, p. 207) si le professeur von Böhm-Bawerk a justement
apprécié la pénétration de ses prédécesseurs dans leurs écrits relatifs au capital et à l'intérêt ; et si
ce qu'il regarde comme des fragments simplement naïfs de théories ne sont pas plutôt les exagéra-
tions d'hommes familiers avec la pratique des affaires, et qui, soit pour une raison spéciale, et, soit
aussi à cause d'une absence de méthode dans leur exposé, attachaient une si grande importance à
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 88

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§ 2. - Mais si nous remontons à l'histoire du Moyen Age. et à l'histoire ancienne, il


semble certainement que nous constations l'absence d'idées claires relativement à la
nature des services que le capital rend à la production et dont l'intérêt constitue le
paiement. Comme cette histoire primitive exerce une influence indirecte sur les pro-
blèmes de notre époque, il est utile d'en dire ici un mot.

Dans les sociétés primitives, il n'y avait que peu d'occasions d'employer du capital
nouveau dans des entreprises, et ceux qui avaient des biens dont ils n'avaient pas
besoin pour leur propre usage immédiat eussent rarement souffert un grand préjudice
en les prêtant à d'autres sur bonne garantie sans réclamer aucun intérêt. Ceux qui
empruntaient étaient généralement des pauvres et des petits, gens dont les besoins
étaient urgents et dont l'aptitude à marchander était très faible. Ceux qui prêtaient
étaient, en général, soit des gens qui épargnaient librement un peu de leur superflu
pour venir en aide à leurs voisins, soit des prêteurs de profession. C'est à ces derniers
que le pauvre s'adressait dans sa détresse ; et souvent ils faisaient un cruel usage de
leur puissance, l'enveloppant dans des réseaux dont il ne pouvait sortir sans grande
souffrance et peut-être sans y perdre sa liberté personnelle ou celle de ses enfants.
Non seulement les gens ignorants, mais encore les savants des premiers temps, les
pères de l’Église médiévale, et les gouvernants de l'Inde de notre temps ont été portés
à dire que les prêteurs d'argent « trafiquent de la misère des autres, cherchant à tirer
profit de leur malheur ; sous prétexte de compassion ils creusent un abîme pour les
opprimés 1 ». Dans un tel état social, on peut discuter la question de savoir s'il y a

certains éléments du problème, qu'ils laissaient les autres à l'arrière-plan. Et il se peut très bien que
l'air paradoxal qu'il donne à sa propre théorie du capital, soit le résultat d'une semblable exagéra-
tion et du refus de reconnaître que les divers éléments du problème sont dans un état de mutuelle
dépendance. Nous avons déjà appelé l'attention du lecteur sur le fait que, bien qu'il exclue les
maisons et les hôtels, et même tout ce qui n'est pas, strictement parlant, un bien intermédiaire, de
la définition qu'il a donnée du capital, néanmoins la demande relative à l'usage de certains biens
qui ne sont pas les biens intermédiaires, influe aussi directement sur le taux de l'intérêt que la
demande du capital tel qu'il l'a défini. C'est à cet emploi du mot capital que se rattache une
doctrine sur laquelle il insiste longuement, à savoir que « les méthodes de production qui prennent
du temps sont plus productives » (Positive capital, Liv. V, chap. IV, p. 261) ou encore que tout
allongement d'un détour de la production s'accompagne d'un nouvel accroissement dans le résultat
technique » (Ibid., Liv. II, chap. II, p. 84). Mais n'est-ce pas là prendre pour cause ce qui, en
réalité, est autant un effet qu'une cause ? N'existe-t-il pas d'innombrables procédés qui prennent
beaucoup de temps, qui constituent des détours et qui cependant sont improductifs et par cela
même inutilisés ? N'est-il pas vrai, au contraire, que parce qu'un intérêt est payé pour l'usage du
capital et peut être gagné par son emploi, ces méthodes longues. et détournées, qui comportent un
grand appel de capital, sont évitées à moins qu'elles ne soient plus productives que les autres ? Ne
devrions-nous pas plutôt dire que le fait que beaucoup de méthodes détournées sont productives à
des degrés différents, est une des causes qui affectent le taux de l'intérêt? et que le taux de l'intérêt
et la mesure dans laquelle les méthodes détournées sont en usage constituent deux des éléments du
problème central de la distribution et de l'échange, éléments qui se déterminent mutuellement ?
Cpr. Ci-dessus p. 266 [Livre VI, chap. I : § 9].
1 Tiré de la cinquième Homélie de Saint-Chrysostome, cpr. ci-dessus. Liv. I, chap. II, § 8. Cpr. aussi
Ashley, Economy History, liv. VI, chap. VI ; Bentham, On Usury ; Lecky, Rationalism in Europe,
ainsi que les histoires de l'économie politique de Kautz, Ingram et Cunningham, les traités de
Knies, Roscher et Nicholson ; Thorburn, Musalmans and Money-lenders in the Punjab et plusieurs
articles récents dans Economic Review. Le sentiment contre l'usure a sa source dans les rapports de
tribus, dans bien d'autres cas que celui des Israélites, et peut-être dans tous les cas. Et comme le
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 89

avantage au point de vue général à ce que les gens soient encouragés à emprunter des
richesses en prenant l'engagement de les rendre avec accroissement au bout d'un
certain temps ; si de tels contrats, pris dans l'ensemble, ne contribuent pas plutôt à
diminuer qu'à augmenter la somme de bonheur humain.

Mais, malheureusement, des essais furent faits pour résoudre cette importante et
difficile question pratique au moyen d'une distinction philosophique entre l'intérêt
pour le prêt d'argent et la rente de la richesse matérielle. Aristote avait dit que l'argent
est stérile, et que retirer un intérêt du prêt de cet argent c'est en faire un usage
contraire à sa nature. Et, suivant sa trace, les auteurs scholastiques soutinrent, avec de
grands efforts et une grande ingéniosité, que celui qui prête une maison ou un cheval
peut imposer une charge pour l'usage de cet objet, et cela parce qu'il abandonne la
jouissance d'une chose qui est directement productive de bénéfices. Mais ils ne
trouvaient aucune excuse semblable pour l'intérêt de l'argent ; c'est donc, disaient-ils,
que cet intérêt est injuste, comme constituant une charge pour un service qui ne coûte
rien au prêteur 1.

Si, en réalité, le prêt ne lui coûte rien, s'il n'aurait pu lui-même faire aucun usage
de l'argent, s'il est riche, et l'emprunteur pauvre et besogneux, alors, sans doute, on
pourrait soutenir qu'il est moralement tenu de prêter son argent gratis; mais, pour les
mêmes raisons, il serait tenu également de prêter sans rétribution, à un voisin pauvre,
une maison qu'il n'habiterait pas lui-même, ou un cheval dont, pour un jour de travail,
il n'aurait pas besoin lui-même. La doctrine de ces auteurs impliquait donc en réalité,
et, en fait, elle faisait pénétrer dans l'esprit des gens cette dangereuse erreur, à savoir
que - indépendamment des circonstances spéciales dans lesquelles peuvent se trouver
l'emprunteur et le prêteur - le prêt d'argent, c'est-à-dire du moyen de se procurer tou-
tes choses en général, ne constitue pas un sacrifice de la part du prêteur ni un bénéfice
pour l'emprunteur, comme il en est pour le prêt d'une marchandise particulière ; ils
laissaient dans l'ombre ce fait, que celui qui emprunte de l'argent peut acheter, par
exemple, un jeune cheval, dont il peut employer les services et qu'il peut vendre,
lorsque le prêt doit être remboursé, à un aussi bon prix que celui qu'il a payé pour lui.
Le préteur renonce au pouvoir de faire cela, l'emprunteur l'acquiert ; il n'y a aucune
différence substantielle entre le prêt du prix d'achat d'un cheval et le prêt d'un
cheval 2.

fait observer Cliffe-Leslie (Essays, 2e éd., p. 244) : Ce sentiment « remonte aux époques
préhistoriques, alors que les membres de chaque communauté se considéraient encore comme
parents ; lorsque le communisme de la propriété existait au moins en fait et que quiconque
possédait plus qu'il ne lui était nécessaire ne pouvait se refuser à partager son superflu avec un
compagnon de tribu qui se trouvait dans le besoin. »
1 Ils distinguaient ainsi les choses louables (hiring things), qui doivent être rendues identiques et les
choses fongibles (borrowing things) dont on ne doit rendre que l'équivalent. Cependant, cette
distinction, quoique intéressante à un point de vue analytique, n'a qu'une médiocre importance
pratique.
2 Le professeur Cunningham a très bien décrit les subtilités au moyen desquelles l’Église du Moyen
Age abandonna sa prohibition du prêt à intérêt, dans la plupart des cas où cette prohibition aurait
été gravement préjudiciable au public. Ces subtilités ressemblent aux fictions légales au moyen
desquelles les juges abandonnent la lettre de la loi quand l'interprétation naturelle paraît devoir
être nuisible. Dans l'un et l'autre cas, on réussit à éviter pratiquement un mal grâce à des habitudes
de pensée confuse et peu sincère.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 90

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§ 3. - L'histoire s'est en partie répétée ; et dans le monde moderne occidental, un


nouveau mouvement de réforme est né d'une autre analyse erronée de la nature de
l'intérêt, en même temps qu'il renforçait cette analyse. À mesure que la civilisation
progressait, les prêts de richesse aux gens nécessiteux sont devenus constamment plus
rares et tiennent une place moins importante dans l'ensemble des prêts ; tandis que les
prêts de capital en vue d'un usage productif dans des entreprises ont augmenté dans
une proportion toujours croissante. Et, en conséquence, quoique les emprunteurs ne
soient pas actuellement regardés comme des victimes d'une oppression, on a trouvé à
récriminer dans le fait que tous les producteurs, qu'ils travaillent ou non avec du
capital emprunté, comptent l'intérêt du capital employé par eux comme faisant partie
des frais qui doivent leur être remboursés à la longue dans le prix de leurs
marchandises, faisant de cela une condition de la continuation de l'entreprise. En
s'appuyant sur ce fait et sur les occasions que le système industriel actuel offre
d'amasser de grandes richesses par des spéculations heureuses, on a prétendu que le
paiement de l'intérêt dans les temps modernes opprime les classes laborieuses non pas
directement, mais indirectement; et qu'il les dépouille de la part qui leur est due dans
les bénéfices résultant du progrès de la science. Et de là, on tire la conclusion pratique
qu'il serait de l'intérêt général et, par suite, qu'il serait juste, qu'il ne fût permis à
aucun particulier de posséder des moyens de production, ou des moyens directs de
jouissance, à l'exception de ceux dont il a besoin pour son propre usage.

Cette conclusion pratique a été appuyée par d'autres arguments qui retiendront
notre attention ; mais, pour le moment, nous n'avons à nous occuper que de la théorie
qui a été mise en avant par William Thompson, Rodbertus, Karl Marx et quelques
autres auteurs en faveur de cette conclusion. Ces auteurs ont soutenu que le travail
produit toujours un « surplus » 1 au delà des salaires et de l'usure du capital qui vient
en aide à ce travail, et que le tort fait au travail consiste en l'exploitation de ce surplus
par d'autres. Mais cette assertion que la totalité de ce surplus est le produit du travail,
suppose que l'on admet déjà ce qu'il s'agit de prouver par elle ; ils n'essaient nulle-
ment de la prouver, et elle est fausse. Il n'est pas exact que, dans une filature, après
avoir fait le pari de l'usure des machines, le fil soit le produit du travail des ouvriers.
Il est le produit de leur travail uni à celui de l'employeur et des chefs subalternes, et
du capital employé ; et ce capital lui-même est le produit du travail et de l'attente ; et
par suite, le fil est le produit du travail sous diverses formes et de l'attente. Si nous
admettons qu'il est le produit du travail seul, et non du travail et de l'attente, nous
nous voyons poussés par une logique inexorable à admettre qu'il n'existe aucune
justification de l'Intérêt, rémunération de l'attente, car la conclusion est impliquée par
les prémisses. Rodbertus et Marx font, il est vrai, hardiment appel à l'autorité de
Ricardo, pour justifier leurs prémisses ; mais nous avons déjà vu 2 que, en réalité,
elles sont aussi opposées à l'exposé explicite et à la teneur générale de sa théorie de la
valeur qu'au sens commun.

Pour dire la même chose en d'autres termes : s'il est vrai que le fait de différer une
satisfaction implique en général un sacrifice de la part de celui qui la diffère, exacte-
ment comme de la part de celui qui travaille, le fait de donner un effort supplé-

1 C'est là une expression de Marx. Rodbertus l'a appelé un « Plus ».


2 Liv. V, chap. XIV, § 6.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 91

mentaire ; et s'il est vrai que cet ajournement permet à l'homme d'employer des
méthodes de production dont le coût primitif est très grand, mais au moyen desquelles
l'ensemble de ses jouissances est augmenté aussi certainement qu'il le serait par un
accroissement de travail ; alors, il ne peut pas être vrai de dire que la valeur d'une
chose dépend simplement de la quantité de travail employée à la produire. Toute ten-
tative faite pour établir cette prémisse implique nécessairement que le service fourni
par le capital est un bien « libre », ne s'accompagnant d'aucun sacrifice et par suite
n'exigeant aucun intérêt comme récompense pour en amener la continuation ; et c'est
là la conclusion même que la prémisse est appelée à prouver. Les vives sympathies de
Rodbertus et de Marx pour les malheureux méritent toujours notre respect ; mais ce
qu'ils regardaient comme la base scientifique de leurs propositions pratiques semble
n'être guère qu'une série de cercles vicieux pour prouver qu'il ne saurait exister
aucune justification économique de l'intérêt, alors que ce résultat est tout le temps à
l'état latent dans leur prémisse ; en ce qui concerne Marx, cependant, tout cela était
enveloppé de mystérieuses phrases hégéliennes, avec lesquelles il « coquetait »,
comme il le dit lui-même dans sa préface.

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§ 4. - Nous pouvons maintenant procéder à notre analyse. L'intérêt dont nous


parlons lorsque nous disons que l'intérêt est la rémunération du capital tout seul, ou la
rémunération de l'attente toute seule est l'intérêt net; mais ce que l'on désigne com-
munément sous le nom d'intérêt renferme d'autres éléments en plus de celui-ci, et peut
être appelé intérêt brut.

Ces éléments additionnels sont d'autant plus importants que la sécurité commerc-
iale et l'organisation du crédit sont moins avancés et plus rudimentaires. C'est ainsi,
par exemple, qu'au Moyen Age, lorsqu'un prince désirait anticiper sur ses revenus
futurs, il empruntait peut-être un millier d'onces d'argent et s'engageait à en rem-
bourser quinze cents à la fin de l'année. Rien cependant ne garantissait entièrement
l'exécution de son engagement ; et il pouvait se faire que le prêteur eût consenti à
échanger cette promesse contre la certitude absolue de recevoir treize cents onces à la
fin de l'année. Dans ce cas, tandis que le taux nominal du prêt était de 50 %, le taux
réel était de 30.

La nécessité qu'il y a à tenir ainsi compte de l'assurance contre les risques est si
évidente qu'elle est rarement oubliée. Mais ce qui est moins évident, c'est que tout
prêt est une cause de trouble pour le prêteur, et que si, à raison des circonstances, le
prêt entraîne un risque considérable, il faut souvent se donner beaucoup de peine pour
faire que ces risques soient aussi minimes que possible ; et que, alors, une grande
partie de ce qui, à l'emprunteur, constitue l'intérêt, est, si l'on se place au point de vue
du prêteur, une rémunération pour la gestion d'une entreprise pleine de tracas.

De nos jours, l'intérêt net du capital en Angleterre est un peu au-dessous de 3 %


par an. C'est en effet là à peu près ce que l'on peut obtenir en faisant des placements
sur des titres de bourse de premier ordre, pouvant fournir un revenu assuré sans ennui
ou sans frais appréciables de la part du prêteur. Et lorsque nous voyons des hommes
d'affaires capables qui empruntent sur hypothèques de toute sécurité au taux, par
exemple, de 4 %, nous pouvons considérer cet intérêt net de 4 % comme se com-
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 92

posant d'un intérêt net, ou intérêt propre, jusqu'à concurrence d'un peu moins de 3 %
et de salaires de gestion pour les prêteurs jusqu'à concurrence d'un peu plus de 1 % 1.

De même, une entreprise de prêt sur gages n'implique presque aucun risque ; mais
ces prêts sont faits, en général, au taux de 25 0/0 par an, ou même davantage; la plus
grande partie de cet intérêt constitue en réalité les salaires de gestion d'une entreprise
pleine de difficultés. Ou encore, pour prendre un exemple plus décisif, il existe, à
Londres et à Paris, et probablement ailleurs, des hommes qui gagnent leur vie en
prêtant de l'argent à des marchands des quatre saisons; souvent l'argent est prêté le
matin en vue d'acheter des fruits, etc. et il est restitué le soir, lorsque les ventes sont
faites avec un intérêt de 10 % ; il n'y a que peu de risques dans ce commerce et il est
rare que l'argent soit perdu 2. Or, un farthing (2 centimes et demi), placé à 10 % par
jour, produirait un billion de livres sterling (23 billions de francs) à la fin de l'année.
Mais personne ne peut devenir riche en prêtant aux marchands des quatre saisons, car
personne ne peut prêter beaucoup de cette façon. Ce que l'on appelle ici l'intérêt des
prêts consiste presque entièrement en salaires d'une sorte de travail pour lequel peu de
capitalistes se sentent du goût.

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§ 5. - Il est donc nécessaire d'analyser avec un peu plus de soin les risques excep-
tionnels qui entrent dans une entreprise lorsqu'une grande partie du capital employé
dans cette entreprise a été emprunté. Supposons que deux hommes se livrent à des
entreprises similaires, l'un travaillant avec son propre capital, tandis que l'autre
travaille avec du capital emprunté.

Il y a tout un groupe de risques qui sont communs aux deux; ces risques peuvent
être désignés sous le nom de risques commerciaux du genre particulier d'entreprise
dans laquelle ces deux hommes sont engagés. Ils proviennent des fluctuations qui se
produisent sur les marchés de matières premières et de marchandises finies, des
changements imprévus de la mode, des nouvelles inventions, de l'arrivée de nouveaux
et puissants rivaux dans leurs contrées respectives, et ainsi de suite. Mais il existe un
autre groupe de risques dont le fardeau pèse sur l'homme qui travaille avec du capital
emprunté et non sur l'autre ; nous pouvons appeler ces risques des risques personnels.
En effet, celui qui prête du capital destiné à être employé par un autre dans un but

1 Les hypothèques de longue durée sont tantôt plus recherchées des prêteurs que celles de courte
durée et tantôt moins. Les premières évitent l'ennui d'un renouvellement fréquent, mais elles
privent le prêteur de l'usage de son argent pour de longues années, et, par cela même, elles
restreignent sa liberté. Les valeurs de bourse de premier ordre réunissent les avantages des
hypothèques de très longue et de très courte durée. En effet, leur détenteur peut les garder aussi
longtemps qu'il le veut, et il peut, quand il veut, les convertir en argent. Cependant si, à ce
moment, le crédit est ébranlé et si d'autres personnes ont besoin d'argent comptant, il se verra forcé
de les vendre à perte. Si ces valeurs pouvaient toujours être réalisées sans perte, et si l'on ne devait
pas payer des commissions aux courtiers pour vendre ou pour acheter, elles ne donneraient pas un
revenu plus élevé que les valeurs « à ordre » payables à la volonté du prêteur ; et ce revenu sera
toujours moindre que l'intérêt des prêts faits pour une période déterminée, longue ou courte.
2 De même, le Dr Jessop (Arcady, p. 254) nous dit que : « il y a des masses de préteurs d'argent aux
alentours du marché aux bestiaux qui font aux spéculateurs des avances à vue », leur prêtant des
sommes qui, dans certains cas exceptionnels, s'élèvent à 200 £, au taux brut de 10 0/0 par vingt-
quatre heures.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 93

commercial, doit stipuler un gros intérêt comme assurance contre les risques prove-
nant d'une défaillance dans l'habileté ou dans le caractère personnel de l'emprunteur 1.

L'emprunteur peut être moins capable, moins énergique et moins honnête qu'il ne
semble. Il n'a pas les mêmes stimulants qu'un homme travaillant avec son propre
capital pour affronter les échecs et pour se retirer d'une spéculation dès qu'apparais-
sent des symptômes défavorables. Au contraire, si son sentiment de l'honneur n'est
pas très élevé, il peut n'être pas très sensible à ses pertes. Car s'il se retire tout de
suite, il aura perdu tout ce qu'il a à lui ; et s'il persiste dans sa spéculation, toute la
perte supplémentaire retombera sur ses créanciers, et le gain, s'il en fait, lui profitera à
lui seul. Beaucoup de créanciers doivent leurs pertes à une telle inertie semi-frau-
duleuse de la part de leurs débiteurs ; pour un petit nombre, leurs pertes sont dues à
une fraude préméditée ; par exemple, le débiteur a bien des moyens habiles de
dissimuler les biens qui appartiennent en réalité à ses créanciers, jusqu'à ce qu'il se
soit passé un certain temps depuis sa banqueroute et qu'il se soit engagé dans une
nouvelle entreprise ; il peut alors graduellement mettre en jeu ses fonds de réserve
secrets sans trop provoquer les soupçons.

C'est pourquoi le prix que l'emprunteur doit payer pour le prêt du capital et qu'il
regarde comme un intérêt doit, au point de vue du prêteur, plutôt être regardé comme
un profit; il comprend, en effet, une assurance contre des risques qui sont souvent très
lourds, ainsi que des salaires de gestion pour la tâche, souvent très ardue, de faire que
ces risques soient aussi peu importants que possible. Des variations dans la nature de
ces risques et de ce travail de gestion occasionneront, bien entendu, des variations
correspondantes dans ce que l'on appelle l'intérêt brut, c'est-à-dire dans l'intérêt payé
pour l'usage de l'argent. La tendance de la concurrence n'est donc pas d'égaliser cet
intérêt brut ; au contraire, plus les prêteurs et les emprunteurs comprendront leurs
affaires, plus il y aura de chances pour que certaines classes d'emprunteurs obtiennent
des prêts à un taux plus bas que d'autres.

Il nous faut renvoyer à plus tard notre étude de la merveilleuse organisation du


marché moderne de l'argent, au moyen de laquelle le capital est transporté d'une place
où il fait défaut ou d'une branche en voie de se restreindre à une autre qui est en train
de s'étendre. Pour le moment, nous devons nous contenter de considérer comme
admis qu'une très faible différence entre les taux de l'intérêt net, que l'on peut retirer
du prêt du capital dans deux modes différents de placement dans la même contrée
occidentale, fait affluer le capital, quoique peut-être par des voies indirectes, de l'un
de ces modes à l'autre.

Il est vrai que si l'un ou l'autre de ces placements s'effectue sur une faible échelle,
et que le nombre de ceux qui sont au courant de ces affaires soit faible. l'afflux de
capital peut être lent. Une personne, par exemple, peut payer 5 % sur une hypothèque
peu sûre, tandis que son voisin paye 4 0/0 avec une hypothèque qui n'offre guère plus
de sécurité. Mais, dans toutes les affaires importantes, le taux de l'intérêt net (en tant
qu'on peut le séparer des autres éléments de profit) est à peu près le même dans toute
l'Angleterre. Et, de plus, les divergences qui existent entre les taux moyens d'intérêt
net dans les différentes contrées de l'Occident diminuent rapidement à la suite du
développement général des relations commerciales, et, en particulier, à la suite de ce
fait que les grands capitalistes de toutes ces contrées détiennent de grandes quantités

1 Cpr. ci-dessous, chap. VIII, § 2.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 94

de valeurs de bourse qui donnent le même revenu et sont, en fait, vendues le même
prix, le même jour, dans le monde entier 1.

Note sur les changements dans le pouvoir d'acquisition


de la monnaie par rapport au taux réel de l'intérêt.

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§ 6. - Dans tout le présent volume nous supposons, toutes les fois que nous
n'émettons pas expressément une assertion contraire, que toutes les valeurs sont
exprimées en monnaie ayant un pouvoir déterminé d'acquisition, exactement comme
les astronomes nous ont appris à déterminer le commencement ou la fin du jour en se
rapportant non au soleil réel, mais à un soleil moyen que l'on suppose mû dans le ciel
d'un mouvement uniforme. De plus, les influences que les variations dans le pouvoir
d'acquisition de la monnaie exercent sur les conditions auxquelles sont effectués les
prêts, apparaissent plus clairement sur le marché des prêts à court terme, -marché qui
diffère par plusieurs points de tout autre marché, et l'étude de leurs conséquences doit
être remise à plus tard. Mais nous devons les indiquer ici en passant, du moins en les
rattachant à la théorie abstraite. En effet, le taux d'intérêt que l'emprunteur consent à
payer n'est la mesure des profits qu'il espère retirer de l'usage du capital que si l'on
admet que l'argent a le même pouvoir d'acquisition lorsqu'il est emprunté que lorsqu'il
est rendu.

Supposons, par exemple, qu'un homme emprunte 100 livres sterling en prenant
l'engagement de rembourser 105 livres à la fin de l'année. Si, pendant ce temps, le
pouvoir d'acquisition de l'argent s'est élevé de 10 % (ou, ce qui est la même chose, si
les prix généraux ont baissé dans la proportion de 10 à 11), il ne peut pas rembourser
les 105 livres qu'il doit payer sans vendre un dixième de plus de marchandises que
celles qui auraient suffi au commencement de l'année. En admettant donc que les
objets qu'il manipule n'ont pas changé de valeur relative mentaux choses en général, il

1 Lorsque nous étudierons le marché monétaire, nous aurons à étudier les causes qui font que l'offre
de capital pour les usages immédiats est beaucoup plus considérable à certaines époques qu'à
d'autres; ce qui fait qu'à de certains moments, les banquiers et autres hommes d'affaires se
contentent d'un intérêt extrêmement bas pourvu que la garantie suit bonne et que, en cas de besoin,
ils puissent faire rentrer rapidement leurs fonds. À de tels moments, ils consentent à prêter pour de
courtes périodes et à un taux peu élevé, même à des emprunteurs dont la garantie n'est pas de
premier ordre. En effet, leurs risques de perte se trouvent très atténués par la faculté qu'ils ont de
ne pas renouveler la prêt, s'ils aperçoivent quelques indices de faiblesse chez l'emprunteur. Et
puisque leu prêts à court terme sur de bonnes garanties ne rapportent qu'un intérêt insignifiant, la
presque totalité de l'intérêt qu'ils en retirent constitue une assurance contre les risques et une
rémunération de leur propre peine. Mais, d'un autre côté, de tels prêts ne sont pas réellement à très
bon marché pour l'emprunteur ; ils lui font courir des risques qu'il voudrait souvent pouvoir éviter
au prix d'un taux d'intérêt beaucoup plus élevé. En effet, si quelque revers venait à affaiblir son
crédit, ou si quelque trouble survenant sur le marché de l'argent amenait une rareté temporaire de
l'argent disponible, il peut lui arriver d'être mis tout d'un coup dans une situation périlleuse. Des
prêts aux commerçants à un taux d'intérêt nominalement bas, s'ils sont faits pour de courtes
périodes, ne constituent donc pas à proprement parler de véritables exceptions à la règle générale
formulée au texte.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 95

doit vendre à la fin de l'année des marchandises qui lui auraient coûté 115 livres 10
shellings au commencement, afin de rembourser avec l'intérêt son emprunt de 100
livres ; et, par suite, il subit une perte à moins que les marchandises n'aient augmenté
entre ses mains de 15 1/2 %. Tout en payant normalement 5 % pour l'usage de son
argent, il a payé en réalité 13 1/2 %.

D'un autre côté, sites prix se sont élevés assez pour que le pouvoir d'acquisition de
la monnaie ait baissé de 10 0/0 dans le cours de l'année et qu'il puisse obtenir 100
livres en vendant les objets qui lui ont coûté 90 livres au commencement de l'année,
alors au lieu de payer 5 0% pour le prêt, il toucherait en réalité 5 1/2 % pour s'être
chargé de là somme 1.

Lorsque nous étudierons les causes des périodes alternantes d'essor et de


dépression de l'activité commerciale, nous verrons qu'elles se rattachent intimement à
ces variations du taux réel de l'intérêt, dues à der, changements dans le pouvoir
d'acquisition de la monnaie. Car lorsque les prix ont tendance à s'élever, les gens
s'empressent d'emprunter de l'argent et d'acheter des marchandises et contribuent ainsi
à faire hausser les prix ; les affaires grossissent et sont dirigées avec imprévoyance et
prodigalité ; ceux qui travaillent avec du capital emprunté remboursent une valeur
réelle moindre que celle qu'ils ont empruntée, et ils s'enrichissent aux dépens de la
communauté. Lorsque, dans la suite, le crédit est ébranlé et que les prix commencent
à baisser, chacun désire se débarrasser des marchandises et recherche la monnaie dont
la valeur augmente rapidement; cela fait baisser les prix de plus en plus vite et chaque
nouvelle baisse amène une restriction de plus en plus grande du crédit, et c'est ainsi
que pendant longtemps les prix baissent uniquement parce qu'ils ont déjà baissé.

Nous verrons que les fluctuations qui surviennent dans les prix ne sont amenées
que dans une faible mesure par les fluctuations dans l'offre des métaux précieux ; et
ces fluctuations ne seraient pas beaucoup amoindries par l'adoption de l'or et de
l'argent au lieu de l'or comme base de notre système monétaire. Mais les maux que
causent ces fluctuations sont si considérables, qu'il vaut la peine de faire de grands
efforts pour les atténuer même légèrement. Ces maux, cependant, ne sont pas
nécessairement inhérents à ces changements lents dans le pouvoir d'acquisition de la
monnaie qui suivent les changements de la puissance que l'homme exerce sur la
nature ; et, dans de tels changements, il y a à la fois perte et gain. Durant les
cinquante dernières années, les améliorations dans les arts de la production et les
facilités d'accès aux riches sources d'offre de matière première, ont doublé la
puissance de production du travail de l'homme pour se procurer les choses dont il a
besoin; et un préjudice aurait été causé aux membres des classes ouvrières dont les
salaires en monnaie sont influencés par la coutume si le pouvoir d'acquisition d'un
souverain (environ 25 francs) en marchandises était resté stationnaire au lieu de
suivre, comme il l'a fait, le pouvoir toujours croissant que l'homme a sur la nature.

1 Cpr. Appreciation and Interest de Fisher.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 96

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre sept
Profits du capital
et de l’aptitude aux affaires

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§ 1. - Dans les derniers chapitres du livre IV, nous avons quelque peu étudié les
formes diverses que prend la direction des entreprises et les facultés qu'elles
requièrent, et nous avons vu comment l'offre de l'aptitude aux affaires, accompagnée
de la possession du capital, peut être regardée comme se composant de trois éléments,
l'offre du capital, l'offre de l'aptitude à employer ce capital et l'offre de l'organisation
au moyen de laquelle ces deux choses sont unies l'une à l'autre et rendues propres à la
production. Dans le dernier chapitre, nous nous sommes surtout occupés de l'intérêt
qui est la rémunération du premier de ces trois éléments. Dans le présent chapitre,
nous nous occupons principalement de la rémunération du second et du troisième
élément pris ensemble, à laquelle nous avons donné le nom de bénéfices bruis de
direction, ainsi que des relations qu'elle présente avec la rémunération du troisième
élément prise en elle-même, que nous avons appelée bénéfices nets de direction 1.
Nous allons maintenant pousser cet examen plus loin et étudier de plus près la nature
des services rendus à la société par ceux qui fondent et dirigent des entreprises, ainsi

1 Cpr. vol. 1, p. 520.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 97

que la rémunération de leur travail ; et nous verrons que les causes par les quelles
cette rémunération est gouvernée sont moins arbitraires et présentent des analogies
plus étroites avec celles qui gouvernent les autres genres de rémunération qu'on ne le
suppose communément.

Nous devons commencer par faire une distinction. Nous devons rappeler le fait 1
que la lutte pour la survivance tend à faire prévaloir les méthodes d'organisation qui
sont les plus aptes à profiter de leur milieu ; mais ce ne sont pas nécessairement les
plus propres à profiler à ce milieu, à moins qu'il n'arrive qu'elles ne soient convena-
blement rémunérées pour tous les avantages qu'elles confèrent directement ou
indirectement. Et, en fait, il n'en est pas ainsi. En règle générale, en effet, la loi de
substitution - qui n'est autre chose qu'une application spéciale et limitée de la loi de
survivance des plus aptes - tend à ce qu'une méthode d'organisation industrielle sup-
plante une autre lorsqu'elle offre un service direct et immédiat à un prix moins élevé.
Les services indirects et éloignés que rendra chacune d'elles ne pèsent en général que
peu ou pas du tout dans la balance ; et le résultat, c'est que bien des entreprises
languissent et meurent, qui, à la longue, auraient pu être d'un grand profit à la société
si seulement elles avaient réussi au début. Cela est vrai, en particulier, pour certaines
formes d'associations coopératives.

Sous ce rapport, nous pouvons répartir les employeurs et les autres entrepreneurs
en deux classes : ceux qui introduisent des méthodes nouvelles et meilleures, et ceux
qui suivent les sentiers battus. Les services que les derniers rendent à la société sont
surtout des services directs et il est rare qu'ils n'en soient pas pleinement récom-
pensés ; mais il en est autrement pour les premiers.

Par exemple, des économies ont été récemment introduites dans certaines bran-
ches de l'industrie du fer en diminuant le nombre de fois que le métal est chauffé pour
passer de la fonte à sa forme définitive; et quelques-unes de ces nouvelles inventions
sont de telle nature qu'elles ne pouvaient ni être brevetées, ni être tenues secrètes.
Supposons alors qu'un manufacturier avec un capital de 50.000 livres obtienne,
pendant une période normale, un profit net de 4.000 livres par an, dont 1.500 livres
peuvent être regardées comme ses bénéfices de direction, laissant 2.500 livres pour
les deux autres éléments du profit. Nous supposons qu'il a opéré jusqu'alors de la
même façon que ses voisins, et qu'il a fait preuve d'une habileté qui, quoique grande,
ne dépasse pas l'habileté normale ou moyenne des gens qui occupent des emplois
aussi exceptionnellement difficiles ; c'est-à-dire que nous supposons que 1.500 livres
par an représentent le salaire normal pour le genre de travail qu'il a fait. Mais avec le
temps, il trouve le moyen de se passer d'un des chauffages qui ont été employés
jusqu'ici ; et, par conséquent, sans au-monter ses dépenses, il est en mesure d'accroître
sa production annuelle d'une quantité d'objets qui peuvent être vendus 2.000 livres
nettes. Par suite, tant qu'il pourra vendre ses marchandises aux anciens prix, ses
bénéfices de direction seront de 2.000 livres au-dessus de la moyenne ; et il obtiendra
une entière rémunération pour les services qu'il aura rendus à la société. Cependant
ses voisins copieront ses procédés et, selon toute probabilité, ils réaliseront pendant
un certain temps des bénéfices au-dessus de la moyenne. Mais la concurrence ne
tardera pas à augmenter l'offre et à faire baisser le prix de leurs marchandises, jusqu'à
ce que leurs profits descendent à pou près à l'ancien niveau ; en effet personne ne peut
obtenir des bénéfices très élevés en faisant tenir des œufs sur leur extrémité depuis
que le procédé de Colomb est tombé dans le domaine public.

1 Cpr. Liv. IV, chap. VIII.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 98

Bien des hommes d'affaires dont les inventions sont devenues, à la longue, d'une
valeur inestimable pour la société, ont même gagné moins par leur découverte que
Milton par son Paradis Perdu ou Millet par son Angelus ; et alors que beaucoup
d'hommes ont amassé de grandes richesses par suite d'un heureux hasard plutôt que
par une aptitude exceptionnelle à rendre au public des services de grande importance,
il est probable que les hommes d'affaires qui ont ouvert de nouveaux sentiers ont
souvent procuré à la société des avantages hors de toute proportion avec leurs propres
gains, alors même qu'ils sont morts millionnaires. Ainsi, quoique notre conclusion
doive être que la rémunération de tout entrepreneur tend à être proportionnelle aux
services directs qu'il rend à la communauté, elle ne prouve cependant que très
incomplètement que l'organisation industrielle actuelle de la société est la meilleure
qu'il soit possible d'imaginer ou même de réaliser ; et on ne doit pas oublier que le but
de notre présente étude est uniquement d'étudier les causes qui déterminent les
bénéfices retirés de la création et de la direction des entreprises sous les institutions
sociales existantes.

Nous commencerons par rechercher comment se règle la rémunération des


services rendus à la société par les ouvriers ordinaires, par les contremaîtres et par les
employeurs de différentes catégories ; nous verrons partout fonctionner le principe de
substitution.

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§ 2. - Nous avons déjà fait observer qu'une grande partie du travail fait par le chef
lui-même d'une petite entreprise est confié, dans une grande entreprise, à des em-
ployés salariés, chef de services, directeurs, contremaîtres et autres. Et cette
considération nous permettra d'apercevoir beaucoup de choses utiles à notre présente
étude. Le cas le plus simple, c'est celui des salaires du contremaître ordinaire. C'est
par là que nous allons commencer.

Supposons, par exemple, qu'un entrepreneur de chemins de fer ou un chef de


chantier des docks s'aperçoive qu'il aurait avantage à avoir un contremaître d'atelier
pour chaque vingt ouvriers en lui payant un salaire double de celui qu'il donne à
chacun de ces ouvriers. Cela signifie que s'il se trouvait avec 500 ouvriers et 24
contremaîtres, il espérerait obtenir juste un peu plus de travail effectué au même prix
en ajoutant un contremaître de plus qu'en ajoutant deux ouvriers ordinaires, tandis que
s'il avait 490 ouvriers et 25 contremaîtres, il trouverait meilleur d'ajouter deux
ouvriers. S'il pouvait avoir son contremaître pour une fois et demie le salaire d'un
ouvrier, il aurait peut-être employé un contremaître pour chaque quinze ouvriers,
mais, en fait, le nombre des contremaîtres employés est fixé à un vingtième du
nombre des ouvriers et leur prix de demande est fixé à deux fois le salaire des
ouvriers 1.

Dans certains cas exceptionnels, les contremaîtres gagnent leur salaire en surme-
nant ceux dont ils sont chargés de surveiller le travail ; mais nous pouvons supposer
ici qu'ils contribuent au succès de l'entreprise d'une façon légitime en assurant une
meilleure organisation dans les détails : il y a moins de choses mal faites et mises au
1 Comparer à cette argumentation celle du Liv. VI, chap. I, § 8.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 99

rebut ; chacun trouve l'aide dont il a besoin pour mouvoir les poids lourds, et que
cette aide est là juste au moment où il en a besoin ; enfin, toutes les machines et, tout
l'outillage sont tenus en bon état de fonctionnement et personne n'est obligé de
gaspiller ses forces et son temps en se servant d'outils imparfaits et ainsi de suite. Les
salaires des contremaîtres qui font un travail de ce genre peuvent être pris comme
type d'une grande partie des bénéfices de direction : la société, agissant par l'intermé-
diaire des employeurs individuels, présente une demande effective de leurs services,
jusqu'à ce que soit atteinte la limite à partir de laquelle la puissance productrice de
l'industrie serait plus accrue en augmentant le nombre des ouvriers de quelque autre
catégorie qu'en augmentant le nombre des contremaîtres dont les salaires ajouteraient
une quantité égale aux frais de production.

Jusqu'ici, l'employeur a été regardé comme l'agent au moyen duquel la concur-


rence combine et arrange les facteurs de production de façon que le maximum de
services directs (évalués en monnaie) soit obtenu à un minimum de frais en monnaie.
Mais maintenant nous avons à envisager le travail des employeurs eux-mêmes en tant
qu'il est combiné et arrangé pour eux, quoique bien entendu d'une façon moins
rigoureuse, par l'action immédiate de leur propre concurrence.

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§ 3. - Considérons d'abord la façon dont le travail des contremaîtres et des direc-


teurs salariés est constamment mis en balance avec celui des chefs d'entreprise. Il sera
intéressant de suivre la marche d'une entreprise peu importante au fur et à mesure de
son extension graduelle. Un charpentier en chambre, par exemple, au-mente cons-
tamment son stock d'outils, jusqu'à ce qu'il arrive à louer un petit atelier et à
entreprendre quelques travaux accessoires pour des particuliers qui doivent s'entendre
avec lui pour ce qu'il y a à faire. Le travail de direction et la charge de supporter les
quelques risques encourus se partagent entre eux et lui; et comme c'est là pour eux la
cause de grands soucis, ils ne consentent pas à le payer bien cher pour le travail de
direction qui lui incombe 1.

Aussi commence-t-il par entreprendre toutes les petites réparations. Il est mainte-
nant en passe de devenir un maître entrepreneur et si ses affaires s'étendent, il aban-
donne peu à peu le travail manuel, et même jusqu'à un certain point la surveillance
des détails. Substituant à son travail celui de travailleurs mercenaires, il doit
maintenant déduire leurs salaires de ses recettes, avant de pouvoir commencer à
compter ses profits ; et à moins qu'il ne témoigne d'une capacité commerciale égale
au niveau normal de la catégorie d'industrie à laquelle il appartient maintenant, il
perdra bientôt tout le petit capital qu'il a amassé, et après avoir lutté un peu, il
retournera à ce genre de vie plus humble d'où il est parti. Si sa capacité industrielle
était à peu près égale au niveau normal, il conserverait, en lui supposant une chance
moyenne, sa position et peut-être gagnerait-il un peu de terrain ; et l'excès de ses
recettes sur ses déboursés représentera les bénéfices normaux de direction dans sa
catégorie.

1 Cpr. Liv. IV, chap. XII, § 3.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 100

Si sa capacité est plus grande que celle qui est normale dans sa catégorie, il
réussira à obtenir un aussi bon résultat avec un certain déboursé en salaires et en
autres dépenses, que la plupart de ses rivaux avec de plus grands déboursés ; il aura
suppléé par son habileté particulière comme organisateur à quelques-unes de leurs
dépenses ; et ses bénéfices de direction comprendront la valeur de ces déboursés qu'il
a évités. Il augmentera ainsi son capital et son crédit ; et il pourra emprunter
davantage à un taux d'intérêt moins élevé. Il se fera des relations commerciales plus
étendues, il acquerra une connaissance plus approfondie des matières premières et des
procédés, et saura saisir les occasions de tenter des affaires hardies, mais sages et
profitables ; jusqu'à ce qu'enfin il confie à d'autres presque tous les soins qui occupent
tout son temps, même après qu'il a cessé de faire lui-même un travail manuel 1.

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§ 4. - Ayant ainsi examiné comment se règlent les salaires des contremaîtres et


des ouvriers ordinaires, et aussi ceux des employeurs et des contremaîtres, nous
pouvons maintenant considérer les salaires des employeurs petits et grands.

Notre charpentier étant devenu un maître entrepreneur à la tête d'une très grande
entreprise, ses affaires seront assez nombreuses et assez grandes pour occuper le
temps et les forces de quelques dizaines d'employeurs qui surveilleraient tous les
détails de leurs diverses entreprises. Par cette lutte entre la grande et la petite
industrie, nous voyons le principe de substitution constamment à l'œuvre ; le grand
employeur substituant un peu de son propre travail et une grande quantité de travail
de directeurs salariés et de contremaîtres au travail d'un petit employeur. Lorsque, par
exemple, des adjudicataires sont appelés à construire un édifice, un constructeur
disposant d'un grand capital trouve souvent qu'il vaut la peine de s'inscrire, alors
même qu'il habite à une grande distance. Les constructeurs locaux s'assurent de
grandes économies en ayant sur les lieux des ateliers et des hommes en qui ils
peuvent avoir confiance ; lui, de son côté, retire un certain bénéfice en achetant ses
matériaux en gros, et en ayant des machines à ses ordres, en particulier pour le travail
du bois, et peut-être aussi en ce qu'il peut emprunter du capital à de meilleures
conditions. Ces deux groupes d'avantages se contrebalancent fréquemment l'un
l'autre ; et la lutte pour être maître du champ d'emploi dépend souvent de la force
relative des énergies non divisées du petit constructeur, ainsi que de l'insuffisance de

1 Celui qui emploie un grand nombre d'ouvriers doit économiser ses forces de la même façon que le
font les officiers qui se trouvent à la tête d'une armée moderne. En effet, comme le dit Mr
Vilkinson (The Brain of an Army, pp. 42-46) : « Toute organisation implique que chaque individu
a un rôle déterminé, qu'il connaît exactement l'étendue de sa responsabilité, et que les limites de
son autorité se confondent avec celles de sa responsabilité... (Dans l'armée allemande) chaque chef
au-dessus du grade de capitaine s'occupe d'un corps composé d'unités dans les affaires intérieures
desquelles il n'intervient pas, sauf dans le cas où l'officier directement responsable se rend
coupable d'une trahison... Le général commandant un corps d'armée n'a de rapports qu'avec un
petit nombre de subordonnés... Il inspecte et constate la condition de toutes les diverses unités,
mais... mais il s'embarrasse le moins possible des questions de détail. Il peut prendre son parti
froidement. » Bagehot a fait observer en termes caractéristiques (Lombard Street, chap. VIII) que
si le chef d'une vaste entreprise « est très occupé, c'est signe que quelque chose va mal » ; et il
comparait (Essai sur la Transferability of Capital) le patron primitif à un Hector ou à un Achille se
jetant dans la mêlée, tandis que le patron moderne peut être comparé à un homme placé à
l'extrémité d'un fil télégraphique - un comte de Moltke la tète penchée sur quelques notes - qui
s'efforce de ne faire en hommes que les sacrifices nécessaires et qui assure la victoire. »
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 101

la surveillance que le grand constructeur plus puissant mais plus occupé peut exercer,
bien qu'il y ajoute le travail supplémentaire de son directeur local et des employés
occupés au bureau central 1.

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§ 5. - Nous pouvons maintenant examiner comment la lutte pour la survivance


pousse dans certaines entreprises des hommes qui travaillent surtout avec leurs
propres capitaux et dans d'autres ceux qui travaillent surtout avec des capitaux
empruntés. Les risques personnels, contre lesquels le préteur de capitaux employés
dans les affaires veut être indemnisé, varient dans une certaine mesure avec la nature
de ces affaires, comme aussi avec les conditions dans lesquelles se trouve celui qui
emprunte. Ces risques sont considérables dans certains cas, comme, par exemple,
lorsqu'un homme se lance dans une nouvelle branche de l'industrie électrique,
branche dans laquelle on ne peut s'appuyer que sur une expérience peu avancée et où
le préteur ne peut guère se faire une opinion personnelle propre touchant les progrès
accomplis par l'emprunteur. Dans tous ces cas, l'homme qui travaille avec un capital
emprunté est dans une situation très défavorable ; le taux du profit est principalement
déterminé parla concurrence entre ceux qui emploient leurs propres capitaux. Il peut
arriver que peu d'hommes de cette catégorie aient accès dans cette industrie ; et, dans
ce cas, la concurrence peut ne pas être très acharnée, et le taux du profit peut être
élevé ; c'est-à-dire que ce profit peut dépasser considérablement l'intérêt net du capital
augmenté des bénéfices de direction sur une base proportionnée aux difficultés de
l'affaire en question, quoique ces difficultés soient probablement au-dessus de la
moyenne.

Et, de plus, l'homme nouveau qui ne dispose que d'un petit capital lui appartenant
se trouve placé dans une situation défavorable dans les industries qui progressent
lentement et dans lesquelles il faut semer longtemps avant de récolter.

Mais dans toutes les industries où une initiative hardie et infatigable peut produire
une prompte moisson; et, en particulier, partout où de grands profits peuvent être
réalisés pendant un certain temps en reproduisant à bon marché des marchandises
coûteuses, l'homme nouveau se trouve dans son élément; c'est lui, qui par de
promptes résolutions et par d'habiles combinaisons, et peut-être aussi un peu par son
insouciance naturelle, « force le passage ».

Et souvent il se maintient avec une grande ténacité, même dans des conditions très
désavantageuses, car la liberté et la dignité de sa situation ont pour lui un grand
attrait. C'est ainsi que le paysan propriétaire, dont le petit lopin de terre est lourde-
ment hypothéqué, le petit sweater (sous-entrepreneur) ou l'ouvrier en chambre qui
entreprend un travail à bas prix, fera souvent un travail plus pénible que l'ouvrier
ordinaire et pour un revenu net moindre. Et le manufacturier qui exerce une industrie
importante avec un capital à lui relativement peu considérable, comptera presque pour
rien son travail et ses soucis, car il sait qu'il doit d'une manière ou d'une autre
travailler pour vivre et qu'il ne veut pas se mettre au service d'un autre ; par suite, il
travaillera fiévreusement pour obtenir un gain qui ne compterait guère aux yeux d'un
concurrent plus riche, lequel, étant capable de se retirer et de vivre à son aise avec

1 Cpr. Liv. IV, chap. IX, § 4.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 102

l'intérêt de son propre capital, peut se demander avec hésitation s'il vaut la peine de
supporter plus longtemps les fatigues de la vie des affaires.

L'élévation considérable des prix, qui atteignit son point culminant en 1873,
enrichit les emprunteurs en général et les entrepreneurs industriels en particulier, aux
dépens des autres membres de la société. Par suite, des hommes nouveaux s'ouvrirent
très facilement une voie dans les affaires, et ceux qui avaient déjà fait ou qui avaient
reçu en héritage des fortunes industrielles trouvèrent facilement à se retirer de
l'activité des affaires 1. C'est ainsi que Bagehot, qui écrivait vers cette époque, prétend
que le succès d'hommes nouveaux démocratisait de plus en plus l'industrie anglaise ;
et, tout en admettant que « la tendance à la variation dans la sphère sociale comme
dans la sphère animale est la base du pro grès », il constate avec regret ce que le pays
aurait pu gagner à la longue durée de familles de princes du commerce. Mais, dans
ces dernières années, il s'est produit une certaine réaction, réaction due en partie à des
causes sociales, et en partie à l'influence d'une baisse continue des prix. Les fils
d'hommes d'affaires sont plus portés qu'ils ne l'étaient, il y a environ une génération, à
être fiers de la profession de leurs pères ; et ils trouvent moins de facilité à donner
satisfaction aux exigences d'un luxe toujours croissant avec le revenu qui leur resterait
s'ils se retiraient des affaires.

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§ 6. - Mais c'est dans les sociétés par actions que la balance des services et, par
suite, des bénéfices des employés, d'une part, et des bénéfices de direction des chefs
d'entreprises, d'autre part, apparaît le mieux. En effet, dans ces sociétés, la plus
grande partie du travail de direction est répartie entre des directeurs salariés (qui, il
est vrai, détiennent quelques actions), des chefs de services salariés et autres
employés subalternes dont la plupart n'ont que peu ou pas de capitaux; et leurs
salaires, étant presque de purs salaires de travail, sont régis, à la longue, par les causes
générales qui régissent les salaires que procure le travail, offrant un degré égal de
difficulté et de désagrément dans des occupations ordinaires.

Les sociétés par action sont entravées par des froissements internes et par des
conflits d'intérêts entre les actionnaires et les obligataires ; entre les actionnaires
ordinaires et les actionnaires privilégiés, et entre tous ceux-ci et les directeurs comme
aussi par la nécessité d'avoir tout un système complet de freins et de contre-freins. Il
est rare que ces sociétés possèdent l'esprit d'entreprise, l'énergie, l'unité de vue et la
promptitude d'action des entreprises privées.

Mais ces désavantages sont relativement de peu d'importance dans certaines


branches. Cette publicité, qui est un des principaux obstacles des sociétés dans
beaucoup de branches d'industrie et de commerce, constitue un véritable avantage en
matière de banque ordinaire, d'assurances et autres entreprises similaires ; en outre
que dans celles-ci, comme d'ailleurs dans la plupart des industries de transport (che-
mins de fer, tramways, canaux, gaz, eau et électricité), le pouvoir illimité qu'elles ont
de se procurer des capitaux leur donne une prépondérance incontestée.

1 Lombard Strect, introduction.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 103

Un caractère particulier de cette dernière catégorie d'industries consiste en ce que


leur capital fixe est considérable par rapport à leur capital circulant, et que le prix
coûtant (prime cost) des marchandises produites ou des services fournis par elles est
relativement peu élevé par rapport au coût total (total cost) ou véritablement normal,
qui doit être couvert à la longue pour que leurs affaires soient rémunératrices. Lors-
que diverses sociétés dont les affaires sont de cette nature se font une concurrence
acharnée, elles sont fortement tentées d'attirer les clients en vendant à des prix bien
au-dessous du coût normal ; mais, il est probable qu'elles ne cèdent pas à cette
tentation plus ou même autant que ne le feraient les capitalistes privés dans des
circonstances semblables. Et, dans l'ensemble, les sociétés puissantes par action, qui
ont de grandes traditions et qui ont en vue un avenir très éloigné, suivent une
politique pleine de prévoyance, quoique peut-être paresseuse. Il est rare qu'elles
consentent à sacrifier leur réputation à un bénéfice temporaire ; elles ne sont guère
portées à harceler leurs employés de crainte de se rendre impopulaires et, en général,
elles exercent une influence régulatrice sur la demande de capital, et sur la demande
de travail de tout genre, et, en particulier, sur la demande des services de ceux qui,
ayant quelque aptitude industrielle, mais pas de capital leur appartenant, désirent
toucher quelques bénéfices de direction comme employés salariés d'une grande
entreprise. Et, comme nous l'avons déjà fait observer, la coopération semble permettre
mieux qu'aucune autre forme d'association industrielle, de tirer un bon parti des
capacités de l'ouvrier en le faisant arriver aux plus hautes fonctions dans la direction
des entreprises 1.

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§ 7. - Ainsi donc chacune des nombreuses méthodes modernes d'entreprise a ses


avantages propres et ses inconvénients particuliers ; et son application s'étend dans
toute direction jusqu'à ce que soit atteinte la limite ou marge à partir de laquelle les
avantages spéciaux de son emploi ne l'emportent plus sur ses inconvénients. Ou bien
encore, pour dire la même chose sous une autre forme, la marge d'emploi des diffé-
rentes méthodes d'organisation industrielle dans un but particulier donné doit être
regardée non comme un point placé sur une seule ligne, mais comme une ligne de
démarcation de forme irrégulière coupant les unes après les autres toutes les lignes
possibles d'organisation industrielle ; et ces méthodes modernes, en partie à cause de
leur grande variété, mais en partie aussi à cause du but que la plupart d'entre elles
offrent aux hommes qui ont une certaine aptitude industrielle sans avoir de capitaux,
rendent possible une plus étroite correspondance entre les bénéfices d'entreprise et de
direction et les services par lesquels sont obtenus ces bénéfices que celle qui pouvait
être obtenue en général sous le système ancien dans lequel il était rare que le capital
fût employé à la production par d'autres que par ceux à qui il appartenait. En effet, ce
ne pouvait être que par un heureux accident que ceux qui avaient le capital et l'occa-
sion de diriger une entreprise ou de fournir un service dont le public avait besoin,
eussent les aptitudes et les capacités requises pour cette tâche. Mais, dans l'état actuel,
parmi les dépenses normales de production d'une marchandise quelconque, la partie
qui est ordinairement classée comme profit, se trouve gouvernée de telle façon, de
tous les côtés, par l'action du principe de substitution, qu'elle ne peut pas s'écarter
longtemps du prix d'offre normal du capital nécessaire, augmenté du prix d'offre

1 Certaines formes de compagnies anonymes et d'associations coopératives ont été indiquées au Liv.
IV, chap. XII, §§ 9, 10. D'autres seront étudiées plus loin.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 104

normal de la capacité et de l'énergie requises pour diriger l'entreprise et enfin du prix


d'offre normal de l'organisation au moyen de laquelle la capacité industrielle appro-
priée et le capital nécessaire sont réunis sur la même tète.

L'offre de l'aptitude aux affaires est étendue et élastique, puisque l'aire de laquelle
elle est tirée est vaste. Chacun a à conduire les affaires de sa propre vie ; et par là il
peut acquérir une certaine expérience pour la direction des entreprises, s'il a pour cela
quelque aptitude naturelle. Il n'existe donc pas d'autre genre de capacité utile, rare, et
par suite bien payée qui dépende si peu du travail et des frais employés spécialement
à l'obtenir, et qui dépende autant de « qualités naturelles ». Et, de plus, l'aptitude aux
affaires est éminemment non spécialisée ; en effet, dans la grande majorité des
industries, les connaissances et l'habileté technique deviennent tous les jours moins
importantes relativement aux qualités générales et non spécialisées de jugement, de
promptitude, de ressource, d'attention et de persévérance 1.

Il est vrai que dans les petites entreprises, dans lesquelles le maître n'est guère
autre chose qu'un ouvrier principal, l'habileté spécialisée est une chose très impor-
tante. Et il est vrai que « chaque sorte de commerce a sa tradition propre, tradition qui
n'est jamais écrite, qui probablement ne pourrait pas l'être, qui peut seulement être
apprise par fragments et qui s'apprend surtout bien dans les premières années avant
que l'esprit ait pris son pli et que les idées soient arrêtées. Mais, dans l'industrie
moderne, chaque branche est environnée de branches subsidiaires et similaires qui
familiarisent l'imagination avec elle et qui font connaître son état 2. De plus, ces
facultés générales qui caractérisent l'homme d'affaires moderne, augmentent d'impor-
tance à mesure qu'une entreprise s'étend. Ce sont elles qui le désignent comme chef et
qui lui permettent d'aller droit au nœud des problèmes pratiques avec lesquels il est
aux prises ; de voir d'une manière presque instinctive les proportions relatives des
choses, de concevoir des mesures sages et de longue portée et de les appliquer à la
fois avec calme et décision 3.

Il faut reconnaître, il est vrai, que l'adaptation de l'offre et de la demande, lorsqu'il


s'agit de capacité industrielle, est quelque peu entravée par la difficulté de connaître
exactement quel est le prix payé pour elle dans une entreprise quelconque. Il est
relativement facile de connaître les salaires des maçons ou des puddlers en prenant
une moyenne entre les salaires gagnés par des hommes de puissance productrice
différente et en tenant compte des chômages. Mais les gros bénéfices de direction
1 Liv. IV, chap. XII, § 12. Lorsque les formes de la production cessent d'être simples et peu
nombreuses, il cesse d'être vrai qu'un homme devienne employeur parce qu'il est capitaliste. Les
hommes disposent d'un capital parce qu'ils ont les qualités requises pour employer avantageu-
sement le travail. Le capital et le travail se portent vers ces capitaines d'industrie pour profiter de
l'occasion de remplir leurs fonctions diverses. » (Walter, Wages Question, chap. XIV).
2 Bagehot, Postulates, p. 75.
3 Bagehot (loc, cit., pp. 94-95) dit que le grand commerce moderne a « certains principes généraux
qui sont communs à tous les genres de commerce, et une personne peut trouver un emploi avan-
tageux dans plus d'une branche si elle comprend ces principes et si elle a une intelligence
appropriée. Mais l'apparition de cet élément commun est, dans le commerce comme en politique,
un indice de large développement, et le commerce primitif est absolument petit. Dans les tribus
primitives, il n'y a que des spécialistes - le drapier, le maçon, l'armurier. Chaque métier essaye et
souvent réussit à s'entourer de mystères connus de ceux-là seuls qui l'exercent. Les connaissances
requises pour chaque profession n'étaient possédées que d'un petit nombre et le secret en était
gardé par eux ; et on ne mettait en usage que ces connaissances monopolisées et souvent
transmises par héritage ; il n'existait pas de connaissances industrielles « générales ». L'idée d'un
art général de gagner de l'argent est tout à fait moderne ; presque tout ce qui se rapporte à cet art
dans l'antiquité est particulier et individuel. »
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 105

qu'un homme touche ne peuvent être trouvés qu'après avoir tenu soigneusement
compte des profits proprement dits de son entreprise et après avoir déduit l'intérêt de
son capital. L'état exact de ses affaires est souvent ignoré de lui-même ; et il peut
rarement être conjecturé avec exactitude même par ceux qui sont dans le même
commerce. Il est faux, de nos jours, même dans le moindre village, que chacun
connaisse toutes les affaires de ses voisins. Comme le dit Cliffe Leslie : « L'auber-
giste, le cabaretier ou le boutiquier de village qui est en train de faire une petite
fortune se garde bien de provoquer la concurrence en révélant ses profits à ses
voisins, et, d'un autre côté, l'homme qui ne fait pas bien ses affaires se garde d'alarmer
ses créanciers en divulguant l'état de ses affaires 1. »

Mais quoiqu'il puisse être difficile de connaître ce qu'apprend l'expérience d'un


commerçant individuel, pour une branche tout entière, les résultats ne peuvent jamais
passer complètement inaperçus et ne peuvent pas être longtemps dissimulés.
Quoiqu'on ne puisse pas dire si la marée monte ou si elle descend en regardant sim-
plement une demi-douzaine de vagues se brisant sur le rivage, néanmoins avec un peu
de patience on arrive à résoudre la question; et il est généralement admis parmi les
hommes d'affaires que le taux moyen des profits dans une branche ne peut s'élever ou
baisser beaucoup sans tarder à attirer l'attention. Et quoiqu'il puisse parfois être plus
difficile pour un homme d'affaires que pour un travailleur qualifié de découvrir s'il lui
est possible d'améliorer son avenir en changeant d'entreprise, néanmoins l'homme
d'affaires a de nombreuses occasions de connaître tout ce qui peut être su au sujet du
présent ou de l'avenir des autres industries ; et s'il se décide à changer de branche, il
sera généralement plus capable de le faire que l'ouvrier qualifié.

Dans l'ensemble donc nous pouvons conclure que la rareté des capacités natu-
relles et les frais de l'éducation spéciale requise pour ce genre de travail affectent les
bénéfices normaux de direction à peu près de la même façon que lorsqu'il s'agit des
salaires normaux du travail qualifié. Dans l'un et dans l'autre cas, une hausse
survenant dans les revenus obtenus met en jeu des forces tendant à augmenter l'offre
de ceux qui sont capables de les obtenir ; et dans l'un et dans l'autre cas aussi, la
mesure dans laquelle l'offre sera augmentée par une hausse donnée de revenu,
dépendra des conditions sociales et économiques de ceux de qui l'offre vient. En effet,
quoiqu'il soit vrai qu'un homme d'affaires capable, qui entre dans la carrière avec des
capitaux considérables et de bonnes relations d'affaires, ait des chances d'obtenir des
bénéfices de direction plus élevés qu'un homme également capable mais qui débute
sans être en possession de ces avantages ; néanmoins, il existe des inégalités analo-
gues, quoique moins importantes, entre les bénéfices des hommes d'égale capacité,
appartenant aux professions libérales, lorsqu'ils débutent avec des avantages sociaux
inégaux; et les salaires d'un ouvrier lui-même dépendent de son début dans la vie
presque autant que des dépenses que son père a pu faire pour son éducation 2.

1 Fortnightly Review, juin 1879, article réimprimé dans ses Essays.


2 Cpr. Liv. VI, chap. IV, § 3.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 106

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre huit
Profits du capital
et de l’aptitude aux affaires (suite)

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§ 1. - Les causes qui régissent les bénéfices de direction n'ont été étudiées avec un
certain soin que depuis les cinquante dernières années. Les anciens économistes ne
firent rien de très considérable dans cette direction, car ils ne surent pas distinguer
comme il eût fallu les éléments constitutifs des profits, mais cherchèrent simplement
la loi générale qui gouverne le taux moyen des profits, - loi qui, par la nature même
des choses, ne saurait exister.

En analysant les causes qui gouvernent les profits, la première difficulté qui
s'offre à nous est, en quelque sorte, une pure difficulté terminologique. Elle provient
de ce que le chef d'une petite entreprise fait lui-même une grande partie du travail qui,
dans une entreprise plus considérable, est fait par des directeurs et surveillants
salariés dont les salaires sont déduits des recettes nettes de la grande entreprise avant
de calculer les profits, tandis que la rémunération de tout son travail est comptée dans
son profit. C'est là une difficulté qui est connue depuis longtemps. Adam Smith lui-
même montrait que : « L'ensemble des remèdes que le pharmacien le plus achalandé
dans une grande ville vend pendant toute une année peut fort bien ne pas lui coûter
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 107

plus de trente ou quarante livres. Quoiqu'il les revende peut-être avec 3 ou 400, ou
même 1.000 0/0 de bénéfice, ce bénéfice peut souvent ne représenter que les salaires
raisonnables de son travail dans la seule forme sous laquelle il puisse les prélever,
c'est-à-dire sur le prix de ses remèdes. La plus grande partie du profit apparent
consiste en de vrais salaires qui prennent la forme de profits. Dans une petite ville
maritime, un simple épicier fera 40 ou 30 % sur un stock d'une centaine de livres,
tandis qu'un grand négociant en gros, dans la même ville, fera à peine 8 ou 10 0/0 sur
un stock de dix mille livres 1.
C'est ici qu'il convient de faire une distinction entre le taux annuel des profits sur
le capital placé dans une entreprise et le taux des profits qui sont réalisés chaque fois
que le capital de l'entreprise a été récupéré ; c'est-à-dire, chaque fois que les ventes se
sont élevées au chiffre de ce capital, ce qui constitue le taux des profits sur chaque
rentrée des fonds. Pour le moment, nous nous occupons des profits per annum.

L'inégalité nominale entre les taux normaux des profits per annum, dans une
petite entreprise et dans une grande entreprise, disparaîtrait presque entièrement, si le
sens du mot profits était entendu plus étroitement dans le premier cas et plus large-
ment dans le dernier, de façon à comprendre, dans l'un et l'autre cas, la rémunération
des mêmes catégories de services. Il existe bien certaines industries où-le taux du
profit, exactement entendu, tend à être plus élevé pour les capitaux importants que
pour les petits, quoique si on le calcule d'après le procédé ordinaire, il paraisse moins
élevé. En effet, lorsque deux entreprises se concurrencent dans la même industrie,
celle qui dispose du plus grand capital peut presque toujours acheter meilleur marché
et peut réaliser bien des économies grâce à la spécialisation des aptitudes et de
l'outillage, ou de toute autre façon qui n'est pas à la portée de la petite entreprise ;
tandis que le seul avantage spécial que cette dernière peut vraisemblablement avoir,
consiste uniquement en les plus grandes facilités qu'elle a de se tenir près de ses
clients et de consulter leurs besoins individuels. Dans les branches pour lesquelles ce
dernier avantage n'a aucune importance, et, en particulier, dans certaines industries
manufacturières, où la grande maison peut vendre à des prix meilleurs que la petite,
les débours de la première sont proportionnellement moindres, et ses recettes plus
considérables ; et, par suite, si l'on considère les profits comme se composant des
mêmes éléments dans l'un et l'autre cas, le taux du profit, dans le premier cas, doit
être plus élevé que dans le second.
Mais ce sont précisément là des entreprises dans lesquelles il arrive très fréquem-
ment que les grandes maisons, après avoir écrasé les petites, ou s'associent entre elles,
s'assurant ainsi les bénéfices d'un monopole limité, ou, à la suite de la concurrence
acharnée qu'elles se font, abaissent le taux du profit à un chiffre très bas. Il existe de
nombreuses branches des industries textiles, métallurgiques et des transports, où
aucune affaire ne peut être lancée, si ce n'est avec un capital considérable ; tandis que
celles qui commencèrent avec de petites ressources luttent à travers mille difficultés,
dans l'espoir qu'après un certain temps il leur sera possible de trouver l'emploi d'un

1 Wealth of Nations, Liv. I, chap. X, Senior, Outlines, p. 203, estime le taux normal des profits sur
un capital de 10.000 £ à moins de 10 % ; et sur un capital de 10.000 £ on de 20.000 £ à environ 15
% ; sur un capital de 5.000 £ ou de 6.000 £ à 20 0/0, et à un pourcentage beaucoup plus élevé pour
les capitaux moindres. Cpr. aussi le § 4 du précédent chapitre du présent Livre. Il convient de faire
observer que le taux nominal des profits d'un établissement privé s'accroît lorsqu'un directeur, qui
n'apporte aucun capital avec lui, est pris comme associé et reçoit au lieu d'un salaire une part des
profits.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 108

capital important qui produira des bénéfices de direction très élevés dans l'ensemble,
quoique pou élevés proportionnellement au capital.

Il existe certaines industries qui exigent une capacité d'ordre très élevé mais dans
lesquelles il est presque aussi facile de diriger une industrie très vaste que d'en diriger
une de peu d'étendue. Dans les usines de laminage, par exemple, il n'y a que peu de
détails qui ne puissent être ramenés à la routine, et un capital d'un million de livres
placé dans ces usines peut être dirigé par un seul homme compétent. Un taux de
profits de 20 %, ce qui n'est pas une moyenne très élevée pour quelques branches de
l'industrie du fer, donnerait au propriétaire de ces industries des bénéfices de direction
s'élevant à plus de 150.000 livres par an. Comme les maîtres de forge peuvent avec un
effort supplémentaire si faible toucher des bénéfices de direction sur un capital accru,
il arrive que les hommes riches demeurent plus longtemps dans cette industrie que
dans la plupart des autres, et que la concurrence entre les grands maîtres de forge
passe pour avoir ramené le taux moyen des profits dans leur industrie au-dessous du
niveau ordinaire.

Le taux des profits est peu élevé dans presque toutes les industries qui exigent peu
d'aptitudes d'ordre très élevé, et dans lesquelles un établissement, soit en société, soit
privé, avec une bonne clientèle et un vaste capital, peut tenir tête à ses nouveaux
rivaux, tant qu'il est administré par des personnes ayant des habitudes laborieuses, du
bon sens et un certain esprit d'initiative. Et les hommes de ce genre manquent
rarement de rencontrer une société industrielle bien établie ou une maison particulière
toute disposée à prendre pour associés les plus capables de ses employés.

Dans l'ensemble, donc, nous pouvons conclure premièrement que le véritable taux
des profits dans une grande entreprise est plus élevé qu'il ne semble à première vue,
parce qu'une grande partie de ce qui est habituellement considéré comme profits dans
une petite entreprise doit être classée sous un autre nom avant que le taux des profits
qui y sont réalisés soit comparé avec celui des profits réalisés dans la grande
entreprise; et, deuxièmement, que, même après cette correction, le taux des profits
calculé de la manière ordinaire diminue généralement à mesure que l'importance de
l'entreprise augmente.

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§ 2. - Les bénéfices normaux de direction sont, cela va sans dire, élevés par rap-
port au capital, et, par suite, le taux du profit per annum sur le capital est élevé
lorsque le travail de direction peut être considérable par rapport au capital. Le travail
de direction peut être considérable pour la raison qu'il implique un grand effort
mental pour organiser et pour trouver des méthodes ; ou bien encore parce qu'il
implique des soucis et des risques considérables ; et souvent ces deux dernières cho-
ses vont ensemble. Les entreprises individuelles ont, d'ailleurs, des particularités qui
leur sont propres, et toutes les règles que l'on peut formuler en cette matière compor-
tent de nombreuses exceptions. Mais les propositions générales suivantes paraissent
exactes, toutes choses étant égales d'ailleurs, et suffisent à expliquer bien des
inégalités dans les taux normaux des profits pour les différentes industries.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 109

D'abord, l'étendue du travail de direction nécessaire dans une entreprise dépend


plus de la quantité de capital circulant employé que de la quantité de capital fixe. Le
taux du profit tend donc à être pou élevé dans les industries où il existe une quantité
disproportionnellement considérable de matériel durable, n'exigeant que peu de
surveillance et peu de peine une fois installé. Comme nous l'avons vu, ces industries
sont appelées à tomber entre les mains des sociétés par action ; et l'ensemble des
salaires des directeurs et des employés supérieurs est en très faible proportion par
rapport au capital employé lorsqu'il s'agit de compagnies de chemins de fer et de
transport par eau, et, à un degré plus marqué, lorsqu'il s'agit de sociétés possédant des
canaux, des docks et des ponts 1.

Ensuite, étant donnée la proportion entre le capital fixe et le capital circulant d'une
entreprise, le travail de direction sera d'autant plus lourd, et le taux du profit d'autant
plus élevé, que le montant des salaires sera plus élevé relativement au coût du
matériel et à la valeur du fonds commercial. Dans les industries qui travaillent des
matières premières coûteuses, le succès dépend dans une large mesure de la chance et
de l'habileté dans les achats et dans les ventes ; et les qualités d'esprit requises pour
interpréter exactement et pour ramener à de justes proportions les causes qui peuvent
influencer les prix sont rares et -peuvent obtenir une rémunération élevée. La part
qu'il faut faire à cet élément est si importante dans certaines industries qu'il s'est
trouvé des écrivains américains qui considèrent les profits comme la rémunération
des risques et comme comprenant ce qui reste après avoir déduit l'intérêt et les
bénéfices de direction des profits bruts. Mais cet emploi du mot ne paraît pas, en
somme, avantageux, parce qu'il tend à ranger le travail de direction avec la sur-
veillance purement routinière. Il est vrai, sans doute, qu'en général un homme n'entre
dans une entreprise hasardeuse que si, toutes choses étant égales d'ailleurs, il espère y
gagner plus qu'il ne gagnerait dans d'autres industries également à sa portée, après
avoir déduit ses pertes probables de ses bénéfices probables à l'aide d'une évaluation
purement arithmétique. Si un mal positif n'était pas impliqué par de semblables
risques, les gens ne consentiraient pas à payer des primes aux compagnies d'assu-
rance ; primes qui, ils le savent, sont calculées sur une échelle notablement supérieure
à la valeur arithmétique des risques de façon à payer les frais de publicité et de
fonctionnement des compagnies, et à donner en outre un certain excédent de profit
net. Et là où les risques ne sont pas garantis par une assurance, ils doivent être
compensés à la longue dans une proportion à peu près égale à ce qui serait nécessaire
pour payer les primes à une compagnie d'assurance, si l'on veut éviter les difficultés
pratiques de l'assurance contre les risques industriels. Mais, en outre, beaucoup de
ceux qui seraient très compétents pour administrer des entreprises difficiles avec
sagesse et initiative, sont découragés par les risques considérables, car le capital qui
leur appartient n'est pas suffisant pour supporter de grandes pertes. Aussi, une
entreprise risquée peut tomber entre les mains de gens plutôt téméraires, ou peut-être
entre les mains de quelques puissants capitalistes qui la font bien marcher, mais qui

1 Un manufacturier qui possède l'usine dont il se sert, doit en général se contenter d'un taux annuel
de profit sur son capital plus faible que celui que reçoit un autre manufacturier qui travaille dans
une usine qu'il a louée. En effet, les profits du capital représenté par les édifices sont peu élevés,
parce que la possession et la location de ces édifices ne comportent que peu de peine. D'une
manière plus générale, si un homme a emprunté une grande partie du capital qu'il emploie dans ses
entreprises, ses profits, même après qu'il a payé des intérêts assez élevés pour ses emprunts, seront
généralement considérables eu égard à son propre capital.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 110

s'entendent entre eux pour que le marché ne soit pas assez écrasé pour les empêcher
de s'assurer des profits au-dessus de la moyenne 1.

Dans les industries où l'élément spéculatif n'est pas très important, de telle sorte
que le travail de direction y consiste surtout en une sorte de surveillance, les bénéfices
de direction suivront à peu près pas à pas la somme de travail effectuée dans cette
entreprise ; et le montant des salaires en est la mesure très grossière mais assez
exacte. Et peut-être la moins inexacte de toutes les formules générales que l'on peut
exprimer touchant une tendance générale des profits vers l'égalité dans des industries
différentes, c'est que là où des capitaux égaux sont employés, les profits tendent à
atteindre un certain pourcentage annuel par rapport au capital total en même temps
qu'un certain pourcentage du montant des salaires 2.

1 Au sujet du risque considéré comme élément du coût, cpr. Liv. V, chap. VII, § 4. Il serait utile de
faire une soigneuse étude analytique et inductive de la force d'attraction ou de répulsion que les
diverses sortes de risques exercent sur des individus de tempéraments différents, et, par suite, sur
les bénéfices et les profite dans les occupations pleines de risques. Une semblable étude pourrait
prendre son point de départ dans les remarques faites par Adam Smith sur cette matière.
L'influence des sociétés anonymes sur le placement du capital dans les entreprises hasardeuses
sera discutée dans le volume suivant.
2 Il est très difficile d'évaluer même approximativement les quantités de capital de diverses sortes
placées dans des entreprises de différentes espèces. En effet, une grande partie de ce capital passe
sans cesse d'un emploi à un autre ; une grande partie change constamment de valeur par suite de
nouvelles améliorations et de beaucoup d'autres causes; une grande partie peut passer inaperçue
tandis qu'une partie encore plus grande risque d'être comptée deux fois (c'est ce qui arrive surtout
pour les bâtiments et autres capitaux qui appartiennent à une personne et sont employés par une
autre) ; et, enfin, les hommes d'affaires consentent rarement à faire connaître les évaluations qu'ils
font touchant le montant de leurs capitaux. Mais si nous prenons principalement pour guides les
précieuses statistiques des American Bureaux, quelque inexactes qu'elles puissent être en cette
matière particulière, nous pouvons en conclure que le rendement annuel est moindre que le capital
dans les industries dont le matériel est très coûteux et dans lesquelles les transformations que doit
subir la matière première sont très longues, comme cela arrive dans les fabriques de montres et de
coton ; mais ce rendement s'élève à plus de quatre fois le capital dans les industries dont le
matériel est coûteux et le procédé de production rapide, comme par exemple dans les fabriques de
chaussures ; il en est de même aussi dans quelques industries qui ne font subir que de légères
transformations à leur matière première, telles que les raffineries de sucre, et les industries de la
boucherie et des conserves de viande.
Ensuite, analysant le temps que met à rentrer (turnover) le capital circulant et comparant le
coût de la matière première au total des salaires, nous voyons que le premier est bien au-dessous
du second dans les fabriques de montres, où la masse de matière première est peu considérable, et
dans les travaux relatifs aux pierres, aux briques et aux tuiles où la matière première est de peu de
valeur; mais dans la grande majorité des industries, le coût de la matière première est bien au-
dessus du total des salaires ; et dans la moyenne des industries, ce coût dépasse ce total des
salaires de trois fois et demie. Dans les industries où les transformations sont insignifiantes, il est
vingt-cinq ou trente fois plus grand.
Un grand nombre de ces inégalités disparaissent si la valeur de la matière première, charbon,
etc., employée dans une industrie, est déduite avant de calculer son rendement. Ce système est
généralement suivi par les statisticiens soucieux d'exactitude lorsqu'ils évaluent le rendement
industriel d'un pays, afin d'éviter ainsi de compter deux fois, par exemple, le fil et le drap. Des
raisons analogues devraient nous empêcher de compter à la fois le bétail et les fourrages dans les
produits agricoles d'un pays. Cependant ce système n'est pas exempt de défauts. Logiquement, en
effet, on devrait déduire les métiers achetés par une fabrique de tissage aussi bien que le fil. De
même, si l'usine a été elle-même comptée comme produit de l'industrie du bâtiment, sa valeur
devrait être déduite du rendement (pour un certain nombre d'années) de l'industrie du tissage. Il en
est de même en ce qui concerne les bâtiments agricoles. Il est certain que les chevaux employés à
l'agriculture ne devraient pas être comptée, ni à certaine égards, les chevaux employés dans
l'industrie. Mais le système qui consiste à. déduire uniquement la matière première a son utilité, si
ses inexactitudes sont bien reconnues.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 111

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§ 3. - Nous pouvons maintenant du profit annuel passer à l'examen des causes qui
gouvernent le profit sur chaque rentrée des fonds. Il est évident que tandis que le taux
normal du profit annuel varie dans d'étroites limites, le profit sur chaque rentrée des
fonds peut varier considérablement si l'on passe d'une branche à une autre, car il
dépend de la période de temps et de la somme de travail nécessaires pour le retour des
fonds. Les commerçants en gros, qui achètent et qui vendent des quantités considé-
rables de produits en une seule transaction et qui sont capables de recouvrer leur
capital très rapidement, peuvent réaliser des fortunes considérables quoique le profit
moyen réalisé sur chaque retour des fonds soit inférieur à 1 % ; et même dans un cas
extrême, en cas de grandes opérations, sur des valeurs de Bourse, avec un profit ne
s'élevant qu'à une faible fraction de 1 %. Mais un constructeur de navires, qui est
obligé d'employer pour un navire beaucoup de travail et beaucoup de matériaux, qui
doit, de plus, le tenir en cale longtemps avant que le navire soit prêt à être livré, et qui
doit encore surveiller chaque détail relatif à cette construction, devra ajouter un
pourcentage très élevé à ce qu'il aura dépensé directement ou indirectement afin
d'obtenir une rémunération de son travail et de l'immobilisation de son capital 1.
De même, dans les industries textiles, certaines maisons achètent des matières
premières et vendent des marchandises finies, tandis que d'autres se bornent au travail
de filage, de tissage ou de finissage ; et il est évident que le taux des profits pour
chaque retour des fonds dans les maisons de la première catégorie doit être égal à la
somme des taux de profit de trois maisons prises dans chacune des trois autres
classes 2. Et de même les profits du marchand au détail pour chaque retour de fonds
n'est souvent que de 5 ou 10 % pour les marchandises qui font l'objet d'une demande
générale et qui ne sont pas sujettes aux changements de la mode ; de telle sorte que
les ventes étant considérables, les stocks nécessaires sont peu importants et que les
capitaux employés à ces stocks peuvent être récupérés très rapidement, avec peu de
peine et sans risques. Mais il faut un profit d'environ 100 % à chaque retour de fonds
pour rémunérer suffisamment le détaillant pour certaines marchandises de fantaisie
qui ne peuvent être vendues que lentement, dont on doit posséder des assortiments
variés, qui exigent beaucoup de place pour leur étalage, et qu'un changement survenu
dans la mode peut rendre invendables, si ce n'est à perte. Souvent même ce taux élevé
se trouve dépassé lorsqu'il s'agit de poissons, de fruits, de fleurs et de légumes 3.
1 Il ne serait pas nécessaire, cependant de compter un taux annuel considérable de profits pour la
portion de son capital qu'il a dépensée dans les premiers travaux de la construction de son navire,
car ce capital, une fois dépensé, ne demande plus aucun exercice spécial de son habileté ni de ses
efforts, et il lui suffirait de calculer ses déboursés « accumulés » à un taux élevé d'intérêts compo-
sés ; mais, dans ce cas, il doit porter en compte la valeur de son propre travail comme faisant
partie de ses premiers déboursés. D'un autre côté, s'il s'agit d'une industrie dans laquelle il y ait à
dépenser une somme continue et presque uniforme de peine pour la totalité du capital employé,
alors il serait raisonnable qu'on y retrouvât la valeur « accumulée » des premiers capitaux en y
ajoutant un taux « composé » de profit (c'est-à-dire un taux de profit suivant une progression
géométrique comme le fait l'intérêt composé). Et ce système est fréquemment adopté dans la
pratique pour simplifier, alors même que théoriquement il se trouve quelque pou incorrect (Cpr. la
note de la page 45).
2 Strictement parlant, il sera un peu supérieur à cette somme parce qu'il comprendra l'intérêt
composé pour une plus longue période.
3 Les marchands de poisson et les fruitiers surtout dans les quartiers ouvriers cherchent à faire peu
d'affaires moyennant un taux élevé de profits, car chaque achat individuel est si peu important que
le client aime mieux acheter cher dans un magasin situé à proximité que d'aller acheter au loin
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 112

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§ 4. - Nous voyons par là qu'il n'existe pas de tendance générale à l'égalité des
profits faits à chaque retour de fonds ; mais il peut y avoir, et, en fait, il y a dans
chaque industrie, et dans chaque branche de chaque industrie, un taux plus ou moins
déterminé de profits sur chaque retour de fonds qui est considéré comme un taux
« bon » ou normal. Bien entendu, ces taux changent sans cesse par suite des
changements survenus dans les méthodes industrielles ; celles-ci, en général, sont
introduites par des individus qui désirent étendre leurs affaires à un taux de profit sur
chaque retour de fonds moindre que le profit ordinaire, mais à un taux supérieur de
profit annuel sur leur capital. Si, cependant, il arrive qu'aucun grand changement de
cette nature ne se produise, les traditions ayant cours dans une industrie d'après
lesquelles un certain taux de profit sur chaque retour de fonds doit être mis à la charge
de chaque catégorie de travail sont d'un grand secours pratique pour ceux qui exercent
cette industrie. De semblables traditions sont le résultat d'une longue expérience
tendant à montrer que si cette imputation est faite, il sera par là tenu exactement
compte de tous les frais occasionnés par ce travail particulier 1 et qu'en plus le taux
normal des profits dans cette catégorie d'entreprise se trouve atteint. S'ils font payer
un prix qui leur donne beaucoup moins que ce taux de profit pour chaque retour de
fonds, il leur est difficile de prospérer ; et s'ils font payer un prix beaucoup plus élevé,
ils courent le risque de perdre leur clientèle, puisque d'autres peuvent arriver à vendre
moins cher qu'eux. C'est là ce que l'on appelle le taux « bon » de profit sur chaque
retour de fonds, celui qu'un honnête homme exigera pour faire quelque chose sur
commande lorsqu'aucun prix n'a été convenu d'avance ; et c'est un taux qu'un tribunal
accordera dans le cas où viendra à surgir une contestation entre le vendeur et
l'acheteur 2.

dans un magasin meilleur marché. C'est pourquoi la détaillant peut ne pas faire de riches affaires
tout en faisant payer un penny ce qu'il a acheté un demi-penny. Ce même objet a peut-être
cependant été vendu par le pêcheur ou le fermier pour un farthing ou même pour moins ; et le coût
direct du transport et de l'assurance contre les risques ne compte pas pour grand'chose dans cette
différence de prix. Aussi semble-t-il que l'on ait quelque raison de prétendre, comme on le fait
généralement, que, dans ces commerces, les intermédiaires ont toutes facilités pour obtenir des
bénéfices anormaux en se coalisant.
1 C'est-à-dire du coût total, frais supplémentaires aussi bien que prix coûtant. Cpr. Liv. V, chap. IV.
2 Les dépositions des experts dans les affaires de ce genre sont, à bien des points de vue, pleines
d'instruction pour l'économiste, en particulier à cause de l'emploi de formules moyen-âgeuses
touchant les coutumes commerciales, avec une conscience plus ou moins complète des causes qui
ont donné naissance à ces coutumes et auxquelles il faut se reporter pour expliquer leur survi-
vance. Et il en résulte presque toujours en définitive que si le taux « d'usage » des profits sur
chaque rentrée des fonde est plus élevé pour un genre d'affaire que pour un autre, la raison en est
que le premier exige - ou exigeait il y a quelque temps - une immobilisation plus longue du
capital; ou encore un plus grand usage d'instruments dispendieux (en particulier d'instruments
sujets à une dépréciation rapide, ou qui ne peuvent pas être mis en œuvre d'une manière continue,
et qui, par conséquent, doivent couvrir leurs frais sur une quantité relativement petite de travail ;
ou bien qu'il exige un travail plus difficile et plus désagréable, ou une plus forte somme d'attention
de la part de l'entrepreneur ; ou qu'il implique des risques particuliers contre lesquels il est
nécessaire de contracter une assurance. Et l'impossibilité dans laquelle se trouvent les experts de
donner de la coutume ces raisons qui gisent presque inaperçues d'eux dans un recoin obscur de
leur esprit, porte à penser que s'il nous était possible de faire revivre et d'examiner à fond les
hommes d'affaire du Moyen-Age, nous nous apercevrions que l'adaptation demi-consciente du
taux des profits aux exigences des cas particuliers était beaucoup plus fréquente que ne le laissent
entendre les historiens. Un grand nombre de ces derniers oublient parfois de nous dire en termes
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 113

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§ 5. - Durant toute cette étude, nous avons eu en vue principalement les résultats
derniers, ou de longue période, ou encore véritablement normaux, des forces
économiques ; nous avons considéré la façon dont l'offre de l'aptitude industrielle,
accompagnée de la disparition de capital, tend à la longue à s'adapter à la demande ;
nous avons vu comment les hommes qui possèdent cette aptitude sont constamment à
l'affût de toutes les entreprises, et, dans chaque entreprise, à l'affût de tous les
procédés qui peuvent leur permettre de rendre des services assez hautement estimés
par les personnes en état de bien payer la satisfaction de leurs besoins, pour que ces
services soient à la longue fortement rémunérés. La force motrice est la concurrence
des entrepreneurs ; chacun d'eux tente chaque occasion, prévoyant les événements
futurs probables, les ramenant à leurs véritables proportions relatives, et considérant
quel excédent sera vraisemblablement fourni par les recettes d'une entreprise au delà
des dépenses entraînées par elle. Tous ces bénéfices espérés font partie des profits qui
l'attirent vers cette entreprise ; tous les emplois qu'il fera de ces capitaux et de son
énergie à créer les moyens de la production future et à constituer le capital « imma-
tériel » des relations commerciales doivent lui apparaître comme profitables avant
qu'il se risque à s'y lancer : l'ensemble des profits qu'il en attend fait partie de la
rémunération qu'il attend à la longue de son entreprise. Et s'il est un homme d'habileté
normale (C'est-à-dire normale pour cette catégorie d'ouvrage) et s'il hésite, se
demandant s'il se risque dans l'entreprise ou non, ces profits peuvent être pris comme
représentant exactement les dépenses normales (limite) de production des services en
question. C'est ainsi que l'ensemble des profits normaux font partie du véritable prix
d'offre ou de longue période.

Les motifs qui poussent un homme et son père à employer capital et travail à se
préparer à une profession libérale, un métier d'artisan ou d'homme d'affaires, sont
analogues à ceux qui le poussent à employer du capital et du travail à constituer le
matériel et à établir l'organisation d'une entreprise. Dans chacun de ces cas, l'emploi
(dans la mesure où les actions humaines sont régies par des motifs réfléchis) est
effectué jusqu'à la limite à laquelle tout emploi ultérieur semble n'offrir aucune
chance de gain, aucun excédent ou surplus d'utilité sur la « désutilité » ; et le prix que
l'on attend comme rémunération de tout cet emploi de capital et de travail fait donc
partie des dépenses normales de production des services qu'il procure.

Une longue période est cependant nécessaire pour amener le plein effet de ces
causes, de telle sorte que les réussites exceptionnelles soient compensées par les
échecs exceptionnels. D'un côté se trouvent ceux qui réussissent largement parce
qu'ils se trouvent être doués d'une rare habileté ou qu'ils ont eu une chance rare soit

clairs si le taux coutumier des profits dont ils parlent est un certain taux sur chaque retour des
fonds, ou si c'est un taux sur le retour des fonds tel qu'il procure à la longue un certain taux de
profits annuels sur le capital. Bien entendu, l'uniformité plus grande des méthodes industrielles au
Moyen Age faisait qu'un taux suffisamment uniforme de profits annuels sur le capital pouvait
exister sans amener dans le taux des profits sur chaque retour des fonds des écarts aussi grande
que ceux qui sont inévitables dans l'industrie moderne. Mais il est clair cependant que si sur ces
deux taux de profits, l'un était presque uniforme, l'autre ne l'était pas. La valeur d'une grande partie
de ce qui a été écrit sur l'histoire économique du Moyen Age paraît se ressentir un peu de l'absence
d'une distinction nette entre les deux espèces de profite, et entre les sanctions dernières sur
lesquelles reposaient les coutumes se rapportant seulement à chacune d'ailes.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 114

dans les incidents particuliers de leurs entreprises spéculatives, soit dans l'occasion
favorable qui s'offre au développement général de leurs affaires. Et d'un autre côté se
trouvent ceux qui sont moralement ou mentalement incapables de faire un bon usage
de leur éducation et de leur entrée favorable dans la carrière ; ceux qui n'ont aucune
aptitude spéciale pour leur profession, dont les spéculations sont malheureuses, ou
dont les affaires sont entravées par des empiètements de rivaux, ou qui sont laissés
sur le rivage par le flux et le reflux de la demande qui s'est retiré d'eux pour se porter
dans quelque autre direction.

Mais quoique ces causes perturbatrices puissent ainsi être négligées dans des
problèmes relatifs aux rémunérations normales et à la valeur normale, elles occupent
le premier rang et exercent une influence prédominante, en ce qui concerne les reve-
nus obtenus par des individus donnés à certains moments particuliers. Et, puisque ces
causes perturbatrices affectent les profits et les bénéfices de direction d'une façon très
différente de celle dont elles affectent les bénéfices ordinaires, il est scientifiquement
nécessaire de traiter d'une manière différente les profits et les bénéfices ordinaires
lorsque nous discutons les fluctuations temporaires et les incidents individuels. Des
questions relatives à des fluctuations de marché ne peuvent pas d'ailleurs être conve-
nablement examinées avant que les théories relatives à la monnaie, au crédit et au
commerce étranger aient été discutées ; mais, même au point où nous en sommes,
nous pouvons signaler les contrastes suivants entre les façons dont les causes
perturbatrices, telles que celles que nous avons décrites, affectent les profits et les
bénéfices ordinaires.

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§ 6. - En premier lieu c'est le profit de l'entrepreneur qui supporte le premier


contre-coup de tout changement quelconque dans le prix des choses qui sont le
produit de son capital (y compris son organisation industrielle), de son travail et du
travail de ses employés ; et, en conséquence, les fluctuations de son profit précèdent
généralement les fluctuations de leurs salaires et elles sont beaucoup plus extensives.
En effet, toutes choses étant égales, une hausse relativement peu importante dans le
prix auquel il peut vendre ses produits a des chances d'augmenter plusieurs fois son
profit, ou peut-être à remplacer une perte par un profit. Cette hausse lui donnera plus
d'ardeur à profiter des bons prix tant qu'il le peut; et il craindra que ses employés le
quittent ou refusent de travailler. Il sera donc plus capable et plus désireux de payer
des salaires élevés, et les salaires auront alors une tendance à la hausse. Mais
l'expérience nous montre (que les salaires soient ou non gouvernés par des échelles
mobiles) qu'il est rare qu'ils s'élèvent proportionnellement autant que les prix ; et par
conséquent ils ne s'élèvent pas proportionnellement autant que les profits.

Un autre aspect du même fait, c'est que lorsque le travail ne va pas, l'employé au
pis-aller ne gagne rien pour vivre et pour faire vivre sa famille ; mais les dépenses de
l'employeur ont des chances d'excéder ses recettes, surtout s'il s'est servi d'une grande
quantité de capital emprunté. Dans ce cas, ses bénéfices bruts de direction eux-mêmes
sont une quantité négative ; c'est-à-dire qu'il perd son capital 1.

1 Sous ce rapport, cpr. la note qui se trouve à la fin de l'avant-dernier chapitre.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 115

Dans des temps très mauvais, cela arrive à un grand nombre, peut-être à la
majorité des entrepreneurs; et cela arrive presque constamment à ceux qui sont moins
fortunés, moins capables, ou moins bien doués que d'autres pour leur commerce
spécial.

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§ 7. - Pour passer à un autre point, le nombre de ceux qui réussissent dans les
affaires ne représente qu'un faible pourcentage par rapport à l'ensemble ; et c'est dans
leurs mains que sont concentrées les fortunes d'autres bien plus nombreux qu'eux, qui
ont fait des économies sur ce qu'ils possédaient ou qui ont hérité des épargnes des
autres et qui ont tout perdu, avec les fruits de leurs propres efforts, dans des affaires
malheureuses. Par suite, afin de trouver les profits moyens d'une branche de produc-
tion, nous ne devons pas diviser l'ensemble des profits réalisés dans cette branche par
le nombre de ceux qui y ont part, ni même par ce nombre ajouté au nombre de ceux
qui n'ont pas réussi; mais de l'ensemble des profits de ceux qui ont réussi, nous
devons retrancher le total des pertes de ceux qui ont échoué et qui peut-être ont
disparu de cette branche ; et nous devons alors diviser la différence par le nombre
total de ceux qui ont réussi et de ceux qui n'ont pas réussi. Il est probable que les
véritables bénéfices bruts de direction, c'est-à-dire l'excédent des profits sur l'intérêt,
ne dépassent pas en moyenne la moitié, et dans quelques branches pleines de risques,
la dixième partie de ce qu'ils semblent être aux yeux de personnes qui basent leur
évaluation sur le caractère profitable d'une industrie en considération seulement de
ceux qui ont réussi. Il y a, cependant, comme nous allons le voir, des raisons de pen-
ser que les risques commerciaux sont, dans l'ensemble, plutôt en voie de diminution
qu'en voie d'augmentation 1.
1 Il y a un siècle, bien des Anglais revenaient des Indes avec une fortune considérable et la croyance
es répandit que le taux moyen des profits que l'on y réalisait était énorme. Mais, comme l'indique
Sir W. Hunter (Annals of Rural Bongal, chap. VI), les échecs étaient nombreux, mais « ceux-là
seulement qui gagnaient des lots à la grande loterie venaient en faire le récit ». Et au moment
même où cela se passait, on avait l'habitude de dire, en Angleterre, que la famille d'un homme
riche changerait probablement de place avec la famille de son cocher dans l'espace de trois
générations. Il est vrai que cela était dû en partie à la folle extravagance qui régnait communément
à cette époque parmi les jeunes fils de famille, et, en partie aussi, à la difficulté qu'il y avait à
trouver des placements sûrs pour les capitaux. La stabilité de la classe riche, en Angleterre, a
presque autant été le résultat des progrès de la sobriété et de la bonne éducation que du dévelop-
pement de méthodes de placement qui permettent aux descendants d'un homme riche de retirer un
revenu assuré et durable de leur fortune quoiqu'ils n'aient pas hérité des aptitudes industrielles qui
ont servi à son acquisition. Cependant, même de nos jours, il existe en Angleterre des districts où
la majorité des manufacturiers sont des ouvriers ou des file d'ouvriers. Et, en Amérique, quoique la
folle prodigalité y soit peut-être moins commune qu'en Angleterre, les vicissitudes plus grandes
qui y atteignent les conditions des individus et la difficulté plus grande qu'on y éprouve à faire
vivre longtemps une entreprise, ont fait que l'on y a l'habitude de dire qu'une famille qui vivait
« en manches de chemise » y retourne dans l'espace de trois générations. M. Wells dit (Recent
Economic Changes, p. 351) : « Il a été longtemps de règle de dire parmi les personnes capables de
se faire une opinion sur ce point que quatre-vingt-dix pour cent des hommes qui essaient de faire
des affaires pour leur compte échouent. » Et M. J.-H. Walker (Quaterly Journal of Economics, vol,
II, p. 448) nous fournit une statistique détaillée au sujet de l'origine et de la carrière des manu-
facturiers dans les principales industries de Worcester, dans le Massachusetts entre 1840 et 1888.
Plus des neuf-dixièmes d'entre eux commencèrent leur vie comme journaliers ; et moins de dix
pour cent des fils de ceux qui étaient sur la liste des manufacturiers en 1840, 1850 et 1860, avaient
des biens en 1888 ou en avaient laissé en mourant. De même en France, M. Leroy-Beaulieu dit
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 116

Notes sur des analogies entre les profits,


les bénéfices du travail et les rentes ;
et sur les relations entre les différentes sortes d'intérêts
en présence dans la même branche de production.
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§ 8. - Nous pouvons maintenant aborder une autre différence entre les fluctuations
des profits et celles des bénéfices ordinaires. Nous avons vu que dès qu'un artisan-ou
un homme exerçant une profession libérale a acquis l'habileté nécessaire pour son
travail, une partie de ses bénéfices constituent en réalité dans la suite une quasi-rente
du capital et du travail employés à la rendre apte à ce travail, à assurer son entrée dans
la carrière,, des relations commerciales et d'une manière générale l'occasion de tirer
un bon parti de ses facultés ; ce n'est que le reste de son revenu qui constitue à
proprement parler une rémunération de ses efforts. Mais ce reste constitue, en
général, une grande partie du tout. C'est ici qu'apparaît le contraste. En effet, lorsque
les profits d'un entrepreneur sont soumis à une semblable analyse, on s'aperçoit que
les proportions sont différentes ; dans ce cas, presque tout constitue une quasi-rente.

La quasi-rente qu'un entrepreneur à la tête d'une grande entreprise retire du


capital, matériel ou immatériel, employé dans son entreprise est si considérable, et est
soumise à des fluctuations si grandes allant d'une grande quantité négative à une
grande quantité positive, qu'il ne compte souvent que pour peu de chose son propre
travail en cette matière. Si une affaire avantageuse s'offre à lui, il considère presque
comme un pur bénéfice l'avantage qu'il en retire; il y a si peu de différence entre la
peine qu'il prend lorsque son entreprise n'est que partiellement en activité et celle qu'il
prend pour lui faire donner tout ce qu'elle peut donner, qu'en général il lui vient
rarement à l'idée de mettre de côté ce travail supplémentaire pour le déduire de ces
gains; ceux-ci ne se présentent guère à son esprit comme étant dans une mesure
importante des bénéfices obtenus au prix d'un surcroît de fatigue, comme appa-
raissent, par exemple, les bénéfices supplémentaires obtenus par l'artisan, grâce à une
durée supplémentaire de travail. C'est là ce qui constitue la principale cause, et,
jusqu'à un certain point, la justification du fait que le grand public, et même certains
économistes, ne veulent pas reconnaître l'unité fondamentale des causes qui détermi-
nent les profits normaux et les salaires normaux.

Il est une autre différence qui se rattache étroitement à cette dernière. Lorsqu'un
artisan on un homme exerçant une profession libérale témoigne de capacités natu-
relles exceptionnelles qui ne sont pas le résultat de I'effort humain et qui ne sont pas
non plus le résultat de sacrifices faits en vue d'un bénéfice futur, ces capacités lui
permettent de se procurer un surplus de revenu au delà de ce que des personnes de
capacité ordinaire peuvent attendre d'un travail semblable accompli à la suite d'une
(Répartition, des Richesses, chap. mi) que sur cent affaires nouvelles qui sont lancées, vingt
disparaissent presque aussitôt, cinquante ou soixante ne font que végéter et dix ou quinze
seulement deviennent prospères.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 117

même dépense de capital et de travail pour leur éducation et pour leur entrée dans la
carrière ; c'est là un surplus qui est de même nature que la rente.

Mais, pour revenir à un point déjà mentionné à la fin du chapitre précédent, la


classe des entrepreneurs contient un nombre disproportionnellement ; grand de per-
sonnes douées d'une haute capacité matérielle ; puisque, en plus des hommes capables
nés dans cette classe, elle comprend encore une grande partie des hommes les mieux
doués en capacités naturelles sortis des rangs inférieurs de l'industrie.

Aussi, tandis que les profits du capital employé en frais d'éducation constituent un
élément particulièrement important dans les revenus des hommes exerçant une
profession libérale pris comme classe, la rente provenant de capacités naturelles rares
peut être considérée comme un élément particulièrement important dans les revenus
des hommes d'affaires, tant que nous les considérons comme individus. (Par rapport à
la valeur normale, les bénéfices provenant de capacités rares doivent., nous l'avons
vu, être eux-mêmes regardés plutôt comme une quasi-rente que comme une rente
proprement dite).

Mais il y a des exceptions à cette règle. L'homme d'affaires routinier, qui a hérité
d'une bonne entreprise et qui n'a que juste la force suffisante pour ne pas la laisser se
disloquer, peut en retirer un revenu annuel de plusieurs milliers de livres, qui ne
contient que très peu de rente provenant de capacités naturelles rares. Et, d'un autre
côté, la plus grande partie des revenus acquis par des avocats très en vogue, par des
écrivains, des peintres, des acteurs et des jockeys peuvent être classés parmi les rentes
provenant de capacités naturelles rares - du moins tant que nous regardons ces
personnes comme individus et que nous ne considérons pas l'action qu'exerce sur
l'offre normale de travail dans leurs diverses occupations, l'espoir des succès éclatants
qu'elles offrent à une jeunesse ambitieuse.

La quasi-rente d'une entreprise particulière est souvent grandement affectée par


les changements survenant dans son milieu industriel, dans les conditions et dans les
conjonctures où elle se trouve. Mais de semblables influences se font sentir sur là
quasi-rente provenant de l'habileté de bien des classes de travailleurs. La découverte
de riches mines de cuivre en Amérique et en Australie a fait baisser la quasi-rente
provenant de l'habileté des mineurs de la Cornouaille, aussi longtemps qu'ils sont
restés chez eux ; et chaque découverte nouvelle de mines riches dans ces nouvelles
régions n'a fait qu'accroître la quasi-rente d'habileté des mineurs qui s'y étaient déjà
rendus. De même, le développement d'un certain goût pour les distractions théâtrales,
en même temps qu'il fait hausser les bénéfices normaux des acteurs, et provoque un
accroissement dans l'offre de leur talent, élève la quasi-rente d'habileté de ceux qui
sont déjà dans cette profession, quasi-rente qui est pour une large part, au point de
vue individuel, une rente due à des qualités naturelles rares 1.

1 Les importants services rendus par Walker en ce qui regarde les causes qui déterminent les salaires
d'un côté et les bénéfices de direction, d'un autre côté, nous font regretter que, au lieu de dévelop-
per l'ancienne théorie traditionnelle d'après laquelle tous les bénéfices provenant d'aptitudes
naturelles rares contiennent, au point de vue individuel, quelque chose de la nature de la rente, il
n'en ait élaboré que cette partie qui se rapporte aux bénéfices de direction. Et sa manière de traiter
ce côté de la question ne paraît pas absolument satisfaisante. Il soutient (Political Economy, § 311)
que les profits ne font pas partie du prix des produits manufacturés ; et il ne limite pas cette théorie
aux courtes périodes, pour lesquelles, comme [nous l'avons vu, le revenu provenant de toute
aptitude, exceptionnelle ou non, qu'elle appartienne à un patron ou à un ouvrier, peut être regardée
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 118

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§ 9. - Considérons maintenant, dans leurs relations les uns par rapport aux autres,
les intérêts de différentes classes industrielles en présence dans la même branche de
production.

Cette solidarité constitue un cas particulier du fait général que. la demande


relative aux différente facteurs de production d'une marchandise est une demande
conjointe, et nous pouvons ici renvoyer à l'illustration de ce fait général telle qu'elle a
été donnée au Livre V, chap. VI. Nous y avons appris comment un changement
survenu dans l'offre du travail des plâtriers (par exemple) affecterait les intérêts de
toutes les autres branches des industries du bâtiment de la même façon, mais d'une
manière beaucoup plus intense, qu'elle n'affecterait le grand public. Le fait est que les
revenus retirés du capital spécialisé et de l'habileté spécialisée appartenant à toutes les
diverses classes industrielles, employées à produire des maisons de calicot, ou toute
autre chose, dépendent beaucoup de la prospérité générale de l'industrie considérée.
Dans la mesure où il en est ainsi, ils peuVent être regardés, pour de courtes périodes,
comme des fractions d'un revenu composite on conjoint produit par l'ensemble de
cette industrie.

La part de chaque classe tend à s'élever quand ce revenu global augmente par
suite d'un accroissement de sa propre puissance productrice ou par quelque cause
externe. Mais lorsque le revenu global est stationnaire, et qu'une autre classe réussit à
obtenir une part meilleure que celle qui lui revenait auparavant, cette part doit être
obtenue au détriment des autres. Cela est vrai du corps tout entier de ceux qui sont
engagés dans une industrie, et cela est vrai aussi, à un point de vue tout spécial, de
comme une quasi-rente. Et il emploie le mot « profit » dans un sens artificiel, car, ayant exclu
entièrement l'intérêt du profit, il admet que « l'employeur sans profits » gagne « dans l'ensemble
ou à la longue, la somme qu'il aurait pu à litre de salaires s'il eût été employé par d'autres ». (First
Lessons, 1889 § 190) : c'est-à-dire que « l'employeur sans profit » obtient, en plus de l'intérêt de
son capital, ce que nous avons appelé les bénéfices normaux nets de direction, non pas sans doute
ceux des hommes ayant des aptitudes exceptionnelles, mais ceux des hommes ayant des aptitudes
égales aux siennes. C'est ainsi que le profit dans le sens de Walker exclut probablement au moins
les quatre cinquièmes de ce qui est ordinairement classé comme profit en Angleterre (la proportion
serait un peu moindre en Amérique, et un peu plus élevée sur le Continent qu'en Angleterre). De
Sorte que sa théorie paraîtrait signifier simplement que la portion du revenu de l'employeur qui est
due à des aptitudes exceptionnelles ou à la chance, ne fait pas partie du prix. Mais, comme nous
l'avons vu, les prix aussi bien que les revenants-bons d'une occupation, que ce soit ou non celle
d'un employeur, contribuent à déterminer le nombre de personnes qui recherchent cette occupation
ainsi que l'énergie avec laquelle ils accomplissent leur tâche ; et, par conséquent, ils font partie du
prix normal d'offre. Walker semble appuyer son raisonnement surtout sur ce fait important qu'il
s'est efforcé de mettre en évidence, à savoir que les employeurs les plus capables, ceux qui à la
longue obtiennent les profite les plus élevée, sont, en général, ceux qui paient les salaires les plus
élevés à l'ouvrier et qui vendent à plus bas prix au consommateur. Mais il est un autre fait égale-
ment vrai et plus important encore, à savoir que les ouvriers qui obtiennent les salaires les plus
élevés sont, en général, ceux qui tirent le meilleur parti de l'outillage et des matières premières de
leurs employeurs (Cpr. Liv. VI, chap. III, § 2), et qui lui permettent ainsi de retirer des profite
élevée pour lui-même tout en vendant bon marché au consommateur. Et, par suite, la démons-
tration, si elle est exacte, S'applique à la part pour laquelle les « aptitudes rares » entrent dans la
rémunération de tous les genres de travail, comme à celle qu'elles occupent sous les bénéfices de
direction. Mais pour les raisons indiquées au dernier paragraphe du cinquième chapitre du présent
livre, l'analogie entre la rente de la terre et les bénéfices des aptitudes naturelles rares ne peut pas
sans danger être poussée trop loin.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 119

ceux qui ont employé une grande partie de leur vie à travailler ensemble dans le
même établissement industriel.

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§ 10. - Les bénéfices d'une entreprise prospère, considérés au point de vue du chef
d'entreprise lui-même, sont le total des bénéfices, provenant premièrement de sa
propre habileté, deuxièmement, de son matériel et autre capital matériel, et troisième-
ment de son organisation et de ses relations d'affaires. Mais en réalité, ces bénéfices
sont plus que la somme de tout cela. En effet, sa puissance productrice dépend en
partie de ce qu'il se trouve placé dans cette entreprise particulière, et s'il fallait qu'il la
vendit à un bon prix et qu'il s'engageât ensuite dans une autre entreprise, son revenu
en serait probablement très diminué.
Cependant, le point de vue de l'employeur ne comprend pas tous les gains (ou
quasi-rentes) que donne l'entreprise. Il en est, en effet, une autre partie qui provient de
ses employés. Sans doute, dans quelques cas, à certains points de vue, presque tout le
revenu d'une entreprise peut être considéré comme une quasi-rente, c'est-à-dire
comme un revenu déterminé pour le moment par l'état du marché de ses marchan-
dises, et n'ayant que peu de rapports avec les frais nécessaires à préparer en vue de
leur utilisation, les diverses choses et les diverses personnes qui y sont employées. En
d'autres termes, ce revenu constitue une quasi-rente composite 1 se divisant, par une
sorte de marchandage, entre les différentes personnes attachées à l'entreprise, accrue
par l'influence de la coutume et de certaines idées d'équité - résultats dus à des causes
qui ne sont pas sans analogies avec celles qui, sous les anciennes formes de civilisa-
tion, ont fait passer le surplus de producteur provenant de la terre entre les mains de
simples particuliers, mais de collectivités de cultivateurs.

C'est ainsi que le principal commis dans une entreprise a une connaissance des
hommes et des choses qu'il pourrait, dans certains cas, vendre un prix très élevé à des
établissements rivaux. Mais, dans d'autres cas, elle est de telle nature qu'elle n'a de
valeur que pour l'entreprise dans laquelle se trouve déjà placé ce commis; et alors son
départ occasionnerait à cette entreprise une perte de plusieurs fois la valeur de son
salaire, tandis que lui-même ne pourrait peut-être gagner ailleurs qu'un salaire moitié
moindre. Lorsqu'une maison a une spécialité à elle, un grand nombre même de ses
ouvriers ordinaires perdraient une grande partie de leurs salaires en s'en allant, en
même temps qu'ils porteraient un tort sérieux à la maison. Le principal commis peut
être pris comme un associé, et la masse des employés peut être payée en partie par
une part dans les profits de l'entreprise ; mais que cela soit fait on non, leurs bénéfices
sont déterminés, moins par la concurrence et par l'action directe de la substitution que
par un marché intervenu entre eux et leurs employeurs, marché dont les conditions
sont théoriquement arbitraires. En pratique, cependant, ces bénéfices seront proba-
blement gouvernés par un désir de « faire ce qu'il faut faire », c'est-à-dire d'accepter
des paiements qui représentent les bénéfices normaux de l'habileté, du talent et de
l'éducation spéciale que chaque ouvrier possède séparément, avec quelque chose en
plus si la maison fait de bonnes affaires, et quelque chose en moins si elle en fait de
mauvaises.

1 Cpr. Liv. V, chap. X, § 4.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 120

Il est important de remarquer jusqu'à quel point la position de ces ouvriers diffère
de celle des autres dont les services auraient une valeur presque uniforme dans toutes
les entreprises d’une grande industrie. Le revenu de l'un de ces ouvriers dans une
semaine se compose, comme nous l'avons vu, d'abord d'une compensation pour la
fatigue endurée dans le travail de cette semaine, et ensuite d'une quasi-rente prove-
nant de son habileté et de sa capacité spécialisées ; et en admettant que la concurrence
soit parfaitement réalisée, cette quasi-rente est déterminée par le prix que ses
employeurs actuels, ou tout autre, consentiraient à payer pour ses services dans l'état
où se trouve pendant cette semaine le marché relatif à leurs marchandises. Les prix
qui doivent être payés pour un travail donné d'une nature donnée étant ainsi
déterminés par les conditions générales de la branche considérée, ces prix font partie
des déboursés directe qui doivent être déduits des bénéfices bruts afin de déterminer
la quasi-rente de cette maison particulière à ce moment précis; mais les ouvriers
n'auront aucune part à la hausse ou à la baisse de cette quasi-rente. En fait, cependant,
la concurrence n'est pas ainsi parfaitement réalisée. Même là où le même prix est
payé sur toute l'étendue du marché pour le même ouvrage fait avec les mêmes
machines, la prospérité d'une maison accroît les chances d'augmentation pour chacun
de ses employés, et aussi leur chance d'être occupés d'une façon continue lorsque les
affaires vont mal ou de faire des heures tant désirées de travail supplémentaire
lorsqu'elles vont bien.
C'est ainsi qu'il existe une sorte de participation de facto aux profits et aux pertes
entre presque chaque entreprise et ses employés ; elle apparaît surtout très clairement
lorsque, sans qu'elle soit stipulée dans un contrat précis, la solidarité d'intérêts entre
ceux qui travaillent ensemble dans la même entreprise est acceptée avec une cordiale
générosité par l'effet d'un véritable sentiment fraternel. Mais de semblables cas ne
sont pas très communs ; et, en général, les rapports entre employeurs et employés sont
portés à un niveau plus élevé à la fois économiquement et moralement par l'adoption
du système de la participation aux bénéfices ; surtout lorsqu'elle n'est considérée que
comme un échelon vers le niveau encore plus élevé, mais beaucoup plus difficile de
la véritable coopération.
Si. dans une industrie, les employeurs agissent ensemble et que les employés
fassent de même, la solution du problème des salaires devient indéterminée. L'indus-
trie, dans son ensemble, peut être regardée comme recevant une quasi-rente composée
de l'excédent du prix global qu'elle peut obtenir des marchandises qu'elle produit sur
celui qu'elle a à payer à d'autres industries pour la matière première, etc., qu'elle
achète 1 ; et ce n'est que par un marchandage que se détermine la façon dont cet
excédent se répartit entre employeurs et employés. Aucun abaissement de salaires ne
sera d'une manière permanente dans l'intérêt des employeurs, s'il n'est nullement
nécessaire et pousse beaucoup d'ouvriers qualifiés vers d'autres marchés, ou même
vers d'autres industries dans lesquelles ils renoncent à la quasi-rente provenant de leur
capacité spéciale ; et les salaires doivent être assez élevés dans une année moyenne
pour attirer les jeunes gens dans cette profession. C'est là ce qui fixe des limites
inférieures aux salaires, tandis que les limites supérieures sont fixées par des
nécessités correspondantes concernant l'offre du capital et de l'aptitude à diriger les
affaires. Mais quant au point où se fixera le salaire entre ces limites, il ne saurait être

1 Si au lieu de considérer une industrie dans son ensemble on considère une « nation », cette quasi-
rente constitue le dividende national; et cette analogie a son utilité lorsque la théorie pure du
commerce international est appliquée aux relations existant entre les différentes industries dans le
même pays.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 121

déterminé que par la discussion et la lutte entre les intéressés ; elles sont cependant,
atténuées parfois par des considérations de morale et de sagesse, surtout s'il existe
dans cette industrie une bonne institution de conciliation.

En pratique, le problème est même beaucoup plus complexe. En effet, chaque


groupe d'ouvriers peut avoir sa propre union et lutter pour son propre compte. Les
employeurs font office de tampon d'arrêt; mais une grève en vue d'obtenir des salaires
plus élevés de la part d'un groupe peut, en réalité, atteindre les salaires d'un autre
groupe presque aussi durement que les profits des employeurs.

Nous devons renvoyer à plus tard l'examen des causes et des effets des associa-
tions professionnelles, des alliances et contre-alliances entre employeurs et employés,
aussi bien qu'entre commerçants et industriels. Ce sont là des organisations qui
offrent une succession d'incidents pittoresques et de transformations romantiques qui
attirent l'attention publique et semblent indiquer un changement prochain dans notre
organisation sociale, tantôt dans un sens et tantôt dans un autre ; et il est certain que
leur importance est très grande et augmente rapidement. Mais cette importance même
est sujette à exagération ; car il est certain que la plupart de ces organisations ne sont
que des remous, pareils à ceux que le progrès produit toujours à la surface. Et quoique
ces remous se produisent plus en grand et d'une manière plus importante à notre
époque qu'ils ne faisaient auparavant, néanmoins, aujourd'hui, comme toujours, les
changements qui importent ce sont ceux que produisent, sous l'action de leur profond
courant silencieux, les tendances de la distribution et de l'échange normaux ; elles
sont « ce qui ne se voit pas », mais elles gouvernent le cours de ces épisodes qui sont
« ce que l'on voit ». Car même en matière de conciliation et d'arbitrage, la difficulté
principale est de déterminer quel est ce niveau normal dont les décisions du tribunal
ne doivent pas s'écarter sous peine de ruiner leur propre autorité 1.

1 Cpr. Industrial Peace de L. L. Price avec préface de l'auteur du présent livre.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 122

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre neuf
Rente foncière

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§ 1. - Nous avons vu que la rente foncière n'est pas un fait unique, mais simple-
ment la principale espèce d'un vaste genre de phénomènes économiques ; et que la
théorie de la rente foncière ne constitue pas une doctrine économique isolée, mais
simplement une des principales applications d'un corollaire particulier de la théorie
générale de l'offre et de la demande ; qu'il existe une gradation ininterrompue depuis
la véritable rente tirée des libres dons de la nature appropriés par l'homme, en passant
par le revenu tiré d'améliorations permanentes du sol, jusqu'aux revenus produits par
les constructions agricoles et les fabriques, par les machines à vapeur et autres biens
moins durables 1. Dans le présent chapitre et dans le chapitre -suivant nous entrepre-
nons de faire une étude spéciale du revenu net de la terre. Cette étude se divise en
deux parties. La première se rapporte au montant total du revenu net, ou surplus du
producteur provenant de la terre ; la deuxième se rapporte à la façon dont ce revenu
est distribué entre ceux qui ont des intérêts sur cette terre. La première est générale,
quelle que soit la forme de la tenure foncière. C'est par elle que nous commencerons,
et nous supposerons que la culture de la terre est laite par le propriétaire du sol.

1 Cpr. Liv. V, en particulier chap. VIII-X.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 123

Nous pouvons rappeler que le sol possède un revenu « inhérent » de chaleur et de


lumière, d'air et de pluie que l'homme ne saurait affecter d'une manière appréciable ;
il comprend aussi les avantages de situation, dont la plupart échappent au, pouvoir de
l'homme, et dont un petit nombre seulement sont le résultat direct du capital et des
efforts employés à la terre par ses propriétaires individuels. Ce sont là les principales
de ses propriétés, celles dont l'offre ne dépend pas de l'effort humain, et qui, par suite,
ne sauraient donc pas être augmentées par des rémunérations supplémentaires de cet
effort. Un impôt qui les frapperait retomberait exclusivement sur les propriétaires 1.

D'un autre côté, ces propriétés chimiques ou mécaniques du sol, dont sa fertilité
dépend dans une large mesure, sont susceptibles d'être modifiées, et dans certains cas
extrêmes, entièrement transformées par l'action de l'homme. Mais un impôt frappant
le revenu tiré d'améliorations qui, tout en étant susceptibles d'application générale, ne
sont cependant que lentement réalisables et dont l'effet dure longtemps n'affecterait
pas d'une manière appréciable leur offre durant une courte période, ni, par consé-
quent, l'offre des produits qui leur sont dus. Par conséquent, cet impôt retomberait
principalement sur le propriétaire ; un emphytéote étant regardé temporairement
comme un propriétaire sujet à une hypothèque. Pendant une longue période, cepen-
dant, un pareil impôt diminuerait l'offre de ces améliorations, élèverait le prix d'offre
normal des produits et tomberait sur le consommateur 2.

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§ 2. - Revenons maintenant à notre étude du Livre IV au sujet du rendement


décroissant en agriculture. Nous supposerons encore que le propriétaire du sol le
cultive lui-même, de sorte que notre raisonnement peut être pris d'une manière
générale et indépendamment des incidents tenant aux formes particulières de la tenure
foncière.

Nous avons vu que le rendement pour des doses successives de capital et de


travail, quoiqu'il puisse augmenter pour quelques-unes des premières, commencera à
diminuer lorsque la terre sera déjà bien cultivée. Le cultivateur continue à employer
du capital et du travail additionnels, jusqu'à ce qu'il atteigne un point auquel le
rendement est tout juste suffisant pour payer ses déboursés et le rémunérer de son
propre travail. Ce sera là la dose à la limite de culture, qu'elle soit employée sur un sol
riche ou sur un sol pauvre; une quantité égale au rendement de cette dose sera
nécessaire et sera suffisante pour le rémunérer de chacune des précédentes doses.
L'excédent du produit brut sur cette quantité constitue le surplus du producteur 3.
Il cherche à prévoir aussi loin qu'il peut, mais il lui est rarement possible de
prévoir très loin. A tout moment il considère comme acquise toute la richesse du sol

1 C'est là un cas spécial des principes généraux discutés au Liv. V, chap. VIII, § 2. Mais, Cpr. Liv.
V, chap. X, en particulier § 3, pour les exceptions à la règle relativement à la rente de situation.
2 Cette théorie est également applicable au sol urbain, les édifices ayant le caractère d'améliorations
qui sont effectuées lentement et s'épuisent lentement.
3 Comme le dit M. Hollander (Quarterly Journal of Economics, janvier 1895), « la dépense
marginale existe à la fois dans la culture extensive et dans la culture intensive et le produit
marginal est tiré en partie du sol qui ne donne pas de rente et, en partie, de ceux des usages du sol
qui n'en donnent pas non plus. »
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 124

résultant d'améliorations permanentes ; le revenu (ou quasi-rente) tiré de ces amélio-


rations, uni au revenu dû aux qualités originaires du sol, constitue son surplus du
producteur ou rente. Il suit de là que ce n'est que le revenu tiré de nouvelles dépenses
de production qui apparaît comme bénéfices ou profits ; il pousse ces nouvelles
dépenses jusqu'à la limite où leur utilité cesse; et son surplus de producteur ou rente
est l'excédent du revenu brut provenant du sol amélioré sur ce qui est nécessaire pour
le rémunérer des nouvelles doses de capital et de travail qu'il y applique annuelle-
ment.

Ce surplus dépend, premièrement, de la richesse du sol, et deuxièmement, des


valeurs relatives des objets qu'il est dans la nécessité d'acheter. La richesse ou fertilité
du sol, nous l'avons vu, n'est pas susceptible d'être mesurée d'une manière absolue,
car elle varie avec la nature de la récolte produite et avec les méthodes et l'intensité de
la culture. Deux parcelles de terre cultivées toujours par la même personne avec un
même emploi de capital et de travail, peuvent, si elles produisent des récoltes d'orge
égales, donner des récoltes de blé inégales; si elles fournissent des récoltes de blé
égales lorsqu'elles sont cultivées sommairement et selon l'ancien système, elles
peuvent donner des récoltes inégales lorsqu'elles sont soumises à une culture
intensive et qu'elles sont cultivées selon les méthodes modernes. De plus, les prix
auxquels les différents objets nécessaires à la culture peuvent être achetés, et auxquels
les divers produits peuvent être vendus, dépendent du milieu industriel; et les
changements qui surviennent dans ce milieu amènent sans cesse des changements
dans les valeurs relatives des différentes récoltes et par conséquent dans les valeurs
relatives du sol placé dans des conditions différentes.

Enfin, nous supposons que le cultivateur possède une habileté normale relati-
vement à la tâche qu'il a entreprise et aux circonstances de temps et de lieu. Si son
habileté est au-dessous de la normale, son produit effectif brut sera moindre que celui
qui devrait normalement être donné par le sol ; ce sol lui donnera moins que le
véritable surplus de producteur. Si, au contraire, son habileté est au-dessus de la
normale, il obtiendra, au delà du surplus du producteur dû à la terre, un certain
surplus de producteur dû à son habileté.

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§ 3. - Nous avons déjà suivi quelque peu en détail la manière dont une hausse
dans la valeur du produit agricole augmente le surplus du producteur, mesuré en
produits, pour tous les terrains, mais surtout pour ceux où la loi du rendement
décroissant n'agit que faiblement 1.

Nous avons vu que, généralement parlant, cette hausse augmente la valeur des
terrains pauvres relativement aux terrains riches ; ou, en d'autres termes, que si une

1 Liv. IV, chap. III, § 3. Ainsi nous voyons que si la valeur des produits s'élève de OH' à OH (fig.
12,13, 14, vol. I), de sorte que si une quantité de produits OH était nécessaire pour rémunérer une
dose de capital et de travail avant la hausse, une quantité OH suffise après la hausse, alors le
surplus du producteur serait quelque peu augmenté pour les terres de la catégorie représentée à la
figure 12 (vol. 1), pour qui la loi du rendement décroissant agit promptement ; ce surplus
augmenterait davantage pour la deuxième Catégorie de terres (fig. 13, vol. I) et il augmenterait le
plus pour celles de la troisième catégorie (fig. 14, vol. I).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 125

personne prévoit une hausse dans la valeur des produits, elle peut espérer retirer un
revenu futur plus considérable du placement d'une somme donnée sur un sol pauvre
aux prix actuels que du même placement effectué sur un sol riche 1.

Ensuite, la valeur réelle du surplus du producteur, c'est-à-dire sa valeur mesurée


en pouvoir général d'acquisition, s'élèvera relativement à sa valeur en produits dans la
même proportion que s'est élevée la valeur des produits mesurée de la même ma-
nière ; c'est-à-dire qu'une hausse dans la valeur des produits amène une double hausse
dans la valeur du surplus du producteur.

Le mot « valeur réelle » du produit est, il est vrai, ambigu. Historiquement, il a


très souvent été employé pour signifier la valeur réelle au point de vue du
consommateur. Cet emploi est plutôt dangereux, car il existe certains cas où il faut
considérer la valeur réelle au point de vue du producteur. Mais, sous cette réserve,
mous pouvons employer le terme a valeur en travail » (labour value) pour exprimer la
quantité de travail d'une nature donnée que le produit peut acquérir; et le terme
« valeur réelle » (real-value) pour exprimer la quantité d'objets de nécessité, de bien-
être et de luxe qu'une quantité donnée de produit pourra acquérir. Une hausse dans la
valeur en travail des produits bruts peut impliquer une pression croissante de la
population sur les moyens de subsistance ; et une hausse du surplus de producteur du
sol due à cette cause est accompagnée, et dans une certaine mesure même, elle vient
d'une misère plus grande chez le peuple. Mais si, au contraire, la hausse dans la valeur
réelle des produits bruts a été amenée par un progrès dans les méthodes de production
autre que la production agricole, cette hausse sera probablement accompagnée d'une
hausse dans le pouvoir d'acquisition des salaires.

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§ 4. - Dans tout ceci, il apparaît avec évidence que le surplus de producteur


provenant du sol n'est pas une preuve de la grandeur de la libéralité de la nature,
comme le soutenaient les Physiocrates et, sous une forme très différente, Adam
Smith : c'est au contraire une preuve des limites de cette libéralité. Mais il faut se
souvenir que les inégalités de situation relativement aux meilleurs marchés sont des
causes d'inégalités pour le surplus du producteur exactement aussi puissantes que les
inégalités de productivité absolue 2.

1 Ibid., § 4. En comparant deux parcelles de terre (vol. I, fig. 16 et 17) par rapport auxquelles la loi
du rendement décroissant agit de la MÊME façon, mais dont la première est riche, tandis que la
seconde est pauvre, nous avons trouvé que l'augmentation du surplus du producteur de AHC à
AHC, causée par une hausse dans le prix des produite dans la proportion de OH à OH, était
relativement beaucoup plus grande dans le second cas.
2 L'Angleterre est si peu étendue et la densité de la population y est si grande que, même le lait et les
légumes, qui doivent être vendus promptement, et le foin lui-même en dépit de sa masse, peuvent
être expédiés d'une extrémité à l'autre du paye sans occasionner des frais extraordinaires ; quant
aux produits fondamentaux, comme le blé et le bétail vivant, le cultivateur peut en retirer à peu
près le même prix net sur n'importe quel point de l'Angleterre. C'est pour cette raison que les
Économistes anglais ont attribué à la fertilité le premier rang parmi les causes qui déterminent la
valeur du sol agricole ; et ils n'ont attribué à la situation qu'une importance de second ordre. lis ont
par suite souvent considéré le surplus du producteur, ou valeur rentale du soi, comme l'excédent
du produit que le sol fournit, sur ce qui est rendu à égalité de capital et de travail (employés avec
une même habileté) à la terre placée par sa stérilité à la limite de culture. Ils n'ont pas pris la peine
de dire explicitement soit que les deux parcelles de terre doivent être voisines, soit qu'il faut tenir
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 126

Cette vérité et ses principales conséquences, dont beaucoup semblent maintenant


si évidentes, furent tout d'abord rendues manifestes par Ricardo. Il se plaisait à
démontrer qu'aucun surplus ne peut être retiré de la possession de ceux des dons de
nature dont l'offre est toujours en fait illimitée ; et qu'en particulier il n'y aurait pas de
surplus provenant du sol si celui-ci se trouvait en quantité illimitée également fertile
et également accessible. Il poussait encore sa démonstration plus loin et il montrait
qu'une amélioration dans les méthodes de culture également applicable à tous les
terrains (ce qui équivaut à un accroissement général de la fertilité naturelle du sol)
abaisserait à peu près inévitablement le surplus global en blé et tout à fait inévita-
blement le surplus global réel retiré du sol qui approvisionne de produits bruts toute
une population donnée. Il montrait aussi que si l'amélioration affectait surtout les
terres qui se trouvaient être déjà les plus riches, elles pourrait élever le surplus global,
mais que, si elle affectait surtout les terres les moins riches, elle diminuerait beaucoup
ce même surplus.

Il est tout à fait conforme à cette démonstration d'admettre qu'un progrès dans les
méthodes de culture du sol de l'Angleterre en ce moment augmenterait le surplus
global que donne son sol, à moins qu'il ne soit accompagné d'un progrès égal des
méthodes de production dans les pays dont elle importe des produits bruts : ou ce qui
revient au même à ce point de vue, par une amélioration des moyens de commu-
nication avec ces pays. Et, comme le dit Ricardo lui-même, des progrès qui
s'appliquent également à tout le sol approvisionnent le même marché, « comme ils
stimulent fortement la population et en même temps nous permettent de cultiver les
terres les plus pauvres avec moins de travail, qui sont, en définitive, très avantageuses
aux propriétaires fonciers » 1.

Il y a quelque intérêt à distinguer la portion de la valeur du sol qui est le résultat


du travail de l'homme, de celle qui est due à la libéralité originaire de la nature. Une
partie de sa valeur vient des grandes routes et autres améliorations générales faites
pour les besoins généraux du pays et qui ne sont pas spécialement à la charge de
l'agriculture. C'est en comptant ces travaux que List, Carey, Bastiat et d'autres
prétendent que les dépenses nécessaires pour faire passer la terre de l'état dans lequel
l'homme la trouva à la condition qui est actuellement la sienne, excéderaient la valeur
entière qu'elle a maintenant; et, partant de là, ils prétendent que toute sa valeur est due
au travail de l'homme. Les faits sur lesquels ils s'appuient peuvent être contestés ;
mais, en réalité, ils sont sans importance pour leurs conclusions. Ce qu'il leur faudrait
montrer c'est que la valeur actuelle de la terre n'excède pas les dépenses, dans la
mesure où elles peuvent être véritablement mises sur le compte de l'agriculture, qui
ont été nécessaires pour faire passer la terre de l'état dans lequel l'homme la trouva à

compte à part des différences qui existent entre elles pour apporter leurs produite sur le marché.
Mais cette façon de s'exprimer ne se présentait pas naturellement aux économistes dans les pays
neufs, où les terrains les plus riches peuvent demeurer incultes parce qu'ils ne sont pas à portée des
marchés. Pour ces économistes, la situation d'un terrain apparaissait comme au moins aussi
importante que la fertilité pour déterminer la valeur du soi. Pour eux la terre située à la limite de
culture est celle qui est située loin des marchés et, en particulier, celle qui est éloignée de toute
voie ferrée conduisant à de bons marchés. Le surplus du producteur Be présentait à eux comme
étant l'excédent de la valeur du produit d'une terre bien située sur ce que le même capital, le même
travail (et aptitude) obtiendraient de la terre la plus mal située; en tenant compte des différences
relatives à la fertilité, si cela est nécessaire. Dans ce sens, les États-Unis ne peuvent plus être
regardés comme un pays neuf, car toutes les meilleures terres sont occupées et presque toutes ces
terres ont, grâce à des chemins de fer à bon marché, un accès facile à de bons marchés.
1 Note à son troisième chapitre.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 127

un état de fertilité et d'appropriation générale à la culture, égal à celui dans lequel elle
est maintenant. Bien des changements opérés dans le sol furent faits en vue de
méthodes qui sont depuis longtemps abandonnées ; et quelques-uns de ces change-
ments ont plutôt amoindri qu'augmenté la valeur de la terre. Et de plus, les dépenses
entraînées par le changement sont les dépenses nettes après y avoir ajouté sans doute
l'intérêt des déboursés successifs, mais aussi après en avoir déduit la valeur totale du
produit supplémentaire qui, du commencement à la fin, a été procuré par les travaux
accomplis. La valeur du sol dans un pays bien peuplé est en général beaucoup plus
grande que ces dépenses, et souvent plusieurs fois plus grande.

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§ 5. - La théorie exposée dans ce chapitre jusqu'ici est applicable à tous les


systèmes de tenure foncière qui admettent la propriété privée du sol sous n'importe
quelle forme ; car elle concerne ce surplus de producteur qui revient au propriétaire
s'il cultive lui-même sa terre, ou, s'il ne la cultive pas, à ses tenanciers et à lui, les uns
et les autres étant regardés comme formant un établissement industriel pour une
entreprise de culture. Ainsi cette théorie demeure vraie quelle que soit la répartition
que la coutume, la loi ou le contrat peut avoir établie entre eux quant au partage des
frais de culture, d'une part, et des fruits de la culture, d'autre part. La plus grande
partie de cette théorie est également indépendante de la phase du développement
économique dans laquelle on se trouve, elle est exacte même s'il n'est envoyé sur le
marché que peu ou pas de produits et si les redevances sont payées en nature et ainsi
de suite 1.
Actuellement, dans les parties de l'Angleterre où la coutume et le sentiment
comptent le moins, et où la libre concurrence et l'esprit d'entreprise l'emportent dans
les contrats pour j'usage du sol, il est communément entendu que le propriétaire
foncier fournit, et jusqu'à un certain point, entretient ces améliorations qui sont créées
lentement. Cela fait, il exige de son tenancier l'entier surplus de producteur que la
terre ainsi outillée est censée produire dans une année de récoltes normales et de prix
normaux, après avoir opéré une déduction suffisante pour reconstituer le capital du
fermier avec des profits normaux, le fermier étant appelé à perdre dans les mauvaises
années et à gagner dans les bonnes. On admet tacitement, dans cette évaluation, que
le fermier est un homme d'habileté et d'initiative normales pour cette catégorie de
tenure ; et, par suite, s'il est au-dessus de ce niveau, il profitera seul du bénéfice,
tandis qu'il supportera seul la perte s'il est au-dessous, et que peut-être il finira par
abandonner la ferme. En d'autres termes, la partie du revenu provenant du sol qui va
au propriétaire foncier, est gouvernée pour toutes les périodes de longueur moyenne,
1 L'exposé mémorable que Petty a donné de la loi de la rente (Taxes and Contributions, eh. IV, § 13)
est rédigé de façon à s'appliquer à toutes les sortes de tenures et à tous les degrés de civilisation : -
« Supposez qu'un homme puisse de ses propres mains cultiver une terre en blé, c'est-à-dire qu'il
puisse bêcher ou labourer, herser, sarcler, moissonner, transporter chez lui, battre et vanner dans
les formes requises par l'agriculture du pays ; et qu'il eût avec cela assez de semence pour
ensemencer la même terre. Je dis que lorsque cet homme a mis de côté la semence pour continuer
sa culture et, aussi, ce que lui-même doit manger et ce qu'il doit donner aux autres en échange de
drap et autres objets de nécessité naturelle, le blé qui lui reste alors constitue la véritable rente
naturelle du sol pour cette année ; et la moyenne de sept années ou plutôt d'autant d'années qu'il en
faut pour composer le cycle, dans lequel les années de disette et les années d'abondance
accomplissent leur révolution, nous donne la rente ordinaire de la terre en blé.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 128

principalement par l'état du marché des produits, sans tenir grand compte des frais
nécessaires pour se procurer les divers agents employés à les produire ; elle est donc
de la nature d'une rente. La partie que le tenancier conserve doit être regardée, même
pour de courtes périodes, comme un profit compris directement dans le prix normal
des produits, parce que ceux-ci ne seraient pas produits si l'on n'espérait pas qu'ils
puissent donner ce profit.

C'est pourquoi plus les caractères nettement anglais de la tenure foncière sont
accentués et plus il est vrai que la ligne séparative entre la part du propriétaire foncier
et celle du tenancier coïncide avec la plus profonde et la plus importante ligne de
démarcation de la théorie économique 1. Ce fait, peut-être plus que tout autre, fut la
cause de la prédominance de la théorie économique anglaise au commencement du
XIXe siècle ; il aida les économistes anglais à aller si avant dans la voie qu'ils avaient
ouverte que, même de notre temps, alors que tant d'activité intellectuelle a été
consacrée aux études économiques dans les autres pays, presque toutes les idées
nouvelles fécondes se trouvent n'être que le développement d'autres idées qui étaient
à l'état latent dans les anciens ouvrages anglais.

Le fait lui-même apparaît comme accidentel ; mais peut-être ne l'est-il pas. En


effet, cette ligne particulière de scission implique moins de frottement, moins de perte
de temps et de fatigue en marches et contre-marches que n'importe quelle autre. On
peut se demander si ce que l'on appelle le système anglais est appelé à durer. Il a de
grands désavantages et il peut ne pas être regardé comme le meilleur à un degré plus
avancé de civilisation. Mais lorsque nous le comparons avec d'autres systèmes, nous
voyons qu'il a apporté de grands avantages à un pays qui ouvrit au monde la voie
pour le développement de la libre initiative et qui, par suite, fut poussé de bonne
heure à adopter tous les changements capables de lui donner de la vigueur et de la
liberté, de l'élasticité et de la force.

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§ 6. - Il peut être bon de revenir encore une fois aux rapports existant entre le sol,
soit agricole, soit urbain, et les autres formes de richesse considérées au point de vue
du détenteur individuel.

Même au point de vue de la valeur normale, la distinction, quoique réelle, est


moindre qu'on ne le suppose souvent ; et, même dans un ancien pays, la distinction
entre la terre et les autres formes de richesse a très peu de portée pour le détail des
transactions de la vie ordinaire. Supposons qu'un cultivateur avec un petit capital
d'épargne se demande avec hésitation s'il achètera encore de la terre ou s'il augmen-
tera ses constructions et son matériel pour exploiter ce qu'il a déjà; il peut espérer que
dans l'un et l'autre cas il obtiendra la même augmentation de produit net (après avoir
fait la part de la dépréciation de son matériel périssable) pour le même déboursé
total ; et pour lui, en tant qu'individu, la question de savoir s'il cultivera sommaire-
ment une grande étendue de terre ou s'il cultivera intensivement une étendue moindre,

1 En langage technique c'est la distinction entre les quasi routes qui ne font pas partie et les profits
qui font partie directement des prix d'offre normaux des produits pour les périodes de longueur
modérée. Cpr. liv. V, en particulier le chap. IX.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 129

doit être résolue au moyen de calculs commerciaux qui ont exactement le même
caractère que ceux qui gouvernent d'autres emplois de son capital et de son énergie.

D'un autre côté, même dans un pays neuf, un homme d'État prévoyant sentira une
plus grande responsabilité à l'égard des générations futures lorsqu'il fait des lois
relatives à la terre que lorsqu'il fait des lois relatives à d'autres formes de richesse.
C'est ainsi qu'au point de vue économique, comme au point de vue éthique, la terre
doit partout et toujours être classée comme une chose à part. Et dans un ancien pays,
cette distinction a une importance vitale pour avoir une idée générale des causes qui
gouvernent la valeur normale. En effet, le revenu net tiré des propriétés inhérentes à
la terre constitue un véritable surplus, il n'entre jamais directement, même à la longue,
dans les dépenses normales de production qui sont nécessaires pour rémunérer le
travail et l'énergie créatrice des travailleurs et entrepreneurs. Ce revenu diffère ainsi
des revenus tirés des édifices, des machines, etc. qui, à la longue, sont nécessaires
(dans l'état actuel de la nature humaine et des institutions sociales) pour entretenir la
pleine force de la production, de l'invention et de l'accumulation. L'appropriation
soudaine par l'État des revenus du sol, après qu'il en a reconnu la propriété privée,
détruirait toute sécurité et ébranlerait les fondements mêmes de la société. Mais si,
dès l'origine, l'État avait gardé pour lui les véritables rentes, l'élan de l'industrie et de
l'accumulation des richesses ne s'en serait pas trouvée nécessairement atteinte. Or,
rien de semblable n'existe pour les revenus que donnent les biens créés par l'homme
(quasi-rentes). La même chose est vraie de la rente foncière urbaine, qui, comme nous
l'avons vu, est gouvernée par le même principe que la rente agricole 1.

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§ 7. - Pour conclure, nous pouvons faire remarquer que la valeur capitalisée de la


terre est la valeur arithmétiquement « escomptée » de tous les revenus nets que la
terre peut donner, défalcation faite, d'un côté, de toutes les dépenses incidentes, y
compris celles de percevoir les rentes, et, d'un autre côté, de sa richesse minérale, de
ses capacités d'emploi pour n'importe quel genre d'entreprise, et de ses avantages
matériels, sociaux et esthétiques au point de vue de l'habitation. L'équivalent en
monnaie de ces avantages directs que procure la propriété du sol n'apparaît pas dans
les rendements du revenu monnaie que l'on en tire, mais il fait partie de sa valeur
monnaie en capital.

La valeur du sol est ordinairement exprimée en multipliant un certain nombre de


fois le revenu courant en monnaie, ou, en d'autres termes, en capitalisant ce revenu
sur un certain nombre d'années (a certain « number of years purchase » of that
rental) ; et, toutes choses étant égales d'ailleurs, cette valeur sera d'autant plus élevée
que ces avantages directs seront plus importants, et que sera plus grande la chance de
voir augmenter ces avantages et le revenu argent produit par la terre. Le nombre
d'années pris pour la capitalisation serait aussi augmenté par une baisse attendue, soit
dans le taux normal futur de l'intérêt, soit dans le pouvoir d'achat de l'argent 2.
1 Cpr. liv. V, chap. VIII-X ; et aussi liv. VI, chap. II, §§ 5-6.
2 La valeur escomptée d'une hausse très éloignée dans la valeur de la terre est beaucoup moindre
qu'on ne le croit généralement. Par exemple, si nous prenons l'intérêt à 5 % seulement (et, bien
entendu, le taux qui a prévalu durant tout le Moyen Age était beaucoup plus élevé) une livre
sterling placée à intérêts composés s'élèverait à environ 130 £ au bout de cent ans, à 17.000 £ au
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 130

Note sur la théorie de Ricardo


en ce qui concerne l'incidence des impôts
et l'influence des améliorations en agriculture.

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§ 8. - Nous avons déjà parlé souvent de l'excellence de la pensée chez Ricardo et


de ses défauts dans sa façon de l'exprimer et, en particulier, nous avons noté les
causes qui le conduisirent à formuler la loi du rendement décroissant sans y apporter
les restrictions qui lui conviennent. Des remarques analogues n'appliquent à la façon
dont il a traité l'influence des améliorations et de l'incidence de l'impôt sur l'agri-
culture. Il s'est montré surtout négligent dans sa critique d'Adam Smith ; et, comme le
dit avec raison Malthus (Sommaire de la Section X de son Political Economy) : « M.
Ricardo qui, en général, considère les résultats permanents et ultimes, a toujours suivi
une méthode opposée en ce qui concerne les rentes foncières. C'est en ne considérant
que les résultats temporaires qu'il a pu critiquer l'assertion d’Adam Smith, que la
culture du riz et des pommes de terre produirait une rente plus élevée que la culture
du blé. » Et Malthus n'était peut-être pas éloigné d'avoir raison lorsqu'il ajoutait :
« Pratiquement, il y a quelque motif de croire que puisque la substitution du riz au blé
serait graduelle, il ne se produirait pas même une baisse temporaire de la rente. »

Néanmoins, à l'époque de Ricardo, il était d'une grande importance pratique


d'affirmer fortement, et il est même actuelle très intéressant au point de vue scien-
tifique de savoir que dans un pays qui ne peut pas importer beaucoup de blé, il est très
facile d'établir des impôts sur la culture et d'empêcher ainsi es améliorations, de façon
à enrichir temporairement les propriétaires fonciers et à appauvrir le reste de la
population. Sans doute, si le peuple était décimé par les privations, les propriétaires
fonciers subiraient une perte ; mais ce fait enlevait peu de valeur à l'affirmation de
Ricardo, à savoir que la hausse énorme des prix et des rentes agricoles qui se
produisit durant sa vie était l'indice d'un tort causé à la nation, tort incomparablement
plus considérable que les avantages recueillis par les propriétaires fonciers. Mais qu'il
nous soit maintenant permis de passer en revue quelques-unes des théories dans
lesquelles Ricardo se plaisait à partir de quelques hypothèses bien définies pour en
arriver à des résultats clairs et précis qui attiraient l'attention, théories que le lecteur
peut combiner de lui-même de façon à les rendre applicables aux faite réels de la vie.

Supposons d'abord que le « blé » récolté dans un pays soit absolument nécessaire,
c'est-à-dire que la demande qui le concerne n'ait aucune élasticité, et que tout change-
ment dans son coût marginal de production affecte simplement le prix que le peuple

bout de deux cents ans, et à 40.000.000 £ au bout de cinq cents ans. Et, par conséquent, une dépen-
se d'une livre sterling faite par l'État pour s'assurer le bénéfice d'une hausse dans la valeur du sol
qui se réaliserait maintenant pour la première fois aurait été un mauvais placement, à moins que
cette hausse de valeur du soi n'excédât 130 £ si le payement avait été fait il y a cent ans 17.000 £ si
le payement avait été fait depuis 200 ans et 40.000.000 s'il avait été fait depuis 500 ans.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 131

paye pour lui et non la quantité consommée. Supposons aussi qu'il ne soit pas importé
de blé. Alors l'effet d'un impôt de un dixième sur le blé amènerait une hausse de sa
valeur réelle de façon que les neuf dixièmes puissent suffire à rémunérer comme
auparavant la dose marginale, et, par suite, toute autre dose. Le surplus brut en blé
pour chaque parcelle de terre resterait par conséquent le même qu'auparavant ; mais
un dixième étant enlevé comme impôt, le restant équivaudrait aux neuf dixièmes de
l'ancien surplus en blé. Puisque cependant chaque partie de ce surplus se serait élevée
en valeur réelle dans la proportion de dix à neuf, le surplus réel serait resté le même.

Mais l'hypothèse d'après laquelle la demande relative à un produit serait absolu-


ment non élastique, est une assertion très exagérée. La hausse du prix amènerait
certainement une diminution immédiate dans la demande de certaines sortes d'articles
sinon des céréales essentielles ; et, par suite, la valeur du blé, c'est-à-dire du produit
considéré en général ne s'élèverait jamais d'une quantité tout à fait proportionnelle à
l'impôt, et un capital et un travail moindres seraient employés à la culture de toutes
les terres. Il y aurait ainsi une diminution dans le surplus en blé pour toutes les terres,
mais non dans la même proportion ; pour toutes et puisqu'un dixième du surplus en
blé serait absorbée par l'impôt, tandis que la valeur de chaque partie de ce surplus
s'élèverait dans une proportion moindre que celle de dix à neuf, il se produirait une
double diminution dans le surplus réel. Les diagrammes du Livre IV auquel nous
venons de nous reporter nous montrent tout de suite comment on pourrait exprimer
ces raisonnements en langage géométrique.

La baisse immédiate serait très considérable avec les conditions modernes où la


libre importation du blé empêche sa valeur réelle de s'élever beaucoup à la suite d'un
impôt ; et le même résultat se produirait graduellement même en l'absence d'impor-
tation, si la hausse dans sa valeur réelle faisait baisser le chiffre de la population ; ou,
ce qui est au moins aussi probable, si cette hausse avait pour résultat d'abaisser le
niveau du bien-être et la puissance productrice de la population ouvrière. Ces deux
effets agiraient très sensiblement de la même façon sur le surplus du protecteur ; tous
les deux rendraient le travail plus cher pour l'employeur, tandis que le dernier aussi
abaisserait les salaires réels par unité de temps pour l'ouvrier.

Les raisonnements de Ricardo en ce qui touche ces questions sont un peu diffi-
ciles à suivre parce que souvent il ne nous avertit pas lorsqu'il passe de résultats qui
sont « immédiats » et qui se rapportent à une « courte période » par rapport au
progrès de la population, aux résultats « derniers » et qui se rapportent à une « longue
période » durant laquelle la valeur en travail des produits bruts aurait matériellement
le temps d'affecter le chiffre de la population et par suite la demande relative aux
produits bruts. Lorsqu'on se sert de ce procédé d'interprétation, on trouve très peu de
ses raisonnements qui ne soient pas exacts.

Nous pouvons maintenant passer à sa théorie concernant l'influence des amélio-


rations dans les méthodes agricoles, améliorations qu'il divise en deux classes. Un
intérêt scientifique spécial s'attache à l'étude de la première classe, qui comprend les
améliorations à l'aide desquelles « Je peux obtenir le même produit avec un capital
moindre et sans modifier la différence qui existe entre les puissances productrices des
doses successives de capital 1 » ; en négligeant, bien entendu, au point de vue général

1 Chap. II (Collected Works), p. 42. Cpr. Production and Distribution de Cannan (1776-1848, pp.
325-326). La distinction établie par Ricardo entre ses deux catégories d'améliorations n'est pas
absolument heureuse, et il n'est pas nécessaire que nous l'examinions ici.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 132

auquel il se place dans son argumentation, qu'une amélioration donnée peut être plus
avantageuse pour une parcelle de terre que pour une autre (V. ci-dessus Livre IV,
chap. III, § 4). En admettant, comme précédemment, que la demande relative au blé
n'a pas d'élasticité, il montrait que le capital serait retiré des terrains pauvres (et de la
culture intensive des terrains riches), et que, par suite, le surplus évalué en blé, le
surplus en blé - comme nous pouvons l'appeler - obtenu par emploi de capital dans les
conditions les plus favorables, sera un surplus relativement à des terres moins pauvres
que celles qui étaient auparavant à la limite de culture ; et la différence de produc-
tivité de deux emplois quelconques de capital demeurant, par hypothèse invariable, le
surplus en blé devra nécessairement baisser, et, bien entendu, la valeur réelle et la
valeur en travail du surplus baissera plus que proportionnellement.

Ceci peut être rendu plus clair par la figure ci-contre, dans laquelle
la courbe AC représente le rendement que la terre de tout le pays,
considéré comme une seule exploitation, donne pour des doses de
capital et de travail employées sur cette terre, ces doses étant
disposées non dans l'ordre de leur emploi, mais dans l'ordre de leur
productivité.
Dans l'état d'équilibre, OD doses sont employées, le prix du blé étant tel qu'un
rendement DG est juste suffisant pour rémunérer une dose ; la quantité totale de blé
récoltée étant représentée par la surface. AODC pour laquelle AHC représente le
surplus global en blé.

Nous pouvons nous arrêter pour faire remarquer que, dans l'interprétation de ce
diagramme, le seul changement qu'entraîne le fait de l'appliquer à tout le pays au lieu
de l'appliquer à une seule exploitation agricole, provient de ce que nous ne pouvons
pas maintenant, comme nous le pouvions alors, supposer que toutes les différentes
doses de capital soient employées dans la même localité, ni que, par suite, les valeurs
de quantités égales (de la même nature) de produit soient égales. Nous pouvons
cependant surmonter cette difficulté en comptant les dépenses nécessaires pour
transporter les produits à un marché commun comme faisant partie de leurs frais de
production ; une certaine portion de chaque dose de capital et de travail étant affectée
aux dépenses de transport. Eh bien, une amélioration rentrant dans la première classe
de Ricardo augmentera le rendement pour une dose employée dans les conditions les
plus favorables de OA à OA', et elle augmentera les rendements pour les autres doses,
non dans la même proportion, mais de quantités égales. Le résultat sera que la
nouvelle courbe de produit A'C' sera la reproduction de l'ancienne courbe de produit
AC, mais qu'elle sera placée au-dessus de cette dernière d'une longueur AA'. Si, donc,
il existait une demande de blé illimitée, de telle sorte que l'ancien nombre de doses,
OD, pût être employé avantageusement, l'ensemble du surplus en blé resterait ce qu'il
était avant le changement. Mais, en fait, un tel accroissement immédiat de production
ne saurait être avantageux ; et, par suite, une amélioration de ce genre doit nécessai-
rement diminuer le surplus global en blé. Et, si, selon l'hypothèse de Ricardo, le
produit total n'est pas augmenté du tout, il ne sera employé que OB' doses, OD' étant
déterminé par cette circonstance, que A'OD'C' est égal à AODC ; et alors le surplus
total en blé descendra jusqu'à A'H'C'. Ce résultat ne dépend nullement de la force de
AC, ou, ce qui est la même chose, des chiffres particuliers choisis pour fournir la
preuve arithmétique dont se sert Ricardo pour défendre sa théorie.

Nous pouvons ici profiter de cette occasion pour faire observer que les exemples
arithmétiques ne peuvent, en général, servir que comme exemples et non comme
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 133

preuves. En effet, en général, il est plus difficile de savoir si le résultat n'a pas été
implicitement admis dans les nombres employés en vue de ce cas spécial que de
déterminer librement si le résultat se trouve vrai ou faux. Ricardo, lui-même, manque
de connaissances mathématiques. Mais son instinct était infaillible ; et peu de vrais
mathématiciens pourraient s'aventurer avec une telle sûreté sur le terrain des plus
périlleux arguments.

Mill, lui-même, malgré son esprit d'une logique si pénétrante, était au-dessous de
cette tâche.

Ce qui est caractéristique, c'est que Mill fait observer qu'à la suite d'une amélio-
ration, les revenus du capital employé sur des terrains de différentes classes
augmenteraient probablement en proportions égales plutôt qu'en quantités égales.
(Cpr son second exemple, dans Political Economy, Livre IV, chap. III, § 4). Il ne
remarque pas que par là il fait crouler la base de la démonstration si habilement
établie par Ricardo, et d'après laquelle le changement n'altère en rien les avantages
différentiels des différents emplois du capital. Et, s'il arrive au même résultat que
Ricardo, c'est uniquement que le résultat était implicitement contenu dans les
nombres qu'il a choisis comme exemples.

Le diagramme ci-contre tend à montrer qu'il existe


une classe de problèmes économiques qu'un homme qui
n'a pas le génie scientifique de Ricardo ne saurait résou-
dre qu'au moyen de tout un appareil, soit de démonstra-
tions mathématiques, soit de diagrammes nous présen-
tant comme un tout continu les tableaux des forces
économiques, par rapport à la loi du rendement croissant
ou par rapport aux lois de l'offre et de la demande. La
courbe AC a la même signification dans la figure 30 que
dans la figure précédente ; mais l'amélioration a pour
résultat d'augmenter le revenu de chaque dose de capital
et de travail dans la proportion d'un tiers, c'est-à-dire
dans une proportion égale et non d'une quantité égale.

Et la nouvelle courbe de produit A'C' se trouve beaucoup plus au-dessus de AC à son


extrémité gauche qu'à son extrémité droite. La culture se réduit à OD' doses, pour
lesquelles la superficie A''OD'C' représentant le nouveau produit total est, comme
auparavant, égale à AODC ; et A'H'C' est, comme auparavant, le nouveau surplus
total en blé. Alors il peut être démontré facilement que A'H'C' représente les quatre
tiers de AKE ; et quant à savoir si AKE est plus grand ou moins grand que AHC, cela
dépend de la forme particulière donnée à AC. Si AC est une ligne droite ou une ligne
presque droite (Les nombres de Mill et de Ricardo représentaient les nus et les autres
des points sur une ligne droite de produit) A'H'C' serait moindre que AHC, mais avec
la forme donnée à AC dans notre figure, A'H'C' est plus grand que AHC. Ainsi la
démonstration de Mill dépend pour ses conclusions de la forme particulière adoptée
pour la courbe de produit brut, tandis que celle de Ricardo n'en dépend pas.

(Mill suppose que la partie cultivée d'un pays se compose de trois portions de
terre produisant avec des dépenses égales 60, 80 et 100 bushels ; et il démontre alors
qu'une amélioration qui augmenterait d'un tiers le rendement de chaque dose de
capital ferait baisser les rentes en blé dans la proportion de 60 à 26 2/3. Mais s'il avait
admis que la distribution de la fertilité dans un pays est telle que la terre se compose
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 134

de trois qualités donnant avec une dépense égale 60, 65 et 415 bushels, comme nous
l'avons fait grossièrement dans notre figure, il se serait aperçu que, dans ce cas,
l'amélioration aurait élevé les rentes en blé dans la proportion de 60 à 66 2/3.)

Enfin on peut faire observer que le paradoxe de Ricardo en ce qui touche les
effets possibles des améliorations sur la rente foncière est applicable au sol urbain
aussi bien qu'au soi agricole.

Par exemple, le système américain, qui consiste à bâtir au moyen d'armatures


d'acier des magasins de seize étages servis par des ascenseurs, peut être considéré
comme pouvant devenir tout à coup très pratique, très économique et très commode à
la suite d'améliorations survenues dans les arts du bâtiment, de l'éclairage, de la
ventilation et de la fabrication des ascenseurs. Dans ce cas, les quartiers commerçants
dans chaque ville occuperaient une superficie moindre qu'actuellement ; une grande
partie du sol devrait retourner à des emplois moins rémunérateurs, et le résultat net se
traduirait peut-être par une baisse dans l'ensemble de la rente foncière pour la ville.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 135

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre dix
Tenure rurale

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§ 1. - Autrefois, et même de nos jours dans quelques pays arriérés, tous les droits
de propriété reposaient plutôt sur des conventions tacites que sur des lois et des
documents précis. En tant que ces conventions peuvent être formulées en termes
déterminés et exprimés dans la langue moderne des affaires, elles ont en général
l'effet suivant : La propriété du sol n'appartient pas à une entreprise individuelle, mais
à une entreprise collective dont un membre, ou un groupe de membres, est l'associé
commanditaire (sleeping partner), tandis qu'un autre membre ou un autre groupe de
membres (ce peut être une famille entière) est l'associé actif, le gérant 1.
L'associé commanditaire est quelquefois le chef de l'État ; d'autres fois, c'est un
individu qui a reçu autrefois en héritage la fonction de recouvrer les redevances dues
à ce chef d'État par les personnes qui cultivent une certaine portion du sol ; mais, cette

1 L'actionnaire, ou associé dormant (sleeping partner) peut être une communauté de village ; mais
des recherches récentes, en particulier celles de M. Seebohm, donnent des raisons de croire que les
communautés étaient rarement « libres » et définitifs propriétaires du sol. S'il veut avoir un bon
résumé des controverses relatives au rôle que la communauté de village a joué dans l'histoire de
l'Angleterre, le ]acteur peut se référer au premier chapitre de Economic History de Ashley. Nous
avons déjà dit comment il est arrivé que les formes primitives du partage du sol ont été un obstacle
au progrès.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 136

fonction, avec le temps, est devenue insensiblement un droit de propriété, plus ou


moins déterminé, plus ou moins absolu. Si, comme c'est généralement le cas, il
conserve l'obligation d'effectuer certains paiements entre les mains du chef de l'État,
l'association peut être regardée comme se composant de trois membres dont deux sont
des associés commanditaires 1.

L'associé commanditaire, ou l’un des associés commanditaires, est généralement


appelé le propriétaire, ou encore le détenteur du sol (landholder) ou le seigneur
foncier (landlord). Mais c'est là une façon de parler inexacte, lorsque la loi ou une
coutume ayant à peu près force de loi, interdit à ce propriétaire de chasser le culti-
vateur de sa tenure au moyen d'une augmentation arbitraire des redevances exigées ou
par tout autre moyen. Dans ce cas, la propriété du sol appartient non à lui seul, mais à
l'ensemble de la collectivité dont il n'est que l'associé commanditaire ; le payement
effectué par l'associé actif n'est nullement une rente, mais c'est la somme Fixe, on,
selon le cas, la part de produits bruts, qu'il est tenu de payer en vertu de la constitution
de l'entreprise. Et, lorsque la coutume ou la loi qui régit ces payements est fixée dune
manière invariable, la théorie de la rente ne peut guère s'y appliquer d'une manière
directe.

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§ 2. - Mais en fait, les paiements et les redevances que la coutume est censée
stéréotyper contiennent presque toujours des éléments qui ne sauraient être détermi-
nés d'une manière précise. Ces éléments, transmis par la simple tradition, reposent
uniquement sur des impressions vagues et indéterminées, et s'ils sont exprimés par
des mots, ces mots ne sauraient en aucun cas prétendre à une exactitude scientifique 2.

Nous pouvons constater l'influence de cette indétermination dans les accords entre
landlord et tenancier même dans l'Angleterre moderne, car elles ont toujours été
interprétées à l'aide de coutumes qui se sont imperceptiblement développées et trans-
formées en vue de s'adapter aux besoins changeant des générations successives. Nous
modifions nos coutumes plus rapidement que ne le faisaient nos pères, en même

1 L'entreprise peut s'élargir encore par l'introduction d'un intermédiaire qui recueille les sommes
payées par un certain nombre de cultivateurs, et qui, après déduction d'une certaine part, les remet
au chef de l'entreprise. Il n'est pas un middleman dans le sens qu'a ce terme en Angleterre, c'est-à-
dire qu'il n'est pas un sous-contractant, susceptible d'être congédié à la fin d'une période
déterminée pour laquelle il s'est engagé à recouvrer les sommes. Il est associé dans l'entreprise,
ayant sur le sol des droits aussi réels que ceux du principal associé, quoique peut-être de valeur
moindre. Le cas peut même être plus complexe. Il peut y avoir plusieurs tenanciers intermédiaires
entre les cultivateurs effectifs et la personne qui tient le soi directement de l'État. Les cultivateurs
effectifs diffèrent également beaucoup par la nature de leurs intérêts ; les uns ayant le droit de
demeurer moyennant des rentes fixes et d'être totalement exempts d'augmentation, tandis que
d'autres demeurent moyennant des rentes qui ne sont sujettes à augmentation que sous certaines
conditions préétablies, et que d'autres enfin sont de simples tenanciers renouvelables d'année eu
année.
2 Le Prof. Maitland, dans son article sur les Court Rolls dans le Dictionnary of Political Economy,
fait observer que « nous ne saurons jamais jusqu'à quel point la tenure du tenancier du Moyen Age
était précaire tant que ces documents n'auront pas été examinés ».
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 137

temps nous avons mieux conscience de nos changements et sommes plus disposés à
transformer nos usages en préceptes légaux et à les rendre uniformes 1.

De nos jours, en dépit d'une législation minutieuse et de conventions soi-


gneusement établies, il reste une marge considérable d'incertitude lorsqu'il s'agit de
déterminer la somme de capital que le propriétaire foncier (landlord) doit employer de
temps en temps à l'entretien et à l'extension des bâtiments agricoles, ainsi qu'à d'autres
améliorations. C'est en ces matières, autant au moins que dans ses relations pécu-
niaires directes avec le tenancier, que se montre le landlord généreux et libéral; et ce
qui est surtout important pour la démonstration générale développée dans ce chapitre,
les changements apportés dans la rente réelle nette, exigée du tenancier, viennent de
changements opérés sans bruit dans la façon dont se répartissent les dépenses
d'exploitation de la ferme entre le propriétaire foncier et le tenancier aussi souvent
que de changements survenus dans le montant de la rente. Les collectivités et beau-
coup de grands propriétaires fonciers privés permettent souvent à leurs tenanciers de
continuer d'année en année sans essayer aucunement d'élever le montant du fermage
pour lui faire suivre les changements survenus dans la valeur locative réelle du sol. Il
existe bien des exploitations agricoles pour lesquelles n'existe pas de contrat de bail et
dont la rente néanmoins est demeurée nominalement invariable durant la prospérité
agricole qui atteignit son apogée en 1874 et durant la dépression qui suivit. Mais,
pendant la première période, le fermier, qui se savait trop peu grevé, ne pouvait pas
insister auprès de son propriétaire pour le forcer à employer du capital à des travaux
de drainage ou à de nouveaux édifices, ou même à des réparations, et devait subir ses
volontés en ce qui concerne la chasse et autres matières semblables ; tandis que de
nos jours le propriétaire foncier, qui a un bon tenancier, est disposé à faire bien des
choses qui ne sont pas stipulées dans le contrat de bail, en vue de conserver son
fermier.

Ce fait constitue une remarquable illustration de cette idée générale que la théorie
économique de la rente, la théorie de Ricardo, comme on l'appelle quelquefois, ne
s'applique pas à la tenure foncière moderne de l'Angleterre sans beaucoup de correc-
tions et de limitations tant au point de vue du fond qu'au point de vue de la forme ; et
qu'en étendant encore plus ces corrections et ces limitations, la théorie devient
applicable à toutes les formes de tenure foncière au Moyen Age et en Orient, dans
lesquelles on reconnaît une sorte quelconque de propriété privée. La différence n'est
qu'une différence de degré.

1 C'est ainsi que la Commission de Pursey à la Chambre des communes en 1848 dit que « des
usages différents ont longtemps prévalu dans divers comtés et districts du pays, conférant au
tenancier sortant un droit pour divers travaux d'exploitation... Que ces usages locaux sont ajoutés
aux baux et conventions... à moins que les termes de la convention ne s'opposent expressément ou
implicitement à une telle présomption. Que, dans certaines parties du pays, un usage moderne est
apparu, lequel donne le droit au tenancier sortant de se faire rembourser certaines dépenses...
autres que celles dont il a été question ci-dessus... Que cet usage semble être né dans des exploi-
tations perfectionnées et intensives impliquant une dépense considérable de capital... Que ces
(nouveaux) usages se sont graduellement transformés en clause de style dans certains districts,
jusqu'à ce qu'ils y aient été définitivement admis comme coutume du pays ». Un grand nombre de
ces usages sont maintenant ratifiés par la loi. Cpr. ci-dessous, § 10.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 138

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§ 3. - Mais la différence de degré est très grande. Cela est dû en partie à ce que,
aux époques primitives et dans les pays arriérés, la puissance de la coutume est mieux
établie ; en partie, parce que, en l'absence de toute histoire scientifique, l'homme, à
raison de la brièveté de sa vie, n'a guère plus le moyen de s'assurer si la coutume
change insensiblement que la mouche, née aujourd'hui pour mourir demain, ne peut
voir le développement de la plante sur laquelle elle repose. Mais la principale raison
est aussi que les conditions d'association étaient formulées en des termes qui se
prêtaient peu à des mesures et à des définitions exactes.

En effet, la part de l'associé principal, ou du propriétaire (landlord), comme nous


pouvons l'appeler pour plus de brièveté, comprenait généralement (avec ou sans un
droit à une certaine part des produits) le droit d'exiger certains services et certaines
redevances, taxes et dons ; et la quantité qu'il recevait sous chacun de ces divers
chefs, variait d'une époque à l'autre, d'un lieu à un autre et d'un propriétaire foncier à
un autre propriétaire foncier. Toutes les fois que les payements de toutes sortes
effectués par le cultivateur lui laissaient une marge au delà des objets nécessaires à sa
vie et à celle de sa famille, augmentés du confort et du luxe admis par l'usage, le
propriétaire devait vraisemblablement user de son pouvoir pour augmenter les
payements sous une forme ou sous une autre. Si les principales redevances consis-
taient en une certaine portion des produits, il pouvait augmenter cette portion ; mais,
comme il était rare que cela pût se faire sans une certaine apparence de violence, il
était plus porté à augmenter le nombre et le poids de ses charges secondaires, ou à
exiger que la terre fût soumise à une culture plus intensive, et qu'une plus grande
superficie fût consacrée à des récoltes qui exigent un grand travail et sont d'une
grande valeur. C'est ainsi que les changements se faisaient, doucement pour la
plupart, sans bruit et presque imperceptiblement, comme avancent les aiguilles d'une
horloge, mais, à la longue, ils étaient très importants 1.
La protection que la coutume assurait au tenancier n'était, sans doute, pas négli-
geable même touchant ces redevances. En effet, il savait toujours assez bien à quelle
demande il avait à faire face à un moment donné. Le sens moral de tout ce qui
l'environnait, en haut et en bas, protestait contre toute tentative de la part du pro-
1 C'est ainsi que la valeur que représentait un certain nombre de jours de travail dépendait en partie
de la célérité avec laquelle le travailleur quittait son propre champ lorsqu'il était appelé à travailler
sur celui de son propriétaire foncier, et de l'énergie qu'il mettait à l'ouvrage. Ses propres droits, tels
que ceux de couper du bois on des mottes de gazon, étaient élastiques ; et il en était de même des
droits de son propriétaire, qui l'obligeaient à supporter sans rien dire que des nuées de pigeons
dévorassent ses récoltes, à moudre son grain au moulin du seigneur, et à payer des taxes perçues
sur les ponts et sur les marchés du seigneur. En outre, les amendes ou présents, ou abwabs comme
on les appelle dans l'Inde, que le tenancier pouvait être appelé à acquitter, étaient plus ou moins,
élastiques, non seulement quant à leur montant, mais encore quant aux circonstances dans
lesquelles elles étaient duos. Sous les Mongols, les tenanciers principaux étaient souvent obligés
de payer un grand nombre d'impôts de ce genre en plus de la portion de produits nominalement
fixe qu'ils devaient donner ; et ils faisaient retomber ces charges, après en avoir augmenté le poids
et le nombre, sur les tenanciers inférieurs. Le Gouvernement anglais ne les a pas perçues lui-
même ; mais il lui a été impossible, en dépit de tous ses efforts, de soulager les tenanciers
inférieurs. Par exemple, dans certaines régions d'Orissa, Sir W.-W. Hunter a constaté que les tenan-
ciers avaient à payer, outre leur rente coutumière, 33 cens différents. Ils payaient toutes les fois
qu'un de leurs enfants se mariait ; ils payaient pour qu'on leur permit de construire des digues, de
cultiver la canne à encre, d'assister à la fête du Juggernaut (Orissa, I, 55-59).
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 139

priétaire, foncier d'augmenter subitement et avec violence les payements et redevan-


ces, les taxes et droits (fines) reconnus par l'usage ; et c'est ainsi que la coutume
arrondissait les angles du changement.

Il est vrai, en outre, que ces éléments vagues et variables de la rente ne consti-
tuaient, en général, qu'une faible partie du tout, et que, dans les cas assez fréquents où
la rente en monnaie demeurait la même pour de longues périodes, le tenancier avait
une sorte de participation au sol, participation qu'il devait en partie à la tolérance de
son propriétaire s'il arrivait que la véritable valeur nette de la terre eût augmenté,
mais, en partie aussi, à la force obligatoire de la coutume et de l'opinion publique.
Cette force ressemblait, dans une certaine mesure, à la foi-ce qui retient les gouttes de
pluie au bord inférieur d'un châssis de fenêtre : elles restent intactes jusqu'à ce que
l'on secoue violemment la fenêtre, et alors elles tombent toutes ; et, de la même façon,
les droits légaux du propriétaire foncier qui étaient restés latents pendant si longtemps
étaient quelquefois remis soudainement en vigueur pendant une période de grands
changements économiques 1.

1 Dans l'Inde actuellement nous trouvons diverses formes de tenure existant côte à côte, quelquefois
sous le même nom et d'autres fois sous des noms différents. Il existe des localités où les raiyats et
les tenanciers supérieurs se partagent la propriété du sol sous la réserve de redevances déterminées
dues au Gouvernement, et où le raiyat est sûr non seulement de ne pas être expulsé, mais encore de
ne pas être forcé par crainte de violence de payer à son tenancier supérieur une part du surplus du
producteur supérieure à celle que la coutume fixe strictement. Dans ce cas, le paiement qu'il
effectue est, comme nous l'avons déjà dit, simplement !a transmission à l'autre associé dans
l'entreprise de cette portion des recettes de l'entreprise qui lui appartiennent en vertu des conven-
tions non écrites d'association. Ce n'est nullement un fermage. Cette forme de tenure, cependant,
n'existe que dans les parties du Bengale où il ne s'est pas produit de récentes dislocations de la
population, et où la police est suffisamment active et forte pour empêcher les détenteurs supérieurs
de tyranniser les détenteurs inférieurs.
Dans la plus grande partie de l'Inde, le cultivateur traite directement avec le Gouvernement
sous forme d'un bail dont les termes peuvent être révisés à certaines époques. Et le principe d'après
lequel ces baux sont établis, surtout dans le Nord-Ouest et dans le Nord-Est, où de nouvelles terres
sont colonisées, consiste à adapter les paiements annuels dus pour ces baux au surplus probable
que laissera le sol, déduction faite pour ce qui est nécessaire à l'existence du cultivateur et pour
son modeste luxe, d'après le niveau courant d'existence dans cette localité, et en supposant qu'il
cultive avec l'énergie et l'habileté qui y sont normales. De telle sorte que, entre hommes de la
même localité, la charge est de la nature de la rente économique. Mais, comme des charges
inégales seront perçues dans deux districts d'égale fertilité, si l'un est cultivé par une population
vigoureuse et l'autre par une population faible, la façon dont la redevance s'applique aux diffé-
rentes régions la fait ressembler à un impôt plutôt qu'à un fermage. Les impôts, en effet, sont
supposés être proportionnels au revenu net qui est effectivement obtenu tandis que les fermages
sont proportionnels à celui qui serait obtenu par un individu de capacité normale ; un commerçant
qui réussit paiera pour un revenu effectif dix fois plus considérable un impôt dix fois plus élevé
que son voisin qui se trouve sur des terrains aussi avantageux et qui paye des rentes égales.
L'histoire tout entière de l'Inde mentionne rarement cette tranquille stabilité qui existe dans les
contrées rurales de l'Angleterre depuis que la guerre, la famine et la peste ont cessé de nous visiter.
Des mouvements d'extension paraissent s'être presque constamment produits, en partie à cause du
retour des famines (car, comme le montre l'Atlas statistique de l'Inde, il est peu de districts qui
n'aient pas été visités au moins une fois par une cruelle famine durant le cours de ce siècle) ; puis à
cause des guerres dévastatrices que les une après les autres des séries de conquérants ont fait subir
à la population meurtrie ; et enfin à cause de la rapidité avec laquelle le pays le plus riche retourne
à l'état de jungle. La terre qui a nourri la population la plus considérable est aussi celle qui,
lorsqu'elle est privée de ses habitants, fournit le plus rapidement des asiles aux animaux sauvages,
aux serpents venimeux et à la malaria ; ces divers maux empêchent les fugitifs de revenir vers
leurs anciens foyers, et les poussent souvent à errer longtemps avant de s'établir. Lorsque le sol a
été dépeuplé, ceux qui en ont le soin, que ce soit le Gouvernement ou des particuliers, font des
conditions très favorables en vue d'attirer les cultivateurs des autres régions ; cette concurrence
relative aux tenanciers exerce une grande influence sur les rapports entre les cultivateurs et les
détenteurs supérieurs sur une vaste étendue autour d'eux, et par conséquent, en plus des change-
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 140

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§ 4. - La question de savoir si les paiements faits par le cultivateur pour l'usage de


sa terre doivent être calculés en monnaie ou en produits offre un intérêt de plus en
plus grand en ce qui concerne à la fois l'Inde et l'Angleterre. Mais nous pouvons
négliger cette question pour le moment et nous borner à considérer la distinction plus
fondamentale entre le système « anglais » de tenure à rente et celui de tenure « à part
de fruits » (on shares), comme on l'appelle dans le Nouveau Monde, ou système de
« métayage » 1, comme on l'appelle dans l'Ancien Monde.
Dans une grande partie de l'Europe latine, la terre est divisée en tenures (holdings)
que le tenancier cultive au moyen de son travail et de celui de sa famille, et quel-
quefois, quoique rarement, au moyen de quelques travailleurs à gage, tenures pour
lesquelles le propriétaire foncier fournit les bâtiments, le bétail et parfois même les
instruments agricoles. En Amérique, il n'existe que peu de tenures, mais les deux tiers
de ce peu sont de petites tenures affermées à des blancs de la classe la plus pauvre, ou
à des nègres affranchis, d'après un système dans lequel le capital et le travail ont part
aux produits 2.

ments de la tenure coutumière, changements qui, quoique imperceptibles à un moment donné, ne


cessent pu de se produire, il y a ou souvent dans presque chaque région des époques où la
continuité même de l'ancienne coutume a été rompue et où une vive compétition a régné en
souveraine.
Les forces perturbatrices de la guerre, de la famine et de la peste turent fréquentes dans
l'Angleterre du Moyen Age, mais leur violence était moindre. Et, de plus, presque tous les
changements qui s'opèrent dans l'Inde se produisent plus vite qu'ils ne le feraient si la durée
moyenne d'une génération était aussi longue que sous le climat plus froid de l'Angleterre. Aussi, la
paix et la prospérité permettent aux populations indiennes de se remettre plus promptement de
leurs calamités ; et les traditions que chaque génération tire de la conduite de ses pères et grands-
pères remontent à peu de temps en arrière, de telle sorte que des usages de date relativement
récente sont plus aisément considérés comme ayant la sanction que donne l'antiquité. Les
changements peuvent se faire plus vite sans être considérés comme des changements.
L'analyse moderne peut être appliquée aux conditions actuelles de la tenure foncière dans
l'Inde et dans d'autres pays orientaux à l'égard desquels nous pouvons examiner et contrôler les
témoignages de façon à faire la lumière dans les documents obscurs et fragmentaires touchant les
tenures foncières du Moyen Age, documents qui peuvent bien sans doute être examinés, mais qui
ne sauraient être contrôlés. Il est évidemment très dangereux d'appliquer les méthodes modernes à
des conditions primitives ; il est plus facile d'en faire une fausse application que de les appliquer
avec exactitude. Mais l'assertion qui a quelquefois été émise et d'après laquelle ces méthodes ne
sauraient pas du tout être appliquées utilement semble être basée sur une conception des buts, des
méthodes et des résultats de l'analyse qui a peu de rapport avec celle qui est proposée dans cet
ouvrage et dans d'autres ouvrages modernes. Cpr. A. REPLY dans le Economic Journal, sept.
1892.
1 Le terme Métayer ne s'applique à proprement parler qu'à des cas où la part du propriétaire foncier
dans les produits est de la moitié ; mais il est habituellement employé pour désigner toutes les
conventions de cette nature quelle que soit la part du maître. Il doit être établi une distinction entre
le métayage et le système de bail de cheptel (Stock lease) dans lequel le propriétaire fournissait
une part au moins du cheptel, mais où le tenancier administrait entièrement la ferme à ses risques
et péril moyennant un paiement annuel fixe au propriétaire pour le cheptel et pour le fonds. Dans
l'Angleterre du Moyen Age, ce système était très employé, et le système du métayage semble ne
pas y avoir été inconnu (Cpr. ROGERS, Six Centuries of Work and Wages, chap. X).
2 En 1880, 74 % des exploitations des États-Unis étaient cultivées par leurs propriétaires, 18 % cent,
c'est-à-dire plus des deux tiers de celles qui restaient, payaient comme rente une partie du produit,
et seulement 8 % étaient exploitées d'après le système anglais. La proportion la plus considérable
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 141

Ce système permet à un homme, qui n'a presque aucun capital à lui, d'obtenir
l'usage de ce capital à des conditions moins onéreuses que celles qu'il aurait à subir de
toute autre façon, et d'avoir plus de liberté et plus de responsabilité qu'il n'en aurait
comme travailleur salarié; et, ainsi, ce système présente beaucoup d'avantages des
trois systèmes modernes de la coopération, du partage des bénéfices et du salaire aux
pièces 1. Mais quoique le métayer ait plus de liberté que le travailleur salarié, il en a
moins que le fermier anglais. Son propriétaire doit dépenser beaucoup de temps et de
peine, soit par lui-même, soit par un agent salarié, pour obliger le tenancier à se tenir
à son travail; et il doit porter en compte pour ce travail une somme considérable qui,
quoique portatif un autre nom, constitue de véritables « bénéfices de direction ». En
effet, si le cultivateur doit donner à son propriétaire la moitié du rendement que
procure chaque dose de capital et de travail employée par lui à la terre, il ne sera pas
de son intérêt d'employer des doses dont le rendement total sera moindre du double
de ce qu'il faut pour le rémunérer. Si, alors, il reste libre de cultiver comme il l'entend,
il cultivera d'une manière beaucoup moins intense que dans le système anglais. Il
n'emploiera que juste le capital et le travail qui pourront lui donner des rendements
plus que doubles de ce qu'il faut pour le rémunérer ; de telle sorte que son propriétaire
obtiendra une part moindre même sur ces rendements-là que celle qu'il aurait eue
dans le système des payements fixes 2.

Tel est le cas dans bien des contrées de l'Europe, dans lesquelles le tenancier a, en
fait, une tenure fixe ; et, alors, ce n'est que par une intervention constante que le
propriétaire foncier peut maintenir au même niveau le montant de travail que le
tenancier emploie sur sa ferme, et empêcher que ce même tenancier ne fasse usage du

des fermes cultivées par des personnes autres que leurs propriétaires se trouvait dans les États du
Sud. Dans certains cas, le propriétaire du soi - le fermer comme il est appelé dans ces pays -
fournit non seulement des chevaux et des mulets, mais aussi leur nourriture ; et, dans ce cas, le
cultivateur, - qui, en France, serait appelé non pas un métayer, mais un mettre valet - se trouve
presque dans la situation d'un ouvrier engagé que l'on payerait en lui abandonnant une partie de ce
qu'il produit : comme par exemple un pêcheur touchant comme paie la valeur d'une partie de la
pêche. La part du tenancier varie depuis un tiers, là où le sol est riche et où les récoltes ne
demandent que peu de travail, jusqu'aux quatre cinquièmes, là où beaucoup de travail est
nécessaire et où le propriétaire ne fournit qu'un petit capital. Il y a beaucoup de profit à étudier les
divers systèmes qui servent de bases au contrat de partage des fruits.
1 Les rapports entre éditeur et auteur dans le système de « moitié bénéfice » ressemblent à plusieurs
points de vue aux rapports qui existent entre le propriétaire foncier et le métayer.
2 C'est ce que l'on peut voir clairement à l'aide de diagrammes comme ceux dont nous nous sommes
servis au Livre IV, chap. III. Une courbe de part de tenancier serait tracée dépassant OD de la
moitié (ou du tiers ou des deux tiers) de la hauteur de AC au-dessus de OD. La surface située au-
dessous de cette courbe représenterait la part du tenancier, celle qui serait située au-dessus
représenterait la part du propriétaire. OH étant, comme auparavant, le rendement nécessaire pour
rémunérer le tenancier pour une dose ; si on le laisse faire, il ne poussera pas la culture au delà du
point où la courbe de part du tenancier coupe HC ; et la part du propriétaire sera par suite une
quotité moindre des rendements par rapport à une culture moins complète que dans la système
anglais. Des diagrammes de ce genre peuvent être employés pour expliquer comment la façon
dont Ricardo analyse les causes qui régissent le surplus de production tiré de la terre, s'applique à
des systèmes de tenure autres que le système anglais. Avec une modification légère, ces diagram-
mes s'adaptent à des coutumes comme celles que l'on rencontre en Perse où la terre elle-même est
de peu de valeur, et où « la récolte est divisée en 5 parts qui sont réparties comme il suit, à raison
d'une part à chaque chose : 1° à la terre ; 2° à l'eau pour l'irrigation, etc. ; 3° à la semence; 4° au
travail ; 5° au bétail. » Le propriétaire possède en général deux de ces choses, de telle sorte qu'il
reçoit les deux cinquièmes de la récolte.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 142

bétail de la ferme pour faire au-dehors du travail dont il ne partage pas les fruits avec
son propriétaire.

Mais, même dans les régions les plus stationnaires, la quantité et la qualité du
fonds (stock) que la coutume exige que le propriétaire fournisse sont constamment,
quoique imperceptiblement, modifiées pour s'adapter aux conditions changeantes de
l'offre et de la demande. Et, si le tenancier n'a aucune fixité de tenure, le propriétaire
peut délibérément et librement modifier la quantité de capital et de travail fournie par
le tenancier et la quantité de capital fournie par lui-même pour se conformer aux
exigences de chaque cas particulier 1.

Il est donc évident que les avantages du système du métayage sont considérables
lorsque les tenures sont très petites, que les tenanciers sont pauvres et que les
propriétaires ne se refusent pas à se donner beaucoup de peine pour de petites choses ;
mais ce système ne convient pas aux tenures assez étendues pour offrir un but à l'en-
treprise d'un tenancier capable et responsable. Ce système est communément associé
au système de propriété paysanne, et c'est ce que nous pouvons examiner maintenant.

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§ 5. - La situation d'un propriétaire paysan a de grands attraits. Il est libre de faire


ce qu'il veut, il n'est pas troublé par l'intervention d'un propriétaire et par la crainte
qu'un autre ne profite des fruits de son travail et de son désintéressement. Le senti-
ment de sa propriété lui procure le respect de soi-même, et la stabilité de caractère,
comme aussi il lui donne des habitudes de prévoyance et de tempérance. Il est rare
qu'il soit oisif et qu'il regarde son travail comme une pure corvée ; ce travail il le
donne tout à la terre qu'il aime tant.

« La magie de la propriété, dit Arthur Young, change le sable en or. » C'est incon-
testablement ce qui est arrivé dans beaucoup de cas où les propriétaires ont été des
hommes d'une énergie exceptionnelle. Mais de tels hommes auraient peut-être fait

1 C'est ce qui se fait déjà en Amérique et sur plusieurs points en France ; et des personnes très
compétentes sont d'avis que cette pratique pourrait s'étendre considérablement et communiquer
une nouvelle vie à ce qui naguère était considéré comme le système condamné du métayage. Si
cette façon de faire était appliquée intégralement, il arriverait que la culture serait poussée aussi
loin et donnerait au propriétaire le même revenu que dans le système anglais, pour un soi d'une
fertilité égale, aussi bien situé et pourvu du même capital, et dans des localités où la capacité
normale et l'esprit d'entreprise des candidats cultivateurs sont les mêmes.
Au sujet de l'élasticité du métayage en France, cpr. un article intéressant de Higgs et
Lambelin, dans Economic Journal, mars 1894 ; et aussi Leroy-Beaulieu, Répartition des
Richesses, chap. IV.
Prenant notre point de départ comme dans la note précédente) supposons que le capital
circulant fourni par le propriétaire du sol soit représenté par une longueur OK prise le long de OD.
Alors, si le propriétaire peut disposer librement et dans son propre intérêt de la quantité OK, et s'il
peut marchander avec son tenancier au sujet de la quantité de travail qu'il emploie, on peut prouver
mathématiquement qu'il s'arrangera de façon à forcer le tenancier à donner au sol une culture
exactement aussi intensive que celle qu'il obtiendrait dans le système anglais ; et sa part sera alors
la même que dans ce système. S'il ne lui est pas possible de modifier la quantité OK, mais s'il peut
cependant surveiller le travail du tenancier, alors avec certains tracés de la courbe de production,
la culture sera plus intensive qu'elle ne serait dans le système anglais ; mais la part du propriétaire
sera un peu moindre. Ce résultat paradoxal présente un certain intérêt au point de vue scientifique,
mais il a peu d'importance pratique.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 143

aussi bien ou mieux si leur horizon n'était pas resté borné aux courtes espérances d'un
paysan propriétaire. Car il y a une autre face au tableau. « La terre, nous dit-on, est la
meilleure caisse d'épargne pour le travailleur. » Parfois, la terre est, en effet,
excellente à ce point de vue ; mais ce qui vaut mieux encore, c'est l'énergie de l'hom-
me et de ses enfants ; or, les paysans propriétaires sont si attentifs à leur terre que
souvent ils ne font guère attention à autre chose. Beaucoup même, parmi les plus
riches d'entre eux, rognent sur leur nourriture et sur celle de leur famille ; ils sont fiers
de leurs habitations et de leur mobilier; mais ils vivent dans leur cuisine par économie
et, en fait, ils sont moins bien logés et beaucoup moins bien nourris que la première
classe des fermiers anglais. Et les plus pauvres d'entre eux travaillent péniblement
durant de très longues heures ; mais ils ne font pas beaucoup d'ouvrage, car ils se
nourrissent plus mal que les plus pauvres parmi les travailleurs anglais. Ils ne
comprennent pas que la richesse n'est utile que comme moyen de se procurer du
bonheur ; ils sacrifient la fin aux moyens 1.

Et il faut se rappeler que les travailleurs anglais représentent, dans le système


anglais, ceux qui ont échoué plutôt que ceux qui ont réussi. Ils sont les descendants de
ceux qui, pendant de nombreuses générations, n'ont pas su profiter des occasions par
lesquelles leurs plus aptes et plus aventureux voisins s'élevaient au premier rang chez
eux, et, ce qui est beaucoup plus important, acquéraient la libre propriété d'une grande
partie de la surface du globe. Parmi les causes qui ont contribué à faire de la race
anglaise le principal possesseur du Nouveau-Monde, la plus importante est cet
audacieux esprit d'entreprise qui fait qu'un homme, qui est assez riche pour être un
paysan-propriétaire, refuse, en général, de se contenter de la vie monotone et du
modeste revenu d'un paysan. Et parmi les causes qui ont entretenu cet esprit d'entre-
prise, la plus importante est que les hommes ne soient pas préoccupés du désir de
faire un petit héritage ou de se marier pour accroître leur bien plutôt que pour
satisfaire librement un penchant individuel - préoccupations qui ont souvent endormi
l'énergie de la jeunesse dans les régions où ont prédominé les propriétés paysannes.

C'est en partie à raison de l'absence de ces préoccupations que les « agriculteurs »


(farmers) de l'Amérique, quoiqu'ils appartiennent à la classe des travailleurs qui
cultivent leur propre terre de leurs propres mains, ne ressemblent pas aux « proprié-
taires paysans ». Ils emploient librement et sagement leur revenu à accroître leur
énergie et celle de leurs enfants ; et ces énergies constituent le principal élément de
leur capital, car leur terre est, en général, jusqu'ici de peu de valeur. Leur esprit est
sans cesse en activité, et quoique un grand nombre d'entre eux n'aient, en agriculture,
que des connaissances techniques peu étendues, leur perspicacité et leur souplesse les
rendent capables de trouver presque infailliblement la meilleure solution du problème
qui se pose immédiatement devant eux.

Ce problème consiste, en général, à obtenir une production considérable par rap-


port au travail dépensé, quoique peu considérable par rapport à la quantité de terre
dont ils disposent. Cependant, dans certaines régions de l'Amérique, où la terre

1 Le terme « propriétaire paysan » est très vague ; il sert à désigner bien des personnes qui, par des
mariages habiles, ont concentré dans une seule main les résultats de plusieurs générations de
travail pénible et d'épargne ; et, en France, un certain nombre de ces personnes ont été assez riches
pour prêter de l'argent à l'État après la guerre contre l'Allemagne. Mais les épargnes du paysan
ordinaire n'arrivent pas à un chiffre très élevé ; et trois fois sur quatre sa terre dépérit faute de
capitaux ; il peut avoir un peu d'argent enassé * ou placé, mais il n'y a aucune bonne raison de
croire qu'il en ait beaucoup.
* Tel quel dans le livre [JMT].
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 144

commence à acquérir de la valeur par sa rareté et où le voisinage immédiat de bons


marchés rend avantageuse une culture intensive, les méthodes de culture et de tenure
sont en train de se reconstituer sur le modèle anglais. Et, pendant ces quelques derniè-
res années il y a eu des signes indiquant une certaine tendance, de la part des
Américains indigènes, de confier les fermes de l'Ouest à des individus d'origine
européenne récente, comme ils l'ont déjà fait pour les fermes de l'Est, et comme ils le
firent autrefois pour les industries textiles.

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§ 6. - Revenons maintenant à notre système anglais de tenure. Il est défectueux et


grossier à plusieurs points de vue ; mais il a stimulé et économisé l'esprit d'entreprise
et l'énergie qui, aidés par les avantages géographiques que possède l'Angleterre, et par
l'absence de guerres dévastatrices, lui ont donné l'empire du monde dans les arts
industriels et dans la colonisation et, quoique à un degré moindre, dans l'agriculture.
L'Angleterre a reçu, en agriculture, des leçons de bien des pays et, en particulier, des
Pays-Bas ; mais, dans l'ensemble, elle a enseigné beaucoup plus qu'elle n'a appris. Et,
actuellement, il n'y a pas de contrée, en dehors des Pays-Bas, qui puisse se comparer à
elle pour la quantité de produits obtenus par acre de sol cultivable; et il n'y a pas non
plus un seul pays d'Europe qui obtienne des rendements aussi élevés proportionnel-
lement au travail employé 1.
Le principal mérite de ce système, c'est qu'il permet au propriétaire foncier
(landlord) de garder entre ses mains la responsabilité de cette partie de l'exploitation
de ses terres, et de celle-là seulement, dont il peut s'occuper avec peu de peine pour
lui-même et peu de gêne pour son tenancier; et dont le soin, quoique exigeant à la fois
de l'initiative et du jugement, ne demande pas qu'on s'attache aux moindres détails.
Son rôle consiste à s'occuper des améliorations relatives aux terres, aux bâtiments et
autres améliorations permanentes, dont le montant s'élève en moyenne à cinq fois ce
que le fermier lui-même a à fournir; et il consent à participer à l'entreprise en
fournissant ce grand capital moyennant une rente nette qui constitue rarement un
intérêt de plus de 3 % de ses déboursés. Il n'existe pas d'autre entreprise où l'on puisse
emprunter à un taux si bas le capital dont on a besoin, ou même où l'on puisse
emprunter une si large part de son capital sans aucune sorte d'intérêts. Sans doute, le
métayer emprunte une part plus grande, mais il paye un taux beaucoup plus élevé 2.

1 Il semble que l'Angleterre obtienne plus de produit par acre de soi fertile que les Pays-Bas eux-
mêmes, quoique quelque doute puisse être émis à ce sujet. Les Pays-Bas ont ouvert la voie à
l'Angleterre au point de vue de l'initiative industrielle dans plus de directions que ne l'a fait aucun
autre pays ; et cette initiative industrielle s'est répandue des nombreuses villes qui émaillent leur
territoire sur le pays tout entier. Mais c'est une erreur de croire, comme on le fait communément,
qu'ils nourrissent une population aussi dense que le fait l'Angleterre et que cependant ils exportent
une grande quantité de produits agricoles. La Belgique importe, en effet, une grande partie de ses
vivres ; et la Hollande elle-même importe autant de vivres qu'elle en exporte, quoique sa
population agricole soit petite. En France, les récoltes fourragères, et même les pommes de terre,
n'atteignent, en moyenne, que la moitié de la quantité qu'elles atteignent dans l'Angleterre propre-
ment dite ; et la France a deux fois moins de bétail et de troupeaux que l'Angleterre eu égard à sa
superficie. D'un autre côté, les petits cultivateurs de France l'emportent en volaille, fruits et autres
moindres branches de production auxquelles est particulièrement propre son magnifique climat.
2 Pour de longues périodes, le propriétaire foncier peut être considéré comme un associé actif et
comme le principal associé dans l'entreprise ; pour les courtes périodes, sa position est plutôt celle
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 145

Le deuxième mérite du système anglais, mérite qui découle en partie du premier,


c'est qu'il donne au propriétaire une liberté considérable dans le choix d'un tenancier
capable et solvable. En tant qu'il s'agit de l'exploitation de la terre, comme opposée à
sa propriété, le hasard de la naissance compte pour moins en Angleterre que dans
n'importe quel autre pays d'Europe. Mais nous avons déjà vu que, même dans
l'Angleterre moderne, le hasard de la naissance compte pour beaucoup dans l'accès
aux postes supérieurs dans toutes les sortes d'entreprises, aussi bien pour les
professions savantes que pour les industries qui demandent un travail manuel qualifié.
Or, ce hasard de la naissance compte pour un peu plus encore dans l'agriculture an-
glaise. En effet, les bonnes et les mauvaises qualités des propriétaires fonciers con-
courent, pour les empêcher de choisir leurs tenanciers, d'après des principes
strictement commerciaux. Il est rare qu'ils se mettent en campagne pour chercher un
nouveau tenancier ; et jusqu'à ces derniers temps, ils ont rarement donné à des
travailleurs capables, semblables par leur caractère au fermier américain, la faculté de
faire leurs débuts sur une petite ferme qu'ils puissent cultiver de leurs propres mains
avec l'aide de leurs enfants et de quelques personnes à gage.

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§ 7. - Le nombre des gens qui ont l'occasion de faire faire des progrès aux arts de
l'agriculture est très grand. Et comme les différentes branches de l'agriculture diffè-
rent moins entre elles par leurs caractères généraux que ne le font entre elles les
différentes branches industrielles, on aurait pu s'attendre à ce que les nouvelles idées
en agriculture se suivent de près et se répandent rapidement. Mais, au contraire, le
progrès a été lent. En effet, parmi les agriculteurs, ceux qui ont le plus d'initiative s'en
vont vers les villes ; ceux qui demeurent vivent dans un isolement plus ou moins
grand, et, par suite de la sélection naturelle et de l'éducation, leur esprit a toujours été
plus lent que celui des citadins et moins disposé à leur faire découvrir ou même à leur
faire suivre de nouveaux sentiers. Et, de plus, si un industriel, lorsqu'il copie un
système qui a bien réussi à ses voisins dans la même industrie, est presque toujours
certain de réussir, il n'en est pas de même d'un agriculteur ; chaque exploitation
agricole, en effet, a de légères particularités, de telle sorte qu'en adoptant aveuglément
un système qui s'est bien comporté tout près de là, il s'expose à un échec ; et cet échec
entretient les autres dans la croyance que les vieux chemins battus sont les meilleurs.
De plus, en agriculture, la variété des détails rend très difficile la tenue de comptes
d'exploitation. Il existe, tant de produits conjoints et tant de sous-produits, tant de
relations complexes et mouvantes de débit et de crédit entre les diverses récoltes et les
diverses méthodes d'alimentation du bétail qu'un agriculteur ordinaire, même s'il était
aussi disposé à tenir des livres qu'il l'est peu, éprouverait une grande difficulté à
s'assurer, autrement que par des conjectures semi-instinctives, du prix qui le
rémunérera juste des frais entraînés par une certaine augmentation de sa production. Il
peut connaître son prix coûtant avec certitude, mais il est rare qu'il connaisse le

du commanditaire. Sur le rôle joué par son esprit d'entreprise, cpr. Duc d'Argyle, Unseen
Foundations of Society, en particulier, p. 374.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 146

véritable coût total ; et cela ne fait qu'accroître la difficulté qu'il y a à comprendre


rapidement les leçons de l'expérience et à faire des progrès en les utilisant 1.

Et il y a encore une autre différence entre le mode d'action de la concurrence en


agriculture et celui de la concurrence dans l'industrie. Si un manufacturier manque
d'initiative, d'autres peuvent s'introduire par l'ouverture qu'il laisse libre ; mais
lorsqu'un propriétaire foncier n'utilise pas les ressources de ses terres de la façon la
plus avantageuse, les autres ne peuvent pas combler le déficit sans mettre en mouve-
ment la loi du rendement décroissant ; de telle sorte que son manque de sagesse et
d'initiative fait monter le prix (limite) d'offre un peu plus haut qu'il n'aurait fait sans
cela 2. Il est vrai cependant que la différence entre les deux cas n'est qu'une différence
de degré, car le développement d'une branche industrielle peut être sensiblement
retardée par un manque de capacité et d'initiative des principales entreprises engagées
dans cette industrie. Les principales améliorations agricoles ont été faites par des
propriétaires terriens qui étaient eux-mêmes des citadins ou, au moins, vivaient en
contact avec des citadins, et par des manufacturiers exerçant une industrie subsidiaire
à l'agriculture 3.

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§ 8. - Quoique la nature fournisse généralement un rendement moins que propor-


tionnel pour une quantité plus grande de travail d'une productivité donnée, la part de
l'homme obéit en générai à la loi du rendement croissant (c'est-à-dire qu'elle aug-
mente en productivité totale plus que proportionnellement au nombre des ouvriers)
dans l'agriculture comme dans l'industrie 4. Mais cependant les économies résultant
de la production en grand ne sont pas tout à fait semblables dans les deux cas.

D'abord, l'agriculture est obligée de se répandre au loin sur la surface du sol ; la


matière première peut être apportée au manufacturier pour être travaillée par lui,
tandis que l'agriculteur doit aller chercher son travail. De plus, les travailleurs du sol
doivent adapter leur travail aux saisons et il est rare qu'ils puissent se borner entière-
1 La difficulté est encore plus grande pour les petites tenures. En effet, le fermier capitaliste évalue
du moins le prix coûtant en termes de monnaie. Mais l'exploitant qui cultive de ses propres mains
emploie souvent à sa terre autant de travail qu'il peut, sans prendre le soin d'évaluer soigneusement
sa valeur en monnaie par rapport à sa production.
Quoique les propriétaires paysans ressemblent aux chefs des autres petites entreprises par leur
disposition à travailler plus durement que ceux qu'ils louent et pour une rémunération moindre, ils
diffèrent cependant des petits patrons d'industrie en ce que souvent ils ne louent pas de travail
supplémentaire, même lorsqu'il vaudrait bien la peine de le faire. Si tout ce qu'ils peuvent faire,
eux et leur famille, pour leur terre est insuffisant pour cette terre, celle-ci est, en général, mal
cultivée ; si ce travail est plus que suffisant, elle est souvent cultivée au delà des limites rémuné-
ratrices. C'est une règle commune que ceux qui emploient le temps qu'ils ont de libre à une
industrie autre que celle de leur principale occupation, considèrent souvent les bénéfices qu'ils font
dans cette dernière, quoique peu élevés, comme un gain supplémentaire ; et, parfois même, ils
travaillent pour un gain intérieur à ce qui serait un salaire de famine pour ceux qui vivent de cette
industrie. Cela est surtout vrai lorsque l'industrie accessoire consiste à cultiver, en partie pour le
plaisir qu'on y trouve, une petite parcelle de terre avec des instruments imparfaits.
2 Cpr. Liv, VI, chap. II, § 5 et les références qui y sont indiquées.
3 Prothero, English Farming, chap. VI, donne des exemples de résistance prolongée aux change-
ments, et il ajoute qu'une loi a déjà été votée en Angleterre en 1634 «contre le labourage par le
manche » (agaynst plowynge by the taile).
4 )Cpr. Liv. IV, chap. iii, §§ 5, 6.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 147

ment à une seule catégorie d'ouvrage. Par suite, l'agriculture même dans le système
anglais ne peut pas évoluer vite dans le sens où évoluent les méthodes industrielles.

Néanmoins, des forces considérables tendent à la pousser dans cette direction. Le


progrès de l'invention augmente constamment le nombre des machines utiles mais
coûteuses qu'un petit fermier ne peut employer que pendant un temps très court. Il
peut en louer quelques-unes ; mais il en est beaucoup dont il ne peut faire usage qu'en
s'associant à des voisins, et l'incertitude du temps empêche ce système d'être mis
facilement en pratique 1.

De plus, le cultivateur doit dépasser les résultats de sa propre expérience et de


celle de ses pères s'il veut se tenir au niveau des changements du jour. Il devrait être
capable de suivre le mouvement de la science et de la pratique agricoles d'assez près
pour pouvoir apercevoir les principales applications pratiques qu'il pourra en faire sur
sa propre terre. Pour y réussir convenablement, il faut être doué d'un esprit souple et
exercé ; et un cultivateur qui possède ces qualités aurait le temps de diriger la marche
générale de l'exploitation de plusieurs centaines ou même de plusieurs milliers
d'acres ; la simple surveillance du travail de sa main-d'œuvre dans le détail n'est pas
une tâche qui lui convienne. Le travail qu'il devrait faire est aussi difficile que celui
d'un grand manufacturier, et il ne songerait jamais à dépenser sa force à une surveil-
lance de détail qu'il pourrait facilement confier à des subordonnés. Un agriculteur
capable d'exécuter ce travail supérieur gaspille ses forces à un travail qui est au-
dessous de lui, à moins qu'il n'emploie plusieurs équipes d'hommes dont chacune est
placée sous un chef responsable. Mais il n'existe pas beaucoup d'exploitations qui se
prêtent à cela, et, par suite, il n'existe guère de stimulants pour pousser les hommes
réellement capables à entrer dans les entreprises agricoles ; les hommes les mieux
doués dans le pays au point de vue de l'esprit d'initiative et de la capacité s'éloignent
généralement de l'agriculture et s'en vont vers des industries qui permettent à un
homme de capacité supérieure de ne s'occuper que d'un travail de classe supérieure,
d'en faire beaucoup et, par suite, de gagner des salaires de direction considérables 2.

1 Le travail des chevaux est plus cher relativement au travail de la vapeur et au travail manuel en
Angleterre que dans la plupart des autres pays. L'Angleterre est à la tête du mouvement en ce qui
concerne les perfectionnements de la machine à vapeur agricole, tandis que l'Amérique tient la tête
en ce qui concerne les perfectionnements des machines à chevaux et des instruments à la main. Le
bon marché du travail des chevaux favorise en général les exploitations de moyenne grandeur à
l'encontre des exploitations très petites ; mais le bon marché de la force de la vapeur favorise les
très grandes exploitations, à moins que la machine à vapeur agricole ne puisse être louée à peu de
frais et au moment opportun.
2 L'expérience d'exploitations agricoles travaillant sur une très vaste échelle est difficile et coûteuse,
car elle exige des édifices agricoles et des moyens de communication particulièrement appropriés ;
et ces exploitations peuvent avoir à vaincre une grande résistance de la part de coutumes et de
sentiments qui ne sont pas entièrement répréhensibles. Les risques aussi seraient considérables ;
car, en pareils cas, il arrive souvent que ceux qui ouvrent la marche échouent, quoique leur route,
une fois bien battue, puisse être reconnue comme étant la meilleure et la plus facile à suivre.
Nos connaissances sur bien des points contestés seraient bien accrues, et elles constitueraient
un guide précieux pour l'avenir, si certains particuliers, ou des compagnies anonymes, ou encore
des sociétés coopératives faisaient avec soin quelques expériences de ce que a été appelé « la
ferme-usine » (factory farm). Dans ce système, il existerait un groupe central de bâtiments (il
pourrait y en avoir plus d'un) d'où des routes, et même de petits tramways rayonneraient dans
toutes les directions. On appliquerait dans ces bâtiments les principes déjà connus de l'adminis-
tration industrielle ; des machines seraient spécialisées et employées avec économie, la perte de
matière première serait évitée, les produits accessoires seraient utilisés, et surtout l'habileté
supérieure et la capacité supérieure de direction seraient employées, mais seulement pour le travail
qui lui revient en propre.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 148

Si l'on prétend, comme c'est de mode aujourd'hui, que l'agriculteur n'est pas fait
pour travailler habituellement avec ses ouvriers et pour les encourager de sa présence,
il semble préférable pour l'économie de la production que les exploitations soient
aussi vastes que le permettent les conditions existantes de la tenure foncière, de façon
à offrir un espace suffisant pour des machines très spécialisées et pour l'exercice d'une
grande capacité de la part de l'exploitant. Mais si une ferme n'est pas très étendue, et
si, comme c'est souvent le cas, le fermier n'a ni une plus grande capacité ni une plus
grande activité d'esprit que celles que l'on rencontre habituellement parmi les
meilleurs contremaîtres des fabriques, il vaudrait mieux pour les autres, et à la longue
pour lui-même, qu'il retournât à l'ancien système de travailler avec ses hommes. Sa
femme, elle aussi, pourrait peut-être revenir à quelques-tins de ces travaux plus
faciles que la tradition lui assigne dans la maison et autour de la maison. Ces travaux
exigent de la prudence et du jugement ; ils ne sont pas incompatibles avec l'éducation
et l'instruction; et associés à elles, ils élèveraient plutôt qu'ils n'abaisseraient le
caractère de sa vie ainsi que ses prétentions à une bonne position sociale. Il y a
quelques raisons de croire que la dure action du principe de la sélection naturelle est
maintenant en train de faire disparaître les fermiers qui sont incapables d'exécuter un
travail de direction et qui, cependant, refusent d'accomplir un travail manuel. Leur
place est prise par des hommes d'une capacité naturelle au-dessus de la moyenne qui,
avec l'aide de l'éducation moderne, sont en train de s'élever au-dessus de la classe des
travailleurs, qui sont tout à fait aptes à diriger le travail courant ordinaire d'une ferme
modèle et qui lui impriment une nouvelle vie et une nouvelle ardeur en disant à leurs
hommes de venir travailler, au lieu de leur dire d'aller travailler. Abstraction faite des
exploitations très étendues, c'est de fermes de médiocre importance exploitées d'après
ces principes que semble dépendre l'avenir immédiat de l'agriculture anglaise.
Cependant, les exploitations très petites offrent de grands avantages partout où se
rencontrent des plantes exigeant individuellement tant de soins qu'il ne saurait y être
question de machines; et il y a quelque raison d'espérer qu'elles continueront à bien se
défendre dans la culture des légumes, des fleurs et des fruits.

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§ 9. - Nous pouvons ensuite examiner jusqu'à quel point les propriétaires fonciers,
adaptent dans leur propre intérêt, l'étendue des tenures aux réels besoins de la popu-
lation. De petites tenures exigent souvent plus de dépenses en édifices, en chemins et
en clôtures, causent au propriétaire plus de tracas et des dépenses occasionnelles
d'administration plus considérables par rapport à leur superficie que les tenures très
étendues. Et tandis qu'un grand fermier qui dispose d'une certaine quantité de sol
fertile peut amener le mauvais terrain à donner un bon rendement, les petites tenures
ne sont, en général, prospères que sur un sol fertile 1. Leur rente brute par acre doit,
par suite, être toujours à un taux plus élevé que celui des grandes fermes. Mais on
répond que, en particulier, lorsque le sol est fortement grevé par des dépenses
d'établissement, les propriétaires sont peu disposés à faire les dépenses nécessaires à

1 Le sens donné à ce terme varie avec les conditions locales et les besoins individuels. Sur les
pâturages permanents à proximité d'une ville ou d'une région industrielle, les avantages de la petite
exploitation atteignent peut-être leur maximum, tandis que les désavantages sont réduits au
minimum. Pour les petites exploitations labourables, le sol ne doit pas être léger, mais fort, et plus
il est riche, mieux cela vaut ; tel est, en particulier, le cas pour des tenures si petites qu'il faut y
faire un grand usage de la bêche. Si le sol est montagneux et inégal, le petit cultivateur ne perd pas
grand'chose à ne pouvoir pas se servir de machines.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 149

la subdivision des exploitations à moins qu'ils ne prévoient pour les petites tenures
des rentes qui constituent, en plus de profits élevés par rapport à leurs déboursés, un
fonds d'assurance sérieux contre le risque d'avoir à réunir de nouveau les tenures ;
aussi, la rente des petites tenures, et en particulier de celles qui n'ont qu'une superficie
de quelques acres, est-elle extraordinairement élevée sur bien des points du pays.
Parfois les préjugés du propriétaire foncier et le désir qu'il a d'exercer une autorité
incontestée font qu'il refuse formellement de vendre ou de louer des terres à des
personnes qui ne sont pas d'accord avec lui sur les questions sociales, politiques ou
religieuses ; mais il paraît certain que des maux de ce genre ne se rencontrent que
dans de rares ré-ions et que leur nombre diminue rapidement.

Cependant, ils attirent beaucoup l'attention. Car il existe partout un besoin général
de petites tenures aussi bien que demandes d'allotments et de vastes jardins, et, d'une
manière générale, de tenures assez petites pour qu'elles puissent être cultivées par des
gens qui ont une autre occupation 1.

Et enfin quoique la propriété paysanne, en tant que système, s'adapte mal aux
conditions économiques de l'Angleterre, à son sol, à son climat et au tempérament de
ses habitants, néanmoins, il existe en Angleterre un petit nombre de propriétaires
paysans qui sont parfaitement heureux dans cette condition ; et il en est quelques
autres qui achèteraient volontiers quelques petites parcelles de terre et se trouveraient
heureux de vivre sur ces parcelles, s'il leur était possible d'avoir tout ce dont ils
auraient besoin, à l'endroit où ils en auraient besoin. Leur tempérament est tel qu'il
leur importe peu de travailler durement et de vivre chichement pourvu qu'ils n'aient
pas de maître. Ils aiment la tranquillité et détestent l'agitation ; et ils ont une grande
aptitude à aimer passionnément la terre. Il faudrait donner à ces gens une bonne
occasion de placer leurs économies sur de petites parcelles où ils pourraient obtenir
de bonnes récoltes en les travaillant de leurs propres mains ; et tout au moins les
charges légales qui pèsent actuellement sur la transmission des petites parcelles
devraient être diminuées 2.

La coopération pourrait, semble-t-il, donner de bons résultats en agriculture et


associer les avantages de la production en grand aux charmes et aux avantages so-
ciaux de la petite propriété. Mais la coopération exige des habitudes de confiance et
de loyauté mutuelles ; et malheureusement les plus courageux et les plus hardis, et,
par conséquent, ceux qui méritent le plus de confiance parmi les gens de la campagne
ont toujours émigré vers les villes, et les agriculteurs sont une race soupçonneuse. Les
mouvements coopératifs en agriculture doivent donc être très prudents jusqu'à ce que
la voie leur ait été bien préparée à l'aide du système moins ambitieux, mais plus sûr,
de la participation aux bénéfices.

1 Elles augmentent le nombre des gens qui travaillent en plein air avec leur tête et leurs mains ; elles
donnent au travailleur agricole un marchepied pour s'élever ; elles l'empêchent d'abandonner
l'agriculture pour chercher un autre but à son ambition, et, de cette façon, elles font cesser ainsi le
grand danger qui résulte du flot toujours croissant des plus capables et des plus énergiques garçons
de ferme s'en allant vers les villes. Elles rompent la monotonie de l'existence, elles offrent un
changement salutaire à ceux qui vivent enfermés, elles offrent un but à la variété des tempéra-
ments et à la fantaisie de l'imagination dans la disposition de la vie individuelle ; elles font contre-
poids aux plaisirs bas et grossiers ; souvent, elles permettent à une famille de rester unie, alors que,
sans cela, elle aurait dû se disperser ; dans des conditions favorables, elles améliorent considé-
rablement les conditions matérielles du travailleur, et elles diminuant l'irritation, aussi bien que la
perte, causées par les inévitables interruptions du travail ordinaire.
2 En 1885, le nombre des tenures entre un et cinq acres, en Angleterre, représentait un quart du
nombre total des tenures ; et, depuis cette époque, ce nombre a augmenté rapidement.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 150

De même que la coopération peut réunir un grand nombre d'avantages de tous les
systèmes de tenure, de même le système cottager de l'Irlande réunit souvent les désa-
vantages de tous ; mais ses pires défauts et les causes qui leur ont donné naissance
disparaissent rapidement, et les éléments économiques du problème sont précisément
en ce moment obscurcis par les éléments politiques. Nous devons donc laisser ce
problème de côté 1.

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§ 10. - Les échecs du système anglais de tenure rurale en Irlande ont mis en
lumière des difficultés qui sont inhérentes à ce système, mais qui, en Angleterre, sont
demeurées à l'arrière-plan à cause de la conformité du système aux habitudes d'affai-
res et au caractère de la population. La principale de ces difficultés provient du fait
que tandis que le système est essentiellement compétitif, les conditions de l'agricul-
ture, même en Angleterre, offrent une forte résistance à l'action pleine et entière de la
libre concurrence. En premier lieu, il est particulièrement difficile de déterminer
exactement les faits sur lesquels cette action doit être basée. Nous venons de signaler
la difficulté qu'il y a à tenir des comptes d'exploitation exacts ; à cette difficulté il faut
en ajouter une autre, à savoir que les calculs d'un agriculteur en ce qui concerne le
fermage qu'il vaut pour lui la peine d'accepter de payer sont en outre entravés par la
difficulté de décider en quoi consiste une récolte normale et un niveau normal des
prix. En effet, les bonnes et les mauvaises années arrivent tellement par cycles que
bien des années sont nécessaires pour établir des moyennes exactes 2 ; et pendant ce
temps, le milieu industriel peut avoir changé beaucoup ; la demande locale, les
facilités dont jouit le fermier pour vendre ses propres produits sur des marchés
éloignés et celles qui aident les concurrents éloignés à vendre leurs produits sur ses
propres marchés locaux peuvent avoir changé.

Le propriétaire foncier, lorsqu'il veut déterminer la rente qu'il doit accepter, se


heurte à cette difficulté et aussi à une autre qui tient aux différences existant dans le
niveau des aptitudes des agriculteurs dans les différentes régions. Le surplus du
producteur, ou rente anglaise, d'une ferme consiste en l'excédent que donne sa pro-
duction sur ses frais de culture, y compris les profits normaux du fermier ; en
admettant que l'aptitude du fermier et son esprit d'entreprise soient normales par
rapport aux formes de cette classe dans cette localité. La difficulté que nous avons en

1 La théorie de Ricardo sur la rente ne mérite pas le blâme qu'on jette communément sur elle pour
les erreurs commises, dans la première moitié du XIXe siècle, par les législateurs anglais lorsqu'ils
essayèrent d'appliquer 18 système anglais de la tenure rurale à l'Inde et à l'Irlande. La théorie se
rapporte aux causes qui déterminent le montant du surplus de producteur pour la terre à un
moment. donné ; et il n'y avait pas grand mal à regarder ce surplus Pomme appartenant au
propriétaire foncier, dans un traité écrit à l'usage des Anglais habitant en Angleterre. Ce fut une
erreur de jurisprudence et non d'économie politique qui poussa nos législateurs à donner au
collecteur d'impôts du Bengale et au propriétaire irlandais des facilités pour retenir pour eux
l'entière propriété d'une entreprise agricole qui comprenait un tenancier et un propriétaire lorsqu'il
s'agissait de l'Irlande, le gouvernement et des tenanciers de divers degrés lorsqu'il s'agissait du
Bengale. Le collecteur d'impôts était, en effet, dans la plupart des cas, non pas un véritable
participant à l'entreprise, mais simplement un de ses aides. Mais des notions à la fois plus sages et
plus exactes prévalent actuellement dans le Gouvernement de l'Inde aussi bien qu'en Irlande.
2 Cpr. Tooke et Newmarch, History of Prices, vol. VI, app. III.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 151

vue, c'est de décider si ces derniers mots doivent être pris dans un sens strict ou dans
un sens large.

Il est clair que si un fermier se trouve au-dessous de l'aptitude normale des


fermiers de son propre district, si sa seule force est de se montrer serré en affaires, si
son produit brut est faible et, si son produit net est encore plus faible en proportion,
alors le propriétaire agit dans l'intérêt de tous lorsqu'il donne la ferme à un tenancier
plus compétent qui payera des salaires plus élevés, obtiendra un produit net plus
important et payera une rente un peu plus élevée. D'un autre côté, lorsque le niveau
local de l'aptitude normale et de l'esprit d'entreprise est peu élevé, il n'est ni parfaite-
ment juste au point de vue moral, ni à la longue tout à fait bon pour les intérêts
matériels du propriétaire que celui-ci s'efforce de Se faire payer une rente plus élevée
que celle que peut payer un fermier qui atteint ce niveau, alors même que ce résultat
pourrait être obtenu en faisant venir un fermier d'un autre district où le niveau est plus
élevé 1.

À cette question se rattache étroitement celle qui est relative à la liberté dont
devrait jouir le tenancier de développer les capacités naturelles de sa terre à ses
risques et périls, sous la réserve que s'il réussit, il pourra retenir quelque chose au delà
des purs profits normaux de son entreprise. En tant qu'il s'agit d'améliorations peu
importantes, cette difficulté est, dans une large mesure, évitée au moyen des baux à
long terme. Ces baux ont donné de très bons résultats en Écosse ; mais ils offrent des
inconvénients qui leur sont particuliers 2.

La coutume, et, dans ces dernières années, la législation, ont permis au tenancier
anglais de réclamer une compensation pour les améliorations faites par lui lorsque ces
améliorations ne changent pas le caractère de sa tenure et lorsque des fruits en sont
retirés sans délai. Mais il ne peut réclamer la compensation que lorsqu'il abandonne
sa tenure ; et il est théoriquement possible pour un propriétaire rigoureux d'exiger une
rente plus élevée qu'il ne faut d'un fermier habile qui est très attaché à la terre où ont
vécu ses pères. Cependant ces cas sont rares 3.

1 Des difficultés de ce genre sont pratiquement résolues par des compromis que l'expérience a
justifiés et qui sont d'accord avec l'interprétation scientifique du terme « normal ». Si un tenancier
local faisait preuve d'une capacité extraordinaire, le propriétaire foncier serait taxé d'avidité s'il le
menaçait de faire venir un étranger pour essayer d'extorquer une rente plus élevée que celle que le
fermier local normal pourrait faire payer à la terre. D'un autre côté, lorsqu'une ferme est vacante, le
propriétaire serait considéré comme agissant en homme raisonnable s'il faisait venir un étranger
qui pourrait servir de modèle à tout le district et qui partagerait à peu près également avec le
propriétaire le surplus net supplémentaire, dû à son habileté et à sa capacité, surplus qui, quoique
n'étant pas, à strictement parler, exceptionnel, serait néanmoins au-dessus du niveau normal local.
Voir à la note de la page 463 la façon dont agissent les Settlements Officers de l'Inde à l'égard de
terres également fertiles, selon qu'elles sont cultivées par des races énergiques ou par des races
sans énergie.
2 Le principal de ces inconvénients consiste en ce qu'un grand changement du milieu industriel dans
le sens le plus large du mot, s'il est favorable à la terre, peut enrichir le fermier sans qu'il lui en
revienne aucun mérite ; et si ce changement est défavorable, il peut le ruiner en dépit de tous ses
efforts. La création des champs de blé dans le Nord-Ouest de l'Amérique a atteint certains fermiers
à long terme de l'Écosse, presque aussi rudement que certains paysans propriétaires de l'Ouest de
l'Europe. Comme le dit Sir James Caird (Landed Interest, chap. XI), le système du comte de
Leicester qui donnait au tenancier une véritable liberté d'exploitation jusqu'aux quatre dernières
années de son bail supprimerait bien d'autres maux qui se rattachent à ce système, mais qui ne lui
sont pas inhérente.
3 Le Agricultural Holdings Act, de 1881, donne force obligatoire à des coutumes que recommandait
la Commission de M. Pusey, mais qu'elle ne proposait pas de rendre obligatoires. Bien des
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 152

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§ 11. - Enfin, il convient de dire un mot des intérêts publics et privés en ce qui
concerne les emplacements non bâtis dans les villes. Wakefield et les économistes
américains nous ont montré comment une région peu habitée est enrichie par l'arrivée
de nouveaux colons. En sens inverse, il est vrai aussi qu'un district très peuplé se
trouve appauvri par quiconque construit une nouvelle habitation ou en surélève une.
Le manque d'air et de lumière, de paisibles repas en plein air pour tous les âges, et le
manque de jeux hygiéniques pour les enfants, épuise l'énergie du meilleur sang
anglais qui ne cesse d'affluer vers nos grandes villes. En permettant de bâtir sur des
emplacements vacants, nous commettons une grande faute au point de vue industriel
puisque, pour un peu de richesse matérielle, nous détruisons des énergies qui sont les
facteurs de la production de toute richesse ; et nous sacrifions des fins par rapport
auxquelles la richesse matérielle n'est qu'un moyen. C'est une question difficile que
de décider à quel point la dépense nécessaire pour entretenir des espaces découverts
sur un sol déjà bâti devrait incomber aux habitants voisins ; mais il paraît juste qu'à
l'avenir toute nouvelle habitation construite, sauf en pleine campagne, soit tenue de
contribuer en argent ou en nature aux dépenses d'entretien des espaces libres qui se
trouvent dans son voisinage 1.
Mais en disant cela, nous empiétons sur les rapports généraux qui existent entre
les intérêts collectifs et les intérêts privés, rapports que nous aurons plus tard à étudier
avec soin. Nous aurons alors à affronter plusieurs problèmes éthico-économiques
touchant les limites des droits privés perpétuels sur le soi, « du centre de la terre au
firmament qui la recouvre » ; nous devrons examiner si les intérêts du propriétaire
d'une mine le rendent suffisamment soigneux des trésors entassés par la nature,
surtout lorsque ces trésors se trouvent dans une mine pauvre ; et, de même, nous
examinerons s'il y a pour l'intérêt public une compensation suffisante à donner à un
boutiquier qui a donné une valeur spéciale aux terrains sur lesquels se trouve son
établissement grâce à la capacité dont il a fait preuve, le droit de réclamer, en cas de
trouble, une compensation comme on en reconnaît le droit à un tenancier en cas
d'amélioration.

améliorations sont faites en partie aux frais du propriétaire, et en partie aux frais du tenancier, le
premier fournissant le matériel et le second fournissant son travail. Dans d'autres cas, il est
préférable que le propriétaire foncier soit l'entrepreneur réel des améliorations, supportant toute la
dépense et tous les risques, et réalisant tout le gain. C'est en partie pour exercer plus simplement
son action que la loi dispose qu'une compensation pour des améliorations permanentes ne peut être
réclamée que si ces améliorations ont été faites avec le consentement du propriétaire. La Royal
Commission on Agriculture (Final Report, 1897, pp. 90-103 et 156) allait un peu plus loin que la
loi de 1883, en permettant au tenancier de faire des améliorations et de réclamer une compensa-
tion. Mais certains avocats des intérêts des fermiers demandent encore davantage, comme, par
exemple, M. Channing (Cpr., pp. 233 et 301-333). Son intéressant rapport adopte la conclusion
extrême, que, en général, la concurrence exerce une action néfaste sur le tenancier ; et que les
rentes, aussi bien que la compensation à la suite d'améliorations, devraient être fixées par des
arbitres. Cpr. aussi Nicholson, Tenant's Gain not Landlord's Loss, chap. X.
1 Il faut cependant se souvenir qu'un impôt spécial sur des terrains à bâtir tend, en quelque sorte, à
donner une valeur de monopole aux terrains déjà bâtis et, par suite, à élever la rente foncière des
constructions existantes.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 153

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre onze
Coup d’œil sur la distribution 1

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§ 1. - Nous pouvons maintenant résumer la démonstration contenue dans les


chapitres précédents. Elle est loin de fournir une solution complète du problème qui
se pose, car il touche à des questions relatives au commerce extérieur, aux fluc-
tuations du crédit et du travail et aux influences de l'action associée et collective sous
ses diverses formes. Mais néanmoins cette démonstration s'applique à l'action
générale des influences les plus fondamentales et les plus permanentes qui gouver-
nent la distribution et l'échange. Dans le résumé qui se trouve à la fin du cinquième
Livre, nous avons tracé une ligne ininterrompue qui relie entre elles les applications
de la théorie générale de l'offre et de la demande selon les différentes périodes de
temps, depuis des périodes si courtes que le coût de production ne peut exercer
aucune influence directe sur la valeur, jusqu'à des périodes qui sont assez longues
pour que l'offre des instruments de production puisse assez bien s'adapter à la deman-
de indirecte qui les concerne, demande qui dérive de la demande directe relative aux
marchandises qu'ils produisent. Dans le présent livre, nous nous sommes occupés
d'une autre ligne de continuité qui occupe une position transversale par rapport à la

1 Les chapitres XI, XII, XIII sont traduits sur la cinquième édition.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 154

ligne qui relie les différentes périodes de temps. Elle relie les divers agents et
instruments de production humains et matériels ; et elle crée une unité fondamentale
entre eux en dépit des différences considérables que présentent leurs caractères
extérieurs.

D'abord, les salaires et autres rémunérations de l'effort ont bien des points
communs avec l'intérêt du capital. Il y a, en effet, une correspondance générale entre
les causes qui gouvernent les prix d'offre et du capital matériel et du capital per-
sonnel ; les motifs qui poussent un homme à accumuler du capital personnel sur la
tète de son fils par l'éducation sont semblables à ceux qui gouvernent son accumu-
lation de capital matériel pour son fils. Il y a une transition ininterrompue allant du
père qui travaille et qui épargne afin de léguer à son fils une entreprise commerciale
ou manufacturière solidement établie, au père qui travaille et qui épargne afin de
venir en aide à son fils pendant que celui-ci acquiert lentement une instruction
médicale, et afin de lui procurer plus tard une clientèle lucrative. De même, il existe
une transition ininterrompue en tout semblable allant de ce père à un père qui travaille
et qui épargne afin que son fils puisse rester longtemps à l'école et qu'il puisse
travailler ensuite quelque temps presque sans rien gagner pendant qu'il fait l'appren-
tissage d'un métier qualifié, au lieu d'être forcé de gagner de bonne heure sa vie dans
une occupation non qualifiée, telle que celle d'un garçon à faire les courses. De
semblables occupations, en effet, précisément parce qu'elles ne conduisent à aucun
avancement, offrent quelquefois des salaires élevés et à de tous jeunes garçons.

Il est vrai sans doute que les seules personnes qui, dans la société telle qu'elle est
actuellement constituée, sont très disposées à faire des avances considérables pour
augmenter le capital personnel des capacités d'un jeune homme, ce sont ses parents; et
que bien des capacités de premier ordre demeurent à jamais incultes parce que nul,
parmi les personnes pouvant les développer, n'avait intérêt à le faire. Ce fait est
pratiquement très important, car ses effets sont cumulatifs. Mais il ne saurait créer
une différence fondamentale entre les agents matériels et les agents humains de
production, car il est analogue au fait que bien des terres fertiles sont mal cultivées
parce qu'elles ne sont pas accessibles à ceux qui les cultiveraient bien.

En outre, comme les êtres humains s'accroissent lentement et s'usent lentement, et


que les parents, en choisissant une occupation pour leurs enfants, doivent en général
attendre pendant toute une génération, les changements relatifs à la demande exigent
un temps plus long pour produire tous leurs effets sur l'offre dans le cas où il s'agit
d'agents humains que dans le cas où il s'agit de la plupart des instruments matériels de
production ; et il faut une période de temps particulièrement longue dans le cas où il
s'agit du travail pour donner libre jeu aux forces économiques qui tendent à réaliser
l'adaptation normale entre l'offre et la demande 1.

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§ 2. - La puissance productive des agents humains de production d'un côté, et,


d'un autre côté, celle des agents matériels, sont appréciées l'une par rapport à l'autre et
comparées avec leurs frais ; et chacune des deux catégories tend à être employée dans
la proportion où elle est plus efficace que l'autre par rapport à son coût. Une des
principales fonctions de l'esprit d'initiative dans les affaires, c'est de faciliter la libre

1 Cpr. Liv. IV, chap. V, VI, VII et XII ; et liv. VI, chap. IV, V et VII.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 155

action de ce grand principe de substitution. C'est en général dans l'intérêt public, mais
quelquefois aussi contrairement à cet intérêt que les hommes d'affaires établissent
constamment une comparaison entre les services des machines et ceux du travail, et
entre ceux du travail non qualifié et ceux du travail qualifié, ainsi qu'entre ceux des
contremaîtres supplémentaires et ceux des directeurs; ils font constamment des plans
et des expériences au sujet de nouvelles dispositions qui impliquent l'usage de
différents facteurs de production, afin de choisir les plus avantageuses 1.

La puissance productive de presque chaque genre de travail, rapprochée de son


coût, est ainsi continuellement mise en balance, dans une ou plusieurs branches de
production, avec celle des autres genres de travail, et chacun de ceux-ci, à son tour,
est comparé aux autres. Cette compétition est, en premier lieu, « verticale » : elle
constitue une lutte pour le champ d'emploi entre des groupes de travail appartenant à
différents degrés, mais engagés dans la même branche de production et enfermés,
pour ainsi dire, entre les mêmes parois verticales. Mais, néanmoins, la compétition
« horizontale » ne cesse pas d'exercer son action, et cela par des méthodes plus
simples. En premier lieu, en effet, il existe une grande liberté de mouvements pour les
adultes d'une entreprise à une autre à l'intérieur de chaque industrie ; et, en deuxième
lieu, les parents peuvent en général pousser leurs enfants dans presque toutes les
industries du même degré que la leur qui existent dans leur voisinage. Grâce à l'action
combinée de cette compétition verticale et de cette compétition horizontale, il se
produit un équilibre effectif et rigoureusement adapté entre les paiements et les
services pour les différents genres de travail ; et cela en dépit du fait que le travail
d'une catégorie donnée se recrute la plupart du temps, même de nos jours, parmi les
enfants de ceux qui appartiennent à cette catégorie 2.

L'effet du principe de substitution est donc surtout indirect. Lorsque deux


réservoirs contenant un liquide communiquent au moyen d'un tuyau, le liquide qui se
trouve près du tuyau dans le réservoir ayant le niveau le plus élevé coulera dans
l'autre réservoir alors même qu'il s'agirait d'un liquide visqueux; ainsi les niveaux
généraux des réservoirs tendront à s'égaliser quoique aucune portion du liquide ne
puisse couler de l'extrémité la plus éloignée d'un réservoir à l'extrémité la plus
éloignée de l'autre réservoir; et si plusieurs réservoirs sont réunis par des tuyaux, le
liquide tendra au même niveau dans tous les réservoirs, quoique certains réservoirs ne
communiquent pas directement avec certains autres. Semblablement, le principe de
substitution tend constamment par des voies indirectes à répartir les salaires propor-
tionnellement à la puissance productive entre les industries, et même entre les
diverses catégories d'industries, alors même qu'elles ne sont pas directement en
contact les unes avec les autres, et que, à première vue, elles semblent n'avoir aucun
moyen d'entrer en concurrence les unes avec les autres.

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§ 3. - Il n'existe aucune solution de continuité lorsque nous nous élevons du


travailleur non qualifié au travailleur qualifié, de là ensuite au contremaître, au chef
d'une section, au directeur général d'une vaste entreprise payé en partie au moyen
d'une part des profits, à l'associé le moins ancien, et enfin à l'associé principal d'une
vaste entreprise privée. Et, dans une société par actions, il y a même quelque chose

1 Cpr. Liv. V, chap. III, § 3 ; et Liv. VI, chap. VII, § 2.


2 Cpr. Liv. IV, chap. VI, § 7 ; et Liv. VI, chap. V, § 2.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 156

qui ressemble à une gradation descendante lorsque nous passons des directeurs aux
actionnaires ordinaires qui supportent les principaux risques derniers de l'entreprise.
Néanmoins, les entrepreneurs sont dans une certaine mesure une catégorie à part.

En effet, tandis que c'est par leur intermédiaire conscient que le principe de substi-
tution agit principalement en mettant en balance un facteur de production avec un
autre, il n'a, en ce qui les concerne, d'autre intermédiaire que l'influence indirecte de
leur propre compétition. De sorte qu'il exerce son action aveuglément, ou plutôt par la
destruction; par lui beaucoup sont forcés de succomber qui auraient pu faire
d'excellent ouvrage s'ils avaient été favorisés au début. Et, uni à la tendance, au
rendement croissant, il fortifie ceux qui sont forts et fait passer les entreprises des
faibles à ceux qui sont déjà en possession d'un monopole partiel.

Mais, d'un autre côté, il existe aussi un constant accroissement dans les forces qui
tendent à détruire les anciens monopoles pour offrir à des hommes qui ne possèdent
qu'un petit capital des moyens de lancer de nouvelles entreprises et de s'élever à des
situations éminentes dans d'importantes affaires publiques et privées ; et ces forces
tendent à mettre la capacité industrielle à même de disposer du capital nécessaire pour
qu'elle atteigne entièrement son but.

En somme, le travail de la direction des entreprises se fait à peu de frais - non pas
sans doute à aussi peu de frais qu'il pourra se faire plus tard, lorsque les instincts col-
lectifs des hommes, leur sentiment du devoir et du bien public seront plus pleinement
développés ; lorsque la société s'appliquera davantage à développer les facultés
latentes de ceux qui sont nés dans une humble situation, et à diminuer le secret qui
entoure les affaires ; et lorsque les formes les plus nuisibles de spéculation et de
concurrence seront tenues en échec. Mais, néanmoins, il se fait à assez peu de frais
pour qu'il contribue à la production plus que pour l'équivalence de ce qu'il coûte. En
effet, l'entrepreneur, comme l'artisan qualifié, rend des services nécessaires à la
société, services que la société aurait dû probablement payer plus cher s'il ne se
trouvait pas là pour les lui rendre 1.

La ressemblance qui existe entre les causes qui déterminent la rémunération


normale de la capacité ordinaire, d'un côté, et celles qui déterminent la rémunération
normale de l'aptitude industrielle accompagnée de la disposition du capital, d'un autre
côté, ne s'étend pas aux fluctuations de leurs rémunérations courantes. L'employeur,
en effet, fait office de tampon entre l'acheteur de marchandises et les diverses classes
de travail par lesquelles ces marchandises sont fabriquées. Il. reçoit le prix total de
l'un et paie le prix total des autres. Les fluctuations de ses profits vont de pair avec les
fluctuations des prix des choses qu'il vend, et elles sont plus étendues; tandis que les
fluctuations des salaires de ses ouvriers se font sentir plus tard et sont moins étendues.
La rémunération de son capital et de sa capacité à un moment quelconque est
quelquefois considérable, mais quelquefois aussi elle constitue une quantité négative ;
tandis que la rémunération de la capacité de ses ouvriers n'est jamais très considérable
et ne constitue jamais une quantité négative. Celui qui vit d'un salaire est exposé à
souffrir beaucoup lorsqu'il se trouve sans travail; mais cela provient de ce qu'il ne
possède aucune réserve et non de ce qu'il est un salarié 2.
1 Noue renvoyons à plus tard la critique de cette assertion des socialistes, qu'il serait préférable que
l'État prenne le travail entre ses mains et engage des chefs d'entreprise pour le diriger ; et nous
renvoyons aussi l'étude de ces formes de spéculation et de concurrence commerciale qui ne sont
pas profitables à la société, et qui, peut-être même, lui sont nuisibles.
2 Cpr. Liv. V, chap. II, § 3 ; et Liv. VI, chap. IV, § 6, chap. VIII, §§ 7-9.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 157

Dans le revenu d'un individu, la partie qu'il doit à la possession de capacités


naturelles extraordinaires constitue pour lui un pur boni ; et, à un point de vue
abstrait, ce boni offre une certaine ressemblance avec la rente des autres libres dons
de nature tels que les qualités inhérentes au sol. Mais par rapport aux prix normaux,
ce boni doit plutôt être classé parmi les profits que des colons libres retirent de la
culture d'un pays neuf, ou même parmi les trouvailles du pêcheur de perles. La
parcelle d'un colon se comporte mieux qu'on ne s'y attendait et celle d'un autre se
comporte plus mal; la réussite de la plongée d'un pécheur de perles constitue une
compensation pour d'autres plongées qui n'ont donné aucun résultat; et le revenu
élevé qu'un avocat, un ingénieur ou un commerçant gagne grâce à ses aptitudes
naturelles doit être compté avec les échecs relatifs de beaucoup d'autres ; ceux-ci
peut-être promettaient tout autant lorsqu'ils étaient jeunes, et peut-être avaient-ils eu
une éducation aussi soignée et un aussi bon début dans la carrière, mais leurs services
au point de vue de la production furent moindres par rapport à ce qu'ils avaient coûté.
Les hommes d'affaires les plus capables sont en général ceux qui obtiennent les
profits les plus élevés et, en même temps, ceux qui font leur travail à meilleur
marché; il serait mauvais pour la société de faire faire leur travail par des hommes
inférieurs absolument comme si on donnait à tailler un diamant de valeur à un ouvrier
malhabile mais travaillant à bas prix.

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§ 4. - Reprenant le point de vue du deuxième chapitre de ce livre, nous pouvons


rappeler le double rapport qui existe entre les divers agents de production. D'un côté,
ils sont souvent rivaux pour leur emploi, tout agent qui est plus efficace qu'un autre
par rapport à son coût, tend à lui être substitué, et limite ainsi le prix de demande de
l'autre. Et d'un autre côté, tous ensemble ils constituent le champ d'emploi l'un pour
l'autre : il n'existe de champ d'emploi pour l'un qu'autant que ce champ lui est fourni
par les autres; le dividende national qui est le produit conjoint de tous et qui augmente
avec l'offre de chacun d'eux, constitue ainsi la seule source de demande pour chacun
d'eux.

C'est ainsi qu'un accroissement de capital matériel fait naître des usages nouveaux
pour ce capital ; et quoique par là il puisse diminuer occasionnellement le champ
d'emploi da travail manuel dans quelques industries, néanmoins, dans l'ensemble, il.
accroîtra beaucoup la demande relative au travail manuel et à tous les autres agents de
production. Cet accroissement, en effet, augmentera beaucoup le dividende national,
qui constitue la source commune de la demande relative à tous ces agents de
production ; et puisque, par l'augmentation du capital qui cherche à s'employer, il aura
fait baisser le taux de t'intérêt, il en résultera que le produit conjoint d'une dose de
capital et de travail se partagera maintenant dans des conditions plus avantageuses
qu'auparavant pour le travail.

La nouvelle demande relative au travail prendra partiellement la forme de l'appa-


rition de nouvelles entreprises qui n'auraient pu jusqu'ici faire leurs frais, en même
temps qu'il se produira une augmentation de demande de la part des fabricants de
machines nouvelles et plus coûteuses. Lorsqu'on dit, en effet, que les machines se
substituent au travail, on veut dire qu'une catégorie particulière de travail unie à beau-
coup d'attente (waiting) se substitue à une autre unie à moins d'attente ; et ne serait-ce
que pour cette raison, qu'il serait impossible de substituer d'une façon générale le
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 158

capital au travail à moins que ce ne fût d'une manière toute locale au moyen d'une
importation de capital venu d'ailleurs.

Il demeure vrai cependant que le principal avantage qu'une augmentation de


capital confère au travail ne consiste pas dans l'accès à de nouveaux emplois, mais
dans l'augmentation du produit conjoint de la terre, du travail et du capital (ou de la
terre, du travail et de l'attente) et dans la réduction de la portion de ce produit à
laquelle peut prétendre une quantité donnée de capital (ou d'attente).

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§ 5. - En étudiant l'influence qu'un changement survenu dans l'offre de travail


pour un groupe industriel donné exerce sur le champ d'emploi des autres genres de
travail, il n'était pas nécessaire de se demander si l'accroissement de travail provenait
d'une augmentation dans le nombre ou dans la puissance productrice de ceux qui font
partie de ce groupe ; cette question, en effet, n'a aucun rapport direct avec les autres.
Dans l'un et dans l'autre cas, il en résulte un même accroissement pour le dividende
national ; dans l'un et dans l'autre cas, la concurrence les forcera à s'appliquer
également à des usages où leur utilité-limite est moins élevée ; et, par suite, cette
concurrence amoindrira dans la même proportion la portion de produit conjoint à
laquelle ils peuvent prétendre en échange d'une quantité donnée de travail d'une
nature donnée.

Mais cette question est d'une importance capitale pour les membres de ce groupe;
car, si le changement consiste en un accroissement d'un dixième de leur puissance
productrice moyenne, alors chaque groupe de dix aura un revenu total aussi élevé que
celui qu'aurait eu chaque groupe de onze si leur nombre avait augmenté d'un dixième,
leur puissance productrice restant la même 1.
Cette dépendance des salaires de chaque groupe d'ouvriers avec le nombre et la
puissance productrice des autres groupes, constitue un cas spécial de la règle générale
d'après laquelle le milieu (ou conjoncture) joue un rôle au moins égal à celui que
jouent la capacité et l'énergie d'un homme pour déterminer ce produit net duquel ses
salaires tendent toujours à se rapprocher sous l'influence de la concurrence.

Le produit net duquel tendent à se rapprocher les salaires normaux d'un groupe
quelconque d'ouvriers doit être évalué sous l'hypothèse que la production est allée
jusqu'à la limite où les déboursés peuvent être couverts par la vente avec des profits
normaux, mais pas plus, et ce produit net doit être évalué par rapport à un ouvrier
d'activité normale dont la dépense additionnelle donne à l'employeur des profits
normaux, mais rien au delà. (il faut ajouter quelque chose à ce produit net ou en
retrancher quelque chose pour avoir les salaires normaux d'un ouvrier dont l'activité
1 Supposons, par exemple, qu'un accroissement d'un dixième, dans l'offre de travail du groupe,
oblige les ouvriers de ce groupe à un travail où leurs emplois-limites soient moins élevés, et de la
sorte fasse baisser d'un tiers leurs salaires pour une quantité donnée de travail ; alors, si le
changement provient d'une augmentation dans leur nombre, leurs salaires moyens baisseront d'un
tiers. Mais si cet accroissement provient d'un accroissement de leur productivité, leurs salaires
11 29 19
s'élèveront d'environ un cinquième (Plus exactement, ces salaires seraient les x =1 de
10 30 300
ce qu'ils étaient auparavant.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 159

est au-dessus ou au-dessous de la normale.) Le moment choisi doit être un moment de


prospérité normale ; et lorsque les offres des différentes sortes de travail sont relative-
ment appropriées. Par exemple, si l'industrie du bâtiment est exceptionnellement
languissante, ou exceptionnellement prospère; ou si son développement est entravé
par une offre insuffisante de briquetiers ou de charpentiers, tandis que l'offre des
autres catégories d'ouvriers du bâtiment est surabondante, alors l'occasion n'est pas
bonne pour évaluer les rapports qui existent entre le produit net et les salaires
normaux soit des briquetiers, soit des charpentiers 1.

1 En ce qui concerne le rapport entre les salaires et le produit limite net du travail, cpr. Liv. VI,
chap. I et II ; la matière est, en outre, examinée au Liv. VI, chap. XIII, en particulier, p. 553, note.
En ce qui concerne le besoin de chercher une limite véritablement type, cpr. Liv. V, chap. VIII, §§
4, 5, où il est dit que lorsque cette limite a été atteinte, l'influence de l'offre d'un groupe quel-
conque d'ouvriers sur les salaires des autres a déjà été comptée ; et que l'influence qu'un ouvrier
individuel exerce sur le milieu économique général des industries d'un pays est une quantité
infinitésimale et n'a aucune importance pour une évaluation de son produit net par rapport à ses
salaires. Au Liv. V, chap. XI, et dans la note à la fin du chapitre, il est dit un mot des obstacles qui
s'opposent à un accroissement rapide du rendement. même lorsqu'un semblable accroissement
donnerait théoriquement de grandes économies, ainsi que du soin spécial qu'il est nécessaire
d'apporter à l'emploi du mot « limite » en ce qui les concerne.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 160

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre douze
Influences générales du progrès
économique

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§ 1. - Le champ d'emploi qu'une localité offre au travail et au capital dépend, en


premier lieu, de ses ressources naturelles ; en deuxième lieu, du pouvoir d'en tirer un
bon parti, grâce au progrès de la science, de l'organisation sociale et industrielle ; et,
en troisième lieu, de l'accès qu'elle a aux marchés sur lesquels elle peut vendre les
choses qu'elle a en excédent. L'importance de cette dernière condition est souvent trop
peu prise en considération; mais elle occupe le premier rang lorsque nous considérons
l'histoire de pays neufs.

On dit communément que, partout où existent en abondance des terres fertiles


libres de rente, et où le climat n'est pas malsain, la rémunération réelle du travail ainsi
que l'intérêt du capital doivent l'un et l'autre être élevés. Mais cela n'est vrai qu'en
partie. Les premiers colons de l'Amérique vivaient très pauvrement. La nature leur
fournissait presque gratuitement du bois et de la viande ; mais leur vie manquait pres-
que totalement de confort et de luxe. Et, même de nos jours, surtout dans l'Amérique
du Sud et en Afrique, il existe bien des localités pour lesquelles la nature s'est
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 161

montrée prodigue et qui, néanmoins, sont désertées par le travail et par le capital, et
cela parce qu'elles n'ont pas de communications faciles avec le reste du monde.

D'un autre côté, un district minier peut offrir des rémunérations élevées au capital
et au travail au milieu d'un désert aride, dès que des communications avec le monde
extérieur y ont été ouvertes, et il en est de même d'un centre commercial situé sur une
côte stérile. Cependant, si ces localités étaient réduites à leurs propres ressources,
elles ne, pourraient nourrir qu'une population peu nombreuse, et cette population
même serait dans un complet dénuement. Et les marchés splendides que l'ancien
monde a offerts aux produits du Nouveau Monde, depuis le développement des
transports à vapeur, ont fait de l'Amérique et de l'Australie, pour l'emploi du capital et
du travail, un immense champ qui se trouve être le plus riche qu'il y ait jamais eu au
monde.

Mais, après tout, la principale cause de la prospérité moderne des pays neufs ce
sont les marchés que l'Ancien Monde offre, non pas aux marchandises livrées sur-le-
champ, mais aux promesses de livrer des marchandises à une date éloignée. Une
poignée de colons qui a acquis des droits de propriété sur de vastes étendues d'une
contrée riche, désire ardemment en toucher, pendant la durée de sa propre génération,
les fruits futurs ; et comme cela ne lui est pas directement possible, elle tâche d'y
arriver d'une manière indirecte en vendant, contre des marchandises finies de l'Ancien
Monde, des promesses de payer des quantités beaucoup plus considérables des mar-
chandises que son propre sol produira pendant la génération future. Sous une forme
ou sous une autre, ils hypothèquent leur nouvelle propriété à l'Ancien Monde
moyennant un taux d'intérêt très élevé. Des Anglais et d'autres encore, qui ont accu-
mulé les moyens de se procurer des jouissances immédiates, se hâtent de les échanger
contre des biens futurs plus considérables que ceux qu'ils peuvent se procurer chez
eux ; un vaste courant de capital coule vers le nouveau pays et son arrivée y élève
considérablement le taux des salaires. Le nouveau capital ne s'écoule que très lente-
ment vers les régions éloignées; il y est si rare et il se trouve là tant de personnes
avides d'en avoir, que, souvent, pendant longtemps, il obtient 2 % par mois, pour
descendre progressivement à 6 % ou peut-être à 5 % par an. En effet, les colons étant
pleins d'audace et s'apercevant qu'ils ont le moyen d'acquérir des titres de propriété
privée qui auront bientôt une grande valeur, ils aspirent à devenir des entrepreneurs
indépendants, et, si c'est possible, des employeurs. De sorte que les salariés doivent
nécessairement être attirés par les salaires élevés qui, dans une large mesure, sont
acquittés à l'aide des biens empruntés à l'Ancien Monde au moyen d'hypothèques ou
d'une autre façon.

Cependant, il est difficile d'évaluer exactement le taux réel des salaires dans les
parties les plus éloignées des pays neufs. Les ouvriers sont des hommes choisis,
naturellement portés aux aventures; ils sont hardis, résolus et entreprenants; ce sont
des hommes à la fleur de l'âge et qui ne savent pas ce que c'est que la maladie ; les
difficultés de toute nature qu'ils affrontent sont au-dessus de celles que peut affronter
la moyenne des travailleurs anglais, et bien au-dessus de celles que peut affronter la
moyenne des travailleurs européens. Il n'y a pas de pauvre parmi eux, parce qu'il n'y a
pas de faible; si l'un d'entre eux devient malade, il se voit forcé de se retirer vers une
région plus peuplée où l'on gagne moins, mais où, aussi, il lui sera possible de mener
une vie plus calme et moins pénible. Leurs bénéfices sont très élevés, si on les calcule
en monnaie; mais ils sont obligés d'acheter très cher, ou de renoncer entièrement au
confort et au luxe qu'ils auraient eus gratuitement ou à bas prix s'ils avaient vécu dans
des localités plus colonisées. Un grand nombre de ces objets, cependant, ne servent à
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 162

satisfaire que des besoins artificiels; et on peut facilement s'en passer là où personne
n'en a et où personne n'en espère.

Lorsque la population augmente, les meilleures situations se trouvant déjà occu-


pées, la nature donne, en général, un rendement moindre de produits bruts à l'effort-
limite des cultivateurs; et cela tend un peu à faire baisser les salaires. Mais, même en
agriculture, la loi du rendement croissant est constamment en lutte avec celle du
rendement décroissant, et bien des terres qui furent tout d'abord négligées répondent
généreusement à une soigneuse culture 1 : et, pendant ce temps, le développement des
routes et des chemins de fer, ainsi que l'accroissement de marchés variés et d'indus-
tries variées rendent possibles d'innombrables économies dans la production. C'est
ainsi que les tendances au rendement croissant et au rendement décroissant semblent
très bien se balancer, tantôt l'une, tantôt l'autre l'emportant.

Jusque-là, il n'y a pas de raison pour qu'il y ait baisse dans le taux des salaires
pour un travail d'une puissance productrice donnée. Car si, considérant les choses
d'ensemble, la loi de la production est la loi de rendement constant, il n'y aura pas de
changement dans la rémunération à partager entre le capital et le travail, du moins
s'ils agissent ensemble dans la même proportion qu'auparavant. Et, puisque le taux de
l'intérêt a baissé, la part qui revient au capital dans cette rémunération conjointe sta-
tionnaire est moindre qu'auparavant; par suite, la part qui reste au travail sera plus
grande.

Bien entendu, la part totale qui revient au capital peut avoir augmenté. Par
exemple, tandis que le travail aura doublé, le capital pourra avoir quadruplé, et le taux
de l'intérêt pourra être les deux tiers de ce qu'il était; et, alors, quoique chaque dose de
capital obtienne une rémunération moindre d'un tiers, et laisse pour le travail une plus
grande part dans le produit dû à une dose de capital et de travail, la part totale
revenant au capital se sera élevée dans la proportion de huit à trois 2.

Mais que la loi de production des marchandises soit ou non la loi de rendement
constant, la création de nouveaux titres de propriété pour le sol est rapidement
décroissante. L'afflux de capital étranger, quoique peut-être aussi grand que jamais,
devient moindre proportionnellement à la population; les salaires ne sont plus payés
en grande partie avec des marchandises empruntées à l'Ancien Monde; et c'est là la
principale raison de la diminution qui survient ensuite dans la somme d'objets de
nécessité, de confort ou de luxe que l'on peut se procurer par un travail d'une effica-
cité donnée. Mais il existe deux autres causes qui tendent à faire baisser les salaires
quotidiens évalués en monnaie. La première de ces causes, c'est que. à mesure, que le
confort et le luxe de la civilisation augmentent, la puissance productrice moyenne du
travail est amoindrie par l'affluence d'immigrants d'un caractère moins hardi que ne
l'étaient les premiers colons. Et la deuxième cause, c'est qu'un grand nombre de ces
objets de confort et de luxe ne rentrent pas directement dans le salaire en monnaie,
mais s'y ajoutent. Nous en tenons compte lorsque nous arrivons à la conclusion que la
tendance au rendement croissant contrebalance, en somme, celle au rendement
décroissant ; et nous devons les compter pour toute leur valeur lorsque nous étudions
les changements survenus dans les salaires réels. Bien des historiens ont comparé les
salaires à diverses époques en se référant exclusivement aux objets qui sont toujours

1 Cpr. Liv. IV, chap. III, §§ 5 et 6.


2 Une grande Partie de l'argumentation de Henry George (Progress and Poverty) se trouve infirmée
faute d'avoir tenu compte de cette distinction.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 163

entrés dans la consommation commune. Mais il résulte de la nature même des choses
que ces objets sont précisément ceux auxquels s'applique la loi du rendement
décroissant et qui tendent à devenir rares lorsque la population augmente. Les idées
que l'on se fait ainsi sont incomplètes et mènent à des conséquences générales
erronées.

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§ 2. - L'influence que l'accès aux marchés éloignés exerce sur le développement


du dividende national a été manifeste aussi dans l'histoire de l'Angleterre. Sa situation
économique actuelle est le résultat direct de ces tendances à la production en grand et
à l'emploi des procédés de vente en gros aussi bien en matière de travail qu'en matière
de marchandises, tendances qui ont mis Ion-temps à se développer, mais qui ont reçu
au XVIIIe siècle une double impulsion des inventions mécaniques et de l'accroisse-
ment de groupes de consommateurs au delà des mers important par grandes quantités
des marchandises de même modèle. C'est d'alors que datent les premiers emplois des
pièces interchangeables faites mécaniquement, et l'emploi de machines spéciales pour
la fabrication de machines spéciales destinées à chaque branche industrielle. C'est
alors aussi qu'on vit pour la première fois toute la force que la loi du rendement
croissant apporte dans une région manufacturière qui possède des industries localisées
et de grands capitaux; surtout lorsque de grandes réserves de capitaux se trouvent
associées soit en sociétés par actions, soit en compagnies à charte, soit encore en
trusts modernes. Et c'est alors que commença ce minutieux « classement » des mar-
chandises pour pouvoir les vendre sur des marchés éloignés, qui a déjà provoqué des
spéculations nationales et internationales dans les bourses de marchandises et de
valeurs et dont l'avenir, non moins que celui des ententes plus durables entre
producteurs, que ceux-ci soient des entrepreneurs d'industrie ou des ouvriers, donne
naissance à quelques-uns des plus graves problèmes pratiques que la génération qui
vient aura à résoudre.

Les traits caractéristiques du mouvement moderne se trouvent dans la réduction


d'un grand nombre de tâches à un type unique; dans la diminution des frottements de
toute nature qui pourraient empêcher de puissantes forces d'unir leur action et
d'étendre leur influence sur de vastes domaines, ainsi que dans le développement des
transports grâce à de nouvelles méthodes et à de nouvelles forces. Les routes
macadamisées et les progrès de la navigation au XVIIIe siècle ruinèrent des ententes
et des monopoles locaux et permirent d'en créer d'autres s'étendant à un domaine plus
vaste. Et, de notre temps, la même double tendance se fait sentir à la suite de chaque
nouvelle extension et de chaque abaissement de prix qui se produisent dans les
communications de terre et de mer, dans la presse, dans le télégraphe et dans le
téléphone.

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§ 3. - Mais, quoique au XVIIIe siècle, comme de nos jours, le dividende national


réel de l'Angleterre dépendît en grande partie de l'action de la loi de rendement
croissant en ce qui concerne les exportations, le mode de dépendance a considéra-
blement changé. À ce moment, l'Angleterre avait quelque chose ressemblant à un
monopole pour les nouvelles méthodes manufacturières ; et chaque balle de ses
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 164

marchandises était vendue - du moins lorsque l'offre était artificiellement limitée - en


échange d'une grande quantité des produits étrangers. Mais, en partie parce que, cette
époque n'était pas encore mûre pour le transport à de grandes distances des mar-
chandises volumineuses, ses importations de l'Extrême-Orient et de l'Extrême-
Occident consistaient principalement en objets de confort et de luxe pour les person-
nes aisées ; elles n'avaient que peu d'effet direct sur l'abaissement du coût de travail
des objets de nécessités consommés par l'ouvrier anglais. Sans doute, le nouveau
commerce de l'Angleterre contribua indirectement à abaisser le coût de la quincail-
lerie, des vêtements et autres produits manufacturés anglais consommés par l'ouvrier;
cela provenait de ce que la production de ces objets sur une large échelle pour les
consommateurs d'outre-mer, en abaissait le prix pour l'ouvrier. Mais ce commerce
avait peu d'effet sur le coût de sa nourriture ; et ce coût continua à s'élever sous l'effet
de la tendance au rendement décroissant, que mettait en œuvre le rapide accroisse-
ment de la population à la suite du développement de nouveaux centres manufac-
turiers où n'existaient pas les contraintes coutumières de la vie étroite de village. Un
peu plus tard, la grande guerre avec la France, et une série de mauvaises récoltes,
élevèrent ce coût au point de beaucoup le plus haut qui eût jamais été atteint en
Europe.

Mais l'influence du commerce étranger commença graduellement à se faire sentir


sur le coût de production de nos aliments essentiels. Lorsque la population de
l'Amérique se répandit à l'ouest de l'Atlantique, des terrains à production de blé de
plus en plus riches furent mis en culture; et les économies de transport augmentèrent
tellement, surtout dans les dernières années, que le coût total de l'importation d'un
quarter de blé d'une ferme située à la limite extrême du pays cultivé diminua rapide-
ment, quoique la distance eût augmenté. Et c'est ainsi que l'Angleterre a été sauvée de
la nécessité de se livrer à une culture de plus en plus intensive. Les âpres penchants
des collines que gravissaient laborieusement les cultures de blé à l'époque de Ricardo
furent rendus aux pâturages ; et maintenant le laboureur ne travaille que là où le sol
répond à son travail par d'abondantes récoltes. Tandis que si l'Angleterre avait été
réduite à ses propres ressources, il aurait dû travailler des terrains de plus en plus
pauvres et relabourer continuellement des terres déjà bien labourées dans l'espoir
d'accroître d'un bushel ou deux le produit de chaque acre. Peut-être que maintenant,
dans une année moyenne, le labourage qui ne paye que juste ses frais, le labourage « à
la limite de la culture », donne deux fois plus de produits qu'il n'en donnait à l'époque
de Ricardo, et largement cinq fois plus qu'il n'en donnerait maintenant si, avec sa
population actuelle, l'Angleterre s'était vue forcée de produire sa propre subsistance.

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§ 4. - Chaque amélioration dans les arts manufacturiers permit à l'Angleterre de


mieux faire face aux divers besoins des pays arriérés; de sorte qu'il était conforme à
leur intérêt de détourner leurs forces de la fabrication manuelle des objets destinés à
leur usage, afin de travailler à la production de la matière première qui, devait servir à
acheter à l'Angleterre ses objets manufacturés. De cette façon, le progrès des inven-
tions ouvrit un vaste champ à la vente de ses produits spéciaux, et lui permit de mieux
en mieux de réduire sa propre production de denrées alimentaires dans des conditions
où la loi de rendement décroissant ne se fit que peu sentir. Mais cet heureux temps a
peu duré. Ses progrès ont été imités, et même, en dernier lieu, souvent devancés, par
l'Amérique, l'Allemagne et d'autres pays; et ses produits spéciaux ont perdu presque
toute leur valeur de monopole. C'est ainsi que la quantité de vivres et autres matières
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 165

brutes, qui peut être achetée en Amérique avec une tonne d'acier, ne saurait dépasser
le produit du capital et du travail qui y sont nécessaires à la fabrication d'une tonne
d'acier par les nouveaux procédés, et, par conséquent, cette quantité a diminué à
mesure que la puissance productrice du travail anglais et américain appliqué à la
production de l'acier a augmenté. C'est pour cette raison, aussi bien qu'à cause des
lourdes taxes imposées à ses marchandises par de nombreux pays, que, en dépit du
vaste commerce de l'Angleterre, le progrès des inventions dans les arts manufacturiers
a ajouté au dividende national réel moins que l'on pouvait espérer sans cela.

Ce n'est pas pour elle un léger avantage que de pouvoir fabriquer à bon marché
des draps, des meubles et autres marchandises pour son propre usage; mais les amé-
liorations dans les arts industriels, qu'elle a partagées avec d'autres nations, n'ont pas
directement accru la quantité de produits bruts qu'elle peut obtenir des autres pays
avec le produit d'une quantité donnée de son propre capital et de son propre travail. Il
est probable que plus des trois quarts du bénéfice total qu'elle a retiré des progrès des
manufactures durant le XIXe siècle sont dus à l'influence indirecte qu'il a eue sur
l'abaissement du coût de transport des hommes et des marchandises, de l'eau et de la
lumière, de l'électricité et des journaux. En effet, le fait économique dominant de
notre époque, ce n'est pas le développement de l'industrie manufacturière, mais le
développement des industries de transport. Ce sont elles qui augmentent le plus
rapidement dans leur masse totale et dans leur pouvoir individuel, et ce sont aussi
elles qui donnent naissance aux plus graves questions au sujet des tendances qu'ont
les grands capitaux à utiliser les forces de la liberté économique pour la destruction de
cette liberté ; mais, d'un autre côté, ce sont elles aussi qui ont contribué dans la
proportion de beaucoup la plus grande à l'accroissement de la richesse de l'Angleterre.

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§ 5. - C'est ainsi que la nouvelle ère économique a apporté avec elle des
changements considérables dans les valeurs relatives du travail et des principales
nécessités de la vie ; et un grand nombre de ces changements sont de telle nature
qu'ils ne pouvaient pas être prévus au commencement du siècle dernier. L'Amérique
alors connue était peu propre à la culture du blé; et les frais de transport par voie de
terre à de grandes distances étaient absolument prohibitifs. La valeur en travail du blé
- c'est-à-dire la quantité de travail nécessaire pour acheter un peck de blé -était alors à
son plus haut point, tandis qu'à présent elle est à son plus bas. Il semble que les
salaires agricoles ont été généralement au-dessous d'un peck (9 lit. 08) de blé par
jour ; mais que, dans la première moitié du XVIIIe siècle, ils étaient d'un peck envi-
ron ; au XVe siècle, d'un peck et demi ou peut-être un peu plus, tandis que,
maintenant, ils sont de deux ou trois pecks. Les évaluations du Prof. Rogers pour le
Moyen Age sont plus élevées; mais il paraît avoir pris pour base de son évaluation les
salaires de la partie la plus favorisée de la population prise comme type de l'ensemble.
Au Moyen Age, même après une récolte assez bonne, la qualité du blé était inférieure
à la qualité du blé d'aujourd'hui ; tandis qu'après une mauvaise récolte il était si
détérioré qu'aujourd'hui il ne serait pas consommé ; et il était rare que le blé fût
transformé en pain sans avoir à payer une lourde taxe de monopole au moulin
appartenant au seigneur du fief.

Il est vrai que, là où la population est très éparse, la nature fournit de l'herbe et,
par suite, de la viande, presque gratis ; et dans l'Amérique du Sud les mendiants font
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 166

leurs tournées à cheval. Cependant, durant le Moyen Age, la population de l'Angle-


terre était toujours assez dense pour donner une valeur en travail considérable aux
objets alimentaires, quoique ces objets fussent de mauvaise qualité. En effet, le bétail,
quoiqu'il eût à peine un cinquième du poids qu'il atteint aujourd'hui, avait de grosses
charpentes; la viande était surtout dans les parties d'où viennent les morceaux les plus
grossiers; et comme ces animaux mouraient presque de faim en hiver et se nourris-
saient avidement d'herbe en été, la viande contenait une grande proportion d'eau et
perdait une grande partie de son poids par la cuisson. A la fin de l'été, ils étaient tués
et salés, et le sel était cher. Les gens aisés eux-mêmes mangeaient rarement de la
viande fraîche en hiver. Il y a un siècle, les classes ouvrières mangeaient très peu de
viande ; tandis. que maintenant, quoique le prix de la viande soit un peu plus élevé
qu'il n'était alors, ces mêmes classes en consomment probablement beaucoup plus, en
moyenne, qu'elles ne faisaient à n'importe quelle autre époque de l'histoire anglaise.

Venant alors à la rente des terrains à bâtir, nous constatons que, dans les villes, les
rentes foncières se sont accrues à la fois en étendue et en importance. Une partie
croissante de la population vit, en effet, dans des maisons pour lesquelles doivent être
payées des rentes foncières à un taux urbain, et ce taux augmente sans cesse. Mais le
loyer (house rent) proprement dit, c'est-à-dire ce qui reste du loyer total après
déduction de la valeur rentale complète du fonds, n'est probablement guère plus
élevée, si même elle l'est, qu'à n'importe quelle époque précédente pour une habita-
tion analogue ; en effet, le taux des profits sur chaque retour de fonds (turnover), pour
le capital engagé dans les travaux de construction, est maintenant peu élevé, et le coût
en travail des matériaux de construction n'a pas beaucoup changé. Et il faut se
rappeler que ceux qui payent des rentes urbaines élevées obtiennent en retour les
amusements et autres avantages de la ville moderne, avantages auxquels beaucoup
d'entre eux ne consentiraient pas à renoncer pour un bénéfice bien supérieur à leur
rente totale.

La valeur en travail du bois, quoiqu'elle soit moins élevée qu'au commencement


du siècle, est cependant plus élevée qu'au Moyen Age ; mais la valeur en travail des
murs de terre, de brique ou de pierre n'a guère changé ; tandis que celle du fer - pour
ne pas parler du verre - a baissé considérablement.

L'idée courante qu'il y a eu une hausse du loyer proprement dit semble due à une
connaissance imparfaite de la façon dont se logeaient nos pères. Le cottage suburbain
de l'artisan moderne contient des appartements à coucher de beaucoup supérieurs à
ceux de la noblesse au Moyen Age ; et les classes ouvrières n'avaient alors pour tout
lit que de la paille grouillante de vermine et étendue sur la terre humide. Mais cette
terre elle-même était probablement moins malsaine, lorsqu'elle était nue et servait à la
fois à des êtres humains et à des animaux, que lorsque dans une recherche de décence
on la couvrait avec des joncs qui étaient presque toujours abjects à cause de tous les
rebuts qu'on y laissait s'accumuler. Il est incontestable que le logement des classes les
plus pauvres actuellement dans nos villes est déplorable à la fois pour le corps et pour
l'âme ; et que, avec les ressources et les connaissances que nous avons, nous sommes
inexcusables de la laisser subsister plus longtemps 1.

1 Les maux du passé étaient cependant plus grands qu'on ne le suppose communément. Cpr., par
exemple, le témoignage frappant de feu Lord Shaftesbury et de Miss Octavia Hill à la Commission
des Logements (Commission on Housing) de 1885. L'atmosphère de Londres est pleine de fumée ;
mais elle est probablement moins malsaine qu'elle n'était avant qu'on employât, la désinfection
scientifique, quoique le chiffre de la population fût alors relativement peu élevé.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 167

Le bois à brûler, aussi bien que l'herbe, est souvent un libre don de nature pour
une population éparse ; et, durant le Moyen Age, les cottagers pouvaient en général,
quoique pas toujours. se procurer le petit feu de brindilles qui leur était nécessaire
pour les tenir chauds, lorsqu'ils s'entassaient autour de ce feu dans des huttes qui
n'avaient pas de cheminées par où pût se perdre la chaleur. Mais à mesure que la
population augmenta, la rareté du bois pesa lourdement sur les classes ouvrières, et
elle aurait complètement entravé le progrès de l'Angleterre, si le charbon n'avait été là
pour remplacer le bois comme combustible pour les usa-es domestiques, aussi bien
que pour travailler le fer. Il est maintenant si bon marché que même ceux qui sont
relativement pauvres peuvent se tenir chauds dans leurs habitations sans pour cela
être obligés de vivre dans une atmosphère étouffante et malsaine.

C'est là un des grands services que le charbon a rendus à la civilisation moderne.


Un autre service a été de procurer du linge bon marché, sans lequel toute propreté est
impossible pour les masses populaires sous un climat froid ; et ce dernier service est
peut-être le principal avantage que l'Angleterre a retiré de l'emploi des machines dans
la fabrication des marchandises destinées à son usage. Un autre service encore, et non
moins important, a été de distribuer, même aux grandes villes, l'eau en abondance 1 ;
et un autre de fournir, grâce à l'huile minérale, l'éclairage artificiel à bas prix,
éclairage dont on a besoin non seulement pour travailler, mais, ce qui est encore plus
important, pour le bon emploi des loisirs de la veillée. À ce groupe de choses
nécessaires à la vie civilisée, qui proviennent du charbon, d'une part, et, d'autre part,
des moyens modernes de transport, nous devons ajouter, comme on l'a justement fait
remarquer, le bon marché et le progrès de la transmission des nouvelles et des idées
au moyen de la presse à vapeur, au moyen des transports à vapeur des lettres, et des
facilités de voyager dues à la vapeur. Nous avons déjà signalé que ces progrès, avec
l'aide de l'électricité, rendent possibles la civilisation des masses dans des pays dont le
climat n'est pas assez chaud pour être énervant et préparent la voie au gouvernement
par le peuple et à l'action collective de la population entière, non seulement dans une
ville comme Athènes, Florence ou Bruges, mais sur un vaste territoire, et même à
certains égards sur l'ensemble du monde civilisé.

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§ 6. - Nous avons vu que le dividende national est à la fois le produit net total de
tous les agents de production du pays et la seule source d'où ils tirent leur rémuné-
ration ; que plus ce dividende est considérable, et plus considérable sera, toutes
choses étant égales d'ailleurs, la part revenant à chaque agent de production, et qu'une
augmentation dans l'offre d'un de ces agents fait généralement baisser son prix, au
profit des autres agents.

Ce principe général est, en particulier, applicable lorsqu'il s'agit de la terre. Une


augmentation dans la somme de productivité de la terre qui approvisionne un marché
profite en premier lieu aux capitalistes et aux ouvriers qui sont eu possession des
autres agents de production pour le même marché. Et l'influence que les progrès des
moyens de transport ont exercée à l'époque moderne sur les valeurs n'est nulle part
1 Des appareils primitifs amèneront l'eau des terrains élevés à un petit nombre de fontaines publi-
ques ; mais, Peau en abondance qui, sur son parcours, rend des services essentiels en vue de la
propreté et de l'hygiène, est une chose qu'il serait impossible d'obtenir sans les pompes à vapeur et
sans les tuyaux de fer fabriquée à la vapeur.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 168

plus apparente que dans l'histoire de la terre ; sa valeur s'élève à chaque amélioration
survenue dans ses communications avec les marchés sur lesquels ses produits peuvent
être vendus, et sa valeur baisse chaque fois qu'est facilité sur ses propres marchés
l'accès des produits venus de localités éloignées. Naguère encore les comtés de
l'intérieur du pays redoutaient extrêmement que la construction de bonnes routes ne
permît aux régions reculées de l'Angleterre de lutter contre eux dans la fourniture de
vivres à la ville de Londres ; et maintenant les avantages relatifs des fermes anglaises
ont, à certains égards, été amoindris par l'importation de denrées alimentaires qui
voyagent sur les chemins de fer indiens ou américains, et qui sont transportées sur des
navires d'acier mus par des machines à vapeur.

Mais, comme le soutenait Malthus, et comme l'admettait Ricardo., toute chose qui
favorise la prospérité du peuple favorise aussi à la longue la prospérité des proprié-
taires du soi. Il est vrai que les rentes anglaises s'élevèrent très vite lorsque, au
commencement du siècle dernier, une série de mauvaises récoltes écrasèrent une
population qui ne pouvait importer ses vivres ; niais une hausse ainsi amenée ne
pouvait, par. la force même des choses, se continuer très longtemps. Et l'adoption du
libre-échange en matière de blé vers le milieu du siècle, suivie de l'extension des
champs à blé de l'Amérique, est en train d'élever rapidement la valeur réelle des
terrains urbains et des terrains ruraux pris en bloc; c'est-à-dire qu'elle est en train
d'élever la quantité d'objets de nécessité, de confort et de luxe qui peuvent être
achetés par la rente totale de tous les possesseurs de terres urbaines et rurales pris en
bloc 1.

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§ 7. - Mais quoique le développement du milieu industriel tende, dans l'ensemble,


à élever la valeur du sol, il a plutôt pour effet d'amoindrir la valeur des machines et
des autres sortes de capital fixe, en tant du moins que leur valeur peut être distinguée
de celle des emplacements sur lesquels ces objets sont placés. Une affluence soudaine
de prospérité peut sans doute permettre au stock d'instruments de production existant
dans une industrie de retirer pendant un certain temps un revenu très élevé. Mais des
objets qui peuvent être multipliés sans limite ne sauraient conserver longtemps une
valeur de rareté ; et s'ils sont assez durables, comme, par exemple, des navires, des
hauts fourneaux et des métiers à tisser, ils sont appelés à subir une grande déprécia-
tion par suite de la rapidité du progrès dans les perfectionnements.

1 M. W. Sturge (dans un intéressant mémoire lu devant la Commission des Recenseurs (Institute of


Surveyors), décembre 1872) estime que la rente agricole (en monnaie) de l'Angleterre a doublé
entre 1795 et 1815 ; à cette époque, elle baissa d'un tiers jusqu'en 1822 ; depuis lors, elle a baissé
et haussé alternativement ; actuellement, elle est d’environ de 45 à 50 millions de livres sterling
contre 50 ou 55 millions vers l'année 1873, époque où elle atteignit son plus haut point. Elle était
d'environ 30 millions en 1810, de 16 millions en 1770 et de 6 millions en 1600 (Cpr. GIFFEN,
Growth of Capital, chap. V, et PORTER, Progress of the Nation, Section II, chap. 1er). Mais la
rente du soi urbain en Angleterre est maintenant beaucoup plus élevée que la rente du sol rural. Et
pour évaluer l'entier bénéfice que les propriétaires fonciers ont retiré de l'expansion de la
population et du progrès général, nous devons tenir compte de la valeur du sol sur lequel se
trouvent maintenant des chemins de fer, des mines, des docks, etc. Tout cela pris en bloc, la rente
en monnaie du soi de l’Angleterre s'élève aujourd'hui à plus du double, et sa rente réelle peut être
au quadruple de ce qu'elle était lorsque les lois sur le blé furent abrogées.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 169

Cependant la valeur d'objets comme les chemins de fer et les docks dépend à la
longue principalement de leur situation. Si cette situation est bonne, les progrès de
leur milieu industriel feront hausser leur valeur nette même après que l'on aura fait la
part des charges qui peuvent devoir s'imposer pour adapter aux progrès du moment
leur matériel d'exploitation 1.

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§ 8. - On peut dire que l'arithmétique politique a commencé en Angleterre au


XVIIe siècle ; et de cette époque jusqu'à nos jours nous voyons une constante et pres-
que continue augmentation du montant de la richesse accumulée par tète d'habitant 2.

L'homme, quoique tout délai le fasse encore souffrir, est de plus en plus disposé à
sacrifier son bien-être et ses plaisirs afin d'en jouir plus tard. Il a acquis une plus
grande faculté « télescopique » ; c'est-à-dire qu'il a acquis un plus grand pouvoir de
considérer l'avenir et de le voir clairement devant les yeux de sa pensée : il est plus
prudent., il a plus d'empire sur soi-même et il est, par suite, plus porté à évaluer très
haut les maux et les avantages à venir - ces termes étant pris dans leur sens large de
manière à y faire entrer les plus hautes et les plus basses affections de l'esprit humain.
Il est plus désintéressé et, par conséquent, plus porté à travailler et à épargner en vue
d'assurer des ressources futures à sa famille ; et déjà apparaissent quelques vagues
signes d'un meilleur temps à venir, temps où régnera une disposition générale à
travailler et à épargner en vue d'accroître le fonds de la richesse publique et
d'augmenter les facilités offertes au public de mener lune existence plus élevée.

Mais quoique l'homme soit plus disposé qu'autrefois à supporter des maux
présents en vue d'avantages futurs, il est douteux que nous puissions constater une
augmentation continue dans la somme d'efforts qu'il consent à s'imposer en vue
d'obtenir des plaisirs positifs présents ou futurs. Pendant beaucoup de générations,
l'industrie du monde occidental est devenue constamment de plus en plus absorbante :
le nombre des fêtes a diminué; les heures de travail ont augmenté, et les gens, par
choix ou par nécessité, se sont contentés de plaisirs de moins en moins nombreux en
dehors de leurs heures de travail. Mais il semble que ce mouvement ait atteint son
apogée et qu'il soit maintenant en train de se ralentir. Dans toutes les catégories de
travail, à l'exception des catégories les plus élevées, les gens en viennent à attribuer
aux loisirs plus de prix qu'auparavant et ils supportent moins bien la fatigue qui
résulte d'une tension excessive. Ils sont peut-être dans l'ensemble moins disposés
qu'ils n'avaient coutume de l’être à supporter les « incommodités » toujours croissan-
tes de très longues heures de travail pour se procurer un luxe immédiat. Ces causes les
rendraient moins disposés qu'autrefois à travailler péniblement afin de parer à des
besoins éloignés, s'il n'existait pas en même temps un accroissement plus rapide
encore dans leur faculté de considérer l'avenir et peut-être - quoique cela soit plus

1 Bien entendu, il y a des exceptions. Le progrès économique peut amener la construction de


nouvelles voies ferrées qui détourneront une grande partie du trafic de quelques-unes de celles qui
existent déjà ; ou bien il peut amener l'agrandissement des navires au point qu'ils ne puissent plus
pénétrer dans les docks dont l'entrée s'effectue par des eaux peu profondes.
2 Cpr. liv. IV, chap. VII.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 170

douteux - dans leur désir d'acquérir cette distinction sociale qui vient de la possession
d'une petite provision de richesse accumulée 1.

Cet accroissement du capital par tète d'habitant tendait à diminuer son utilité-
limite et, par suite, le taux de l'intérêt pour les nouveaux placements; mais ce ne fut
pas d'une manière uniforme, car il y eut en même temps des variations considérables
dans la demande de capital, soit au point de vue politique et militaire, soit au point de
vue industriel. C'est ainsi que le taux de l'intérêt qui était vaguement fixé à 10 0/0
durant une grande partie du Moyen Age, descendit jusqu'à 3 0/0 dans la première
moitié du XVIIIe siècle ; mais l'immense demande industrielle et politique relative au
capital fit de nouveau hausser cet intérêt, et son taux fut relativement haut durant la
grande guerre. Il tomba aussitôt que l'agitation politique eut cessé; mais il s'éleva de
nouveau vers le milieu du siècle dernier, lorsque les chemins de fer et le
développement des pays neufs provoquèrent une demande considérable de capital.
Ces nouvelles demandes ne se sont pas amoindries; mais le taux de l'intérêt est de
nouveau tombé très vite par l'effet des grandes accumulations récentes de richesse en
Angleterre, sur le Continent et surtout en Amérique.

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§ 9. - Le progrès des connaissances, en général, et d'un certain sentiment de


responsabilité à l'égard des jeunes a détourné une grande partie de la richesse
croissante de la nation des emplois qui en étaient faits comme capital matériel, pour
pousser à l'employer comme capital personnel. Il en est résulté une augmentation
considérable dans l'offre des capacités exercées, ce qui a beaucoup augmenté le
dividende national et élevé le revenu moyen de l'ensemble de la population ; mais ce
même progrès a aussi ôté à ces capacités exercées une grande partie de cette valeur de
rareté qu'elles avaient possédée jusqu'ici, et il a abaissé leurs rémunérations non pas,
sans doute, d'une manière absolue, mais d'une manière relative par rapport au progrès
général ; et il a fait aussi que bien des professions qui naguère étaient regardées
comme des professions qualifiées sont descendues, eu égard, à leurs salaires, au rang
des professions non qualifiées.

Un exemple frappant nous est offert par l'écriture. Il est vrai que beaucoup
d'emplois de bureau nécessitent un rare concours de hautes qualités mentales et
morales ; mais presque tout le monde peut apprendre facilement à faire le travail d'un
copiste, et il est probable que, sous peu, il y aura en Angleterre peu d'hommes et peu
de femmes qui ne sachent écrire d'une manière passable. Lorsque tous le sauront, le
travail de copiste, qui recevait, d'ordinaire, des salaires plus élevés que presque
n'importe quel autre travail manuel, sera rangé au nombre des professions non
qualifiées. En fait, les meilleures sortes de travail manuel forment mieux un homme
et seront mieux rétribuées que les travaux de bureau qui ne demandent ni jugement ni
responsabilité. Et, en général, ce qu'un artisan peut faire de mieux pour son fils, c'est
de le dresser à se rendre complètement maître de l'ouvrage qui est à sa portée, de telle
sorte qu'il puisse entendre les principes mécaniques, chimiques ou autres principes
scientifiques qui concernent cet ouvrage ; et qu'il puisse comprendre à fond les
nouveaux perfectionnements que l'on peut y apporter. Si son fils fait preuve de

1 Cpr. deux articles très suggestifs du Prof. GIDDINGS dans Harvard Journal of Economics,
janvier 1890 et janvier 1891.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 171

bonnes aptitudes naturelles, il a beaucoup plus de chances de s'élever à une haute


situation dans le monde en partant de l'établi d'un artisan qu'en partant de la table d'un
employé de bureau.

En outre, il arrive souvent qu'une nouvelle branche industrielle soit d'un accès
difficile simplement parce qu'elle n'est pas familière; et des hommes d'une grande
force et d'une grande habileté sont nécessaires pour faire un travail qui peut être fait
par des hommes d'une capacité ordinaire, ou même par des femmes ou par des
enfants, le jour où le sentier a été battu ; tout d'abord, les salaires de ce travail sont
élevés, mais ils baissent lorsque le travail est devenu familier. C'est ce qui a fait que
la hausse des salaires moyens a été estimée au-dessous de son importance ; car il
arrive ainsi que bien des statistiques qui paraissent typiques du mouvement des
salaires, sont empruntées à des industries qui étaient relativement nouvelles il y a une
génération ou deux, et qui sont maintenant entre les mains d'hommes d'une capacité
réelle bien inférieure à la capacité de ceux qui leur tracèrent la route 1.

La conséquence de semblables changements, c'est d'augmenter le nombre de ceux


qui sont occupés dans des professions qui sont regardées comme qualifiées, que ce
mot soit employé dans son sens propre ou non; et cette augmentation constante du
nombre des ouvriers dans les plus hautes classes d'industries a fait que le salaire
moyen des travailleurs dans leur ensemble s'est élevé beaucoup plus rapidement que
la moyenne des salaires types dans chaque industrie 2.

Pendant le Moyen Age, quoique certains hommes de grand talent soient restés
artisans toute leur vie et soient devenus des artistes, néanmoins, en tant que classe, les
artisans étaient plus près des travailleurs non qualifiés qu'ils ne le sont maintenant. Au
commencement de la nouvelle ère industrielle, vers le milieu du XVIIIe siècle, les
artisans avaient perdu une grande partie de leurs vieilles traditions artistiques, et ils
n'avaient pas encore acquis cette maîtrise de leurs instruments, cette sûreté et cette
aisance dans la parfaite exécution des tâches difficiles qui sont propres aux artisans
qualifiés modernes. Un changement se manifesta dès le commencement du dernier
siècle, et les observateurs furent frappés du gouffre qui s'ouvrait entre les artisans et
1 Cpr. Liv. IV, chap. VI, §§ 1, 2; et chap. IX, § 6. À mesure que l'industrie progresse, les améliora-
tions survenues dans les machines ne manquent jamais d'alléger l'effort nécessaire à l'accom-
plissement d'une tâche donnée, et, par conséquent, de faire baisser rapidement les salaires à la
tâche. Mais, cependant, la marche des machines et le nombre de machines confiées à chaque
ouvrier, peuvent être tellement augmentées que l'effort impliqué par la journée de travail soit plus
grand qu'auparavant. Employeurs et employés sont souvent en désaccord sur cette matière. Il est
certain, par exemple, que les salaires au temps se sont élevés dans les industries textiles ; mais les
employés affirment, contrairement aux employeurs, que l'effort qu'on leur impose a augmenté plus
que proportionnellement. Dans cette controverse, les salaires ont été évalués en argent ; mais
lorsqu'on tient compte de l'augmentation survenue dans le pouvoir d'achat de la monnaie, on ne
saurait mettre en doute que les salaires réels effectifs ne se soient élevée ; c'est-à-dire que
l'exercice d'une quantité donnée de force, d'habileté et d'énergie ne soit rémunérée aujourd'hui par
un pouvoir de disposer des marchandises plus grand qu'autrefois.
2 Cela peut être éclairci par un exemple. S'il y a 500 hommes de la catégorie A gagnant 12 shillings
par semaine, 400 de la catégorie B gagnant 25 shillings et 100 de la catégorie C gagnant 40
shillings, les salaires moyens de ce millier d'hommes seront de 20 shillings. Si, après un certain
temps, 300 hommes de la catégorie A ont passé dans la catégorie B, et 300 hommes de la catégorie
B dans la catégorie C, les salaires restant stationnaires dans chaque catégorie, la moyenne des
salaires de ce millier d'hommes sera d'environ 28 shillings 6 pence. Et même si le taux des salaires
dans chaque catégorie a, pendant ce temps, baissé de 10 %, les salaires moyens de toutes les
catégories seraient encore d'environ 25 shillings 6 pence ; c'est-à-dire se seraient élevés de plus de
25 %. Comme l'a montré Sir R. Giffen, négliger de tels faits, ce serait s'exposer à de graves
erreurs.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 172

les travailleurs non qualifiés. Cela était la conséquence d'abord de la hausse des
salaires de l'artisan, qui arrivèrent à être à peu près le double de ceux du travailleur
non qualifié, et ensuite de la cause même qui lui assurait ses salaires élevés, c'est-à-
dire de la grande augmentation survenue dans la demande relative au travail haute-
ment qualifié, en particulier, dans les industries métallurgiques, et du fait qui en fut la
conséquence, que parmi les ouvriers et leurs enfants, les individus les mieux trempés
passèrent rapidement au rang d'artisans ; en effet, la disparition, qui arriva précisé-
ment à cette époque, de l'ancien exclusivisme des artisans, avait fait qu'ils n'étaient
plus aussi complètement qu'auparavant une aristocratie de naissance, mais qu'ils
étaient davantage une aristocratie de mérite. Mais, dans la suite, quelques-unes des
formes les plus simples d'industries qualifiées commencèrent à perdre leur valeur de
rareté, lorsqu'elles cessèrent d'être nouvelles; et, en même temps, on commença à
faire de plus en plus appel à la capacité de ceux qui se trouvent placés dans des indu-
stries qu'il est de tradition de ranger parmi les industries non qualifiées. Le terrassier,
par exemple, et, même, le travailleur agricole, doivent souvent être pourvus de machi-
nes coûteuses et compliquées qui naguère semblaient n'appartenir qu'aux professions
qualifiées, et les salaires réels de ces deux professions types sont en train de s'élever
rapidement. La hausse des salaires des travailleurs agricoles serait plus frappante
qu'elle ne l'est, si l'expansion des connaissances modernes dans les régions agricoles
ne faisait qu'un grand nombre des enfants qui y sont nés, pris parmi les plus aptes,
n'abandonnaient les champs pour le chemin de fer ou l'atelier, pour devenir agents de
police ou pour travailler comme cochers ou commissionnaires dans les villes. Il
n'existe peut-être pas de preuve plus convaincante des avantages de l'éducation
moderne et du progrès économique que le fait que ceux qui restent aux champs,
quoique ayant des capacités naturelles inférieures à la moyenne, sont cependant aptes
à gagner des salaires beaucoup plus élevés que ne faisaient leurs pères.

De plus, il existe quelques occupations qualifiées et impliquant une certaine


responsabilité, telles que les professions de chef chauffeur et de chef lamineur dans
les usines métallurgiques qui exigent une grande force physique et qui s'accom-
pagnent de grandes incommodités; dans ces professions, les salaires sont très élevés.
Le caractère de notre siècle fait, en effet, que ceux qui peuvent exécuter un travail
supérieur et qui peuvent gagner facilement de bons salaires, refusent de se soumettre
à une tâche pénible, si ce n'est moyennant une rémunération très élevée.

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§ 10. - Nous pouvons maintenant considérer les changements qui se produisent


dans les salaires relatifs des jeunes hommes et des hommes âgés, des femmes et des
enfants.

Les conditions de l'industrie changent si vite que, dans certaines industries, une
longue expérience constitue presque un désavantage, et que dans un grand nombre
elle a beaucoup moins de valeur que la faculté de saisir vivement les nouvelles idées
et d'adapter ses habitudes à des conditions nouvelles. Un homme est appelé à gagner
moins après qu'il a passé l'âge de 50 ans qu'avant d'avoir atteint l'âge de 30 ans. Et
c'est parce qu'ils savent cela que des artisans sont tentés de suivre l'exemple de
travailleurs non qualifiés, dont le goût pour le mariage précoce a toujours été
encouragé par le désir que leurs dépenses de famille commencent à diminuer avant
que leurs propres salaires commencent à s'amoindrir.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 173

Une deuxième et même plus dangereuse tendance da même genre, c'est que les
salaires des enfants tendent à s'élever par rapport aux salaires de leurs parents. Les
machines ont obligé beaucoup d'hommes à changer d'occupation, mais elles n'ont pas
eu de résultat pour beaucoup de jeunes gens ; les contraintes coutumières qui les
excluent de certaines professions sont en train de disparaître ; et ces changements,
unis à l'expansion de l'instruction, quoique salutaires dans presque toutes les autres
directions, sont néfastes en ce sens qu'ils permettent à des jeunes garçons, et même à
des jeunes filles, de se défier de leurs parents et de débuter dans la vie pour leur
propre compte.

C'est pour des raisons analogues que les salaires des femmes s'élèvent relative-
ment plus vite que ceux des hommes. Et c'est là un grand avantage en tant que cela
tend à développer leurs facultés ; mais, c'est un mal en tant que cela les pousse à
négliger le devoir qui leur incombe de créer un véritable foyer, et d'employer leurs
efforts à développer le capital personnel que constituent le caractère et les capacités
de leurs enfants 1.

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§ 11. - La baisse relative, survenue dans les revenus qui peuvent être obtenus par
une capacité ordinaire même soigneusement exercée, se trouve accentuée par la
hausse des revenus qui sont obtenus par beaucoup d'hommes d'une capacité extra-
ordinaire. Il n'y eut jamais d'époque où les tableaux à l'huile de valeur médiocre se
soient vendus moins cher qu'à la nôtre, et il n'y eut jamais d'époque où les tableaux de
premier ordre se soient vendus plus cher. Un homme d'affaires de capacité moyenne
et de réussite moyenne obtient maintenant un chiffre de profits moins élevé pour son
capital qu'à n'importe quelle autre époque passée ; tamdis que maintenant les opéra-
tions dans lesquelles un homme exceptionnellement doué et exceptionnellement
favorisé de la fortune peut prendre part sont si vastes qu'elles lui permettent d'amasser
une immense fortune avec une rapidité inconnue jusqu'ici.

Les causes de ce changement sont principalement au nombre de deux : en premier


lieu, le développement général de la richesse, et, en second lieu, le développement de
nouvelles facilités de communications, facilités qui font que des hommes, dès qu'ils
ont atteint une haute situation, ont le pouvoir d'appliquer leur esprit inventif ou
spéculatif à des entreprises plus vastes, s'étendant sur une aire plus vaste qu'il n'ait
jamais été possible auparavant.

C'est la première cause, à peu près seule, qui permet à certains avocats de se faire
payer des honoraires très élevés ; car un client riche, dont la réputation ou la fortune,
ou même l'une et l'autre, sont en jeu, hésitera rarement à payer un prix trop élevé pour
s'assurer les services de l'homme le plus éminent qu'il peut trouver. Et c'est cela
également qui permet aux jockeys, aux peintres et aux musiciens d'une grande
habileté d'obtenir des prix très élevés. Dans toutes ces professions, les revenus les
plus hauts obtenus pendant notre génération sont les plus élevés que le monde ait
jamais vus. Mais tant que le nombre des personnes aux quelles la voix humaine peut
parvenir est strictement limité, il n'est guère probable qu'un chanteur puisse dépasser

1 Nous continuons l'examen de cette matière, à un autre point de vue, au Liv. VI, chap. XIII, § 9.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 174

les 10-000 £ que l'on dit avoir été gagnées pour une saison par Mrs Billington au
commencement du siècle dernier, dans la proportion où les chefs d'entreprise de la
génération présente ont dépassé, quant au chiffre de leurs bénéfices, ceux de la
génération précédente.

Les deux causes, en effet, ont contribué à mettre, en Amérique et ailleurs, un


pouvoir et une richesse énormes aux mains de ces hommes d'affaires de notre propre
génération qui ont été doués supérieurement et qui ont été favorisés par la fortune. Il
est vrai qu'une grande partie de ces avantages provenaient, dans certains cas, de la
ruine de spéculateurs rivaux qui avaient été vaincus dans la lutte. Mais, dans d'autres
cas, ils provenaient surtout de la force économique supérieure d'un puissant esprit
travaillant à un nouveau et vaste problème en toute liberté. Par exemple, le fondateur
de la famille Vanderbilt, qui tira du chaos le système du New York central Railroad,
fit probablement gagner plus d'argent au peuple des États-Unis qu'il n'en gagna lui-
même 1.

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§ 12. - Mais de pareilles fortunes sont exceptionnelles ; il est même douteux que
la somme des richesses des très riches constitue actuellement même aux États-Unis
ou en Angleterre une aussi large portion de la richesse nationale qu'à certaines
époques antérieures de la civilisation. La diffusion des connaissances, les progrès de
l'instruction, le développement des habitudes de prévoyance parmi les masses du
peuple, et les occasions que les nouvelles méthodes industrielles offrent au placement
sur des petits capitaux, sont autant de forces qui agissent sur les classes pauvres prises
dans leur ensemble par rapport aux classes riches. Les rendements de l'impôt sur le
revenu (income tax) et de l'impôt sur les maisons (house tax), les statistiques de
consommation des marchandises, les listes des salaires pavés aux classes supérieures
et inférieures, des employés de l'État et des sociétés commerciales manifestent une
même tendance et indiquent aussi que les revenus de la classe moyenne augmentent
plus vite que ceux de la classe riche ; que les salaires des artisans augmentent plus

1 Nous devrions cependant faire remarquer que quelques-uns de ces bénéfices peuvent être attribués
à la formation d'ententes industrielles organisées par quelques hommes capables, riches et
entreprenants pour exploiter dans leur propre intérêt un grand nombre de manufactures, ou encore
le commerce et le trafic d'un grand district. La partie de ce pouvoir qui dépend de conditions
politiques, et surtout du tarif protecteur, peut disparaître. Mais le territoire américain est si consi-
dérable, et ses conditions sont si changeantes que l'administration lente et bien réglée d'une grande
compagnie par actions organisée d'après le système anglais a le dessous dans la lutte avec la
vigoureuse et originale combinaison, avec la force rapide et énergique d'un petit groupe de riches
capitalistes, qui veulent et qui peuvent employer leurs propres ressources à de grandes entreprises
dans une plus large mesure que ce n'est le cas en Angleterre. Les conditions toujours changeantes
de la vie industrielle en Amérique permettent à la sélection naturelle de placer au premier rang
ceux qui sont les plus aptes dans cette vaste population, dont presque chaque membre en entrant
dans la vie des affaires prend la résolution de devenir riche avant de mourir. Les développements
modernes de l'industrie et des fortunes industrielles offrent un intérêt exceptionnel et sont très
instructifs pour les Anglais ; mais les leçons qui en découlent seront toujours mal comprises à
moins qu'on n'ait sans cesse présentes à l'esprit les conditions essentiellement différentes de la vie
industrielle dans l'Ancien et dans le Nouveau monde.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 175

vite que ceux des professions libérales et que les salaires des travailleurs non qualifiés
sains et vigoureux augmentent plus vite que ceux de l'artisan ordinaire 1.

Il faut reconnaître qu'une hausse dans les salaires perdrait une partie de ses
avantages si elle s'accompagnait d'une augmentation du temps passé dans une oisiveté
forcée. Le chômage constitue un grand mal, et c'est à bon droit qu'il attire l'attention
publique. Mais plusieurs causes concourent à faire paraître ce mal plus grand qu'il
n'est en réalité.

Lorsqu'une grande fabrique ne travaille que la moitié du temps, la nouvelle s'en


répand dans tout le voisinage, peut-être les journaux la répandent-ils dans tout le
pays. Mais bien peu de gens savent si un ouvrier indépendant, ou même un petit
employeur ne fait, en un mois, qu'un travail de quelques jours ; et, par suite, quelles
que soient les suspensions de travail qui se produisent de nos jours, elles paraissent
plus importantes qu'elles ne sont par rapport aux suspensions d'autrefois. Autrefois,
certains travailleurs étaient loués à l'année, mais ils n'étaient pas libres et ils étaient
tenus au travail par des châtiments personnels. Il n'y a pas de bonne raison de croire
que l'artisan du Moyen Age travaillait sans interruption. Et le travail le plus incons-
tant qui se trouve actuellement en Europe, se rencontre dans les industries agricoles
de l'ouest de l'Europe, qui ont conservé encore des méthodes presque médiévales,
comme aussi dans les industries du sud et de l'est de l'Europe, chez lesquelles sont
encore très fortes les traditions du Moyen Age 2.

Sur un grand nombre de points, il existe un fort accroissement dans la proportion


des employés loués à l'année. C'est, par exemple, une règle générale dans un grand
nombre des industries se rattachant aux transports, qui ont en le développement le
plus rapide, et qui sont, à certains égards, les industries-types de la seconde moitié du
XIXe siècle, tout comme les industries manufacturières furent les industries-types de
la première moitié. Et quoique la rapidité des inventions, l'inconstance de la mode et,
pardessus tout, l'instabilité du crédit introduisissent certainement des éléments de
trouble dans l'industrie moderne, néanmoins, comme nous allons le voir, d'autres
influences agissent fortement dans le sens opposé, et il semble bien qu'il n'y ait pas de
raison de penser que le chômage soit en train de s'accroître d'une manière générale.

Nous ne sommes pas encore au moment où nous pourrons étudier avec profit soit
l'influence générale du progrès économique sur le bien-être de l'humanité, soit la
politique par laquelle peut être dirigée cette influence. Mais un aspect spécial de cette
étude, celui qui concerne les niveaux corrélatifs de la vie et du travail offre des
rapports si étroits avec la matière de ce chapitre qu'il ne sera pas inutile d'en dire un
mot avant de clore ce volume.

1 Des statistiques relatives à de nombreux pays, et tendant uniformément à cette conclusion, se


trouvent dans l'Essai sur la Répartition des Richesses et sur la tendance à une moindre inégalité
des conditions, de M. LEROY-BEAULIEU (1881).
2 Un exemple observé par l'auteur du présent ouvrage peut être mentionné ici. Il existe à Palerme un
lien semi-féodal entre les artisans et leurs patrons. Chaque charpentier ou chaque tailleur a une ou
plusieurs grandes maisons auxquelles il demande du travail ; et tant qu'il se comporte comme il le
doit, il est à l'abri de la concurrence. Les grandes vagues de dépression commerciale n'existent pas.
Les journaux ne sont jamais pleins du récit des souffrances de ceux qui sont sans travail parce que
leur condition change très peu d'un moment à l'autre. Mais, à Palerme, il existe un plus grand
nombre d'artisans sans emploi dans les périodes les plus favorables qu'il n'en exista jamais en
Angleterre au cours de ces dernières années dans les moments de plus forte dépression.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 176

Principes d’économie politique, tome 2 :


livre VI : Valeur, ou distribution et échange

Chapitre treize
Le progrès par rapport au niveau
de la vie (standards of life)

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§ 1. - Pour commencer, reprenons un peu l'idée qui nous a servi de point de départ
au livre III, lorsque nous avons considéré les besoins par rapport aux activités. Nous y
avons vu les raisons qu'il y a de penser que la véritable marque du progrès
économique est dans le développement de nouvelles activités plutôt que de nouveaux
besoins; et nous pouvons maintenant jeter un coup d'ô-il sur une question qui présente
un intérêt spécial pour notre génération, à savoir quel est le rapport qui existe entre les
changements qui surviennent dans la manière de vivre et le taux des salaires ; jusqu'à
quel point l'un peut être regardé comme étant la cause de l'autre ou comme en étant
l'effet
L'expression niveau de la vie (standard of life) est employée ici comme signifiant
le niveau des activités adaptées aux besoins. C'est ainsi qu'une élévation dans le
niveau de la vie implique un accroissement d'intelligence, d'énergie et de dignité
(self-respect); cette élévation conduit à plus de prévoyance et à plus de discernement
dans les dépenses, à s'abstenir des boissons et des aliments qui flattent le goût sans
augmenter les forces, et à éviter les façons de se nourrir qui sont physiquement et
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 177

moralement malsaines. Une élévation du niveau de la vie pour l'ensemble de la


population augmentera beaucoup le dividende national ainsi que la portion de ce
dividende qui, revient à chaque catégorie et à chaque industrie. Une élévation du
niveau de la vie pour une industrie ou pour une catégorie particulière y accroîtra la
puissance productrice et, par suite, les salaires réels propres ; elle augmentera un peu
le dividende national et elle permettra à d'autres catégories ou industries d'obtenir leur
aide avec un coût un peu inférieur en proportion de leur puissance productrice.

Mais de nombreux auteurs ont parlé de l'influence exercée sur les salaires par une
élévation non pas du niveau de la vie, mais du niveau du confort ; c'est là une expres-
sion qui peut signifier un pur accroissement de besoins artificiels, parmi lesquels
peut-être peuvent prédominer les besoins les plus grossiers. Il est vrai que toute
grande amélioration dans le niveau du confort est susceptible d'entraîner un meilleur
genre de vie, et d'ouvrir la voie à de nouvelles et plus hautes activités ; car des gens
qui jusqu'alors n'ont eu ni les objets nécessaires à la vie, ni les objets qui en assurent
la décence, ne peuvent guère manquer de voir leur vitalité et leur énergie s'accroître à
la suite d'une augmentation de confort, quelque grossière et quelque matérielle que
soit l'idée qu'ils ont de ce confort. C'est ainsi qu'une élévation dans le niveau du
confort entraînera probablement une certaine élévation du niveau de la vie ; et, dans
la mesure où il en est ainsi, cette élévation tend à augmenter le dividende national et à
améliorer la condition de la population.

Cependant, quelques auteurs de notre temps et des époques antérieures sont allés
plus loin et ils ont admis qu'une simple augmentation de besoins tend à faire hausser
les salaires. Mais le seul effet direct d'une augmentation de besoins, c'est de rendre la
population plus misérable qu'auparavant. Et si nous laissons de côté son effet indirect
possible, sur l'accroissement des activités, et, d'ailleurs, sur l'élévation du niveau de la
vie, cette augmentation de besoins ne peut faire hausser les salaires qu'en diminuant
l'offre de travail. Il est bon d'examiner cette matière de plus près 1.

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§ 2. - Nous avons déjà fait remarquer que si la population augmentait selon une
progression géométrique, d'une manière ininterrompue et pendant un grand nombre
de générations, dans un pays qui ne pourrait pas importer facilement des vivres, le
produit total du travail et du capital, en employant les ressources fournies par la
nature, ne ferait que couvrir le coût d'éducation et d'apprentissage de chaque
génération à mesure qu'elle arriverait ; cela serait encore vrai même si nous suppo-
sions que presque tout le dividende national aille au travail, une portion à peine allant
au capitaliste ou au possesseur du sol. Si la production restait au-dessous de ce
niveau, le taux d'augmentation de la population devrait nécessairement baisser, à
moins pourtant que les dépenses de sa nourriture et de son éducation ne fussent
réduites, ce qui entraînerait une diminution de la puissance productrice et, par suite,
du dividende national et, par suite encore, des salaires.

Mais, en fait, l'arrêt du développement rapide de la population se produirait


probablement plus tôt, parce que la population dans son ensemble ne pourrait vrai-
semblablement pas borner sa consommation aux purs objets de nécessité : une
certaine portion du revenu familial serait presque certainement dépensée à des jouis-

1 Cpr. Liv. VI, chap. II, §§ 2, 3. Cpr. aussi Liv. IV, chap. IV et V, et Liv. VI, chap. IV.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 178

sances qui ne contribueraient que bien peu à l'entretien de la vie et à l'activité


productrice. C'est-à-dire que le maintien d'un niveau de confort plus ou moins au-
dessus de ce qui était nécessaire à la vie et à l'activité productrice, entraînerait néces-
sairement un arrêt dans le développement de la population avant le moment où cet
arrêt se serait produit si la dépense de la famille avait été réglée selon les mêmes
principes que la dépense relative à la nourriture et à l'éducation des chevaux et des
esclaves. Cette analogie porte encore plus loin.

Trois objets de nécessité pour la pleine activité productrice, - l'espérance, la liber-


té et le changement 1, - ne peuvent pas facilement être mis à la portée de l'esclave.
Mais, en général, le propriétaire d'esclaves, s'il est un homme avisé, accepte quelques
désagréments et quelques dépenses pour procurer une musique grossière ou d'autres
amusements, de la même façon qu'il se pourvoit de médicaments ; l'expérience
montre, en effet, que la tristesse chez un esclave est aussi funeste qu'une maladie, ou
que les cendres qui étouffent le feu d'une chaudière. Or, si le niveau du confort des
esclaves s'élevait au point que ni les châtiments, ni la crainte de la mort ne les
décident à travailler si on ne leur assure pas un confort coûteux et même le luxe, il
faudrait qu'ils obtinssent ce confort et ce luxe, sans quoi, ils disparaîtraient tout
comme une race de chevaux qui ne gagnerait pas son entretien. Et s'il arrivait que les
salaires réels du travail descendissent surtout à raison de la difficulté de se procurer
des vivres, comme c'était le cas en Angleterre il y a cent ans, alors sans doute les
classes ouvrières pourraient se soustraire à l'action du rendement décroissant en
réduisant leur nombre.

Mais elles ne peuvent pas le faire, car la situation actuelle n'est pas la même.
L'ouverture des ports de l'Angleterre, en 1846, fut une des principales causes qui ont
amené le développement des voies ferrées reliant avec la mer les vastes régions
agricoles, de l'Amérique du Nord, de l'Amérique du Sud et de l'Australie. Du blé
produit dans les conditions les plus avantageuses est apporté au travailleur anglais en
quantités suffisantes pour sa famille moyennant un coût total qui n'absorbe qu'une
faible part de ses salaires. L'augmentation de la population fournit beaucoup de
facilités nouvelles pour augmenter la puissance productrice du travail et du capital
dans leur collaboration pour la satisfaction des besoins des hommes ; elle peut ainsi
faire hausser les salaires dans une direction autant qu'elle les fait baisser dans l'autre,
pourvu seulement que le stock de capital nécessaire aux progrès nouveaux augmente
assez vite. Bien entendu, l'Anglais ne laisse pas d'être affecté par la loi du rendement
décroissant ; il ne saurait gagner sa vie avec aussi peu de travail que s'il se trouvait
dans le voisinage de vastes prairies vierges. Mais le coût de sa nourriture, étant
maintenant gouverné principalement par les offres qui proviennent de pays neufs, ne
se trouverait pas considérablement affecté soit par un accroissement, soit par une
diminution de la population du pays. S'il peut rendre son travail plus productif en
produisant des objets qui peuvent être échangés pour des articles alimentaires
importés, alors il se procurera sa nourriture moyennant un coût réel moindre pour lui,
et cela que la population de l'Angleterre croise vite ou non.

Lorsque les terres à blé du monde seront travaillées d'une manière complète; ou
même plutôt, si la libre entrée des vivres dans les ports anglais venait à être entravée,
alors, sans doute, une augmentation de la population de l'Angleterre pourrait y faire
baisser les salaires, ou tout au moins arrêter la hausse qui, sans cela, se produirait à la
suite des progrès dans les arts de production ; et, dans ce cas, une élévation du niveau

1 Cpr, Liv. IV, chap. V, § 4.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 179

du confort pourrait faire hausser les salaires, simplement en limitant le dévelop-


pement de la population.

Mais, tant que l'heureuse situation actuelle d'une abondante importation de vivres
existe en Angleterre, une élévation du niveau du confort dans la population anglaise
ne saurait faire hausser les salaires, uniquement par son action sur le chiffre de la
population. Et, en outre, si cette élévation du niveau du confort était obtenue au
moyen de mesures qui abaisseraient le taux des profits du capital même au-dessous
du niveau qui peut être atteint dans les contrées ayant, en ce qui touche le capital, un
pouvoir absorbant plus grand que celui de l'Angleterre, cette élévation pourrait à la
fois arrêter l'accumulation du capital en Angleterre et hâter son exportation ; et, dans
ce cas, les salaires, en Angleterre, baisseraient absolument, et ils baisseraient aussi
relativement aux autres contrées du globe. Si, d'un autre côté, une élévation dans le
niveau du confort allait de pair avec un grand accroissement de l'activité productrice,
alors - que cette élévation fût ou ne fût pas accompagnée d'une augmentation de la
population - elle augmenterait le dividende national par rapport à la population et
amènerait une hausse des salaires réels sur une base durable.

C'est ainsi qu'une diminution d'un dixième dans le nombre des ouvriers, chacun
d'eux faisant autant d'ouvrage qu'auparavant, ne ferait pas hausser matériellement les
salaires ; et que, par suite, une diminution d'un dixième dans la somme d'ouvrage fait
par chacun d'eux, le chiffre de la population restant le même, ferait, en général, bais-
ser les salaires d'un dixième.

Cette démonstration, bien entendu, s'accorde avec l'idée qu'un groupe compact
d'ouvriers peut, pendant un certain temps, faire hausser ses salaires aux dépens du
reste de la communauté en rendant leur travail plus rare. Mais il est rare qu'une
semblable tactique réussisse pour un temps un peu long. Quelque forts que soient les
obstacles qu'ils dressent contre ceux qui voudraient avoir part à leurs bénéfices, des
intrus pénètrent dans la place, quelques-uns par dessus les obstacles, d'autres par
dessous, d'autres enfin à travers. En attendant, on s'ingénie à obtenir par une autre
voie, ou d'une autre localité, les objets pour la production des quels le groupe
compact pensait détenir un monopole partiel; et, ce qui est même plus dangereux pour
eux, on invente et on introduit dans la consommation générale de nouveaux objets qui
répondent à peu près aux mêmes besoins et qui cependant ne proviennent pas de leur
travail. De sorte qu'après un certain temps, ceux qui ont cherché à tirer un parti habile
de leur monopole, sont exposés à trouver leur nombre accru au lieu d'être réduit,
tandis que la demande totale relative à leur travail a baissé ; et alors leurs salaires
tombent lourdement.

Il existe, il est vrai, certains groupes d'ouvriers qui sont à l'abri de l'un de ces
principaux dangers. Lorsque dans les groupes les moins payés le nombre des ouvriers
vient à baisser, la rareté peut provoquer une hausse de leurs salaires sans attirer des
intrus. Mais nous nous étendrons sur ce point un peu plus tard.

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§ 3. - Cessons de considérer les niveaux du confort ou des besoins, et considérons


plutôt les niveaux de la vie et des activités par rapport aux niveaux des salaires.
Recherchons comment les changements survenus dans l'activité affectent les salaires,
sans perdre de vue les diverses formes que peut prendre un tel changement; mais,
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 180

pour plus de précision, tenons-nous-en pendant toute cette discussion à ce mode


particulier de régler l'activité qui est à la fois le plus simple et le plus facilement
employé, à sa-voir une réglementation des heures de travail.

L'influence que la réglementation des heures de travail exerce sur les activités
économiques est en partie dissimulée par le fait que les salaires d'un être humain sont
en général comptés en brut, aucun compte spécial n'étant tenu de l'usure, dont
d'ailleurs, lui-même se montre souvent assez peu préoccupé. En outre, il est tenu très
peu compte des mauvais effets du surmenage des hommes sur le bien-être de la
génération suivante, cependant les heures de travail des enfants sont réglementées par
la loi dans leur propre intérêt, et les heures de travail des femmes sont réglementées
dans l'intérêt de leurs familles.

Lorsque la durée et les conditions générales du travail sont de nature à amener une
grande usure du corps ou de l'esprit, ou les deux à la fois, et à conduire à un niveau
d'existence très bas, lorsque manquent ces loisirs, répits et repos qui sont nécessaires
à l'activité, c'est qu'alors le travail est exagéré au point de vue de la société en général,
tout comme il serait extravagant de la part du capitaliste individuel de surcharger de
travail et de mal nourrir ses chevaux ou ses esclaves. Dans ce cas, une diminution
modérée des heures de travail ne diminuerait que temporairement le dividende
national ; aussitôt, en effet, que le niveau plus élevé de la vie aurait eu le temps de
produire tout son effet sur l'activité des ouvriers, l'accroissement de leur énergie, de
leur intelligence et de leur force de caractère leur permettrait de faire en moins de
temps autant d'ouvrage qu'auparavant ; et c'est ainsi que, même au point de vue de la
production matérielle, il n'y aurait en définitive pas une perte plus grande qu'il n'y en
aurait en envoyant des ouvriers malades à l'hôpital pour y recouvrer des forces. Et,
puisque la richesse matérielle existe pour l'homme, et non l'homme pour la richesse
matérielle, le remplacement de vies humaines improductives et amoindries par des
vies plus fortes et plus productives constituerait un bénéfice d'un ordre plus élevé que
toute autre perte matérielle qui pourrait avoir été occasionnée de cette façon.

Cette argumentation suppose que l'augmentation de repos et de loisirs élève le


niveau de la vie. Un tel résultat est presque certain dans les cas extrêmes de surme-
nage que nous venons de considérer; dans ces cas, en effet, un( simple diminution de
tension est une condition nécessaire pour s'élever. Les ouvriers honnêtes appartenant
aux catégories inférieures font rarement un travail très pénible ; mais ils ont peu de
force, et un grand nombre d'entre eux sont si surmenés qu'il est probable qu'après un
certain temps, ils pourraient faire autant de besogne en une journée plus courte, qu'ils
en font maintenant en une journée très longue.

De plus, il existe certaines branches d'industrie qui maintenant utilisent un maté-


riel coûteux pendant neuf ou dix heures par jour, et dans lesquelles l'introduction
graduelle de deux équipes de huit heures ou même de moins constituerait un
avantage.

Il faudrait introduire ce changement graduellement, car il n'existe pas assez de


travail qualifié pour permettre d'adopter un pareil système à la fois dans tous les
ateliers et usines auxquels il conviendrait. Mais certaines sortes de machines, lors-
qu'elles sont usées ou surannées, pourraient être remplacées peu à peu ; et, d'un autre
côté, beaucoup de nouvelles machines, qui ne sauraient être employées avan-
tageusement pour une journée de dix heures, seraient employées pour une journée de
six heures ; et dès qu'elles auraient été employées, cela irait toujours s'améliorant. De
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 181

cette façon, les arts de la production progresseraient plus rapidement ; le dividende


national augmenterait ; les travailleurs seraient à même de gagner des salaires plus
élevés sans entraver le développement du capital, ni le pousser à émigrer vers des
pays où les salaires sont moins élevés. Toutes les classes de la société recueilleraient
le bénéfice de ce changement.

L'importance de cette considération devient chaque année plus apparente, puisque


le coût croissant des machines et la rapidité plus grande avec laquelle elles deviennent
surannées augmentent constamment la perte qui résulte du fait que le fer et l'acier
pourtant infatigables demeurent oisifs seize heures sur vingt-quatre. Dans tout pays,
un semblable changement augmenterait le produit net et, par suite, les salaires de
chaque ouvrier, car il faudrait déduire des déboursés totaux beaucoup moins
qu'auparavant à raison des frais de machines, du matériel, de la rente de la fabrique,
etc. Mais les artisans anglo-saxons, eux que personne ne dépasse en sûreté de touche
et qui dépassent tous les autres en énergie soutenue, verraient augmenter plus que
tous les autres leur produit net, s'ils laissaient leurs machines faire leur plein travail
pendant seize heures par jour, alors qu'eux-mêmes ne travailleraient que huit 1.

On doit cependant se rappeler que cet argument particulier en faveur d'une


réduction des heures de travail ne s'applique qu'à ces industries qui emploient, ou qui
peuvent employer un matériel coûteux, et que, dans bien des cas, comme, par
exemple, dans quelques mines et dans quelques branches du travail des chemins de
fer, le système d'équipes est déjà appliqué pour maintenir le matériel constamment en
activité.

Il reste donc bien des industries où une réduction des heures de travail diminuerait
certainement le rendement pour le moment présent, et n'amènerait pas infailliblement
un accroissement d'activité capable d'élever l'ouvrage moyen fait par tête jusqu'au
niveau ancien. Dans ces cas-là, le changement diminuerait le dividende national, et la
plus grande partie de la perte matérielle qui en résulterait retomberait sur les ouvriers
dont les heures de travail auraient été diminuées. Il est vrai que dans certaines
industries la raréfaction du travail ferait hausser son prix pendant un temps assez long

1 Les équipes doubles sont plus employées sur le Continent qu'en Angleterre. Mais leur situation n'y
est guère enviable, car les heures de travail y sont si longues que les doubles équipes y sont
occupées presque pendant toute la nuit ; et le travail de nuit n'est jamais aussi bien fait que le
travail de jour, d'abord parce que ceux qui travaillent la nuit ne se reposent pas parfaitement durant
le jour. On peut certainement adresser à ce système certaines objections d'ordre pratique, On peut
dire, par exemple, qu'une machine n'est pas aussi bien surveillée lorsque deux hommes partagent
la responsabilité de la tenir en bon état, que lorsqu'un homme en a l'entière direction ; et il est
quelquefois difficile d'établir la responsabilité pour les imperfections du travail effectué ; mais ces
difficultés peuvent être en grande partie surmontées en confiant la machine et le travail à deux
associés. De même, il y aurait quelque difficulté à organiser des bureaux de façon à les adapter à
une journée de seize heures. Mais les employeurs et leur contre-maître ne regardent pas ces
difficultés comme insurmontables, et l'expérience montre que les ouvriers ne tardent pas à vaincre
la répugnance que leur inspirent au premier abord les doubles équipes. Une équipe peut finir de
travailler à midi, tandis que l'autre commence ; ou, ce qui vaudrait peut-être mieux, une équipe
pourrait travailler, par exemple, de cinq à dix heures du matin, et de une heure et demie à quatre
heures et demie de l'après-midi ; la deuxième travaillant de 10 heures 15 m. du matin à 1 heure 15
m. du soir, et de 4 heures 45 m. du soir à 9 heures 45 m. du soir ; les deux groupes pourraient
échanger entre eux le moment de leurs heures de travail à la fin de chaque semaine ou de chaque
mois. L'adoption générale du système des doubles équipes deviendra nécessaire si l'extension des
merveilleux pouvoirs des machines coûteuses à toutes les branches du travail manuel, est appelée
à exercer toute l'influence dont elle est capable en réduisant les heures de travail bien au-dessous
de huit heures.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 182

aux dépens du reste de la communauté. Mais, en général, une hausse dans le prix réel
du travail amènerait une diminution de demande pour le produit, en partie à cause de
l'emploi plus grand de succédanés ; et il en résulterait aussi une invasion de travail
nouveau venant d'industries moins favorisées.

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§ 4. - Il est peut-être bon d'essayer d'expliquer la grande persistance de la croyan-


ce commune d'après laquelle une hausse des salaires pourrait, en général, être
provoquée simplement en raréfiant le travail, et cela indépendamment de l'effet que
cette raréfaction pourrait avoir de maintenir les machines plus longtemps à l'œuvre et
par suite de rendre ce travail plus productif, ou bien d'empêcher les gens d'être acca-
blés et prématurément usés par un travail excessif.
D'abord, il est difficile de comprendre combien différents, et souvent même com-
bien opposés sont les effets immédiats et permanents d'un changement. Les gens
voient que lorsqu'il y a des hommes en concurrence attendant du travail aux portes
des bureaux d'une compagnie de tramways, ceux qui sont déjà employés pensent
beaucoup plus à conserver leur place qu'à lutter pour une élévation des salaires ; et
que si ces hommes disparaissaient, les employeurs ne pourraient pas résister à une
demande de salaires plus élevés. Ils insistent sur le fait que, si les employés de
tramway travaillaient pendant un plus petit nombre d'heures et qu'il n'y eût pas de
diminution dans le nombre de milles parcourus par les voitures sur les lignes
existantes, il faudrait alors employer un plus grand nombre d'hommes, probablement
moyennant des salaires plus élevés par heure, et peut-être aussi plus élevés par jour.
Ils voient que lorsqu'un travail est commencé, comme, par exemple, la construction
d'une maison, ou d'un navire, il doit s'achever à tout prix, puisqu'il n'y a rien à gagner
si on s'arrête à moitié chemin ; et plus grande sera la portion de travail faite par un
homme à cet ouvrage et moins il en restera à faire pour les autres.

Mais ils négligent d'autres conséquences plus importantes, quoique plus éloi-
gnées, à savoir que, comme conséquence de la restriction du travail dans l'exploita-
tion des tramways et dans la construction des maisons, les extensions de tramways
seront arrêtées ; qu'à l'avenir, moins d'hommes seront employés à la construction et à
l'exploitation des tramways ; que bien des gens de travail et autres iront à pied, alors
qu'ils auraient pu aller en voiture; que beaucoup vivront étroitement confinés dans les
villes qui auraient pu avoir des jardins et plus d'air dans les faubourgs, et que, les
classes ouvrières entre autres, se trouvant dans l'impossibilité de payer pour avoir
d'aussi bons logements que ceux qu'elles auraient pu avoir sans cela, il y aura moins
de constructions à faire.

En un mot, l'opinion que les salaires peuvent être élevés d'une manière perma-
nente au moyen de restrictions apportées au travail repose sur cette idée qu'il y a un
fonds de travail (work-fund) fixe et permanent, c'est-à-dire une certaine quantité de
travail à faire quel que soit le prix du travail. Cette idée ne repose sur rien. Au
contraire, la demande relative au travail provient du dividende national, c'est-à-dire
qu'elle provient du travail. Moins il y a de travail d'une certaine sorte et moins il y a
de demande pour d'autres sortes de travail ; et si le travail se raréfie, moins
d'entreprises sont lancées.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 183

De plus, la continuité du travail dépend de l'organisation de l'industrie et du


commerce, et aussi du succès avec lequel ceux qui organisent l'offre sont capables de
prévoir les mouvements de la demande et du prix et d'y adapter leurs actes. Mais cela
ne se ferait pas mieux avec une courte journée de travail qu'avec une longue ; et, mê-
me, l'adoption d'une courte journée, non accompagnée de doubles équipes, détourne
d'employer ce matériel coûteux dont la présence fait que les employeurs sont peu
disposés à restreindre leur travail. Presque toute restriction artificielle du travail
implique des frottements et, par suite, tend non pas à amoindrir, mais à accroître le
chômage.

Il est vrai que si les plâtriers ou les cordonniers pouvaient exclure la compétition
externe, ils auraient assez de chance de faire hausser leurs salaires par une simple
diminution de la quantité d'ouvrage faite par chacun d'eux, soit en abrégeant les
heures de travail, soit de toute autre façon ; mais ces avantages ne peuvent être obte-
nus qu'au prix d'une plus grande perte totale pour d'autres participants au dividende
national, lequel est la source des salaires et des profits de toutes les industries du
pays. Cette conclusion est corroborée par ce fait, que l'expérience enseigne et que
l'analyse explique, que les principaux exemples d'une hausse des salaires obtenue par
l'action d'une trade union se rencontrent dans des branches industrielles pour
lesquelles la demande de travail n'est pas une demande directe, mais une demande
« dérivée » résultant de la demande d'un produit à la fabrication duquel beaucoup de
branches d'industries coopèrent. En effet, toute branche qui sait s'y prendre peut
absorber pour elle-même une certaine portion du prix du produit ultime qui serait allé
à d'autres branches 1.

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§ 5. - Nous arrivons maintenant à la deuxième cause de la persistance de l'idée


que les salaires peuvent être élevés d'une manière générale et permanente en arrêtant
l'offre de travail. Cette cause, c'est le trop peu d'importance que l'on attribue aux
effets d'un semblable changement sur l'offre de capital.

C'est un fait - et, dans l'état actuel, c'est un fait important - qu'une certaine partie
de la perte résultant de la diminution de production (par exemple) des plâtriers ou des
cordonniers retombe sur ceux qui n'appartiennent pas aux classes ouvrières. Une
partie de cette perte tombe incontestablement sur les employeurs et les capitalistes
dont le capital personnel et matériel est employé dans les entreprises de construction
ou dans la fabrication des chaussures ; et une partie tombera sur les consommateurs
aisés de maisons ou de chaussures. Et, de plus, s'il se produisait de la part de toutes
les classes ouvrières une tentative générale en vue d'obtenir des salaires plus élevés au
moyen d'une restriction de l'offre effective de leur travail, une partie considérable du
fardeau qui résulterait de l'amoindrissement du dividende national serait sans doute
rejetée sur d'autres classes de la nation, et, en particulier, sur celle des capitalistes
pour un certain temps, mais pour un certain temps seulement. En effet, une diminu-
tion considérable dans le rendement net pour les placements de capitaux ne tarderait
pas à en pousser des quantités nouvelles à l'étranger. En ce qui concerne ce danger, on
objecte sans doute parfois que les chemins de fer et les usines ne sauraient être
exportés. Mais presque toutes les matières premières, et une grande partie des

1 Cpr. ci-dessus, liv. V, chap. VI, § 2.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 184

instruments de production sont consommés, ou usés, ou deviennent surannés chaque


année ; il faut alors les remplacer. Et une réduction dans l'étendue de ces remplace-
ments, unie à l'exportation d'une certaine partie du capital ainsi rendu disponible,
pourrait probablement, en quelques années, tellement amoindrir la demande effective
de travail dans le pays que, dans la réaction qui s'opérerait, les salaires en général
soient amenés bien au-dessous de leur niveau actuel 1.

Mais, quoique l'émigration du capital ne présente jamais de grandes difficultés,


les possesseurs de capitaux ont de bonnes raisons pratiques aussi bien que des raisons
sentimentales pour faire leurs placements dans le pays. Et, par conséquent, une éléva-
tion dans le niveau de la vie, qui attire plus d'habitants dans un pays, contre-balancera
certainement dans une certaine mesure la tendance à la baisse du rendement net dans
les placements qui pousse le capital à s'exporter. D'un autre côté, une tentative en vue
de faire hausser les salaires au moyen de manœuvres antisociales pour entraver la
production, provoquera certainement une émigration des gens aisés en général ; et, en
particulier, précisément dans la catégorie de ces capitalistes dont l'esprit d'entreprise
et le plaisir de surmonter les difficultés sont de la plus grande importance pour les
classes ouvrières. Leur initiative infatigable contribue, en effet, à la suprématie
nationale et permet au travail de l'homme de faire hausser les salaires réels ; en même
temps, elle provoque un accroissement d'offre de ces instruments de production qui
créent l'activité productrice et qui favorisent ainsi le développement du dividende
national.

Il est vrai aussi qu'alors même qu'une hausse générale des salaires serait obtenue,
si cette hausse s'étend au monde entier, elle ne poussera pas le capital à émigrer d'une
contrée vers une autre. Et il faut espérer qu'avec le temps les salaires du travail
manuel s'élèveront sur toute la surface du globe surtout par l'effet d'une augmentation
de production ; mais cette élévation sera aussi en partie due à une baisse générale du
taux de l'intérêt et à une diminution relative - sinon absolue - des revenus dépassant
ce qui est nécessaire pour fournir les moyens de travail productif et de culture même
dans le sens le plus élevé et le plus étendu de ces termes. Mais des méthodes pour
faire hausser les salaires, lorsque ces méthodes créent un niveau plus élevé de confort
par des moyens qui diminuent plutôt qu'ils n'augmentent l'activité productrice, sont
des méthodes si antisociales et si imprévoyantes qu'elles méritent un prompt châti-
ment ; et peut-être n'ont-elles que bien peu de chances d'être adoptées sur une partie
un peu considérable du monde. Si plusieurs pays adoptaient de semblables méthodes,
les autres pays s'attachant à élever le niveau de la vie et de l'activité productrice,
verraient promptement aller vers eux une grande partie du capital et des meilleures
forces vitales des pays qui suivraient une indigne politique restrictive.

1 Pour donner un exemple, supposons que des cordonniers et des chapeliers fassent partie de la
même catégorie, travaillent le même nombre d'heures et reçoivent des salaires égaux avant et après
une réduction générale des heures de travail. Alors tant avant qu'après le changement, le chapelier
pourrait acheter, avec un mois de salaires, autant de souliers qu'il en faudrait pour constituer le
produit net du travail du cordonnier pendant un mois (Cpr. Liv. VI, chap. II, § 7). Si le cordonnier
travaillait pendant moins d'heures qu'auparavant, et si, par conséquent, il faisait moins de travail,
le produit net de son travail pendant un mois aurait diminué, à moins que l'employeur et son
capital, au moyen de doubles équipes, n'eussent fait des bénéfices sur deux groupes d'ouvriers, ou
que les bénéfices de l'employeur pussent être réduits de toute la valeur de la diminution de produc-
tion. La dernière hypothèse est incompatible avec ce que nous connaissons des causes qui
gouvernent l'offre du capital et de l'aptitude à diriger des entreprises. Par suite, les salaires du
chapelier achèteraient moins de souliers qu'auparavant ; il en serait de même pour toutes les autres
industries.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 185

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§ 6. - Dans cette discussion, il était nécessaire de raisonner d'une manière


abstraite, car il est difficile d'en appeler directement à l'expérience, et si on le fait à la
légère, cela ne peut être qu'une source d'erreurs. Si nous considérons les statistiques
des salaires et de la production aussitôt après que le changement s'est produit, ou sur
une longue période après, les faits les plus saillants peuvent être dus à des causes
autres que celles que nous désirons étudier.

C'est ainsi que lorsqu'une réduction des heures de travail résulte d'une grève
victorieuse, il y a des chances pour que le moment choisi pour déclarer la grève fût un
moment où la position de combat des ouvriers était favorable et où les conditions
générales de l'industrie leur auraient permis d'obtenir une élévation de salaires s'il n'y
avait eu aucun changement dans les heures de travail, et par conséquent les effets
immédiats du changement par rapport aux salaires apparaissent peut-être plus
favorables qu'ils ne sont en réalité. Et, de plus, beaucoup d'employeurs ayant contrac-
té des engagements, qu'ils sont tenus de remplir, peuvent offrir pour le moment des
salaires plus élevés pour une courte journée qu'ils ne faisaient auparavant pour une
longue journée. Mais c'est là le résultat de la soudaineté du changement, et cela ne
constitue qu'un simple feu de paille (a flash in the pan). Et, comme nous venons de le
faire observer, les résultats immédiats d'un tel changement sont appelés à être en
opposition avec les résultats qui se produiront dans la suite et qui seront plus
durables.

D'un autre côté, si des hommes ont été surmenés, la réduction des heures de
travail ne les rendra pas tout d'un coup plus vigoureux ; l'amélioration physique et
morale de la condition des ouvriers, avec l'accroissement d'activité productrice et, par
suite, de salaires, qui en est la conséquence, ne peut pas se produire tout d'un coup.

De plus, les statistiques de la production et des salaires faites plusieurs années


après la réduction des heures de travail sont exposées à refléter des changements
survenus dans la prospérité du pays et, notamment, dans celle de l'industrie en
question, dans les méthodes de production et dans le pouvoir d'achat de la monnaie.
Et il peut être aussi difficile d'isoler les effets de la réduction des heures de travail
qu'il est difficile d'isoler les effets que produit sur les vagues de la mer houleuse une
pierre qu'on y jette 1.
1 Par exemple, si nous considérons l'histoire de l'introduction de la journée de huit heures en
Australie, nous constatons de grandes fluctuations dans la prospérité des mines et dans l'offre de
l'or, dans la prospérité des fermes d'élevage de troupeaux et dans le prix de la laine, dans les
emprunts de capital aux vieux pays en vue d'employer le travail australien à la construction de
chemins de fer, etc., dans l'immigration et dans le crédit commercial. Et tous ces faite ont agi si
puissamment sur la condition de l'ouvrier australien qu'ils ont contribué à dissimuler les effets
d'une réduction des heures de travail, de 10 heures brutes (8 heures 45 après déduction du temps
employé aux repas) à 8 heures nettes. En Australie, les salaires en monnaie sont beaucoup moins
élevée qu'ils n'étaient avant la réduction des heures de travail ; et, quoiqu'il soit peut-être vrai que
le pouvoir d'achat de l'argent a augmenté, de telle sorte que les salaires réels n'ont pas baissé, il
semble cependant à n'en pouvoir douter que, en Australie, les salaires réels du travail ne sont pas
tout à fait autant au-dessus de ceux de l’Angleterre qu'ils l'étaient avant la réduction des heures de
travail ; et il n'a pas été prouvé qu'ils ne sont pas plus bas qu'ils n'auraient été si ce changement ne
s'était pas produit. Les troubles commerciaux que l'Australie eut à subir peu de temps après le
changement furent indubitablement amenés surtout par une série d'années de sécheresse coïncidant
avec un crédit démesurément enflé. Mais il semble qu'une des causes contributives a été une
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 186

Nous devons donc avoir bien soin de ne pas confondre ces deux questions, à
savoir si une cause tend à produire un certain effet et si cette cause doit infaillible-
ment être suivie de cet effet. L'ouverture de la vanne d'un réservoir tend à faire
baisser le niveau de l'eau dans ce réservoir mais si pendant ce temps un afflux d'eau
plus considérable se produit à l'autre extrémité, l'ouverture de la vanne peut être
suivie d'une élévation du niveau de l'eau dans la citerne. De même, quoiqu'une
réduction des heures de travail tende à faire baisser la production dans les industries
où il n'y a pas de surmenage et dans lesquelles il n'y a pas place pour l'emploi de
doubles équipes, cependant elle pourrait fort bien s'accompagner d'une augmentation
de production par suite du progrès général de la richesse et de la science. Mais, dans
ce cas, la hausse des salaires aurait été obtenue en dépit, et non en conséquence d'une
réduction des heures de travail.

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§ 7. - Dans l'Angleterre contemporaine, presque tous les mouvements du genre de


celui que nous venons d'examiner sont dirigés par des trade unions. Une complète
appréciation de leurs buts et de leurs résultats sortirait du plan du présent ouvrage ;
une telle appréciation, en effet, doit être basée sur une étude des associations en
général, des fluctuations industrielles et du commerce extérieur. Mais nous pouvons
en passant dire quelques mots de la partie de leur politique qui se rattache le plus
étroitement au niveau normal de la vie, à celui du travail et à celui des salaires 1.

Les variations et la mobilité toujours croissantes de l'industrie nous dérobent les


influences, à la fois en bien et en mal, que les salaires et la politique industrielle d'un
groupe quelconque d'ouvriers d'une génération exercent sur l'activité productrice et le
pouvoir de gain du même groupe à la génération suivante 2. Le revenu familial, au
moyen duquel les dépenses d'éducation et d'apprentissage des plus jeunes membres de
la famille doivent être défrayées, provient aujourd'hui rarement d'une unique
industrie. Il est moins fréquent qu'autrefois que les fils exercent la profession de leurs
pères ; les plus forts et les plus courageux de ceux à l'entretien desquels les salaires
d'une profession ont contribué cherchent souvent une meilleure fortune ailleurs,
tandis que les faibles et les paresseux sont exposés à descendre plus bas. Il est par
conséquent de plus en plus difficile d'en appeler à l'expérience pour résoudre la
question de savoir si les efforts qu'une trade union particulière a faits pour faire
hausser les salaires de ses membres ont porté de bons fruits en élevant le niveau de la
vie et du travail de la génération qui a été éduquée à l'aide de ces salaires élevés.
Mais, il est certains faits qui ressortent clairement.

évaluation exagérée de l'efficacité économique des heures de travail réduites, évaluation qui a
conduit à une réduction prématurée des heures de travail dans des industries qui se prêtaient mai à
cette réduction.
1 Une brève description provisoire des trade unions se trouve jointe au premier volume de mes
Elements of Economics qui, pour le reste, n'est qu'un résumé du présent ouvrage. Et l'exposé du
but et des méthodes qui leur sont propres, tel qu'il est donné dans le Rapport définitif de la
Commission du Travail (1893), a l'autorité unique qui lui vient de la coopération d'employeurs et
de directeurs de trade unions d'une capacité et d'une expérience exceptionnelles.
2 Cpr. ci-dessus liv. VI, chap. III, § 7 et chap. V, § 2.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 187

Les buts généraux des anciennes trade unions anglaises se rapportaient presque
aussi étroitement au niveau de la vie qu'au taux des salaires. Elles trouvèrent leur
première grande impulsion dans le fait que la loi, en partie directement et en partie
indirectement, favorisait les associations formées par les employeurs en vue de régler
les salaires dans leur prétendu propre intérêt ; et que cette loi interdisait sous des
pénalités sévères de semblables associations de la part des employés. Cette législation
déprima quelque peu les salaires ; mais elle déprima beaucoup plus la force et la
richesse de caractère de l'ouvrier. Son horizon était en général fi borné qu'il ne
pouvait pas complètement sortir de lui-même en prenant un intérêt vif et éclairé aux
affaires nationales ; de telle sorte qu'il pensait peu aux affaires du monde et ne s'en
inquiétait guère, en dehors de ce qui le touchait lui-même, sa famille et ses voisins. La
liberté de s'associer à d'autres dans sa propre profession aurait élargi son horizon, et
elle lui aurait fourni une plus vaste matière à ses pensées ; elle aurait élevé le niveau
de ses devoirs sociaux, alors même que ces devoirs auraient été mélangés d'une forte
dose d'égoïsme de classe. C'est ainsi que l'ancienne lutte, pour le principe qui voulait
que les ouvriers fussent libres de faire par l'association la contre-partie de tout ce que
les employeurs étaient libres de faire par l'association, constitua effectivement un
effort en vue d'obtenir des conditions de vie plus conformes au véritable respect de
soi-même et aux grands intérêts sociaux, aussi bien qu'une lutte en vue d'obtenir des
salaires plus élevés.
De ce côté, la victoire a été complète. Le trade-unionisme a permis aux artisans
qualifiés, et même à bien des catégories d'ouvriers non qualifiés, d'entrer en négo-
ciations avec leurs employeurs avec les mêmes qualités de gravité, de réserve, de
dignité et de prévoyance qui sont observées dans les relations diplomatiques entre
grandes nations. Il les a généralement conduits à reconnaître qu'une politique unique-
ment agressive est une folle politique, et que le principal usage à faire de la force
militaire, c'est de s'assurer une paix avantageuse.
Dans bien des industries britanniques, des Bureaux (Boards) pour le règlement
des salaires travaillent constamment, et avec calme, parce qu'on veut surtout éviter de
gaspiller ses forces à des bagatelles. Si un employé conteste l'équité d'une décision
prise par son employeur ou son contremaître, au sujet de son travail ou de la
rémunération de ce travail, l'employeur appelle, en première instance, le secrétaire de
la trade union comme arbitre ; son verdict est, en général, accepté par l'employeur ;
et, bien entendu, il doit être accepté par l'ouvrier. Si, sous cette contestation person-
nelle particulière, il existe une question de principe au sujet de laquelle le Bureau n'a
pu s'entendre, l'affaire peut être soumise à la discussion des secrétaires de
l'association des employeurs et de la trade union réunis en conseil ; s'ils ne peuvent
pas s'entendre, on en vient au Bureau (Board). Enfin, si l'enjeu est assez important, et
si aucun des deux partis ne veut céder, la question est réglée par une grève ou par un
lock-out et c'est là force qui décide. Mais, même alors, les avantages que l'on doit à la
pratique, par plusieurs générations déjà, de ces trade unions organisées, apparaissent
dans la manière dont la lutte est conduite. Elle diffère en général de la méthode suivie
dans les luttes qui éclataient, il y a un siècle, entre employeurs et employés et elle en
diffère autant qu'une guerre loyale entre peuples civilisés diffère de la féroce guerre
d'embuscade telle qu'elle existe parmi les peuples sauva-es. L'empire de soi-même et
la modération recouvrant des résolutions fermes distinguent les délégués anglais
parmi tous les autres dans les conférences internationales du travail.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 188

Mais la grandeur même des services que les trade unions ont rendus leur impose
des obligations correspondantes. Noblesse oblige : et elles sont tenues de regarder
avec défiance ceux qui exagèrent leur pouvoir de faire hausser les salaires au moyen
d'expédients particuliers, surtout lorsque de tels expédients contiennent un élément
anti-social. Il n'y a sans doute que peu de mouvements qui soient exempts de
reproches ; une certaine influence destructive se trahit dans presque tout bon et grand
effort. Mais le mal devrait être dépouillé de tout son vernis et soigneusement examiné
en vue d'en triompher.

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§ 8. - Le principal instrument au moyen duquel les grade unions ont obtenu le


pouvoir de négocier sur les bases uniformes avec leurs employeurs est un « tarif
commun » (Common Rule), quant au salaire type, qui doit être payé à l'heure pour un
travail d'une catégorie donnée ou encore à la pièce pour un travail d'une catégorie
donnée. La coutume et la fixation, plutôt ineffective, des salaires par les juges de
paix, en même temps qu'elles empêchèrent l'ouvrier de s'élever, le défendirent contre
une pression excessive. Mais, lorsque la concurrence devient libre, l'ouvrier isolé se
trouva dans une situation inférieure pour discuter avec les employeurs. Car, même à
l'époque d'Adam Smith, ceux-ci étaient en général entendus, d'une manière expresse
ou tacite, pour ne pas renchérir l'un sur l'autre dans le louage de travail. Et lorsque,
avec le temps, il fut possible à un simple établissement [d'employer plusieurs milliers
d'ouvriers, l'établissement devint par lui-même, pour la fixation des conditions du
travail, une force à la fois plus vaste et plus compacte qu'une petite trade union.

Il est vrai que les conventions et les ententes d'employeurs en vue de ne pas
renchérir les unes sur les autres n'étaient pas universelles et qu'elles étaient souvent
éludées ou violées. Il est vrai que lorsque le produit net dû au travail d'ouvriers
supplémentaires excédait grandement les salaires qui leur étaient payés, un employeur
audacieux se décidait à braver l'indignation de ses pairs en attirant à lui des ouvriers
par l'offre de salaires plus élevés ; et il est vrai aussi que, dans les régions où
l'industrie progressait, cette compétition était suffisante pour qu'il n'y eût aucun
groupe important d'ouvriers où ceux-ci dussent se contenter longtemps de salaires
notablement inférieurs à l'équivalent de leur produit net. Il est nécessaire de rappeler
ici le fait que ce produit net, duquel se rapprochent les salaires d'un ouvrier de pro-
ductivité normale, est le produit net de l'ouvrier de productivité normale. Quelques
partisans des mesures extrêmes pour rendre obligatoire le tarif commun (Common
Rule) ont prétendu, en effet, que la concurrence tend à rendre les salaires de l'ouvrier
productif égaux au produit net de l'ouvrier si improductif que l'employeur accepte
tout juste de l'occuper 1.
1 Des erreurs sur ce point sont fréquemment commises par des chefs de trade unions, qui
généralement invoquent comme constituant leur autorité le solide et excellent traité sur Industrial
Democracy de M. et Mrs. Web, où cette idée se trouve constamment suggérée. C'est ainsi qu'ils
disent (p. 710) : « Il est aujourd'hui théoriquement démontré, comme nous l'avons vu dans notre
chapitre sur « le Verdict des Économistes », que sous un régime de « parfaite concurrence » et de
complète mobilité entre une profession et une autre, le niveau commun des salaires tend à ne pas
dépasser « le produit net dû au travail du travailleur limite », c'est-à-dire du travailleur qui est sur
le point de n'être pas employé du tout. » Et (p. 787, note) ils considèrent ce travailleur limite
comme un invalide ou un pauvre au point de vue industriel, et ils disent : « Si les salaires de
chaque classe de travail sous un régime de parfaite concurrence tendent à ne pas dépasser le
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 189

Mais, en fait, la concurrence n'agit pas dans ce sens. Elle ne tend pas à rendre
égaux les salaires hebdomadaires dans des emplois similaires : elle tend à les adapter
à la productivité des ouvriers. Si A fait deux fois plus de travail que B, un employeur
qui hésite à décider, s'il vaut la peine de prendre des ouvriers supplémentaires, fera
une tout aussi bonne affaire en engageant A pour quatre shillings qu'en engageant B
et un autre ouvrier pour deux shillings chacun. Et les causes qui gouvernent les
salaires apparaissent aussi clairement dans le cas limite de A pour quatre shillings que
dans celui de B pour deux shillings 1.

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§ 9. - Dans un sens large, on peut dire que les trade unions ont profité aussi bien à
la nation qu'à elles-mêmes en se servant comme elles font du tarif commun en vue
d'une véritable régularisation du travail et des salaires ; surtout lorsque cet usage
s'associe à un effort loyal de faire progresser les ressources du pays aussi loin que
possible et de grossir ainsi le dividende national. Toute élévation de salaires ou toute
amélioration dans les conditions de la vie et du travail qu'elles peuvent obtenir au
moyen de ces méthodes raisonnables augmentent le bien-être social. Elles ne sont pas
propres à troubler ou à décourager l'esprit d'initiative ni à détourner ceux dont les
efforts contribuent le plus à la suprématie nationale ; elles ne sauraient non plus pous-
ser une grande masse de capitaux à l'étranger.

Il en est autrement de l'emploi du tarif commun, lorsqu'il a pour but une mauvaise
réglementation : par exemple lorsqu'il tend à forcer les employeurs à ranger des
ouvriers relativement improductifs dans la même catégorie au point de vue du salaire
que des ouvriers plus productifs ; ou lorsqu'il empêche un ouvrier de faire un travail
auquel il est apte, pour le motif qu'au point de vue technique, ce travail ne lui revient
pas. Ces emplois du tarif sont anti-sociaux. Il peut sans doute y avoir, pour agir ainsi,
de plus solides raisons qu'il ne paraît au premier abord ; mais leur importance est
exposée à être exagérée par le zèle professionnel des fonctionnaires de trade unions
pour rendre plus parfaite l'organisation dont ils ont la responsabilité. Les raisons sont

produit dû au travail additionnel du travailleur limite de cette classe, de celui qui est sur le point de
n'être pas employé du tout, il semble que le fait même d'exclure les pauvres, non pas
nécessairement du travail productif pour eux-mêmes, mais du marché compétitif de travail, aurait
pour résultat, en élevant la capacité du travailleur limite salarié, de faire hausser les salaires de la
classe tout entière des travailleurs. »
1 C'est en réalité trop peu dire que de dire que la concurrence tend à pousser l'employeur à payer des
salaires deux fois plus élevés à A qu'à B dans ces conditions. En effet, un ouvrier actif qui utilisera
le même espace d'usine, le même matériel et la même surveillance pour une production double de
celle d'un ouvrier inactif, mérite que le patron lui paie plus qu'un double salaire ; il peut, en réalité,
mériter qu'on lui paie un salaire triple (Cpr. ci-dessus, I. VI, chap. III, § 2). Bien entendu,
l'employeur peut hésiter à offrir à l'ouvrier très productif des salaires proportionnés à son véritable
produit net, car il se pourrait que des ouvriers improductifs, soutenue par leurs unions, évaluent
trop haut le taux de ses profits, et réclament une augmentation de salaires. Mais, dans ce cas, la
cause qui fait que l'employeur considère le produit net de l'ouvrier le moins productif, lorsqu'il se
demande ce qu'il vaut la peine d'offrir à l'ouvrier le plus productif, ce n'est pas la libre concur-
rence, mais plutôt cette résistance à la libre concurrence qui résulte de la fausse application de la
Common Rule. Certains systèmes modernes de « partage des bénéfices » (gain sharing) cherchent
à élever les salaires des ouvriers productifs à peu près proportionnellement à leur véritable produit
net, c'est-à-dire plus que proportionnellement au tarif aux pièces; mais les trade unions ne sont pas
toujours favorables à ces systèmes.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 190

donc de telle nature que la critique extérieure peut être profitable quoiqu'elle se fasse
de loin. Nous pouvons commencer par un cas extrême au sujet duquel il n'y a guère
aujourd'hui de divergence d'opinion.
À l'époque où les trade unions n'avaient pas encore acquis un plein sentiment de
leur dignité, les cas de mauvaise réglementation étaient communs. Des obstacles
furent élevés contre l'emploi des méthodes et des machines perfectionnées ; et des
tentatives furent faites pour fixer le niveau des salaires pour chaque tâche à l'équi-
valent du travail exigé pour accomplir cette tâche par des méthodes depuis longtemps
surannées. Par là on réussissait à maintenir les salaires dans la branche industrielle
particulière dont il s'agissait ; mais ce ne fut qu'au prix d'un si grand dommage pour la
production que, si cette politique avait généralement triomphé, ce procédé aurait
considérablement amoindri le dividende national et diminué d'une manière générale,
dans tout le pays, le nombre des emplois procurant de bons salaires. Le service que
les trade-unionistes ont rendu au pays en réprouvant cette conduite anti-sociale ne
doit jamais être oublié. Et, quoique l'abandon partiel de ces grands principes de la part
d'une union éclairée ait conduit au grand conflit de 1897 dans l'industrie mécanique,
l'erreur fut promptement purgée au moins de ses principaux défauts 1.

De même une mauvaise réglementation se retrouve dans une pratique, encore


suivie par bien des unions, pratique qui consiste à refuser de permettre à un homme
âgé, qui ne peut plus exécuter le travail normal d'une journée, d'accepter des salaires
un peu inférieurs aux salaires normaux. Cette pratique restreint quelque peu l'offre de
travail dans l'industrie, et elle semble profiter à ceux qui la rendent obligatoire. Mais
elle ne saurait restreindre d'une manière permanente le nombre des travailleurs; elle
entraîne souvent une lourde charge pour les fonds de secours de l'association et elle
est, en général, imprévoyante, même si l'on se place à un point de vue égoïste. Elle
diminue considérablement le dividende national ; elle condamne les hommes âgés à
choisir entre une oisiveté accablante et un effort démesuré pour continuer à faire un
travail au-dessus de leurs forces. C'est une pratique dure et anti-sociale.

Pour passer à un cas plus douteux : une certaine délimitation des fonctions de
chaque groupe industriel est essentielle pour le fonctionnement du tarif commun ; et,
il est certainement de l'intérêt du progrès industriel que chaque artisan urbain cherche
à s'élever très haut dans une branche particulière de travail. Mais un bon principe peut
être poussé jusqu'à l'abus, lorsqu'on ne permet pas à un homme de faire une certaine
partie de l'ouvrage pour lequel il est engagé, et quoiqu'elle soit très facile pour lui,
sous le seul prétexte que cet homme appartient techniquement à une autre section. De
semblables prohibitions sont relativement peu préjudiciables dans des établissements
qui fabriquent de grandes quantités de marchandises identiques. Dans ces établisse-
ments, en effet, il est possible d'organiser le travail de façon qu'on puisse assez
uniformément employer un nombre intégral d'ouvriers de chacune des nombreuses

1 Une histoire commode de l'opposition au machinisme se trouve dans Industrial Democracy, 20


partie, chap. VIII. Il s'y joint le conseil, non pas de résister en général à l'introduction des
machines, mais de ne pu accepter des salaires moins élevés pour travaille d'après les anciennes
méthodes en vue de lutter contre leur concurrence. Cet avis est bon pour les jeunes gens. Mais il
ne peut pas toujours être suivi par les hommes qui sont à la fleur de l'âge ; et si les aptitudes
administratives des États augmentaient plus rapidement que les nouvelles tâches qu'ils enlèvent
aux entreprises privées, ces États feraient œuvre excellente en cherchant à supprimer ces discordes
sociales qui prennent naissance lorsque les aptitudes des personnes d'âge moyen et des personnes
âgées perdent presque toute valeur à la suite de perfectionnements dans les méthodes de
production.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 191

différentes catégories ; un nombre intégral, c'est-à-dire un nombre qui ne comprenne


pas une certaine marge variable d'ouvriers qui gagnent une partie de leur vie ailleurs.
Mais de semblables prohibitions pèsent lourdement sur les petits employeurs, et
surtout sur ceux qui sont sur les plus bas échelons d'une échelle qui, en l'espace de
deux générations, sinon en l'espace d'une, peut conduire à de grandes entreprises qui
assurent au pays la suprématie. Même, dans de grands établissements, ces prohibi-
tions augmentent, pour un homme qui dans le moment trouve difficilement de
l'emploi, le risque d'être obligé de chercher de l'emploi ailleurs ; elles grossissent ainsi
pendant ce temps les rangs des sans-travail. Donc, la délimitation des catégories,
quoiqu'elle constitue un bien social lorsqu'elle est employée avec discernement,
devient un mal lorsqu'elle est poussée à l'extrême dans la seule vue des avantages
tactiques inférieurs qu'elle peut offrir 1.

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§ 10. - Nous pouvons maintenant passer à une matière encore plus subtile et plus
difficile. Il est un cas où le tarif commun semble avoir une action funeste, non parce
qu'il est appliqué avec dureté, mais parce que le travail auquel il s'applique exigerait
qu'il fût techniquement plus parfait qu'il n'est, ou peut-être qu'il ne peut être. Le point
central de cette matière, c'est que les taux des salaires sont exprimés en monnaie; et
puisque la valeur réelle de la monnaie change d'une décade à l'autre, et oseille
rapidement d'une année à l'autre, les taux rigides exprimés en monnaie ne sauraient
fonctionner avec exactitude. Il est difficile, sinon impossible, de leur donner une
élasticité convenable ; et c'est là un argument contre des applications extrêmes du
procédé du tarif commun qui doit forcément employer un outil aussi rigide et aussi
imparfait.

L'importance de cette considération est encore accrue par la tendance naturelle


qu'ont les trade unions à élever les salaires normaux en monnaie durant les périodes
d'inflation du crédit, qui font hausser les prix et baisser temporairement le pouvoir
d'achat de la monnaie. À ce moment, les employeurs accepteront peut-être de payer
des salaires élevés, évalués en pouvoir réel d'achat et des salaires encore plus élevés
évalués en monnaie, et cela même pour un travail qui sera un peu au-dessous du
niveau de la productivité pleinement normale. C'est ainsi que des hommes d'une
productivité de second ordre gagnent des salaires normaux en monnaie élevés et
réussissent à faire admettre leurs prétentions parce qu'ils sont membres de l'union.
Mais bientôt l'inflation du crédit cesse et elle est suivie par une dépression ; les prix
tombent, et le pouvoir d'achat de la monnaie s'élève : la valeur réelle du travail baisse
et sa valeur en monnaie baisse encore plus vite. Le niveau élevé des salaires en mon-
naie, niveau atteint durant l'inflation du crédit, se trouve maintenant trop élevé pour
permettre une bonne marge de profits même pour le travail d'hommes d'une pleine
productivité. Et ceux qui se trouvent au-dessous du niveau normal de productivité ne
méritent pas les salaires normaux. Cette mauvaise réglementation n'est pas entière-
ment un mal pour les membres les plus actifs de la branche considérée : elle tend, en
effet, à accroître la demande pour leur travail, absolument comme le fait l'inoccupa-

1 On peut faire remarquer que la grande fédération des mécaniciens (Amalgamated Society of
Engineers), à laquelle nous venons précisément de nous référer, permet, entre des branches
similaires d'industrie, une action concertée qui adoucit la ligne trop tranchée de démarcation.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 192

tion obligatoire des hommes âgés. Mais elle ne fait cela qu'en entravant la production,
et, par suite, en diminuant. la demande de travail provenant des autres branches
d'industrie. Plus les trade unions en général persistant dans cette même politique, plus
profonde et plus durable est le préjudice causé au dividende national; et moins aussi
est considérable dans le pays le nombre total des emplois procurant de bons salaires.

À la longue, toutes les branches d'industrie prospéreraient mieux si chacune


d'elles s'appliquait plus énergiquement à établir divers niveaux de productivité pour le
travail, avec des taux correspondants de salaires,. et se décidait plus rapidement à
abaisser les taux élevés des, salaires en monnaie lorsque la période de hauts prix. pour
laquelle ils étaient faits, a passé. De telles adaptations sont hérissées de difficultés ;
mais le progrès dans ce sens pourrait être hâté si l'on se rendait compte plus nette-
ment. et plus généralement que les salaires élevés, gagnés par des moyens qui entra-
vent la production dans une branche industrielle quelconque, augmentent néces-
sairement le chômage dans d'autres branches. Il est exact, en effet, que le seul remède
efficace au chômage se trouve dans une adaptation continuelle des moyens aux fins,
de telle sorte que le crédit puisse être basé sur le solide fondement de prévisions
suffisamment exactes ; et que les inflations désordonnées du crédit - principale cause
de tout malaise économique - puissent être contenus dans d'étroites limites.

Cette matière ne saurait être discutée ici; mais nous pouvons en dire quelques
mots pour compléter ces explications. Mill a fait observer avec raison que : « Ce qui
constitue les moyens, de payer les marchandises, ce sont uniquement des marchan-
dises. Les moyens qu’a chaque personne de payer les marchandises produites par les
autres consistent dans les marchandises qu'elle possède elle-même. Tous les vendeurs
sont inévitablement, et au sens même du mot, des acheteurs. Si nous pouvions
doubler tout d'un coup les pouvoirs productifs du pays, nous doublerions en même
temps l'offre de marchandises sur chaque marché; mais nous doublerions du même
coup le pouvoir d'achat. Chacun présenterait une demande double aussi bien qu'une
offre double ; chacun serait capable d'acheter deux fois plus parce que chacun aurait
deux fois plus à offrir en échange. Mais quoique des gens aient le pouvoir d'acheter,
ils peuvent ne pas vouloir en user. Car lorsque la confiance a été ébranlée par des
faillites, A est impossible de trouver du capital pour fonder de nouvelles sociétés ou
pour étendre les anciennes. Des projets relatifs à de nouvelles voies ferrées ne sont
pas accueillis avec faveur, des navires restent inoccupés, et il n'y a pas d'ordres pour
des navires nouveaux. C'est à peine s'il existe une demande pour les travaux de
terrassement et il n'existe qu'une faible demande pour l'industrie du bâtiment et pour
celle de la fabrication des machines. En un mot, il n'y a que peu d'occupation dans les
industries. qui produisent des capitaux fixes. Ceux dont l'aptitude et le capital sont
spécialisés dans ces industries gagnent peu, et, par suite, achètent peu de produits des
autres industries. Les autres industries, ne trouvant qu'un marché peu étendu pour
leurs marchandises, produisent moins ; elles gagnent moins, et, par conséquent, elles
achètent moins ; la diminution de la demande relative à leurs marchandises fait
qu'elles-mêmes demandent moins aux autres industries. C'est ainsi que s'étend la
désorganisation commerciale ; la désorganisation d'une branche jette le trouble dans
les autres, et celles-ci réagissent sur la première et augmentent sa désorganisation. La
principale cause du mal, c'est le manque de confiance. La plus grande partie de ce mal
pourrait être supprimée presque instantanément si la confiance pouvait reparaître,
toucher toutes les industries de sa baguette magique et leur faire continuer leur
production et leur demande pour les marchandises des autres. Si toutes les industries
qui fabriquent des marchandises pour la consommation directe S'entendaient pour
travailler et pour acheter les marchandises les unes des autres comme en temps
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 193

ordinaire, elles se fourniraient mutuellement les moyens de gagner un chiffre modéré


de profits et de salaires. Les industries qui produisent des capitaux fixes peuvent avoir
à attendre un peu plus longtemps, mais elles trouveraient aussi à s'occuper lorsque la
confiance serait assez revenue pour que ceux qui ont du capital à placer se soient
décidés sur la manière de le placer. Une fois née, la confiance se développe d'elle-
même ; le crédit accroît les moyens d'achat, et ainsi les prix remontent. Ceux qui sont
déjà dans l'industrie réalisent de bons bénéfices, de nouvelles sociétés sont fondées,
d'anciennes entreprises sont étendues ; et bientôt il y a une bonne demande même
pour le travail de ceux qui produisent des capitaux fixes. Bien entendu, il n'existe pas
de convention formelle entre les différentes industries pour commencer de nouveau à
donner leur pleine production, et pour créer ainsi réciproquement un marché pour
leurs marchandises respectives. Mais la renaissance de l'industrie se fait au moyen du
développement graduel et souvent simultané de la confiance parmi un grand nombre
d'industries différentes; cette renaissance commence aussitôt que les industriels
pensent que les prix ne continueront pas à baisser; et les prix se relèvent avec cette
renaissance de l'industrie 1.

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§ 11. - Par son sens général, cette étude sur la Distribution nous indique donc que
des forces économiques et sociales déjà à l'œuvre sont en train de modifier pour le
mieux la distribution de la richesse ; que ce sont des forces persistantes et croissantes
et que leur influence est en majeure partie cumulative ; que l'organisme socio-
économique est plus délicat et plus complexe qu'il ne semble à première vue; et que
de grands changements inconsidérés pourraient amener un grave désastre. Cette étude
nous indique, en particulier, que le fait par l'État de prendre et de s'approprier tous les
moyens de production, même si cette appropriation se faisait graduellement et
lentement, comme le proposent les plus sensés parmi les « collectivistes », pourrait
porter aux sources mêmes de la prospérité sociale une atteinte plus grave qu'il ne
paraît à première vue.

Partant du fait que le développement du dividende national dépend du progrès


continu des inventions et de l'accumulation des instruments de production coûteux,
nous sommes amenés à nous dire que, jusqu'à notre époque, presque toutes les innom-
brables inventions qui nous ont donné l'empire sur la nature ont été l'œuvre de
travailleurs indépendants ; et que les fonctionnaires sur toute la surface du globe n'y

1 La citation de Mill et les deux alinéas qui la suivent sont extraits de The Economics of Industry,
liv. III, chap. I, § 4, ouvrage publié par ma femme et par moi en 1879. Ils indiquent l'attitude que
la plupart de ceux qui suivent les traditions des économistes classiques conservent au sujet des
rapports existant entre la consommation et la production. Il est vrai qu'aux époques de dépression,
la désorganisation de la consommation est une cause qui contribue à prolonger la désorganisation
du crédit et de la production. Mais on ne saurait y porter remède par une étude de la consomma-
tion, comme l'ont prétendu trop facilement certains auteurs. Sans doute, il y a grand avantage à
étudier l'influence que les changements arbitraires survenus dans la mode exercent sur les
ouvriers. Mais l'étude qui est surtout nécessaire, est celle de l'organisation de la production et du
crédit. Et, si les économistes n'ont pas encore réussi à rendre cette étude pleinement satisfaisante,
il faut chercher la cause de leur échec dans la profonde obscurité du problème et dans sa forme
toujours changeante ; cet échec n'est pas dû à ce qu'ils méconnaissent l'importance capitale de ce
problème. L'économie politique est, d'un bout à l'autre, une étude de l'adaptation mutuelle de la
consommation et de la production. Lorsque l'on discute l'une, l'autre est toujours présente à
l'esprit.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 194

ont contribué que pour relativement peu de chose. De plus, presque tous les instru-
ments coûteux de production, qui sont maintenant la propriété collective d'administra-
tions nationales ou locales, ont été achetés avec des ressources empruntées
principalement à l'épargne des hommes d'affaires et autres particuliers. Les gouverne-
ments oligarchiques ont parfois fait de grands efforts pour accumuler une richesse
collective; et on peut espérer que, plus tard, la prévoyance et la patience deviendront
des qualités communes à la grande masse des classes ouvrières. Mais, dans l'état de
choses actuel, il y aurait trop de risque à confier à une pure démocratie l'accumulation
des ressources qui sont nécessaires pour augmenter encore notre empire sur la nature.
Il existe donc prima facie un grand motif de craindre que la propriété collective
des moyens de production n'étouffe les énergies de l'humanité et n'arrête le progrès
économique, à moins qu'avant son avènement le peuple tout entier n'ait acquis une
aptitude de dévouement désintéressé au bien public, qui est aujourd'hui relativement
rare ; et, quoique nous ne puissions pas ici envisager cette question, cet avènement
détruirait probablement une grande partie de ce qu'il y a de beau et de délicieux dans
les rapports privés et domestiques de la vie. Telles sont les principales raisons qui
font que les personnes qui étudient avec soin l'économie politique n'attendent en
général que peu de bien et beaucoup de mal de tous les plans de réorganisation
soudaine et violente des conditions économiques, sociales et politiques de la vie.

En outre, nous sommes obligés de nous dire que la distribution du dividende


national, quoique mauvaise, n'est pourtant pas tout à lait aussi mauvaise qu'on le
suppose communément. En fait, il y a, en Angleterre et encore plus aux États-Unis, en
dépit des fortunes colossales que l'on y trouve, bien des ménages d'artisans qui
perdraient à une répartition égale du revenu national. C'est pourquoi la situation de la
grande masse de la population, bien qu'elle fût pour le moment considérablement
améliorée par la suppression de toutes les inégalités, ne serait pas élevée, même d'une
manière temporaire, jusqu'au niveau qui lui est assigné dans les prédictions socialistes
relatives à un âge d'or 1.

Mais cette attitude prudente n'implique nullement un acquiescement aux inéglités


actuelles de richesse. La science économique s'est, depuis bien des générations,
portée, avec une force croissante, vers la conviction qu'il n'y a aucune nécessité réelle,
et, par suite, aucune justification morale, pour que l'extrême pauvreté vive côte à côte
avec l'extrême richesse. Les inégalités de richesse, quoique moindres qu'on ne le dit
souvent, constituent un grave défaut dans notre organisation économique. Toute
diminution de ces inégalités, lorsqu'elle peut être obtenue par des moyens qui ne
brisent pas les ressorts de la libre initiative et de la force de caractère, et qui, par suite,
n'arrêtent pas matériellement le développement du dividende national, apparaissent
comme constituant un bénéfice social net. Quoique l'arithmétique nous avertisse qu'il
est impossible d'élever tous les revenus au-dessus du niveau déjà atteint par les
familles d'artisans particulièrement aisées, il est certainement désirable que les

1 Le revenu annuel des 43 millions d'habitants du Royaume-Uni paraît s'élever à 17 milliards de £,


ou même un peu plus. Or, bien des artisans d'élite gagnent environ 200 £ par an ; et il existe un
grand nombre de ménages d'artisans dans lesquels chacun des quatre ou cinq membres gagnent de
18 à 40 shillings par semaine. La dépense de ces ménages est aussi considérable, sinon plus,
qu'elle pourrait être si le revenu total était partagé également, de façon à donner annuellement
environ 40 £ par tête. Ce fait est signalé dans un article sur The social possibilities of economic
chivalry dans Economic Journal, mars 1907, article où l'on trouvera le développement de plusieurs
idées émises dans ce chapitre.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 195

familles qui se trouvent au-dessous de ce niveau voient leurs revenus s'élever alors
même que l'on abaisserait un peu ceux des familles qui se trouvent au-dessus.

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§ 12. - Il est nécessaire d'agir promptement en ce qui concerne ce « Résidu »


considérable, quoiqu'on puisse espérer de le voir diminuer peu à peu, de personnes
qui, physiquement, mentalement ou moralement, sont incapables de faire une journée
moyenne de travail pouvant leur procurer un bon salaire quotidien. Cette classe
renferme peut-être quelques personnes en dehors de celles qui sont absolument
« inemployables ». Mais c'est une classe qui a besoin d'être traitée d'une manière
particulière. Le système de liberté économique est probablement le meilleur, à la fois
au point de vue matériel et au point de vue moral, pour ceux qui sont à peu près sains
de corps et d'esprit. Mais le Résidu ne saurait en, tirer un bon parti. Et s'il est permis à
ceux qui composent ce résidu d'élever leurs enfants d'après leur propre modèle, la
liberté anglo-saxonne exercera alors par leur intermédiaire une influence néfaste sur
la génération future. Il vaudrait mieux pour eux, et il vaudrait beaucoup mieux pour la
nation, qu'ils fussent rangés sous une discipline paternelle à peu près du genre de celle
qui prévaut en Allemagne 1.
Le mal auquel il s'agit de remédier est si pressant qu'il faut désirer de toutes ses
forces que des mesures énergiques soient employées pour y porter remède. Et la
proposition d'après laquelle un minimum de salaire devrait être fixé par le pouvoir de
l'État, minimum au-dessous duquel nul homme ne pourrait travailler, comme aussi un
autre minimum au-dessous duquel aucune femme ne pourrait travailler, a, depuis
longtemps, attiré l'attention des économistes. Si cette idée pouvait être appliquée, ses
avantages seraient si grands, qu'elle devrait être acceptée avec empressement, en dépit
de la crainte que l'on pourrait éprouver de la voir conduire au relâchement de tout
effort et à certains autres abus, en dépit aussi de la crainte qu'elle ne soit utilisée
comme un moyen d'imposer un taux rigide et artificiel de salaires dans des cas où rien
d'exceptionnel n'en justifierait l'emploi. Mais, quoique de grandes améliorations de
détail aient été récemment introduites dans ce système, et notamment depuis ces deux
ou trois dernières années, ses difficultés principales ne semblent pas avoir été bien
examinées. Nous n'avons pas un seul exemple pour nous servir de guide, en dehors de
l'exemple de l'Australasie, où chaque habitant est copropriétaire de vastes terrains
agricoles, et qui a été peuplée, à une époque récente, d'hommes et de femmes en
1 Un premier pas pourrait être fait au moyen d'une administration plus large, plus éducative et plus
généreuse de l'assistance publique aux indigents. Il faudrait chercher à faire entre eux des distinc-
tions ; par là, les autorités locales et centrales obtiendraient les renseignements dont elles ont
besoin pour guider, et, au besoin, pour surveiller ceux qui sont faibles et, en particulier, ceux dont
la faiblesse constitue une source de grave danger pour la génération à venir. Les personnes âgées
pourraient être assistées en tenant grand compte de l'économie et de leurs inclinations person-
nelles. Mais le cas de ceux qui ont charge de jeunes enfants devrait appeler une plus grande
dépense des deniers publics, et une plus stricte subordination de la liberté personnelle à l'intérêt
public. Parmi les premiers pas à faire pour amener le Résidu à disparaître du pays, le plus urgent,
c'est d'exiger l'assistance régulière à l'école en obtenant que les enfants soient décemment vêtus,
propres de corps et suffisamment nourris. En cas d'inobservation, les parents devraient être avisés
et avertis. Comme dernière ressource, les foyers pourraient être surveillés et réglementés au
moyen d'une certaine limitation de la liberté des parents. La dépense serait grande ; mais il n'y a
pas de grande dépense dont le besoin soit plus urgent. Elle guérirait l'énorme cancer qui infecte
tout le corps de la nation ; et lorsque cette œuvre serait accomplie, les ressources qu'elle aurait
absorbées redeviendraient libres pour un devoir social plus agréable et moins pressant.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 196

pleine force et en pleine santé. Une semblable expérience ne présente guère d'utilité
pour une population dont la vitalité a été atteinte par la vieille Loi des Pauvres et par
les vieilles Lois sur le blé, et par les abus du travail en fabrique lorsqu'on n'en com-
prenait pas encore les dangers. Un système qui prétend être susceptible d'application
pratique devrait être basé sur des évaluations statistiques du nombre de ceux qui, sous
ce régime, seraient forcés d'implorer l'aide de l'État parce que leur travail ne
mériterait pas le salaire minimum; et il faudrait aussi se demander combien, parmi
ceux-là, auraient pu gagner leur vie tant bien que mal s'il leur avait été possible de
trouver un travail approprié à leurs dispositions naturelles et prendre soin d'appliquer,
dans bien des cas, le salaire minimum à la famille, au lieu de l'appliquer à l'individu 1.

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§ 13. - Revenant alors à ces ouvriers qui jouissent de forces physiques et morales
satisfaisantes, on peut admettre approximativement que ceux qui ne sont capables que
d'un travail plutôt non qualifié constituent à peu près un quart de la population. Et
ceux qui, quoique aptes aux plus basses catégories de travail qualifié, ne sont ni aptes
au travail hautement qualifié, ni capables d'agir avec prudence et promptitude dans
des situations délicates, constituent environ un autre quart. Si des évaluations analo-
gues avaient été faites, il y a un siècle, en Angleterre, les proportions auraient été très
différentes ; plus de la moitié auraient été reconnus impropres à tout travail qualifié,
en dehors de la routine ordinaire de l'agriculture ; et peut-être moins de la sixième
partie auraient été aptes au travail hautement qualifié ou au travail impliquant une
responsabilité. L'éducation du peuple, en effet, n'était pas alors reconnue comme un
devoir national et comme un service national. Si tel avait été le seul changement, la
demande pressante relative au travail non qualifié aurait forcé les employeurs à payer
pour ce travail à peu près le même salaire que pour le travail qualifié : les salaires
pour le travail qualifié auraient baissé un peu, et les salaires relatifs au travail non
qualifié se seraient élevés, jusqu'à ce que les deux se soient à peu près rencontrés.

Même dans la réalité, il s'est produit quelque chose d'analogue : les salaires du
travail non qualifié se sont élevés plus rapidement que ceux de n'importe quelle autre
catégorie, plus rapidement même que ceux du travail qualifié. Et ce mouvement vers
l'égalisation des salaires aurait été beaucoup plus rapide si, pendant ce temps, la tâche
des travailleurs purement non qualifiés n'avait pas été continuellement accaparée par
des machines automatiques et autres ; de telle sorte qu'aujourd'hui il y a moins de
travail entièrement non qualifié qu'autrefois. Il. est vrai que certains genres de tra-
vaux, qui par tradition appartiennent à des artisans qualifiés, exigent maintenant
moins d'habileté qu'autrefois. Mais, d'un autre côté, le travailleur soi-disant « non
qualifié » est aujourd'hui souvent obligé de manier des instruments trop délicats et
1 Cette dernière considération paraît, en grande partie, avoir été négligée sous l'influence d'une
analyse défectueuse de la nature du travail « parasite » et de son influence sur les salaires. La
famille est en somme un tout unique au point de vue des migrations géographiques ; et, par
conséquent, les salaires des hommes sont relativement hauts, et ceux des femmes et des enfants
relativement bas, là où prédominent les industries du fer ou autres industries pénibles, tandis que,
dans certaines autres régions, le père gagne moins de la moitié du revenu familial et les salaires
des hommes sont relativement bas. Cette adaptation naturelle est bienfaisante au point de vue
social ; et des lois nationales très rigides, en ce qui concerne le minimum des salaires pour les
hommes et pour les femmes, doivent être sévèrement blâmées lorsqu'elles ignorent cette
adaptation ou qu'elles la combattent.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 197

trop coûteux pour qu'on eût pu, il y a un siècle, les confier en toute Sécurité aux
mains du travailleur ordinaire anglais, ou, même de nos jours, dans certains pays
arriérés.

C'est ainsi que le progrès mécanique est la principale cause des différences qui
existent encore entre les salaires des différentes sortes de travail ; et, à première vue,
cela peut sembler une grave accusation 6 mais il n'en est rien. Si le progrès mécanique
avait été beaucoup plus lent, les salaires réels du travail non qualifié auraient été plus
bas qu'ils ne sont actuellement, et non plus élevés. En effet, l'accroissement du
dividende aurait été tellement retardé que, même les ouvriers qualifiés auraient dû, en
général, se contenter, pour une heure de travail, d'un pouvoir réel d'achat inférieur aux
6 pence de l'ouvrier maçon de Londres ; et les salaires des travailleurs non qualifiés
auraient, bien entendu, été encore moins élevés.

Nous devons donc nous efforcer de conserver, dans tout son essor, le progrès
mécanique, et cela malgré qu'il restreigne la demande relative au travail non qualifié.
Mais nous devons nous efforcer également de diminuer assez vite l'offre du travail
qui n'est apte qu'à l'ouvrage non qualifié pour que le revenu moyen du pays puisse
s'élever plus vite encore que dans le passé, et que la portion de ce ri-venu obtenue par
chaque travailleur non qualifié puisse s'élever encore plus vite. À cette fin, il est
nécessaire de suivre la tendance inaugurée dans ces dernières années, mais beaucoup
plus énergiquement. L'éducation doit être plus complète. Le maître d'école doit
apprendre que son principal devoir ne consiste pas à communiquer la science, car il
suffira de quelques shillings pour acheter plus de science imprimée que le cerveau
d'un homme ne peut en contenir. Son devoir consiste à façonner le caractère, les
facultés et les activités ; de telle sorte que même les enfants de parents qui sont
incapables de réflexion puissent avoir l'heureuse fortune d'être élevés pour devenir
eux-mêmes des parents réfléchis pour la prochaine génération. Pour arriver à ce but,
les ressources publiques doivent être dépensées sans parcimonie. Et elles doivent
aussi servir sans parcimonie à assurer le grand air et l'espace pour les jeux salutaires
des enfants dans tous les quartiers des classes ouvrières 1.

C'est ainsi que l'État paraît être tenu de contribuer avec générosité, et même avec
prodigalité, à cette part de bien-être que la classe ouvrière pauvre ne saurait se procu-
rer facilement ; et il est tenu, en même temps, d'exiger que l'intérieur des maisons soit
tenu proprement et soit digne de ceux qui seront appelés plus tard à agir en citoyens
vigoureux et responsables. La quantité normale obligatoire d'un certain nombre de
mètres cubes d'air par tête demande à être augmentée avec persévérance mais sans
violence ; et cette mesure associée à cette autre qu'aucune rangée de hautes construc-
tions ne soit bâtie sans avoir devant et derrière un espace libre convenable, est
appelée à accélérer l'émigration, déjà en progrès, des classes ouvrières des points
centraux des grandes villes vers des points où elles pourront trouver un plus grand
espace libre. En attendant, les secours publics et la surveillance en matière médicale
et sanitaire agiront dans une autre direction pour alléger le fardeau qui a pesé jusqu'ici
sur les enfants des classes pauvres.

Les enfants d'ouvriers non qualifiés doivent être rendus aptes à gagner les salaires
des travailleurs qualifiés; et les enfants d'ouvriers qualifiés doivent être rendus, par

1 Nous soutenons plus loin (appendice B, §§ 8 et 9) que la santé des classes ouvrières et en
particulier de leurs enfants peut justement prétendre bénéficier des impôts qui frappent cette valeur
spéciale que les terrains urbains tirent de la concentration de la population.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 198

des procédés analogues, aptes à faire du travail encore plus relevé. Ils n'ont pas
beaucoup à gagner - il est même probable qu'ils ont plutôt à perdre - à s'introduire
dans les rangs inférieurs de la classe moyenne car, comme nous l'avons déjà fait
remarquer, le simple travail d'écriture et de tenue des livres appartient en réalité à une
catégorie moins élevée que le travail manuel qualifié ; et s'il s'est placé autrefois au-
dessus du travail manuel, c'est uniquement parce que l'instruction populaire avait été
négligée.

Les rangs inférieurs des classes moyennes sont aussi encombrés que le sont les
catégories inférieures du travail manuel, qualifié ou non qualifié. Mais il y a
abondance de place dans les rangs supérieurs des artisans, de même qu'il y a
abondance de place pour de nouveaux venus dans les rangs supérieurs de la classe
moyenne. C'est à l'activité et aux ressources des esprits dirigeants de cette classe que
sont dus la plupart des découvertes et des perfectionnements, qui permettent au
travailleur d'aujourd'hui un confort et un luxe qui étaient rares ou inconnus même
parmi les gens les plus riches il y a seulement quelques générations, découvertes et
perfectionnements encore sans lesquels l’Angleterre se verrait dans l'impossibilité
d'assurer à sa population actuelle une quantité suffisante même de vivres tout à fait
communs. Il y a souvent des inconvénients sociaux, en même temps que des
avantages à ce que les enfants d'une catégorie quelconque se portent en foule vers la
catégorie qui est au-dessus. Mais il y a un avantage presque sans mélange, c'est à ce
que les enfants de la classe la plus basse tendent à s'élever. Et il y a un avantage
immense et tout à fait sans mélange lorsque les enfants d'une classe quelconque
entrent en foule dans le cercle enchanté et relativement étroit de ceux qui créent des
idées nouvelles et qui réalisent ces idées nouvelles en œuvres solides. Leurs bénéfices
sont parfois considérables ; mais, tout compte fait, ils ont probablement fait gagner à
l'humanité cent fois plus, et même davantage, qu'ils n'ont gagné eux-mêmes.

Il est vrai que beaucoup des fortunes les plus considérables sont l'œuvre de la
spéculation plutôt que celle du travail véritablement créateur; et qu'une grande partie
de cette spéculation s'allie à des pratiques anti-sociales, et même avec un truquage
illicite des sources où les placeurs ordinaires de fonds puisent les renseignements qui
leur servent de guides. Il n'est pas facile de trouver un remède à cela, et ce remède lui-
même ne peut jamais être parfait.

Des tentatives irréfléchies en vue de réglementer la spéculation au moyen de


simples mesures législatives se sont généralement montrées ou futiles ou nuisibles ;
mais c'est là une de ces matières au sujet desquelles on peut espérer que la force
rapidement croissante des études économiques rendra un grand service au monde
dans le cours de ce siècle.

Le mal peut être atténué à bien d'autres points de vue au moyen d'une plus grande
compréhension de la possibilité sociale qu'il y aurait de créer une sorte de chevalerie
économique. Le dévouement des riches au bien-être public peut faire beaucoup, à
mesure que les lumières s'étendent, pour arriver, grâce à la perception des impôts, à
employer les ressources des riches au grand profit des pauvres et pour extirper les
pires maux de la pauvreté.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 199

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§ 14. - Les inégalités de richesse, et surtout les salaires très peu élevés des classes
les plus pauvres, viennent d'être examinées par rapport à l'effet qu'elles ont d'affaiblir
les activités et de diminuer la satisfaction des besoins. Mais ici, comme partout,
l'économiste se trouve en présence du fait que l'aptitude à utiliser judicieusement le
revenu et les facultés dont dispose une famille, constitue en soi une richesse de tout
premier ordre, et d'une espèce qui est rare dans toutes les classes. Il est possible que
100.000.000 de £ soient dépensées annuellement par les classes ouvrières, et
400.000.000 de £ par le reste de la population de l'Angleterre, à des choses qui ne
contribuent en rien à rendre I'existence plus noble et véritablement plus heureuse. Et
quoiqu'il soit vrai qu'une réduction des heures de travail doive avoir pour effet dans
bien des cas, d'amoindrir le dividende national et de diminuer les salaires, néanmoins,
il serait bon probablement que la plus grande partie de la population travaillât un peu
moins, si la perte de revenu matériel qui en résulterait pouvait être compensée
exclusivement par l'abandon de la part de toutes les classes des sortes de dépenses les
plus fâcheuses, et si elles pouvaient apprendre à bien employer leurs loisirs.

Mais malheureusement la nature humaine s'améliore lentement, et nulle part son


amélioration n'est plus lente qu'en ce qui concerne la dure tâche d'apprendre à bien
employer ses loisirs. A cette époque, chez toutes les nations, et pour toutes les classes
de la société, ceux qui ont su bien travailler ont été plus nombreux que ceux qui ont
su bien employer leurs moments de loisir. Mais, d'un autre côté, ce n'est que par la
liberté d'employer leurs loisirs comme ils l'entendent -lue les gens peuvent apprendre
à les bien employer. Et aucune catégorie d'ouvriers manuels, si elle est privée de
loisirs, ne peut avoir beaucoup de dignité et donner de bons citoyens. Un certain
temps exempt de la fatigue du travail, qui harasse sans instruire, est une condition
nécessaire à un niveau élevé de la vie.

Dans ce cas, comme dans tous les cas analogues, ce sont les activités et les
facultés des jeunes qui ont la plus haute importance à la fois pour le moraliste et pour
l'économiste. Le devoir le plus impératif de cette génération, c'est de procurer aux
jeunes gens des facilités leur permettant à la fois de développer les côtés supérieurs de
leur nature et de faire d'eux des producteurs actifs. Et une condition essentielle pour
obtenir ce résultat, c'est un affranchissement prolongé du travail mécanique, en même
temps que des commodités nombreuses pour s'instruire et pour s'adonner à tous les
jeux qui fortifient et développent le caractère.

Même si nous ne tenons compte que du préjudice causé à la génération qui vient
par l'existence passée dans des foyers où le père et la mère mènent une vie sans joie, il
serait de l'intérêt de la société de venir aussi un peu en aide à ces pères et à ces mères.
Des ouvriers capables et de bons citoyens ne sauraient vraisemblablement provenir de
familles dont la mère est absente durant une grande partie du jour, ni do familles où le
père rentre rarement avant que les enfants soient endormis. C'est pourquoi les
individus dont il est ici question, comme aussi la société en général, ont directement
intérêt à une réduction des heures démesurément longues de travail en dehors de la
famille, alors même qu'il s'agirait de surveillants de mines dont la tâche n'est pas en
elle-même plus pénible.
Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 200

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§ 15. - En étudiant la difficulté que présente l'adaptation de l'offre à la demande


pour les diverses sortes d'aptitude industrielle, nous avons appelé l'attention sur le fait
que l'adaptation ne pouvait pas être à peu près exacte parce que les méthodes
industrielles changent rapidement, et que l'habileté d'un ouvrier doit nécessairement
être employée pendant quelque quarante, ou même cinquante ans, après qu'il s'est mis
à acquérir cette habileté 1. Les difficultés que nous venons d'étudier roulent en grande
partie sur la longue persistance des habitudes et des manières héréditaires de penser et
de sentir. Si l'organisation de nos sociétés anonymes, de nos chemins de fer, de nos
canaux est mauvaise, nous pouvons l'améliorer dans le cours d'une décade ou deux.
Mais les éléments de la nature humaine qui se sont développés durant des siècles de
guerre, et de violence, et aussi de jouissances grossières et sordides, ne sauraient être
beaucoup modifiés dans le cours d'une seule génération.

Maintenant, comme toujours, de nobles et ardents faiseurs de projets en vue de la


réorganisation de la société ont tracé de magnifiques tableaux de l'existence telle
qu'elle pourrait être sous le régime des institutions que leur imagination crée sans
effort. Mais c'est là une folle imagination en tant qu'elle part de l'hypothèse que la
nature humaine, sous ces nouvelles institutions, subirait en peu de temps des
changements que, même dans des conditions favorables, on ne saurait espérer au bout
de tout un siècle. S'il était possible de transformer ainsi idéalement la nature humaine,
la chevalerie économique dominerait partout, même sous les conditions existantes de
propriété privée. Et la propriété privée, dont la nécessité ne dépasse pas sans doute les
qualités de la nature humaine, cesserait d'être nuisible au moment où elle cesserait
d'être nécessaire.

Il faut donc bien se garder de la tentation d'exagérer les maux économiques de


notre époque, et de nier l'existence de maux analogues et pires aux époques anté-
rieures ; alors même qu'une certaine exagération pourrait, pendant un certain temps,
inciter les autres, et nous-mêmes, à conclure plus énergiquement que les maux actuels
doivent cesser d'exister. Mais il n'est pas moins faux, et en général il est beaucoup
plus insensé, de biaiser avec la vérité pour une bonne cause que pour une cause
égoïste. Et les tableaux pessimistes de notre époque, joints aux exagérations roma-
nesques du bonheur des siècles passés, tendent nécessairement à éliminer les
méthodes de progrès dont l'œuvre, quoique lente, est néanmoins solide, et, aussi, à
faire adopter hâtivement d'autres méthodes qui promettent davantage, mais qui
ressemblent à ces remèdes énergiques des charlatans, remèdes qui tout en amenant
rapidement un peu d'amélioration, sèment les germes d'une maladie durable et
générale. Cette impatience peu sincère est cependant un mal moins grand que cette
torpeur morale qui peut supporter que nous, avec notre science et nos ressources
modernes, nous acceptions de voir d'un œil satisfait la destruction continuelle dans
des multitudes d'existences humaines de tout ce qui fait la bonté de la vie, et de nous
consoler par la pensée que, quoi que l'on puisse dire, les maux de notre époque sont
moindres que ceux des époques passées.

1 Cpr. Liv. VI, chap. V, §§ 1 et 2.


Alfred Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. franc., 1906 : livre VI 201

Et, maintenant, il est temps de clore cette partie de notre étude. Nous ne sommes
arrivés qu'à un très petit nombre de conclusions pratiques. C'est que, en général, il est
nécessaire de considérer l'ensemble des aspects économiques, pour ne pas parler des
aspects moraux et autres, d'un problème pratique, avant d'essayer de le traiter. Et,
dans la vie réelle, chaque question économique dépend, plus ou moins directement,
de certaines actions et réactions complexes du crédit, du commerce extérieur, et des
formes modernes d'entente et de monopole. Mais la région que nous avons traversée
dans le livre V et le livre VI, constitue, à certains égards, la plus inaccessible des
provinces de l'économie politique ; et cette région domine et rend accessible celle qui
s'étend maintenant devant nous.

Fin du livre VI.

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